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Dirigée par Éric Maigret

Couverture : © Manuele Fior


ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006 PARIS
© Armand Colin, 2012
978-2-200-27020-9
COLLECTION « MÉDIACULTURES »

Dans la même collection


Maigret É., Macé É. (dir.), Penser les Médiacultures. Nouvelles
pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, 2005
Glevarec H., Libre antenne, 2005
Macé É., La société et son double, 2006
Morin E., L’esprit du temps, 2008
Katz E., Lazarfeld P.L., Influencepersonnelle, 2008
Glevarec H., Macé É., Maigret É. (dir.), Anthologie des cultural
studies, 2008
Buckingham D., La mort de l’enfance. Grandir à l’âge des médias,
2010
Cervulle M., Rees-Roberts N., Homo Exoticus. Race, classe et critique
queer, 2010
Table des matières
Les auteurs

Introduction : Un tournant constructiviste

Partie 1 Politiques et histoire

Un siècle de recherches sur la bande dessinée (Matteo Stefanelli)

La bande dessinée comme objet théorique. Éléments pour une


archéologie des discours sur la BD

Pour une cartographie des théories : disciplines et paradigmes

Le cadre des comics studies  : approches et domaines de recherche

Théorie des bandes débordées (Éric Maigret)

Le « langage » de la BD : la domination du modèle linguistique

Temporalité, séquentialité et langage visuel

« Le rapport infini » entre l’image et l’écrit

Flux bande dessinée et analyse de dispositifs

Pour une socio-histoire des bandes dessinées

Sur quelques conditions d’apparition

Histoire de la bande dessinée : questions de méthodologie (Thierry


Smolderen)

La flèche du temps
Multiplicité des groupes concernés et des définitions

La définition de l’ art séquentiel

Le concept d’art séquentiel comme discriminant historique

Le creuset de l’illustration humoristique

Stylisation et diagrammatisation

Le genre des histoires en images vu à travers le prisme


polygraphique

L’invention de Töpffer

Conclusion

Partie 2 Pratiques et publics

Tour de marchés (France, Japon, États-Unis) (Xavier Guilbert)

Une santé fragile

La course en avant de la surproduction

Japan Gross National Cool

L’approche 360

La frontière numérique

En guise de conclusion

Annexes : Modèles éditoriaux

La bande dessinée, pratique culturelle (Gilles Ciment)

Une légitimation très critiquée


L’absence de médiateurs culturels

Où ranger la bande dessinée dans les pratiques culturelles ?

La concurrence des nouveaux médias

Une lecture encore très masculine

La jeunesse et la bande dessinée

Pour une étude sur la pratique culturelle de la bande dessinée

Bande dessinée et postlégitimité (Éric Maigret)

Le vol suspendu de la légitimité culturelle

Les aléas du régime postlégitime

La bande dessinée : culture postlégitime

L’impossible distinction par le roman graphique

Le positionnement des chercheurs : comment ne plus être


légitimiste ?

La lecture de manga et ses transformations : enquête sur plusieurs


générations de lecteurs en France (Olivier Vanhée)

L’appréciation et la connaissance des mangas en France

La passion pour le manga dans les trajectoires de lecteurs

Partie 3 Poétique et transmédialité

Emprise graphique et jeu de l’oie (Philippe Marion)

Une poétique de la bande dessinée ?

Pour une poétique médiagénique de la BD


Le roman graphique (Jan Baetens)

Une évolution inévitable ?

Pour une première définition du roman graphique

Le roman graphique : une forme d’adaptation littéraire ?

Le roman graphique « contre » la littérature ?

Le roman graphique : ni case, ni planche, mais livre

Du « cinéma-centrisme » dans le champ de la bande dessinée (Matteo


Stefanelli)

Pour une analyse des configurations sociales

Les discours théoriques sur la BD et l’influence du cinéma

De Luca et la mise en abyme du dispositif de la planche

L’influence du cinéma dans les pratiques de création et de


production des newspaper strips 231

Conclusions : la bande dessinée au-delà de son destin


cinématographique

La bande dessinée et le cinéma : des origines au transmédia (Ian


Gordon)

Naissance de la bande dessinée : définitions et catégorisations

Les influences respectives de la BD et du cinéma : portées et limites

Des super-héros en blockbusters

la bande dessinée au cinéma : une affaire de convergence


Les emprunts du cinéma, au-delà des super-héros

Quant aux mangas

Conclusion : Aux marges d’une ambiguïté médiaculturelle : quatre


questions brûlantes pour une théorie culturelle de la bande dessinée
(Matteo Stefanelli)

Une marginalité stratégique

Des visions immersives

L’espace feuilleté et l’interface de la planche

Une modernité liminale


Les auteurs
Jan Baetens est professeur à l’Université de Leuven, Département de
lettres modernes/Institut d’Études Culturelles.
Gilles Ciment est directeur général de la Cité internationale de la
bande dessinée et de l’image(Angoulême).
Ian Gordon est professeur associé à la National University of
Singapore.
Xavier Guilbert est rédacteur en chef du collectif du9, espace critique
alternatif sur Internet.
Éric Maigret est professeur de sociologie des médias et études
culturelles à la Sorbonne Nouvelle, Université Paris 3.
Philippe Marion est professeur au département de communication de
l’Université de Louvain-la-Neuve
Thierry Smolderen est scénariste et historien de la bande dessinée ; il
enseigne à l’EESI d’Angoulême.
Matteo Stefanelli est chercheur à la Faculté de Sciences Politiques de
l’Università Cattolica del Sacro Cuore di Milano.
Olivier Vanhée est doctorant en sociologie au Centre Max Weber,
Université Lyon 2.
Introduction : Un tournant constructiviste

De Tintin à Titeuf, d’Astérix à Asterios Polyp, de Superman à


L’Association et à Death Note, que nous dit enfin la bande dessinée sur
elle-même au sortir d’un siècle de pollinisations croisées entre cultures
nationales, de transformations chrysalidiques et de pluralisation
authentique ? « Je est un autre. » C’est bien la formule rimbaldienne qui
s’impose  : je ne suis pas cet ensemble d’histoires destinées à un public
d’enfants ou d’adolescents auquel vous me destiniez ; je ne suis pas une
équation à deux facteurs connus, une combinaison de textes et de dessins
enfermés dans des cases rectangulaires alignées ; je n’ai pas de naissance
simple et encore moins d’essence ultime.
S’il faut le dire avec force – alors que ce constat devrait relever de la
banalité pour un média ou un art  ! – c’est que nous sortons à peine de
deux discours prédominants sur la bande dessinée, emprisonnant cette
dernière dans des identités extraordinairement rigides. La logique
« dénonciatrice », la plus ancienne, la plus ancrée dans l’évidence, a fait
de la bande dessinée une forme dégradée de Culture, restreinte au
royaume de l’enfance, tout en rejetant le caractère scandaleux de la
liaison entre l’image et le texte. Elle est «  ante-médiaculturelle  » en ce
sens qu’elle croit au Grand Partage entre une authentique valeur
artistique, fondée sur la pureté des traditions (picturale, écrite, musicale,
etc.) réservées aux happy few, et la banalité/vulgarité des œuvres
consommées par la masse infantilisée, jugée à son tour banale et
vulgaire1. Il est trop facile d’espérer l’extinction rapide de ce récit qui
demeure une réelle évidence pour certains, voire une norme exerçant une
emprise assez forte chez ceux-là mêmes qui ne la reconnaissent pas
explicitement. Quelle meilleure preuve de cette emprise que la pression
définitionnelle exercée sur la «  BD  » (diminutif sympathique d’ailleurs
mais réducteur) qui pousse en permanence à justifier l’existence du
trivial, à passer par les fourches caudines de la mise en identité, à prouver
qu’elle a droit de cité face aux formes culturelles établies ? Il est possible
dans le domaine scientifique de travailler sur le cinéma ou le théâtre, et
même sur la télévision, qui a gagné la bataille de la représentation
scientifique parce qu’elle est socialement omniprésente, sans faire
précéder son discours de définitions pesantes et définitives alors qu’il est
souvent impossible de parler de bande dessinée sans clarifier les rapports
« surprenants » entre image et texte2.
Face au discrédit historique de la bande dessinée le mouvement opposé
de valorisation a reposé sur les efforts de personnalités fortes, les
défenseurs de la «  BD  » et du «  9e art  ». Avec plus de mal que la
cinéphilie et bien avant la sériephilie, un mouvement d’émancipation
s’est produit, donnant aux membres de la tribu des amateurs des raisons
d’être fiers, de se sentir appartenir à un monde commun. Le prix à payer
en a été une nouvelle essentialisation du médium qui mimait parfois les
positions des dénonciateurs (en les inversant). Les premiers apologistes, à
la façon de Gérard Blanchard, pouvaient célébrer la liaison entre le texte
et l’image, dé-historiciser la «  BD  », un art censé remonter au Moyen
Âge ou aux cavernes de la préhistoire, tout en empruntant un couloir
temporel privilégié, celui de la nostalgie de l’enfance et d’un populaire
authentique. La seconde vague, fortement liée à la sémiologie des médias
en Europe, partait en quête d’un langage BD et se prolongeait en une
vision des origines, la quête d’un point de départ précis (Töpffer chez
Thierry Groensteen et Benoît Peeters) à partir duquel définir un quasi-
invariant. Ces positions, sympathiques et nécessaires, se révèlent être
aujourd’hui insuffisamment émancipatrices au regard de la soif de liberté
des auteurs, des lecteurs et des chercheurs. Les œuvres, moins ancrées
dans des récits héroïques, proppiens, ou encore «  formulaic  » comme
disent les Anglo-Saxons, ont fait la preuve depuis longtemps de leur
variété inassimilable à l’unité. Quand sont débordées les limites de la
narration textuelle (Arzach, 1976 en album,de Moebius), quand les
personnages sont éliminés comme dans La Cage de Martin Vaughn-
James (1986), quand sont abordés les nouveaux rivages de la politique
(Partie deChasse de Bilal et Christin, en 1983), de la réflexivité jusque
dans les comic books (Marvels de Alex Ross et Kurt Busiek en 1994  ;
Watchmen de Alan Moore et Dave Gibbons en 1986-1987), de la
biographie ou de l’autobiographie (du fameux Maus de Spiegelman,
1986-1991, au Journal de Fabrice Neaud, 1994-2002), les petits riens de
la vie quotidienne (des minicomics à Jirō Taniguchi), plus aucune
limitation théorique ne s’impose. Ce qui est vérifié sur le plan formel
l’est également sur le plan culturel et social plus large. De nouveaux
traits saillants apparaissent, des qualités plus en correspondance avec une
modernité avancée, réflexive, mettant l’accent sur l’émancipation des
femmes et des autres subalternes, ainsi que sur le phénomène
d’individuation, à la différence d’une modernité première, qui enjoignait
encore récemment de séparer et de hiérarchiser les genres, les humains et
les non-humains, les émotions et la Raison… Si des effets de classement
culturel demeurent entre les œuvres aujourd’hui, il n’y a rien de plus
erroné que de croire à l’existence d’une opposition radicale et
systématique entre un art réservé aux élites, incarné par exemple en
bande dessinée par l’Association, et une production de masse dénuée
d’intérêt, celle des héros récurrents à grands tirages. Des forces similaires
traversent les différents espaces de création qui se nomment micro-
politiques, intimisme et féminisation. L’humour contemporain confirme
bien ces mutations. Astérix jouait notamment sur la tension entre le
particulier du national et l’universel des empires, il véhiculait tout en le
moquant le discours des « lumières de la civilisation », pour reprendre le
titre du livre de Nicolas Rouvière3. Ce faisant, il laissait bien peu de
place, malgré son génie, aux femmes, aux jeunes et aux autres
subalternes, qui se sont imposés depuis dans la bande dessinée. L’humour
juvénile de Titeuf, ou même du Petit Spirou, en est un bon exemple. Il ne
reproduit pas celui de Boule et Bill, circonscrit à la famille nucléaire
classique et à la division des rôles entre les genres et les âges, mais le
subvertit en faisant des enfants d’authentiques acteurs, tactiques, futés,
maladroits, déjà obsédés par les rapports sexuels (le «  zizi sexuel  »),
éloignés donc du mythe de l’innocence originel – pour le plus grand
plaisir d’un lectorat transgénérationnel. Les revendications et la peinture
des cultures gays ont trouvé leur artiste avec le très cru et très caustique
Ralf Koenig. Depuis Bretécher, les paroles de femmes se sont
développées au point de structurer une partie des productions
contemporaines, rendant disponibles de nouvelles sensibilités,
contribuant en particulier à l’affirmation de l’intimisme et de
l’autobiographie que le succès de Persepolis de Marjane Satrapi (2000-
2003) symbolise dans de nombreux pays. Les récits interrogent les
trajectoires individuelles mais aussi le chaos de l’histoire collective, la
vie d’une jeune femme et le destin de l’Iran chez Satrapi, les guerres des
Balkans et du Proche-Orient dans les œuvres de Joe Sacco. Les micro-
politiques n’effacent donc pas le rapport au politique stricto sensu. Des
œuvres que l’on appelait auparavant de genre utilisent les codes bien
établis de l’horreur (The WalkingDead, de Robert Kirkman (scénariste),
Tony Moore puis Charlie Adlard (dessinateur) depuis 2003) ou ceux de la
bande dessinée de super-héros (le très long cross-over Civil War chez
Marvel, 2006-2007) pour interroger une Amérique du Nord marquée par
la politique néoconservatrice de Bush. Les « genres » servent en fait de
supports à des variations micro-politiques qui, de fil en aiguille,
s’inscrivent dans une composition politique plus large.

Zep, Titeuf. L’Amour, c’est pô propre… © Éditions Glénat.


Dans ce livre est dès lors abordée une troisième position après celles
que l’on pourrait qualifier de «  dénonciatrice  » et de «  militante  »,
véritables sœurs jumelles du XXe siècle. Cette troisième position, que l’on
pourrait qualifier de « constructiviste », refuse la limitation identitaire de
la bande dessinée et propose une ouverture du champ des possibles. Elle
est proposée ici par des auteurs qui ne partagent pas toujours les mêmes
opinions et les mêmes ancrages théoriques mais qui croient en la
diversification et en la richesse explosive d’une constellation culturelle
en expansion.
Matteo Stefanelli montre dans son bilan des recherches sur la bande
dessinée – le panorama probablement le plus complet disponible sur le
marché intellectuel – que ces dernières ont déjà plus d’un siècle et que,
en parallèle de la domination des modèles linguistiques, une pluralisation
massive a operé et poursuit aujourd’hui son action de débordement des
positions «  militantes  » et/ou «  stigmatisantes  ». Dans cette relecture,
première étape d’une histoire culturelle des « sciences de la BD » encore
à écrire, il critique la formation d’un loop epistémologique
«  ontologique  », par la conjonction d’une pulsion essentialiste et d’une
marginalisation des disciplines non-linguistiques. On notera au passage
l’existence d’un big bang très récent dans l’espace anglophone, moindre
mais bien réel dans l’espace francophone, avec la création de revues
papier ou électroniques, de réseaux de recherche voire de diplômes dont
on trouvera une liste non exhaustive en fin de texte. Éric Maigret
complexifie les perspectives sur ce que sont les régimes d’images et de
textes (non l’Image et le Texte) et leurs intrications (plus que leurs
associations), en plaidant pour une socio-histoire de la bande dessinée. Il
n’y a pas de langage bande dessinée mais des dispositifs et des flux qui
sont agencés, ré-agencés ou désagencés depuis le XIXe siècle : les bandes
qui enserraient le monde et le distribuaient en cases et en séquences
supposées stables sont débordées. Thierry Smolderen procède à rebours
de l’histoire habituelle de la BD, qui recherche une origine et une
essence, pour mieux faire ressortir les spécificités d’une trajectoire
médiatique qu’il analyse à partir de la bifurcation Hogarth (en contraste
avec celle de Töpffer). Il ouvre les modèles en rappelant que les artistes
jouent allègrement avec ces derniers depuis très longtemps (ainsi la
joyeuse équipe de MAD).
Que nous apprend la bande dessinée aujourd’hui, par son économie,
ses œuvres et ses publics ? Le parcours historique de la bande dessinée ne
reflète pas celui des autres médias. Il nous apprend cependant beaucoup
sur ces derniers en raison de la précocité de certaines mutations. La
bande dessinée est assez vite passée du rang de média de masse aussi
universel que moqué, qu’elle occupait encore à l’orée des années 1960, à
celui d’une galaxie de médias spécialisés, que les marketeurs aiment
appeler de niches et les amateurs considérer de qualité, avant la
télévision, avant la radio, avant le cinéma – ou en même temps que ce
dernier. L’univers de la presse – les strips publiés dans les quotidiens puis
les journaux hebdomadaires ou mensuels entièrement consacrés à la
bande dessinée, lus par des centaines de milliers voire des millions de
lecteurs – a ainsi cédé la place au monde éditorial, celui des albums, avec
les circuits de distribution dédiés que sont les librairies européennes ou le
direct sale market américain aux tirages plus limités. Xavier Guilbert
parcourt les trois grands ensembles économiques que sont la France, les
États-Unis et le Japon. Si l’affaiblissement de la diffusion est réel depuis
les années 1960, il est aussi relatif. La bande dessinée a tout d’abord
conservé des fonctions de média de masse, que l’on pense à XIII ou à
LargoWinch en plus des éternels Astérix et Tintin, qui témoignent du
caractère bien peu linéaire et inéluctable des changements. Des
dispositifs éditoriaux incessamment renouvelés ont d’autre part permis à
la bande dessinée de faire preuve d’une «  fabuleuse endurance  ». Cette
capacité de redéfinition très élevée est aujourd’hui soumise à la grande
épreuve de l’internet, de la confrontation à la «  frontière numérique  »,
épreuve qui ne peut être constituée en menace aussi radicale que pour le
marché musical en raison des spécificités de l’expérience de lecture.
Anticipant la télévision à péage, la bande dessinée a répondu aux
attentes complexes de nouveaux publics, habitués à sa fréquentation dès
l’enfance mais ne la rejetant pas à l’âge adulte, dans un contexte de
légitimité culturelle relativisée. Acteur et témoin de ce mouvement,
Gilles Ciment dresse le bilan de plusieurs décennies d’implantation de la
bande dessinée dans les institutions et dans les pratiques de lecture. Au-
delà d’une interrogation sur les limites des instruments employés pour
mesurer l’activité culturelle «  bande dessinée  », il développe le regard
forcément inquiet de celui qui n’observe pas d’institutionnalisation à la
hauteur des espoirs investis  : si la réussite est présente, si les goûts se
sont affirmés et transmis, des freins et résistances de toutes sortes
subsistent, en particulier dans le domaine de l’équipement, des
bibliothèques et des revues (« nul art « légitime » ne souffre d’une telle
déficience en médiation, qu’elle soit institutionnelle ou culturelle.  »).
Éric Maigret suggère pour sa part l’existence d’un tournant postlégitime
dans les sociétés occidentales, pensé sur le mode postcolonial et des
théories de la reconnaissance, dont serait emblématique la bande
dessinée. Les nouveaux arts enregistrent une émancipation réelle mais
contrariée (phénomène de «  retour de bâton  ») dans des mondes où
l’enjeu de la légitimité culturelle est par ailleurs devenu moins central.
Des œuvres telles que Maus et Asterios Polyp attestent de ce
changement. Pour leurs auteurs respectifs, il s’agit en effet d’acquérir de
la reconnaissance (et de la renommée évidemment) tout en rejetant de
façon délibérée et patiente l’opposition entre le haut et le bas – deux
tendances qui cohabitent aujourd’hui mais qui étaient auparavant jugées
contradictoires dans un modèle comme celui de la distinction de Pierre
Bourdieu.
Dans ce paysage, les œuvres japonaises et leur réception méritent un
détour particulier, elles qui ont bien souvent joué le rôle d’un opérateur
d’étrangeté ou de délégitimation là où la bande dessinée européenne
pouvait gagner quelques égards. Olivier Vanhée, à partir d’une étude
ethnographique de ses publics genrés et d’une analyse des générations de
lecteurs (sur plusieurs décennies), montre pourtant que les mangas sont
les réservoirs privilégiés des affirmations et des incertitudes identitaires
des jeunes adultes, adolescents et «  adonaissants  »4. La complexité des
relations que les lecteurs entretiennent avec ces œuvres et la
diversification de ces dernières ne permet que de conclure, là encore, à
une ouverture des relations culturelles plutôt qu’à un enfermement dans
un genre qui serait supposé trivial.
Comment se définit et se redéfinit la bande dessinée dans le grand
chambardement inter et transmédiatique  ? Cette question est d’abord
abordée par le biais d’une variation sur la poétique d’un média dont on a
déjà dit qu’il avait été identifié à tort à un langage unifié. Dans le « jeu
de l’oie » qu’il présente, Philippe Marion assume lui aussi la somme de
potentialités qu’est la bande dessinée, sa pluralité, ses « confins toujours
provisoires », pour déterminer les poétiques des multiples œuvres, dans
les diverses cultures, qui, in fine, permettront de définir la poétique de la
bande dessinée. À la manière pourrait-on dire d’un Noël Carroll5 qui, à
partir des œuvres produites au cours de l’histoire, se propose d’établir
une esthétique systématique, mais jamais fermée, sans fonder de
principes originels (sauf sa tripartition bien peu médiaculturelle en trois
grands types d’arts sur laquelle il y aurait beaucoup à dire). Philippe
Marion ne renonce pas pour sa part à une certaine dimension structurale
alors même que dans son texte important il élargit encore la focale aux
relations poétiques finalement peu explorées que deux médias tels que la
bande dessinée et le cinéma peuvent entretenir.
La relation avec le roman, étudiée par Jan Baetens, résume toute la
problématique exposée dans ce livre. Comment un genre et un média
aussi différents peuvent-ils être mis en communication de façon aussi
intense aujourd’hui  ? Un redéploiement qui ne relève pas que de la
forme, de l’esthétique, est bien sûr à l’œuvre, avec des effets de transfert
de légitimité, des jeux de reconnaissance en même temps que de
distanciation par rapport à la norme lettrée, dont on a souligné la
complexité dans les textes précédents. Pour éclaircir le débat, Jan
Baetens procède à une généalogie qui débute avec les États-Unis et passe
en revue les positions accordées au roman graphique  : adjuvant ou
substitut du roman, œuvre donnant au contraire «  toute sa latitude au
dessin  », etc. Une analyse sémio-esthétique débouche sur la découverte
de la plasticité historique du référent « roman graphique ».
Les deux dernières contributions reviennent sur les rapports entre
bande dessinée et cinéma en adoptant des points de vue non pas
linguistiques et textuels mais sociologiques et culturels (et historiques
comme le font tous les auteurs ou presque de ce livre). Comme le dit
Matteo Stefanelli, il est nécessaire de «  ne plus tant enquêter sur la
«  nature  » des deux médias et sur leurs rapports qu’analyser certaines
configurations de la « culture » propres à chacun d’eux ; on ne s’occupe
dès lors plus seulement de l’ontologie de chaque moyen d’expression,
mais encore de leurs généalogies socioculturelles respectives  ». La
recherche porte sur la construction par les chercheurs du lien entre
newspaper comics et films, lien souvent durci au profit de l’imposition de
catégories d’analyse cinématographiques par un effet de subordination,
de «  cinéma-centrisme  », alors que les œuvres présentent par exemple
dès le départ des régimes scopiques multiples. Ce constat vaut pour les
dispositifs contemporains en pleine renaissance des entrelacements
cinéma-bande dessinée. Ian Gordon les observe à partir des concepts de
transmédialité et de convergence culturelle (avancés par Henry Jenkins),
sur un terrain principalement américain. La bande dessinée démontre
dans ses multiples formes que l’avenir d’un ex-média de masse est
encore d’être pour partie un média de masse, se tournant par ailleurs vers
des œuvres limites, dont les modèles économiques et créatifs sont de plus
en plus mixtes.

Éric MAIGRET
1. Éric Maigret, Éric Macé (dir), Penser les médiacultures.Nouvelles pratiques et nouvelles
approches de la représentation du monde, Armand Colin-INA, 2005.
2. Le mythe de l’«  hybridité  », caractéristique de la bande dessinée vite assimilée à une
« bâtardise », traduit la présence d’une norme cachée, une supposée pureté des arts et médias par
rapport à laquelle la déviation devrait se juger, à la façon dont le « noir » n’est noir que par rapport
à un «  blanc  » normal. La politique de doute, de rejet, de détestation, qui minorise, infantilise,
exige les papiers d’identité de l’éternel étranger, est en déclin dans une société multiculturelle,
donc médiaculturelle, mais elle demeure tapie, dans la lumière : elle se conçoit encore comme un
principe, certes contrarié.
3. Nicolas Rouvière, Astérix ou les lumières de la civilisation, PUF, 2006.
4. François de Singly, Les adonaissants, Armand Colin, 2006.
5. . A Philosophy of Mass Art, New York, Oxford University Press, 1998.
Une liste non-exhaustive de ressources scientifiques en ligne sur la
bande dessinée (établie par Éric Maigret et Matteo Stefanelli)

Revues imprimées à comité de lecture ou sans comité de lecture

http://liverpool.metapress.com/content/121625/
http://www.tandf.co.uk/journals/rcom
http://www.intellectbooks.co.uk/journals/view-Journal,id=168/
http://www.graphic-narratives.org/
http://www.mechademia.org
http://www.ijoca.com/

Revues en ligne

http://www.comicsgrid.com/
http://etc.dal.ca/belphegor/
http://www.imageandnarrative.be/
http://www.english.ufl.edu/imagetext/
http://neuviemeart.citebd.org/
http://comicalites.revues.org/

Bibliographies

http://www.comicsresearch.org/
http://homepages.rpi.edu/~bulloj/comxbib.html
Partie 1

Politiques et histoire
Un siècle de recherches sur la bande dessinée
Matteo Stefanelli
Texte traduit par Céline Morin

La bande dessinée comme objet théorique. Éléments pour une


archéologie des discours sur la BD

La réflexion théorique sur la bande dessinée dans les pays occidentaux


a connu un premier essor dans les années 1940 et après la Seconde
Guerre mondiale (Brancato, 1996  ; Magnussen et Christiansen, 2000  ;
Lent, 2002  ; Morgan, 2003). Néanmoins, une certaine attention critique
se manifeste dès la première moitié du XIXe siècle. La réflexion sur
l’esthétique des «  histoires en estampes  » comme nouvelle forme
d’écriture, menée par le polygraphe et artiste suisse Rodolphe Töpffer,
est alors l’occasion d’un premier débat sur la nature du médium, qui
attire l’intérêt d’intellectuels comme Saint-Simon et Goethe (Gombrich,
1959 ; Groensteen et Peeters, 1994). Entre fin XIXe et début XXe siècle, la
bande dessinée sort de son invisibilité discursive : elle fait l’objet d’une
attention nouvelle dans la presse américaine, qui la définit comme un
système dual images-écritures ou comme une production culturelle
controversée, notamment autour des questions éducatives ou morales
(Dierick et Lefèvre, 1998 ; Castelli, 2003 et 2005).
La BD devient un objet de discours intellectuel et scientifique aux
alentours des années 1920 aux États-Unis, où elle remplit alors les
colonnes de la presse destinée aux classes moyennes (White et Abel,
1963 ; Wigand, 1986 ; Witek, 1999 ; Heer et Worcester, 2004 ; Castelli,
2006 et 2010). La réflexion sur le « phénomène BD » connaît un premier
élan dans le cadre des études culturelles consacrées à « l’esthétisation de
la culture populaire » (la formule est de Jenkins, McPherson et Shattuc,
2002). The Seven Lively Arts de Gilbert Seldes (1924) et son éloge
célèbre du Krazy Kat de George Herrimann illustrent bien ce contexte de
réévaluation et d’appréciation des nouveaux «  arts vivants  », comme le
jazz, le cinéma et la bande dessinée. Toutefois, il faudra attendre les
années 1940 pour que s’affirme véritablement une production de discours
exclusivement dédiée à la bande dessinée, de plus en plus soignée et
méthodologiquement fondée, et que l’on peut qualifier d’études. Le débat
théorique et critique aux États-Unis augmente alors substantiellement,
avec des recherches sur les genres, les contenus, les fonctions éducatives
et les comportements des consommateurs (Witek, 1999 ; Lombard, Lent,
Greenwoord et Tunc, 1999 ; Inge, 2001). En Europe, les années 1960 se
révèlent cruciales : c’est le « temps de la refondation » de la réflexion sur
la BD, articulé à une redéfinition de son statut culturel et social. Il ne sera
pas possible de développer ici une historiographie détaillée  ; je me
concentrerai donc sur l’évolution de ces deux décennies qui ont
largement modelé la scène de la discipline, de la sédimentation à la
refondation discursive.

Les années 1940 et 1950 : une sédimentation interrompue. La bande


dessinée entre discours sociaux et discours scientifiques

Aux États-Unis, durant les années 1940, différentes perspectives


s’agrègent puis se consolident autour de la bande dessinée, tant du côté
des discours sociaux et médiatiques que du côté du discours scientifique.
Dans les discours sociaux d’abord, c’est après la guerre que le médium
trouve ses dénominations – toujours usuelles. On quitte les métaphores
jusqu’alors utilisées, de type technique-technologique (provenant de la
presse et des journaux : illustrés, journaux illustrés, newspaper strips) ou
démographique (presse enfantine), pour des termes bien plus connotés
(comics souligne le côté humoristique  ; manga mélange humour et
« croquis ») ou définis en termes rhétoriques (toutes les métonymies sur
les détails graphiques : fumetto – « bulle » en italien –, bande dessinée).
À la suite de Seldes, on assiste aussi à une multiplication de discussions
et de commentaires critiques dans la presse, qui accueille des points de
vue différents sur un monde qui se complexifie (le débat newspaper
strips versus comic books en est typique).
Dans le discours scientifique, les disciplines sont nombreuses à
s’intéresser à la bande dessinée. Pédagogie, psychologie sociale,
sociologie, psychanalyse commencent à formuler des questions
spécifiques. Les éducateurs et les études littéraires s’interrogent sur les
caractéristiques sémantiques de la BD et sur le rôle qu’elle peut jouer
dans le processus éducatif. Dans cette optique, on trouve l’enquête
pionnière de Josette Frank (1944) sur les « genres » de la bande dessinée
populaire, ainsi que des réflexions comme celles de Zorbaugh (1949) sur
la portée éducative des bandes dessinées. Ces potentielles qualités
pédagogiques sont aussi étudiées empiriquement par Hutchinson (1949)
qui constitue un large échantillon de plus de quatre cent enseignants des
écoles primaires et secondaires. Les sociologues se questionnent plutôt
sur la manière dont la BD peut retranscrire la réalité sociale  : des
enquêtes émergent sur les représentations de la vie quotidienne (Barcus,
1963) ou des relations entre les hommes et les femmes (Saenger, 1955).
Les psychologues sociaux s’intéressent aux liens entre les bandes
dessinées et les attitudes des lecteurs. On trouve les premiers recueils de
données sur les motivations et les comportements de lecture chez Stewart
Dougall et Wolfe et Fiske (1949), qui étudient les satisfactions que
peuvent procurer les différents genres de bandes dessinées, dans une
perspective proche de la psychologie du développement.
Aux États-Unis, la phase d’exploration et de définition du médium
touche à sa fin1. Le champ théorique se fractionne entre ceux qui plaident
pour une valorisation de la BD en tant que nouvelle forme culturelle et
démocratique comme Warshaw et Ong (Heer et Worcester, 2004), et ceux
qui, à l’instar de Legman et Wertham, défendent une lecture
psychiatrique, soulignant le rôle de la BD dans les processus de
normalisation des symboles et des langues. Cette approche met l’accent
sur les «  effets négatifs  », plaçant dès lors le médium parmi les plus
pressantes questions d’intérêt public (Barker, 1984  ; Lent, 1999  ; Park,
2002).
Ce débat dans la recherche sur la BD rappelle ce qui s’est passé dans
les études cinématographiques : le conflit porte en fait sur une opposition
entre « ceux qui considèrent le cinéma comme un moyen d’expression, à
travers lequel s’expriment une personnalité, une idéologie, une culture, et
ceux qui considèrent le film comme une réalité objective, à examiner
dans ses composantes matérielles et dans son fonctionnement. Nous
avons donc un discours esthétique, finalement essentialiste, et un
discours qui est censé être scientifique et donc prêt à épouser la cause du
méthodique  » (Casetti, 1993, p. 13, ma traduction). La campagne de
stigmatisation de la bande dessinée lancée dans la deuxième moitié des
années 1950, qui mettait en garde contre les supposés effets psychiques
du médium (Barker, 1984  ; Lent, 1999  ; Park, 2002), sera parmi les
principaux facteurs de la chute vertigineuse de la diffusion des comics
(Parsons, 1991), voire du désintérêt de la recherche étasunienne pour les
questions méthodologiques. Frappée d’une contagion sémantique – la BD
est vue comme un espace social porteur de « messages » incontrôlables –,
le champ entre dans un cercle vicieux. Les études portent alors presque
exclusivement sur deux thèmes  : la représentation dans les comics et
leurs effets sur les lecteurs. Pour s’extraire de ces forces
« délégitimantes », les chercheurs amorcent un nouvel âge en s’éloignant
des notions de « messages » et d’« effets » mais restent frileux à l’idée
d’un renouveau méthodologique. Ils se concentrent sur des sujets
largement désincarnés : c’est le début d’un très long cycle de recherches
sur l’essence linguistique de la bande dessinée, soutenu par la vague
structuraliste grâce à sa rassurante et supposée objectivité et à sa prudente
mise à distance des enjeux sociaux. Il s’agit là d’une stratégie de défense
probablement inévitable pour tout nouveau groupe social en quête d’une
identité stable – ici, les chercheurs en comics studies.

Les années 1960 : une refondation spécialisée. La formation du « champ


de la BD » et les études européennes

La deuxième phase d’études sur la bande dessinée est liée à un


contexte historique précis, celui d’une société en pleine modernisation.
Les paradigmes scientifiques accompagnent le changement profond du
médium. De nouvelles perspectives apparaissent, comme les sémiologies
de Barthes et Eco, la sociologie bourdieusienne et la culturologie de
Morin. Dans la bande dessinée, une nouvelle vague se développe avec
Pilote, Linus, Crumb ou Marvel et l’on assiste à un développement
fulgurant des communautés de lecteurs et des manifestations culturelles.
Luc Boltanski a étudié ces évolutions dans une célèbre analyse des
mécanismes sociaux à l’œuvre dans le processus de consécration
artistique et scientifique de la BD. Dans le cas français – similaire aux
autres en Europe – il découvre un «  champ formé sur le modèle des
champs de la culture savante  », qui s’autonomise grâce à un processus
sur quatre niveaux, marqué par un changement « dans les caractéristiques
des producteurs, dans les propriétés formelles des œuvres et dans le type
de relations que les productions entretiennent avec les œuvres  »
(Boltanski, 1975, p. 37). Le premier niveau est l’émergence d’une
nouvelle génération d’auteurs, fils de la classe moyenne, qui trouvent
dans la bande dessinée une opportunité «  artisanale  » d’expression
symbolique et de mobilité sociale. Le deuxième est la conquête d’un
nouveau public défini par l’extension de la scolarité – les jeunes au sens
moderne du terme – et de nouveaux besoins et disponibilités. Le
troisième concerne le «  transfert de légitimité  » effectué par les
producteurs majeurs (rééditions, produits ad hoc pour les nouveaux
jeunes) et par les intellectuels, à travers «  le transfert des habitus
académiques » (explications et analyses de textes) et la « formation d’un
appareil de production, reproduction et célébration » qui accompagne la
constitution du champ (revues, associations culturelles, conférences, prix,
expositions). Enfin, grâce aux changements précédents, le champ tend à
se diversifier. Il se polarise «  comme les champs culturels supérieurs,
entre les “novateurs” et “conservateurs”  »  : un nouveau système de
différences de «  goûts  » prend forme qui marque la naissance d’une
critique et d’une stripologie légitimes (Maigret, 1994).
Il faut dès lors distinguer les acteurs «  internes  » et les acteurs
«  externes  » au champ, chacun porteur de différentes formes
d’objectivation des nouveaux savoirs. Les internes thésaurisent le capital
symbolique accumulé par le biais d’une reproduction du champ, fondée
sur la mémorabilité et le collectionnisme : c’est la naissance des lectures
de genre historico-critique (Lacassin en France, Della Corte en Italie,
Luis Gasca en Espagne), vouées au jeu de la mémoire et aux fouilles
archéologiques dans les imaginaires stratifiés du médium, souvent
nostalgiques2. Les externes produisent des «  commentaires proprement
universitaires à prétention savante  », comme les appelle Boltanski. Ils
utilisent, pour décrire la bande dessinée, un langage jusque-là consacré à
l’analyse des biens symboliques transmis par la tradition scolaire. Dans la
vague du structuralisme et de la sémiologie, ces auteurs ancrent leurs
lectures dans une linguistique immanentiste, interrogeant le
fonctionnement et la nature du médium (Barthes et Fresnault-Deruelle en
France, Eco en Italie, Gubern en Espagne).
Les études sur la BD en Europe, formées sur le modèle de la culture
légitime, sont portées à ce moment par une explosion des publications et
un déplacement de l’intérêt scientifique vers les textes et les esthétiques –
dans les directions historico-critiques et sémio-linguistiques, comme
nous venons de le voir –, qui va réduire l’espace réservé dans les années
1940 et 1950 aux disciplines non linguistiques comme les sciences
sociales.

Pour une cartographie des théories : disciplines et paradigmes

Après avoir retracé les processus qui ont fait naître les études sur la
bande dessinée, et avant de décrire les résultats de ces recherches,
quelques considérations épistémologiques s’imposent quant au
développement des disciplines impliquées et aux paradigmes théoriques
qui ont nourri ce champ.

Problèmes de positions : eurocentrisme et sémiocentrisme

En prémice, une importante précision  : on a rarement essayé d’offrir


une relecture globale, voire historique ou systématique, de la recherche
sur la bande dessinée3. Pierre Fresnault-Deruelle a, par exemple, tenté
une cartographie organique puisque son objectif était, dans le même
temps, un essai de périodisation et de systématisation. Sa synthèse est
divisée en cinq étapes : « 1) l’âge archéologique des années 1960, où des
auteurs nostalgiques exhument les lectures de leur enfance (Lacassin,
1971)  ; 2) l’âge sociohistorique et philologique des années 1970, où la
critique établit les textes dans leurs variantes, reconstitue les filiations,
etc. (Künzle, 1973) ; 3) l’âge structuraliste (Fresnault-Deruelle, 1972 et
1977  ; Gubern, 1972)  ; 4) l’âge sémiotique et psychanalytique (Rey,
1978 ; Apostolidès, 1984 ; Tisseron, 1985 et 1987), enfin ; 5) l’âge néo-
sémiotique où l’accent est mis sur la dimension poïétique des comics
(Groensteen, 1988). » Bien qu’elle permette de comprendre certains des
enjeux, je crois que cette proposition devrait être largement revue et
corrigée. Son premier problème est un eurocentrisme évident  : la
tradition américaine y est oubliée, ainsi qu’une grande part des
contributions européennes non francophones. C’est un défaut très courant
dans la stripologie, segmentée par une «  nette distinction géographique
entre les traditions de recherche franco-belges et anglo-américaines […]
qui n’ont pas été susceptibles de s’inspirer l’une de l’autre, et entre
lesquelles le dialogue a été presque inexistant  » (Magnussen et
Christiansen, 2000, p. 9). Un défaut dont les effets culturels sont
aujourd’hui visibles dans les débats – parfois curieusement incohérents –
sur la généalogie et les origines du médium. Mais si le schéma de
Fresnault-Deruelle doit être abandonné, c’est surtout parce qu’il restreint
les disciplines utilisées aux seules sémiotique et psychanalyse (avec un
renfort des études historiques), et parce qu’il ne reconnaît comme
paradigme valide que le structuralisme, dans une vision franco-française
qui tend à réduire la complexité historique et théorique du champ. Cette
approche est donc symptomatique du régime sémio-structuraliste qui a
longtemps et injustement dominé le débat, marginalisant un certain
nombre de recherches et dont une cartographie des comics studies doit
s’éloigner.

Brève histoire des tendances disciplinaires

Les travaux de White et Abel permettent de montrer les lacunes de


cette périodisation. Dans leur revue de la littérature, ils recensaient une
poignée de textes – huit occurrences – dans les années 1920, trente-deux
dans les années 1930, et cent quatre dans les années 1940, tous bien
antérieurs donc au premier âge découpé par Fresnault-Deruelle. À partir
des années 1940, deux traditions disciplinaires oubliées par le
sémiologue français apparaissent. D’une part, la psychologie
expérimentale, qui se développe d’abord aux États-Unis avec des
recherches comme celles de Paul Witty ou Lauretta Bender et Reginald
Lourie (1941-1942) sur les intérêts et les comportements de lecture de
l’audience enfantine, mais aussi en Italie avec les travaux de Cesare
Musatti. D’autre part, la tradition éducative, aux États-Unis là aussi, où le
Journal of Educational Sociology publie en 1944 les actes d’une
conférence intitulée «  The Comics as an Educational Medium  ». En
Europe, cette tradition est largement dominante dans les années 1950,
représentée par des personnalités du monde catholique comme le Père
Agostino Gemelli en Italie, Georges Sadoul en France ou George
Pumphrey en Grande-Bretagne. Aux États-Unis en revanche, c’est
désormais la psychologie sociale qui fait autorité, avec des auteurs
comme Wolfe, Fiske ou Bogart, qui étudient les motivations et les effets
des lectures de bandes dessinées. Notons enfin que Fresnault-Deruelle
néglige – ce n’est pas un hasard – les propositions psychiatriques de
Fredric Wertham et de Gershon Legman, qui s’imposent pourtant bien
aux États-Unis et qui influencent grandement le champ de recherche
entre la fin des années 40 et le début des années 60, malgré leurs
faiblesses théoriques et méthodologiques. Les seules recherches diffusées
à l’échelle mondiale, de nature psychologique et psychiatrique et qui
portaient sur la question des effets, ont assené de rudes et efficaces
attaques contre la légitimité culturelle du médium dans les années 60.
L’hypothèse implicite dans la périodisation de Fresnault-Deruelle est
en fait une équivalence entre la naissance de la stripologie et la
«  respectabilisation  » du champ. On y retrouve les internes et les
externes  : les premiers proposent alors des études historiques et
philologiques, souvent nostalgiques mais légitimes pour les amateurs
parce qu’en affinité avec la machine de production, reproduction et
célébration conceptualisée par Boltanski. Dans les périodisations des
externes – qui partagent bien sûr la constitution du champ avec les
internes –, les années 1960 représentent donc le début des études
authentiques sur le médium. Cette périodisation confirme et étend
l’analyse de Boltanski.
Boltanski qui, lui-même, n’avait pas imaginé les retombées sur les
contenus théoriques et disciplinaires du champ des comics studies. Un
profond changement a lieu durant cette décennie : les études européennes
externes sur la BD mobilisent surtout des méthodologies scientifiques qui
répondent en même temps aux besoins de légitimation et de défense
anhistorique, cela contre les attaques portées par les recherches
antérieures sur la représentation et les effets. Une perspective linguistique
d’inspiration structuraliste s’impose, portée par des participations comme
celles de Claude Brémond à Langages, Antoine Roux et Pierre Fresnault-
Deruelle à Communications, Michel Covin à Critiques et
Communications, Anne-Marie Thibault-Laulan à Images et
Communications… Les sociologues aussi semblent être submergés par la
mode sémiologique, comme en témoigne Évelyne Sullerot, auteure du
pamphlet Bande dessinée et culture (1966), pour qui l’existence de
« codes linguistiques » dans la BD est finalement un moyen de légitimer
l’intérêt sociologique pour ce médium. Parallèlement, les disciplines
pédagogiques se repositionnent : moins d’analyses pour dicter les choix
de lecture et plus de recherches sur l’intégration de la BD et de son
vocabulaire dans l’enseignement (Dallari et Farné, 1977). Jusque dans les
années 1990, la vague structuraliste domine le champ des sciences
humaines et sociales, reléguant aux marges toute autre perspective sur
l’étude de la bande dessinée. L’analyse des codes, des formes textuelles,
des stratégies rhétoriques atteint un développement formel fort dans les
années 1970 avec Fresnault-Deruelle, Covin, mais aussi Ulrich Krafft,
Roman Gubern, William Hünig, Guy Gauthier ou Michel Rio. Au cours
de cette décennie, une nouvelle attention sémiologique prend forme,
orientée vers l’énonciation grâce à des concepts comme la séquence ou le
tabulaire (Fresnault-Deruelle, 1977  ; Frezza, 1978). Mais c’est aussi le
temps des exceptions à la mode sémiotique, qui viennent de trois
domaines  : la sociologie des imaginaires inspirées des travaux d’Edgar
Morin (Abruzzese, 1979) ; la psychologie, avec l’émergence en son sein
d’une piste psychanalytique (Imbasciati et Castelli, 1975  ; Rey, 1978  ;
Apostolides, 1984  ; Tisseron, 1987) et les popular culture studies qui
produisent alors des analyses des représentations (Asa Berger, 1973).
L’attrait des chercheurs pour la sémiotique décline donc à la fin des
années 1970, à la suite de diffusion de nouvelles théories sur les relations
entre décodage des textes et pratiques concrètes de signification sociale.
Les recherches d’Angela McRobbie illustrent bien ce nouveau tournant,
lorsqu’elle analyse la relation entre idéologie et construction identitaire
dans les magazines de bandes dessinées destinées aux jeunes filles.
Pendant que les études sémio-linguistiques sur l’énonciation progressent
(Caprettini, 1970 ; Masson, 1985 ; Peeters, 1991 ; Floch 1992 ; Marion,
1993), les comics studies accueillent, début 1990, de nouvelles
perspectives en provenance des cultural studies qui conduiront à la fin de
« l’absence remarquable de la BD des travaux se réclamant de l’approche
culturaliste ou des analyses de réception » (Maigret, 1994, p. 117). On y
trouve principalement quelques études anglo-américaines (entre
reception studies et ethnographie de la consommation) et italiennes (entre
sociologie et socio-sémiotique des imaginaires), qui caractérisent les
années 1980 et 1990, comme nous le verrons par la suite4.
Dans les années 1990, à partir du deuxième volume de recherches de
l’historien de l’art David Kunzle (1990) et des études sur Töpffer
(Groensteen et Peeters, 1994), l’histoire du médium renouvelle l’intérêt
scientifique. Le mythe historiographique de Yellow Kid est révisé et des
enquêtes émergent sur des segments nationaux jusque-là délaissés en
France, Belgique, Espagne et Italie (Dierick et Lefèvre, 1998  ; Martin,
2000  ; Castelli, 2003  ; Gadducci, 2006). Ces analyses amènent à une
progressive redéfinition des périodisations et des préoccupations
historiographiques traditionnelles, sur les œuvres et leurs contextes
socioculturels5. En conséquence, un certain nombre d’histoires
culturelles ou de «  carottages  » thématiques sont réalisés, aux
bibliographies néanmoins restreintes par pays6. Ce n’est que dans les
années 2000 que la stripologie mûrit et se fragmente : les méthodologies
et les intérêts se spécialisent7  ; la discipline elle-même commence à se
repenser comme un territoire cohérent, avec ses propres généalogiques,
toutes à reconstruire et à redéfinir8.

Les paradigmes et le cycle essentialiste


Pour cartographier les études, Magnussen et Christiansen (2000) ont
parcouru des chemins différents, en essayant de dépasser les frontières
disciplinaires et en observant les théories qui ont guidé les objectifs infra
et transdisciplinaires des recherches sur la bande dessinée. Dans leur
synthèse, ils ont identifié quatre perspectives théoriques qui ont
accompagné les études dès l’après-guerre  : structuraliste,
psychanalytique, critique-marxiste et postmoderne-poststructuraliste.
Cette approche plurielle comporte néanmoins certaines erreurs. Les
auteurs ignorent les théories venant de la tradition américaine – le
behaviorisme et le fonctionnalisme – et oublient, ou mélangent de façon
inappropriée, des traditions européennes très différentes, comme la
culturologie d’Edgar Morin, les études culturelles et l’ensemble
composite des audience studies.
Une systématisation aboutie nécessiterait un travail qui dépasserait les
objectifs et l’espace de mon intervention. Cependant, je crois que pour
tracer le profil épistémologique de ce domaine, il est important, au-delà
des grandes philosophies et des perspectives théoriques, de considérer au
moins les paradigmes, c’est-à-dire les « différents modèles (partagés par
une communauté de chercheurs) à partir desquels bâtir, mener et exposer
une enquête » (Casetti 1993, p. 15). Cela devrait permettre de mettre en
perspective le sémiocentrisme, mais aussi la difficulté qu’ont les études
européennes à s’affranchir du débat définitionnel.
Les études menées avant les années 1960 présentaient, on l’a vu, une
distance entre deux paradigmes, essentialiste et méthodologique, ou entre
observateurs internes et externes, distance qui a été rompue par la
panique morale sur les comics, qui en a considérablement affaibli la
légitimité. Dans les recherches sur le cinéma, le conflit naît dans les
années 1960, à travers ce que Casetti a appelé la « rupture » de Metz en
1964. L’émergence du paradigme scientifique et analytique vient de deux
horizons  : une insatisfaction des chercheurs pour «  les discours trop
généraux, les observations impressionnistes, la recherche des essences »
et l’exigence «  de préciser leurs intérêts, de mettre en place des
procédures d’analyse rigoureuses, d’utiliser des catégories bien définies »
(Casetti, 1993, p. 143). Pour la BD au contraire, il ne se produit pas une
rupture, mais plutôt une suture : les stratégies de légitimation de l’objet
se renforcent en rapprochant les deux paradigmes. Dès lors, des questions
essentialistes apparaissent sur la BD «  en soi  » et ses caractéristiques.
Des discours généraux se construisent : la bande dessinée est une forme
culturelle, «  antichambre de la culture  » (Sullerot, 1966), digne
paralittérature (Lacassin, 1971), miroir social (Giammanco, 1965),
système communicationnel doué d’une grammaire linguistique (Eco,
1965). Dans le même temps, des questions conceptuelles sur sa
« spécificité » ou sa « nature » se posent : ce sont les débats sur son statut
« séquentiel » (Eisner, 1985 ; McCloud, 1993), sa condition « littéraire »
ou non (respectivement, Morgan 2003 et le statut « audiovisuel » défendu
par Frezza, 1999) et les discours plus récents sur son «  ontologie
visuelle  » (Lefèvre, 2007). Des réponses variées, influencées par des
provenances culturelles et disciplinaires différentes, mais qui partagent
un objectif : formuler des interprétations générales du phénomène, pour
trouver une définition stable et partagée, donc légitime. Groensteen
écrivait en 2002 qu’« il est remarquable que la recherche d’une définition
de la bande dessinée n’ait cessé de hanter les chercheurs ». D’autant plus
remarquable en effet qu’après les années 1960, la méthodologie et la
réflexion sur la BD ne progressent pas – comme dans le cinéma – en
approfondissant, en définissant et en précisant, mais en se tournant de
nouveau vers l’essentialisme : le débat entre dans une boucle, devient un
«  réinventer la roue  » prolongé qui produit une longue stagnation
théorique.
La fin de ce long cycle essentialiste est en fait un phénomène récent,
datant du tournant des années 2000 et porté par trois forces : d’abord, la
fragmentation disciplinaire qui a permis une différenciation des intérêts
scientifiques, ensuite l’historicisation des recherches qui a mis en
perspective la multiplicité des trajectoires conceptuelles et
méthodologiques, enfin la parution de travaux qui ont bien illustré les
tensions entre visions prescriptives de l’objet et théories «  de champ  »
(Casetti, 1993), c’est-à-dire liées aux paradigmes interprétatifs qui
s’activent de façon inductive autour de « champs de problèmes ».

Le cadre des comics studies : approches et domaines de recherche


Cet état historique et épistémologique des recherches sur la bande
dessinée achevé, passons à un bref résumé des principaux acquis. Ce
travail ne se veut ni exhaustif ni systématique  ; il souhaite plutôt faire
progresser une cartographie des études. En reprenant des typologies
sociologiques assez classiques du système culturel (par exemple,
McQuail 2000, Colombo 2006), je me concentrerai sur les approches
théoriques et méthodologiques, en reprenant les travaux les plus influents
et que je considère parmi les plus significatifs. Cette tentative s’articule
autour de trois perspectives  : communicationnelle, structurelle et
culturelle.

La dimension communicationnelle

Ces recherches ont défini la BD comme un milieu ou système de codes


qui gère la médiation entre émetteur et récepteur. Elles se sont
concentrées soit sur des composants spécifiques (les facteurs liés aux
acteurs, messages, langages), soit sur les relations entre eux (notamment
avec la question des effets), reliant ainsi les recherches en
communication avec les contributions de la psychologie sociale et des
disciplines linguistiques (la sémiologie, en particulier).

Les études sur les « messages »

Centrales dans la première phase des études pédagogiques et


sociologiques américaines, les études sur les messages mobilisent les
travaux de Lasswell sur la presse et le modèle de l’analyse de contenu : le
sens de la bande dessinée, ce sont des contenus explicites, visibles et
mesurables. Il s’agit des premières enquêtes quantitatives sur la BD, qui
visent à saisir le médium dans sa globalité grâce à l’examen des
« genres » et des tendances (Frank, 1944 ; Barcus, 1961) ou, de manière
plus ciblée, à analyser la présence et le traitement de différents sujets
comme la violence (Hutchinson 1969) ou la maladie. Cette tradition se
perpétue aujourd’hui, même si son champ d’exercice est désormais
restreint aux popular culture studies américaines. La question de la
langue est aussi au cœur des études des éducateurs et des humanistes qui
souhaitent décrire ses spécificités lexicales, sémantiques et syntaxiques,
ou considérer ses liens avec les langues naturelles (Welke, 1960 ; Becciu,
1971  ; Pietrini, 2009). En ce sens, Morgana (2003) a montré la
conventionalité du langage des bandes dessinées, qui utilisent un
vocabulaire plus proche du théâtre et des contes que de la dialogie
cinématographique.

Les études sur le langage

Les études sur la bande dessinée comme système linguistique sont le


groupe le plus vaste, et probablement le plus riche, en Europe. La BD y a
surtout été observée à l’aide des méthodes de la sémiologie de l’image et
du cinéma ainsi que de l’analyse du texte littéraire. Cela a permis des
réflexions sur les signes, les codes, les genres narratifs, les dispositifs
d’énonciation et les modèles de l’expérience textuelle.
Initialement, les codes de la BD ont été étudiés en termes de dessin
(lignes, formes, couleurs) ou de graphique (bulles, lettrages, cases,
formats), comme une clé d’accès «  micro  » aux composantes
linguistiques. Ces dernières ont alors été analysées en elles-mêmes ou
dans leurs articulations, de la texture à la construction en perspective
(Fresnault-Deruelle, 1972 ; Gubern, 1972 ; Krafft, 1978 ; Barbieri, 1991).
On a ensuite abordé les signes conventionnels (bulles et onomatopées) ou
les accents graphiques (les «  lignes cinétiques  »), et l’on a étudié les
relations entre textes et cases, ou cases et cases. Durant une longue
période de maturation, de la fin des années 1970 à celle des années 1990,
l’attention s’est portée sur le plan de l’énonciation, plus particulièrement
sur les relations entre figuration et instances narratives, comme la
dynamique textuelle sequence/closure, qui constitue un discours visant la
simulation spatiale du mouvement (Frezza, 1978 ; McCloud, 1993). Les
particularités de l’énonciation graphique-visuelle de la bande dessinée
ont alors été vues comme une sémiotique syncrétique (Floch, 1997), ou
plus justement comme une graphiation, c’est-à-dire un régime énonciatif
du «  discours du dessin  » lié à la présence d’une instance créatrice qui
« passe » par le dessin (Marion 1993). Dans le même temps, apparaît la
notion de tabulaire (Fresnault-Deruelle, 1977), pour laquelle la BD est
une fiction spatialisée. La page est un élément cardinal et modélisant,
« unité signifiante » de la textualité de la bande dessinée (Peeters 1991).
Dans les années 2000, la sémiotique se concentre sur l’expérience de
lecture/écriture, avec trois nouvelles pistes. La première met au centre le
«  codage  » de la page et sa signification  : le concept de spatio-topie
permet de distinguer une image-temps et image-mouvement comme celle
du cinéma de l’image-espace et image-lieu comme celle de la BD. La
spatio-topie permet aussi de repenser l’importance de la mise en page,
grâce à un ensemble de règles, l’arthrologie, portant sur la conjonction,
répétition et concaténation entre images, qui surveillent les opérations de
découpage et tressage (Groensteen, 1999). La deuxième piste porte sur la
nature de l’expérience textuelle. Certains chercheurs entament une
réflexion sur le modèle diagrammatique à l’œuvre lors de la construction
sociale de la BD des premiers temps (Smolderen, 2007). D’autres
discutent les différentes expériences de lecture, en «  plan/carte  » (faire
défiler des planches afin d’identifier la clé la plus appropriée pour la
lecture fictionnalisante en séquences) ou «  en écran  » (activation du
discours menant à une représentation linéaire, durable, visuelle-sonore,
qui permet l’accès au monde fictif, voir Eugeni, 2010). Enfin, une
troisième piste étudie la linguistisation des mécanismes perceptifs
proposés par la BD et se focalise sur les structures de la communication
visuelle des planches. Cohn (2003) propose des catégories pour
interpréter les espaces de navigation du regard, comme le framing plane
qui «  intègre des dispositifs tels que quadrants, bords des pages et
légendes  »  ; Taylor (2004) travaille sur la parcourabilité de l’espace
représenté, en analogie avec les expériences hypertextuelles des jeux
vidéo  ; Ault (2000 et 2004) analyse les stratégies de spatialisation chez
Carl Barks ; Stefanelli (2011) propose une conceptualisation de la page
comme dispositif à partir de la notion d’interface.
Contexte particulier de la narration, la bande dessinée a également été
étudiée comme un terrain de formation de structures narratives et de
configurations textuelles particulières, principalement selon les modèles
analytiques de la tradition narratologique formaliste ou d’inspiration
greimasienne (Gubern, 1972 ; Floch, 1992), les réélaborations de Genette
et Chatman (Mantegazza et Salvarani, 1998), ou grâce à des
contributions plus composites (Lavanchy, 2007). D’autres analyses sur
des détails et des cas ponctuels sont menées, par exemple sur la mise à
jour des formules sérielles (Jenkins 2009).

Études sur les routines de production/professionnelles

Souvent appliquée à la presse écrite, cette approche est plus rare dans
le domaine de la bande dessinée. Elle porte sur les règles, les valeurs et
les processus de régulation impliqués, explicitement ou implicitement,
dans le «  travail  » effectué. Le seul exemple d’ampleur est l’étude de
Sharon Kinsella (2000) sur les routines productives de la «  culture
éditoriale » développée dans le cadre des mangas. On peut rattacher à ce
courant l’histoire culturelle de Gabilliet (2005) sur la dynamique entre les
éditeurs et la modélisation des professionnalités «  générationnelles  »
impliquées dans la BD américaine, et l’analyse de Laura Vazquez (2010)
sur le contexte de production argentin.

Les études sur les effets

En vogue dans les années 1950 et 1960, ce courant s’interroge sur ce


que les bandes dessinées « font aux gens » à la lumière d’un paradigme –
la seringue hypodermique – qui imagine le public comme une sorte de
table rase sur laquelle le médium est capable d’agir. Le texte le plus
célèbre des comics studies, Seduction of the Innocent de Fredric Wertham
(1954), exprime cette vision catastrophée de la culture de masse, proche
de la caricature dans son « appel aux armes » contre la propagation de la
BD. En plein vague de l’école de Francfort, Wertham participe au débat
journalistique autour du «  mauvais goût  » de la bande dessinée
contemporaine (Beaty, 2005) et introduit celle-ci dans ses consultations
cliniques de jeunes sociopathes et psychopathes, souvent criminels, en
formulant l’hypothèse – sans réelles preuves empiriques – qu’elle serait
une cause de délinquance juvénile. La plupart des recherches, toutefois,
ont été consacrées moins aux effets limités qu’à ceux à moyen terme,
selon les théories de la persuasion. William Sones (1944), notamment,
analyse la façon dont la BD peut modifier les compétences des individus,
en étudiant les différents effets de mémorisation d’une histoire, proposée
à deux groupes d’enfants, dans une première version littéraire et une
seconde en bande dessinée. On découvre que la BD peut aider les
processus d’apprentissage, à l’instar d’Arnold Rose (1958) sur la délicate
question de la propagande psychiatrique dans un comic strip (Rex
Morgan), considéré comme efficace et utile pour inciter certains à des
attitudes plus « favorables » dans les cas de problèmes psychologiques.
Certaines études ont porté sur des aspects spécifiques, tels que les
effets sur la langue et la lecture : pour la psychiatre américaine Hilde L.
Mosse, certains troubles de lecture et d’écriture sont dus aux « structures
difformes du matériel linguistique de la bande dessinée  » (cité dans
Becciu 1971  : 40)  ; pour d’autres, la lecture de bandes dessinées
diminuerait les facultés cognitives des enfants (Wigand 1986).
Parmi les études les plus récentes, signalons celle de Tan et Scruggs
(1980) qui invalide la théorie de la seringue hypodermique grâce à une
enquête empirique sur la violence verbale. Deux bandes dessinées –
Daredevil et Betty & Veronica – ont été soumises à une centaine
d’enfants, divisés en deux groupes. La conclusion  : les comportements
présents dans les bandes dessinées ne produisent pas d’agressions
verbales, lesquelles ne peuvent donc apparaître qu’à long terme en étant
cumulées à d’autres stimuli culturels et sociaux.

La dimension structurelle

Les recherches de ce type ont fait de la BD un acteur « régulé », dans


son fonctionnement « interne » et dans sa relation avec le système social
et médiatique. La BD est pensée comme un système et un appareil ; un
acteur social complexe, capable d’offrir différents degrés de structuration
des relations entre médias et société. Cette approche, rarement
approfondie, soulève des interrogations quant au rôle de la BD dans la
société, ses liens avec des domaines comme la politique, les systèmes de
réglementation ou l’identité nationale, mais aussi quant à son aspect
organisationnel  : quelles sont les caractéristiques des productions de
BD  ? En quoi les mécanismes organisationnels de la bande dessinée
influencent-ils (et sont-ils influencés par) la culture qu’ils transmettent ?
La bande dessinée comme technologie

La technologie a longtemps été un sujet secondaire, tenu pour acquis


par la vaste naturalisation des principales technologies de la presse
imprimée (du livre au magazine) auxquelles il serait attaché. Toutefois,
un premier groupe d’études a vu en elle le cœur du médium, qui lui
permet d’assumer une fonction spécifique au sein du système des médias.
L’auteur le plus important au sein de ces études est sans surprise
McLuhan (1964) qui a identifié dans la bande dessinée la persistance de
vieux procédés de la presse, et qui soulevait le problème de la
naturetechnologique de l’image. Dans la bande dessinée ou à la
télévision, elle est définie comme «  brute  » ou de «  basse définition  ».
Les deux médias seraient ainsi des médias froids, qui demandent un
surplus de participation. Si la technologie des comics doit être étudiée en
elle-même, des chercheurs ont analysé ses innovations technologiques,
des techniques de production aux formats (Lefèvre, 2000 ; Couch, 2000)
et des défis de la numérisation aux perspectives de
production/distribution online (McCloud, 2000  ; Sabin, 2000). Le
déterminisme technologique propre au modèle mcluhanien a conduit à la
vulgarisation du lien «  fraternel  » entre BD et animation, considérant
cette dernière comme une simple «  re-médiation  » des propriétés
technologiques de l’ancêtre BD, mêlées aux technologies de reproduction
du mouvement du cinéma.
Un autre groupe a observé la technologie de la BD dans sa relation aux
forces sociales et culturelles. Il s’agit de la perspective anti-mcluhanienne
dite du social shaping of technology. On y compte Abruzzese, spécialiste
européen des relations entre la bande dessinée et l’expérience urbaine
moderne. Il attribue un rôle important aux processus d’industrialisation
culturelle et de mise en spectacle des formes de réception, pour mieux
appréhender les supports et l’aspect même de la BD (puis du cinéma)
grâce à la définition d’une nouvelle grammaire de la perception
(Brancato, 1994  ; Frezza, 1999  ; Bukatman, 2003  ; Balzer, 2010). Les
origines de la bande dessinée (Kunzle, 1990  ; Smolderen, 2007) font
également partie des thèmes centraux de ce courant, ainsi que les
corrélations entre les « formats » et le contexte sociotechnique (Colombo,
1998).

