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La flèche du temps
Multiplicité des groupes concernés et des définitions
Stylisation et diagrammatisation
L’invention de Töpffer
Conclusion
L’approche 360
La frontière numérique
En guise de conclusion
Éric MAIGRET
1. Éric Maigret, Éric Macé (dir), Penser les médiacultures.Nouvelles pratiques et nouvelles
approches de la représentation du monde, Armand Colin-INA, 2005.
2. Le mythe de l’« hybridité », caractéristique de la bande dessinée vite assimilée à une
« bâtardise », traduit la présence d’une norme cachée, une supposée pureté des arts et médias par
rapport à laquelle la déviation devrait se juger, à la façon dont le « noir » n’est noir que par rapport
à un « blanc » normal. La politique de doute, de rejet, de détestation, qui minorise, infantilise,
exige les papiers d’identité de l’éternel étranger, est en déclin dans une société multiculturelle,
donc médiaculturelle, mais elle demeure tapie, dans la lumière : elle se conçoit encore comme un
principe, certes contrarié.
3. Nicolas Rouvière, Astérix ou les lumières de la civilisation, PUF, 2006.
4. François de Singly, Les adonaissants, Armand Colin, 2006.
5. . A Philosophy of Mass Art, New York, Oxford University Press, 1998.
Une liste non-exhaustive de ressources scientifiques en ligne sur la
bande dessinée (établie par Éric Maigret et Matteo Stefanelli)
http://liverpool.metapress.com/content/121625/
http://www.tandf.co.uk/journals/rcom
http://www.intellectbooks.co.uk/journals/view-Journal,id=168/
http://www.graphic-narratives.org/
http://www.mechademia.org
http://www.ijoca.com/
Revues en ligne
http://www.comicsgrid.com/
http://etc.dal.ca/belphegor/
http://www.imageandnarrative.be/
http://www.english.ufl.edu/imagetext/
http://neuviemeart.citebd.org/
http://comicalites.revues.org/
Bibliographies
http://www.comicsresearch.org/
http://homepages.rpi.edu/~bulloj/comxbib.html
Partie 1
Politiques et histoire
Un siècle de recherches sur la bande dessinée
Matteo Stefanelli
Texte traduit par Céline Morin
Après avoir retracé les processus qui ont fait naître les études sur la
bande dessinée, et avant de décrire les résultats de ces recherches,
quelques considérations épistémologiques s’imposent quant au
développement des disciplines impliquées et aux paradigmes théoriques
qui ont nourri ce champ.
La dimension communicationnelle
Souvent appliquée à la presse écrite, cette approche est plus rare dans
le domaine de la bande dessinée. Elle porte sur les règles, les valeurs et
les processus de régulation impliqués, explicitement ou implicitement,
dans le « travail » effectué. Le seul exemple d’ampleur est l’étude de
Sharon Kinsella (2000) sur les routines productives de la « culture
éditoriale » développée dans le cadre des mangas. On peut rattacher à ce
courant l’histoire culturelle de Gabilliet (2005) sur la dynamique entre les
éditeurs et la modélisation des professionnalités « générationnelles »
impliquées dans la BD américaine, et l’analyse de Laura Vazquez (2010)
sur le contexte de production argentin.
La dimension structurelle
La dimension culturelle
La tradition culturologique
Éric Maigret
Maintenant que la reconnaissance de la complexité du médium est
suffisante, que les banalités sur la facilité de lecture des petits dessins ou
sur l’immédiateté expressive de l’image à laquelle se réduiraient les cases
sont peu à peu écartées, avouons que nous sommes nombreux à ne pas
lire de bandes dessinées pour le seul plaisir du récit. Du moins d’un récit
qui serait produit par l’ordonnancement régulier des vignettes et
planches, par le biais d’un « langage » spécifique qui aurait sa grammaire
et son vocabulaire. Il est possible en effet de s’attacher à des aspects
poétiques et rhétoriques. Il est fréquent de se perdre dans le monde de
l’image, de s’abîmer dans les réseaux de relations graphiques, de
s’attacher aussi à des personnages comme à des entités animiques – bref
de faire sens autrement que par la supposée syntaxe des séquences. Plus
largement, rappelons que ce qui nous est donné à voir et à lire n’est pas
ce que nous voyons et ce que nous lisons, que les récits ne sont que ce
que nous en faisons, au-delà de certains codages du médium, certes à
étudier. Cette dernière remarque, si banale dans la recherche sur le livre,
la télévision ou la radio, est encore trop peu intégrée dans la recherche
sur la BD qui fait du sens une fonction immanente au « texte ». C’est
donc une invitation à prendre congé d’une vision structurale linguistique
qui est proposée ici, au profit d’une vision – enfin – culturelle, c’est-à-
dire hybridée sur le plan communicationnel et pleinement socio-
historique.
Le « langage » de la BD : la domination du modèle linguistique
La flèche du temps
Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’existe aucune raison recevable
de s’intéresser de manière formelle ou abstraite à la dimension
séquentielle du « médium bande dessinée » qui fascine tellement le
chercheur contemporain. Nous verrons d’ailleurs dans la deuxième partie
de cet essai qu’une corrélation strictement historique est loin d’être
impensable entre la première définition formelle de l’art séquentiel
formulée par G.E. Lessing (qui revendiquait ce statut pour la poésie) et la
création – par Rodolphe Töpffer – d’une forme d’histoires en image
(schématique et parodique) qui, en quelque sorte, diagrammatisait le
modèle théorique de Lessing.
Mais la question que je veux poser ici est très différente. Il s’agit de
savoir si nous pouvons réellement espérer trouver quoi que ce soit
d’intéressant en retraçant « l’histoire » d’un médium, ainsi défini de
manière strictement axiomatique.
Typiquement, l’historien qui fonde ses recherches sur une telle
définition prendra acte des œuvres qui relèvent déjà de la bande dessinée
(comme art séquentiel), et exclura de la discussion toutes celles qui ne
ressemblent pas à ce modèle. En un mot, c’est la méthode utilisée par
Kunzle : la tâche revient à tracer le contour d’un domaine abstrait qui a
été défini avant que tout travail historique ait été produit. Or, le caractère
circulaire de l’heuristique semble curieusement avoir échappé à
beaucoup : si l’histoire profonde de la forme « bande dessinée » ne
concerne que ce qui correspond déjà à notre définition actuelle (hors de
toute dimension historique, donc) comment peut-on espérer retracer la
trajectoire qui mène à cette forme – et à cette définition ? En d’autres
termes, en quoi cette « histoire » d’une créationsans domaine historique
et jaillissant ex nihilo, peut-elle nous apprendre quoi que ce soit que
nous ne sachions déjà ?
Souvenons-nous que cette question est d’importance primordiale pour
qui s’intéresse réellement à l’histoire qui a conduit à la forme moderne :
notre travail est d’expliquer le présent à la lumière du passé, pas
l’inverse. Si notre recherche historique n’a aucune chance de modifier
notre perception et notre compréhension de l’état actuel de la forme (par
exemple en faisant apparaître des postulats implicites ou en répondant à
des questions difficiles), ce travail ne signifiera pas grand-chose.
Stylisation et diagrammatisation
Pendant des siècles, les illustrateurs (de tous genres) ont faitdu schéma
ou diagramme l’outil de pensée et de modélisation du monde par
excellence. Dans l’ancienne culture de l’image graphique, tous les
systèmes de représentation visuelle (illustrations techniques,
scientifiques, reproductions d’œuvres d’art, etc.) procédaient de manière
stylisée et schématique (Ivins, 1996). Le dessin diagrammatique permet
d’isoler et d’accentuer l’information visuelle, et invite à la superposition
des codes les plus variés : des schémas très différents peuvent être
combinés tout en continuant à « faire image » – propriété que les cartes
de géographie, les ouvrages de perspective, de mathématique,
d’emblèmes, etc. exploitent depuis longtemps.
