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Fredric Jameson

Le postmodernisme
ou la logique culturelle du capitalisme tardif
Préface

Il faut parfois des années pour qu'un projet - surtout s'il vous tient à
cœur! - voie enfin le jour et atteigne la cible pour laquelle il avait été pensé.
C'est le cas de la collection intitulée « d'art en questions », dirigée par mes
soins, et créée tout particulièrement pour mettre à la disposition du public
des textes décisifs dans le domaine de l'histoire de l'art contemporain, mais
jusqu'alors inaccessibles en français. Cette collection est déjà riche d'une
quinzaine de titres dans le catalogue fourni des éditions de l'École des
Beaux-arts. Mais, mis à part les ouvrages de Sally Price et Albert Dresdner,
édités (ou réédités) récemment, elle n'avait curieusement pas encore vraiment
répondu à son objectif initial. Le volume que nous publions aujourd'hui est,
à mes yeux, véritablement le premier. On ne s'étonnera pas qu'il contribue,
de fait, à'mettre une fois encore en valeur la vitalité des études critiques
dans les pays anglo-saxons, en l'occurrence un ouvrage majeur du célèbre
théoricien américain, Fredric Jameson (né en 1934), professeur à Duke
University.
Il y a longtemps que le texte capital de Fredric Jameson sur le
postmodernisme, paru en 1991, avait attiré l'attention. C'est à ce titre
qu'il figurait en tête de la liste que j'avais élaborée pour cette collection,
en arrivant dans ces lieux, il y a sept ans. Mais à texte essentiel, destin sans
doute non moins singulier : le temps d'obtenir de l'auteur et de ses éditeurs
les agréments nécessaires, le temps de trouver, pour un texte qui pose des
problèmes sémantiques nombreux et particuliers, le traducteur idéal -
remercions ici Florence Nevoltry des années qu'elle a consacrées à cette
édition - , c'est finalement au terme d'un long travail préparatoire que ce
projet éditorial exceptionnel a pu aboutir.
Ce n'est sans doute pas le lieu de rappeler les enjeux historiques et
philosophiques de ce qu'on appelle le postmodernisme, enjeux qui ont
irrigué depuis le début des années 1980 toutes les sciences humaines,
provoqué dans le monde de l'art et de la culture les bouleversements
que l'on sait, et dont Jameson s'est fait l'historien et le théoricien le plus
8 Préface

percutant. Comme l'indique le titre du livre, il s'agit de décrire et d'analyser


l'ensemble des phénomènes qui succèdent au modernisme. Il en résulte
chez lui une mise en exergue de la périodisation, à savoir, dans ce cas précis,
que le postmodernisme correspond à une étape du capitalisme tardif, qu'il
est même la conséquence logique sur le plan culturel. En d'autres termes, le
souci de situer, voir de corréler un nouveau paradigme culturel par rapport à
une époque historique précise, obéit à un impératif proprement jamesonien :
always historicise (« il faut toujours historiciser»).
Ce n'est donc pas un hasard si les « Beaux-Arts de Paris » ont choisi
de traduire tout particulièrement Jameson : en effet, au delà des enjeux
économiques et de tout ce qu'englobe sa vision du postmodernisme, il se
penche tout particulièrement sur l'art, l'architecture et le cinéma, domaines
qui intéressent spécifiquement nos étudiants.
Le postmodernisme est en rupture avec le « haut » modernisme de Mallarmé,
Joyce, Wallace Stevens, Mies van der Rohe, Le Corbusier. Il est caractérisé
par un nivellement du «haut» et du «bas»: désormais, il n'y a que des
surfaces, des simulacres. Cet effritement des frontières se remarque aussi
dans les sciences sociales: jadis, il y avait des discours distincts liés à des
disciplines autonomes :1a philosophie, la sociologie, l'anthropologie, la
psychanalyse... Dans le postmodernisme, ces distinctions n'ont plus cours,
elles sont remplacées par ce qu'on appelle la «théorie». La période charnière
pour tous ces développements c'est bien sur, les années i960 : Pop art pour les
arts visuels, structuralisme pour les sciences sociales.
Jameson a donc une vision du postmodernisme qui englobe toutes ces
disciplines. Ce qui est hors du commun dans ses études, c'est justement sa
capacité d'avoir un regard à la fois de l'ordre du microscopique -toujours au
service d'une analyse précise des données culturelles ou autres -, mais confronté
à un horizon élargi. Lafragmentationemblématique des phénomènes qu'il
étudie est toujours située dans une totalité. L'expression que Jameson utilise
pour décrire cette totalité est celui d'une cartographie cognitive.
Deux symptômes en particulier de cette rupture avec le modernisme
identifiée par Jameson méritent d'êtreremarqués,car ils caractérisent les
Mtac* 9

tropes du postmodernisme dans le domaine culturel: d'un côté, le pastiche,


c'est-à-dire une sorte de parodie, mais sans sarcasme, une parodie « blanche»
en quelque sorte, mimique sans objet, parole dans une langue morte,
masque qui ne cacherien(dans les arts visuels et surtout dans l'architecture),
de l'autre, la schizophrénie, entendue dans le sens d'une rupture de la
temporalité: l'expérience schizophrénique est indifférenciée par rapport au
temps, le temps est vécu dans une sorte de présent perpétuel, expérience
qui caractérise également des auteurs et des artistes aussi divers que Beckett,
Cage, John Ashberry, Robert Wilson, Warhol, Michael Snow...
C'est à travers des exemples concrets que Jameson souligne les profondes
mutations quant aux notions d'espace et de temps à l'œuvre dans le
postmodernisme. Mentionnons, en passant, son analyse virtuose de
l'architecture du West in Bonaventure Hôtel, dans Downtown Los Angeles,
bâtiment qui incarne une conception postmoderniste par excellence de
l'architecture, sa comparaison audacieuse entre les souliers peints par
Van Gogh et ceux de Warhol, ou encore les « non-lieux» proposés par les
installations de Rober Gober.
Je ne peux d'ailleurs ici (nous sommes miraculeusement servis par les
circonstances) que renvoyer au long article de Thierry Labica qui vient de
paraître dans le tout premier numéro de « La Revue internationale des livres
et des idées» (dont il faut aussi saluer l'heureuse naissance). Celui-ci présente
l'œuvre de Jameson avec une rigueur d'analyse qui n'a d'égale que la clarté
de l'exposé. Si tant est qu'il s'agit d'une pensée complexe, dense, difficile à
transposer dans notre langue, clairvoyante, qui donne le sentiment de créer une
architecture là où nous n'apercevions que le bouillonnement diffus des idées.
Le style de Jameson, en effet, procède par une tension dialectique
au niveau de la phrase même, et, dans ce sens, il est le digne successeur
d'Adorno. Ce livre, tout comme ceux qui l'ont précédé, et ceux qu'il
a écrits ensuite, démontre supérieurement l'acuité et la pénétration
de ses analyses, son immense culture littéraire et philosophique, son
aisance théorique sans égal. Il témoigne aussi de la vision résolument
cosmopolite d'un grand penseur dans la tradition de Hegel et de Marx.
10 Préface

Il faut croire que l'édifice jamesonien, aperçu relativement tard en France,


est d'une ampleur singulière. Car voici que -nous accompagnant dans cette
publication - paraît au même moment dans une traduction de Nicolas
Vieillecazes, un autre ouvrage essentiel du philosophe, La Totalité comme
complot, accompagné d'une importante introduction du même. En cette
rentrée 2007, il s'agit donc bien, comme le souligne Thierry Labica, d'un
événement éditorial majeur. Il sera maintenant passionnant d'observer
comment ces textes, à la force séminale, dans la lignée de ceux de Gilles
Deleuze, à côté de ceux de Slavoj Zizek, vont nourrir la réflexion de ceux
qui en attendaient la diflusion en (Tançais, les relier à un ensemble de travaux
qui trouveront là, même a posteriori, un magnifique point d'ancrage, et nous
réjouir tout simplement de les voir enfin à l'oeuvre (on devrait dire dans le
cas de Jameson au travail) dans notre culture et dans notre langue.

Henry-Claude Cousseau
Directeur des Beaux-arts de Paris
Remerciements

La première édition de cet ouvrage n'aurait pu voir le jour sans l'aide


précieuse de Fredric Jameson, qui nous a fait l'honneur de choisir l'École des
Beaux-arts de Paris pour publier cet ouvrage majeur dans sa version française.
Nous remercions également pour leur précieux concours :
Deepak Ananth, Florence Nevoltry, Nicolas Vieillecazes, Jany Lauga, le
studio de graphisme DeepSpace, et toute l'équipe des éditions des Beaux-arts
de Paris. Nous remercions pour cette seconde édition en version poche
Carole Peclers pour sa création graphique.
Table des matières

Introduction 15
Culture La logique culturelle du capitalisme tardif 33
I 40
II 56
III 68
IV 75
V 83
VI 93
Idéologie Théories du postmodeme 105
Vidéo Le surréalisme sans l'inconscient 121
Architecture Équivalents spatiaux dans le Système-Monde 161
Phrases Lecture et division du travail 201
Espace L'Utopisme après la fin de l'utopie 231
Théorie Immanence et nomlnalisme dans le discours
théorique postmodeme 265
1 Immanence et New Historicism 265
2 La Déconstruction comme Nominalisme 312
Économie Le postmodernisme et le marché 365
Film Nostalgie du présent 389
Conclusion Élaborations secondaires 413
1 Prolégomènes à de futures confrontations entre le
moderne et le postmoderne 413
2 Notes sur une théorie du moderne 419
3 La réification culturelle et le « soulagement » du
postmodeme 434
4 Groupes et représentation 440
5 L'angoisse de l'utopie 457
6 L'idéologie de la différence 469
7 Démographies du postmodeme 490
8 Historiographies spatiales 500
9 Décadence, fondamentalisme et haute technologie 516
10 La production du discours théorique 537
11 Comment cartographier une totalité 546
Notes 573
Index des noms cités 591
Table des illustrations 603
à Mitchell Lawrence
Introduction 015

Introduction

Le plus sûr est d'appréhender le concept du postmoderne comme une


tentative de penser le présent historiquement à une époque qui, avant tout,
a oublié comment penser historiquement. Dans ce cas, soit le postmoderne
«exprime» un élan historique profond et irrépressible (sous quelque forme
biaisée que ce soit), soit il le «réprime» et le dévie efficacement, selon le
côté de l'ambiguïté qui a votre faveur. Le postmodernisme, la conscience
postmoderne, pourrait bien alors n'être rien d'autre qu'une théorisation
de sa propre condition de possibilité, ce qui se résume, au fond, à une
simple énumération de changements et de modifications. Le modernisme,
lui aussi, réfléchissait compulsivement sur le Nouveau et cherchait à en
observer l'apparition (inventant dans ce but des moyens d'enregistrement
et de notation analogues à la chronophotographie historique), mais le
postmoderne aspire, pour sa part, aux ruptures, aux événements plus qu'aux
nouveaux mondes, à l'instant révélateur après lequel il n'est plus le même ;
au «moment où tout a changé», comme le dit Gibson ', ou, mieux encore,
aux modifications et aux changements irrévocables dans la représentation
des choses et dans leur manière de changer. Les modernes s'intéressaient
à ce qui pouvait résulter de ces changements et à leur tendance générale :
ils réfléchissaient à la chose elle-même, substantivement, de manière
utopique ou essentielle. Le postmodernisme est plus formel en ce sens, et
plus «distrait» comme aurait pu le dire Benjamin ; il ne fait que mesurer
les variations et ne sait que trop bien que les contenus ne sont que des
images de plus. Dans le modernisme, comme je vais tenter de le montrer
plus loin, subsistent encore quelques zones résiduelles de « nature » ou
d'« être », du vieux, du plus ancien, de l'archaïque ; la culture parvient encore
à exercer un effet sur cette nature et œuvre à transformer ce «réfèrent».
Le postmodernisme est donc ce que vous obtenez quand le processus de
modernisation est achevé et que la nature s'en est allée pour de bon. C'est
un monde plus pleinement humain que l'ancien, mais un monde dans lequel
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

la «culture» est devenue une véritable «seconde nature». En effet, un des


indices les plus importants pour suivre la piste du postmoderne pourrait
bien être le sort de la culture: une immense dilatation de sa sphère (la sphère
des marchandises), une acculturation du Réel immense et historiquement
originale, un grand saut dans ce que Benjamin appelait «l'esthétisation» de la
réalité (il pensait que cela voulait dire le fascisme, mais nous savons bien qu'il
ne s'agit que de plaisir: une prodigieuse exultation face à ce nouvel ordre des
choses, unefièvrede la marchandise, la tendance pour nos « représentations »
des choses à exciter un enthousiasme et un changement d'humeur que les
choses elles-mêmes n'inspirent pas nécessairement). Ainsi, dans la culture
postmoderne, la «culture» est devenue un produit à part entière; le marché
est devenu absolument autant un substitut de lui-même et une marchandise
que n'importe lequel des articles qu'il inclut en lui-même: le modernisme
constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la:
marchandise et une tentative pour qu'elle se transcende. Le postmodernisme
est la consommation de la pure marchandisation comme processus. Par
conséquent, le «style de vie» propre au super-état a le même rapport avec le
fétichisme de la marchandise de Marx que les monothéismes les plus avancés
avec les animismes primitifs ou le culte des idoles le plus rudimentaire ;
toute théorie élaborée du postmoderne devrait donc entretenir avec l'ancien
concept d'« Industrie de la culture » de Horkheimer et Adorno un rapport
un peu du même type que celui de MTV et les publicités fractales avec les
séries télévisées des années cinquante.
Entre temps, la « théorie » a changé et offre un indice de son cru sur ce
mystère. En effet, la façon dont toutes sortes d'analyses tendancielles de
types jusqu'alors très différents - prévisions économiques, études de marché,
critiques culturelles, nouvelles thérapies, lamentations (en général officielles)
sur la drogue ou la permissivité, critiques de manifestations artistiques ou
de festivals de films nationaux, cultes ou «renouveaux» religieux - se sont
fondues en son sein pour former un nouveau genre de discours, que nous
pourrions tout aussi bien appeler la «théorie du postmodernisme», est l'une
des caractéristiques les plus frappantes du postmoderne et requiert une
Introduction 017

attention particulière. Il s'agit clairement d'une classe qui fait partie de sa


propre classe, et je ne voudrais pas avoir à décider si les chapitres qui suivent
constituent une étude sur la nature de cette « théorie postmoderne » ou n'en
sont qu'une simple illustration.
J'ai tenté d'éviter que mon analyse du postmodemisme - qui présente une
série de traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants - ne
s'amalgame en un symptôme qui serait particulièrement privilégié, celui de
la perte d'historicité, et qui serait en lui-même bien en peine de connoter de
manière infaillible la présence du postmodemisme, comme en témoignent les
paysans, les esthètes, les enfants, les économistes libéraux ou les philosophes
analytiques. Mais il est difficile de discuter de façon générale de la «théorie
du postmodemisme» sans avoir recours au thème de la surdité à l'Histoire,
condition exaspérante (si tant est que l'on en ait conscience) qui entraîne une
série de tentatives de récupérations spasmodiques et intermittentes, néanmoins
désespérées. La théorie du postmodemisme fait partie de ces tentatives : un
effort pour prendre, sans instrument, la température de l'époque, et cela dans
une situation où l'on n'est même pas sûr qu'existe encore quelque chose d'aussi
cohérent qu'une «époque», un Zeitgeist, un «système» ou une «situation
actuelle». La théorie du postmoderne est donc dialectique, du moins dans
la mesure où elle a l'intelligence de prendre cette incertitude comme premier
indice et de s'accrocher à ce fil d'Ariane tout au long de ce qui se révélera
peut-être n'être pas un labyrinthe mais un goulag, ou peut-être un centre
commercial. Cependant l'énorme thermomètre de Claes Oldenburg pourrait
servir de symptôme mystérieux à ce processus, tombé du ciel sans prévenir
comme une météorite.
Car il est pour moi axiomatique que l'« histoire moderniste » soit la
première victime de la période du postmodernisme et en constitue la
première absence mystérieuse (telle est dans ses grandes lignes la théorie du
postmodernisme d'Achille Bonito-Oliva)2 : dans l'art au moins la notion de
progrh et de « télos» est restée vivante et vivace jusque très récemment sous
sa forme la plus authentique, la moins stupide et la moins caricaturale, dans
laquelle chaque œuvre authentiquement nouvelle dame subitement mais
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

logiquement le pion à celle qui la précède (cela, ce n'est pas de l'« histoire
linéaire», mais plutôt le «gambit du cavalier» de Schlovsky, l'action à distance,
le bond en avant vers la case non exploitée ou sous-exploitée). Certes,
l'histoire dialectique affirmait que toute l'histoire marchait de cette façon,
sur son pied gauche pour ainsi dire, progressant par catastrophe et désastre
comme le dit Henri Lefebvre; mais il y eut moins d'oreilles pour entendre
cela que pour croire au paradigme esthétique moderniste qui, sur le point de
se voir confirmé comme doxa quasi religieuse, disparut soudain sans laisser
de trace. («On est sorti un matin et il n'y avait plus de thermomètre!»).
Cette histoire, me semble-t-il, est plus intéressante et plus plausible que
celle sur la fin des « grands récits » de Lyotard (schémas eschatologiques
qui ne furent d'abord jamais vraiment des récits, même si j'ai pu avoir la
négligence d'utiliser cette expression de temps en temps). Sauf que cela nous
dit au moins deux choses sur la théorie du postmodernisme.
Tout d'abord, la théorie paraît nécessairement imparfaite ou impure3 :
en raison, dans le cas présent, de la contradiction qu'il y a à ce que tout ce
qui est pour Oliva (ou Lyotard) significatif dans la disparition des « grand?
récits » soit nécessairement formulé sous une forme narrative. Savoir si,
comme dans le théorème de Gôdel, on peut démontrer l'impossibilité
logique de toute théorie du postmoderne dotée d'une auto-cohérence
interne - antifondationalisme qui évite complètement toute fondation,
non-essentialisme sans le moindre grain d'essence en lui - est une question
spéculative; sa réponse empirique est qu'aucune ne s'est présentée jusqu'à
présent, toutes répliquant en elles-mêmes une mimésis de leur propre
intitulé dans la façon dont elles parasitent un autre système (le plus
souvent le modernisme), dont les traces résiduelles et les valeurs et attitudes
inconsciemment reproduites deviennent alors un indice précieux de l'échec
de toute une nouvelle culture à voir le jour. Malgré le délire de certains de
ses glorificateurs et apologistes (dont l'euphorie constitue cependant en
elle-même un intéressant symptôme historique), une culture véritablement
nouvelle ne peut apparaître qu'à travers une lutte collective pour créer
un nouveau système social. L'impureté constitutive de toute théorie du
Introduction 019

postmodernisme, (comme le capital, elle doit se trouver à une distance


interne par rapport à elle-même et inclure le corps étranger d'un contenu
extérieur) confirme ensuite l'idée d'une périodisation qu'il faut réaffirmer
encore et encore, à savoir que le postmodernisme n'est pas la dominante
culturelle d'un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le
nom de «société postindustrielle», courut dans les médias il y a quelques
années) mais seulement le reflet et le concomitant d'une modification
systémique de plus du capitalisme lui-même. Pas étonnant alors que
subsistent des lambeaux de ses anciens avatars - du réalisme autant que du
modernisme - prêts à être réenveloppés dans les luxueux ornements de leur
successeur putatif.
Mais ce retour imprévisible du récit comme récit de la fin des récits, ce
retour de l'histoire en plein pronostic du décès du « tilos» historique, suggère
une seconde caractéristique qui mérite attention, à savoir, la façon dont on
peut mobiliser au service de la recherche du présent pratiquement toute
observation sur le présent et l'enrôler à titre de symptôme et indice de la
logique plus profonde du postmodeme, qui se transforme imperceptiblement
en sa propre théorie et en théorie de lui-même. Comment pourrait-il en
être autrement quand il n'existe plus une telle «logique plus profonde» qui
permette à la surface de se manifester et quand le symptôme est devenu sa
propre maladie (et vice versa, sans doute) ? Mais la frénésie avec laquelle tout,
ou presque, dans le présent est appelé à témoigner de son caractère exceptionnel
et de sa différence radicale par rapport aux précédents moments des temps
humains nous paraît parfois, de façon saisissante, abriter une pathologie
typiquement autoréférentielle, comme si notre manque total de mémoire du
passé s'épuisait lui-même dans la contemplation hébétée mais fascinée d'un
présent schizophrène qui est, pratiquement par définition, incomparable.
Cependant, comme on le démontrera plus loin, déterminer si l'on est face
à une rupture ou une continuité - si le présent est à prendre comme une
originalité historique ou comme la simple prolongation de la même chose
sous un déguisement différent - n'est pas une décision empiriquement
justifiable ou philosophiquement discutable, puisqu'elle constitue elle-même
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

l'acte narratif inaugural qui fonde la perception et l'interprétation des


événements que l'on doit raconter. Dans ce qui suit - mais que, pour des
taisons pragmatiques, je ne dévoilerai que le moment venu - je fais semblant
de croire que le postmoderne est aussi étonnant qu'il pense l'être, et qu'il
constitue une rupture culturelle et expérientielle qui mérite d'être explorée
dans ses moindres détails.
Il ne s'agit pas non plus d'une simple ou vulgaire procédure autoréalisante ;
ou plutôt, il se pourrait que cela le soit mais en aucun cas de telles procédures
ne sont des occurrences ou des possibilités aussi fréquentes que leur
formule le laisse penser (elles deviennent elles-mêmes, de ce fait, des sujets
d'étude historiques, de façon assez prévisible). Car le mot lui-même -
postmodemisme - a cristallisé une multitude de développements jusqu'alors
indépendants et qui, ainsi nommés, se sont avérés contenir en embryon la
chose elle-même et s'offrent maintenant pour attester abondamment de ses
multiples généalogies. Il apparaît ainsi que ce n'est pas seulement sur l'amour,
le cratylisme et la botanique que l'acte suprême de nomination exerce son
effet matériel et que, comme la foudre frappant de la superstructure à la base,
il met en fusion ses improbables matériaux en une masseflamboyante,une
surface de lave. L'appel à l'expérience, autrement si incertain et indigne de
confiance, - même s'il semble bien que quantité de choses aient changé, et
peut-être définitivement ! - retrouve maintenant une certaine autorité comme
étant ce que, rétrospectivement, cette nouvelle dénomination vous a permis
de croire avoir ressenti, parce qu'il y a désormais pour le désigner quelque
chose que les autres semblent reconnaître par leur utilisation de ce mot. Il
faut écrire l'histoire du succès du mot postmodernisme, en format de best-seller
indéniablement; ces néo-événements lexicaux, dans lesquels la création d'un
néologisme possède tout l'impact sur la réalité d'une fusion d'entreprises,
figurent parmi les innovations de la société des médias qui requièrent non
seulement l'étude mais aussi l'institution d'une sous-discipline médiatico-
lexicologique toute nouvelle. Pourquoi avons-nous eu si longtemps besoin
du mot postmodernisme sans le connaître, pourquoi une bande franchement
hétéroclite de tous nouveaux compères se précipita-t-elle pour embrasser ce
Introduction 021

mot lors de son apparition, sont des mystères qui vont rester obscurs tant
que nous ne serons pas capables de comprendre la fonction philosophique
et sociale de ce concept, ce qui est, à son tour, impossible tant que nous ne
serons pas capables de comprendre l'identité plus profonde qui existe entre
les deux. Dans le cas présent, il semble clair que de multiples formulations
concurrentes («poststructuralisme», «société postindustrielle», telle ou
telle nomenclature macluhanienne) se sont avérées insatisfaisantes dans la
mesure où elles étaient trop strictement spécifiées et trop marquées par leur
zone de provenance (philosophie, économie et médias, respectivement) ; par
conséquent, aussi évocatrices qu'elles aient pu être, elles n'ont pu occuper
la fonction médiatrice qui était requise au sein des diverses dimensions
spécialisées de la vie post-contemporaine. Le mot « postmoderne » semble
cependant avoir été en mesure d'accueillir les secteurs adéquats de la vie
quotidienne ; sa résonance culturelle, opportunément plus vaste que la
simple esthétique ou l'artistique'', détourne convenablement de l'économique
tout en permettant de re-cataloguer et transcoder sous ce nouvel intitulé
les matériaux et innovations économiques plus récents (dans le marketing
et la publicité, par exemple, mais aussi dans l'organisation du commerce).
La question du re-catalogage et du transcodage n'est pas non plus dénuée
d'importance propre: la fonction active - l'éthique et la politique - de ces
néologismes réside dans la nouvelle tâche qu'ils suggèrent, celle de réécrire
toutes les choses familières en de nouveaux termes et de proposer ainsi des
modifications, de nouvelles perspectives idéales et un remaniement des
sentiments et valeurs canoniques; si le «postmodernisme» correspond à ce
que Raymond Williams visait avec sa catégorie culturelle fondamentale, la
« structure de sentiment » (structure devenue « hégémonique » du reste, pour
utiliser une autre des catégories capitales de Raymond Williams), alors il
ne peut jouir de ce statut que grâce à une profonde auto-transformation
collective, à un remaniement et une réécriture d'un ancien système. Voilà
qui garantit la nouveauté et donne aux intellectuels et aux idéologues des
tâches nouvelles et socialement utiles, ce que marque aussi le nouveau terme
avec la promesse vague, inquiétante ou exaltante qu'il fait de se débarrasser
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

de tout ce que vous trouviez étouffant, insatisfaisant ou ennuyeux dans le


moderne, le modernisme ou la modernité (quelle que soit la façon dont vous
compreniez ces mots) : autrement dit, une apocalypse très modeste ou très
douce, la brise de mer la plus légère (qui possède l'avantage supplémentaire
de s'être déjà produite). Mais cette prodigieuse opération de réécriture -
qui peut mener à des perspectives entièrement nouvelles sur la subjectivité
comme sur l'objet-monde - a pour résultat additionnel, déjà évoqué plus
haut, de faire que tout est grain à moudre pour son moulin et que des
analyses telles que celle proposée ici soient facilement ré-absorbées dans
le projet comme un ensemble de rubriques de transcodage d'un caractère
utilement inconnu.
Cependant, la tâche idéologique fondamentale du nouveau concept doit
rester celle de coordonner de nouvelles formes de pratiques, d'habitudes
sociales et mentales (c'est finalement ce à quoi pensait Raymond Williams
avec sa notion de «structure de sentiment») avec les nouvelles formes de
production et d'organisation économiques provoquées par la modification
du capitalisme ces dernières années - la nouvelle division mondiale du
travail. Il s'agit d'une version relativement restreinte et locale de ce que j'ai
essayé de généraliser ailleurs comme «révolution culturelle» à l'échelle du
mode de production lui-même5 ; de la même manière, l'interrelation de la
culture et de l'économique n'est pas ici à sens unique mais constitue une
interaction et une rétroaction en boucles réciproques et continues. Mais
exactement de la même manière que (chez Weber) de nouvelles valeurs
religieuses individualistes et plus ascétiques ont progressivement produit
«des gens nouveaux» capables de prospérer dans la gratification différée
du processus de travail « .moderne » alors en train d'émerger, de même,
il faut considérer le « postmoderne » comme la production de personnes
postmodernes capables de fonctionner dans un monde socio-économique
très particulier, un monde dont les structures, les caractères objectifs et
les exigences - si nous en avions une analyse correcte - constitueraient la
situation ayant le « postmodernisme » pour réponse et aboutiraient à quelque
chose d'un peu plus décisif qu'une simple théorie du postmodernisme. Ce
Introduction 023

n'est pas ce que j'ai fait ici, bien sût, et il faudrait que la «culture», au sens
de ce qui colle presque trop à la peau de l'économique pour en être détaché
et être examiné indépendamment, constitue elle-même un développement
postmoderne, un peu comme le pied-chaussure de Magritte. Par conséquent,
malheureusement, la description infrastructurelle à laquelle je semble ici
appeler est nécessairement déjà culturelle et correspond par avance à une
version de la théorie du postmodernisme.
J'ai reproduit sans modifications significatives mon analyse programmatique
du postmoderne (« La logique culturelle du capitalisme tardif»), puisque
l'attention qu'elle reçut à l'époque (1984) lui donne l'intérêt supplémentaire
d'un document historique ; les autres caractéristiques du postmoderne
qui ont paru s'imposer depuis lors sont discutées dans la conclusion. Je
n'ai également pas modifié la suite, qui a été largement reproduite et qui
propose une combinatoire des opinions sur le postmoderne, pour et contre,
puisque l'arrangement reste essentiellement le même alors qu'un grand
nombre d'opinions sont venues s'ajouter depuis lors. La modification la plus
fondamentale dans la situation actuelle concerne ceux qui parvenaient autrefois
à éviter par principe d'utiliser le mot: il n'en reste pas beaucoup.
Le teste de cet ouvrage s'articule principalement autour de quatre thèmes:
l'interprétation, l'utopie, les survivances du moderne, et le « retour du refoulé»
de l'historicité, aucun d'entre eux nefiguraitsous ces formes dans mon essai
originel. Le problème de l'interprétation est posé par la nature de la nouvelle
textualité, qui, quand elle est principalement visuelle, semble ne laisser aucune
place à l'interprétation traditionnelle, ou qui, quand elle est principalement
temporelle dans son « (lux total », ne lui en laisse pas non plus le temps. Les
pièces à conviction à ce titre sont ici le texte vidéo ainsi que le nouveau roman
(dernière innovation importante dans le roman, et je soutiendrai aussi qu'il
ne s'agit plus d'une forme ou d'un marqueur très significatif dans la nouvelle
configuration des «beaux-arts» dans le postmodernisme) ; d'un autre côté, la
vidéo possède quelques arguments pour prétendre être le nouveau médium le
plus caractéristique du postmodernisme, un support qui, dans son meilleur,
constitue une forme nouvelle en lui-même.
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

L'utopie est une question spatiale dont on pouvait penser que son son
connaîtrait un possible changement dans une culture aussi spatialisée que
le postmoderne ; mais si ce dernier est aussi déshistoricisé et déshistoricisant
que je le prétends parfois ici, il devient plus difficile de localiser la
chaîne synaptique qui pourrait amener à expression l'élan utopique. Les
représentations utopiques connurent un renouveau extraordinaire dans les
années soixante; si le postmodernisme est un substitut aux années soixante
et constitue une compensation à leur échec politique, alors la question de
l'utopie sera sans doute un test capital sur ce qui reste de notre capacité à
imaginer le changement. Telle est du moins la question posée ici à l'un des
bâtiments les plus intéressants (et l'un des moins caractéristiques) de la période
postmoderne, la maison de Frank Gehry à Santa Monica en Californie; cette
question est également posée, autour et derrière le visuel en quelque sorte, à la
photographie contemporaine et à l'installation artistique. Toujours est-il que
l'utopique, dans le postmodemisme du Premier Monde, est devenu un puissant
mot d'ordre politique (de gauche) plutôt que l'inverse.
Mais si Michael Speaks a raison, et qu'il n'existe pas de postmodernisme
pur à proprement parler, alors il faut envisager sous un autre jour les
traces résiduelles du modernisme, moins comme des anachronismes que
comme des échecs nécessaires qui réinscrivent dans son contexte le projet
particulier du postmoderne, tout en rouvrant pour réexamen la question
du moderne. On ne va pas entreprendre ici ce réexamen ; mais la résidualité
du moderne et de ses valeurs - principalement, l'ironie (chez Venturi ou
de Man) et les questions de totalité et de représentation - donne l'occasion
de cerner l'une des assertions de mon essai initial qui a le plus troublé
certains de mes lecteurs ; à savoir, l'idée que ce que l'on appelait selon
les cas «poststructuralisme» ou même simplement «théorie» constituait
aussi une sous-variété du postmoderne, ou, du moins, s'est avéré l'être
avec le recul. La théorie - je préfère ici utiliser la formule plus lourde de
«discours théorique» - semblait unique, sinon privilégiée, parmi les arts
et genres postmodernes, par sa capacité épisodique à défier la gravité du
Zeitgeistet à produire des écoles, des mouvements et même des avant-gardes
Introduction 025

là où ils n'étaient plus censés exister. Deux chapitres vraiment longs et


disproportionnés examinent, pour leurs traces de modernité autant que
de postmodernité, deux des avant-gardes théoriques américaines les plus
abouties, la déconstruction et le New Historieism. Mais le vieux « nouveau
roman » de Claude Simon pourrait également faire l'objet de cette sorte
de discrimination, ce qui ne va pas nous mener bien loin à moins que
- pour l'envie de classer les objets une fois pour toute dans le moderne,
le postmoderne, ou même le «moderne tardif» de Charles Jencks ou
autres catégories « transitionnelles » - nous ne bâtissions un modèle
des contradictions que ces catégories mettent en scène au sein du texte
lui-même.
En tout cas, ce livre n'est pas un inventaire du postmoderne, ni même
une introduction à ce dernier (à supposer encore, pour commencer, qu'une
telle chose soit possible), pas plus que les pièces textuelles présentées ici
ne sont caractéristiques du postmodeme, ou des exemples premiers de ce
dernier ou des « illustrations » de ses principales caractéristiques. Cela a
quelque chose à voir avec les qualités du caractéristique, de l'exemplaire
et de l'explicatif; mais cela a davantage à voir avec la nature des textes
postmodernes eux-mêmes, c'est-à-dire, la nature d'un texte, puisqu'il s'agit
d'un phénomène et d'une catégorie postmodernes qui ont remplacé ceux,
anciens, d'œuvre. En effet, dans une de ces extraordinaires mutations
postmodernes où l'apocalyptique devient tout d'un coup du décoratif (ou,
du moins, se réduit brusquement en « quelque chose que vous avez chez
vous», la légendaire «fin de l'an» de Hegel - ce concept prémonitoire qui
signala la suprême vocation anti- ou trans-esthétique du modernisme à être
plus que l'art (ou que la religion, ou même que la «philosophie» dans un
sens plus restreint) - s'apaise maintenant dans la «finde l'oeuvre d'art » et
l'arrivée du texte. Mais voilà qui met en émoi les poussinières de la critique
au moins autant que cela agite celles de la «création»: la disparité et l'in-
commensurabilité fondamentales entre texte t1 œuvre impliquent que le fait
de sélectionner des textes spécimens et de leur faire porter, par l'analyse,
le poids universalisant d'une particularité représentative les transforme et
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

les ramène imperceptiblement dans cette vieille chose, l'œuvre, qui n'est
plus censée exister dans le postmoderne. C'est le principe d'Heisenberg
du postmodernisme, pourrait-on dire, et c'est pour tout commentateur le
problème représentationnel le plus difficile à assumer, sauf via un diaporama
sans fin, un «flux total» prolongé à l'infini.
Ce qui reste vrai pour mon avant-dernier chapitre qui se penche sur des
films récents et de récentes représentations de l'histoire d'un type nouveau
et allégorique. Le mot nostalgie quifiguredans le titre n'a cependant pas la
signification que je veux normalement lui donner, et, par conséquent et à
titre exceptionnel (d'autres objections étant traitées assez longuement dans
la conclusion), je vais commenter par avance l'expression «filmde nostalgie »
qui a donné lieu à quelques malentendus que je regrette. Je ne me souviens
plus si je suis responsable de ce terme, qui me semble toujours indispensable
à condition que vous compreniez que les films historicistes qu'il désigne,
léchés comme des gravures de mode, ne doivent en aucun cas être perçus
comme des expressions passionnées de cet ancien désir autrefois nommé
nostalgie, mais au contraire, complètement son opposé; ce sont des curiosités
visuelles dépersonnalisées, un « retour du refoulé » des années vingt et trente
«sans affect» (j'essaie ailleurs de l'appeler «nostalgie-déco»). Mais on ne peut
pas plus modifier rétroactivement un terme comme celui là qu'on ne peut
substituer au postmodernisme un mot complètement différent.
Dans un «flux total» de conclusions associatives, je reprends au passage
d'autres objections ou malentendus, éternels et plus sérieux, concernant
mes positions ainsi que mes commentaires sur la politique, la démographie,
le nominalisme, les médias et l'image, et d'autre thèmes qui se doivent de
figurer dans tout ouvrage qui se respecte sur ce sujet. J'ai essayé, en particulier,
de remédier à ce qui apparut à certains lecteurs, (et à juste titre), comme un
élément manquant de cet essai programmatique, à savoir, l'absence de toute
discussion sur la «puissance d'agir », ou le défaut de tout «équivalent social »,
suivant le vieux Plekhanov, à cette logique culturelle en apparence désincarnée.
La «puissance d'agir» soulève le problème de cet autre élément de mon
titre, le «capitalisme tardif», qui mérite d'être un peu développé. Les gens
Introduction 027

ont notamment commencé à remarquer qu'il fonctionne un peu comme


un signe et semble porter une charge d'intentions et de conséquences qui
ne sont pas claires pour les non-initiés 6 . Ce n'est pas mon slogan préféré,
et j'essaie de le faire varier avec les synonymes adéquats («capitalisme
multinational», «société du spectacle ou de l'image», «capitalisme des
médias», «système-mondial», et même «postmodernisme») ; mais comme
la Droite a aussi repéré ce qui lui semble à l'évidence un danger dans
ce nouveau concept et cette nouvelle façon de parler (même si certains
diagnostics économiques recoupent les leurs, et qu'un terme comme société
postindustrielle présente certainement un air de famille), ce terrain précis
de la lune idéologique, qu'on ne choisit malheureusement que rarement
soi-même, semble solide et mérite qu'on le défende.
À ma connaissance, l'usage courant du terme capitalisme tardif prend
naissance avec l'École de Francfort7 ; on le trouve partout chez Adorno
et Horkheimer, parfois alterné avec ses synonymes (comme la « société
administrée»), ce qui montre bien qu'il s'agissait d'une conception très
différente, d'un type weberien, qui mettait l'accent sur deux caractères
essentiels, empruntés essentiellement à Grossman et Pollock: (1) un
réseau tendanciel de contrôle bureaucratique (sous ses formes les plus
cauchemardesques, une grille de type Foucault avant la lettre), et (2)
l'interpénétration du gouvernement et de la grande entreprise («capitalisme
d'état ») si bien que les systèmes du nazisme et du New Deal se voient
apparentés (une certaine forme de socialisme, bénigne ou staliniste, semble
aussi à l'ordre du jour).
Largement utilisé aujourd'hui, le terme de capitalisme tardif a. pris des
connotations très différentes des précédentes. Plus personne ne remarque
précisément l'expansion du secteur étatique et la bureaucratisation : cela
semble être une réalité, simple et «naturelle».
Ce qui marque le développement de ce nouveau concept par rapport
à l'ancien (qui restait à peu près cohérent avec la notion de « stade
monopolistique» du capitalisme chez Lénine) n'est pas simplement l'accent
mis sur l'émergence de nouvelles formes d'organisation du commerce au-delà
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

du stade du monopole (multinationales, transnationales) mais, avant tout,


la vision d'un système capitaliste mondial fondamentalement distinct de
l'ancien impérialisme, qui relevait d'une rivalité entre les différents pouvoirs
coloniaux. Les débats scolastiques, je suis tenté de dire théologiques, sur la
compatibilité des diverses notions de «capitalisme tardif» avec le marxisme
(malgré l'évocation répétée du «marché mondial» comme horizon ultime
du capitalisme par Marx lui-même, dans les Grundrisse8) tournent autour de
cette question de l'internationalisation et de la façon dont il faut la décrire
(et notamment si la composante de la « théorie de la dépendance» ou de la
théorie du «système-monde» de Wallerstein est un modèle de production
fondé sur les classes sociales). Malgré ces incertitudes, il paraît juste de dire
que nous avons aujourd'hui en gros une idée de ce nouveau système (appelé
«capitalisme tardif» pour marquer sa continuité avec ce qui l'a précédé plus
qu'avec la coupure, la rupture et la mutation que des concepts comme la
«société postindustrielle» cherchaient à souligner). À côté des formes de
commerce transnational mentionnées plus haut, ses caractéristiques incluent
la nouvelle division internationale du travail, une dynamique nouvelle
et vertigineuse dans la banque et les places boursières internationales
(comprenant l'énorme dette des Deuxième et Troisième Mondes), de
nouvelles formes d'interrelations des médias (y compris des systèmes de
transport comme la conteneurisation), les ordinateurs et l'automation, la
délocalisation de la production dans les zones avancés du Tiers Monde,
accompagnées de toutes les conséquences sociales plus habituelles, comme
la crise du travail traditionnel, l'émergence des yuppies, et la gentrification à
une échelle désormais mondiale.
La périodisation d'un phénomène de ce type nous oblige à compliquer
le modèle de toutes sortes d'épicycles supplémentaires. Il est nécessaire de
distinguer, d'un côté, la mise en place progressive des diverses conditions
préalables à la nouvelle structure, (souvent indépendantes), et, de l'autre,
le « moment» (pas exactement chronologique) où elles se soudent et se
combinent en un système fonctionnel. Ce moment est lui-même moins
une question de chronologie que de quasi Nachtraglichkeit ou rétroactivité
- « ^ ^ i r i i j i t ^ a»

freudienne : les gens ne deviennent conscients de la dynamique d'un


système nouveau dans lequel ils se trouvent eux-mêmes pris que plus tard
et progressivement. Cette conscience collective émergente d'un système
nouveau (lui-même déduit de manière intermittente et fragmentaire de
divers symptômes de crise indépendants comme des fermetures d'usine ou
des hausses de taux d'intérêt) n'est pas non plus exactement la même chose
que la naissance de nouvelles formes d'expression culturelles (les «structures
de sentiment» de Raymond Williams paraissent finalement être une forme
très étrange pour qualifier culturellement le postmodernisme). Que les
diverses conditions préalables d'une nouvelle « structure de sentiments »
soient préexistantes au moment de leur association et de leur cristallisation
en un style relativement hégémonique, tout le monde en convient ; mais
cette préhistoire-là n'est pas synchrone avec la préhistoire économique.
Ainsi, Mandel suggère que les prérequis technologiques fondamentaux de
cette nouvelle « onde longue » du troisième stade du capitalisme (appelé
ici « capitalisme tardif») étaient présents depuis la fin de la Seconde
Guerre Mondiale qui eut aussi pour effet de réorganiser les relations
internationales, décoloniser les colonies, et préparer le terrain de l'émergence
d'un nouveau système économique mondial. Culturellement, cependant,
cette condition préalable va se trouver (exception faite d'« expériences »
modernistes aberrantes de toutes sortes, restructurées par la suite sous forme
de prédécesseurs) dans les prodigieuses transformations des années soixante
qui balayèrent une si grande part de la tradition en matière de mentalités.
La préparation économique du postmodernisme ou capitalisme tardif
commença donc dans les années cinquante, lorsqu'on se releva des pénuries
de la guerre en biens de consommation et en pièces détachées et qu'on put
lancer de nouveaux produits et de nouvelles technologies (notamment celles
des médias). D'un autre côté, l'habitus psychique de ce nouvel âge exigeait la
coupure absolue, renforcée par une rupture générationnelle, qui ne se réalisa
vraiment que dans les années soixante (étant entendu que le développement
économique ne s'arrête pas pour ça, mais reste à son propre niveau et
continue selon sa propre logique). Si vous préférez un langage désormais
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

un peu daté, la distinction est en grande part celle qu'avait l'habitude de


rabâcher Althusser, entre, d'une part, une coupe d'essence hégélienne du
présent, dans laquelle une critique culturelle veut trouver un principe unique
du « postmoderne » inhérent aux traits les plus variés et ramifiés de la vie
sociale, et, d'autre part, cette «structure de dominance» althussérienne, dans
laquelle les divers plans entretiennent entre eux une semi-autonomie, vont à
des vitesses différentes, se développent inégalement et conspirent pourtant à
produire une totalité. Ajoutez à cela l'inéluctable problème représentationnel
selon lequel il n'existe pas de « capitalisme tardif en général » mais seulement
telle ou telle forme nationale spécifique, et, inévitablement, les lecteurs non
américains vont déplorer l'américanocentrisme de ma propre analyse, qui
ne se justifie que dans la mesure où le court « siècle américain >>(1945-1973)
fut le foyer et le terreau de ce nouveau système, tandis qu'on peut considérer
que le développement des formes culturelles du postmodemisme constitue
le premier style mondial spécifiquement nord-américain.
Cependant, j'ai le sentiment que les deux plans en question, infrastructure
et superstructures - le système économique et la «structure de sentiment»
culturelle - se sont en quelque sorte cristallisés dans le grand choc des
crises de 1973 (la crise du pétrole, la fin de l'étalon or, la fin, censément,
de la grande vague de «guerres de libération nationale», le début de la fin
du communisme traditionnel), qui révèle, maintenant que les nuages de
poussières se sont dissipés, l'existence, déjà en place, d'un étrange et nouveau
paysage : un paysage que les essais réunis dans ce livre tentent de décrire (avec
un nombre allant croissant de recherches autres et d'analyses hypothétiques).
Cette question de la périodisation n'est cependant pas complètement
étrangère aux signaux qu'envoie l'expression «capitalisme tardif», à
présent clairement identifiée comme une sorte de logo gauchiste piégé
idéologiquement et politiquement, si bien que l'acte même de l'utiliser
constitue un agrément tacite à tout un éventail de propositions sociales et
économiques d'essence marxienne auxquelles l'autre bord est sîns doute
loin de vouloir souscrire. En ce sens, le capitalisme a toujours été un drôle
de mot: le seul fait d'utiliser ce mot - qui est autrement une appellation
MitiuOuUhjn 031

assez neutre pour un système économique et social sur les propriétés duquel
tout le monde s'accorde - semble vous mettre dans une position vaguement
critique et méfiante, sinon carrément socialiste: il n'y a que les fervents
idéologues de droite et les bruyants apologistes du marché pour l'utiliser
avec la même gourmandise.
Le terme de «capitalisme tardif» a encore un peu cet effet, mais avec
une différence: son qualificatif vise rarement une chose aussi stupide que
la sénescence ultime, l'effondrement et la mort du système proprement
dit (vision temporelle qui semblerait appartenir davantage au modernisme
qu'au postmodernisme). Ce que le mot «tardif» communique en général
c'est plutôt le sentiment que quelque chose a changé, que les choses sont
différentes, que nous avons traversé une transformation du monde vécu
qui est, d'une manière ou d'une autre, décisive mais incomparable avec
les anciennes convulsions de la modernisation et de l'industrialisation,
moins perceptible et dramatique en quelque sorte, mais plus permanente
précisément, parce que plus complète et plus omniprésente et pénétrante.
Ce qui signifie que l'expression capitalisme tardif emporte aussi en
elle-même l'autre moitié, culturelle, de mon titre; non seulement c'est
une sorte de traduction littérale de cette autre expression, postmodernisme,
mais son indicateur temporel semble d'ores et déjà attirer l'attention sur
les changements dans le quotidien autant que sur le plan culturel. Dire
que mes deux termes, le culturel et l'économique, retombent par là même
l'un dans l'autre et disent la même chose, dans une éclipse de la distinction
entre base et superstructure qui était souvent tenue pour une caractéristique
significative du postmodernisme, c'est aussi suggérer que la base, dans
le troisième stade du capitalisme, génère ses superstructures selon une
dynamique d'un nouveau type. Et c'est peut-être bien ce qui préoccupe
(à bon droit) ceux qui ne se sont pas convertis à cette expression ; elle
semble par avance vous obliger à parler des phénomènes culturels en termes
commerciaux, au moins, si ce n'est en termes d'économie politique.
Quant au mot postmodernisme, je n'ai pas tenté d'en systématiser un
usage ou d'en imposer une quelconque signification concise commodément
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

cohérente, car le concept n'est pas seulement contesté, il est aussi en conflit
et en contradiction à l'intérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le
meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas ne pas l'utiliser. Mais ma
thèse implique également que, chaque fois que l'on emploie ce mot, on est
dans l'obligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter
ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut à chaque fois
assumer tout cela. Le postmodernisme n'est pas quelque chose que l'on
peut fixer une bonne fois pour toute pour l'utiliser ensuite la conscience
tranquille. Ce concept, s'il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début,
de nos discussions à son sujet. Telles sont les conditions qui permettent de
continuer d'utiliser ce terme de manière fructueuse - les seules, à mon avis,
qui évitent de faire la bêtise d'une clarification prématurée.
Les matériaux assemblés dans le présent ouvrage constituent la troisième
et dernière section de l'avant-demière subdivision d'un projet plus large
intitulé : The Poetic ofSocial Forms (La poétique desformessociales).

Durham, avril 1990


Cuttro 033

La logique culturelle du capitalisme tardif

Ces dernières années ont été marquées par un millénarisme inversé dans lequel
le pressentiment d'un avenir catastrophique ou rédempteur a été remplacé par
la sensation de lafinde telle ou telle chose (fin de l'idéologie, de l'art, des classes
sociales; «crise» du léninisme, de la social-démocratie, de l'État providence,
etc., etc.) ; tout cela rassemblé constitue peut-être ce qu'on appelle de plus en
plus souvent le postmodemisme. Pour en défendre l'existence, on s'appuie sur
l'hypothèse d'une rupture ou coupure radicale que l'on fait en général remonter
à lafindes années cinquante ou au début des années soixante.
Comme l'évoque le mot même de «postmodernisme», cette rupture est la
plupart du temps reliée aux idées de déclin ou d'extinction d'un mouvement
moderne déjà centenaire (ou à sa répudiation idéologique ou esthétique).
C'est ainsi que l'expressionnisme abstrait en peinture, l'existentialisme en
philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, lesfilmsdes
grands auteurs, l'école moderniste en poésie, (telle qu'elle a été institutionnalisée
et canonisée dans les œuvres de Wallace Stevens), sont aujourd'hui perçus
comme l'extraordinairefleuraisond'un élan haut moderniste qui s'est consumé
et épuisé avec eux. L'énumération suivante apparaît alors tout à la fois
chaotique, hétérogène et empirique: Andy Warhol et le pop art, mais aussi
l'hyperréalisme ou photoréalisme, et au-delà le « nouvel expressionnisme » ; en
musique, le moment de John Cage, ainsi que la synthèse des styles classique
et «populaire» que l'on trouve chez des compositeurs comme Phil Glass ou
Terry Riley, et le punk et la new wave (les Beatles et les Stones incarnant
aujourd'hui le moment haut-moderniste de cette récente tradition, en rapide
évolution) ; en cinéma, Godard, l'après Godard, le cinéma expérimental et
la vidéo, mais aussi tout un nouveau type de cinéma-commercial (sur lequel
nous reviendrons plus en détail) ; d'un côté, Burroughs, Pynchon ou Ishmael
Reed, et de l'autre, le Nouveau Roman français et ses héritiers, suivis de
formes alarmantes de critique littéraire fondées sur une nouvelle esthétique
de la textualité ou écriture... Cette liste pourrait s'étendre à l'infini ; mais cela
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

implique-t-il une rupture ou un changement qui serait plus fondamental


que de simples variations périodiques de style et de mode commandées par
le vieil impératif d'innovation stylistique du haut modernisme?
Mais c'est dans le domaine de l'architecture que se voient de la manière la
plus éclatante les modifications de la production esthétique et c'est surtout
là que les problèmes théoriques se sont vus soulevés et formulés à titre
principal : en effet, ce fut à partir des débats architecturaux que commença
à se former à l'origine ma propre conception du postmodernisme dont
les grandes lignes seront exposées dans les pages suivantes. Les positions
postmodernistes en architecture, et cela de façon plus décisive que dans les
autres arts ou médias, ont été inséparables d'une remise en cause implacable
du haut modernisme architectural, de Frank Lloyd Wright ou du style dit
international (Le Corbusier, Mies, etc.), et l'on a vu critique et analyse
formelles (transformation, pendant le haut modernisme, du bâtiment en
une quasi sculpture, ou, selon la formule de Robert Venturi, en « canard »
monumental1) aller de pair avec des remises en question de l'urbanisme et
de l'institution esthétique. Le haut modernisme se voit ainsi attribuer la
destruction du tissu urbain traditionnel et de sa vieille culture de quartier
(disjonction radicale du nouvel immeuble, haut moderniste et utopique,
de son contexte environnant), tandis que l'élitisme et l'autoritarisme
prophétiques du mouvement moderne se voient assimilés sans pitié au geste
impérieux du Maître charismatique.
Assez logiquement, le postmodernisme en architecture va alors se
présenter comme une sorte de populisme esthétique, comme le suggère
le titre même du retentissant manifeste de Robert Venturi, Learning
from Las Vegas (Enseignement de Las Vegas). Quel que soit, en dernière
analyse, notre jugement sur cette rhétorique populiste2, elle a au moins
le mérite d'attirer notre attention sur un trait fondamental, commun
à tous les postmodernismes cités plus haut, à savoir l'effacement de la
vieille opposition (essentiellement moderniste) entre la grande Culture et
la culture dite commerciale, la culture de masse, effacement marqué par
l'émergence de nouveaux types de textes imprégnés des formes, catégories
et contenus de cette industrie culturelle dénoncée avec tant de passion
par tous les idéologues du moderne, de Leavis et la nouvelle critique
américaine (New Criticism) jusqu'à Adorno et l'École de Francfort. En
fait, les postmodernismes ont précisément été,fascinés par ce paysage
« dégradé » de la pacotille et du kitsch : la culture d à séries TV et du Reader
Digest, la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films
hollywoodiens de série B, la soi-disant paralittérature avec ses romans de
gare en format poche et ses genres spécifiques - policier, science-fiction,
fantasy, gothique, roman d'amour ou biographie populaire - , matériaux que
les postmodernistes ne se contentent plus de «citer», comme un Joyce ou
un Malher ont pu le faire, mais qu'ils incorporent à leur substance même.
Mais il ne faudrait pas non plus considérer cette rupture comme une
affaire purement culturelle : les théories du postmoderne (qu'elles soient
glorificatrices ou exprimées en termes moraux de dégoût et de répulsion)
présentent une forte ressemblance de famille avec ces généralisations
sociologiques plus ambitieuses qui, pratiquement au même moment,
nous annoncent l'arrivée et l'avènement d'un tout nouveau type de société
baptisée «société postindustrielle» (Daniel Bell), mais aussi souvent qualifiée
de société de consommation, société des médias, société de l'information,
société électronique ou high-tech, etc. Ces théories ont pour mission
idéologique évidente de démontrer que cette nouvelle organisation sociale
n'obéit plus, à leur grand soulagement, aux lois du capitalisme classique,
à savoir, au primat de la production industrielle et à l'omniprésence de la
lutte des classes. La tradition marxiste s'y est par conséquent opposée avec
véhémence, à l'exception notable de l'économiste Ernest Mandel qui, dans
son ouvrage Le Troisième âge du capitalisme, entend non seulement disséquer
l'originalité historique de cette nouvelle société (qu'il considère comme un
troisième stade ou moment du capitalisme) mais également démontrer
qu'elle constitue en fait un stade du capitalisme plus pur qu'aucun des
moments qui l'ont précédé. Je reviendrai sur cette proposition par la suite :
il suffit pour l'instant d'anticiper sur une idée que je défendrai dans le chapitre 2,
à savoir que toute prise de position sur le postmodernisme dans la culture
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

- qu'elle relève de l'apologie ou de la stigmatisation - est, simultanément et


nécessairement, aussi une position politique, implicite ou explicite, à l'égard
de la nature du capitalisme multinational aujourd'hui.
Une dernière remarque préliminaire de méthode : il ne faut pas voir dans
les pages suivantes une description stylistique, l'analyse d'un style ou d'un
mouvement culturel parmi d'autres. J'ai voulu au contraire élaborer une
hypothèse de périodisation, et cela au moment où la conception même de
la périodisation historique apparaît des plus problématiques. J'ai soutenu
ailleurs que toute analyse culturelle isolée ou discrète comporte toujours
une théorie, enterrée ou refoulée, de la périodisation historique; quoi qu'il
en soit, cette conception de la « généalogie » balaie largement les soucis
théoriques traditionnels liés à l'histoire dite linéaire, aux théories « des stades »
et à l'historiographie téléologique. Dans le présent contexte, cependant,
quelques remarques substantielles permettront peut-être de remplacer une
longue discussion théorique de ces questions (bien réelles).
Un des motifs d'inquiétude que soulèvent fréquemment les hypothèses de
périodisation tient au fait qu'elles tendraient à oblitérer les différences et à
promouvoir l'idée selon laquelle la période historique constituerait une masse
homogène (bornée de part et d'autre par d'inexplicables métamorphoses et
ponctuations chronologiques). C'est pourtant pour cette raison précise qu'il
me semble essentiel d'appréhender le postmodernisme non comme un style
mais comme une dominante culturelle : conception qui permet la présence et
la coexistence de caractéristiques très différentes et néanmoins subordonnées.
Prenons, par exemple, cette position alternative puissante selon laquelle
le postmodernisme ne serait guère plus qu'une phase du modernisme
proprement dit (si ce n'est d'un romantisme, plus ancien encore) : on
peut en effet admettre que toutes les caractéristiques du postmodernisme
énumérées plus loin se trouvent déjà pleinement développées dans tel ou tel
modernisme antérieur (y compris chez des précurseurs généalogiques aussi
stupéfiants que Gertrude Stein, Raymond Roussel ou Marcel Duchamp,
qui peuvent apparaître comme des postmodernistes absolus avant la lettre).
Toutefois, ce que cette conception ne prend pas en compte, c'est la position
^MMatpauApW* 037

sociale de cet ancien modernisme ou, plus exactement, son violent rejet, sa
répudiation passionnée par la bourgeoisie victorienne et post-victorienne
qui percevait les formes et l'éthos de ce mouvement comme, selon les cas,
laids, dissonants, obscurs, scandaleux, immoraux ou subversifs, et, d'une
façon générale, comme «anti-sociaux». Certes, une mutation de la sphère
culturelle a rendu archaïques de telles attitudes. Non seulement Picasso et
Joyce ne sont plus laids mais ils nous paraissent aujourd'hui, dans l'ensemble,
plutôt « réalistes » et c'est là le résultat d'une institutionnalisation académique
et d'une canonisation du mouvement moderne en général que l'on peut
faire remonter à la fin des années cinquante. C'est certainement l'une des
explications les plus plausibles de l'émergence du postmodernisme, dans la
mesure où la jeune génération des années soixante se retrouva alors face au
mouvement moderne autrefois contestataire comme devant un ensemble de
classiques morts « pesant comme un cauchemar sur le cerveau des vivants »,
comme le dit jadis Marx dans un autre contexte.
En ce qui concerne la révolte postmoderne contre tout cela, il faut
souligner de la même façon que les caractères choquants qui lui sont propres
(depuis l'hermétisme, et un contenu sexuellement explicite jusqu'à la misère
psychologique, et aux expressions ouvertes de contestation politique et
sociale, qui dépassent tout ce qu'on aurait pu imaginer aux moments les plus
extrêmes du haut modernisme) ne scandalisent plus personne et sont non
seulement reçus avec la plus grande complaisance mais se sont eux-mêmes
institutionnalisés et se retrouvent jouer à l'unisson de la culture publique
officielle de la société occidentale.
En fait, la production esthétique s'est aujourd'hui intégrée à la production
de marchandises en général : la pression économique, qui pousse à produire
frénétiquement desflotstoujours renouvelés de biens toujours plus nouveaux
en apparence (des vêtements aux avions) à un rythme de remplacement
toujours plus rapide, assigne aujourd'hui à l'expérimentation et l'innovation
esthétiques une position et une fonction structurelles toujours plus
essentielles. Ces nécessités économiques trouvent dès lors une reconnaissance
dans les différents types de soutien institutionnel mis à la disposition du
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

renouvellement artistique, soutien qui va des fondations et des subventions


jusqu'aux musées et autres formes de mécénat. De tous, l'architecture est
constitutivement l'art le plus proche de l'économique, avec laquelle elle
entretient, via les commandes et le marché foncier, un rapport presque
non médié. Il ne faut dès lors pas s'étonner de découvrir, à l'origine du
développement extraordinairementflorissantde l'architecture postmoderne,
le patronage du milieu multinational des affaires dont l'expansion et le
développement lui sont rigoureusement contemporains. J'avancerai plus loin
l'idée que ces deux phénomènes possèdent une interdépendance dialectique
encore plus profonde que le simplefinancementau coup par coup de tel ou
tel projet particulier. Mais c'est le moment où je me dois de rappeler cette
évidence au lecteur: à savoir, que toute cette culture postmoderne mondiale,
encore qu'américaine, est l'expression interne et superstructurelle d'une ^
nouvelle vague de domination américaine, économique et militaire, à travers
le monde : en ce sens, comme dans toute l'histoire des classes sociales, le
dessous de la culture est le sang, la torture, la mort et la terreur.
La première remarque à faire sur la conception de la périodisation
à dominante, c'est que, quand bien même toutes les caractéristiques
constitutives du postmodernisme seraient identiques et coextensives à celles
du modernisme (position que je crois manifestement erronée mais qui
ne pourrait être infirmée que par une analyse encore plus développée du
modernisme lui même), les deux phénomènes n'en resteraient pas moins
complètement distincts dans leur signification et leur fonction sociale en
raison de la profonde différence de positionnement du postmodernisme
dans le système économique du capital tardif et, au-delà, en raison
de la transformation de la sphère même de la culture dans la société
contemporaine. Cette idée sera développée dans la conclusion de cet
ouvrage.
Il me faut maintenant traiter brièvement d'une objection faite à la
périodisation qui relève d'une autre catégorie et se rapporte à la crainte d'un
possible effacement de l'hétérogénéité, inquiétude exprimée le plus souvent
par la Gauche. Et il est certain qu'une étrange ironie, quasi-sartrienne - une
Culture 03S

logique du « à qui gagne perd » - paraît accompagner tout effort pour décrire
un «système» et une dynamique totalisante au moment même où on les
détecte dans le mouvement de la société contemporaine. Ce qui se passe
alors, c'est que plus puissante est la vision d'un système ou d'une logique
toujours plus totale (le livre sur les prisons de Foucault en est un exemple
frappant), plus le lecteur va se sentir impuissant. Par conséquent, dans la
mesure où le théoricien gagne, par la construction d'une machine toujours
plus fermée et terrifiante, dans cette même mesure précisément, il perd,
puisque la capacité critique de son travail se retrouve par là même paralysée
et que les velléités de contestation et de révolte, pour ne rien dire de celles
de transformation sociale, apparaissent toujours plus vaines et triviales face
au modèle lui-même.
J'ai toutefois estimé que la véritable différence ne pouvait se mesurer
et s'évaluer qu'à la lumière d'une conception de la logique culturelle
dominante, de la norme hégémonique. Je suis très loin de penser que la
production culturelle actuelle est, dans sa totalité, «postmoderne» au sens
large que je vais attribuer à ce terme. Le postmodernisme est pourtant
le champ de forces où des élans culturels très différents (que Raymond
Williams a utilement qualifiées de formes « résiduelles » ou « émergentes » de
production culturelle) doivent se frayer un chemin. Si nous ne parvenons
pas à acquérir un sens général de dominante culturelle, nous retombons
dans une vision de l'histoire actuelle comme pure hétérogénéité, différence
aléatoire, coexistence de multiples forces distinctes dont l'efïectivité est
indécidable. C'est en tout cas l'esprit politique dans lequel l'analyse qui
suit a été élaborée: avancer la conception d'une nouvelle norme culturelle
systématique et de sa reproduction afin de mieux réfléchir aux formes de
politique culturelle radicale qui seraient les plus efficaces aujourd'hui.
Cette exposition abordera tour à tour les éléments suivants, constitutifs
du postmodemisme :
" I Tout d'abord, une dephthlesmess, une nouvelle superficialité qui trouve
ses prolongements dans la « théorie » contemporaine et dans une toute
nouvelle culture de l'image, du simulacre;
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

II Ensuite, l'affaiblissement de l'historicité qui en résulte, tant dans notre


relation à l'Histoire publique que dans les nouvelles formes de temporalité
privée, dont la structure « schizophrène » (suivant Lacan) déterminera de
nouveaux types de syntaxe ou relations syntagmatiques dans le domaine des
arts les plus temporels ;
III Une tonalité émotionnelle fondamentale d'un nouveau genre - ce que
j'appellerai « intensités » - et que l'on saisira mieux en revenant aux anciennes
théories du sublime;
IV Les relations profondes et constitutives que tous ces éléments
entretiennent avec les nouvelles technologies, elles-mêmes figures d'un
nouveau système économique mondial ;
Et enfin, après une brève analyse des mutations postmodernistes dans
l'expérience vécue de l'espace bâti (V), quelques réflexions (VI) sur la mission
de l'art politique dans ce nouvel espace mondial déroutant du capitalisme
tardif ou multinational.