La bande dessinée comme industrie

Ces recherches conçoivent la BD comme un ensemble d’organisations


complexes qui gravitent autour de la fonction économique. Parmi les
sujets analysés  : dimensions du marché, composition des ventes et
tendances9, structuration du marché et de ses filières, relations entre les
acteurs économiques10, modèles de gestion et d’organisation11, modèles
de business12.
En termes proches de l’économie politique, des chercheurs ont effectué
des études comparatives et stratégiques sur la valeur de certaines
productions, à l’instar de Meehan (1991) sur le business de Batman ou
Iwabuchi (2002) et Allison (2006) sur le rôle de l’industrie du J-pop
(manga compris) dans la mondialisation économique et culturelle de
l’Extrême-Orient. Mattelart (1996), par ailleurs, a porté un regard
sociopolitique sur l’économie de la bande dessinée dans son analyse sur
les influences réciproques entre syndication et réglementation
internationale du droit d’auteur. De plus, Sharon Kinsella (2000) a réalisé
dans les années 1990 une étude marquante sur le manga, qui met en
lumière les relations entre l’organisation sociale de l’industrie et les
changements sur le plan de l’identité sociale «  institutionnalisée  » du
médium et de ses produits. Enfin, Gabilliet (2005) a étudié l’évolution du
marché des comics et l’organisation de ses structures éditoriales.

La bande dessinée comme institution sociale

Dans leur introduction à la collection de recherches sur la BD aux


États-Unis, The funnies, an American idiom, les éditeurs David Manning
White et Robert Abel (1963) écrivaient : « puisque les comics touchent la
culture dans une multitude de manifestations populaires, allant de
l’influence sur les habitudes hygiéniques et alimentaires de millions de
personnes à la production pour le public d’une série continue de héros
culturels aussi stimulants que ceux des autres médias, ils méritent d’être
étudiés comme des forces actives dans le développement de l’ethos
national ». Reconnaître la BD comme une forme institutionnelle implique
d’en étudier l’intégration dans l’ordre social et de l’appréhender comme
une source d’informations et d’images du réel, une agence de
socialisation parallèle et un moyen pour la régulation des comportements.
Des auteurs ont ainsi examiné les fonctions sociales de certains comics
dans différents contextes historiques et géographiques  : son rôle
bardique, ses capacités d’attachement social (Asa Berger, 1973  ;
Reynolds, 2002  ; Rubenstein, 2002), sa force dans la
construction/déconstruction des différences sociales (Giammanco, 1965 ;
Campbell, 2009), sa portée contre-culturelle (Sabin, 1993  ; Maigret,
1999), son implication dans les processus de marchandisation des biens
symboliques aux États-Unis grâce à des synergies entre éditeurs,
syndications, séries à succès et industrie de la publicité (Gordon, 1998)
ou encore sa contribution à l’histoire de la propriété intellectuelle et à sa
redéfinition dans un contexte de mondialisation (Mehra, 2002  ; Lessig,
2004).
D’autres ont étudié les évolutions de son statut social, comme au Japon
où il passe d’une «  forme culturelle spécifique fondée sur l’institution
d’une opposition politique et d’une organisation sociale ouverte  » à un
outil pour la reproduction de l’ordre social, plus proche du contrôle
gouvernemental (Kinsella, 2000). Parmi les résultats les plus intéressants,
il faut mentionner ceux qui portent sur les processus historiques
d’institutionnalisation et de légitimation du médium lui-même
(Boltanski, 1975 ; Maigret, 1994 ; Groensteen, 2006 ; Smolderen, 2009).

La dimension culturelle

Ces recherches ont vu la bande dessinée comme un lieu d’expression,


de circulation et de renforcement des connaissances, valeurs,
symboliques, attitudes, normes d’une société ou de certains groupes
sociaux. Dans ce domaine, les contributions sociologiques ont été
enrichies par des perspectives diverses comme les théories critiques,
l’anthropologie, la tradition des sciences humaines et le nouveau cadre
des cultural studies, pour mieux comprendre les pratiques concrètes des
usages de la bande dessinée par les individus.

Les études sur la représentation

Ce volet, composite dans ses thématiques et méthodes, porte sur les


modalités de mise en scène d’un certain contexte ou sujet. Son hypothèse
est que la bande dessinée joue un rôle de miroir ou de filtre – même
déformant – de la réalité sociale. Par conséquent, les textes seraient
représentatifs d’une certaine réalité, et l’analyse tend à lire le contenu
comme des traces de ce rapport. Les études sur la représentation des faits,
des connaissances, des positions, des valeurs appartenant à des contextes
spécifiques sont nombreuses. Citons les travaux de Dorfman et Mattelart
(1971) sur la reproduction des valeurs des classes supérieures dans les
comics Disney  ; de Giammanco (1964 et 1991) sur les tensions
sociopolitiques et religieuses aux États-Unis contemporains  ; Witek
(1989) sur les contradictions entre identité nationale et individuelle dans
certains auteurs américains comme Spiegelman  ; McKinney (2008) sur
l’idéologie coloniale dans la bande dessinée francophone. L’histoire
sociale n’était pas en reste : Savage (1990), par exemple, a montré le lien
entre les problèmes représentés par la bande dessinée et ceux, bien réels,
de la société américaine au XXe siècle  ; Wright (2001) a défini les
transformations des « formules » narratives dans les comics mainstream
comme un «  symptôme  » des changements culturels. Plus riche
théoriquement, le travail de Frezza (1978) conteste l’interprétation d’Asa
Berger sur les premiers newspaperscomics, qui les pensait représentatifs
d’une « ère de l’innocence » de la société américaine. Il étudie ainsi les
relations entre les structures formelles et les fonctions sociales du
médium, et clarifie le rôle du « comique » dans Yellow Kid, qu’il qualifie
comme filtre d’une relation – loin d’être pacifique, comme le supposait
Asa Berger – avec l’identité américaine. Par ailleurs, la recherche
originale de l’intellectuel italien Antonio Faeti (1978, 1998) marque la
frontière entre cette tradition et la culturologie, suivant la circulation des
idées grâce à une dense reconstruction croisée d’iconographie, de
mythographies et d’esthétique qui concrétisent la genèse des formes
d’expression du «  champ visuel dessiné  » comme la BD des premiers
temps, l’illustration enfantine ou la production Disney. Dans la zone
anglo-saxonne, cet ensemble a rapidement dépassé le textualisme pur
pour atteindre l’idée d’une épreuve de force entre texte et contexte, en
mettant l’accent sur le processus de codage/décodage des valeurs
dominantes. La représentation a ensuite été étudiée, dans des perspectives
politiques et féministes, en tant que champ de négociations des rôles de
genre ou d’ethnies (McAllister, Sewell et Gordon, 2001  ; Rifas, 2004).
McRobbie (1991), dans son étude de la revue Jackie,voit la BD comme
un médium produisant des «  systèmes de messages, un système de
signification, porteur d’une certaine idéologie » qui joue un rôle dans la
construction de la féminité adolescente13. Allison, de son côté, a étudié la
représentation des femmes dans les ero manga (bandes dessinées
érotiques), montrant l’action d’un regard masculin, moyen de régulation
du sens lié à la relation entre société et structures de genre, en corrélation
avec le cadre anthropologique de la société japonaise (Allison, 1996).

La tradition culturologique

Issue d’une réflexion post-francfortienne, la culturologie définit la


culture de masse comme une « pluralité de cultures ». Elle pense la bande
dessinée comme un territoire symbolique ou imaginaire, analysant la
tension entre standardisation et innovation, typique de la culture
industrielle moderne.
Un premier aspect du concept d’imaginaire est fourni par Edgar Morin
(1962), qui voit dans la bande dessinée sérielle des années 1960 un cas
emblématique des industries culturelles. Cartographier et analyser les
archétypes de l’imaginaire devient l’objectif principal  : Alberto
Abruzzese (1979) explique l’imaginaire catastrophique et mutant de
Marvel, Allison (2006) étudie les enjeux des morphing et des
désassemblages perpétuels – le «  polymorphe pervers  » – qui
caractérisent certains imaginaires japonais contemporains, d’autres
explorent les mythes des super-héros (Frezza, 1995  ; Reynolds, 1992  ;
Bukatman, 2003).
La tension entre production et réception est l’autre versant de ces
études. On y analyse la nouvelle correspondance entre temporalité
fictionnelle et vie quotidienne dans la sérialité Marvel (Brancato 1994),
la dialectique entre les instances pédagogiques et les désirs de
divertissement qui débouchent sur des solutions linguistiques typiques du
modèle italien (absence de bulles, «  localisation  » de la production
Disney) (Colombo, 1998), les dynamiques relationnelles entre
producteurs, auteurs et lecteurs dans le développement de l’appareil
éditorial des comics américains (Gabilliet, 2005), et la construction en
France d’une BD indépendante qui se veut un anti-modèle, tant dans les
contenus artistiques que dans les logiques de production et de réception
(Beaty, 2007).

Les études sur les publics et les pratiques sociales

Au-delà de la pluralité des cultures, d’autres chercheurs empruntent


aux cultural studies et aux audience studies une perspective de recherche
privilégiant les sujets sociaux – en l’occurrence, les lecteurs. Pour eux, la
culture de bande dessinée se crée dans un réseau complexe de relations
entre les textes et les sujets, et entre les sujets et les contextes. Dans ce
cadre, la recherche s’est axée depuis les années 1980 sur les discours
sociaux, la réception et l’interprétation de certains textes ou genres,
l’histoire sociale des communautés de lecteurs et de certaines pratiques
de consommation (la collection, la « consommation productive ») et, au
croisement des approches communicationnelles et cognitives, sur le statut
des « compétences » de la comics literacy. On y applique les outils de la
microsociologie, de l’ethnométhodologie et de l’ethnographie pour
réhabiliter la matérialité de la lecture  : la bande dessinée est une
expérience tout à fait concrète pour les individus.
Divers chercheurs se sont intéressés à l’identité sociodémographique
des lecteurs (Wolfe et Fiske, 1949  ; Bogart, 1957  ; Robinson et White,
1963), puis à la façon dont ces derniers réinventent le sens des textes.
Parmi ces travaux, on peut citer l’analyse du rapport entre les modèles de
masculinité ou féminité offerts par les comics et les interprétations des
lecteurs en fonction de l’âge, du sexe ou de l’origine ethnique
(McRobbie, 1978 ; Barker, 1989 ; Bacon-Smith, 1991 ; Maigret, 1995 ;
Brown, 2001).
D’autres ont essayé de comprendre comment les individus
s’approprient leurs lectures en analysant, par exemple, la manière dont la
BD s’est insérée dans la vie quotidienne comme une ressource identitaire.
On trouve ici diverses études portant notamment sur l’empowerment des
fans collectionneurs (Tankel et Murphy, 1998) ou sur le rôle de la BD
dans la négociation des relations de famille ou d’amitié (Gibson 2000),
dans la construction d’une mémoire générationnelle, historique ou
nationale (Spigel et Jenkins, 1991 ; Condry, 2007), ou dans des nouvelles
formes d’interaction sociale juvénile basée sur l’intégration d’un réseau
de pratiques performatives transmédiatiques (Buckingham et Sefton-
Green, 2003 ; Ito M., 2008). Allison (2006) analyse les usages sociaux de
certains mangas et animes dans le cadre des nouveaux processus de
reproduction sociale de l’idéologie du capitalisme.
Un autre courant s’est attaché à produire une description
ethnographique de communautés spécifiques, en documentant les
relations et les pratiques sociales des clients des librairies spécialisées
(Pustz 1999), les formes de réception «  active  », le partage et la
socialisation amateur de certains produits (Brooker 2000) ou les
stratégies de mise en scène de soi dans la communauté de
consommateurs de mangas et animes (Eng, 2002  ; Di Tullio et Filippi,
2002). Ce groupe, souvent motivé par un intérêt pour la dimension
participative des médiacultures (Jenkins, 2006), a mené des recherches
visant surtout les pratiques sociales (parmi lesquelles, le cosplay, le
scanlation, le fansub) et l’engagement des lecteurs dans la culture manga
(Lunning, 2010), pour en étudier le rôle actif dans sa circulation sociale
(Lamarre, 2006), qui peut aller jusqu’à influencer la promotion d’un
marché international (Tobin, 2004) grâce au prosélytisme des réseaux et
communautés online (Leonard, 2005).
Enfin, suivant l’attention portée aux literacies dans les récentes media
studies, certaines études se sont intéressées à la comics literacy, ses traits
et ses enjeux. La BD est vue comme facilitatrice dans certains processus
de l’apprentissage des enfants (elle permettrait d’articuler une narration,
de décrire en détail une représentation, voir Bitz, 2010). Dans le cadre
des nouvelles compétences médiatiques, les traits de sa multimodalité
sont aussi abordés (Schwartz et Rubinstein-Avila, 2006  ; Stefanelli,
2010). Enfin, certains ont analysé les nombreux facteurs sociaux qui
influencent lesdites compétences  : sociodémographiques comme l’âge
(Hall et Coles, 1999) et le sexe (Millard 1997), mais aussi les relations
sociales, dont Allen et Ingulsrud (2009) ont montré le rôle central. Grâce
à une large enquête empirique, ils ont pu mettre en lumière le savoir
informel qu’est l’apprentissage de la BD, un savoir acquis hors des
institutions scolaires, rarement individuel et plutôt modelé par la famille
ou les amis.
L’expérience de lecture, les champs d’accès, les dynamiques, les
modèles de compréhension de la BD, sont les thèmes fondamentaux de
ce courant. C’est dans cette direction qu’ont porté les recherches sur la
compréhension, soit de manière globale (Nakazawa, 2005 ; Ingulsrud et
Allen, 2009), soit spécialisées comme celles des signes graphiques –
lignes kinésiques, icônes, déformations (Nakazawa, 2005) ou les layouts
(Cohn, 2008). Les expériences empiriques sur les mouvements oculaires
pendant la lecture se révèlent assez prometteuses (Nakazawa, 2002), tout
comme celles sur les parcours vectoriels de lecture qui reconnaissent
l’existence de dynamiques allant «  du macro au micro  » (Ingulsrud et
Allen, 2009), confirmant ainsi les théories communicationnelles et
linguistiques sur l’importance du dispositif de la planche.
1. C’est aussi l’époque des premiers textes sur l’histoire du médium : Sheridan (1942), Waugh
(1947), Becker (1959).
2. Pour des relectures critiques autour des œuvres principales du genre « Histoire de la bande
dessinée » : Gadducci et Stefanelli, 2008 (Italie) ; Groensteen, 2010 (France et États-Unis).
3. Parmi les exceptions partielles, nous pouvons noter Brancato (1996), Witek (1999),
Magnussen et Christiansen (2000), Hatfield (2010)  ; les anecdotiques Lent (2002 et 2010)  ; les
readers historicisants de Heer et Worcester (2004 et 2009)  ; les essais bibliographiques Wigand
(1986), Lombard et al. (1999), Inge (2001), Rhode (2010)  ; le compendium encyclopédique de
Hirtz et Morgan (1997).
4. Pour une reconstruction du débat : Barker (1989) et Rogers (2001).
5. Cf. Dierick et Lefèvre (1998), Martin (2000), Castelli (2003), Gadducci (2006).
6. Parmi les histoires culturelles  : Savage (1990), Sabin (1993 et 1996), Brancato (1994),
Groensteen (2000), Wright (2001), Gabilliet (2005), Ito K. (2005). Parmi les carottages
thématiques  : les recherches sur les «  campagnes de moralisation  » de Barker (1984), Nyberg
(1998), Lent (1999), Crépin et Groensteen (1999)  ; les premiers textes sur le développement du
manga de Schodt (1983 et 1996), Groensteen (1991)  ; la redéfinition du statut du genre
« superhéros » chez Brolli (1992), Reynolds (1992).
7. Cette tendance est bien représentée par le développement des revues d’études, de plus en plus
ciblées sur des segments de recherche : la BD européenne (European Journal of Comic Art), les
« premiers temps » (SIGNs Journal), le manga (Mechademia).
8. Cf. Witek (1999), Magnussen et Christiansen (2000), Lent (2002 et 2010), Heer et Worcester
(2004 et 2009), Hatfield (2010), mais aussi Beaty (2004) et Groensteen (2006).
9. Nous pouvons inclure dans cette approche les rapports sur la production de l’Association des
Critiques ACBD (France), les recherches périodiques sur le marché réalisées par les instituts IFOP
ou GfK (France), ou les rapports de la consulting firm iCv2 (USA).
10. Sur la structure du marché japonais  : Nakamura (2003), le contexte sud-coréen  : Collectif
(2003). Pour des considérations sur le contexte français, cf. aussi : collectif 2009. Sur un sujet plus
spécifique comme la concentration industrielle aux États-Unis : McAllister (2001).
11. Le cas italien de l’éditeur Bonelli a été ainsi étudié par Troilo (2001).
12. Sur les modèles économiques des BD numériques en ligne : Allen (2007).
13. Dans la même tradition « féministe » : Frazer (1987), Walkerdine (1990), Gibson (2003).
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Théorie des bandes débordées
« Le dessin fait voler en éclats les chimères philosophiques et
littéraires qui nous séparent des choses. On entre en dessin comme
on briserait une glace. On y découvre que l’autre n’existe pas, que
les êtres et les choses ne sont pas délimités. Que nous ne sommes
qu’un bain de formes. Aussi sûrement que la poésie d’Henri
Michaux, le dessin nous renseigne sur ce que nous sommes. Bref,
le dessin signifie juste : regarde avant d’ouvrir ta gueule. »
Joann Sfar, Le Monde des livres, 23 décembre 2005.

Éric Maigret
Maintenant que la reconnaissance de la complexité du médium est
suffisante, que les banalités sur la facilité de lecture des petits dessins ou
sur l’immédiateté expressive de l’image à laquelle se réduiraient les cases
sont peu à peu écartées, avouons que nous sommes nombreux à ne pas
lire de bandes dessinées pour le seul plaisir du récit. Du moins d’un récit
qui serait produit par l’ordonnancement régulier des vignettes et
planches, par le biais d’un « langage » spécifique qui aurait sa grammaire
et son vocabulaire. Il est possible en effet de s’attacher à des aspects
poétiques et rhétoriques. Il est fréquent de se perdre dans le monde de
l’image, de s’abîmer dans les réseaux de relations graphiques, de
s’attacher aussi à des personnages comme à des entités animiques – bref
de faire sens autrement que par la supposée syntaxe des séquences. Plus
largement, rappelons que ce qui nous est donné à voir et à lire n’est pas
ce que nous voyons et ce que nous lisons, que les récits ne sont que ce
que nous en faisons, au-delà de certains codages du médium, certes à
étudier. Cette dernière remarque, si banale dans la recherche sur le livre,
la télévision ou la radio, est encore trop peu intégrée dans la recherche
sur la BD qui fait du sens une fonction immanente au «  texte  ». C’est
donc une invitation à prendre congé d’une vision structurale linguistique
qui est proposée ici, au profit d’une vision – enfin – culturelle, c’est-à-
dire hybridée sur le plan communicationnel et pleinement socio-
historique.
Le « langage » de la BD : la domination du modèle linguistique

Si les premières recherches sur la BD s’inscrivaient dans un ensemble


très varié de disciplines (esthétique, psychologie, sociologie, pédagogie,
etc.), une rupture est intervenue en Europe avec le mouvement de
refondation des années 1960-1970 qui a nettement fait pencher la balance
du côté de l’analyse structurale (comme le note Matteo Stefanelli dans ce
livre). Tout à leur entreprise d’arrachement de la BD au mépris auquel
elle était cantonnée, les sémioticiens se sont éloignés des travaux sur les
industries, les publics et les filiations historiques (certes, souvent
hasardeuses…), pour tenter de cerner la spécificité du médium. Le 9e art
devait être doté de règles propres qui en expliquent la richesse et en
éclairent le sens reçu. Cette spécificité a vite été entendue comme une
identité substantielle, figée, inaltérable, nécessaire. Maladie d’enfance de
la recherche sur les médias, l’essentialisme linguistique a permis de
lancer le débat sur la signification des œuvres tout en le circonscrivant au
modèle du langage articulé. Les noms d’Umberto Eco (1964, 1972) et de
Pierre Fresnault-Deruelle (1972) viennent à l’esprit, qui posent les jalons
d’une recherche sur les composants primordiaux d’une grammaire que
l’on doit considérer comme paradoxale. L’image, médium non-linéaire,
est en effet au centre de la réflexion, le texte étant considéré second et en
interaction avec l’image, mais c’est bien la logique linéaire de l’écrit qui
sert de modèle d’interprétation. Une bande dessinée se lit de gauche à
droite ou de droite à gauche suivant les cultures, et de haut en bas par la
grâce de l’enchaînement des cases (ou vignettes), qui décrivent une
action/une histoire, puis de page en page (ou de planche en planche). Si
des éléments signifiants plus petits ont tour à tour été passés en revue (les
constituants iconiques des dessins que sont les couleurs, les lignes, les
textures et les formes ; les signes conventionnels cratyliques comme les
onomatopées  ; les signes symboliques comme les lignes cinétiques…),
c’est la case puis la planche qui ont retenu le plus l’attention, avec
l’analyse des effets de cadrage et de continuité/contiguïté entre cases.
Dans cette optique, narration en images et bande dessinée étaient
équivalentes, toute la sémiose étant rabattue sur le récit.
Depuis cette époque, la trajectoire de la recherche sémiotique peut être
lue comme un approfondissement autant que comme une remise en cause
accélérée du paradigme originel. Face à la puissance singulière de
l’image, si peu apte à suivre la logique de l’écrit et ne se limitant pas au
seul récit, face à la liberté d’interprétation des publics, Eco se tourne vers
une pragmatique de la lecture en abandonnant l’ambition d’une
sémiologie des messages visuels. Fresnault-Deruelle (1976, 1977)
propose le concept de tabularité pour rendre compte de la lecture non-
linéaire, celle qui appréhende globalement la page, par un mouvement
avant-arrière, procède en diagonale ou en zigzags, avant de rendre
possible la lecture linéaire classique. Cette tension entre linéarité et
tabularité, chargée de résoudre les contradictions entre monstration par
l’image et narration par l’image ordonnée comme l’écrit et par l’écrit,
devient la clé de voûte de nombreuses typologies ultérieures. Benoît
Peeters, dans son bien nommé Case, planche, récit (1991) oppose ainsi
deux logiques fondamentales, celles du récit et du tableau, qui lui permet
d’obtenir quatre modes d’utilisation de la page en croisant une échelle de
prédominance de l’une sur l’autre et une échelle d’indépendance de l’une
par rapport à l’autre (tableau ci-dessous).
AUTONOMIE DÉPENDANCE
RECIT/TABLEAU RECIT/TABLEAU
DOMINANCE Utilisation Utilisation
DU RÉCIT conventionnelle rhétorique
DOMINANCE Utilisation Utilisation
DU TABLEAU décorative productrice

Source : Peeters (1991).

Le récit ou narration (entendre  : ordonnée comme et par l’écrit) peut


prédominer et se passer de la logique du tableau, les comic strips et la BD
franco-belge classiques illustrant ce cas de figure dit « conventionnel ».
Inversement, la dimension de composition de la page, le tableau, peut
l’emporter en s’émancipant du récit dans le cas de figure dit
« décoratif », par exemple dans les œuvres baroques de Druillet. Les cas
de figure «  intermédiaires  » sont marqués par l’interdépendance des
logiques, mises au service l’une de l’autre (utilisation «  rhétorique  »,
jugée par Peeters la plus fréquente à la fin du XXe siècle) ou placées dans
une surenchère oppositionnelle (utilisation «  productrice  » comme dans
le Little Nemo de McCay). Pour oser le jeu de mot, on peut dire que cette
typologie est elle-même «  productrice  », c’est-à-dire éclairante mais
marquée par des contradictions trop nombreuses pour être cohérente. Jan
Baetens et Pascal Lefèvre (1993) ont pointé la difficulté de séparer
conventionnel et rhétorique, Jesse Cohn (2007) celle entre rhétorique et
décoratif. Il faut ajouter que l’ouverture faite à l’altérité des dimensions
iconiques de l’image demeure limitée puisqu’il existe encore un primat
du récit linéaire par rapport auquel tout est mesuré : l’image est, quoique
différemment, entièrement soumise au jeu linguistique du récit dans les
modes conventionnel et rhétorique, lutte contre le récit et devient
purement «  décorative  » quand elle s’autonomise, en résumé, elle n’est
pas capable de narrer par elle-même, d’une autre façon, et de rendre
véritablement présent des mondes. Quelque chose de l’ordre d’une
idiosyncrasie européenne, voire occidentale, semble encapsulé dans cette
théorie qui a beaucoup de mal à entrer en résonance avec les mangas,
regorgeant de variations graphiques «  éclatées  » et d’immobilisme
narratif (Aarnoud Rommens, 2000).
L’ouverture contenue à l’image ressort également des travaux de
Thierry Groensteen dont la sémiotique s’exerce de façon significative
aux confins des théories linguistiques, de la nouvelle sémiotique du
cinéma et des études picturales. Groensteen (1999) dit adieu à
l’encombrante théorie du signe, à un concept de narrativité qui reposerait
sur la seule linéarité du texte, et à une micro-sémiotique réduisant la
bande dessinée aux composantes des cases, pour ancrer l’étude dans une
logique visuelle, c’est-à-dire chez lui spatiale, en particulier géométrique.
La bande dessinée se définit minimalement – mais « ontologiquement » –
par la mise en relation d’images fixes organisées en séquences narratives
et non par le jeu entre texte et image (les BD muettes existent), même si
du texte est le plus souvent présent dans les œuvres. L’observation des
régularités visuelles permet de dégager les espaces et leurs intrications,
dans le cadre d’une étude des relations (dite arthrologie)  : vignettes,
intervalles entre les vignettes, multi et hypercadres, séquences, réseaux,
avant la généralisation à l’œuvre selon la logique du tressage (toutes les
vignettes sont en relation dans le récit). Le modèle complète ainsi les
théories micro d’une macro-sémiotique partant d’abord de l’unité qu’est
la vignette, remplaçant la syntaxe des mots et des signes graphiques par
celle des espaces. Malgré les propos hostiles à la tradition structurale, il
conserve de façon sous-jacente un attachement à une théorie se donnant
pour horizon le seul niveau du récit, la seule finalité narrative, soumettant
le spatial à cette dernière (même si elle est conçue avec Ricoeur), alors
qu’une volonté de définir ultimement la bande dessinée par un langage,
de l’essentialiser (« ontologiquement »), se manifeste toujours. Le lecteur
est vu dans ce contexte comme orienté par des indices, voire soumis à
des codes  : «  Lorsqu’il rencontre un cadre, le lecteur est tenu de
présupposer qu’il y a là, à l’intérieur du périmètre tracé, un contenu à
déchiffrer. Le cadre est toujours une invitation à s’arrêter et à scruter. »
(p. 64) La distribution régulière en strips est vue, par exemple, comme
reproduisant le rythme naturel de la respiration, hypothèse hardie sur la
réception s’il en est ! L’opposition linéaire-tabulaire, qui n’a a priori plus
cours dans ce schéma «  visuel  », revient avec les concepts de
«  multicadre  » et de «  tressage  » qui invitent aussi (au-delà de la
linéarité) à penser le récit bande dessinée comme un ensemble de
vignettes en interactions, même celles qui ne sont pas contiguës.

Temporalité, séquentialité et langage visuel

En résumé, depuis les années 1990, la relation «  bi-modale  »


(Stefanelli, 2010) entre le texte et l’image, jugée définitionnelle et vantée
par les pionniers du 9e art, est devenue de moins en moins centrale dans
la tradition sémiotique, l’image prenant le pas sur l’autre grand mode de
communication. La lecture postulée de bande dessinée demeure
cependant largement mimétique du langage articulé. L’idée de linéarité,
appliquée d’abord trop brutalement à la BD avec les concepts de codes et
de grammaire, est reniée mais revient par le biais de la séquentialité, qui
exprime la transformation du médium graphique fondamentalement non-
linéaire en véritable expression linéaire. La juxtaposition spatiale des
images en séquences linéaires articulant un tout cohérent – et donc la
lecture qu’elle invite à produire – semble le roc sur lequel s’appuyer. Ce
principe est défendu par Groensteen et Peeters (1994), pour lesquels
Töpffer est l’inventeur véritable de la BD puisque le premier à mettre le
message verbal au service du dessin organisé en séquences. Harry
Morgan (2003) observe également que « la bande dessinée ne peut être
définie en termes de rapports textes/images mais seulement par la
présence d’un dispositif et par la séquentialité ».
Quoique différente, la tradition américaine de la séquentialité rejoint
ici la sémiotique européenne. Initiée par Will Eisner, elle s’impose avec
le fameux ouvrage de Scott McCloud L’Art invisible (1993). McCloud
élabore une théorie dite de la transition qui est, à vrai dire, souvent moins
avancée que les recherches européennes car limitée aux effets de sens de
case à case. Mais son point de vue très didactique, son évocation de la
temporalité et sa volonté de trouver des dénominateurs communs aux
diverses formes culturelles lui permet d’effectuer des comparaisons
novatrices entre BD, comic books et mangas. Les cases sont des cadres
contenant des images. Elles entretiennent des relations linéaires et sont
ordonnées en séquences discrètes, formant ainsi un «  langage visuel  ».
Les transitions possibles entre cases sont au nombre de six :
La théorie des transitions de Scott McCloud
1. Moment-à-moment : Très courte transition, le
temps s’écoule à peine entre deux cases.
2. Action-à-action : Déroulement complet d’une
action.
3. Sujet-à-sujet : Changement de lieu ou de
focalisation dans la scène.
4. Scène-à-scène : Passage d’un espace/temps à un
autre.
5. De point de vue à point de vue : Montrer les
différents aspects d’un lieu, d’une idée ou d’une
ambiance.
6. Non sequitur ou Solution de continuité : A priori
aucune relation logique entre les cases.

Source : d’après McCloud (1993).

Dans cette typologie, McCloud déplace le mécanisme de production


du sens vers le lecteur au moyen du concept très large et, surtout,
programmatique de «  closure  ». C’est le lecteur qui imagine les
transitions : le jeu mental avec l’espace iconique (le blanc entre les cases)
est la source des différents effets de cadrage, d’ellipse, de temporalité…
La pure juxtaposition d’images sans effet séquentiel (solution de
continuité) est envisagée, comme pour témoigner d’une volonté de ne pas
cantonner la bande dessinée à la narration. Mais il reste que la notion de
séquence demeure principalement enracinée dans une théorie de la
succession et de la narration. La bande dessinée c’est de la
séquentialité… mais par l’image.
Cet enracinement inépuisable dans la linéarité renvoie sans nul doute à
une philosophie de la visée dernière – une téléologie –, dont les auteurs
de la déconstruction, Derrida en tête, nous ont appris à nous départir. À
travers une description grammaticale de la bande dessinée et une
narratologie classique (influencée par Greimas) est véhiculée toute une
vision occidentale de la centralité, de la vérité et de la fondation ultime
qui n’existe pas ou plus nécessairement dans les œuvres – et dans les
réceptions des lecteurs.
La production régulière de nouvelles formes défiant les codes supposés
établis nous apprend en effet que ce que l’on nomme « bande dessinée »
peut se passer, certes, de l’écrit mais également de la profondeur de
champ et des cadrages champ/hors-champ au profit d’un assemblage
d’éléments visuels polycentrés rejetant la perspective classique comme
dans le Persépolis de Marjane Satrapi, ou de véritables compositions
picturales comme dans le cas de L’Ascension du Haut Mal de David B.
L’image fuit l’ordonnancement méticuleux des ballons, des gouttelettes,
des mouvements, des lignes et des cases, ordonnancement supposé
introduire un balisage du sens de lecture calqué sur l’écrit, et retrouve
officiellement une puissance de surgissement qui « fait voler en éclats les
chimères philosophiques et littéraires qui nous séparent des choses  »,
ainsi que le dit bien Joann Sfar, lui-même habitué des pages que l’on
pourrait qualifier de «  chamaniques  ». Cette puissance, si l’on peut se
permettre un jeu de mots, est longtemps passée au second plan dans la
tradition européenne de la ligne claire et dans la tradition américaine de
la séquentialité, en étant pourtant toujours présente chez les auteurs
comme chez les lecteurs. Dessinait-on et ne lisait-on vraiment Tintin, Le
Spirit ou Les Quatre Fantastiques que dans le seul but de décoder une
histoire articulée en signes parfaitement discrets ? Hergé, Eisner ou Kirby
ne respectaient pas toujours la perspective et les codes spatio-temporels
classiques, ils tenaient à leur façon à jouer sur l’apparition des images, ce
que l’on retient et traduit dans les rêves en mémoire, fantasme, avenir, ce
que l’on se raconte en cessant d’être un sujet monocentré, autant que sur
le sens narratif véhiculé par le(s) langage(s)1.
Quant aux assemblages de sens effectués par les lecteurs, ils peuvent
être décentrés, faiblement cohérents, non-hiérarchiques, sans but narratif
ultime, partager des frontières floues avec d’autres régimes d’expression.
Il est impossible de saisir mes cheminements internes par le seul
décodage des codes écrits ou visuels lorsque je lis un comic ou un
manga. Les critiques de Neil Cohn (2005, 2007, 2008, 2010) à l’égard
des diverses théories sémio-structurales et de la séquentialité pointent
bien ici les limites de leurs présupposés sur la navigation. Elles ne
perçoivent en réalité que des structures de surface et non les structures
profondes de l’interprétation. Ce qui veut dire, entre autres choses, que
lire une bande dessinée ne peut pas être équivalent à lire un texte et
qu’une page ne peut pas être traitée comme un objet statique en relation
avec la seule théorie de la narration (et laquelle  ?). Pour ce chercheur,
proche de la psychologie cognitive2, les principes de la représentation ne
proviennent pas des séquences, même organisées en relations complexes
comme dans l’arthrologie, mais de l’esprit humain lui-même.

« Le rapport infini » entre l’image et l’écrit

Revenons alors sur la distinction a priori évidente entre image et écrit,


qui est au cœur de ce débat puisque, même absent de la BD, l’écrit se
rappelle à nous par la fascination linguistique, logocentrique, du signe,
cette forme peu flexible de sens qui expliquerait les enchaînements du
« langage » du 9e art.
Il est possible de façon classique, quoique relativement trompeuse,
d’opposer deux grands types de communication humaine, reposant sur
deux compétences fondamentales distinctes. Le langage est l’articulation
d’une pensée en symboles sonores  ; l’expression visuelle renvoie à une
symbolisation graphique. Entre l’image et le message linguistique les
différences sont profondes  : l’image s’offre à celui qui la contemple
comme une totalité de sens alors que le verbe impose un déchiffrement
analytique. Un dessin vaut un long discours, mais il faut un long discours
pour préciser ce qu’un dessin est susceptible de signifier. S’il est donc
possible de distinguer deux grandes compétences humaines et deux
modèles de communication, il est indispensable pour autant de ne pas les
opposer sans précaution, ni d’introduire une quelconque hiérarchie entre
les deux, qui pourrait conduire par exemple à dénoncer le vide de
l’expression visuelle comparé au plein de l’expression langagière.
D’abord parce que la symbolisation graphique, fruit d’un rapprochement
dominé par la vision entre les deux couples techniques humains (main-
outil et face-langage), apparaît, pour suivre Leroi-Gourhan (1964),
comme la compétence la moins naturelle donc aussi la plus
caractéristique de l’humanité, devant le langage. Ensuite parce que le
cloisonnement entre ces deux systèmes d’expression, tous deux aussi
complexes, n’est pas étanche. Rien n’a interdit le travail de l’un sur
l’autre au cours de l’histoire humaine, avec des variations spécifiques à
chaque société. Bien qu’irréductible au modèle linguistique (Damish,
1977), le graphisme doit quelque chose au langage articulé, qui a pris lui-
même une nouvelle envergure avec les possibilités symboliques offertes
par l’image. Un objet nouveau a ainsi été élaboré  : l’écrit. Ce dernier,
traditionnellement versé du côté du langage dans les sociétés
occidentales, relève en fait autant du graphisme que du modèle
linguistique comme le démontre bien Anne-Marie Christin (1984).
La référence à des compétences fondamentales, pour pertinente qu’elle
soit, ne peut inciter, d’autre part, à amalgamer l’ensemble des produits de
ces compétences ou du jeu de l’une sur l’autre (d’un côté l’image,
invariable, de l’autre l’écrit, tout aussi unitaire) car ces dernières mettent
en œuvre des mécanismes cognitifs diversifiés plus ou moins sollicités
suivant les époques. L’image n’est pas monolithique, pas plus que ne
l’est l’écriture. L’image éclate ainsi sous la charge des images. L’écrit,
semi-linguistique, semi-graphique, peut être tiré d’un côté comme de
l’autre. Ce sont des composés qui réclament chacun des séries
d’opérations de compréhension qui ne sont pas immédiates.
Parler d’image revient en fait à évoquer des processus mentaux
hétérogènes : ceux impliqués dans la compréhension de l’espace et ceux
impliqués dans la compréhension de la figure, dont on sait qu’ils ne sont
pas identiques (Christin, 1984, 1985, 1995). Le graphisme implique tout
d’abord l’existence d’un sujet topologique, purement métonymique,
capable de s’abîmer dans un espace de relations. Leroi-Gourhan nommait
« mythographies » les premières images dessinées par l’homme, fondées
sur une symbolisation du réel et non sur une représentation (substitut des
choses)  : les éléments peints ou gravés étaient mis en relation de façon
presque contingente pour être explicités oralement, du moins le postulait-
il. Plus radicale encore, Anne-Marie Christin élimine toute référence au
langage lorsqu’elle fait précéder les mythographies d’une saisie
strictement spatiale, « divinatoire », des choses, qu’elle appelle « pensée
de l’écran ». Il faut bien un support à toute production de lignes puis de
signes. Avant d’être lignes et figures, le graphisme est un écran, une
expérience du vide et de l’invisible  : quelque chose se manifeste sous
forme de traces qui ne sont pas des choses. On retrouve ici le « bain de
formes » évoqué par Sfar, cet espace où « les êtres et les choses ne sont
pas délimités  » qu’expérimente volontiers une bande dessinée très
contemporaine.
Le graphisme s’enracine, dans un second temps, dans la
compréhension du rapport conventionnel de ressemblance aux objets,
l’analogique, sur lequel jouent peu à peu les figures. Enfin, il combine
inégalement des capacités signalétiques et symboliques (autres que
mythographiques). Au cours de l’histoire, la représentation graphique ne
s’est pas appuyée suivant les sociétés sur la même volonté de
représentation de la réalité plutôt que de symbolisation de cette dernière,
ou de symbolisation plutôt que de représentation, ni sur les mêmes
principes, et n’a pas privilégié les mêmes supports, les mêmes
spatialisations, les mêmes figurations.
L’écriture se déploie en figures-signes plus ou moins abstraites  :
l’écriture phonétique est détachée de tout symbolisme concret à l’inverse
des écritures pictographiques et idéographiques qui conservent un lien
puissant avec le graphisme en ce qu’elles visualisent autant qu’elles
interprètent le monde extérieur. L’alphabet phonétisé hérite de la langue
orale sa puissance analytique  : il permet la mise en relation de termes
objectivés, de mots, à l’intérieur d’un cadre contraignant,
unidimensionnel, la langue, ce qui rend possible une activité
interprétative forte de la part de ceux qui participent à l’échange verbal
ou à la lecture. Il hérite du graphisme le support bidimensionnel sur
lequel la parole peut s’inscrire et se dérouler dans le temps – ce qui rend
possible dès lors la conservation des relations, des opérations effectuées,
donc la réflexion sur ces dernières, également sa mise à la disposition de
l’image sur le mode de l’« ancrage »3, même si ce n’est pas sa fonction
première.
En résumé, selon la belle formule de Michel Foucault (1966), les
images et les écrits entretiennent un « rapport infini », de celles qui sont
aussi tapageuses qu’harmonieuses, et parfois même constitutives des
deux amants. William J.T. Mitchell (1986), l’un des fondateurs des Visual
Studies et grand spécialiste de William Blake, les considère pour sa part
comme un vortex d’oppositions et de transformations qu’il nomme
imagetexte (combinaisons), image-texte (interactions) et image/texte
(ruptures). Ne penser la BD qu’à partir de l’arraisonnement graphique
linéaire imposé par une certaine forme d’écrit, porté par le langage, est
plus que réducteur. Ce qui est généralement écarté dans l’analyse de la
bande dessinée est ce qui ne peut être ramené au langage, ainsi le goût
pour le statique et pour des conventions qui semblent proches du langage
mais qui en refusent les fonctionnalités, goût assez typique du Japon,
donc de ses mangas qui raffolent des onomatopées. Manque encore plus
l’enracinement de l’image dans la projection mentale de l’écran, cette
mise à distance du sujet de l’énonciation, sujet qui est justement au cœur
de la sémio-linguistique. Or, l’une des forces de la BD est justement
d’autoriser quasi-principiellement (si l’on croyait vraiment à des origines
et à des essences !) le jeu de présence-absence ou différance que Derrida
traquait dans les seuls signes écrits mais que l’on peut voir émerger dans
ce qui n’est pas encore signe et encore moins écrit4. L’espace-surface
complexe d’une bande dessinée, avec les vides internes aux cases, les
espacements entre cases (quand ils et elles existent), les approximations
visuelles délibérées5, produit un amoncellement et un morcellement de
traces qui peuvent servir de support à une stratégie sémiotique quasi-
langagière où le vide inter-iconique est interprété comme solution au
problème de la continuité narrative, et, dans le même mouvement, donner
à voir une archi-trace, un ensemble de souvenirs, de rêves protéiformes
où se dilue le sujet unifié, en solution de continuité avec toute narration
trop simple, trop langagière.
Quels que soient ses différents niveaux (écran, mythographie, lignes,
figures, etc.), l’image à laquelle il est fait appel ici est nécessairement
détachée d’une théorie kantienne du jugement esthétique et d’une histoire
de l’art encombrée par le concept de signe, simple
évocation/représentation du réel6. L’incarnation ou, de façon plus
séculière, la présence, est préférée à la signification parce qu’elle replace
l’image dans son rapport à ce qui est premier. Or, ce qui est premier dans
le régime visuel, ce sont les corps dont l’absence est suppléée par tous les
niveaux de l’image. Ce sont les visages perçus peu après la naissance et
les regards qui nous constituent (ce que Sartre, Lacan et Lévinas ont
souligné successivement). En ce sens, les images vivent, ne sont pas de
simples rapports idéologiques. En ce sens encore, les images narrent par
elles-mêmes, sans soutien langagier. Leur spatialité ne les rend pas
incapables de représenter l’action, de lier temps et récit, alors que tout
récit s’enracine réciproquement dans des repères spatiaux7.
Ce qui se joue pour un jeune lecteur de Hulk dans les années 1960-
1970 est souvent bien en deçà d’un récit sur les errances d’un
personnage  : ce peut être l’exploration des relations avec un corps qui
pousse trop vite, difforme, incontrôlable, renvoyant à l’enfance. Le
minuscule Mousquetaire de Sfar, par ses jeux d’échelles, projette dans
des imaginaires, dans une poly-topologie chimérique où l’action n’est
qu’une dimension du récit du lecteur, qui développe ainsi d’autres
actions. On peut continuer à lire Astérix et Lucky Luke après la mort de
Goscinny, épisodiquement du moins, pour entretenir une relation avec
des personnages et des univers, des traces de corps et de regards, au-delà
de l’interrogation sur la production d’un récit au sens restreint (les
auteurs vont-ils s’en sortir, que vont-ils faire ?). Les communautés slash
ne font pas que détourner de façon scripturale les récits hétéro-
patriarcaux des mangas, elles produisent d’autres corps, d’autres regards
entre les personnages et leurs lecteurs, qui expriment une autre société.

Flux bande dessinée et analyse de dispositifs

Ce que l’on pourrait nommer le flux bande dessinée en référence au


flux télévisuel, analysé par Raymond Williams8, est un assemblage de
modes de communication très différents, parfois intimement liés entre
eux, et de modalités de présence (archi-traces graphiques, poly-topologie,
regards, etc.). Il est encore plus composite que ne l’imaginaient les
promoteurs de l’alliance entre l’image et l’écrit car même envisagé
comme pur média visuel – ce qu’il n’est pas ! – son nom est légion. Les
images ne s’originent pas, en effet, simplement dans ses composants plus
ou moins primordiaux (l’espace, les figures, etc.) mais dans tout ce qui
est entendu, touché, senti et goûté en même temps que vu – le problème
n’étant pas celui de la synesthésie, de la traduction, mais celui de la co-
émergence. Il n’y a pas en dernier ressort de médias visuels (Mitchell,
2005) car tous les médias sont pluriels et aucun régime sensoriel ne peut
être entièrement dissocié des autres. Comme tous les médias, la BD ne
possède pas d’essence, de définition absolue.
Ce qui n’élimine pas la nécessité de circonscrire le domaine propre des
divers médias, dits visuels ou non, et, au sein de l’imagetexte, celui si
emblématique de la bande dessinée. Ce mouvement n’échappe pas aux
sémioticiens Pierre Fresnault-Deruelle et Jacques Samson (2007) qui,
après avoir plaidé pour une théorie du signe, défendent désormais une
poétique, font « amende honorable » et rejettent l’idée d’un « langage »
de la BD au profit d’un «  génie propre  », «  une synthèse spécifique de
codes non spécifiques (cadrages, ellipses, ballons, gestuelles des
personnages, syntaxe des cases, etc.)  ». Parvenu à ce point, le médium
bande dessinée ne peut qu’être aspiré sur le plan scientifique par les
réflexions sur le concept de dispositif, comme cela s’est produit pour le
cinéma, la radio et la télévision. Élaboré par Foucault puis par Deleuze
(1985), ce dernier est présenté dans la recherche sur les médias
(Jacquinot et Monnoyer, 1999) comme une configuration intermédiaire,
une situation liant les divers niveaux de production et de réception du
sens (et de la présence, est-il nécessaire d’ajouter). Un média est la
succession de dispositifs qui sont mobilisés pour le faire vivre. Chaque
dispositif est un «  tout qui change  », selon l’expression de Deleuze
relative au cinéma, où «  jamais la narration n’est une donnée apparente
des images, ou l’effet d’une structure qui les sous-tend  ; c’est une
conséquence des images apparentes elles-mêmes  », c’est-à-dire du flux
produit et perçu.
Le flux bande dessinée, qui n’est pas ancré dans l’image-mouvement
certes mais qui est bien un flux, ne se décide pas a priori, à partir des
points de vue du chercheur, en position d’extériorité aux relations,
dégageant la signification immanente des récits. Il ne s’offre pas
seulement comme un ensemble de modes de communication et de
présence se différenciant ou s’unifiant, mais comme une pratique sociale
matérielle  : des supports physiques, des technologies, des compétences,
des habitudes, du droit, des marchés, des espaces sociaux… Impossible
de saisir, de retranscrire le flux autrement que par des comptes rendus
partiels sur l’agencement des niveaux de communication, sur la co-
construction par les publics et par les institutions – le caractère récurrent
des résultats permettant d’aboutir à un résultat probant. Dès lors, la
question de la définition de la bande dessinée ne se pose plus en termes
essentialistes et sur le seul plan langagier mais aussi et surtout en termes
d’usages, donc de politique et d’histoire.

Pour une socio-histoire des bandes dessinées

Définir la bande dessinée par une alliance d’images et de textes écrits


ou comme une séquentialité graphique guidée par la fin dernière du récit
langagier – ce qui est une autre façon de reproduire une théorie de
l’alliance – serait réduire la complexité d’un construit social à sa seule et
approximative définition technique, englober dans un ensemble trop
vaste et trop vague la totalité des productions humaines rapprochant
d’une manière ou d’une autre des images et de l’écrit (selon les pionniers
de la recherche sur la BD) ou, à l’inverse, réserver à quelque tradition le
droit de se nommer « bande dessinée » (la BD naît avec Töpffer et dans
son sillage selon Peeters et Groensteen). Pire encore  : parler d’alliance
entre deux objets présuppose l’existence préalable de ces deux objets et
leur séparation idéale initiale. Ce serait donc aller jusqu’à confondre
toutes les représentations graphiques que les individus ont pu donner, les
ramener génériquement à la notion d’image, alors que rien ne prouve
l’unité technique et matérielle de ces représentations, et, parallèlement,
dégager l’écrit comme une essence, quelque chose d’invariable dans les
communautés humaines. À ce prix, la bande dessinée peut bien
apparaître dans une universalité et une intemporalité factices  : le
couplage entre des inscriptions scripturales, aussi différentes que peuvent
l’être les pictogrammes, les idéogrammes et l’écriture phonétique, et des
images, quelles qu’elles puissent être, dessins, gravures, sculptures, bas-
reliefs est à peu près universellement avéré, la volonté de faire récit au
moyen de séries de représentations graphiques et picturales peut être
enregistrée à toutes les époques et dans les cultures les plus variées, bien
qu’il soit nécessaire de préciser que de telles productions ne demeurent
souvent qu’à l’état embryonnaire9.
La « bande dessinée » n’est pas un invariant historique, elle n’apparaît
qu’à partir du moment où elle est définie progressivement comme telle,
c’est-à-dire nommée, d’abord en des termes épars puis sous ce vocable :
« histoires en estampes » bien sûr (et d’autres formules contemporaines),
« strip cartoon », « funnies », « comic strip », « comic », « comic book »
aux États-Unis, «  fumetti  » en Italie, «  illustrés  » puis «  bandes
dessinées  » en France, «  mangas  » au Japon (pour ne rappeler que
quelques expressions)… Une systématisation des recherches des racines-
continuités-oppositions entre écritures phonétiques et images, pensées
par la narration, est alors rendue possible, de même qu’est rendue
possible, à terme, une attitude d’artiste niant la notion même de narration.
Ce n’est pas avant le XVIIIe siècle, voire la fin du XIXe siècle, qu’une
véritable autonomie esthétique, économique et sociale du «  récit en
images  » est conquise. Il faut pour cela que des auteurs dégagent une
sphère propre d’exercice artistique, que des éditeurs mettent en place de
nouveaux systèmes de diffusion de l’opinion et de la culture pour un
public fraîchement constitué. De la même façon qu’il n’existe pas, avant
cette époque, de «  sport  » mais différents types de compétitions
physiques dont le sens est enchâssé dans des structures économiques,
politiques et sociales spécifiques10, il n’existe pas de « bande dessinée »,
seulement des ouvrages ou des réalisations religieuses, politiques,
artistiques, etc., proposant certains types de rencontres/combinaisons
d’images et de textes à des fins propres. On comprend alors que si l’on ne
peut faire remonter cet art à la nuit des temps, précisément aux cavernes
de l’Aurignacien comme le proposaient certains spécialistes confondant
dans leur discours apologétique possibilité d’existence et existence, il est
nécessaire de constater que certaines ou la plupart des techniques propres
à la bande dessinée n’ont pas été inventées entre le XVIIIe siècle et le XXe
siècle mais codifiées et exploitées régulièrement à partir de ce moment.

Sur quelques conditions d’apparition

Pour que naisse et s’épanouisse ce que nous nommons «  bande


dessinée », pour que la signification particulière que nous lui conférons
soit enfin attribuée à une série de dessins disposés horizontalement et
verticalement dans lesquels sont encastrés des textes, il faut que soient
réunies tout un ensemble de conditions techniques et esthétiques,
qu’apparaissent un certain nombre de bouleversements sociaux,
politiques et économiques de premier ordre. À titre exploratoire, il est
possible d’évoquer certaines d’entre elles, déjà bien balisées. La première
de ces conditions est la sécularisation, qui passe par l’émancipation de
l’image de l’intemporalité religieuse, assujettissant les formes à des
modèles éternels (Gombrich) ou la rejetant avec l’iconoclastie en raison
de son potentiel narratif. En suivant des chemins souvent contradictoires,
en revenant aussi sur ses pas (l’art médiéval dissout l’héritage grec de la
peinture, bien éloigné de la sculpture intemporelle), l’image quitte le
royaume de l’instrumental et la fonction mnémotechnique (Eisenstein),
pour entrer dans celui de la durée et de l’instant fugitif. La seconde
condition, liée à la première, est le développement de l’individualisme,
qui enjoint de lier un nom à une physionomie, d’identifier les individus
par les traces qu’ils produisent – notamment les « traits permanents » de
la physionomie – et de représenter leurs pensées. De Vinci s’y essaie
parmi les premiers, Hogarth préparant ensuite directement le terrain pour
Töpffer, comme le signale Gombrich (et dans sa recherche généalogique
Smolderen, 2009). Le nouveau régime perspectif adopté à la
Renaissance, quant à lui, en posant peu à peu l’autre face au « sujet » et
en imposant le tableau comme une « scène », un espace partagé saturé de
mouvements (Damish, 1987), éloigne de l’art contemplatif religieux.
Mais la décomposition des canons classiques, sur le long terme,
s’inscrit dans une remise en cause politique plus large, le grand
bouleversement démocratique et industriel, qui transforme en publics
actifs ceux qui fréquentent les œuvres et en créateurs relativement
autonomes ceux qui les élaborent. La mise en place d’une nouvelle forme
de communication avec les puissants rend possible la naissance de
multiples sphères publiques enracinées dans les industries culturelles –
disons médiaculturelles – qui soutiennent en retour le développement
démocratique. Les images et les textes, ainsi que leurs liaisons, sont
arrachés aux formes traditionnelles. Ils se vulgarisent et se spécialisent
avec l’estampe, l’imagerie d’Épinal, l’illustration, la caricature puis la
bande dessinée. Cette dernière est d’abord positionnée au confluent du
populaire et de l’enfantin, puisqu’il faut bien relever d’une sphère
publique propre, ce qui permet à la fois d’explorer certains dispositifs
d’images-textes (utilisation des bulles avec le Yellow Kid d’Outcault), et
qui limite les flux formels, tout en les circonscrivant aux plus jeunes.
La querelle de la naissance de la bande dessinée, devenue
mythologique par l’opposition qu’elle opère entre Europe et États-Unis,
ressort ici dans sa vanité. Comment déterminer un moment précis, en
s’appuyant sur une technique ou une autre, alors que ce sont des flux
formels, de publics et industriels qui, coagulés, sont nommés «  bandes
dessinées » ? C’est bien un processus auquel nous sommes confrontés. Si
l’œuvre de Töpffer est un moment clé, ce n’est pas parce que ce dernier
découvre d’une certaine façon l’essence de la bande dessinée, comme le
défendent Thierry Groensteen et Benoît Peeters (1994), en citant la
nature mixte du médium, le «  caractère indissociable du texte et de
l’image  », le «  rôle moteur du personnage  », mais parce qu’il croit
trouver une essence, une définition de la bande dessinée, qui n’existe pas
mais qui se révèle performative. Le relais américain demeure central car
il signifie le passage à une industrie clairement identifiée à la jeunesse,
pariant sur les goûts autonomisés de cette dernière, alors que Töpffer lui-
même destinait ses histoires, lues par la bourgeoisie, aux milieux
populaires, évidemment « à éduquer ».
La troisième condition d’apparition de la bande dessinée, c’est donc la
généralisation des recherches artistiques dans le contexte d’une
industrialisation médiatique, du capitalisme éditorial et de presse, qui
permet de passer du stade des précurseurs aux artisans et artistes, comme
dans tout monde de l’art. Ces recherches constituent une sphère
autonome dans laquelle il ne peut pas y avoir de définition définitive de
ce qu’est la bande dessinée, puisqu’à chaque moment une innovation, y
compris celle des publics avec l’extraction du monde de l’enfance, peut
survenir et remettre en question les canons établis, en débordant les
bandes, c’est-à-dire les cadres.
1. Les nouvelles web BD produisent aussi à leur façon un déplacement définitionnel en
introduisant l’interactivité et en passant de la page-écran fixe à la page-écran déroulante,
potentiellement infinie, comme dans le Zot de McCloud.
2. Si un chercheur attaché comme moi aux principes d’autonomie de la réception peut adhérer à
cette vision, et y trouver des motifs de renforcement, il ne souscrit pas au programme que l’on
pourrait qualifier de « cognitiviste dur », c’est-à-dire chomskien, qui est esquissé dans les textes de
Cohn. Ces derniers peuvent par ailleurs être enrichis et dépassés sur quelques points en évoquant la
notion de « page-interface », qui réintroduit la matérialité du papier, ou en développant la question
centrale de la relation entre corps (du lecteur) et expérience (textuelle) (Stefanelli, 2011).
3. Un dessin nécessite souvent des indications langagières qui permettent d’en fixer le sens,
comme l’a souligné Roland Barthes (1964).
4. Anne-Marie Christin, quoique dans la filiation de la déconstruction, s’oppose ici à Derrida
(1995, p. 16-17).
5. Celles-ci provoquent « l’amplification par simplification » selon McCloud (1993), à la suite
de Gombrich (1960).
6. Il est possible de suivre ici des auteurs tels que Georges Didi-Huberman et William J.T.
Mitchell.
7. La recherche en Visual Studies, en sémiotique sociale comme en psychologie cognitive,
converge pour subvertir la distinction largement mythologique instaurée par Lessing entre texte et
image, renvoyant le premier à la temporalité, à l’analytique, et la seconde à la spatialité, au
synthétique. Le visuel semble autoriser la plupart des opérations propres au langage verbal
soutiennent des auteurs tels que Kress et Van Leeuwen (1996) ou Neil Cohn (2007). Au passage, le
concept de grammaire, chargé d’exprimer la combinaison des unités visuelles, effectue son grand
retour, avec toutes les difficultés qui lui sont afférentes.
8. Williams (1975) comprend la télévision comme un entremêlement et une succession de mots
et d’images, relativement unifié en séquences, comme une « unité de différences ».
9. Les travaux de Leroi-Gourhan (1965) nous apprennent que la représentation graphique,
« abstraite » puis « figurative », apparaît très tôt dans la préhistoire humaine. Rapidement utilisée à
des fins religieuses et magiques elle peut servir à retracer des actions, à développer ce que l’on doit
nommer une narration. Après les Grottes de Lascaux les preuves d’une supposée universalité de la
narration en image ont pour nom, pour reprendre la tradition des apologues, «  livres des morts
égyptiens  », bas-reliefs de la Colonne Trajan, tapisseries de Bayeux, «  bois protat  », Fresques
d’Assise, etc.
10. Elias (1976) distinguait les compétitions physiques de la Grèce antique, du Moyen Âge et de
l’Europe de la fin du XIXEsiècle au XXEsiècle pour réserver l’appellation de «  sports  » aux
compétitions de cette seule dernière. C’est dans cet espace géographique et à cette époque
seulement que sont nées les idées de gratuité de l’effort, de « fair play » et de retenue. Je désire
rendre compte ici de la variété des processus sociaux engagés dans la création d’un phénomène
nouveau, la «  bande dessinée  », sans chercher à relier trop fortement cette dernière à une seule
variable, chose qu’avait tendance à faire Elias dans son article, où la notion d’autocontrainte était
la plus évoquée.
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Histoire de la bande dessinée : questions de
méthodologie1
Thierry Smolderen

La flèche du temps

Le paysage culturel que je décris dans Naissances de la bande


dessinée, de William Hogarth à Winsor McCay2suggère une histoire qui
diffère par bien des aspects de celle que présentent les autres historiens
de la bande dessinée. Les différences en questions sont toutes liées à
l’option méthodologique, prise très tôt, de ne pas partir d’une définition
du médium.
Mon objectif est de comprendre les mécanismes qui ont conduit à la
bande dessinée du XXe siècle, une forme très caractéristique d’histoire en
images qui s’est cristallisée autour de 1900 dans les suppléments du
dimanche de la presse américaine pour se maintenir de manière
étonnamment stable jusqu’à aujourd’hui. Alors qu’un crayon et du papier
suffisent à produire une bande dessinée, la forme se porte comme un
charme à l’âge du cinéma, de la radio, de la télévision, de l’informatique
et d’Internet. Il me semble que la robustesse de ce médium rustique
représente, au XXe siècle, sa caractéristique historique la plus étonnante.
Les définitions de la bande dessinée les plus courantes aujourd’hui, si
convaincantes et «  naturelles  » soient-elles, ne suffisent pas à expliquer
ce succès. Dans l’espoir d’éclaircir cette énigme et un certain nombre
d’autres questions, ma recherche se fixait comme but de formuler une
définition capable d’intégrer une dimension historique, contrairement aux
définitions courantes de la bande dessinée moderne qui en font
systématiquement l’économie. Il va de soi que je ne pouvais pas
commencer un tel travail en décidant par avance ce qui devait en être le
produit final.
Dans Naissances de la bande dessinée, j’ai préféré ne montrer que les
résultats de mes recherches sans m’appesantir sur les questions
méthodologiques. Je reviens sur ces questions dans le présent essai. Voici
mon credo, résumé par une simple proposition  : pour l’historien du 9e
art, la démarche correcte n’est pas d’expliquer l’histoire de la bande
dessinée à partir de la forme que nous connaissons, mais d’expliquer la
forme que nous connaissons à partir de son histoire.
Présentée en ces termes, la proposition semble aller de soi : elle tient
compte du sens de la flèche du temps et du rapport de causalité. Dans les
faits, elle est tout sauf intuitive. Chercher à expliquer ce que nous
connaissons bien (la bande dessinée) à partir de ce que nous connaissons
mal (l’histoire de la bande dessinée) paraît étrangement contre-productif.
L’opération inverse – bien qu’infiniment paradoxale – est beaucoup plus
naturelle. Il ne faut donc pas s’étonner si la plupart des spécialistes
retournent d’instinct la flèche du temps (et de la causalité) quand ils
explorent l’histoire du 9e art.
Cette inversion est d’ailleurs source d’une grande confusion et de bon
nombre de querelles stériles. À l’occasion du 100e anniversaire du Yellow
Kid de Outcault, par exemple, quelques spécialistes européens ont fait
reproche aux chercheurs des générations précédentes d’avoir choisi
l’année 1896 pour point d’origine et lié la forme de la bande dessinée à la
présence de la bulle3. Or, dans une perspective véritablement historique
ce reproche n’a pas lieu d’être  : si notre tâche est d’expliquer la bande
dessinée d’aujourd’hui à partir de son histoire, les définitions plus ou
moins obsolètes sont précieuses dans la mesuremême où elles diffèrent
de celles qui nous semblent les plus évidentes aujourd’hui. Ce n’est
qu’en retraçant avec soin l’histoire de ces versions, en fonction des
définitions implicites et explicites produites historiquement par les
acteurs concernés, que nous pourrons créer cet objet théorique qui
n’existait pas auparavant : la bande dessinée d’aujourd’hui, vue comme
le produit de son histoire.
En quoi cet objet diffère-t-il de celui que nous connaissons, ou croyons
connaître, hors de toute considération historique véritable  ? C’est la
question cruciale pour l’historien : la réponse donnera la vraie mesure de
ce que son travail a apporté…
Multiplicité des groupes concernés et des définitions

Les historiens et les théoriciens ne sont pas seuls à produire des


définitions de la bande dessinée. Tous les groupes sociaux qui participent
à l’existence de la forme produisent des définitions de nature très
différentes en fonction directe du rôle qu’ils jouent dans cette existence.
Il faut insister, ici, sur la multiplicité des acteurs concernés (les auteurs,
éditeurs, imprimeurs, libraires, lecteurs, critiques, théoriciens, censeurs,
etc.). Les artefacts culturels que nous étudions sont le produit des
compromis complexes (et toujours dynamiques), qui se tissent entre ces
groupes hétérogènes.
Au cours de telles négociations, chaque participant tend à rationaliser
son rapport particulier à la bande dessinée en justifiant son point de vue
(et sa pratique) en termes de «  principes  ». Chaque groupe ou sous-
groupe concerné produit ainsi sa propre définition. Quelques jeunes
auteurs de ma connaissance, par exemple, présentaient récemment un
projet très novateur à des éditeurs de bande dessinée. À leur stupéfaction,
l’un de ces éditeurs refusa de le prendre en considération sous prétexte
qu’à ses yeux, ce n’était « pas de la bande dessinée ». La discussion très
animée qui s’ensuivit était représentative du travail de rationalisation des
pratiques et des points de vue qui joue toujours un rôle important et
dynamique dans ce genre de négociation.
Les premiers théoriciens européens qui se sont intéressés à la bande
dessinée durant les années 1960 n’ont pas échappé à ce mécanisme : eux
aussi ont «  cadré  » le médium en fonction du rapport très particulier
qu’ils entretenaient avec lui. Le structuralisme et la sémiologie jouant un
rôle majeur dans leur soudain élan d’intérêt pour le 9e art, ils ont cherché
à construire une définition compatible avec les raisons « académiques »
qui les poussaient à s’intéresser à la forme. Avec l’aide de quelques
auteurs (comme Will Eisner, 1985), les héritiers américains de cette école
ont fini par fonder un modèle très élégant, dont McCloud (1993) fut le
magistral compilateur : celui de l’art séquentiel. C’est de ce modèle que
sont partis la plupart des chercheurs qui s’intéressent, depuis, au passé de
la forme bande dessinée.
La définition de l’art séquentiel

La caractéristique principale du modèle de l’art séquentiel, c’est qu’il


essaye de décrire la bande dessinée à un niveau purement axiomatique.
Les définitions peuvent varier légèrement d’un auteur à l’autre, mais
l’idée centrale demeure  : toute séquence de dessins qui s’organise
spatialement pour présenter la succession des moments pertinents d’une
histoire appartient de plein droit à cette catégorie.
Il y a, à l’évidence, une grande différence entre une définition qui lie
l’origine de la bande dessinée à la publication du Yellow Kid de Outcault,
par exemple, et les définitions formelles du genre art séquentiel. La
définition de type « Yellow Kid » s’ancre dans une forme historique (les
suppléments comiques en couleur du dimanche), tandis que les autres ne
comportent aucun domaine historique. Suivant la tradition du Laocoon
de G.E. Lessing (un essai publié en 1766), McCloud et les autres
cherchent à définir la bande dessinée dans les termes les plus généraux –
comme médium – en n’utilisant que les catégories fondamentales de
l’espace et du temps. Autrement dit, leur définition n’intègre aucune
dimension historique.
Voilà le critère sur lequel la plupart des spécialistes s’appuient pour
fonder leurs recherches historiques aujourd’hui  : ils partent d’une
définition de type art séquentiel. Cette façon de poser le problème nous
semble tellement naturelle que nous glissons sur les paradoxes qui en
résultent sans nous y arrêter. Pour le lecteur contemporain, la définition
axiomatique de l’art séquentiel encapsule l’essence même de la forme
qu’il connaît intimement – la bande dessinée du XXe siècle. Intuitivement,
cette définition lui paraît complète et correcte. Pour l’historien qui se
penche sur le passé des histoires en images, cependant, elle présente un
problème majeur en ce qu’elle ne parvient pas à opérer de discrimination
entre la bande dessinée moderne et l’infinie variété des histoires en
images du lointain passé – de là de nombreux paradoxes que tout le
monde semble prêt à ignorer. Par exemple, je n’ai entendu personne se
plaindre de la contradiction dans les titres des ouvrages de David Kunzle
(1973, 1988, 1990), dont l’un des ouvrages majeurs, qui s’intitule The
Early Comic Strip, couvre la période qui va de 1450 à 1825 alors que le
même auteur a publié par la suite un livre intitulé Father of the Comic
Strip : Rodolphe Töpffer. De telles contradictions, je pense, vont au-delà
des problèmes de terminologie  : elles révèlent les graves problèmes de
conceptualisation (et de méthodologie) qui imprègnent toute la discipline.