Dans la vaste culture londonienne du XVIIe siècle, véritable Babel
graphique, saturée de dialectes visuels, un artiste, le peintre-graveur
William Hogarth5, fut le premier à tirer tout le potentiel satirique et
humoristique de ce procédé de confrontation polygraphique. En cela il se
rapprochait des inventeurs du novel (la forme moderne du roman, dans le
monde anglo-saxon), qui, à la même époque, soulignaient dans leurs
romans la diversité, l’hétérogénéité des langages de la société6. Chez eux
comme chez lui, il s’agissait de styliser ces dialectes et de les confronter
humoristiquement, afin de produire du sens.
L’invention de Töpffer
Conclusion
Pratiques et publics
Tour de marchés (France, Japon, États-Unis)
Xavier Guilbert
Source : ICv2.
L’approche 360
La frontière numérique
En octobre 2008, lors de la conférence de presse du Festival
International de la Bande Dessinée d’Angoulême, Franck Bondoux
annonçait une « première mondiale » : « la possibilité de se projeter dans
l’avenir en consultant exclusivement les albums de la Sélection Officielle
de façon dynamique et interactive, grâce aux performances d’une toute
nouvelle plate-forme logicielle ». Il n’en fallait pas plus pour que la
bande dessinée numérique arrive sur le devant de la scène et se retrouve
au centre de la plupart des débats au cours de l’année suivante.
Si l’on s’accorde à espérer pour l’édition un véritable renouveau par le
numérique, il faut reconnaître que le livre fait plutôt figure d’irréductible,
résistant encore et toujours là où la musique ou le cinéma ont déjà sauté
le pas. Mais alors que ces derniers ont pu s’appuyer sur les progrès
technologiques pour améliorer leurs lecteurs (plus petits, plus portables,
avec une plus grande contenance), le « lecteur de livre » est resté
inchangé. Car contrairement à la musique ou à la vidéo, le support écrit
se propose dans une relation directe, simple et accessible.
Aujourd’hui encore, les solutions technologiques qui sont proposées
peinent à procurer une expérience qui soutienne la comparaison avec le
plus simple des livres de poche – qu’il s’agisse de portabilité,
d’autonomie, de durabilité, et bien sûr de confort de lecture. C’est là que
réside l’un des freins principaux aujourd’hui : l’introduction d’un
intermédiaire dans la relation à la chose imprimée – un intermédiaire
dont les bénéfices ne sont pas toujours évidents. Et il faut bien
reconnaître qu’il n’y a pas que du sentimentalisme dans l’attachement au
support papier.
Cela est encore plus vrai pour la bande dessinée, qui, faut-il le
rappeler, n’est pas un livre comme les autres. La bande dessinée rajoute
une spécificité, une contrainte même : le « système spacio-topique »,
comme l’appellent les théoriciens. Une planche de bande dessinée
comporte une organisation structurée entre le texte et l’image, et les
images entre elles. Or, le texte s’adapte facilement aux différentes tailles
de pages ou d’écran, les images peuvent se réduire et rester relativement
lisibles. Mais la bande dessinée, elle, se montre beaucoup plus rigide, en
nécessitant à la fois une vue d’ensemble, pour les images, et une vue de
détail, pour le texte.
Cette difficulté à composer avec la bande dessinée n’est d’ailleurs pas
nouvelle. Au siècle dernier, les dessinateurs de comic strips américains se
prêtaient ainsi à des contorsions assez particulières, afin de pouvoir
s’adapter à tous les types d’espaces disponibles. On pense ainsi au Krazy
Kat de George Herriman, dont les strips quotidiens étaient construits sur
une structure rigide permettant trois agencements différents pour
s’adapter aux exigences d’un maximum de journaux. Afin de répondre au
même type de contraintes, la livraison dominicale du Peanuts de Charles
Schultz présentait une première bande (sur trois) optionnelle.
Aujourd’hui, les espaces à occuper sont des écrans – écrans
d’ordinateurs, écrans de livres électroniques, ou écrans de téléphones
portables. L’approche la plus immédiate est d’effectuer une simple
transposition de la lecture d’un support vers l’autre. Les pratiques restent
les mêmes, mais s’expriment désormais dans une sphère numérique peu
coûteuse à mettre en œuvre, et facilement accessible. Une fois de plus, les
contraintes liées au support (ici, l’affichage sur écran) viennent influencer
le médium, favorisant la renaissance du strip humoristique, et entérinant
le récit en une planche comme format dominant. Blogs BD, sites
communautaires ou tentatives de maisons d’édition en ligne, tous
considèrent Internet comme un espace d’expérimentation,
potentiellement générateur de notoriété. Et ce, dans l’espoir de pouvoir
« transformer » l’essai et d’accéder à la publication. Internet, pour se
faire connaître – et le livre, pour se rémunérer. C’est presque paradoxal :
aujourd’hui, la bande dessinée numérique vue par les auteurs est
principalement une étape vers le support papier.
À l’opposé de cette approche centrée autour de la création, se
développe une autre approche centrée autour de la commercialisation.
Principalement tournée vers les terminaux de téléphonie mobile, cette
bande dessinée numérique se montre plus complexe, et nécessite souvent
une véritable adaptation, presque une re-création qui n’a rien de
systématique. Il y a des transitions, des effets de transition, de
l’animation parfois, voire même du son. Tout cela nécessite des
compétences spécifiques, qui n’existaient pas jusqu’alors dans le
domaine de la bande dessinée. Ce nouveau domaine a donc été dans un
premier temps principalement occupé par de nouveaux intervenants,
qu’ils se positionnent en tant qu’éditeur à part entière, ou, plus
simplement, comme plate-forme de publication et de distribution.
Les éditeurs traditionnels de bande dessinée ont longuement hésité
avant de passer le pas – de leur propre aveu, il s’agissait de prendre
position, tâter le terrain, et tester différentes formules : achat d’un album
en version numérique, achat par épisodes, location (soit une consultation
limitée dans le temps), abonnement… En juin 2009, le rapport des États
Généraux de la Bande Dessinée30 se montrait réaliste : « À l’heure
actuelle, le marché de la BD numérique n’existe pas, en tous cas pas sous
une forme rentable. » Les projections les plus optimistes voient le
numérique représenter 15 % du chiffre d’affaires de l’édition – d’ici
201531.
Ce n’est qu’en mars 2010 et après pas mal d’hésitation que les éditeurs
traditionnels de bande dessinée ont finalement sauté le pas et lancé en
grande pompe la plate-forme de distribution IZNEO, rebaptisée « Bande
numérique » l’année suivante. Désormais vitrine unifiée des grands
éditeurs (puisque l’on y retrouve Bamboo, Casterman, Dargaud,
Delcourt, Dupuis, Glénat, Le Lombard, Soleil et leurs filiales
respectives), l’offre qui y est disponible reste cependant extrêmement
limitée en regard de la production annuelle de bande dessinée : aux 600
titres du lancement initial en mars 2010, viennent se rajouter une centaine
de titres chaque mois – autant dire une larme dans l’océan des 4 500
sorties annuelles. Quant aux relations entre auteurs et éditeurs, elles n’ont
jamais été aussi tendues, et les négociations entre leurs syndicats
respectifs sur (entre autres) la question des droits liés aux versions
numériques sont au point mort.
Au fil des siècles, la chaîne du livre n’a cessé de gagner en efficacité,
en s’appuyant sur les innovations technologiques successives qui se sont
offertes à elle. Il serait donc naturel de voir dans l’arrivée du numérique
une nouvelle opportunité de progresser encore. Débarrassés des
contingences du matériel, les éditeurs pourraient envisager une diffusion
plus rapide et à l’échelle planétaire, à peu de frais. On pourrait ainsi
imaginer le marché du livre de demain – un marché dans lequel la chaîne
du livre existerait à l’identique, les lecteurs achetant demain des livres
électroniques là où aujourd’hui ils achètent des livres de papier.
Mais le passage au numérique change complètement la donne. Ce qui
était rare hier – les éditeurs, les circuits de diffusion, les ouvrages eux-
mêmes – tout cela existera bientôt en abondance. Et comme pour la
musique, on peut s’attendre à ce que la chaîne explose, tout comme les
modes de consommation. Avec la dématérialisation des supports, c’est
ainsi l’ensemble des relations entre les différents acteurs de la chaîne
qu’il nous faut reconsidérer, découvrir ce nouveau territoire, et établir de
nouvelles règles du jeu.