Nous commencerons par l'une des œuvres canoniques du haut


modernisme dans le domaine des arts plastiques, les célèbres souliers du
paysan de Van Gogh, un exemple qui n'a pas, comme vous pouvez vous en
douter, été choisi au hasard ni innocemment. Je vais proposer deux façons
d'interpréter ce tableau, chacune d'entre elle opérant une reconstruction
de la perception, de la réception de cette oeuvre dans un processus à deux
niveaux ou à double détente. Je souhaite tout d'abord préciser que, si
l'on ne veut pas ramener cette image abondamment reproduite à un rang
purement décoratif, il nous faut reconstruire la situation initiale d'où naquit
l'œuvre achevée. À défaut de restituer cette situation - qui s'est volatilisée
dans le passé - cette peinture restera un objet inerte, un produit fini réifié
impossible à saisir comme acte symbolique en soi, comme praxis et comme
production. Ce dernier terme laisse penser qu'une des façons de reconstruire
Culture 03S

Vincent Van Gogh, Paire de souliers, 1886

la situation initiale à laquelle répond cette œuvre, d'une certaine manière,


est de s'attacher aux matériaux bruts, au contenu premier que cette peinture
affronte, retravaille, transforme et s'approprie. Chez Van Gogh, je vais
proposer de prendre comme contenu originel, comme matériaux bruts
initiaux, simplement l'objet-monde de la misère rurale, de l'âpre pauvreté
des campagnes, et de tout ce monde humain rudimentaire de l'harassant
labeur paysan, un univers réduit à son état le plus brutal et menacé, primitif
et marginalisé.
Dans ce monde, les arbres fruitiers sont de vieux bouts de bois épuisés
sortant d'un sol pauvre ; les villageois sont usés jusqu'aux os, caricatures de
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

quelque typologie ultime et grotesque des caractères humains fondamentaux.


Comment se fàit-il alors que chez Van Gogh des pommiers explosent en une
surface hallucinatoire de couleurs pendant que ses stéréotypes villageois se
retrouvent tout d'un coup crûment recouverts de nuances de rouge et de
vert? Je suggérerai brièvement que, dans cette première option interprétative,
la transformation violente et délibérée d'un terne objet-monde paysan en
une matérialisation des plus éclatantes de purs coloris de peinture à l'huile,
doit être comprise comme un geste utopique, un acte de compensation
qui finit par donner naissance à un nouveau royaume utopique des sens,
ou du moins de ce sens suprême - la vue, le visuel, l'œil - qu'il reconstitue
pour nous maintenant en un espace semi-autonome en soi, élément
d'une nouvelle division du travail dans le corps du capital, d'une nouvelle
fragmentation du sensorium émergent qui reproduit les spécialisations et les
divisions de la vie capitaliste en même temps qu'il leur cherche, précisément
dans cette fragmentation, une compensation utopique désespérée.
Une seconde interprétation de Van Gogh est certainement difficile à ignorer
quand nous observons cette peinture-là, et c'est l'analyse centrale qu'en fait
Heidegger dans Der Urspung des Kustwerkes (L'origine de l'œuvre d'art), qui
s'organise autour de l'idée que l'œuvre d'art naît dans la faille, l'écart entre la
Terre et le Monde d'un côté, ce que je préférerais traduire comme la matérialité
dénuée de signification du corps et de la nature, et, de l'autre, la signification
dont sont doués l'histoire et le social. Nous reviendrons plus tard sur cet écart,
cette faille : je me contenterai de rappeler quelques-unes des phrases célèbres qui
modèlent le processus par lequel ces chaussures de paysans désormais illustres
re-créent lentement autour d'elles tout l'objet-monde manquant qui constitua
autrefois leur contexte vécu. «À travers ces chaussures, écrit Heidegger, passe
l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus
d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal ». « Ce produit, poursuit-il,
appartient à la terre et il est à l'abri dans le monde de la paysanne. La toile de
Van Gogh est l'ouverture de ce que ce produit, la paire de souliers du paysan,
est en vérité... Cet étant fait apparition dans l'éclosion de son être3», par le
biais de la médiation de l'œuvre d'art, qui entraîne le monde et la terre absents
r„ M^mjn 043

à se révéler autour d'elle-même, avec le pas lourd de la paysanne, l'isolement


du chemin de terre, la cabane dans la clairière, les instruments de travail usés
et cassés dans les sillons et dans le foyer. La contribution de Heidegger doit
être complétée en insistant sur la matérialité renouvelée de l'œuvre, sur la
transformation d'une forme de matérialité - la terre, ses chemins et ses objets
matériels - en cette autre matérialité, celle de la peinture, affirmée et mise en
avant pour elle-même et pour ses plaisirs visuels propres, mais tout en restant
néanmoins suffisamment plausible.
En tout cas, ces deux lectures peuvent être qualifiées d'herméneutiques,
dans le sens où l'œuvre dans sa forme objectale inerte est considérée comme
un indice, un symptôme d'une réalité plus vaste qui la remplace pour en
constituer l'ultime vérité. Il nous faut maintenant regarder d'autres souliers
et il est agréable de faire appel pour cela à une œuvre récente de la figure
majeure de l'art contemporain. À l'évidence, le tableau Diamond Dust Shoes
d'Andy Warhol ne nous parle plus avec l'immédiateté des chaussures de Van
Gogh ; en fait, je serais même tenté de dire qu'il ne nous parle, en réalité, pas
du tout. Rien dans cette peinture ne ménage ne serait-ce qu'une petite place
au regardeui qui se retrouve face à elle au détour du couloir d'un musée ou
d'une galerie comme face à la contingence d'un objet naturel inexplicable.
Pour ce qui est du contenu, nous avons affaire à ce que nous qualifierions
aujourd'hui de fétiches aux sens freudien et marxien du terme (Derrida
remarque quelque part, au sujet de la Paar Bauemschuhe de Heidegger, que les
chaussures de Van Gogh sont une paire hétérosexuelle, ce qui n'autorise ni la
perversion, ni la fétichisation). Ici, nous avons une collection aléatoire d'objets
inertes regroupés sur la toile comme autant de navets, aussi dépouillés de leur
monde vécu antérieur que la pile de chaussures qui nous reste d'Auschwitz,
ou les décombres et traces témoignant d'un incendie incompréhensible
et tragique dans une boîte de nuit bondée. Il n'y a par conséquent chez
Warhol aucun moyen de compléter le geste herméneutique et de restituer à
ces articles dépareillés tout ce contexte vécu plus large que seraient la boîte
de nuit ou le bal, l'univers de la mode jet-set ou des magazines de luxe. Et
cela devient encore plus paradoxal à la lumière d'un élément biographique :
016 La logique culturelle d u capitalisme tardif

Andy Warhol, Diamond dust shoes, 1980


Culture 03S

Warhol commença sa carrière artistique comme illustrateur commercial pour


des collections de chaussures et comme concepteur de vitrines où figuraient
nombre d'escarpins et mules de toutes sortes. On serait même tenté de
soulever ici - bien trop prématurément - une des questions centrales du
postmodernisme et de ses possibles dimensions politiques: le travail d'Andy
Warhol tourne en fait principalement autour de la marchandisation, et les
grands panneaux couverts de reproductions de la bouteille de Coca-Cola ou
de la boîte de soupe Campbell qui mettent explicitement au premier plan le
fétichisme de la marchandise de la transition vers le capital tardif, devraient
constituer de puissantes déclarations politiques et critiques. S'ils ne le sont pas,
il faudra certainement chercher à savoir pourquoi et se mettre à réfléchir un
peu plus sérieusement aux possibilités d'un art politique ou critique dans la
période postmodeme du capital tardif.
Mais il existe entre les moments haut moderniste et postmoderniste, entre
les souliers de Van Gogh et les souliers d'Andy Warhol, d'autres différences
significatives sur lesquelles nous devons rapidement nous arrêter. La première,
et la plus évidente, est l'émergence d'un nouveau type de platitude, d'absence
de profondeur, un nouveau genre de superficialité au sens le plus littéral
du terme, et c'est peut-être la caractéristique formelle suprême de tous
les postmodemismes auxquels nous aurons l'occasion de revenir dans de
nombreux autres contextes.
Il nous faudra ensuite nous confronter au rôle de la photographie et
du négatif photographique dans l'art contemporain de ce genre; c'est
précisément cela qui confère un caractère morbide à l'image de Warhol,
dont l'élégance glacée de radiographie mortifie l'œil réifié du spectateur
d'une façon qui semblerait, par son contenu, n'avoir aucun rapport avec
la mort, l'obsession de la mort ou l'angoisse de la mort. Tout se passe en
fait comme si nous avions ici affaire à l'inversion du geste utopique de Van
Gogh : dans l'œuvre la plus ancienne, un monde sinistré est, par quelque
décret nietzschéen, par un acte de la volonté, transformé en une stridence
de couleur utopique. Ici, au contraire, c'est comme si la surface externe et
colorée des choses - altérées et viciées par avance par leur assimilation à de
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

brillantes images publicitaires - avait été décapée pour faire apparaître le


mortel substrat noir-et-blanc du cliché qui les sous-tend. Bien que cette
sorte de mort du monde des apparences soit devenue la thématique de
certains travaux de Warhol, notamment dans les séries sur les accidents de
la circulation ou la chaise électrique, ce n'est désormais plus, à mon avis,
une question de contenu mais celle d'une mutation plus fondamentale dans
l'objet-monde - devenu un ensemble de textes, de simulacres - et dans la
disposition du sujet.
Tout cela m'amène maintenant à développer une troisième caractéristique
que j'appellerai le déclin de l'affect dans la culture postmoderne. II serait
bien sûr inexact de prétendre que tout affect, tout sentiment, toute émotion,
toute subjectivité a disparu de la nouvelle image. On constate en effet une
sorte de retour du refoulé dans Diamond Dust Shoes, une ivresse étrange,
compensatrice et décorative, clairement indiquée par le titre lui même, qui
renvoie bien entendu au scintillement de la poussière d'or, ce pailletage de
sable doré qui scelle la surface la peinture et continue pourtant de nous jeter
ses éclats. Pensez aux fleurs magiques de Rimbaud « qui se retournent vers
vous» ou à l'archaïque torse grec de Rilke dont les augustes yeux lancent
des éclairs prémonitoires intimant au sujet bourgeois de changer sa vie; ici
rien de ce genre dans la frivolité gratuite de cette dernière couche décorative.
Dans un article intéressant sur la version italienne du présent essai 4, Remo
Ceserani développe ce fétichisme du pied pour en proposer une image
quadripartite qui ajoute à l'expressivité ouvertement « moderniste » des
chaussures de Van Gogh-Heidegger le pathos « réaliste » de Walker Evans et
James Agee (étrange que le pathos nécessite ainsi une équipe!) ; tandis que ce
qui ressemblait chez Warhol à un assortiment fortuit d'accessoires de mode
d'antan revêt, chez Magritte, la réalité charnelle du membre humain, qui
devient alors plus fantasmatique que le cuir sur lequel il est imprimé. Cas
unique parmi les surréalistes, Magritte survécut au monumental changement
qui conduisit du moderne au postmoderne, devenant même en cours de
route une sorte d'emblème postmoderne : l'inquiétante étrangeté de la
forclusion lacanienne, sans l'expression. Le schizophrène idéal est en effet
Culture 03S

Walker Evans, floyd Burroughss Work Shots, 1936

assez facile à satisfaire, à condition toutefois de brandir un présent éternel


devant ses yeux qui contemplent avec une égale fascination une vieille
chaussure ou le mystère organique de la croissance obstinée de l'ongle de
l'orteil humain. À partir de là, Ceserani n'a pas volé son cube sémiotique :

RÉALISME MAGIQUE

l'orteil préhensile

TRAVAIL JEU

TRANSFORMATION OISIVETÉ

Van Gogh Warhol


SOUFFRANCE INDIFFÉRENCE

PHOTOGRAPHIE

rides sur le visage

LE RÉALISME DE L'ANCIEN TEMPS


016 La logique culturelle d u capitalisme tardif

René Magritte, Le Modèle rouge, 1935


Culture 03S

Cependant, il sera peut-être plus facile pour commencer d'aborder le


déclin de l'affect par le biais de la figure humaine, et il est évident que ce
que nous avons dit de la marchandisation des objets chez Warhol est tout
aussi valable pour ses sujets humains: des stars - comme Marilyn Monroe -
sont elles-mêmes marchandisées et transformées en leur propre image. Ici
aussi, un retour un peu brutal à l'ancienne période du haut modernisme
offre en raccourci une spectaculaire parabole de cette transformation. Le
Cri, la peinture d'Edvard Munch, constitue bien sûr l'expression canonique
des grandes thématiques modernistes : l'aliénation, l'anomie, la solitude, la
fragmentation sociale, et l'isolement, emblème quasiment programmatique
de ce que l'on a appelé l'ère de l'angoisse. Nous le considérerons ici comme
une incarnation non pas simplement de l'expression de ce type d'affects mais
aussi, et peut-être plus encore, de la quasi déconstruction de l'esthétique de
l'expression en tant que telle, qui semble avoir largement dominé ce que
nous appelons le haut modernisme mais paraît avoir disparu dans l'univers
postmoderne - pour des raisons aussi bien pratiques que théoriques. Le
concept même d'expression présuppose en effet une séparation au sein
du sujet, et, corrélativement, toute une métaphysique de l'intérieur et de
l'extérieur, de la souffrance muette au sein la monade et du moment où, de
façon souvent cathartique, cette « émotion » est alors projetée vers l'extérieur
et extériorisée comme geste ou cri, comme communication désespérée et
dramatisation externe du sentiment interne.
Il est peut-être maintenant temps de dire un mot de la théorie
contemporaine qui s'est vue, entre autres choses, confiée la mission
de critiquer et discréditer ce modèle herméneutique de l'intérieur et
de l'extérieur et de stigmatiser de tels modèles comme idéologiques et
métaphysiques. Mais j'avancerai que ce qu'on appelle aujourd'hui théorie
contemporaine - ou, mieux encore, discours théorique - constitue aussi,
très précisément, un phénomène postmoderniste. Il serait par conséquent
incohérent de défendre la vérité de ses aperçus théoriques dans une situation
où le concept même de "vérité" est un élément du bagage métaphysique
que le poststructuralisme cherche à abandonner. Ce que nous pouvons au
016 La logique culturelle d u capitalisme tardif

Edvard Munch, Le Cri, 1893


Culture 03S

moins avancer, c'est que la critique poststructuraliste de l'herméneutique,


de ce que je qualifierai sous peu de modèle de la profondeur, nous est utile à
titre de symptôme fort significatif de la culture postmoderniste qui constitue
précisément notre sujet.
Nous pouvons dire, un peu rapidement, qu'à côté du modèle herméneutique
de l'intérieur et de l'extérieur que développe la peinture de Munch, au moins
quatre autres modèles fondamentaux de la profondeur ont été, d'une façon
générale, répudiés par la théorie contemporaine :
(1) le modèle dialectique de l'essence et de l'apparence (avec toute une
gamme de concepts liés à l'idéologie ou la fausse conscience qui tend à
l'accompagner);
(2) le modèle freudien du latent et du manifeste, ou du refoulement
(qui est bien sûr la cible de La Volonté de savoir (L'histoire de la sexualité}, le
pamphlet programmatique et symptomatique de Michel Foucault);
(3) le modèle existentiel d'authenticité et d'inauthenticité dont les
thématiques héroïques ou tragiques sont intimement liées à cette autre
grande opposition entre aliénation et désaliénation, également victime de la
période post-structurale ou postmoderne ;
et (4), plus récemment, la grande opposition sémiotique entre signifiant
et signifié, qui fut rapidement désarticulée et déconstruite au cours de son
bref âge d'or dans les années soixante et soixante-dix.
Ces modèles de la profondeur sont en grande partie remplacés par
une conception des pratiques, des discours et du jeu textuel dont nous
examinerons plus loin les nouvelles structures syntagmatiques : je me
contenterai pour le moment de faire observer qu'ici aussi, la profondeur est
remplacée par la surface, ou de multiples surfaces (ce qu'on appelle souvent
intertextualité n'est plus, dans ce sens, une question de profondeur).
Cette absence de profondeur n'est pas non plus purement métaphorique :
peut en faire l'expérience physique et «littérale» quiconque gravit ce qui
était le Bunker Hill de Raymond Chandler à partir des grands marchés
Chicanos sur Broadway et la Quatrième Rue dans le centre de Los Angeles
et se retrouve tout à coup face à l'immense façade autoportée du Wells Fargo
016 La logique culturelle d u capitalisme tardif

Skidmore, Owings & Merrill LLP, Wells Fargo Court, Los Angeles, 1983
Culture

Court (Skidmore, Owings et Merrill) - une surface qu'aucun volume ne


semble soutenir, et dont le volume putatif (rectangulaire ? trapézoïdal ?) est
totalement indéterminable par le seul regard. Ce grand voile de fenêtres dont
la bi-dimensionnalité défie la gravité transforme un instant la terre ferme
sur laquelle nous nous tenons en contenus de stéréopticon, formes plates se
profilant ici et là autour de nous. L'effet visuel est le même de tous les côtés:
aussi prophétique que le grand monolithe de 2001 de Stanley Kubrick qui
défie ceux qui le regardent comme une destinée énigmatique, un appel à
une mutation dans l'évolution. Si ce nouveau centre-ville multinational
a effectivement fait disparaître l'ancien tissu urbain dégradé dont il a
violemment pris la place, ne peut-on dire quelque chose de semblable de
la façon dont cette étrange et nouvelle surface, par son côté péremptoire,
rend d'une certaine manière archaïques et vains nos anciens systèmes de
perception de la ville, sans toutefois en proposer d'autres à leur place?
Revenons maintenant une dernière fois au tableau de Munch : il semble
évident que Le Cri met, subtilement mais minutieusement, hors circuit sa
propre esthétique de l'expression tout en y restant emprisonné. Son contenu
gestuel met d'ores et déjà en évidence son propre échec dans la mesure où
le monde de la sonorité, le cri, la vibration brute de la gorge humaine, est
incompatible avec son médium (ce que souligne, dans l'œuvre, l'absence
d'oreille de l'homoncule). Pourtant le cri absent revient, pour ainsi dire, dans
une dialectique de boucles et de spirales, décrivant des cercles toujours plus
serrés autour de cette expérience encore plus absente de l'atroce solitude et de
l'angoisse que le cri lui-même cherchait à « exprimer». Ces boucles viennent
s'inscrire sur la surface peinte sous forme de grands cercles concentriques
où la vibration sonore devientfinalementvisible, comme sur la surface d'un
plan d'eau, dans une régression à l'infini qui se déploie depuis le souffrant
jusqu'à constituer la véritable géographie d'un univers où la douleur parle
et vibre maintenant à travers la matière du soleil couchant et du paysage.
Le monde visible devient alors le mur de la monade sur lequel ce « cri à
travers la nature «(selon les mots de Munch5) est enregistré et transcrit: on
pense à ce personnage de Lautréamont qui, ayant grandi enfermé dans une
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

membrane scellée et silencieuse, la déchira de son cri en prenant conscience


de la monstruosité de la divinité, rejoignant par là même le monde du son
et de la souffrance.
Tout cela nous amène à une hypothèse historique plus générale, à
savoir, que des concepts tels que l'angoisse et l'aliénation (et les expériences
auxquelles ils correspondent comme dans Le Cri) n'ont plus de pertinence
dans le monde du postmoderne. Les grandesfiguresde Warhol (Marylin et
Edie Sedgewick), les cas célèbres de bumoutti d'autodestruction de la fin
des années soixante et les grandes expériences dominantes de la drogue et de
la schizophrénie semblent n'avoir plus grand chose en commun ni avec les
hystériques et les névrotiques de l'époque de Freud ni avec ces expériences
canoniques d'isolement radical et de solitude, d'anomie, de révolte privée,
de folie à la Van Gogh, qui dominèrent la période du haut modernisme. On
peut caractériser ce déplacement dans la dynamique de la pathologie culturelle
comme le remplacement de l'aliénation du sujet par sa fragmentation.
Inévitablement, ces termes rappellent l'un des thèmes les plus à la mode
dans la théorie contemporaine, celui de la «mort» du sujet lui-même - la fin
de la monade autonome bourgeoise, du moi, de l'individu - et l'insistance
corrélative, que ce soit à titre de nouvel idéal motal ou à titre de description
empirique, sur le décentrement de ce sujet ou de ce psychisme auparavant
centré. (Parmi les deux formulations possibles de cette notion - la formulation
historiciste, selon laquelle le sujet centré, qui existait autrefois dans la période
du capitalisme classique et de la famille nucléaire, s'est aujourd'hui dissout dans
le monde de la bureaucratie organisationnelle ; et la position poststructuraliste
plus radicale selon laquelle, pour commencer, un tel sujet n'a jamais existé
et constitue une sorte de mirage idéologique - j'inclinerai pour ma part
nettement pour la première, la seconde devant de toute façon prendre en
compte quelque chose de l'ordre d'une «réalité de l'apparence»).
Nous devons toutefois ajouter que le problème de l'expression est
lui-même intimement lié à une conception du sujet en tant que contenant de
type monadique, au sein duquel les choses ressenties sont ensuite exprimées
par une projection vers l'extérieur. Mais il nous faut maintenant déterminer
Culture

dans quelle mesure la conception haut moderniste d'un style unique, avec
ses idéaux collectifs d'avantgarde ou d'avant-gardisme, résiste ou disparaît
avec l'ancienne notion (ou expérience) du sujet dit centré.
Ici encore, la peinture de Munch se présente comme une réflexion
complexe sur cette situation compliquée : elle nous montre que l'expression
nécessite la catégorie de la monade individuelle, mais elle nous montre
aussi le lourd tribut à payer pour cette condition préalable, dramatisant le
malheureux paradoxe qui veut que lorsque vous faites de votre subjectivité
individuelle un domaine auto-suffisant, un monde clos, vous vous fermez à
tout le reste et vous condamnez à la solitude gratuite de la monade, enterré
vivant et voué à une prison sans issues.
Le postmodernisme marque sans doute la fin de ce dilemme et le remplace
par un nouveau. Lafindu moi bourgeois, ou monade, entraîne certainement
avec elle la fin des psychopathologies de ce moi - ce que j'ai appelé le déclin
de l'afFect. Mais il signifie aussi la fin de beaucoup plus - par exemple, la
fin du style, au sens de l'unique et du personnel, la fin du coup de pinceau
caractéristique et distinctif (comme le symbolise l'émergence du primat
de la reproduction mécanique). Quant à l'expression et aux sentiments,
ou émotions, la libération par rapport à l'ancienne anomie du sujet centré
dans la société contemporaine peut également signifier non seulement une
libération par rapport à l'angoisse mais aussi une libération par rapport
aux sentiments de toutes sortes, puisqu'il n'existe plus de moi présent pour
produire le sentiment. Ce qui ne veut pas dire que les produits culturels de
l'ère postmoderne sont totalement dépourvus de sentiments, mais plutôt
que ces sentiments - qu'il serait peut-être mieux et plus précis d'appeler
« intensités », suivant J.F. Lyotard - flottent désormais, libres d'attache
et impersonnels, et tendent à se voir dominés par un genre particulier
d'euphorie, question sur laquelle nous reviendrons par la suite.
Toutefois, dans le contexte plus restreint de la critique littéraire, le déclin
de l'affect pourrait bien apparaître également comme le déclin des grandes
thématiques modernistes du temps et de la temporalité, des mystères
élégiaques de la durée et de la mémoire (à comprendre comme une catégorie
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

de la critique littéraire associée aussi bien au haut modernisme qu'aux


œuvres elles-mêmes). Pourtant, on nous a souvent répété que nous habitions
désormais le synchronique plutôt que le diachronique, et je pense que l'on
peut soutenir, au moins empiriquement, que notre vie quotidienne, notre
expérience psychique, nos langages culturels, sont aujourd'hui dominés par
les catégories de l'espace plutôt que par les catégories du temps comme c'était
le cas dans la période précédente du haut modernisme6.

II

La disparition du sujet individuel et sa conséquence formelle,


l'indisponibilité croissante du style personnel, engendrent la pratique
aujourd'hui quasi universelle de ce qu'on appelle le pastiche. Ce concept
de pastiche, que nous devons à Thomas Mann (dans Docteur Faustus),
qui le devait, pour sa part, à l'important travail d'Adorno sur les deux
voies de l'expérimentation musicale avancée (la planification innovante
de Schoenberg et l'éclectisme irrationnel de Stravinsky), est à distinguer
nettement de l'idée, plus accessible, de parodie.
Il est certain que la parodie a trouvé un terrain fertile dans les idiosyncrasies
des modernes et de leurs styles « inimitables » : la longue phrase faulknérienne,
par exemple, avec ses gérondifs à perdre haleine ; chez Lawrence, l'imagerie
de la nature ponctuée de rugueuses expressions familières ; chez Wallace
Stevens, l'hypostase invétérée de parties non substantives du discours (« les
complexes dérobades de comme ») ; dans Malher, les chutes soudaines
et fatales (mais finalement prévisibles) du grand pathos orchestral sur la
sentimentalité rustique de l'accordéon ; chez Heidegger, l'usage solennel
et méditatif de la fausse étymologie comme mode de «preuve»... Tous ces
traits nous frappent par ce qu'ils ont de caractéristiques, dans la mesure
où ils s'écartent ostensiblement d'une norme qui se réaffirme ensuite,
pas nécessairement de façon hostile, par une imitation, une mimique
systématique de leurs excentricités délibérées.
Culture 03S

Et pourtant, dans le saut dialectique de la quantité à la qualité, l'explosion


de la littérature modeme dans une foule de styles et de maniérismes personnels
et distincts a été suivie d'une fragmentation linguistique de la vie sociale, au
point que la norme elle même s'en est trouvée éclipsée, réduite à un discours
médiatique neutre et réifié (bien loin des aspirations utopiques des inventeurs
de l'Espéranto ou de l'Anglais Fondamental), qui n'est alors plus qu'un
idiolecte parmi beaucoup d'autres. Les styles modernistes deviennent par là
même des codes postmodernistes. Et que l'ahurissante prolifération actuelle
des codes sociaux, démultipliés dans les jargons professionnels et spécialisés
(mais aussi dans les signes d'affirmation d'adhésion à une ethnie, un genre,
une race, une religion ou une classe sociale), soit également un phénomène
politique, le problème de la micropolitique le met suffisamment en évidence.
Si, autrefois, les idées d'une classe dominante constituaient l'idéologie
dominante (ou hégémonique) de la société bourgeoise, aujourd'hui les pays
capitalistes avancés sont désormais le champ d'une hétérogénéité stylistique
et discursive sans norme. Des maîtres sans visage continuent d'influer sur les
stratégies économiques qui conditionnent nos existences, mais ils n'ont plus
besoin d'imposer leur discours (ou ne sont désormais plus en mesure de le
faire) ; et la condition post-littéraire du monde capitaliste tardif ne reflète pas
seulement l'absence de tout grand projet collectif mais aussi l'indisponibilité
de l'ancienne langue nationale.
Dans cette situation, la parodie se retrouve sans objet et sans vocation j
elle a vécu, et le pastiche, cette chose étrange et nouvelle, vient peu à
peu prendre sa place. À l'instar de la parodie, le pastiche est l'imitation
d'un style idiosyncrasique, particulier ou unique, le port d'un masque
linguistique, la parole dans une langue morte. Mais il s'agit d'une pratique
neutre de l'imitation, de la mimique, sans aucune des arrière-pensées de la
parodie, amputée de l'élan satirique, dépourvue du rire et de la conviction
que subsiste encore, à côté du parler anormal que vous avez emprunté
momentanément, une saine normalité linguistique. Ainsi le pastiche
constitue-t-il une parodie vide, blanche, une statue aux prunelles aveugles :
il est à la parodie ce que la pratique d'une espèce d'ironie vide, cette autre
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

idée moderne, intéressante et historiquement originale, est à ce que Wayne


Booth appelait «les ironies stables» du XVIII' siècle.
Par conséquent, il semblerait bien que le diagnostic prophétique d'Adorno
se soit confirmé, bien que négativement : ce n'est pas Schoenberg (dont
il avait entrevu la stérilité du système fini) mais Stravinsky qui est le
véritable précurseur de la production culturelle postmoderne. Car, avec
l'effondrement de l'idéologie haut-moderniste du style - qui est aussi unique
et reconnaissable que vos empreintes digitales, aussi incomparable que
votre corps (la source même de l'invention et de l'innovation stylistiques,
pour Roland Barthes dans ses premiers textes) - , les producteurs culturels
ne peuvent plus se tourner vers autre chose que le passé : l'imitation de
styles morts, un discours qui emprunte tous les masques et toutes les voix
emmagasinés dans le musée imaginaire d'une culture désormais mondiale.
Cette situation détermine de manière évidente ce que les historiens
de l'architecture appellent «historicisme», c'est-à-dire la cannibalisation
aveugle de tous les styles du passé, le jeu de l'allusion stylistique aléatoire,
et, de façon générale, le primat croissant de ce qu'Henry Lefebvre a appelé
le « néo ». Cette omniprésence du pastiche n'est toutefois pas incompatible
avec un certain humour, ni détachée de toute passion : elle est en tout
cas compatible avec l'addiction - cet appétit historiquement original des
consommateurs pour un monde transformé en pures images de lui-même,
pour les pseudoévénements et les «spectacles» (le mot des situationnistes).
C'est à ces objets que nous pouvons réserver la conception platonicienne
du «simulacre», la copie à l'identique d'un original qui n'a jamais existé. Il
n'est pas étonnant que la culture du simulacre naisse dans une société où
la valeur d'échange s'est généralisée au point d'effacer le souvenir même de
la valeur d'usage, une société dont Guy Debord avait noté dans une phrase
extraordinaire qu'en elle «l'image est devenue la forme ultime de réification
de la marchandise. » (La Société du spectacle).
On peut donc s'attendre à ce que la nouvelle logique spatiale du simulacre
ait un impact énorme sur ce qui fut longtemps le temps historique. Le
passé est de ce fait lui-même modifié : ce qui était autrefois, dans le roman
1
Culture 059

historique tel que le définit Lukàcs, la généalogie organique du projet


collectif bourgeois (ce qui constitue toujours, pour l'historiographie
rédemptrice d'un E.P. Thompson et d'une «histoire orale» américaine,
en vue de la résurrection de générations anonymes réduites au silence,
la dimension rétrospective indispensable à toute réorientation vitale de
notre avenir collectif) est entre-temps devenue une immense accumulation
d'images, un vaste simulacre photographique. Le puissant slogan de Guy
Debord convient aujourd'hui encore mieux à la « préhistoire » d'une société
privée de toute historicité, une société dont le passé putatif n'est guère
plus qu'un ensemble de spectacles poussiéreux. En fidèle conformité à la
théorie linguistique poststructuraliste, le passé comme «réfèrent» se trouve
progressivement mis entre parenthèses, puis totalement effacé, ne nous
laissant que des textes.
Il ne faudrait pas pourtant croire que ce processus s'accompagne
d'indifférence : au contraire, la remarquable intensification actuelle
de l'addiction à l'image photographique constitue en elle-même un
symptôme tangible d'un historicisme omniprésent, omnivore et presque
libidinal. Comme je l'ai déjà fait observer, les architectes utilisent ce mot
(excessivement polysémique) pour qualifier l'éclectisme complaisant de
l'architecture postmoderne, qui cannibalise sans ordre et sans principe,
mais non sans brio, les styles architecturaux du passé et les allie dans des
assemblages surexcitants. Qualifier une telle fascination de «Nostalgie»
n'apparaît pas parfaitement satisfaisant (en particulier quand on songe à la
douleur d'une nostalgie véritablement moderniste pour un passé inaccessible
sauf par l'esthétique), ce mot oriente toutefois notre attention sur une
manifestation, nettement plus généralisée culturellement, de ce processus
dans l'art et le goût commerciaux, à savoir : le cinéma dit de nostalgie (la
mode rétro, comme l'appellent les Français).
Les films de nostalgie restructurent entièrement la question du pastiche
et la projettent sur un plan social et collectif, où la tentative désespérée de
s'approprier un passé manquant se retrouve réfractée dans la loi d'airain du
changement de mode et de l'idéologie émergente de la génération. Le film
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

inaugural de ce nouveau discours esthétique, American Graffiti de George


Lucas (1973), se propose, comme tant d'autres s'y sont efforcés par la suite,
de restituer la réalité perdue, et désormais fascinante, de l'ère Eisenhower; et
l'on tend à penser que, au moins pour les Américains, les années cinquante
demeurent de manière privilégiée l'objet perdu du désir7 - et cela ne vise pas
uniquement la stabilité et la prospérité d'une paxamericana mais également
cette innocence originelle et naïve d'une contreculture qui fut celle des
débuts du rock'n roll et des bandes d'ados. Rumble Fish (Rusty James)
de Coppola deviendra, par la suite, le chant funèbre de leur disparition,
toutefois filmée de façon contradictoire, dans le style d'un véritable film
de nostalgie. Après cette percée initiale, d'autres époques générationnelles
s'ouvrent à la colonisation esthétique : en témoigne la récupération esthétique
des années trente américaines dans Chinatown de Polanski, et italiennes dans
Le Conformiste de Bertolucci. Plus intéressantes, et plus problématiques, sont
ces tentatives extrêmes de faire le siège, à travers ce nouveau discours, aussi
bien de nos propres présent et passé récent que d'une histoire plus lointaine
qui échappe à la mémoire de l'existence individuelle.
Face à ces tout récents objets - notre présent social, historique et existentiel,
et le passé en tant queréfèrent- , il apparaît de manière spectaculaire qu'il y a
incompatibilité entre le langage artistique de la «nostalgie» postmoderniste
et une historicité véritable. Cette contradiction propulse toutefois ce mode
vers une nouvelle inventivité formelle, complexe et intéressante ; étant
entendu que le film de nostalgie n'a jamais été lié à la question un peu
démodée de la «représentation» d'un contenu historique, mais qu'il aborde
au contraire le «passé» par le biais de la connotation stylistique, véhiculant
une «passéité» par le vernis de l'image, et la «trentité» des année trente ou
la «cinquantité» des années cinquante par les attributs de la mode (suivant
en cela la prescription de Roland Barthes dans Mythologies, qui voyait dans
la connotation le pourvoyeur d'imaginaire et d'idéalités stéréotypées : la
«Sinité», par exemple, comme «concept» de la Chine à la Disney-EPCOT).
Cette colonisation imperceptible du présent par le mode nostalgique est
sensible dans le film élégant de Lawrence Kasdan, La Fièvre au corps (Body
Culture

Heart), qui se déroule dans une petite ville de la Floride contemporaine à


quelques heures de route de Miami, lointain remake adapté à la «société
d'abondance» du film de James M. Cain, Assurance sur la mort (Double
Indemnity). Le mot remake est pourtant anachronique dans la mesure où
notre conscience de la préexistence d'autres versions (d'anciennes adaptations
cinématographiques du roman ou le roman lui-même) est désormais une
partie intégrante et essentielle de la structure du film : en d'autres termes,
nous sommes à présent dans l'«intertextualité», aussi bien en tant que
caractéristique constitutive et délibérée de l'effet esthétique qu'en tant
qu'opérateur d'une nouvelle connotation de la « passéité» et de la profondeur
pseudo-historique, dans laquelle l'histoire des styles esthétiques remplace
l'histoire «réelle».
Dès le début du film, toute une batterie de signes esthétiques commence
à mettre l'image officiellement contemporaine à distance de nous dans le
temps : les caractères typographiques art déco du générique, par exemple,
servent à programmer immédiatement le spectateur sur le mode de
réception «nostalgique» approprié (la citation art déco a pratiquement la
même fonction dans l'architecture contemporaine, ainsi, le remarquable
Eaton Centre de Toronto8). Parallèlement, des allusions complexes (mais
purement formelles) à l'institution même du star-system activent un jeu de
connotations quelque peu différent. William Hurt, qui joue le rôle principal,
appartient à cette nouvelle génération de « stars » de cinéma dont le statut se
distingue notablement de la précédente génération de superstars masculines,
comme Steve McQueen ou Jack Nicholson (ou même, auparavant, Marlon
Brando), sans parler des premiers moments de l'évolution de l'institution
de star. Les acteurs vedettes de la génération immédiatement précédente
donnaient corps à leurs différents rôles en projetant et en utilisant leur
personnalité hors écran, que le public connaissait bien et qui renvoyait
souvent à la rébellion et au non conformisme. Ceux de la génération actuelle
continuent d'assumer les fonctions traditionnelles de la célébrité (tout
particulièrement la sexualité) mais font montre de la plus parfaite absence
de «personnalité» telle qu'on la concevait auparavant et conservent un peu
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

de l'anonymat de l'acteur de composition (ce en quoi des comédiens comme


Hun atteignent des dimensions de virtuose, dans un genre pourtant très
différent de la virtuosité d'un Brando ou d'un Olivier). À présent, cependant,
cette «mort du sujet» dans l'institution de la star rend possible tout un jeu
d'allusions historiques à des rôles bien plus anciens (dans le cas présent, ceux
que l'on associe à Clark Gable) si bien que le style même de l'interprétation
peut lui aussi maintenant servir de «connotateur» du passé.
En fin de compte, ce cadre a été conçu stratégiquement, et avec une grande
ingéniosité, pour éluder la plupart des signaux qui véhiculent normalement
la contemporanéïté des États-Unis dans son ère multinationale: le décor
de la petite ville permet à la caméra de ne pas montrer le paysage hérissé
de tours des années soixante-dix et quatre-vingt (même si la destruction
fatale d'anciens bâtiments par des spéculateurs immobiliers est un épisode
clé du récit), tandis que l'objet-monde de notre époque (les produits et les
appareils dont le style permettrait de dater immédiatement l'image) est
soigneusement gommé. Par conséquent, tout dans cefilmconspire à occulter
sa contemporanéïté officielle et cherche à donner la possibilité au spectateur
de recevoir le récit comme s'il se déroulait dans des années trente éternelles,
par de-là le temps historique réel. Cette approche du présent à travers le
langage artistique du simulacre, ou du pastiche d'un passé stéréotypé, dote
la réalité présente et la transparence de l'histoire présente, du charme et
de la distance d'un brillant mirage. Pourtant ce nouveau mode esthétique
fascinant a lui-même émergé comme un symptôme complexe du déclin
de notre historicité, de notre capacité vécue à faire activement l'expérience
de l'histoire. On ne peut par conséquent pas dire qu'elle produit cette
étrange occultation du présent par son propre pouvoir formel, mais plutôt
qu'elle démontre purement et simplement, par ces contradictions internes,
l'énormité d'une situation où nous semblons de plus en plus incapables de
façonner des représentations de notre existence actuelle.
En ce qui concerne l'«histoire vraie» - objet traditionnel, quelle qu'en
soit la définition, de ce qu'on appelait le roman historique - il va être
plus éclairant de se tourner maintenant vers cette forme et ce médium
Culture 03S

plus anciens et d'en lire le destin postmoderne dans l'œuvre de l'un


des rares romanciers de gauche importants et novateurs écrivant aux
États-Unis aujourd'hui, dont les livres se nourrissent de l'histoire au sens
le plus traditionnel et semblent, jusqu'à présent, délimiter les moments
générationnels successifs de «l'épopée» de l'histoire américaine et passer de
l'un à l'autre. Le Ragtime d'E.L. Doctorow s'affiche comme un panorama
des deux premières décennies du siècle (comme World's Fairj ; Billy Bathgate,
son roman le plus récent, traite, comme Loon Lake, des années trente et de
la Grande Dépression, tandis que Le Livre de Daniel (The Book of Daniel)
met sous nos yeux, dans une douloureuse juxtaposition, les deux grands
moments de l'Ancienne Gauche et de la Nouvelle Gauche, du communisme
des années trente et quarante et du radicalisme des années soixante (on peut
même dire que le western de ses débuts entre dans ce schéma, et indique,
d'une manière moins nette et moins formellement délibérée, la fin de la
Frontière dans la dernière partie du XIX' siècle).
Le Livre de Daniel n'est pas le seul, parmi ces cinq romans historiques
majeurs, à établir un lien narratif explicite entre le présent du lecteur et de
l'écrivain, d'une pan, et, d'autre part, une réalité historique plus ancienne
qui constitue le sujet de l'œuvre ; l'époustouflante dernière page de Loon
Lake, que je ne dévoilerai pas, fait de même mais de façon très différente ; il
n'est pas inintéressant de signaler que la première version de Ragtime ' nous
plaçait explicitement dans notre propre présent, dans la maison de l'écrivain
à New Rochelle, New York, qui devenait tout à coup le lieu de son propre
passé (imaginaire) dans les années 1900. Ce détail a été supprimé du texte
publié, rompant symboliquement les amarres et laissant le roman libre de
flotter dans un nouveau monde du temps historique passé, dont les relations
avec nous sont, à vrai dire, problématiques. L'authenticité du geste peut
cependant s'apprécier au regard d'une de ces réalités de la vie, évidentes
et existentielles, à savoir qu'il ne semble plus exister désormais de relation
organique entre l'histoire américaine telle que nous l'apprenons dans les livres
d'école et l'expérience vécue de la ville d'aujourd'hui, multinationale, hérissée
de tours, en stagflation, ville des journaux et de notre vie quotidienne.
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

La crise de l'historicité s'inscrit toutefois symptomatiquement, au sein


de ce texte, dans plusieurs autres curieuses caractéristiques formelles. Son
sujet officiel est la transition de la politique radicale et ouvrière d'avant la
Première Guerre Mondiale (les grandes grèves) au progrès technologique et
à la nouvelle production de biens de consommation des années vingt (l'essor
de Hollywood et de l'image comme marchandise) : on peut voir comme
un moment lié à ce processus l'épisode étrange et tragique de la révolte du
protagoniste noir, version interpolée du Michael Kohlhaas de Kleist. Que
Ragtimeait un contenu politique et même quelque chose comme un « sens»
politique paraît en tout cas évident et a été exprimé de façon experte par
Linda Hutcheon :
«Trois familles parallèles : celle de l'establishment anglo-américain et celles, en marge, des
immigrants européens et des noirs américains. L'action du roman disperse le centre de la
première et déplace les marges dans les multiples «centres» du récit, dans une allégorie
formelle de la démographie sociale de l'Amérique urbaine. On y trouve de plus une critique
des idéaux démocratiques américains à travers la présentation d'un conflit de classe enraciné
dans la pauvreté capitaliste et le pouvoir de l'argent. Coalhouse le noir, Houdini le blanc
et Tateh l'immigré appartiennent tous à la classe ouvrière, et à cause de cela - et non
malgré cela - , sont par là même tous en mesure d'œuvrer à la création de nouvelles formes
esthétiques (ragtime, spectacles de music-hall, cinéma). 10 »

Tout est dit sauf l'essentiel, car Linda Hutcheon prête au roman
une cohérence thématique admirable dont peu de lecteurs ont pu faire
l'expérience en se livrant à l'analyse grammaticale des phrases, trop proches
de l'objet verbal pour y découvrir de telles perspectives. Bien sûr, Hutcheon
a absolument raison, et c'est ce que le roman aurait voulu dire s'il n'avait
pas été un produit postmoderne. Tout d'abord, les objets de représentation,
les personnages ostensiblement narratifs sont incommensurables et relèvent
pour ainsi dire de substances incomparables, comme l'huile et l'eau -
Houdini étant un personnage historique, Tateh un personnage defictionet
Coalhouse un personnage intertextuel- situation très difficile à inscrire dans
une comparaison interprétative de ce genre. En attendant, le thème attribué
au roman mérite également un examen minutieux et un peu différent
puisqu'il est possible de le reformuler comme une version classique de
« l'expérience de la défaite» de la Gauche au XX* siècle, c'est-à-dire comme
une proposition qui rend la dépolitisation du mouvement ouvrier imputable
aux médias ou à la culture en général (ce qu'elle appelle ici « nouvelles formes
esthétiques»). En fait, c'est là, à mon avis, la toile de fond élégiaque, sinon
le sens même de Ragtime, voire du travail de Doctorow en général ; mais
alors il nous faut décrire ce roman d'une autre façon, comme l'expression
inconsciente et l'exploration associative de cette doxa de gauche, de cette
opinion historique, cette quasi-vision imaginaire de «l'esprit objectif». Ce
dont une telle description devra prendre acte, c'est du paradoxe selon lequel
un roman apparemment réaliste comme Ragtime est en réalité une œuvre
non représentationnelle qui combine, dans une sorte d'hologramme, des
signifiants fantasmatiques tirés de divers idéologèmes.
Cependant mon objectif n'est pas de poser une hypothèse quant à la
cohérence thématique de ce récit décentré, mais plutôt de faire exactement
le contraire, c'est-à-dire de voir comment ce roman impose un type de
lecture qui nous met pratiquement dans l'impossibilité d'en rechercher et
d'en thématiser les « sujets » officiels, quiflottentau-dessus du texte, mais ne
peuvent être intégrés à notre lecture des phrases. En ce sens, non seulement
ce roman résiste à l'interprétation, mais il est organisé, systématiquement et
formellement, pour courtcircuiter une interprétation sociale et historique
traditionnelle qu'il propose et rétracte indéfiniment. Quand on se souvient
que la critique et le rejet théoriques de l'interprétation constituent une
composante fondamentale de la théorie poststructuraliste, il est difficile
de ne pas en tirer la conclusion que Doctorow a, d'une manière ou d'une
autre, délibérément intégré cette tension et cette contradiction dans le flux
de ses phrases.
Le livre est peuplé de personnages historiques réels (de Teddy Roosevelt
à Emma Goldman, d'Harry K. Thaw et Standford White à J. Pierpont
Morgan et Henry Ford, sans parler du rôle plus central qu'y joue Houdini)
qui interagissent avec une famille fictive, désignée simplement par Père,
Mère, Grand Frère et ainsi de suite. Il ne fait aucun doute que, d'une
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

manière ou d'une autre, tous les romans historiques, à commencer par ceux
de Sir Walter Scott, obligent le lecteur à faire appel à des connaissances
historiques antérieures, généralement acquises à l'école dans des manuels
d'histoire conçus dans un objectif, quel qu'il soit, de légitimation par telle ou
telle tradition nationale - établissant à partir de là une dialectique narrative
entre ce que nous « savons » déjà sur, par exemple, le Prétendant et son
existence concrète telle qu'elle est dévoilée dans les pages du roman. Mais
la démarche de Doctorow paraît beaucoup plus extrême: je soutiendrai que
le mode de désignation des deux types de personnages (noms historiques
et rôles familiaux avec une majuscule) intervient de façon puissante et
systématique pour réifier ces personnages et rendre impossible la réception
de leur représentation sans qu'elle soit au préalable interceptée par un savoir,
ou une doxa, déjà acquis - chose qui donne au texte une extraordinaire
impression de déjà vu et une bizarre familiarité qu'on est tenté d'associer au
« retour du refoulé » de Freud dans « L'Inquiétante étrangeté » plutôt qu'à une
solide formation historiographique de la part du lecteur.
Parallèlement, les phrases du roman dans lesquelles tout cela se passe
ont une spécificité propre qui nous permet d'établir une distinction plus
concrète entre l'élaboration d'un style personnel par les modernes et ce
nouveau type d'innovation linguistique, qui n'est plus du tout personnel
mais présente plutôt un lien de parenté avec ce que Barthes appelait, il y
a longtemps, «l'écriture blanche». Dans ce roman, Doctorow s'est imposé
un rigoureux principe de sélection qui n'admet que des phrases déclaratives
simples (mobilisées de façon prépondérante par le verbe «être»). Il n'en
résulte toutefois pas vraiment cette simplification condescendante et cette
précaution symbolique que l'on trouve dans la littérature pour enfants, mais
plutôt une chose plus perturbante, à savoir le sentiment d'une profonde
violence souterraine infligée à la langue américaine, qui reste, malgré
tout, impossible à détecter empiriquement dans ces phrases parfaitement
grammaticales qui composent le livre. D'autres «innovations» techniques
plus visibles donnent pourtant un indice de ce qui se passe dans la langue
de Ragtime: il est bien connu, par exemple, qu'une grande part des effets
Culture 03S

caractéristiques du roman de Camus L'Étranger trouve son origine dans


la décision délibérée de l'auteur de substituer le temps français du passé
composé aux temps utilisés d'ordinaire dans la narration". J'avancerai que
c'est comme si une chose de cet ordre était à l'œuvre ici : comme si Doctorow
avait cherché à produire systématiquement, dans sa langue, l'effet, ou son
équivalent, d'un temps verbal du passé que nous ne possédons pas en
anglais, c'est-à-dire le prétérit français (ou passé simple, dont le mouvement
« perfectif», comme nous l'a enseigné Emile Benveniste, sert à séparer les
événements du présent de l'énonciation et à transformer le cours du temps
et de l'action en autant d'objets événementiels isolés, complets et finis qui
se trouvent eux-mêmes coupés de toute situation présente (même de celle
de l'acte de la narration, de l'énonciation d'une histoire).
E.L. Doctorow est le poète épique de la disparition du passé radical
américain, de la suppression des pratiques et des moments anciens de la
tradition radicale américaine : aucun sympathisant de gauche ne peut lire
ces splendides romans sans éprouver une détresse poignante, qui constitue
un véritable moyen d'affronter au présent nos dilemmes politiques actuels.
Ce qui est intéressant d'un point de vue culturel, c'est qu'il a dû traduire ce
vaste thème formellement (puisque le déclin du contenu est très précisément
son sujet) et, plus encore, qu'il a dû développer son travail au moyen même
de cette logique culturelle du postmoderne qui est, elle-même, la marque et
le symptôme de ce dilemme. Loon Lake déploie de façon bien plus évidente
les stratégies du pastiche (notamment dans sa réinvention de Dos Passos) ;
mais Ragtime demeure le monument le plus singulier et stupéfiant érigé à
la situation esthétique engendrée par la disparition du référent historique.
Ce roman historique ne peut plus se proposer de représenter le passé
historique: il ne peut que «représenter» nos idées et nos stéréotypes de ce
passé (qui devient par là même aussitôt une «pop histoire»). C'est ainsi que
la production culturelle se trouve ramenée dans un espace mental qui n'est
plus celui du vieux sujet monadique mais plutôt celui d'un «esprit objectif»
collectif dégradé : il ne peut plus regarder directement un monde réel putatif,
une reconstruction d'un passé historique qui fut autrefois un présent; au
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

contraire, comme dans la caverne de Platon, il doit dessiner nos images


mentales de ce passé sur les murs qui le confinent. Si subsiste ici le moindre
réalisme, c'est un « réalisme » qui est censé provenir du choc produit par la
perception de cet enfermement et la lente prise de conscience d'une situation
historique nouvelle et originale où nous nous trouvons condamnés à
rechercher l'Histoire au moyen de nos propres «pop images», et nos propres
simulacres de cette histoire qui demeure pour toujours hors de portée.

III

La crise de l'historicité impose maintenant de revenir sous un autre angle


à la question, plus générale, de l'organisation temporelle dans le champ de
forces postmoderne, et, en fait, au problème de la forme que le temps, la
temporalité et le syntagmatique pourront prendre dans une culture toujours
plus dominée par l'espace et la logique spatiale. En effet, si le sujet a perdu la
capacité de développer activement ses pro-tensions et ses re-tensions sur la
diversité temporelle et d'organiser son passé et son futur dans une expérience
cohérente, il devient assez difficile de voir comment les productions
culturelles d'un tel sujet pourraient aboutir à autre chose qu'à des « tas de
fragments » et à une pratique de l'hétérogène, du fragmentaire arbitraire et
de l'aléatoire. Ce sont pourtant très précisément quelques-uns des termes
qui sont privilégiés pour analyser la production culturelle postmoderniste (et
même pour la défendre, par ses propres apologistes). Il demeure toutefois des
traits privatifs dont les formulations les plus substantives portent des noms
tels que textualité, écriture ou écrits schizophrènes, et c'est ce sur quoi nous
devons maintenant nous pencher brièvement.
J'ai trouvé utile ici l'analyse de Lacan sur la schizophrénie, non parce que
je pourrais juger d'une quelconque manière de sa pertinence clinique mais
principalement parce que - à titre de description plus que de diagnostic - elle
me semble offrir un modèle esthétique intéressant12. Je suis évidemment très
loin de penser que certains des artistes postmodernistes les plus importants
Culture 03S

(Cage, Ashbery, Sollers, Robert Wilson, Ishmael Reed, Michael Snow,


Warhol ou même Beckett) sont des schizophrènes en un quelconque sens
clinique. Il n'est pas non plus question de poser un diagnostic « culture-
et-personnalité » de notre société et de son art, comme chez les critiques
culturels psychologisants et moralisants du genre de Christopher Lasch avec
son retentissant La Culture du narcissisme dont je tiens à tenir l'esprit et la
méthodologie à distance des présents commentaires: on espère qu'il y a des
choses beaucoup plus ravageuses à dire sur notre système social que ne le
permet l'utilisation des catégories psychologiques.
Très brièvement, Lacan décrit la schizophrénie comme une rupture de
la chaîne signifiante, c'est-à-dire de la suite syntagmatique de signifiants
concaténés qui constitue un énoncé ou une signification. Je dois omettre
l'arrière-plan familial ou psychanalytique plus orthodoxe de cette situation
que Lacan transcode dans le langage en décrivant la rivalité oedipienne
non pas tant en se rapportant à l'individu biologique, votre rival dans la
compétition pour l'attention de la mère, mais plutôt à ce qu'il appelle
le Nom-du-Père, l'autorité paternelle considérée alors comme une
fonction linguistique13. Sa conception de la chaîne signifiante présuppose
principalement un des principes de base (et l'une des grandes découvertes)
du structuralisme saussurien, à savoir, qu'une signification n'est pas une
relation univoque entre un signifiant et un signifié, entre la matérialité de
la langue, un mot ou un nom, et son référent ou son concept. Dans cette
nouvelle perspective, la signification est générée par le mouvement de
signifiant à signifiant. Ce qu'on appelle en général le signifié - le sens ou le
contenu conceptuel d'un énoncé - doit alors être considéré comme un effet
de sens, comme ce mirage objectif de signification généré et projeté par les
relations des signifiants entre eux. Quand cette relation se rompt, quand les
maillons de la chaîne signifiante se brisent, apparaît alors la schizophrénie
sous forme de décombres de signifiants distincts et séparés. Une double
proposition permet de saisir le lien entre ce type de dysfonctionnement
linguistique et le psychisme du schizophrène : en premier lieu, que l'identité
personnelle est le produit d'une certaine unification temporelle du passé et
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

du futur avec le présent d'un sujet; en second lieu, que cette unification
temporelle active est elle-même une fonction du langage, ou, mieux encore,
de la phrase, dans la mesure où elle déploie son cercle herméneutique dans
le temps. Si nous sommes incapables d'unifier les passé, présent et futur de
la phrase, nous sommes alors incapables d'unifier les passé, présent et futur
de notre propre expérience biographique, de notre vie psychique. Face à cette
rupture de la chaîne signifiante, le schizophrène en est par conséquent réduit
à une expérience de signifiants matériels purs, ou, en d'autres termes, à une
succession dans le temps de purs présents sans lien entre eux. Nous nous
interrogerons sur les conséquences esthétiques d'une telle situation dans un
instant, voyons d'abord comment elle peut être ressentie :
«Je me souviens très bien du jour où cela m'arriva. J'étais allée me promener seule (nous
étions à la campagne en villégiature), comme je le faisais parfois. Tout à coup, un chant en
allemand se fit entendre de l'école devant laquelle je passais justement. C'était des enfants qui
avaient leur leçon de chant. Je m'arrêtai pour écouter, et c'est à ce moment qu'un sentiment
bizarre se fit jour en moi, sentiment difficile à analyser, mais qui ressemblait à tous ceux que
j'éprouvai plus tard: l'irréalité. Il me semblait que je ne reconnaissais plus l'école, elle était
devenue grande comme une caserne, et tous les enfants qui chantaient me paraissaient être
des prisonniers obligés de chanter. C'était comme si le chant et les enfants étaient séparés du
reste du monde. À ce même instant, mes yeux perçurent un champ de blé dont je ne voyais
pas les limites. Et cette immensité jaune, éclatante sous le soleil, liée au chant des enfants
prisonniers dans l'école-caserne en pierre lisse me donna une telle angoisse que je me mis
à sangloter. Puis je courus à notre jardin, et je me mis à jouer « pour faire revenir les choses
comme tous les jours «. C'est-à-dire, pour rentrer dans la réalité. Ce fut la première fois que
les éléments qui devaient plus tard toujours être présents dans mon sentiment d'irréalité se
présentèrent: l'immensité sans limite, la lumière éclatante, et le poli, le lisse de la matière."»