Le concept d’art séquentiel comme discriminant historique

Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’existe aucune raison recevable
de s’intéresser de manière formelle ou abstraite à la dimension
séquentielle du «  médium bande dessinée  » qui fascine tellement le
chercheur contemporain. Nous verrons d’ailleurs dans la deuxième partie
de cet essai qu’une corrélation strictement historique est loin d’être
impensable entre la première définition formelle de l’art séquentiel
formulée par G.E. Lessing (qui revendiquait ce statut pour la poésie) et la
création – par Rodolphe Töpffer – d’une forme d’histoires en image
(schématique et parodique) qui, en quelque sorte, diagrammatisait le
modèle théorique de Lessing.
Mais la question que je veux poser ici est très différente. Il s’agit de
savoir si nous pouvons réellement espérer trouver quoi que ce soit
d’intéressant en retraçant «  l’histoire  » d’un médium, ainsi défini de
manière strictement axiomatique.
Typiquement, l’historien qui fonde ses recherches sur une telle
définition prendra acte des œuvres qui relèvent déjà de la bande dessinée
(comme art séquentiel), et exclura de la discussion toutes celles qui ne
ressemblent pas à ce modèle. En un mot, c’est la méthode utilisée par
Kunzle : la tâche revient à tracer le contour d’un domaine abstrait qui a
été défini avant que tout travail historique ait été produit. Or, le caractère
circulaire de l’heuristique semble curieusement avoir échappé à
beaucoup  : si l’histoire profonde de la forme «  bande dessinée  » ne
concerne que ce qui correspond déjà à notre définition actuelle (hors de
toute dimension historique, donc) comment peut-on espérer retracer la
trajectoire qui mène à cette forme – et à cette définition  ? En d’autres
termes, en quoi cette « histoire » d’une créationsans domaine historique
et jaillissant ex nihilo, peut-elle nous apprendre quoi que ce soit que
nous ne sachions déjà ?
Souvenons-nous que cette question est d’importance primordiale pour
qui s’intéresse réellement à l’histoire qui a conduit à la forme moderne :
notre travail est d’expliquer le présent à la lumière du passé, pas
l’inverse. Si notre recherche historique n’a aucune chance de modifier
notre perception et notre compréhension de l’état actuel de la forme (par
exemple en faisant apparaître des postulats implicites ou en répondant à
des questions difficiles), ce travail ne signifiera pas grand-chose.

Le creuset de l’illustration humoristique

Les historiens qui sélectionnent leur corpus de manière à le faire


correspondre le plus strictement possible à la définition axiomatique de
l’art séquentiel ne s’aperçoivent pas qu’ils se barricadent ainsi dans une
forteresse théorique inexpugnable. Aucun des processus technologiques,
sociaux ou culturels observés ne peut modifier sérieusement ce qu’ils
perçoivent comme l’essence ontologique du médium4. Les facteurs
historiques qui ont pu contribuer à l’émergence de la forme moderne de
la bande dessinée s’en trouvent automatiquement réduits au statut
d’épiphénomènes. C’est ainsi que les théoriciens et les historiens ne se
sont jamais interrogés sur le véritable rôle de laboratoire joué par la
culture de l’illustration humoristique dans la construction du comic strip
moderne.
Toutes les caractéristiques remarquables du genre comic strip, vers
1900 – les bulles parlantes, l’évocation du mouvement
chronophotographique, le tracé schématique, le slapstick, les traits du
«  mignon  », etc. – ont été forgées, testées et combinées dans ce
laboratoire sémiotique bien particulier. Personne ne peut douter que R.F.
Outcault, F.B. Opper, James Swinnerton, Rudolph Dirks – comme tous
les autres pionniers du comics strip américain – étaient avant tout des
illustrateurs humoristiques (ce que souligne le terme même de comic
strip). Du point de vue de l’art séquentiel cette observation apparaît
comme secondaire : après tout, si la tapisserie de Bayeux et les planches
édifiantes d’Épinal relèvent (axiomatiquement) du même médium, on ne
voit pas trop ce que cette observation historique peut changer à son
« essence ontologique ».
En réalité, la famille des illustrateurs humoristiques, au XIXe siècle,
travaille dans une perspective stylistique très particulière qui est au cœur
de la construction de la forme moderne de la bande dessinée : les artistes
qui s’inscrivent dans ce courant tendent à exploiter toutes les ressources
de la culture de l’image schématique (ou diagrammatique), qu’ils
abordent comme un réservoir d’écritures.
Le dessin de bande dessinée, au XXe siècle, a pleinement hérité de cette
conception que je propose de qualifier de polygraphique.
Potentiellement, toutes les formes (contemporaines, historiques,
spéculatives) de l’image graphique sont susceptibles d’entrer dans ce
« jeu » d’hybridation graphique qui, en ce début de XXIe siècle, reste l’un
des principaux moteurs du dynamisme sémiotique de la bande dessinée.
Parce qu’elle a pris racine sur ce terrain stylistique très particulier, la
bande dessinée du XXe siècle n’a jamais cessé de dialoguer avec l’histoire
profonde des arts graphiques. C’est ainsi que la conception
polygraphique résout la question cruciale du véritable rapport de la bande
dessinée avec le passé des histoires en images.

Stylisation et diagrammatisation

Pendant des siècles, les illustrateurs (de tous genres) ont faitdu schéma
ou diagramme l’outil de pensée et de modélisation du monde par
excellence. Dans l’ancienne culture de l’image graphique, tous les
systèmes de représentation visuelle (illustrations techniques,
scientifiques, reproductions d’œuvres d’art, etc.) procédaient de manière
stylisée et schématique (Ivins, 1996). Le dessin diagrammatique permet
d’isoler et d’accentuer l’information visuelle, et invite à la superposition
des codes les plus variés  : des schémas très différents peuvent être
combinés tout en continuant à « faire image » – propriété que les cartes
de géographie, les ouvrages de perspective, de mathématique,
d’emblèmes, etc. exploitent depuis longtemps.
Dans la vaste culture londonienne du XVIIe siècle, véritable Babel
graphique, saturée de dialectes visuels, un artiste, le peintre-graveur
William Hogarth5, fut le premier à tirer tout le potentiel satirique et
humoristique de ce procédé de confrontation polygraphique. En cela il se
rapprochait des inventeurs du novel (la forme moderne du roman, dans le
monde anglo-saxon), qui, à la même époque, soulignaient dans leurs
romans la diversité, l’hétérogénéité des langages de la société6. Chez eux
comme chez lui, il s’agissait de styliser ces dialectes et de les confronter
humoristiquement, afin de produire du sens.

William Hogarth, The Interior of Bedlam, 1763.


Il suffit d’ouvrir les livres de Spiegelman, Chris Ware, Ben Katchor,
Mazzucchelli et Karasik, Blutch, David Prudhomme, David B., pour
s’apercevoir que 250 ans après la mort d’Hogarth, et malgré les
fascinantes transformations de la culture graphique à l’âge industriel,
audiovisuel et post-moderne, les bases stylistiques sur lesquelles repose
le dessin de bande dessinée aujourd’hui restent fondamentalement
polygraphiques. Réaliser cela, c’est résoudre du même coup une série de
problèmes très divers, auxquels la définition formelle de l’art séquentiel
ne donnait pas de prises.
Il est notoire, par exemple, que le photo-roman et la bande dessinée ne
peuvent prétendre aux mêmes effets de lecture. Cette différence, difficile
à justifier du seul point de vue de l’art séquentiel, s’explique facilement
par l’absence de toute dimension polygraphique et diagrammatique dans
l’art de la photo (le cas du collage fait sans doute exception). La bande
dessinée se démarque aussi sur ce point du ton des histoires édifiantes
produites à Épinal. Pas plus que la photographie, les planches
moralisatrices ne relèvent de cette ironie polygraphique qui caractérise la
production des illustrateurs humoristiques.
Sur un tout autre plan, le mauvais accueil généralement réservé au
dessin de bande dessinée dans les écoles d’art s’explique sans doute en
partie par le caractère intrinsèquement polygraphique de cette forme
artistique. Ici encore, on peut faire un rapprochement éclairant avec
l’analyse que fait Bakhtine du polylinguisme du roman. L’enseignement
artistique aborde la question du style graphique sur un mode qu’on
pourrait rapprocher du style poétique  : on exige de l’étudiant qu’il se
forge un langage authentiquement personnel, libre de toute influence (et
de tout «  académisme  »), alors que le dessin de bande dessinée
s’apparente (y compris historiquement) au style linguistique éminemment
composite des romanciers issus de la tradition du novel humoristique
anglais.
On peut donc appliquer tel quel le diagnostic que Bakhtine a consacré
à cette différence profonde entre les partis pris stylistiques de la poésie –
qui vise une langue pure – et du roman – qui recherche les effets de
collisions, d’hybridations linguistiques. Contrairement au poète, nous dit
Bakhtine7, le novelist n’a pas de langage « propre » (au sens fort) — son
style est toujours un assemblage de styles, son langage, un assemblage de
langues. Les étudiants qui se consacrent à la bande dessinée dans les
écoles d’art se trouveraient donc dans une situation similaire à celle
d’étudiants « romanciers » égarés dans des institutions où la conception
stylistique du langage « pur » de la poésie serait considérée comme seule
valable. On imagine les malentendus et les incompréhensions qui
peuvent résulter d’une telle situation.
Enfin, l’ancrage de l’histoire de la bande dessinée dans le courant de
l’humour polygraphique permet de comprendre les liens puissants entre
la bande dessinée et le dessin humoristique (un thème qui a fait l’objet de
très intéressantes manifestations au cours d’un récent festival
d’Angoulême, sous l’impulsion de Blutch). Définir la bande dessinée
comme art séquentiel revient à repousser ces liens de parentés manifestes
au second plan, alors qu’une conception historique de la bande dessinée
donne tout son sens à l’intérêt que portent intuitivement la plupart des
dessinateurs de bande dessinée aux dessinateurs humoristiques comme
Sempé, Steinberg et autres.
Au lieu d’une forme créée ex nihilo par Töpffer et qui serait déjà notre
bande dessinée, nous découvrons donc, au XIXe siècle, une large famille
internationale de dessinateurs spécialisés dans la confrontation comique
de styles et idiomes graphiques existants. L’évocation stylisée, ironique
et polygraphique dynamise toutes les images humoristiques de l’époque,
qu’elles soient narratives ou non  : les mêmes dessinateurs peuvent
produire, dans cet esprit, des «  cartoons  » isolés, des illustrations de
romans, des histoires en images, des albums d’images, etc.
La stylisation polygraphique s’empare tout aussi volontiers des images
issues des technologies émergentes (daguerréotypie, photographie
instantanée, chronophotographie etc.), que des tendances artistiques en
vogue (les « Salons »), des revivals de tous ordres (ligne néo-classique à
la Flaxman, style «  enluminure  » du Revival Gothique), des styles
exotiques (chinoiseries, japonisme, etc.), des graffitis ou des dessins
d’enfant.

Le genre des histoires en images vu à travers le prisme


polygraphique

L’évocation stylisée, par ces mêmes artistes, de différents modèles


d’«  histoires en images  » issus de la tradition populaire s’inscrit
parfaitement dans cette démarche. En réalité, c’est déjà dans cet esprit
qu’Hogarth avait conçu ses deux premières séries narratives, puisqu’elles
reprenaient ironiquement la «  matrice séquentielle  » de deux planches
édifiantes publiées à Venise un siècle auparavant8. Quand ils évoquent le
genre des «  histoires en images  », les illustrateurs humoristiques du
monde industriel le font au second degré ; ils détournent le plus souvent
ce matériel (perçu comme naïf et charmant, mais intrinsèquement
vieillot) pour s’exprimer ironiquement sur leur époque. Les genres
évoqués renvoient à la vieille culture populaire des chap books, des
ballades illustrées, des estampes satiriques – genres qui tendent à
réapparaître sur le mode de la nostalgie à l’âge de la presse illustrée et du
romantisme. Wilhelm Busch, Doré, Grandville ou Cruikshank
s’inscrivent ainsi volontiers dans la vogue du Revival Gothique. Même
sans l’influence de Töpffer, on peut parier que des «  résurgences  »
d’histoires en images à l’ancienne se seraient produites dans pareil
contexte.
Au final, on voit surtout que l’art séquentiel ne se réduit pas, chez ces
dessinateurs, à l’art de raconter des histoires en images  : à travers les
dialectes archaïsants qu’ils évoquent, leur travail de stylisation – qui
porte aussi bien sur le graphisme que sur le type de narration – produit
des intonations stylistiques qui sont les véritables raisons d’être de ces
séquences.
La question du rapport entre les « bandes dessinées » du XIXe siècle et
la vieille tradition des histoires en images prend donc un tour nouveau
quand on la voit à travers le prisme polygraphique. Il faut noter que ce
rapport de « filiation » n’est jamais abordé de manière convaincante par
les historiens qui s’appuient sur une définition axiomatique de l’art
séquentiel. Leurs présupposés butent en effet sur une série de paradoxes :
si la Tapisserie de Bayeux correspond déjà à la définition de l’art
séquentiel, que reste-t-il à expliquer, du point de vue de la création
historique de la forme « bande dessinée » ? Et comment peut-on, dans ce
cas, considérer Töpffer comme son inventeur ?
L’inscription de l’histoire de la bande dessinée dans la tradition
humoristique et polygraphique hogarthienne résout ce problème en
définissant précisément le rapport d’évocation ironique qui se tisse entre
les «  formes séquentielles  » du XIXe siècle et l’ancienne culture des
histoires en images qui leur sert de répertoire à l’âge romantique.
La relative rareté du matériel strictement séquentiel au XIXe siècle, la
tonalité très archaïsante que lui donnent généralement les dessinateurs
humoristiques nous permettent de préciser le véritable statut des histoires
en images : la forme est très généralement considérée comme dépassée et
archaïque par les dessinateurs humoristiques de l’époque. Au XIXe siècle,
les histoires en images représentent une forme marginale, ironique,
rattachées à une sorte d’âge d’or délibérément stylisé.
Mais la simplicité, la naïveté du genre prend son véritable sens par
contraste avec les formes d’humour beaucoup plus sophistiquées
auxquelles les illustrateurs humoristiques ont recours, par ailleurs. Leur
production, en effet, est saturée par d’autres procédés d’écriture de
l’image qu’ils maîtrisent parfaitement. Dans leurs dessins, les
associations d’idées, les jeux d’esprit, les allusions littéraires de tous
ordres font florès : le sens jaillit du contraste ou de la comparaison entre
deux vignettes, se décrypte dans les emblèmes, les citations, les
métaphores et les allégories… Autant d’opérations qui n’ont strictement
rien à voir avec le mode de lecture (comparativement) transparent d’une
simple « histoire en image » traditionnelle : la variété et la sophistication
mêmes de ces procédés (aujourd’hui tombés dans l’oubli) contribuaient
forcément à donner au genre narratif son charme naïf et simplet.

L’invention de Töpffer

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’« invention de Töpffer », si


l’on veut essayer comprendre le rôle décisif (et paradoxal) que l’œuvre
du Genevois a joué dans la conception moderne que nous nous faisons
d’un art séquentiel.
Alors que la plupart des dessinateurs de son époque tournent le regard
vers le passé quand ils abordent le genre des histoires en images, Töpffer
s’intéresse dans une perspective foncièrement ironique (et
polygraphique) aux dialectes visuels du progrès. C’est cette différence
qui fait son originalité au XIXe siècle, et qui permet de repérer assez
facilement les œuvres qui procèdent de son héritage.
Les albums de Töpffer participent d’une réflexion sur l’art et la société
à l’âge industriel. Ils prolongent sur le terrain satirique, la critique
virulente de ce qu’il perçoit comme une forme d’impérialisme
intellectuel et qui s’apparente à une rhétorique générale du progrès.
Le texte fondateur de cette rhétorique est clairement dénoncé par les
écrits sérieux de Töpffer : sans jamais nommer l’essai ni son auteur, il se
réfère de manière transparente au Laocoon de G.E. Lessing, qui, en 1766,
introduisait une distinction rationnelle entre les arts, en les catégorisant
du point de vue de l’espace et du temps.
En réalité, Töpffer s’oppose frontalement aux présupposés
idéologiques de Lessing et ses romans en estampes jouent un rôle décisif
dans son entreprise critique : ils lui tiennent lieu de laboratoire pour des
« expériences de pensée » qui dissèquent cette nouvelle rhétorique, font
l’inventaire de ses figures, et en démontrent, par l’absurde, les
conséquences néfastes.
Nous l’avions annoncé plus haut : le véritable rôle de Töpffer éclaire
un moment crucial (et hautement paradoxal) de l’histoiremême du
concept d’art séquentiel qui domine aujourd’hui les théories de la bande
dessinée. Solidaire de la notion moderne de médium, la définition
actuelle de l’art séquentiel se rattache en effet directement à la tradition
du Laocoon.
On peut comprendre la méprise de ceux qui ont vu en Töpffer
l’inventeur (et le promoteur) de l’art séquentiel : si l’interprétation que je
propose est correcte, il apparaît que la question séquentielle occupait
effectivement un rôle central dans sa pensée – mais d’un point de vue qui
le plaçait aux antipodes de nos préconceptions  ! Les historiens
attendaient de son œuvre une défense et non une charge contre l’art
séquentiel – c’est ce qui explique comment ils ont pu glisser sur l’ironie
fondamentale de son invention et sur les passages les plus éclairants de
son travail théorique.
Dans ces passages, Töpffer apparaît comme le critique le plus féroce
qui puisse s’imaginer du socle sur lequel repose, aujourd’hui encore, la
notion d’art séquentiel. Même s’il ne cite pas une fois Lessing dans ses
ouvrages sur l’art et le progrès (il avait certainement de bonnes raisons
«  stratégiques  » de ne pas attaquer frontalement un penseur aussi
généralement admiré), l’auteur de Vieux Bois construit, pour le
combattre, une véritable machine de guerre théorique. Avec prescience, il
voit se dresser derrière l’argumentation rationnelle du Laocoon, et en
particulier derrière son attaque dévastatrice de la poésie descriptive et
allégorique, le spectre d’une rhétorique du progrès qui briserait
définitivement l’ancienne alliance entre poésie et peinture. Pendant des
siècles, les élites intellectuelles avaient pris le parti de considérer qu’un
sujet peint pouvait se traduire de manière transparente en poème ou vice-
versa. La culture tout entière était alors bâtie sur cet idéal d’un langage
naturel commun entre tous les arts. (C’est sur cette base que reposaient la
plupart des procédés rhétoriques et littéraires de l’image lisible à
l’époque d’Hogarth.)
Dans ses écrits théoriques, Töpffer ne fait pas mystère de son
attachement profond à cette culture de l’Ut pictura poesis, qui était celle
de tous les artistes depuis plusieurs siècles. À ses yeux, elle seule pouvait
justifier et soutenir les trois attributs nécessaires à toute entreprise
artistique  : la liberté, l’unité et la simultanéité du geste littéraire et
pictural authentique.
Dans le Laocoon, Lessing attaque la poésie descriptive et allégorique
sous prétexte qu’elle ne réalise pas l’essence temporelle du langage (qui
est de présenter l’information de manière successive à l’esprit de celui
qui lit ou écoute un poème). D’après Lessing, le poète ne peut réaliser
cette essence qu’en se consacrant exclusivement à la description
(séquentielle) d’une action progressive. Töpffer réagit à ce diktat en
affirmant, au contraire, l’importance de l’unité et de la simultanéité dans
la perception d’une œuvre d’art9. Qu’elle soit littéraire ou plastique, toute
création artistique authentique nous met, d’après lui, en présence d’une
unité d’ordre supérieur : celle de l’esprit de l’individu créateur, unité qui
s’exerce simultanément sur toutes les parties de l’œuvre – quel que soit le
« médium », donc.
Incompatible avec l’expression même d’art séquentiel, le modèle qu’il
défend est donc celui d’un art de lasimultanéité qui continue de
s’appuyer sur l’ancienne alliance entre la peinture et la littérature.
C’est à travers ce prisme qu’il faut lire ses «  bandes dessinées  »10  :
celles-ci s’emploient à rendre visibles – à diagrammatiser – les
conséquences désastreuses des contraintes rationnelles que Lessing veut
imposer à la poésie. Les « dialectes » séquentiels qui se déduisent de ces
contraintes, représentent aux yeux de Töpffer une menace majeure pour
l’avenir de la culture et de l’intelligence à l’âge industriel. Il s’emploie à
les dénoncer et à les ridiculiser dans ses albums par un jeu polygraphique
et humoristique parfaitement concerté.
Une paraphrase transparente de ce projet satirique apparaît d’ailleurs
dans un passage du chapitre final de ses Réflexion et menus propos11. En
vérité, pour qui le lit attentivement, ce passage ne laisse aucun doute sur
la véritable nature des «  bandes dessinées  » de Töpffer, et sur le
contresens commis par tous ceux qui ont voulu voir en lui le
« promoteur » historique de l’art séquentiel.
Évoquant les contraintes de tous ordres qui tendent à s’interposer entre
le poète et le libre exercice de sa faculté esthétique, Töpffer propose une
expérience mentale, qui vise manifestement à tirer les conséquences du
« credo séquentiel » promulgué par Lessing en matière de poésie :
« […] si je commence par expérimenter, voici quelques résultats qui
serviront de prélude à la démonstration. J’oblige d’abord le poète à
descendre de dessus ce coursier ailé que lui a de tout temps conféré une
allégorie ingénieuse, et je l’assujettis à marcher à ras de terre  : en
termes plus clairs, je l’assujettis à n’être que le peintre fidèle du vrai
réel et visible. Tout aussitôt le voilà qui boite, qui lutte, qui expire. Que
s’il survit, au contraire, et qu’il s’efforce d’avancer, alors, au lieu de
poème, l’on a de mornes et ingrates répétitions du vrai réel et visible ;
dans toute sa traînante succession d’incidents sans nombre comme sans
ensemble circonscrit, l’on a des fragments attachés bout à bout et point
de tout, des débris de circonférence et point de centre, des membres
épars et point d’être, point de figure, point de vie propre, point de beau.
Car comment se ferait-il qu’ainsi asservie à des conditions rigoureuses
de vérité réelle et visible, qu’ainsi enchantée, bloquée, parquée dans un
espace sans hauteur et sans largeur, la faculté esthétique ne fût pas, par
ce seul fait, rendue inerte, stérile, empêchée tout autant de concevoir le
beau que de le produire ? De quoi lui servirait cet attribut puissant de
simultanéité dans une œuvre tout entière assujettie à des procédés
d’imitation successive ? »12
Les «  bandes dessinées  » de Töpffer rendent visible cet
«  enchantement  ». Avec une verve incomparable, elles décrivent le
carcan séquentiel de cette nouvelle rhétorique qui paralyse l’exercice
d’une pensée libre, réduit celle-ci à une « traînante succession d’incidents
sans nombre comme sans ensemble  », la parque dans «  un espace sans
hauteur et sans largeur  », et l’assujettit à des «  procédés d’imitation
successive » (où l’attribut puissant de simultanéité devient superflu).
Quand on les relit à travers ce prisme, les albums de Töpffer
apparaissent comme des «  romans à clé  » dont les incidents les plus
surréalistes «  illustrent  » le passage que nous avons cité plus haut, et
démontent les arguments rationnels du Laocoon de Lessing13 – ceux-là
mêmes qui forment le noyau central du concept d’art séquentiel.

Conclusion

On voit qu’une méthodologie particulièrement attentive à ne pas


projeter de préjugés sur le passé peut radicalement transformer la vision
que nous nous faisons de l’histoire de la bande dessinée, et nous obliger à
revoir nos certitudes. Au lieu de l’inventeur isolé et enthousiaste qui offre
au monde un médium d’avenir (correspondant en tout point à l’idée
intemporelle que nous nous faisons de la bande dessinée), on découvre en
Töpffer le critique historique de Lessing, celui qui a attaqué, avec une
lucidité incomparable, les bases rationnelles sur lesquelles notre
définition actuelle du médium s’est, indéniablement, construite.
Le chemin qui relie l’œuvre Töpffer à la bande dessinée du XXe siècle
devient d’autant plus intéressant : dans Naissances de la bande dessinée,
j’ai essayé de montrer comment sa démonstration par l’absurde a fini par
se retourner contre ses propres idées. Son analyse brillante de la
rhétorique du progrès, l’observation perspicace des manifestations de
cette rhétorique dans le domaine graphique l’a conduit à combiner une
série de dialectes ad hoc, afin de cartographier l’espace « sans hauteur ni
largeur » de la pensée séquentielle (à commencer par les illustrations du
livre de J.J. Engel sur le geste et l’action théâtrale14). Ce faisant, Töpffer
posait, bien malgré lui, les bases d’un langage diagrammatique (et
composite), capable d’entrer en résonance avec les rythmes, les scripts
sociaux, les avancées technologiques d’une civilisation industrielle
effectivement pénétrée de la rhétorique séquentielle du progrès.
Son « chemin de fer » unidimensionnel était uniquement préoccupé de
causalité mécanique, de réaction en chaînes catastrophiques, de postures
académiques «  à répétition  ». Dans la culture graphique des décennies
suivantes (marquées par l’influence du Revival Gothique), ce dispositif
s’est quelque peu dilué. Mais les germes de sa rhétorique du progrès
étaient tombés sur un terrain trop fertile pour ne pas resurgir « avec une
vengeance » à l’âge de la chronophotographie et du cinématographe qui
voit apparaître la forme éminemment stylisée des histoires sans paroles.
Soixante ans après Töpffer, alors que l’âge d’Edison bat son plein, les
revues populaires sont remplies de schémas techniques qui décrivent
d’une «  ligne claire  » (et délibérément impersonnelle) les innovations
fascinantes des petits et des grands inventeurs de l’époque15. Dans cette
ambiance technophile, le dialecte graphique de Töpffer devient
irrésistible pour le public.
Les séquences de burlesque corporel/mécanique qu’il avait
«  injectées  » dans la culture humoristique quelques décennies plus tôt
entrent alors en résonance avec le cinématographe, né à la même
époque  : le nouveau médium, en effet, est capable de reproduire
mécaniquement tous les attributs d’une « pensée séquentielle » appliquée
à l’image. L’Arroseur arrosé des Frères Lumières – qui est la première
fiction cinématographique – interprète, en quelque sorte,cette invention à
partir du modèle diagrammatique élaboré par Töpffer (le scénario du film
est emprunté au genre graphique des histoires sans paroles). Après un
long détour souterrain, la critique töpfferienne du Laocoon a très
paradoxalement contribué à imprimer une trajectoire historique
particulière à l’ensemble ouvert des applications possibles de l’art
cinématographique à ses débuts.
En écrivant Naissance de la bande dessinée, je me suis cependant
efforcé de montrer à quel point la bande dessinée a toujours échappé par
un autre bord à la critique implicite de Töpffer, qui visait avant tout le
caractère intrinsèquement rigide et académique de la conception de l’art
séquentiel chez Lessing. Le courant de l’illustration humoristique issu de
l’œuvre d’Hogarth portait en lui de puissants anti-corps vis-à-vis de ce
danger. Son « système immunitaire » s’est transmis à la bande dessinée
d’aujourd’hui.
L’humour polygraphique ne peut pas, en effet, constituer un « système
académique fermé  », établi sur des bases rationnelles. L’académisme
suppose toujours l’existence d’un langage idéal, dont on peut se
rapprocher indéfiniment par des perfectionnements successifs (pour peu
que l’on applique les principes rationnels adéquats).
À l’inverse, l’approche polygraphique est ouverte sur tous les sujets
qu’elle peut envisager de diagrammatiser, alors même que ceux-ci se
renouvellent sans cesse (nouvelles inventions – y compris dans le
domaine des médias –, les comportements sociaux émergents, les
nouvelles façons de voir et de raconter, les avant-gardes artistiques, etc).
Jouissant d’une mémoire culturelle profonde et d’un vocabulaire visuel
en principe illimité, opérant sur le mode du bricolage empirique, le
dessinateur humoristique accomplit un vrai travail sémiotique. Voilà
sûrement la véritable raison de la robustesse de la bande dessinée au XXe
siècle  : digne héritière de cette lignée humoristique et ironique, elle
propose un vaste laboratoire dans lequel trouve à s’épancher librement la
fonction de «  pensée spéculative  » que jouaient déjà le schéma et le
diagramme à l’époque de Diderot16 et Goethe17.
(Je ne peux m’empêcher, ici, de citer Here, de Richard McGuire une
histoire mémorable qui fut inspirée à son auteur par une simple
description verbale du système Windows de Microsoft à la fin des années
80 ; Chris Ware reconnaît volontiers que Here a profondément influencé
son approche de la bande dessinée18.)
La fascination des théoriciens de l’art séquentiel pour la notion de
lisibilité est un symptôme évident de leur croyance dans l’existence d’un
langage stable, transparent et unifié (la bande dessinée du XXe siècle, que
je propose de décrire comme une « scène audiovisuelle sur le papier »).
Le risque existe donc bien, dès qu’il s’agit de «  théoriser  » sur le
fonctionnement idéal de ce langage, de verser dans un certain
académisme. Mais le paradoxe historique de l’œuvre de Töpffer est aussi
là pour nous rappeler à quel point toute forme de modélisation théorique
peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur
polygraphique. Alors même que les premiers théoriciens commençaient à
construire ce modèle, dans les années 1950 et 60, les dessinateurs de Mad
et de Pilote le «  démontaient  » déjà allègrement dans des parodies
désopilantes.
Et c’est bien l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée : loin
de clore le problème, de «  fermer  » le champ de recherche, les
propositions théoriques qui visent à définir le genre de manière formelle
ou axiomatique (aussi contestables soient-elles sur le plan de la
méthodologie historique) se voient aussitôt relayées par des auteurs, dont
les plus intéressants, d’instinct, évitent bien sûr de les appliquer sur le
mode académique, pour en faire, au contraire, des objets
d’expérimentations humoristiques.
Ce travail de modélisation, qui participe pleinement de notre intuition
du médium en ce début du XXIe siècle, contribue donc à l’extraordinaire
dynamisme de la bande dessinée aujourd’hui, en lui ouvrant
d’innombrables pistes expérimentales. Je pense ici à Trondheim et Menu,
au rôle déterminant qu’a joué, dans leur œuvre ultérieure, leur
participation au Colloque de Cerisy, par exemple. On pourrait aussi citer
le mouvement Oubapo, les méta-BD de François Ayroles, Jochen Gerner,
Rupert et Mulot. Et jusqu’à l’œuvre théorique de McCloud. Malgré
toutes les réserves que l’on peut faire sur son application dans le domaine
de la recherche historique, il est indéniable qu’Understanding Comics a
suscité bien des vocations intéressantes (en tout état de cause, il faudrait
peut-être considérer ce livre comme une bande dessinée diagrammatique,
polygraphique et spéculative à part entière).
1. Une version plus étoffée de ce texte, accompagnée d’un dossier illustré sur l’humour
polygraphique a été publiée en anglais dans un supplément de la revue SIGNs (International
Journal for the History of Early Comics ans Sequential Art) en janvier 2011 : T. Smolderen, « A
Chapter on Methodology », SIGNs, #2/01, Felici Editore, 2011.
2. Smolderen, 2009.
3. Wheeler, Beerbohm, de Sá, 2003, p. 28-47.
4. Groensteen, 2010.
5. Smolderen, 2009, p. 8-29.
6. Bakhtine, 1978, p. 88.
7. Bakhtine, 1978, p. 147-148.
8. Paulson : Castagna, C. Lo Specchio al fin de la Putana (ca. 1657), cf. Kunzle, 1973,p. 278-
280.
9. Töppfer, (1848), 1998, p. 324-349.
10. Il faut éviter ici un contresens dans lequel le lecteur contemporain peut tomber facilement :
les histoires en images de Töpffer ne cherchent pas, en proposant un mixte de texte et d’image à
contredire Lessing sur la question de la séparation des arts. Ce projet, éventuellement, pourrait
correspondre à celui d’une «  littérature en estampes  » au sens large, ancrée dans le modèle
hogarthien, que Töpffer promeut effectivement dans ses écrits. Mais les « folies » de Töpffer ont
un tout autre but, puisqu’elles ne visent qu’à se moquer du modèle théorique de l’art séquentiel de
Lessing, en le diagrammatisant, par leur forme (le chemin de fer du strip) et par leur contenu
(péripéties mécaniques et aveugles, volontairement stupides).
11. Töpffer, (1848), 1998.
12. Töpffer, idem, p. 341-342.
13. Dans un ouvrage en préparation, je me propose de relire en détail l’œuvre graphique de
Töpffer à la lumière de cette nouvelle interprétation.
14. Smolderen, 2009, p. 41-43.
15. Gunning, 1995, p. 87-105.
16. Bender, Marrinan, 2010.
17. Bakhtine, 1979, p. 234-235.
18. McGuire, R, 2006, p. 50-55.
Bibliographie
BAKHTINE Mikhail, Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1979.
BAKHTINE Mikhail, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978.
BENDER John, MARRINAN Michael, The Culture of Diagram, Standford
University Press, 2010.
EISNER Will, Comics and Sequential Art, Tamarac, Poorhouse Press,
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GROENSTEEN, Thierry, «  Le moment Töpffer déconstruit et
reconstruit  », neuf et demi, 14 janvier 2010. Sur http://
neuviemeart.citebd.org.
GUNNING Tom, «  Crazy Machines in the Garden of Forking Paths  :
Mischief Gags and the Origins of Film Comedy », in Kristine BRUNOVSKA
KARNICK et Henry JENKINS (dir.), Classical Hollywood Comedy,
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IVINS William Mills, Print and Visual Communication (1953), The
MIT Press, 1996.
KUNZLE David, The History of the Comic Strip : V1. The Early Comic
Strip, Berkley, California and Oxford, University of California Press,
1973.
KUNZLE David, The History of the Comic Strip  : V2. The Nineteenth
Century, Berkley, California and Oxford, University of California Press,
1988, 1990.
LESSING Gotthold Ephraim, Du Laocoon ou des limites respectives de
la peinture et de la poésie, Paris, Antoine-Augustin Renouard, 1802.
(Note : cette référence donne accès au livre complet sur Google books.)
Texte original allemand publié en 1766.
MCCLOUD Scott, Understanding Comics : The Invisible Art, New York,
HarperCollins, 1993.
MCGUIRE Richard, «  Here  », Neuvième Art, n° 12, Angoulême, An
2/CNBDI, janvier 2006.
SMOLDEREN Thierry, Naissances de la bande dessinée, de William
Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2009.
TÖPFFER Rodolphe, Réflexions et menus propos d’un peintre genevois,
ou Essai sur le beau dans les arts, (1848), Paris, École nationale
supérieure des beaux-arts, 1998.
WHEELER Doug, BEERBOHM Robert, DE SÁ Leonardo, «  Töpffer in
America », Comic Art 3, Summer 2003.
Partie 2

Pratiques et publics
Tour de marchés (France, Japon, États-Unis)
Xavier Guilbert

Sur les traces du Dark Knight de Christopher Nolan battant des


records en 2008, le succès des adaptations au cinéma vient souvent
éblouir les médias et évacue la question de la santé de la bande dessinée
pour elle-même. Il n’y a qu’à voir combien, aujourd’hui encore, la
confusion entre les termes manga et anime1 reste fréquente chez les
journalistes, entretenant l’idée que l’un et l’autre seraient sinon
interchangeables, du moins fortement liés. Dans un contexte de crise
mondiale, la résistance (supposée) de la bande dessinée et de ses
personnages force l’admiration, et vient renforcer son image de
«  divertissement populaire  ». Or, il faut bien reconnaître que la bonne
santé de la bande dessinée relève autant du mythe que la jolie histoire
d’un médium s’adressant «  aux jeunes de 7 à 77 ans  », les journalistes
s’appuyant parfois sur des chiffres par trop datés, ou jouant le simple rôle
de rapporteurs du discours (forcément rassurant et optimiste) des
éditeurs.
Pour leur défense, il faut reconnaître que les données relatives au
marché de la bande dessinée sont plutôt rares, et ne permettent
généralement pas de procéder à des analyses fines. Par conséquent, ce
texte n’ambitionne pas d’être une étude exhaustive des trois marchés
principaux que sont le Japon, les États-Unis et la France, mais vise à
décrire au mieux leur évolution respective et à en dégager les grandes
tendances.

Une santé fragile

En France, début 2009, lors du rendez-vous annuel du dossier bande


dessinée de Livres Hebdo, Fabrice Piault (rédacteur en chef adjoint du
magazine) faisait part de son émerveillement : « Chaque année, c’est une
nouvelle surprise. Mais oui : globalement, le marché de la bande dessinée
reste orienté à la hausse, en 2008 pour la quatorzième année
consécutive.  »2L’année suivante, le discours se faisait beaucoup plus
prudent, concédant qu’«  à défaut d’être exceptionnelle, l’année a été
correcte  »3. Et pour cause  : selon les données IPSOS, les ventes de
bandes dessinées au détail en 2009 avaient reculé de 2,9 % en unités, et
progressé de tout juste 0,3 % en valeur – une évolution confirmée en
2010, avec des ventes perdant 5,7 % en unités et 2,0 % en valeur.
Ainsi, sur les quatre dernières années, le marché français de la bande
dessinée plafonne en dessous de la barre des 320 millions d’euros – ne
devant cette stabilité qu’à l’augmentation du prix moyen des albums, qui
vient contrebalancer l’érosion des ventes en volume. L’évolution à la
hausse du prix moyen est non seulement due à une augmentation des prix
des albums traditionnels, mais également à l’apparition chez les grands
éditeurs de formats éditoriaux nouveaux empruntés aux éditeurs
alternatifs  : les romans graphiques, à la pagination plus conséquente et
aux prix plus élevés, dépassant souvent la barre des 20 €.
Toujours est-il que le marché français s’établissait en 2010 autour des
31 millions d’exemplaires – soit une progression marginale de 3 % par
rapport à 2001, s’inscrivant seulement au niveau du marché en 2003, et
révélant des difficultés à se renouveler. À ce sujet, les résultats de l’étude
« Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique »4, publiée en
octobre 2009, apportent quelques éléments d’explication. Loin de la jolie
image d’un divertissement populaire et de l’idée (qu’entretiennent
certains médias) de la bande dessinée «  apparaissant comme le livre le
plus convivial, le seul qui rassemble toutes les générations »5, les chiffres
de l’INSEE montraient une bande dessinée lue principalement par des
hommes jeunes, éduqués et recrutés dans les catégories sociales
supérieures. Mais surtout, il en ressortait une nette érosion de la pratique
de la lecture de bande dessinée chez les Français, qui perdait un lecteur
sur huit en quinze ans. Plus inquiétant encore, cette désaffection est plus
marquée chez les 7-14 ans (lecteurs et acheteurs de demain), chez qui
l’on perd presque un lecteur sur quatre en quinze ans, selon une étude du
groupe d’experts en marketing Junior City.6 Ce qui n’augure rien de bon
pour l’avenir du marché.
Dans les pages de Libération, le 11 juillet 2007, un texte intitulé
«  Maudits mangas  » signé Michel Temman s’extasiait  : «  Les chiffres
donnent le tournis. Au moins 40 millions de Japonais lisent un manga par
semaine. Parmi les quinze magazines imprimés à plus d’un million
d’exemplaires, dix sont des revues de mangas de 250 à 500 pages, dont le
tirage peut avoisiner six millions d’exemplaires. »
Malheureusement, cette vision idyllique du marché japonais reste
bloquée sur 1995, l’année la plus faste de son histoire. En réalité, les
chiffres rapportés par le Research Institute for Publications7 sont on ne
peut plus clairs  : depuis quinze ans, les ventes des revues de manga
(mangashi) au Japon n’ont cessé de décroître, passant même au second
plan depuis 2005 derrière les ventes de recueils (tankôbon).
Les raisons de cet effondrement (qui voit le marché japonais de la
bande dessinée au global reculer de 22 % en valeur entre 2000 et 2010)
sont multiples  : vieillissement de la population alors que près de 40 %
des lecteurs ont moins de 30 ans ; multiplication des postes de dépense
des ménages avec l’arrivée d’Internet, des téléphones portables et de la
télévision câblée ; et un contexte économique morose, conséquence de ce
que l’on appelle aujourd’hui la «  décennie perdue  »8. Face à cette
situation peu engageante, éditeurs comme librairies réagissent. Les
premiers, en encourageant la production de titres de plus en plus ciblés,
destinés aux otaku9 très demandeurs mais quasiment fétichistes dans
leurs goûts. Les seconds, en s’attaquant au tachi-yomi10 par des mesures
visant à encourager l’achat  : livres vendus sous cellophane, ou revues
fermées par une large bande d’adhésif. On sent bien la crispation derrière
ces deux mesures de crise – dynamique typique d’une industrie en train
d’essayer de minimiser ses pertes, en se focalisant sur la conservation
(presque de force) des acheteurs, plutôt que de chercher à atteindre ou à
générer un maximum de consommateurs potentiels.

Évolution du marché Japonais de la bande dessinée


Source : Research Institute for Publications.

Par rapport aux marchés français et japonais, la progression du marché


nord-américain sur la décennie écoulée (de l’ordre de +125 % en valeur
entre 2001 et 2010) semblerait indiquer une meilleure santé, et
encourager l’optimisme. Mais cette évolution s’inscrit après une crise
profonde rencontrée sur la seconde moitié des années 90, suite aux
dérives d’un marché se focalisant sur les collectionneurs et encourageant
la spéculation. Estimé à $850 millions en 1993, le marché s’était
rapidement effondré, tombant à $425 millions en 1997, avant de toucher
le fond en 2000 avec un chiffre d’affaire estimé autour des $275 millions.
En fait de progression, il s’agirait plutôt d’une lente reconquête – et
s’établissant autour de $650 millions en 2010, le marché nord-américain
s’inscrit encore bien en deçà des sommets de la décennie précédente.
Un examen en détail des chiffres montrent que la majeure partie de
cette belle remontée est à mettre au compte de l’explosion du segment
des graphic novels et autres recueils, qui se trouve multiplié par cinq
entre 2001 et 2010, passant de $75 millions annuels à $340 millions en
dix ans – et dépassant désormais le marché « traditionnel » des floppies
périodiques. Cette nouvelle donne a un impact sur les approches
éditoriales : ainsi, de plus en plus de séries optent pour une organisation
en arcs narratifs de quatre à six épisodes, permettant la publication
régulière de recueils. Ce sont même ces derniers qui assurent parfois la
pérennité de certaines séries, dont les ventes mensuelles peuvent se
montrer modestes, mais qui accèdent ainsi à une seconde vie. Ainsi, la
série The Walking Dead11 chez Image voit chaque épisode se vendre
autour de 25 000 exemplaires, alors que les recueils dépassent souvent
les 30 000. De même, cette approche est devenue quasi-systématique
chez DC avec les titres de son label Vertigo (Y  : The Last Man, 100
Bullets, Fables ou encore DMZ), avec des résultats comparables.

Évolution du marché nord-américain de la bande dessinée

Source : ICv2.

Complétant cette nouvelle manière de publier les récits, on assiste du


côté des histoires de super-héros à une systématisation de la pratique du
cross-over12, qui était limitée par le passé à des événements
exceptionnels. Désormais, les cross-overs s’enchaînent en cascade,
proposant un feu roulant de récits à suivre éparpillés sur de nombreux
titres. Ainsi, du côté de Marvel, on rencontre l’enchaînement House of M
/ Decimation / Civil War (août 2005-janvier 2007), qui débouchera un
peu plus tard sur Secret Invasion / Dark Reign / Siege (de juin 2008 à
avril 2010, la suite Heroic Age prenant le relais à partir de mai 2010).
Même approche chez DC, avec son Infinite Crisis qui court de mai 2005
à mars 2009, avant de plonger dans un nouveau crossover (Darkest Night
/ Brightest Day) s’étendant de juin 2009 à avril 2011.

La course en avant de la surproduction

Comme pour l’ensemble de la sphère culturelle, on observe sur le


marché de la bande dessinée la dynamique désormais bien connue  : la
« longue traîne », concept introduit par Chris Anderson avec son article
The Long Tail dans les pages du magazine Wired en octobre 2004.13 On
assiste ainsi à un nombre de sorties en forte augmentation, et un
morcellement de plus en plus marqué de l’offre qui s’adresse désormais à
une multitude de niches et de chapelles. Progressivement, les ventes des
produits fédérateurs s’érodent alors que la part représentée par les
références moins vendeuses augmente, sous l’effet combiné de la
diminution des coûts de production et des facilités de
distribution/diffusion apportées (entre autres) par Internet.
Sur les trois territoires, on assiste ainsi à une multiplication du nombre
de sorties en librairies, dans des proportions impressionnantes. Ces
dernières années, on a d’ailleurs souvent entendu dire que cette inflation
de la production était déraisonnable, et allait entraîner une crise à court
terme. Dans les pages de Livres Hebdo,14 Philippe Ostermann (directeur
éditorial de Dargaud) déclarait : « Je ne comprends même pas comment
on peut sortir autant de livres.  » Certes, une partie de l’inflation de la
production en France est à mettre au compte de la multiplication des
structures d’édition, dont le nombre a doublé en dix ans selon les bilans
annuels de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée.15
Cependant, il faut souligner que le poids des grands éditeurs parmi les
nouveautés est resté stable sur la même période (de l’ordre de 45 % à 50
%) – impliquant une augmentation volontaire et conséquente de leur
production. Et plutôt que d’évoquer à leur sujet une « surproduction », il
serait plus juste de parler d’une évolution des modèles éditoriaux en
place.

Évolution des sorties et ventes de bande dessinée en France


(indice 100 en 2001)
Source : IPSOS / ACBD.

En France, ces dernières années ont vu une diminution progressive de


l’importance des meilleures ventes. Hors manga (sur lequel nous
reviendrons plus loin), on constate que les ventes cumulées des vingt
premiers albums figurant dans les tops annuels du panel Livres
Hebdo/I+C ont quasiment été réduites de moitié entre la période 2000-
200416, et la période 2006-2010, passant d’une moyenne de presque 4,5
millions d’exemplaires à tout juste 2,4 millions. Fait notable, 2010
marquait la première fois depuis 2000 où les ventes cumulées des cinq
premiers titres ne dépassaient pas la barre symbolique du million
d’exemplaires vendus dans l’année.
Cette forte érosion touche en premier lieu les séries établies, qui sont
des habituées des meilleures ventes. Ainsi en 2008, le douzième album
de Titeuf (Le sens de la vie) enregistrait une performance en retrait de 44
% par rapport au neuvième album (La loi du préau) sorti en 2002. De
manière générale, c’est l’ensemble des ventes de la série qui connaissait
un fort recul, passant de 1,4 million d’exemplaires en 2001 à 860 000 en
2008 – soit un recul de 40 %. Cette dynamique à la baisse était d’ailleurs
observable sur la plupart des grandes séries franco-belges, qui réalisaient
des performances en fort retrait par rapport au début de la décennie. De
plus, bien que les ventes aient marqué un net recul, le tirage initial ne
faisait état que d’un réajustement modéré, l’objectif étant d’assurer une
large présence en magasin, quitte à imprimer trop – une vente
« manquée » aujourd’hui ayant peu de chance d’être rattrapée à l’avenir.
Ainsi, l’importance du tirage d’un ouvrage devient désormais une force
commerciale, et non plus l’expression «  raisonnable  » d’un véritable
potentiel de vente.
On pourrait croire que les performances en demi-teinte de ces
nouveaux titres soient à mettre au compte de la concurrence accrue des
anciens albums appartenant à la même série – la progression du fonds
venant alors compenser l’érosion des nouveautés. Il n’en est rien, puisque
l’on constate un retrait souvent conséquent des ventes du fonds, qui se
trouvent divisées par deux entre le début et la fin de la décennie pour la
plupart des «  classiques  » franco-belges habitués des meilleures ventes.
En fait, ces séries bien installées existent toutes sur le marché depuis plus
d’une dizaine d’années, et leur réservoir de lecteurs potentiels (déjà
largement entamé) peine à se renouveler.
Or, ces séries étaient traditionnellement la base du modèle économique
des grands éditeurs, qui s’appuyaient sur les sorties régulières et la
solidité de ces «  marques  » pour assurer leur chiffre d’affaire. Ainsi, le
groupe Glénat voyait en 2003-2004 pas moins d’un quart de ses ventes
réalisées par le seul Titeuf. Au vu de cette « dépendance » des éditeurs,
l’augmentation significative de la production de ces dernières années
apparaît alors comme une course en avant, qui cherche tant bien que mal
à compenser l’érosion des ventes des best-sellers.
Au Japon, comme on l’a vu plus haut, le modèle des revues de manga
montre des signes d’essoufflement, et l’attention des lecteurs se tourne
désormais vers les recueils. En effet, les derniers volumes en date de la
série One Piece d’Oda Eiichirô ne cessent de battre des records pour
leurs tirages initiaux, pour culminer à 3,8 millions d’exemplaires pour les
tomes 61 et 62 au début 2011.

Évolution des sorties/tirages et ventes des recueils (indice 100 en


1978) au Japon
Source : Tôhan.

Cependant, on constate au Japon le même phénomène qu’en France, à


savoir une augmentation soutenue du nombre de nouvelles sorties au fil
des années : 2010 aura ainsi vu la sortie de 12 000 nouveaux mangas, soit
deux fois plus qu’en 1994 et sept fois plus qu’en 1978.
On a pu y voir un temps un signe de bonne santé de l’industrie,
puisque les ventes suivaient – ainsi, entre 1978 et 1998, le nombre des
sorties annuelles ainsi que les ventes en volume ont été multipliées par
cinq au Japon. À partir de 1999, la tendance change et le marché
commence à montrer des signes de saturation. Les ventes se stabilisent,
alors que le nombre de nouveautés continue à augmenter : même niveau
de ventes en 1998 et 2010, mais avec 50 % de nouveautés annuelles de
plus. Conclusion inévitable  : les ventes moyennes par titre diminuent,
continuant ainsi à alimenter la dynamique inflationniste17.
Du côté des États-Unis, la crise du milieu des années 90 avait entraîné
une sérieuse réduction du nombre de périodiques sortis par les grands
éditeurs. Ainsi, Marvel avait significativement réduit la voilure, passant
de 133 titres mensuels en 1993, à tout juste une cinquantaine en 1997.
Par la suite, après une période d’austérité qui a duré jusqu’en 2002, le
nombre de titres a progressivement augmenté pour atteindre à nouveau la
centaine en 2010. Du côté du Direct Market, donc, on pourrait dire que
les choses sont rentrées dans l’ordre après une longue traversée du désert.
La situation est toute autre pour le segment des graphic novels,
puisque les sorties annuelles ont plus que triplé entre 2002 et 2007,
passant de moins d’un millier de nouveaux titres à près de 3 400 – alors
que sur la même période, les revenus du segment ont simplement été
multipliés par trois. Les étagères s’encombrent, le potentiel des nouvelles
sorties s’érode, et le segment s’approche de la saturation.

Japan Gross National Cool

Sans aucun doute, le succès des mangas à l’international a constitué le


phénomène éditorial de la décennie qui vient de s’achever. Proposant un
format nouveau et efficace (fréquence de publication élevée et prix
relativement réduits), le manga s’est implanté solidement tant en France
qu’aux États-Unis. Alors que les premiers succès du manga à l’étranger
avaient bénéficié de la diffusion à la télévision de leur adaptation en série
animée18, c’est désormais le support papier qui prime pour les best-
sellers actuels. Sans trop de surprise, on retrouve parmi les meilleures
ventes les titres phares du magazine Shōnen Jump19 (Naruto, One Piece
ou Bleach), mais également des séries pour filles comme Nana ou Fruits
Basket.
Venant chercher un lectorat jusqu’alors négligé (le lectorat adolescent
d’une part, et le lectorat féminin d’autre part), le manga s’est établi
comme un élément fort de la démarche identitaire des jeunes. Celle-ci
s’est concrétisée par l’apparition d’une «  culture manga  » dont on peut
constater l’ampleur en observant le succès de manifestations comme
Japan Expo20 en France, ou l’Anime Expo21 aux États-Unis. Ce succès
inattendu hors de ses frontières a conduit le Japon à réaliser depuis
l’émergence de son «  Soft Power  », et encouragé le gouvernement à
s’appuyer sur son «  Gross National Cool  »22 pour améliorer son
influence sur la scène internationale. La création de l’International
Manga Award par le ministère des Affaires étrangères du Japon en mai
2007 en est la manifestation la plus récente  : le manga, porteur d’un
message positif et universel, devient un ambassadeur privilégié du Japon
dans le monde.
L’engouement des lecteurs a naturellement suscité l’enthousiasme des
éditeurs, qui se sont fortement investis dans le segment à partir de 2002-
2003 à la recherche du successeur de Dragon Ball. Tant en France qu’aux
États-Unis, on est ainsi passé d’une soixantaine de nouvelles séries
lancées en 2002, à plus de deux cents pour la seule année 2008.
On pourrait s’interroger sur le bien-fondé de sortir autant de nouvelles
séries, et à des rythmes aussi soutenus. En France, il est désormais
coutume de publier les deux premiers volumes simultanément, puis de
suivre au rythme d’un volume tous les deux mois. Aux États-Unis, on a
vu Viz s’offrir la campagne « Naruto Nation », sortant les volumes 16 à
27 sur une période de quatre mois à la fin de l’année 2007 (soit trois
volumes mensuels), histoire de rattraper une partie du retard sur la
publication de la version originale. Une seconde campagne du même
genre a eu lieu début 2009, avec 11 volumes sortis entre février et avril –
avant de se stabiliser sur un rythme de sortie trimestriel.
En fait, non contents d’avoir à se plier aux demandes de leurs
homologues japonais, les éditeurs occidentaux doivent de plus composer
avec un public très demandeur mais impatient, et surtout exigeant une
certaine « authenticité » qui n’a pour objectif que de le conforter dans sa
recherche d’exotisme  : respect maniaque de l’édition japonaise
(couvertures ou sens de lecture), mais également traduction gardant
soigneusement toutes les marques de «  japonicité  » superficielle, en
particulier par l’utilisation des suffixes honorifiques. Cela entraîne alors
une approche éditoriale qui se limite (trop souvent) à coller au plus près
aux parutions japonaises, courant après la nouveauté et faisant l’impasse
sur l’exploration d’un patrimoine pourtant des plus riches, et renonçant à
établir des passerelles, que ce soit vers d’autres séries de manga, ou
d’autres titres de bande dessinée au sens large.

Part du manga dans le marché de la bande dessinée en France


Source : IPSOS.

Si les enjeux économiques sont importants, il faut reconnaître qu’ils


s’expriment de manière différente de part et autre de l’Atlantique. Ainsi,
les éditeurs franco-belges ont été ceux qui ont le plus profité de la
«  vague manga  » – en effet, Kana (appartenant au groupe Média
Participations) et Glénat Manga se partageaient plus de la moitié du
marché manga en France en 2010. À l’opposé, les éditeurs traditionnels
américains que sont DC Comics ou Marvel n’ont pas bénéficié de
l’arrivée du manga. Au contraire, ce sont de nouveaux entrants sur le
segment (Viz Média, Tokyopop et Yen Press en tête) qui monopolisent
les premières places.
Des deux côtés de l’Atlantique, les productions japonaises semblent
aujourd’hui être fermement installées. En France, elles représentent plus
d’une bande dessinée sur trois vendues et un quart du chiffre d’affaire.
On trouve une situation similaire aux États-Unis, où les mangas
représentent la moitié du chiffre d’affaire des graphic novels et un quart
du marché total. Cependant, la forte croissance des années 2001-2006 a
laissé place depuis à une stabilité fragile, qui laisse déjà entrevoir des
lendemains qui déchantent.

Évolution du marché manga en valeur, en France et en Amérique


du Nord (indice 100 en 2002)
Source : IPSOS/ICv2.

Et ce, d’autant plus que le secteur du manga est avant tout


extrêmement concentré, et repose essentiellement sur un petit nombre de
séries best-sellers. On constate ainsi une domination écrasante des
productions récentes destinées aux adolescents (shōnen /  shōjo), au
détriment d’œuvres plus adultes ou relevant du patrimoine. Pourtant
distancé par One Piece au Japon, Naruto règne en maître sur l’Occident :
en France, la série de Kishimoto Masashi continue de représenter près
d’un manga sur sept, et un manga sur dix aux États-Unis. Que celui-ci
vacille, et c’est la santé du segment tout entier qui est remise en question.
Or, nous l’avons évoqué, la force du manga réside en sa forte
périodicité – les séries les plus actives voyant six, voire sept nouveaux
volumes sortir dans l’année. Non seulement ce format de publication
génère rapidement des volumes conséquents, mais le recrutement
ultérieur de nouveaux lecteurs vient soutenir la croissance, le temps de
rattraper la publication en cours. Cependant, cette force se révèle aussi
être sa principale faiblesse, pour deux raisons.
Tout d’abord, le rythme de publication reste toujours tributaire de la
parution japonaise, ce qui occasionne un fort ralentissement des sorties
(et donc des ventes) une fois le retard rattrapé. On peut ainsi citer
l’exemple de Fullmetal Alchemist, série publiée en France par Kurokawa
tout d’abord sur un rythme de six volumes annuels, avant d’être ramenée
à quatre volumes en 2008, et seulement trois en 2009  : en l’espace de
deux ans, ses ventes ont diminué de 30 %.
Ensuite, une fois la période d’installation passée (période à forte
croissance), les séries longues adoptent un rythme de croisière et voient
leurs ventes se limiter de plus en plus aux seules nouvelles sorties.
L’ensemble du lectorat potentiel a été atteint, et consomme désormais au
rythme de parution. C’est ce que l’on constate actuellement sur Naruto  :
en France, les ventes des nouveaux volumes se sont stabilisées depuis
2008 (après avoir connu une croissance à deux chiffres jusqu’en 2007), et
l’on observe sur 2009 et 2010 un fort recul des ventes des anciens
volumes, qui accusent une baisse de 22 % par rapport à l’année
précédente. Même tendance aux États-Unis, avec le ralentissement des
ventes des nouveaux volumes et la stagnation de la performance de la
série au global, malgré une douzaine de titres supplémentaires sortis dans
l’année.
Après une année difficile en 2009 et un fléchissement net en 2010, il
est difficile de se montrer optimiste pour 2011. En effet, le trio de tête
Naruto, Bleach et One Piece devrait rattraper la publication japonaise, et
donc passer de six volumes annuels à quatre, dans le meilleur des cas. Le
ralentissement observé sur 2009-2010 devrait donc être encore plus
marqué sur 2011, l’arrivée d’un nouveau best-seller étant peu probable,
puisque la plupart des séries à fort potentiel ont d’ores et déjà été
exploitées. Interrogé par Livres Hebdo, Guy Delcourt reconnaît d’ailleurs
une fébrilité «  même au Japon, où il n’y a pas tellement de nouvelles
locomotives ».
La grande inconnue pour les années à venir, cependant, est la future
stratégie des éditeurs japonais qui ont résolument pris pied sur les
marchés occidentaux. En 2008, Kôdansha a ouvert une filiale aux États-
Unis – alors que Shûeisha et Shôgakukan y étaient déjà présents depuis
2002, par le biais de leur joint-venture Viz Media. Et déjà, à la rentrée
2009, l’éditeur américain Tokyopop (pourtant numéro deux du segment,
derrière Viz) s’est vu retirer les licences des séries manga de Kôdansha
qu’ils exploitaient jusque-là23. Au même moment, Kôdansha sortait (en
direct) ses premiers mangas sur le sol américain : des rééditions d’Akira
et Ghost in the Shell. Depuis, son catalogue s’est progressivement étoffé,
avec en particulier des valeurs sûres comme Negima ! ou Fairy Tail, en
attendant la réédition attendue du Sailor Moon de Takeuchi Naoko.
En France, le Groupe Shôgakukan et Shûeisha s’est offert l’éditeur
Kaze en août 2009. Lorsque l’on sait que les quatre meilleures ventes de
manga en France sont publiées par Shûeisha au Japon (Naruto, One
Piece, Dragon Ball et Bleach), et que les deux mastodontes débarquent
avec l’ambition de «  développer activement le marché, en offrant une
plus grande variété de contenu à nos fans, plus rapidement, et plus
efficacement  »… la situation des éditeurs français de manga pour les
années à venir est loin d’être sereine.