En guise de conclusion
Dans le discours des observateurs (et ce texte n’y fait pas exception),
le terme « bande dessinée » vient trop souvent recouvrir des réalités bien
diverses, désignant tour à tour le médium d’expression, son support de
publication ou le segment économique dans son ensemble. Or, ce qui
ressort de ce rapide tour d’horizon, c’est la fabuleuse endurance du
médium « bande dessinée », qui a su résister à bien des crises et s’adapter
aux diverses formes qui s’offraient à lui. Les modèles économiques
changent, les supports évoluent, mais les récits et les personnages
enfantés par le Neuvième Art demeurent et traversent les âges. Car
contrairement à ce que l’on a pu parfois entendre dire, la bande dessinée
n’est pas uniquement une machine à créer des « marques » – au contraire,
elle propose à ses lecteurs une richesse jusqu’ici inégalée, tant dans son
ouverture vers le monde, que dans la diversité de ses thématiques et dans
le foisonnement de ses créations. C’est là sa grande force, et sa plus belle
chance.
1. Un manga désigne un livre de bande dessinée, alors qu’un anime est un dessin animé.
2. Fabrice Piault, « Jusqu’ici, tout va (presque) bien… », Livres-Hebdo, n° 761, 23 janvier 2009,
p. 70.
3. Anne-Laure Walter, Fabrice Piault, Cécile Charonnat, « Un virage très Net », Livres-Hebdo,
n° 805, 22 janvier 2010, p. 68.
4. Disponible à l’adresse http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/
5. Alain Beuve-Méry, « La BD aussi fait sa rentrée », Le Monde des Livres, 4 septembre 2008.
6. Baromètre « Kids & Teens Mirror © », mars 2008.
7. Research Institute for Publications / Shuppan Kagaku Kenkyûsho (« Institut de recherche sur
les publications »), http://www.ajpea.or.jp/statistics/statistics.html
8. « The Lost Decade », terme qui désigne les années 1991-2000 au Japon, et qui ont vu
l’éclatement de la bulle spéculative et un arrêt brutal de la croissance du pays.
9. Terme japonais désignant un passionné monomaniaque, souvent fan de manga, d’anime ou de
jeux vidéos.
10. Habitude qu’ont certains lecteurs de lire debout, devant les racks de magazines des
convenience stores ou dans les librairies.
11. Scénario de Robert Kirkman, dessin de Tony Moore puis de Charlie Adlard, publiée depuis
2003. Les 14 recueils publiés à fin juin 2011 regroupent tous six épisodes. The Walking Dead a été
adapté en série télévisée en 2010, diffusée sur la chaîne AMC.
12. Concept éditorial qui introduit un récit impliquant les personnages de titres habituellement
distincts, et dont les répercussions sont visibles dans ces différents titres. Au-delà de l’aspect
narratif, il s’agit principalement d’un moyen d’encourager les lecteurs à découvrir des personnages
(et donc des titres) vers lesquels ils ne se tourneraient pas naturellement.
13. La « longue traîne », ou « long tail » en anglais, désigne la mutation qu’Internet apporte aux
modèles économiques actuels, et qui se définit par une importance de moins en moins grande des
articles les plus visibles sur le marché, accompagnée d’un accroissement du nombre d’articles
bénéficiant d’une visibilité moins grande et intéressant chacun un nombre plus restreint de
consommateurs. Voir Chris Anderson, « The Long Tail », Wired, 12 novembre 2004 (consultable
en ligne à http://www.wired.com/wired/archive/12.10/tail.html) ; et Chris Anderson, La Longue
traîne, Village Mondial, 2007.
14. Fabrice Piault, « Jusqu’ici, tout va (presque) bien… », Livres-Hebdo, n° 761, 23 janvier
2009, p. 70.
15. Bilans disponibles en ligne sur le site de l’association : http://www.acbd.fr/bilan/les-bilans-
de-lacbd.html.
16. En excluant volontairement l’exceptionnelle année 2001, qui avait bénéficié des 2,3 millions
d’exemplaires vendus par Astérix et la Traviata.
17. Il est à ce stade encore trop tôt pour juger de l’impact économique à moyen terme du séisme
du Tôhoku (et du tsunami qui a suivi) en mars 2011 sur l’industrie du manga. Dans les mois qui
ont suivi la catastrophe, les éditeurs japonais ont du faire face à des problèmes
d’approvisionnement en papier et en encre, ainsi qu’à la disparition d’un nombre important de
stocks de livres mais aussi de points de vente dans les zones touchées par la catastrophe.
18. Comme ce fut le cas pour Dragon Ball ou Sailor Moon.
19. Hebdomadaire publié par Shûeisha et destiné aux garçons âgés de 10 à 15 ans. C’est dans
ses pages qu’ont été publiées dans les années 90 des séries comme Dragon Ball, Slam Dunk ou
Kenshin le Vagabond.
20. En 1999, la première édition de Japan Expo avait attiré 3 200 visiteurs sur quatre jours. En
juillet 2011, pour la douzième édition de la manifestation, ils étaient plus de 192 000 à avoir fait le
déplacement en banlieue parisienne. Forte de ce succès grandissant, l’organisation a d’ailleurs
lancé un second rendez-vous sur trois jours en février, la Japan Expo Sud qui se tient à Marseille.
21. Organisée en Californie au début du mois de juillet, l’Anime Expo se tient tous les ans
depuis 1992, lorsqu’elle avait attiré 1 750 fans sur quatre jours. En 2011, ils étaient 128 000
visiteurs à se rendre au Convention Center de Los Angeles.
22. Selon la formule consacrée de Douglas McGray, tirée de son article « Japan’s Gross
National Cool », Foreign Policy, n° 130, May/June 2002, p. 44-54
23. Si Tokyopop a survécu à l’arrivée de Kôdansha en Amérique du Nord, la faillite du Groupe
Borders (et la fermeture de ses 500 librairies) en mars 2011 a eu raison de l’éditeur de manga, dont
il était le premier distributeur. Bien qu’encore numéro deux du manga en 2010 aux États-Unis,
Tokyopop a donc cessé son activité sur le territoire nord-américain au 31 mai 2011, mais sa
branche allemande continue d’éditer à l’international. Cette illustration de l’effet « domino »
montre, s’il était encore besoin de le préciser, combien l’ensemble de la chaîne du livre peut être
fragile.
24. Anne-Laure Walter, avec Fabrice Piault, « Quel salut hors de la case ? », Livres-Hebdo, n°
761, 23 janvier 2009, p. 64.
25. Frederik L. Schodt, Dreamland Japan – Writings on Modern Manga, Stone Bridge Press,
1996.
26. Scénario d’Ohba Tsugumi, dessin d’Obata Takeshi, publié par Shûeisha au Japon.
27. Qui regroupe les éditeurs Dargaud, Dupuis et Le Lombard.
28. Précédemment filiale du Groupe Canal+.
29. Studio d’animation 2D/3D détenu à 51 % par Dupuis, et à 49 % par la RTBF.
30. Disponible à l’adresse http://syndicatbd.org/pdf/rapportbd.pdf.
31. Les yeux restent tournés vers le Japon, où le manga est rapidement devenu le fer de lance de
l’édition sur téléphone mobile, et représente depuis 2005 plus de 80 % des ventes. Avec un chiffre
d’affaire presque multiplié par vingt en cinq ans (2005-2010), il y a de quoi faire rêver. Bénéficiant
d’un contexte particulièrement favorable de fort développement de l’internet mobile sur la
décennie passée, le marché numérique est estimé autour de 63 milliards de yen pour l’année 2010,
soit 15 % du marché japonais du manga. Aux États-Unis, les estimations d’ICv2 pour l’année 2010
positionnent le marché des « digital comics » autour de $6m à $8m – soit à peine plus d’un
pourcent du marché nord-américain de bande dessinée.