Dans notre contexte, cette expérience appelle quelques remarques :


premièrement, la rupture de temporalité libère soudainement ce présent du
temps de toutes les activités et de toutes les intentionnalités qui pouvaient
le viser et en faire un espace de praxis ; ainsi isolé, ce présent-là engloutit
subitement le sujet avec une vivacité indescriptible, une matérialité de la
perception proprement écrasante, qui met spectaculairement en évidence
le pouvoir du signifiant matériel - ou mieux encore, littéral - isolément.
071

Ce présent du monde, du signifiant matériel, passe avant le sujet avec une


intensité plus vive, apportant une mystérieuse charge d'affect, décrite ici
dans les termes négatifs d'angoisse, de perte de réalité, mais qu'on pourrait
imaginer tout aussi bien dans les termes positifs d'euphorie, de sommet,
d'intensité enivrante ou hallucinogène.
Ces analyses cliniques éclairent de façon saisissante ce qui se passe dans la
textualité, ou art schizophrène, même si, dans le texte culturel, le signifiant
isolé ne constitue plus un état énigmatique du monde ou un fragment de
langage incompréhensible et pourtant fascinant, mais plutôt quelque chose
qui se rapprocherait davantage d'une phrase isolée et auto-suffisante. Pensez
par exemple à l'expérience de la musique de John Cage, où un agrégat de
sons matériels (sur le «piano préparé» notamment) est suivi d'un silence si
intolérable que vous ne pouvez imaginer qu'un autre accord puisse parvenir
à exister, ni concevoir de réussir à vous souvenir suffisamment bien du
précédent pour établir le moindre lien avec lui s'il venait à arriver. Certains
récits de Beckett sont également de cet ordre, plus particulièrement Watt,
où le primat de la phrase présente dans le temps désintègre impitoyablement
le tissu narratif qui essaye de se reformer autour. Je prendrai cependant un
exemple moins sombre, un texte écrit par un jeune poète de San Francisco
qui appartient à un groupe, ou une école - Language Poetry ou the New
Sentence - qui paraît avoir adopté comme esthétique fondamentale la
fragmentation schizophrène.

LA CHINE

Nous vivons sur le troisième monde à partir du soleil. Numéro trois. Personne ne nous
dit que faire.
Les gens qui nous ont appris à compter étaient bienveillants.
Il est toujours temps de partir.
S'il pleut, soit vous avez un parapluie, soit vous n'en avez pas.
Le vent emporte votre chapeau. Le soleil, lui aussi, se lève.
Je préférerais que les étoiles ne nous décrivent pas les uns aux autres ; je préférerais que nous
le fessions nous-mêmes.
Cours devant ton ombre.
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

Une sœur qui te montre le ciel au moins une fois par décennie est une vraie stfur.
Le paysage est motorisé.
Le train t'emporte où il va.
Des ponts parmi les eaux.
Des gens errant sur de vastes étendues de béton, pénétrant dans l'avion.
N'oublie pas de quoi auront l'air ton chapeau et tes souliers quand tu demeureras
introuvable.
Même les mots flottant dans l'air font des ombres bleues.
Si le goût en est bon, nous le mangeons.
Les feuilles tombent. Désigne les choses.
Ramassez les choses qu'il fout.
Hi! Dis donc! Devint'.Qaai J'ai appris à parler. Chouette.
La personne dont la tête n'était pas achevée éclata en sanglots.
Que pouvait taire la poupée qui tombait ? Rien.
Va dormir.
Que tu es beau en short. Que le drapeau est beau, lui aussi!
Tout le monde prit un grand plaisir aux explosions.
Il est temps de s'éveiller.
Mais mieux vaut s'habituer aussi aux rêves.
Bob Perelman"

On pourrait dire bêaucoup de choses sur cet intéressant exercice de


discontinuité, la moins paradoxale n'étant pas la réémergence, là, à travers ces
phrases disjointes, d'un sens plus unifié et global. En effet, dans la mesure où
il s'agit, d'une façon quelque peu étrange et secrète, d'un poème politique,
il semble réellement capter quelque chose de la fièvre de l'expérience sociale
immense et inachevée de la Chine Nouvelle - sans équivalent dans l'histoire
du monde - l'émergence inattendue, entre les deux superpuissances, d'un
« numéro trois », la fraîcheur d'un tout nouvel objet-monde, produit par
des êtres humains dans un contrôle nouveau sur leur destinée collective ; et,
par-dessus tout, l'événement principal d'une collectivité devenue nouveau
«sujet d'histoire» et qui, après le long assujettissement du féodalisme et de
l'impérialisme, parle à nouveau de sa propre voix, pour elle-même, et comme
pour la première fois.
Culture

Mais je voulais surtout montrer la façon dont ce que j'ai appelé la


disjonction ou écriture schizophrène, quand elle se généralise pour devenir
un style culturel, cesse d'entretenir une relation obligée avec le contenu
morbide que nous associons à des termes comme la schizophrénie et s'ouvre
à des intensités plus joyeuses, précisément à cette euphorie que nous avons
vue supplanter ces anciens affects de l'angoisse et de l'aliénation. Prenez
par exemple, l'analyse de Jean-Paul Sartre sur une tendance similaire chez
Flaubert:
« Sa phrase [Sartre parle de Flaubert] cerne l'objet, l'attrape, l'immobilise et lui casse les reins,
se referme sur lui, le change en pierre et le pétrifie avec elle. Elle est aveugle et sourde, sans
anère; pas un souffle de vie, un silence profond la sépare de la phrase qui suit; elle tombe
dans le vide, éternellement, et entraîne sa proie dans cette chute infinie. Toute réalité, une
fois décrite, est rayée de l'inventaire. ' S

Je suis tenté de voir dans cette interprétation une sorte d'illusion d'optique
(un agrandissement photographique) d'un caractère involontairement
généalogique, en ce qu'elle met en avant, de façon anachronique,
certains traits du style de Flaubert, latents ou subordonnés, proprement
postmodernistes. Elle donne cependant une leçon intéressante de périodisation
et de restructuration dialectique des dominantes et des subordonnés culturels.
Car ces caractéristiques, chez Flaubert, constituaient les symptômes et les
stratégies dans cette vie posthume et ce ressentiment à l'égard de la praxis qui
est dénoncée (avec une sympathie croissante) dans les trois mille pages du
livre de Sartre, L'Idiot de k famille. Quand de telles particularités deviennent
la norme culturelle, elles dépouillent de leur affect négatif ces formes et se
retrouvent disponibles pour d'autres usages, plus décoratifs.
Mais nous n'avons pas encore complètement épuisé les secrets structuraux
du poème de Perelman, qui se révèle n'avoir que peu de rapport avec ce
réfèrent nommé Chine. L'auteur a raconté comment, alors qu'il se promenait
dans Chinatown, il tomba sur un livre de photographies dont les légendes
idéogrammatiques restèrent pour lui lettre morte (ou peut-être, pourrait-on
dire, un signifiant matériel). Les phrases du poème sont en fait les légendes
que Perelman a données à ces images, leurs référents étant une autre image,
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

un autre texte absent ; et ce n'est plus dans la langue du poème qu'il faut
chercher son unité mais à l'extérieur, dans l'unité bornée d'un autre livre,
un livre absent. On trouve ici un parallèle frappant avec la dynamique du
dit hyperréalisme, qui paraissait marquer un retour à la représentation et à
lafigurationaprès la longue hégémonie esthétique de l'abstraction, jusqu'au
jour où il est devenu clair que son objet ne se trouvait pas non plus dans
le «monde réel» mais était des photographies de ce monde réel, ce dernier
étant alors transformé en images dont le «réalisme» de la toile hyperréaliste
est désormais le simulacre.
Ce rôle de la schizophrénie et de l'organisation temporelle est cependant
susceptible de s'énoncer autrement, ce qui nous ramène à la notion
heideggerienne d'écart, de faille, entre la Terre et le Monde, encore que
d'une façon nettement incompatible avec le ton et le grand sérieux de sa
philosophie. J'aimerais caractériser l'expérience postmoderniste de la forme
par une formule qui paraîtra, je l'espère, paradoxale: à savoir, la proposition
selon laquelle « la différence met en relation » (« différence relates»). À partir de
Macherey, notre récente critique a entendu faire ressortir l'hétérogénéité et la
profonde discontinuité de l'oeuvre d'art, non plus unifiée ou organique, mais
formant plutôt un fourre-tout, un bric-à-brac de sous-systèmes décousus,
de matériaux bruts aléatoires et d'élans de toutes sortes. En d'autres termes,
l'ancienne œuvre d'art s'est njaintenant révélée être un texte, dont la lecture
procède par différentiation plus que par unification. Les théories de la
différence ont eu tendance à accentuer cette disjonction jusqu'au point où
les matériaux du texte, y compris les mots et les phrases, en viennent à se
désintégrer dans une passivité aléatoire et inerte en un ensemble d'éléments
entretenant entre eux des relations de séparation.
Cependant, dans les œuvres postmodernistes les plus intéressantes, on
peut déceler une conception plus positive de la relation qui restitue à la
notion de différence sa tension propre. Ce nouveau mode de lien par la
différence parvient parfois à constituer une façon de penser et de percevoir
nouvelle et originale; elle prend le plus souvent la forme d'un impératif
impossible, celui de réaliser cette nouvelle mutation de ce que l'on ne peut
Culture 03S

peut-être plus appeler la conscience. Je crois que le travail de Nam June Paik
est l'emblème le plus saisissant de ce nouveau mode de pensée des relations,
avec ses postes de télévision - empilés ou dispersés, disposés par intervalles
dans une végétation luxuriante, ou clignotant du haut d'un plafond comme
d'étranges et nouvelles étoiles vidéo - qui reprennent inlassablement des
séquences ou boucles préorganisées d'images qui reviennent, à des moments
désynchronisés, sur les divers écrans. Ce sont les regardeurs, déconcertés par
cette variété discontinue, qui mettent alors en pratique la vieille esthétique
en décidant de se concentrer sur un seul écran, comme si la séquence
d'images relativement dénuée de valeur qui défile devant eux avait en
elle-même quelque valeur organique. Le regardeur postmoderniste est appelé
à accomplir l'impossible, c'est-à-dire, à voir tous les écrans en une seule fois,
dans leur différence radicale et aléatoire ; un tel spectateur est invité à opérer
la mutation évolutionniste de David Bowie dans The Man Who Fell to Earth
(L'Homme qui venait d'ailleurs) regardant cinquante-sept postes de télévision
en même temps, et à s'élever d'une manière ou d'une autre à un niveau où la
vive perception de la différence radicale est, en elle-même et d'elle même, un
nouveau mode de compréhension de ce qu'on appelait autrefois la relation :
pour pareille chose, le nom de collage est encore trop faible.

IV

Il nous faut maintenant compléter cet exposé exploratoire de l'espace et du


temps postmodernistes avec une analyse finale de cette euphorie dont nous
avons parlé, de ces intensités qui semblent caractériser si souvent l'expérience
culturelle récente. Permettez-moi d'insister de nouveau sur l'énormité d'une
transition qui laisse derrière elle la désolation des immeubles de Hopper
ou l'austère syntaxe Midwest des formes de Sheeler, et les remplace par les
surfaces extraordinaires du paysage urbain hyperréaliste où même les épaves
d'automobiles brillent d'une splendeur hallucinatoire nouvelle. L'ivresse de
ces surfaces est tout ce qu'il y a de plus paradoxale dans la mesure où leur
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

contenu essentiel - la ville même - s'est dégradé, détérioré ou désintégré à un


degré très certainement inconcevable au début du XXe siècle, sans parler de
l'ère antérieure. Comment la misère urbaine peut devenir un plaisir pour les
yeux quand elle s'exprime par la marchandisation et comment un bond sans
équivalent dans l'aliénation de la vie quotidienne urbaine peut maintenant
être vécu comme une ivresse nouvelle, étrange et hallucinatoire - ce sont
quelques-unes des questions que nous devrons aborder à ce moment de
notre recherche. Lafigurehumaine ne devra pas non plus échapper à notre
investigation même s'il semble clair que, pour cette nouvelle esthétique,
la représentation de l'espace en est arrivée à paraître incompatible avec
la représentation du corps: une sorte de division esthétique du travail
beaucoup plus prononcée que dans aucune conception générique antérieure
du paysage, ce qui constitue un symptôme des plus inquiétants d'ailleurs.
L'espace privilégié de ce nouvel art est radicalement anti-anthropomor-
phique, comme, par exemple, dans les salles de bain vides du travail de Doug
Bond. Pourtant, la suprême fétichisation contemporaine du corps humain
prend une direction très différente avec les sculptures de Duane Hanson :
c'est ce que j'ai appelé le simulacre, dont la fonction précise réside dans ce
que Sartre aurait qualifié de déréalisation de la totalité du monde environnant
de la réalité quotidienne. En d'autres termes, ce moment où vous doutez
et hésitez à attribuer respiration et chaleur à cesfiguresde polyester tend à
se répercuter sur les êtres humains réels qui circulent autour de vous dans
le musée et à les transformer eux aussi, l'espace d'un instant, en autant de
simulacres à part entière, inertes et de couleur chair. De ce fait, le monde
perd momentanément sa profondeur et menace de devenir une surface
polie, une illusion stéréoscopique, un afflux d'imagesfilmiquesdépourvu de
densité. Mais s'agit-il ici d'une expérience terrifiante ou enivrante ?
Il s'est avéré fructueux de réfléchir à ces expériences en fonction de ce
que Susan Sontag avait défini comme « camp», à partir de là, je proposerai
un éclairage un peu différent, en m'appuyant sur le thème, tout aussi à la
mode actuellement, du «sublime», tel qu'il a été redécouvert dans les travaux
d'Edmund Burke et de Kant: ou peut-être souhaitera-t-on accoupler les deux
Culture 03S

Duane Hanson, Muséum Guard, 1975


016 La logique culturelle du capitalisme tardif

notions dans une formule comme sublime camp ou « hystérique». Le sublime


était, pour Burke, une expérience proche de la terreur, la vision momentanée
et troublée, dans l'étonnement, la stupeur et la crainte, de ce qui était assez
énorme pour écraser complètement la vie humaine : une description affinée
ensuite par Kant pour inclure la question de la représentation, de façon à ce
que l'objet du sublime ne se cantonne pas à une affaire de pure puissance
et d'incommensurabilité physique entre l'organisme humain et la Nature,
mais s'étende également aux limites de lafigurationet à l'incapacité pour
l'esprit humain de donner une représentation à des forces aussi énormes.
Burke, dans son moment historique à l'aube de l'état bourgeois moderne,
ne put conceptualiser de telles forces que dans les termes du divin, alors
que même Heidegger continua d'entretenir une relation fantasmatique
avec des paysages agricoles et des communautés villageoises organiques et
précapitalistes, qui constituent la forme dernière de l'image de la Nature à
notre propre époque.
Il est cependant possible aujourd'hui de repenser tout cela différemment,
au moment où la Nature subit une éclipse radicale: le «chemin de terre»
d'Heidegger, est, après tout, irrémédiablement et irrévocablement détruit par
le capital tardif, par la révolution verte, le néocolonialisme et les mégalopoles
qui projettent leurs super-autoroutes sur les anciens champs et pâturages et
transforment la « maison de l'être» heideggerienne en lotissements, quand ce
n'est pas en immeubles de logements misérables, sans chauffage et infestés de
rats. L'autre de notre société n'est plus du tout, en ce sens, la Nature, comme
c'était le cas dans les sociétés précapitalistes, mais une chose différente qu'il
nous faut maintenant identifier.
Je tiens beaucoup à qu'on n'assimile pas trop précipitamment cette autre
chose à la technologie perse, car je m'efforcerai de montrer que la technologie
n'est ici que la figure d'autre chose. Néanmoins, la technologie peut bien
servir de raccourci adéquat pour désigner cette énorme puissance, proprement
humaine et anti-naturelle, du travail humain inerte emmagasiné dans nos
machines -une puissance aliénée, ce que Sartre appelle la contre-finalité
du praticoinerte, qui se retourne vers nous et contre nous sous des formes
Culture 03S

non-reconnaissables et semble constituer l'horizon contre-utopique massif


de notre praxis tant collective qu'individuelle.
Cependant, le développement technologique est, du point de vue
marxiste, le résultat du développement du capital plus qu'un élément
déterminant en dernière instance. Il sera par conséquent opportun de
distinguer plusieurs générations de puissances machiniques, plusieurs stades
dans la révolution technologique dans le capital lui-même. Je suivrai ici
Emest Mandel, qui dégagea trois ruptures, ou avancées fondamentales dans
l'évolution des machines sous le règne du capital :
« Les bouleversements fondamentaux de la technique énergétique - la technique de la
production mécanique des moteurs - apparaissent ainsi comme l'élément déterminant
du bouleversement de la technique d'ensemble. La production mécanique des moteurs
à vapeur depuis 1948 ; la production mécanique des moteurs électriques et à explosion
depuis les années quatre-vingt dix du XIXe siècle; la production mécanique des appareils
électroniques et nucléaires depuis les années quarante et cinquante de notre siècle: ce sont
les trois bouleversements généraux de la technique que le mode de production capitaliste a
fait naître après la révolution industrielle de la seconde moitié du XVIIIe siècle.17»

Cette périodisation met en évidence la thèse générale du livre de Mandel,


Late Capitalim (Le Troisième âge du capitalisme) : à savoir qu'il y eut trois
moments fondamentaux dans le capitalisme et que chacun d'eux a marqué
une expansion dialectique par rapport au stade précédent. Ce sont : le
capitalisme de marché, le stade monopolistique ou impérialiste, et le nôtre,
improprement appelé post-industriel, qu'il vaudrait mieux qualifier de
capital multinational. J'ai déjà signalé que l'intervention de Mandel dans
le débat post-industriel impliquait d'admettre que le capitalisme tardif,
multinational ou de consommation, loin d'être incompatible avec la grande
analyse de Marx au XIXe siècle, constitue au contraire la forme la plus
pure de capital ayant jamais existé, une expansion prodigieuse du capital
dans des domaines non marchandisés jusqu'alors. Le capitalisme plus pur
des temps présents élimine ainsi les enclaves d'organisation précapitaliste
qu'il avait jusqu'à présent tolérées et exploitées de manière tributaire. On
est tenté de parler à ce sujet de pénétration et de colonisation nouvelles et
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

historiquement inédites de la Nature et de l'Inconscient : c'est-à-dire, la


destruction de l'agriculture précapitaliste du Tiers Monde par la Révolution
Verte et l'essor de l'industrie des médias et de la publicité. En tout cas, il doit
également être clair que ma périodisation culturelle en stades de réalisme,
modernisme et postmodernisme est tout autant inspirée que confirmée par
le schéma tripartite de Mandel.
Nous pouvons donc parler de notre période comme du Troisième âge de
la Machine et c'est maintenant que nous devons réintroduire le problème
de la représentation esthétique, développé explicitement auparavant dans
l'analyse du sublime chez Kant, dans la mesure où, en toute logique, on
peut s'attendre à ce que la relation à la machine et sa représentation évoluent
dialectiquement avec chacun de ces stades qualitativement différents du
développement technologique.
Il est bon de rappeler l'excitation suscitée par les machines dans le
moment du capital qui a précédé le nôtre, et tout particulièrement l'ivresse
du futurisme et la célébration de la mitrailleuse et de l'automobile par
Marinetti. Ces emblèmes sont encore visibles, points nodaux plastiques
d'énergie donnant à toucher et à voir ces énergies motrices de ce moment
antérieur de la modernisation. On peut mesurer le prestige de ces grandes
formes aérodynamiques par leur présence métaphorique dans les immeubles
de Le Corbusier, immenses structures utopiques qui voguent comme autant
de gigantesques paquebots à vapeur sur le paysage urbain d'une ancienne
terre déchue18. La machine exerce un autre type de fascination dans les
œuvres d'artistes comme Picabia ou Duchamp, que nous n'avons pas le
temps d'aborder ici ; mais laissez-moi signaler, par souci d'exhaustivité, la
manière dont les artistes révolutionnaires ou communistes des années
trente cherchèrent également à se réapproprier cette excitation de l'énergie
machinique au profit d'une reconstruction prométhéenne de la société
humaine en tant que tout, comme chez Fernand Léger ou Diego Rivera,
par exemple.
Il saute aux yeux que la technologie de notre propre moment ne
possède plus cette même aptitude à la représentation : ce n'est plus la
Culture 03S

Diego Rivera, Man at rhe Crossmads, 1932-1934

turbine, ni même les silos à grains ou les cheminées de Scheeler, ni la


composition baroque des canalisations et des tapis roulants, ni même le
profil aérodynamique des trains de chemin de fer (ce sont tous des engins de
vitesse, qui ont encore cours, du reste), mais c'est plutôt l'ordinateur, dont la
coquille extérieure n'a de pouvoir ni emblématique ni visuel, ou encore les
enveloppes des différents médias, comme cet appareil domestique nommé
télévision qui n'exprime rien mais au contraire implose, engloutissant en
lui-même sa surface aplatie d'images.
Ces machines sont en effet des machines de reproduction plus que de
production, et elles sollicitent notre aptitude à la représentation esthétique
de manière très différente de celle de l'idolâtrie relativement mimétique des
machines du moment futuriste, ou d'une ancienne sculpture cinétique. Nous
avons ici moins affaire à une énergie cinétique qu'à une palette complète
de nouveaux procédés de reproduction : dans les œuvres les plus médiocres
du postmodernisme, l'incarnation esthétique de ces procédés a souvent
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

tendance à se replier plus confortablement sur une pure représentation


thématique du contenu - dans les récits qui sont au sujet des procédés de
reproduction et incluent caméras de cinéma, vidéo, magnétophones, toute la
technologie de reproduction et de reproduction du simulacre. (Le passage du
BIow Up moderniste d'Antonioni au Blow Outpostmoderniste de De Palma
est à cet égard paradigmatique). Quand des architectes japonais dessinent
un immeuble sur le modèle d'une imitation décorative d'un empilement de
cassettes, le résultat est alors, au mieux, thématique et allusif, même s'il est
souvent non dénué d'humour.
Un autre élément tend pourtant à se dégager des textes postmodernistes
les plus stimulants, et c'est la sensation que, au-delà de toute thématique
et de tout contenu, l'œuvre parvient, d'une manière ou d'une autre, à
capter les réseaux du processus reproductif et à nous offrir, de ce fait, un
aperçu sur un sublime technologique ou postmoderne, dont le pouvoir
ou l'authenticité s'appuie sur la capacité de ces œuvres à évoquer tout un
nouvel espace postmoderne en train d'émerger autour de nous. L'architecture
reste à cet égard le langage esthétique privilégié, et les reflets déformés
et fragmentés d'une énorme surface vitrée sur une autre peuvent être
tenus pour paradigmatiques du rôle central que jouent le processus et la
reproduction dans la culture postmodeme.
Comme je l'ai signalé, cependant, je ne veux pas laisser penser que la
technologie serait l'« élément déterminant en dernière instance» de notre
vie sociale actuelle ou de notre production culturelle : bien entendu, une
telle thèse est, en dernière analyse, en accord avec la notion postmarxiste de
société postindustrielle. Je voudrais plutôt avancer que nos représentations
défectueuses d'un immense réseau communicationnel et informatique ne
sont, en fait, qu'unefigurationdéformée d'une chose encore plus profonde,
en clair, du système-monde du capitalisme multinational actuel. Ce n'est
donc pas tant en elle-même que la technologie de la société contemporaine
est hypnotique et fascinante que parce qu'elle paraît offrir un raccourci
représentationnel pertinent pour comprendre ce réseau de pouvoir et de
contrôle que nos esprits et nos imaginations ont encore plus de mal à
Culture 03S

saisir : l'ensemble du nouveau réseau mondial décentré du troisième âge


du capital. Là où s'observe le mieux actuellement ce processus figurai, c'est
dans tout ce mode de la littérature de divertissement contemporaine -
qu'on pourrait qualifier de «paranoïa high-tech» - dans lequel les circuits
et les réseaux d'une hypothétique interconnexion informatique globale
sont mobilisés narrativement par des conspirations labyrinthiques de
services de renseignements autonomes mais inextricablement entremêlés
et dangereusement concurrents avec une complexité dépassant souvent les
capacités de compréhension normales du lecteur. La théorie du complot
(et ses manifestations narratives tape-à-l'œil) peut pourtant être considérée
comme une tentative dégradée - à travers la figuration des technologies de
pointe - de penser la totalité impossible du système-monde contemporain.
Ce n'est que sous l'aspect de cette autre réalité des institutions économiques
et sociales, réalité immense et menaçante bien qu'encore faiblement
perceptible, qu'à mon avis, il est possible de théoriser le sublime postmoderne
de manière adéquate.
Ces récits, qui tentèrent d'abord de s'exprimer dans la structure générique
du roman d'espionnage, ne se sont que récemment cristallisés dans un
nouveau type de science-fiction, le cyberpunk, qui constitue autant une
expression des réalités des entreprises transnationales que l'expression d'une
paranoïa généralisée : les innovations représentationnelles de William Gibson
font de son œuvre une réalisation littéraire exceptionnelle au sein d'une
production postmodeme majoritairement visuelle ou orale.

Avant de conclure, je voudrais maintenant esquisser l'analyse d'un


immeuble d'un postmodernisme achevé - une œuvre qui, à bien des égards,
n'est pas caractéristique de cette architecture postmoderne dont Robert
Venturi, Charles Moore, Michael Graves et plus récemment Frank Gehry
sont les principaux défenseurs, mais qui, pour moi, offre quelques leçons
016 La logique culturelle d u capitalisme tardif

John Portman & Associates. Inc, The Westin BomveMure, Los Angeles, 1977
Culture 03S

très saisissantes sur l'originalité de l'espace postmoderniste. Permettez-moi


de développer la figure qui a parcouru les précédentes remarques pour la
rendre encore plus explicite: j'avancerai l'idée que nous sommes ici en
présence d'une sorte de mutation de l'espace bâti. Et je pense que nous, les
sujets humains qui nous retrouvons dans ce nouvel espace, n'avons pas suivi
le rythme de cette évolution : une mutation dans l'objet a eu lieu et elle ne
î'est pas, à ce jour, accompagnée d'une mutation équivalente dans le sujet.
Nous ne possédons pas encore l'outillage perceptuel qui convient à ce nouvel
byperespace, comme je vais le baptiser, en partie parce que nos habitudes
perceptuelles se sont formées dans ce type d'espace plus ancien que j'ai
appelé l'espace du haut modernisme. Par conséquent, la nouvelle architecture
- comme tant d'autres produits culturels que j'ai évoqués précédemment -
apparaît comme une sorte d'impératif à faire naître de nouveaux organes,
à développer notre sensorium et notre corps pour leur donner de nouvelles
dimensions encore inimaginables, et peut-être, en définitive, impossibles.
Le bâtiment dont je vais très rapidement énumérer les caractéristiques, c'est
le Westin Bonaventure Hôtel, construit dans le nouveau centre de Los Angeles
par l'architecte et promoteur John Portman, qui est, entre autres, à l'origine de
plusieurs Hyatt Regencies, du Peachtree Center à Atlanta, et du Renaissance
Center à Détroit. J'ai mentionné l'aspect populiste de la rhétorique de
défense du postmodernisme contre l'austérité élitiste (et utopique) des grands
modernismes architecturaux: autrement dit, on affirme en général que ces
nouveaux immeubles sont, d'une part, des œuvres populaires et, d'autre
part, qu'ils respectent le style local du tissu urbain américain ; c'est-à-dire
qu'ils ne cherchent plus à introduire, comme le faisaient les chefs-d'œuvre
:t les monuments du haut modernisme, un langage différent, distinct et
soutenu, un nouveau langage utopique, dans le système de signes clinquant
:t commercial de l'environnement urbain, mais qu'ils visent, au contraire, à
parler précisément ce langage, en se servant de son vocabulaire et de sa syntaxe
:omme cela fut emblématiquement «enseigné par Las Vegas».
En ce qui concerne la première de ces affirmations, le Bonaventure de
Portman confirme pleinement cette revendication : il s'agit d'un immeuble
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

populaire, visité avec le même enthousiasme par la population locale et


par les touristes (même si d'autres bâtiments de Portman ont encore plus
de succès à cet égard). Mais, pour ce qui est du populisme de l'insertion
dans le tissu urbain, c'est une autre histoire et c'est avec cela que nous
allons commencer. Le Bonaventure a trois entrées, l'une depuis Figueroa,
les deux autres depuis des jardins surélevés qui se trouvent de l'autre côté
de l'hôtel, bâti au creux de la pente de l'ancien Bunker Hill. Aucune d'elles
ne rappelle en quoi que ce soit ces marquises d'hôtel à l'ancienne ou ces
portes cochères monumentales qui avaient coutume de marquer, dans les
somptueux immeubles d'autrefois, votre passage de la voie urbaine vers
l'intérieur du bâtiment. Les voies d'accès du Bonaventure sont, pour ainsi
dire, latérales et plutôt dissimulées : en passant par les jardins, vous arrivez
au sixième étage des tours, et là, vous devez encore descendre une volée
de marches pour trouver un ascenseur qui vous donnera accès au hall. Par
ailleurs, ce que l'on demeure tenté de considérer comme l'entrée principale,
celle sur Figueroa, vous fait pénétrer, vous, vos bagages et tout le reste, au
second niveau de la galerie commerciale où vous devrez encore emprunter
un escalier mécanique pour descendre jusqu'au bureau principal de la
réception. Ce que je veux tout d'abord avancer au sujet de ces voies d'accès
curieusement non balisées, c'est qu'elles semblent avoir été imposées par une
nouvelle catégorie de clôture régissant l'espace intérieur de l'hôtel (et cela
indépendamment des contraintes matérielles auxquelles Portman a dû se
conformer). Je pense que le Bonaventure, comme certains autres bâtiments
postmodernes caractéristiques, tels que Beaubourg à Paris ou le Eaton Center
à Toronto, aspire à être un espace total, un monde complet, une sorte de cité
miniature ; à ce nouvel espace total correspond en même temps une nouvelle
pratique collective, un nouveau mode de déplacement et de regroupement
des individus, quelque chose comme la pratique d'une nouvelle forme,
historiquement inédite, d'hyper-foule. Dans cette logique, la mini-ville
qu'est le Bonaventure de Portman ne devrait avoir carrément aucune entrée,
puisqu'une entrée constitue toujours une couture rattachant le bâtiment au
reste de la cité qui l'entoure: en effet, le bâtiment ne souhaite pas constituer
Culture 03S

Le Corbusier, Marseille: Unité d'habitation, 1945

un élément de la ville mais plutôt être son équivalent et son remplaçant, son
substitut. Ce qui n'est évidemment pas possible, d'où la réduction de l'entrée
au strict minimum 19 . Mais cette disjonction vis-à-vis de la ville environnante
est différente de celle des bâtiments du Style International, où l'acte de
disjonction était violent, visible et avait une signification symbolique très
réelle - comme les immenses pilotis de Le Corbusier dont le geste isolait
radicalement le nouvel espace utopique moderne du tissu urbain dégradé et
déchu qui était, de ce fait, explicitement rejeté (même si le moderne faisait
le pari que ce nouvel espace utopique, dans sa vigueur et sa nouveauté, dans
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

la virulence du novum, pourrait rejaillir sur son environnement et finalement


le transformer par la puissance-même de son nouveau langage spatial). Le
Bonaventure se contente de «laisser le tissu urbain déchu continuer d'être
dans l'étant» (pour parodier Heidegger) ; aucun effet supplémentaire, aucune
transformation utopique protopolitique plus large ne sont ni attendus ni
désirés.
Ce diagnostic est confirmé par l'immense surface vitrée réfléchissante
du Bonaventure, dont je vais maintenant interpréter la fonction assez
différemment que je ne l'ai fait précédemment lorsque je voyais dans
le phénomène de la réflexion un développement de la thématique de
la technologie de la reproduction (les deux lectures ne sont cependant
pas incompatibles). Ici, je voudrais surtout insister sur la façon dont
l'enveloppe vitrée repousse la ville vers l'extérieur, une répulsion qui
trouvera une analogie dans ces lunettes à verres réfléchissants qui mettent
votre interlocuteur dans l'impossibilité de voir vos yeux et, de ce fait, vous
confèrent une certaine agressivité envers l'Autre et un certain pouvoir siir
Lui. De façon similaire, la surface-mireir réussit une dissociation spécifique
et non située entre le Bonaventure et son environnement extérieur : il ne
s'agit même pas d'un extérieur dans la mesure où, quand vous cherchez à
regarder les façades de l'hôtel, vous ne pouvez voir l'hôtel lui-même mais
seulement les images déformées de tout ce qui l'entoure.
Arrêtons nous maintenant sur les escaliers mécaniques et les ascenseurs,
étant donné les plaisirs, très réels, qu'ils apportent chez Portman, en
particulier les seconds que l'artiste a qualifiés de «gigantesques sculptures
cinétiques », et qui comptent certainement pour beaucoup dans le spectacle
et l'animation de l'intérieur de l'hôtel - en particulier au Hyatt, où ils
montent et descendent sans cesse comme des nacelles ou de grandes
lanternes japonaises - étant donné, donc, une telle accentuation, une telle
mise en avant délibérée et dans une totale autonomie, je pense qu'on doit
discerner dans ces «peopUmovers », ces « déplaceurs de gens », (selon les
propres termes de Portman, repris de Disney) un élément qui dépasse les
pures fonctions et les simples composants mécaniques. Quoi qu'il en soit,
Culture

nous savons que la théorie architecturale s'est récemment mise à emprunter


à d'autres domaines certaines analyses narratives et s'est efforcée de regarder
nos trajectoires physiques dans ces bâtiments comme des quasi-récits
ou quasi-histoires, comme des chemins dynamiques et des paradigmes
narratifs qu'on nous demande, à nous en tant que visiteurs, de réaliser
et compléter avec nos propres corps et nos propres mouvements. Nous
assistons, cependant, à une intensification dialectique de ce processus dans le
Bonaventure: il me semble qu'ici, les escalators et les ascenseurs remplacent
désormais le mouvement, mais, surtout, qu'ils s'autoproclament comme
nouveaux signes et nouveaux emblèmes réfléchis du mouvement lui-même
(chose qui deviendra évidente quand nous aborderons la question de savoir
ce qui subsiste dans ce bâtiment des anciennes formes de mouvement, et,
en particulier, de la marche). Ici, la promenade narrative a été soulignée,
symbolisée, réifiée, et remplacée par une machine à transporter qui devient
le signifiant allégorique de cette ancienne promenade que nous ne sommes
plus autorisés à effectuer par nous-mêmes: et il s'agit d'une intensification
dialectique de l'autoréférentialité de toute la culture moderne, qui tend à se
tourner sur elle-même et à désigner sa propre production culturelle comme
son contenu.
Je suis plus embarrassé pour faire partager la chose elle-même, l'expérience
de l'espace que l'on éprouve quand on abandonne ces dispositifs allégoriques
pour pénétrer dans le hall, l'atrium, avec son immense colonne centrale
ceinte d'un lac miniature, le tout situé entre les quatre tours résidentielles
symétriques et leurs ascenseurs, et entouré de galeries en hauteur que vient
recouvrir une sorte de toit-serre au sixième niveau. Je suis tenté de dire que
cet espace nous met désormais dans l'impossibilité d'utiliser le langage du
volume ou des volumes, dans la mesure où ces derniers sont impossibles à
déterminer. Des banderoles suspendues envahissent cet espace vide comme
pour détourner systématiquement et délibérément l'attention de la forme
que cet espace serait supposé avoir, tandis qu'une activité constante donne
le sentiment que le vide est ici absolument rempli, qu'il est un élément dans
lequel vous êtes vous-même immergé, sans la moindre distance qui rendait
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

autrefois possible la perception d'une perspective ou d'un volume. Vous


êtes dans cet hyperespace jusqu'au cou et jusqu'aux yeux ; et s'il semblait
que la suppression de la profondeur dont je parlais pour la peinture ou
la littérature postmoderne serait difficile à réaliser en architecture, cette
immersion déconcertante en donne peut-être l'équivalent formel dans ce
nouveau médium.
Mais les escalators et les ascenseurs constituent également, dans ce
contexte, des opposés dialectiques : et nous pourrions suggérer que le glorieux
mouvement de la cabine d'ascenseur apporte aussi une compensation
dialectique à cet espace rempli de l'atrium - il nous offre l'occasion d'une
expérience spatiale radicalement différente, mais complémentaire : celle
d'être projeté à travers le toit et de jaillir comme une flèche à l'extérieur,
le long de l'une des quatre tours symétriques, avec le réfèrent, la ville de
Los Angeles en personne, se déployant devant nous, suffocante, jusqu'à en
être inquiétante. Mais même ce mouvement vertical est sous contrainte :
l'ascenseur vous mène à l'un de ces bars tournants où, bien assis et à
nouveau passif, vous subissez une rotation permanente et vous voyez offrir
la contemplation du spectacle de la ville, transformée alors en images
d'elle-même par ces fenêtres à travers lesquelles vous la regardez.
Nous conclurons ce développement en revenant dans l'espace central du
hall (en observant au passage que les chambres d'hôtel sont manifestement
marginalisées, les couloirs dans les sections résidentielles sont bas de plafond,
sombres et fonctionnels de la plus déprimante manière, tandis qu'on
suppose que les chambres sont du plus mauvais goût). La descente est plutôt
spectaculaire. Vous dégringolez, passez à travers le toit pour plonger avec
éclats tout en bas dans le lac. Ce qui se passe quand vous vous retrouvez là
est encore d'un autre ordre, qu'on peut juste définir comme une confusion
qui vous broie, quelque chose comme la vengeance que cet espace prend sur
ceux qui cherchent encore à le traverser, étant donné l'absolue symétrie des
quatre tours, il est pratiquement impossible de trouver des points de repère
dans ce hall : récemment des panneaux d'orientation et des codes-couleur
ont été ajoutés dans une tentative charitable et révélatrice, mais plutôt
Culture

désespérée, de rétablir des coordonnées d'un ancien espace. La conséquence


pratique la plus spectaculaire de cette mutation spatiale est, pour moi, le
malaise notoire des commerçants situés sur les différentes galeries : il est
devenu incontestable que, depuis l'ouverture de l'hôtel en 1977, personne
n'a jamais réussi à trouver un de ces magasins, et même s'il vous était arrivé
une fois de tomber sur la bonne boutique, il était fort improbable que cette
chance se présente une seconde fois : les locataires de ces magasins sont au
désespoir et démarquent toute la marchandise à prix bradés. Si vous vous
rappelez que Portman est autant un homme d'affaires qu'un architecte-
promoteur millionnaire, un artiste en même temps qu'un capitaliste à part
entière, on ne peut s'empêcher de penser qu'ici aussi, se mêle un peu du
« retour du refoulé ».
J'en arrive donc enfin au point principal de mon analyse : cette toute
récente mutation dans l'espace - l'hyperespace postmoderne - est parvenue
en définitive à dépasser les capacités du corps humain individuel à se situer
lui-même, à organiser par la perception son environnement immédiat, et à
déterminer cognitivement sa position dans un monde extérieur susceptible
d'être cartographié. On peut maintenant avancer que cet inquiétant point
de disjonction entre le corps humain et son environnement bâti - qui est
au caractère initialement déconcertant du modernisme ce que la vitesse des
vaisseaux spatiaux est à celle des automobiles - peut lui-même apparaître
comme le symbole et l'analogon de ce dilemme encore plus aigu qu'est
l'incapacité pour nos esprits, du moins pour le moment, à dresser une carte
de l'immense réseau de communication mondial, multinational et décentré,
dans lequel nous nous trouvons pris comme sujets individuels.
Mais dans la mesure où je tiens à ce que l'espace de Portman n'apparaisse
ni comme une exception ni comme un lieu apparemment marginalisé et
spécialisé dans le loisir de type Disneyland, je vais conclure en rapprochant
cet espace de loisir suffisant et divertissant (bien que troublant) de son
analogue dans un domaine très différent, à savoir l'espace de la guerre
postmoderne, tel que l'évoque en particulier Michael Herr dans Dispatches
(Putain de mort), son remarquable livre sur le Viêtnam. Les extraordinaires
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

innovations linguistiques de cette oeuvre peuvent bien être considérées


comme postmodernes par l'éclectisme avec lequel sa langue fusionne
impersonnellement toute une série d'idiolectes collectifs contemporains,
plus particulièrement la langue rock et la langue noire : mais ce sont des
problèmes de contenus qui dictent cette fusion. Cette terrible première
guerre postmoderniste ne saurait se raconter dans aucun des paradigmes
traditionnels du roman ou du film de guerre - car la décomposition des
anciens paradigmes narratifs constitue, avec l'effondrement de toute
langue partagée susceptible de permettre au vétéran de communiquer
une telle expérience, parmi les principaux thèmes du livres et ouvre la
voie, pourrait-on dire, à une réflexivité d'un genre nouveau. L'analyse que
Benjamin a donnée de Baudelaire et de l'émergence du modernisme, à
partir d'une nouvelle expérience de la technologie urbaine transcendant les
anciennes habitudes de perception corporelle, est à la fois singulièrement
pertinente et singulièrement obsolète à la lumière de ce nouveau bond en
avant, pratiquement inimaginable, de l'aliénation technologique :

«C'était un survivant de l'école de la cible mobile, un vrai (ils de la guerre, parce que, sauf
les rares fois où on était bloqué ou laissé en plan, le système était fait pour vous maintenir
en mouvement, si vous en aviez envie. Comme technique pour rester vivant, ce n'était pas
plus bête qu'autre chose, étant donné, naturellement, que vous vous trouviez là et que vous
vouliez y voir de près. Ça commençait bien et ça marchait droit mais ça se rétrécissait au fur
et à mesure, plus tu bouges plus tu en vois, plus tu en vois plus tu prends de risque en plus
de la mort et de la mutilation, et plus tu risques, plus vite il te faudra un jour abandonner cet
état de « survivant ». Certains d'entre nous coûtaient comme des fous dans la guerre jusqu'à
ne plus voir où menait cette course,- mais seulement la guerre dans toute son étendue, avec
parfois une plongée surprenante. Tant qu'on pouvait prendre des héliœs comme des taxis,
il fallait être vraiment épuisé ou déprimé au bord du choc ou sous le coup d'une douzaine
de pipes d'opium pour garder son calme, ne fut-ce qu'en surface, et on courait en rond à
l'intérieur de nous mêmes comme si on était poursuivis, ha ha, La Vida Loca. Dans les mois
suivant mon retour, les centaines d'hélicoptères que j'avais pris se sont amalgamés jusqu'à
former une forme de métacoptère collectif, c'est ce que j'avais alors de plus sexy dans le
crâne: ce qui venait détruite ou sauver, fournir ou ruiner, la main droite ou la main gauche,
quelque chose d'agile, de facile, de malin, d'humain ; l'acier brûlant, la graisse, les sangles en
Culture 03S

toile saturée de jungle, la sueur qui refroidit et se réchauffe encore, une cassette de rock and
roU dans l'oreille et la main sur la mitrailleuse de la porte, l'essence, la chaleur, la vitalité et
la mort, la mon elle-même, à peine une intruse20. »

Dans cette nouvelle machine, qui ne représente pas le mouvement,


comme l'ancienne machinerie moderniste de la locomotive et de l'avion mais
qui n'est susceptible que d'une représentation en mouvement, se concentre
quelque chose du mystère de ce nouvel espace postmoderniste.

VI

La conception du postmodernisme dégagée ici est une conception plus


historique que purement stylistique. Je ne saurais trop insister sur la distinction
radicale entre une approche du postmoderne comme style (optionnel) parmi
beaucoup d'autres disponibles et celle qui cherche à l'appréhender comme
dominante culturelle de la logique du capitalisme tardif: ces deux approches
génèrent en fait deux manières très différentes de conceptualiser le phénomène
dans son ensemble: d'un côté, des jugements moraux (positifs ou négatifs, peu
importe), et de l'autre, une tentative authentiquement dialectique de penser
notre présent du temps dans l'Histoire.
Inutile de s'attarder sur une évaluation morale positive du postmodernisme :
la célébration complaisante (et parfois délirante), dont, à la suite du
mouvement camp, ce nouvel univers esthétique a fait l'objet (y compris dans
sa dimension économique et sociale, accueillie avec un égal enthousiasme
sous le nom de «société postindustrielle») est certainement inacceptable,
bien qu'il soit peut-être un peu moins évident que les fantasmes actuels sur
la nature salvatrice des hautes technologies, des puces aux robots (fantasmes
entretenus non seulement par des gouvernements en détresse, de gauche
comme de droite, mais aussi par de nombreux intellectuels) soient au fond
de même nature que les apologies plus vulgaires du postmodernisme.
Mais, dans ce cas, il n'est que parfaitement logique de rejeter les
condamnations moralisatrices du postmoderne et de sa trivialité essentielle
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

par contraste avec le «noble sérieux» utopique des grands modernismes:


jugements que l'on trouve aussi bien à Gauche que dans la Droite radicale.
Il est certain que la logique du simulacre qui transforme les anciennes
réalités en images de télévision ne se contente pas de reproduire la logique
du capitalisme tardif; elle la renforce et l'intensifie. Du point du vue des
groupes politiques qui cherchent à tenir un rôle actif dans l'histoire et à
modifier cette dynamique qui serait, sans cela, passive (que ce soit pour la
canaliser vers une transformation socialiste de la société ou pour la dévier
vers un rétablissement régressif d'un passé imaginaire plus simple), cette
forme culturelle d'«addiction à l'image» ne peut être que déplorable et
condamnable, elle qui, en transformant le passé en mirages visuels, en
stéréotypes, en textes, abolit de fait tout sens pratique de l'avenir et du
projet collectif, abandonnant par là même la pensée d'un changement futur
à des fantasmes de pure catastrophe et d'inexplicable cataclysme, depuis les
visions du « terrorisme» sur le plan social jusqu'à celles du cancer sur le plan
personnel. Pourtant, si le postmodernisme est un phénomène historique,
alors la tentative de le conceptualiser en termes de jugements moraux ou
moralisants doit se voirfinalementreconnue comme une erreur de catégorie.
Ce qui devient bien plus évident lorsque nous examinons la position du
critique et moraliste culturel : ce dernier, comme nous tous, est aujourd'hui
si profondément immergé dans l'espace postmoderniste, si totalement
imprégné et contaminé par ses nouvelles catégories culturelles, que ce luxe
de la critique idéologique à l'ancienne qu'est la dénonciation morale indignée
de l'autre devient inaccessible.
La distinction que je propose ici possède une de ses formes canoniques
dans la différence qu'établit Hegel entre la pensée de la moralité individuelle
ou moralisation (Moralitai) et le domaine totalement différent des valeurs
et des pratiques sociales collectives (Sittlinckeit)21. Mais elle trouve sa forme
définitive chez Marx dans sa démonstration de la dialectique matérialiste,
plus particulièrement dans ces pages classiques du Manifeste qui inculquent
la difficile leçon d'une manière authentiquement dialectique de penser le
développement et le changement historiques. Le sujet de la leçon est, bien
Culture

sûr, le développement historique du capitalisme et le déploiement d'une


culture bourgeoise spécifique. Dans un passage célèbre, Marx nous enjoint
avec force de réaliser l'impossible, à savoir, de penser ce développement
positivement et négativement tout à la fois; autrement dit, d'atteindre
un type de réflexion capable de saisir les traits manifestement néfastes du
capitalisme en même temps que son dynamisme extraordinaire et libérateur,
simultanément et au sein d'une même pensée, et sans atténuer en rien la
force de l'un ou l'autre de ces deux jugements. Nous devons d'une manière
ou d'une autre élever nos esprits à un niveau tel qu'il nous permettra de
comprendre que le capitalisme est, dans un seul et même temps, la meilleure
chose qui soit jamais arrivée au genre humain, et la pire. Le manquement à
cet austère impératif dialectique au profit d'une attitude plus confortable de
prise de position morale est inévitable et n'est que trop humain : pourtant,
l'urgence du sujet exige que nous fessions au moins un effort pour penser
l'évolution culturelle du capitalisme tardif dialectiquement, comme une
catastrophe et un progrès tout à la fois.
Un tel effort soulève immédiatement deux questions, et c'est avec elles
que nous conclurons ces réflexions. Pouvons-nous, en fait, identifier dans la
culture postmoderne un «moment de vérité» au sein de ces «moments du
faux» qui sont plus évidents? Et, même si nous y parvenons, n'y a-t-il pas
quelque chose d'irrémédiablement paralysant dans la conception dialectique
du développement historique proposée ci-dessus : cela ne nous pousse-t-il
pas à nous démobiliser et nous abandonner à la passivité et l'impuissance
en occultant systématiquement les possibilités d'action sous le brouillard
impénétrable de l'inéluctabilité historique? Il convient de traiter ici ces
deux questions (interdépendantes) en termes de possibilités concrètes pour
une politique culturelle contemporaine efficace et pour l'édification d'une
authentique culture politique.
Poser le problème de cette façon revient bien sûr à soulever immédiatement
la question plus réelle du sort de la culture en général, et de la fonction
de la culture en particulier, comme niveau ou instance sociale, à l'ère
postmoderniste. Tout, dans la précédente discussion, laisse supposer que ce
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

qu'on a appelé postmodernisme est inséparable, et impensable sans elle, de


l'hypothèse d'une mutation fondamentale de la sphère de la culture dans
le monde du capitalisme tardif, qui implique une mutation gigantesque de
sa fonction sociale. Les anciennes analyses de l'espace, de la fonction ou
de la sphère de la culture (principalement le classique d'Herbert Marcuse
« Réflexions sur le caractère "affirmatiF de la culture ») ont souligné ce qu'on
appellerait dans un langage différent la « semi-autonomie » du domaine
culturel : c'est-à-dire, son existence fantomatique, et pourtant utopique,
pour le meilleur ou pour le pire, située au-delà du monde pratique de
l'existant dont elle renvoie une image-miroir sous des formes qui vont de
la légitimation par la ressemblance flâneuse, jusqu'à la mise en accusation
contestatrice par la satire critique ou la souffrance utopique.
Nous devons maintenant nous demander si ce n'est pas précisément
cene semi-autonomie de la sphère culturelle qui s'est trouvée détruite par
la logique du capitalisme tardif. Pourtant, soutenir que la culture n'est plus
aujourd'hui dotée de la relative autonomie dont elle bénéficiait autrefois à
titre de niveau parmi d'autres dans les moments antérieurs du capitalisme
(sans parler des sociétés précapitalistes) ne doit pas nécessairement impliquer
sa disparition ou son extinction. Au contraire, nous devons continuer
d'affirmer que la dissolution d'une sphère autonome de la culture doit plutôt
être conçue en termes d'explosion : une expansion prodigieuse de la culture
à travers le domaine social, au point qu'on pounait dire que tout dans notre
vie sociale - depuis la valeur économique et le pouvoir étatique jusqu'aux
expériences et jusqu'à la structure même du psychisme - est devenu
« culturel » dans un sens original et non encore théorisé. Cette proposition
est cependant en grande partie parfaitement compatible avec le diagnostic
précédent d'une société de l'image ou du simulacre, et d'une transformation
du «réel» en autant de pseudo-événements.
Mais elle laisse aussi supposer que certaines de nos conceptions radicales
les plus chères et les plus consacrées sur la nature de la politique culturelle
pourraient bien se retrouver par là même dépassées. Si différentes qu'aient pu
être ces conceptions (qui vont des mots d'ordre contestataires de l'opposition
Culture 03S

et de la subversion à la critique et laréflexivité),elles partageaient toutes un


présupposé unique et fondamentalement spatial qui peut se résumer dans
la formule tout autant consacrée de «distance critique». Aucune théorie
de la politique culturelle actuellement en cours dans la Gauche n'a été
capable de se passer de l'idée, sous une forme ou une autre, d'une certaine
distance esthétique minimale, de la possibilité de positionner l'acte culturel
en dehors de l'être massif du capital, à partir duquel se lancer à l'assaut de
ce dernier. Ce que suggère le fond de notre démonstration précédente, c'est
que la distance en général (y compris la « distance critique», en particulier)
a très précisément été abolie dans le nouvel espace du postmodernisme.
Nous sommes plongés dans les volumes de cet espace désormais rempli
et saturé au point que nos corps maintenant postmodernes sont privés
de coordonnées spatiales et sont, en pratique (sans parler du théorique),
incapables de distanciation ; nous avons déjà-fait observer à quel point cette
nouvelle et prodigieuse expansion du capital multinational afinipar pénétrer
et coloniser jusqu'à ces enclaves précapitalistes (la Nature et l'Inconscient)
qui offraient des points d'appui extra-territoriaux et archimèdéens à une
effectivité critique. Pour cette raison, le langage codé de la cooptation est
omniprésent à gauche, mais ne propose, semble-t-il, aujourd'hui qu'une base
théorique des plus inadaptées pour comprendre une situation dans laquelle
nous tous, d'une façon ou d'une autre, sentons confusément que, tant la
résistance et la guérilla culturelles sous forme de contrecultures ponctuelles
et locales que les interventions ouvertement politiques, comme celles de
The Clash, sont toutes subtilement désarmées et réabsorbées par un système
dont elles feraient elles-mêmes partie puisqu'elles ne peuvent garder aucune
distance avec lui.
Nous devons maintenant affirmer que ce nouvel espace mondial original,
extraordinairement démoralisant et déprimant, constitue très précisément le
« moment de vérité» du postmodernisme. Ce qu'on a appelé le «sublime»
postmoderniste n'est que le moment où ce contenu s'est pleinement explicité
et s'est rapproché au plus près de la surface de la conscience comme nouveau
type d'espace cohérent - bien qu'une certaine dissimulation, un certain
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

masque, soit encore à l'œuvre ici, principalement dans la thématique


high-tech dans laquelle le nouveau contenu spatial est toujours mis en scène
et exprimé. D'ailleurs, toutes les caractéristiques antérieures du postmoderne
énumérées plus haut peuvent maintenant être tenues pour des aspects
partiels (et néanmoins constitutifs) du même objet spatial général.
Pour soutenir qu'il existe une certaine authenticité dans ces productions
qui seraient autrement manifestement idéologiques, il faut admettre la
proposition préalable selon laquelle ce que nous avons appelé l'espace
postmoderne (ou multinational) n'est pas purement et simplement une
idéologie ou un fantasme culturel mais possède une véritable réalité historique
(et socio-économique) en tant que troisième grand moment original de
l'expansion du capitalisme autour du globe (après les expansions antérieures
du marché national et de l'ancien système impérialiste, qui eurent, chacune,
leur propre spécificité culturelle et générèrent de nouveaux types d'espace
adaptés à leur dynamique propre). Les tentatives déformées et non réflexives
de la nouvelle production culturelle pour explorer et exprimer ce nouvel
espace doivent alors, à leur façon, être considérées comme autant de manières
d'aborder la représentation d'une (nouvelle) réalité (pour utiliser un langage
plus archaïque). Ainsi, et aussi paradoxaux que ces termes puissent paraître,
on pourrait, pour suivre une option interprétative classique, les interpréter
comme des formes nouvelles et particulières de réalisme, (ou du moins de
mimésis de la réalité), tandis que, dans le même temps, elles peuvent aussi
bien être analysées comme autant de tentatives pour nous distraire et nous
écarter de cette réalité, ou pour déguiser ses contradictions et les résoudre sous
l'aspect de diverses mystifications formelles.
En ce qui concerne cette réalité (cet espace original non encore théorisé
d'un nouveau «système-monde» du capitalisme tardif ou multinational,
un espace dont les aspects négatifs et néfastes ne sont que trop évidents),
la dialectique exige que nous nous attachions également à une évaluation
positive ou « progressiste » de son émergence, à l'instar de Marx pour
le marché mondial comme horizon des économies nationales, ou de
Lénine pour l'ancien réseau mondial impérialiste. Ni Marx ni Lénine ne
Culture 03S

considéraient que le socialisme devait œuvrer au retour à des systèmes


plus restreints d'organisation sociale (et par là, moins répressifs et moins
englobants) ; ils saisirent au contraire que les dimensions qu'avait atteintes le
capital à leurs époques étaient accueillies comme la promesse, le cadre et la
condition préalable de la réalisation d'un nouveau socialisme de plus grande
ampleur. N'est-ce pas le cas avec l'espace encore plus mondial et totalisant de
ce nouveau système-monde qui nécessite l'intervention et l'élaboration d'un
internationalisme d'un type radicalement nouveau? Et l'on peut évoquer à
l'appui de cette position le réalignement désastreux de la révolution socialiste
sur les anciens nationalismes (et pas seulement en Asie du Sud-Est) dont les
conséquences ont récemment obligé la gauche à une très sérieuse réflexion.
Mais s'il en est ainsi, il ressort alors nettement au moins une forme
possible de nouvelle politique culturelle radicale, avec une condition
esthétique finale qu'il convient de noter rapidement. Les producteurs et les
théoriciens culturels de gauche (en particulier ceux façonnés par les traditions
culturelles bourgeoises issues du romantisme qui valorisent les formes
de « génie » spontané, instinctif ou inconscient, mais aussi à cause de très
évidentes raisons historiques comme le jdanovisme et les tristes conséquences
de l'interventionnisme politique et partisan dans les arts) se sont souvent, par
réaction, laissés intimider outre mesure par la répudiation, dans l'esthétique
bourgeoise et plus particulièrement dans le haut modernisme, de l'une des
fonctions ancestrales de l'art : la fonction pédagogique et didactique. La
fonction éducative de l'art fut pourtant toujours mise en avant à l'époque
classique (même si elle prenait alors le plus souvent la forme de leçons de
morale), tandis que l'œuvre prodigieuse de Brecht, toujours imparfaitement
comprise, réaffirme, d'une façon nouvelle et formellement novatrice et
originale pour le moment du modernisme proprement dit, une conception
nouvelle et complexe des relations entre la culture et la pédagogie. Le modèle
culturel que je vais proposer souligne de façon similaire les dimensions
cognitives et pédagogiques de l'art et de la culture politiques, dimensions
dégagées de façons très différentes par Lukics et Brecht (pour les moments
distincts du réalisme et du modernisme, respectivement).
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

Nous ne saurions cependant revenir à des pratiques esthétiques élaborées


sur la base de situations et de dilemmes historiques qui ne sont plus les
nôtres. En attendant, la conception de l'espace qui a été développée ici nous
amène à penser qu'un modèle de culture politique adapté à notre propre
situation devra faire des questions d'espace sa question organisationnelle
fondamentale. Par conséquent, je vais définir provisoirement l'esthétique
de cette nouvelle (et hypothétique) forme culturelle comme une esthétique
de la « cartographie cognitive» (cognitive mapping).
Dans un ouvrage classique, The Image ofthe City (L'Image de la cité),
Kevin Lynch nous apprenait que la ville aliénée est par-dessus tout un espace
dans lequel les gens ne sont capables de cartographier (dans leur esprit)
ni leur propre position ni la totalité urbaine dans laquelle ils se trouvent :
on en trouve les illustrations les plus frappantes dans les plans en forme
de grille, comme celui de Jersey City, où n'a cours aucun des marqueurs
traditionnels (monuments, noeuds, frontières naturelles, perspectives bâties).
La désaliénation dans la ville traditionnelle implique donc la reconquête
pratique du sens du lieu et la construction ou la reconstruction d'un
ensemble articulé pouvant être gardé en mémoire et que le sujet individuel
puisse cartographier et recartographier au cours de ses trajectoires mobiles
et changeantes. Lynch a limité son sujet en le restreignant délibérément
aux problèmes de la forme urbaine en tant que telle ; mais son travail
devient extraordinairement évocateur quand on le projette sur certains
espaces nationaux et mondiaux plus larges que nous avons abordés ici. Il ne
faudrait pas supposer trop rapidement que ce modèle - alors qu'il soulève
précisément les questions centrales de la représentation - serait en quoi
que ce soit facilement vicié par les critiques poststructuralistes habituelles
de « l'idéologie de la représentation » ou de la mimésis. La carte cognitive
n'est pas exactement mimétique dans cet ancien sens : en effet, les questions
théoriques qu'elle soulève nous permettent de renouveler l'analyse de la
représentation à un niveau supérieur et beaucoup plus complexe.
Pour commencer, il existe une convergence des plus intéressantes
entre les problèmes empiriques de l'espace urbain étudiés par Lynch et la
Culture 03S

grande redéfinition althusserienne (et lacanienne) de l'idéologie comme


« représentation des relations Imaginaires du sujet avec ses conditions
d'existence RéelleP. » Et voilà certainement la vocation de la carte cognitive
dans le cadre plus étroit de la vie quotidienne dans une ville physique :
permettre au sujet individuel de produire une représentation situationnelle
dans cette totalité plus vaste et véritablement non représentable que constitue
l'ensemble des structures de la société.
Le travail de Lynch ouvre également un horizon de développement plus
large dans la mesure où la cartographie en constitue l'instance médiatrice
essentielle. Un retour sur l'histoire de cette science (qui est aussi un art) nous
montre qu'en fait, le modèle de Lynch ne correspond pas encore vraiment à
ce qui deviendra la cartographie. Les sujets de Lynch sont plutôt clairement
engagés dans des opérations pré-cartographiques dont les résultats sont
traditionnellement qualifiés d'itinéraires plus que de cartes : diagrammes
organisés autour du sujet toujours centré, trajets existentiels du voyageur le
long desquels sont marqués différentes caractéristiques importantes : oasis,
chaînes de montagnes,fleuves,monuments et ainsi de suite. Ces diagrammes
trouvent leur forme la plus développée dans l'itinéraire nautique, la carte
marine, ou portulans, dans laquelle les caractéristiques de la côte sont
consignées à l'usage des marins méditerranéens qui ne s'aventuraient que
rarement en pleine mer.
Le compas va soudain introduire une nouvelle dimension dans les cartes
marines, une dimension qui va transformer complètement la problématique
de l'itinéraire et nous permettre de poser le problème d'une véritable
cartographie cognitive d'une manière bien plus complexe. Car les nouveaux
instruments - compas, sextant, théodolite - ne correspondent pas simplement
à de nouveaux problèmes de géographie et de navigation (la question délicate
de la détermination de la longitude, en particulier sur la surface courbe de
la planète, par opposition au problème plus simple de la latitude que les
navigateurs européens peuvent toujours déterminer de façon empirique
par un examen oculaire de la côte africaine) ; ils introduisent également une
coordonnée entièrement nouvelle: la relation à la totalité, notamment en
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

ce que les étoiles et les nouvelles opérations comme la triangulation jouent


un rôle médiateur. À ce moment, la cartographie cognitive au sens large
nécessite la coordination de données existentielles (la position empirique du
sujet) avec des conceptions abstraites et sans vécu de la totalité géographique.
Enfin, avec le premier globe en 1490 et l'invention de la projection de
Mercator à peu près à la même époque, c'est la naissance d'une troisième
dimension de la cartographie qui engage tout à coup ce qu'on appellerait
aujourd'hui la nature des codes représentationnels, les structures intrinsèques
des différents médiums, l'intervention, dans des conceptions mimétiques
plus naïves de la cartographie, de la question fondamentale, toute nouvelle,
des langages de la représentation, notamment avec le dilemme insoluble
(presque heisenbergien) du transfert d'un espace courbe sur des cartes planes.
A ce moment, il devient clair qu'il ne peut exister de cartes exactes (et il
devient clair en même temps qu'un progrès scientifique, ou mieux encore
une avancée dialectique, peut exister dans les différents moments historiques
de la cartographie).
Le transcodage de ce qui précède dans la problématique très différente de
la définition althusserienne de l'idéologie soulève alors deux observations.
La première, c'est que le concept althussérien nous permet maintenant de
re-penser ces problèmes spécialisés de géographie et de cartographie sous
l'angle de l'espace social - par exemple sous l'angle des classes sociales et
du contexte national ou international, ou de la manière dont nous tous,
nécessairement, dressons aussi cognitivement une carte de nos relations
sociales individuelles avec les réalités de classe à l'échelle locale, nationale
et internationale. Mais reformuler le problème de cette manière, c'est aussi
se heurter frontalement aux problèmes de cartographie qui se posent alors,
de manière plus aiguë et originale, dans cet espace véritablement mondial
de l'époque postmoderniste et multinationale dont nous avons parlé ici. Ce
ne sont pas des questions purement théoriques : elles ont des conséquences
politiques pratiques directes comme on peut nettement le voir dans le
sentiment partagé par les sujets des pays industrialisés qu'existentielle-
ment (ou «empiriquement») ils vivent véritablement dans une «société
Culture 03S

postindustrielle» d'où la production traditionnelle a disparu et où les


classes sociales de type classique n'existent plus - conviction qui a des effets
immédiats sur la praxis politique.
Le second point, c'est qu'un retour aux soubassements lacaniens de la
théorie d'Althusser peut apporter des enrichissements méthodologiques
utiles et révélateurs. La formulation d'Althusser mobilise à nouveau la vieille
distinction marxienne, désormais classique, entre science et idéologie qui
conserve encore aujourd'hui une certaine valeur pour nous. L'existentiel -
le positionnement du sujet individuel, l'expérience de la vie quotidienne,
le «point de vue» monadique sur le monde auquel nous sommes tous
nécessairement limités en tant que sujets biologiques - est, dans la formule
d'Althusser, implicitement opposé au royaume de la connaissance abstraite,
un domaine qui, comme Lacan nous le rappelle, n'est jamais situé dans,
ou rendu effectif par, un quelconque sujet concret, mais plutôt par ce vide
structural appelé le sujet supposé savoir, un sujet-lieu de connaissance. Ce
qui ne revient pas à affirmer que nous ne pouvons connaître le monde et sa
totalité d'une manière abstraite ou «scientifique». La «science» marxienne
nous fournit précisément une telle voie pour connaître et conceptualiser le
monde abstraitement, dans le sens où le magnifique livre de Mandel, par
exemple, propose une connaissance riche et élaborée de ce système-monde
global, dont il n'a jamais été dit ici qu'il était inconnaissable, mais simplement
qu'il était irreprésentable, ce qui est une question très différente. Autrement
dit, la formule althussérienne désigne un écart, une faille entre expérience
existentielle et connaissance scientifique. L'idéologie a alors la fonction
d'inventer un moyen d'articuler ces deux dimensions distinctes l'une avec
l'autre. Ce qu'une conception historiciste de cette définition souhaiterait
ajouter, c'est qu'une telle articulation, la production d'idéologies vivantes et
opérationnelles, diffère selon les situations historiques, et qu'il peut exister
des situations où elle n'est pas du tout possible - et c'est ce qui semblerait
être le cas pour notre situation dans la crise actuelle.