L’approche 360

Dans un contexte culturel de plus en plus morcelé, et à l’instar de ce


qui se fait désormais dans la musique, les grands éditeurs ambitionnent
de mettre en place une approche 360°, dans laquelle la bande dessinée
jouerait le rôle d’un levier de notoriété, dont on récolterait les fruits sur
d’autres supports, qu’il s’agisse d’adaptations en série télévisée, film,
roman ou produits dérivés plus prosaïques. Début 2009, Livres Hebdo en
résumait les enjeux : « L’évolution des marchés et les passerelles toujours
plus nombreuses jetées entre les différents arts visuels ont fait
aujourd’hui des droits dérivés une source de revenus supplémentaires et
un axe majeurs pour la solidité de l’édition de bande dessinée. »24
Les éditeurs japonais ont depuis longtemps adopté ce modèle, et il y a
quinze ans, on pouvait déjà lire dans les pages de Dreamland Japan –
Writings on Modern Manga de Frederik L. Schodt25 la manière dont le
lancement de Sailor Moon avait été soigneusement préparé, pour une
offensive à grande échelle qui coordonnait prépublication, série animée,
jouets et autres produits dérivés.
Plus près de nous, le phénomène Death Note26 permet de constater que
la stratégie a encore gagné en ampleur  : 12 volumes de manga (pré-
publiés entre décembre 2003 et mai 2006) et un guide, une série animée
(37 épisodes diffusés d’octobre 2006 à juin 2007), un film en deux
parties (Death Note et Death Note the Last Name, sorties respectivement
en juin et en novembre 2006) plus un spin-off (L change the WorLd, sorti
en février 2008), trois jeux vidéo (publiés par Konami sur Nintendo DS
entre février 2007 et février 2008), deux romans et une demi-douzaine
d’art-books, un jeu de cartes à collectionner et des figurines… même si
les ventes des 12 volumes de la série ont dépassé les 30 millions
d’exemplaires au Japon, on imagine bien que cela ne représente qu’une
infime partie du revenu total généré par la franchise Death Note.
Outre-Atlantique, la Marvel s’applique de la même manière à faire
fructifier le catalogue de la « House of Ideas » au-delà des pages de ses
comic books. Ainsi, pour l’année 2008, ses activités d’édition
représentaient moins de 20 % de son revenu total – le reste étant à mettre
au compte des ventes de droits de ses personnages et des revenus liés au
film Iron Man, à part égale. Le succès de ce dernier venait récompenser
une stratégie ambitieuse qui avait vu la création de Marvel Studios, sur la
base d’un emprunt d’un demi-milliard de dollars. Ainsi, la version
cinématographique de The Avengers prévue pour 2012 devrait venir
couronner une mise en place soigneusement orchestrée au fil des sorties
successives d’Iron Man 2 (2010), de Thor (2011) et de Captain
America : The First Avenger (2011).
En France, on en est encore principalement au stade des préparatifs.
De leur organisation traditionnellement verticale (édition – impression –
distribution), les éditeurs essaient désormais de se diversifier : témoin le
renforcement du numéro un Média Participations27, que ce soit sur le
segment de l’animation avec le rachat d’Ellipsanime28 en 2003 et la
création de Dreamwall29 en 2007, ou sur le secteur du jeu vidéo avec
l’acquisition de l’éditeur Anuman Interactive en 2009. Mais malgré ces
prises de position, l’activité de Média Participations reste très largement
concentrée sur son cœur de métier  : en 2009, le livre, la presse et la
distribution réalisaient 90 % de son chiffre d’affaire, contre seulement 10
% pour l’audiovisuel. On trouve d’ailleurs le même son de cloche chez
Glénat, où l’activité Licences/Droits Dérivés ne représente encore que 10
% de l’activité du groupe. Tout reste encore à faire.

La frontière numérique
En octobre 2008, lors de la conférence de presse du Festival
International de la Bande Dessinée d’Angoulême, Franck Bondoux
annonçait une « première mondiale » : « la possibilité de se projeter dans
l’avenir en consultant exclusivement les albums de la Sélection Officielle
de façon dynamique et interactive, grâce aux performances d’une toute
nouvelle plate-forme logicielle  ». Il n’en fallait pas plus pour que la
bande dessinée numérique arrive sur le devant de la scène et se retrouve
au centre de la plupart des débats au cours de l’année suivante.
Si l’on s’accorde à espérer pour l’édition un véritable renouveau par le
numérique, il faut reconnaître que le livre fait plutôt figure d’irréductible,
résistant encore et toujours là où la musique ou le cinéma ont déjà sauté
le pas. Mais alors que ces derniers ont pu s’appuyer sur les progrès
technologiques pour améliorer leurs lecteurs (plus petits, plus portables,
avec une plus grande contenance), le «  lecteur de livre  » est resté
inchangé. Car contrairement à la musique ou à la vidéo, le support écrit
se propose dans une relation directe, simple et accessible.
Aujourd’hui encore, les solutions technologiques qui sont proposées
peinent à procurer une expérience qui soutienne la comparaison avec le
plus simple des livres de poche – qu’il s’agisse de portabilité,
d’autonomie, de durabilité, et bien sûr de confort de lecture. C’est là que
réside l’un des freins principaux aujourd’hui  : l’introduction d’un
intermédiaire dans la relation à la chose imprimée – un intermédiaire
dont les bénéfices ne sont pas toujours évidents. Et il faut bien
reconnaître qu’il n’y a pas que du sentimentalisme dans l’attachement au
support papier.
Cela est encore plus vrai pour la bande dessinée, qui, faut-il le
rappeler, n’est pas un livre comme les autres. La bande dessinée rajoute
une spécificité, une contrainte même  : le «  système spacio-topique  »,
comme l’appellent les théoriciens. Une planche de bande dessinée
comporte une organisation structurée entre le texte et l’image, et les
images entre elles. Or, le texte s’adapte facilement aux différentes tailles
de pages ou d’écran, les images peuvent se réduire et rester relativement
lisibles. Mais la bande dessinée, elle, se montre beaucoup plus rigide, en
nécessitant à la fois une vue d’ensemble, pour les images, et une vue de
détail, pour le texte.
Cette difficulté à composer avec la bande dessinée n’est d’ailleurs pas
nouvelle. Au siècle dernier, les dessinateurs de comic strips américains se
prêtaient ainsi à des contorsions assez particulières, afin de pouvoir
s’adapter à tous les types d’espaces disponibles. On pense ainsi au Krazy
Kat de George Herriman, dont les strips quotidiens étaient construits sur
une structure rigide permettant trois agencements différents pour
s’adapter aux exigences d’un maximum de journaux. Afin de répondre au
même type de contraintes, la livraison dominicale du Peanuts de Charles
Schultz présentait une première bande (sur trois) optionnelle.
Aujourd’hui, les espaces à occuper sont des écrans – écrans
d’ordinateurs, écrans de livres électroniques, ou écrans de téléphones
portables. L’approche la plus immédiate est d’effectuer une simple
transposition de la lecture d’un support vers l’autre. Les pratiques restent
les mêmes, mais s’expriment désormais dans une sphère numérique peu
coûteuse à mettre en œuvre, et facilement accessible. Une fois de plus, les
contraintes liées au support (ici, l’affichage sur écran) viennent influencer
le médium, favorisant la renaissance du strip humoristique, et entérinant
le récit en une planche comme format dominant. Blogs BD, sites
communautaires ou tentatives de maisons d’édition en ligne, tous
considèrent Internet comme un espace d’expérimentation,
potentiellement générateur de notoriété. Et ce, dans l’espoir de pouvoir
«  transformer  » l’essai et d’accéder à la publication. Internet, pour se
faire connaître – et le livre, pour se rémunérer. C’est presque paradoxal :
aujourd’hui, la bande dessinée numérique vue par les auteurs est
principalement une étape vers le support papier.
À l’opposé de cette approche centrée autour de la création, se
développe une autre approche centrée autour de la commercialisation.
Principalement tournée vers les terminaux de téléphonie mobile, cette
bande dessinée numérique se montre plus complexe, et nécessite souvent
une véritable adaptation, presque une re-création qui n’a rien de
systématique. Il y a des transitions, des effets de transition, de
l’animation parfois, voire même du son. Tout cela nécessite des
compétences spécifiques, qui n’existaient pas jusqu’alors dans le
domaine de la bande dessinée. Ce nouveau domaine a donc été dans un
premier temps principalement occupé par de nouveaux intervenants,
qu’ils se positionnent en tant qu’éditeur à part entière, ou, plus
simplement, comme plate-forme de publication et de distribution.
Les éditeurs traditionnels de bande dessinée ont longuement hésité
avant de passer le pas – de leur propre aveu, il s’agissait de prendre
position, tâter le terrain, et tester différentes formules : achat d’un album
en version numérique, achat par épisodes, location (soit une consultation
limitée dans le temps), abonnement… En juin 2009, le rapport des États
Généraux de la Bande Dessinée30 se montrait réaliste  : «  À l’heure
actuelle, le marché de la BD numérique n’existe pas, en tous cas pas sous
une forme rentable.  » Les projections les plus optimistes voient le
numérique représenter 15 % du chiffre d’affaires de l’édition – d’ici
201531.
Ce n’est qu’en mars 2010 et après pas mal d’hésitation que les éditeurs
traditionnels de bande dessinée ont finalement sauté le pas et lancé en
grande pompe la plate-forme de distribution IZNEO, rebaptisée « Bande
numérique  » l’année suivante. Désormais vitrine unifiée des grands
éditeurs (puisque l’on y retrouve Bamboo, Casterman, Dargaud,
Delcourt, Dupuis, Glénat, Le Lombard, Soleil et leurs filiales
respectives), l’offre qui y est disponible reste cependant extrêmement
limitée en regard de la production annuelle de bande dessinée : aux 600
titres du lancement initial en mars 2010, viennent se rajouter une centaine
de titres chaque mois – autant dire une larme dans l’océan des 4 500
sorties annuelles. Quant aux relations entre auteurs et éditeurs, elles n’ont
jamais été aussi tendues, et les négociations entre leurs syndicats
respectifs sur (entre autres) la question des droits liés aux versions
numériques sont au point mort.
Au fil des siècles, la chaîne du livre n’a cessé de gagner en efficacité,
en s’appuyant sur les innovations technologiques successives qui se sont
offertes à elle. Il serait donc naturel de voir dans l’arrivée du numérique
une nouvelle opportunité de progresser encore. Débarrassés des
contingences du matériel, les éditeurs pourraient envisager une diffusion
plus rapide et à l’échelle planétaire, à peu de frais. On pourrait ainsi
imaginer le marché du livre de demain – un marché dans lequel la chaîne
du livre existerait à l’identique, les lecteurs achetant demain des livres
électroniques là où aujourd’hui ils achètent des livres de papier.
Mais le passage au numérique change complètement la donne. Ce qui
était rare hier – les éditeurs, les circuits de diffusion, les ouvrages eux-
mêmes – tout cela existera bientôt en abondance. Et comme pour la
musique, on peut s’attendre à ce que la chaîne explose, tout comme les
modes de consommation. Avec la dématérialisation des supports, c’est
ainsi l’ensemble des relations entre les différents acteurs de la chaîne
qu’il nous faut reconsidérer, découvrir ce nouveau territoire, et établir de
nouvelles règles du jeu.

En guise de conclusion

Dans le discours des observateurs (et ce texte n’y fait pas exception),
le terme « bande dessinée » vient trop souvent recouvrir des réalités bien
diverses, désignant tour à tour le médium d’expression, son support de
publication ou le segment économique dans son ensemble. Or, ce qui
ressort de ce rapide tour d’horizon, c’est la fabuleuse endurance du
médium « bande dessinée », qui a su résister à bien des crises et s’adapter
aux diverses formes qui s’offraient à lui. Les modèles économiques
changent, les supports évoluent, mais les récits et les personnages
enfantés par le Neuvième Art demeurent et traversent les âges. Car
contrairement à ce que l’on a pu parfois entendre dire, la bande dessinée
n’est pas uniquement une machine à créer des « marques » – au contraire,
elle propose à ses lecteurs une richesse jusqu’ici inégalée, tant dans son
ouverture vers le monde, que dans la diversité de ses thématiques et dans
le foisonnement de ses créations. C’est là sa grande force, et sa plus belle
chance.
1. Un manga désigne un livre de bande dessinée, alors qu’un anime est un dessin animé.
2. Fabrice Piault, « Jusqu’ici, tout va (presque) bien… », Livres-Hebdo, n° 761, 23 janvier 2009,
p. 70.
3. Anne-Laure Walter, Fabrice Piault, Cécile Charonnat, « Un virage très Net », Livres-Hebdo,
n° 805, 22 janvier 2010, p. 68.
4. Disponible à l’adresse http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/
5. Alain Beuve-Méry, « La BD aussi fait sa rentrée », Le Monde des Livres, 4 septembre 2008.
6. Baromètre « Kids & Teens Mirror © », mars 2008.
7. Research Institute for Publications / Shuppan Kagaku Kenkyûsho (« Institut de recherche sur
les publications »), http://www.ajpea.or.jp/statistics/statistics.html
8. «  The Lost Decade  », terme qui désigne les années 1991-2000 au Japon, et qui ont vu
l’éclatement de la bulle spéculative et un arrêt brutal de la croissance du pays.
9. Terme japonais désignant un passionné monomaniaque, souvent fan de manga, d’anime ou de
jeux vidéos.
10. Habitude qu’ont certains lecteurs de lire debout, devant les racks de magazines des
convenience stores ou dans les librairies.
11. Scénario de Robert Kirkman, dessin de Tony Moore puis de Charlie Adlard, publiée depuis
2003. Les 14 recueils publiés à fin juin 2011 regroupent tous six épisodes. The Walking Dead a été
adapté en série télévisée en 2010, diffusée sur la chaîne AMC.
12. Concept éditorial qui introduit un récit impliquant les personnages de titres habituellement
distincts, et dont les répercussions sont visibles dans ces différents titres. Au-delà de l’aspect
narratif, il s’agit principalement d’un moyen d’encourager les lecteurs à découvrir des personnages
(et donc des titres) vers lesquels ils ne se tourneraient pas naturellement.
13. La « longue traîne », ou « long tail » en anglais, désigne la mutation qu’Internet apporte aux
modèles économiques actuels, et qui se définit par une importance de moins en moins grande des
articles les plus visibles sur le marché, accompagnée d’un accroissement du nombre d’articles
bénéficiant d’une visibilité moins grande et intéressant chacun un nombre plus restreint de
consommateurs. Voir Chris Anderson, « The Long Tail », Wired, 12 novembre 2004 (consultable
en ligne à http://www.wired.com/wired/archive/12.10/tail.html)  ; et Chris Anderson, La Longue
traîne, Village Mondial, 2007.
14. Fabrice Piault, «  Jusqu’ici, tout va (presque) bien…  », Livres-Hebdo, n° 761, 23 janvier
2009, p. 70.
15. Bilans disponibles en ligne sur le site de l’association : http://www.acbd.fr/bilan/les-bilans-
de-lacbd.html.
16. En excluant volontairement l’exceptionnelle année 2001, qui avait bénéficié des 2,3 millions
d’exemplaires vendus par Astérix et la Traviata.
17. Il est à ce stade encore trop tôt pour juger de l’impact économique à moyen terme du séisme
du Tôhoku (et du tsunami qui a suivi) en mars 2011 sur l’industrie du manga. Dans les mois qui
ont suivi la catastrophe, les éditeurs japonais ont du faire face à des problèmes
d’approvisionnement en papier et en encre, ainsi qu’à la disparition d’un nombre important de
stocks de livres mais aussi de points de vente dans les zones touchées par la catastrophe.
18. Comme ce fut le cas pour Dragon Ball ou Sailor Moon.
19. Hebdomadaire publié par Shûeisha et destiné aux garçons âgés de 10 à 15 ans. C’est dans
ses pages qu’ont été publiées dans les années 90 des séries comme Dragon Ball, Slam Dunk ou
Kenshin le Vagabond.
20. En 1999, la première édition de Japan Expo avait attiré 3 200 visiteurs sur quatre jours. En
juillet 2011, pour la douzième édition de la manifestation, ils étaient plus de 192 000 à avoir fait le
déplacement en banlieue parisienne. Forte de ce succès grandissant, l’organisation a d’ailleurs
lancé un second rendez-vous sur trois jours en février, la Japan Expo Sud qui se tient à Marseille.
21. Organisée en Californie au début du mois de juillet, l’Anime Expo se tient tous les ans
depuis 1992, lorsqu’elle avait attiré 1 750 fans sur quatre jours. En 2011, ils étaient 128 000
visiteurs à se rendre au Convention Center de Los Angeles.
22. Selon la formule consacrée de Douglas McGray, tirée de son article «  Japan’s Gross
National Cool », Foreign Policy, n° 130, May/June 2002, p. 44-54
23. Si Tokyopop a survécu à l’arrivée de Kôdansha en Amérique du Nord, la faillite du Groupe
Borders (et la fermeture de ses 500 librairies) en mars 2011 a eu raison de l’éditeur de manga, dont
il était le premier distributeur. Bien qu’encore numéro deux du manga en 2010 aux États-Unis,
Tokyopop a donc cessé son activité sur le territoire nord-américain au 31 mai 2011, mais sa
branche allemande continue d’éditer à l’international. Cette illustration de l’effet «  domino  »
montre, s’il était encore besoin de le préciser, combien l’ensemble de la chaîne du livre peut être
fragile.
24. Anne-Laure Walter, avec Fabrice Piault, « Quel salut hors de la case ? », Livres-Hebdo, n°
761, 23 janvier 2009, p. 64.
25. Frederik L. Schodt, Dreamland Japan – Writings on Modern Manga, Stone Bridge Press,
1996.
26. Scénario d’Ohba Tsugumi, dessin d’Obata Takeshi, publié par Shûeisha au Japon.
27. Qui regroupe les éditeurs Dargaud, Dupuis et Le Lombard.
28. Précédemment filiale du Groupe Canal+.
29. Studio d’animation 2D/3D détenu à 51 % par Dupuis, et à 49 % par la RTBF.
30. Disponible à l’adresse http://syndicatbd.org/pdf/rapportbd.pdf.
31. Les yeux restent tournés vers le Japon, où le manga est rapidement devenu le fer de lance de
l’édition sur téléphone mobile, et représente depuis 2005 plus de 80 % des ventes. Avec un chiffre
d’affaire presque multiplié par vingt en cinq ans (2005-2010), il y a de quoi faire rêver. Bénéficiant
d’un contexte particulièrement favorable de fort développement de l’internet mobile sur la
décennie passée, le marché numérique est estimé autour de 63 milliards de yen pour l’année 2010,
soit 15 % du marché japonais du manga. Aux États-Unis, les estimations d’ICv2 pour l’année 2010
positionnent le marché des «  digital comics  » autour de $6m à $8m – soit à peine plus d’un
pourcent du marché nord-américain de bande dessinée.
Pour aller plus loin :
Les lecteurs qui souhaiteraient en savoir pourront se tourner vers les
« Numérologies » de Xavier Guilbert, publiées chaque année sur du9. La
dernière en date, couvrant l’année 2010, est disponible à l’adresse
http://www.du9.org/Numerologie-edition-2010

Annexes : Modèles éditoriaux

Au-delà des clivages thématiques ou stylistiques selon lesquels on


distingue habituellement la production de chacun des trois pôles, les trois
territoires se caractérisent également par des modèles éditoriaux très
différents.
Le marché Japonais s’appuie essentiellement sur le modèle de la
prépublication. Des revues entièrement consacrées au manga (les
mangashi) paraissent à intervalles réguliers, et proposent dans leur
sommaire un grand nombre de séries différentes, qui sont ainsi publiées
par épisodes. Ensuite, lorsque suffisamment de chapitres ont été réalisés,
les épisodes sont regroupés dans des recueils (les tankôbon, littéralement
«  livres de poche  ») de meilleure qualité1 et distribués en librairie. Le
format dominant y est donc celui du feuilleton épisodique, dans lequel les
histoires s’étendent souvent sur plusieurs centaines de pages, et donnent
ensuite lieu à un grand nombre de volumes reliés.
À l’inverse, le marché français est aujourd’hui principalement tourné
vers le modèle de la publication d’albums reliés. Les supports de
prépublication sont devenus très peu nombreux, et les ventes se font
désormais essentiellement en dehors des réseaux de diffusion de la
presse  : librairies, grandes surfaces culturelles, hypermarchés et
supermarchés.
En France également, c’est le modèle de la série qui prévaut, mais en
s’appuyant sur des albums relativement indépendants pour s’adapter à un
rythme de publication moins fréquent (au mieux un album annuel, dans
la plupart des cas).
Enfin, le marché des États-Unis s’inscrit à mi-chemin entre le modèle
français et le modèle japonais. D’un côté, on trouve le Direct Market,
quasi-monopole du distributeur Diamond, où sont vendus les petits
fascicules périodiques à couverture souple (généralement de 32 pages,
dont une dizaine consacrée à l’ours, au courrier des lecteurs, et autres
publicités), dédiés à un personnage ou un groupe de personnages,
souvent super-héroïques, ainsi que les recueils (les trade paperbacks).
D’autre part, le réseau des librairies traditionnelles (distinct du Direct
Market) accueille de plus en plus de recueils de bande dessinée dans ses
étagères.
Cohabitent donc deux modèles  : d’un côté, les sagas des périodiques
dont certaines durent depuis plus de quarante ans, et, de l’autre, un
format proche du modèle français avec des ouvrages plus ou moins
indépendants d’un point de vue narratif.
France Japon Amérique du Nord
Population (en
millions 62 127,7 337,3
d’habitants)
5 600 m 84,3 m
Périodiques de
– d’exemplaires¥177 d’exemplaires$295 m
bande dessinée
600 m (1 640 m€) (210 m€)
4 685 m 25,6 m
Livres de bande 30,8 m
d’exemplaires¥231 d’exemplaires$340 m
dessinée d’exemplaires313 m€
500 m (2 130 m€) (242 m€)
Part de
6,4 % en valeur 23,4 % en valeur 2,2 % en valeur
l’édition

Chiffres pour l’année 2010. Sources : Ipsos (France), Research


Institute for Publications (Japon), ICv2 (Amérique du Nord).
1. Les mangashi sont généralement publiées sur du papier recyclé de mauvaise qualité, afin d’en
minimiser le prix.
La bande dessinée, pratique culturelle
Gilles Ciment

Après avoir accompli un long processus de légitimation, la bande


dessinée a entamé en France une phase d’institutionnalisation. De plus en
plus d’éditeurs généralistes ont investi ce secteur (Actes Sud, Denoël,
Flammarion, Gallimard, La Martinière, Le Seuil…). Les bandes
dessinées sont sorties des librairies spécialisées pour essaimer dans les
librairies générales et dans la grande distribution (une chaîne
d’hypermarchés se vante même d’être le «  premier libraire de BD de
France  »). Grâce à elles, les bibliothèques publiques font grimper les
statistiques de rotation des ouvrages  : 25 millions d’albums ont été
empruntés en 2004, et certaines médiathèques dépassent le tiers de leurs
prêts assurés par des bandes dessinées. Les adaptations au cinéma se font
innombrables, y compris d’œuvres moins connues : Charly de Lapière et
Magdaétait-il autant destiné qu’Astérix ou Lucky Luke à faire l’objet
d’une adaptation (L’Avion de Cédric Kahn) ? Persépolis, animé, triomphe
à Cannes et sur les écrans, puis c’est au tour de Joann Sfar, Riad Sattouf
ou Pascal Rabaté de passer derrière la caméra. Au ministère de la
Culture, la bande dessinée a quitté la Délégation aux arts plastiques pour
rejoindre la Direction du livre et de la lecture, et bénéficie des aides et
soutiens du Centre national du livre. Le «  salon  » d’Angoulême est
devenu «  festival  » il y a quinze ans  ; le Centre national de la bande
dessinée et de l’image avait ouvert ses portes depuis quelques années
(avant de se muer en établissement public en 2007, sous le nom de Cité
internationale de la bande dessinée et de l’image)  ; des expositions ont
lieu dans des lieux prestigieux, de la Bibliothèque nationale de France en
son année inaugurale jusqu’aux sous-sols du Louvre en 2009  ; une
résidence internationale d’artistes s’est ouverte à Angoulême ; on donne
des noms d’auteurs de petits miquets à des rues et des écoles…
Une légitimation très critiquée

Selon le sociologue Bernard Lahire, qui révise les théories de Bourdieu


en y introduisant la notion de dissonances culturelles, « plus le domaine
réservé de la culture légitime s’étend (jazz, photographie et cinéma hier,
bandes dessinées, rock ou séries télévisées qui sont les nouveaux
prétendants aujourd’hui), et plus la foi en la légitimité culturelle s’étiole.
Plus le nombre de «  dieux légitimes  » auxquels on est autorisé par les
diverses institutions de la culture à vouer un culte augmente, plus le
degré général de croyance culturelle diminue. Mais il y a aussi le fait que
les producteurs culturels eux-mêmes ont déployé dans leur création
même des stratégies de mélange de genres maintenues séparées dans un
état antérieur de l’offre culturelle. »1 S’il fait alors allusion aux émissions
de Thierry Ardisson qui mêlent écrivains et stars du porno sur son
plateau, nous pouvons penser, dans le domaine qui nous occupe, au
« mariage » Gallimard-Soleil…
Certains penseurs et philosophes, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri
Lévy en tête, se sont plaints, à la fin des années 80, que tout soit devenu
culture, sans qu’il soit possible de distinguer la création et l’industrie, la
culture et le divertissement. La culture, selon eux, a perdu son unité en
cherchant sa démocratisation. La fréquentation des lieux culturels est
devenue un loisir, un passe-temps parmi d’autres… Cette évolution,
disent les détracteurs de la mutation des politiques publiques, est visible
dans le terme même de «  pratiques culturelles  », vocable très large qui
embrasse aussi bien la fréquentation des galeries de peinture que la
pratique de la broderie, le tournant politique ayant été pris, à l’arrivée de
la gauche au pouvoir, par Jack Lang, ministre de la Culture, avec
l’instauration de nombreux événements culturels à caractère festif. Pour
amener la culture à tous et tous à la culture, on l’aurait refaçonnée pour la
rendre plus «  populaire  »  : opéras au Stade de France et grandes
expositions très médiatisées. Celles du Festival d’Angoulême au tournant
des années 90, comme l’exposition-spectacle «  Opéra Bulles  » à La
Villette en 1991, singeaient cette tendance des musées  ; cette fois non
pour attirer les classes populaires à la culture, mais plutôt pour faire
accéder la bande dessinée au rang d’objet culturel, en lui érigeant un
trône grandiose et clinquant.
Dans le cas de la bande dessinée, la réalité même d’une telle
légitimation est mise en doute par ceux qui notent que si le Salon est
devenu Festival, c’est peut-être pour mieux cacher que son côté
mercantile prend toujours plus de poids avec des sponsors très voyants,
que les médias en parlent de plus en plus comme d’une foire en
trompetant les chiffres de fréquentation fournis par les organisateurs, que
le public s’intéresse davantage aux dédicaces qu’aux expositions et
rencontres… D’autres remarquent que la bande dessinée est, selon la loi,
toujours destinée à la jeunesse (et le bras armé de cette loi estime encore
parfois qu’elle corrompt ladite jeunesse), et qu’elle est encore faiblement
représentée au Salon du livre de jeunesse de Montreuil…

L’absence de médiateurs culturels

Par ailleurs, nul art «  légitime  » ne souffre d’une telle déficience en


médiation, qu’elle soit institutionnelle ou culturelle. Pour ce qui concerne
la première catégorie, il suffit de pointer, dans la seule capitale, la
carence en équipements décents. Alors que l’on y trouve deux
bibliothèques de cinéma et plusieurs archives filmiques ou encore une
bibliothèque des littératures policières, on cherchera en vain une
bibliothèque spécialisée en bande dessinée ! Et ce ne sont ni les grandes
bibliothèques ni les bibliothèques publiques qui joueront même une petite
part de ce rôle. La Bibliothèque publique d’information du Centre
Pompidou, symbole de la démocratisation de la lecture victime de son
succès, avait dû abandonner la bande dessinée un an après son ouverture,
pour y revenir très timidement il y a peu, et selon des modalités
controversées (en achetant les seuls albums sélectionnés à Angoulême,
comme si l’on acquérait des romans selon les prix littéraires…)2  ; les
bibliothèques municipales traitent les bandes dessinées comme nul autre
document ou genre : en vrac, sans classement, accompagnées de très peu
de littérature critique, pas d’abonnement à quelque revue critique quand
deux ou trois revues de cinéma ont droit de cité…
Devant une production qui atteint aujourd’hui près de 5 000 titres par
an, comment le lecteur peut-il s’y retrouver ? Ce rôle de tri, de sélection,
d’orientation, d’aide au choix est normalement assuré par un certain
nombre de médiateurs qui semblent cruellement (et uniformément)
manquer à la bande dessinée. Contrairement au cinéma, à la musique, à la
littérature, aux beaux-arts, il s’agit d’une consommation qui n’est pas
davantage «  éclairée  » dans le secteur commercial et culturel qu’elle
l’est, comme on l’a vu, dans le secteur institutionnel.
Catalogues d’éditeurs et ouvrages eux-mêmes donnent peu
d’indications : standardisation des albums, absence de prière d’insérer, de
résumé, de tout appareil critique (pas même une biographie de l’auteur,
encore moins une préface, et ce jusque chez les éditeurs réputés les plus
exigeants tels que L’Association, Cornélius ou Denoël Graphic…).
Parfois même la couverture est illustrée par un graphisme très trompeur
sur celui des planches qu’elle enserre… La critique ne peut guère jouer
son rôle : la bande dessinée a pas moins de quarante ans de retard sur le
cinéma, alors même qu’elle a près de soixante-dix ans d’avance sur lui
par son existence  : si son inventeur, Rodolphe Töpffer, fut aussi son
premier théoricien dès 1845, il fallut attendre cent dix ans pour voir
paraître un nouvel essai en français (sur Pif le chien, par un critique de
cinéma3). Coexistent une multitude de revues de cinéma, dont les deux
principales atteignent les soixante ans d’existence, alors que la bande
dessinée n’a droit qu’à des revues ou fanzines éphémères, les plus
résistants ayant dû se réfugier sur Internet. Quant aux médias, ils sont
encore plus en retard : réduite à portion congrue dans les pages littéraires
de la presse écrite, la bande dessinée est quasi absente de la radio (moins
de deux minutes hebdomadaires sur France Info !) et de la télévision (une
seule émission, sur Public Sénat). Les auteurs eux-mêmes se placent
rarement en médiateurs : on connaît peu de réflexions d’auteurs de bande
dessinée sur leur art avant Eisner, McCloud ou Menu…
En librairie comme dans les bibliothèques, les bandes dessinées ont
généralement droit à des bacs en vrac, au mieux à un classement par
personnages ou par genres, peu de conseil chez les libraires généralistes.
Les enseignants, peu préparés, préfèrent le plus souvent
« instrumentaliser » la bande dessinée que l’enseigner, d’où une absence
totale d’initiation à son art et son esthétique, de hiérarchisation de ses
classiques (au demeurant non disponibles). Dans toute l’université
française, pas un seul poste d’enseignement de la bande dessinée  ! Pas
plus de médiation ou de transmission au sein de la famille, dans la
mesure où la bande dessinée est le plus souvent une lecture de l’enfant et
de l’adolescent, étrangère aux parents. Soit qu’ils n’aient pas été lecteurs,
soit qu’ils soient dépassés par l’évolution du médium (nouveaux auteurs,
nouveaux genres tels que l’heroic fantasy, nouveau venu comme le
manga…).
Si 30 % des Français de plus de quinze ans4 déclarent n’avoir lu aucun
livre au cours des douze derniers mois, ils sont 71 % à n’avoir lu aucune
bande dessinée, comics ou manga. Ceux qui ont lu au moins un livre en
ont lu 16 en moyenne, et ceux qui ont approché le neuvième art ont lu 13
bandes dessinées en moyenne. On constate que les lecteurs les plus
diplômés, même lorsqu’ils lisent beaucoup de bandes dessinées,
rechignent davantage que les autres à le revendiquer comme genre de
livre préféré.

Où ranger la bande dessinée dans les pratiques culturelles ?

Dans la culture parce que c’est une lecture ? Dans les divertissements
parce que ce n’est pas une « vraie lecture » (sic) ? La lecture se révèle au
centre des pratiques de distinction entre les classes sociales et les
individus. Les manières de lire, les supports de lecture différencient
classes sociales, publics et individus  : en 2008, 76 % des ouvriers
déclarent lire peu ou pas du tout, contre 30 % des cadres  ; 78 % des
ouvriers et la moitié des cadres n’ont lu aucune bande dessinée au cours
des douze derniers mois, mais ceux qui, dans ces catégories, ont en lu au
moins une en ont respectivement lu 12 et 18 en moyenne.
Les initiatives de Jack Lang dans les années 80 ont marqué
l’élargissement considérable du champ de la culture, jusqu’alors
cantonné aux beaux-arts et belles-lettres. De même que l’enseignement et
l’éducation se démocratisent, la culture, en recouvrant de nouveaux
champs, atteint aussi de nouvelles classes sociales et de nouvelles
tranches d’âge. L’idée de culture subit de grandes transformations. Le
champ conceptuel de la lecture en particulier va progressivement
s’étendre à tous les supports de l’écrit, de l’imprimé à l’écran, et à tous
les modes de lecture, y compris la bande dessinée. Lire est devenu passer
du temps avec toutes sortes d’écrits. Devant les difficultés de
l’enseignement et l’échec scolaire, de nombreuses pratiques culturelles
populaires, dont la bande dessinée, deviennent « didactisées ».
La bande dessinée a quitté les arts plastiques pour rejoindre le livre et
la lecture, mais n’est presque jamais prise en considération dans les
études sur les pratiques culturelles, qui ne l’incluent pas dans le champ de
la lecture  ! Est-ce par manque de considération (ce qui viendrait
confirmer l’illusion d’une légitimation) ou parce qu’elle se comporte
vraiment différemment  ? Nous le verrons sur le plan notamment de la
différenciation sexuelle. C’est aussi vrai sur le plan de la consommation.
La presse, les livres et la papeterie représentaient en 1990 plus de 20 %
des dépenses culturelles et de loisirs des ménages, pour ne pas dépasser
les 15 % en 2004. Pendant ce temps, l’informatique (y compris CD-Rom
et jeux) passait de 1,9 % à 7,5 %, les services culturels (essentiellement
redevance TV, abonnements câble et satellite) passaient de 9,6 à 11 %, et
les jeux de hasard de 6,7 à 9,8 % !5
Or dans le même temps, et surtout entre 1995 et 2004, la bande
dessinée connaît une très forte croissance, en nombre de titres (multiplié
par 5), en ventes et en chiffre d’affaires. La bande dessinée a donc bien
un statut à part dans la lecture. Benoît Mouchart, directeur artistique du
festival d’Angoulême, déclare ranger la bande dessinée plutôt dans les
divertissements que dans les arts et lettres  : sa croissance dans une
société qui abandonne le livre pour les loisirs de divertissement lui
donnerait-elle raison ?

La concurrence des nouveaux médias

Au cours de la dernière décennie, le processus entamé dans les années


80 et 90 s’est accentué : en ajoutant au temps consacré à la consultation
d’Internet et aux autres usages de l’ordinateur celui passé à jouer à des
jeux vidéo ou à regarder des DVD, le temps moyen que les Français
consacrent aux écrans en dehors des programmes télévisés s’élève en
2008 à dix heures hebdomadaires (sept heures pour l’ordinateur, trois
heures pour les DVD et une heure pour les jeux vidéo sur console), soit
environ la moitié du temps consacré à la télévision (vingt-et-une heures).
Mais contrairement à la télévision, les nouveaux écrans (notamment
Internet) concernent prioritairement les catégories de population les plus
consommatrices de culture. Il est donc permis de penser que le temps
consacré aux nouveaux écrans a empiété sur les autres pratiques
culturelles, notamment la lecture  : les 70 % de Français qui n’ont pas
délaissé le livre ont réduit leur rythme de lecture, passant de 21 livres par
an en moyenne en 1997 à 16 en 2008.

Une lecture encore très masculine

Si globalement la lecture est en perpétuel recul (il y a aujourd’hui plus


de Français à n’avoir lu aucun livre dans le cadre de leur temps libre au
cours de l’année écoulée qu’il n’y en avait dix ans auparavant – 30 % en
2008 contre 26 % en 1997), les femmes sont plus nombreuses à lire des
livres : 36 % des hommes déclarent n’avoir lu aucun livre au cours des
12 derniers mois, contre 25 % des femmes seulement. Ce qui est une
nouveauté, car en 1973, c’était 28 % des hommes et 32 % des femmes. Et
quand les femmes sont lectrices, elles lisent un nombre plus élevé
d’ouvrages (17 livres en moyenne contre 14 pour les hommes). Les
femmes, tout en devenant plus grandes lectrices, se sont emparées de
genres autrefois masculins, comme le roman policier, très nettement
masculin en 1973 et qui s’est féminisé au fil des années 80 et 90
(désormais 20 % des femmes contre 16 % des hommes le déclarent
comme leur genre de littérature préféré). Les seuls genres aujourd’hui
encore majoritairement masculins sont les livres sur l’histoire, les
ouvrages de sciences et techniques, ceux consacrés au sport et… les
bandes dessinées. Un français sur dix déclare ces dernières comme son
genre de lecture préféré (ils étaient 6 % seulement en 1997), mais elles
ont les faveurs de 15 % des hommes (11 % en 1997) contre 4 % des
femmes seulement (mais elles n’étaient que 2 % en 1997). On sait, par
ailleurs, qu’il y a deux fois plus de lecteurs que de lectrices de mangas…
Une étude portant sur la population étudiante (mais plus ancienne)6
détaille davantage  : les filles lisent plus fréquemment des romans et
nouvelles (76 % contre 42,5 % des garçons), y compris policiers (38 %
des filles, 23 % des garçons), et des ouvrages à forte légitimité culturelle
tels que le théâtre et la poésie (21,2 % contre 10,7 %). Les garçons
préfèrent la science-fiction (lue par 30,4 % d’entre eux, pour 20 % des
filles), les livres de sciences et techniques (à 35 %, et seulement 14 %
pour les filles) et les bandes dessinées (54,4 % des garçons et 37,1 % des
filles déclarent en lire). De ce point de vue, les goûts des étudiants se
rapprochent de ceux de l’ensemble des Français.
Ce serait à mon avis se leurrer que d’attribuer la cause de cette
désaffection féminine envers la bande dessinée au seul règne machiste
sur le genre, qui ferait fuir les rayons BD par les jeunes filles, comme le
suggère Thierry Groensteen (2006). Il est permis de se demander si ce ne
serait pas plutôt, comme le confirmeront d’autres indices, la marque
d’une absence de profit symbolique procuré par la lecture de bandes
dessinées, de leur manque de légitimité culturelle, dont les femmes sont
avides, étant encore dans un processus d’appropriation du domaine de la
lecture : 16 % des ouvriers, 26 % des étudiants, 32 % des lycéens de plus
de 15 ans osent affirmer la bande dessinée comme leur genre de lecture
préféré, contre seulement 9 % des cadres et 7 % des professions
intermédiaires, tout comme 5 % des Parisiens mais 12 % des habitants de
communes de moins de 20 000 habitants.

La jeunesse et la bande dessinée

Les études sur les pratiques culturelles portent généralement sur la


population de plus de 15 ans. Nous avons peu de données sur l’enfance et
l’adolescence. On sait que, même ténus, les liens avec l’univers culturel
lors de l’enfance ont une influence non négligeable sur les pratiques à
l’âge adulte  : 41 % des personnes qui ne pratiquaient aucune activité
culturelle pendant l’enfance se tiennent entièrement en retrait des loisirs
culturels à l’âge adulte, contre seulement 20 % pour celles qui en
pratiquaient au moins une7. Toutes les activités culturelles, même les plus
répandues, sont sensibles aux acquis de l’enfance. Les éditeurs auraient
tort de délaisser ce marché qui leur assure des lecteurs adultes, ou le
laisser aux mains de la concurrence japonaise. Hélas cette enquête, elle
aussi, excluait les bandes dessinées (comme la presse) du champ de la
« lecture ». Une enquête menée en 20018 montre que les 10-14 ans lisent
des supports variés  : 88 % lisent des livres, 87 % des journaux et
magazines, 72 % des bandes dessinées. Mais au cours du temps, quand la
lecture de la presse augmente (+15 points entre 10 et 14 ans), celle des
livres et des bandes dessinées diminue (-6,5 et -16 points). La bande
dessinée, note Sylvie Octobre, «  genre lié à l’enfance, perd donc des
lecteurs avec l’adolescence. Par ailleurs, ses lecteurs deviennent plus
épisodiques : la part de ceux qui ont lu moins de cinq bandes dessinées
depuis la rentrée scolaire augmente de 14 points du CM2 à la 3e, alors
que la part de ceux qui en ont lu plus de onze diminue de 11,5 points ».
Une étude sur les adolescents9 examine les activités pratiquées « tous
les jours ou presque » en dehors du temps passé à l’école, selon l’âge, de
6 à 17 ans. On constate que la bande dessinée connaît une lecture intense
(21 % des 6-11 ans, 18 % des 12-14 ans) avant de s’effondrer à 6 % des
15-17 ans, soit une division par trois ! Associée à l’enfance, elle perd des
lecteurs avec l’adolescence. Pendant ce temps, la lecture de livres passe
de 27 % à 13 % (baisse de moitié), tandis que se profilent d’autres
activités : la radio passe de 20 à 74 %, les CD de 18 à 72 %, le cinéma (1
fois par mois) de 37 à 61 %, le téléphone de 3 à 23 %. Les autres activités
restent stables (hormis la lecture du journal, insignifiante avant 12 ans,
puis passant de 9 à 18 %).
Selon le sociologue François de Singly (2000), la lecture de livres
semble contribuer à la constitution d’un «  temps pour soi  » féminin au
sein de l’espace conjugal, à l’instar du rôle joué par certains usages de la
télévision, du sport ou de l’ordinateur pour les hommes. On pourrait
avancer de la même manière que la lecture de bandes dessinées a
toujours été un «  temps pour soi  » de l’enfance et de l’adolescence au
sein du cercle familial. Une lecture échappant aux obligations de lecture
scolaire et n’appartenant pas au corpus des parents (encore plus
manifeste dans le cas des mangas).
L’étude de l’Observatoire de la vie étudiante prend la relève et révèle
que les étudiants sont principalement lecteurs de romans et nouvelles, les
bandes dessinées arrivant ensuite, devant les romans policiers et les
ouvrages de sciences humaines et sociales. On apprend que la proportion
des lecteurs de romans et nouvelles baisse régulièrement (de 70 % en
1994 à 62 % en 2003), de même que les essais et les ouvrages
philosophiques (de 28 % à 18,7 %) et les livres scientifiques et
techniques (de 33 % à 24 %). La science-fiction est en hausse, de même
que les romans policiers et la bande dessinée (de 42 % à 44,5 %). Les
préférences de lecture des étudiants se rapprochent de celles de leur
classe d’âge : 34 % des hommes de 15 à 30 ans et 12 % des femmes du
même âge déclarent la bande dessinée comme leur genre de lecture
privilégié, préférence que l’on retrouve chez 26 % des étudiants.
Notons que le goût pour la bande dessinée s’est considérablement
affirmé au cours des années 2000 : alors qu’en 1997 23 % des jeunes de
15 à 19 ans et 9 % des 20 à 24 ans déclaraient la bande dessinée comme
leur genre de lecture préféré, leurs rangs ont grossi jusqu’à représenter
respectivement 35 % et 18 % en 2008 !
Bernard Lahire (2004) note que les ouvrages dont la légitimité
culturelle est moindre – romans policiers, de science-fiction ou bandes
dessinées – et qui sont généralement mis à distance par les étudiants de
lettres (39,3 % seulement déclarent lire des bandes dessinées), attirent
des publics très différents mais qui se définissent par leur égal
éloignement à l’égard de la culture légitime classique (littéraire et
artistique) : étudiants d’IUT et BTS industriels (62,4 % lecteurs de BD),
de sciences et techniques (52,3 %), des classes préparatoires scientifiques
(64 %), de médecine (64 %). «  Alors qu’un étudiant de formation
classique repère certains genres d’ouvrages comme étant incompatibles
avec sa haute dignité culturelle, un étudiant de formation scientifique, à
la dignité scolaire tout aussi élevée, se l’approprie sans réticence dans
une sorte de candide iconoclasme. »
Enfin le prêt d’ouvrages par des amis est le plus souvent le fait
d’étudiants dont les pratiques de lectures sont beaucoup plus
extrascolaires et orientées vers le divertissement (SF, polar, BD). En
outre, les étudiants des classes préparatoires littéraires ont le plus de
chances de posséder plus de 100 livres alors que les étudiants en sciences
et techniques en ont moins. Un livre qu’on ne cherche pas à posséder
n’est pas investi de la même reconnaissance sociale.

Pour une étude sur la pratique culturelle de la bande dessinée

Les études sur les pratiques culturelles des Français, des adolescents
ou des étudiants, ou sur la lecture dans les mêmes échantillons n’incluent
que rarement la bande dessinée. Et lorsqu’elles le font, incluant la bande
dessinée dans le champ de la lecture, par effet de masse, comptent «  la
BD » aux côtés du théâtre, de la poésie, des romans et nouvelles, etc. Il
serait heureux qu’elles l’incluent toujours, mais n’allons pas jusqu’à
rêver qu’elles distinguent entre divers genres ou catégories de bandes
dessinées…
Une étude particulière est depuis longtemps appelée de nos vœux10,
sur les pratiques culturelles liées à la bande dessinée, qui inclurait la
lecture, la visite d’expositions ou de festivals, la lecture de critique, la
pratique amateur de la bande dessinée… Une étude qui distinguerait
également entre plusieurs catégories de bandes dessinées  : répartitions
par genres, mais aussi par types d’ouvrages (séries, « création », comics,
manga…). Une étude qui porterait sur toutes les tranches d’âge, de 7 à 77
ans… Une étude, enfin, qui examinerait l’impact des nouveaux loisirs
culturels (notamment la fréquentation des nouveaux écrans, qui touche
les mêmes catégories de population) sur la lecture de bande dessinée.
La pratique de la bande dessinée (et non sa lecture) n’est bien
évidemment, du fait de son volume non significatif, jamais évoquée dans
les études des comportements culturels des Français, qui évoquent
néanmoins toujours différentes activités artistiques pratiquées en
amateur  : théâtre, musique, chant, danse, peinture, dessin… Il y a
beaucoup plus de musiciens amateurs que de professionnels, et on
connaît le succès des chorales d’amateurs. Combien y aurait-il de
dessinateurs de bande dessinée «  amateur  »  ? Les fanzines sont
aujourd’hui bien représentés dans le « in » du festival d’Angoulême… et
la surproduction actuelle ouvre grand les portes des éditeurs aux
«  amateurs  » qui deviennent vite professionnels, avant d’abandonner la
bande dessinée au premier échec pour s’orienter vers le jeu vidéo ou le
cinéma d’animation. Mais après tout, en l’absence d’un enseignement de
la bande dessinée véritablement développé (rejeté par les écoles d’art,
ignoré par l’université, curieusement absent des cours municipaux
d’adultes…), il faut bien être amateur avant de devenir professionnel…
Un pan entier du champ d’investigation que constitue la lecture de
bandes dessinées échappe, en raison de sa diffusion restreinte et donc de
sa valeur statistique nulle, aux différentes études : la bande dessinée que
l’on appelle tantôt «  de création  », tantôt «  indépendante  » ou encore
«  alternative  »… Or il serait intéressant de vérifier plusieurs points
avancés de façon intuitive, résumés en une assertion  : lorsque la bande
dessinée atteint d’autres publics que ceux révélés par les études
(concernant «  la BD  ») ou ceux que nous connaissons (concernant la
bande dessinée de création), ce n’est généralement pas pour les conquérir
plus durablement. Qu’un Astérix se vende à plus de trois millions
d’exemplaires ne va pas convaincre ses lecteurs, qui n’auront lu que cet
album au cours des dernières années, qu’ils ont affaire à un genre
estimable et légitime. Et lorsque la bande dessinée d’auteur atteint un
public plus large qu’à son habitude, celui-ci ne la perçoit pas comme
échantillon d’un territoire à découvrir, mais généralement comme des
documents de témoignage (Maus, Persépolis, Le Photographe). Ce ne
sont, par ailleurs, jamais des ouvrages s’apparentant au standard
classique de la bande dessinée (le fameux « 48 pages cartonné couleur »),
mais s’apparenteraient plutôt au format du roman. Dans les années 60
c’étaient les beaux livres de Losfeld ou de Pierre Horay, dans les années
70 les bandes dessinées à couverture souples et en noir et blanc d’Hugo
Pratt qui touchaient des publics dans la classe dominante, laquelle savait
faire là assaut d’originalité dans ses pratiques culturelles, sans se
commettre de trop près avec une culture de masse. Aujourd’hui, lorsque
l’Association rebaptise le prix du meilleur album d’Angoulême « Prix du
meilleur livre de bandes dessinées  », elle veille à conserver cette
« distinction » (au sens de Bourdieu) qui l’apparente aux arts légitimes.
1. Olivia Ferrand, Un entretien avec Bernard Lahire sur la sociologie des pratiques culturelles,
http://ses-ens-lyon.fr, 2004.
2. Bulletin Bpi, n° 16, Centre Pompidou, Paris, janvier-mars 2006.
3. Amengual, 1955.
4. Pratiques culturelles des Français, série d’enquêtes menées par le Département des études du
ministère de la Culture en 1973, 1981, 1989, 1997 et 2008, sur un échantillon représentatif de la
population française de 15 ans et plus (qui était de 2 000 individus en 1973 et de 3 641 en 2008).
Sauf indication contraire, les chiffres avancés sont tirés de l’enquête de 2008.
5. INSÉE, Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages (EPCV),chaque année de
1990 à 2004.
6. Observatoire de la vie étudiante, Enquête sur les conditions de vie des étudiants, 2000
(questionnaire auprès d’un échantillon de 20 000 étudiants).
7. INSÉE, Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages d’octobre 2000 et sa partie
variable « Transmissions familiales ».
8. Octobre, 2004. Enquête réalisée conjointement par le Département des études et de la
prospective du ministère de la Culture et de la Communication et la Direction de l’évaluation et de
la prospective du ministère de l’Éducation nationale auprès de 3 306 familles.
9. Réseaux, n° 17, « Les jeunes et l’écran », Hermès Publications, 1999.
10. Bonne nouvelle  : à la demande de la Direction du livre et de la lecture, la Bibliothèque
publique d’information du Centre Pompidou s’apprête à lancer une enquête quantitative nationale
de grande ampleur sur la lecture de bande dessinée, dont le comité de pilotage associe le
Département des études, de la prospective et des statistiques et le Service du Livre et de la Lecture
du ministère de la Culture et de la Communication, la Bibliothèque publique d’information et la
Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Cette enquête, précédée d’une étude
qualitative sur les lecteurs de mangas, devrait nourrir les réflexions et recherches dans ce domaine.
Bibliographie
AMENGUAL Barthélemy, Le Petit Monde de Pif le chien : essai sur un
« comic » français, Alger, Travail et Culture d’Algérie, 1955.
GROENSTEEN Thierry, Un objet culturel non identifié, Angoulême, L’An
2, 2006.
INSÉE, Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages,
chaque année de 1990 à 2004.
LAHIRE Bernard, La Culture des individus, dissonances culturelles et
distinction de soi, La Découverte, 2004.
OBSERVATOIRE DE LA VIE ÉTUDIANTE, Enquête sur les conditions de vie
des étudiants, 2000.
Département des études du ministère de la Culture, Les Pratiques
culturelles des Français, 2008.
OCTOBRE Sylvie, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, La Documentation
française, 2004.
SINGLY DE François, Libres ensemble, Nathan, coll. «  Essais &
Recherches », 2000.
TÖPFFER Rodolphe, Essai de physiognomonie, Genève, Schmid, 1845.
Bande dessinée et postlégitimité
Éric Maigret

Près de quarante années se sont écoulées depuis la publication de


l’article sur la bande dessinée de Luc Boltanski (1975), décrivant la
naissance d’un processus de légitimation d’une «  contre-culture  » (ou
d’un «  art moyen  »), dans la plus pure veine de la sociologie de la
« distinction » et des « champs » de Pierre Bourdieu (1979, 1992). Près
de vingt années ont passé depuis l’article que j’ai rédigé en prolongement
et en réponse à ce texte séminal (Maigret, 1994), examinant les
dimensions contradictoires du processus à l’œuvre, concluant à une
«  reconnaissance en demi-teinte  », mettant en doute la théorie des
« champs » et son positionnement « légitimiste ». Deux générations – ou
presque – cela permet de mieux évaluer le destin d’une configuration
culturelle qui postule au statut de « 9e art », de poser à nouveaux frais la
question rituelle  : où en est la bande dessinée dans sa quête de
respectabilité  ? Deux générations, cela permet également de ne plus se
contenter de mesurer les écarts au modèle de référence mais de proposer
un modèle plus éclairant pour les sociétés contemporaines, que je
qualifierai de «  postlégitime  ». Impossible à mon sens de répondre à la
question précédente sans remettre en cause le concept même de
« légitimité culturelle », sans changer le logiciel d’analyse.

Le vol suspendu de la légitimité culturelle

Après le grand mouvement de dédiabolisation, et même


d’engouement, qui a progressivement doté la bande dessinée européenne
(franco-belge en priorité) des signes extérieurs de la consécration
artistique, tout semblait comme figé au début des années 1990. Le succès
du Salon d’Angoulême créé en 1974, la multiplication d’articles relatifs à
la BD dans les quotidiens nationaux, la bienveillance de l’État et la mise
en place de rituels artistiques (ventes aux enchères de planches
originales, expositions, remises de prix…) attestaient bien la mise en
place d’une forme de reconnaissance. Un jeu de distinction entre auteurs
s’affirmait, avec une remise en cause des liens jugés trop sages entre
image et texte (Gotlib, Lob, Bretecher, Fred…), manifestant la naissance
d’une forme « savante » de bande dessinée, alors que la « canonisation »
artistique bénéficiait du soutien d’«  appareils critiques  » interne (les
fanzines) et externes (le monde de la recherche). Ces indices semblaient
donc confirmer la théorie classique de la légitimité culturelle pour
laquelle la définition artistique se conquiert par la création d’un intérêt
commun, constituant un champ, clivé en champ de grande production et
champ restreint, ce dernier étant polarisé, comme les champs culturels
supérieurs, entre « novateurs » et « conservateurs ». Mais de nombreux
éléments plaidaient en faveur d’une vision plus nuancée, et même plus
sombre  : l’enthousiasme journalistique se concentrait sur la période du
Salon d’Angoulême et se dispersait ensuite ; la politique du ministère de
la Culture n’était pas sans ambiguïté malgré ou en raison de sa
générosité, confondait les formes culturelles plus qu’elle ne paraissait les
distinguer ; la faiblesse insigne des appareils d’analyse ne laissait guère
présager d’institutionnalisation critique et scientifique  ;
l’instrumentalisation par les autres arts l’emportait sur l’autonomisation
comme art…
À l’époque des pamphlets sur la fin de la culture (avec Allan Bloom et
Alain Finkielkraut, il fallait nécessairement entendre la fin de la « vraie
Culture ») et de la condamnation des mangas par les autorités de contrôle
de l’audiovisuel, il était difficile de ne pas relever le maintien d’une
violente distance à l’égard de la bande dessinée et sa relégation en sous-
culture. Les supposés « stigmates » du médium ne disparaissaient pas par
enchantement : « sa jeunesse, la jeunesse de son public, la bâtardise de sa
technique comparée aux techniques “pures” de la littérature ou de la
peinture, la confusion du moyen d’expression avec un genre ou une série
de genres comme la science-fiction, le comique ou le romanesque.  »
(Maigret, 1994) Un examen des statistiques sur les publics et des
discours des auteurs ne permettait pas non plus de trancher en faveur
d’un processus univoque. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des
Français (Donnat, Cogneau, 1990) montraient que la bande dessinée
demeurait un «  phénomène jeune  », alors même que l’attrait des jeux
vidéo éloignait du papier les moins de vingt ans, une lecture largement
répandue dans les divers milieux sociaux mais de plus en plus corrélée à
la lecture de livres chez les grands lecteurs, donc «  récupérée par les
fractions culturellement dominantes qui l’ont côtoyée dans leur jeunesse
(cadres, professions culturelles) qui se la réapproprient, lui donnent un
sens nouveau » (Maigret, 1994), sans en faire plus qu’un « adjuvant » de
la culture dite consacrée. Du côté des auteurs, la déception de ne plus
s’inscrire dans une véritable « contre-culture » contestataire côtoyait des
vocations artisanales, des visées formalistes partiellement assumées, des
translations vers les autres domaines artistiques…
Vingt ans plus tard, à l’aune du modèle de la légitimité culturelle, les
signes contradictoires abondent toujours pour la bande dessinée, comme
un ciel changeant qui hésiterait sans cesse entre soleil estival et pluies
automnales. Du moins c’est ce qui ressort des divers bilans établis par les
chercheurs et acteurs de la légitimation. Gilles Ciment (dans ce même
ouvrage) souligne avec force l’absence d’enracinement dans les
institutions scolaires, dans les bibliothèques municipales et celles des
collèges et lycées : « nul art “légitime” ne souffre d’une telle déficience
en médiation, qu’elle soit institutionnelle ou culturelle ». Les festivals et
salons se sont multipliés mais Angoulême aimante à ce point l’attention
qu’il représente souvent l’arbre qui cache la forêt pour la presse
généraliste. La discussion critique dans les émissions radio et
télévisuelles est bien réelle désormais, mais le plus souvent courte et
confinée aux marges. Les expositions prestigieuses – et suivies – sur les
relations avec l’art contemporain et l’architecture semblent ouvrir un
nouvel espace d’appréciation, tout en ne cessant de soumettre l’art
mineur que serait la bande dessinée à la générosité de l’identification
avec des arts majeurs, réinstallés dans leur supériorité à la façon dont le
Pop Art ne faisait que redoubler l’opposition entre véritable geste
artistique et simple banalité de la quotidienneté commerciale, comme le
note Xavier Guilbert (2011). Le soutien de la sphère publique,
indispensable par exemple par les effets de structuration de filières
professionnelles qu’il produit, traduit à long terme une dépendance qui
confine à l’infirmité, y compris parce qu’il oriente suivant les moments
vers telle ou telle autre forme artistique (les arts graphiques puis le
livre…). Il ne fait pas de doute que le monde scientifique demeure encore
très à l’écart d’une médiaculture qui pourrait beaucoup plus être
travaillée par les sciences de l’information et de la communication, la
sociologie, l’histoire, l’histoire de l’art… Thierry Groensteen (2006)
déplore à ce titre, au-delà même de la sphère scientifique, l’absence
d’instauration d’une mémoire de la bande dessinée (en dramatisant
volontiers une situation en réalité plus complexe). Loin de disparaître,
l’aversion à l’égard des mangas japonais, dont le succès économique et
générationnel est exceptionnel en France, précipite vers le vieux gouffre
des stigmates et des préjugés, l’industrie culturelle japonaise reprenant
les habits de la « culture de masse » américaine, les otakus remplaçant les
fans hystériques, la dénonciation de la violence et de la sexualité
outrancière se substituant à celle du mauvais goût des BD « adultes ». De
nombreux auteurs et critiques francophones jouent le jeu de cette
dénonciation qui, loin de séparer « mauvais mangas » de « bonne bande
dessinée », entraîne aussi cette dernière vers l’abîme en lui rappelant son
passé : « ironie de l’histoire, les tenants de la bande dessinée franco-belge
se retrouvent ici à reprendre à leur compte les positions des « censeurs »
de la loi de 1949 qu’ils n’ont eu cesse de combattre » (Guilbert, 2011).
La transformation la plus importante enregistrée par la bande dessinée
sur le plan de la légitimation est bien sûr l’émergence d’une nouvelle
génération d’auteurs se revendiquant pleinement auteurs, c’est-à-dire
avant-gardistes (Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, David B.,
Dupuy et Berberian, Joann Sfar, Marjane Satrapi… regroupés pour
certains dans le phénomène éditorial de L’Association), ce qui, en
apparence, pourrait contredire la vision d’un processus contradictoire ou
de reconnaissance en demi-teinte. L’ambition autobiographique et le rejet
initial du référent « BD » plaident en faveur d’un détachement à l’égard
du populaire, qui ne se ferait pas sur le seul mode de la condamnation
morale et industrielle mais de l’autonomisation artistique, clivant enfin
distinctement le champ de la bande dessinée, au point de nier cette
dernière expression. Un mouvement de légitimation par le «  roman
graphique  », né au États-Unis, a également fait l’objet tout au long des
années 2000 de commentaires en ce sens. L’Association et le «  roman
graphique  » seraient-ils les relais d’une réelle distinction (je reviendrai
sur ce point à la fin de cet article) ? Même si ce mouvement est réel on ne
peut qu’observer, pour le moment, le caractère minoritaire de la rupture,
chez des auteurs dont les discours ne valorisent pas nécessairement
l’élitisme. Björn-Olav Dozo (2009) montre ainsi, à partir de la
représentation de l’artiste alcoolique dans leurs œuvres, que Joann Sfar
développe une figure plus cathartique qu’artistique, que Lewis
Trondheim se différencie de Jean-Christophe Menu par sa volonté de ne
pas jouer la rupture entre bande dessinée «  de grande production  » et
celle « à circulation restreinte », ce dernier caricaturant la revendication
d’une créativité par la malédiction de l’artiste. Du côté américain, Art
Spiegelman nous rappelle avec une belle constance qu’il s’est toujours
inscrit dans une continuité avec l’histoire des « comics », y compris les
plus populaires. D’une certaine façon, ce constat rejoint celui sur les
publics  : s’il est vrai que la bande dessinée est de plus en plus ancrée
dans la galaxie culturelle des milieux supérieurs, si elle devient moins
populaire dans ses pratiques (au sens où elle n’est plus ouvrière ni même
quasi-exclusivement juvénile, où son économie aussi se concentre de
plus en plus sur des niches), elle conserve des fonctions de médias de
masse parce qu’elle rallie les suffrages dans tous les milieux pour
certaines œuvres très connues. Et les lecteurs éduqués ne l’installent
guère au sommet d’un panthéon artistique, qui connaît aujourd’hui
quelque vicissitude dans sa conceptualisation même. Comment pourrait-
on sérieusement écrire que la bande dessinée a ravi la place du théâtre ou
de l’opéra comme forme distinctive ? Inversement, comment pourrait-on
concevoir aujourd’hui le théâtre et l’opéra comme structurant les goûts
(même ceux des milieux supérieurs), comme peuvent le faire les bandes
dessinées ?