Pour aller plus loin :
Les lecteurs qui souhaiteraient en savoir pourront se tourner vers les
« Numérologies » de Xavier Guilbert, publiées chaque année sur du9. La
dernière en date, couvrant l’année 2010, est disponible à l’adresse
http://www.du9.org/Numerologie-edition-2010
Dans la culture parce que c’est une lecture ? Dans les divertissements
parce que ce n’est pas une « vraie lecture » (sic) ? La lecture se révèle au
centre des pratiques de distinction entre les classes sociales et les
individus. Les manières de lire, les supports de lecture différencient
classes sociales, publics et individus : en 2008, 76 % des ouvriers
déclarent lire peu ou pas du tout, contre 30 % des cadres ; 78 % des
ouvriers et la moitié des cadres n’ont lu aucune bande dessinée au cours
des douze derniers mois, mais ceux qui, dans ces catégories, ont en lu au
moins une en ont respectivement lu 12 et 18 en moyenne.
Les initiatives de Jack Lang dans les années 80 ont marqué
l’élargissement considérable du champ de la culture, jusqu’alors
cantonné aux beaux-arts et belles-lettres. De même que l’enseignement et
l’éducation se démocratisent, la culture, en recouvrant de nouveaux
champs, atteint aussi de nouvelles classes sociales et de nouvelles
tranches d’âge. L’idée de culture subit de grandes transformations. Le
champ conceptuel de la lecture en particulier va progressivement
s’étendre à tous les supports de l’écrit, de l’imprimé à l’écran, et à tous
les modes de lecture, y compris la bande dessinée. Lire est devenu passer
du temps avec toutes sortes d’écrits. Devant les difficultés de
l’enseignement et l’échec scolaire, de nombreuses pratiques culturelles
populaires, dont la bande dessinée, deviennent « didactisées ».
La bande dessinée a quitté les arts plastiques pour rejoindre le livre et
la lecture, mais n’est presque jamais prise en considération dans les
études sur les pratiques culturelles, qui ne l’incluent pas dans le champ de
la lecture ! Est-ce par manque de considération (ce qui viendrait
confirmer l’illusion d’une légitimation) ou parce qu’elle se comporte
vraiment différemment ? Nous le verrons sur le plan notamment de la
différenciation sexuelle. C’est aussi vrai sur le plan de la consommation.
La presse, les livres et la papeterie représentaient en 1990 plus de 20 %
des dépenses culturelles et de loisirs des ménages, pour ne pas dépasser
les 15 % en 2004. Pendant ce temps, l’informatique (y compris CD-Rom
et jeux) passait de 1,9 % à 7,5 %, les services culturels (essentiellement
redevance TV, abonnements câble et satellite) passaient de 9,6 à 11 %, et
les jeux de hasard de 6,7 à 9,8 % !5
Or dans le même temps, et surtout entre 1995 et 2004, la bande
dessinée connaît une très forte croissance, en nombre de titres (multiplié
par 5), en ventes et en chiffre d’affaires. La bande dessinée a donc bien
un statut à part dans la lecture. Benoît Mouchart, directeur artistique du
festival d’Angoulême, déclare ranger la bande dessinée plutôt dans les
divertissements que dans les arts et lettres : sa croissance dans une
société qui abandonne le livre pour les loisirs de divertissement lui
donnerait-elle raison ?
Les études sur les pratiques culturelles des Français, des adolescents
ou des étudiants, ou sur la lecture dans les mêmes échantillons n’incluent
que rarement la bande dessinée. Et lorsqu’elles le font, incluant la bande
dessinée dans le champ de la lecture, par effet de masse, comptent « la
BD » aux côtés du théâtre, de la poésie, des romans et nouvelles, etc. Il
serait heureux qu’elles l’incluent toujours, mais n’allons pas jusqu’à
rêver qu’elles distinguent entre divers genres ou catégories de bandes
dessinées…
Une étude particulière est depuis longtemps appelée de nos vœux10,
sur les pratiques culturelles liées à la bande dessinée, qui inclurait la
lecture, la visite d’expositions ou de festivals, la lecture de critique, la
pratique amateur de la bande dessinée… Une étude qui distinguerait
également entre plusieurs catégories de bandes dessinées : répartitions
par genres, mais aussi par types d’ouvrages (séries, « création », comics,
manga…). Une étude qui porterait sur toutes les tranches d’âge, de 7 à 77
ans… Une étude, enfin, qui examinerait l’impact des nouveaux loisirs
culturels (notamment la fréquentation des nouveaux écrans, qui touche
les mêmes catégories de population) sur la lecture de bande dessinée.
La pratique de la bande dessinée (et non sa lecture) n’est bien
évidemment, du fait de son volume non significatif, jamais évoquée dans
les études des comportements culturels des Français, qui évoquent
néanmoins toujours différentes activités artistiques pratiquées en
amateur : théâtre, musique, chant, danse, peinture, dessin… Il y a
beaucoup plus de musiciens amateurs que de professionnels, et on
connaît le succès des chorales d’amateurs. Combien y aurait-il de
dessinateurs de bande dessinée « amateur » ? Les fanzines sont
aujourd’hui bien représentés dans le « in » du festival d’Angoulême… et
la surproduction actuelle ouvre grand les portes des éditeurs aux
« amateurs » qui deviennent vite professionnels, avant d’abandonner la
bande dessinée au premier échec pour s’orienter vers le jeu vidéo ou le
cinéma d’animation. Mais après tout, en l’absence d’un enseignement de
la bande dessinée véritablement développé (rejeté par les écoles d’art,
ignoré par l’université, curieusement absent des cours municipaux
d’adultes…), il faut bien être amateur avant de devenir professionnel…
Un pan entier du champ d’investigation que constitue la lecture de
bandes dessinées échappe, en raison de sa diffusion restreinte et donc de
sa valeur statistique nulle, aux différentes études : la bande dessinée que
l’on appelle tantôt « de création », tantôt « indépendante » ou encore
« alternative »… Or il serait intéressant de vérifier plusieurs points
avancés de façon intuitive, résumés en une assertion : lorsque la bande
dessinée atteint d’autres publics que ceux révélés par les études
(concernant « la BD ») ou ceux que nous connaissons (concernant la
bande dessinée de création), ce n’est généralement pas pour les conquérir
plus durablement. Qu’un Astérix se vende à plus de trois millions
d’exemplaires ne va pas convaincre ses lecteurs, qui n’auront lu que cet
album au cours des dernières années, qu’ils ont affaire à un genre
estimable et légitime. Et lorsque la bande dessinée d’auteur atteint un
public plus large qu’à son habitude, celui-ci ne la perçoit pas comme
échantillon d’un territoire à découvrir, mais généralement comme des
documents de témoignage (Maus, Persépolis, Le Photographe). Ce ne
sont, par ailleurs, jamais des ouvrages s’apparentant au standard
classique de la bande dessinée (le fameux « 48 pages cartonné couleur »),
mais s’apparenteraient plutôt au format du roman. Dans les années 60
c’étaient les beaux livres de Losfeld ou de Pierre Horay, dans les années
70 les bandes dessinées à couverture souples et en noir et blanc d’Hugo
Pratt qui touchaient des publics dans la classe dominante, laquelle savait
faire là assaut d’originalité dans ses pratiques culturelles, sans se
commettre de trop près avec une culture de masse. Aujourd’hui, lorsque
l’Association rebaptise le prix du meilleur album d’Angoulême « Prix du
meilleur livre de bandes dessinées », elle veille à conserver cette
« distinction » (au sens de Bourdieu) qui l’apparente aux arts légitimes.
1. Olivia Ferrand, Un entretien avec Bernard Lahire sur la sociologie des pratiques culturelles,
http://ses-ens-lyon.fr, 2004.
2. Bulletin Bpi, n° 16, Centre Pompidou, Paris, janvier-mars 2006.
3. Amengual, 1955.
4. Pratiques culturelles des Français, série d’enquêtes menées par le Département des études du
ministère de la Culture en 1973, 1981, 1989, 1997 et 2008, sur un échantillon représentatif de la
population française de 15 ans et plus (qui était de 2 000 individus en 1973 et de 3 641 en 2008).