Mais le système lacanien est triple, et non dualiste, à l'opposition


marxienne-althussérienne de l'idéologie et de la science ne correspondent
016 La logique culturelle du capitalisme tardif

que deux des fonctions tripartites de Lacan : respectivement, l'Imaginaire et


le Réel. Notre digression sur la cartographie, avec sa révélation finale d'une
dialectique proprement représentationnelle des codes et des capacités des
langages et médiums individuels, nous rappelle que nous avions jusqu'à
présent omis la dimension de la Symbolique lacanienne.
Une esthétique de la cartographie cognitive - une culture politique
pédagogique qui cherche à doter le sujet individuel d'un sens nouveau et plus
acéré de sa place dans le système mondial - devra nécessairement respecter
cette dialectique représentationnelle devenue extrêmement complexe et
inventer des formes radicalement nouvelles pour lui rendre justice. Il ne
s'agit donc clairement pas d'un appel au retour à une ancienne forme de
machine, à un quelconque ancien espace national plus transparent, ou à une
quelconque enclave perspectivale ou mimétique plus traditionnelle et plus
rassurante ; ce nouvel art politique (pour autant qu'il soit possible) devra
s'attacher à la vérité du postmodernisme, c'est-à-dire à son objet fondamental
- l'espace monde du capital multinational - au moment même où il réussit
une percée vers un nouveau mode, encore inimaginable, de représentation
de ce dernier, qui nous permettra peut-être de recommencer à appréhender
notre position de sujets individuels et collectifs et à regagner une capacité à
agir et à lutter qui se trouve à présent neutralisée par notre confusion tant
spatiale que sociale. La forme politique du postmodernisme, s'il y en a jamais
une, aura pour vocation l'invention et la projection d'une cartographie
cognitive mondiale sur une échelle aussi bien sociale que spatiale.
Idéologie 105

Théories du postmodeme

Le problème du postmodernisme (comment décrire ses caractéristiques


fondamentales, à condition, pour commencer, qu'il existe réellement ;
si le concept ait en lui-même une quelconque utilité ou ne soit qu'une
mystification) constitue une question non seulement esthétique mais aussi
politique. 11 est, en effet, toujours possible de démontrer que les diverses
positions, quels qu'en soient les termes, que peut raisonnablement susciter le
postmodernisme expriment des visions de l'histoire entraînant un jugement
(approbation ou condamnation) d'essence politique sur l'état du moment
social dans lequel nous vivons aujourd'hui. En fait, la prémisse même
de ce débat repose sur un présupposé initial et stratégique quant à notre
système social, à savoir: accorder une originalité historique à une culture
postmoderniste, c'est aussi affirmer implicitement une différence structurale
radicale entre ce qu'on appelle parfois la société de consommation et les
moments antérieurs du capitalisme dont est issu notre système.
Cependant, ces diverses perspectives logiques sont nécessairement liées
à une prise de position sur cet autre sujet inscrit dans le mot même de
postmodernisme, c'est-à-dire, l'évaluation de ce que l'on doit maintenant
appeler le haut modernisme ou le modernisme classique. En effet, quand
nous procédons à un premier inventaire des divers artefacts culturels que
l'on peut raisonnablement qualifier de postmodernes, la tentation est grande
de rechercher «la ressemblance de famille» entre ces styles et productions
hétérogènes, non en eux-mêmes, mais dans un élan et une esthétique
modernistes qui leur seraient communs et contre lesquels ils seraient tous
en réaction d'une manière ou d'une autre.
Les débats architecturaux, ces discussions inaugurales du postmodernisme
en tant que style, ont le mérite de rendre incontournable la résonance
politique de ces questions apparemment esthétiques et, ainsi, de permettre
de repérer le politique dans les autres domaines artistiques où les débats
sont parfois plus codés ou plus voilés. Globalement, on peut dégager quatre
106 Théorie du postmoderne

grandes positions parmi les diverses déclarations récemment faites sur le


postmodernisme, mais ce modèle relativement clair, cette combinatoire,
va se trouver encore compliqué par cette impression que chacune de ces
positions est susceptible d'une expression politique soit progressiste, soit
réactionnaire (si l'on se place maintenant dans une perspective marxiste ou
plus généralement de gauche).
On peut par exemple accueillir l'arrivée du postmodernisme d'un point
de vue essentiellement antimoderniste'. Une génération de théoriciens
légèrement antérieure (principalement Ihab Hassan) semble avoir déjà
emprunté cette voie en envisageant l'esthétique postmoderniste en fonction
d'une thématique plus proprement poststructuraliste (l'attaque de Tel
Quel contre l'idéologie de la représentation, la «fin de la métaphysique
occidentale» heideggérienne ou derridienne), dans laquelle ce qui ne
s'appelait encore que rarement le postmodernisme (voir la prophétie
utopique de Foucault à la fin de Les Mots et les choses) est saluée comme
l'apparition d'une nouvelle façon de penser et d'être au monde. Mais, dans
la mesure où l'éloge de Ihab Hassan englobe également bon nombre des
monuments les plus absolus du haut modernisme (Joyce, Mallarmé), cette
position paraîtrait relativement plus ambiguë si elle ne s'accompagnait de
la célébration des nouvelles technologies de l'information qui marquent
l'affinité entre ces évocations et la thèse politique d'une véritable société
postindustrielle.
Toute cette ambiguïté est largement levée dans un livre, par ailleurs
quelconque, sur le débat architectural actuel, From Bauhaus to Our House
de Tom Wolfe, dont le Nouveau Journalisme constitue lui-même une des
variétés du postmodernisme. Mais ce qui est intéressant et symptomatique
dans ce livre, c'est l'absence de tout éloge du postmoderne, et, plus frappant
encore, cette véhémente haine du moderne qui transpire à travers les
inévitables sarcasmes camp de sa rhétorique ; cette véhémence n'est pas
une nouveauté, c'est une rage ancienne et archaïque. C'est comme si
l'horreur originelle des premiers spectateurs petits-bourgeois, ce dégoût des
premiers philistins, des Spiessburger, des bourgeois ou des conformistes face
Idéologie 107

à l'émergence même du moderne (les premières œuvres de Le Corbusier


aussi blanches que les cathédrales nouvellement construites du XII' siècle,
les premières têtes scandaleuses de Picasso avec leurs deux yeux sur le même
profil comme un flétan, la stupéfiante «obscurité» des éditions originales
de Ulysse ou de The Waste Land/La Terre vaine) était soudain ranimée et
insufflait à ces nouvelles critiques du modernisme un esprit idéologiquement
très différent dont l'effet est, somme toute, de réveiller chez le lecteur une
sympathie tout aussi archaïque pour les élans protopolitiques, utopiques et
anti-classe moyenne d'un haut modernisme aujourd'hui éteint. La diatribe
de Wolfe offre ainsi un exemple typique de la façon dont une répudiation
théorique du moderne, raisonnée et contemporaine (qui tire en grande
partie sa force progressiste d'un nouveau sens de l'urbain et d'une expérience
désormais considérable de la destruction des anciennes formes de vie
sociale urbaine au nom d'une orthodoxie haut-moderniste) peut facilement
être récupérée et mise au service d'une politique culturelle explicitement
réactionnaire.
Ces positions - antimodernes, pro-postmodernes - trouvent leur équivalent
et leur inversion structurale dans un ensemble de contre-propositions qui
ont pour objectif de stigmatiser de façon générale l'irresponsabilité et
la médiocrité du postmoderne en réaffirmant l'élan authentique d'une
tradition haut-moderniste tenue pour toujours vivante et vitale. Le double
manifeste d'Hilton Kramer dans le premier numéro de sa revue The New
Criterion exprime ces vues avec force en accusant le contraste entre la
responsabilité morale des «chefs-d'œuvre» et monuments du modernisme
classique, et le caractère fondamentalement irresponsable et superficiel d'un
postmodernisme associé au camp et à un caractère « facétieux » dont le style
de Wolfe constitue un exemple aussi abouti qu'évident.
Ce qui est plus paradoxal, c'est que Wolfe et Kramer ont politiquement
beaucoup en commun : il semblerait qu'il y ait une certaine incohérence
entre, d'une part, la façon dont Kramer doit chercher à extirper du «grand
sérieux » des classiques du moderne leur caractère fondamentalement
anti-classe moyenne et, d'autre part, la passion protopolitique qui étaye
114 Théorie du postmoderne

le rejet, par les grands modernistes, des tabous victoriens et de la vie de


famille, de la marchandisation et de l'asphyxie croissante d'un capitalisme
désacralisant, d'Ibsen à Lawrence, de Van Gogh à Jackson Pollock. La
tentative de Kramer, habile bien que manifestement peu convaincante,
d'assimiler la position ostensiblement antibourgeoise des grands modernistes
à une «opposition loyale» que la bourgeoisie nourrit elle-même en secret,
par le biais de fondations et de subventions, est assurément favorisée par
les contradictions de la politique culturelle du modernisme proprement
dit, dont les contestations s'appuient sur la persistance de ce qu'ils rejettent
et entretiennent une relation symbiotique avec le capital (quand elles
n'atteignent pas - en fait très rarement, comme chez Brecht - une véritable
conscience de soi politique).
Cependant, la démarche de Kramer est, ici, plus facile à comprendre
quand on clarifie le projet politique du New Criterion : la mission du
journal est manifestement d'éliminer les années soixante et ce qui reste de
leur héritage, d'expédier toute cette période dans cette sorte d'oubli que les
années cinquante pouvaient concevoir pour les années trente, ou les années
vingt pour la féconde culture politique de la période antérieure à la première
guerre mondiale. The New Criterion s'inscrit par conséquent lui-même dans
l'effort actuel, et qui est à l'œuvre partout aujourd'hui, pour construire une
espèce de nouvelle contre-révolution culturelle conservatrice, dont les termes
vont de l'esthétique à la défense suprême de la famille et de la religion. Il
est par conséquent paradoxal que ce projet d'essence politique déplore
explicitement l'omniprésence du politique dans la culture contemporaine
- contamination largement répandue pendant les années soixante mais que
Kramer tient pour responsable de l'imbécillité morale du postmodernisme
de notre époque.
Le problème avec cette manœuvre - à l'évidence indispensable d'un
point de vue conservateur - c'est que pour une raison ou une autre, cette
rhétorique «fiduciaire» ne semble pas s'appuyer sur l'or véritable du pouvoir
étatique, comme c'était le cas avec le maccarthysme ou durant la période
des Palmer raids. L'échec de la guerre du Viêtnam semble avoir rendu
impossible, du moins pour le moment, l'exercice de la force répressive brute2
et paraît avoir doté les années soixante d'une persistance dans la mémoire et
l'expérience collectives qu'il ne fut pas donné de connaître aux traditions des
années trente ou de la période antérieure à la première guerre mondiale. Par
conséquent, la révolution culturelle de Kramer a le plus souvent tendance à
sombrer dans une nostalgie vague et sentimentale pour les années cinquante
et l'ère Eisenhower.
A la lumière de la démonstration faite pour un précédent ensemble
de positions sur le modernisme et le post-modernisme, on ne s'étonnera
pas de constater que, bien que ce second point de vue relatif à la scène
culturelle contemporaine relève d'une idéologie ouvertement conservatrice,
il puisse également être mis au service d'une ligne assurément beaucoup
plus progressiste. Nous devons à Jurgen Habermas3 ce spectaculaire
renversement ainsi que la reformulation de ce qui demeure l'affirmation
de la valeur suprême du moderne et le rejet de la théorie et de la pratique
du postmodernisme. Pour Habermas, le vice du postmodernisme se trouve
fondamentalement dans sa fonction politiquement réactionnaire, en tant
que tentative généralisée de discréditer l'élan moderniste qu'Habermas
associe aux Lumières bourgeoises et à leur esprit utopique et universaliste.
Avec Adorno, Habermas cherche à sauver et à re-commémorer ce que tous
deux considèrent comme le pouvoir essentiellement contestataire, critique
et utopique des grands haut-modernismes. Mais d'un autre côté, la tentative
d'Habermas d'associer ces derniers à l'esprit des Lumières du XVIIIe siècle
marque en fait une rupture décisive avec la sombre Dialectique de la raison,
d'Adorno et Horkheimer dans laquelle l'ethos scientifique des philosophes
est présenté comme une volonté dévoyée de puissance et de domination sur
la nature, et leur programme désacralisant comme la première étape dans
le développement d'une vision du monde purement instrumentale qui
mènera tout droit à Auschwitz. Cette très forte divergence peut être mise
sur le compte de la vision qu'a Habermas de l'histoire, vision qui cherche
à préserver la promesse du « libéralisme » et le contenu essentiellement
utopique de la première idéologie bourgeoise universaliste (égalité, droits
110 Théorie du postmoderne

civiques, humanitarisme, Liberté d'expression, liberté de la presse) par delà


l'échec de ces idéaux à se réaliser dans le développement du capitalisme
lui-même.
Pour ce qui est des termes esthétiques du débat, répondre à la ressuscitation
du moderne qu'opère Habermas par l'affirmation simple et empirique de
l'extinction de ce dernier ne va pas suffire. Il nous faut prendre en compte
l'éventualité que la situation nationale dans laquelle réfléchit et écrit
Habermas soit assez différente de la nôtre : le maccarthysme et la répression
sont aujourd'hui, dans la République Fédérale d'Allemagne, des réalités.
L'intimidation intellectuelle de la Gauche et le musellement d'une culture
de Gauche (largement associée par la Droite ouest-allemande au terrorisme)
ont été, globalement, couronnés de succès, bien plus que partout ailleurs
en Occident4. Le triomphe de ce nouveau maccarthysme et de cette culture
de Spiessburger et de philistin autorise à penser que, dans cette situation
nationale particulière, Habermas pourrait bien avoir raison et que les
anciennes formes du haut modernisme pourraient bien y avoir conservé un
peu de ce pouvoir subversif qu'elles ont perdu partout ailleurs. Dans ce cas,
un postmodernisme cherchant à affaiblir et à miner ce pouvoir pourrait bien
mériter de façon locale ce diagnostic idéologique, même si ce jugement reste
impossible à généraliser.
Ces positions - antimoderne/pro-postmoderne et pro-moderne/
antipostmoderne - se caractérisent toutes deux par l'acceptation du nouveau
terme, ce qui équivaut à un accord sur l'existence fondamentale d'une
rupture décisive entre les moments moderne et postmoderne, quelle que soit
la manière dont on les évalue. Il reste cependant deux dernières possibilités
logiques, qui reposent toutes deux sur le rejet de l'idée même d'une telle
rupture historique et qui, par conséquent, implicitement ou explicitement,
remettent en question l'utilité de la catégorie même de postmodernisme. Les
oeuvres que l'on associe au postmodernisme seront dès lors réintégrées au
modernisme classique proprement dit, de façon à ce que le «postmodeme»
ne soit guère plus que la forme que prend l'authentiquement moderne
dans notre période actuelle et ne constitue qu'une simple intensification
Idéologie 111

dialectique du vieil élan moderniste vers l'innovation. (Je dois ici omettre
une autre série de débats, largement académiques, dans lesquels la véritable
continuité du modernisme, telle qu'elle est ici affirmée, est elle-même remise
en question par une notion élargie de la continuité profonde du romantisme,
de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, dont il faudrait considérer tant le
moderne que le postmoderne comme de pures étapes organiques.)
Ces deux dernières positions vont donc logiquement s'avérer être des
appréciations positive et négative, respectivement, sur un postmodernisme
maintenant réintégré à la tradition du haut-modernisme. Jean-François
Lyotard5 propose ainsi de comprendre son engagement fondamental dans
le nouveau et l'émergent, dans la production culturelle contemporaine ou
postcontemporaine aujourd'hui largement qualifiée de « postmoderne »,
comme un élément constitutif d'une réaffirmation des anciens modernismes
authentiques, bien dans l'esprit d'Adomo. Cette habile torsion, ou déviation,
de sa propre proposition implique que ce que l'on appelle le postmodemisme
ne jatfpas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel
de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le précède et le prépare,
afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent
apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale
réapparition d'un nouveau haut modernisme investi de tout son ancien
pouvoir et d'une vie nouvelle. Il s'agit d'une attitude prophétique dont les
analyses s'appuient sur le ressort antireprésentationnel du modernisme et
du postmodernisme. Cependant, on ne saurait évaluer correctement les
positions esthétiques de Lyotard en termes esthétiques dans la mesure où
elles se nourrissent d'une conception fondamentalement politique et sociale
d'un nouveau système social au-delà du capitalisme classique (notre vieille
amie « la société postindustrielle ») : la vision d'un modernisme régénéré est,
en ce sens, inséparable d'une certaine foi prophétique dans les possibilités et
la promesse de la nouvelle société, elle-même en plein émergence.
Le renversement négatif de cette position impliquera dès lors clairement
une répudiation idéologique du modernisme qui pourrait s'étendre, en
théorie, de la vieille analyse de Lukâcs des formes modernistes comme
112 Théorie du postmoderne

reproduction de la réification de la vie sociale capitaliste jusqu'aux critiques


plus marquées du haut modernisme à notre époque. Ce qui distingue
pourtant cette dernière position des antimodernismes déjà dégagés plus
haut, c'est qu'elle ne prend pas appui sur l'affirmation d'une nouvelle culture
postmodemiste mais qu'elle envisage même cette dernière comme une simple
dégénérescence des élans d'ores et déjà stigmatisés du haut modernisme
proprement dit. On peut se confronter de façon saisissante à cette position,
peut-être la plus sombre de toutes et la plus implacablement négative, dans
les travaux de Manfredo Tafuri, l'historien de l'architecture vénitienne,
dont les analyses approfondies - forment une puissante mise en cause de ce
que nous avons appelé les élans « protopolitiques » du haut modernisme (la
substitution « utopique» de la politique culturelle à la politique proprement
dite, la vocation à transformer le monde en transformant ses formes,
son espace ou son langage). Tafuri n'est toutefois pas moins sévère dans
son autopsie de la vocation contestataire, démystifiante et « critique » des
différents modernismes dont la fonction s'apparente, pour lui, à une sorte de
« ruse de l'Histoire» hégélienne par laquelle les tendances instrumentalisantes
et désacralisantes du capital finissent précisément par se réaliser à travers
le travail de démolition auquel se sont livrés les penseurs et les artistes du
mouvement moderne. Leur «anticapitalisme» aboutit, par conséquent, à
poser les bases de l'organisation et du contrôle bureaucratiques «totaux» du
capitalisme tardif. Il est dès lors logique que Tafuri conclue en posant comme
principe l'impossibilité de toute transformation radicale de la culture avant
une transformation radicale des rapports sociaux eux-mêmes.
Il me semble que l'ambivalence politique que nous avons montrée
dans les deux thèses précédentes est conservée ici, mais cela au sein des
positions de ces deux penseurs très complexes. À la différence de bien
des théoriciens précédemment cités, Tafuri et Lyotard sont tous deux des
personnalités explicitement politiques, manifestement engagées dans les
valeurs de l'ancienne tradition révolutionnaire. Il est clair, par exemple,
qu'il faut comprendre le soutien militant de Lyotard à la valeur suprême
de l'innovation esthétique comme le signe d'une position révolutionnaire,
tandis que l'ensemble du cadre conceptuel de Tafuri se trouve largement
compatible avec la tradition marxiste classique. Pourtant, ils sont tous les
deux également susceptibles, implicitement et plus ouvertement à certains
moments stratégiques, d'être réécrits en fonction d'un post-marxisme qui
finit par être impossible à distinguer de l'anti-marxisme proprement dit.
Lyotard, par exemple, a très souvent cherché à distinguer son esthétique
«révolutionnaire» des anciens idéaux de révolution politique qu'il considère
soit comme staliniens, soit comme archaïques et incompatibles avec les
conditions du nouvel ordre social postindustriel. Dans le même temps, chez
Tafuri, la notion apocalyptique de révolution sociale totale suppose une
conception d'un «système total» du capitalisme, qui, dans une période de
dépolitisation et de réaction, n'est que trop irrémédiablement condamnée
à cette sorte de découragement qui a si souvent conduit les marxistes à
renoncer à toute politique (on pense à Horkheimer et à Merleau-Ponty, ainsi
qu'à nombre d'ex-trotskistes des années trente et quarante et aux ex-maoïstes
des années soixante et soixante-dix).
Le modèle combinatoire esquissé plus haut peut maintenant être
représenté selon le schéma ci-dessous, les signes «plus» et «moins» faisant
référence aux fonctions progressiste ou réactionnaire des positions en
question :

ANTI-MODERNISTE PRO-MODERNISTE

Wolfe +
PRO-POSTMODERNISTE Lyotard
Jencks +

Kramer -
ANTI-POSTMODERNISTE Tafuri
+ Habermas +
114 Théorie du postmoderne

Avec ces remarques, nous fermons la boucle et pouvons maintenant


revenir au contenu politique potentiel de la première thèse étudiée sur un
plan plus positif et, en particulier, à la question de l'élan populiste dans le
postmodernisme, que Charles Jencks eut le mérite de mettre en évidence
(mais aussi Venturi et d'autres) - sujet qui va également nous permettre
de traiter de manière un peu plus pertinente du pessimisme absolu du
marxisme deTafuri. Il faut tout d'abord observer que la plupart des points
de vue politiques, qui, d'après ce que nous avons vu, nourrissent ce qui se
présente le plus souvent comme un débat esthétique, constituent en réalité
des positions moralisantes qui cherchent à produire des jugements définitifs
sur le phénomène du postmodernisme, que ce dernier soit stigmatisé comme
corrompu, ou, au contraire, accueilli comme une forme d'innovation
culturelle et esthétique salutaire et positive. Mais une analyse véritablement
historique et dialectique de ces phénomènes (en particulier quand il s'agit
d'un présent du temps et d'une histoire dans lesquels nous-mêmes vivons
et luttons) ne saurait se permettre ce pauvre luxe des jugements moralisants
et absolus: la dialectique est «par-delà le bien et le mal», au sens de partis
pris faciles, d'où l'esprit glacial et inhumain de sa vision historique (ce qui
perturbait déjà les contemporains de la dialectique de Hegel). Le fait est que
nous sommes à ce point à l'intérieur de la culture postmoderne que son rejet
simpliste est aussi impossible qu'est complaisante et viciée sa glorification,
également simpliste. Un jugement idéologique sur le postmodernisme
aujourd'hui implique nécessairement, tendrait-on à penser, un jugement
autant sur nous-même que sur les artefacts en question ; et on ne peut
appréhender correctement une période historique entière, comme la nôtre,
au moyen de jugements moraux globaux ou de ces équivalents quelque
peu dégradés que sont les diagnostics psychologiques bon marché. Selon
le point de vue marxien classique, les semences du futur existent déjà au
sein du présent et doivent en être dégagées conceptuellement, par l'analyse
et la praxis politiques tout à la fois (Marx nota en une phrase saisissante
que les travailleurs de la Commune de Paris « n'avaient aucun idéal à
réaliser»; ils cherchaient simplement à dégager les formes émergentes des
r
Idéologie 115

nouveaux rapports sociaux dans les anciens rapports sociaux capitalistes à


l'intérieur desquels les premiers avaient déjà commencé à se manifester).
En lieu et place de la tentation soit de dénoncer les complaisances du
postmodernisme comme quelque symptôme définitif de décadence, soit de
saluer dans ces nouvelles formes les signes avant-coureurs d'une nouvelle
utopie technologique et technocratique, il paraît plus pertinent d'apprécier
la nouvelle production culturelle en prenant pour hypothèse de travail une
modification générale de la culture elle-même liée à la restructuration sociale
du capitalisme tardif en tant que système7.
En ce qui concerne son émergence, nous pourrons prendre comme point
de départ pour une discussion plus générale l'assertion de Jencks selon
laquelle l'architecture posunodeme se distingue de celle du haut-modernisme
par ses priorités populistes8. Ce que cela signifie dans le contexte spécifique
de l'architecture, c'est que là où l'espace haut-moderniste désormais classique
d'un Le Corbusier ou d'un Wright cherchait à se différencier radicalement
du tissu urbain dégradé dans lequel il intervenait (ses formes reposant ainsi
sur un acte de disjonction radicale par rapport à son contexte spatial - les
immenses pilotis dramatisant la séparation avec le sol et préservant le novum
du nouvel espace), les bâtiments postmodernes, au contraire, célèbrent leur
insertion dans le tissu hétérogène de la zone commerciale et du paysage
de motels et de fast-foods de la ville américaine post-autoroutière. Dans le
même temps, tout un jeu d'allusions et d'échos formels («l'historicisme»)
assure la parenté des nouveaux bâtiments artistiques avec les icônes et les
espaces commerciaux environnants, renonçant par là même à la prétention
moderniste à la différence et à l'innovation radicales.
Qu'il faille qualifier de populiste cette caractéristique indubitablement
significative doit rester une question ouverte. Il paraît essentiel de distinguer,
d'une part, les formes naissantes d'une nouvelle culture commerciale (depuis
la publicité, pour commencer, jusqu'aux enveloppes, aux emballages formels
en tous genres, des produits aux immeubles, sans oublier les biens artistiques
comme les émissions de télévision (le « logo »), les best-sellers et lesfilms)et,
d'autre part, les anciennes formes de culture commune et authentiquement
116 Théorie du postmoderne

« populaire » qui s'épanouissaient lorsque existaient encore les anciennes


classes sociales de la paysannerie et de Y artisanat urbain et qui, à partir du
milieu du XIX' siècle, ont progressivement été colonisées et anéanties par la
marchandisation et le système de marché.
On peut du moins admettre la présence plus universelle de cette
caractéristique particulière qui, dans les autres arts, se présente de manière
moins ambiguë comme un effacement de l'ancienne distinction entre la
«grande» culture et la culture dite de masse, distinction dont dépendait
la spécificité du modernisme, sa fonction utopique consistant, au moins
en partie, à garantir un domaine d'expérience authentique par contraste
avec un milieu environnant de culture commerciale aux prétentions
intellectuelles limitées, voire inexistantes. En effet, il est possible de soutenir
que l'émergence du haut modernisme est contemporaine de la première
grande expansion d'une culture de masse bien reconnaissable (Zola
représente peut-être le marqueur de la dernière coexistence au sein d'un
même texte du roman « artistique» et du best-seller).
C'est cette différentiation fondamentale qui semble maintenant sur
le point de disparaître : nous avons d'ores et déjà signalé la façon dont,
en musique, après Schoenberg et même après Cage, les deux traditions
antithétiques de la musique, musique «classique» et musique «populaire»,
recommencent à se fondre. Dans les arts plastiques, le renouveau de la
photographie, comme médium porteur de sens en lui-même et aussi
comme «plan de la substance» dans le pop art ou l'hyperréalisme, est un
symptôme capital de ce même processus. En tout cas, il devient pour le
moins évident que les nouveaux artistes ne font plus de « citations » des
matériaux,fragmentsou motifs de la culture populaire ou de masse, comme
Flaubert avait commencé à le faire ; ils les incorporent au point que beaucoup
de nos anciennes catégories critiques et évaluatives (fondées précisément
sur la différentiation radicale entre culture moderniste et culture de masse)
semblent avoir perdu leur fonction.
Mais si tel est le cas, il semble alors à tout le moins possible que ce qui
Idéologie 117

apologies postmodernistes ne soit en réalité qu'un simple réflexe, un simple


symptôme d'une mutation culturelle (assurément capitale) qui verrait ce
qui était d'ordinaire stigmatisé comme culture de masse ou commerciale
maintenant accueilli dans l'enceinte d'un domaine culturel nouveau et
étendu. Toujours est-il que l'on s'attendrait à ce qu'un terme tiré de la
typologie des idéologies politiques subisse des réajustements sémantiques
fondamentaux quand sonréfèrentinitial (cette coalition de classe, ce Front
Populaire d'ouvriers, de paysans et de petits bourgeois qu'on appelle
généralement «le peuple») a disparu.
Cependant, cette histoire n'est peut-être pas si nouvelle que cela après
tout: on se souvient, en effet, de la grande joie de Freud découvrant la
culture d'une obscure tribu qui, unique parmi les innombrables traditions
d'analyse des rêves, en était arrivée à l'idée que tous les rêves avaient une
signification sexuelle cachée - à l'exception des rêves sexuels, qui avaient
une autre signification ! Il semblerait qu'il en aille de même avec le débat
postmoderniste et avec la société bureaucratique dépolitisée à laquelle il
correspond : toutes les positions apparemment culturelles se révèlent être des
formes symboliques de moralisme politique, à la seule exception de la note
ouvertement politique, ce qui semble indiquer un nouveau basculement du
politique dans la culture.
Ici, l'objection habituelle - selon laquelle la classe s'inclut elle-même
et que la taxinomie ne parvient pas à réserver une place (suffisamment
privilégiée) à partir de laquelle elle pourrait s'observer et disposer des moyens
de sa propre théorisation - doit être prise en compte dans la théorie comme
une sorte de mauvaise réflexivité qui se mord la queue sans jamais réaliser la
quadrature du cercle. En effet, la théorie du postmodemisme paraît être un
processus sans fin de retournement interne où la position de l'observateur
est mise sens dessus dessous, et le tableau poursuivi sur une plus grande
échelle. Le postmoderne nous invite ainsi à nous abandonner à une sombre
caricature de l'historicité en général où l'effort vers la conscience de soi,
avec laquelle notre propre situation achève d'une manière ou d'une autre
l'acte de compréhension historique, se répète sombrement comme dans
124 Théorie du postmoderne

les pires rêves et juxtapose, à sa pertinente répudiation philosophique du


concept même de conscience de soi, le carnaval grotesque des ses multiples
répétitions. Le rappel de ce caractère interminable est alors représenté sous
la forme de l'inéluctabilité des signes «plus» et « moins» qui sortent de leurs
emplacements pour harceler l'observateur externe et exiger sans répit un
jugement moral que la théorie elle-même exclut par avance. Ce numéro
provisoire de prestidigitation, par lequel une théorie temporairement capable
de sortir d'elle-même et d'inclure ses propres frontières externes vient
même ajouter le jugement moral à la liste des caractéristiques pertinentes,
ne dure guère que le temps nécessaire à la «théorie» pour se reformer et
tranquillement devenir une illustration de ce à quoi la clôture qu'elle propose
et prédit est censée ressembler. La théorie du postmodernisme peut ainsi
s'élever au niveau du système lui-même autant qu'à celui de sa propagande
la plus intime qui célèbre la liberté foncière d'une autoreproduction de plus
en plus absolue.
Cette situation, qui désamorce par avance toute théorie inattaquable
du postmoderne qui serait recommandable sans réserve aussi bien comme
instrument offensif que comme test décisif, implique de réfléchir quelque
peu à une utilisation à peu près correcte afin de ne pas retomber dans la
complaisance de telle ou telle régression infinie. Dans ce nouveau royaume
enchanté, cependant, le faux problème est peut-être devenu le dernier refuge
de la vérité, si bien qu'une réflexion sur la question impossible de la nature
de l'art politique dans des conditions qui l'excluent par définition n'est
peut-être pas la pire façon de marquer le pas. En effet, j'imagine (et les pages
qui viennent vont ou non le confirmer) que «l'art politique postmoderne»
pourrait bien se révéler n'être que cela - non pas un art dans le sens ancien,
mais une interminable conjecture sur la façon dont, avant toute chose, il
pourrait être possible.
Quant aux dualismes modeme/postmoderne, bien plus insupportables que la
plupart des dualismes ordinaires, et qui sont peut-être ainsi par avance immunisés
contre les mauvais usages dont ces dualismes sont immanquablement la marque
autant que l'instrument, il est possible que l'ajout d'un troisième terme (absent du
Idéologie 119

présent travail, mais traité dans un autre ouvrage9) puisse permettre d'aménager
ce modèle réversible afin d'inscrire cette différence dans un schéma historique
plus maniable et plus fécond. Ce troisième terme (appelons le «réalisme» pour
le moment, et à défaut de mieux) reconnaît l'émergence duréfèrentlaïc dans la
purge des codes sacrés à l'époque des Lumières, en même temps qu'il accuse une
première mise en place du système économique, avant que le langage et le marché
n'en viennent à connaître des déclinaisons du second degré dans le moderne
et l'impérialisme. Ce troisième terme antérieur aux deux autres permet de les
associer à tous les quatrièmes termes dont on aura pu faire l'hypothèse pour les
divers précapitalismes et offre un paradigme de développement plus abstrait qui
semble récapituler sa chronologie en dehors de tout ordre chronologique, comme
au cinéma, dans la musique rock, ou la littérature noire. Ce qui sauve ce nouveau
schéma des apories des dualismes énumérés plus haut permet aussi une sorte
d'exercice intellectuel dans lequel les dates sont tenues à l'écart, dans une sorte
d'ascèse du diachronique où nous apprenons à remettre à plus tard la récompense
finale du chronologique comme mode de compréhension, gratification qui
impliquerait de toute façon de sortir du système lui même, dont les deux ou trois
termes énumérés ici sont toutefois les éléments internes, infiniment subsrituables.
Tant que l'on n'y parviendra pas - et face à une réticence justifiée à faire
intervenir un troisième terme (pâtissant lui-même d'autant de conflits internes
que les deux autres rassemblés) - on ne pourra proposer que la recommandation
simple et hygiénique suivante: ce dualisme doit être utilisé d'une certaine manière
contre lui-même, de la même façon qu'un champ de vision latéral nécessite de
fixer un objet qui ne présente aucun intérêt pour vous. Ainsi, pour peu qu'on la
mène avec rigueur, une enquête sur telle ou telle caractéristique du postmodeme
finira par nous en dire fort peu sur la valeur du postmodemisme lui-même mais,
contre sa volonté et par inadvertance, beaucoup sur le moderne proprement dit ;
l'inverse se révélera peut-être également vrai, même si on n'a jamais eu à considérer
ces deux termes comme des opposés symétriques. Le passage toujours plus rapide
de l'un à l'autre pourra au minimum permettre d'éviter à la pose glorificatrice ou
au geste fùlminatoire, moralisant et démodé, de sefigersur place.
Vidéo 121

Le surréalisme sans l'inconscient

On a souvent dit que toute époque est dominée par un genre ou une forme
privilégiée qui semble, par sa structure, la plus adaptée à l'expression de ses
vérités secrètes; ou peut-être, si vous préférez une façon plus contemporaine
d'envisager la question, qui semble présenter le symptôme le plus riche
de ce que Sartre aurait appelé la «névrose objective» de ces lieux et temps
particuliers. Aujourd'hui, cependant, je pense que nous ne devrions plus
chercher ces objets caractéristiques ou symptomatiques dans le domaine
et le langage des formes et des genres. Le capitalisme et l'âge moderne
correspondent à une période où, avec l'extinction du sacré et du «spirituel»,
la profonde matérialité sous-jacente de toute chose afiniparfiltreret gagner
convulsivement la lumière du jour. Et il est clair que la culture relève de
ces choses dont la matérialité fondamentale est, pour nous maintenant,
non seulement évidente mais absolument inévitable. C'est aussi une leçon
historique: c'est parce que la culture est devenue matérielle que nous sommes
maintenant en mesure de comprendre qu'elle a toujours été matérielle, ou
matérialiste, dans ses structures et ses fonctions. Nous, les postcontemporains,
avons un mot pour cette découverte - un mot qui a volontiers remplacé
l'ancien vocabulaire des genres et des formes - et il s'agit bien sûr du
mot médium, et en particulier de son pluriel médias, mot qui regroupe
aujourd'hui trois signaux relativement distincts : celui d'un mode artistique
ou d'une forme spécifique de production esthétique ; celui d'une technologie
particulière, organisée généralement autour d'un dispositif central ou d'une
machine; et enfin, celui d'une institution sociale. Ces trois domaines de
signification ne définissent pas un médium, ou les médias, mais désignent les
dimensions distinctes auxquelles il faut s'attaquer pour parfaire ou construire
une telle définition. Il est évident que la plupart des concepts esthétiques
traditionnels et modernes - largement, mais non exclusivement, conçus
pour les textes littéraires - ne nécessitent pas cette attention simultanée aux
dimensions multiples du matériel, du social et de l'esthétique.
122 Le surréalisme sans l'inconscient

C'est parce que nous avons dû apprendre qu'aujourd'hui la culture est


une question de médias que nous avons enfin commencé à nous mettre en
tête que la culture l'a toujours été et que les anciennes formes, les anciens
genres ou, d'ailleurs, les anciens exercices spirituels, méditations, pensées
et expressions, étaient également, chacun de manières très différentes, des
produits médiatiques. Partout, maintenant, l'intervention de la machine, la
mécanisation et la médiation de la culture par l'Industrie de la Conscience
se vérifient, et il serait peut-être intéressant d'explorer la possibilité qu'il en
ait toujours été ainsi au cours de l'histoire des hommes, et même au sein des
anciens modes de production précapitalistes dans leur radicale différence.
Néanmoins, ce qui est paradoxal dans ce remplacement de la terminologie
littéraire par une conceptualité médiatique émergente, c'est qu'il intervient
au moment même où la priorité philosophique du langage et des différentes
philosophies linguistiques est devenue dominante et presque universelle. Le
texte écrit perd donc son statut privilégié et exemplaire au moment même
où les conceptualités disponibles pour analyser l'énorme variété d'objets
d'étude que nous offre la « réalité » (que l'on désigne tous aujourd'hui
sous leurs diverses formes comme autant de « textes ») sont devenues
presque exclusivement linguistiques dans leur orientation. L'analyse des
médias en termes linguistiques ou sémiotiques impliquerait donc un
élargissement impérialisant du domaine du langage qui irait jusqu'à inclure
des phénomènes non verbaux (visuels ou musicaux, corporels ou spatiaux) ;
mais il se pourrait bien aussi qu'elle lance un défi critique et déstabilisant
aux instruments conceptuels qui ont été mobilisés pour mener à bien cette
opération d'assimilation.
L'émergence aujourd'hui de cette priorité des médias n'est guère une
découverte. Depuis quelques soixante-dix ans, les prophètes les plus
clairvoyants nous préviennent régulièrement que la forme artistique
dominante du XXe siècle n'est absolument pas la littérature - ni même la
peinture, le théâtre ou la musique - mais plutôt le seul art historiquement
nouveau inventé dans la période contemporaine, à savoir le cinéma : la
première forme artistique spécifiquement médiatique. Ce qui est étrange
Vidéo 123

dans cette prédiction (dont la validité inattaquable est devenue, avec le


temps, un lieu commun), c'est qu'elle ait eu si peu d'effet pratique. En
effet, la littérature, qui a parfois absorbé avec intelligence et opportunisme
les techniques du cinéma dans sa propre substance, est demeurée tout au
long de la période moderne le paradigme idéologiquement dominant de
l'esthétique et a préservé continûment un espace ouvert où ont trouvé à
s'exercer les variétés les plus riches de l'innovation. Cependant, en ce sens,
le cinéma, quelle que soit sa profonde résonance avec les réalités du XXe
siècle, a entretenu une relation parfaitement chaotique avec le moderne
en raison, probablement, de ses deux vies, de ces deux identités distinctes
par lesquelles, successivement, comme l'Orlando de Virginia Woolf, il dut
passer; la première, la période du muet, où s'avéra viable une fusion latérale
entre le grand public et le formel ou le moderniste (selon des voies et des
résolutions qui échappent aujourd'hui à notre entendement étant donné
notre curieuse amnésie historique) ; la seconde, la période du parlant,
ensuite, avec la domination des formes de culture de masse (ou commerciale)
à travers lesquelles le médium dut laborieusement se frayer un chemin pour
réinventer encore les formes du moderne d'une manière nouvelle, avec les
grands auteurs des années cinquante (Hitchcock, Bergman, Kurosawa,
Fellini).
Ce que cette analyse suggère, c'est que, quelqu'utile qu'ait pu être la
déclaration de la priorité du cinéma sur la littérature pour nous secouer
et nous sortir de la culture de l'écrit et/ou du logocentrisme, elle n'en
est pas moins demeurée une formulation d'essence moderniste, enfermée
dans un ensemble de valeurs culturelles et de catégories qui, en plein
postmodernisme, sont manifestement obsolètes et «historiques». Que
le cinéma, ou du moins un certain cinéma, soit devenu aujourd'hui
postmoderniste est suffisamment évident ; mais il en va de même pour
certaines formes de production littéraire. Le débat portait sur la priorité de
ces formes ; c'est-à-dire sur leur capacité à servir d'indicateur symptomatique
suprême et privilégié du Zeitgeist; à représenter, pour utiliser un langage plus
contemporain, la dominante culturelle d'une nouvelle situation économique
124 Le surréalisme sans l'inconscient

et sociale ; à être (pour mettre enfin sur la question la figure philosophique


la plus appropriée) les véhicules allégoriques et herméneutiques les plus
puissants d'une description nouvelle du système lui-même. Le cinéma et
la littérature ne remplissent plus cette fonction, même si je n'insisterai pas
lourdement sur la preuve en grande partie indirecte de leur dépendance
croissante envers les matériaux, les formes, la technologie et même les
thématiques qu'ils empruntent à cet autre art ou médium que j'ai en tête
comme candidat le plus plausible à l'hégémonie culturelle aujourd'hui.
L'identité de ce candidat n'est nullement secrète: c'est la vidéo,
évidemment, dans ses manifestations jumelles que sont la télévision
commerciale et la vidéo expérimentale, ou « art vidéo ». On ne prouve pas
une telle proposition, on cherche plutôt, comme je le ferai dans la suite de ce
chapitre, à démontrer l'intérêt qu'il y a à la présupposer, et, en particulier, à
démontrer la diversité des conséquences inédites qu'entraînent l'attribution
d'une priorité nouvelle et plus capitale aux processus vidéo.
Il faut toutefois souligner dès le départ une autre caractéristique importante
de cette présupposition, car elle implique logiquement la différentiation
radicale, et presque a priori, entre la théorie du cinéma et toute proposition
sur la nature d'une théorie de la vidéo, ou même d'une description de cette
dernière. La richesse même de la théorie cinématographique rend inévitables
cette décision et cet avertissement. Si l'expérience de l'écran de cinéma
et de ses images fascinantes est distincte et fondamentalement différente
de l'expérience du moniteur de télévision (ce que l'on pourrait inférer
scientifiquement des différences techniques dans leurs modes respectifs
d'encodage de l'information visuelle, mais que l'on pourrait aussi soutenir
phénoménologiquement), alors les conceptualités dufilm,dans leur maturité
et sophistication propres, vont nécessairement masquer l'originalité de son
cousin, dont les traits spécifiques nécessitent une reconstitution nouvelle,
sans a priori, et sans catégories importées ou interpolées. On peut d'ailleurs
invoquer ici, à l'appui de cette décision méthodologique, une parabole:
débattant de l'hésitation entre l'allemand et le yiddish des écrivains juifs
d'Europe Centrale, Kafka fit observer que ces langues étaient trop proches
Vidéo 125

l'une de l'autre pour qu'une traduction satisfaisante de l'une à l'autre soit


possible. C'est une idée de cet ordre que nous voudrions soutenir à propos
des relations entre le langage de la théorie du cinéma et celui de la théorie de
la vidéo, si tant est, pour commencer, qu'une telle chose existe.
Nombre de doutes ont étéfréquemmentexprimés à ce sujet mais jamais
de façon aussi spectaculaire que lors d'une ambitieuse conférence sur ce
thème, organisée par The Kitchen en octobre 1980, au cours de laquelle
une longue file de dignitaires défilèrent à la tribune et ne trouvèrent rien de
mieux à dire que se plaindre de ce qu'ils ne réussissaient pas à comprendre
pourquoi ils avaient été invités, puisqu'ils n'avaient aucune réflexion
particulière sur la télévision (que certains reconnurent regarder), beaucoup
ajoutant alors, comme si ça leur venait sur le coup, qu'ils ne voyaient qu'un
seul concept à peu près viable à avoir été «produit» à propos de la télévision,
et c'était l'idée de «fluxtotal » de Raymond Williams1.
Ces deux remarques se marient peut-être mieux qu'on ne l'imagine : le
blocage de toute pensée originale devant cette compacte petite fenêtre contre
laquelle nous nous cognons la tête n'est pas sans rapport avec, précisément,
ce flux total ou global que nous observons à travers elle.
Car il n'est pas invraisemblable de penser que, dans une situation de flux
total où le contenu de l'écran se déverse tout au long de la journée, sans
interruption, (ou bien dans lequel les interruptions - appelées publicités -
constituent moins des pauses que de fugaces occasions de faire un tour dans
la salle de bain ou de se manger un sandwich), ce qu'on avait l'habitude
d'appeler la «distance critique» semble devenue obsolète. Éteindre le poste
de télévision a peu de rapport avec l'entracte d'une pièce de théâtre ou d'un
opéra, ou avec la grande scènefinaled'un film de cinéma, quand les lumières
reviennent lentement et que la mémoire commence son mystérieux travail.
En effet, si une chose comme la distance critique est encore possible avec
le cinéma, la mémoire y prend certainement une part essentielle. Mais la
mémoire ne semble jouer aucun rôle dans la télévision, commerciale ou autre
(ou, serais-je tenté de dire, dans le postmodernisme de façon générale) : là,
rien ne vient hanter l'esprit ni laisser d'image persistante à la manière des
126 Le surréalisme sans l'inconscient

grands moments d'un film (qui ne se produisent pas nécessairement dans les
«grands» films, bien sûr). Dès lors, une description de l'exclusion structurale
de la mémoire, et de la distance critique, pourrait bien nous amener à
l'impossible, c'est-à-dire, à une théorie de la vidéo - comment cette chose
bloque sa propre théorisation en devenant une théorie en propre.
D'après mon expérience, ce n'est pas simplement en le décidant que l'on
parvient à réfléchir à quelque chose. Les courants souterrains de l'esprit ont
souvent besoin d'être surpris par des voies indirectes et, parfois même, par
traîtrise et par ruse, comme lorsque, à la voile, on s'éloigne d'un but pour
l'atteindre plus directement ou que l'on détourne le regard d'un objet pour
le percevoir avec plus de netteté. En ce sens, toute réflexion pertinente sur
la télévision commerciale implique peut-être bien de l'ignorer et de penser à
autre chose: dans ce cas, à la vidéo expérimentale (ou bien, à cette nouvelle
forme ou genre qui s'appelle MTV, que je ne pourrai traiter ici). Il s'agit
moins d'opposer culture de masse à culture d'élite que de se placer dans
des conditions de laboratoire : souvent, une chose extrêmement spécialisée
au point d'apparaître aberrante et non caractéristique dans le monde de
la vie quotidienne - la poésie hermétique par exemple - peut fournir des
informations cruciales sur les propriétés d'un objet d'étude (le langage dans
ce cas) qu'obscurcissent ses formes familières et ordinaires. Débarrassée des
contraintes de la convention, la vidéo expérimentale nous permet d'observer
toute la gamme des possibilités et potentialités de ce médium d'une manière
qui nous éclaire sur ses usages plus limités, ces derniers ne constituant que
des sous-ensembles et des cas particuliers du précédant.
Mais même cette approche de la télévision via la vidéo expérimentale
a besoin d'être étrangisée et déplacée puisque le langage de l'innovation
formelle et de l'extension du possible nous conduit à escompter la floraison
d'une multiplicité de formes et de langages visuels nouveaux: ces formes
et langages nouveaux existent, bien entendu, mais à un degré si ahurissant
dans la courte histoire de l'art vidéo (que l'on fait parfois remonter aux
premières expériences de Nam June Paik en 1963) que l'on est tenté de se
demander si une description ou une théorie parviendra jamais à embrasser
Vidéo 127

toute leur diversité. Cependant, j'ai trouvé éclairant d'aborder ce sujet à


partir d'une autre direction, en soulevant la question de l'ennui comme
réponse esthétique et problème phénoménologique. Dans les traditions
tant freudienne que marxienne, (pour la seconde, Lukics mais aussi les
pages que Sartre consacre à la « bêtise » dans Les Carnets de la drôle de
pierre), l'«ennui» n'est pas tant considéré comme une propriété objective
des choses et des œuvres que comme une réponse au blocage des énergies
(qu'elles soient perçues en termes de désir ou de praxis). L'ennui devient
alors intéressant en tant que réaction à une situation de paralysie, mais aussi,
indubitablement, en tant que mécanisme de défense ou comportement
d'évitement. Même envisagé dans le domaine plus restreint de la réception
culturelle, l'ennui qu'inspirent certains types d'oeuvres, de styles ou de
contenus peut toujours utilement servir de précieux symptôme à nos
propres limites existentielles, idéologiques et culturelles, d'indicateur de ce
qui est à refuser dans les pratiques culturelles des autres et de leur menace
sur nos propres rationalisations concernant la nature et la valeur de l'art. Il
n'est, d'ailleurs, pas vraiment secret que, dans certaines des œuvres les plus
significatives du haut modernisme, ce qui est ennuyeux peut souvent être, en
fait, très intéressant, et vice versa: combinaison que mettra immédiatement
en évidence la lecture d'une centaine de phrases de Raymond Roussel,
par exemple. Nous devons donc commencer par essayer de débarrasser le
concept d'ennui (et son expérience) de toute connotation axiologique et
mettre entre parenthèses toute la question de la valeur esthétique. C'est un
paradoxe auquel on peut s'habituer: si un texte ennuyeux peut également
être bon (ou intéressant, comme on dit maintenant), des textes excitants,
qui incorporent divertissement, distraction et marchandisation temporelle,
peuvent aussi parfois être «mauvais» (ou «dégradés» pour utiliser le langage
de l'École de Francfort).
En tout cas, imaginez sur votre écran de télévision un visage accompagné
d'un flot de lamentations et de murmures incompréhensibles et interminables :
le visage va rester parfaitement inexpressif, inchangé tout au long de
«l'œuvre»,finissantà la longue par ressembler à une icône ou à un masque
128 Le surréalisme sans l'inconscient

flottant dans l'ait, immobile et intemporel. Par curiosité, vous avez


peut-être envie de vous soumettre à cette expérience pendant quelques
minutes. Toutefois, quand vous vous mettez à feuilleter votre programme
distraitement et que vous découvrez que cette vidéo-là dure vingt et une
minutes, un vent de panique balaie votre esprit et tout, ou presque, vous
paraît préférable à ça. Mais, dans d'autres contextes, vingt et une minutes, ce
n'est pas terriblement long (l'immobilité de l'expert ou du mystique religieux
pourrait offrir un point de repère). La nature de la forme particulière de
l'ennui esthétique devient alors un problème intéressant, en particulier si
l'on se rappelle la différence qui existe entre la situation de visionnage de
l'art vidéo et les expériences analogues dans le cinéma expérimental (il est
toujours possible de couper court à la première, sans avoir à passer poliment
par un rituel social et institutionnel). Comme je l'ai déjà suggéré, pourtant,
il faut éviter de céder à la facilité de conclure que cette bande ou ce texte est
simplement mauvais ; et on ajoutera immédiatement, pour prévenir tout
malentendu, que bien des textes vidéo de toutes sortes sont amusants et
passionnants - mais on voudra aussi éviter la conclusion que ceux-ci sont
tout simplement meilleurs (ou «bon», au sens axiologique du terme).
Apparaît alors une seconde possibilité, une seconde tentation explicative,
qui implique une intention de l'auteur, une intention auctoriale. Nous
pourrions conclure qu'il s'agit d'un choix délibéré et conscient du vidéaste
et qu'il faut, par conséquent, interpréter les vingt et une minutes de cette
bande comme une provocation, comme une manœuvre calculée contre le
spectateur, sinon une manifestation de franche agressivité. Dans ce cas, notre
réponse était la bonne: l'ennui et la panique sont des réactions appropriées
et constituent une reconnaissance de la signification de cet acte esthétique
spécifique. Mais, mises à part les apories bien connues contenues dans les
concepts d'intention et dessein littéraires, il est pratiquement impossible de
retrouver cette thématique de l'agressivité (esthétique, de classe, de genre,
ou de quoi que ce soit d'autre) sur la base de la bande considérée isolément.
Toutefois, il sera peut-être possible d'éluder le problème des motivations
du sujet individuel en portant notre attention sur l'autre type de médiation
1
Vidéo 129

en jeu, à savoir, la technologie et la machine. On raconte, par exemple, que,


dans les premiers temps de la photographie, ou plutôt du daguerréotype,
les sujets étaient obligés de rester parfaitement immobiles pendant des
durées qui, sans être inhumaines, étaient néanmoins considérées comme
relativement intolétables. On s'imagine les tics incontrôlables des muscles
faciaux, ou le besoin irrépressible de se gratter ou de rire. C'est ainsi que
les premiers photographes conçurent un genre de chaise électrique qui
maintenait en place et immobilisait par l'arrière les têtes de leurs modèles,
depuis les généraux les plus humbles et modestes jusqu'à Lincoln en
personne, pour les cinq ou dix minutes du temps de pose. Roussel, que j'ai
précédemment mentionné, est un peu l'équivalent littéraire de ce procédé: sa
description incroyablement détaillée et minutieuse des objets - un processus
absolument infini, sans intérêt fondamental ni thématique d'aucune sorte -
contraint le lecteur à progresser laborieusement d'une phrase à l'autre dans
un monde sans fin. Mais il serait peut-être bon maintenant de regarder les
singulières expérimentations de Roussel comme une sorte d'anticipation
du postmodernisme au sein de la période moderniste: il paraît en tout cas
possible de soutenir, à tout le moins, que les aberrations et les excès, qui
étaient marginaux ou secondaires dans la période moderniste, sont devenus
dominants dans la restructuration systémique observable dans ce que nous
appelons aujourd'hui le postmodernisme. Il est néanmoins clair que la
vidéo expérimentale, que nous la dations du travail de l'ancêtre Paik au
début des années soixante ou du point culminant de ce nouvel art au milieu
des années soixante-dix, coïncide rigoureusement avec le postmodernisme
comme période historique.
La machine des deux côtés, donc: la machine comme sujet et la machine
comme objet, semblablement et indifféremment : la machine de l'appareil
photographique visant comme un canon de fusil le sujet dont le corps est fixé
à son corrélat mécanique dans un dispositif d'enregistrement/réception. Les
spectateurs sans défense du temps vidéo sont donc aussi immobilisés, intégrés
mécaniquement et neutralisés que l'étaient les anciens sujets photographiques
qui devenaient, un temps, partie intégrante de la technologie du médium. La
130 Le surréalisme sans l'inconscient

salle de séjour (ou de même, le caractère informel et décontracté du musée


vidéo) semble certes un endroit inattendu pour cette assimilation des sujets
humains au technologique : une attention volontaire est pourtant exigée
par le flux total du texte vidéo, dans un temps qui n'est guère relâché, et est
assez différente du visionnage confortable de l'écran de cinéma, sans parler
du détachement de fumeur de cigare du spectateur du théâtre brechtien.
Dans la théorie du cinéma, d'intéressantes analyses ont récemment été
proposées (principalement dans une perspective lacanienne) sur les relations
entre la médiation de la machine cinématographique et la construction
de la subjectivité du spectateur - à la fois dépersonnalisé, et pourtant
toujours fortement incité à rétablir les fausses homogénéités du moi et de la
représentation. J'ai le sentiment que la dépersonnalisation mécanique (ou
décentrement du sujet) va même encore plus loin dans ce nouveau médium
où les auteurs sont eux-mêmes dissous avec le spectateur (j'y reviendrai
brièvement dans un autre contexte).
Mais, puisque la vidéo est un art temporel, les effets les plus paradoxaux
de cette appropriation technologique de la subjectivité peuvent s'observer
dans l'expérience même du temps. Nous savons tous, mais nous l'oublions
toujours, que, sur l'écran de cinéma, les scènes et les dialogues fictifs
raccourcissent radicalement la réalité du cours du temps et ne correspondent
jamais (en raison des mystères maintenant codifiés des différentes techniques
du récitfilmique)avec la durée putative de tels moments dans la vie réelle, ou
le « temps réel » : un cinéaste peut toujours nous le rappeler désagréablement
en revenant, à l'occasion, au temps réel dans telle ou telle séquence, ce qui
risque alors de produire un malaise à peu près aussi intolérable que celui
que nous avons imputé à certaines vidéos. Est-il possible alors que ce soit la
«fiction» qui soit en jeu ici et qu'on puisse essentiellement la définir comme
la construction de ces temporalités fictives et raccourcies (qu'il s'agisse
de cinéma ou de lecture), qui se substituent ensuite à un temps réel que
nous sommes par là même mis en mesure d'oublier momentanément ? La
question de lafictionet dufictifse trouverait ainsi radicalement dissociée des
questions de narration et de récit en tant que tels (même si elle conservait une
fonction et un rôle-clé dans la pratique de certaines formes de narration) : les
confusions du débat sur la représentation (souvent assimilé à un débat sur
le réalisme) sont en grande partie dissipées par cette distinction analytique
entre les effets de fiction et leur temporalité fictionnelle, d'une part, et les
structures narratives en général, d'autre pan.
Quoi qu'il en soit, nous souhaitons soutenir que, dans ce cas précis, la
vidéo expérimentale n'est pasfictiveen ce sens, ne projette pas un temps fictif
et ne fonctionne pas avec la fiction ou les fictions (même s'il se peut qu'elle
fonctionne avec des structures narratives). Cette distinction initiale en rend
alors d'autres possibles et soulève aussi d'intéressants problèmes nouveaux.
Par exemple, le cinéma, sous sa forme documentaire, semble clairement se
rapprocher de ce statut du non-fictif; mais, pour différentes raisons, j'ai le
sentiment que la plupart des films documentaires (et des documentaires
vidéo) projettent toujours une sorte defictionnalitérésiduelle - une sorte de
temps documentaire construit - au cœur même de leur idéologie esthétique
et de leurs rythmes et effets séquentiels. En attendant, à côté des procédés
non fictionnels de la vidéo expérimentale, il existe au moins une forme de
vidéo qui aspire clairement à la fictionnalité de type filmique, et c'est la
télévision commerciale, dont on abordera peut-être mieux les spécificités,
qu'on les déplore ou qu'on les célèbre, en passant par le biais de la description
de la vidéo expérimentale. Définir les séries télévisées, les dramatiques et
assimilés, en fonction de l'imitation, par ce médium, des autres arts et
médias (principalement le récitfilmique),condamne probablement à passer
à côté de la caractéristique la plus intéressante de leur production, à savoir,
comment, à partit des langages rigoureusement non fictifs de la vidéo, la
télévision commerciale se débrouille pour produire un simulacre de temps
fictif.
Pour ce qui est de la temporalité, le mouvement moderne l'envisageait
au mieux comme une expérience, au pire comme un thème, même si la
réalité entrevue par les premiers modernes au XIXe siècle et désignée par
le mot ennui est certainement déjà cette temporalité de l'ennui que nous
avons identifiée dans le processus vidéo : l'égrenage du temps réel minute
132 Le surréalisme sans l'inconscient

après minute, la réalité terrible, sous-jacente et irrévocable, du compteur


en marche. L'implication de la machine dans cette histoire nous permet
peut-être maintenant d'échapper à la phénoménologie et à la rhétorique de
la conscience et de l'expérience et d'affronter cette temporalité apparemment
subjective d'une manière nouvelle et matérialiste, manière qui constitue
également un matérialisme d'un nouveau type, lié non pas à la matière
mais à la machine. C'est comme si, reformulant notre débat initial sur
l'effet rétroactif des nouveaux genres, l'émergence de la machine (si centrale
pour Marx dans l'organisation du Capital) dévoilait de quelque façon
inattendue la matérialité produite de la vie et du temps humains. En effet,
à côté des diverses analyses phénoménologiques de la temporalité et à côté
des philosophies et idéologies du temps, nous en sommes venus à posséder
également toute une palette d'études historiques sur la construction sociale
du temps, dont le plus important reste sans conteste le classique de E.P.
Thompson2 sur les effets de l'introduction du chronomètre sur le lieu de
travail. Le temps réel est, en ce sens, le temps objectif; c'està-dire, le temps
des objets, un temps sujet aux mesures auxquelles les objets sont sujets. Le
temps mesurable devient une réalité à cause de l'émergence de la mesure
elle-même, autrement dit, de la rationalisation et de la réification dans les
sens étroitement liés de Weber et Lukics; le temps de l'horloge présuppose
une machine spatiale spécifique - c'est le temps d'une machine, ou mieux
encore, le temps de la machine elle-même.
J'ai tenté de montrer que la vidéo est unique (et, en ce sens, historiquement
privilégiée ou symptomatique) parce que c'est le seul art ou médium dans
lequel la couture ultime entre l'espace et le temps constitue le véritable lieu
de la forme, mais aussi parce que sa machinerie domine et dépersonnalise
de manière unique le sujet comme l'objet, transformant le premier en un
dispositif d'enregistrement quasi matériel du temps machinique du second et
de l'image vidéo, ou «fluxtotal ». Si l'on veut bien admettre l'hypothèse selon
laquelle le capitalisme peut être périodisé en fonction des bonds en avant ou
mutations technologiques par lesquels il répond à ses crises systémiques les
plus profondes, on voit un peu mieux pourquoi et comment la vidéo (en si
Vidéo 133