Les aléas du régime postlégitime

Devant un tel problème, que l’on nomme généralement une aporie, il


n’existe qu’une solution : changer de cadre de référence. L’inadaptation
des lunettes servant à observer est ici en cause. Et si les faits évoqués,
dans leur dualité, n’étaient pas, ou pas seulement, le reflet d’une
insuffisante consécration de la bande dessinée mais avant tout celui de
l’essoufflement du modèle théorique employé pour la mesurer ? C’est le
pari fait depuis plusieurs années dans le sillage des travaux sur les
« médiacultures » (Maigret, Macé, 2005). Ces derniers reposent pour moi
sur plusieurs hypothèses (Maigret, 2009) :
(1) La dissociation entre « Culture » consacrée et « médias de masse »
est récente, elle n’a pas plus de cent ans, la fin du XIXe siècle implantant
une détestation spécifique de la « masse » et la valorisation réciproque de
l’«  Art  », ou pas plus de deux siècles si l’on remonte à la matrice des
Lumières.
(2) La légitimité culturelle au sens de Bourdieu n’est ni une règle de
conduite homogène ni un invariant historique mais l’une des dimensions
de cette dissociation, au service d’un ensemble de visées hégémoniques
parfois contradictoires (en ce sens, elle est toujours une construction, un
effort).
(3) Ce processus de dissociation est freiné, combattu, en partie inversé,
en particulier depuis le milieu du XXe siècle, en raison de l’affirmation de
groupes « contre-culturels » subalternes.
(4) Ce processus est même diffracté dans les sociétés de la modernité
avancée/réflexive où les valeurs et pratiques des individus s’inscrivent de
plus en plus dans un projet multiculturel qui brise les hiérarchies
verticales au profit de hiérarchies subculturelles reposant sur une
« pluralité des ordres culturels » dans le sens donné par Hervé Glévarec
(Glévarec, 2005 ; Glévarec, Pinet, 2009).
(5) Mais la légitimité culturelle comme visée hégémonique ne s’efface
pas simplement et procède même par retours de bâton, parfois violents,
qui prennent forme dans les générations anciennes, les moins acquises au
multiculturalisme, et dans les fractions sociales qui se pensent menacées
par la montée du nouveau régime (professions intellectuelles en déclin,
jeunes et moins jeunes à la recherche de marqueurs identitaires et de
réassurance sociale via le domaine culturel).
Nous vivons dans un monde où la «  légitimité culturelle  » n’est que
l’un des supports historiques des asymétries de positions sociales, l’un
des plus systématiques et des plus violents, pas nécessairement des plus
unifiés, car ce qui a été enseigné à l’école et à l’université sur la Culture,
ce qui a été distingué dans les diverses strates de la bourgeoisie
culturelle, elles-mêmes en conflit, et ce qui a été dit par les artistes ne fait
pas unité, et de moins en moins – ce qui explique des phénomènes a
priori incompréhensibles comme la perte de repères des consommateurs
de culture cultivée face aux œuvres qu’ils ne parviennent pas à
s’approprier (dans le champ de la musique contemporaine  : Menger,
1986, dans celui de la peinture  : Passeron, 1991). Nous vivons dans un
monde où la norme distinctive est profondément contestée, sous les
multiples formes du multiculturalisme, sans qu’un renversement ultime
se produise, qu’une dissolution de cette norme en perpétuelle
recomposition opère. Dès lors, il ne faut plus parler de «  légitimité
culturelle  » au sens classique si l’on veut comprendre les phénomènes
contemporains, beaucoup plus syncrétiques du point de vue du pouvoir,
ni tomber dans la naïveté de penser qu’il n’y a plus de légitimité
culturelle comme visée hégémonique (instable), car ces deux opérations
signifieraient qu’une liquidation intégrale de la légitimité culturelle a déjà
eu lieu (en accord avec une vision postmoderniste) ou que de simples
métamorphoses la redonnent telle qu’en elle-même, presque inchangée
(position défendue par Philippe Coulangeon, 2011, et, d’une certaine
façon, par Bernard Lahire, 2004, qui opte pour la coexistence de deux
légitimités, dont l’une classiquement bourdieusienne).
À la façon dont le spectacle des relations de « nations » et de « races »
incite à évoquer l’existence d’un monde non pas simplement décolonisé
(c’est arrivé, c’est fini), ni a-colonial (ce n’est jamais arrivé), ou encore
demeuré strictement colonial (ce n’est jamais fini), mais bien
postcolonial, il faut probablement parler de culture postlégitime,
intégrant les dimensions contradictoires de l’émancipation d’une norme
qui ne veut pas pour autant mourir. L’enchevêtrement des temporalités
est ici central. La «  culture postlégitime  » représente à la fois tous les
efforts désordonnés de sortie de la « légitimité culturelle », que l’on peut
aussi nommer «  idéologie de détestation de la culture de masse  »
(condamnation du tout-venant médiatique pour le plus grand profit
symbolique des Arts), le travail de résistance, de déplacement et de
duplication de cette dernière au sein de ce qui l’a délogé, et tout ce qui
précède, ce qui n’avait pas été complètement intégré quoique modifié par
celle-ci. L’événement contre-culturel a bien eu lieu, entraînant une
redéfinition des normes culturelles distinguées, qui résistent en refoulant
ou en absorbant pour partie ce qui les niait auparavant, sans éviter
d’apparaître dans leur vanité, détraquées qu’elles sont par l’arbitraire du
pouvoir qu’elles exhibent.

La bande dessinée : culture postlégitime

Retracer les étapes de la mutation du statut culturel de la bande


dessinée à l’aune de ce modèle c’est lire une histoire assez différente de
celle proposée par Boltanski dans les années 1970, sans alternative au fait
d’être promu dominant après avoir été dominé (sauf à stagner à l’état
d’« art moyen »), dans une temporalité assez linéaire. Il faut tenir compte
en effet de l’imbrication des temporalités et ne pas écarter une sortie
partielle du mécanisme de «  domination  » pour bien mesurer les
changements. Forme culturelle dont l’imaginaire a été l’un des plus
profondément colonisés, la bande dessinée a subi – et subit donc toujours
– ce que subissent les marges même (et surtout) lorsqu’elles
s’émancipent  : une triple injonction d’essentialisation, d’exotisation et
d’érotisation. La pression définitionnelle qui hante les travaux sur la
bande dessinée ne peut s’expliquer au départ que par un besoin
d’essentialiser en permanence ce qui échappe a priori aux codes
hégémoniques  : une culture subalterne doit rendre compte de sa
différence alors qu’une culture consacrée repose sur l’évidence, son
inscription «  naturelle  » dans les Arts. Ainsi, la bande dessinée a-t-elle
longtemps été considérée comme une forme hybride, à l’inverse des
formes «  pures  »… comme si tous les arts n’étaient pas hybrides. Le
processus d’essentialisation a ceci de complexe – et de violent – qu’il a
pour enjeu central la monstration d’une différence dans le contexte d’une
normalisation apparente. Enjointe d’exister comme les autres arts, de
prouver sa conformité avec ce qui est la norme, de se purifier, la bande
dessinée est entrée dans le jeu ambigu du « mimétisme » (Bhabha, 2007).
Celui-ci énonce le principe d’un rapprochement (le noir colonisé, s’il fait
des efforts de présentation et de langage, est comme le Blanc ; la bande
dessinée peut être rapprochée de l’architecture, de la peinture, etc., mais
sans être confondue avec leur statut supérieur)  : il fait de l’autre une
version presque convenable de soi, mais pas tout à fait. Il manque en
effet toujours un élément, des défauts trahissant une démarche inaboutie,
se heurtant toujours à la naturalité supposée du colonisateur.
L’exotisation qui découle du mimétisme explique la quête a priori sans
fin d’une légitimité scientifique et scolaire : à trop vouloir se justifier en
tentant de coller, de ressembler aux normes énoncées, on signale sa
différence, son infériorité, on se met au service de, on prétend à, et on ne
va pas au-delà des premiers cercles des institutions. L’érotisation qui
opère à l’égard des subalternes agrémente leur fréquentation pour les
individus cultivés du plaisir de l’interdit, de l’encanaillement, si ce n’est
de l’accès à quelque chose de « brut », de « primitif »1.
La «  BD » montre à travers ce diminutif sympathique et infantilisant
qu’elle est bien un « art invisible », non dans le sens quasi-tautologique
que prête McCloud à cette expression (l’enchaînement entre cases, qui
n’est rien d’autre que le jeu mental que tout art peut laisser opérer d’une
façon ou d’une autre : par la lecture du roman, la vision d’un film, etc.)
mais dans celui de l’oppression vécue par les minorités «  visibles  » en
raison de leurs « différences », « invisibilisées » qu’elles sont sur le plan
du pouvoir. Sous la pression définitionnelle, la BD est ramenée à un
corps, celui d’un colonisé, maladroit, d’un bébé ou d’un enfant, toujours
latent, en apprentissage, celui d’une femme dont la plastique est sans
cesse mise en avant comme forme stable et définitive mais toujours à
découvrir par le mystère du désir qu’il inspire. En mettant l’accent sur
cette plastique c’est évidemment toute la plasticité d’un médium/d’un art
qui a été passée sous silence  : son potentiel, son existence, comptait
moins que son essence supposée. Pas d’existentialisme pour les perdants.
La rupture qui intervient avec le mouvement «  contre-culturel  » des
années 1960-1970 puis l’institutionnalisation des années 1980-1990
traduit bien sûr l’anoblissement culturel du subalterne. Le fait de tenter
de hisser la bande dessinée au rang de 9e art est une tactique bienvenue et
un droit nécessaire (comme le mariage homosexuel, si l’on poursuit la
métaphore postcoloniale et postgenre) bien qu’il laisse sourdre cette
fameuse ambiguïté, ce « mimétisme » qui limite encore l’émancipation :
se plier aux normes, croire encore à l’Art avec une majuscule et s’inscrire
ainsi dans le vieux modèle de la hiérarchie culturelle qui a par ailleurs
toujours des partisans pour combattre l’acceptation même de la bande
dessinée dans le royaume de la Culture. Mais la rupture signifie aussi, par
son existence même, ainsi que par sa force, le déraillement de la
machinerie de la «  légitimité culturelle  ». La lutte pour le droit de se
représenter, pour le droit d’exister, pour être autre que ce que l’on est
enjoint d’être, déborde l’inscription mimétique dans les normes d’une
société, si bien que «  reconnaissance  » s’applique mieux à la quête
engagée que « légitimité » (ce même mot « reconnaissance » qui signalait
en titre de mon papier de 1994 l’infléchissement théorique souhaité, vers
la théorie gramscienne et les thèses fraseriennes sur la sphère publique).
La lutte contre-hégémonique est contemporaine de celle dans le champ
musical (à partir du rock) ou dans celui de l’univers moral, sexuel,
vestimentaire et corporel. Elle procède par essentialisation dans un
premier temps en ce qu’elle est une revendication d’exister aussi pour ce
que l’on pense être, mais cette fois positivement. Le diminutif de « BD »
puis l’étiquette de «  9e art  » fonctionnent à la façon des étendards
« négritude » et « queer » dans les mondes postcoloniaux et postgenres
(par «  sortie du placard  », Kosofsky Sedgwick, 2008). La lutte pour la
reconnaissance déforme la sphère publique (au sens de Fraser) en brisant
l’idéal d’une hiérarchisation unique et universelle. Du côté de ce qui a été
minoré, de multiples univers se déploient pour rencontrer des goûts et des
attentes plus identitaires que distinctives  : bande dessinée dite adulte,
séries humoristiques pré-adolescentes, comic books adolescents puis
adultes, mangas masculins ou féminins pour les nouvelles générations,
créations politiques et biographiques… La bande dessinée s’inscrit dans
une culture plus tolérante, où la diversité est plus acceptable, car elle
signifie beaucoup plus une quête individuelle et collective de sens qu’une
volonté de hiérarchie (John Frow, 1995, 2008), ce déplacement étant lié à
des mutations sociales très larges (migrations, différenciations des formes
familiales, individualisation, bref, entrée dans le «  multiculturalisme  »)
mais aussi à la réussite même des mouvements culturels contre-
hégémoniques (la bande dessinée étant l’un des plus emblématiques). Du
côté des milieux éduqués, on ne croit plus (en tout cas suffisamment) au
mythe moderniste, fondé sur le Grand Partage entre « Haute Culture » et
«  culture de masse  ». Au croisement des deux, du côté des créateurs et
des lecteurs dits «  cultivés  », le désir d’avant-garde manque, il s’étiole.
Le coût de son expression est aussi plus élevé. Art Spiegelman peut être
le créateur acclamé et récompensé de Maus, il aime les comics, le dit,
s’inscrit dans leur histoire, qu’il explore consciemment et veut ouvrir à
ses possibles quand Joann Sfar crée pour le plus grand nombre et non
pour les happy few : « C’est pas populiste, ça relève de la courtoisie. Je
ne fais pas l’apologie d’une pensée simple ou simplifiée, mais il n’y a
rien à perdre à essayer de la rendre intelligible. »2
Inutile de déplorer un relativisme des valeurs qui ne survient pas. Le
régime multiculturel ne signifie pas un abandon de la hiérarchisation,
mais sa translation progressive vers une distinction intra-genre.
Périodiser et différencier des comic books de super-héros entre eux (quel
a été l’apport de Frank Miller  ? Celui d’Alex Ross  ? Que valent les
scénarii de Mark Millar ?), hiérarchiser des bandes dessinées françaises,
est beaucoup moins stérile que de mettre en place des oppositions quasi-
théologiques entre grands ensembles  : art pictural, photographie,
architecture vs bande dessinée, etc. Cela ne veut pas dire que les genres
ne sont pas liés : ce qui circule entre eux est au contraire plus massif que
ce qui les oppose. Cela fait déjà bien longtemps que la recherche
historique, sociologique et cultural studies a montré que les pratiques
étaient fondamentalement les mêmes dans les diverses régions de la
culture, ou, pour reprendre l’expression d’Howard Becker, dans les
«  mondes de l’art  », quoique les œuvres changent à chaque fois. Si les
motifs varient l’étoffe est la même. C’est pourtant bien au nom d’un rejet
du relativisme des valeurs que des retours de bâton («  backlash  »)
surviennent comme autant de vagues qui voudraient submerger le
pluralisme des sociétés contemporaines (pluralisme non pas accompli
mais tendanciel, asymptotique). Après l’indignation lettrée d’un
Finkielkraut dans les années 1980 vient celle des instances de contrôle
médiatique dans les années 1990 à l’égard des mangas «  violents et
laids  » tels que Dragon Ball Z ou Ken le Survivant… Il est intéressant
d’observer que les mangas monopolisent ou presque toute la fascination
et la détestation qui étaient auparavant réservées aux BD franco-belges
et, plus encore, aux comics américains. Ils sont à ce titre le nouvel avatar
d’un «  populaire  » juvénile, sexuellement outrancier, socialement
halluciné, qu’il faut tenir à l’écart en dressant la herse de la Culture, qui
inclut désormais pour partie la bande dessinée européenne (c’est dire que
le plus pur patrimoine versaillais ne peut même être approché et souillé
par ces figures3), non sans exprimer une nippophobie qui rappelle
l’américanophobie antérieure.
Une conséquence surprenante du nouveau régime culturel est que la
reconnaissance des ex-cultures populaires est généralisée mais ne devient
nécessairement possible qu’en demi-teinte  : parce que des facteurs
réactionnaires s’opposent encore et toujours à la légitimation mais aussi
et surtout parce que la légitimité culturelle s’effondre comme clé de
voûte unique, ne laissant plus de sommet véritable à escalader. Qui veut
vraiment prendre la place de l’opéra, pratique culturelle considérée
comme ultra-légitime mais qui n’a ni public ni économie propre et qui
devient dès lors une subculture de plus en plus marginale bien plus qu’un
Art trônant au sommet des Arts ?

L’impossible distinction par le roman graphique

La consécration «  artistique  » de la bande dessinée d’«  auteur  » des


deux côtés de l’Atlantique, qui semble brouiller ce schéma, le confirme
en réalité très largement. L’auteurisme est conforté par l’édition
indépendante en Europe et aux États-Unis (la « small press »), en affinité
avec l’entrée de populations plus «  cultivées  » dans la production de la
bande dessinée et l’affirmation artistique déjà bien avancée procurée par
les comix et la « BD adulte » (sans que la liaison entre les deux ait été
pour le moment clarifiée par la recherche). Sans lui être consubstantiel,
l’objet «  roman graphique  », polysémique et multipratique, semble
incarner dans les dernières décennies l’aboutissement d’un processus
engagé depuis plusieurs générations, du moins selon le très légitimiste
Paul Lopes (2009), quand Bart Beaty (2007), plus prudent, y voit plutôt
l’entrée dans une logique d’autonomie artistique encore assez relative. Il
est vrai que de nombreux auteurs, à la suite de Eisner et Spiegelman, se
sont emparés du nouveau format et du dispositif matériel, plus épais, plus
proche du livre d’art ou du roman, en déployant des modes de narration
plus intimistes ou postmodernes, et qu’ils ont revendiqué un statut à part,
la reconnaissance d’un art nouveau qui ne s’appellerait plus «  bande
dessinée  ». Ils ont rencontré ce faisant les stratégies critiques et
éditoriales qui, depuis Maus, jouent le jeu de la canonisation du roman
graphique par rupture (Loman, 2010  ; Witek, 2004)  : il n’y a d’art que
par détachement du signifiant «  bande dessinée  »… peu importe alors
que la plupart des auteurs ne revendiquent pas cette rupture !
Pourtant, dans un régime postlégitime, ce coup de force se heurte à un
mécanisme opposé à celui du «  backlash  »  : la critique d’un snobisme
inacceptable. Cette dernière prend la forme du rejet de l’expression
«  roman graphique  » dont Gabriel Gaudette (2011) rend bien compte
dans un texte qui contient ce passage amusant  : «  la plus belle
démonstration de ce désaveu du terme roman graphique par un bédéiste
est probablement le grinçant et ironique Graphic Novel Manifesto
d’Eddie Campbell4, qui dénonce, à juste titre, l’hypocrisie d’artistes prêts
à répudier l’histoire de la bande dessinée pour se cantonner dans la niche
d’un roman graphique accueilli et célébré par une pensée élitiste et
snobinarde, en parodiant d’abord les prises de position prétentieuses et
contradictoires d’artistes défenseurs du roman graphique, avant de
conclure comme dernier point du manifeste  : “The graphic novelist
reserves the right to deny any or all of the above if it means a quick
sale”. » (« L’auteur de roman graphique se réserve le droit de revenir sur
tout ce qu’il a écrit auparavant si cela lui assure des ventes rapides », ma
traduction).
Bref, les auteurs qui demeurent attachés à la bande dessinée et qui
s’inscrivent dans une continuité historique sont bien plus nombreux que
les partisans de la rupture, qui reviennent très pragmatiquement au
bercail quand les conditions économiques leur sont favorables, et qui
semblent dépourvus de foi militante durable5. La bande dessinée
bénéficie donc de la reconnaissance apportée par le « roman graphique »,
sans perdre fondamentalement de sa puissance culturelle, le ressort
subculturel. C’est un effet «  cheval de Troie  » qui opère (Gaudette,
2011), bien plus qu’un effet «  désertion  », le roman graphique ouvrant
des portes jusqu’ici fermées, mais accueillant en même temps en son sein
des contenus dénués de prétention avant-gardiste, y compris classiques
(réédition de comic books reliés) sans adieu au vieux référent « BD ». À
l’inverse de l’Iliade, l’invasion du camp hostile – l’espace public officiel
de la République des Arts et des Lettres – n’a cependant pas lieu. Le
roman graphique devient une position avancée en territoire anciennement
ennemi, il se stabilise en une «  fortification  » faite de présentoirs en
librairie et d’articles de presse, ce que l’on peut expliquer par le maintien
de stratégies de minoration de la bande dessinée – qu’il ne faut jamais
sous-estimer – mais aussi par une certaine incapacité à construire une
distinction au sens le plus classique. L’exemple le plus récent et
probablement le plus spectaculaire est fourni par Asterios Polyp de David
Mazzucchelli, histoire d’un professeur d’architecture snob, « distingué »,
en pleine crise identitaire, hanté par son frère jumeau mort-né. L’ouvrage,
acclamé par la presse et volontiers considéré comme «  arty  », brise de
nombreux codes narratifs et graphiques. Il a recours au lavis et aux seules
couleurs primaires, entremêle les époques et, plus original encore,
associe à chaque personnage une charte graphique et une police de
caractères bien spécifiques, joue avec les phylactères, fait varier les types
de dessins, du plus élaboré au quasi-brouillon (en apparence). Là où cette
avancée formelle devrait mener à un hermétisme, dans un schéma
distinctif classique, elle révèle la grande valeur (hiérarchie intra-genre)
d’un auteur qui ne renonce pas dans son discours comme dans son œuvre
à viser le grand public. L’histoire est en effet «  lisible  » et si elle
désenclave la bande dessinée par ses multiples références à l’histoire des
arts, au design contemporain et à la psychanalyse, elle utilise avec
maestria les techniques éprouvées de la bande dessinée. Pour un ancien
dessinateur de Batman et de Daredevil l’héritage compte autant que
l’innovation et la relation transmédiale, sans crise gémellaire.
Avant de conclure à une impuissance, celle d’assumer le pouvoir, il
faut se dire qu’il y va désormais de l’honneur des anciens subalternes de
ne pas reproduire les effets de pouvoir qu’ils ont subis. Emblématique et
précurseur, une nouvelle fois, Art Spiegelman est le chef de file d’un
mouvement qui sape délibérément les mécanismes d’exclusion en allant
jusqu’au terme d’une réflexion sur le pouvoir. Il effectue ainsi dans Maus
une mise en abyme particulièrement passionnante de la métaphore
postcoloniale que j’emploie dans cet article, dans la mesure où il utilise la
caractérisation animale pour représenter les personnages de son histoire.
Rappelons que l’œuvre débute par cette citation de Hitler  : «  LesJuifs
sont indubitablementunerace, mais ils ne sont pas humains.  » Les Juifs
apparaissent dès lors sous la forme de souris, les Allemands de chats, les
Polonais de cochons, les Américains de chiens, etc., à la façon des
anciennes bandes dessinées infantiles, «  stéréotypées  », racialisantes (et
pour certaines racistes), mais aussi des caricatures anti-juives que les
Nazis placardaient sur les murs – les Nazis n’étant pas clairement
présentés de leur côté comme des animaux mais comme des êtres
polymorphes, pour éviter la banalisation de la représentation6. Au cours
de l’histoire, les personnages voient leur caractérisation évoluer en
fonction de la construction de politiques racistes, en Allemagne, pendant
la guerre, et aux États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, car la
sortie du nazisme n’est en aucun cas une garantie de disparition du
racisme. Au pays de la liberté, de nouvelles formes de ségrégation se
manifestent, officielles comme pour les Noirs, ou moins officielles dans
la vie quotidienne des communautés. La bande dessinée éclaire et
dénonce de façon brillante les mécanismes de production de la différence
et de la haine, en interrogeant au passage le passé du médium et ses
potentialités artistiques, qui permettent justement d’analyser et de mettre
en scène cette haine.
L’enchevêtrement des temporalités est consciemment évoqué  : au
niveau du récit, le présent de la relation avec le père du narrateur, le passé
dans un monde totalitaire vécu par ce dernier, avant l’immigration et le
racisme aux États-Unis ; au niveau du médium, l’utilisation des codes des
vieux comics animaliers, leur subversion graphique et narrative dans le
présent et la promesse d’un avenir débarrassé de toute injonction pour le
corps bande dessinée. Il est question d’un côté de l’émancipation de la
bande dessinée, capable d’évoquer des réalités historiques majeures, la
déportation et l’extermination, sans dénégation de sa trajectoire comme
médium, et, de l’autre, de l’émancipation de populations opprimées,
longtemps incapables de se représenter autrement que comme vermine.
La bande dessinée, ce Juif de la Culture (comme il y a des Noirs, des
Polonais, des homosexuels de la Culture), ce Mickey Mouse déporté,
peut légitimement exister, avec son histoire et ses idiosyncrasies, en
prenant garde à ne pas perpétuer la fable du pouvoir racial.

Le positionnement des chercheurs : comment ne plus être


légitimiste ?

En guise de conclusion, il est utile de faire preuve de réflexivité sur le


rôle des intellectuels, comme nous y invite Spiegelman. Si la lutte pour la
reconnaissance a supplanté celle pour la légitimité – hypothèse que l’on
peut puiser dans les cultural studies (Hall, 2007 ; Fraser, 1992), dans les
recherches sur le multiculturalisme (Taylor, 1994) et, depuis Honneth
(2000), dans la pensée critique – alors de nombreuses questions se posent
immanquablement à leur sujet. Comment peuvent-ils faire progresser
encore la reconnaissance des formes de vie subalternes ? Quelles formes
de vie faut-il privilégier dans ce combat ? Quand s’achève la lutte pour la
reconnaissance ?
Le contexte de la lutte postcoloniale fournit quelques pistes déjà
évoquées en filigrane dans cet article. Au différentialisme qui a marqué
les premiers temps de la lutte pour la reconnaissance de la bande dessinée
(la bande dessinée comme langage, le «  9e art  », etc.), moment de
l’essentialisme où il faut se réunir sous un même étendard, ne peut que
succéder désormais une politique beaucoup plus nuancée, anti-
essentialiste, dont on a vu qu’elle était déjà développée par de nombreux
auteurs. La bande dessinée, longtemps exhibée comme une différence
exotique, doit en quelque sorte balayer devant sa porte et accepter les
différences en elle et autour d’elle, l’incomplétude, l’impossibilité de se
délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique. À
l’heure de la culture participative numérique, qui brouille les frontières
de la création et de la réception, et du décloisonnement entre activités
artistiques, qui affecte tous les ensembles historiquement constitués, il
devient futile de réclamer l’instauration d’un champ autonome de la
bande dessinée sur le mode dur, « dix-neuvièmiste  », ce qui ne signifie
pas renoncer aux attentes d’ouverture universitaire et de bienveillance
journalistique.
Ces remarques peuvent sembler banales mais elles ne semblent pas
acceptées par nombre de commentateurs toujours en quête de pureté
définitionnelle (on pourrait écrire «  déi-finitionnelle  »), de délimitation
d’un royaume, d’anéantissement de la dimension commerciale de l’art,
et, dès lors, d’exclusion de l’autre «  populaire  », dont le nom est
aujourd’hui manga. Renoncer au « mimétisme », au pathos de l’Art, et à
ce qu’il signifierait de détachement à l’égard du banal, incite plus
généralement à ne plus créer ses propres enfers : ce qui n’est pas « roman
graphique  », ce qui est japonais, ce qui ne provient pas de l’édition
indépendante… Combien de livres ou d’articles sur la nécessaire
valorisation de la bande dessinée se doublent d’une déploration de la
surproduction dans le secteur, du poids des séries trop répétitives, de la
présence presque incongrue dans les hypermarchés  ? La valorisation
d’une «  culture totale  » est l’horizon du mouvement pour la
reconnaissance. Elle passe par un travail régulier de défense des
multiples cultures qui composent une plus grande culture, notamment
celles que l’on labellise comme «  populaires  », «  juvéniles  »,
«  féminines  », voire «  étrangères  » en distinguant désormais non plus
seulement des valeurs mais des mondes et des échelles. Lutter pour
imposer une culture, s’opposer à tout backlash, a quelque chose
d’essentialisant pour la culture que l’on défend et de nécessairement
interminable, mais ne justifie pas de revenir à un régime de légitimité.
Car il ne faut pas oublier à quoi sert une lutte pour la reconnaissance  :
non à promouvoir un Art sur le mode de la segmentation mais à
permettre à un nombre toujours croissant d’individus de vivre mieux et
de s’accepter, à ériger le «  socialisme  » observait Stuart Hall, dans un
vocabulaire qui n’est pas, contrairement à ce que l’on affirme souvent,
désuet.
1. Le vocabulaire utilisé ici, non dénué de clins d’œil («  efforts de présentation  »,
« encanaillement »), sert à montrer qu’une bonne partie de la sociologie de Bourdieu centrée sur la
maladresse des dominés et les jeux des dominants, converge avec une recherche sur le postcolonial
et le postgenre, qui parle plutôt d’«  invisibilité  » et de «  mimétisme  », et qu’elle pourrait être
intégrée à cette dernière, à condition de ne pas essentialiser les tendances évoquées, les situations
de pouvoir, ni de minorer les capacités des individus, donc à intégrer d’autres expressions telles
que « visées contre-hégémoniques » et « reconnaissance ».
2. Le Monde des livres, 23 décembre 2005.
3. AFP, « Action en référé contre l’exposition Murakami à Versailles », dépêche publiée le 15
octobre 2010.
4. Manifeste en dix points publié en ligne sur le board du Comics Journal le 07/11/2004(The
Comics Journal Message Board Thread) où il ne figure plus. Il circule depuis sur de nombreux
sites.
5. Dans le contexte français Benoît Berthou (2009) note aussi cette réticence.
6. Andrew Loman (2010) fournit ici une analyse très convaincante de la forme des personnages,
de leur évolution, et des liens avec la réflexion anti-raciste de Spiegelman (merci à Matteo
Stefanelli de m’avoir fourni cette référence).
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La lecture de manga et ses transformations :
enquête sur plusieurs générations de lecteurs en
France
Olivier Vanhée

Sur une séquence historique d’une vingtaine d’années, la trajectoire


culturelle des mangas en France a été façonnée par une pluralité
d’acteurs. L’édition française de manga a désormais acquis une forme de
légitimité économique et professionnelle  : après des années de forte
expansion commerciale et « un pic en 2008 (avec près de 12,5 millions
d’exemplaires vendus) », le secteur enregistre un déclin de ses ventes, qui
représentent tout de même en 2010 «  un peu plus du tiers des ventes
totales [de bandes dessinées] en volume, et un peu moins du quart des
ventes totales en valeur »1. Avant même le développement d’un secteur
éditorial spécifique, des réseaux informels d’échange et de
correspondance, des boutiques et magazines spécialisés, des fanzines et
des « conventions » ont contribué à catalyser et densifier les interactions
entre amateurs de manga et d’animation japonaise. Cette «  économie
culturelle des fans  »2 a ensuite évolué au rythme de la diffusion et de
l’appropriation de la culture numérique et a pris une place croissante dans
l’espace symbolique des loisirs juvéniles. Des sites Internet, blogs et
forums de discussion assurent la circulation de références communes,
permettent l’accès sur Internet à des titres scannés et constituent des
instances spécifiques de consécration. Les différents aspects de cette
«  culture manga  » sont marqués par des interactions complexes entre
l’engagement bénévole de passionnés et les formes de commercialisation
de la passion, entre la rationalisation d’un secteur éditorial et la diversité
des pratiques de « braconnage » des fans.
Au-delà du monde social des amateurs et de l’univers professionnel
des éditeurs, la catégorie « manga » a été initialement définie de manière
péjorative dans des discours médiatiques relevant du registre de la
déploration culturelle et des paniques morales. Au cours des années
2000, le manga devient toutefois un bien culturel de consommation
courante et certains titres sont promus dans la presse généraliste, littéraire
ou culturelle, diffusés dans le circuit des librairies générales, des
sélections de festival et des bibliothèques publiques. Les mangas se sont
ainsi insérés dans « l’ordre des livres »3 et ont contribué à transformer le
champ de la bande dessinée, par leur rythme de parution, leur ciblage du
lectorat, leur format, leur prix, leur style graphique et leurs déclinaisons
médiatiques. La notion d’ordre des livres, élaborée par Roger Chartier,
permet de « rendre compte de l’émergence d’une catégorie nouvelle dès
lors qu’elle met l’accent sur la manière avec laquelle les objets matériels
que sont les imprimés se trouvent proposés, reçus et classés »4. Dans la
même perspective refusant de dissocier production et réception, cet
article se propose de montrer comment diverses médiations et
sollicitations lectorales ont joué dans la construction du goût pour les
mangas et dans l’élaboration des manières de lire ces bandes dessinées.
Une première partie analyse l’émergence des médiations encadrant
l’appropriation des mangas et éclaire les formes sociohistoriques
d’élaboration du goût pour cette catégorie d’imprimés. Une seconde
partie tente d’analyser diverses modalités d’intériorisation et
d’expression de ce goût à partir d’une enquête par entretiens menée
auprès de lecteurs.

L’appréciation et la connaissance des mangas en France

Les relations ambivalentes des mangas et de la bande dessinée

Pour comprendre la manière dont le succès commercial des mangas


s’est construit à partir des années 1990 en France, il faut les resituer dans
plusieurs espaces de référence, et notamment la «  structure
d’opportunités  »5 que représentait à l’époque le champ de la bande
dessinée. Depuis les années 1960 et 1970, la constitution d’un « champ
de la bande dessinée  »6 s’est accompagné d’un développement du
lectorat adulte et d’une raréfaction relative du public populaire et
juvénile, phénomène souvent observé lors des processus de
« sacralisation culturelle »7  : « supposée plus gratifiante, notamment en
ceci qu’elle intéresse davantage les médias, la bande dessinée adulte a
nettement pris le pas, dans les années 1975-1995, sur celle destinée à la
jeunesse. Elle représente le plus gros de la production française en
nombre de titres et mobilise la plupart des nouveaux talents. À
l’exception de Dupuis, leader incontestable de la BD pour enfants et
adolescents, la plupart des éditeurs ont laissé ce secteur de la création en
friches »8. Si les adolescents constituent la base sociodémographique qui
a permis l’expansion des mangas, l’ancrage juvénile et télévisuel de ces
bandes dessinées a aussi contribué à leur relégation culturelle  : certains
des stigmates et des « facteurs d’infantilisation » associés à la BD ont été
transférés aux mangas9. Mais ce principe de légitimité est loin de
s’imposer à tous et certains lecteurs sont avant tout sensibles aux
marques de «  vieillissement social  » d’une partie des «  belgeries  »10,
devancées par les mangas dans «  la structure des positions
temporellement hiérarchisées  » du champ de la bande dessinée en
France11.
Dans les années 1990, les frontières symboliques qui distinguent les
mangas de l’univers culturel des bandes dessinées européennes sont
sensibles au niveau des formes d’édition, des réseaux de distribution et
des discours médiatiques, et reflètent en partie les différences d’âge, de
génération et de genre entre les deux lectorats, et les différences dans leur
rapport à la culture. Ces décalages sont particulièrement sensibles lors de
certains festivals où coexistent bandes dessinées européennes,
américaines et japonaises. Parmi les lecteurs trentenaires interrogés,
certains ont découvert le manga dans les années 1990 et évoquent le
« mur de Berlin » qui séparait les espaces manga et bande dessinée lors
des festivals BD Expo. Amandine (31 ans, cadre commercial) affirme
ainsi que « les gens du côté de la BD européenne, c’était beaucoup plus
âgé, pis ils nous regardaient un peu d’travers. Y avait c’côté plus plan-
plan, très collectionneur. C’était beaucoup moins vivant.  » Xavier (35
ans, journaliste et écrivain) évoque «  un milieu de la BD qui était très
archaïque, avec des planches sous cellophane : ça n’avait rien à voir, on
avait l’impression d’avoir des collectionneurs poussiéreux  ». Un tract
adressé aux animateurs des stands de BD leur demandait de «  ne pas
rejeter les amateurs de mangas s’ils ve[aient] vers [eux], parce qu’un
jour, ils viendr[aie]nt peut-être à la vraie BD » : « Ca a fait un choc quoi.
[…] On a eu très vite l’impression de cet ostracisme du milieu de la BD,
quelque chose qu’on voyait.  » Élise (35 ans, traductrice) évoque enfin
«  deux publics totalement différents  »  : «  les organisateurs de la partie
franco-belge supportaient mal les fans de manga d’à côté, enfin la culture
était vraiment trop différente. Ca ne se mélangeait quasiment pas. Ceux
qui venaient pour les raretés franco-belges, les dédicaces et tout,
n’allaient pas se perdre chez les gens bizarres d’à côté, et inversement,
les fans de manga n’étaient pas assez curieux pour aller les voir ». Dans
un article du fanzine Mangazone publié en 1993, Harry Morgan définit
alors le manga comme un « médium chaud » par contraste avec la bande
dessinée franco-belge  : «  il n’est pas innocent que la bande dessinée
japonaise arrive au moment où la bande dessinée a – événement sans
précédent – pratiquement disparu de nos kiosques. Face à une bande
dessinée française techniquement irréprochable, léchée, pédante […], les
mangas sont la revanche d’une bande dessinée populaire, à la parution
fréquente, débitée en livraisons épaisses, aux tirages énormes. C’est la
revanche d’un style rapide, volontiers rondouillard, facilement assimilé et
par les auteurs et par les fans, volontiers adeptes du pinceau ; la revanche
d’un médium chaud, convivial, participatif. La floraison des associations,
revues, clubs en tous genres, en France même, en est la preuve. Notre BD
franco-belge semble, à rebours, un médium froid, décourageant la
participation. Elle met dans les cérémonies obligatoires des festivals un
ton guindé, solennel et morose comme une réunion de philatélistes, avec
sa caricature un peu ridicule du marché de l’art »12.
Les différences symboliques se greffent également sur des différences
matérielles. Par leur format «  poche  », les mangas se distinguent des
bandes dessinées franco-belges, distribuées en librairies et grandes
surfaces au format de l’album en couleurs de 48 pages à couverture
cartonnée («  48CC  »). Les mangas ne sont pas dotés du même statut
symbolique que la bande dessinée franco-belge. Le dessinateur Varan
affirme ainsi que passer de l’univers français de la BD aux mangas, c’est
« passer de la confidentialité du 9e art au gigantisme d’un mass-média, un
peu comme zapper du Dessous des cartes au Juste Prix : découvrir que le
manga répond aux mêmes lois de l’audimat que la télévision, avec son
allure de feuilleton jetable, très loin de l’univers de porcelaine de la
BD  »13. Dans un article de Télérama, la bande dessinée française est
décrite comme « un produit de semi-luxe, fait pour une élite de lecteurs
qui veulent un beau produit esthétique » et est opposée aux mangas et à
leurs «  couvertures criardes rivalisant de mauvais goût, [leur] papier
recyclé aux couleurs lavasses, [leur] dessin médiocre »14. Des auteurs et
éditeurs de bande dessinée franco-belge sont également très réservés
quand Glénat publie le manga Dragon Ball à partir de 1993 : « L’édition,
par Glénat, respectable éditeur de bandes dessinées classiques, scandalise
le milieu de la BD. […] Traduire une série pour enfants qui a donné lieu
à d’horribles dessins animés diffusés par Dorothée et qui se vend par
palettes, c’est primo, menacer le bien-être des enfants  ; deuxio, faire
preuve du même cynisme que les businessmen sans scrupules d’AB  ;
tertio, renier la déontologie du métier de l’édition.  » Jacques Glénat
affirme que « les auteurs de BD nous ont accusés de faire entrer le loup
dans la bergerie, de les mettre au chômage, de tuer leur façon franco-
belge de travailler  »15. Ainsi, il existe alors «  un étiquetage social des
productions japonaises qui leur interdit d’intégrer l’espace des titres
européens, devenu celui de la reconnaissance et de la transmission
culturelle entre générations »16.
Cet univers situé aux marges du champ de la bande dessinée et du
secteur éditorial se définit par des liens privilégiés avec le jeu vidéo et
l’animation japonaise. En l’absence de mangas traduits en français, les
amateurs se tournent vers les mangas en japonais, les éditions
américaines, disponibles dans des librairies japonaises, des librairies
spécialisées dans l’import de comics, des boutiques de jeux vidéo et de
«  japanimation  ». Des traductions amateur du texte des mangas ou des
dialogues des dessins animés japonais sont aussi diffusées dans les
fanzines ou sous forme de « scripts » sur Internet. Les liens commerciaux
et culturels entre le manga, le jeu vidéo et l’animation japonaise sont
renforcés par la diffusion d’une même culture visuelle et linguistique, par
les nombreuses adaptations croisées des titres à succès, par la place
accordée aux mangas dans les magazines de jeu vidéo. L’horizon
d’attente des mangas n’est donc pas d’emblée celui de la bédéphilie ni
celui de la littérature japonaise, populaire ou enfantine  : l’univers des
dessins animés japonais diffusés dans les émissions jeunesses des chaînes
hertziennes est le contexte pertinent pour comprendre la visibilité
culturelle acquise par les mangas. Le choix d’une partie des titres traduits
aux éditions Glénat, Tonkam ou J’ai lu témoigne du poids de ces
sollicitations médiatiques, de même que la lecture de mangas en japonais
par des lecteurs qui ne maîtrisent pas cette langue mais ont une
connaissance préalable des dessins animés.
Des mesures de censure au nom de la «  protection de l’enfance  »
achèvent de stigmatiser les mangas. En 1996, cinq mangas font l’objet
d’arrêtés d’interdiction au nom de l’article 14 de la loi du 16 juillet 1949
sur la surveillance des publications destinées à la jeunesse. Le manga
Angel (éditions Tonkam) est interdit de vente et d’exposition en raison de
son «  caractère particulièrement violent (sévices divers) et
pornographique (représentation complaisante de scènes outrancières) » et
du «  danger que représente cette revue pour les mineurs qui pourraient
l’acquérir ou simplement la consulter  »17. À la même époque, des
mangas érotiques sont saisis par les polices françaises et belges et une
information pénale est ouverte à Bruxelles à l’encontre de Glénat, éditeur
français de Dragon Ball, pour «  atteinte aux bonnes mœurs  »,
«  pornographie enfantine  » et «  incitation à la pédophilie  »18. Ces
mesures sont en partie « la conséquence de l’illégitimité culturelle » des
mangas qui, à l’instar des bandes dessinées érotiques publiées par
Elvifrance, présentent des «  caractéristiques qui les éloignent d’un
modèle, en cours de constitution, de la bande dessinée comme œuvre,
produite par un auteur avec des prétentions artistiques et littéraires »19.
La mise en évidence de ces frontières symboliques ne doit cependant
pas conduire à sous-estimer les formes de circulation entre les univers du
manga et de la bande dessinée franco-belge, au niveau des pratiques de
lecture ou de dessin, des savoirs spécialisés et des discours critiques. Les
professionnels du discours critique sur la bande dessinée sont en effet
parmi les premiers à avoir constitué le manga en objet de savoir et
d’érudition  : en 1989, un numéro du fanzine Scarce est consacré au
manga avant que ne soit créé le fanzine Mangazone (1990-1994)  ; le
manga est abordé dans Les Cahiers de la bande dessinée au cours des
années 1980 ; le premier ouvrage de référence en français, L’univers des
mangas, de Thierry Groensteen, est publié en 1991 chez Casterman et la
bande dessinée japonaise est à l’honneur au festival d’Angoulême en
1992. Les ressources culturelles, rhétoriques et institutionnelles
accumulées dans le champ de la bande dessinée franco-belge ont
contribué à doter le manga d’une «  idéologie légitimante  »20 et à
l’inscrire dans l’histoire universelle d’un mode d’expression spécifique.
Les mangas « populaires » publiés dans les années 1990 sont en décalage
avec certains paramètres valorisés par les avant-gardes de la bande
dessinée (usage de la couleur directe, liens avec la tradition du livre
d’artiste, registre autobiographique…) et font parfois figure de repoussoir
aux côtés de genres dévalorisés de BD (heroic-fantasy ou humour)21.
Cependant, des aspects formels du manga, tels que l’usage du noir et
blanc, le format, la pagination, la mise en page et le découpage, peuvent
être valorisés par des auteurs reconnus qui stigmatisent ainsi une
production franco-belge «  industrielle  » enfermée dans le carcan du
« 48CC ». Joann Sfar souligne ainsi ce rapprochement paradoxal : « Vue
de chez nous, l’arrivée des mangas a prouvé aux éditeurs qu’on pouvait
captiver un très large public grâce à des ouvrages à forte pagination et en
noir et blanc. Dans ce domaine, étrangement, la bande dessinée
alternative et les mangas semblent aller dans la même direction. »22

Les supports de l’économie culturelle des fans

Le goût pour le manga et l’animation japonaise, les luttes symboliques


autour de l’image sociale des «  japoniaiseries  » ont contribué à
l’émergence d’une « économie culturelle des fans » organisée autour des
fanzines, boutiques spécialisées et rassemblements d’amateur. Les
fanzines Mangazone, Animeland, les magazines Club Dorothée
Magazine, Okaz, Yoko, Tsunami, les magazines de prépublication
Kaméha et MangaPlayer, entre autres, ont permis la constitution de
réseaux d’échanges et d’interconnaissance : le courrier des lecteurs et les
petites annonces témoignent de la rareté des informations alors
disponibles et de l’isolement relatif des amateurs de manga des années
1990. Certains mettent en place un système de «  presse amateur  »
consacré à l’animation japonaise et au manga  : l’AnimApa et la
GraphApa, créées en 1991 et 1992, permettent de recevoir sous forme de
fanzine collectif l’ensemble des articles et dessins des participants.
Des formes d’expertise se mettent progressivement en place,
contribuant à définir un rapport savant au manga, ancré dans des savoirs
spécialisés sur l’animation et la culture médiatique japonaise. Dessins
animés et mangas sont appréhendés comme des œuvres dont l’intégrité
doit être respectée au-delà des formes matérielles de leur inscription. Les
«  détracteurs médiatiques  » des mangas sont qualifiés de «  juges an-
iconètes  », «  incapables de comprendre un langage imagé  »  : «  Nos
détracteurs ne nous comprennent pas parce qu’ils n’ont pas de culture de
l’image. Pour faire comprendre notre passion, pour la faire apprécier et
respecter, il faut à l’interlocuteur un minimum de connaissances
télévisuelles, cinématographiques ou bédéphiliques. Sinon, comment
pourrait-il s’imaginer une seule seconde que nous puissions saisir le
message d’un auteur étranger sans comprendre sa propre langue  ?
Comment pourrait-il comprendre l’intérêt que nous avons à acheter et
suivre un manga original régulièrement  ?  »23 L’éditorial du premier
numéro d’Animeland est emblématique de cette démarche qui vise à
«  renseigner les nouvelles recrues, le public (même réticent) et les pros
de la distribution ou de la production qui bien souvent savent rarement
correctement apprécier leurs produits, donner les bases, connaissances,
références nécessaires à l’appréciation du manga dans son intégralité »24.
La rubrique intitulée « grapholexique » vise à « expliquer les principaux
codes graphiques utilisés dans la bande dessinée japonaise  » et un
« dictionnaire mythologique » permet d’éclairer les références culturelles
mobilisées dans les mangas. Le Virus manga (8 numéros, 2003-2005)
propose également une « pédagogie dans la compréhension du fond et de
la forme » : il s’agit d’« apprendre aux gens à décrypter le manga dans
son langage, sans être trop technique  » et de leur fournir des «  clés
lexicales et de grammaire graphique  ». À travers une série de fiches
techniques, d’entretiens, de dossiers thématiques, les magazines
établissent un appareil critique, proposent une vision globale de la
production manga, repèrent des multiples formes d’intertextualité entre
les titres et les supports et ouvrent un espace de réflexivité sur les
pratiques des éditeurs et des lecteurs. Les éditeurs participent également à
cette tâche de « formation des publics » en insérant dans les mangas des
dossiers explicatifs ou des lexiques.
Ces formes de lecture savante et ne sont pas exclusives de multiples
formes de participation culturelle. Des conventions sont organisées dès le
début des années 1990 et fédèrent les amateurs autour de certaines
activités ludiques comme le cosplay, la projection de dessins animés
sous-titrés (parfois en direct), le karaoké de génériques, la vente de
fanzines. Le monde social des amateurs de manga possède ainsi des
« formes spécifiques de structuration, qui lui confèrent des enjeux et des
logiques propres, et en font un univers relativement autonome  »25. Le
monde social des amateurs de manga est enfin traversé par des
hiérarchies internes qui renvoient à une inégale maîtrise du « savoir-être
fan »26. Cet univers n’est pas un «  havre de paix égalitaire  » mais est
«  structuré autour d’axes multidimensionnel de différenciation et de
distinction »27. Le Japon et sa culture médiatique constituent un réservoir
de signes distinctifs et la hiérarchisation des manières de lire est sensible
dans l’élaboration de certains stéréotypes : l’otaku, le « gagaballien », le
«  narutard  », la «  yaoiste  » renvoient à différentes formes de «  lecture
dite fan »28.

De nouvelles formes de prescription à partir des années 2000

Au cours des années 2000, les mangas font l’objet de diverses formes
de consécration culturelle. Le respect accru des droits d’auteur et la
reconnaissance d’un mode d’expression spécifique contribuent à définir
les mangas comme des «  œuvres  » explorant les possibilités de l’art
séquentiel et exprimant le talent d’un créateur. Si les discours qui se
greffent sur «  les mangas  » sont fortement imprégnés des normes de la
bédéphilie occidentale, les mangas sont également inscrits dans les
traditions culturelles japonaises. De nombreux discours
d’accompagnement tendent à établir des filiations entre le manga
moderne et des formes traditionnelles de « haute culture » japonaise afin
de rehausser le statut symbolique des mangas et de souligner leur
caractère proprement japonais. Les nombreuses «  histoires du manga  »
témoignent de ce travail symbolique visant à produire de la continuité.
L’étymologie, la transcription et les usages du terme manga dans la
langue japonaise sont des faits linguistiques qui sont particulièrement
investis par ces enjeux symboliques, de même que l’histoire française du
japonisme et l’œuvre de Hokusaï. Des expositions mettent largement en
scène les continuités graphiques et thématiques entre les estampes
japonaises et les mangas, alors que des historiens mettent plutôt l’accent
sur les discontinuités dans l’histoire du manga et l’analysent comme un
phénomène «  moderne  ». La presse spécialisée, les manuels
d’apprentissage du dessin, les ouvrages académiques ou grand public
constituent ainsi une littérature secondaire spécifique et diversifiée
permettant d’appréhender le manga comme un domaine culturel doté
d’un père fondateur (Osamu Tezuka) et d’un pôle alternatif (revues
japonaises Garo et AX), traversé de courants et de filiations artistiques.
Des lecteurs et des connaisseurs prennent appui sur ces savoirs de type
historique, culturel, technique ou esthétique pour mettre en œuvre une
lecture savante des mangas et les interpréter « à partir de leur réception
optimale, de leur maximum d’intensité signifiante »29.
À partir des années 2000, les catégories de manga d’auteur, manga
adulte, manga alternatif30 ou seinen manga sont mobilisées pour
promouvoir des titres ciblant un public plus âgé, lycéen ou adulte. Une
partie des mangas élus par ce discours de célébration évoquent le
quotidien, l’introspection, la contemplation et l’autobiographie, autant de
marqueurs d’une bande dessinée consacrée  : la reconnaissance de la
capacité des mangas à figurer les réalités immatérielles de « l’intériorité »
contribue ainsi à asseoir leur légitimité. Certains mangas «  de genre  »
sont aussi loués pour leur valeur de témoignage historique, de « critique
sociale  », pour leur portée «  métaphysique  » ou leurs innovations
scénaristiques. Les expositions de planches ou les art-book permettent de
célébrer la dimension plastique des mangas. Les discours médiatiques
soulignent enfin l’adéquation des mangas aux centres d’intérêts des
adolescents, leur importance dans la « construction de la personnalité »,
comme l’évoque Dominique Véret : « Les ados ont trouvé des récits qui
abordent directement de grands thèmes  : recherche de l’action et quête
spirituelle, recherche de soi et des autres, conflits incontrôlables et
pouvoir des sentiments, métamorphoses du corps et emprise des
émotions. »31 La psychanalyste Joëlle Nouhet-Roseman souligne que la
lecture de manga a un « effet cathartique sur les affects » et contribue à
« l’auto-découverte des adolescents »32. Ces discours ont accompagné et
rendu possible la genèse d’une offre publique de manga dans les
bibliothèques et CDI, l’utilisation du manga comme ressource pour
l’animation socioculturelle et la mise en place de «  séquences
pédagogiques » ou de formations professionnelles sur le manga.
Cette première partie a permis de repérer une partie des sollicitations
lectorales auxquelles les lecteurs interrogés ont été confrontés sur
différentes scènes sociales  : les catégories éditoriales, les polémiques et
les critiques de presse, l’organisation des lieux de distribution ou des sites
de téléchargement, sont autant de médiations qui contribuent en effet à
orienter les manières de lire.

La passion pour le manga dans les trajectoires de lecteurs

Une enquête par entretiens sur la lecture des mangas permet d’analyser
la manière dont des lecteurs se sont appropriés ces sollicitations
lectorales, ont intériorisé le goût pour le manga et ont construit des
habitudes de lecture33. Les lecteurs interrogés appartiennent à des
catégories d’âge et des générations distinctes, du collégien au
quarantenaire, et ils ont ainsi fait l’expérience du manga dans des
contextes historiques et des configurations éditoriales différentes. Les
écarts d’âge entre ces groupes de lecteurs permettent d’éclairer les
transformations de l’offre et des légitimités concernant le manga. Des
lecteurs adultes âgés de 20 à 50 ans ont construit leur rapport au manga et
leurs habitudes de lecture dès les années 1990 et se sont engagés dans des
carrières de lecteurs plus ou moins durables et continues, qui ont
accompagné les transformations du secteur de l’édition. D’autres lecteurs
ont acquis un goût pour le manga dans la configuration éditoriale
actuelle, à partir du début des années 2000. Parmi eux, certains ont
découvert le manga à l’âge adulte, en s’appropriant les sollicitations
légitimes liées au «  manga d’auteur  ». Ils avaient déjà des préférences
culturelles bien établies dans d’autres domaines et il s’agit souvent de
lecteurs de romans graphiques qui intègrent quelques mangas à leur
répertoire culturel éclectique. Il y a enfin une population de collégiens,
lycéens ou étudiants qui ont découvert récemment le manga, alors que
celui-ci est devenu une forme de «  culture commune  » lié à de
nombreuses modes adolescentes dans le domaine musical, vidéoludique
ou vestimentaire.

La construction adolescente du goût pour les mangas

Les entretiens réalisés avec des lecteurs collégiens et lycéens, âgés de


14 à 19 ans, permettent de souligner le rôle conjoint des sollicitations
médiatiques et des pratiques de sociabilité dans l’intériorisation du goût
pour le manga et la construction d’habitudes de lecture.

Trajectoires de lecteurs et rôle des pairs

Enfants, ces lecteurs ont le plus souvent découvert les mangas par les
dessins animés et les mangas font partie de la constellation de figurines,
de cartes à collectionner et de jeux de cour de récréation. Les mangas
initiateurs sont souvent les plus populaires, comme Dragon Ball, One
Piece ou Sakura, que beaucoup commencent à lire au collège. La
socialisation des pairs entre en résonance avec un autrui significatif qui
les a initiés au manga. Souvent plus âgés, ces cousins, grand frère ou
grande sœur offrent des modèles de lecteurs ou lectrices auxquels
s’identifier, ainsi que des conseils et des livres par où débuter le parcours
de lecteur. Les sollicitations lectorales au sein des groupes de pairs et des
fratries relèvent en grande partie d’une logique de « communion » et non
pas de prescription ou de simple incitation34  : c’est lors de pratiques
d’accompagnement, d’activités ou de moments partagés entre pairs, que
se construisent des références et des goûts communs. Le fait que ces
expériences, heureuses ou malheureuses, se donnent à voir et à entendre
au sein du groupe de pairs, renforce cette logique d’affiliation et de
complicité culturelle35. Pour d’autres, l’initiateur était un adulte,
notamment une bibliothécaire. Les rayonnages des CDI, des
bibliothèques ou supermarchés peuvent susciter la curiosité sur tel ou tel
titre. Pierre a trouvé son premier manga au CDI de son collège. Quant à
Océane, elle tombe à neuf ans sur un exemplaire de Sailor Moon, dans
les rayonnages de la bibliothèque. Ceux qui, comme Laurent, ne
regardaient pas les dessins animés, se mettent à lire Dragon Ball au
collège, parce qu’« à l’époque, c’était quand même assez tendance, enfin
y en avaient pas mal qui regardaient Dragon Ball, presque tout le
monde ».
L’incitation à continuer, les motivations, voire les supports qui
permettent de poursuivre sont liés à l’importance du groupe des pairs.
Parce qu’elle participe de la culture adolescente, la lecture des mangas
s’affirme ainsi dans l’étape suivante  : le collège, marqué par une
boulimie lectorale, le manga occupant tant les interstices des calendriers
que les plages de détente le soir. Entre lecture et relecture, certains lisent
plusieurs tomes par jour et suivent plusieurs séries à la fois. Moussa a
ainsi acheté les 37 tomes de Death Note d’un coup, et les a lus en quatre
jours, comme «  possédé  ». Les garçons enchaînent sur d’autres mangas
où se mêlent action et humour, les filles associent le plus souvent shōjo et
shōnen. La socialisation amicale, comme le partage de la lecture de
mangas dans la fratrie, lui donnent ainsi les assises pour se maintenir et
se développer. Les années lycée dessinent plusieurs manières de
poursuivre sa carrière de lecteur, dont le rapport à Naruto, manga phare
des années collège, cristallise les différences. Certains lecteurs restent
fidèles à Naruto et aux titres apparentés, d’autres vont explorer de séries
moins connues et rejettent parfois Naruto comme le symbole du manga
commercial. Il s’agit de se distinguer des autres en se tournant vers des
mangas moins connus, moins consensuels, notamment pour les
adolescents de milieux favorisés, ou ceux qui, par leurs connaissances en
mangas, visent à développer un capital culturel reconnu dans la sphère
amicale et générationnelle. L’insistance sur l’abandon des séries
enfantines, opposées aux séries « psychologiques » ou « trash », est une
façon, pour ceux qui continuent à lire, de signaler leur évolution en
termes de maturité. Au sortir du lycée, une partie des lecteurs passionnés
ont développé une expertise et des compétences dans le domaine du
manga et continuent de lire et de participer à la «  culture manga  ».
D’autres cessent progressivement d’en lire, ce qui signale la fin d’une
période, celle de l’adolescence, fédérée autour de goûts communs.
Un exemple de manga shōnen  : SchoolRumble, de Jin
Kobayashi. Publié en France chez Pika Édition © Jin
Kobayashi / Kodansha Ltd.
Influences parentales et jeux de légitimité

Lire des mangas fonctionne ainsi comme une ressource dans le réseau
de sociabilités. Cette intégration dans le groupe des pairs est un signe
d’appartenance générationnelle. Comme le souligne Dominique Pasquier
à propos des séries pour adolescents, «  on peut aussi penser que les
enfants ont cherché à se forger […] un univers qui leur soit propre, un
univers différent de celui que leur proposait leur entourage, voire même
un univers interdit aux adultes  »36. Ce jeu de différenciations
intergénérationnelles surgit au moment où « les médias clivants comme
la bande dessinée et la télévision perdent globalement de leur pouvoir
identitaire et contestataire pour des jeunes habitués à les côtoyer dans le
cadre familial et à les savoir consommés par des adultes »37. La majorité
des parents ne déclarent cependant pas leur hostilité aux mangas. Les
parents des milieux populaires peuvent même voir assez favorablement le
goût de leurs enfants pour les mangas, puisqu’au moins, ils lisent. Hacine
s’est ainsi lancé dans les mangas car son père l’exhortait à lire plus. Dans
les milieux plus favorisés, les réactions varient entre l’indifférence
bienveillante et la tolérance obligée et dépitée. Les bons résultats
scolaires de certains lecteurs entraînent une tolérance parentale sur leurs
pratiques de loisirs. Pour certains parents fortement dotés en capitaux
culturels et scolaires, les mangas ne sont pas de «  vrais  » livres et leur
lecture n’a aucune valeur sur le marché de la légitimité culturelle. Le cas
de Matthieu illustre une autre stratégie parentale  : si l’enfant lit des
mangas, autant que ce soit des mangas choisis par eux. Ainsi, quand
Matthieu commence à lire des mangas au collège, ses parents,
architectes, lui offrent une biographie d’Hokusaï, son grand-père lui offre
un livre d’art sur les estampes japonaises et l’histoire du manga, son père,
amateur de bandes dessinées, tente de substituer aux séries de son fils des
mangas « d’auteur ». Ces hiérarchies de légitimité sont intériorisées par
certains adolescents. Matthieu tend ainsi à dénigrer ses propres lectures,
qu’il dit avoir abandonnées au profit de ces mangas plus légitimes. La
stigmatisation la plus soulignée n’est pas toujours celle qui émane des
parents ou des professeurs. Matthieu distingue ainsi les réactions des
adultes de celles des «  jeunes  », nettement moins tolérants que leurs
aînés. Pour certains, la lecture de mangas n’est pas au même niveau que
les autres lectures « sérieuses ». Le manga sert à la détente, aux loisirs,
mais ne peut pas être mis sur le même plan que « les livres ». L’enjeu est
par ailleurs de ne pas passer pour un «  fan  », objet des railleries et
moqueries de ces lecteurs en recherche de distinction. Le manga est un
loisir, et non une passion, et le portrait de soi en lecteur est celui d’un
dilettante, certes éclairé, mais pas d’un fan monopolisé par cette pratique.
Ainsi, Cécile, qui tout au long de l’entretien ne cesse de marquer la
distance, se moquant des mangas qu’elle lit, précise qu’elle n’est pas une
lectrice «  avec un fanatisme débordant  », même si ses réponses
manifestent une grande culture en matière de mangas.

Postures de lecteurs et de fans

Au cours des entretiens, les déclarations sur le fait d’être fan ou pas,
d’être un « vrai » lecteur, une « fangirl » ou un « otaku », se mêlent à des
enjeux de distinction en termes de légitimité culturelle, de
positionnement d’âge et de genre, qui en font une véritable «  stratégie
identitaire  ». Comme le souligne Christian Bart, au terme «  fan  » est
accolée une valeur négative qu’il va s’agir de mettre à distance afin d’en
faire un enjeu de «  la différenciation, de la singularisation, de la
distinction  », alors qu’en creux se dessinent «  les figures inverses (et
honteuses) de l’imitation, de la dépersonnalisation, de l’aliénation  »38.
L’étiquette de fan peut ainsi être rejetée, entachée qu’elle est des
stéréotypes de passivité et d’aliénation. Se dire ou s’identifier comme fan
dépend aussi de son degré d’investissement et d’attachement à la lecture
et à l’univers des mangas. Mais nombreux sont les adolescents dont tout
l’entretien démontre une pratique non négligeable et un enthousiasme
certain en la matière, qui refusent d’être vus comme des « fans ». Célia se
moque des fans qui «  manquent de critique  », ne connaissent que les
séries populaires et sont fascinés par le Japon. Cette logique fonctionne
également dans la «  distinction de soi à soi  »39, au sens où certains
lecteurs se distinguent désormais du «  fan  » qu’ils étaient eux-mêmes
quelques années auparavant. Le fan dont on se moque est également celui
qui est tellement passionné par les mangas que tout en devient
conditionné, habillements compris. Les mots «  geek  », «  otaku  »,
« nolife », reviennent ainsi pour s’en démarquer, tant ils ont été entendus
chez ces copains qui stigmatisent les mangas, ou au fil des reportages
alimentant les paniques morales dans les médias. Félix et Estelle
procèdent à un retournement du stigmate et revendiquent d’être des
«  geeks  », mais cette identité n’engage pas l’affichage d’un rapport
« fan » aux mangas, dont ils sont pourtant de gros lecteurs. « Être fan »
dépasse ainsi la mesure objective du temps passé à lire : il s’agit de tout
un rapport identitaire, personnel, matériel et physique à la passion. C’est
un certain mode d’adhésion à une posture de fan qui est rejetée, posture
assimilée à des pratiques enfantines ou féminines et liées à une
commercialisation outrancière. La collection de produits dérivés
symbolise souvent cet «  aspect marchand de la passion  »40. Certains
adolescents occupent le pôle de cette «  culture fan  » stigmatisée par
d’autres. Nadia écume les conventions et y achète des figurines, des
posters, des sacs. Elle s’inspire des mangas et de la Jpop pour ses
coiffures et son style vestimentaire. À l’opposé, Fleur critique le
« syndrome de la fangirl ». S’en détacher, c’est apprendre les règles de
son genre, de son milieu social, ou de son âge. Le rapport « fan » souffre
en effet d’une double stigmatisation : il suppose un rapport naïf, enfantin,
à la passion.
Certains lecteurs revendiquent pourtant une identité de fan et sont
admiratifs de ceux qui sont « vraiment » fans. Théo évoque ainsi « son
maître  » en matière de mangas. Mais «  fan  » n’a pas alors la même
définition et ne recouvre pas les mêmes dispositions. Être un « vrai fan »
est fondé sur la maîtrise d’un savoir sur les mangas. Christian Le Bart,
dans son article consacré aux fans des Beatles, définit trois étapes, dont il
précise le caractère idéal-typique et les enchevêtrements dès lors qu’on
les observe sur chaque cas individuel : la différenciation adolescente au
sein du groupe familial, rendue possible par la pratique qui singularise ;
la dé-différenciation par la rencontre avec d’autres semblables  ; et la
troisième étape qui œuvre à nouveau dans le sens de la différenciation,
mais à l’intérieur du groupe des fans cette fois-ci. C’est bien ici cette
troisième étape qui va se déployer dans les discours des adolescents à
propos des pratiques des «  autres  ». Le fan souvent stigmatisé est le
lecteur captivé par une lecture immédiate, sans recul, de titres
commerciaux portés par la mode, et qui, en outre, collectionne les
produits dérivés. Caroline oppose ainsi le « vrai lecteur » à ceux qui se
contentent des séries populaires. Des mangas appréciés peuvent perdre de
leur valeur parce qu’ils deviennent trop populaires. Ne pas se fondre dans
la masse anonyme des lecteurs de Naruto suppose alors de développer
des connaissances qui font de soi un amateur. À la période
d’« imitation » des pairs succède celle de la singularisation dans ce même
groupe  : lire des mangas que personne ne connait, des mangas non
traduits, ou revenir aux sources même du manga, par la lecture de titres
des années 1970, 1980 ou 1990, permet de se poser en véritable
connaisseur. Contre la position stigmatisée de «  fan  » se met alors en
place la posture légitime de l’esthète.