Sauf indication contraire, les chiffres avancés sont tirés de l’enquête de 2008.
5. INSÉE, Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages (EPCV),chaque année de
1990 à 2004.
6. Observatoire de la vie étudiante, Enquête sur les conditions de vie des étudiants, 2000
(questionnaire auprès d’un échantillon de 20 000 étudiants).
7. INSÉE, Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages d’octobre 2000 et sa partie
variable « Transmissions familiales ».
8. Octobre, 2004. Enquête réalisée conjointement par le Département des études et de la
prospective du ministère de la Culture et de la Communication et la Direction de l’évaluation et de
la prospective du ministère de l’Éducation nationale auprès de 3 306 familles.
9. Réseaux, n° 17, « Les jeunes et l’écran », Hermès Publications, 1999.
10. Bonne nouvelle : à la demande de la Direction du livre et de la lecture, la Bibliothèque
publique d’information du Centre Pompidou s’apprête à lancer une enquête quantitative nationale
de grande ampleur sur la lecture de bande dessinée, dont le comité de pilotage associe le
Département des études, de la prospective et des statistiques et le Service du Livre et de la Lecture
du ministère de la Culture et de la Communication, la Bibliothèque publique d’information et la
Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Cette enquête, précédée d’une étude
qualitative sur les lecteurs de mangas, devrait nourrir les réflexions et recherches dans ce domaine.
Bibliographie
AMENGUAL Barthélemy, Le Petit Monde de Pif le chien : essai sur un
« comic » français, Alger, Travail et Culture d’Algérie, 1955.
GROENSTEEN Thierry, Un objet culturel non identifié, Angoulême, L’An
2, 2006.
INSÉE, Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages,
chaque année de 1990 à 2004.
LAHIRE Bernard, La Culture des individus, dissonances culturelles et
distinction de soi, La Découverte, 2004.
OBSERVATOIRE DE LA VIE ÉTUDIANTE, Enquête sur les conditions de vie
des étudiants, 2000.
Département des études du ministère de la Culture, Les Pratiques
culturelles des Français, 2008.
OCTOBRE Sylvie, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, La Documentation
française, 2004.
SINGLY DE François, Libres ensemble, Nathan, coll. « Essais &
Recherches », 2000.
TÖPFFER Rodolphe, Essai de physiognomonie, Genève, Schmid, 1845.
Bande dessinée et postlégitimité
Éric Maigret
Au cours des années 2000, les mangas font l’objet de diverses formes
de consécration culturelle. Le respect accru des droits d’auteur et la
reconnaissance d’un mode d’expression spécifique contribuent à définir
les mangas comme des « œuvres » explorant les possibilités de l’art
séquentiel et exprimant le talent d’un créateur. Si les discours qui se
greffent sur « les mangas » sont fortement imprégnés des normes de la
bédéphilie occidentale, les mangas sont également inscrits dans les
traditions culturelles japonaises. De nombreux discours
d’accompagnement tendent à établir des filiations entre le manga
moderne et des formes traditionnelles de « haute culture » japonaise afin
de rehausser le statut symbolique des mangas et de souligner leur
caractère proprement japonais. Les nombreuses « histoires du manga »
témoignent de ce travail symbolique visant à produire de la continuité.
L’étymologie, la transcription et les usages du terme manga dans la
langue japonaise sont des faits linguistiques qui sont particulièrement
investis par ces enjeux symboliques, de même que l’histoire française du
japonisme et l’œuvre de Hokusaï. Des expositions mettent largement en
scène les continuités graphiques et thématiques entre les estampes
japonaises et les mangas, alors que des historiens mettent plutôt l’accent
sur les discontinuités dans l’histoire du manga et l’analysent comme un
phénomène « moderne ». La presse spécialisée, les manuels
d’apprentissage du dessin, les ouvrages académiques ou grand public
constituent ainsi une littérature secondaire spécifique et diversifiée
permettant d’appréhender le manga comme un domaine culturel doté
d’un père fondateur (Osamu Tezuka) et d’un pôle alternatif (revues
japonaises Garo et AX), traversé de courants et de filiations artistiques.
Des lecteurs et des connaisseurs prennent appui sur ces savoirs de type
historique, culturel, technique ou esthétique pour mettre en œuvre une
lecture savante des mangas et les interpréter « à partir de leur réception
optimale, de leur maximum d’intensité signifiante »29.
À partir des années 2000, les catégories de manga d’auteur, manga
adulte, manga alternatif30 ou seinen manga sont mobilisées pour
promouvoir des titres ciblant un public plus âgé, lycéen ou adulte. Une
partie des mangas élus par ce discours de célébration évoquent le
quotidien, l’introspection, la contemplation et l’autobiographie, autant de
marqueurs d’une bande dessinée consacrée : la reconnaissance de la
capacité des mangas à figurer les réalités immatérielles de « l’intériorité »
contribue ainsi à asseoir leur légitimité. Certains mangas « de genre »
sont aussi loués pour leur valeur de témoignage historique, de « critique
sociale », pour leur portée « métaphysique » ou leurs innovations
scénaristiques. Les expositions de planches ou les art-book permettent de
célébrer la dimension plastique des mangas. Les discours médiatiques
soulignent enfin l’adéquation des mangas aux centres d’intérêts des
adolescents, leur importance dans la « construction de la personnalité »,
comme l’évoque Dominique Véret : « Les ados ont trouvé des récits qui
abordent directement de grands thèmes : recherche de l’action et quête
spirituelle, recherche de soi et des autres, conflits incontrôlables et
pouvoir des sentiments, métamorphoses du corps et emprise des
émotions. »31 La psychanalyste Joëlle Nouhet-Roseman souligne que la
lecture de manga a un « effet cathartique sur les affects » et contribue à
« l’auto-découverte des adolescents »32. Ces discours ont accompagné et
rendu possible la genèse d’une offre publique de manga dans les
bibliothèques et CDI, l’utilisation du manga comme ressource pour
l’animation socioculturelle et la mise en place de « séquences
pédagogiques » ou de formations professionnelles sur le manga.
Cette première partie a permis de repérer une partie des sollicitations
lectorales auxquelles les lecteurs interrogés ont été confrontés sur
différentes scènes sociales : les catégories éditoriales, les polémiques et
les critiques de presse, l’organisation des lieux de distribution ou des sites
de téléchargement, sont autant de médiations qui contribuent en effet à
orienter les manières de lire.
Une enquête par entretiens sur la lecture des mangas permet d’analyser
la manière dont des lecteurs se sont appropriés ces sollicitations
lectorales, ont intériorisé le goût pour le manga et ont construit des
habitudes de lecture33. Les lecteurs interrogés appartiennent à des
catégories d’âge et des générations distinctes, du collégien au
quarantenaire, et ils ont ainsi fait l’expérience du manga dans des
contextes historiques et des configurations éditoriales différentes. Les
écarts d’âge entre ces groupes de lecteurs permettent d’éclairer les
transformations de l’offre et des légitimités concernant le manga. Des
lecteurs adultes âgés de 20 à 50 ans ont construit leur rapport au manga et
leurs habitudes de lecture dès les années 1990 et se sont engagés dans des
carrières de lecteurs plus ou moins durables et continues, qui ont
accompagné les transformations du secteur de l’édition. D’autres lecteurs
ont acquis un goût pour le manga dans la configuration éditoriale
actuelle, à partir du début des années 2000. Parmi eux, certains ont
découvert le manga à l’âge adulte, en s’appropriant les sollicitations
légitimes liées au « manga d’auteur ». Ils avaient déjà des préférences
culturelles bien établies dans d’autres domaines et il s’agit souvent de
lecteurs de romans graphiques qui intègrent quelques mangas à leur
répertoire culturel éclectique. Il y a enfin une population de collégiens,
lycéens ou étudiants qui ont découvert récemment le manga, alors que
celui-ci est devenu une forme de « culture commune » lié à de
nombreuses modes adolescentes dans le domaine musical, vidéoludique
ou vestimentaire.