étroite relation avec les ordinateurs et les technologies de l'information qui


dominent le troisième stade du capitalisme) peut fortement prétendre à être
la forme artistique par excellence du capitalisme tardif.
Ces propositions nous permettent de revenir au concept de flux total
et d'aborder sous un autre angle ses relations avec l'analyse de la télévision
commerciale (oufictive).Le temps matériel ou temps machinique ponctue le
flux de la télévision commerciale par des cycles de programmation en heure
et demi-heure pourchassés, comme par une spectrale image rémanente, par
le rythme plus rapide des publicités. J'ai avancé l'idée que ces coupures à
périodicité régulière étaient très différentes du type de clôtures que l'on peut
trouver dans les autres arts, même au cinéma. Elles permettent pourtant la
simulation de telles clôtures et, de ce fait, produisent une sorte de temps
fictif imaginaire. Le simulacre du fictif s'empare de cette ponctuation
matérielle un peu comme le rêve se saisit de stimuli corporels externes pour
les ramener en lui-même et les convertir en apparence de débuts et defins;
ou, en d'autres termes, il s'agit de l'illusion d'une illusion, de la simulation
au second degré de ce qui est déjà en soi, dans d'autres formes artistiques,
une Activité, une temporalité illusoire au premier degré. Mais, seule une
perspective dialectique prenant comme principe présences et absences,
apparences et réalités, ou essences, peut révéler ces processus constitutifs :
par exemple, pour une sémiotique positiviste, ou unidimensionnelle, qui ne
peut traiter que des pures présences, que des données existantes de segments
de la vidéo tant commerciale qu'expérimentale, ces deux formes liées et
néanmoins dialectiquement distinctes sont réduites aux coupes et morceaux
d'un matériau identique auquel des instruments d'analyse identiques
sont alors appliqués. La télévision commerciale n'est pas un objet d'étude
autonome ; elle ne peut être appréhendée pour ce qu'elle est qu'en la plaçant
dans un rapport dialectique avec cet autre système signifiant que nous avons
nommé vidéo expérimentale ou art vidéo3
L'hypothèse de la vidéo comme médium d'une plus grande matérialité
laisse penser qu'il vaudra peut-être mieux rechercher ses analogies ailleurs que
dans une référence croisée évidente à la télévision commerciale, à lafictionou
134 Le surréalisme sans l'inconscient

même au cinéma documentaire. Nous devons explorer la possibilité que le


précurseur le plus suggestif de cette nouvelle forme soit l'animation, le dessin
animé, dont la spécificité matérialiste (et paradoxalement nonfictive)est au
moins double : elle implique, d'un côté, une adéquation, une adaptation
constitutive entre un langage musical et un langage visuel (deux systèmes
parfaitement élaborés qui ne sont alors plus subordonnés l'un à l'autre
comme dans les films de fiction), et, de l'autre, ce caractère manifestement
fabriqué des images d'animation, qui, dans leur métamorphose incessante,
obéissent alors davantage aux lois « textuelles » de l'écriture et du dessin
qu'aux lois « réalistes » de la vraisemblance, de la pesanteur, etc. L'animation
a été la première grande école capable de nous apprendre à lire les signifiants
matériels (plutôt que l'apprentissage narratif des objets de représentation
- personnages, actions, et autres). Cependant, dans l'animation, comme,
plus tard, dans la vidéo expérimentale, les connotations lacaniennes de
ce langage de signifiants matériels sont inéluctablement complétées par la
force omniprésente de la praxis humaine ; suggérant par là même davantage
un matérialisme actif de la production qu'un matérialisme mécanique ou
statique de la matière, ou de la matérialité, comme support inerte.
Le flux total, pour sa part, a des conséquences méthodologiques
significatives pour l'analyse de la vidéo expérimentale, et en particulier pour
la constitution de l'objet ou unité d'étude que présente ce médium. Ce n'est
pas, bien sûr, un hasard si aujourd'hui, au cœur du postmodemisme, l'ancien
langage de l'«oeuvre» - œuvre d'art, chef-d'œuvre - se soit vu partout
largement remplacé par le langage assez différent du « texte», des textes et de
la textualité - un langage dont est stratégiquement exclue la réalisation de la
forme organique ou monumentale. Aujourd'hui, tout peut être un texte, en
ce sens (la vie quotidienne, le corps, les représentations politiques), tandis
que les objets qui étaient autrefois des « œuvres » sont désormais susceptibles
d'être relus comme d'immenses ensembles ou systèmes de textes de diverses
sortes, superposés les uns aux autres au moyen de diverses intertextualités, de
successions de fragments, ou, là encore, de pur processus (désormais désigné
sous le nom de production textuelle ou textualisation). De ce fait, l'œuvre
Vidéo 135

d'art autonome - de pair avec le vieux sujet ou moi autonome - semble


s'être évanouie et volatilisée.
On n'en trouvera jamais démonstration plus concrète que dans les « textes »
de la vidéo expérimentale - situation, toutefois, qui place maintenant
l'analyste face à des problèmes nouveaux et inhabituels, caractéristiques
de tous les postmodernismes d'une certaine façon, mais encore plus aigus
ici. Si les anciennes formes modernisantes et monumentales, ces ensembles
totalisants, (le Livre du Monde, les « montagnes magiques » des modemismes
architecturaux, le mythique et essentiel festival d'opéra de Bayreuth, le
Musée lui-même comme siège de toutes les possibilités de la peinture) ne
constituent plus les cadres organisationnels fondamentaux de l'analyse et de
l'interprétation ; si, en d'autres termes, il n'y a plus de chefs-d'œuvre, sans
même parler de canon, plus de « grands » livres (et si même le concept de
bons livres est devenu problématique) - si nous nous trouvons désormais
face à des « textes », c'est-à-dire face à l'éphémère, à des œuvres jetables
qui aspirent à rejoindre immédiatement la décharge des déchets du temps
historique - alors il devient difficile, et même contradictoire, d'organiser
une analyse et une interprétation autour d'un seul de ces fragments saisi
en plein vol. Sélectionner - même à titre d'«exemple» - un texte vidéo
solitaire et en traiter isolément revient fatalement à régénérer l'illusion du
chef-d'œuvre ou du texte canonique et à réifier l'expérience du flux total
dont il fut momentanément extrait. Visionner une vidéo implique en effet
une immersion dans le flux total de la chose elle-même, de préférence dans
une sorte de succession aléatoire de trois ou quatre heures de bandes à
intervalles réguliers. En effet, la vidéo constitue en ce sens (et en raison de
la commercialisation de la télévision publique et du câble) un phénomène
urbain qui nécessite la présence près de chez soi de vidéothèques ou de
musées auxquels vous puissiez ainsi vous rendre avec quelque chose des
habitudes institutionnelles et de la simplicité détendue avec laquelle on se
rendait autrefois au théâtre ou à l'opéra (ou encore dans les salles de cinéma).
Ce qui est tout à fait hors de question, c'est de regarder une « œuvre vidéo »
toute seule ; et, en ce sens, on est tenté de dire qu'il n'y a pas de chef-d'œuvre
136 Le surréalisme sans l'inconscient

vidéo, qu'il ne peut, en aucun cas, y avoir de canon vidéo, et que même
une théorie de l'auteur vidéo (où les signatures restent toujours présentes
en évidence) devient en fait très problématique. Le texte «intéressant»
doit alors se dégager d'un flux indifférencié et aléatoire d'autres textes. De
ce fait, on voit émerger une espèce de principe heisenbergien de l'analyse
vidéo : analystes et lecteurs sont enchaînés à l'examen de textes spécifiques
et individuels, l'un après l'autre; ou si vous préférez, ils sont condamnés à
une sorte de Darstellunglinéaire qui les oblige à parler de textes individuels,
un à la fois. Mais cette forme précise de perception et de critique interfère
en même temps avec la réalité de la chose perçue et l'intercepte au beau
milieu du flux lumineux, dénaturant toutes les constatations jusqu'à les
rendre méconnaissables. La discussion et les préliminaires indispensables de
la sélection et l'isolation d'un texte solitaire le métamorphosent à nouveau
automatiquement en une « œuvre », faisant à nouveau de l'anonyme vidéaste4
un artiste ou un auteur nommé, et ouvrant la brèche au retour de toutes
les caractéristiques d'une ancienne esthétique moderniste que la nature
révolutionnaire du nouveau médium avait précisément effacée et chassée.
Malgré ces restrictions et ces réserves, il ne semble pas possible d'aller plus
loin dans cette exploration des possibilités de la vidéo sans examiner un texte
concret. Nous allons nous arrêter sur AlieNATLON, une «œuvre» de vingt
neuf minutes réalisée à la School of the Art Institute de Chicago par Edward
Rankus, John Manning et Barbara Latham, en 1979. Bien évidemment,
cela restera pour le lecteur un texte imaginaire ; mais le lecteur ne doit
pas «s'imaginer» que le spectateur est dans une situation complètement
différente. Décrire, après coup, ce flot d'images de toutes sortes revient
nécessairement à violer le présent perpétuel de l'image et à réorganiser les
quelques fragments qui subsistent dans la mémoire selon des schémas qui
en disent probablement plus long sur l'état d'esprit du lecteur que sur le
texte lui-même : est-ce que nous cherchons à le transformer en une histoire
quelconque? (Un livre très intéressant de Jacques Leenhardt et Pierre Jozsa
{Lire la lecture, Paris, Le Sycomore, 1982) montre ce processus à l'œuvre,
y compris dans les « romans sans intrigue» - la mémoire du lecteur crée à
Vidéo 137

Latham, Manning, Rankus, AtitNATION, 1979.

partir de rien des « protagonistes », transgresse l'expérience de la lecture afin


de la réorganiser en scènes et séquences narratives reconnaissables, et ainsi
de suite.) Ou bien, à un niveau critique bien plus raffiné, est-ce que nous
138 Le surréalisme sans l'inconscient

cherchons à classer le matériau en blocs thématiques et en rythmes, et à


rétablir une ponctuation avec des débuts et des fins, avec des graphiques
de croissance et décroissance de l'émotion, des paroxysmes, des temps
morts, des transitions, des récapitulations et autres ? Pas de doute : il n'y
a que la reconstruction de ces mouvements formels d'ensemble qui se
révèle différemment chaque fois que nous regardons la bande. D'abord,
en vidéo, vingt neuf minutes, c'est beaucoup plus long que le segment
temporel équivalent dans n'importe quel film long-métrage; de plus, il n'est
pas excessif de parler d'une véritable et très profonde contradiction entre
l'expérience presque hallucinogène du présent de l'image dans la vidéo
et toute mémoire textuelle dans laquelle pourraient s'insérer ces présents
successifs (même la réapparition et la reconnaissance d'anciennes images
se saisissent au vol, pour ainsi dire, latéralement et pratiquement trop tard
pour que nous en tirions le moindre profit). Si le contraste avec les structures
mnémoniques des films de fiction de type hollywoodien est, ici, tranché et
évident, on a le sentiment - plus difficile à étayer et à argumenter - que
le fossé entre l'expérience temporelle de ces derniers et celle du cinéma
expérimental n'est pas moins grand. Ces procédés d'Op' art et ces montages
visuels raffinés rappellent en particulier les classiques d'hier comme Ballet
mécanique; mais il me semble qu'au-delà de la différence existant dans
notre situation institutionnelle (salle de cinéma d'art et essai ici, écran de
télévision chez soi ou dans un musée pour la vidéo), ces expériences sont très
différentes et qu'en particulier, les blocs de matériaux au cinéma sont plus
grands et plus perceptibles de manièreflagranteet tangible (même quand
ils défilent rapidement), donnant ainsi un sentiment plus tranquille de
combinaisons que ce ne peut être le cas avec les données visuelles atténuées
de l'écran de télévision.
On en est réduit, par conséquent, à énumérer quelques-uns des ces
matériaux vidéo, qui ne constituent pas des thèmes (puisque dans leur
grande majorité ce sont des citations matérielles tirées quelque part dans un
stock quasi-commercial), mais qui n'ont certainement rien, non plus, de la
densité de la mise en scène bazinienne, puisque même les segments qui ne
Vidéo 139

sont pas prélevés sur des séquences préexistantes, mais qui ont manifestement
été filmés explicitement pour être utilisés dans cette vidéo, possèdent une
sorte de pauvreté chromatique qui les marque d'une manière ou d'une autre
comme «fictionnels» et mis en scène, par opposition à la réalité manifeste
des autres images-du-monde, les objets image. Il existe par conséquent un
sens dans lequel le mot collage pourrait encore avoir cours, c'est pour cette
juxtaposition entre ce qu'on est tenté d'appeler les matériaux «naturels» (les
séquences nouvellement ou directement filmées) et ceux « artificiels » (les
images préfabriquées «mixées» par la machine elle-même). En revanche,
la hiérarchie ontologique de l'ancien collage pictural pourrait nous égarer :
dans cette bande vidéo, le «naturel» est pire et plus dégradé que l'artificiel
qui, lui même, n'évoque plus la vie quotidienne tranquille d'une nouvelle
société bâtie par l'homme (comme avec les objets du cubisme) mais plutôt
les signaux bruyants et brouillés, les inimaginables rebuts d'informations de
la nouvelle société des médias.
Premières images: une petite blague existentielle dans laquelle un «bout»
de temps est excisé d'une «culture» temporelle qui ressemble un peu à une
crêpe ; ensuite, une souris de laboratoire, avec en voix off, divers rapports
pseudo scientifiques et programmes thérapeutiques (comment gérer le stress,
soins de beauté, hypnose pour perdre du poids, etc.) ; puis, des séquences de
science-fiction (y compris de la monster music et des dialogues camp), tirées
en grande partie d'un film japonais, Monster Zéro (1965). À ce moment-là,
le flot des images devient trop dense pour l'énumération : des effets optiques,
des cubes de jeux de construction pour enfants, des reproductions de
peintures classiques, mais aussi des mannequins, des images publicitaires,
des tirages informatiques, des illustrations de manuels scolaires de toutes
sortes, des personnages de dessins animés qui s'élèvent et qui tombent
(dont un superbe chapeau de Magritte sombrant lentement dans le Lac
Michigan) ; un éclair d'orage de chaleur; une femme allongée, peut-être sous
hypnose (à moins que, comme dans un roman de Robbe-Grillet, ce ne soit
que la photo d'une femme allongée, peut-être sous hypnose) ; des couloirs
d'un immeuble de bureaux ou d'un hôtel ultra-modeme avec des escaliers
146 Le surréalisme sans l'inconscient

mécaniques s'élevant dans toutes les directions et selon divers angles ; des
clichés d'un coin de rue peu fréquenté, un enfant sur une grande roue et
quelques piétons portant leurs courses ; un gros plan obsédant de détritus et
de jeux d'enfants sur la rive d'un lac (où réapparaît le chapeau de Magritte,
dans la vie réelle, en équilibre sur un bout de bois planté dans le sable) ;
des sonates de Beethoven, The Planets de Holst, de la musique disco, des
orgues funéraires, des effets sonores intersidéraux, le thème de Lawrence
d'Arabie accompagnant l'apparition de soucoupes volantes à l'horizon de
Chicago ; ainsi qu'une séquence grotesque dans laquelle de friables formes
oblongues orange (qui ressemblent à des barres d'Hostess Twinkies) sont
disséquées au scalpel, pressées dans des étaux, et démolies à coups de poing;
un bidon de lait qui fuit; les danseurs disco dans leur habitat; des vues de
planètes extra-terrestres; des gros plans de différents coups de pinceaux; des
publicités pour des cuisines des années cinquante; et bien d'autres choses
encore. Parfois, tout cela semble se combiner dans des séquences un peu plus
longues, comme lorsque l'éclair de chaleur se surcharge de toute une série
d'effets optiques, de publicités, de dessins animés, de musique de film, et de
dialogues radiophoniques sans rapport. Parfois, comme lors de la transition
de l'accompagnement relativement méditatif de la «musique classique» à
la frénésie d'un rythme populaire, le principe de variation paraît évident et
lourdement souligné. Parfois, le flux accéléré d'images mixées vous paraît
dessiner une certaine urgence temporelle, le tempo du délire, pourrions-nous
dire, ou d'une attaque directe et expérimentale sur le sujet-regardeur; parfois
le tout est ponctué de manière aléatoire de signaux formels (le «vous allez
être déconnecté» qui est sans doute destiné à prévenir le spectateur d'une
clôture, d'une fin imminente, et le plan final sur la plage qui emprunte un
langage filmique connotatif plus reconnaissable), et semble alors évoquer la
dispersion en fragments d'un objet-monde, mais aussi le contact avec une
sorte de limite extrême ou de bord ultime (comme dans la séquence finale
de La Dolce Vita de Fellini).

Pas de doute, tout cela n'est qu'une blague visuelle élaborée, un canular
(si jamais vous vous attendiez à quelque chose de plus « sérieux ») : un
Vidéo 141

galop d'essai d'étudiant, si vous voulez ; pourtant, l'histoire de la vidéo


expérimentale va à un tel rythme que les initiés et les connaisseurs sont
capables de regarder cette production de 1979 avec une certaine nostalgie en
se souvenant qu'il y eut des gens pour faire ce genre de chose à cette époque
mais qu'ils sont maintenant occupés à autre chose.
Les questions les plus intéressantes que pose un texte vidéo de ce type
(et j'espère qu'il est clair que le texte fonctionne quelle que soit sa valeur ou
sa signification : il peut être vu et revu - du moins en partie, étant donné
sa surcharge en informations que le spectateur ne sera jamais en mesure de
maîtriser) restent les questions de valeur et d'interprétation, à condition qu'il
soit bien compris que c'est peut-être l'absence de toute réponse possible à ces
questions qui constitue l'intérêt historique du problème. Mais ma tentative
de raconter ou de résumer ce texte montre bien qu'avant même d'en arriver
à la question interprétative (« Qu'est-ce que ça veut dire ? », ou, pour utiliser
sa version petite-bourgeoise : « Qu'est que c'est censé représenter ? ») nous
devons affronter les questions préliminaires de la forme et de la lecture. Il
n'est pas évident qu'un spectateur atteigne jamais ce moment de connaissance
et de saturation de la mémoire qui permettrait que lentement se dégage une
lecture formelle de ce texte dans le temps : débuts et apparitions thématiques,
associations et développements, résistances et luttes pour la domination,
résolutions partielles, formes de clôture ou de conclusion menant à un point
à la ligne ou un autre. Quand bien même pourrions-nous dresser un tableau
d'ensemble du temps formel de l'oeuvre, même d'une façon très grossière
et très générale, que notre description resterait nécessairement aussi vide
et abstraite que la terminologie de la forme musicale, dont les problèmes
aujourd'hui, dans la musique aléatoire et post-dodécaphonique, sont
analogues, même si les dimensions mathématiques du son et de la notation
musicale fournissent des solutions apparemment plus tangibles. Mon
sentiment, cependant, c'est que même les quelques jalons formels que nous
avons pu isoler (la rive du lac, les jeux de construction, le « sentiment defin»)
sont trompeurs; ils ne sont désormais plus les caractéristiques ou les éléments
d'une forme mais les signes et les traces de formes anciennes. Nous devons
1
142 Le surréalisme sans l'inconscient

nous rappeler que ces formes anciennes sont toujours incluses dans les petits
morceaux de ce texte, dans son matériel bricolé : la sonate de Beethoven
n'est qu'un élément de ce bricolage, comme un bout de tuyau récupéré et
intégré à une sculpture ou un morceau de journal déchiré et collé sur une
toile. Pourtant, dans la séquence avec l'extrait de Beethoven, la «forme» au
sens traditionnel persiste et peut être nommée (la «cadence descendante»,
par exemple, ou la «réapparition du premier thème»). On peut en dire
autant des extraits du monster movie japonais : ils intègrent des citations de
la forme de science fiction: «découverte», «menace», «attaque aérienne»,
et ainsi de suite (ici la terminologie formelle disponible - par analogie à la
nomenclature musicale - se réduirait probablement à Aristote ou Propp et
ses héritiers, ou à Eisenstein, pratiquement les seules sources d'un langage
neutre du mouvement de la forme narrative). La question qui vient alors
naturellement est de savoir si les propriétés formelles comprises dans les
séquences et morceaux cités se transmettent, à un quelconque moment, au
texte vidéo lui-même, au bricolage dont ils sont parties intégrantes. Mais
c'est une question qu'il faut d'abord soulever au microniveau des épisodes et
des moments pris individuellement. S'agissant des propriétés formelles du
texte considéré plus largement en tant qu'« œuvre » et en tant qu'organisation
temporelle, l'image de la rive du lac suggère que la forme puissante d'une
ancienne clôture temporelle ou musicale n'est ici présente que comme
forme résiduelle: tout ce qui, dans la fin de Fellini, porte encore les traces
d'une mystique résiduelle (la mer comme élément primordial, l'endroit où
l'homme et le social se confrontent à l'altérité de la nature) est ici depuis
longtemps effacé et oublié. Ce contenu a disparu, ne laissant qu'une légère
arrière-trace de sa connotation formelle originelle, c'est-à-dire, de sa fonction
syntaxique de clôture. À ce niveau, le plus atténué dans le système de signes,
le signifiant n'est alors guère plus qu'un vague souvenir d'un signe ancien, et,
en fait, de la fonction formelle de ce signe maintenant disparu.
Le langage de la connotation, qui commence à s'affirmer dans le
paragraphe précédent, rend nécessaire un réexamen de l'élaboration centrale
de ce concept que nous devons à Roland Barthes, qui le décrivit, après
Hjelmslev, dans Mythologies. Il répudia ensuite, dans son œuvre « textuelle»
postérieure, la différentiation implicite entre langages du premier et du
second degré (dénotation et connotation), qui durent lui apparaître comme
une reproduction des vieilles divisions entre esthétique et social, liberté
artistique et référentialité historique - divisions que des essais comme
Le Plaisir du texte prenaient soin d'éviter ou d'éluder. Peu importe que
la précédente théorie (qui garde toujours une grande influence dans les
études sur les médias) renverse habilement les priorités de cette opposition,
attribuant une authenticité (et par là même une valeur esthétique) à la
valeur dénotative de l'image photographique, et une coupable fonctionnalité
sociale ou idéologique à sa prolongation plus « artificielle » dans les textes
publicitaires, qui prennent le texte dénotatif originel comme leur nouveau
contenu personnel, enrôlant de force des images pré-existantes au service
d'une gamme accentuée de pensées dégradées et de messages commerciaux.
Quels que soient les enjeux et les implications de ce débat, il paraît clair que
nous pouvons nous inspirer ici de la première et classique conception de
Barthes du fonctionnement de la connotation, à condition de la complexifier
correctement, jusqu'à la rendre peut-être méconnaissable. Car la situation est
ici plutôt l'inverse de celle de la publicité, qui accapare et réadapte des signes
«plus purs» et d'une certaine façon plus matériels pour véhiculer toute une
gamme de signaux idéologiques. Ici, au contraire, les signaux idéologiques
sont d'ores et déjà profondément gravés dans les textes primaires qui sont
eux-mêmes, déjà, complètement culturels et idéologiques : la musique
de Beethoven comporte déjà le connotateur de « musique classique » en
général, le film de science-fiction comprend déjà de multiples messages
et angoisses politiques (une forme de Guerre Froide américaine réadaptée
à la politique antinucléaire japonaise, les deux se mêlant dans le nouveau
connotateur culturel de « camp»). Mais ici, la connotation (dans une
sphère culturelle où les fonctions des «produits» transcendent largement
les fonctions commerciales des images publicitaires tout en continuant,
incontestablement, d'en inclure certaines et, sûrement, d'en reproduire
les structures par d'autres moyens) est un processus polysémique dans
144 Le surréalisme sans l'inconscient

lequel nombre de «messages» coexistent. Ainsi, l'alternance de Beethoven


et du disco émet sans aucun doute un message de classe (grande culture
contre culture populaire ou de masse, privilège et éducation contre formes
plus populaires et physiques de divertissement) mais continue aussi de
véhiculer l'ancien contenu fait de gravité tragique, du sens formel du
temps engendré par la forme même de la sonate, du «grand sérieux» de
l'esthétique bourgeoise la plus rigoureuse dans sa lutte avec le temps, de la
contradiction, et de la mort. Ce contenu se trouve maintenant lui-même
opposé à l'incessante distraction temporelle de la musique commerciale de
la grande ville dans l'ère postmoderne qui remplit le temps et l'espace si
implacablement que les vieilles questions «tragiques» paraissent hors sujet.
Toutes ces connotations sont à l'œuvre simultanément. Ce n'est que dans
la mesure où elles semblent aisément réductibles à l'une de ces oppositions
binaires déjà mentionnées (grande et basse culture), et seulement dans cette
mesure, que nous sommes en présence d'une sorte de « thème », qui pourrait,
à l'extrême limite, être l'occasion d'un acte interprétatif et nous autoriser à
suggérer que le texte vidéo est «au sujet de» cette opposition particulière.
Nous reviendrons plus tard sur ces possibilités ou options interprétatives.
Cependant, il faut chasser l'idée que, d'une manière ou d'une autre,
un processus de démystification serait à l'œuvre dans cette vidéo : tous ses
matériaux sont dégradés en ce sens, Beethoven pas moins que le disco. Et même
si, comme nous allons le montrer, une interaction très complexe existe ici entre
les différents niveaux et composantes du texte, entre ses différents langages
(image contre son, musique contre dialogue), l'utilisation politique de l'un de
ces niveaux contre l'autre (comme chez Godard), autrement dit, la tentative
de purifier d'une manière ou d'une autre l'image en la plaçant en contraste
avec l'écrit ou le parler, n'est plus ici à l'ordre du jour, même si elle est toujours
concevable. C'est une chose que l'on peut, je crois, clarifier en envisageant les
différents éléments et composantes cités (les morceaux brisés de toute une
gamme de textes premiers de la sphère culturelle contemporaine) comme
autant de logos, c'est-à-dire, comme une nouvelle forme de langage publicitaire
structuralement et historiquement bien plus avancée et complexe qu'aucune
Vidéo 145

des images publicitaires auxquelles eurent affaire les premières théories de


Barthes. Un logo est un peu la synthèse d'une image publicitaire et d'un nom
de marque ; mieux encore, c'est un nom de marque transformé en image, signe
ou emblème, qui transporte en elle-même la mémoire de toute une tradition
de publicités antérieures de façon presque intertexmelle. Ces logos peuvent
être aussi bien visuels qu'auditifs et musicaux (comme le thème de Pepsi) : cet
élargissement nous permet de ranger sous cette catégorie les matériaux de la
bande-son, aux côtés des segments de logo plus immédiatement identifiables
que sont les escalators des bureaux, les mannequins de mode, les bribes de
conseils psychologiques, le coin de rue, larivedu lac, Monster Zéro et ainsi
de suite. « Logo» signifie alors la transformation de chacun de ces fragments
en une sorte de signe de plein droit; de quoi ces nouveaux signes pourraient
bien être les signes n'apparaît pourtant pas encore clairement, puisque aucun
produit ne semble identifiable, ni même une gamme de produits génériques
formellement désignés par le logo dans son sens originel, comme peut l'être
le badge d'une entreprise multinationale aux activités diversifiées. Mais le
terme de générique est en lui-même suggestif lorsque nous envisageons ses
implications littéraires un peu plus largement que ne le faisaient les anciens
tableaux, plus statiques, de genres ou de typesfixes.Ces fragments induisent
une consommation culturelle générique plus dynamique qui nécessite une
association avec un récit (lui-même maintenant compris au sens plus large
de type de consommation textuelle). En ce sens, les expériences scientifiques
apparaissent pleinement narratives, autant que Lawrence d'Arabie; la vision de
cols blancs et d'employés de bureau gravissant des volées d'escalator n'est pas
moins une vision narrative que celle d'extraits de film de science-fiction (ou
d'horror music) ; et même la photographiefigéed'un éclair de chaleur suggère
un ensemble de multiples cadres narratifs (Ansel Adams, ou la terreur du grand
orage, ou le «logo» du paysage de l'Ouest américain à la Remington, ou le
sublime du XVIIP siècle, ou la réponse de Dieu à la cérémonie de la pluie, ou
le commencement de la fin du monde).
Les choses deviennent plus complexes cependant quand on s'aperçoit
qu'aucun de ces éléments, de ces nouveaux signes culturels, de ces logos,
146 Le surréalisme sans l'inconscient

n'existe isolément ; le texte vidéo lui-même est, pratiquement à tout


moment, un processus d'interactions incessantes, apparemment aléatoires.
Il est clair que c'est cette structure qu'il faut décrire et analyser, mais il
s'agit là de relations entre signes pour lesquelles nous ne disposons que de
modèles théoriques des plus approximatifs. Le problème est d'appréhender
un flot constant, un «fluxtotal » de matériaux multiples où chacun peut
être vu comme le raccourci, la notation abrégée d'un type distinct de récit
ou de procès narratif spécifique. Mais nos questions immédiates seront
plus synchroniques que diachroniques : comment ces différents signaux
narratifs, ou logos, s'entrecoupent-ils ? Doit-on imaginer une comparti-
mentalisation mentale dans laquelle chacun est reçu isolément, ou l'esprit
établit-il des connexions d'une manière ou d'une autre ; et dans ce cas,
comment pouvons-nous décrire ces connexions ? Comment ces matériaux
se rattachent-ils les uns aux autres, s'ils le font ? Ou bien sommes-nous
simplement face à une simultanéité de flots distincts d'éléments que les sens
saisissent tous ensemble comme un kaléidoscope? On peut juger ici de la
mesure de notre faiblesse conceptuelle, dans le fait que nous sommes tentés
de choisir en premier la décision méthodologique la plus insatisfaisante - le
point de départ cartésien - avec laquelle nous commençons par réduire le
phénomène à sa forme la plus simple, à savoir, l'interaction de deux de ces
éléments ou signaux (alors qu'une pensée dialectique nous demande de
commencer avec la forme la plus complexe, les formes plus simples étant
considérées comme ses dérivées).
Mais, même dans le cas de deux éléments, les modèles théoriques utiles
sont assez rares. Le plus ancien est bien sûr le modèle logique du sujet ex. du
prédicat (ou attribut), qui, dépouillé de sa logique propositionnelle (avec
ses phrases énonciatives et ses prétentions à la vérité), a, ces derniers temps,
été réécrit comme la relation entre un motif (topic) et un commentaire. La
théorie littéraire, dans l'ensemble, n'a eu à se confronter à cette structure que
dans l'analyse de la métaphore, pour laquelle la distinction de I. A. Richards
entre une teneur et un véhicule parait suggestive. La sémiotique de Pierce,
cependant, qui cherche avec insistance à saisir le processus d'interprétation
Vidéo 147

(ou sémiosis) dans le temps, réécrit utilement toutes ces distinctions en


termes de signe initial pour lequel un second signe dent lieu d'interprétant.
La théorie contemporaine du récit, enfin, trace une distinction opératoire
entre la fable (l'anecdote, les matériaux bruts de l'histoire de base) et la
mise-en-scène, la façon dont ces matériaux sont racontés ou présentés ; en
d'autres termes, leur focalisation.
Ce que nous devons retenir de ces formulations, c'est la manière dont
elles ne posent deux signes de nature et valeur égales que pour mieux
observer, au moment de leur intersection, l'apparition soudaine d'une
nouvelle hiérarchie dans laquelle l'un des signes devient quelque chose
comme le matériau sur lequel l'autre agit, ou dans laquelle le premier signe
établit un contenu et un centre auxquels le second est annexé pour des
fonctions auxiliaires et subordonnées (les priorités de la relation hiérarchique
semblant ici réversibles). Mais la terminologie et la nomenclature des
modèles traditionnels ne rendent pas compte de ce qui est certainement
en train de devenir une propriété fondamentale du flot de signes dans le
contexte de la vidéo : à savoir, qu'ils changent de place ; qu'aucun signe
singulier ne retient jamais la priorité comme motif (topic) de l'opération ;
que la situation dans laquelle un signe fonctionne comme interprétant
d'un autre est plus que provisoire et sujette à changer sans préavis ; et,
dans la dynamique de rotation incessante à laquelle nous avons affaire ici,
chacun de nos deux signes occupe la position de l'autre et réciproquement
dans un échange ahurissant et presque permanent. C'est quelque chose
comme la « distraction » benjaminienne élevée à une puissance nouvelle
et historiquement originale : en effet, je suis tenté d'avancer que cette
formulation nous donne au moins une caractérisation pertinente d'une
temporalité proprement postmoderniste, dont les conséquences restent
maintenant à tirer.
Car nous n'avons pas encore suffisamment décrit la nature du processus
par lequel, même en tenant compte des déplacements perpétuels sur lesquels
nous avons insisté, un tel élément - ou signe, ou logo - «commente»
l'autre d'une certaine manière, ou lui sert «d'interprétant». Le contenu
148 Le surréalisme sans l'inconscient

de ce processus, cependant, était déjà implicite dans l'analyse du logo


lui-même, que l'on a décrit comme le signal, la notation abrégée d'un
certain type de récit. Le microscopique échange atomique ou isotopique à
l'étude ici est par conséquent rien moins que la capture d'un signe narratif
par un autre : la réécriture d'une forme de narrativisation en fonction
d'une forme différente momentanément plus puissante, la renarrativisation
incessante d'éléments narratifs pré-existants les uns par les autres. Ainsi,
pour commencer par les exemples les plus évidents, il semble peu douteux
que des images comme les séquences avec le mannequin de mode ou le
modèle sont puissamment et brutalement réécrites lorsqu'elles croisent le
champ de forces du film de science-fiction et de ses divers logos (visuel,
musical, verbal) : à ces moments, l'univers humain familier de la publicité
et de la mode est étrangisé(concept sur lequel nous reviendrons), et le grand
magasin contemporain devient aussi bizarre et aussi glaçant que n'importe
quelle institution de société extra-terrestre sur une planète éloignée. Un
peu de la même façon, il se passe quelque chose avec la photographie de la
femme allongée lorsqu'elle se surcharge de la zébrure de l'éclair qui frappe:
sub specie aeternitatis, peut-être ? culture contre nature ? En tout cas, les
deux signes ne peuvent manquer d'entrer dans une relation réciproque
dans laquelle les signaux génériques de l'un se mettent à prédominer (il
est, par exemple, un peu plus difficile d'imaginer en quoi l'image de la
femme sous hypnose pourrait attirer la foudre dans son orbite thématique).
Enfin, il semble évident que, lorsque s'entrecoupent l'image des souris et
les textes d'expériences comportementales et de conseils psychologiques
et professionnels, la combinaison produit des messages prévisibles sur les
mécanismes cachés de la programmation et du conditionnement dans
la société bureaucratique. Cependant, ces trois formes d'influence et de
renarrativisation - étrangisation générique (estrangmenl), opposition nature/
culture, et critique de la culture «existentielle» et psychologique bon marché -
ne sont que quelques-uns des effets provisoires d'un répertoire bien plus
complexe d'interactions qu'il serait fastidieux, sinon impossible, de recenser
(parmi lesquelles pourraient cependant figurer l'opposition grande et
Vidéo 149

basse culture décrite précédemment, ainsi que l'alternance suprêmement


diachronique entre les scènes de rue, miteuses et « naturelles », filmées
directement et le flux de matériaux médiatiques stéréotypés dans lequel
elles sont insérées).
Nous pouvons maintenant aborder sous un nouveau jour les questions
de priorité ou d'influence inégale, sans avoir besoin de nous limiter au
sujet évidemment central de la priorité relative du son ou de l'image.
Les psychologues font la distinction entre les formes auditives et les
formes visuelles de reconnaissance, les premières étant apparemment plus
instantanées et fonctionnant au moyen de gestalts auditives ou musicales
pleinement développées, tandis que les secondes sont sujettes à des
explorations supplémentaires qui peuvent ne jamais se cristalliser dans
quelque chose de convenablement «reconnaissable». Autrement dit, nous
reconnaissons un air instantanément, tandis que les soucoupes volantes
qui devraient nous permettre d'identifier la classe générique d'un extrait
de film peuvent très bien rester l'objet d'un vague regard géométrique
qui ne se souciera jamais de les faire réintégrer leur position culturelle et
connotative évidente. Nous voyons maintenant clairement comment les
logos auditifs tendraient à dominer et à réécrire les logos visuels, plutôt que
l'inverse (même si on aurait aimé imaginer une étrangisation réciproque
de la musique de science-fiction par les photographies de mannequins par
exemple, où la première serait ramenée dans le bric-à-brac culturel de la fin
du XXe siècle de même substance que ces dernières).
Par delà cet exemple extrêmement simple de l'influence relative de signes
issus de sens et de médias distincts, persiste encore le problème plus général
du poids relatif des divers systèmes génériques eux-mêmes dans notre
culture : est-ce que la science-fiction est, a priori, plus puissante que ce
genre appelé publicité ou que le discours présentant des images de la société
bureaucratique (la foire d'empoigne, le bureau, la routine), ou que le tirage
informatique, ou que le «genre» innommé d'effets visuels que nous avons
appelé effets d'Op' art (qui connote probablement bien plus que la nouvelle
technologie du graphisme) ? L'œuvre de Godard me semble s'attaquer à
150 Le surréalisme sans l'inconscient

cette question, ou du moins la poser explicitement et de diverses façons ;


une partie de l'art vidéo politique - comme celui de Martha Rosner - joue
également avec ces influences inégales des langages culturels pour mettre
en question les priorités culturelles habituelles. La vidéo que nous étudions
ici ne nous permet cependant pas de formuler ces points sous forme de
problèmes, dans la mesure où sa logique formelle même - ce que nous avons
appelé la dynamique de rotation incessante de ses constellations provisoires
de signes - dépend de leur effacement: une proposition et une hypothèse
qui va nous mener au cœur de ces questions d'interprétation et de valeur
esthétique que nous avons repoussées jusqu'à maintenant.
La question interprétative - « de quoi parle le texte ou l'œuvre ? » - incite
généralement à une réponse thématique, comme, à vrai dire, nous y invite le
titre de la présente vidéo, AlieNATION. Nous y voilà et maintenant on sait:
il s'agit de l'aliénation d'une nation tout entière, ou peut-être d'un nouveau
genre de nation, organisée autour de l'aliénation elle-même. L'aliénation
était un concept rigoureux lorsqu'il était spécifiquement utilisé pour
exprimer les diverses privations concrètes de l'existence de la classe ouvrière
(comme dans les manuscrits parisiens de Marx) ; il a également possédé
une fonction spécifique à un moment historique particulier (l'ouverture
de Khrouchtchev) que les radicaux à l'Est (Pologne, Yougoslavie) et à
l'Ouest (Sartre) pensaient apte à inaugurer une nouvelle tradition dans la
pensée et la pratique marxistes. En revanche, ce concept ne vaut sûrement
pas grand'chose pour exprimer de façon générale un malaise spirituel
(bourgeois). Mais ce n'est pas la seule raison de l'insatisfaction ressentie
quand, au beau milieu de splendides performances postmodernistes comme
USA de Laurie Anderson, la répétition du mot aliénation (pour ainsi dire
murmuré au passage au public) rend difficile d'éviter la conclusion qu'en
réalité, c'était aussi de ça que la vidéo était censée parler. Deux réactions
pratiquement identiques s'ensuivent : alors, c'est ça que ça voulait dire ; alors,
c'est tout ce que ça voulait dire. Le problème est donc double : tout d'abord,
l'aliénation n'est pas simplement un concept moderniste mais aussi une
expérience moderniste (idée que je ne peux développer ici, sauf pour dire que
Vidéo 151

les termes «fragmentation psychique» constituent une meilleure appellation


pour ce dont nous souffrons aujourd'hui, à supposer que nous ayons besoin
d'un terme). Mais la seconde ramification du problème est décisive: quelle
que soit cette signification et son adéquation (en tant que signification),
on a le profond sentiment que des « textes» comme USA ou AlieNATION
ne devraient pas avoir la moindre «signification» dans ce sens thématique.
Chacun est libre de le vérifier par l'observation personnelle et en portant
une attention un peu plus soutenue à ces moments précis où nous percevons
fugitivement ce désillusionnement dont j'ai décrit l'expérience dans les
moments thémadquement explicites de USA De fait, les moments où l'on
peut ressentir une chose similaire pendant la vidéo de Rankus-Manning-
Latham ont déjà été énumérés ailleurs. Ce sont précisément les moments
où l'intersection du signe et de l'interprétant semble produire un message
fugace : grande culture contre basse culture, dans le monde moderne, nous
sommes tous programmés comme des souris de laboratoire, nature contre
culture, et ainsi de suite. La sagesse populaire nous souffle que ces « thèmes »
sont éculés, aussi rebattus que l'aliénation (mais pas assez désuets pour être
camp). Pourtant, ce serait une erreur de simplifier cette intéressante situation
et de la réduire à la question de la nature et de la qualité, de la substance
intellectuelle, des thèmes eux-mêmes ; en effet, notre analyse précédente a
les moyens de donner une bien meilleure interprétation de telles faiblesses.
Nous avons en effet essayé de montrer que ce qui caractérise ce processus
vidéo particulier (ce flux total « expérimental ») est, en fait, une rotation
incessante de ses éléments telle qu'ils changent de place à tout moment,
avec pour résultat qu'aucun élément singulier ne peut occuper la position
« d'interprétant » (ou celle de signe premier) pour une durée quelconque,
mais doit, à l'instant suivant, être délogé à son tour (la terminologie
cinématographique de « cadre » et de « plan » ne semble pas convenir à ce
genre de succession), tombant à son tour dans une position subordonnée,
où il sera alors « interprété » ou narrativisé par le contenu d'un logo ou
d'une image d'un type radicalement différent. Si le compte-rendu de ce
processus est correct, alors il s'ensuit logiquement que tout ce qui l'arrête
152 Le surréalisme sans l'inconscient 1
i

ou l'interrompt sera ressenti comme une faute esthétique. Les moment^


thématiques dont nous nous sommes plaints plus haut sont précisément
ces moments d'interruption, une sorte de blocage dans le processus : à cei
instants, une « narrativisation » provisoire (la domination provisoire d'un
signe ou logo sur un autre qu'il interprète et réécrit selon sa propre logique
narrative) s'étend rapidement à toute la séquence comme une pointe
incandescente posée sur la pellicule, jusqu'au moment où, « maintenue»
suffisamment longtemps, elle génère et émet un message thématique plutôt
contradictoire avec la logique textuelle de la chose elle-même. Ces moments
impliquent une forme particulière de réification qui pourrait tout aussi bien
définir une thématisation - mot que Paul de Man aimait beaucoup et dont
il se servait pour caractériser l'interprétation erronée qui présentait Derrida
comme « philosophe » dont le « système philosophique » était, d'une certaine
façon, «à propos de» l'écriture. La thématisation est donc le moment où un
élément d'un texte, une composante, est promu au statut de thème officiel,
si bien qu'il devient candidat à un honneur encore plus grand, celui de la
« signification » de l'œuvre. Mais une telle réification thématique n'est pas
nécessairement fonction de la qualité philosophique ou intellectuelle du
«thème» lui-même: quels que soient l'intérêt et la viabilité philosophiques
de la notion d'aliénation de la vie bureaucratique contemporaine, son
apparition comme « thème » est enregistrée ici comme faute pour des raisons
essentiellement formelles. On pourrait soutenir cette proposition en sens
contraire en considérant comme autre faiblesse possible dans notre texte la
dépendance excessive envers les « effets d'étrangisation » des extraits du film
de SF japonais (des visionnages répétés, cependant, montrent bien qu'ils
n'étaient pas aussi nombreux que dans notre souvenir). Si c'est le cas, nous
avons affaire une thématisation de type narratif ou générique plutôt qu'à
une dégradation par une philosophie bon marché et une doxa stéréotypée.
Nous pouvons maintenant tirer des conséquences inattendues de cette
analyse, conséquences qui portent non seulement sur la question très
débattue de l'interprétation dans le postmodernisme mais aussi sur une autre
question, celle de la valeur esthétique, qui a été provisoirement ajournée au
«Éèf

début de ce débat. Si l'interprétation est comprise, thématiquement, comme


le dégagement d'un thème ou d'une signification fondamentale, il semble
alors clair que le texte postmodemiste (dont nous avons pris pour exemple
privilégié la vidéo en question) est, dans cette perspective, défini comme
une structure ou un flux de signe qui s'oppose à la signification, dont la
logique interne fondamentale est l'exclusion de l'émergence de thèmes en
tant que tels, et qui, par conséquent, cherche à court-circuiter les tentations
interprétatives traditionnelles (chose dont Susan Sontag eut l'intuition
prophétique dans son livre pertinemment titré Against Interprétation, à
l'aube de ce que l'on appelait pas encore l'ère postmoderne); De nouveaux
critères de valeur esthétique naissent alors de façon inattendue de cette
proposition : quelque puisse être un bon, sans parler d'un grand, texte vidéo,
il sera mauvais ou défectueux chaque fois qu'une telle interprétation s'avérera
possible, chaque fois que le texte se laissera aller à ouvrir de tels Deux et
territoires de thématisation.
Cependant, l'interprétation thématique - la recherche de la « signification »
de l'œuvre - n'est pas l'unique opération herméneutique concevable à
laquelle on puisse soumettre des textes, y compris celui-là, et je souhaite
présenter deux autres options interprétatives avant de conclure. La première
nous ramène d'une manière inattendue à la question du référent, par le biais
d'un autre ensemble de matériaux constitutifs auxquels nous nous sommes
jusqu'à présent moins intéressés qu'aux bouts de pellicule impressionnée
extraits du bric-à-brac culturel préenregistré qui s'y trouvent ici mêlés : il
s'agit de ceux (qualifiés de matériaux «naturels») qui étaient des segments
de plans filmés directement et, qui, la séquence du lac mise à pan, relèvent
principalement de trois groupes. En premier lieu, le carrefour constitue une
sorte d'espace dégradé qui - en cousin pauvre et lointain de la stupéfiante
séquencefinaled'Éclipse, le film d'Antonioni - se met à projeter faiblement
l'abstraction d'une scène vide, du lieu de l'événement, un espace borné
dans lequel quelque chose est susceptible d'arriver et devant lequel on
reste dans une expectative formelle. Dans Éclipse, bien entendu, quand
l'événement ne parvient pas à se matérialiser et qu'aucun des amoureux
154 Le surréalisme sans l'inconscient

ne se présente au rendez-vous, le lieu - maintenant oublié - se retrouve


lentement dégradé pour redevenir espace, l'espace réifié de la cité moderne,
quantifié et mesurable, dans lequel le sol et la terre sont parcellisés en autant
de marchandises et de terrains à vendre. Ici aussi, rien ne se passe; seule est
inhabituelle dans cette vidéo la sensation précise de la possibilité que quelque
chose se passe et qu'émerge faiblement la catégorie même de l'Événement (les
menaces d'événements et d'angoisses des extraits de film de science-fiction
sont de simples « images » d'événement ou, si vous préférez, des événements-
spectacles sans temporalité propre).
La seconde séquence, celle du carton de lait percé, perpétue et confirme
l'étrange logique de la première puisque, en un sens, nous avons ici le pur
événement lui-même, l'irrévocable, l'inutile de crier, l'irrémédiable. Le
doigt doit renoncer à boucher le trou, le lait doit se répandre sur la table
et en déborder, avec toute la fascination visuelle de cette substance de pure
blancheur. Si cette image tout à fait remarquable me semble faire un retour,
même vaguement, à un statut plus proprement cinématographique, il
faut sans doute en rendre partiellement responsable l'association aberrante
et strictement personnelle que j'en fais avec une scène célèbre de The
Manchurian Candidate (Un Crime dans la tète).
Quant au troisième segment, le plus loufoque et le plus gratuit, j'ai déjà
décrit l'absurdité de cette expérience de laboratoire menée avec des outils
de quincaillerie sur des objets oranges de taille indéterminée ayant un peu
la consistance d'une barre d'Hostess Twinkies. Ce qu'il y a de scandaleux
et de vaguement perturbant dans ce bricolage dada, c'est son absence de
motivation : on essaie, sans grande satisfaction, d'y voir une parodie à la Emie
Kovacs de la séquence avec l'animal de laboratoire; mais, rien d'autre dans la
bande ne fait écho à ce mode particulier ou loufoquerie de «voix». Ces trois
groupes d'images, mais en particulier cette autopsie d'une Twinkie, nous font
vaguement penser à un bout de matière organique introduit dans une texture
organique, comme de la graisse de baleine dans une sculpture de Joseph Beuys.
Néanmoins, dans une première approche qui s'est d'elle même présentée
à moi sur le plan de l'angoisse inconsciente, le trou dans le carton de lait
Vidéo 155