Lectures savantes et « activisme » de fan

La passion authentique implique, pour certains lecteurs, d’être « actif »


dans son appropriation des mangas, en multipliant les activités,
discussions, pratiques amateur et «  créatives  » (fanfictions, dessins,
fanzines) ou les prises de position pour « défendre » la cause des mangas.
Pour ces « vrais fans », le manga devient le support de lectures savantes.
Contre une adéquation trop stricte entre un corpus et une façon de lire,
qui ferait que seule la littérature savante serait susceptible de proposer
des modes d’appropriation cultivée, les mangas sont également
l’occasion de déployer des compétences «  scolaires  », et un même titre
peut être le support d’une identification émotionnelle et d’une lecture
analytique. Certains considèrent le manga avec sérieux, comme un objet
de savoir qui nécessite un véritable travail. Nathaniel exprime très
clairement sa volonté de maîtriser tous les détails de la série Evangelion.
La lecture nécessite alors de la concentration, loin du stéréotype de la
lecture facile, légère et purement divertissante. Nathaniel distingue ainsi
les mangas «  de pure déconnade  » des mangas qui nécessitent de «  se
triturer les méninges ».

Des carrières de lecteurs adultes


Dans les discours médiatiques sur le manga, l’intérêt pour les
nouvelles générations et les nouveaux médias, pour le lectorat adolescent
et les mises en scène les plus spectaculaires de la «  passion  », tendent
souvent à occulter l’enracinement historique des pratiques de réception
des mangas et l’existence d’un lectorat adulte qui les a découverts depuis
une à deux décennies. L’analyse des carrières de ces lecteurs adultes
permet d’éclairer les conditions du maintien de pratiques de lecture et
d’un intérêt pour le manga au-delà de l’adolescence, de comprendre
certaines modalités d’un désengagement lectoral ou d’un essoufflement
de la passion, et enfin de mettre en évidence les transformations des
manières de lire et des goûts au fil des trajectoires biographiques. Seuls
les deux premiers de ces points seront abordés ici, pour donner un aperçu
de l’éventail des trajectoires de lecteur au-delà de l’adolescence.
L’analyse longitudinale et biographique des pratiques des « fans » et des
effets de l’avancée en âge et de l’affiliation générationnelle constituent
un axe de recherche récent au sein des cultural studies et des fan
studies41. Pour analyser la place du manga dans la vie et la trajectoire de
ces lecteurs, il est aussi possible de mobiliser les « deux grands modèles
d’articulation entre passion culturelle, activité professionnelle et vie
familiale  » qu’Olivier Donnat a dégagés à partir d’une exploitation
secondaire de l’enquête Histoires de vie, réalisée par l’INSEE en 2003.42
La lecture de manga est liée à une série d’activités et de contextes
professionnels (presse spécialisée, traduction, adaptation, métiers de
l’édition, librairies spécialisées, organisation d’événements…) et à une
constellation de pratiques amateurs et de sorties culturelles (fanzinat,
dessin, cosplay, traduction, conventions…) : au cours de leur trajectoire,
ces adultes ont connu des intermittences du lire et des formes variables
d’investissement et d’activisme dans ces divers domaines. Les identités
de « fan », de « passionné », d’otaku ou de simple lecteur sont plus ou
moins investies et pertinentes selon le contexte historique et selon les
événements biographiques, qui font émerger de nouvelles identités ou
priorités. La frontière entre les amateurs et les professionnels s’est elle-
même déplacée au fur et à mesure de la structuration du secteur de
l’édition et de « l’événementiel » du manga. Au moment de l’entretien,
certains des lecteurs adultes interrogés ont des activités professionnelles
en lien avec le manga, d’autres ont quelques pratiques amateurs dans ce
domaine et la plupart se définissent seulement comme lecteurs plus ou
moins réguliers. Adolescents, l’accès aux mangas était pour eux un
parcours du combattant étant donné la rareté des titres disponibles et
certains fustigent la facilité avec laquelle les adolescents actuels peuvent
disposer de très nombreux mangas ou dessins animés japonais.
Une partie des lecteurs interrogés ont fait l’expérience d’une
«  professionnalisation  » de leur passion, sous une forme plus ou moins
précaire et durable. Pierre, passionné de manga et d’animation japonaise
depuis son adolescence, est devenu traducteur de dessins animés japonais
en combinant une formation en japonais et en audiovisuel  ; Étienne a
obtenu un poste de responsable éditorial dans le secteur du manga après
avoir effectué des études littéraires et travaillé comme libraire, correcteur
et journaliste. Les formes de professionnalisation de la passion sont
cependant limitées et s’appuient en général sur des capitaux culturels et
scolaires importants (formation en japonais, en gestion et management,
en journalisme, en arts ou communication). Si les «  débouchés  » dans
l’univers du manga et de l’animation sont plutôt restreints, ils jouent un
rôle en tant qu’horizon professionnel, source de « vocations ». Pour une
partie des enquêtés, ces aspirations se sont heurtées aux contraintes du
système scolaire et/ou éditorial : ils ont échoué à entrer dans des écoles
d’art ou à suivre des études de japonais et se sont tournés vers des
métiers «  alimentaires  ». Certaines professions permettent aussi de
combiner un statut professionnel et un intérêt pour les mangas : plusieurs
bibliothécaires, documentalistes, journalistes ou enseignants interrogés
utilisent ponctuellement leurs connaissances des mangas dans le cadre
leurs activités professionnelles. Une partie non négligeable du personnel
des bibliothèques a déjà lu ou connaît les mangas, avec une «  rupture
générationnelle » autour de 40 ans43.
Pour la plus grande partie des lecteurs interrogés, la passion du manga
« relève d’une identité pour soi » et d’un ensemble de pratiques distinctes
des temps et des préoccupations professionnels : les pratiques de lecture,
les activités de dessin, d’écriture, se déploient dans l’univers privé, dans
les relations amicales ou associatives et s’inscrivent dans les usages du
temps libre. Après des années, voire des décennies de lecture, l’intérêt ou
la passion pour le manga permettent de « relier les différentes phases du
parcours biographique ou d’agréger des événements de nature
hétérogène  » et contribuent «  à la cohérence de l’identité narrative  »44.
Ces lecteurs ont différentes manières « d’aménager les contraintes de la
vie adulte pour ne pas rompre le fil de la passion  »45 ou simplement
maintenir un temps pour la lecture de mangas. Plusieurs lecteurs
occupent des emplois précaires et se définissent avant tout par leur
engagement dans une activité amateur et par le maintien d’un fort
investissement dans la lecture de manga, malgré les aléas financiers, ce
qui peut renvoyer à «  l’importance des micro-espaces de bonheur
personnel que les individus construisent dans le cadre domestique ou
associatif pour résister à la dureté du monde du travail  »46. Certains
amateurs, célibataires, consacrent l’essentiel de leur temps libre à leurs
activités et sociabilités de fans. Les investissements de ces lecteurs dans
l’univers relativement clos et autonome des connaisseurs de manga et des
«  otakus  », «  avec ses codes, ses enjeux, et ses valeurs propres  », leur
permettent de « faire valoir une image de soi valorisante »47. Ces espaces
alternatifs fondés sur l’entre-soi procurent des formes de reconnaissance.
Le maintien d’un engagement durable dans la passion après l’entrée dans
la vie active est aussi favorisé quand ce centre d’intérêt est partagé en
couple et alimente les préoccupations et sociabilités quotidiennes. Karine
et Luc ont deux jeunes enfants et continuent de passer beaucoup de temps
à lire des mangas et à discuter sur des forums. Mais l’entrée dans la vie
active et familiale peut aussi conduire à une « déprise » progressive de la
passion et de la pratique. C’est le cas d’Antoine, 47 ans, ingénieur
informatique au chômage, père de trois enfants, qui conserve
précieusement les fanzines et mangas en japonais accumulés depuis son
adolescence, mais n’a plus le temps ni l’argent pour alimenter une
passion qui reste très vivante dans sa mémoire.
Ainsi, les mangas font l’objet de modes d’appropriation très diversifiés
et occupent une place importante dans les pratiques de plusieurs
générations de lecteurs. La transformation de l’offre et des légitimités fait
que les adolescents des années 1990 et ceux des années 2000 ont vécu
des expériences de lecture très différentes. Alors que les mangas étaient
stigmatisés et l’information à leur sujet très rare, l’offre est désormais
pléthorique, les mangas sont accessibles dans les institutions culturelles
et sur Internet et ils s’intègrent dans les pratiques de quelques lecteurs
adultes. Les contextes historiques diffèrent mais les sociabilités lectorales
au sein des groupes de pairs et de l’économie culturelle des fans ont joué
et jouent un grand rôle dans la construction des goûts et des habitudes de
lecture. Les informations initialement réservées à une minorité de
passionnés sont plus largement diffusées et donnent prise à des multiples
formes de lecture savante, qui se combinent avec les attentes éthiques et
pratiques investies dans la lecture de mangas. L’élargissement et la
diversification des sollicitations lectorales et des formes de prescription,
de même que le vieillissement d’une partie du lectorat, contribuent à une
nouvelle hiérarchisation des manières de lire et renouvellent « le jeu de
l’âge et des générations  ». L’offre élargie de manga et l’exploration de
nouveaux genres complexifient encore le jeu des identifications et des
positionnements des lecteurs, de même que les passerelles établies avec
l’univers de la bande dessinée.
1. Guilbert, 2011.
2. Fiske, 1992, p. 30-49.
3. Chartier, 1992, p. 7.
4. Olivera, 2002, p. 85.
5. Baumann, 2007, p. 52.
6. Boltanski, 1975.
7. Levine, 2010, chapitre 2.
8. Groensteen, 2009, p. 151. Voir aussi Guilbert, 2009, p. 99-114.
9. Maigret, 1994, p. 124.
10. Terme péjoratif utilisé par Étienne Robial pour désigner une partie de la bande dessinée
franco-belge commerciale inscrite dans la logique des séries et des genres (Étienne Robial, «  Je
vais être désagréable ! », L’Éprouvette, n° 1, L’Association, janvier 2006, p. 209-211.)
11. Bourdieu, 1991, p. 27.
12. Morgan, 1993, p. 37-41.
13. « Made in Europe », soirée Théma Manga, Arte, 12 mars 1998.
14. Patrick Duval, Télérama, n° 2141, 23 janvier 1991.
15. Kahn, Richard, 2010, p. 115.
16. Maigret, 1999, p. 251.
17. Journal Officiel de la République Française, n° 16, 19 janvier 1996, p. 938.
18. Michel De Muelenaere, Martine Vandemeulebroucke, « Dragon Ball affronte la morale et le
Code pénal », Le Soir, 26 mars 1997.
19. Méon, 2010, p. 136.
20. Baumann, op. cit., p. 52.
21. Voir le chapitre intitulé « Manga et Fantasy », dans Groensteen, 2006, p. 86.
22. «  La sélection des meilleurs mangas parus en France  », Guide Phénix du manga, Paris,
Asuka, 2005, p. 230.
23. Animeland, n° 14, 1994, p. 3.
24. Animeland, n° 1, 1991, p. 3.
25. Dubois, Pierru, Méon, 2009, p. 77-78.
26. Le Guern, 2002, p. 188.
27. Lizardo, Skiles, 2008, p. 485-502.
28. Pasquier, 1999, p. 212.
29. Passeron, 2006, p. 266.
30. Télérama constate en 2005 que « le manga conquiert ses lettres de noblesse. » (Télérama, n°
2875, 19-25 février 2005) et le « manga d’auteur » est consacré en 2006 par un article du Monde
(« Le manga d’auteur », Le Monde, 4 août 2006).
31. Jeux d’encre, La Cinquième, 7 octobre 1995.
32. Nouhet-Roseman, 2011, p. 270.
33. Pour reprendre les catégories d’analyse élaborées par Fanny Renard (2007).
34. Ibid., p. 157.
35. Henri-Panabière, 2010, p. 45.
36. Pasquier, op. cit., p. 31.
37. Maigret, « Le jeu de l’âge et des générations : culture BD et esprit manga », op. cit., p. 243.
38. Le Bart, 2004, p. 284.
39. Lahire, 2004, p. 680.
40. Sabre, 2009, p. 149.
41. Harrington, Bielby, 2010, p. 429-450.
42. Donnat, 2009, p. 79-127.
43. Benrubi, 2008.
44. Olivier Donnat, op. cit., p. 86.
45. Ibid., p. 113.
46. Ibid., p. 82.
47. Lizé, 2004, p. 65.
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Partie 3

Poétique et transmédialité
Emprise graphique et jeu de l’oie

Fragments d’une poétique de la bande dessinée

Philippe Marion

La «  poétique  »… Le mot reste à la mode, mais le concept qui s’y


love est souvent mal défini, ambigu, peut-être un brin prétentieux. A
fortiori lorsque le terme s’accole à un média, entité mouvante. A fortiori
encore, lorsque ce média s’appelle la bande dessinée, aux contours
identitaires si mobiles, si évolutifs, si culturellement dépendants. À lire
certains auteurs qui s’en réclament, on ne perçoit pas toujours ce qui
différencie la poétique de l’analyse formelle ou discursive, de
l’esthétique de « fabrication », de la rhétorique, voire d’une systémique
de tel ou tel média. Quand la poétique ne se confond pas, sur son versant
le plus exposé romantisme, avec l’étude de l’expressivité sensible ou du
style. Et, ce qui n’arrange rien, le style entendu dans son ambiguïté
paradoxale : tout à la fois la norme commune à respecter et affirmation
d’une différence personnalisée.
Sans prétendre cerner complètement cette notion de poétique qui reste
obscure même chez Aristote, son père fondateur, une brève clarification
s’impose à l’orée de ce texte. Premier constat  : il semble difficile de
mener une poétique de la bande dessinée sans discuter la question de la
singularité identitaire de ce moyen d’expression. Nous verrons que cette
identité, véritable miroir aux alouettes, doit toujours être relativisée dans
une dynamique généalogique et évolutive  : celle des séries culturelles1
qui s’entrechoquent et s’associent pour labourer nos horizons
médiatiques. Une poétique de la BD n’est jouable qu’en se déclinant au
pluriel, en sympathie avec la dynamique de ces séries culturelles formant
média. Ce sera l’objet de la première étape de cette approche. Dans une
seconde partie plus illustrée, je suivrai à la trace certaines de ces
composantes qui participent du «  système de la bande dessinée  », pour
reprendre le titre de l’ouvrage de Goensteen. La plupart des cas choisis se
situeront volontairement dans les confins toujours provisoires du média.
Dans ces zones frontalières qui sont d’autant plus riches d’enseignements
«  poétiques  » qu’elles sont éphémères. Il y sera question et du
Photographe2 et de Tintin selon Spielberg.

Une poétique de la bande dessinée ?

Je ne remonterai pas ici, jusqu’à la question de la Mimésis, des


représentations imitatives et des propriétés de certains types de discours
décrites dans la Poétique d’Aristote. Je me contenterai d’un point de
repère plus récent, puisqu’il date de la période de gloire du
structuralisme, du moins en France, à la fin des années 1960. Pour cerner
la vocation de la poétique dans le champ des études littéraires, Todorov
pose ainsi les choses :
«  Par opposition à l’interprétation d’œuvres particulières, elle (la
poétique) ne cherche pas à nommer le sens mais vise la connaissance
des lois générales qui président à la naissance de chaque œuvre. Mais
par opposition à ces sciences que sont la psychologie, la sociologie, etc,
elle cherche ses lois à l’intérieur de la littérature même. »3
L’auteur ajoute  : «  Ce n’est pas l’œuvre littéraire elle-même qui est
l’objet de la poétique : ce que celle-ci interroge, ce sont les propriétés de
ce discours particulier qu’est le discours littéraire. Toute œuvre n’est
alors considérée que comme la manifestation d’une structure abstraite et
générale, dont elle n’est qu’une des réalisations possibles.  » En cela,
Todorov se revendique de la proposition de Paul Valéry pour qui la
poétique n’est, ni plus ni moins, que le « nom de tout ce qui a trait à la
création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la
substance et le moyen  ». Tout l’esprit formaliste transparaît dans la
proposition de Todorov  : le poéticien s’assigne comme mission la
recherche d’une structure virtuelle identifiable qui s’actualise dans toute
nouvelle manifestation, ici littéraire.
En ce qui nous concerne, il s’agit de déterminer comment il est
possible de transposer cette proposition à l’univers médiatique de la
bande dessinée. Plus précisément : dans quelle mesure ce média possède-
t-il la capacité de générer et de gérer des structures abstraites et générales
– des invariants médiatiques dirait peut-être aujourd’hui Vladimir Propp
– destinées à se matérialiser dans les « œuvres » qu’il produit ? Et si l’on
détourne quelque peu la formule générale de Valéry, une poétique de la
BD aurait alors comme objet le langage de la BD en tant que substance et
moyen générateurs d’œuvres. Une poétique de la BD devrait dès lors
mettre en relation les possibles du langage de celle-ci en relation intime
avec ses productions. Et ce, en évitant l’écueil souvent dénoncé du
structuralisme : sacrifier la différence et le pluriel des œuvres sur l’hôtel
de la détermination à tout prix d’une structure abstraite immuable. Vaste
entreprise, cette poétique doit être placée en perspective, je le répète,
avec l’état et de l’évolution dudit média, en fonction aussi de son identité
reconnue. Ou plutôt de ses identités. Soit non pas une poétique, mais
nécessairement des poétiques.

Des identités de la BD

Identifier et donc définir la bande dessinée, quelle drôle d’idée  !


Comme, d’ailleurs, celle de définir un média tout court (pour autant bien
sûr que l’on consente à donner à la BD le statut de média). Recette
introuvable, tantôt par manque : on oublie toujours un ingrédient. Tantôt
par excès, on ajoute tellement de conditions existentielles que le média et
son territoire se réduisent comme peau de chagrin. Sans compter les
principes de combinaisons qui font que tous ces ingrédients interagissent
– inter-réagissent – au sein du média. Soit, conventionnellement en ce
qui concerne la BD, l’interférence organisée entre des dessins ou, disons,
des productions iconiques, placées en contiguïté dans un même espace
(isotopie), entre écriture et images, etc.
Exercice périlleux, donc, soumis à toutes les polémiques, exposés à
toutes les carences dénoncées par les uns ou à toutes les conditions
repoussées par les autres. La bande dessinée, comme le cinéma auquel
elle sera plus d’une fois confrontée ici, n’échappe pas à cette difficulté.
Ainsi, pour arrêter l’identité du 7e art, deux extrêmes s’opposent. Du côté
des relativistes et du camp de l’identité au sens faible, on trouve par
exemple Christian Metz. L’auteur, qui pourtant s’appliquait à débusquer
le génome sémiotique singulier du «  filmique  », écrivait  : «  […] le
cinéma n’est rien d’autre que l’ensemble des messages que la société
appelle cinéma »4. La formule peut aisément s’appliquer à la BD. Cette
conception inscrit l’identité d’un média dans le relativisme de l’esprit
d’un temps  : voici, à une certaine époque et pour une certaine socio-
culture, ce que le sens commun considère comme de la bande dessinée…
Esprit d’un temps, esprit d’un média, pourrait-on dire.
À l’autre extrême, on pourrait identifier tout bonnement les auteurs des
notices des dictionnaires, puisque leur vocation est forcément de définir
et d’identifier… On peut aussi trouver dans ce camp des identités fortes,
les intervenants qui sont amenés à défendre et donc à définir un nouveau
moyen d’expression récemment mis sur le marché. C’était le cas en 1895
pour le cinématographe Lumière :
«  Cet appareil permet de recueillir, par des séries d’épreuves
instantanées, tous les mouvements qui, pendant un temps donné, se sont
succédé devant l’objectif, et, de reproduire ensuite ces mouvements en
projetant, grandeur naturelle, devant une salle entière leurs images sur
un écran. »5
On pourrait trouver une manière de correspondant à cette définition,
précise comme la formulation juridique d’un brevet, lorsque Rodolphe
Töpffer décrit en 1837 ce qui, pour certains6, constitue l’invention de la
première BD :
«  Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose de dessins
autographiés au trait. Chacun des dessins est accompagné d’une ou
deux lignes de texte. Les dessins sans le texte, n’auraient qu’une
signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le
tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original qu’il ne
ressemble pas plus à un roman qu’à autre chose. »7
Aujourd’hui, ces deux camps opposés sont en quelque sorte redoublés
sur un plan plus affectif et évaluatif, répondant bien, du reste, à une
certaine orientation de la poétique (la voie du « style »). Ces deux camps
divisent les intervenants de la planète BD à propos de la mort ou de la
survie du média. Une tension sans doute plus vive encore traverse le
monde du cinéma8. On trouve d’une part, les pessimistes, qui ne croient
guère à l’avenir de la BD et estiment que son temps est passé, ou du
moins que les altérations identitaires qu’elle subit sont si intenses qu’il
faut la redéfinir, voire qu’il est urgent de lui chercher un nouveau nom.
Aux dires de certains, par exemple, le «  graphic novel  » en tant que
moyen d’expression graphique métissé devrait tôt ou tard absorber et
dissoudre la BD. D’autres encore considèrent que la BD numérique on
line9 dopée à l’énergie du « cross-media » signifie rien moins que la mort
du moyen d’expression. Voilà qui n’est pas sans résonance avec les
réflexions de Regis Debray sur la composante « support » des médias (du
reste, pour ne rien arranger à la complexité ambiante, médias et support
se confondent souvent) :
« (…) la dynamique du support semble incoercible. Comme la toile
déclasse le retable, le tableau de chevalet, la fresque (…), le papier a
chassé hier le parchemin, comme aujourd’hui la vidéo (…) talonne le
film »10.
La BD, argue-t-on, peut-elle encore se regarder sans honte dans la
glace dès lors qu’elle se trouve livrée à cet espace amnésique que
constitue l’écran11, dès lors que la coprésence des images fixes dans
l’espace est remplacée par du défilement ou de l’animation, etc. ? N’est-il
pas symptomatique d’une dissolution du média dans l’hybridation
ambiante que nombre de nouvelles BD actuelles offrent une… bande
annonce animée disponible entre autres sur You tube12  ? C’est le cas
notamment des éditions Delcourt. Même des auteurs aussi attentifs aux
spécificités du média BD qu’un Marc-Antoine Mathieu en viennent à
exploiter une extension numérique de leur livre. C’est le cas de son
album 3”13.
Même constat côté cinéma, celui-ci doit dorénavant négocier et trouver
sa place face aux « nouvelles déclinaisons de l’image en mouvement ». À
un point tel qu’en 2010, par exemple, le Centre National de la
Cinématographie, en France, décide de s’appeler désormais «  Centre
National du Cinéma et de l’Image Animée ».
Si certains partisans de cette tendance sont carrément des bédé-
nihilistes nostalgiques (« Adieu, mon beau média ! »), d’autres son plutôt
des bédé-je-m’en-foutistes : peu importe comment on appelle et balise ce
« machin iconique », l’important est de créer et de s’exprimer le mieux
possible avec les images et les technologies existantes, sans exclusives.
Apparent paradoxe – mais est-ce vraiment un paradoxe  ? – les
professionnels les plus créatifs sont peut-être les moins convaincus d’une
identité forte du média qu’ils pratiquent. Quand on les interroge sur ce
point, nombre de dessinateurs de BD se réclament avant tout d’un rapport
actif aux images. Correspondre à une définition balisée de la BD ne
constitue pas pour eux une préoccupation prioritaire14. La question elle-
même étant dépourvue de pertinence. Comme d’ailleurs, avec une
évidence plus grande encore, les créateurs multimédias d’aujourd’hui ne
se soucient pas de correspondre à telle ou telle définition d’un des médias
qu’ils visitent, empruntent et font converger. Du reste, l’identité
médiatique n’est-elle pas toujours constructiviste, et ce constructivisme
identitaire n’est-il pas surtout, peut-être, une projection des théoriciens
qui en ont précisément besoin pour échafauder leurs théories, – voire leur
poétique… – ou des juristes qui doivent encadrer légalement les usages
de ce moyen d’expression ?
En radicalisant quelque peu les choses, l’autre camp serait tenu par
quelques enthousiastes (les «  bédé-euphoriques  » ou les bédé-
volontaristes) qui défendent l’idée que l’esprit BD n’a jamais autant
rayonné dans le grand concert des médias iconiques actuels, que nombre
de nouveautés iconiques sont irradiées par l’anima des comics, peu
importe qu’elle ne s’appelle plus bande dessinée. Selon d’aucuns, j’y
reviendrai plus loin avec le cas de Steven Spielberg adaptant Tintin,
l’esprit BD, ou l’effet BD, irradie tout le cinéma d’animation 3D
contemporain, les jeux vidéo, le webdesign, la mode, etc. La preuve de la
vitalité de la bande dessinée, c’est peut-être moins la BD elle-même que
cet esprit BD qui contaminerait notre culture médiatique. De façon
parallèle, il existe aujourd’hui, dans le champ cinématographique des
ciné-volontaristes (ou des cinéma-centristes pour reprendre une
expression de Matteo Stefanelli15) qui, tel Philippe Dubois, revendiquent
haut et fort l’idée d’un « Extended cinema »16. Pour lui, il s’agit de faire
reculer les frontières du média. Selon Dubois et consorts, «  le cinéma
gagne du terrain ». L’esprit cinéma affecterait «  des formes nouvelles
comme l’installation, la performance avec projection, le circuit fermé de
télévision, le traitement d’image par ordinateur, l’holographie et tout ce
qui est advenu aux images depuis l’arrivée de l’ordinateur et du
téléphone ». Il précise :
«  Parce que cela signifie, en fait, que le cinéma a produit un
imaginaire de l’image, profond, puissant, solide, tenace, qui imprègne
fondamentalement nos esprits et nos pensées, au point de s’imposer aux
autres formes. Le cinéma n’est pas en train de régresser (…), il est plus
vivant que jamais »17.
Un même esprit anime les BD-volontaristes : la BD serait plus vivante
que jamais parce qu’elle serait devenue un paradigme imaginaire, ou
plutôt, un paradigme de notre imaginaire visuel. Cette extension
informelle du média appellerait dès lors une poétique elle-même élargie.

Improbables définitions à l’usage d’une poétique

Expression ancrée dans les pratiques graphiques vieilles de plusieurs


siècles, la bande dessinée a tardé à trouver sa légitimité de «  9e art  »
(pour autant qu’elle l’ait réellement conquise aujourd’hui18). Comme
d’autres formes populaires, elle s’impose comme évidence médiatique
informelle, comme une culture visuelle reconnue mais non stabilisée,
évolutive. Ainsi, pour le clan des sceptiques de l’identité médiatique
évoqué ci-dessus, la bande dessinée s’avère irréductiblement différente
selon qu’elle se matérialise en manga, en comics, liée à la grande presse
américaine, en album comme c’est le cas dans la francophonie, ou encore
en webcomic. Ce n’est ni la même production, ni la même vocation, ni le
même public, ni le même support, ni le même type d’expression… Bref,
il ne s’agirait pas du même média. Sans parler des mutations, voire des
fractures historiques…
Il reste néanmoins qu’un certain consensus existe autour de ce genre
de définition de base : « La bande dessinée est (…) l’art de raconter au
moyen d’une suite de dessins formant récit et coexistant simultanément
sur un même support (qui peut être la page ou le livre). » Définition qui,
selon la conviction des auteurs, peut se trouver davantage marquée en
termes de singularisation. Ainsi, Groensteen ajoute cette précision qui
n’aurait pas déplu à Töpffer  : «  Ce dispositif unique autorise une large
gamme d’effets sans équivalent dans aucune autre discipline. Les
procédés narratifs de la bande dessinée lui appartiennent bien en propre,
et transcendent largement les catégories du texte et de l’image
considérées isolément  ». Harry Morgan, quant à lui, se contente
d’indiquer que la BD consiste à «  conduire un récit par une pluralité
d’images dont plusieurs sont coprésentes sur la même page ».19
Pourtant, rien que ces deux définitions, suffisamment généralistes pour
rester consensuelles, prêtent à controverse. Sur le plan du matériel
sémiotique de base d’abord : s’agit-il d’images ou plus spécifiquement de
dessins  ? La seconde solution semble évidente. L’utilisation d’autres
signes iconiques comme la photographie nous conduirait à traverser une
frontière générico-médiatique  : celle qui sépare BD et photo-roman.
Quoique… Les trois tomes du Photographe démontrent, nous le verrons,
qu’un récit peut être mené par une alternance hybride d’images
graphiques et photographiques coprésentes sur les mêmes pages d’album,
tout en relevant directement de la bande dessinée.
La composante définitionnelle de récit pourrait elle-même passer
comme une condition discutable. Même si elles sont assez rares, il existe
des BD non narratives. C’est le cas par exemple de certaines productions
didactiques ou documentaires. De même, rien n’empêche une bande
dessinée de s’arrêter à la seule monstration descriptive : en présentant par
exemple différents dessins, juxtaposés en cases, d’un lieu, d’une situation
(le printemps…), d’une assemblée, etc. Rodolphe Töpffer, encore lui,
proposait en 1830 cette autre définition non narrative du moyen
d’expression (le récit étant réservé pour lui à l’expression littéraire)  :
«  Un livre qui, parlant directement aux yeux, s’exprime par la
représentation, non par le récit.  » Il reste que la narration demeure une
vocation dominante de la BD, ne serait-ce que sur le plan des horizons
d’attente culturelle de la réception. Confronté à un montage d’images
hétéroclites placées en contiguïté aléatoire, le lecteur cherche – comme
malgré lui – du récit, surtout lorsque ces images adoptent la forme de
vignettes successives. Il existerait une sorte d’«  effet Koulechov  »
narratif déclenché par ces images placées en « suite » et dont le lecteur
cherche à décoder la visée narrative, même si celle-ci n’existe pas. Telle
serait la narrativité intrinsèque de la bande dessinée.

Les leçons de l’appellation

Définir un média comme la BD, c’est donc arrêter un certain nombre


de composantes constitutives telles qu’elles sont déterminées par une
instance d’institutionnalisation qui s’est construite autour de ce média.
Cette définition s’inscrit dans un contexte, une époque, une socio-culture,
une histoire. C’est que le BD est un phénomène socio-culturel qui ne
s’« invente » pas. La BD n’est pas simplement un procédé d’agencement
graphique d’images. C’est un dispositif social, culturel, économique, etc.
Le BD, ça se constitue, ça s’institue et, éventuellement, ça
s’institutionnalise.
Pour mieux approcher les définitions possibles de la bande dessinée, il
paraît intéressant de prendre en considération la façon dont une
communauté linguistico-culturelle la considère à travers ses multiples
caractérisations et dénominations. Ainsi, certaines appellations laissent-
elles filtrer une image, dans le sens d’une notoriété, d’une réputation.
Caractériser la BD de « petits mickeys », comme « un art du cinéma avec
arrêt sur image  », ou comme le «  cinéma du pauvre  », c’est l’inféoder
péjorativement à un autre système médiatique : le 9e art ne serait qu’un
pâle ersatz du 7e… Ciné-centrisme encore une fois20. De même, qualifier
la BD de «  littérature en estampes  », comme le proposait encore
Rodolphe Töpffer ou même la placer sous l’étiquette des «  littératures
dessinées» comme le défend Harry Morgan, c’est peu ou prou placer le
média sous le boisseau de l’institution littéraire. Le spectre dévalorisant
de la «  para  » ou de l’infra-littérature, voire d’une «  littérature pour
cancre ou analphabète » s’insinue alors très vite.
À côté de ces qualifications lourdes de jugements de valeur culturelle
implicites, on gagne aussi à s’interroger sur les façons de désigner le
média dans telle ou telle langue, ainsi que sur l’évolution de ces
appellations. Ce type de questionnement oblige à reconsidérer les critères
pertinents pour définir un média en fonction d’une culture donnée. Ainsi,
nous nommons aujourd’hui «  bande dessinée  » ce que nous rangions
jadis sous l’étiquette «  histoires dessinées  », puis «  illustrés  ». Selon
certains historiens, le terme «  bande dessinée  » serait apparu dès les
années 1930 sous l’impulsion d’agences de presse tel Opéra Mundi,
sensibles au succès des « comic strips » américains, avant de s’imposer
dès les années 1960.
Ce que les Japonais nomment mangas et les Italiens fumetti, les
Chinois l’appellent  : «  lian huan hua  », soit «  images enchaînées  ».
Chacun de ces termes met en évidence un trait parmi les ensembles de
traits qui composent le média. Ce faisant, le trait ainsi privilégié par la
terminologie devient saillant et oriente la représentation que l’on peut se
faire du média en question. Nommer un média, c’est contribuer à
l’identifier (à en dégager la «  médialité  », à en saisir la singularité) et
c’est solidairement lui construire une identité, ce qui n’est pas sans
produire parfois des effets téléologiques. Ainsi, la qualification
d’«  enchaîné  », donnée en chinois, comporte une double connotation.
D’abord, « enchaîné » suggère une idée de continuité, de mise en chaîne,
ce qui, précisément, est définitoire de la BD, et du maillage d’images qui
la caractérise. Ensuite, «  enchaîné  » comporte aussi une idée de
coercition, d’entrave : la chaîne, c’est ce qui relie et, en même temps, ce
qui emprisonne. Ce qui affleure dans cette définition et peut constituer
ainsi un axe de la poétique, c’est donc le fait que les images y sont
visiblement enchaînées, reliées et « attachées » les unes aux autres dans
un même espace. Ceci rejoint un faisceau important de définitions de la
bande dessinée. Celle que l’on retrouve par exemple dans la formule
générique proposée par Will Eisner : « sequential art », ou dans la notion
d’arthrologie21 développée plus tard par Thierry Groensteen. C’est aussi
à placer en résonance avec cette lecture singulière que sollicite la BD : ce
qui y est vu y est en même temps littéralement pré-vu, c’est une sorte de
conséquence logique de cet enchaînement d’images organisé dans un
même espace de représentation.
Côté japonais, le nom «  manga  » que l’on traduit habituellement par
« image dérisoire » est composé de « ga », signifiant « dessin » et surtout
de «  man  » signifiant  : «  libre  », «  involontaire  ». Ce mot d’origine
chinoise renvoie originellement à l’action de «  déborder  »,
d’« exagérer ». Apparaît donc ici une autre série culturelle qui participe à
l’identification de la bande dessinée : le dessin volontairement malhabile,
grotesque, drolatique et qui trouve sa justesse au creux de la déformation,
de l’hyperbole sélective. Soit en un mot : la caricature.
Quant à l’appellation «  fumetto  » des Italiens, elle renvoie aux
phylactères dès lors qu’ils ressemblent à ces petits nuages d’haleine
expectorés par les personnages. Mais une haleine verbale, verbeuse, afin
de figurer la parole. Ici, l’accent se porte sur cette façon codée de faire
parler les personnages de BD, ce qui épouse la série culturelle de la
parole mise en image. En Italie, cette partie verbale vaut donc pour le
tout du média. Ce faisant, la synecdoque délimite et cautionne
implicitement une pratique historiquement marquée, dont la
compréhension littérale devrait exclure du champ de la BD d’autres
manières d’intégrer le texte. Prise au pied de la lettre, l’appellation
s’expose au paradoxe dès lors qu’elle accepte certaines productions
totalement dépourvues de paroles représentées. C’est, par exemple, le cas
aujourd’hui de 3”22 de Marc-Antoine Mathieu. On se souvient de fameux
antécédents tel Arzach de Moebius. Cette bande dessinée muette
«  raconte par les seuls moyens graphiques, iconiques, stripologiques et
tabulaires, l’histoire d’un étrange chevalier errant  »23. Révélateur  : lors
de la parution d’Arzach en Italie, de vifs débats ont animé les critiques
nationaux sur la question de savoir si cette œuvre devait ou non être
considérée comme «  fumetto  ». Placée sous la houlette de cette
nomination italienne du média, une poétique du fumetto pourrait
difficilement ignorer le rôle d’articulation verbo-iconique dans
l’élaboration des œuvres.
La terminologie anglophone nous en apprend beaucoup, elle aussi, par
la mise en relief indirecte de composantes susceptibles de définir le
média. Ainsi de la célèbre expression  : comic strip ou l’abréviation
«  comic  ». À l’origine, elle désigne une suite horizontale de trois ou
quatre vignettes de dessins humoristiques paraissant dans les grands
quotidiens américains dès la fin du XIXe siècle. S’égrenant au fil des jours,
cette bande de dessins s’appelle « daily strip ». Le dimanche, cependant,
donne libre champ à une «  sunday page  », c’est-à-dire une planche
reprenant en couleur un ensemble de strips remontés de façon plus ou
moins complexe. Cette façon de désigner le média met en exergue une
dimension essentielle de la BD  : l’organisation spatiale des cases
dessinées via l’usage de la bande (le strip), de la planche et de la page.
Avec les combinaisons et les relations spécifiques et intenses que ce
dispositif autorise. Comment ne pas évoquer ici les planches de Little
Nemo in Slumberland concoctées par Winsor McCay. Autre dimension
importante, on perçoit ici comment la terminologie américaine croise le
média non seulement avec un genre et une tonalité expressive particulière
(le comique et l’humour) mais aussi avec un support médiatique et
institutionnel déterminé  : la grande presse quotidienne. D’une certaine
façon, les comics y fonctionnent comme média saprophyte qui en
«  vampirise  » un autre pour trouver leur public. Aujourd’hui, Internet
remplit largement ce rôle comme en attestent les bandes annonces BD
évoquées ci-dessus, qui fleurissent sur des sites d’hébergement à large
spectre. Bien différente est, à cet égard, la tradition du magazine illustré
européen et surtout celle, livresque, de l’album de bande dessinée.
L’appellation comics suggère donc encore une autre hiérarchie de
composantes pour une poétique de notre média.

La BD comme fédération de séries culturelles

Ces expressions nous incitent donc à bousculer nos habitudes mentales


et le confort des appellations trop contrôlées, pour interpréter les séries
culturelles visées avec plus de souplesse et les ouvrir à de nouvelles
modélisations.
Ceci confirme que la définition de la BD est à revoir au moins dans
une optique synchronique de mise en perspective interculturelle (sur quel
trait pertinent telle ou telle culture s’appuie-t-elle pour nommer un
média  ?). Mais aussi, et de façon solidaire, dans une optique
diachronique et généalogique  : comment l’appellation du média a-t-elle
évolué et en quoi cette appellation est-elle révélatrice de la manière dont
le média organise les séries culturelles qui toujours le traversent et qu’il
fédère au fil de son histoire. Étant entendu que l’identité d’un média est
toujours une homéostasie singulière mais provisoires de séries culturelles
préexistantes. Une fédération évolutive tout autant que consensuelle,
c’est-à-dire en syntonie avec les usages sociaux, de plusieurs séries
culturelles. Chacune de ces séries culturelles, qui composent BD, possède
son propre cheminement historique, sa propre généalogie. C’est surtout le
processus d’institutionnalisation qui contribue à cette cristallisation.
Pour arriver à bien comprendre le fonctionnement d’un média comme
la bande dessinée, il faut donc considérer celui-ci comme un prisme,
comme un faisceau de convergences, entrelaçant différentes composantes
et séries culturelles. Le plus souvent, ces séries culturelles
n’appartiennent pas exclusivement au seul média considéré. Quel que
soit le regard que l’on porte sur l’histoire d’un média, l’hybridation
constitue bel et bien la clef de compréhension de toute généalogie
médiatique. Le média BD, du moins tel qu’il s’est développé dès le XIXe
siècle24, existe par sa manière singulière d’intégrer la tradition du dessin,
de l’estampe, celle du dessin de presse et de la caricature, de décliner les
figures de la séquentialité issues de la chronophotographie, de l’image
animée façon Émile Reynaud, (…), pour bricoler ce moyen d’expression
appelé – tardivement et dans l’espace franco-belge – la «  bande
dessinée ».
En résonance avec l’entrecroisement de séries culturelles à travers
différents médias, certains concepts peuvent servir de repère commun à
une poétique. Aussi peut-on envisager l’importation éventuelle dans le
champ de la bande dessinée de concepts cinématographiques comme la
monstration. Mais cela nécessite toujours d’indispensables adaptations
desdits concepts au nouveau contexte médiatique dans lequel on cherche
à les mettre à l’épreuve.
Qu’en est-il justement de la monstration graphique sur laquelle se
construit massivement la bande dessinée. Comment la distinguer
notamment de la monstration profilmique à l’œuvre au cinéma  ? Parmi
les affinités souvent commentées, on note qu’ils exploitent la pratique du
«  montage  », au sens large du terme. Mais si cinéma et bande dessinée
semblent incarner pour le premier, la mise en continuité et pour le
second, la mise en contiguïté d’images formant séquence, leur affinité
élective demeure somme toute superficielle, au-delà des comparaisons
habituelles basées sur les lieux communs de la ressemblance qui unirait
ces deux manières de raconter avec des images «  montées en
séquences ».
Les différences entre cinéma et bande dessinée peuvent même sembler
irréductibles. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer une question aussi
cruciale que celle du temps, qui constitue l’essence même du défilement
de l’image et du montage cinématographique alors que cette dimension
n’est accessible, en bande dessinée, que de façon métaphorique ou de
manière suggestive. Par exemple, en usant d’une composition
dynamique, en utilisant les possibilités de l’enchaînement séquentiel ou
en ayant recours à des artifices codés comme les lignes de mouvement,
les serpentins de vitesse et idéogrammes de toutes espèces. Mais, en
bande dessinée, le lecteur demeure le seul maître de son rythme de
lecture et de ses arrêts sur image. Ce mode d’appréhension de la BD est
donc dominé par ce que j’ai proposé d’appeler l’« hétérochronie », c’est-
à-dire que le temps de réception du message n’est pas déterminé par le
média, ni incorporé dans ses énonciations.25
La question de l’espace en bande dessinée constitue aussi une
différence importante. Dans « les comics, art du tuilage et de la reprise »
(selon l’expression de Fresnault-Deruelle), ce qui est vu est toujours
prévu (pour reprendre encore l’expression de Peeters26), de par la
contiguïté tabulaire et la coprésence des images sur une surface donnée –
la page traditionnellement, l’écran plus récemment – qui conditionnent le
balayage du regard du lecteur. Dans un film, chaque nouveau plan
possède, en dehors même de son contenu, un caractère littéralement
inattendu : on ne peut le pré-voir…

Pour une poétique médiagénique de la BD

Ainsi toute poétique de la bande dessinée doit intégrer comme toile de


fond de ses repères formels, une conception dynamique et relativiste de
la BD. Cette poétique, ou plutôt ces poétiques s’orienteront différemment
selon qu’elles s’arriment prioritairement sur telle ou telle série culturelle
fédérée par le média. Soit par exemple, celle de l’image dessinée, ou de
la monstration graphique, placée sous le signe pragmatique de cette
énonciation graphique toujours-déjà signée, ce que j’ai proposé d’appeler
«  graphiation  ».27 Ce peut être aussi la série culturelle des images
juxtaposées et des images en coprésence séquentielle (qui remontent aux
vitraux et bien plus loin…).
Cette poétique de la BD mériterait d’être placé en relation avec les
phénomènes de médiagénie. Par médiagénie28, j’entends une
interpénétration intense et singulière entre le possible du média (le
potentiel des composantes identitaires et des séries culturelles qu’il
fédère) et le projet expressif, le plus souvent narratif, mobilisé dans un
genre contextuel donné. Pour qu’un récit possède une forte médiagénie, il
doit s’être à ce point construit au sein d’un média qu’il est difficile, voire
impossible de dissocier l’un de l’autre. Dans les lignes qui suivent, je
voudrais développer sur base d’illustrations une poétique médiagénique
de la BD. Je me limiterai ici à deux composantes qui nourrissent depuis
longtemps la médiagénie générale de la bande dessinée : la graphiation
d’une part, l’hétérochronie liée à la contiguïté «  feuilletée » des images
d’autre part.

Le Photographe : une poétique de l’alternance et du relais

Procédant par alternance iconographique, Le Photographe offre


l’opportunité de confronter la valeur sémiotique et la
réputationculturellement attribuée à deux types d’images usuelles à la
fois très proches et très différentes. En effet, le métissage résulte ici de la
confrontation séquentielle entre «  traces  » dessinées et «  traces  »
photographiques. Contrairement au premier type de signe, la photo se
caractérise justement par une «  traçabilité  » faible, solidaire d’une forte
indicialité documentaire et d’un marquage référentiel persistant. La trace,
dans la photographie, est tournée vers l’empreinte lumineuse du réel, vers
la monstration. Dans le dessin, elle renvoie directement à l’acte
d’interprétation que constitue toujours-déjà le geste d’un énonciateur
graphique, d’un graphiateur29. Le dispositif photographique reste hanté
par l’emprise d’une captation-restitution authentifiante du monde et sa
réputation, dans notre culture de l’image, reste arrimée à sa capacité de
validation testimoniale que garantirait l’enregistrement mécanique.
Toujours tenace aujourd’hui, malgré Photoshop et autre logiciels de
retouche, cette notoriété de «  documentarité naturelle  » ne lui est guère
contestée. C’est d’ailleurs à cause de cet encombrement référentiel, de
cette saturation inflationniste du réel capté que la photo se prête a priori
moins au récit et à la mise en séquences narratives que le dessin  : la
photo embarque toujours avec elle un luxe de détails référentiels que
l’objectif a enregistré mais qui ne trouvent pas aisément de fonctionnalité
dans l’économie narrative, si ce n’est sur le plan de la crédibilité d’un
effet de réel.
Il faut donc s’interroger sur la performance de Guibert et de ses
comparses : comment construire un récit de plusieurs centaines de pages
se fondant ainsi sur la contiguïté «  contre nature  » des deux signes
iconiques  ? Comment résorber l’effet de fracture propre à ce genre
d’anacoluthe sémiotique  ? Dans Le Photographe, la différence est
maintenue par l’alternance des vignettes qui sépare nettement photo et
dessin. Ce d’autant plus que les clichés se présentent la plupart du temps
en noir et blanc, alors que le dessin est coloré. Si la fusion des deux types
d’images s’opère au sein de la planche, c’est en quelque sorte grâce au
regard «  fusionnant  » du lecteur qui traduit en continuum syncrétique
cette coprésence.
Pour l’aider, ce lecteur peut compter sur des incitants efficaces qui
participent de l’originalité de ce reportage graphique. Pour alimenter
cette virtualité syncrétique se trouve ainsi mis en œuvre une véritable
rhétorique du relais que soutient la narration au je  : fréquemment des
motifs dessinés dans une case sont relayés et/ou repris dans la case
suivante. Et vice-versa  : des dessins trouvent leur répondant figuratif
dans la vignette photographique voisine. Ces liens tantôt métaphoriques
ou métonymiques, tantôt narratifs ou descriptifs qui s’égrènent au fil des
strips et des planches distillent ce syncrétisme virtuel que le lecteur
actualise dans ce jeu de l’oie oculaire que constitue la lecture d’une BD.
C’est un réel maillage photo-graphique qui se tresse ainsi au fil des
pages. D’une certaine façon, la trace graphique, qui affecte non
seulement les dessins mais aussi le lettrage des récitatifs, redonne une
épaisseur temporelle à l’impossible présent photographique (celle-ci est
en effet obligée de figer l’espace-temps pour le capter). La graphiation
qui relaie, prolonge et métaphorise la photo injecte continuité et
harmonisation dans les « coups mémoriels instantanés » de la photo. La
graphiation agirait donc ici comme (re)médiation, comme acclimatation
de la photographie.
Sans oublier néanmoins la fonctionnalité narrative qui découle de ce
principe de relais narratif : « je vais mettre mes dessins au moment où tu
n’as plus fait de photo pour raconter », explique lui-même Guibert.30 Les
auteurs se sont souvent exprimés dans ce sens pour expliquer leur
collaboration  : «  Nous avons donc réalisé différentes séances de travail
où je lui racontais, photographies à l’appui, le détail de ce voyage (…). Il
a directement décelé que ces dessins pourraient être associés à mes
photos. Les éléments de l’histoire qui ne pourraient pas être montrés sous
la forme de clichés, faute de matériel, le seraient grâce à son trait ! ».31
Le tressage dessin-photo produit donc une sorte de contrepoint narratif.
Au-delà de la différence de signe, il se crée un vraisemblable graphique,
une homogénéisation dans la trace propice à la narration médiagénique.
Dans ce sens, Le Photographe consacre la fonction médiatrice du dessin :
offrir l’opportunité d’une réactivation humaine à la mémoire visuelle
d’un photo journaliste immergé dans une situation de guerre.

Contact par les planches

Cette poétique visuelle est d’autant plus vive qu’elle ne s’inscrit pas
dans la mécanique rigide de l’alternance stricte. À certains moments, la
séquence photographique s’impose, remplit l’espace de la page, voire de
la double page. Les clichés aboutés peuvent y être à la fois autonomes et
solidaires. Parfois, le récit photographique «  remonté  » suit son propre
cours sans qu’aucun récitatif n’intervienne pour l’ancrer.
D’autres fois, le monteur semble avoir respecté la suite temporelle
brute des planches-contact qui ont servi d’«  archives  » originaires à
Guibert, Lefèvre et Lemercier. Mais comment éviter dès lors l’effet de
césure ? Ne risque-t-on pas d’exacerber l’opposition entre le rendu brut
de la planche-contact, qui tend à crédibiliser le montré photographique
dans la chronologie mémorielle de son enregistrement, et l’affirmation
subjective recherchée d’un je narrateur ?
Le dépassement de cette tension relève encore d’un fonctionnement
médiagénique. On utilise d’abord un avantage incontestable de la planche
contact : son potentiel intrinsèque de narrativité dès lors qu’elle participe
de la série culturelle des images juxtaposées et qu’elle inscrit la captation
photographique dans une dynamique séquentielle. De plus, effet de
crédibilité et de proximité, on nous dévoile l’envers du décor : la matière
brute de la pellicule se trouve comme exhumée. Les trous d’entraînement
du film accèdent ainsi à la visibilité, de même que les informations
techniques incorporées telles que  : «  safety film Ilford hps ». Bref, tous
ces détails signifiants tressent comme une toile heuristique qui valide un
travail singulier de reportage. Les multiples marques sensibles d’un sujet-
opérateur-photographe préservées au sein du document photographique
d’archive poursuivent le même but. Certaines images sont ainsi barrées
de rouge, d’autres sont entourées, voire annotées. Tantôt encore, des
cernes noirs surlignent et isolent plus fortement certains clichés de la
suite. Que ces gestes d’apprivoisement graphique aient été exécutés en
amont par le photographe ou plus tard au cours de la remédiation en BD
de l’archive, la résultante pragmatique reste à peu près la même. Ce qui
nous est signifié par ces marquages graphiques, c’est l’importance de
réappropriation du capté photographique, c’est la part de re-graphiation.
Comme si la traçabilité du dessin contaminait les clichés… Cette quête
de cohérence graphique tend à restaurer une présence vitale dans l’instant
photographique momifié par la prise de vue. Le ça-a-été de la photo se
métisse d’un c’est dessiné.

Tintin façon Spielberg

La composante de graphiation qui anime l’esprit énonciatif de la BD


intevient donc quasi nécessairement dans la poétique générale de ce
moyen d’expression. La rhétorique graphique et narrative de la fameuse
Ligne claire souvent attribuée à Hergé en constitue une illustration
fameuse. Je la développerai ici de manière qui pourrait sembler
paradoxale, puisque je traiterai la graphiation hergéenne comme
ingrédient de médiagénie via son adaptation cinématographique par
Spielberg. Soit TheAdventures of Tintin que le public européen a
découvert à l’automne 2011. Illustration aussi paradoxale qu’il n’y
paraît  ? Non, pour deux raisons. La première est d’ordre général  : les
adaptations et les phénomènes de circulation intermédiale sont sans doute
une des façons les plus stimulantes d’entreprendre la poétique d’un
média par le jeu des différences et congruences. Une médiagénie par
défaut ou par l’absurde en quelque sorte qui s’inscrit, on l’a vu plus haut,
dans l’esprit d’une généalogie des métissages médiatiques et des séries
culturelles. La seconde raison appartient à la démarche même de
Spielberg dans sa stratégie d’adaptation médiagénique de l’œuvre
d’Hergé. Une adaptation longtemps d’ailleurs considérée – par Spielberg
lui-même – comme impossible, si ce n’est en assumant une fracture
radicale qui transformerait Tintin en une sorte d’avatar d’Indiana Jones.
Pour comprendre ce qui constitue selon moi une réussite étonnante, il
faut notamment se replonger dans cette poétique hergéenne, régie par
l’esprit de cette Ligne claire. On sait que cette expression renvoie à une
économie narrative particulière, où le fil du récit se tend en fonction
d’une distribution des cases-strips-pages particulièrement efficace. Mais
le terme même «  Ligne claire  » renvoie aussi à une monstration
graphique particulière qui participe de la médiagénie des Aventures de
Tintin. L’originalité de Spielberg est d’avoir veillé à intégrer l’esprit de ce
système graphico-narratif hétérochrone pour la transposer dans son
univers filmique homochrone. Le graphisme de la Ligne claire repose sur
la primauté d’un trait de contour bien défini qui isole les données
référentielles du monde en les rendant à la fois caricaturales et… très
réalistes. Sur le plan figuratif en effet, il existe une sorte de tension entre
la simplification extrême qui affecte les personnages et la fidélité
documentaire qui caractérise certains décors et, surtout, les moyens de
locomotion. Le visage des personnages, et singulièrement du héros est
souvent réduit à l’efficacité expressive minimale. Car Tintin, c’est
« nada ! », rien !, une figure ovoïde quasi vide, une pleine vacuité que le
lecteur est invité à remplir comme un miroir.
Mais au-delà de cette tension entre ancrage réaliste rigoriste et
simplification caricaturale, la graphiation – ligne claire se caractérise
aussi par un puissant effet fédérateur. Elle crée une homogénéité dans la
trace qui génère une cohérence, un vraisemblable graphique
caractéristique de la poétique hergéenne. La ligne claire est en fait la
résultante épurée d’un système de traits initialement dynamiques et
mouvementés, très chargé en indice d’exécution, comme en attestent les
carnets d’esquisse du dessinateur. Dans le dessin d’Hergé s’opère donc
d’abord dans une sorte de refoulement du travail gestuel du graphiateur.
Mais un refoulement qui aboutit ensuite à une sublimation de la trace
originaire dans la ligne claire. Les conséquences pragmatiques de cette
dynamique ne sont pas en reste : malgré la netteté figée de leur contour
en ligne claire – et paradoxalement à cause d’elle – Tintin et Milou sont
extrêmement mobiles dans l’esprit du lecteur qui déclenche un
programme mental de mouvement à partir d’une attitude particulièrement
bien arrêtée de l’attitude d’un personnage. Lorsque Tintin court, ses
jambes sont souvent disposées dans leur extension maximale  ; à cet
endroit éphémère où les pieds ne touchent plus le sol. D’où cette
impression de disponibilité au regard, cet effet de malléabilité visuelle.
Malgré leur fidélité scrupuleusement référentielle, les automobiles
dessinées par Hergé sont presque des personnages motorisés dès lors
qu’elles passent à la moulinette expressive de la ligne claire. Comme eux,
elles doivent être bien isolées dans le décor et avoir la disponibilité d’un
jouet graphique pour mieux courir les cases. D’où cette vignette
extraordinaire des Sept boules de cristal (ill. p. 21, case 7)  : dépourvu
d’ombre porté sous ses roues et tel le moine tibétain Foudre Bénie, le taxi
bleu semble en lévitation dans l’éther de la case. Les figurines dessinées
sont prêtes pour une appropriation du spectateur, prête à être téléportées
par son regard. Pour une projection identification sans risque, dans la
sécurité d’un espace bien clos, dans une figuration aux éléments limités,
élus, comptés, différenciés, soigneusement isolés les uns les autres. Et ce
système se trouve en synergie avec l’économie monstrationnelle et
narrative  : toutes ces «  poupées graphiques  » disponibles à la saisie
scopique ne semblent attendre qu’une seule chose  : que le regard du
lecteur les précipite dans le saut de cases et de pages, mode d’emploi du
jeu de l’oie graphique de la BD. Souvenir de l’expression de Michel
Serres qui scelle cette empathie du personnage et du lecteur  : «  Tintin,
courant tournant la page»…
Dans ce sens, me semble-t-il, la ligne claire constitue le prototype idéal
d’une narration optique de bande dessinée. L’optique renvoie aux
connotations de glissement, de fluidité du regard qui sont associées à ce
concept pictural proposé par Aloïs Riegl32 et reprises plus tard par
Deleuze ou Wölfflin, sous la forme de la dichotomie linéaire/pictural.
Rappelons que, dans son approche de l’art, Riegl mettait en relation
différentielle l’optique et l’haptique. L’œil optique effleure linéairement,
épouse les contours. Plutôt que la résistance tactile des surfaces colorées,
l’optique choisit les lignes qui encerclent celles-ci. Dans une narration
optique, le regard du lecteur doit glisser de case en case, gambader à la
surface des lignes de contour pour mieux s’immerger dans l’urgence du
récit.
C’est sans doute dans ce sens que Spielberg insiste33 sur la valeur
intrinsèque du découpage des aventures de Tintin : comme dans un génial
storyboard, commente-t-il (ah, ce ciné-centrisme !), tout y est conçu pour
que le récit glisse de plan en plan ! Mais il ne manque pas de souligner
aussi l’importance du style graphique. Pour lui et son associé Peter
Jackson, la meilleure et pour ainsi dire la seule façon d’adapter Tintin
avec les moyens de technologie filmique disponibles aujourd’hui, c’est
de recourir au procédé permettant d’allier captation de mouvements et
images de synthèse («  performance capture  », «  motion capture  » ou
« mocap »), combinant ainsi la série culturelle de l’image captée et celle
de l’animation. Spielberg insiste :
« Nous souhaitons donner aux aventures de Tintin la crédibilité d’un
film en images réelles. Toutefois, Peter et moi avons pressenti que
tourner dans ces conditions ne rendrait pas hommage au style
caractéristique des héros et de l’univers d’Hergé. »34
Si l’on rapporte ces propos à la poétique de la graphiation en ligne
claire, cela semble indiquer que les images réelles, soit la captation-
restitution, ou l’enregistrement filmique de l’espace-temps sont
incompatibles avec la monstration sublimée par la ligne claire. Qu’il
s’agisse de décors ou de véhicules d’époque – fidèles mais homogénéisés
par la ligne – ou surtout des personnages « idéalisés » dans leurs traits de
contour et leurs aplats colorés. On ne peut respecter la médiagénie des
aventures de Tintin qu’en «  rendant hommage  » au style des héros et
l’univers. Précisément, ce « style » est particulièrement bien respecté par
ce système de « motion capture » qui fait correspondre les mouvements
du vivant à ceux d’un avatar ou d’une représentation conceptuelle. Or, on
sait à quel point la ligne claire, dans son idéalité épurée, tend précisément
à conceptualiser les représentations graphiques tout en les laissant
optiquement très malléables. Comme le précisait Jackson quelques mois
avant la sortie du film :
« L’apparence des personnages sera photoréaliste. Les fibres de leurs
vêtements, les pores de la peau, les cheveux  : ils ressembleront à des
personnes en chair et en os, mais ce seront des personnages de Hergé. »
On neutralise ainsi la lourdeur référentielle et l’encombrement réaliste
du filmage d’une performance d’acteurs. Car le visage de Jamie Bell
n’aurait jamais ressemblé à ce miroir ovale à houppette qu’est la tête de
Tintin… Andy Serkis n’aurait jamais pu faire prendre corps aux grimaces
du capitaine Haddock. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les gros plans
s’adaptent si mal à la BD de ligne claire.
Par contre, en captant les mouvements d’un acteur réel afin de les
renvoyer dans un univers virtuel, celui précisément qui est né de la
graphiation, on insuffle l’animation vitale indispensable à l’homochronie
filmique tout en préservant la poétique de la ligne claire. Mieux, on
parvient même à produire une plus-value d’animation médiagéniquement
compatible avec la BD source. Significatif à cet égard, le titre de cet
article on line  : «  Jamie Bell, l’acteur qui double Tintin  ». En effet,
l’erreur aurait été de vouloir incarner Tintin par un acteur, dans l’esprit
d’un enregistrement cinématographique classique. Le doublage, au
contraire, suggère le respect d’un personnage déjà incarné. Et incarné au
creux de la graphiation ligne claire. Ce que corrobore la réaction de
Spielberg à propos des premiers tests de sa production : « Les héros de
Hergé ont pris vie, avec une émotion et une âme qui dépassent de loin
tout ce que l’on a vu, à ce jour, en images de synthèse.  » Les enjeux
pragmatiques et lectoriels évoqués plus haut sont donc préservés  :
Spielberg et Jackson maintiennent l’illusion de maîtrise, le plaisir
manipulatoire lié à la clôture englobante de la ligne claire. Les
personnages y demeurent des poupées graphiques prêtes à courir
l’aventure. Par ailleurs, l’intégration de ces personnages dans un
environnement «  doté de la crédibilitéd’un film en images réelles» (la
Licorne vogue sur une mer plus vraie que nature) conjuguée à l’effet 3D
permettent de respecter la tension de la poétique graphique hergéenne  :
concilier la force réaliste manifeste dans certains motifs de la figuration
(comme les moyens de transport) et la représentation simplifiée des
personnages.
Qu’elles soient centrées sur le potentiel médiagénique interne de la
bande dessinée ou aux hybridations intermédiales de celle-ci, les
poétiques du 9e art restent encore largement à explorer.
1. Gaudreault et Marion, 2006 : p. 29.
2. Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre, Frédéric Lemercier, Le Photographe, Paris, Dupuis, 3
tomes (2003, 2004 et 2006).
3. Todorov, 1968, p. 19.
4. Metz, 1971, p. 18.
5. Affiche de présentation du Cinématographe au Grand Café de Paris en décembre 1895.
6. Groensteen et Peeters, 1994.
7. Töpffer, 1837, p. 334.
8. Cette «  crise  » du cinéma a été l’objet d’une communication à Newcastle  : Gaudreault et
Marion, 2011.
9. Cfr. notamment les séries Dofus et Kid Paddle, les webcomics, ou encore les «  BD  »
désormais disponibles sur téléphone portable (depuis 2009 en France).
10. Debray, 1991, p. 212.
11. C’est notamment une des questions soulevées dans une thèse de doctorat soutenue en
novembre 2010 à L’université de Paris VIII par Magali Boudissa.
12. Voir par exemple  : L’ordre du chaos  : http://www.youtube.com/watch?
v=5KQ6aNvAECU&NR=1
13. Marc-Antoine Mathieu, 3”, Paris, Delcourt, 2011. Voir le site  : htttp  ://www.editions-
delcourt.fr/3s ; code d’accès : 33miroirs.
14. C’est le cas entre autre d’un Alex Barnier ou d’un Thierry van Hasselt, cf. Marion, 2009.
15. Stefanelli (2012), dans ce livre.
16. Dubois, Monvoisin, Biserna, 2010.
17. Ibid., 4e de couverture.
18. Se reporter notamment à Groensteen, 2006.
19. Morgan, 2003.
20. Ces aspects comparatifs ont été développés dans Gaudreault et Marion, 2009, p. 23-29.
21. Groensteen, 1999.
22. Marc-Antoine Mathieu, 3”, op. cit.
23. Marion, 2007.
24. Lire notamment à ce sujet : Smolderen dans ce livre et Smolderen, 2009.
25. Pour une présentation des médias homochrone et hétérochrone, je me permets de renvoyer à
Marion, 1997.
26. Peeters, 1991.
27. Marion, 1993, tome 1, p. 31.
28. Marion, 1997.
29. Le « graphiateur » est l’instance responsable de la « graphiation ». Marion, 1993, p. 30 et
suiv. L’instance de graphiation serait cette instance énonciatrice particulière qui mobilise et déploie
le matériau graphique constitutif de la monstration de bande dessinée et lui insuffle, de manière
réflexive, l’empreinte de sa subjectivité singulière, la marque de son style propre.
30. Olivier le Bussy, « Le Photographe, passeur de mémoire », Rencontre de Didier Lefèvre et
de Emmanuel Guibert pour le quotidien belge : La Libre Belgique du 1er mars 2006.
31. Voir le site http://www.actuabd.com/Guibert-Lefevre-et-Lemercier-Dans-notre-recit-le-vecu-
est-le-vecteur-de-comprehension.
32. Riegl, 1981.
33. Présentation partielle du film aux journalistes par Spielberg, Paris, 20 juillet 2011.
34. La Libre Belgique du 17 juin 2011.
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novembre 2010 à L’université de Paris VIII.
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TÖPFFER Rodolf, «  Notice sur l’histoire de Mr Jabot  », Bibliothèque
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Le roman graphique
Jan Baetens

Une évolution inévitable ?