Enfants, ces lecteurs ont le plus souvent découvert les mangas par les
dessins animés et les mangas font partie de la constellation de figurines,
de cartes à collectionner et de jeux de cour de récréation. Les mangas
initiateurs sont souvent les plus populaires, comme Dragon Ball, One
Piece ou Sakura, que beaucoup commencent à lire au collège. La
socialisation des pairs entre en résonance avec un autrui significatif qui
les a initiés au manga. Souvent plus âgés, ces cousins, grand frère ou
grande sœur offrent des modèles de lecteurs ou lectrices auxquels
s’identifier, ainsi que des conseils et des livres par où débuter le parcours
de lecteur. Les sollicitations lectorales au sein des groupes de pairs et des
fratries relèvent en grande partie d’une logique de « communion » et non
pas de prescription ou de simple incitation34 : c’est lors de pratiques
d’accompagnement, d’activités ou de moments partagés entre pairs, que
se construisent des références et des goûts communs. Le fait que ces
expériences, heureuses ou malheureuses, se donnent à voir et à entendre
au sein du groupe de pairs, renforce cette logique d’affiliation et de
complicité culturelle35. Pour d’autres, l’initiateur était un adulte,
notamment une bibliothécaire. Les rayonnages des CDI, des
bibliothèques ou supermarchés peuvent susciter la curiosité sur tel ou tel
titre. Pierre a trouvé son premier manga au CDI de son collège. Quant à
Océane, elle tombe à neuf ans sur un exemplaire de Sailor Moon, dans
les rayonnages de la bibliothèque. Ceux qui, comme Laurent, ne
regardaient pas les dessins animés, se mettent à lire Dragon Ball au
collège, parce qu’« à l’époque, c’était quand même assez tendance, enfin
y en avaient pas mal qui regardaient Dragon Ball, presque tout le
monde ».
L’incitation à continuer, les motivations, voire les supports qui
permettent de poursuivre sont liés à l’importance du groupe des pairs.
Parce qu’elle participe de la culture adolescente, la lecture des mangas
s’affirme ainsi dans l’étape suivante : le collège, marqué par une
boulimie lectorale, le manga occupant tant les interstices des calendriers
que les plages de détente le soir. Entre lecture et relecture, certains lisent
plusieurs tomes par jour et suivent plusieurs séries à la fois. Moussa a
ainsi acheté les 37 tomes de Death Note d’un coup, et les a lus en quatre
jours, comme « possédé ». Les garçons enchaînent sur d’autres mangas
où se mêlent action et humour, les filles associent le plus souvent shōjo et
shōnen. La socialisation amicale, comme le partage de la lecture de
mangas dans la fratrie, lui donnent ainsi les assises pour se maintenir et
se développer. Les années lycée dessinent plusieurs manières de
poursuivre sa carrière de lecteur, dont le rapport à Naruto, manga phare
des années collège, cristallise les différences. Certains lecteurs restent
fidèles à Naruto et aux titres apparentés, d’autres vont explorer de séries
moins connues et rejettent parfois Naruto comme le symbole du manga
commercial. Il s’agit de se distinguer des autres en se tournant vers des
mangas moins connus, moins consensuels, notamment pour les
adolescents de milieux favorisés, ou ceux qui, par leurs connaissances en
mangas, visent à développer un capital culturel reconnu dans la sphère
amicale et générationnelle. L’insistance sur l’abandon des séries
enfantines, opposées aux séries « psychologiques » ou « trash », est une
façon, pour ceux qui continuent à lire, de signaler leur évolution en
termes de maturité. Au sortir du lycée, une partie des lecteurs passionnés
ont développé une expertise et des compétences dans le domaine du
manga et continuent de lire et de participer à la « culture manga ».
D’autres cessent progressivement d’en lire, ce qui signale la fin d’une
période, celle de l’adolescence, fédérée autour de goûts communs.
Un exemple de manga shōnen : SchoolRumble, de Jin
Kobayashi. Publié en France chez Pika Édition © Jin
Kobayashi / Kodansha Ltd.
Influences parentales et jeux de légitimité
Lire des mangas fonctionne ainsi comme une ressource dans le réseau
de sociabilités. Cette intégration dans le groupe des pairs est un signe
d’appartenance générationnelle. Comme le souligne Dominique Pasquier
à propos des séries pour adolescents, « on peut aussi penser que les
enfants ont cherché à se forger […] un univers qui leur soit propre, un
univers différent de celui que leur proposait leur entourage, voire même
un univers interdit aux adultes »36. Ce jeu de différenciations
intergénérationnelles surgit au moment où « les médias clivants comme
la bande dessinée et la télévision perdent globalement de leur pouvoir
identitaire et contestataire pour des jeunes habitués à les côtoyer dans le
cadre familial et à les savoir consommés par des adultes »37. La majorité
des parents ne déclarent cependant pas leur hostilité aux mangas. Les
parents des milieux populaires peuvent même voir assez favorablement le
goût de leurs enfants pour les mangas, puisqu’au moins, ils lisent. Hacine
s’est ainsi lancé dans les mangas car son père l’exhortait à lire plus. Dans
les milieux plus favorisés, les réactions varient entre l’indifférence
bienveillante et la tolérance obligée et dépitée. Les bons résultats
scolaires de certains lecteurs entraînent une tolérance parentale sur leurs
pratiques de loisirs. Pour certains parents fortement dotés en capitaux
culturels et scolaires, les mangas ne sont pas de « vrais » livres et leur
lecture n’a aucune valeur sur le marché de la légitimité culturelle. Le cas
de Matthieu illustre une autre stratégie parentale : si l’enfant lit des
mangas, autant que ce soit des mangas choisis par eux. Ainsi, quand
Matthieu commence à lire des mangas au collège, ses parents,
architectes, lui offrent une biographie d’Hokusaï, son grand-père lui offre
un livre d’art sur les estampes japonaises et l’histoire du manga, son père,
amateur de bandes dessinées, tente de substituer aux séries de son fils des
mangas « d’auteur ». Ces hiérarchies de légitimité sont intériorisées par
certains adolescents. Matthieu tend ainsi à dénigrer ses propres lectures,
qu’il dit avoir abandonnées au profit de ces mangas plus légitimes. La
stigmatisation la plus soulignée n’est pas toujours celle qui émane des
parents ou des professeurs. Matthieu distingue ainsi les réactions des
adultes de celles des « jeunes », nettement moins tolérants que leurs
aînés. Pour certains, la lecture de mangas n’est pas au même niveau que
les autres lectures « sérieuses ». Le manga sert à la détente, aux loisirs,
mais ne peut pas être mis sur le même plan que « les livres ». L’enjeu est
par ailleurs de ne pas passer pour un « fan », objet des railleries et
moqueries de ces lecteurs en recherche de distinction. Le manga est un
loisir, et non une passion, et le portrait de soi en lecteur est celui d’un
dilettante, certes éclairé, mais pas d’un fan monopolisé par cette pratique.
Ainsi, Cécile, qui tout au long de l’entretien ne cesse de marquer la
distance, se moquant des mangas qu’elle lit, précise qu’elle n’est pas une
lectrice « avec un fanatisme débordant », même si ses réponses
manifestent une grande culture en matière de mangas.
Au cours des entretiens, les déclarations sur le fait d’être fan ou pas,
d’être un « vrai » lecteur, une « fangirl » ou un « otaku », se mêlent à des
enjeux de distinction en termes de légitimité culturelle, de
positionnement d’âge et de genre, qui en font une véritable « stratégie
identitaire ». Comme le souligne Christian Bart, au terme « fan » est
accolée une valeur négative qu’il va s’agir de mettre à distance afin d’en
faire un enjeu de « la différenciation, de la singularisation, de la
distinction », alors qu’en creux se dessinent « les figures inverses (et
honteuses) de l’imitation, de la dépersonnalisation, de l’aliénation »38.