(comme dans la scène d'assassinat de The Manchurian Candidate, ou la


victime est surprise dans un bar de nuit devant un réfrigérateur ouvert)
s'interprète désormais clairement comme un impact de balle. J'ai négligé
de fournir un autre indice, il s'agit du X, créé par ordinateur, qui traverse
le carrefour vide comme le viseur d'un fusil longue portée. II restait à un
auditeur astucieux (dans une version antérieure de cet essai) à faire le lien
et à déceler ce qui est désormais évident et irréfutable: pour le public des
médias américains, l'association de ces deux éléments (le lait et la barre de
Twinkie) est trop spécifique pour être gratuite. En fait, le 27 novembre 1978
(l'année précédant la réalisation de cette vidéo), le maire de San Francisco,
George Moscone, et le City Supervisor, Harvey Milk, furent tués par balle par
un ancien Supervisor, qui adopta une ligne de défense inoubliable et plaida
non coupable pour cause de démence due à la consommation excessive
d'Hostess Twinkies.
Voilà enfin le réfèrent dévoilé : le fait brut, l'événement historique, le
vrai crapaud dans ce jardin imaginaire particulier. Débusquer une telle
référence revient certainement à accomplir un acte d'interprétation, un
dévoilement herméneutique d'un genre très différent de celui dont nous
avons précédemment parlé: car si AlieNATIONest «sur» cela, alors une telle
expression ne peut qu'avoir un sens complètement distinct de son utilisation
dans la proposition selon laquelle le texte était «sur» l'aliénation elle-même.
Avec l'hégémonie des différents discours poststructuralistes qui
caractérisent la période actuelle, le problème de la référence s'est trouvé
singulièrement déplacé et stigmatisé (avec lui, tout ce qui a un petit goût
de «réalité», de « représentation », de «réalisme» et autres - même le mot
histoire comprend un r) ; seul Lacan a éhontément continué de parler du
«Réel» (défini cependant comme une absence). Les respectables solutions
philosophiques au problème d'un monde réel extérieur indépendant de
la conscience sont toutes traditionnelles, ce qui signifie que, quelque
satisfaisantes du point de vue de la logique qu'elles puissent être (et aucune
d'entre elles n'a jamais été réellement très satisfaisante du point de vue
logique), elles ne constituent pas de bonnes candidates pour participer à la
156 Le surréalisme sans l'inconscient

polémique contemporaine. L'hégémonie des théories de la textualité et de


la textualisation signifie, entre autres choses, que votre ticket d'entrée dans
la sphère publique où sont débattus ces sujets est un accord, tacite ou autre,
sur les présupposés fondamentaux du champ problématique général; ce que
les positions traditionnelles sur ces questions refusent par avance. Selon moi,
l'historicisme offre une issue singulièrement inattendue à ce cercle vicieux,
à cette impasse.
Soulever la question, par exemple, du sort du «référent» dans la culture
et la pensée contemporaines ne revient pas à soutenir quelque vieille théorie
de la référence ou à rejeter a priori tous les nouveaux problèmes théoriques.
Au contraire, ces problèmes sont retenus et assumés, sous réserve qu'ils ne
constituent pas seulement des problèmes intéressants en tant que tels mais qu'ils
soient aussi, en même temps, les symptômes d'une transformation historique.
Dans le cas qui nous occupe ici dans l'immédiat, j'ai plaidé pour la
présence et l'existence de ce qui me semble être un réfèrent tangible : en clair,
la mort et le fait historique qui ne sont pas, en dernière analyse, textualisables
et qui déchirent les tissus de l'élaboration textuelle, de l'association et
du libre jeu (« le Réel », nous dit Lacan, « est ce qui résiste absolument à
la symbolisation»). J'ajouterai d'emblée qu'il ne s'agit pas d'une victoire
philosophique particulièrement éclatante pour un réalisme, putatif ou autre,
sur les différentes visions du monde textualisantes. Car l'affirmation d'un
référent caché - comme dans le présent exemple - est une voie à double
sens dont des directions antithétiques pourraient emblématiquement
s'appeler « refoulement » et Aufhebung, ou « subsomption » : l'image ne peut
aucunement nous dire si nous regardons se lever ou se coucher le soleil. Notre
découverte vient-elle renforcer la persistance et la charge gravitationnelle de
la référence, obstinée et omni-informante, ou montre-t-elle, au contraire,
le processus historique tendanciel qui va systématiquement transformer,
démanteler, textualiser et volatiliser la référence, ne laissant guère plus qu'un
reste indigeste?
Quelle que soit la façon dont on traite cette ambiguïté, la question
de la logique structurale de la vidéo subsiste, cette séquence particulière,
Vidéo 157

filmée en direct, n'en étant qu'un élément parmi beaucoup d'autres, et


un élément particulièrement mineur à cet égard (bien que ses caractères
propres retiennent une certaine attention). Même si sa valeur référentielle
pouvait être démontrée de manière satisfaisante, la logique alternée de
conjonction et disjonction que l'on a décrite plus haut travaille clairement
à la dissolution de cette valeur qui n'est désormais pas plus supportable que
l'émergence de thèmes individuels. N'apparaît pas non plus clairement la
façon dont on pourrait développer un système axiologique au nom duquel
affirmer ensuite que ces étranges séquences sont, d'une manière ou d'une
autre, meilleures que «l'irresponsabilité» aléatoire et gratuite des collages de
stéréotypes médiatiques.
Il est pourtant possible d'imaginer une autre façon d'interpréter cette
vidéo - une interprétation qui chercherait à mettre en avant son processus
même de production, plutôt que ses messages, ses significations ou son
contenu supposés. Dans cette lecture, on pourrait évoquer une consonance
lointaine entre, d'une part, les angoisses et les fantasmes engendrés par
l'idée d'assassinat et, d'autre pan, le système mondial des médias et des
technologies de reproduction. L'analogie structurale entre ces deux sphères
apparemment sans rapport s'appuie, dans l'inconscient collectif, sur les
idées de conspiration, tandis que, sur un plan historique, leur rencontre,
leur jonction, fut gravée au fer rouge dans la mémoire collective par
l'assassinat de Kennedy devenu inséparable de sa couverture médiatique. Le
problème que pose cette interprétation en terme d'autoréférentialité n'est
pas de savoir si elle est plausible: on pourrait défendre la proposition selon
laquelle, fondamentalement, le «sujet» de tout art vidéo, et même de tout
postmodernisme, est très précisément la technologie de la reproduction.
La difficulté méthodologique réside plutôt dans la façon dont une telle
« signification » globale (même d'un type et d'un statut plus neufs que les
significations interprétatives que nous avons abordées plus haut) dissout,
encore une fois, le texte individuel dans une indistinction encore plus
désastreuse que l'antinomie flux total-œuvre individuelle évoquée ci-dessus :
si tous les textes vidéo décrivent simplement le processus de production/
164 Le surréalisme sans l'inconscient

reproduction, alors ils vont sans doute se révéler être tous «les mêmes» de
façon particulièrement inutile.
Je ne tenterai de résoudre aucun de ces problèmes : au lieu de cela, je
vais reprendre les approches et les perspectives de l'historicisme auxquelles
j'avais fait appel comme à une sorte de mythe qui m'avait paru utile
pour caractériser la nature de la production culturelle contemporaine
(postmoderniste) mais aussi à situer ses diverses projections théoriques.
Il fut un temps, à l'aube du capitalisme et de la société des classes
moyennes, où apparut une chose appelée signe qui semblait entretenir des
relations paisibles avec sonréfèrent.Cet âge d'or initial du signe (ce moment
du langage littéral ou référentiel et des prétentions non problématiques du
discours dit scientifique) vit le jour grâce à la dissolution destructrice des
anciennes formes de langage magique par une force que j'appellerai force de
réification, une force qui obéit à une logique impitoyable de séparation et
de disjonction, de spécialisation et de rationalisation, de division du travail
taylorisante dans tous les domaines. Malheureusement, cette force - qui
donna vie à la référence traditionnelle - se perpétua implacablement, car elle
était la logique même du capital. Aussi, ce premier moment de décodage, de
réalisme ne pouvait-il durer longtemps : par un renversement dialectique, il
devint ensuite à son tour l'objet de cette force destructrice de réification qui
pénétra le domaine du langage jusqu'à disjoindre le signe duréfèrent.Une
telle disjonction n'abolit pas complètement leréfèrent,le monde objectif ou
la réalité, qui continuent encore de maintenir à l'horizon une faible existence,
comme une étoile effondrée ou une naine rouge. Mais cette grande distance
du réfèrent par rapport au signe permet maintenant à ce dernier de connaître
un moment d'autonomie, d'existence utopique relativement indépendante,
comme à l'encontre de ses anciens objets. Cette autonomie de la culture,
cette semi-autonomie du langage, est le moment du modernisme, d'un
domaine de l'esthétique qui redouble le monde sans en être complètement,
gagnant par là un certain pouvoir négatif ou critique, mais acquérant aussi
une certaine futilité d'arrière-monde. Mais cette force de réification, qui fut
responsable de ce moment nouveau, ne s'arrête pas là non plus : à un autre
Vidéo 159

stade, plus poussé, dans une sorte de renversement de la quantité en qualité,


la réification pénètre le signe lui-même et disjoint le signifiant du signifié.
Maintenant, référence et réalité disparaissent complètement, et même la
signification - le signifié - se trouve mise en crise. Nous nous retrouvons
avec ce pur jeu aléatoire de signifiants que nous appelons le postmodernisme,
qui ne produit plus d'oeuvres monumentales de type moderniste mais qui
remue sans cesse les fragments des textes préexistants, les cubes du jeu de
construction d'une ancienne production culturelle et sociale dans quelque
bricolage nouveau et exacerbé : métalivres qui cannibalisent d'autres livres,
métatextes qui collationnent des morceaux d'autres textes - telle est la
logique du postmodernisme qui trouve une de ses formes les plus puissantes,
les plus originales et les plus authentiques dans le nouvel art de la vidéo
expérimentale.
Architecture 161

Équivalents spatiaux dans le système-monde

Le postmodernisme soulève des questions sur l'appétit d'architecture,


auxquelles il donne ensuite presque immédiatement une autre orientation.
Les Nord-Américains ont manifesté un goût qu'on peut juger relativement
tardif pour l'architecture comme pour la nourriture ; eux qui savent tout
de la musique et du récit se sont montrés moins intéressés par l'éloquence,
et il leur est arrivé de brosser de petits tableaux mystérieux et secrets
dans d'obscurs desseins fleurant la superstition et l'occulte. Mais jusque
très récemment, ils n'ont pas souhaité - et pour de bonnes raisons ! - se
soucier de ce qu'ils mangeaient ; quant à l'espace bâti, il se sont, là aussi,
plongés dans une sorte de longue anesthésie protectrice, une attitude du
genre «je-ne-veux-pas-voir, pas-savoir», qui était peut-être, somme toute,
la relation la plus sensée à développer avec l'ancienne ville américaine.
(Le postmodernisme serait alors le moment où tout cela a changé). Le
détournement de ces instincts esthétiques (si tant est qu'on puisse les
appeler ainsi) dans une marchandisation instantanée (les fast-foods d'un
côté et, de l'autre, le kitsch de la décoration intérieure et du mobilier
qui a fait la célébrité des États-Unis et dans lequel on a vu une sorte de
doudou protecteur - le chintz de la production domestique de l'entre deux
guerres - destiné à écarter le souvenir de la dépression et de ses sévères
privations matérielles) a été l'héritage de l'immédiat après-guerre de cette
quasi-réaction de sauvegarde d'espèce naturelle ou biologique. Mais on ne
peut pas repartir de zéro, et tout ce qui a suivi (dans ce qu'on appelle le
postmodernisme, longtemps après que la dépression eut été oubliée, sinon
comme prétexte pour Reagan à se comparer à Franklin Delano Roosevelt)
eut à se construire sur ces débuts commerciaux peu prometteurs. Comme
s'il avait suivi l'enseignement de Hegel, le postmoderne relève, et supprime,
toute cette camelote (Aujhebung), en incluant le hamburger au sein de la
diremption de ses repas gastronomiques, et Las Vegas au sein du paysage au
goût d'arc-en-ciel de ses monuments commerciaux psychédéliques.
162 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

Cet appétit d'architecture vient toutefois contredire l'ancien «j'en-ai-


rien-à-faire » avec lequel les différentes classes sociales de la République
négociaient leurs centres-villes. Cet appétit porte sur la ville, c'est certain,
mais aussi sur le bâtiment indépendant et isolé, avec une préférence pour les
grands blocs de pierre dont vous avez plaisir à voir, si le verbe est adapté, la
silhouette se détacher dans l'espace. C'est du monumental qu'il est question
ici ; la rhétorique contemporaine sur le corps et ses trajectoires ne lui est pas
nécessaire, mais il n'est pas pour autant bassement visuel, dans aucun des
sens chromatiques postmodernes. Nul besoin d'en gravir personnellement le
majestueux escalier, mais il ne s'agit pas non plus d'une simple représentation
géométrique, d'une parabole maniériste que vous pourriez, d'un coup d'oeil
rapide, miniaturiser au format poche pour la remporter chez vous. Dans
la mesure où Heidegger et J. Pierpont Morgan ont été déjà cités, il semble
opportun d'avancer que le monumental se situe quelque part entre les deux,
du côté de Pittsburgh plutôt que du Parthénon, tout en partageant, dans
l'Idée, un peu des deux ; en tout cas, le moment est probablement venu
d'évoquer de manière positive le néoclassique, qui est, semble-t-il, ce qui est
visé ici et qui constitue peut-être cet équivalent négadf, immergé et tacite,
dans le schème combinatoire sur lequel, de façon si inattendue, s'est soudain
épanoui le postmoderne il y a quelques années. Il s'agit donc d'un appétit
solide, bourgeois, très XIX£ siècle, comme la cuisinefrançaise,qui requiert,
sinon Paris en personne, du moins une bonne ville néoclassique proposant
encore la catégorie formelle rue-et-trottoir que le modernisme a notoirement
cherché à abolir, non sans succès. A mon avis, le postmodernisme est passé
à l'abolition d'une chose encore plus fondamentale, à savoir, la distinction
entre l'intérieur et l'extérieur (tous les modernistes ont toujours soutenu que
l'un devait exprimer l'autre, ce qui laisse penser que personne n'avait encore
mis en doute la nécessité a.priori de l'un ou de l'autre). Les anciennes rues se
transforment alors en autant de rayons ou d'allées d'un grand magasin qui,
si vous y pensez à la mode japonaise, représente le modèle et l'emblème, la
structure secrète interne et le concept de la «cité» postmoderne, déjà traduit
dans la réalité, de façon assez appropriée, dans certains secteurs de Tokyo.
Architecture 163

Cependant, aussi excitante spatialement que puisse être cette nouveauté,


le résultat en est qu'il devient toujours plus difficile de se composer, dans ce
paysage urbain, un menu architectural de grande classe, à l'ancienne, quand
bien même vous en auriez envie (et, en ce sens, les très réelles réussites des
architectes postmodernistes sont comparables à ces grignotages nocturnes
intempestifs, c'est-à-dire, des substituts plutôt que la chose elle-même). Pour
cette raison, l'actuel appétit d'architecture - et je reconnais publiquement
que le. postmoderne l'a certainement revivifié, s'il ne l'a pas carrément
réinventé - doit être, en réalité, un appétit d'autre chose.
Je pense qu'il s'agit d'un appétit de photographie : ce ne sont pas les
bâtiments eux-mêmes que l'on veut consommer aujourd'hui ; on les
reconnaît à peine en passant sur la voie rapide. Les réflexes conditionnés
du citadin n'y voient que monotonie jusqu'à ce que revienne à l'esprit le
souvenir de leur photo ; le classique chantier de construction sud-californien
ternit l'image du bâtiment et lui imprime ce caractère provisoire usuel qui
est censé être une bonne chose dans un «texte» mais qui, dans l'espace, n'est
synonyme que de camelote. En fait, tout se passe comme si cette « réalité
extérieure», que nous aurons soin de nous retenir de qualifier de référent,
était le dernier refuge et le sanctuaire du noir et blanc (comme dans le
cinéma noir et blanc) : ce que nous prenons pour la couleur du monde
extérieur réel n'est qu'une information sur un programme informatique
interne qui retraduit les données pour leur attribuer la teinte appropriée,
comme avec la colorisation des films hollywoodiens classiques. La couleur
réelle ne se montre que lorsque vous regardez les photographies, ces clichés
couchés dans toute leur splendeur sur papier glacé. « Tout, au monde, existe
pour aboutir au Livre». Soit! Mais au moins un livre d'images! et nombre
d'immeubles postmodernes semblent avoir été conçus pour la photographie,
seul endroit où ils s'illuminent soudain de leur brillante existence et de leur
radieuse réalité, avec toute la phosphorescence d'un orchestre high-tech
sur CD. Tout retour au haptique et au tactile, comme la conversion à la
respectabilité de Venturi dans le Gordon Wu Hill de Princeton, avec ses
métaux polis et ses rampes massives, semble faire écho à Louis Kahn et au
164 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

«moderne tardif», quand les matériaux de construction étaient chers et de


la plus belle qualité et que les hommes portaient encore des costumes et
des cravates. Même chose avec le passage des métaux précieux à la carte
de crédit : ces « bad new things» ne sont pas moins onéreuses, et vous n'en
consommez pas moins leur vraie valeur, mais (comme je le proposerai plus
tard), c'est la valeur du matériel photographique que vous consommez
d'abord et avant tout, et non celle de l'objet.
Alors, peut-être bien que l'architecture postmoderne est la propriété de la
critique littéraire et peut-être est-elle est textuelle de plus d'une manière. À
la manière moderniste, on procéderait par organisation autour de noms et de
styles personnels, plus distinctifs que les oeuvres individuelles: la persistance
résiduelle du modernisme est aussi tangible dans les méthodes que sollicite
une œuvre qu'elle ne l'est dans ses structures, et l'examen de ces résidus et la
spéculation sur leur nécessité ne sont pas les recherches sur le postmodeme
les moins intéressantes à mener (ce qui sera également développé, à sa façon,
dans le présent chapitre).
D'un autre côté, certains résidus précèdent de beaucoup le moderne
lui-même et se présentent à nous comme une sorte de «retour du refoulé»
archaïque au sein du postmoderne.
Il faut, par exemple, supposer que les formes collectives radiaires,
en éventail, sont, de façon générale, résiduelles et héritées de modes de
production antérieurs qui sont, par nature, plus collectifs que les nôtres :
ainsi, par exemple, la cuisine chinoise et ses interrelations synchroniques,
ou, dans un autre domaine, ce qu'on appelle maintenant le concept japonais
d'équipe, qui structure à l'évidence les groupes de personnes dans d'autres
domaines que l'usine proprement dite. Cela nous amène à supposer que
les modèles monumentaux de «totalité» de type architectonique sont des
reconstitutions de ces fragments résiduels dans la période moderne. Il
n'offrent pas, autrement dit, de formes de totalité alternatives, capitalistes et
occidentales à ces formes plus archaïques, puisque la logique du capitalisme
est avant tout une logique de dispersion et de disjonction qui ne tend pas
vers des ensembles de quelque type qu'ils soient. Par conséquent, lorsque
1
Architecture 165

l'on découvre ces derniers dans notre mode de production, comme dans
le pouvoir étatique (ou, en d'autres termes, dans la construction ou la
reconstruction d'une bureaucratie étatique), cet effort peut être considéré
comme une réaction contre la dispersion et la fragmentation, comme une
forme réactive et de second degré. Le relâchement du postmoderne ne
détermine donc pas un retour à d'anciennes formes collectives mais amène
une distension des constructions modernes si bien que leurs éléments et
composants (toujours reconnaissables et relativement bien conservés) flottent
à une certaine distance les uns des autres en une stase, une suspension
miraculeuse, qui, comme les constellations, va immanquablement se
désunir la minute suivante. L'image la plus frappante de ce processus se
trouve certainement dans l'historicisme des architectes postmodernes,
et, par-dessus tout, dans leurs relations au vocabulaire classique dont
plusieurs éléments (architrave, colonne, arc, ordre, linteau, lucarne et
dôme) vont se mettre à se repousser dans l'espace avec la lente force des
processus cosmologiques, se détachant de leurs anciens supports dans une
libre lévitation, dotés en quelque sorte, pendant un dernier bref moment,
de la flamboyante autonomie du signifiant psychique, comme si leur
fonction syncatégorématique secondaire était devenue pour un instant le
Mot lui-même, avant d'être dispersés dans la poussière d'espaces vides.
Ce flottement était déjà présent dans le surréalisme, quand les Christs de
Dali planaient au-dessus des croix auxquelles ils étaient cloués, et quand les
hommes à chapeau melon de Magritte descendaient lentement des nues
sous forme de gouttes d'eau, ce qui les avait d'ailleurs décidés à mettre leur
chapeau melon et à emporter leur parapluie. On invoquait le plus souvent
L'Interprétation des rêves comme motivation à cette pratique de l'apesanteur
servant à inscrire ces objets dans le même espace : ils s'en sont trouvés investis
de la profondeur du modèle psychique et de l'inconscient d'une manière
plutôt étrangère au postmodeme et vieillotte dans son contexte. Mais dans
la Piazza d'italia de Charles Moore, et dans nombre de ses bâtiments, les
éléments flottent librement par leur propre dynamique, chacun devenant
un signe ou un logo pour l'architecture, et étant, par là même, consommé,
166 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

inutile de le préciser, comme un produit (avec toute l'avide délectation


qui accompagne une telle consommation), à l'opposé du rôle que ces
éléments étaient appelés à jouer, ou le plus souvent empêchés de jouer,
dans un modernisme soucieux de résister à la consommation et d'offrir une
expérience qui ne puisse être marchandisée.
Ce type de différentiation interne - comme si les constituants de l'œuvre
étaient tenus en suspension par une sorte d'antigravitarion du postmoderne,
totalement différente, dans l'esprit, de la loi de la chute des corps du moderne
qui cherchait à agglomérer et associer par attraction (l'éros de Freud) - paraît
constituer un symptôme fondamental de l'espace postmoderne. L'autre est,
à première vue, sans lien avec cela, car il implique un principe positif dans
les relations, plutôt que ce mouvement centrifuge, et renvoie, au contraire,
à la façon dont des organismes réagissent aux corps étrangers, cherchent à
les encercler et à les neutraliser dans une forme de quarantaine spatiale, de
cordon sanitaire. Mais ces éléments sont le plus souvent extrinsèques ou
extrasystémiques par la simple vertu de leur appartenance au passé.
Je vais donc emprunter aux architectes leur propre terme et appeler cette
seconde procédure enveloppement (wrapping), étant entendu que nous
faisons un peu la même chose ici et qu'il serait donc bien d'essayer également
de «produire son concept» sur un plan théorique. L'enveloppement peut
être considéré comme une réaction à la désintégration du concept plus
traditionnel que Hegel appelait «fond», passé dans la pensée humaniste
comme «contexte», qui était perçu par ses adversaires comme bassement
«externe» ou «extrinsèque» puisqu'il semblait impliquer la norme double
de deux ensembles radicalement distincts de pensées et de procédures (l'un
pour le texte, l'autre pour le contexte en question - généralement importé
de l'extérieur, des manuels d'histoire ou de sociologie), et paraissait, en outre,
constamment évoquer une conception plus large et même plus intolérable de
la totalité sociale à venir. Le problème sembla alors se réorganiser alors dans
une question formelle: quel genre de relations devons-nous désormais établir
entre ces deux ensembles distincts de données ou de matériaux bruts si la
relation figure/fond est exclue dès le départ? L'«Intertextualité» a toujours
Architecture 167

semblé constituer une solution excessivement faible et formaliste à ce


problème que l'enveloppement résout bien mieux dans la mesure, d'abord,
où il est plus insignifiant et plus futile (et par là même, immédiatement
disponible), mais aussi, et par-dessus tout, parce qu'à la différence de
l'intertextualité, il retient la condition préalable essentielle.de priorité et
même de hiérarchie (la subordination fonctionnelle d'un élément à un autre,
parfois même aussi appelée « causalité ») mais la rend maintenant réversible.
Ce qui est enveloppé peut aussi servir d'enveloppe; l'enveloppe peut aussi
être enveloppée à son tour.
D'anciennes visions anticipatrices permettent une première approche
de ces effets, telle l'intuition de Malraux1 d'une œuvre d'artfictive: il avait
à l'esprit la façon dont la photographie crée des formes artistiques jusqu'à
présent non réalisées en agrandissant et magnifiant, par exemple, l'or
martelé d'un bijou scythe en volumes rappelant lesfirisesdu Parthétion, en
transformant un art décoratif en sculpture, et les productions éphémères,
mobiles et mineures des nomades en «œuvres» canoniques, monumentales
et sédentaires. Malraux, lui-même, qui avait une vision canonique et
moderniste, n'a pas réussi à produire le concept de ces transformations
mais uniquement à ajouter au canon «majeur» les Scythes anonymes (et
les peintres mortuaires du Fayoum). Que cette opération puisse marcher en
sens inverse, et que les grandes formes canoniques puissent être ramenées au
statut d'art mineur est une autre question, restée sans réponse (Deleuze et
Guattari s'y sont essayés avec ce classique moderne qu'est Kafka2).
Cependant, après l'émergence du discours théorique et avec le sentiment,
maintenant presque universel, que l'ancien contexte n'est en réalité qu'un
texte (tout étant texte, de toute façon) puisque nous l'avons prélevé dans
un autre livre, une nouvelle version de l'exercice de Malraux de création
de formes artistiques fictionnelles a vu le jour avec ce qui s'apparentait
jadis à une citation (voir par exemple la photo tirée du film Nostalgia
d'Andreï Tarkovski). Il semble de plus en plus clair que dans toute critique
ou explication de texte, mais de loin plus nettement dans les pratiques plus
idiosyncratiques de la théorie contemporaine, un texte est simplement
168 Équivalents spatiaux d a n s le Système M o n d e

Andreï Tarkovski, Nostalgia, 1983

enveloppé dans un autre ce qui entraîne l'effet paradoxal que le premier texte
(un simple échantillon d'écrit, un paragraphe ou une phrase explicative, un
segment ou un moment arraché à son contexte) s'affirme comme autonome
et comme type d'unité de plein droit, comme les lions voraces gravés sur les
boucles d'oreilles chez Malraux. Le nouveau discours s'applique à assimiler le
« texte premier» (anciennement qualifié de Littérature) à sa propre substance
en transcodant ses éléments, soulignant tous les échos et toutes les analogies,
empruntant même parfois les caractéristiques stylistiques de l'illustration pour
forger à partir d'eux des néologismes, à savoir, la terminologie officielle de
l'enveloppe théorique. Il arrive même parfois que les classiques un peu faibles
en viennent à disparaître complètement dans leurs puissants porte-parole
théoriques et finissent en annexes ou notes approfondies de bas de page
pour un théoricien réputé. Cependant, le plus souvent, le résultat durable
1
Architecture 169

sera celui, secondaire et pas tout à fait intentionnel, d'un relâchement de


l'unité première, dissolvant une œuvre dans un texte, délivrant ses éléments
et les libérant au profit d'une existence semi-autonome en tant que parcelles
d'information dans l'espace saturé de messages de la culture médiatique,
ou « esprit objectif», du capitalisme tardif. Mais dans ce cas, le mouvement
peut être réversible, comme chez des écrivains comme Samuel Delany qui
ont attiré les fragments terminologiques du discours théorique dans leur
propre «production littéraire» officielle et les ont laissés là enclavés, comme
des fossiles dans des débris stratifiés ou les contours d'un corps atomisé dans
une Pompéi future. Les « Fragments » dans le discours théorique ne sont pas,
en tout cas, ces morceaux d'une ancienne œuvre d'art mais plutôt les termes
eux-mêmes, les néologismes qui, devenus des logos idéologiques, se projettent
alors dans l'univers social comme autant d'éclats d'obus, pénétrant dans
l'usage commun et décrivant leur parabole avec une force décroissante jusqu'à
se retrouverfichésdans tel ou tel obstacle inébranlable qui va peut-être, bien
sûr,finirpar être purement et simplement les médias.
Ce que la stratégie de l'enveloppe et de l'enveloppé pérennise également,
c'est l'idée (et c'est, implicitement, le message le plus explicite du « concept »
d'intertextualité) qu'aucune des parties n'est nouvelle et que c'est la répétition
plus que l'innovation radicale qui est désormais en jeu ici. Le problème se
situe alors dans le paradoxe qui en résulte: c'est sur la renonciation au
nouveau, au novum, que se fonde la prétention à l'originalité historique
du postmodernisme en général, et de l'architecture postmoderniste en
particulier. Mais alors, qu'y a-t-il d'original (dans un sens nouveau et inédit)
dans cette conception du « néo» qui fuit l'originalité et englobe la répétition
d'une manière forte et originale? Jusqu'à quel point pouvons-nous encore
décrire les originalités de la construction spatiale dans le postmoderne,
quand ce dernier a explicitement renoncé au grand mythe moderniste
de la production d'un espace utopique radicalement nouveau capable de
transformer le monde lui-même?
Comme toujours, pourtant, les dilemmes du postmoderne modifient (et
sont à leur tour modifiés par) ceux du moderne, pour qui l'innovation était
170 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

assez peu ambiguë comme valeur idéologique mais était structureUement


ambivalente et indécidable dans sa réalisation. Un jugement de ce type aurait
dû être facilité par l'identification directe, chez les plus programmatiques
des modernes (tel Le Corbusier), du changement formel au changement
social radical en tant que tel, chose qui présente, sans doute, la classique
vérifiabilité empirique, à condition d'estimer qu'il est facile de prendre la
mesure d'une régénération sociale après coup. La tentative d'examiner en
détail ces changements du point de vue de la superstructure semble, en fin
de compte, produire des modèles sociaux ou des visions du monde de type
essentiellement religieux. En tout cas, le concept même d'espace démontre
ici sa fonction suprêmement médiatrice en ce que sa formulation esthétique
entraîne aussitôt des conséquences cognitives, d'une part, et, d'autre part,
des conséquences sociopolitiques.
Mais c'est aussi pour cette raison qu'il pourrait être trompeur de décrire
les conséquences de l'innovation spatiale en fonction de l'espace lui-même
- l'intervention, l'indirection d'un troisième terme ou interprétant tiré
d'un autre domaine, d'un autre médium, semble s'imposer d'elle-même.
C'est ce qui s'est passé il y a quelques années dans le domaine des
études cinématographiques lorsque Christian Metz élabora sa sémiotique
cinématographique comme un vaste programme de réécriture dans lequel les
bases de la structurefilmiqueétaient reformulées en termes de langage et de
systèmes de signes3. Ce programme de réécriture a eu pour résultat tangible
de produire un problème double qui aurait pu n'être jamais mis en évidence
ni énoncé s'il était resté posé en termes purement cinématographiques - le
problème des macroformes et des unités minimales de ce qui, dans l'image,
est susceptible de correspondre au signe et à ses composants, pour ne rien
dire du mot lui-même ; et de ce qui, dans la diégèse filmique, pourrait
être considéré comme une énonciation complète, voire une phrase, sans
parler d'une quelconque sorte de paragraphe «textuel» plus large. Mais ces
problèmes sont «produits» dans le cadre d'un pseudo-problème plus vaste
qui semble ontologique (ou métaphysique, ce qui revient au même) et qui
peut prendre la forme de cette question sans réponse : le cinéma est-il un
Architecture 171

type de langage? (Le seul fait de soutenir qu'il est comme un langage - ou
comme le Langage - éveille une consonance métaphysique.) Cette période
particulière des études cinématographiques paraît s'être terminée, non quand
la question ontologique fut identifiée comme faux problème, mais quand
le travail local de transcodage eut atteint la limite de ses objets, au moment
précis où il aurait été possible de laisser le jugement du pseudo-problème
suivre son cours.
Ce programme de réécriture s'avérera peut-être utile dans notre contexte
architectural, à la condition qu'il ne soit pas confondu avec une sémiotique
de l'architecture (qui existe déjà) et sous réserve qu'il soit ajouté, à cette
étape-clé, une seconde étape historique et utopique dont la fonction n'est
pas de soulever des questions ontologiques analogues (à savoir, si l'espace bâti
est un type de langage) mais plutôt de réveiller la question des conditions de
possibilité de telle ou telle forme spatiale.
Comme pour le cinéma, les premières questions ont trait aux unités
minimales : les mots de l'espace bâti, ou du moins ses substantifs, seraient
les pièces, catégories reliées et articulées de manière syntaxique ou
syncatégorématique par les divers verbes et adverbes spatiaux (couloirs,
portes et escaliers, par exemple), modifiées ensuite par des adjectifs, sous
forme de peintures et de mobilier, de décoration et d'ornements (dont
la dénonciation puritaine par Adolf Loos offre d'intéressants parallèles
linguistiques et littéraires). Ces «phrases» - si c'est bien cela, en fait,
qu'est censé «être» un bâtiment - sont lues par des lecteurs dont les corps
remplissent les divers emplacements « embrayeurs » (shifier-slots) et les
différentes positions-sujet; tandis que l'on peut assigner le texte plus large
dans lequel ces unités sont insérées à la grammaire textuelle de l'urbain en
tant que telle (ou peut-être, dans un système-monde, à des géographies
encore plus vastes et à leurs lois syntaxiques).
Une fois établis ces équivalents, les questions, plus intéressantes, d'identité
historique se posent d'elles-mêmes - questions qui ne sont pas implicites
dans l'appareil linguistique et sémiotique et ne commencent à se présenter
qu'avec un débat dialectique. Comment, par exemple, devons-nous penser
172 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

la catégorie fondamentale de la pièce (comme unité minimale) ? Doit-on


considérer les pièces privées, les pièces publiques et les pièces destinées au
travail (espace de bureau administratif, par exemple) comme appartenant
au même genre de substantifs? Peut-on les utiliser indifféremment au sein
du même type de structure de phrase? Dans une lecture historique4, la
pièce moderne ne prend naissance que comme conséquence à l'invention
du couloir au XVIIe siècle: son intimité a peu de rapport avec ces espaces
de sommeil indifférenciés qu'une personne avait l'habitude de traverser
quand elle passait dans des pièces grouillantes comme des nids de souris
et enjambait des corps endormis. Cette innovation, ainsi renarrativisée,
entraîne des questions connexes sur les origines de la famille nucléaire
ainsi que sur la construction et la formation de la subjectivité bourgeoise,
au moins autant que des interrogations sur les techniques architecturales
associées. Mais elle jette également de sérieux doutes sur les philosophies
du langage qui ont produit en premier lieu la formulation : en effet, quel est
le statut transhistorique du mot et de la phrase ? La philosophie moderne
a significativement modifié la vision de sa propre histoire ainsi que la
conception de sa fonction quand elle a commencé à prendre la mesure des
rapports existant entre ses catégories les plus fondamentales (occidentales) et
la structure grammaticale du grec ancien (sans parler de ses approximations en
latin). On peut considérer le rejet, la répudiation de la catégorie de substance
dans la philosophie moderne comme une réponse au choc de cette expérience
de l'historicité qui a semblé discréditer le substantif en tant que tel. Il n'est
pas évident que quelque chose de similaire se soit produit au macroniveau
de la phrase proprement dite, même si on a fini par comprendre que la
linguistique, comme discipline, entretenait un rapport constitutif avec la
phrase, comme plus large objet d'étude concevable (rapport que renforce, plus
que ne dissipe, la tentative d'inventer des disciplines compensatrices comme
la sémantique ou la grammaire textuelle qui désignent formidablement la
frontière qu'ils aimeraient désespérément transgresser ou abolir).

Cette spéculation historique est encore exacerbée quand on en tire les


conséquences politiques et sociales. La question des origines du langage
Architecture 179

(la «r-formation de la phrase et du mot dans quelque magma galactique à


l'aube des temps humains) a été déclarée unanimement illégitime, de Kant
à Lévi-Strauss, bien qu'elle se soit accompagnée d'une question liée aux
origines du social (et d'ordinaire associée à celle en rapport avec les origines
de la famille). Mais le problème de la possibilité d'une évolution et d'une
modification du langage est toujours concevable et entretient des relations
capitales avec la question utopique de la possibilité d'une modification de la
société (là où elle est encore imaginable ou concevable). En effet, les formes
prises par ces débats sembleront philosophiquement recevables ou, au
contraire, démodées et relever de la superstition en exacte proportion de vos
convictions les plus profondes quant à la capacité de la société postmodeme à
être, ou non, encore changée. Le débat sur le Marrisme en Union Soviétique,
par exemple, a été classé avec Lysenko comme une aberration scientifique en
grande partie en raison de l'hypothèse élaborée par Marr et d'après laquelle
la forme et la structure mêmes du langage se modifient selon le mode de
production dont le langage est une superstructure. Dans la mesure où le
russe n'avait pas beaucoup évolué depuis la période tsariste, Staline mit une
fin brutale à cette spéculation dans un célèbre pamphlet (« Le Marxisme et
les Questions de linguistique»). À notre époque, il n'y a pratiquement que
le féminisme à avoir tenté d'imaginer les langues utopiques parlées dans
des sociétés où la domination et l'inégalité sexuelles auraient disparu3 : cela
donna plus d'un morceau de bravoure dans la science fiction récente et
devrait continuer à servir d'exemple de la valeur politique de l'imagination
utopique comme forme de praxis.
Mais c'est précisément du point de vue de cette praxis utopique que nous
pouvons revenir au problème du jugement à porter sur les innovations du
mouvement moderne en architecture. Car, exactement de la même manière
que l'expansion de la phrase joue un rôle essentiel dans le modernisme
littéraire, de Mallarmé à Faulkner, la métamorphose de l'unité minimale est
fondamentale dans le modernisme architectural dont on peut dire qu'il a
tenté de transcender la phrase (en tant que telle) dans l'abolition de la rue.
Dans le même sens, on peut considérer que le «plan libre» de Le Corbusier
174 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

met en cause l'existence de la pièce traditionnelle en tant que catégorie


syntaxique et qu'il produit un impératif à habiter autrement et à inventer
de nouvelles formes de vie et d'habitation comme conséquence éthique et
politique (et peut-être aussi psychanalytique) de cette mutation formelle.
Tout dépend alors si vous considérez le « plan libre » simplement comme
une pièce de plus, bien que d'un nouveau type, ou si vous estimez qu'il
transcende complètement cette catégorie (exactement comme un langage
qui excéderait la phrase transcenderait notre conceptualité et notre socialité
occidentales). Mais la démolition des anciennes formes, comme dans la
thérapie iconoclaste et purificatrice de dada, n'est pas non plus l'unique
question : ce type de modernisme a annoncé l'articulation de nouvelles
catégories spatiales qui mériteraient la qualification d'utopiques. Il est bien
connu que le postmodernisme participe volontiers à un jugement négatif
sur ces aspirations du haut moderne qu'il prétend avoir abandonnées -
mais pourtant, ce nom nouveau, ce sentiment de rupture radicale, cet
enthousiasme qui accueille les bâtiments nouveaux, tout témoigne de la
persistance d'une notion de nouveauté et d'innovation qui semble avoir
survécu au moderne lui-même.
Tel est du moins le cadre problématique dans lequel je propose d'examiner
l'une des rares constructions postmodernes à sembler revendiquer clairement
une spatialité révolutionnaire: la maison (ou habitation pour une seule
famille) que l'architecte américanocanadien Frank Gehry a construit (ou
reconstruit) pour lui-même à Santa Monica, en Californie, en 1979. Mais,
même sur ce point de départ, les problèmes s'accumulent: tout d'abord,
on ne sait pas clairement comment Frank Gerhy envisage, de manière
plus générale, ses rapports avec l'architecture postmoderne. Il est certain
que son style a peu en commun avec l'ostentatoire frivolité décorative et
l'allusion historiciste de Michael Graves, de Charles Moore ou même de
Venturi. Gerhy a en effet observé que Venturi « raffole des histoires... moi,
ce qui m'intéresse vraiment, c'est les trucs pratiques, et pas les histoires6»,
une définition assez pertinente de la passion pour la périodisation qui a
donné (parmi d'autres choses) le concept de postmodernisme. Par ailleurs,
Architecture 175

Façade de ia maison de Frank Gehry, Santa Monica, Californie, 1978

la maison individuelle est peut-être assez peu représentative des projets


postmodernes : la magnificence du palais ou de la villa est de plus en plus
manifestement inadaptée à une ère qui s'ouvre prioritairement sur la « mort
du sujet». La famille nucléaire n'est pas non plus une préoccupation ou
un centre d'intérêt spécifiquement postmoderne. Dans ce cas, là encore,
nous pourrions bien nous retrouver dans une situation de « qui perd
gagne » : plus le bâtiment de Gehry s'avérera original, moins, peut-être,
ses caractéristiques seront généralisables au postmodernisme dans son
ensemble.
Cette maison est située à l'angle de la Vingt-deuxième Rue et de
Washington Avenue et ne constitue pas, à proprement parler, un bâtiment
176 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

nouveau mais résulte de la transformation d'une ancienne habitation en bois


des plus traditionnelles.

« Diamonstein: Une des œuvres d'art que vous avez créée est d'ailleurs votre propre maison.
On l'a qualifiée d'anonymat suburbain. La structure originelle était une maison en bardeaux
sur deux niveaux avec un toit en pente. Vous avez entrepris de construire autour d'elle un
mur d'un niveau et demi en tôle ondulée, mais on voit la structure originelle dépasser de
l'intérieur de la nouvelle structure, derrière le mur. Pouvez-vous nous dire quelles étaient
ici vos intentions?
Gehry: Ça a un rapport avec ma femme. Elle a trouvé cette maison jolie - et j'aime ma
femme - cette mignonne petite maison avec des meubles anciens dedans. Une petite chose
très charmante. Et nous avions alors beaucoup de problèmes pour trouver une maison.
Nous avons acheté à Santa Monica à l'apogée du boom immobilier. Nous l'avons payée
au prix le plus fort.
Diamonstein: J'ai lu cent soixante mille dollars.
Gehry: Cent soixante mille.
Diamonstein: C'est beaucoup d'argent.
Gehry: Un an plus tôt, c'était quarante. Appelons ça un geste désespéré. J'agis toujours
comme ça. Et nous aurions très bien pu vivre dans cette maison. Il y avait assez de pièces
dedans et tout ce qu'il faut.
Diamonsuin: Un maison rose avec des bardeaux verts?
Gehry: C'était un revêtement d'amiante rose sur des planches blanches. Il y avait plusieurs
couches dessus. Il y avait déjà le revêtement, c'est un gros poste de nos jours, le revêtement.
Diamonstein: C'est un élément qui vous a attiré.
Gehry: Peu importe, j'ai décidé d'entamer un dialogue avec la vieille maison. Vous savez,
il n'y a pas de différence avec ce que je disais à propos de la maison de Ron Davis, dans
laquelle les intérieurs nouaient un dialogue avec les extérieurs. Ici, c'était facile parce que la
vieille maison relevait déjà d'une esthétique différente, et je pouvais en jouer. Mais je voulais
explorer le rapport entre les deux. J'ai été fasciné par l'idée que la vieille maison donne
l'impression, de l'extérieur, d'être restée totalement intacte, et que vous puissiez regarder
à travers la nouvelle maison et voir l'ancienne comme si elle était maintenant enveloppée
dans sa nouvelle peau. Dans la nouvelle maison, la nouvelle peau et les fenêtres devaient
être d'une esthétique radicalement différente des fenêtres de l'ancienne. Elles seraient ainsi
constamment en tension l'une avec l'autre. Je voulais que chaque fenêtre ait une esthétique
différente, ce que je ne pouvais réaliser à cette époque.
Diamonstein : Ainsi, la vieille maison était le noyau et la nouvelle, l'enveloppe. Bien sûr,
Architecture 177

vous vous êtes beaucoup servi des matériaux qui font partie de votre vocabulaire - métal,
contre-plaqué, vene et grillage - tous très peu chers. D'un autre côté, la maison a un air
brut et pas fini.
Gehry ne suis pas sur qu'elle soit finie.
Diamonstein : Vous n'êtes pas sûr ?
Gehry: Non.
Diamonstein: En est-on jamais sûr?
Gehry: C'est troublant. Je me demandais l'autre jour quel effet ça avait sur ma (àmille. J'ai
remarqué que ma femme laisse traîner des papiers et des trucs sur la table, ce qui lait qu'il
y a une sorte de chaos dans l'organisation de notre façon de vivre dans la maison. Et j'ai
commencé à me demander si ça avait un rapport avec le fait qu'elle ne savait pas si j'avais
fini ou pas7. »

Dans ce qui suit, je m'appuie grandement sur Secret Life ofBuildings8


de Gavin Macrae-Gibson qui comprend de beaux passages de descriptions
phénoménologiques et formelles. J'ai moi-même visité la maison, et je
tiens à éviter la sérieuse aporie méthodologique du Système de ta Mode de
Barthes (qui choisit d'analyser l'écriture sur la mode plutôt que les modes
physiques elles-mêmes) ; mais il est certain que même les approches les
plus physiques ou sensorielles, en apparence, du «texte» architectural ne
sont qu'apparemment opposées à l'expression ou à l'interprétation (chose à
laquelle nous nous confronterons quand nous reviendrons au phénomène
spécifique de la photographie d'architecture).
Mais le livre de Macrae-Gibson présente pour nous un intérêt encore plus
grand ici. En effet, son cadre interprétatif qui est toujours celui de l'ancien haut
modernisme peut, aux points de conjonction cruciaux entre description et
interprétation, nous apporter des éléments sur la différence entre modernisme
et postmodernisme aussi révélateurs que la construction de Gehry.
Gavin Macrae-Gibson classe les espaces de la maison de Gehry en
trois catégories. Je ne retiendrai pas cette différentiation en trois parties
mais elle nous fournit un point de départ utile : « Premièrement, à chaque
étage, un groupe de petites pièces à l'arrière de la maison composé
d'escaliers, de chambres, de salles de bain et de toilettes. Deuxièmement,
les espaces principaux de l'ancienne maison, qui sont devenus le séjour au
178 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

rez-de-chaussée et la chambre de maître au premier étage. Enfin, les espaces


atténués complexes de la nouvelle enveloppe spatiale, constitués des espaces
de l'entrée, la cuisine et la salle à manger, qui se trouvent cinq marches en
contrebas du séjour'. »
Retraversons ces trois types d'espace. « La maison se compose d'une
coquille de tôle ondulée enveloppant trois côtés d'une jolie petite maison
en bardeaux roses années vingt, de façon à créer de nouveaux espaces entre
la coquille et les anciens murs extérieurs10.» La vieille structure en bois
demeure par endroits, comme une espèce de souvenir d'échafaudage, mais
les secteurs de la salle à manger et de la cuisine s'étendent maintenant au-delà
et se situent, pour l'essentiel, dans l'ancienne allée et sur le terrain (cinq
marches au-dessous du niveau de l'ancien rez-de-chaussée). Ces nouvelles
zones, entre le cadre et l'enveloppe, sont en grande partie vitrées et, par
conséquent, visuellement ouvertes sur 1' «extérieur» ou «dehors» ancien au
point de ne pouvoir en être distinguées. Quel que soit le frisson esthétique
ressenti face à cette innovation formelle (ce peut être une sensation de gêne
ou de malaise ; mais, d'un autre côté, Philip Johnson, qui eut l'occasion d'y
prendre son petit déjeuner, la trouva plutôt gemutlicti), il est clair que cette
émotion a certainement à voir avec l'effacement des catégories d'intérieur/
extérieur, ou avec leur remaniement.
L'austérité de la structure en tôle ondulée semble traverser impitoyablement
la vieille maison et lui imprimer brutalement la marque et la signature de
«l'art moderne», sans pour autant la faire complètement disparaître, comme
si le geste impérieux « artistique » avait été interrompu et abandonné à
mi-chemin. A côté de cette intervention formelle spectaculaire (il faut
également noter l'utilisation de matériaux pauvres, comme nous le verrons
dans un moment), l'autre trait marquant de cette maison dans sa nouvelle
enveloppe concerne le vitrage de la zone de l'allée et, plus particulièrement,
le nouvel éclairage zénithal de la cuisine qui, vu de l'extérieur de la maison,
semble faire saillie dans l'espace extérieur comme un énorme cube de verre -
le « cube culbuté », comme Gehry l'a qualifié - qui « marque la jonction avec
les rues de ce qui, dans la journée, est un vide fuyant et, la nuit, un plein qui
Architecture 179

Plan de la maison de Frank GcHiy, San 12 Monica, Californie

s'avance comme un phare" ». J'ai trouvé très intéressante cette présentation


de Macrae-Gibson mais son interprétation du cube, qui est ramené aux
quadrilatères mystiques de Malevitch (Gehry conçut autrefois une exposition
sur Malevitch, cette référence n'est donc pas aussi arbitraire qu'elle pourrait
le sembler), me paraît complètement erronée et constitue, pour moi,
une tentative délibérée de réinscrire l'esthétique de brocante, de fripe et
d'occasion d'un certain postmodernisme dans les aspirations métaphysiques
180 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

les plus élevées de l'ancien haut modernisme. Gehry a souvent insisté sur
ce qui saute aux yeux de toute personne contemplant ses constructions, à
savoir la pauvreté de leurs matériaux - une « architecture radine», comme
il l'a jadis qualifiée. À côté de la tôle d'aluminium ondulée de ce bâtiment,
Gehry manifeste une prédilection évidente pour le grillage en métal, le
contre-plaqué non traité, le parpaing, les poteaux télégraphiques, et ainsi
de suite ; il a même dessiné une fois du mobilier en carton (étonnamment
très décoré). À l'évidence, ces matériaux «connotent12», ils annulent les
synthèses de la matière et de la forme qu'affichent les grands bâtiments
modernes et inscrivent ce que sont clairement les thèmes économiques ou
infrastructurels de cette œuvre, nous rappelant le prix du logement et de la
construction et, par extension, la spéculation immobilière : cette jonction,
cette couture constitutive entre l'organisation économique de la société et
la production esthétique de son art (spatial), l'architecture doit la vivre de
manière plus spectaculaire que les autres arts (à part, peut-être, le cinéma),
mais elle en porte les cicatrices de façon encore plus visible que le cinéma qui
doit nécessairement refouler et dissimuler ses déterminations économiques.
Le cube et la plaque (de tôle ondulée) : ces marqueurs ostentatoires,
plantés dans l'ancien bâtiment comme une barre meurtrière transperçant
le corps de la victime d'un accident de voiture, font clairement voler en
éclats les illusions de forme organique qu'on pouvait entretenir au sujet
de cette construction (et qui font partie des idéaux constitutifs de l'ancien
modernisme). Ces deux phénomènes spatiaux forment «l'enveloppe»: ils
violent l'ancien espace et font maintenant à la fois partie de la nouvelle
construction tout en se tenant à distance d'elle, comme des corps étrangers.
Ils correspondent aussi, à mon avis, aux deux grands éléments constitutifs de
l'architecture que Robert Venturi dans son manifeste postmodeme, Learning
from Las Vegas, a dégagés de la tradition pour reformuler les missions et la
vocation de l'esthétique nouvelle : à savoir, l'opposition entre la façade (la
vitrine, la devanture) et l'abri, le hangar qui se trouve derrière, un espace
comme une remise du bâtiment lui-même. Mais Gehry ne s'arrête pas à
cette contradiction opposant chaque terme à l'autre pour produire quelque
Architecture 1B1

solution intéressante mais provisoire. Au contraire, il me semble que la


devanture de tôle ondulée et le cube culbuté font allusion aux deux termes
de ce dilemme et les affectent à autre chose - les restes de l'ancienne maison,
la persistance de l'histoire et du passé : un contenu que l'on peut encore
voir à travers les éléments plus nouveaux, au sens littéral, comme avec cette
ouverture, cette fausse fenêtre découpée dans l'enveloppe qui dévoile les
anciennes fenêtres de la maison de bois qui se trouve derrière.
Mais s'il en est ainsi, nous nous retrouvons alors contraints de remanier le
schéma tripartite de Macrae-Gibson. Sa première catégorie (les vestiges de
l'espace suburbain traditionnel), gardons-la telle quelle (nous y reviendrons
plus tard). En revanche, l'enveloppe (cube et tôle) doit se voir attribuer
un statut catégoriel de plein droit dans la mesure où elle acquiert ici une
vie propre en tant qu'agent visible d'une transformation architecturale en
cours, tandis que les deux derniers types d'espace de Macrae-Gibson (les
anciens «espaces principaux» et les nouveaux espaces de «l'entrée» et de
la cuisine) seront regroupés et amalgamés pour devenir résultats conjoints
de l'intersection des deux premières catégories et de l'intervention de
l'enveloppe dans la maison traditionnelle.
Dans notre perspective, par conséquent, le fait que le salon apparaisse dans
un espace déjà construit de l'ancienne maison alors que la cuisine est, de
fait, une pièce additionnelle extérieure au bâtiment d'origine ne semble pas
aussi significatif que le sentiment qu'ils sont, en quelque sorte, tous les deux
aussi nouveaux, d'une façon qui reste à apprécier. En effet, il me semble que
c'est la conjonction, d'une part, du salon désormais encastré et, de l'autre,
des zones de la salle à manger et de la cuisine se déployant entre l'enveloppe
extérieure au drapé lâche et «le dépérissement» du cadre structurel désormais
superflu qui constitue maintenant la chose importante, le véritable espace
postmoderne que nos corps habitent avec malaise ou délices, essayant de se
défaire des anciennes habitudes des catégories d'intérieur/extérieur et de leurs
perceptions, toujours nostalgiques de l'intimité bourgeoise des murs pleins
(les clôtures comme ancien moi centré bourgeois), et pourtant sensibles à la
nouveauté de l'incorporation de yuccas et de ce que Barthes aurait appelé
182 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

californianité dans notre environnement récemment reconstruit. Nous


devons cependant insister, encore et encore et de toutes les façons possibles,
sur les ambiguïtés troublantes de ce nouvel «hyperespace». Macrae-Gibson
l'évoque ainsi :
«... de nombreuses lignes perspectives contradictoires, partant vers de nombreux points
de fuite, au-dessus et au-dessous d'un grand nombre d'horizons... Quand rien n'est à angle
droit, rien ne semble fuir vers le même point... Les plans perspectifs déformés et l'usage en
trompe-l'œil des éléments de structures créent le même sentiment chez l'observateur [comme
les toiles de Ronald Davis où «le regardeur est suspendu au-dessus des grilles perspectives
faussées, et basculé vers elles»] ; l'inclinaison des plans que l'on attendait horizontaux ou
verticaux et la convergence des éléments de charpente provoquent le sentiment d'être
suspendu et basculé soi-même dans différentes directions. »

Pour Gehry, le monde fuit vers une multitude de points, et il n'en


présuppose aucun en relation avec un être humain debout. L'œil humain
conserve une importance critique dans le monde de Gehry mais le sentiment
de centre n'a plus sa valeur symbolique traditionnelle13.
Ce que cette analyse suggère, ce n'estrientant que l'aliénation de l'ancien
corps phénoménologique (avec ses coordonnées gauche/droite, devant/
derrière, en-haut/en-bas) dans l'espace cosmique du 2001 de Kubrick où la
sécurité de la terre newtonienne n'est plus.
Ce sentiment a certainement aussi un rapport avec ce nouvel espace sans
forme - ni masse, ni volume - qui caractérise les vastes salles de Portman14
(selon moi) dans lesquelles banderoles et suspensions nous rappellent, telles
de spectrales rémanences, d'anciennes catégories de clôture et de frontières
cloisonnantes et structurantes, tout en les rétractant et en offrant l'illusion
de quelque nouvelles et factices libération et interaction spatiales. L'espace
de Gehry est, certes, beaucoup plus sculpté et précis que ces contenants
énormes et grossièrement mélodramatiques. Et c'est de façon beaucoup
plus prononcée qu'il nous met face aux impossibilités paradoxales (les
impossibilités de la représentation n'étant pas les moindres) inhérentes à cette
toute dernière mutation dans l'évolution du capitalisme tardif en direction
de cette « autre chose » qui n'est plus la famille ou le voisinage, la ville ou
Architecture 163B1

l'état, ni même la nation, mais qui est aussi abstraite et non-située que
l'atopie d'une chambre d'hôtel dans une chaîne internationale ou l'espace
anonyme des terminaux d'aéroport, qui tous se confondent dans votre esprit.
Il y a cependant d'autres façons de s'attaquer à la nature de l'hyperespace,
et Gehry nous en indique une autre dans l'interview que j'ai déjà citée :
c'est lorsqu'il parle du chaos des choses qui règne à l'intérieur de la maison.
Après tout, les « hangars décorés » de Venturi laissent penser que les contenus
sont relativement indifférents et pourraient aussi bien être éparpillés que
soigneusement empilés dans un coin. C'est aussi la façon dont Gehry décrit
le studio transformable qu'il a fait pour Ron Davis: ces structures «créent
une coquille. Ensuite, l'utilisateur arrive à l'intérieur et met à sa façon
son bric-à-brac dans la coquille. La maison que j'ai faite pour Ron Davis
répondait à cette idée. J'ai construit la coquille la plus belle que je pouvais,
et ensuite, je l'ai laissé amener ses affaires, et l'aménager à sa convenance13».
Mais la remarque de Gehry sur le désordre de sa propre maison trahit un
léger malaise qui mérite d'être examiné plus avant (d'autant plus que la suite
du dialogue introduit un nouveau sujet - la photographie - sur lequel nous
reviendrons sous peu) :
» Diamonstein . Vous avez peut-être donné une autre indication aux habitants. Quand cette
maison a été photographiée, on voyait trois superbes lys à un endroit, deux livres à un
autre, il y avait de la poudre à récurer sur l'évier de la cuisine, et certaines portes du placard
étaient ouvertes. Ça donnait l'impression d'un environnement habité. Il paraissait évident
qu'il s'agissait d'une composition délibérée de la photo pour refléter un milieu dans lequel
de vrais gens vivaient une vraie vie.
Gehry: En fait, il ne s'agissait pas d'une composition.
Diamonstein : C'était prendre une photo de votre façon de vivre ?
Gehry: Oui. Bon, en fait ce qui s'est passé, c'est que j'ai eu beaucoup de photographes
qui sont venus ici. Chacun arrive avec une idée différente de ce à quoi doit ressembler cet
endroit. Alors, ils se mettent à changer les choses de place. Si j'arrive à temps, je remets
tout à sa place'*. »

Ces dialogues laissent entendre un déplacement de l'espace architectural


tel que le positionnement de son contenu - objets comme corps humains -
184 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

en devient problématique. Il n'est possible d'évaluer correctement cette


impression que dans un contexte historique et comparatif et, à mon avis,
sur la base de la proposition suivante : si les grandes émotions négatives
du moment moderne étaient l'angoisse, la terreur, l'être-pour-la-mort,
et l'« horreur » de Kurtz, ce qui caractérise les nouvelles « intensités »
du postmoderne, aussi qualifiées de «mauvais trip» et de submersion
schizophrène, peut également se formuler en termes de désordre d'une
existence dispersée, désordre existentiel, perpétuelle distraction temporelle
de la vie postérieure aux années soixante. En fait, on est tenté (sans souhaiter
donner trop de poids à une caractéristique très mineure du bâtiment de
Gehry) d'évoquer le cadre suggestif, plus général, d'un vaste cauchemar
virtuel, identifiable à des années soixante devenues toxiques, tout un
« mauvais trip » historique et contre-culturel dans lequel la fragmentation
psychique est élevée à une puissance qualitativement nouvelle, et la
distraction structurale du sujet décentré désormais promue au rang de
véritable logique existentielle et motrice du capitalisme tardif.
En tout cas, ces trois caractéristiques (l'étrange impression d'absence
d'intérieur et d'extérieur; la désorientation et la perte de l'orientation
spatiale dans les hôtels de Portman ; le désordre d'un environnement où
les choses et les gens ne trouvent plus leur « place») offrent des approches
symptomatiques utiles sur la nature de l'hyperespace postmoderne, sans nous
donner le moindre modèle ou la moindre explication de la chose elle-même.
Mais cet hyperespace (les deuxième et troisième types d'espace de
Macrae-Gibson) est lui-même le produit de la tension entre deux termes,
deux pôles, deux types de structure et d'expérience spatiales dont une
seule a jusqu'à présent été mentionnée (le cube et le mur de tôle ondulée,
l'enveloppe extérieure). Nous devons donc progresser vers les parties les
plus archaïques de la maison (les anciens escaliers, chambres, salles de bain
et toilettes qui subsistent de l'ancien bâtiment) pour voir non seulement ce
qui a dû être modifié, ne fût-ce que partiellement, mais aussi dans quelle
mesure cette syntaxe et cette grammaire traditionnelles sont susceptibles de
transformation utopique.
Architecture 185

Cuisine de la maison de Frank Gehry, Santa Monica, Californie, 1978


166 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

En fait, ces pièces sont préservées comme dans un musée : indemnes,


intactes et pourtant, d'une certaine manière, désormais « citées » et, sans
la moindre modification, vidées de toute vie concrète comme dans la
transformation d'une chose en image d'elle-même, comme un Disneyland
préservé et perpétué par des Martiens pour leur propre délectation et à fins
de recherche historique. En gravissant les escaliers toujours-traditionnels
de la maison de Gehry, vous atteignez une porte traditionnelle qui vous
mène à une traditionnelle chambre de bonne (mais ce pourrait tout aussi
bien avoir été la chambre d'un adolescent). La porte est un dispositif qui
fait voyager dans le temps ; quand vous la refermez, vous êtes de retour dans
les vieux faubourgs du XXe siècle américain (l'ancien concept de pièce, qui
comprend mon intimité, mes trésors, et mon kitsch, mes chintz, mes vieux
ours en peluche et mes vieux 33 tours vinyles). Mais l'évocation du voyage
dans le temps est trompeuse : d'un côté, nous avons ici une praxis et une
reconstitution, bien dans l'esprit de Wash-36X7At Philip K. Dick, où un
millionnaire de trois cents ans se livre à une reconstitution scrupuleusement
authentique du Washington de son enfance en 1936 sur une planète
satellite (ou, si vous préférez une référence plus immédiate, un Disneyland,
ou une cité E P C O T ) ; tandis que, de l'autre, il ne s'agit pas vraiment d'une
reconstitution du passé dans la mesure où cet espace enclavé constitue
notre présent et reproduit les espaces d'habitation réels des autres maisons
de cette rue, ou d'ailleurs dans le Los Angeles d'aujourd'hui. Mais il s'agit
d'une réalité présente qui a été transformée en simulacre par le procédé de
l'enveloppement, de la citation et qui est, par là même, devenue non pas
historique mais historiciste - une allusion à un présent hors de l'histoire
réelle qui pourrait tout aussi bien être un passé retranché de l'histoire
réelle. La pièce citée présente donc également des affinités avec ce qu'on
a appelé au cinéma la mode rétro, ou cinéma de nostalgie : le passé comme
gravure de mode et image sur papier couché. Par conséquent, en tant que
phénomène esthétique, cette zone conservée et préservée, dans cette vieille
maison avec laquelle Gehry poursuit un «dialogue», résonne soudain de
toute une gamme très différente de phénomènes non architecturaux dans
Architecture 187B1

l'art et la théorie postmodernes : la transformation en image, en simulacre,


l'historicisme comme substitut de l'histoire, la citation, les enclaves au sein
de la sphère culturelle, et ainsi de suite. Je suis même tenté de réintroduire
ici tout le problème de la référence, si paradoxale quand on a affaire à
des bâtiments qui, vraisemblablement « plus réels » que le contenu de la
littérature, de la peinture ou du cinéma, sont, d'une certaine façon, leur
propre référent. Mais le problème théorique visant à déterminer « comment
un bâtiment pourrait avoir un référent » (par opposition à un signifié ou
à une signification de quelque sorte que ce soit) perd de sa force d'impact
et de sa capacité d'étrangisation quand il bascule dans la question moins
puissante de savoir «à quoi le bâtiment pourrait bien faire référence». Je
mentionne cette question car elle correspond à un autre mouvement dans
l'interprétation «modernisante» de Macrae-Gibson, qui nous donne un
brillant essai sur la façon dont la maison fait allusion à sa propre position
dans Santa Monica et l'accompagne d'une cohorte de rappels et d'évocations
maritimes. C'est un type de lecture auquel nous ont habitués les analyses
des œuvres de Le Corbusier ou de Frank Lloyd Wright, où la mise en
œuvre de ces allusions apparaît parfaitement cohérente non seulement avec
l'esthétique moderniste de ces bâtiments mais aussi avec l'espace social et la
situation historique qui leur sont propres. Si, toutefois, on a le sentiment
que l'espace urbain des années quatre-vingt a perdu, pour toutes sortes de
raisons, multiples et surdéterminées, cette matérialité, cette qualité de lieu
(placeness) et ce caractère situé (situatedness) spécifiques (autrement dit,
nous ne percevons plus Santa Monica ainsi, comme un lieu dont les sites se
trouvent dans des relations déterminées avec la plage ou la voie rapide, etc.),
alors cette exégèse va sembler mal fondée et hors sujet. Pas nécessairement
fausse car ces structures peuvent constituer les vestiges d'un ancien langage
moderniste subsumé et pratiquement révoqué par le nouveau, persistant
encore faiblement et, à la limite, décryptable par un brillant et opiniâtre
lecteur-critique se tournant vers le passé.