Que les domaines du roman – qui est un genre littéraire – et de la


bande dessinée – qui est un média artistique – aient convergé récemment
dans le concept branché de roman graphique (de l’américain graphic
novel), est à la fois normal et surprenant.
Normal parce qu’un genre peut fort bien migrer d’un média à l’autre,
cependant que la palette générique d’un média ne se limite jamais à un
genre unique et singulier. Tout comme il existe des romans en vers, par
exemple, ou qu’il est possible de considérer certains films comme
l’équivalent moderne du roman d’antan, rien n’interdit qu’il existe aussi
des romans dessinés – voire des romans dessinés sans texte, ce qui est
déjà plus intrigant (on y reviendra). Normal aussi parce que, dans le
paysage médiatique contemporain, le «  débordement  » est devenu la
norme. Fidèle à la logique de transmédialisation qui caractérise la culture
de masse (Kalifa 2001) et à l’évolution de l’exploitation forcenée des
mêmes sujets en autant de formes que possible, phénomène que
l’historien du cinéma Thomas Elsaesser a décrit comme la combinaison
du contenu unique – «  monocontent  » – et des médiations plurielles –
«  cross platform  »  – (Elsaesser 2006), la bande dessinée s’ouvre à
d’autres supports (après être passée de la presse quotidienne ou
hebdomadaire au magazine spécialisé puis à l’album, la voici qui explore
diversement le format du livre), à d’autres types d’expression médiatique
(la bande dessinée épouse le cinéma, flirte avec les jeux vidéos et frappe
à la porte du roman, entre autres) et à d’autres régimes culturels (venant
du marché élargi de la culture de masse et de ses conventions et
stéréotypes, elle s’essaie de plus en plus à l’invention de nouvelles règles
dans le cercle restreint des productions plus élitaires).
Toutefois, le rapprochement entre roman et bande dessinée reste aussi
surprenant parce que les univers du roman et de la bande dessinée ont,
tant sur le plan médiatique (celui des systèmes de signes) que sur le plan
culturel (celui de la production, diffusion, réception, transmission et
canonisation de ces structures médiatiques) davantage de différences que
d’analogies. Il n’empêche que de nos jours le label roman graphique (ou
l’une de ses variantes) s’est implanté sur le marché de la bande dessinée,
où il désigne un type particulier de bande dessinée «  sérieuse  », «  pour
adultes », dont la forme s’éloigne du format standard du 48 cc (48 pages
de format A4, cartonné, en quadrichromie) pour se rapprocher plus ou
moins du format, lui-même relativement variable, d’un « vrai » roman.
Le roman graphique – non la chose même, que personne ou presque ne
conteste, mais le label, l’étiquette, l’indication générique, l’outil de
marketing – est toutefois loin d’être salué unanimement. Bien des voix
s’élèvent pour dénoncer le flou, pour ne pas dire la nocivité de ce type
d’instrument commercial, dont on fait remarquer en plus qu’il est loin
d’être utilisé de manière universelle. Certains pays, les États-Unis en tête,
l’utilisent sans la moindre hésitation, d’autres, comme la Grande-
Bretagne, semblent plutôt indifférents, d’autres encore, comme la France
ou la Belgique, s’y sont mis tardivement, comme à reculons. Comme on
le verra, les traditions locales expliquent beaucoup de ces divergences.

Pour une première définition du roman graphique

S’il n’est pas l’inventeur absolu du concept de roman graphique, c’est


William Eisner, le créateur du Spirit dans les années 50, puis l’auteur de
plusieurs récits courts d’auteur – c’est-à-dire plus ou moins teintés
d’autobiographie et visant un public qui n’était plus celui des comics à
l’américaine –, qui le premier a essayé d’imposer le label de manière plus
systématique. Au moment de la parution de son album A Contract With
God (1978  ; publié en France sous le titre Un Bail avec Dieu, puis Le
Contrat, puis Un Pacte avec Dieu), les libraires étaient embarrassés par
une œuvre qu’ils ne savaient pas où montrer sur les tables, moins encore
où placer dans les rayonnages, et de concert avec l’auteur on fit le choix
d’une nouvelle étiquette à mi-chemin de la littérature et de la bande
dessinée : le graphic novel. Le hasard ne fut donc pas totalement absent
du lancement du concept, qui à l’origine n’eut qu’un succès mitigé. Il a
fallu attendre en effet la publication quasi simultanée d’un des nombreux
remakes de Batman (celui de Frank Miller  : The Dark Knight Returns,
1987), la réinterprétation du mythe des superhéros par Moore et Gibbons
dans Watchmen (1986-1987) et surtout les deux volumes de Maus (1986
et 19911) pour que le concept de roman graphique s’installe comme un
label non seulement reconnaissable mais aussi commercialement viable.
Il est important de souligner que le roman graphique est à l’origine un
phénomène clairement anglo-saxon. Il serait toutefois erroné d’en induire
que seuls les Anglo-Saxons produisaient des romans graphiques, et que le
genre n’avait émergé qu’avec Eisner. Le roman graphique est beaucoup
plus ancien, non seulement en Europe mais également aux États-Unis
(voir notamment Beronå, 2008), mais à la différence des Américains, le
marché européen continuait à se servir du terme de bande dessinée sans
pour autant se monter totalement rétif à l’innovation en termes
d’étiquettes génériques. Lors du lancement du mensuel (À suivre), dont
l’impact fut massif et immédiat contrairement aux tentatives isolées
d’Eisner de faire vivre une nouvelle forme de littérature dessinée,
l’éditeur Casterman avait créé une collection « Romans (A suivre) », mais
sans que cette indication n’ait eu le succès du concept américain.
Comme le montrent déjà les exemples cités, le champ du roman
graphique, qui est à l’origine un phénomène clairement anglo-saxon, est
tout sauf homogène et dans bien des cas il y a lieu de douter de la rupture
supposée entre le genre jusque-là dominant – et lui aussi en pleine
mutation – des superheroes comics et le graphic novel. Du côté français,
la différence entre roman graphique et bande dessinée est plus discutable
encore, vu la diversité de la production « traditionnelle », ouverte dès les
années 70 à toutes sortes d’expériences et d’innovations que l’on aurait
pu ranger à l’intérieur du roman graphique si une telle étiquette n’avait
pas fait totalement défaut.
Théoriquement, les caractéristiques d’un roman graphique pourraient
se décrire comme suit.
En ce qui concerne la phase de production, le roman graphique est une
bande dessinée d’auteur. À la différence des produits de la culture de
masse, où c’est généralement l’éditeur ou le producteur qui sont à
l’initiative de l’œuvre, son exécution étant confiée ensuite à un
« artisan » plus ou moins interchangeable, c’est ici du créateur même que
part la décision de créer la bande dessinée. La signature de l’œuvre est
donc au moins aussi importante que le sujet, le héros ou le titre –
éléments prévalant dans la plupart des séries de bande dessinée, où
souvent l’auteur est peu connu ou mal représenté. De plus, beaucoup de
romans graphiques sont l’œuvre d’une seule personne, les fonctions de
dessinateur et de scénariste n’étant plus dissociées. L’auteur d’un roman
graphique est en général ce que Benoît Peeters appelle un «  auteur
complet  » (Peeters 1999) – ou duo d’auteurs complets, lorsque la
collaboration entre un dessinateur et un scénariste ne se pense plus
comme une simple addition, mais en termes d’échanges et de défi
réciproque.
En qui concerne l’objetproprement dit, la distinction avec la bande
dessinée traditionnelle se manifeste également à plusieurs niveaux.
D’abord celui du sujet  : les thèmes traités visent un public adulte (à
condition de ne pas confondre, comme dans les magasins de la Fnac par
exemple, les mots « adulte » et « érotique » : le roman graphique se veut
un genre sérieux, non un genre portant le label « X »). Ensuite le niveau
du style des dessins  : on renonce souvent au «  beau style  », auquel on
préfère un graphisme moins parfait, mais plus personnel, l’authenticité
l’emportant sur le savoir-faire parfois soupçonné de froideur et de
manque de profondeur (le fait que les sujets d’un roman graphique
tendent à se centrer sur l’autobiographie ou l’autofiction ne fait
évidemment qu’accroître cette propension au dessin plus rapide, plus
direct, moins « joli »). Le niveau, enfin, du support choisi : les propriétés
matérielles de l’objet s’opposent en tout point aux formes de publication
traditionnelles en bande dessinée (le format d’un roman graphique est
plus petit, la couverture n’est pas rigide, le papier est de meilleure
qualité, il se contente souvent du noir et blanc, bref on fait tout pour
qu’un roman graphique ne ressemble pas trop à une bande dessinée
cartonnée et bariolée). De plus, le roman graphique se publie de
préférence en dehors des grands consortiums de bandes dessinées (soit
chez un éditeur littéraire, soit dans des microstructures d’autoédition). Il
tend aussi à se dérober à l’une des règles les plus contraignantes des
structures éditoriales classiques en matière de bande dessinée, à savoir la
nécessité d’inscrire les œuvres dans des séries – seul moyen, dans la
logique industrielle de ces éditeurs, de réaliser un retour sur
l’investissement que représente la publication d’une première œuvre. Le
modèle implicite de nombreux romans graphiques sera donc le «  one
shot  »  : à chaque nouvelle publication, l’auteur tentera de proposer un
univers différent. Cela dit, force est de constater que le roman graphique
ne cesse jamais d’être une bande dessinée. Les livres illustrés, même faits
par des dessinateurs de bande dessinée comme dans les exemples forts
célèbres de Céline interprétés par Tardi, relèvent d’un autre genre.
En ce qui concerne la distribution et la réception, enfin, le trait le plus
saillant du roman graphique est évidemment sa pénétration dans la
librairie traditionnelle et, plus généralement, dans le circuit traditionnel
du livre littéraire. D’où son apparition dans les listes des meilleures
ventes, sa présence dans les sélections des prix – présence encore timide,
du moins en France, la situation aux États-Unis ayant été bouleversée par
l’onde de choc provoquée du prix Pulitzer pour Maus – et, évolution plus
significative encore, l’appropriation du roman graphique par
l’enseignement. Après avoir fait l’objet – de manière fort intermittente, il
est vrai – de la critique universitaire, le roman graphique occupe
maintenant une place de taille dans les programmes académiques – une
fois de plus, davantage aux États-Unis qu’en France. Un indice parmi
bien d’autres : la nouvelle édition du Cambridge History of the American
Novel, parue en 2011, comporte désormais un chapitre sur le roman
graphique.

Le roman graphique : une forme d’adaptation littéraire ?

Des premiers éléments de définition, il ressort clairement que le roman


graphique est tout sauf une catégorie homogène. De plus, les limites avec
la bande dessinée au sens traditionnel sont extrêmement floues, surtout
dans le domaine francophone où la production a de tout temps été plus
variée qu’aux États-Unis. Le clivage plus ou moins franc entre comic
books et graphic novels qui semble caractériser – de loin, il faut bien
l’admettre – le marché américain, est sans équivalent en France ou en
Belgique, où le recours au label de roman graphique tient davantage de
considérations relatives au marketing que d’une tendance lourde de la
production ou de la consommation de livres. D’une part, beaucoup
d’auteurs – au sens fort du terme – ne se réclament nullement du label de
roman graphique. D’autre part, les lecteurs de romans graphiques lisent
aussi des bandes dessinées et inversement (la ligne de partage,
aujourd’hui, passe plutôt entre ceux qui lisent les mangas et les autres).
Une conclusion provisoire pourrait être que le concept de roman
graphique ne devrait s’utiliser qu’avec d’infinies précautions et que, sur
le plan intellectuel de la définition au moins, son gain n’est pas
indiscutable, tant sont nombreuses les zones de transition entre roman
graphique et bande dessinée et tant est floue aussi la définition
prototypique du corpus même, qui semble flotter selon les contextes
locaux où il est mis à contribution. Certaines œuvres nommées roman
graphique outre-Atlantique ne seraient considérées comme telles par
personne en France, où à l’inverse on continue sans le moindre problème
à qualifier de bande dessinée une foule d’ouvrages que les Américains se
hâteraient d’arracher au ghetto mal famé des comics (mais c’est là un
point de vue «  hégémonique  », qui n’est pas soutenu par tous les
critiques, comme la suite le démontrera).
Toutefois, un élément essentiel n’a pas encore été mentionné  : le
rapport entre roman graphique et littérature. Comme le roman est en effet
un genre essentiellement littéraire, surtout dans sa forme imprimée, on
pourrait penser que le roman graphique se distingue aussi de la bande
dessinée en général par un coefficient de littérarité plus élevé.
Certes, dans la plupart des cas, ce genre d’ouvrages a une dimension
narrative assez prononcée, mais cela vaut aussi pour la bande dessinée en
général, dont Benoît Peeters (1999), Thierry Groensteen (1999), Harry
Morgan (2003) et beaucoup d’autres répètent inlassablement – et à juste
titre – le caractère fondamentalement narratif. Mais narrativité et
littérarité ne coïncident pas nécessairement. Il faut donc que le prestige
littéraire dont le roman graphique tente de se revêtir vienne d’ailleurs.
Deux voies s’ouvrent ici au travail des artistes.
La première est celle de l’adjuvant  : le roman graphique tente de se
différencier de la bande dessinée en se présentant, non pas comme le
double, mais comme le relais de la littérature, dont le but est de créer une
forme graphique dérivée. Celle-ci cherche soit à faciliter l’accès aux
grands textes, soit, plus radicalement encore, à maintenir vivant
l’héritage littéraire à une époque où la lecture serait en train de mourir.
Tel était en tout cas le point de vue d’Eisner, qui considérait le roman
graphique comme une manière de sauver la littérature dans une société
où tout le monde manque de temps pour lire. Le passage du récit en
paroles au récit en images serait pour la Littérature une planche de salut,
une sorte de réserve où survivre en attendant des temps meilleurs. La
vision eisnérienne n’avait du reste rien de très original. Dans le contexte
américain, la peur d’un effondrement de la lecture s’est fait sentir
beaucoup plus tôt qu’en Europe et la bande dessinée s’est vu enrôler de
force dans diverses campagnes d’initiation à la littérature. L’exemple le
plus (tristement) célèbre en fut la collection Classics Illustrated des
années 50 (Jones, 2002). Le but de cette collection était de présenter à la
jeunesse une image simplifiée des grands textes du patrimoine et de
servir ainsi de courroie de transmission à la culture légitime de l’époque.
La démarche d’Eisner s’inscrit dans la lignée de ce projet didactique, à
cette différence près que l’auteur ne s’adresse plus à des enfants
scolarisés, mais à des adultes, et qu’une grande mélancolie semble déjà
imprégner ses efforts. La position du magazine (A suivre), dont un des
objectifs était de doter la bande dessinée d’un outil capable de le faire
mordre sur le terrain du roman d’aventures, notamment en faisant sauter
le verrou des 48 ou 62 pages traditionnelles, était beaucoup plus
optimiste et assertive que les combats de Classics Illustrated ou d’Eisner,
qui avaient misé sur le petit format (comparable à celui des comics pour
la collection des années 50 ; de l’ordre de la « nouvelle », et non pas du
roman, pour l’inventeur du graphic novel !). Avec (A suivre), on s’oriente
déjà vers la seconde option du roman graphique, celle du complément,
voire du substitut, dont il sera question plus loin.
C’est dans la première des perspectives, pourtant, celle de l’adjuvant,
qu’il convient de soulever la question des adaptations littéraires. Par
rapport au roman graphique, leur statut n’est pas clair : en soi, il ne peut
évidemment suffire qu’une bande dessinée soit une adaptation littéraire
pour que l’œuvre en question accède au rang de roman graphique. Mais
aux yeux d’un certain public, la présence d’un intertexte semble accorder
une certaine plus-value à la bande dessinée et représente donc une
condition essentielle à la mutation de l’œuvre en roman graphique. On
constate du reste que ces adaptations, qui sont tout sauf un phénomène
éditorial récent, se calquent de plus en plus sur le modèle des romans
graphiques, notamment en termes de public et de type de distribution.
Elles sont accueillies désormais par des éditeurs généralistes et ciblent un
lectorat adulte.
Or, si le corpus du roman graphique contient des adaptations littéraires,
il est loin de valoir pour leur tout. Les pratiques américaines, par
exemple, montrent que les échanges entre littérature et bande dessinée
n’obéissent pas tout à fait à l’idéal œcuménique de Will Eisner. Aux
États-Unis, le graphic novel tel qu’il existe de nos jours est à situer
d’abord dans le prolongement de l’underground des années 60 et 70, soit
d’une forme de bande dessinée qui a ouvert le média au témoignage
social, à la lutte politique, au discours documentaire et à
l’autobiographie, mais pas vraiment à la littérature. Des auteurs comme
Art Spiegelman, Daniel Clowes, Charles Burns, Adrian Tomine ou Chris
Ware illustrent à merveille les possibilités du graphic novel, mais ne
peuvent pas pour autant être considérés comme des exemples typiques de
l’adaptation littéraire en bande dessinée. La même remarque peut se faire
pour la seconde forme que prend le graphic novel sur le marché
anglophone. Que des livres comme Watchmen ou The Dark Knight
Returns soient des romans graphiques, ne signifie en aucune façon que la
littérature, au sens traditionnel du terme, y joue un rôle de premier plan.
La notion de graphic novel ne doit donc pas suggérer que les albums
vendus sous cette étiquette seraient des bandes dessinées littéraires.
Si le roman graphique doit être autre chose qu’une adaptation littéraire,
c’est aussi parce que les exemples de ces types d’adaptation n’ont pas
toujours été très heureux. Dans les débats sur le phénomène des bandes
dessinées littéraires, deux questions reviennent systématiquement.
D’abord on s’inquiète des effets négatifs sur le texte littéraire  : toute
adaptation de qualité étant jugée d’avance presque impossible, les bandes
dessinées deviennent un travestissement de l’original. Ensuite l’existence
même de ces adaptations est considérée comme un nouveau symptôme
de la perte de la culture littéraire. Pour diverses raisons, ces
interrogations sont sans fondement. Force est en effet d’admettre que les
bonnes adaptations ne sont pas rares, que l’on pense aux réinterprétations
d’Edgar Allan Poe ou de Lovecraft par Alberto Breccia, de Lovecraft ou
de Maupassant par Dino Battaglia, de Léo Malet par Jacques Tardi ou
encore de Stevenson par Lorenzo Mattotti. De plus, et c’est un point
fondamental, l’adaptation d’un texte littéraire sous forme de bande
dessinée ne doit pas être étudiée du seul point de vue de la littérature. Il
est non moins important d’analyser aussi le phénomène d’une tout autre
perspective, celle de la bande dessinée elle-même, dont on admet un peu
trop facilement qu’elle ne ferait que profiter de ses emprunts au trésor
littéraire. Ce point de vue est plus que discutable, car le plus grand
problème des adaptations littéraires n’est pas qu’elles nuisent à la
littérature, mais qu’elles ne rendent pas justice à la bande dessinée. Au
fond, le prestige culturel de la littérature empêche la bande dessinée de
prendre conscience de ses propres atouts. La hantise de la fidélité au texte
original et, corollairement, la peur de miser sur les propriétés intrinsèques
du roman graphique, font que trop d’adaptations littéraires en bande
dessinée ne dépassent qu’à grand-peine le stade de l’illustration plus ou
moins superflue d’un texte qui, lui, continue à être présent massivement
(parfois même de manière intégrale, comme si le maintien du texte
littéraire suffisait à donner ses lettres de noblesse au genre du roman
graphique). Or, il est clair qu’il y a, dans beaucoup de bandes dessinées
littéraires, trop de littérature et pas assez de bande dessinée.
Le roman graphique qui cherche à nouer de nouveaux rapports avec la
littérature doit donc commencer par une déclaration d’indépendance.
Manifestement, tous n’en sont pas capables, car telle autonomie suppose
le passage du premier des modèles, le roman graphique comme adjuvant
de la littérature, au second, celui du roman graphique comme substitut.
Le roman graphique « contre » la littérature ?

Mais que signifie le fait de prendre la place de la littérature ? De prime


abord, un substitut n’est rien d’autre qu’un adjuvant plus radical. Au lieu
de remplacer provisoirement le texte littéraire, vers lequel il continue de
poindre, il en tient alors lieu pour de bon. Plutôt que de servir de tremplin
vers une lecture littéraire qui reste l’horizon idéal de certaines
adaptations, le roman graphique s’efforce de créer une littérature sui
generis, qui n’a plus besoin de base ou d’intertexte littéraire pour se faire
accepter comme un texte littéraire proprement dit.
Un livre comme La Cage de Martin Vaughn-James2, traduit de
l’anglais mais plus connu en France que dans le pays natal de l’auteur (la
Grande-Bretagne), serait un bon exemple de pareille «  littérature
dessinée » (Groensteen, 2002 ; Morgan, 2003). Ce livre de quelque deux
cents pages sans aucun personnage – ou dont le personnage principal est
davantage un lieu et une architecture –, ni scénario préexistent – l’œuvre
s’est faite au fil du crayon – a longtemps passé pour le parangon du
roman graphique libéré de la tutelle de la bande dessinée traditionnelle
mais aussi des adaptations littéraires. Il est cependant caractéristique de
ce type d’ouvrages qu’il s’écarte violemment des moules visuels connus,
tout en gardant une inspiration littéraire marquée. D’une part, ce roman
graphique n’est pas accepté par tous comme bande dessinée ou roman
graphique, puisqu’il refuse un de ses traits essentiels, la pluralité des
cases sur la planche (La Cage ne contient qu’une image par page). De
plus, le texte étant présent sous la forme de légendes placées sous les
dessins, le modèle du livre illustré reste toujours présent à l’esprit du
lecteur. D’autre part, le livre de Vaughn-James est saturé de littérature,
moins à travers ses légendes – même si l’influence de Robbe-Grillet y est
visible d’un bout à l’autre et que le nom de l’auteur reste associé aux
illustrations qu’il a faites pour Beckett et Pinget – qu’à travers l’analogie
entre les métamorphoses dessinées d’une série de lieux et certains
mécanismes descriptifs du Nouveau Roman.
Martin Vaughn-James, La Cage, 1975.
L’aspiration du roman graphique à accéder au statut de texte littéraire
dépasse toutefois le seul désir d’offrir un équivalent visuel de procédés
textuels qui continuent à résonner ailleurs. Le véritable roman graphique
va plus loin, d’abord parce qu’il tente d’imposer une manière de raconter
qui évite la parole, ensuite parce qu’il modifie notre vision de la
littérature elle-même.
Pour curieux que cela paraisse, le roman graphique est en effet fasciné
par la narration muette. Après tout, la décision de rejeter les textes
d’accompagnement de La Cage en légende, au lieu de les intégrer sous
forme de ballons ou phylactères à l’intérieur des vignettes, en était déjà
un premier symptôme. En fait, la tentation du 100 % visuel, que très peu
de romans graphiques réalisent vraiment, s’explique de deux manières,
l’une positive et l’autre négative. Si l’on accepte que le roman graphique
relève d’une certaine façon de raconter et que sa dimension littéraire se
situe justement en cette capacité narrative, force est de reconnaître que
les rapports entre texte et image peuvent obéir à des logiques très
différentes, selon que les dessins d’un roman graphique se limitent ou
non à illustrer un propos verbal. Dans le premier cas, celui de l’image
condamnée à illustrer une parole ou bien donnée en toutes lettres (dans
les récitatifs, dans les ballons, dans les légendes) ou bien présente de
façon plus implicite (sous la forme d’un scénario préexistant qui
verrouille d’emblée l’apport du dessinateur), le résultat sera jugé indigne
des possibilités spécifiques du roman graphique, où l’image a non moins
que le texte droit à l’initiative. Par certains il sera même qualifié
d’impropre au médium du roman graphique et de la littérature dessinée
en général. Le caractère « littéraire » d’un roman graphique, soit ce qui le
distingue d’une bande dessinée « traditionnelle », n’est donc pas fonction
du nombre de mots à lire comme on pourrait le croire naïvement, moins
encore du statut dominant du texte par rapport à l’image, mais, plus
paradoxalement sans doute, de son aptitude à rejeter la tutelle des
rapports conventionnels entre mots (dominants) et images (dominées).
On comprend mieux, dans cette perspective, pourquoi la bande dessinée
soucieuse de se faire reconnaître comme littéraire, c’est-à-dire d’être
étiquetée comme roman graphique, prend tellement ses distances par
rapport à la présence visible de la parole. On comprend de même
pourquoi certains auteurs incluent la parole visible comme un des
éléments dessinés du monde fictionnel, comme il arrive exemplairement
dans l’œuvre de Chris Ware qui abonde de « mots dans l’image » alors
que tant de ses planches paraissent totalement dénuées de dialogues.
De manière plus positive, cette mise à distance du texte renvoie
également au désir de donner toute sa latitude au dessin, qu’on cherche à
faire résonner le plus possible dans l’esprit du lecteur. La « littérarité » du
roman graphique, qui est une littérarité narrative et non pas verbale,
s’accroît encore quand les images, au lieu de s’ajouter les unes aux autres
pour constituer les maillons d’une chaîne narrative, parviennent aussi à
retenir l’attention du lecteur sur elles-mêmes et à devenir à leur tour
l’amorce d’une lecture de type narratif. Si la mise en valeur du pouvoir
narratif des images augmente le coefficient littéraire d’un roman
graphique, ce dernier sera perçu comme plus narratif et partant plus
littéraire encore si en plus du parcours des images chacune des vignettes
s’avère, prise en elle-même, le lieu d’une narration supplémentaire. Un
roman graphique n’est donc pas seulement une bande dessinée dont les
images sont capables de produire un récit, mais une bande dessinée dont
chaque image est elle-même capable d’offrir au regard un minimum de
récit. Certaines productions d’avant-garde, par exemple celles de Vincent
Fortemps ou de Thierry Van Hasselt, en appellent visiblement à un
déchiffrement narratif de chacune de leurs images. Un récit comme Le
château de Kafka, d’Olivier Deprez (2003), qui s’approprie fort
librement le texte de Kafka, déplace catégoriquement le lieu où s’effectue
la narration, faite entièrement de gravures sur bois : du livre à la planche,
de la planche à la vignette, de la vignette à certains accidents de la
gravure sur bois, pour faire sentir au lecteur le « possible à tout instant »
que vit le dessinateur au moment où la gouge s’attaque au bois.

Le roman graphique : ni case, ni planche, mais livre

Pour devenir objet littéraire, le roman graphique doit devenir autre


chose que scénario illustré ou suite d’images accompagnées de textes.
Par rapport à la bande dessinée traditionnelle, qui est passée
progressivement d’un fonctionnement «  linéaire  », lié surtout au
déploiement des « strips » de la presse quotidienne ou hebdomadaire, à
un fonctionnement « tabulaire » (Fresnault, 1976), lié à l’occupation de
supports différents comme la page de journal (dans les suppléments
dominicaux) ou la double page de revue (dans les magazines spécialisés),
le roman graphique pourrait se définir comme un fonctionnement qui se
pense d’emblée en fonction du livre, plutôt que de la case ou de la
planche, et qui par là même peut se construire davantage comme une
unité, plutôt que comme la mise ensemble de sous-unités qui se
succèdent en régime de feuilleton.
Pareille approche du roman graphique comme unité de support (le
livre) et de narration (le récit) complète la définition à la fois plus large et
plus floue donnée au début de cet article. Elle a le grand avantage de
rendre compte de l’activité de ceux qui font le roman graphique
aujourd’hui, tout comme elle permet de reposer la question des rapports
entre littérature et roman graphique. Au lieu de concevoir ces liens en
fonction du degré de présence ou d’absence de l’élément verbal dans le
roman graphique, il devient maintenant possible, une fois acceptée
l’appartenance du roman graphique au corpus littéraire, d’examiner ce
que le premier apporte au second, que ce soit pour l’enrichir ou, au
contraire, pour le contester. Dit autrement : y a-t-il des aspects littéraires
que le roman graphique nous aide, sinon à découvrir, du moins à mieux
voir, et est-ce que le roman graphique nous offre de quoi changer notre
idée de la littérature même ?
S’il est trop tôt pour répondre à la seconde de ces questions, force est
de constater que l’intrusion du roman graphique dans le domaine de la
littérature «  proprement dite  » participe d’un mouvement de
décloisonnement autrement plus vaste dont les effets sont en train de
devenir visibles un peu partout. Les frontières entre littérature et cinéma
se brouillent, les chassés-croisés entre les mondes de la fiction et de la
non-fiction se multiplient, le monde traditionnel du texte s’intègre à des
structures médiatiques tout autres comme par exemple celles des jeux
vidéos, sous l’influence d’internet la littérature redevient orale, l’écrit et
la performance se rapprochent de plus en plus l’un de l’autre, et ainsi de
suite. Dans un tel panorama de « dé-spécification » de la littérature, qui
fait peut-être écho à des évolutions déjà plus anciennes du côté des arts
plastiques, le roman graphique est à la fois un effet et un catalyseur. Un
effet, parce que sans les autres transformations qui bousculent
actuellement le champ littéraire, il serait plus difficile pour lui, forme
évoluée d’une pratique dite paralittéraire, de faire entendre sa voix dans
le domaine de la littérature. Un catalyseur, parce que la vogue actuelle du
roman graphique tend inévitablement à accélérer les mutations en cours.
On commence à voir mieux, par contre, ce que peut être la
contribution originale du roman graphique aux techniques littéraires
telles que nous les connaissons. À titre d’exemple, prenons la narration
autobiographique (genre évidemment non choisi par hasard, vu la
surreprésentation de ce type de livres dans le corpus analysé : la plupart
des romans graphiques, surtout aux États-Unis, sont directement ou
indirectement autobiographiques). Ce qui distingue le régime narratif
propre au roman graphique, c’est qu’il est en principe double : le récit se
raconte à l’aide d’images mais aussi à l’aide de textes. Dans chacun des
cas, la voix du narrateur « perce  » à travers l’objectivité du récit  : il se
manifeste à travers une certaine façon d’utiliser les mots ou de mettre en
place le récit verbal (en termes techniques : l’énoncé verbal contient des
signes renvoyant à l’acte d’énonciation du narrateur), mais il se révèle à
travers le style du dessin (on a parlé de « graphiation » (Marion, 1993)
pour nommer ces phénomènes d’énonciation graphique). Bref, la double
énonciation du roman graphique peut renforcer la complexité de
l’autobiographie ou l’autofiction et les auteurs ne se privent pas de ces
moyens pour élargir le champ des possibles. Loin de ne jouer que sur les
tensions entre point de vue passé du personnage qui se raconte et point de
vue actuel du même qui tient la plume (comme dans le cas de
l’autobiographie) ou sur l’ambiguïté des rapports entre parole fictionnelle
et témoignage documentaire (comme dans le cas de l’autofiction écrite),
le roman graphique autobiographique ou autofictionnel dispose d’une
panoplie d’instruments à même de renchérir sur la subtilité de la voix
narrative. Il suffit de songer ici à une œuvre comme La Guerre d’Alan
d’Emmanuel Guibert (3 volumes parus entre 2000 et 2008). Ce roman
graphique est un véritable répertoire de ce qu’il est possible de faire en
régime autobiographique dessiné, car il s’agit de l’autobiographie d’un
GI américain, Alan Ingram Cope, mais telle qu’il l’a racontée à l’auteur
du roman graphique, lequel reconstruit à la première personne et en le
dotant d’une contrepartie visuelle librement « imaginée » le témoignage
du soldat. On retrouve dans ce roman graphique toutes les tensions qui
font l’intérêt de la parole autobiographique et (involontairement)
autofictionnelle, mais multipliées par la rencontre toujours créatrice du
verbal et du visuel.
Toutefois, le succès actuel du roman graphique et son intégration
progressive à l’univers littéraire ne sont pas ressentis par tous comme une
évolution positive. Le roman graphique gagne en prestige mais il risque
d’être coupé de son milieu d’origine, la bande dessinée populaire,
commerciale, quasi industrielle. Pour certains, cette émancipation ne va
pas sans danger (Hatfield, 2005  ; Chute, 2007). D’abord parce qu’elle
« embourgeoise » la bande dessinée, avec tout ce que cela implique pour
l’étendue thématique et stylistique de sa palette : le roman graphique tend
à réduire son univers à celui de son créateur, qui se sert du genre pour
raconter sa vie et pour ne plus faire que ça. Le roman graphique perd
ainsi ce qui a toujours constitué la grande force de la bande dessinée, à
savoir son ouverture à l’air du temps, si éphémère soit-il. Ensuite parce
que cette émancipation du roman graphique sape aussi les bases
économiques de la bande dessinée traditionnelle, financée soit par les
commandes des journaux, soit par les prépublications en revue. En
l’absence d’une telle infrastructure, le romancier graphique doit
désormais financer son travail à la manière des écrivains, dont la plupart,
on le sait, sont obligés d’exercer un second métier, la littérature ne
nourrissant pas (ou très mal) son homme. Or, contrairement à certaines
formes de littérature, le roman graphique est une activité qu’on ne peut
exercer sérieusement qu’en professionnel, tellement le temps de
production des œuvres est long.
L’avenir du roman graphique reste donc difficile à prédire. Si le succès
actuel de ce type de bande dessinée et la qualité incontestable de
nombreux livres qui relèvent de cette mouvance, lui annoncent un avenir
brillant et solide, il se pourrait bien que le roman graphique de demain ne
ressemble plus tout à fait à celui que nous connaissons aujourd’hui, et
que le nom qui le désigne diffère également de celui auquel nous
commençons à peine à nous habituer.
1. Art Spiegelman, Maus. Un survivant raconte, tome 1  : Mon père saigne l’histoire,
Flammarion (1re édition américaine : 1986), tome 2 : Et c’est là que mes ennuis ont commencé,
Flammarion (1re édition américaine 1991).
2. Martin Vaughn-James. La Cage, trad. Marc Avelot, Les Impressions nouvelles (1re édition :
Toronto, The Coach House Press, 1975), 2002.
Bibliographie
BERONÅ David A., Wordless Books  : The Original Graphic Novels,
New York, Abrams, 2008.
CHUTE Hillary, «  Temporality and Seriality in Spiegelman’s In the
Shadow of No Towers », American Periodicals, n° 17/2, 2007.
DEPREZ Olivier, Le Château de Kafka, Paris-Bruxelles, Éditions
FRMK, 2003.
ELSAESSER Thomas, «  Early Film and Multi-media  », in Wendy HUI
KUYONG, Thomas KEENAN, New Media, Old Media, London, Routledge
2006.
FRESNAULT-DERUELLE Pierre, «  Du linéaire au tabulaire  »,
Communications, n° 24, 1976.
GROENSTEEN Thierry, Un objet culturel non identifié. La bande
dessinée, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006.
GROENSTEEN Thierry, La construction de «  La Cage  », Bruxelles, Les
Impressions Nouvelles, 2002.
GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, PUF, 1999.
HATFIELD Charles, Alternative Comics. An Emerging Literature,
Jackson, University Press of Mississipi, 2005.
JONESJR. William B., Classics Illustrated  : A Cultural History, with
Illustrations. Jefferson, NC, McFarland and Company, 2002.
KALIFA Dominique, La Culture de masse en France, tome 1 1860-
1930, La Découverte, 2001.
MARION Philippe, Traces en cases, Louvain-la-Neuve, Académia,
1993.
MORGAN Harry, Principes des littératures dessinées, Angoulême,
Éditions de l’An 2, 2003.
PEETERS Benoît, Case, planche, récit, Casterman (1re édition 1990),
1999.
Du « cinéma-centrisme » dans le champ de la
bande dessinée.

L’influence du cinéma sur la théorie et la pratique du « 9e


art »1

Matteo Stefanelli
Traduit de l’italien par Alain Boillat et Stefania Maffei Boillat

Si l’histoire des rapports entre le cinéma et la bande dessinée a été


analysée jusqu’ici d’un point de vue avant tout linguistique et textuel (je
pense aux études fondatrices d’Umberto Eco, Roman Gubern, Pierre
Fresnault-Deruelle, Alain Rey, Gino Frezza, Daniele Barbieri, Thierry
Groensteen et d’autres), les deux camps ont vu se développer au cours
des dernières années une approche différente, orientée vers la sociologie
et les cultural studies. Ce nouveau regard ainsi que le déplacement de
l’accent disciplinaire ont mis au premier plan la question du contexte et
de l’expérience, ouvrant la voie à une prise en compte approfondie du
faisceau de déterminations sociales dans lequel les deux médias prennent
place, c’est-à-dire de ce que certains théoriciens ont proposé d’appeler le
social shaping2. La recherche a dès lors consisté à examiner de façon
plus rigoureuse les représentations et usages sociaux du médium – y
compris dans leurs mutations – qui sont spécifiques aux forces et aux
groupes sociaux impliqués dans ce rapport. Par conséquent, étudier les
liens entre cinéma et bande dessinée ne signifie plus tant enquêter sur la
«  nature  » des deux médias et sur leurs rapports qu’analyser certaines
configurations de la « culture » propre à chacun d’eux ; on ne s’occupe
dès lors plus seulement de l’ontologie de chaque moyen d’expression,
mais encore de leurs généalogies socioculturelles3 respectives.
Pour une analyse des configurations sociales

En regard de ces nouvelles orientations théoriques, reconstruire les


généalogies ou les séries culturelles qui ont produit les configurations
dominantes du rapport entre le cinéma et la BD implique d’adopter le
point de vue d’une étude de la « circulation sociale des idées » – comme
l’écrivait Bourdieu4 – en faisant du lien entre les deux médias un terrain
d’investigations empiriques. Telle est l’approche que j’ai adoptée pour
réfléchir sur la relation entre les deux médias en termes d’entrelacements
entre les divers « sens communs » qui ont pris naissance dans différents
groupes sociaux et ont été reconduits par ces derniers. J’ai par
conséquent laissé de côté les filons traditionnels de ce type d’études tels
que le « catalogage des champs d’interférence » ou la « cartographie des
occurrences encyclopédiques » – au sens d’une intégration du cinéma à la
BD (et réciproquement) ou d’une opposition entre les deux médias. Ces
approches ont donné lieu à des études certes utiles, mais limitées en
raison d’une conception étroite de l’intertextualité, qui, à mon sens,
relève de la phénoménologie.
C’est pourquoi j’ai choisi de me concentrer sur deux objets, constituant
respectivement un ensemble de productions discursives (portant sur la
bande dessinée) et un ensemble spécifique de produits, tous deux
construits par des acteurs sociaux définis (chercheurs et critiques pour le
premier, auteurs et éditeurs du début du XXe siècle pour le second)  : les
théories de la BD et les newspaper comics. Je m’attarderai en particulier
sur le rôle du cinéma dans la définition des catégories qui ont marqué
l’histoire des théories de la BD, et sur le rôle du cinéma dans la
structuration des formes qui ont caractérisé la production des strips dans
les quotidiens. La thèse à laquelle une telle approche peut mener, que
d’aucuns peuvent juger provocatrice5 alors qu’elle paraît encore peu
évidente à d’autres, est la suivante : le cinéma a influencé la manière dont
on a pensé la bande dessinée – la conception que les acteurs du champ de
la bande dessinée se sont faite de leur médium –, transformant la facture
des productions bédéiques et, dans un certain sens, conditionnant de
façon radicale l’histoire du médium.
Les discours théoriques sur la BD et l’influence du cinéma

La présente étude n’entend pas refaire l’histoire de l’influence exercée


par le cinéma sur les discours critiques ou académiques émis à propos de
la bande dessinée. Je me contente de citer pour sa clarté un discours
relativement oublié de Thomas Mann qui est emblématique de
l’enracinement et de la naturalisation de cette influence. En 1948, Mann
rédige l’introduction de l’édition anglaise de l’un des chef-d’œuvres
reconnus de ce que nous appelons aujourd’hui le « roman graphique » :
La Passion d’un homme (1918) de Frans Masereel, auteur également de
La Ville en 19256. Dans ce texte liminaire, Thomas Mann écrit :
Une revue américaine de cinéma m’a demandé si je pensais qu’il
aurait pu arriver que, du monde du cinéma, sorte quelque chose
d’artistiquement créatif. «  Bien sûr  », ai-je répondu. On m’a alors
demandé quel était le film que j’avais apprécié le plus, et j’ai dit : La
Passion d’un homme.7
De ce livre, qui présente sous forme de gravures imprimées un récit né
d’incisions dans le bois – il s’agit là de la technique de Masereel –,
Thomas Mann dit qu’il ne s’agit pas d’un cas «  d’art qui a conquis le
cinéma, mais de cinéma qui conquiert l’art  », que nous sommes en
présence «  de la rencontre et de la fusion de deux arts, de l’esprit
aristocratique de l’art avec l’esprit démocratique du cinéma  ». Poussant
plus loin encore cette analogie, il conclut : « C’est une sorte de film, qui
n’a besoin ni de paroles, ni de sous-titres. » (fig. 1) Cette œuvre qui, du
point de vue de sa structure et de la technique utilisée, est classée
aujourd’hui sous l’étiquette «  roman graphique  »8, s’inscrit donc dans
une généalogie qui va de Töpffer à Spiegelman, tandis que, sur le plan
formel, elle s’apparente à la tradition de la «  bande dessinée muette  »,
c’est-à-dire à un ensemble d’images en série ne présentant ni paroles ni
graphèmes. Cependant, pour Thomas Mann, la généalogie dans laquelle
s’inscrit le travail de Masereel est bien différente  : il s’agit de celle du
moving picture (pour reprendre son expression).
Fig 1 : Frans Masereel, Passionate Journey. A novel told in
woodcuts, New York, 1948 (1919) © Lear Publishers.
Vingt ans après Mann, en pleine vague structuraliste, cette analogie a
progressé et s’est pleinement consolidée. Les discours sur les deux genres
bédéiques «  classiques  », c’est-à-dire la «  BD d’aventure  » (souvent
évoquée pour sa proximité avec les genres et l’iconographie
cinématographiques) et la « BD humoristique » (qui emprunte au cinéma
comique des personnages et des situations types), sont désormais
l’emblème de la légitimité de cette analogie. Les temps sont à un transfert
systématique des catégories issues du cinéma à l’intérieur du débat
critique et théorique sur la BD qui s’opère par le biais des concepts de
cadrage, de montage et de séquence. Dès les années 1960, ces catégories
jouent un rôle très important en suscitant certains débats décisifs pour
l’évolution des comics studies. C’est le cas de l’une des plus célèbres
lectures de la « stripologie », à savoir l’essai « Lettura di Steve Canyon »
d’Umberto Eco, qui, en 1964, a examiné de façon éclairante certains
mécanismes de la narration dite «  classique  » de la bande dessinée
populaire d’aventure. À cette occasion, Eco développe une analyse case
par case de la première page dominicale de Steve Canyon9, et en déduit
qu’il s’agit de considérer la BD comme un objet formellement
«  complexe  ». Une affirmation tout sauf prévisible, à l’époque, et donc
un geste intellectuel important, de nature à influencer les discours
ultérieurs. Le postulat d’une «  simplicité  » d’une bande dessinée
quelconque telle qu’Alix ou Tex Wyler est remis en cause par Umberto
Eco :
Dans la bande dessinée banale, pratiquement bidimensionnelle, on
arrive à des constructions très élaborées, dans le contexte de la case, qui
procèdent naturellement d’une attention sophistiquée prêtée aux
phénomènes cinématographiques. Parfois, le goût du cadrage
commande la main du dessinateur à tel point qu’il est conduit à des
virtuosités inutiles en termes de message10.
Au cœur de cette complexité réside selon Eco «  une grammaire du
cadrage  »  : «  Le rapport entre les cadrages successifs démontre
l’existence d’une syntaxe spécifique, ou mieux d’une série de règles de
montage  ». Avec Eco, nous ne sommes donc plus face à un emploi
métaphorique de l’analogie filmique  : pour lui, le cadrage est ce qui
constitue une grammaire « non banale » de la BD, et le montage est vu
comme le principe de sa composition. Il n’est plus question d’une « sorte
de cinéma » comme chez les plus « prudents » (Gilbert Seldes11, Thomas
Mann ou Coulton Waugh)12 car, pour Eco, la connaissance du cinéma
devient une condition nécessaire à l’analyse de la BD.
À partir des années 196013 et pour toute une génération de chercheurs,
ce transfert des catégories a inspiré l’interprétation de nombreuses bandes
dessinées. Durant la même période, la réflexion sur la bande dessinée
évolue, passant des travaux d’Edgar Morin ou d’Umberto Eco aux
théorisations plus organiques et plus pointues de Pierre Fresnault-
Deruelle, Scott McCloud et Thierry Groensteen. Alain Rey analyse par
exemple les bandes selon certaines notions – au carrefour de disciplines
telles que la psychanalyse, la linguistique et l’analyse des idéologies –
typiques de la génération post-Eco, mais dans un cadre conceptuel encore
très proche de cette tradition. Pour Rey, «  dans le strip, la bande n’est
subdivisable qu’en vignettes » et, dans la page, les « unités intermédiaires
de nature fonctionnelle (séquence, épisode…)  » constituent des
« structures emboîtées », des « enchaînements visuels dans une relation
spatiale suivie (analogue aux mouvements de caméra ; mais le continu y
est signifié aussi par la discontinuité) ou discontinue (ex. champ-
contrechamp) […]  »14. Un autre chercheur, l’Italien Gino Frezza, dans
son ouvrage consacré aux relations entre cinéma et bande dessinée
américaine «  des origines  », avance à propos de la représentation du
mouvement l’argumentation suivante :
La notion de «  cadrage  » peut également être appliquée à la
photographie ou à la bande dessinée ; en elle, paradoxalement, apparaît
de façon implicite ou explicite (selon les cas) une certaine modalité de
reconnaissance de l’espace, ce dernier étant supposé renvoyer à un
espace virtuel dont un cadrage donné exploite l’une des possibilités de
relation entre les différents plans étagés dans la profondeur de l’image,
entre les figures situées sur un même plan, etc. […] C’est le
«  traditionnel  » mouvement «  virtuel  » de l’image, qui, à mon sens,
nous permet d’établir une identité entre cinéma, photographie et bande
dessinée  ; c’est en raison de ce «  paradigme  » que l’absence d’une
perception concrète du mouvement n’a pas empêché la bande dessinée
d’offrir une dynamique de montage composée d’un champ
panoramique, d’un premier plan, d’un champ/contrechamp, susceptible
de produire des «  effets  » extraordinaires de mouvement, ni une
combinaison de figures concrètement différentes de donner l’impression
d’un mouvement unique.15
Bref, on assiste dans la production théorique sur la bande dessinée à
une expansion et à une radicalisation évidentes de l’analogie avec le
cinéma. La bande dessinée paraît pensée à partir d’un ensemble de
catégories propres à la réflexion sur le cinéma, ce qui suppose une série
d’obsessions conceptuelles  : le problème du mouvement, la notion de
séquence… Cette cristallisation du modèle cinématographique est
également patente dans d’autres domaines que celui de la théorie  : il
suffit de penser aux manuels professionnels, qui passent de l’approche
graphique du dessin académique à la Burne Hogarth16, à une emphase
mise sur la question du mouvement, à l’instar du célèbre essai Comics
and sequential art de Will Eisner17. Selon cette conception, l’analogie
établit le rôle central d’une centralité du regard, celui du réalisateur et/ou
du spectateur, comme si nous étions en présence d’un dispositif « autre »
(le cinéma). Pourtant, dans l’expérience de la bande dessinée – objet
éditorial et territoire du dessin –, il y a évidemment des éléments qui
s’avèrent sans rapport avec un tel dispositif, ne serait-ce que la nature
dessinée de l’image.
Il n’est pas inutile de souligner quelques autres aspects. Selon
Giuseppe Di Napoli, le dessin est une forme de connaissance liée à trois
éléments  : la main, l’œil, le signe18. Le dessin, dont la bande dessinée
dérive ses procédés, est une image produite non par un regard incarné,
mais par un regard mental. Le dessin n’entre donc pas dans la catégorie
des images soumises à un dispositif technique  ; il s’agit plutôt d’une
expression corporelle, d’un regard possible qui n’existe pas dans le
monde réel, si ce n’est comme artifice  ; c’est une pratique – ou une
technique – définie par les ressources des arts figuratifs et les concepts
développés dans ce champ. Dans la bande dessinée, la construction de
l’espace de vision de la case ou de la page est liée à un sujet qui ne
regarde pas «  cinématographiquement  ». Le mouvement, par exemple,
est une catégorie souvent inutile. Comprises de façon métaphorique, les
notions de cadrage et de montage ne sont pas sans intérêt mais, souvent,
elles n’aident guère à comprendre l’expérience esthétique, créative ou
réceptive de la bande dessinée. Soyons clair : dans les analyses de la BD
qui utilisent systématiquement certaines catégories dérivées du cinéma,
un problème majeur de pertinence théorique se pose. Essayons donc
d’examiner un cas – parmi tous ceux qui s’offrent à l’analyse – montrant
l’échec du cinéma-centrisme qui, de façon dominante, a nourri la
réflexion sur la bande dessinée.

De Luca et la mise en abyme du dispositif de la planche

Gianni De Luca comptait parmi les principaux auteurs italiens de BD


dans les années 1960 et 1970, et il est aujourd’hui considéré comme l’un
des principaux innovateurs de la bande dessinée européenne. Dans son
cas, l’influence de l’application de catégories empruntées au cinéma a été
encore plus problématique que dans d’autres cas amplement débattus,
comme ceux de Crepax ou de Fred19. Ce recours à des catégories
inadéquates a contribué selon moi à faire obstacle à la compréhension du
travail de cet auteur éminemment théorique – peu connu hors des milieux
bédéphiles, ce qui n’a rien d’un hasard –, rejetant son œuvre en marge
des comics studies mêmes. Je cite un passage emblématique de son
exégète le plus passionné, le critique Gianni Brunoro, qui écrit à propos
du récit Alla Scoperta del pianeta Terra (À la découverte de la planète
Terre) :
« Un autre élément remarquable est la forte variabilité, d’une page à
l’autre, du montage des cases au sein de la planche. En effet, si l’on se
souvient que la lecture traditionnelle d’une planche va de haut en bas et
de gauche à droite, on peut constater ici le nombre de variantes – en
termes de forme des cases et de rythmes réciproques – auxquelles nous
sommes confrontés dans la séquence (pourtant brève) des planches de
ce récit, dont aucune n’est égale aux autres. »20
Ce discours convoque simultanément une catégorie issue du cinéma (le
montage) et une autre qui vient de la lecture (la vectorisation). Brunoro
reconnaît le caractère problématique du travail de De Luca par rapport à
la question de la vectorisation, mais il l’explique en termes de montage,
comme si chacune des images (ou certains groupes d’images)
juxtaposées dans la séquence présentait des vectorisations internes
différentes, comme s’il s’agissait de cases dont le cadrage induisait des
points de vue différents. On retrouve là l’analogie communément posée
avec les variations de point de vue et le montage cinématographique.
Mais, en fait, l’intérêt d’une telle œuvre se situe ailleurs. De Luca
s’interroge bien plus sur la question de la représentation spatiale propre à
la bande dessinée, ce qui le conduit à développer une approche plus
complexe de la planche. Voyons ce problème en partant d’un travail plus
ancien, tiré de sa célèbre « trilogie shakespearienne » (fig. 2).
1. D’un côté, nous observons une conception théâtrale de l’espace,
conçu comme un décor unique et cohérent qui accueille la scène.
L’allusion dramaturgique est évidente, et le principe bidimensionnel de la
compartimentation en cases tombe de façon quasi naturelle, dissout par
l’irruption virtuelle d’un «  troisième espace  » qui configure une forme
d’unité spatiale nouvelle et supérieure. La discontinuité temporelle
s’exprime par le biais d’une figuration stroboscopique qui atteint ici son
paroxysme, les micro-mouvements en venant à se superposer sur le
même personnage comme s’ils étaient issus de clichés
chronophotographiques.
Fig. 2 : Gianni De Luca (textes : Raoul Traverso), Romeo e
Giulietta, paru dans Il Giornalino, n° 43/50, 1976 © Edizioni
San Paolo.
2. Les actions de ces pages se présentent comme si elles se déroulaient
« sous nos yeux », encadrées par un œil invisible qui regarde la scène. En
fait, De Luca suggère la présence d’un sujet percevant : le problème de la
séquence n’est plus interne mais externe, il n’est pas relatif à la surface
de la planche mais à la position du lecteur. Ce modèle spatial est soutenu
par l’adhésion au principe de la perspective orthogonale de la
Renaissance  : l’espace de la page dialogue avec un autre espace qui
l’englobe et le regarde. Mais si ce qui surgit est un espace « extérieur »
qui est celui de la réception, alors la page n’est plus si importante en elle-
même, elle doit plutôt être considérée comme un instrument du regard,
comme un dispositif mettant en relation le regard du lecteur et celui du
monde textuel.
3. Considérons ensuite une caractéristique de l’arrière-plan  : les
éléments architecturaux. L’allusion est claire : les colonnes, les portes, les
fenêtres ont un double sens, elles renvoient aussi à la délimitation des
cases. En passant ainsi du niveau de la figuration (environnement et
objets) à celui des codes du langage bédéique proprement dit (les cases),
De Luca transforme l’architecture en figure du récit, il provoque un
court-circuit dans lequel s’entrechoquent la dimension diegétique – le
plan du récit – et la dimension métadiégetique, c’est-à-dire le plan des
principes organisateurs de cette mise en scène. L’architecture est un
instrument idéal pour montrer le caractère conventionnel de la scansion
spatiale de la page. Concevoir une bande dessinée, semble nous dire ici
De Luca, implique toujours de travailler à la frontière entre monde
figuratif, règles plastiques et principes d’organisation du regard  ; à ce
titre, la séquentialisation et la division en cases ne sont pas une nécessité,
mais l’une des ressources possibles. Dans une certaine mesure, les cases
constituent une construction «  idéologique  », fille de cette idéologie
planaire qui est l’un des traits les plus typiques de la contribution de la
bande dessinée à l’histoire des images.
4. Avec Paulus (fig. 3) tout d’abord, puis avec À la découverte de la
planète Terre, De Luca met en scène une relation métalinguistique
explicite entre les différentes dimensions spatiales de la BD, produisant
des images labyrinthiques d’une grande efficacité perceptive et, en même
temps, d’une extraordinaire complexité réflexive. On peut dire que De
Luca parvient à élaborer une sorte de « poétique du dispositif », avec des
résultats d’une élégance et d’une intelligence rares.
Dans le cas de Paulus, on observe un équilibre complexe entre
l’espace représenté (une salle de projection, et Paulus qui regarde
l’écran), l’espace de la planche (un polyptique vertical) et le dispositif de
vision (nous, lecteurs, qui regardons la page dans laquelle Paulus regarde
l’écran). Tout cela alors que l’espace de la planche encadre un autre
espace métaphorique, situé «  à l’extérieur  » à la fois de l’espace
représenté et de celui de la réception (le Passé). Un ailleurs dans
l’Histoire qui est aussi un ailleurs dans le dispositif : pour voir le Passé,
le lecteur doit regarder au centre, comme dans une projection où un
projecteur éclaire un fond plus lointain (en termes de perspective). Le
lecteur est invité ici à regarder à la fois la page en elle-même, à
l’intérieur de la page et avec la page même.
Fig. 3 : Gianni De Luca (textes : Tommaso Mastrandrea et
Renata Gelardini), Paulus, paru dans Il Giornalino, n° 4/16,
1987 © Edizioni San Paolo.
Dans À la découverte de la planète Terre, deux enfants, habitants
d’une planète microscopique, obtiennent une fleur magique qui leur
permet, en en détachant les pétales, d’aller sur Terre et d’en revenir. Leur
voyage sur Terre représente un déplacement de trois types : se poser dans
les cases de coin, au bord des pages  ; se placer dans des cases faisant
office de hublots, d’où ils peuvent voir d’autres cases ; s’appuyer sur des
éléments d’architecture reproduits à l’intérieur des images (par exemple
le rebord d’une fenêtre), d’où il est possible d’observer une personne qui,
à son tour, est en position d’observation. Au sein de cette planche (fig. 4),
le monde «  autre  » regarde le nôtre à partir d’un «  dedans  » (la case
appuyée/enchâssée), qui est également un « dessus » (de haut en bas), un
«  avant  » (le méta-découpage en cases verticales, déterminé par la
structure architecturale des escaliers, qui place Felix et Felicity dans la
troisième vignette) et un « dehors » (le monde autre, mais aussi la case
autre, qui s’autonomise par rapport aux structures figuratives). Le lecteur
est alors invité à considérer simultanément les éléments suivants : la page
en elle-même ; les éléments à l’intérieur de la page ; à travers celle-ci,
les éléments propres à l’espace de la représentation ; mais aussi, avec la
page même, un espace autre – on passe de celui d’aujourd’hui à celui
d’hier, de celui de l’autre monde (bidimensionnel  ?) à celui du nôtre
(tridimensionnel ?).
Quel est l’apport des catégories de montage, de cadrage, de séquence
pour la compréhension d’un travail de ce type  ? Il est presque nul. En
réalité, on observe chez De Luca un saut continu d’espace en espace qui
fait allusion au statut même de la représentation planaire de la bande
dessinée. Son œuvre – en particulier les deux derniers ouvrages cités –
est une opération fortement réflexive, destinée à montrer comment le
dessin et la mise en page de la bande dessinée constituent un mécanisme
vertigineux d’interprétation et de réinterprétation des plans spatiaux au
moyen desquels nous attribuons un sens à des formes spécifiques : celles,
tabulaires, que nous utilisons pour proposer une représentation visuelle
sur une surface (de papier). L’auteur s’adonne à un jeu méta-
communicatif qui sert à thématiser la position du lecteur non seulement
par rapport au monde textuel, mais en le confrontant à sa propre situation
de lecteur de bande dessinée. Lire une bande dessinée demande d’activer
un dispositif qui se fonde sur l’expérience de la page ainsi que sur la
nature spatiale complexe de celle-ci, à la fois planaire et
multidimensionnelle.
Fig 4  : Gianni De Luca, Alla scoperta del pianeta Terra,
paru dans Il Giornalino, n° 2, 1991 © Edizioni San Paolo.
« L’étude du visuel et du figuratif est rebelle aux catégories de pensée
héritées de la linguistique  », disait Alain Rey21. Issu d’un contexte
disciplinaire où les outils analytiques ont été appliqués surtout à des
objets littéraires, Rey parvient à saisir quelques points problématiques
qui concernent aussi le domaine visuel de la bande dessinée, même si son
texte témoigne (comme nous l’avons vu) d’hésitations qui ne lui évitent
pas certaines impasses interprétatives. «  Ces catégories transférées
donnent lieu à de nécessaires métaphores, que des enthousiastes oublient
parfois de tenir pour ce qu’elles sont »22 : cette affirmation constitue une
bonne synthèse de l’histoire de la réflexion sur la bande dessinée,
«  bloquée  » depuis longtemps par le paradigme métaphorique de
l’analogie qui a séduit une génération de chercheurs jusqu’à leur faire
perdre leur rigueur méthodologique.

L’influence du cinéma dans les pratiques de création et de


production des newspaper strips

Quittons le niveau des discours théoriques pour aborder brièvement le


plan des pratiques de production. On sait qu’au début du XXe siècle, les
modalités de construction de la bande dessinée étaient très diversifiées.
Pour le dire de façon très succincte, la bande dessinée s’inscrivait,
comme beaucoup d’autres pratiques visuelles, dans les «  régimes
scopiques  » (pour reprendre une expression de Christian Metz) de la
modernité. Martin Jay a décrit trois modèles de régimes scopiques23 :
– Le modèle hégémonique du perspectivisme cartésien, élaboré à
partir de la peinture italienne de la Renaissance ;
– Le modèle développé par la peinture flamande du XVIIe siècle, qui
souligne l’idée d’un art de la description et non de la narration,
dominé par la fragmentation et la topographie
– Le modèle baroque, qui travaille sur les contradictions entre
surface et profondeur, met l’accent sur le caractère tactile du
discours visuel et cherche à « représenter l’irreprésentable ».
Dans une généalogie qui remonte aux XVIIIe et XIXe siècleS, la bande
dessinée se constitue au sein de cette pluralité de régimes. Jusqu’au début
du XXe siècle, elle semble dispersée ici et là, empruntant des voies qui
croisent certaines pratiques telles que la caricature, la gravure, les images
d’Épinal, les arts décoratifs, la peinture et les avant-gardes figuratives. La
bande dessinée connaît alors un statut « pluriel », allant de Töpffer et de
ses dizaines d’épigones dans toute l’Europe – on parle aujourd’hui du
e
XIX siècle comme du «  siècle töpfferien  » dans l’histoire de la bande
dessinée – à Masereel en passant par William Hogarth et la tradition des
Progress et des gravures, de la caricature de Caran d’Ache au Yellow Kid,
des arts décoratifs et plastiques de Winsor McCay ou de Lyonel Feininger
aux jeux optiques de Gustave Verbeek ou du même McCay. Dans cette
généalogie, il est donc évident que la bande dessinée n’appartient pas,
même au XIXe siècle où elle apparaît dans sa maturité et sa spécificité, à
ce que nous appelons aujourd’hui les «  médias  ». Si nous acceptons ce
qu’a rappelé André Gaudreault, à savoir que l’existence d’un médium est
basée sur la naissance d’un procédé technologique, l’émergence d’un
dispositif (qui permet la mise au point de procédures) et l’avènement
d’une institution (qui consacre le moyen dans son identité propre), la
bande dessinée entre dans le XXe siècle avec des caractéristiques très
éloignées des exigences formulées pour définir les médias qui sont en
train de « naître » : elle n’a pas de procédé technologique dominant, si ce
n’est celui, ancien, de la presse ; elle ne résulte pas d’un choix décisif en
faveur d’un dispositif précis (il n’y a pas de «  standard  » de lecture
commun aux journaux, livres, fascicules, etc.), et sa dimension
institutionnelle est très floue, comme en témoignent les termes encore
multiples qui coexistent  : «  caricature  », «  pupazzetti  », histoires en
images, dessin satirique ou comique, « funnies », etc. Mais, à un certain
point, la courbe décrite par l’histoire de la « bande dessinée » change de
trajectoire. Grosso modo, c’est autour des années 1920 que les contours
s’affirment  : c’est l’hégémonie de la bande. Tandis que la diffusion du
cinéma s’est développée – le film narratif l’a emporté sur les vues
animées, le film parlant est sur le point de s’affirmer et les discours
sociaux sur le cinéma (les stars, les revues) se sont multipliés –, la bande
dessinée change de statut dans l’univers des pratiques culturelles. Il est
possible de tracer schématiquement les contours de l’émergence de
nouvelles pratiques bédéiques autour des quatre aspects décisifs
suivants :
– Durant cette période, la bande dessinée présente un ensemble de
procédés techniques beaucoup plus restreint  : le journal
quotidien domine désormais la scène. Le livre, présent déjà à
l’époque töpfferienne et post-töpfferienne, de Cham à Masereel,
se trouve rapidement marginalisé au sein de l’offre.
– Avec la bande, la BD configure quelque chose qui n’existait pas
auparavant, ou, plutôt, qui n’était pas pleinement perceptible  :
une sorte de dispositif, qui régule une grammaticalisation de la
fragmentation, une mise en abyme du mélange décoratif-figuratif
déjà typique des années 1900 et 1910 (Little Nemo, Kin-der-kids,
The Explorigator), et enraye l’activation de cet espace « autre »
(plastique et bidimensionnel) de la vision plane que nous avons
évoqué à propos de De Luca.
– Les transferts de contenu entre le cinéma et la bande dessinée
s’intensifient fortement avec l’industrie du strip. Il ne s’agit pas
seulement d’adaptations ou de citations : de Buck Rogers à Terry
and the Pirates, c’est la même «  machine à genres  » qui
fonctionne, la BD se recomposant selon les axes du cinéma
classique hollywoodien (d’où les premières revendications
paradoxales de la part de «  fiers  » éditeurs populaires, selon
lesquelles la bande dessinée serait le « cinéma du pauvre »).
– La circulation internationale des produits de l’industrie culturelle
se restructure autour du cinéma hollywoodien, et les comics
subissent le même sort. Devenu désormais un moyen
d’expression « cinéma-centré » – dans un champ où il n’est pas
rare de voir utiliser l’adjectif «  cinématographique  » à des fins
d’ennoblissement –, la bande dessinée peut prendre le train des
exportations du divertissement étasunien, offrant à la bande une
force d’impact sur les autres cultures (et pratiques) nationales qui
stimulera de vastes phénomènes d’émulation (pour l’Italie, il
suffit de penser à la tradition Disney de Romano Scarpa24, ou à
la BD d’aventure comme celle de Zorro della metropoli de
Molino et Zavattini25).
Le champ étendu des séries culturelles dans lequel s’est inscrite la
bande dessinée jusqu’aux premières années du XXe siècle est désormais
réduit. Dans ce contexte, la bande ne m’apparaît pas seulement en tant
que principe conventionnel de régulation des rapports instaurés sur le
plan narratif entre la vignette et la planche26. Ce qui me semble
intéressant n’est pas de proposer une relecture de l’émergence ou du
«  boom  » de cette convention en fonction d’une interprétation (ou d’un
jugement de valeur) située sur un plan esthétique, mais plutôt de prendre
la mesure du rôle historique joué par la production sociale de cette
convention. Si la fonction du cinéma a consisté à incarner une idée de
modernité, il faut souligner le fait que la bande s’est développée comme
une construction sociale basée sur le principe d’une centralité du
dispositif cinématographique. À partir de l’âge d’or du strip, nous
sommes confrontés à un nouveau rapport au cinéma, ce dernier devenant
une idéologie qui produit des effets sur la BD, modifiant sa culture (ses
discours et ses pratiques) tout au long d’une bonne partie du XXe siècle.