L’étiquette de fan peut ainsi être rejetée, entachée qu’elle est des
stéréotypes de passivité et d’aliénation. Se dire ou s’identifier comme fan
dépend aussi de son degré d’investissement et d’attachement à la lecture
et à l’univers des mangas. Mais nombreux sont les adolescents dont tout
l’entretien démontre une pratique non négligeable et un enthousiasme
certain en la matière, qui refusent d’être vus comme des « fans ». Célia se
moque des fans qui « manquent de critique », ne connaissent que les
séries populaires et sont fascinés par le Japon. Cette logique fonctionne
également dans la « distinction de soi à soi »39, au sens où certains
lecteurs se distinguent désormais du « fan » qu’ils étaient eux-mêmes
quelques années auparavant. Le fan dont on se moque est également celui
qui est tellement passionné par les mangas que tout en devient
conditionné, habillements compris. Les mots « geek », « otaku »,
« nolife », reviennent ainsi pour s’en démarquer, tant ils ont été entendus
chez ces copains qui stigmatisent les mangas, ou au fil des reportages
alimentant les paniques morales dans les médias. Félix et Estelle
procèdent à un retournement du stigmate et revendiquent d’être des
« geeks », mais cette identité n’engage pas l’affichage d’un rapport
« fan » aux mangas, dont ils sont pourtant de gros lecteurs. « Être fan »
dépasse ainsi la mesure objective du temps passé à lire : il s’agit de tout
un rapport identitaire, personnel, matériel et physique à la passion. C’est
un certain mode d’adhésion à une posture de fan qui est rejetée, posture
assimilée à des pratiques enfantines ou féminines et liées à une
commercialisation outrancière. La collection de produits dérivés
symbolise souvent cet « aspect marchand de la passion »40. Certains
adolescents occupent le pôle de cette « culture fan » stigmatisée par
d’autres. Nadia écume les conventions et y achète des figurines, des
posters, des sacs. Elle s’inspire des mangas et de la Jpop pour ses
coiffures et son style vestimentaire. À l’opposé, Fleur critique le
« syndrome de la fangirl ». S’en détacher, c’est apprendre les règles de
son genre, de son milieu social, ou de son âge. Le rapport « fan » souffre
en effet d’une double stigmatisation : il suppose un rapport naïf, enfantin,
à la passion.
Certains lecteurs revendiquent pourtant une identité de fan et sont
admiratifs de ceux qui sont « vraiment » fans. Théo évoque ainsi « son
maître » en matière de mangas. Mais « fan » n’a pas alors la même
définition et ne recouvre pas les mêmes dispositions. Être un « vrai fan »
est fondé sur la maîtrise d’un savoir sur les mangas. Christian Le Bart,
dans son article consacré aux fans des Beatles, définit trois étapes, dont il
précise le caractère idéal-typique et les enchevêtrements dès lors qu’on
les observe sur chaque cas individuel : la différenciation adolescente au
sein du groupe familial, rendue possible par la pratique qui singularise ;
la dé-différenciation par la rencontre avec d’autres semblables ; et la
troisième étape qui œuvre à nouveau dans le sens de la différenciation,
mais à l’intérieur du groupe des fans cette fois-ci. C’est bien ici cette
troisième étape qui va se déployer dans les discours des adolescents à
propos des pratiques des « autres ». Le fan souvent stigmatisé est le
lecteur captivé par une lecture immédiate, sans recul, de titres
commerciaux portés par la mode, et qui, en outre, collectionne les
produits dérivés. Caroline oppose ainsi le « vrai lecteur » à ceux qui se
contentent des séries populaires. Des mangas appréciés peuvent perdre de
leur valeur parce qu’ils deviennent trop populaires. Ne pas se fondre dans
la masse anonyme des lecteurs de Naruto suppose alors de développer
des connaissances qui font de soi un amateur. À la période
d’« imitation » des pairs succède celle de la singularisation dans ce même
groupe : lire des mangas que personne ne connait, des mangas non
traduits, ou revenir aux sources même du manga, par la lecture de titres
des années 1970, 1980 ou 1990, permet de se poser en véritable
connaisseur. Contre la position stigmatisée de « fan » se met alors en
place la posture légitime de l’esthète.
Poétique et transmédialité
Emprise graphique et jeu de l’oie
Philippe Marion
Des identités de la BD
Cette poétique visuelle est d’autant plus vive qu’elle ne s’inscrit pas
dans la mécanique rigide de l’alternance stricte. À certains moments, la
séquence photographique s’impose, remplit l’espace de la page, voire de
la double page. Les clichés aboutés peuvent y être à la fois autonomes et
solidaires. Parfois, le récit photographique « remonté » suit son propre
cours sans qu’aucun récitatif n’intervienne pour l’ancrer.
D’autres fois, le monteur semble avoir respecté la suite temporelle
brute des planches-contact qui ont servi d’« archives » originaires à
Guibert, Lefèvre et Lemercier. Mais comment éviter dès lors l’effet de
césure ? Ne risque-t-on pas d’exacerber l’opposition entre le rendu brut
de la planche-contact, qui tend à crédibiliser le montré photographique
dans la chronologie mémorielle de son enregistrement, et l’affirmation
subjective recherchée d’un je narrateur ?
Le dépassement de cette tension relève encore d’un fonctionnement
médiagénique. On utilise d’abord un avantage incontestable de la planche
contact : son potentiel intrinsèque de narrativité dès lors qu’elle participe
de la série culturelle des images juxtaposées et qu’elle inscrit la captation
photographique dans une dynamique séquentielle. De plus, effet de
crédibilité et de proximité, on nous dévoile l’envers du décor : la matière
brute de la pellicule se trouve comme exhumée. Les trous d’entraînement
du film accèdent ainsi à la visibilité, de même que les informations
techniques incorporées telles que : « safety film Ilford hps ». Bref, tous
ces détails signifiants tressent comme une toile heuristique qui valide un
travail singulier de reportage. Les multiples marques sensibles d’un sujet-
opérateur-photographe préservées au sein du document photographique
d’archive poursuivent le même but. Certaines images sont ainsi barrées
de rouge, d’autres sont entourées, voire annotées. Tantôt encore, des
cernes noirs surlignent et isolent plus fortement certains clichés de la
suite. Que ces gestes d’apprivoisement graphique aient été exécutés en
amont par le photographe ou plus tard au cours de la remédiation en BD
de l’archive, la résultante pragmatique reste à peu près la même. Ce qui
nous est signifié par ces marquages graphiques, c’est l’importance de
réappropriation du capté photographique, c’est la part de re-graphiation.
Comme si la traçabilité du dessin contaminait les clichés… Cette quête
de cohérence graphique tend à restaurer une présence vitale dans l’instant
photographique momifié par la prise de vue. Le ça-a-été de la photo se
métisse d’un c’est dessiné.
Matteo Stefanelli
Traduit de l’italien par Alain Boillat et Stefania Maffei Boillat
Jusqu’aux années 1990, l’idée que les comics sont nés aux États-Unis
fait consensus auprès des spécialistes américains. Plus qu’un signe
d’ignorance ou d’arrogance, cette pensée prend source dans une erreur
définitionnelle : pour ces chercheurs, la bande dessinée serait apparue
dans la rubrique humoristique des journaux de la fin du XIXe siècle,
lesquels devaient leurs origines à des magazines comme Puck. En
conséquence, Yellow Kid est communément considéré comme le premier
comic strip, à tort : le personnage apparaissait dans une seule vignette et
non dans une série séquentielle de cases – caractéristique majeure du
comic strip. Il faudrait donc voir Yellow Kid, plus précisément mais aussi
plus modestement, plutôt comme un personnage de BD. Son succès
conduit, vers 1900/1901, à la création de ce que j’appellerais les comic
strips américains : des BD diffusées dans des publications de masse,
proposant un héros, des cases séquentielles et des bulles. Vers 1930, les
éditeurs compilent ces comic strips en comic books, des brochures de 20
par 25 centimètres avec couverture brillante et papier glacé quadri. Les
publics répondent favorablement à ces publications et réclament vite des
histoires innovantes. Ce sera la naissance des comics de super-héros. Ce
mouvement est porté par des amalgames entre des genres comme
l’action, l’aventure, la science-fiction ou le pulp. Dans le même temps,
les bandes dessinées européennes se développent : à cette époque,
l’inspiration qu’a été Max et Moritz de Wilhelm Busch pour Pim, Pam et
Poum de Rudolph Dirk est assez connue et un certain nombre d’amateurs
connaissaient même les travaux du pionnier suisse Rodolphe Töpffer.