Il y a encore bien d'autres façons de concevoir la question théorique de la


référence: notamment, dans une perspective où la pièce (caractéristique de
194 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

cette société et cet espace social américains conventionnels dans lesquels la


maison de Gehry a été insérée) faitfigurede dernier et minimal vestige dé
cet ancien espace tandis qu'il est retravaillé, révoqué, surchargé, volatilisé,
sublimé, ou transformé par un nouveau système. Dans ce cas, la pièce
traditionnelle pourrait être considérée comme une vague référence, ultime
et ténue, ou comme l'ultime noyau, tronqué et résistant, d'un référent en
cours de dissolution et de liquidation totale. Je crois qu'on ne peut rien
démontrer de ce genre pour l'espace du Bonaventure de Portman, à moins
que ce ne soit l'appareil désormais marginalisé de l'hôtel traditionnel : ces
ailes et ces étages de chambres claustrophobiques et inconfortables cachées
dans les tours, cet espace de séjour hôtelier traditionnel dont les décorations
étaient si tristement célèbres qu'elles ont été plusieurs fois remaniées
depuis l'inauguration de l'immeuble et dont il est clair que ce fut pour
leur architecte la moins intéressante des questions à l'ordre du jour. Par
conséquent, chez Portman, la référence (la pièce traditionnelle, la catégorie
et le langage traditionnels) est brutalement dissociée du nouvel espace
postmoderne du hall central euphorique, abandonnée à l'étiolement et à un
lent vacillement dans le vent. La force de la structure de Gehry proviendrait
alors de la manière dialectique active avec laquelle la tension entre les deux
types d'espace est maintenue et exacerbée (s'il s'agit d'un «dialogue», il a peu
de la complaisance d'un Gadamer ou des «conversations» de Richard Rorty).
Je souhaite ajouter que cette conception de la référence, qui est tout à la
fois sociale et spatiale, a un contenu réel et peut être développée dans des
directions très concrètes. Par exemple, l'espace enclavé décrit plus haut est en
fait une chambre de bonne qui, de ce fait, se retrouve tout d'un coup investie
des divers contenus de subalternité sociale, vestiges de l'ancienne hiérarchie
familiale et des divisions du travail sexuelles et ethniques.
Nous avons pour l'essentiel réécrit l'énumération des trois types d'espace
de Macrae-Gibson (pièces traditionnelles, nouveaux espaces à vivre, cube
et mur de tôle ondulée) en un modèle dynamique dans lequel deux types
d'espace très différents (la chambre et les formes architecturales abstraites
qui désenclavent l'ancienne maison) intersectent pour produire des espaces
Architecture 189B1

d'un nouveau genre (la cuisine et la salle à manger, le salon), espaces qui
incluent le vieux et le neuf, l'intérieur et l'extérieur, l'ossature de base
de l'ancienne maison et les zones reconstituées et pourtant étrangement
amorphes entre le cadre et l'enveloppe. C'est avant tout ce dernier type
d'espace - résultat de l'engagement dialectique des deux autres - qui
peut être qualifié de postmoderne, c'est-à-dire de spatialité radicalement
nouvelle au-delà du traditionnel comme du moderne, qui semble élever une
revendication historique à la différence et l'originalité radicales. La question
de l'interprétation se pose quand nous essayons d'évaluer cette revendication
et proposons des hypothèses quant à sa possible «signification». Posées
quelque peu différemment, ces hypothèses constituent nécessairement des
opérations de transcodage dans lesquelles nous modelons des équivalents
à ce phénomène architectural et spatial dans d'autres codes ou langages
théoriques; ou bien, pour faire encore appel à un autre genre de langage, elles
constituent la projection allégorique de la structure des modèles d'analyse.
C'est ainsi qu'ici, par exemple, il est dès le départ évident qu'il se raconte
une allégorie par laquelle, à partir de ce qui est soit un moment traditionnel
soit un moment réaliste (mais alors, peut-être, le réalisme d'Hollywood
plutôt que celui de Balzac), le coup de tonnerre du «modernisme» paraît
générer le postmoderne «proprement dit». (L'allégorisation personnelle de
Gehry semble mettre en jeu l'adaptation ou la reconstruction du judaïsme
pour lui donner une nouvelle fonction, si ce n'est, simplement, pour le faire
survivre dans le monde moderne ou même postmoderne. Le grand-père
de Gehry «était président de sa synagogue, un bâtiment remanié, petit et
accueillant, semblable - son petit fils s'en souvint plus tard - à la maison
de Santa Monica que lui-même transformerait dans les années soixante-dix.
« Ma maison me rappelle ce vieux bâtiment, confessa Gehry, et j'y pense
souvent quand je suis ici18 »). Même si, comme chez Kant, ces récits résident
exclusivement dans le regard de l'observateur, ils appellent une explication
historique et une étude de leurs conditions de possibilité, et des raisons
pour lesquelles ils parviennent à nous donner l'impression qu'il s'agit d'une
séquence logique, sinon d'une histoire ou d'un récit complet. Mais d'autres
190 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

constructions allégoriques sont également possibles et une analyse de ces


dernières va nous amener à un long détour par le système interprétatif
de Macrae-Gibson qui est, comme je l'ai signalé, un système d'essence
moderniste.
J'ai évoqué plusieurs interprétations proposées par Macrae-Gibson dans
son article sans faire état des formulations de base sur lesquelles il inscrit
sa conception de la fonction de ce nouveau type de bâtiment. Ce sont
les suivantes : « Illusion et contradiction perspectives sont utilisées dans la
maison de Gehry, et dans beaucoup de ses autres projets, pour empêcher
la formation d'une image intellectuelle qui viendrait détruire l'immédiateté
continuelle du choc perceptuel... Ces illusions et ces contradictions nous
forcent à questionner en permanence la nature de ce que l'on voit, à modifier,
en définitive, la définition de la réalité, depuis le souvenir d'une chose
jusqu'à la perception de cette chose19. » Ces formulations, avec leur accent
familier sur la vocation de l'art à re-stimuler la perception, à reconquérir une
fraîcheur d'expérience sur la torpeur habituée et réifiée de la vie quotidienne
dans ce monde déchu, nous amènent au cœur même du modernisme
fondamental de l'esthétique de Macrae-Gibson. Les formalistes russes ont
codifié ces conceptions avec bien plus de force, et durablement, mais on
en trouve de semblables dans toutes les théories modernistes, de Pound au
surréalisme et à la phénoménologie, et dans tous les arts, de l'architecture à
la musique et la littérature (et même dans le cinéma). J'esdme, pour nombre
de raisons, que cette remarquable esthétique est aujourd'hui dépourvue
de toute signification et qu'il faut l'admirer comme l'une des réalisations
historiques les plus intenses du passé culturel (aux côtés de la Renaissance,
des Grecs ou de la dynastie Tan g). Dans l'univers totalement bâti et construit
du capitalisme tardif, d'où la nature a été, au moins de fait, abolie, et dans
lequel la praxis humaine (sous la forme dégradée de l'information, de la
manipulation et de la réification) a pénétré l'ancienne sphère autonome de la
culture et même de l'Inconscient, l'Utopie d'un renouveau de la perception
n'a nulle part où aller. Pour dire les choses crûment et succinctement, on ne
voit pas clairement pourquoi, dans un environnement de purs simulacres et
Architecture 191B1

images publicitaires, nous pourrions encore vouloir aiguiser et renouveler


notre perception de ces choses. Peut-on alors concevoir une autre fonction
pour la culture à notre époque ? Cette question nous offre en tout cas un
critère pour évaluer les prétentions du postmodernisme contemporain à
une originalité véritable, formelle et spatiale: du moins cette évaluation
est-elle possible négativement, en mettant crûment en évidence les vestiges
d'un modernisme irrecevable encore à l'oeuvre dans les divers manifestes
postmodernes : le concept d'ironie chez Venturi, par exemple, tout autant
que celui de défamiliarisation entrevu dans le livre de Macrae-Gibson.
Ces anciens thèmes modernistes sont convoqués in extremis quand les
nouvelles théories réclament un fondement conceptuel ultime qu'elles ne
parviennent pas à produire à partir de leurs propres économies internes
(et cela notamment parce que la logique même de la théorie postmoderne
est incompatible avec, et hostile à, l'idée de fondement, parfois aussi
stigmatisée comme essentialisme ou fondationalisme). J'ajouterai qu'il
me faut également rejeter l'analyse de Macrae-Gibson sur une base plus
empirique dans la mesure où, d'après mon expérience, la maison de Gehry
ne correspond pas particulièrement à cette description de défamiliarisation
et de renouvellement de la perception.
Cette description m'intéresse néanmoins sous un angle un peu différent:
c'est le fait qu'elle reste possible dans un cadre postmoderniste. Cette analyse
est toujours possible alors même qu'elle ne le devrait plus et cela mérite
quelques explications. Examinons à nouveau en détail les exemples précis
qui laissent penser que ce bâtiment a pour fonction esthétique première
de subvenir (ou de bloquer) «la formation d'une image intellectuelle qui
viendrait détruire l'immédiateté continuelle du choc perceptuel». Quelques
phrases plus loin, cette image intellectuelle (que l'on doit refuser, subvenir ou
bloquer) est assimilée au souvenir d'une chose (par distinction avec la valeur
positive de la «perception de cette chose»). Nous pouvons détecter ici une
légère modification de l'ancien paradigme moderniste qui va dans le sens
d'un renforcement et d'une plus grande précision du terme négatif (celui qui
doit être fragmenté, ébranlé, désamorcé). Dans les anciens modernismes,
192 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

ce terme négatif était encore relativement général et évoquait la nature de


la vie sociale de manière plutôt globale ; c'est le cas, par exemple, avec la
conception formaliste de l'habituation comme condition de la vie moderne,
ainsi qu'avec la conception marxiste de la réification quand on l'utilisait
à l'ancienne d'une manière systémique, et même avec les concepts du
stéréotypé, comme la bêtise et les lieux communs chez Flaubert, quand ils
servent à qualifier la « conscience» de plus en plus standardisée de la personne
moderne ou bourgeoise, à mon sens, ces dernières années, et bien que le
cadre, l'échafaudage binaire général de l'esthétique moderniste reste intact
dans beaucoup de théories en apparence plus avancées, le contenu de ce
terme négatif se voit modifié d'une manière qui devient alors historiquement
intéressante et symptomatique: en particulier la façon dont, à partir d'une
caractérisation générale de la vie sociale ou de la conscience, le terme négatif
finit par être reconstruit comme système spécifique de signes. Ainsi, ce n'est
plus une vie sociale déchue de manière générale qui est opposée à la fraîcheur
brutale du renouveau esthétique de la perception, mais il s'agit, pour ainsi
dire, de deux types de perception, deux sortes de système de signes qui se
trouvent maintenant en opposition. La nouvelle théorie du cinéma peut
venir à l'appui de ce développement de manière spectaculaire, et en particulier
ce qu'on appelle le débat sur la représentation où, malgré la tournure
essentiellement moderniste des arguments, des priorités et des solutions
esthétiques de ce débat, le mot de « représentation » désigne désormais une
chose bien plus organisée et plus sémiotique que les conceptions anciennes
de l'habitude, ou même que les stéréotypes de Flaubert (qui restent, malgré
leur précision romanesque, des caractéristiques générales de la conscience
bourgeoise). Le terme «représentation» est à la fois une vague conception
bourgeoise de la réalité et un système de signes spécifique (ainsi, en la
circonstance, le cinéma hollywoodien), et doit maintenant être défàmiliarisé,
non par l'intervention d'un art «grand» ou authentique, mais par un autre
art, par une pratique radicalement différente des signes.

Si cela est vrai, il devient alors intéressant de garder pour plus tard
les formulations modernistes de Macrae-Gibson afin de les interroger
Architecture 193B1

avec un peu plus d'insistance. Que pourrait être, pour lui, cette « image
intellectuelle » qui bloque les plus authentiques processus de perception
de l'art ? Je pense que ce qui se joue ici est plus important que la simple
opposition traditionnelle entre l'abstrait et le concret - la différence entre
intellectualiser et voir, entre la raison ou la réflexion et la perception
concrète. Il semblerait pourtant paradoxal de thématiser un tel concept de
l'image intellectuelle en termes de mémoire (l'opposition entre le souvenir
d'une chose et la perception de la chose) dans une situation où la mémoire
tant personnelle que collective est devenue une fonction en crise à laquelle
il devient de plus en plus problématique de faire appel. Proust, on s'en
«souviendra», fit exactement l'inverse et tenta de montrer que ce n'est que
par le biais du souvenir que l'on peut reconstruire une perception véritable et
plus authentique de la chose. Cependant, la référence au cinéma de nostalgie
laisse penser que la formulation contemporaine de Macrae-Gibson n'est
pas dépourvue de bien-fondé si nous supposons, contre Proust, que c'est la
mémoire qui est devenue le dépositaire dégradé des images et des simulacres,
si bien que ce dont on se souvient de l'image de la chose introduit désormais,
en fait, le réifié et le stéréotypé entre le sujet et la réalité, ou le passé.
Mais je crois que nous pouvons maintenant identifier un peu plus
précisément et un peu plus concrètement « l'image intellectuelle » de
Macrae-Gibson : à mon avis, il s'agit simplement de la photographie et de
la représentation photographique, de la perception par la machine - une
formulation qui se veut un peu plus forte que l'idée, plus acceptable, d'une
perception médiée par la machine. Car la perception corporelle est d'ores
et déjà une perception par la machine physique et organique, mais nous
avons continué à y penser, sur une longue tradition, comme à une affaire de
conscience - l'esprit se confrontant à la réalité visible, ou le corps spirituel
de la phénoménologie explorant l'être. Mais si l'on suppose, comme Derrida
le dit quelque part, qu'il n'existe pas de perception entendue en ce sens, et si
l'on suppose que c'est déjà une illusion que de s'imaginer devant un bâtiment
en train de procéder à l'appréhension de ses unités perspectivales sous la
forme de quelque radieuse chose-image, alors la photographie et les diverses
194 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

machines d'enregistrement et de projection révèlent et dévoilent subitement


la matérialité fondamentale de cet acte de vision autrefois spirituel. Il nous
faut donc déplacer la question architecturale de l'unité du bâtiment un peu
de la même manière que, dans la théorie récente du cinéma, les réflexions
sur le dispositif filmique, insérées dans une réécriture de l'histoire de la
perspective picturale et renforcées par les notions lacaniennes de construction
du sujet, de position-sujet et de ses rapports au spéculaire, ont déplacé
et supplanté dans le débat sur l'objet cinématographique les anciennes
questions psychologiques de l'identification et autres du même type.
Ces déplacements sont déjà partout à l'œuvre dans la critique architecturale
contemporaine où l'on a depuis longtemps établi une tension claire entre
le bâtiment concret, déjà construit, et cette représentation du bâtiment
à construire qu'est le projet de l'architecte avec ses différentes esquisses
de «l'œuvre» future, et cela au point que l'œuvre d'un certain nombre
d'architectes très intéressants, contemporains ou postcontemporains, consiste
exclusivement en dessins de constructions imaginaires qui ne projetteront
jamais une ombre réelle dans la lumière du jour. Le projet, le dessin
constitue alors le substitut réifié du bâtiment réel, mais un « bon » substitut,
qui rend ainsi possible une liberté utopique infinie. La photographie du
bâtiment déjà existant est un autre substitut mais, disons, une «mauvaise»
réification - la substitution illégitime d'un ordre des choses à un autre, la
transformation du bâtiment en image de lui-même, et encore une image
fallacieuse. Il en va ainsi dans nos histoires et nos revues d'architecture: nous
consommons tellement d'images photographiques de bâtiments classiques
ou modernes que nous finissons à la longue par croire que, d'une manière
ou d'une autre, elles sont les choses elles-mêmes. Au moins, depuis Proust
et ses images de Venise, nous tentons tous de rester sensibles à la tromperie
visuelle constitutive de la photographie dont le cadre et l'angle de vue ne
peuvent nous présenter qu'une chose en comparaison de laquelle le bâtiment
lui-même sera toujours distinct, légèrement différent. C'est d'autant plus vrai
avec la photographie couleur qui fait entrer en jeu un nouvel ensemble de
forces libidinales si bien que, étant lui-même devenu un pur prétexte aux
Architecture 195B1

intensités colorimétriques et à l'éclat du papier glacé, ce n'est même plus


le bâtiment qui est désormais consommé. « L'image, disait Debord dans
une célèbre envolée théorique, est la forme ultime de la réification de la
marchandise » ; mais il aurait pu ajouter, « l'image matérielle», la reproduction
photographique. À ce moment-là, alors, et sous ces réserves, nous pouvons
peut-être accepter la formulation de Macrae-Gibson qui veut que la structure
particulière de la maison de Gehry vise à « empêcher la formation d'une
image intellectuelle qui viendrait détruire l'immédiateté continuelle du choc
perceptuel». Gehry y parvient en entravant, en bloquant le choix des angles
photographiques, en se soustrayant à l'impérialisme de la photographie dans
l'image et en s'assurant une situation dans laquelle aucune photographie ne
sera jamais tout à fait exacte, car c'est la photographie seule qui donne, en
ce sens, la possibilité d'une «image intellectuelle».
Pourtant, si nous retirons maintenant complètement de son contexte cette
curieuse expression d'«image intellectuelle», d'autres significations possibles
se présentent d'elles-mêmes : il existe par exemple des cartes qui sont à la
fois picturales et cognitives, mais de manière très différente des abstractions
visuelles de la photographie. Ce nouveau cap me mènera à quelques réflexions
finales sur l'interprétation et sur les options interprétatives, alternatives à
l'interprétation moderniste dont nous avons déjà débattu et que nous avons
rejetée. Dans son livre récent sur le cinéma, Gilles Deleuze soutient que le
cinéma est une manière de penser, c'est-à-dire que c'est également une façon
de faire de la philosophie, mais en des termes purement cinématographiques :
sa manière concrète de philosopher n'a rien à voir avec la façon dont un
film ou un autre pourrait illustrer un concept philosophique, et cela, très
précisément, parce que les concepts philosophiques du cinéma sont des
concepts cinématographiques, et non des concepts idéels ou linguistiques.
Dans le même esprit, je voudrais soutenir que l'espace architectural est aussi
une façon de penser et de philosopher, d'essayer de résoudre des problèmes
philosophiques ou cognitifs. Tout le monde reconnaît que l'architecture est
un moyen de résoudre les problèmes architecturaux, exactement comme
le roman est un moyen de résoudre les problèmes narratifs, et la peinture,
196 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

de résoudre les problèmes visuels. Je souhaite présupposer que le plan de


l'histoire de chaque art est un ensemble de problèmes et de solutions et;
au-delà de ça, poser un type très différent de perplexité et d'objet de réflexion
(ou pensée sauvage).
Mais encore faut-il que ce transcodage allégorique commence avec
l'espace: car si la maison de Gehry constitue une méditation sur un
problème, ce problème doit être un problème spatial dès l'origine, ou du
moins être susceptible de formulation et d'incarnation en termes proprement
spatiaux. En fait, nous avons d'ores et déjà dégagé les éléments d'une analyse
d'un tel problème: elle va impliquer, d'une pan, l'incommensurabilité entre
la pièce et la maison traditionnelles et, de l'autre, cet autre espace marqué
ici par le mur de tôle ondulée et le cube culbuté. À quel genre de problème
correspondent cette tension et cette incommensurabilité ? Comment
pouvons-nous inventer une médiation qui permette de réécrire, dans des
langages et des codes non architecturaux, ce langage spatial dans lequel nous
décrivons cette contradiction purement architecturale ?
Macrae-Gibson, comme nous le savons, souhaite inscrire le cube
culbuté dans la tradition du modernisme utopique et mystique, tout
particulièrement Malevitch, lecture qui nous obligerait à réécrire la
contradiction fondamentale, là, dans la maison comme une contradiction
entre la vie américaine traditionnelle et l'utopisme moderniste. Regardons
plus en détail :

« Ce qui ressemble à un cube pourrait difficilement être plus trompeur. La surface qui s'écrase
contre le plan du mur extérieur est rectangulaire plus que carrée, et la face arrière du cube a
été repoussée latéralement et coupée en haut de telle sorte qu'aucun élément de la structure
ne forme d'angle droit avec un autre, sauf sur le plan frontal. Il s'ensuit que, alors que les
panneaux vitrés du plan frontal peuvent bien être rectangulaires, ceux sur les autres faces
sont tous des parallélogrammes»

Nous pouvons retenir de cette description l'impression d'un espace qui


existe en même temps en deux dimensions distinctes, dans l'une il mène
une existence rectangulaire tandis que, dans cet autre monde simultané et
Architecture 197B1

séparé, il est un parallélogramme. Il ne peut être question de lier ces deux


mondes ou espaces, ou de les fondre dans une synthèse organique; au mieux,
cette forme bizarre met en relief la tâche impossible de cette représentation,
tout en indiquant en même temps son impossibilité (et par là, peut-être, à
quelque curieux degré secondaire, tout en le représentant quand même).
C'est ainsi que le problème - quelque qu'il s'avère être - sera double:
il posera son propre contenu comme problème ou dilemme, et soulèvera
en même temps le problème secondaire (et pourtant, vraisemblablement
concordant avec le premier et « le même que » lui) de se représenter lui-même
d'abord comme un problème. Laissez-moi dire maintenant de façon
dogmatique, allégorique et a priori, ce que je pense être ce problème spatial.
Nous avons rejeté l'analyse de Macrae-Gibson sur la manière symbolique
dont la maison s'ancrait dans son espace: Santa Monica, les relations avec la
mer et la ville au-delà, les étendues de collines, et les autres prolongements
urbains le long de la côte21. Notre rejet théorique s'est fondé sur la conviction
que, en un sens phénoménologique ou territorial plus simple, le lieu n'existe
plus dans les États-Unis d'aujourd'hui ou, plus exactement, qu'il existe à un
niveau beaucoup plus faible, surchargé de toutes sortes d'autres espaces plus
puissants mais aussi plus abstraits. Par ces derniers, j'entends non seulement
Los Angeles, en tant que nouvelle configuration hyperurbaine, mais aussi,
au-delà, les réseaux toujours plus abstraits (et communicationnels) de la
réalité américaine dont la forme extrême est le puissant réseau du capitalisme
multinational. En tant qu'individus, nous sommes en permanence dans
et hors de ces dimensions qui s'enchevauchent, ce qui rend excessivement
problématique une manière ancienne de nous positionner existentiellement
dans l'être - le corps humain dans le paysage naturel, l'individu dans
le village ou la communauté organique de jadis, ou même le citoyen
dans l'Etat-Nation. J'ai trouvé utile, pour décrire un stade antérieur
à cette dissolution historique du lieu, de faire référence à une série de
romans autrefois populaires mais qui ne sont plus très lus dans lesquels
(essentiellement pour la période du New Deal) John O'Hara recense les
élargissements progressifs du pouvoir, autour mais aussi à distance de la
198 Équivalents spatiaux dans le Système Monde

petite ville, au fur et à mesure de sa migration vers les niveaux dialectiques


supérieurs de l'état et,finalement,du gouvernement fédéral. Si l'on pouvait
imaginer la projection et l'intensification de cette migration sur un nouveau
plan mondial, il serait possible d'atteindre un sens nouveau et plus aigu des
problèmes liés à la «cartographie» contemporaine et au positionnement
de l'ancien individu dans ce système. Le problème est toujours celui de la
représentation, et aussi de la représentabilité : nous savons que nous sommes
coincés dans ces réseaux mondiaux complexes pour la bonne raison que,
concrètement, nous ressentons les prolongements de l'espace institutionnel
partout dans notre vie quotidienne. Pourtant, nous n'avons aucun moyen
d'y réfléchir ni de les modeler, même abstraitement, dans notre imagination.
C'est à ce « problème» cognitif qui faut réfléchir, à ce casse-tête, à ce paradoxe
insoluble qu'illustre le cube culbuté. Et si l'on fait remarquer que le cube n'est
pas ici la seule intervention spatiale originale et que nous n'avons pas encore
accordé de place à l'interprétation du mur, cette palissade de tôle ondulée,
je ferai alors observer que ces deux traits caractérisent en fait le problème de
la réflexion sur l'Amérique contemporaine. La tôle ondulée avec l'avancée
grillagée qui se trouve au-dessus, c'est, pourra-t-on penser, la «zone», le
côté Tiers Monde de la vie américaine d'aujourd'hui - la production de la
pauvreté et de la misère, des gens non seulement sans travail mais sans toit,
les clochards, la pollution et les déchets industriels, la saleté, les ordures, et
les machines obsolètes. Il s'agit certainement d'une vérité très réaliste et d'un
fait incontournable des années les plus récentes du super-état. Le problème
cognitif et représentationnel se pose donc lorsque nous essayons de combiner
cette réalité palpable avec cette autre représentation des États-Unis, tout aussi
indiscutable, qui se loge dans une case différente et à part de notre mentalité
collective: à savoir, les États-Unis postmodernes de l'extraordinaire réussite
technologique et scientifique ; le pays le plus « avancé » du monde, dans
tous les sens et toutes les connotations science-fictionnelles de cette image,
joint à un système financier inimaginable et à une association de richesse
abstraite et de pouvoir réel à laquelle, de plus, nous croyons tous, sans qu'on
soit beaucoup à avoir jamais vraiment su ce que ça pourrait être ni à quoi ça
Architecture 199B1

pourrait ressembler. Telles sont donc les deux caractéristiques antithétiques


et incommensurables de l'espace américain abstrait, du super-état, du
capitalisme multinational actuel que marquent pour nous le cube et le mur
(sans offrir pour eux d'options représentationnelles).
Le problème que la maison de Gehry tente de penser, ce sont les relations
entre cette connaissance abstraite, cette conviction ou cette croyance relative
au super-état, d'une part, et, de l'autre, la vie quotidienne, existentielle, des
gens dans leurs maisons et leurs appartements traditionnels. Il y a forcément
un rapport entre ces deux domaines et ces deux dimensions de la réalité, ou
alors c'est que nous vivons tous en pleine science-fiction sans nous en rendre
compte. Mais la nature de ce rapport se dérobe à l'esprit. Le bâtiment tente
de proposer en termes spatiaux une réflexion sur ce problème spatial. Quelle
serait la marque ou le signe, l'indice, d'une résolution réussie de ce problème
cognitif mais aussi spatial ? Il est possible de penser qu'elle sera décelable
dans la qualité du nouvel espace intermédiaire - le nouvel espace à vivre
produit par l'interaction des deux autres pôles. Si cet espace est significatif,
si vous pouvez vivre dedans, si c'est, d'une certaine façon, confortable,
mais d'une nouvelle manière, une manière qui inaugure des modes de vie
historiquement nouveaux et originaux (et qui donne naissance, en quelque
sorte, à un nouveau langage spatial utopique, à un nouveau type de phrase,
un nouveau type de syntaxe, des mots radicalement nouveaux au-delà de
notre propre grammaire), alors, pourra-t-on penser, le dilemme, l'aporie
aura été résolue, au moins sur le plan de l'espace lui-même. Je n'en déciderai
pas, ni n'oserai en juger le résultat. Ce qui me paraît certain, c'est, plus
modestement, que la maison de Frank Gehry doit être considérée comme
une tentative d'imaginer une pensée matérielle.
Phrases 201

Lecture et division du travail

On peut relire Claude Simon - après tout, un roman publié en 19711


reste « dans la mémoire vivante » - ne serait-ce que pour s'apercevoir que
des problèmes nouveaux et embarrassants (d'évaluation) s'ajoutent aux
anciens (d'interprétation) sans que ces derniers disparaissent. Ces nouveaux
problèmes découlent de l'effondrement ou du moins de la crise du canon et
englobent ces questions : quel est le rapport entre mode et grande littérature ?
Si le nouveau roman est dépassé, peut-il avoir été un objet d'engouement
et pourtant conserver aujourd'hui une valeur littéraire ou esthétique ? Se
peut-il que certains livres soient devenus illisibles depuis le féminisme ?
(La neutralité des descriptions sexuelles de Simon - principalement des
plans d'entrejambe sans rien du sadoesthétisme de Robbe-Grillet dont,
de toute façon, il se moque - n'en sont-elles pas effectivement la preuve
et ne s'avèrent-elles pas être un voyeurisme parcellaire essentiellement
masculin ?) Le rapport des lecteurs, y compris masculins, à ces textes
serait-il modifié s'ils découvraient que les plaisirs esthétiques de Claude
Simon ne sont pas universels mais spécifiquement limités à un seul groupe
d'intérêt particulier (même aussi grand que celui des hommes lecteurs de
littérature en général) ? Ressentons-nous maintenant le caractère ffançais,
la francité de cette œuvre plus fortement et d'une manière plus pesante
que lors les décennies précédentes (alors que des écrivains comme Simon
correspondent simplement à une avant-garde non nationale de production
de la Littérature) ? Lafissionque nous associons aux « nouveaux mouvements
sociaux», aux micropolitiques et aux microgroupes, s'est-elle maintenant
attachée aux traditions nationales si bien que la «littérature française»
ne constituerait pas moins une marque d'appartenance à un cercle privé
restreint que la poésie contemporaine, la littérature homosexuelle ou la
science-fiction ? En attendant, la concurrence entre les médias et les dites
Cultural Studies n'est-t-elle pas le signe d'une transformation du rôle et
de la place aujourd'hui de la culture de masse, plus importante qu'un
202 Lecture et division du travail

simple élargissement et laissant peut-être de moins en moins d'espace,


quel qu'il soit, aux « classiques » littéraires de ce type ? Les singularités
expérimentales du nouveau roman étaient-elles déjà un signe avant-coureur
du postmodernisme (ou une répétition tardive et déjà dépassée d'un
modernisme mourant) ? L'extinction du nouveau roman a-t-elle quoi
que ce soit à nous apprendre sur la survivance (ou le déclin) des années
soixante (avec ses théories à la mode - et principalementfrançaises!)? Une
grande littérature expérimentale de ce genre a-t-elle une quelconque valeur
sociologique et nous donne-t-elle la moindre information sur son contexte
social et sur l'évolution du capitalisme tardif ou de sa culture ? Sa lecture
a-t-elle quelque chose à nous dire sur la transformation du rôle et du statut
des intellectuels ? La gratuité apparente qu'il y a à parler de Claude Simon,
ou même à le lire, conforte-t-elle la condamnation globale par Bourdieu
de l'esthétique comme pur signe de classe et comme consommation
ostentatoire? Finalement, s'agit-il de questions «angoissées» ou de simples
sujets de curiosité purement académiques ?
Certains se souviendront de ce que pouvait être la lecture d'un nouveau
roman. Les Corps conducteurs s'ouvrent sur une vitrine dans une rue d'un
centre-ville ; un individu qui semble malade et nauséeux se repose sur une
bouche d'incendie; des conquistadors sefraientun chemin dans la jungle;
un avion vole dans le ciel, entre Amérique du Nord et Amérique du Sud ; un
homme au téléphone (le même ?) essaie en vain de persuader une femme de
poursuivre leur histoire (plus tard, nous les voyons au lit, sans doute, la nuit
précédente) ; un homme (le même ?) se rend dans le cabinet d'un médecin
(mais à Manhattan ou dans une ville d'Amérique du Sud ?) ; un homme (le
même?) assiste à un congrès d'écrivains sud-américains où l'on débat du rôle
social de l'an, et différentes œuvres d'an (YOrion de Poussin, une estampe
de Picasso) sont décrites ou évoquées dans les intervalles, mais il nous est
impossible de déterminer si le «protagoniste» vient de les voir quelque pan.
Nous apprenons à faire un inventaire de cesfilsd'intrigue et à les coordonner
(ce qui se réalise en deux opérations contradictoires - en apprenant à les
distinguer séparément et en conjecturant leurs interrelations plus larges (le
Phrases 203

protagoniste masculin sans nom est probablement un personnage unique :


donc il doit faire un voyage d'Amérique du Nord en Amérique du Sud,
etc.). Nous reviendrons ultérieurement sur ces opérations. Il suffit pour le
moment de souligner la singularité historique d'une lecture dans laquelle
nous peinons à identifier ce qui se passe sous nos yeux (est-il assis dans la
rue?) tout en anticipant nerveusement le prochain passage inopiné vers
une autre intrigue indépendante, ce qui peut survenir au beau milieu d'une
phrase, même si cela se produit le plus souvent dans l'intervalle entre deux
phrases, ouvrant aux extrémités de chaque énoncé un silence plus profond
que celui que l'on trouve chez Flaubert.
Selon la plupart des critiques, Claude Simon a écrit Les Corps conducteurs
pendant une période de transition importante dans son œuvre qui marque la
rupture entre ce que Celia Britton appelle les romans personnels et les romans
impersonnels du milieu et de la fin de sa carrière, respectivement2, entre les
œuvres représentationnelles et les œuvres «textuelles» ou «linguistiques»,
entre un style orienté sur la mémoire et l'évocation expressive, et une
pratique neutre et combinatoire qui constitue une caractéristique essentielle
de ce que nous appelons le nouveau roman. On situe souvent la ligne de
fracture dans le roman précédent, La Bataille de Pharsale, qui commence
«personnellement» et se termine «impersonnellement». Ici, dans Les Corps
conducteurs, les qualités «personnelles» du style sont presque complètement
effacées, mais persiste encore quelque chose comme un personnage
et des vestiges d'une histoire unifiée, alors que dans les deux romans
suivants, Triptyque et Leçon de choses, même ces vestiges là auront disparu.
Curieusement, le roman le plus ambitieux de Simon ces dernières années, le
récent Géorgiques, revient largement au mode dit personnel.
Cette alternance singulière au sein de l'œuvre de Claude Simon va nous
servir de point de départ, dans la mesure où il semble qu'il ne s'agit pas
d'une question de développement ou d'évolution mais plutôt de l'option
disponible entre deux matrices narratives distinctes. Ce qui laisse supposer
que Simon conserve une distance fondamentale à l'égard de ces deux
esthétiques, ayant avec chacune d'elles une affinité égale mais indépendante
204 Lecture et division du travail

et dissociée. Je vais donc avancer que son rapport aux deux, c'est le pastiche,
une prodigieuse imitation si exacte qu'elle comprend la reproduction presque
indétectable de l'authenticité stylistique, c'est-à-dire un engagement intégral
du sujet auctorial envers les conditions phénoménologiques préalables
des pratiques stylistiques en cause. Et c'est cela qui est postmoderne, au
sens le plus large, chez Claude Simon : le vide évident de ce sujet au-delà
de toute phénoménologie, sa capacité à embrasser un autre style comme
si c'était un autre monde. Les modernes devaient d'abord inventer par
eux-mêmes leurs mondes personnels, et la première des options stylistiques
de Simon au moins, le style dit personnel, a clairement une provenance
moderniste puisqu'il reproduit très systématiquement les procédures
d'écriture faulknériennes.
Le style de Faulkner prenait l'état de mémoire comme condition formelle
préalable : l'acte ou le geste violent qui eut lieu dans le passé ; une vision qui
fascine et obsède les écrivains qui n'ont d'autre choix que de commémorer
dans le présent et doivent pourtant le présenter comme un tableau complet
- «immobile» autant que «furieux», «à bout de souffle» dans le calme de
son agitation, et imposant « stupeur » et « stupéfaction » chez le spectateur. Le
langage revient ensuite, encore et encore, à ce geste hors du temps, accumule
désespérément adjectifs et qualificatifs dans une tentative pour conjurer,
de l'extérieur, ce qui est en soi pratiquement une gestalt homogène à part
entière que le mouvement des phrases ne parvient plus à construire. C'est
ainsi que Faulkner donne à voir, profondément ancré, le présage de la faillite
inéluctable du langage qui ne coïncidera jamais, c'est couru d'avance, avec ses
objets. C'est certainement par cette faillite que peut pénétrer le pastiche de
Faulkner par Claude Simon (ou de qui que ce soit d'autre), dans la mesure
où le pastiche ébauche une structure dans laquelle la «spontanéité» du
langage littéraire a d'ores et déjà été dissociée entre, d'un côté, l'établissement
d'un contenu visuel et non verbal, et, de l'autre, une évocation rhétorique
presque sans fin. Rien ne semble plus loin de l'éthique linguistique du
dit nouveau roman, avec son exclusion de la rhétorique, du sujet et de la
chaleur du corps, jusqu'à ce que l'on pense à l'extraordinaire fonction du
Phrases 205

«maintenant» fàulknérien qui (en général accompagné du temps passé) fait


passer, via la situation des auditeurs, du présent traumatique du souvenir
obsédant du passé au présent des phrases faulknériennes inscrites dans le
temps de notre propre lecture. Ici, soudain, dans un espace différent du
temps reculé et de la mémoire profonde faulknériens (et de la rhétorique
qui y est associée), un mécanisme textuel et linguistique prend forme qui est
structurellement comparable à ce qui sera adapté et développé à un degré
supérieur par le nouveau roman.
Mais chez Simon, le mode du modernisme fàulknérien n'alterne pas
avec la pratique d'un autre style (le style personnel étant, en ce sens, avant
tout un phénomène moderniste) mais, au contraire, avec une chose plutôt
différente qu'il convient peut-être de qualifier de codification des lois d'un
genre « artificiel » nouveau. Ce genre reste, dans un sens, un phénomène
« nommé», à ceci près que, si Robbe-Grillet en est l'inventeur, Jean Ricardou
peut être regardé sur un plan théorique comme son Eisenstein ; mais il s'agit
d'un système de règles d'exclusion relativement impersonnelles qui offre
l'apparence particulière (comme dans l'ingénierie génétique) d'un genre
complètement «fabriqué par l'homme», lui-même pleinement conçu dans
l'imitation des genres naturels qui ont évolué organiquement au cours du
temps historique3. Néanmoins, il y a ici aussi une caricature lointaine de la
structure faulknérienne dans la façon dont, de même que chez Robbe-Grillet,
le contenu est déterminé à l'avance, les phrases le dépistant et l'imitant
simplement après coup. Mais chez Robbe-Grillet, ce contenu préformé est
le matériau brut des stéréotypes culturels - situations, personnages, allusions
de toutes sortes à la culture de masse - que les habitudes de consommation
nous permettent d'identifier d'un seul coup d'oeil (comme un thème musical
dont nous n'avons entendu que quelques notes). La matière première de
Faulkner accédait à une dignité philosophique non seulement par son
statut mémoriel dans une ère obsédée par la temporalité mais aussi par
des idéologies implicites de la perception, qui influencèrent si souvent les
diverses esthétiques modernistes, à commencer (fort stratégiquement pour
le développement personnel de Faulkner) par l'impressionnisme de Conrad
206 Lecture et division du travail

(«par-dessus tout, donner à voir!»). Cependant, la période postmoderne


se détourne de la temporalité au profit de l'espace et, dans l'ensemble,
a développé un scepticisme envers une expérience phénoménologique
profonde, en général, et envers le concept même de perception, en particulier
(voir Derrida). À cet égard, aujourd'hui, on peut lire les manifestes de
Robbe-Grillet moins comme une affirmation du visuel sur les autres sens que
comme une répudiation radicale de la perception phénoménologique en tant
que telle. En attendant, s'il est vrai, comme le soutient Celia Britton dans son
excellent livre sur Claude Simon4, que cet ancien «disciple» de Robbe-Grillet
est en fait écartelé entre les élans incompatibles de la vision et de la textualité,
alors une telle tension inconciliable pourrait expliquer son alternance entre
l'évocation faulknérienne de la perception et la pratique néo-romanesque
de la textualisation (à moins que ce ne soit en sens inverse, comme les
Formalistes se plaisaient à le soutenir, et que les choix historico-littéraires
prédéterminent les traits caractérologiques des inclinations auctoriales).
En attendant, l'impression très répandue que le nouveau roman avait à voir
avec les choses"' (et par conséquent avec les descriptions) peut mener, au-delà
de Simon ou Robbe-Grillet, à un sens historique nouveau de leur situation
linguistique en général, à condition qu'elle ne soit ni reformulée en termes de
nouvelle esthétique ni diagnostiquée en termes personnels, psychanalytiques
ou «stylistiques». Ce que sa «description» des choses montre principalement
est plutôt l'effondrement de la description et l'échec du langage à réussir
certaines des choses les plus évidentes qu'il était censé faire. L'apparence
d'une implacable focalisation sur le spécifique et le particulier, par exemple,
(déjà présente chez les modernes les plus insensés comme Raymond Roussel,
chez qui l'application à décrire des objets dans leurs plus infimes détails se
poursuit implacablement sur des longueurs intolérables pour la plupart,
chose intéressante, des lecteurs) s'inverse tout à coup ici en son opposé, dans
un mode dialectique pratiquement exemplaire.
Le «paquet», à lui tout seul, ne suffit pas (pas plus que la «boîte à
chaussures», surtout depuis que cette dernière s'est transformée à l'improviste
en «boîte à biscuits en fer-blanc», nous rappelant ainsi la persistance du
Phrases 207

réfèrent - Venus ou l'étoile du matin ! - dans le célèbre essai de Frege sur le


Sinn und Bedeutung) ; sa position (« sous le bras gauche » du soldat, « dans
un tiroir dans le bureau du docteur») n'est pas non plus d'un grand secours
pour convaincre le lecteur que nous avons affaire, dans les deux cas, au
même objet: «enveloppée de papier brun,» c'est sûr, mais, d'un autre côté
« la neige, en séchant, y a laissé des cernes plus foncés, traces aux contours
arrondis, frangés de minuscules festons ; la ficelle détendue, a glissé vers
un des angles6. » En fait, la complexité-même de l'attribut (« des cernes
plus foncés, traces aux contours arrondis, (rangés de minuscules festons»),
clairement conçue pour apporter le maximum de spécificité à cet objet,
comme si l'unicité était une fonction de la multiplicité, ne fait qu'anticiper
la dialectique à venir: car ces pluriels abstraits - Robbe-Grillet au sommet
de son formalisme - finissent par évoquer absolument n'importe quelle
surface ayant quelque grain ; le plus concret devient, sous nos propres yeux,
le plus général; la pluralité vient se situer du côté de l'universel plutôt que
du particulier. Mais, en fin de compte, toutes les possibilitésfinissentdans la
même impasse (« on ne peut sortir du langage au moyen du langage ! ») : un
seul attribut pour la boîte (« marron », « carton ») n'aurait pas eu beaucoup
plus d'effet sur nous qu'une propriété plus manifestement accidentelle (une
«déchirure» ou un «accroc», par exemple), dans la mesure où tous ces mots
restent également généraux dans leur essence même. Seul l'article défini {la
boîte, comme s'il ne pouvait jamais y en avoir d'autre) et le temps présent
tentent de ré-ancrer ces substantifs et adjectifs peu satisfaisants à leur bon
emplacement dans le « texte », c'est-à-dire ici dans le roman imprimé, qui
doit être lu conformément à des spécifications génériques. Pourtant, on
sent que d'autres types de glissements sont possibles : « De petites bulles qui
s'agglutinent en une mousse beige le long de la paroi concave7 » : laissant de
côté la question des dimensions de l'observateur ou de l'observé (mais la tasse
de café pourrait être aussi énorme que celle, galactique, de Godard dans Deux
ou trois choses que je sais d'elle!), seule la couleur nous dissuade d'assimiler
cette description à celle, ultérieure, de la bouteille de vin : « De petites bulles
roses sont agglutinées à la surface du liquide, groupées contre les parois. » (BP
214 Lecture et division du travail

209). Cela ne veut pas dire que la couleur soit le moins du monde plus fiable
que n'importe quelle autre propriété: «Il est maintenant d'un gris terne.»
(5/*253). Mais le «il» de la phrase précédente était une chaussée, jusqu'ici
humide et luisante d'éclats de couleur à peine perceptibles ; dans la suivante,
c'est la peau du soldat nu et saoul, gris de sa chute sur le sol sale, mais où
« Des gouttelettes de sang commencent à perler des éraflures sous la couche
de poussière grise qui s'étend sur tout le côté gauche du corps. » On pourrait
multiplier les exemples, mais ils sont inutiles, à moins que nous ne soyons
capables de nous jouer de notre tendance apparemment irrésistible à inventer
une entité correspondant à notre perception verbale ou idéationnelle.
L'esprit du lecteur est laissé sans objet par la séquence de la phrase, ce à quoi
il supplée au niveau de la forme commode d'unréfèrentlittéraire idéel ou
imaginaire, une sorte d'image subliminale ou archétypale dans laquelle une
surface incolore oscille dans le temps entre morne indistinction et intense
perception de divers éléments. Le pavé et la peau recouverte de poussière
correspondent tous deux à ce plus petit dénominateur commun comme
autant de manifestations possibles de cette surface. Mais cette image (dont
l'élaboration pourrait, par implication logique, développer le postulat d'une
subjectivité inconsciente dans laquelle elle s'était formée) n'existe pas ; c'est
une création du processus interprétatif et elle constitue un signe du cruel
dysfonctionnement de la position-sujet générée par les phrases qui viennent
d'être lues. En effet, le lecteur semble incapable de conclure que le langage est
en panne (ce qui le ou la laisserait sans la moindre position-sujet de quelque
sorte qu'elle soit) et, par conséquent, construit (comme un contrechamp
cinématographique) un nouvel objet imaginaire pour justifier la persistance
de la position-sujet déjà réalisée. Cet objet imaginaire (qui n'est qu'une
tentation interprétative parmi toutes celles que nous offre, comme nous
le découvrirons, l'œuvre de Simon) génère alors son mirage secondaire de
subjectivité du côté de cet objet-ci, tout aussi imaginaire, l'Auteur, dont cet
objet imaginaire spécifique est censé être la pensée. Il y a ainsi un échange et
une multiplication dialectique d'entités imaginaires entre sujet et objet (ou
plutôt entre la position-sujet et ce que nous devons désormais qualifier de
Phrases 209

position-objet) qui confirme le choix de Foucault, dans Les Mots et les choses,
des Ménines comme quasi allégorie de la construction du sujet (incluant, en
grande part, ce « point de fuite » qu'est la « subjectivité » putative de l'écrivain
ou de l'artiste). Nous devons en déduire qu'il est nécessaire de renverser
la déduction transcendantale de Kant: ce n'est pas l'unité du monde qui
exige d'être supposée sur la base de l'unité du sujet transcendantal, c'est
plutôt l'unité ou l'incohérence et lafragmentationde ce sujet (c'està-dire,
l'accessibilité d'une position-sujet exploitable ou son absence) qui est
corrélative de l'unité ou du défaut d'unité du monde extérieur. Le sujet n'est
certainement pas un simple «effet» de l'objet, mais il ne serait pas si erroné
de suggérer que la position de sujet constitue précisément un tel effet. En
attendant, il faut bien comprendre que ce qu'on entend ici par objet n'est pas
un simple agrégat perceptuel de choses physiques, mais une configuration
sociale, un ensemble de rapports sociaux (même la perception physique et
les expériences apparemment triviales du corps et de la matière sont médiées
par le social). La conclusion d'un tel argument n'est pas que le sujet «unifié»
est irréel ou indésirable et inauthentique, mais plutôt qu'il est dépendant,
pour sa construction et son existence, d'un certain type de société et qu'il est
menacé, sapé, problématisé oufragmentépar d'autres dispositifs sociaux. En
tout cas, c'est une chose de cet ordre que je retiens comme leçon allégorique
des romans de Claude Simon (ou du moins de sa période nouveau roman)
sur les questions de subjectivité. Cependant, dans une large mesure, les
objets restent ici une fonction du langage, et l'échec local à les décrire, ou
même les désigner, nous entraîne dans une direction différente et met en
évidence l'effondrement inattendu d'une fonction du langage que nous
tenons normalement pour acquise - une relation privilégiée entre les mots
et les choses qui laisse place ici à un gouffre béant entre la généralité des mots
et la particularité sensorielle des objets.
Dans ces passages, le langage est contraint de faire une chose qui est,
pour nous, quasiment sa fonction première mais que, désormais, - acculé à
quelque limite absolue - il s'avère incapable de faire. Nous devons d'abord
déterminer ce que c'est avant de chercher à comprendre pourquoi une telle
210 Lecture et division du travail

expérience autodestructrice a été entreprise. Ce qui paraît clair c'est qu'on


demande aux noms communs (nouns) de fonctionner comme des noms
(names), puisque le nom propre est à l'évidence le seul terme dont nous
disposions pour tenter d'accorder un mot spécifique à un objet unique.
Cependant, presque à la même époque que le nouveau roman, Lévi-Strauss
nous a appris que le «nom propre» était lui-même un terme quelque peu
impropre, puisque les noms propres individuels constituent également des
composants dans des systèmes linguistiques plus vastes qui varient selon
leurs objets génériques (chiens, chevaux de course, gens, chats) : si bien
que même cette possibilité linguistique apparemment plus concrète, (dans
laquelle les mots atteignent un niveau de spécificité qui leur est dénié comme
simples noms communs généraux) s'évanouit d'avance comme un mirage:
dans Les Corps conducteurs, cependant, cette fausse piste, ce cul-de-sac de
la promesse des noms propres suscite encore et encore une prolifération
linguistique dans laquelle des listes taxinomiques s'étendent au hasard et
dans toutes les directions : parties de corps, tableaux d'oiseaux tropicaux,
listes de constellations8.
L'autre alternative théorique - qui accède aux choses non au moyen
des noms (names) mais par la désignation, ou deixis - n'est pas tant que
cela exclue par l'impersonnalité générique du nouveau roman : chez
Robbe-Grillet, les idiosyncrasies d'interpolation (« ou quelque chose de
ce genre», «peut-être», «comme on l'a déjà dit») remplissent une sorte de
fonction déictique qui constitue également une technique de modulation,
de variation. Plus exactement, l'échec de la deixis résulte également de
l'irréductible généralité de ces mots, et de tout le reste, comme l'a démontré
Hegel pour «maintenant», «ici», «ceci» et «cela» dans le premier chapitre
de La Phénoménologie de l'esprit-, il s'agit d'un espace philosophique qui est
pratiquement identique à celui du nouveau roman, qui lui est postérieur
et dans lequel nous trouvons énumérés les doutes les plus fondamentaux
quant à la capacité du langage à résoudre l'opposition philosophique
essentielle entre l'universel et le particulier, le général et le spécifique. Il
est souvent avancé que la conception hégélienne de la dialectique est, en
Phrases 211

quelque sorte, prélinguisique (ou du moins, pour utiliser un anachronisme,


préstructuraliste) et, en particulier, qu'elle mobilise, semble-t-il, des
antinomies et des contradictions logiques ou conceptuelles comme si ces
dernières étaient, d'une certaine manière, antérieures au langage, et aussi plus
« fondamentales » que les propriétés linguistiques. Qu'il en soit ou non ainsi,
ce jugement méconnaît la portée de la première partie de La Phénoménologie
consacrée à la «Conscience» («Certitude sensible, perception, force et
entendement»), qui entend, dès le départ, régler ses comptes avec le langage
et fonder la nécessité de la dialectique sur cet échec du langage à coordonner
l'universel et le particulier. Cependant, quel que soit le statut ontologique
que le structuralisme s'estima en mesure d'attribuer au langage, il est
significatif que cette tradition ait aussi trouvé son point de départ (que ce
soit dans les analyses de Lévi-Strauss citées plus haut ou dans les mystères
de la lecture du nouveau roman) précisément dans une méditation sur ces
faillites du langage.
Ce que montre Hegel, c'est qu'il ne saurait y avoir d'identité non
médiée entre le langage et notre expérience sensible du présent, de l' « ici
et maintenant» de ces choses uniques (qu'on appelle aussi notre «certitude
sensible»). «Si, d'une façon effectivement réelle, ils [les philosophes]
voulaient dire ce morceau de papier, qu'ils visent, et ils voulaient proprement
le dire, alors ce serait là chose impossible parce que le ceci sensible qui est
visé est inaccessible au langage qui appartient à la conscience, à l'universel en
soi » L' « Universel » est ici défini de manière contournée comme un concept
vide qui peut présider à une multiplicité de contenus de diverses sortes : le
«Maintenant», en tant que «pluralité de Maintenant rassemblés», est ce
qui constitue pour Hegel le fait de « faire l'expérience que le Maintenant est
un universel10.» Ce n'est peut-être pas tout à fait la «leçon» que le nouveau
roman nous réserve, mais la faillite du langage que Hegel utilise pour nous
la donner fait certainement partie de cette leçon plus romanesque :
« C'est aussi comme un universel que nous prononçons le (contenu) sensible. Ce que nous
disons, c'est ceci, c'est-à-dire le ceci universel, ou encore il est, c'est-à-dire \'être, en général
Nous ru mus représentons pas assurément le ceci universel ou l'être en général, mais nous
212 Lecture et division du travail

prononçons l'universel. En d'autres termes, nous ne parlons absolument pas de la même


façon que nous visons dans cette certitude sensible. Mais comme nous le voyons, c'est le
langage qui est le plus vrai : en lui, nous allons jusqu'à réfuter immédiatement notre avis; et
puisque l'universel est le vrai (contenu) de la certitude sensible, et que le langage exprime
seulement ce vrai (contenu), alors il n'est certes pas possible que nous puissions dite un être
sensible que nous visons".»

Dans cette situation de faillite linguistique, l'effondrement des rapports


entre les mots et les choses est, pour Hegel, une chute heureuse, une
«heureuse faute», dans la mesure où il réoriente la réflexion philosophique
vers de nouvelles formes d'universaux. Pour Claude Simon, cependant, et
le nouveau roman en général, il dégage un espace provisoire dans lequel cet
effondrement est réexpérimenté, encore et encore, comme un processus, une
course poursuite temporaire entre le commencement habituel de croyance
linguistique et l'inévitable dégradation du signifié en son signifiant matériel,
ou du signe en une pure image.
C'est ce processus provisoire et répétitif qu'il était d'usage d'appeler lecture:
ce que je souhaite soutenir ici, c'est que, dans le nouveau roman, la lecture
subit une remarquable spécialisation et qu'elle est, comme l'ancienne activité
manuelle à l'orée de la révolution industrielle, dissociée en une variété de
processus distincts conformément à la loi générale de la division du travail. Cette
différenciation interne, ce devenir autonome d'anciennes branches combinées
du processus de production, connaît alors un second saut quantitatif avec la
taylorisation ; c'est-à-dire, la séparation analytique planifiée des divers moments
de production en unités indépendantes. On peut désormais estimer que cette
ancienne, mais tout juste traditionnelle, activité qu'on nomme la lecture a
constitué un processus de ce type et qu'elle est donc susceptible de connaître
un développement historique similaire. A ce titre, la théorie plus générale de
la différenciation proposée par Niklas Luhmann (qui est à ce jour la réflexion
théorique sur ce processus la plus évoluée et la plus adaptée) paraît vraiment
très pertinente:
«Nous pouvons concevoir un système de différenciation comme une réplication, au sein
d'un système, de ta différence entre un système et son environnement. La différenciation
Phrases 213

est donc comprise comme une forme réflexive et récursive de la construction d'un système.
Elle répète le même mécanisme et s'en sert pour amplifier ses propres résultats. Dans des
systèmes différenciés, en conséquence, nous découvrons deux types d'environnements:
l'environnement externe commun à tous les sous-systèmes, et l'environnement interne
séparé pour chaque sous-système. Cette conception implique que chaque sous-système
reconstruit et est, en un sens, le système tout entier sous une forme spéciale de différence
entre le sous-système et son environnement. La différenciation réplique ainsi le système
en lui-même, multipliant les versions spécialisées de l'identité du système originel en le
scindant en plusieurs systèmes internes et environnements affiliés. Il ne s'agit pas simplement
d'une décomposition en morceaux plus petits mais plutôt d'un processus de croissance par
disjonction interne12.»