Conclusions : la bande dessinée au-delà de son destin


cinématographique

Gaudreault et Marion ont écrit : « L’empreinte des conditions du passé


d’un média institutionnalisé et, partant, déjà historicisé, se répercute
souvent dans nos conceptions d’un média en phase d’émergence. »27 Tel
est précisément le processus qu’a connu la bande dessinée à partir des
années 1920. L’unique différence – qui est cruciale – réside dans le fait
que la BD n’était pas une forme émergente28. On peut dire que, jusqu’à la
fin des années 1970, la bande dessinée est restée ancrée dans le mode de
production de la bande et de ses formes additionnelles. Et les Morin,
Gubern, Rey, Eco et des centaines de critiques et de chercheurs ont
développé leurs discours dans ce contexte culturel. Nous pourrions
presque le dire ainsi  : c’est grâce au cinéma que la BD est devenue un
médium. Mais l’influence de ce contexte pro-cinématographique a
conduit à sous-évaluer (voire à oublier) la pluralité des traditions et des
potentialités de la bande dessinée, et le caractère problématique de son
statut situé à la croisée de séries culturelles « pré-médiatiques », comme
celles de la peinture et des arts décoratifs.
Un problème central, précisément et paradoxalement discuté dans un
contexte post-médiatique, est le suivant  : celui du sens de ce trajet qui
mène des formes «  pré-médiatiques  » à la «  renaissance  » actuelle. Ce
sujet peut suggérer de nouvelles pistes de recherche sur le destin de la
BD, et sur celui des relations entre les old media de la modernité et les
new media, entre les formes culturelles pré-médiatiques et post-
médiatiques. Une série de conditions que le contexte technologique et
culturel d’aujourd’hui semble activer simultanément.
1. Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans un ouvrage dirigé par Alain Boillat,
Les cases à l’écran, Genève, Georg éditeur, 2010.
2. Voir Donald MacKenzie et Judy Wajcman, 1985  ; Sonia Livingstone et Leah A. Lievrouw,
2002.
3. Pour le cinéma, voir  : Eugeni, 1999  ; Gaudreault et Marion, 2006, p. 24-30. Pour la bande
dessinée : Maigret, 1994 ; Allison, 2006 ; Groensteen, 2006.
4. Bourdieu, 2002, p. 3-8.
5. Je pense à ces critiques «  revendicatrices  » qui développent encore, dans une sorte de
«  boucle  » intellectuelle lassante, un discours de légitimation de la bande dessinée. Elles sont
nombreuses dans la presse traditionnelle et culturelle, et apparaissent comme les rejetons de ces
processus de constitution du « champ bédéique » décrits il y a trente ans déjà par Boltanski (1975).
6. À propos des œuvres de Masereel, on lira en français l’ouvrage récent richement illustré de
David A. Beronä, Le Roman graphique. Des origines aux années 1950, La Martinière, 2009 [Ndt].
7. Mann, 1948.
8. Gabillet, 2007.
9. Les premiers épisodes de la série Steve Canyon réalisée de 1948 à 1988 par Milton Caniff ont
été édités en français en 1981 et 1983 chez Glénat (précisément sans les planches dominicales !),
puis entre 1987 et 1989 par le même éditeur (en co-édition avec Gilou) dans des versions
intégrales [Ndt].
10. Eco, 1964, p. 147.
11. Seldes, 1924.
12. Waugh, 1947.
13. Nous pourrions retracer quelques précédents de cette conceptualisation structuraliste de
l’analogie entre cinéma et bande dessinée, mais il importe de souligner combien la circulation
sociale – en termes d’ampleur et d’émulation – a placé l’essai d’Umberto Eco dans une position de
légitimité particulière, notamment en raison du lien existant entre son auteur et la revue Linus, qui
faisait figure de modèle au niveau européen en tant que lieu d’un développement interne au champ
bédéique d’un discours critique sur la BD. Le fait qu’Eco occupait une position charnière entre le
monde des intellectuels et universitaires et celui de la bande dessinée et de l’art a contribué à
renforcer l’impact public de ses analyses, qui furent plus influentes que beaucoup d’autres.
14. Rey, 1978, p. 58.
15. Frezza, 1978, p. 56-57.
16. Hogarth, 1958.
17. Will Eisner, 1985.
18. Di Napoli, 2004.
19. Pour une analyse de la mise en page comme figuration abstraite chez Crépax, je me permets
de renvoyer à mon texte, Stefanelli, 2009. Pour une analyse de la construction « productive » de la
planche chez Fred, voir Peeters, 1991, p. 71-73.
20. Gianni Brunoro, «  Piccola storia, gran vetrina. Introduzione a Alla scoperta del Pianeta
Terra », http://www.lauradelucaandfriends.it/PianetaTerra.html (site consulté le 2 décembre 2007).
21. Rey, op. cit., p. 54.
22. Idem.
23. Jay, 1988, p. 3-23.
24. Pour une histoire de l’œuvre de l’auteur, je renvoie à Becattini et al., 2001.
25. Cesare Zavattini (sujet), Federico Pedrocchi (scénario) et Walter Molino (dessins), Zorro
della metropoli, paru dans « Paperino e altre avventure », nº1/16 (du 30/12/1937 au 14/04/1938).
26. Comme l’a montré Benoît Peeters, la page et la narration entretiennent une relation
d’« autonomie » réciproque dans le modèle « conventionnel » de la planche : le niveau diégétique
n’a aucune incidence sur le niveau plastique de la planche (Peeters, op. cit., p. 52-56).
27. Gaudreault et Marion, op. cit., p. 24.
28. Sur la bande dessinée des « premiers temps », je renvoie à Dierick et Lefèvre, 1998.
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La bande dessinée et le cinéma : des origines au
transmédia
Ian Gordon
Texte traduit par Céline Morin

Au début des années 2000, les super-héros, nouveau vivier


d’Hollywood, envahissent les salles de cinéma. Marvel transpose à
l’écran quelques-uns de ses héros les plus emblématiques comme Spider-
Man, X-Men, Iron Man. DC parvient à relancer Batman et, avec moins
de succès, Superman. En parallèle, des producteurs indépendants
développent des adaptations cinématographiques de bandes dessinées
sans super-héros comme American Splendor, Ghost World et Persepolis.
Le succès de ces films tend à éclipser l’histoire de la relation entre la
bande dessinée et le grand écran, une histoire qui renvoie aux origines du
cinéma au XIXe siècle. J’étudierai ici quatre aspects de cette relation. Je
discuterai d’abord les liens entre la BD et le cinéma au tournant du XXe
siècle. J’analyserai ensuite leurs propriétés formelles respectives, leurs
similitudes et leurs différences. Je dresserai un aperçu du développement
des blockbusters adaptés de comic books. Enfin, j’évoquerai les
productions cinématographiques inspirées des mangas.

Naissance de la bande dessinée : définitions et catégorisations

Jusqu’aux années 1990, l’idée que les comics sont nés aux États-Unis
fait consensus auprès des spécialistes américains. Plus qu’un signe
d’ignorance ou d’arrogance, cette pensée prend source dans une erreur
définitionnelle  : pour ces chercheurs, la bande dessinée serait apparue
dans la rubrique humoristique des journaux de la fin du XIXe siècle,
lesquels devaient leurs origines à des magazines comme Puck. En
conséquence, Yellow Kid est communément considéré comme le premier
comic strip, à tort : le personnage apparaissait dans une seule vignette et
non dans une série séquentielle de cases – caractéristique majeure du
comic strip. Il faudrait donc voir Yellow Kid, plus précisément mais aussi
plus modestement, plutôt comme un personnage de BD. Son succès
conduit, vers 1900/1901, à la création de ce que j’appellerais les comic
strips américains  : des BD diffusées dans des publications de masse,
proposant un héros, des cases séquentielles et des bulles. Vers 1930, les
éditeurs compilent ces comic strips en comic books, des brochures de 20
par 25 centimètres avec couverture brillante et papier glacé quadri. Les
publics répondent favorablement à ces publications et réclament vite des
histoires innovantes. Ce sera la naissance des comics de super-héros. Ce
mouvement est porté par des amalgames entre des genres comme
l’action, l’aventure, la science-fiction ou le pulp. Dans le même temps,
les bandes dessinées européennes se développent  : à cette époque,
l’inspiration qu’a été Max et Moritz de Wilhelm Busch pour Pim, Pam et
Poum de Rudolph Dirk est assez connue et un certain nombre d’amateurs
connaissaient même les travaux du pionnier suisse Rodolphe Töpffer.
C’est à partir des années 1990, avec les travaux d’académiciens
comme David Kunzle ou de fans historiens comme Robert Beerbohm,
que l’on commence à saisir le rôle des Européens dans le développement
des comics. Les définitions sont bousculées  : des notions américaines
dont on a vu qu’elles étaient limitées, on passe à une conception plus
large de la bande dessinée – celle d’une forme d’art. Dans une stratégie
de légitimation du médium, on voit également émerger le terme de
« roman graphique ». Comprendre ce virage dans l’approche de la bande
dessinée aide à comprendre ses liens avec le cinéma. Dans ce domaine
aussi, même si les États-Unis ont rapidement produit des adaptations de
Yellow Kid, Foxy Grandpa, Happy Hooligan, Pim, Pam et Poum et
Buster Brown, c’est en fait en Europe, plus particulièrement en France,
que de telles synergies sont apparues en premier.
Lance Rickman a montré que l’une des premières interactions entre la
BD et le cinéma s’est produite en 1895, dans L’Arroseur arrosé des frères
Lumière. Le film reprenait un gag récurrent des bandes dessinées
françaises : un plaisantin met son pied sur le tuyau d’arrosage qu’utilise
un jardinier, coupant ainsi la source. Il ne le relève que lorsque l’ouvrier
inspecte le bout du tuyau, l’aspergeant copieusement. Les créateurs de
ces BD, Hermann Vogel, Christophe et Uzès (Achille Lemot), ont utilisé
toute une gamme de techniques, «  d’une part pour présenter l’espace
grâce aux relations entre les éléments graphiques dans les cases et l’usage
de points de vue différents (voire identiques), d’autre part pour manipuler
le temps par l’agencement des cases et par les relations qu’elles
entretiennent entre elles  » (Rickman, 2008, p. 14). La familiarité des
lecteurs avec ces techniques aurait créé un public pour le cinéma avant
que celui-ci n’existe. La théorie de Rickman est convaincante mais une
histoire des similitudes et différences entre les propriétés formelles de la
BD et du cinéma semble nécessaire.

Les influences respectives de la BD et du cinéma : portées et


limites

Pascal Lefèvre note deux différences primordiales entre une bande


dessinée et un film  : «  la forme matérielle des images et les aspects
sociaux de la réception  » (Lefèvre, 2007, p. 3). Concrètement, un film
demande plus de temps, de financements et de logistique qu’une BD et
est une expérience de groupe alors que la lecture d’une BD est une
activité plutôt solitaire. Ces différences deviennent plus évidentes encore
lors des transpositions puisque l’un des médias doit s’adapter, au moins
en partie, au format de l’autre. Lefèvre compte quatre problèmes clés au
cours de ce processus : ce que l’on retient et ce que l’on ne retient pas du
produit original, la différence entre le fait d’ordonner des cases sur une
page et de dérouler des images sur un écran, l’évolution des dessins fixes
en photographie et la présence du son au cinéma (Lefèvre, 2007, p. 4).
À la croisée de la bande dessinée et du film, les motion comics
montrent bien les problèmes soulevés lors de ces convergences. Ces
vidéos, qui se sont d’abord développées sur Internet, reprennent les
dessins des comics qu’elles animent à peine et sur lesquelles elles
ajoutent des effets de caméra et un doublage audio. Couper le son ne
permet donc pas de revenir à l’expérience de lecture classique d’une
bande dessinée ; les motion comics ne sont ni tout à fait des BD, ni tout à
fait des films animés. Il en va de même pour le cinéma et la télévision :
l’augmentation des ventes de DVD, combinée aux développements des
home cinéma, a réduit le fossé entre le petit et le grand écran en
démocratisant un intérêt majeur de ce dernier – la qualité d’image et de
son. Cependant, là aussi, les expériences de réception se révèlent plus
complexes que de prime abord  : le cinéma ne se réduit pas à une
technique de moins en moins difficile à reproduire dans son salon.
Les différences visuelles entre les médias sont bien illustrées par ce
que permet ou non une page de BD ou un écran. Au cinéma, le montage
alterné donne un contrôle narratif sur le temps et l’espace que les
dessinateurs avaient déjà atteint dans leurs bandes dessinées d’arroseurs ;
la célèbre scène des escaliers d’Odessa dans LeCuirassé Potemkine est
paradigmatique de la puissance narrative de cette technique. Néanmoins,
aussi structurées soient-elles, ces séquences ne laissent toujours voir
qu’une seule scène à la fois selon le point de vue du réalisateur,
contrairement à la BD où le lecteur peut non seulement voir plusieurs
actions simultanément mais également choisir l’ordre et le rythme de
lecture. Il s’agit là d’une différence majeure, à laquelle le public lui-
même semble tenir si l’on considère les réactions très défavorables
qu’ont recueillies les split screens de l’adaptation cinématographique de
Hulk par Ang Lee, qui visaient à reproduire une planche de BD à l’écran.
Que ces réactions soient ou non le signe d’un rejet d’une forme de
convergence, celle de la réappropriation des techniques de la BD par le
cinéma, l’échec commercial de Hulk oblige en tout cas à s’interroger sur
ce qui rend une adaptation commercialement et esthétiquement réussie.

Des super-héros en blockbusters

Les super-héros sont sans doute les premiers personnages qui viennent
à l’esprit quand on pense aux adaptations de bande dessinée. Cela est en
partie dû au fait que ces films sont le produit phare d’un spectaculaire
merchandising basé sur un personnage, une histoire ou une narration
aisément identifiables. Des chercheurs ont procédé à l’écriture d’une
histoire des relations entre les comic books et les blockbusters
(McAllister, Gordon, Jancovich 2006). Depuis la fin des années 1980,
l’industrie cinématographique américaine ne définit plus seulement le
blockbuster par son gros budget de production, mais aussi par «  son
budget publicitaire qui inclut des stratégies de promotions croisées, une
distribution mondiale, un week-end de sortie qui doit générer une grande
publicité, le développement de personnages et de prémices pouvant être
franchisés et, en termes de genre narratif, la dominance de l’action et de
l’aventure combinée à des effets spéciaux, en vue d’un résultat que l’on
peut qualifier de thriller “popcorn”  » (McAllister, Gordon, Jancovich,
2006, p. 110).
En 1978, Superman de Richard Donner donne le ton. Les producteurs,
Alexander et Ilya Salkind, en font un blockbuster dès sa phase de
production en communiquant toutes sortes d’informations allant du
nombre de décors à la taille de Christopher Reeve. Ils mettent aussi
l’accent sur les équipements de pointe des studios Pinewood à Londres et
sur l’utilisation du Dolby, garantie à l’époque d’un son d’excellence. Ils
publicisent le film et l’acteur principal dans Variety, magazine référence
de l’industrie du spectacle. Reeve étant alors un jeune inconnu, ils misent
également sur les participations de Marlon Brando, Gene Hackman,
Glenn Ford et Ned Beatty pour apporter du prestige au projet. De son
côté, Warner Communications, qui détient les droits du personnage par sa
filiale DC Comics, décline la licence Superman en produits dérivés. Les
Salkind ont donc conçu les films comme une franchise à la manière de
James Bond et ont même été pionniers en ce qui concerne les réductions
de coûts de production : Superman est l’un des premiers films à utiliser le
placement de produits. Marlboro a ainsi déboursé 42 000  dollars pour
que le super-héros soit projeté contre l’un de ses camions rouges et
blancs (Denison, 2007, p. 110). Profitant d’un marché mondialisé, une
grande part de Superman II a été filmée durant la première production, ce
qui a permis d’articuler les sorties et de bâtir la popularité du héros à
l’échelle mondiale. Superman est sorti en Europe et en Australie six mois
seulement avant la sortie de Superman II aux États-Unis.
Superman a donc donné le ton, mais pas l’élan : aucun blockbuster ne
suivra immédiatement le chemin tracé par les Salkind. La raison  ?
Probablement les effets spéciaux qui n’ont pas permis aux producteurs de
tenir la promesse de leur slogan, «  vous croirez qu’un homme peut
voler ». Ce décalage entre les super-pouvoirs du héros et la technologie
disponible pour les rendre crédibles perdurera jusqu’à Superman IV, dont
les effets spéciaux ridicules le conduiront directement en sortie VHS dans
certains pays.
En 1988, Stan Lee discutait les conditions d’adaptation de l’univers
Marvel, lors de la première mondiale du documentaire Comic Book
Confidential. Selon lui, la stratégie la plus judicieuse était de commencer
par Wolverine, qui devait générer suffisamment de profits pour attirer des
investisseurs. Après quoi, l’adaptation globale des X-Men aurait pu voir
le jour, avec des effets spéciaux dignes de ce nom. Lee espérait que le
laps de temps entre ces deux sorties permettrait de laisser mûrir la
technologie, pour parvenir à des effets moins chers et plus réalistes.1 Ce
soin porté à la crédibilité des super-pouvoirs, dont Stan Lee n’était pas le
seul à faire preuve, explique sans doute pourquoi les productions qui ont
succédé à Superman étaient sans effets spéciaux, à l’instar du Batman de
Burton (1989) et du Dick Tracy de Warren Beatty (1990) – qui ont tout de
même coûté 35 et 47 millions de dollars. Chacun de ces films misait sur
une incarnation fédératrice de leurs protagonistes. Burton allie différentes
psychologies de Batman  ; Dick Tracy de Beatty s’attache à imiter
l’esthétique de la bande dessinée dont Michael Cohen (2007, p. 13-36) a
montré qu’elle était étroitement liée à son héros.
Marvel n’aura pas suivi l’idée de Stan Lee  : Blade (1998) est la
première adaptation de qualité après Superman. Basé sur le personnage
principal du comic book Tomb of Dracula, le film porte Wesley Snipes à
l’écran dans le rôle du mi-humain mi-vampire Blade. Il récolte 70
millions de dollars aux États-Unis et 61 millions sur le marché
international, ce qui en fait alors le vingt-neuvième film au box-office
annuel et le sixième comme film interdit aux moins de dix-sept ans. Deux
ans plus tard, Marvel poursuit avec X-Men, qui recueille 296 millions de
dollars à travers le monde. Le film est suivi de deux productions récoltant
chacune plus de 400 millions. Ces chiffres, également atteints par les
nouvelles versions de Superman et Batman, ont beau être astronomiques,
ils n’en sont pas moins relatifs. Les sommes brassées par ces
superproductions sont telles que les recettes de X-Men étaient en réalité
décevantes comparées au budget investi (210 millions), aux ratios du
premier opus (produit pour deux fois moins cher) et au très fructueux
Spider-Man 3 (258 millions de budget, 900 millions de recettes).2
L’intérêt de l’industrie cinématographique et des amateurs est aiguisé  :
les comic books seraient-ils le produit parfait en matière d’adaptabilité au
cinéma ?

la bande dessinée au cinéma : une affaire de convergence

Savoir si ces franchises relèvent ou non d’une narration


transmédiatique, dans laquelle le récit global se déploie dans un éventail
de médias ou les différents canaux d’un médium, dépend en fait de la
manière dont les publics perçoivent les différentes incarnations
médiatiques d’un personnage ou d’un monde fictif. Si un individu
considère qu’une BD et un film sont les textes particuliers d’une histoire
unifiée, on peut dire qu’il les lit comme une narration transmédiatique.
En revanche, s’il conçoit l’adaptation cinématographique comme une
sorte d’apocryphe de la bande dessinée qu’il considère originale, unifiant
au passage cette dernière, alors non seulement on voit l’instabilité du
sens des productions culturelles, mais on voit aussi les limites du concept
de fiction transmédiatique. Je rejoins ici Felan Parker (2010) pour qui il
faut « prendre en compte les manières dont différents discours franchisés
construisent et organisent en système cohérent des multiplicités de textes
et de sens vastes et incohérents. » Parker défend une « théorisation de ces
franchises transmédiatiques en tant que réseaux discursifs complexes  »
contre l’idée que ces licences seraient des narrations cohérentes, des
sortes de cartographies sur lesquelles on pourrait placer chaque
apparition d’un personnage, dans le but en réalité d’établir des textes
canoniques.
Le nombre toujours plus grand de super-héros au cinéma est peut-être
aussi l’indice d’un changement récent dans la production et la
consommation médiatiques : la convergence. Pour Henry Jenkins (2006),
elle n’est pas simplement une question de plateformes qui fusionnent ou
d’apparitions de personnages à travers les médias. En réalité, elle prend
d’abord place hors du monde technologique, puisque les individus
construisent du sens à partir de ce qu’ils puisent du flot médiatique et
puisqu’ils utilisent et partagent leurs compétences pour produire ce que
Pierre Lévy appelle l’« intelligence collective ». Le rôle des fans dans la
production médiatique est capital pour comprendre les travaux de
Jenkins. Le facteur essentiel dans la convergence est bien la manière dont
les fans saisissent Internet comme un :
«  site d’expérimentation et d’innovation, où les amateurs viennent
recueillir les actualités culturelles, développer de nouvelles pratiques et
de nouveaux thèmes et produire des matériaux qui leur sont propres et
qui peuvent tout à fait devenir cultes. Parmi ce flot de pratiques, les
médias mainstream absorbent les plus viables commercialement soit
directement, c’est-à-dire par le recrutement de nouveaux talents ou le
développement de films, de vidéos ou de programmes télévisés qui
prennent appui sur ces matériaux, soit plus indirectement, par des
imitations de deuxième ordre de leurs qualités esthétiques ou
thématiques. Ces produits mainstream deviennent en retour une source
d’inspiration pour les amateurs qui continuent de pousser la culture
populaire dans de nouvelles directions. Les créations fans ne doivent
donc plus être considérées comme une simple dérivée du matériau
mainstream mais comme des productions à part entière, susceptibles
d’être réappropriées et remaniées par les industries médiatiques  »
(Jenkins, 2006, p. 148).
Dans une version antérieure de son article, Jenkins écrivait  : «  nous
assistons à l’émergence d’un processus de continuelles réactions entre
l’esthétique des pratiques « do it yourself » de la culture participative et
les industries mainstream ». La disparition de cette phrase dans la version
finale met en lumière quelques-unes des tensions irrésolues de cette
approche (Jenkins, 2003, p. 305). Jenkins insiste sur le rôle des fans dans
la fabrication de la culture, laquelle ne doit pas être comprise comme
imposée « d’en haut » par les industriels aux consommateurs. Cela dit, il
ne néglige pas pour autant les disparités de pouvoir entre fans et
industries. À bien des égards, ses travaux sont un plaidoyer lancé aux
industries culturelles  : leur intérêt, autrement dit leur capacité à
maximiser leurs profits, repose en fait sur la libre circulation des
créations amateur plutôt que dans leur entrave au nom du copyright et
des marques déposées. Jenkins conseille aux industries médiatiques
d’adoucir le contrôle qu’elles font peser sur leurs franchises et leurs
personnages afin que les fans puissent se les réapproprier plus
franchement. Le modèle commercial des industries médiatiques
deviendrait la recherche du profit à travers l’abondance de créations. Il
s’agit là d’un subtil équilibre  : lâcher du lest dans certains domaines,
peut-être même affaiblir les propriétés intellectuelles, permettrait aux
entreprises d’être récompensées par des créations amateur qu’elles seules
peuvent transformer en blockbusters et produits franchisés.

Les emprunts du cinéma, au-delà des super-héros

Bon nombre d’adaptations cinématographiques se prêtent désormais à


une forme d’hyper commercialisation qui transforme les personnages en
marques. Cela est d’autant plus vrai pour les super-héros, dont on peut se
demander s’ils ne sont pas des produits phares avant d’être des
protagonistes étoffés, porteurs de narrations signifiantes. Ceci étant,
d’autres modèles d’adaptation que les blockbusters sont possibles. Ils
peuvent être divisés en deux catégories : les productions qui évoquent les
propriétés formelles des comics comme les bulles, les onomatopées et les
compositions visuelles et celles, sans super-héros, fréquemment
commercialisées comme romans graphiques.3
Pierre Solin (2008) et Drew Morton (2009) ont publié des travaux sur
l’usage par Jean-Luc Godard des propriétés des comics dans ses films
Made in USA (1966), Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966), La
Chinoise (1967) et Tout va bien (1972). Dans le premier, Godard
expérimente ce que Morton appelle une «  mise en scène basée sur
l’agencement spatial d’un comic strip ». Dans La Chinoise, il représente
symboliquement le pouvoir impérialiste, ou plutôt son absence, par la
monstration d’images de Captain America et du Sergent Fury et, toujours
selon Morton, par l’emploi du texte comme un outil narratif à la manière
des comics. C’est dans Tout va bien que la réappropriation des comics
culmine. Godard y fait un usage ingénieux de plans moyens qui
permettent de montrer les différents étages d’une usine occupée par ses
ouvriers, reproduisant ainsi à l’écran une planche de BD. On trouve un
même bousculement des codes esthétiques dans la série télévisée Batman
qui, avec peu de prétention esthétique mais beaucoup de qualité pop et
camp, reproduit des signes de BD comme les onomatopées. Au cinéma
aussi, on voit de nouvelles sensibilités apparaître, comme dans
l’adaptation de Barbarella de Vadim qui apporte de nouvelles
perspectives esthétiques aux thématiques sexuelles déjà très présentes
dans les travaux du cinéaste. Ces clins d’œil aux bandes dessinées
s’inscrivent dans le mouvement pop art des années 1960, qui vise à
intégrer des formes artistiques populaires dans les productions légitimes.
Ces tentatives pour incorporer la bande dessinée aux productions
cinématographiques et télévisées font néanmoins figure d’exception. Les
films basés sur des comics sans super-héros ont en revanche très bien
accompagné l’avènement des blockbusters de super-héros (Rhode, 2007).
Certains d’entre eux, comme Les Sentiers de la perdition (2002), font peu
état de leurs inspirations tandis que d’autres comme Sin City de Robert
Rodriguez et de Frank Miller ou Immortel (ad vitam) de Enki Bilal basé
sur sa Trilogie Nikopol font explicitement référence à leurs origines. Sin
City fait figure de cas d’école  : Rodriguez a tenté de reproduire autant
que possible les pages de la bande dessinée de Miller, à tel point que ce
dernier a été crédité comme coréalisateur, transgressant au passage les
règles de la Guilde des réalisateurs (McAllister, Gordon, Jancovich 2007,
p. 113). Pour Sophie Geoffroy-Menoux (2007, p. 268-283), l’œuvre de
Bilal déconstruit la BD sur laquelle elle se base et critique la manière
dont les images sont manipulées et manipuleraient les spectateurs. Le
thème de l’adolescence est repris à la fois dans Ghost World et dans les
Spider-Man de Sam Raimi. Comme le souligne Martin Flanagan (2007,
p. 137-159), chacune de ces productions s’efforce d’attirer un public
adulte nostalgique de cette période. Ghost World contient quelques
scènes qui permettent au spectateur de se remémorer plus agréablement
leur propre rébellion ou rite de passage  ; Spider-Man évoque le style
original de Steve Ditko (Flanagan, 2007). En 2003, American Splendor,
basé sur le comics autobiographique de Harvey Pekar, panache le format
docudrama avec une esthétique de bande dessinée afin, selon l’analyse de
Craig Hight (2007, p. 180-198), de proposer une analyse des
particularités de la représentation en fonction de la forme médiatique.
Wallpaper Spiderman 3.

Quant aux mangas

Au Japon, la popularité des mangas a mené à des adaptations à travers


les plateformes médiatiques, le plus souvent sous forme d’animes.
Contrairement au marché américain, nombre de ces transpositions sont
des OVA, original video animation, destinées à sortir directement en
vidéo plutôt que dans les salles de cinéma ou à la télévision. Black Jack
de Osamu Tezuka illustre bien les stratégies d’édition. Ce manga, du
même auteur que Le Roi Léo et Astro Boy, a d’abord été publié dans le
magazine Shōnen Champion en novembre 1973. Le protagoniste est une
sorte de chevalier paladin en freelance  : chirurgien surdoué mais non
assermenté, il performe des miracles médicaux en dehors du système
hospitalier. Dix OVA ont été produites qui sont disponibles en version
originale et en version anglaise. Black Jack a également été décliné en
trois épisodes animés pour la télévision en 2000. Parallèlement, l’intérêt
croissant que porte l’international aux mangas japonais a mené deux
éditeurs américains, Viz Inc. et Vertical Inc., à rééditer le manga. Cette
multiplicité éditoriale a également été le cas de City Hunter de Tsukasa
Hojo, qui relate les aventures d’un détective privé à Tokyo. D’abord
publié chaque semaine dans Shōnen Jump de 1985 à 1991, ce manga a
été réédité en volumes et traduit dans de nombreuses langues dont le
chinois, l’anglais et le français. Très populaire auprès des sinophones à
Taiwan, à Hong Kong et en Asie du Sud-Est, il a été décliné en OVA, en
film animé et en séries télévisées animées. En 1993, le studio Golden
Harvest en a produit une version cinématographique avec Jackie Chan
pour tête d’affiche. Une nouvelle version télévisée est en pré production
avec l’acteur coréen Jung Woo-sung dans le rôle de Ryo4. Citons
également Death Note de Tsugumi Ohba et Takeshi Obata ou 20th
Century Boys de Naoki Urasawa, distribués à travers l’Asie, parfois
même en Europe et aux États-Unis. Chacun est lié avec la compagnie Viz
Media basée aux États-Unis, ce qui leur ouvre les portes du marché
américain. La popularité de ces mangas et de ces films illustre une
tendance globale où les ventes de manga ont considérablement augmenté
ces dernières années, alors que les autres formes éditoriales (comics et
littérature en tête) périclitaient.5 La production projette également de
développer des versions anglaises de Bleach de Tite Kubo et d’Akira de
Katsurhiro Otomo6. Néanmoins, vu la réception mitigée de Dragon Ball
d’Akira Toriyama par 20th Century Fox en 2009, il est aujourd’hui
délicat de savoir si Hollywood est à même de gérer ces adaptations7.
Le phénomène japonais Densha Otoko (Train Man) est peut-être
indicatif des liens à venir entre la bande dessinée et le cinéma. En mars
2004, un anonyme raconte sur un forum Internet comment lui, un Densha
Otoko (geek et sympathique), a courageusement défendu une jeune
femme face aux sollicitations indécentes d’un homme saoul. Cette
dernière le remercie un peu plus tard par un cadeau onéreux. Lorsqu’il
demande aux membres du forum s’il est possible que ce présent soit en
réalité une invitation à être courtisée, la communauté répond
positivement et l’encourage. Le jeune homme cessera de poster sur le
forum lorsque la relation deviendra sérieuse, ayant entre-temps généré
pas moins de 30 000 messages en 57 jours. Les maisons d’édition
japonaises rivalisent alors pour publier cette histoire et, le 4 juin 2004, le
directeur du forum Nishimura Hiroyuki signe un contrat avec les éditions
Shinch. Le livre devient rapidement un best-seller et est décliné en film et
série télévisée.8 On ignore toujours si un jeune homme se cache vraiment
derrière Train Man ou s’il s’agit d’une astucieuse stratégie de marketing
viral. Quoiqu’il en soit, cette histoire représente une forme de
convergence médiatique dans laquelle ce qui semblent être de simples
messages sur un forum Internet peuvent être repris voire franchisés
rapidement, pour produire des profits à grande échelle, et ce même si le
texte original continue d’exister gratuitement sur le web.
En 2009, le rachat de Marvel Comics par Disney signifie que les deux
plus importants producteurs américains de comics de super-héros, Marvel
et DC, et les producteurs des plus importants films animés, sont
désormais dans la lignée des grands studios de cinéma. Avec de plus en
plus de personnages adaptés pour le cinéma et pour d’autres incarnations
transmédiatiques, le comic book peut perdre de son importance.
Néanmoins, si les super-héros deviennent moins centraux dans le
domaine de la bande dessinée, d’autres genres pourront bénéficier de ce
champ rendu disponible. Si les tendances de ces dix dernières années se
poursuivent, ces comics seront souvent sources d’inspiration pour des
films plus modestes. Le cinéma et la bande dessinée, entrelacés depuis
leur naissance à la fin du XIXe siècle, resteront sûrement très liés dans le
e
XXI siècle, malgré les surprises que nous réserve la convergence
médiatique.
1. J’étais présent à cet événement et relate ces propos de mémoire.
2. Pour des détails quant aux sommes engrangées par ces productions, voir
www.boxofficemojo.com
3. L’étiquette « roman graphique » posée sur les comics a permis d’apporter à la bande dessinée
américaine une respectabilité nouvelle, voir Gordon (2010).
4. « Chung Woo-sung First Asian Actor to Star in American TV Drama », Korean Broadcasting
System, 23 décembre 2008. http://english.kbs.co.kr/entertainment/news/1561638_28572.html
(page consultée le 1er juillet 2010).
5. Coco Masters, «  America Drawn to Manga  », Time, 10 août 2006.
http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1223355-1,00.html (page consultée le 1er
juillet 2010).
6. Michael Fleming, «  Warner brings “Death” to bigscreen  », Variety, 30 avril 2009.
www.variety.com/article/VR1118003063.html?categoryid=19&cs=1 (page consultée le 1er juillet
2010) ; Borys Kit, « Warner Bros. prepping film adaptation of “Bleach” manga », The Hollywood
Reporter, 21 mars 2010, http://heatvision.hollywoodreporter.com/2010/03/warner-bros-prepping-
film-adaptation-of-bleach-manga.html (page consultée le 1er juillet 2010) ; Tatiana Siegel, « Quick
on the Draw », Variety, February 25, 2008, p. 4.
7. Pour des critiques contrastées, voir notamment Casey Goodwin, « “Dragonball” twists manga
plot beyond recognition  », Las Vegas Review-Journal, April 26, 2009, p. 5J  ; and Aaron Hillis,
«  Dragonball Evolution  : A Cartoonish Coming-of-Ager  », Village Voice, 8 avril 2009.
http://www.villagevoice.com/2009-04-08/film/dragonball-evolution-a-cartoonish-coming-of-ager/
(page consultée le 1er juillet 2010).
8. Alisa Freedman, « Train Man and the Gender Politics of Japanese ‘Otaku’Culture : The Rise
of New Media, Nerd Heroes and Consumer Communities », Intersections : Gender and Sexuality
in Asia and the Pacific Issue, 20 avril 2009.
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Conclusion : Aux marges d’une ambiguïté
médiaculturelle : quatre questions brûlantes pour
une théorie culturelle de la bande dessinée
Matteo Stefanelli
Texte traduit par Éric Maigret
L’une des raisons de se passionner pour les comics studies est
l’ambiguïté de l’objet dont elles traitent. Une ambiguïté sur le plan
théorique tout d’abord puisque nous en demeurons à un état assez flou
des interrogations épistémologiques  : où (à l’intersection de quelles
disciplines) et comment (autour de quels concepts) faut-il positionner
l’objet-BD dans l’analyse de la culture et de la société ? Une ambiguïté
axiologique ensuite  : la longue vague du débat sur la légitimité de la
bande dessinée – de Boltanski (1975) à Maigret (dans ce livre) – n’est
pas encore retombée, ce qui est le symptôme d’une difficulté majeure.
Je vais essayer ici de proposer une synthèse personnelle sur cette
ambiguïté si typique de la bande dessinée, et si problématique. Je le ferai
à partir de quatre questions brûlantes qui me semblent surgir des
recherches les plus récentes sur la BD, et qui définissent à mon avis les
marges décisives dans lesquelles un débat théorique va se poursuivre
dans les prochaines années  : la circulation sociale, les imaginaires, le
dispositif et la généalogie.

Une marginalité stratégique

Une première dimension de l’ambiguïté concerne la circulation sociale


de la bande dessinée. La plupart des observateurs extérieurs, mais aussi
les spécialistes, tendent à s’accorder sur un point : la bande dessinée a été
– et reste – un secteur marginal de l’industrie culturelle. Une marginalité
structurelle dans le sens où le marché de la BD occuperait une petite
portion, économiquement peu rentable, de l’industrie des médias1. Une
marginalité institutionnelle, au sens où la bande dessinée serait un
étranger pour les institutions éducatives et des politiques publiques. La
bande dessinée, en substance, serait depuis toujours un secteur
périphérique par rapport au noyau du système médiatique : au XIXe siècle
il l’était par rapport au cirque ou à l’imagerie populaire, au XXe siècle il
l’était par rapport au cinéma, à la radio et la télévision, au XXIe siècle par
rapport aux jeux vidéo et aux médias numériques.
Naturellement, les descriptions et les explications de cet état de
marginalité ont tendance à diverger selon la conception sociale : pour les
lecteurs les plus fidèles (et les acteurs du marché) il s’agit d’une
condition «  injuste  »  ; pour les intellectuels «  apocalyptiques  » de la
première moitié du XXe siècle, une immaturité naturelle et même
souhaitable  ; pour les passionnés plus polémistes, une condition
«  induite  » par la myopie des acteurs externes ou internes au champ
(Lopes, 2006  ; Groensteen, 2006). Pour quelques nostalgiques cette
marginalité aurait augmenté au fil du temps. Pour certains contemporains
enthousiastes, nous vivons aujourd’hui une ère de progressive de-
marginalisation (l’essor des mangas, des romans graphiques et des
adaptations filmiques, ou l’attention des médias y contribueraient).
Quel que soit le point de vue, je pense qu’il est important d’essayer
d’inverser les arguments et de reconnaître une perspective alternative  :
l’idée que la marginalité a été pour la bande dessinée une ressource
stratégique pour son développement. Une condition ni positive ni
négative, ce qui a permis de développer une identité « forte » à même de
nourrir sa circulation sociale particulière pendant au moins deux siècles.
Une circulation sociale qui se caractérise, par ailleurs, par un trait qui est
de plus en plus reconnu comme stratégique dans le domaine des
médiacultures : la dimension participative.
La participation du public dans le système culturel de la bande
dessinée est une situation ancienne, vite perçue dans la filière industrielle
et ayant fait l’objet d’une prise de conscience parmi les lecteurs, qui ont
été parmi les premiers, avec ceux de la littérature de science-fiction, à
s’approprier une forme typique de communication horizontale, le fanzine,
en profitant de la démocratisation des technologies de l’impression
industrielle. Depuis les années 1930, en fait, la culture de la bande
dessinée a été alimentée par les lecteurs qui souhaitaient améliorer la
circulation de l’information et développer leurs propres discours
réflexifs : la première version de Superman a été publiée dans un fanzine
que ses auteurs, Siegel et Shuster, animaient (Science Fiction, 1933) ; les
discours critiques et théoriques sur la bande dessinée doivent plus aux
fanzines des années 1960 qu’aux espaces institutionnels du débat
journalistique et intellectuel. La participation des lecteurs à la filière,
guidée par un besoin de communiquer, d’échanger des matériaux, de
produire des discours, a eu un impact fort sur le système économique par
la structuration de certaines chaînes de diffusion décisives (les librairies
spécialisées bande dessinée), le développement d’événements culturels
dédiés (festivals et conventions), l’établissement de lieux de la formation
(écoles de la bande dessinée), le développement de l’autoédition (des
bandes dessinées underground des années 1960 au boom des manga
doujinshi au succès des « indépendants »). Enfin, la participation tout à
fait consciente des publics a défini de nombreuses pratiques  : les
courriers des lecteurs comme contact direct entre production et
consommation, le goût pour la collection, très répandu, le rituel des
conventions comme familiarisation, les dédicaces dessinées comme
individualisation de la relation auteur-lecteur, jusqu’à la mise en scène
spectaculaire de la « réception active » dans la pratique performative du
cosplay.
La bande dessinée a été sans doute aucun aux marges du système
culturel, formant une sous-culture. Mais il faut analyser les processus
sociaux qui ont modelé un tel état périphérique  : la formation d’une
communauté interprétative – le comicdom, comme disent les Américains
– reconnaissable et relativement isolée du système social par ses traits (de
«  résistance  ») non-légitimes, mais aussi caractérisée par d’intenses
dynamiques participatives2. Si la BD a pu apparaître comme sectaire,
constituant un ghetto, l’esprit communautaire qu’elle a pu développer
doit être réévalué comme une opportunité  : l’ancrage identitaire offert
aux lecteurs par un état de segmentation – du système économique, du
régime des légitimités – a permis de cultiver une force extraordinaire – la
participation – pour construire une appartenance des publics souvent
assez performatifs. Pour reprendre le vocabulaire de la sociologie
classique, entre « structure » et « action sociale », la bande dessinée est
un secteur où l’action sociale a trouvé un espace de déploiement
relativement important et modélisant.
Aujourd’hui, en un temps où les activités des fans sont l’un des critères
décisifs pour mesurer la valeur des produits culturels et la fidélité du
consommateur, le modèle culturel de la marginalité dans laquelle la
bande dessinée a vécu est redécouvert comme un cas paradigmatique de
«  la culture de la participation  » (Jenkins 2006). Dans le marché
fragmenté des niches post-mass médiatiques, la question ne se pose plus
en termes (quantitatifs) de pénétration, mais en termes (qualitatifs)
d’engagement des consommateurs. D’où le succès des adaptations au
cinéma, le trafic surprenant généré par les sites et les blogs dédiés à la
bande dessinée, la très bonne santé de l’industrie du licensing issue de la
bande dessinée. La marginalité stratégique de la bande dessinée déploie
sa force, exprimant un niveau d’engagement vers les marques et les
produits très puissant, qui se montre très utile pour l’industrie des
contenus trans-médiatiques ou multiplateformes.

Des visions immersives

Dans le cadre de cette marginalité, la bande dessinée a développé des


imaginaires dont les configurations et les architectures ont nourri
efficacement la dynamique participative. Il existe notamment une relation
stricte entre imaginaires et sérialité, qui a synchronisé pendant des
générations le lien entre ces univers symboliques et la vie quotidienne de
ses lecteurs.
En effet, plus que d’autres médias, la bande dessinée a été une
industrie de la sérialité. Comme l’a montré Sam Ford (2007), parmi les
premiers produits culturels sériels trois genres prédominent  : les soap
operas, le catch et la bande dessinée de super-héros. Dans ce dernier
groupe, nous savons que les principaux producteurs (DC et Marvel) ont
été caractérisés par une conception très évidente et cohérente de leurs
imaginaires  : les multivers. Les architectures narratives complexes des
multivers sériels (à base de continuité, de spin-off, de rebooting, etc.) ont
été bâties sur des logiques de cohérence, répétition, transformation et
expansion. Leur compréhension a primé pour les lecteurs, dans le cadre
d’une familiarité avec des «  archives imaginaires  », alimentées par des
processus de gestion de fonds (le properties management des éditeurs).
L’un des plaisirs reconnus de la lecture de ces bandes dessinées – avec
toute l’excitation et les doutes dans l’achat : faut-il « suivre » tel ou tel
élément de l’archive ? – réside dans l’interrogation d’une sorte de base de
données narratives. Mais s’ils constituent une encyclopédie imaginaire,
les multivers s’ouvrent tout autant à la réélaboration avec les courriers
des lecteurs, les fanzines, centrés sur les connections imaginaires entre
personnages, et le succès de pratiques de création comme la fanfiction
(voir Vanhée). C’est ce que l’on appelle les «  mondes narratifs
immersifs  »  : l’immersion dans une archive imaginaire implique la
participation du lecteur, qui explore, gère, reconstruit, réinvente. Cette
fonction impose cependant des limites à la circulation sociale : la pleine
compréhension des bandes dessinées est difficile sans cette immersion
(d’où les politiques éditoriales de «  réinitialisation  » souvent pratiquées
par DC et Marvel). Ainsi, la marginalité stratégique de la bande dessinée
implique un know-how participatif des consommateurs qui déploie son
pouvoir symbolique.
Mais la participation au développement des multivers imaginaires
n’est que le côté rationnel des fantaisies immersives de la culture bande
dessinée. L’autre côté, sensible, est lié au sens du dessin, plus proche de
l’interprétation que de la représentation. L’énonciation graphique, qui
emmène avec elle un «  effet-signature  » (voir Marion), est une
empreinte-signature, une trace inévitablement idiosyncratique qui renvoie
à la relation irréductible avec l’expression subjective du corps-
dessinateur. Comme l’a écrit John Berger (1953), le spectateur « devant
une peinture ou une statue, a tendance à s’identifier au sujet, à interpréter
les images pour elles-mêmes  ; devant un dessin, il s’identifie avec
l’artiste, se servant des images pour acquérir l’expérience consciente de
voir comme s’il voyait à travers les yeux de l’artiste ». La bande dessinée
offre donc la possibilité, via le dessin, de regarder ailleurs, d’embrasser le
regard du dessinateur et, grâce à ce regard irréel, mental, de vivre
l’expérience de percevoir l’énigme même du regard, et sa relation
fantasmatique avec le corps – du dessinateur, du lecteur.
On pourrait dire que cette double nature, à la fois contingente
(l’industrie de la sérialité) et métaphysique (la relation entre dessin et
subjectivité), implique un effet secondaire supplémentaire de grande
importance pour comprendre le statut particulier de «  l’imagination
bande dessinée  ». Du point de vue d’une sociologie de la création
graphique, la bande dessinée peut apparaître comme un espace électif des
artistes « visionnaires ».
Suivant la définition classique de Henri Focillon (1926), «  les
visionnaires forment un ordre à part, singulier, confus […]. Ils font
paraître parfois […] une puissance de divination toute concentrée sur les
domaines les plus mystérieux de la rêverie humaine, et les effets d’une
optique spéciale qui altère profondément la lumière, les proportions et
jusqu’à la densité du monde sensible  ». De Gustave Doré à Frans
Masereel, de Winsor McCay à George Herriman, de Jacovitti à Jack
Kirby, de Alberto Breccia à Moebius, la présence de visionnaires est un
trait continu, bien au-delà des ruptures historiques comme le début du XXe
siècle, l’époque des avant-gardes, les années 1960 des comix
underground… Deux raisons à cela. La bande dessinée a servi d’espace
de liberté, en tant que marge accueillante pour des artistes investis par
ailleurs dans des champs d’expressions plus centraux et donc plus
« réglés » : elle a représenté une bonne opportunité pour les excentriques
à la Töpffer. D’autre part, l’espace de déploiement d’une énonciation
graphique «  hors-cadre  », où le dessin s’exprime par multiplication et
démultiplication, avec une fragmentation et un sur-cadrage du regard
dans un espace discontinu, translinéaire et multipage, a représenté une
opportunité artistique quelque peu paradoxale et hallucinée par rapport
aux surfaces continues et aux regards stables qui accueillent normalement
le dessin. Si l’on suit Focillon, qui incluait parmi les membres de « cet
ordre à part  » les grands caricaturistes («  toute caricature est une
transfiguration. Le grand caricaturiste n’est pas un homme d’esprit, c’est
un visionnaire  »), l’influence des visionnaires est inévitablement
matricielle pour la bande dessinée, en raison de leur relation avec sa
spatialité problématique  : «  on les dirait [les visionnaires] mal à l’aise
dans les limites de l’espace et du temps ».

L’espace feuilleté et l’interface de la planche

Comme tout média, la bande dessinée n’est pas seulement une


«  structure  » (ses composantes linguistiques et techniques), mais aussi
une « expérience », c’est-à-dire un ensemble de possibilités, tout ce que
l’on peut faire avec un objet culturel inséré dans l’espace de la vie
quotidienne. Il faut donc rappeler ici que la bande dessinée est une
configuration de règles – technologiques et sociales – d’interactions et
perceptions, qui engage ses utilisateurs dans un système d’affordances3 :
la bande dessinée est aussi un dispositif. Mais si les dispositifs du film,
de la radio ou du journal ont été éclairés depuis longtemps, il y a encore
des incertitudes à décrire le profil du dispositif qui règle l’expérience que
l’on nomme « lecture de bande dessinée ».
En revenant sur le débat pédagogique traditionnel, les études récentes
sur les modèles d’appréhension et compréhension des médias (New
Literacy Studies et Media Literacy Studies) ont travaillé dans cette
direction4. Certains ont proposé de relire le dispositif de la bande
dessinée à la lumière du concept de multimodalité (Kress et van
Leeuwen, 1996) mais le résultat a été très limité, parce que centré sur une
vision bimodale et additive des affordances  : texte écrit + image. Une
conception qui remonte à une époque où l’idée d’une « hybridation » de
la bande dessinée avait une valeur stratégique, suffisante à promouvoir
une polémique (contre les gardiens de l’ordre de la centralité de l’écriture
littéraire) et à enrichir le média (vers une considération holistique de la
pluralité des matériaux et des codes dans l’époque post-littéraire des
médiacultures). Mais dans le contexte historique du multimédia, où « tout
est multimodal  », l’idée de bi-modalité entre en crise, et montre la
partialité d’un débat sur le dispositif-bande dessinée qui finalement doit
abandonner certains réductionnismes pour entrer dans la maturité.
Pour aller au cœur de ce débat, il faut plutôt nous placer au croisement
de deux questionnements : celui sur la dimension spatiale et celui sur le
cadre matériel (éditorial, historique). Une position abordée de façon
latérale par Scott McCloud (closure), Neil Cohn (layout navigation),
Laurie Taylor (traceability) ou Thierry Groensteen (arthrologie)5. Mais
leurs intuitions et concepts ne signalent que le début d’une réflexion sur
le dispositif qui, pour ce qui me concerne, se construit autour de deux
catégories : celle de l’espace feuilleté et celle de l’interface-planche.
En ce sens, on peut dire que la pratique « lecture bande dessinée » est
réglée par un dispositif spatio-topique qui est en même temps donné et à
activer, à contempler et parcourable, dont la centralité de la planche n’est
pas seulement à voir en termes de relations parmi ses éléments figuratifs
et graphiques, mais en termes d’une fonction concrète d’interface pour le
déploiement de la lecture. La bande dessinée, millefeuille dessiné, doit
être considérée comme un dispositif dont les affordances sont soumises à
l’énonciation graphique du dessin (voir Marion) mais aussi au rôle de
l’interface typique de l’objet éditorial, c’est-à-dire la page. À travers
certains de ses éléments la page constitue un espace qui prévoit et guide
l’interaction de l’utilisateur – le lecteur – en pré-cadrant les possibilités
offertes au parcours du regard. Le dispositif spatio-topique de la
page/planche instruit en quelque sorte sur son usage  : il donne des
instructions à la lecture individuelle, instructions linéaires (les strips,
avec leur logique de vectorisation du regard) ou translinéaires (le
multicadre), et ouvre – ou ferme – certains comportements optiques et
stratégies de manipulation de la page.
Le défi contemporain de la recherche sur le dispositif bande dessinée
réside donc dans l’élaboration des catégories permettant de comprendre
les affordances et les règles d’utilisation (visuelle et physique) qui se
déploient dans cette expérience d’un système d’espaces intermédiaires
entre interfaces graphiques, qui relèvent de la perception visuelle, et
interfaces matérielles (la/les page/s, mais aussi les écrans), qui dépassent
la modalité de la simple vision. Un vrai défi méthodologique, où
certaines métaphores et catégories venues d’une sémiotique de la
figuration ou du cinéma6 seront à renforcer, filtrer ou abandonner pour un
dialogue avec les outils de l’analyse des principes de la Gestalt, des
interfaces, des espaces virtuels et des jeux vidéo7.
À l’horizon de ce débat, surgit la possibilité d’aborder, de façon
directe, une question épistémologique décisive : les relations entre bande
dessinée et corporalité, cadre inévitable pour décrire les procédés
matériels et symboliques – les savoirs, les pouvoirs – qui ont modelé et
modèlent le sens de la bande dessinée dans l’expérience sociale moderne.

Une modernité liminale

Enfin, l’appartenance de la bande dessinée en tant que « médium » à la


modernité est le dernier point sur lequel il me semble nécessaire de
revenir. Non pour adopter le point de vue historiciste de la périodisation,
qui a dominé les conflits dans l’historiographie récente de la bande
dessinée (la dispute sur les « origines » ou les différentes césures : Yellow
Kid, Rodolphe Töpffer, William Hogarth, les biblia pauperum, les
peintures rupestres…), mais pour me situer sur le plan épistémologique
d’une théorie culturelle. Les enjeux sont stratégiques  : les différentes
perspectives historiques ne sont que des symptômes de différentes
visions de la bande dessinée, et donc des forces qui auraient modelé son
apparition (et évolution) dans l’arène sociale.
La recherche sur l’histoire de la bande dessinée connaît aujourd’hui un
tournant théorique, se départir d’une vision historiciste au profit d’une
vision généalogique : non plus « ce qui s’est passé » dans le champ, mais
« comment on est arrivé à modeler le champ de telle ou telle façon ». Il
ne faut plus retracer la « présence » dans le continuum événementiel mais
saisir les processus d’institutionnalisation. Un point de vue promu par les
chercheurs qui rejettent les dérives «  ontologiques  » implicites dans
l’idéalisme historiciste, comme Smolderen ou Marion : la bande dessinée
est «  vue comme produit de son histoire  »8, un «  faisceau de
convergences, entrelaçant différentes composantes et séries culturelles »9.
D’où une lente focalisation sur des sujets comme le développement de la
bande dessinée dans le cadre de la naissance d’une culture de la
consommation aux États-Unis entre le XIXe et le XXe siècle (Gordon,
1998), ou la reconstruction de la généalogie töpfferienne, de Hogarth à
Doré (Smolderen, 2009), ou les connexions entre produits sériels dans
l’industrie culturelle au XIXe siècle (le projet de recherche franco-italien
EPOP  : European Roots of Popular Culture). Ce tournant a des
conséquences méthodologiques car pour les historiens-bédéphiles,
centrés sur l’énumération des publications et sur une vision
évolutionniste, une époque se termine, une historiographie «  par
problèmes  » et une histoire culturelle prenant le relais. Une question
originale se pose aussi  : dans quelle mesure la création de la bande
dessinée a-t-elle été rendue possible par les transformations
socioculturelles qui ont caractérisé la transition vers l’époque
contemporaine des industries culturelles et des médias ? À la lumière des
nouvelles études qui ont montré sa dépendance à des formes précédant la
naissance de l’industrie culturelle (estampes populaires ou images
d’Épinal, «  histoires en estampes  », caricatures, woodcut novels), je
propose de prendre en compte une thèse différente : la bande dessinée est
une forme culturelle historiquement amphibie, média et pré-médiatique.
On ne peut ici prendre appui sur l’histoire du cinéma, qui souligne une
discontinuité entre le cinématographe et les «  machines de vision  »
comme les phénakistiscopes, rendant claire une distinction entre pré-
cinéma et cinéma. Dans la bande dessinée il faut admettre une proximité
plus forte entre certaines images d’Épinal et les formes institutionnalisées
de bandes dessinées, de Wilhelm Busch à Caran d’Ache aux
contemporains. Donc, si la naissance des médias est liée à l’apparition de
certains dispositifs – technologiques et sociaux – permis par
l’industrialisation des produits culturels et par les changements dans les
dimensions sociales de l’espace et du temps, la naissance du dispositif de
la bande dessinée précéderait la notion institutionnelle de médium, et
donc aussi ces transformations sociales  : à la différence du cinéma, la
bande dessinée existe avant la naissance de l’industrie culturelle, et son
dispositif est le produit d’une époque et d’une configuration sociale
précédentes.
Deux conséquences dès lors. Si la bande dessinée n’est pas une forme
moderne dans le même sens que le cinéma, sa proximité avec les médias
a été une «  invention  » du XXe siècle. Ma thèse est que l’attribution de
médialité à la bande dessinée relève d’une dynamique sociale orientée
surtout par la position pivot du cinéma, qui a influencé la forme
institutionnelle de la bande dessinée (la diffusion du strips et de la
régularisation du multicadre en gaufrier), en la renforçant discursivement
avec sa riche boite à outils théoriques (les notions de «  séquence  » ou
« montage »). Cette réinvention de la bande dessinée a rendu possible son
adaptation aux processus industriels du nouvel âge. Seconde
conséquence, épistémologiquement plus dure  : si la bande dessinée
provient d’une époque qui précède les transformations sociales et
technologiques de la modernité avancée, des forces sociales sont encore à
identifier, vue son intense trajectoire pré-médiatique.
Le paradigme de la modernité, des théories esthétiques de Charles
Baudelaire à celles sociologiques de Marshall Berman, est-il encore
pertinent  ? Bien sûr. D’où les difficultés théoriques relatives à certains
cas très débattus (comme le « positionnement » généalogique de Töpffer,
de Hogarth ou de certaines images d’Épinal), mais aussi le risque d’un
vrai échec épistémologique, ironiquement indiqué par Philippe Marion
dans son portrait d’une dialectique entre «  bédé-nihilistes nostalgiques
(“Adieu, mon beau média !”) et les bédé-je-m’en-foutistes : peu importe
comment on appelle et balise ce “machin iconique”  ». L’affaire est très
délicate, parce qu’elle nous pousse à enquêter ailleurs : si l’apparition du
dispositif bande dessinée n’est pas assimilable aux processus qui ont
modelé les appareils sociotechniques pendant l’industrialisation, le cœur
du problème est hors du radar de l’historiographie « traditionnelle » des
médias (et de la bande dessinée). Il faut peut-être s’éloigner des histoires
des représentations (et des œuvres, et des auteurs) et tourner l’attention
vers les contextes et les pratiques sociales, par exemple en récupérant les
recherches qui ont travaillé sur la frontière entre histoire des dispositifs
optiques et transformations sociales de la vision. Je fais ici référence au
travail de Jonathan Crary (1990), qui a étudié la construction sociale de la
vision au XIXe siècle, et qui conteste le récit traditionnel qui attribuerait à
la fin du XIXe siècle (entre impressionnisme et émergence du cinéma) la
rupture avec la culture visuelle fondée sur la perspective et sur une
certaine normativité héritées de la Renaissance. C’est plutôt au début du
e
XIX siècle que Crary propose de faire remonter une réorganisation de la
vision produisant un nouvel observateur, en pratiquant une histoire de la
vision incarnée dans les sujets sociaux (et en refusant une vision
romantique des artistes-démiurges, créateurs de nouveaux cadres
cognitifs et représentationnels). Il nous montre ainsi l’émergence d’une
nouvelle modalité de la vision  : moderne, subjective, incarnée par des
dispositifs (optiques, comme les panoramas) d’abstraction et de
reconstruction du regard. L’apparition de la bande dessinée me parait
inévitablement pousser à enquêter dans cette direction : un dispositif de
vision modelé par les forces actives à une époque caractérisée par ce que
certains ont appelé la « frénésie du visible » du XIXe siècle. Un dispositif
graphique et matériel, basé sur une interface dressée vers un espace
feuilleté et, comme on l’a vu, capable de connecter l’observateur-lecteur
à la vision subjective du dessinateur, un dispositif pour faire expérience
de la productivité sociale des procédés d’abstraction et reconstruction
optique qui caractérisent le regard moderne.
Si l’on suit ce raisonnement, peut-être que les études sur la bande
dessinée comprendront mieux sa condition contemporaine, alors qu’une
nouvelle transformation du regard et des dispositifs de vision paraît : le
numérique. Les relations entre regard et corps sont reconfigurées par une
abstraction majeure des procédés (et des interfaces) de vision. Ces
relations se développent dans des espaces virtuels qui perdent certains
traits (feuilletés) du passé, mais cherchent aussi à reconstruire des avatars
désincarnés des anciennes machines de vision : même sur des écrans et
dans des supports portables pour la lecture numérique, en absence de
« pages », la bande dessinée ne disparaît pas et arrive souvent à s’offrir
en tant que bande dessinée.
En progressant dans cette voie, celle de l’analyse de la construction
sociale de la vision, celle de la compréhension de l’émergence du
dispositif-bande dessinée, peut-être saisira-t-on mieux les liens entre la
généalogie de « notre » forme culturelle et les généalogies des différentes
formes de «  figuration narrative  », les relations avec des machines de
vision bien plus anciennes et pré-éditoriales, comme certains codex
dessinés ou papyrus illustrés, qui réapparaissent aujourd’hui dans
l’environnement flou de la «  bande dessinée numérique  » (la
combinaison entre tablettes et scroll-comics s’offrant aussi comme
remédiation du papyrus10). Au final, ce trajet réflexif conduira les comics
studies à interroger les continuités (ou les closures  ?) impré-vues entre
les conditions de post-médialité et de pré-médialité de son objet
amphibie, comme l’a bien vu Crary à propos des gravures de Hogarth,
dans lesquelles «  on peut observer la coexistence de formes qui
appartiennent à la culture moderne et à celle pré-moderne  »11. Cette
exploration permettra de reconstituer le riche tissu des relations
ambigües, élaboré aux frontières d’une modernité liminale, présidant à la
naissance de cet art marginal dont l’étude nous offre, encore et toujours,
un espace stratégique de compréhension du statut des médiacultures.
1. Deux «  exceptions à la règle  » sont souvent reconnues  : l’une historique (les années 1920-
1930), l’autre géographique (le Japon contemporain).
2. Sur ce sujet lire Royer, Nettels et Aspray (2011) : « Pendant que le regard de la société sur la
BD changeait, l’industrie elle-même à plusieurs reprises a démontré une propension pour
l’adaptation qui lui a permis d’accueillir les larges fluctuations économiques et les préférences des
lecteurs, et de survivre aux vicissitudes de l’opinion publique. De la même façon, les lecteurs se
sont adaptés et ont évolué – pour finalement atteindre un point où la pratique de lire des BD est
devenue presque synonyme d’appartenance à une sous-culture distincte. La sous-culture des
lecteurs de BD a ses propres besoins d’information, que les lecteurs ont pris sur eux de satisfaire
en employant des stratégies sophistiquées de mutualisation et de partage d’informations. De
l’échange lié aux séances de voisinage des enfants à partir des années 1940, aux ressources auto-
publiées et organisées en communauté des fanzines et du Web collaboratif, à la communauté qui se
rassemble dans des magasins spécialisés, les lecteurs de BD ont travaillé ensemble, non seulement
pour se soutenir les uns les autres mais également pour faire progresser l’expérience de lecture de
bandes dessinées ».
3. Le terme affordance provient des études sur les technologies et a été utilisé dans le champ des
media studies pour indiquer que, si les technologies circulent comme «  significations  », elle
permettent aussi de faire, fabriquer, changer certaines choses. Les affordances d’un dispositif
technologique sont la gamme des utilisations auxquelles il peut être soumis.
4. Voir mon premier texte dans ce livre.
5. Idem.
6. Groensteen (1999) parle de « multicadre feuilleté » mais en tire une théorie de la spatialité (et
du rôle de la page) assez désincarnée, surtout intéressée par les effets esthétiques. Menu, dans un
texte récent (2011), est plus proche du problème quand il parle d’«  espace feuilleté du livre  »,
même s’il esquisse rapidement la question en se centrant sur la « potentialité éditoriale ». Pour une
critique de l’influence des théories du cinéma dans les discours sur la bande dessinée, je renvoie à
mon deuxième texte dans ce livre.
7. Dans cette perspective, il faut citer aussi les résultats prometteurs des analyses des pratiques
de lecture basées sur les techniques de eye tracking, comme ceux de Nakazawa (2005), ou de
Ingulsrud et Allen (2009).
8. Voir Smolderen dans ce livre.
9. Voir Marion dans ce livre.
10. La référence au concept de remédiation vient de Bolter et Grusin, 1999.
11. Jonathan Crary, 2002, p. 6.
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