C’est à partir des années 1990, avec les travaux d’académiciens
comme David Kunzle ou de fans historiens comme Robert Beerbohm,
que l’on commence à saisir le rôle des Européens dans le développement
des comics. Les définitions sont bousculées : des notions américaines
dont on a vu qu’elles étaient limitées, on passe à une conception plus
large de la bande dessinée – celle d’une forme d’art. Dans une stratégie
de légitimation du médium, on voit également émerger le terme de
« roman graphique ». Comprendre ce virage dans l’approche de la bande
dessinée aide à comprendre ses liens avec le cinéma. Dans ce domaine
aussi, même si les États-Unis ont rapidement produit des adaptations de
Yellow Kid, Foxy Grandpa, Happy Hooligan, Pim, Pam et Poum et
Buster Brown, c’est en fait en Europe, plus particulièrement en France,
que de telles synergies sont apparues en premier.
Lance Rickman a montré que l’une des premières interactions entre la
BD et le cinéma s’est produite en 1895, dans L’Arroseur arrosé des frères
Lumière. Le film reprenait un gag récurrent des bandes dessinées
françaises : un plaisantin met son pied sur le tuyau d’arrosage qu’utilise
un jardinier, coupant ainsi la source. Il ne le relève que lorsque l’ouvrier
inspecte le bout du tuyau, l’aspergeant copieusement. Les créateurs de
ces BD, Hermann Vogel, Christophe et Uzès (Achille Lemot), ont utilisé
toute une gamme de techniques, « d’une part pour présenter l’espace
grâce aux relations entre les éléments graphiques dans les cases et l’usage
de points de vue différents (voire identiques), d’autre part pour manipuler
le temps par l’agencement des cases et par les relations qu’elles
entretiennent entre elles » (Rickman, 2008, p. 14). La familiarité des
lecteurs avec ces techniques aurait créé un public pour le cinéma avant
que celui-ci n’existe. La théorie de Rickman est convaincante mais une
histoire des similitudes et différences entre les propriétés formelles de la
BD et du cinéma semble nécessaire.
Les super-héros sont sans doute les premiers personnages qui viennent
à l’esprit quand on pense aux adaptations de bande dessinée. Cela est en
partie dû au fait que ces films sont le produit phare d’un spectaculaire
merchandising basé sur un personnage, une histoire ou une narration
aisément identifiables. Des chercheurs ont procédé à l’écriture d’une
histoire des relations entre les comic books et les blockbusters
(McAllister, Gordon, Jancovich 2006). Depuis la fin des années 1980,
l’industrie cinématographique américaine ne définit plus seulement le
blockbuster par son gros budget de production, mais aussi par « son
budget publicitaire qui inclut des stratégies de promotions croisées, une
distribution mondiale, un week-end de sortie qui doit générer une grande
publicité, le développement de personnages et de prémices pouvant être
franchisés et, en termes de genre narratif, la dominance de l’action et de
l’aventure combinée à des effets spéciaux, en vue d’un résultat que l’on
peut qualifier de thriller “popcorn” » (McAllister, Gordon, Jancovich,
2006, p. 110).
En 1978, Superman de Richard Donner donne le ton. Les producteurs,
Alexander et Ilya Salkind, en font un blockbuster dès sa phase de
production en communiquant toutes sortes d’informations allant du
nombre de décors à la taille de Christopher Reeve. Ils mettent aussi
l’accent sur les équipements de pointe des studios Pinewood à Londres et
sur l’utilisation du Dolby, garantie à l’époque d’un son d’excellence. Ils
publicisent le film et l’acteur principal dans Variety, magazine référence
de l’industrie du spectacle. Reeve étant alors un jeune inconnu, ils misent
également sur les participations de Marlon Brando, Gene Hackman,
Glenn Ford et Ned Beatty pour apporter du prestige au projet. De son
côté, Warner Communications, qui détient les droits du personnage par sa
filiale DC Comics, décline la licence Superman en produits dérivés. Les
Salkind ont donc conçu les films comme une franchise à la manière de
James Bond et ont même été pionniers en ce qui concerne les réductions
de coûts de production : Superman est l’un des premiers films à utiliser le
placement de produits. Marlboro a ainsi déboursé 42 000 dollars pour
que le super-héros soit projeté contre l’un de ses camions rouges et
blancs (Denison, 2007, p. 110). Profitant d’un marché mondialisé, une
grande part de Superman II a été filmée durant la première production, ce
qui a permis d’articuler les sorties et de bâtir la popularité du héros à
l’échelle mondiale. Superman est sorti en Europe et en Australie six mois
seulement avant la sortie de Superman II aux États-Unis.
Superman a donc donné le ton, mais pas l’élan : aucun blockbuster ne
suivra immédiatement le chemin tracé par les Salkind. La raison ?
Probablement les effets spéciaux qui n’ont pas permis aux producteurs de
tenir la promesse de leur slogan, « vous croirez qu’un homme peut
voler ». Ce décalage entre les super-pouvoirs du héros et la technologie
disponible pour les rendre crédibles perdurera jusqu’à Superman IV, dont
les effets spéciaux ridicules le conduiront directement en sortie VHS dans
certains pays.
En 1988, Stan Lee discutait les conditions d’adaptation de l’univers
Marvel, lors de la première mondiale du documentaire Comic Book
Confidential. Selon lui, la stratégie la plus judicieuse était de commencer
par Wolverine, qui devait générer suffisamment de profits pour attirer des
investisseurs. Après quoi, l’adaptation globale des X-Men aurait pu voir
le jour, avec des effets spéciaux dignes de ce nom. Lee espérait que le
laps de temps entre ces deux sorties permettrait de laisser mûrir la
technologie, pour parvenir à des effets moins chers et plus réalistes.1 Ce
soin porté à la crédibilité des super-pouvoirs, dont Stan Lee n’était pas le
seul à faire preuve, explique sans doute pourquoi les productions qui ont
succédé à Superman étaient sans effets spéciaux, à l’instar du Batman de
Burton (1989) et du Dick Tracy de Warren Beatty (1990) – qui ont tout de
même coûté 35 et 47 millions de dollars. Chacun de ces films misait sur
une incarnation fédératrice de leurs protagonistes. Burton allie différentes
psychologies de Batman ; Dick Tracy de Beatty s’attache à imiter
l’esthétique de la bande dessinée dont Michael Cohen (2007, p. 13-36) a
montré qu’elle était étroitement liée à son héros.
Marvel n’aura pas suivi l’idée de Stan Lee : Blade (1998) est la
première adaptation de qualité après Superman. Basé sur le personnage
principal du comic book Tomb of Dracula, le film porte Wesley Snipes à
l’écran dans le rôle du mi-humain mi-vampire Blade. Il récolte 70
millions de dollars aux États-Unis et 61 millions sur le marché
international, ce qui en fait alors le vingt-neuvième film au box-office
annuel et le sixième comme film interdit aux moins de dix-sept ans. Deux
ans plus tard, Marvel poursuit avec X-Men, qui recueille 296 millions de
dollars à travers le monde. Le film est suivi de deux productions récoltant
chacune plus de 400 millions. Ces chiffres, également atteints par les
nouvelles versions de Superman et Batman, ont beau être astronomiques,
ils n’en sont pas moins relatifs. Les sommes brassées par ces
superproductions sont telles que les recettes de X-Men étaient en réalité
décevantes comparées au budget investi (210 millions), aux ratios du
premier opus (produit pour deux fois moins cher) et au très fructueux
Spider-Man 3 (258 millions de budget, 900 millions de recettes).2
L’intérêt de l’industrie cinématographique et des amateurs est aiguisé :
les comic books seraient-ils le produit parfait en matière d’adaptabilité au
cinéma ?