Quantité de subtiles analyses des procédures et des motifs locaux chez


Simon ont été produites à commencer par celles de Ricardou, qui ont
abouti principalement à l'affirmation d'une sorte d'idéologie esthétique
« textualiste», mais qu'il serait peut-être plus intéressant aujourd'hui,
maintenant que l'effet de nouveauté est passé, de réécrire selon les schémas
de Luhmann. Je voudrais moi-même suggérer que deux processus généraux
sont à l'oeuvre dans les nouveaux romans de Claude Simon (par opposition
à ses romans faulknériens) qui correspondent largement à la distinction de
Luhmann entre la reproduction d'un environnement externe au sein du
système (ou texte) et la réplication d'environnements distincts internes pour
chaque sous-système. Ces derniers correspondent à ce que j'ai appelé plus
haut la dégradation du signifié en son signifiant matériel ou, si vous préférez,
l'éclipsé de l'illusion de la transparence, la transformation inattendue d'une
signification en un objet ou, mieux encore, son dévoilement comme une
chose d'ores et déjà réifiée, d'ores et déjà opaque dès le départ, que cette
opacité se révèle être la sonorité et l'aspect des mots ou leur reproduction
imprimée avec la spatialité dénuée de signification des lettres individuelles.
La transparence est, à cet égard, un peu comme l'illusion d'autonomie de
l'organisme ou du sous-système; le rappel de sa matérialité rétablit alors ce
que Luhmann appelle l'environnement interne (de l'ordre des processus
chimiques à l'œuvre dans le cerveau, par exemple). Chez Claude Simon,
214 Lecture et division du travail

dans l'ensemble, cette différenciation matérielle des significations et des


signifiés d'autrefois prend deux formes générales. On peut décrire la
première comme la lecture de la «lecture», un moment où quelque chose
dans les mots («quelle fête de couleur... !») nous avertit de la possibilité
qu'ils sont peut-être eux-mêmes une citation, et que nous sommes en train
de lire la lecture de quelqu'un d'autre; avec la seconde, les mots eux-mêmes
deviennent pure typographie, comme dans l'insertion de langues étrangères
ou la reproduction de lettres imprimées dans d'autres polices de caractères :

SIGNIFIÉ PAS-SIGNIFIÉ

signifiant
un texte «lu»

N0N-SIGN1FIÊ

papier imprimé
marques sur le sable

Le second ensemble de processus de Luhmann qui intéresse l'environnement


externe (ou ce que, dans la littérature, on appelle en général le contexte ou
même leréfèrent)trouve avant tout son illustration dans ces moments où
un récit auquel nous avons été amenés à croire (car en littérature ce qu'on
appelle lefictifest l'équivalent du référentiel dans d'autres formes de langage)
s'avère tout à coup avoir été tout du long une pure image, que cette image
soit simplement une peinture (que le pseudo-récit qui l'a précédée a, en
quelque sorte, animée) ou s'avère n'avoir été qu'un film, comme dans le
cas l'expédition tropicale des Corps conducteurs. Ici alors, la matérialisation
du signifié par citation, décrite ci-dessus, se réplique diégétiquement ou
narrativement sur le plan du signe dans son ensemble, avec des résultats
nouveaux et inattendus : ces passages nous arrachent du domaine des
problématiques linguistiques et de la philosophie linguistique pour nous
porter à celui de la société de l'image et des médias. (En effet, la coprésence
de ces deux zones très différentes, microscopiques et macroscopiques, de
signification et d'interprétation au sein du nouveau roman s'achemine vers
Phrases 215

la validation de notre prétention à des formes historiquement inédites et


intensifiées de différenciation au sein de ce dernier.) Quant à la seconde
permutation logiquement possible sur le plan du signe, ce qu'on pourrait
appeler la position du non-signe :

SIGNIE PAS-SIGNE

récit image

NON-SIGNE

elle semblerait résider essentiellement dans la présence inévitable du bruit


en tant que tel au sein de tout système communicationnel. Dans le cas
de Claude Simon, ce bruit consiste généralement en l'insertion aléatoire
et erratique de références sans lien avec le sujet (comme, par exemple, les
traces laissées par le livre illustré, Orion aveugle, que Simon cannibalise pour
bâtir Les Corps conducteurs comme un roman), mais il est, pour ainsi dire,
emblématisé ou allégorisé dans cette œuvre comme un énigmatique tas de
gravats en circulation à travers le cadre des phrases individuelles («Quelque
chose de grisâtre, immatériel et formidablement lourd qui avancerait sans
répit, une avalanche au ralenti, rabotant le plancher, les murs, en marche
depuis des milliards d'années, patiente et insidieuse. » (CC88). Qu'il faille
y voir un état oculaire pathologique, une désintégration de la pellicule
dans le projecteur ou un quelconque être de science-fiction n'est pas
même «indécidable» puisque cet épisode possède à l'évidence la fonction
paradoxale, et en fait contradictoire et impossible, de signifier l'absence de
signification et de devoir transmettre l'absence d'intention.
Mais on pourrait également voir en ces effets locaux de simples modifications
dans la matière première du processus de production plutôt que comme
des indications d'un changement structural radical quelconque en son sein:
comme d'étranges nouveautés à prendre en charge par la lecture plutôt que
par une différenciation au sein de la lecture en tant que telle. Tout examen de
nos processus mentaux quand nous abordons la lecture d'un nouveau roman
216 Lecture et division du travail

révèle autant la présence d'opérations nouvelles que cette fission et cette


reproduction par multiplication que Luhmann attribue à ses sous-systèmes
de différenciation. L'activité Ôl identification par exemple, dans la mesure où
elle est inévitablement mobilisée par les pages introductives d'un roman, se
subdivise ici en deux opérations mentales nouvelles et encore innommées.
D'une façon qui rappelle les possibilités du code proaïrétique de Barthes, on
nous donne des composants innommés d'un fragment non identifié d'une
action ou d'un comportement qu'il faut, comme des fragments agrandis
d'une photographie oubliée, ré-assembler sous une forme reconnaissable:
c'est-à-dire que l'objet de la représentation (un homme assis sur une
bouche d'incendie, qui souffre peut-être) doit maintenant être nommé ou
renommé. Dans le roman traditionnel, nous n'avons pas à accomplir cette
partie du travail : le romancier le fait pour nous en étiquetant clairement
les composants et les éléments essentiels de l'histoire à venir; notre travail,
pendant la lecture d'un roman traditionnel, est de ré-assembler ces
composants au sein d'une action plus large qui n'est pas encore « nommée»
(le récit lui-même). Mais ce travail, nous devons aussi continuer à le faire
dans le nouveau roman, car, en plus de décider ce qu'est l'objet (l'homme sur
la bouche d'incendie), nous devons toujours décider «qui» il est, c'est-à-dire
où il trouve sa place dans l'intrigue plus large. Cependant, ce processus s'est
lui-même différencié sur un plan interne: dans Les Corps conducteurs, il s'est
scindé en ces deux opérations très distinctes de (1) décider si la pause sur la
bouche d'incendie vient avant ou après la visite chez le médecin (ou l'arrêt
au bar), et (2) rechercher des preuves qui permettraient d'établir l'identité
entre l'homme sur la bouche d'incendie et l'invité au colloque des écrivains
sud-américains, sans parler de celui à l'histoire d'amour malheureuse. Cette
opération de remise en ordre des segments dans le temps chronologique et
cet autre processus d'établissement de références ou relations croisées entre
séquences d'événements se combinent avec l'opération d'identification en
même temps qu'ils s'en différencient - ce qui réintroduit, en retour et à
nouveau, toutes les autres opérations (si l'homme sur la bouche d'incendie
est aussi allé en Amérique Latine, était-ce avant ou après sa crise de jbie ?).
Phrases 217

Entre temps, dans cette situation où nos activités mentales sont colonisées
et miniaturisées, spécialisées et réorganisées, comme dans quelque énorme
usine moderne automatisée, d'autres sortes d'activités mentales se détachent
et mènent une existence un peu différente, inorganisée ou marginale, au sein
du processus de lecture. En effet, parmi les plaisirs que procure la lecture
de Claude Simon, le moindre n'est pas - et c'est un effet merveilleux qui
n'a pour moi aucun autre équivalent en littérature - ce que nous pourrions
appeler ces premiers instants où nous sentons le train s'ébranler. Nous
sommes occupés à nos diverses tâches - identifier tel ou tel fragment
d'un mouvement, faire un inventaire préliminaire des différents éléments
d'intrigue au fur et à mesure qu'ils apparaissent l'un après l'autre - quand
tout à coup nous prenons également conscience que quelque chose est en
train de se passer, que le temps a commencé à bouger, que les objets, même
aussi imparfaitement identifiés soient-ils, ont commencé à changer sous nos
propres yeux ; le livre est réellement en train de se faire, de s'écrire, de se finir.
Mais cette sensation extraordinaire de soulagement esthétique a fort peu en
commun avec l'émotion aristotélicienne qui accompagne une mimésis plus
traditionnelle d'une action achevée.
Du même coup, l'interprétation, dans ses sens anciens, semble être un
vestige ou une survivance qui n'a plus de nécessité ici, même s'il ne me
parait pas tout à fait exact d'attribuer à Claude Simon ce qu'on a souvent
considéré ailleurs comme l'une des caractéristiques fondamentales du
postmoderne proprement dit, à savoir l'exclusion absolue des possibilités
interprétatives. Ici, comme chez Weber, le processus de rationalisation
et la réorganisation de l'œuvre en termes d'instrumentalité et d'efficacité
rendent obsolètes certaines valeurs anciennes, mais les vieilles valeurs
interprétatives survivent comme des tentations résiduelles qui vont toutes
s'avérer insatisfaisantes et frustrantes. La tentation réaliste, bien sûr: elle
implique le réassemblage de tous les matériaux bruts en une seule action
unifiée, et safrustrationne résulte pas uniquement de la présence arbitraire
d'autres matériaux aléatoires, comme nous le verrons. Il y a également une
chose qu'on pourrait qualifier de tentation interprétative moderniste: celle
224 Lecture et division du travail

de lire la forme même du roman comme un flot de perceptions. «Quelle


fête de couleur lorsque les Aras, ailes déployées, s'envolent dans les rayons
du soleil ! La bande piaillante et jacassante disparaît, laissant derrière elle
dans l'œil ébloui un long sillage de couleur.»(CC 174). Mais, outre le fait
que cette tentation interprétative (qui est dénaturalisée dans la grande vision
des lumières de la ville nocturne (CC 83) et plus tard dans le spectaculaire
chaos visuel des systèmes et images publicitaires (CC 139) ne dispose
d'aucun moyen pour traiter du contenu des perceptions en tant que telles,
elle est aussi profondément complice de l'idéologie même de la perception
dont nous avons parlé plus haut. Or la culture postmoderne de l'image est
post-perceptuelle et repose sur l'imaginaire plutôt que sur la consommation
matérielle. Aussi, l'analyse de la culture de l'image (y compris de ses produits
esthétiques, comme celui de Claude Simon ici) ne peut donc qu'avoir du
sens si elle nous amène à repenser «l'image» d'une façon non traditionnelle
et non phénoménologique.
Reste la tentation structurale, l'option interprétative la plus influente
jusque récemment, par laquelle, suivant Robbe-Grillet et Ricardou, nous
étions incités à appréhender le texte comme une partie jouée contre
l'automate de Benjamin et à interpréter notre lecture comme une expérience
combinatoire dans laquelle l'événement de la clôture se produit lorsque
toutes les permutations sont finalement épuisées.

« Un de ses bras tendus en avant, tâtonnant dans le vide, Orion avance toujours en direction
du soleil levant, guidé dans sa marche par la voix et les indications du petit personnage
juché sur ses épaules musculeuses. Tout indique cependant qu'il n'atteindra jamais son but,
puisqu'à mesure que le soleil s'élève, les étoiles qui dessinent le corps du géant palissent,
s'effacent, et la fabuleuse silhouette immobile à grands pas s'estompera peu à peu jusqu'à
disparaître dans le ciel d'aurore.» (CC222)

Mais cette superbe période, qui fait osciller avec frénésie tous les compteurs
Geiger de l'interprétation, est absolument sans rapport avec les autres
éléments narratifs (c'est plutôt en provenance du livre illustré de Claude
Simon, Orion aveugle, qu'elle arrive dans le roman). Au mieux un vous
Phrases 219

ALLEZ ÊTRE DÉCONNECTÉS ! de l'ordre de notre texte vidéo précédent, cette


période semblerait - si on la lit comme un paroxysme plutôt que comme
un événement textuel parmi d'autres - infléchir la lecture structuraliste en
revenant à la lecture moderniste et réinventer les auto désignations et auto
référentialités esthétisantes désormais démodées de cette dernière.
Reste une dernière possibilité, non moins improbable que les autres, sans
doute : la lecture de ce roman comme une espèce de journal ou de carnet
autobiographique dans lequel diverses expériences de la vraie vie (même si
nous ne sommes plus en mesure de dire si Claude Simon les a réellement
«eues») - le voyage en Amérique Latine, la liaison amoureuse, les choses
vues sur la 42e Rue et la contemplation dans les musées des peintures citées
(y compris, peut-être Orion sur le grand plafond de la Grand Central
Station) - seraient toutes formulées et rassemblées dans un monument
commémoratif plus satisfaisant que n'importe quel album photo ; mais un
mémorial qui remplirait le présent et l'expédierait triomphalement dans
le passé plus adéquatement que la sombre, vaillante, vaine et péremptoire
évocation faulknérienne de ce qui a depuis longtemps disparu. Seulement,
dans ce cas, l'esthétisme apparent du nouveau roman opère dialecdquement
un virage vers une forme d'un type très différent, une forme capable de
fuir la culpabilité de l'esthétique en général (la proposition de Sartre selon
laquelle on ne saurait pas lire un nouveau roman dans un pays du Tiers
Monde13, ainsi que la « distinction » type Bourdieu qu'il y a pour la classe
oisive de lire un tel roman dans le Premier Monçle) et qui propose un nouvel
outillage pour enregistrer la matière première de la vie quotidienne, et, en
même temps, un nouveau «dispositif libidinal» pour (aire face à ces chocs
kaléidoscopiques que Benjamin, suivant Baudelaire, associait au paysage
industriel moderne. À cet endroit, la reproductibilité du genre inventé,
nouveau ou artificiel, devient un indice de son accessibilité démocratique; et
c'est ce qui a toujours constitué l'envers et la portée progressiste des reproches
philistins les plus notoires adressés à l'art moderniste, et, par exemple, à la
peinture abstraite: «Tout le monde pourrait le faire!»; la réponse étant:
« Certes ! mais vous ne voulez pas le faire, non ? Encore faudrait-il le vouloir ! »
226 Lecture et division du travail

À ce moment, cependant, l'interprétation s'est transformée en production,


et la perception a commencé à être recyclée en utilisation. Ce renversement
dialectique particulier (que l'on pourrait aussi prendre pour l'exact contrains
des processus luhmanniens de fission et différenciation infinies, où tous
ces nouveaux sous-systèmes microscopiques sont désormais puissamment
ré-assemblés dans une forme unifiée de praxis) est peut-être ce que le
nouveau roman a de plus intéressant à offrir, et constitue peut-être, sur
un plan historique, la caractéristique la plus originale de ses innovations
(dont il semble peu significatif qu'elles aient pu d'ores et déjà passer dans
l'Histoire comme autant de faux départs ou de brevets infructueux). Je
souhaite soutenir, en particulier, que c'est cette focalisation linguistique
des « nouveaux romans » de Claude Simon qui, de manière unique - et
pour un long moment, celui où nous lisons ces textes - rend la réception
(ou la consommation) impossible à distinguer de la production. Nous
devons lire ces phrases mot à mot, ce qui est déjà chose assez inhabituelle
(et douloureusement étrangère) dans une société de l'information où la
priorité est mise sur le raccourci et la reconnaissance immédiate afin que les
phrases soient, soit survolées, soit prêtes à l'avance pour une assimilation
rapide comme autant de signes. Cette discipline du mot à mot (soit dit en
passant, il s'agit de la propre expression de Claude Simon) est imposée par la
pratique de la coupe croisée, par cette possibilité de voir à tout instant le sujet
changer sans préavis. Il n'y a, en tout cas, pas le moindre intérêt à faire une
lecture rapide de livres de ce type; ils n'ont aucun supplément de contenu
ou d'information à nous offrir, rien à conserver ni emporter, ni même à
découvrir (comme à lafind'un roman à énigme), à moins que ce ne soit cette
unique et tragique découverte qu'il n'y a, pour commencer, rien à découvrir.
L'automatisation va de pair avec la déqualification, nous disent les
économistes, par conséquent cette prodigieuse spécialisation différentielle
de ce qu'on appelait le processus de lecture, et dont nous avons parlé
plus haut, accompagne ici aussi des formes de travail nouvelles et plus
rudimentaires, des formes plébéiennes que n'importe qui peut effectuer :
car, sous certaines conditions (conditions sociales ou, voire, conditions du
Phrases 221

socialisme!) la déqualification va également de pair avec la démocratisation


(ou plébéianisation, comme je préfère l'appeler).Est-il alors possible que la
lecture d'un artefact littéraire élitaire si spécialisé et hautement technique
que Les Corps conducteurs puisse offrir unefigureou un analogon au travail
non aliéné et à l'expérience utopique d'une société alternative radicalement
différente?
Il était d'usage d'affirmer qu'à notre époque, l'art ou l'esthétique offraient
la plus proche analogie disponible et constituaient la plus pertinente
expérience symbolique d'un travail non aliéné qui nous serait autrement
impossible à imaginer. Cette proposition dérivait, pour sa part, des
spéculations préindustrielles de la philosophie idéaliste allemande, où
l'expérience du jeu offrait un semblable analogon à une situation où il était
besoin de dépasser les tensions entre le travail et la liberté, la science et les
impératifs éthiques.
Cependant, il y a de bonnes raisons pour lesquelles ces propositions sur
ces indices, anticipations ou expériences symboliques de travail non aliéné
ne devraient plus nous convaincre. En premier lieu, l'expérience véritable
de l'art est elle-même aujourd'hui aliénée et rendue «autre» et inaccessible
à beaucoup trop de gens pour servir de véhicule utile à leur expérience
imaginative. Et cela, qu'il s'agisse de grand art ou de culture de masse: car
dans les deux cas, et pour des raisons très différentes, l'expérience de la
production de ces formes artistiques est inaccessible à la plupart des gens (y
compris les critiques et les intellectuels) qui, de ce fait, se trouvent ramenés
à une expérience de pure réception de ces deux types d'art (d'où l'attrait
de ces catégories pour la théorie contemporaine). La spécialisation, et tout
l'ésotérisme qui l'accompagne (formation spécialisée, division collective du
travail, technologies uniques, mentalité corporatiste ou professionnaliste, qui
va de pair avec une pure indifférence pour les activités dont nous sommes
exclus), caractérise à la fois la culture de masse et le grand art: par exemple,
la machinerie de pointe de la musique contemporaine postélectronique, d'un
côté, et les systèmes de production télévisuelle, de l'autre, ne constituent pas
des environnements dans lesquels la plupart des gens se sentent chez eux et
222 Lecture et division du travail

ils inspirent en tout cas fort peu d'optimisme quant à cette possibilité de
contrôler ou de maîtriser les processus, soi-même et la destinée de la nature
et de la collectivité que comprend et projette nécessairement un travail non
aliéné. Ainsi, l'ancienne analogie romantique tend à rester lettre morte car
la production artistique brandie comme modèle utopique d'une vie sociale
alternative est elle-même un livre clos.
Quant au jeu, il est possible que, en tant que rappel ou expérience
alternative, il ne signifie plus grand'chose dans une situation où le loisir est
aussi marchandisé que le travail, les vacances et le temps libre aussi organisés
et planifiés que la journée de travail, et où il est l'objet de nouvelles industries
de distraction de masse de toutes sortes, dotées de leurs matériels et produits
high tech personnels et distincts, et chargées de processus d'endoctrinement
idéologique complets et eux-mêmes intégralement organisés. Autrefois, le jeu
concernait les enfants qui tenaient lieu, dans une société plus ancienne, de
ces représentants plus lointains de la Nature comme le sauvage. Mais là où
les enfants sont eux-mêmes pris en main, organisés et intégrés à la société de
consommation, l'enfance pourrait bien avoir perdu sa capacité à suggérer ou
à représenter des idées comme le jeu, idées qui passaient pour communiquer
la liberté en mouvement en tant que forme active d'auto-invention et
d'autodétermination.
Dans ces circonstances, même les expériences les plus marginales et
dégradées - comme le hobby, le passe-temps - sont invoquées pour donner
de lointains aperçus de ce que sont des activités humainement satisfaisantes,
aperçus qui sont déformés et amputés par leur médium. Dans le cas du
hobby, par exemple, ce qui est fortement anti-officiel (le rôle de l'amateur,
faire des choses après ses heures de travail, décider de passer ou perdre son
temps délibérément et sans culpabilité, revenir à des talents manuels plus
archaïques) exclut aussi systématiquement le collectif en tant que tel, et
offre une perspective où, à la différence du plaisir esthétique, nous nous
plaisons à garder ces satisfactions pour nous-mêmes, et ne cherchons pas à les
partager et à les valider par le biais de l'expérience d'autres gens (la dimension
sociale, comme Gadamer l'a à juste titre souligné, de l'universalisme de la
Phrases 223

valeur esthétique chez Kant). De l'autre côté, l'informalité décontractée


du hobby condamne et exclut la sacralité développée par certaines formes
artistiques à lafindu XIXe siècle comme moyen de mettre une distance entre
l'esthétique et l'activité commerciale profane : les excentricités solitaires du
hobby remplacent maintenant cette onction sacerdotale et la rendent inutile
et gratuite, comme dans les productions de Roussel ou du facteur Cheval, si
admirées par les surréalistes. Dans notre propre période (postmodeme) où la
socialisation et l'institutionnalisation de la vie individuelle se sont intensifiées
au-delà de tout équivalent dans le capitalisme récent du XXe siècle, nous ne
serons pas surpris de découvrir que, paradoxalement, le hobby a lui-même
été organisé et institutionnalisé dans des groupes comme l'Oulipo. En
effet, l'extraordinaire roman La Vie: mode d'emploi de l'un de ses membres,
Georges Perec, est certainement non seulement le monument littéraire le
plus frappant à avoir été produit par un écrivain expérimental après la fin du
nouveau roman, mais aussi une pièce à conviction qu'il pourra être utile de
juxtaposer au traitement symbolique du travail et de l'activité chez Simon.
Dans La Vie: mode d'emploi le travail non aliéné sous forme de hobby est
explicitement thémarisé dans l'obsession grotesque qui constitue le fil rouge
du roman : la passion du millionnaire Bartlebooth qui, pour se distraire
de la vide insignifiance de l'existence, suit pour la vie un programme
rigoureusement calculé : visiter cinq cents ports dans le monde entier, un
toutes les deux semaines pendant vingt ans, peindre dans chacun d'eux une
aquarelle qui sera collée sur du bois puis segmentée en puzzle et consignée
dans une boîte, les boîtes seront ensuite rouvertes pendant les vingt ans qui
suivront la période des voyages, chaque puzzle étant recomposé, les morceaux
de bois recollés, le papier d'une manière ou d'une autre magiquement
réunifié, l'aquarelle retirée et la feuille blanche rendue à son carton d'origine.
Si l'on objecte que ce n'est là que l'un des nombreux hobbies pratiqués au
sein des pages de ce roman, alors, il nous faut chercher ailleurs la totalisation
globale qui est ici à l'oeuvre, dans l'immeuble d'habitation (propriété de ce
même millionnaire) qui abrite cet ensemble d'histoires, de destinées et de
hobbies, et qui revient à la toute dernière page sous forme de modèle réduit
224 Lecture et division du travail

(la miniaturisation étant, en général, l'un des indices et signaux les plus
forts de la présence de la production en tant que processus). C'est comme si
le texte et ses modèles disparus revenaient sur toute l'agitation de l'histoire
humaine du point de vue d'une ère géologique où la vie humaine aurait
disparu de la planète; c'est dire le prodigieux prix qu'il a fallu payer pour
figurer à notre époque un travail non aliéné.
Mais l'oeuvre de Simon (jusqu'au tout dernier livre de sa série nouveau
roman) ne thématise pas la production et l'activité de cette manière. Au
mieux, elle parvient à en donner une approximation dans le processus de
traduction (latin, dans La Bataille de Pharsale, espagnol dans Les Corps
conducteurs) où la production d'une phrase se dote d'une sorte d'opacité
et, pour ainsi dire, de résistance de la matière. Les romans de Simon
nous donnent l'expérience d'une production sans qu'elle soit identifiée
comme telle et sans son nom abstrait officiel: et savoir si, en littérature, la
thématisation d'un tel processus - sa transformation en un symbole et une
signification, en une représentation - n'aboutit pas, par quelque mystérieux
principe heisenbergien du langage littéraire, à le transformer en autre chose
doit rester une question ouverte. Mais, le thème apparaît en fait dans le
dernier nouveau roman, Leçon de choses (1975), où il est inséré dans le texte
imprimé comme une sorte de feuille volante :

« Sensible aux reproches formulés à ['encontre des écrivains qui négligent les "grands
problèmes", l'auteur a essayé d'en aborder ici quelques-uns, tels ceux de l'habitat, du travail
manuel, de la nourriture, du temps, de l'espace, de la nature, des loisirs, de l'instruction, du
discours, de l'information, de l'adultère, de la destruction et de la reproduction des espèces
humaines ou animales. Vaste programme que des milliers d'ouvrages emplissant des milliers
de bibliothèques sont, apparemment, encore loin d'avoir épuisé. Sans prétendre apporter de
justes réponses, ce petit travail n'a d'autre ambition que de contribuer, pour sa faible part et
dans les limites du genre, à l'effort général. »

Il ne semble pas vraiment bien fondé d'y voir de l'ironie (sauf dans le sens
d'un nouveau genre d'ironie vide, ou blanche, une juxtaposition dont on ne
tire plus les anciennes conclusions ironiques pour quelque raison que ce soit),
pas plus qu'il ne paraît exact de voir dans l'insertion du colloque d'écrivains
Phrases 225

une satyre ou une attaque contre les valeurs politiques et la littérature engagée
de Sartre. Mais il est tout aussi certain que c'est une manière très particulière,
sinon historiquement originale, de gérer une querelle idéologique: l'attirer au
sein du texte de telle sorte qu elle fasse également partie de la surface plane
sur laquelle les autres matériaux sont dispersés et exposés. Peut-être, en fait,
est-ce ainsi que finit l'idéologie, sur une reprise postmoderne des thèses
des années cinquante sur la fin-des-idéologies, non en se volatilisant dans
l'enlisement général dans les élections libres et les biens de consommations,
mais plutôt en s'inscrivant sur le ruban de Mœbius des médias, de telle
manière que ce qui constituait des idées virulentes, subversives ou du moins
offensives, se transforme alors en autant de signifiants matériels que vous
regardez un instant avant de passer ensuite à autre chose.
En revanche, cet épisode inverse dans les faits le commentaire de Sartre
cité plus haut: peut-être n'est-on pas capable de lire un nouveau roman Assis
un pays du Tiers Monde (ce qui est une question assez discutable depuis
Sarduy et les autres écrivains de la «nouvelle vague» postcoloniale), mais il
est impossible de lire le Tiers Monde à partir de ce nouveau romand, dont
les contenus sont tellement systématiquement tirés du Tiers Monde interne
de Manhattan et de celui, externe, de l'Amérique Latine qu'il les enveloppe
et les maintient à l'intérieur de lui-même. On peut en tout cas considérer
que le rapport de Simon avec ces matériaux bruts est plus réaliste, dans
toutes les acceptions du mot, que celui de Robbe-Grillet, dont les récits
BD-pop-postmodernes par violent contraste avec le rapport pictural et
moderniste de Claude Simon avec le visuel - sont à de nombreux égards plus
esthétisants. Le stéréotype est ce qui est déjà préconsommé, esthétiquement
préparé pour la consommation, tandis que la lutte palpable pour rendre dans
les phrases les données sensibles laisse dans son échec un résidu et vous fait
sentir la présence du référent au-delà de la porte close.
C'est pourtant là une porte qui va probablement rester fermée pour
quelque temps. Pour le meilleur ou pour le pire, dans notre société, l'art ne
semble pas offrir un quelconque accès direct à la réalité, une quelconque
possibilité de représentation non médiée ou de ce qu'on appelait jadis le
226 Lecture et division du travail

réalisme. Pour nous aujourd'hui, en général, ce qui ressemble au réalisme


s'avère, dans le meilleur des cas, n'offrir d'accès non médié qu'à ce que nous
pensons de la réalité, qu'aux images et aux stéréotypes que nous en avons
(comme chez Doctorow). Cela fait aussi partie du Réel, bien sûr, et même
beaucoup, en fait ! Mais nous sommes fort peu disposés à penser ainsi, ce
qui est également caractéristique de notre période, et rien ne nous refroidit
plus, ou n'est plus destiné à couper le contact, que la découverte qu'en
réalité, telle ou telle vision des choses est « simplement » la projection de
quelqu'un d'autte. Elle a besoin d'être étiquetée en tant que telle et estampillée
point de vue «jamesien»: ce n'est que dans l'explosion démographique du
postmoderne qu'on en est arrivé à trop de ces visions privées du monde, trop
de ces styles ou points de vue personnels, pour que quiconque puisse les
prendre au sérieux, comme on le faisait durant la période moderne.
Par conséquent, l'art produit de l'information sociale essentiellement
comme symptôme. Sa mécanique spécialisée (elle-même, à l'évidence,
symptomatique d'une spécialisation sociale sur un plan plus général) est
capable de retranscrire et d'enregistrer des données avec une précision
inaccessible dans d'autres modes de l'expérience modeme - dans la pensée,
par exemple, ou dans la vie quotidienne - mais ces données, rassemblées,
ne façonnent pas la réalité sous forme de choses ou de substances, ou
d'ontologie sociale ou institutionnelle. Au contraire, elle témoigne des
contradictions en tant que telles, qui constituent la forme la plus profonde
de la réalité sociale dans notre préhistoire et doit tenir le rôle du «réfèrent»
pour un long temps à venir.
Ainsi, la véritable contradiction mentionnée en passant plus haut, notre
singulier sentiment postmoderne sur les multiples subjectivités et points de
vue que nous avons - à savoir, que nous sommes dégoûtés et fatigués du
subjectif en tant que tel sous ses formes classiques (qui incluent temps et
mémoire profonds) et que nous voulons vivre à la surface quelque temps - cette
contradiction est fondamentale dans le développement du récit moderne
et postmoderne, là où ses configurations nous permettent de prendre la
température de la situation actuelle. Les Corps conducteurs sont un scandale
1

Phrases 227

en ce sens : radicalisant les développements déjà scandaleux mais encore


tendanciels de La Bataille de Pharsale, ce «roman» nous met maintenant
face à un choix impossible, une alternative intolérable : soit nous lisons
toute cette histoire comme un seul point de vue élaboré et reconstruisons
un protagoniste imaginaire auquel, aussi habilement que possible, nous
attribuons tout (le voyage à Manhattan, y compris les galeries de peinture,
était le souvenir d'un voyage précédent, etc.) ou bien, nous suivons l'exemple
de Simon et voyons dans ces pages l'équivalent des grandes installations
collages de Rauschenberg'4. La première branche de l'alternative ramène
le roman chez Nathalie Sarraute, ou pire, la seconde le re-transporte dans
le déjà publié Orion aveugle et les fantaisies contingentes du livre illustré.
Mais on ne doit pas déduire de cette contradiction une nouvelle esthétique
dans laquelle le texte serait assigné à une nouvelle fonction pour échapper
à chacune de ces stratégies d'endiguement et mettre au premier plan la
contradiction en que telle : en effet, l'inscription du symptôme ne peut
jamais être projetée à l'avance, elle doit venir après coup, par des moyens
détournés, et être le résultat de l'échec ou de la déflection mesurable d'un
projet réel ayant un contenu.
On pourrait trouver un aperçu d'un tel projet dans les efforts linguistiques
avec lesquels nous avons commencé, par exemple, et, en particulier, avec la
tentative de rendre concret le langage, de faire de la phrase, d'une certaine
façon, le véhicule de ce que Hegel appelait la certitude sensible. Cependant,
il s'agit là d'un projet historique et non d'un très vieux projet, car j'ai dans
l'idée qu'on trouvera peu d'exemples de cette vocation nouvelle du langage
littéraire à retranscrire le sensible longtemps avant le milieu du XIXe siècle.
Pourquoi cela commence-t-il avec le nouvel «âge d'homme» industriel, et
pourquoi demande-t-on désormais à ce point l'impossible au langage, dont
les autres fonctions paraissaient n'avoir pas trop mal marché et semblaient
avoir donné satisfaction dans d'autres modes de production ? Cette question
d'interprétation sociale et historique est, dans le postmodeme, à l'évidence
aussi exacerbée que modifiée, comme en témoigne l'exemple de Claude
Simon. Pour la période du haut moderne, ses paradoxes semblent avoir
234 Lecture et division du travail

correspondu à ce que, dans l'art, Adorno appelait le nominalisme: c'est-à-dire


la répudiation tendancielle des formes générales ou universelles (y compris le
genre lui-même) et la volonté croissante de l'esthétique de s'identifier toujours
plus étroitement à l'ici et maintenant de cette situation unique et de cette
expression unique. J'ai, bien sûr, suivi ici Adomo en défendant la proposition
selon laquelle l'œuvre d'art retranscrit la logique du développement, de la
production et de la contradiction de la société, avec une précision plus grande
et plus utile que celle à disposition dans d'autres domainesmais il faut
maintenant établir une distinction entre la symptomaticité du grand art dans
la période moderniste (au cours laquelle il se trouve en opposition radicale
avec l'industrie culturelle ou médiatique naissante) et celle d'une culture
élitiste résiduelle dans notre âge postmoderne où, en partie en raison de la
démocratisation de la culture en général, ces deux modes (grande et basse
culture) ont commencé à se replier l'un dans l'autre. Si le nominalisme dans
la période d'Adorno signifiait Shœnberg et Beckett, dans le postmoderne, il
signifie une réduction au corps en tant que tel, qui constitue moins le triomphe
des idéologies du désir qu'elle n'est la vérité secrète de la pornographie
contemporaine, et, à ce titre, transcrite chez Simon (comme nous l'avons
vu) aussi fidèlement que n'importe quel autre symptôme linguistique ou
esthétique plus noble. Pourtant, comme nous l'a enseigné Deleuze, même sous
le postmodemisme, nous devons faire la distinction entre le corps avec organes
et le corps sans organes. Paradoxalement, le corps sans organes, ce corps
inauthentique qui constitue une unité visuelle et renforce notre sentiment
ou notre illusion d'unité de la personnalité, est l'objet du pornographique et
des contenus glacés de tant d'images ou de bobines de film. Cependant, le
corps qui possède des organes, et beaucoup, au point qu'il se désintègre en
un ensemble de «machines à désirer» imparfaitement reconnectées, ce corps
est l'espace authentique de la souffrance, souffrance que l'on ne peut voir ou
exprimer mais qui (« Bien après que le docteur a retiré ses mains la sensation
de pression persiste, ou plutôt d'un corps étranger, énorme, restéfichécomme
un coin») (CC47) accompagne les phrases de Simon comme leur réfèrent
spectral et comme un remplaçant du Réel.
Phrases 229

Il y a toutefois une autre manière de terminer ce débat et elle a trait aux


fins elles-mêmes. Tout ce qui est hétérogène et transitionnel, inclassable,
chez Simon émerge ici lorsque nous essayons de penser conjointement les
problèmes du proaïrétique (identifier un geste et ses «plis», ses composants
temporels), du réalisme et de la clôture. Dans Les Corps conducteurs, ce qui a
été réaliste, c'est cette recherche constante d'actions ou d'événements achevés
toujours plus larges : que ce petit élément plus puisse se rattacher à un plus
grand, dans quel ordre, et que, finalement, l'ensemble du texte imite une
action unique de quelque ampleur. Ce qui est satisfaisant, alors, c'est l'amorce
de descente, «vous allez être déconnecté ! », l'avion qui entrefinalementdans
le processus d'atterrissage. C'est là, bien sûr, une valorisation de la clôture
qui marque Simon comme relativement traditionnel et reconnaît dans la vie
humaine l'existence d'événements ou d'expériences complets. À cet égard,
alors, il est également significatif, sinon symptomatique, que l'avion atterrisse
effectivement, mais à une escale intermédiaire, quelque part ; le vol n'était pas
direct; les passagers doivent patienter dans un petit aéroport local au milieu
de nulle part. L'histoire d'amour ne menait pas non plus à une conclusion
quelconque, sans parler du colloque des écrivains. À cet égard, Les Corps
conducteurs sont une immense histoire sans queue ni tête qui nous conduit
fermement vers un achèvement d'une chose inachevée, la complétion
d'une chose incomplète. Seul la séquence finale semble décisive, l'homme
malade s'effondre dans la chambre d'hôtel, le corps étendu sur le sol, un oeil
désormais aveugle ouvert sur la trame de la moquette. Parvenir à la chambre
d'hôtel dans ces circonstances, c'est certainement accomplir quelque chose;
éteindre à la fin du livre l'œil qui perçoit (ailleurs, Simon est fasciné par
l'écran vide du cinéma, qui fait écho au rideau baudelairien s'ouvrant sur
la scène vide de la mort), c'est inscrire la forme dans son contexte d'une
manière élégante et autoréférentielle, mais peut-être est-il aussi permis de
ressentir cette mort autrement, comme une interruption aussi insignifiante
que n'importe quel autre terminus choisi au hasard.
Espace 231

L'utopisme après la fin de l'utopie

On a souvent cru voir dans un certain tournant spatial l'un des moyens
les plus efficaces de distinguer le postmodernisme du modernisme. Il est en
effet désormais classique de considérer son expérience de la temporalité -
temps existentiel et mémoire profonde - comme l'une des dominantes du
haut moderne. Avec le recul, ce qu'on appelait la «formespatiale» des grands
modernismes (définition que nous devons à Joseph Frank) s'avère relever
davantage des emblèmes mnémoniques unificateurs des palais de la mémoire
de Frances Yates que des confusions et de l'expérience spatiale discontinue du
postmoderne, tandis que la synchronicité urbaine de la journée d'Ulysse se lit
aujourd'hui comme une relation de souvenirs associatifs intermittents qui
trouvent leur épanouissement temporel dans le théâtre du rêve au chapitre
paroxystique de Nighttown.
C'est entre deux formes d'interrelations temps-espace plutôt qu'entre ces
deux catégories inséparables que se situe la distinction, même si la vision
postmoderne du schizophrène idéal ou héroïque (comme chez Deleuze)
marque l'impossible effort d'imaginer quelque chose comme une pure
expérience de présent spatial au-delà d'une histoire passée et d'une destinée
ou d'un projet futur. Toutefois, l'expérience du schizophrène idéal reste une
expérience du temps, encore qu'expérience du présent éternel nietzschéen.
Ce que l'on entend lorsque l'on parle de la spatialisation du temps, c'est
plutôt la volonté d'assujettir le temps en le mettant au service de l'espace, si
ce mot convient encore.
Et, en effet, les mots et les termes ont leurs propres connivences avec ces
deux épistèmes, respectivement: si les mots expérience et expression semblent
toujours largement en adéquation avec la sphère culturelle du moderne, ils
sont totalement déplacés et anachroniques dans une ère postmoderne, où,
si la temporalité y a encore sa place, il vaudrait mieux parler de Récriture du
temps, plus que d'une expérience vécue, quelle qu'elle soit.
232 L'Utopisme après la fin de l'utopie

L'écriture du temps, son enregistrement (enregisterment): tel est l'enseignement,


par exemple, de l'obsédant Voices of Time (Les Voix du temps) de J.G. Ballard1
dont la vision apocalyptique de la fin imminente du cosmos, ralentissant
comme une horloge au ressort distendu, et de la race humaine,finissantdans
le sommeil (les premières victimes du narcôme constituant « l'avant-garde
d'une vaste armée de somnambules s'amassant pour sa dernière marche»
[19/85]), ferait, au premier abord, penser à un modernisme wagnérien
fin de siècle ou à quelque sociobiologie grandiloquente et musicale. Mais
ce sur quoi Ballard travaille sur un plan linguistique, c'est en fait sur les
multiples signatures du Temps que sa propre écriture étudie : comme avec les
spécimens et échantillons de son héros dans son zoo temporel ou laboratoire
terminal. Outre le chimpanzé difforme, les mutations des anémones de
mer (qui ne sont plus sensibles à la lumière blanche, mais maintenant aux
couleurs), la drosophile, l'énorme araignée aux yeux aveugles («Ou, plutôt,
leur sensibilité visuelle a glissé dans le spectre, la rétine n'enregistre plus que
les rayons gamma. Votre montre-bracelet a des aiguilles lumineuses. Quand
elle est passée devant la vitre, ça l'a fait réfléchir. » [26/91]), les grenouilles
blindées contre les radiations, le tournesol, cette plante vivant désormais la
longue durée des ères géologiques (« Elle voit littéralement le temps. Plus
l'environnement est ancien, plus son métabolisme est paresseux. » [29/93]),
enfin, et surtout l'ADN, ce script suprême, qui est littéralement en train de
se détériorer: «Les formes d'acide désoxyribonucléique qui débrouillent les
chaînes protéiniques dans tout organisme vivant sont en train de s'user, les
matrices gravant la signature protoplasmique se sont émoussées. Après tout,
elles fonctionnent depuis plus de mille millions d'années. Il est temps de
refondre tout cela. » [33/97]
Il n'y a pas que sur l'horloge interne de l'organisme que l'on peut lire
le temps: les galaxies l'expriment aussi littéralement, comme quand «les
mystérieux émissaires d'Orion» rencontrent les astronautes d'Apollo 17 sur
la lune et les avertissent « que l'exploration de l'espace profond est sans but,
qu'ils arrivaient trop tard car la vie de l'univers est virtuellement terminée. »
[40/103].
Espace 233

Pendant ce temps, des signaux numériques de Canis Venitaci

96,688,365,498,695
96,688,365,498,694

émettent un compte à rebours vers la Terre. « Les grandes spirales sont en


train de se briser et elles disent adieu [...]. On esrime que, lorsque cette série
atteindra zéro, ce sera la fin de l'univers.» [4748/109-10]. «C'est bien de la
prévenance de leur part que de nous apprendre le jour et l'heure », remarque
un autre personnage.
La fascination universelle qu'entretient la théorie contemporaine (ou
poststructurale ou postmoderne) pour l'ADN (l'exemplum du concept de
« code » pour Jean Baudrillard, par exemple, qui est lui-même un lecteur
enthousiaste de Ballard) ne repose pas seulement sur son statut comme type
d'écriture (la biologie passant de ce fait du modèle de la physique à celui
de la théorie de l'information) mais aussi sur sa force productive et active
en tant que forme-type et programme informatique: une écriture qui vous
lit, plutôt que l'inverse. L'ADN comme « les bandes perforées d'un piano
mécanique» [25/91] : l'histoire de Ballard est aussi très spécifiquement
une histoire sur l'art « futur » ou l'esthétique postmoderne - en fait, sur
l'opposition entre les deux nouvelles formes d'art spatial, le mandala
des années soixante construit par le héros dans les derniers stades de son
narcôme et au centre duquel il va expirer, et « la foire aux atrocités » de
l'autre héros, figure byronienne, qui laisse présager le travail ultérieur de
Ballard avec sa conception de l'an nouveau comme version de cette forme
émergente d'expositions créatives des musées postmodernes actuels, dans
le cas présent, une collection (des radiographies aux tirages papier) des
traces de la reproduction high-tech des traumas les plus atroces du monde
postcontemporain, depuis Hiroshima en passant par le Viêtnam et le
Congo jusqu'aux multiples accidents de voiture qui obsédèrent pendant
un temps Ballard (plus particulièrement dans Crash). Pourtant, dans le
cadre du concept de période postmoderniste, on souhaite étrangiser ces
234 L'Utopisme après la fin de l'utopie

multiples figures de l'écriture ou de l'inscription, et les replacer au sein


d'une conception élargie du spatial.
L'approche initiale de cette « grande transformation » - le déplacement
du temps, la spatialisation du temporel - enregistre et marque souvent
sa nouveauté par le biais d'un sentiment de perte. En effet, il n'est pas
impossible que le pathos de l'entropie chez Ballard ne soit que cela: l'affect
libéré par l'exploration minutieuse, et non sans enthousiasme, de ce
nouveau monde de la spatialité et joint au violent déchirement de la mort
du moderne. En tout cas, dans cette perspective nostalgique et régressive
- celle de l'ancien moderne et de ses temporalités - ce qui est pleuré, c'est
la mémoire de la mémoire profonde ; ce qui est joué, c'est une nostalgie de
la nostalgie, une nostalgie pour les anciennes grandes questions éteintes de
l'origine et du telos, du temps profond et de l'Inconscientfreudien(Foucault
lui régla radicalement son compte dans Histoire de la sexualité), pour la
dialectique également, tout autant que pour toutes les formes monumentales
laissées en rade par le reflux du moment moderne, formes dont les Absolus
ne nous sont plus audibles, hiéroglyphes illisibles du démiurgique au sein
du monde technocratique.
Nous allons alors devoir faire un détour par le moderne si nous voulons
comprendre ce qui présente une originalité historique dans le postmoderne
et ses spatialismes. Pareille leçon historique est le meilleur remède au pathos
nostalgique et nous enseigne a minima, par voie de Nécessité, que le chemin
du retour au moderne est, pour de bon, hermétiquement fermé. Bien
entendu, dans les développements suivants, nous allons présupposer une
corrélation entre le passage du moderne au postmoderne et la transformation
économique et systémique d'un ancien capitalisme de monopole (le
dit moment dit impérialiste) en sa nouvelle mutation multinationale et
high-tech. Il sera ainsi possible de dégager de ces analyses économiques un
nouveau type de caractéristiques de plus en plus spatiales, mais toute analyse
concrète de la nouvelle esthétique spatiale et de son « monde vécu» existentiel
nécessite quelques étapes intermédiaires, ou ce que la dialectique appelait
jadis des médiations.
Espace

Ainsi, l'« an conceptuel » se place certainement aussi sous le signe de la


spatialisadon, dans le sens où, est-on tenté de dire, toute problémausation ou
dissolution des formes héritées nous laisse en plan dans l'espace lui-même.
L'an conceptuel peut se définir comme une procédure kantienne par laquelle,
à l'occasion de ce qui semble de prime abord être une rencontre avec une
œuvre d'art d'un certain type, les catégories de l'esprit (normalement non
conscientes et inaccessibles à toute représentation directe, à toute conscience
de soi, ou réflexibilité) sont infléchies, leur présence structurante étant
maintenant perçue latéralement, comme des muscles ou des nerfs dont nous
restons normalement inconscients, sous la forme de ces expériences mentales
particulières que Lyotard nomme paralogismes - en d'autres termes, des
paradoxes perceptuels que nous ne pouvons penser ou débrouiller au
moyen d'abstracuons conscientes et qui nous font buter contre les occasions
visuelles. Les installations de Bruce Nauman, par exemple, ou même les
représentations de représentations de Sherrie Levine, sont d'infernales
machines à générer de ces antinomies insolubles, et pourtant concrètement
visuelles et perceptuelles, qui ne cessent d'éjecter l'esprit du regardeur dans
des étapes perturbantes du processus paralogique. « Conceptuel » désigne
ici le sujet ultime du processus (au sens expérimental) - c'est-à-dire, les
catégories perceptuelles de l'esprit, sous réserve que nous comprenions
également qu'elles ne peuvent jamais devenir visibles comme objets à part
entière et qu'à toutes les étapes du processus de vision, nous ne disposons que
d'occasions matérielles pour cela sous la forme de ce qu'on tenait jadis pour
des «œuvres d'an». C'est en ce sens que l'opération conceptuelle spatialise,
puisqu'elle ne cesse de nous enseigner que le champ spatial est le seul élément
dans lequel nous nous déplaçons et constitue la seule «certitude» d'une
expérience (mais pas dans le sens où ces prétextes spatiaux - appelés œuvres
conceptuelles - seraient eux-mêmes pleinement desformesde signification
matérialisée à part entière, comme l'œuvre d'art classique prétendait l'être).
Le rapport entre la vocation de cet art conceptuel et certains textes classiques
de la déconstruction (définissables pour une large part de la même façon)
semble claire mais soulève la question du rapport entre cette nouvelle
236 L'Utopisme après la fin de l'utopie

lecture et la spatialisation. Par exemple, la clôture de la lecture d'un « essai »


philosophique ou théorique n'est-elle pas, d'une certaine manière, analogue
aux frontières formelles de l'œuvre d'art traditionnelle, dans la mesure où la
problématisation déconstructive de la lecture tend aussi à ouvrir le cadre et
à nous laisser ailleurs ? Que la textualisation généralisée du monde extérieur
dans la pensée contemporaine (le corps comme texte, l'état comme texte,
la consommation comme texte) doive elle-même être tenue pour une
forme fondamentale de la spatialisation postmoderne paraît évident et est
présupposé dans ce qui suit.
Cependant, on ajoutera utilement au sujet de l'art conceptuel et de son
évolution que sa variante politique la plus récente - le travail de Hans
Haacke, par exemple - réoriente spécifiquement sur le cadre institutionnel la
déconstruction des catégories perceptuelles. Ici les paralogismes de « l'œuvre»
incluent le musée, ramènent son espace dans le prétexte matériel et rendent
inévitable un parcours mental dans l'infrastructure artistique. En effet,
avec Haacke, nous ne nous arrêtons pas simplement à l'espace muséal, c'est
plutôt le musée lui-même, en tant qu'institution, qui ouvre sur son réseau
d'administrateurs, sur leurs affiliations avec les entreprises multinationales,
et, au bout du compte, sur le système global du capitalisme tardif proprement
dit, si bien que ce qui était jadis le projet limité et kantien d'un art conceptuel
restreint se développe dans l'ambition même d'une cartographie cognitive
(avec toutes ses contradictions représentationnelles spécifiques). Chez
Haacke, en tout cas, les tendances spatialisantes, intrinsèques dès l'origine
à l'art conceptuel, deviennent patentes et incontournables dans la difficile
alternance de gestalt entre une « œuvre d'an » qui s'abolit elle-même pour
révéler la structure muséale qui la contient et celle qui étend son autorité
jusqu'à inclure non seulement cette structure institutionnelle mais aussi la
totalité institutionnelle dans laquelle elle est elle-même subsumée.
Se référer à Haacke à ce moment revient bien sûr à soulever l'un des
problèmes fondamentaux que pose, de façon générale, le postmodernisme
(et, en particulier, les tendances spatialisantes dont nous débattons ici) :
à savoir, le contenu politique éventuel de l'art postmoderniste. Que ce
Espace

contenu politique soit nécessairement très différent structurellement et


dialectiquement de celui qui était formellement possible dans un ancien
modernisme (sans parler du réalisme lui-même) est d'ores et déjà implicite
dans quasiment toutes les descriptions alternatives du postmoderne; mais
un problème d'esthétique politique soulevé dans un chapitre précédent va
permettre de l'illustrer par un raccourci commode, à savoir cette question :
pourquoi les bouteilles de Coca-Cola ou les boîtes de soupe Campbell
d'Andy Warhol - qui sont, de façon si manifeste, des représentations du
fétichisme de la marchandise ou de la consommation - ne semblent pas
fonctionner comme des positions critiques ou politiques ? Quant aux
analyses systématiques du postmoderne, quelles qu'elles soient (y compris
la mienne), quand elles réussissent, elles échouent. Et plus on parvient à
souligner et isoler de façon percutante les traits antipolitiques de la nouvelle
dominante culturelle (la perte d'historicité, par exemple), plus on se met dans
une impasse et plus on rend a priori inconcevable toute repolitisation de cette
culture. Toutefois, l'analyse totalisante du postmoderne a toujours comporté
un espace réservé aux diverses formes de culture d'opposition : celles des
groupes marginaux, celles des langages culturels résiduels ou émergents
radicalement distincts, leur existence étant d'ores et déjà impliquée par
le développement nécessairement inégal du capitalisme tardif, le Premier
Monde de ce dernier produisant en son sein un Tiers Monde par sa propre
dynamique interne. Dans ce sens, le postmodernisme est «simplement» une
dominante culturelle. Le décrire en termes d'hégémonie culturelle ne revient
pas à suggérer une homogénéité culturelle massive et uniforme du champ
social mais, très précisément, à impliquer sa coexistence avec d'autres forces
hostiles et hétérogènes qu'il a vocation à subjuguer et incorporer. Le cas de
Haacke, cependant, pose un problème radicalement différent, car son travail
constitue un type de production culturelle clairement postmoderne et, tout
aussi clairement, politique et oppositionnel - ce que le paradigme ne prend
pas en compte et ne semble pas avoir prévu théoriquement.
Toutefois, le champ du présent essai est plus restreint; s'il faut préciser
les données politiques fondamentales du problème de l'évaluation du
238 L'Utopisme après la fin de l'utopie

postmodernisme comme nous venons de le faire, notre sujet est ici le


problème plus étroit de déceler les élans utopiques à l'œuvre aujourd'hui
dans les différentes formes du postmodernisme. Il faut très lourdement
insister sur la nécessité de réinventer la vision utopique dans toute politique
contemporaine : cette leçon, que Marcuse nous a, le premier, donnée,
fait partie de l'héritage des années soixante que nous ne devons jamais
abandonner dans toute réévaluation de cette période et de notre rapport à
elle. D'un autre côté, il faut également reconnaître que les visions utopiques
ne consument pas en elles-mêmes une politique.
L'utopie pose des problèmes spécifiques à toute théorie du postmoderne
et à toute périodisation de ce dernier. Car, selon un point de vue classique,
le postmodernisme va aussi de pair avec la définitive «findes idéologies »,
évolution annoncée (avec la « société postindustrielle ») par les idéologues
conservateurs des années cinquante (Daniel Bell, Lipset, etc.), «réfutée»
de façon spectaculaire par les années soixante, que pour mieux « devenir
réalité» dans les années soixante-dix et quatre-vingt. L'«idéologie» en ce
sens vise le marxisme, et sa «fin» fit route avec la «finde l'utopie», d'ores
et déjà assurée par les grandes dystopies anti-staliniennees de l'après-guerre,
comme dans 1984. Mais le mot « utopie», dans cette période, était aussi un
nom de code qui signifiait simplement le «socialisme» ou toute tentative
révolutionnaire de créer une société radicalement différente, identifiée,
par les ex-radicaux de cette époque, presque exclusivement à Staline et
au communisme soviétique. Cette «fin de l'idéologie et de l'utopie» alors
généralisée, encensée par les conservateurs des années cinquante, constituait
aussi le fardeau de One-Dimensionnal Man (L'homme unidimensionnet}
de Marcuse, qui la déplorait dans une perspective radicale. En revanche,
dans notre propre période, les manifestes importants du postmodernisme
célèbrent presque tous un développement similaire - depuis 1' «ironie» de
Venturi à la «désidéologisation» d'Achille Bonito-Oliva, désidéologisation
qui finit par signifier maintenant l'éclipsé de la « croyance» et des doubles
Absolus du haut modernisme proprement dit et du « politique» (c'est-à-dire
du marxisme).
Espace 239

Si l'on introduit les années soixante dans ce récit historique, tout change;
„ Marcuse » devient quasiment le nom d'un renouveau explosif de la réflexion
et de l'imagination utopiques, ainsi que d'une renaissance de l'ancienne
forme narrative. La réinvention littéraire la plus riche du genre fut The
Dispossessed (Les Dépossédés) (1974) d'Ursula K. Le Guin, tandis que Ecotopia
(1975) d'Ernest Callenbach fournit une somme de tous les élans disparates
des années soixante et ranima l'ambition (elle-même proprement utopique)
d'écrire un livre autour duquel pourrait se cristalliser un mouvement
politique, comme ce fut le cas avec Looking Backward (Cent ans après)
d'Edward Bellamy et le mouvement de masse autour de son parti nationaliste
lors d'un stade précédent et analogue de l'utopisme politique nord-américain.
Ce ne fut pourtant pas ainsi que les élans utopiques des années soixante se
mêlèrent, ils produisirent plutôt une gamme dynamique de mouvements
micro-politiques (quartier,race,ethnie, genre, et écologique) qui eurent pour
dénominateur commun la problématique résurgente de la Nature sous des
formes variées (souvent anticapitalistes). Il est certain qu'on peut, au sein
de notre premier paradigme, réinterpréter ces développements politiques et
sociaux comme constituant un rejet de la politique traditionnelle partisane
de gauche et, de ce fait, à leur façon, comme une autre « fin de l'idéologie ».
Dans quelle mesure ces multiples élans utopiques se sont prolongés à la fin
des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt n'apparaît pas non
plus clairement (on a, par exemple, considéré Handmaid's Taie (La Servante
écarlate) (1985) de Margaret Atwood comme la première dystopie féministe
et, par là même, comme la fin de la très riche tradition féministe dans le
genre utopique). D'un autre côté, il semble aussi raisonnable de revenir au
phénomène de la spatialisation déjà évoqué ici, et de voir dans ces diverses
visions utopiques, telles qu'elles ont émergé depuis les années soixante, le
développement d'une gamme d'utopies proprement spatiales où l'on projette
la transformation des rapports sociaux et des institutions politiques sur la
vision du lieu et du paysage, y compris du corps humain. La spatialisation,
quoi qu'elle puisse retirer à la capacité de penser le temps et l'histoire, ouvre
aussi une porte sur un nouveau domaine pour l'investissement libidinal de
240 L'Utopisme après la fin de l'utopie

type utopique, et même protopolitique. C'est en tout cas par cette porte
entrebâillée que nous allons chercher, sinon à entrer, du moins à regarder
dans le développement suivant.
L'installation de Robert Gober paraît offrir un excellent point de départ
pour entamer cette enquête puisqu'elle nous propose un encadrement de
porte vide. Elle nous contraint également à poser - mais aide à y répondre
- la question évidente de la pertinence des concepts de spatialisation quand
nous avons affaire à des arts qui sont déjà très manifestement spatiaux. Mais
la spatialisation postmoderne se joue dans la relation et la rivalité entre les
différents médias spatiaux - dans les prétentions et les pouvoirs formels de
la vidéo sur le cinéma, par exemple, ou de la photographie sur la peinture
comme médium. En fait, nous pourrions dire ici de la spatialisation qu'elle
est le processus par lequel les beaux-arts traditionnels sont médiatisés:
c'est-à-dire qu'ils prennent maintenant conscience d'eux-mêmes en tant
qu'ensemble de médiums différents inscrits dans un système médiatique
où leur propre production interne constitue aussi un message symbolique
et une prise de position sur le statut du médium en question. L'installation
de Gober - qui comprend ce qu'on aurait pu autrefois appeler peinture,
sculpture, écriture et même architecture - tire ainsi ses effets d'un lieu qui
n'est pas au-dessus des médias mais se trouve au sein de leur système de
relations : ce qu'il vaut mieux qualifier de genre de réflexivité plutôt que de
«multimédia», notion plus classique qui implique normalement l'émergence
d'une sorte de superproduit ou d'objet transcendantal - le Gesamtkunstwerk
- à partir de cette synthèse ou combinaison. Mais cette installation n'est
manifestement pas un objet d'art en ce sens.
Tout d'abord, il n'y a aucune « représentation » à contempler. La porte,
la peinture, le remblai, le texte, aucun d'entre eux n'est en soi l'objet de
notre attention indivise ; mais on pourrait en dire autant des éléments
d'une installation de Haacke ou, au-delà, des agencements typiquement
postmodernes de Nam June Paik, face auxquels seul le visiteur de musée
le plus fourvoyé chercherait l'«art» dans le contenu des images vidéo, par
exemple. Pourtant, entre Haacke (ou même l'art « conceptuel » apolitique
Espace 241

Robert Gober, Untitled Door and Door Frame, 1987-1988


242 L'Utopisme après la fin de l'utopie

- • ' 4 * 4

Nam Junc Paît Mom b éi Mat TV, 1965

de Paik) et cet espace particulier (qui dans un certain sens évoque aussi un
«concept»), il semble y avoir une profonde différence méthodologique,
pratiquement une inversion dans les opérations en question. L'œuvre de
Haacke est in situ, spécifique à la situation, comme on l'a dit. Elle met en
avant le musée comme tel dans son institutionnalité : c'est un élément qui
est totalement absent chez Goder, et qui vient, pourrait-on dire, révéler
le mauvais Utopisme, ou utopisme apolitique, de son installation, sinon
confirmer les pires craintes que l'on pouvait entretenir à l'égard de l'idéalisme
inhérent au projet.
Haacke déconstruit : ce mot à la mode paraît pratiquement inévitable
quand on pense à lui (et il retrouve, dans ce contexte, un peu de son sens
original, fort, politique et subversif). Son art a un caractère corrosif propre
à une culture politique européenne; celui de Gober est aussi américain que
les Shakers ou Charles Ives, sa communauté absente et son «public invisible»
Espace 243

formés de lecteurs d'Emerson plutôt que d'Adorno. Je suis tenté d'avancer


que cette forme d'art conceptuel - car il l'est - diffère de son opposé en ce
qu'il construit, non pas un concept préexistant comme ceux que mettent
en pièces Haacke et d'autres, mais plutôt l'idée d'un concept qui n'existe
pas encore.
Mais comme nous l'avons vu précédemment lorsque nous avons
traité de l'architecture, la valeur utopique d'une modification purement
culturelle est d'un jugement ambigu, ses signes et ses symptômes pouvant
s'interpréter dans l'un ou l'autre sens: autant comme signes d'une réplicanon
systématique que comme signes d'un changement imminent. C'est ainsi
que l'espace moderniste se présente lui-même comme le novum, comme
l'ouverture sur de nouveaux modes de vie, comme le radicalement émergent,
cet « air d'autres planètes » (Stefan George) que Schoenberg et après lui
Marcuse se plaisaient à évoquer, le premier signe annonciateur de l'aube
naissante d'une nouvelle ère. Aujourd'hui, avec le recul que nous donnent
les échecs de l'architecture moderne, l'espace moderniste s'avère avoir
simplement reproduit la logique du système lui-même à un plus haut
degré d'intensification, allant devant en éclaireur et reportant son esprit de
rationalisation et de fonctionnalisme, de positivisme thérapeutique et de
standardisation sur un espace bâti pas même encore rêvé. Mais l'alternative
ne serait décidable qu'en passant par la question historique associée de savoir
si le modernisme est, en fait, allé au bout de sa mission et de son projet, ou
s'il a été interrompu et est resté fondamentalement inachevé et inabouti.
Cependant, le postmoderne suggère maintenant une possibilité
supplémentaire, un peu comme une troisième lecture, dans laquelle l'idée
d'une anticipation utopique est mise au premier plan de façon théorique
et nonfigurative.C'est dans la perspective de cette possibilité, qui semble
abandonner la vocation protopolitique de Le Corbusier à transformer sur
le champ notre espace bâti envers et contre tout obstacle économique et
social, que l'on peut le mieux appréhender le projet de Gober. On peut le
voir non pas tant comme la production d'une forme d'espace utopique, mais
plutôt comme la production du concept d'un tel espace, pour emprunter
244 L'Utopisme après la fin d e l'utopie

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4* V.
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«. -
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SI »*
9 i S BV

Nam June Paik, TV Gardai, 1974-1978

une expression à Althusser. Et encore, ce n'est pas à comprendre dans le


sens où les architectes contemporains ont, de plus en plus fréquemment,
conçu des «projets» inconstructibles (au sens architectural strict de plans,
dessins et modèles) et publié des projections grotesques et parodiques de
bâtiments et de complexes urbains, inimaginables sous n'importe quel ciel,
qui ressemblent aux retranscriptions visuelles des fantasmes de Piranese
plus qu'à ses vues de Rome ou aux carnets de Le Corbusier. Gober n'est pas
un architecte, même au sens très élargi de ce mot, et même si ses propres
« sculptures » proviennent très expressément de l'espace intérieur des
bâtiments et de ces intermundia, ces intermondes situés entre le mobilier
et l'enveloppe de l'immeuble, qui, quelquefois vus comme pure tuyauterie,
Espace 245

constituent le dispositif visible de l'appareillage de la cuisine et de la salle


de bains.
Cette installation ne cherche pas, comme les « projets » cités plus haut,
à faire apparaître soudain la représentation d'une habitation d'un nouveau
genre sur l'écran utopique de l'imagination ; et c'est au moins autant comme
moyen terminologique de faire la distinction entre cette opération et ces
représentations, que comme intervention sur les notions actuelles d'art
conceptuel, que sa caractérisation - la production d'un concept d'espace -
fonctionne systématiquement : elle entend souligner, par opposition avec
l'opération déconstructive, la production d'une nouvelle sorte d'entité
mentale, mais en même temps, exclure l'assimilation de cette entité à toute
représentation positive, quel que soit son genre, et en particulier à toute
ébauche d'une architecture «affirmative». Il s'agit par conséquent d'une
opération singulière qui mérite une description plus poussée.
Ce qu'on nous présente, c'est une porte avec son cadre (Gober), un remblai
(Meg Webster), une peinture de paysage américain traditionnel (Albert
Bierstadt), et ce qu'on peut appeler un «texte postmoderniste» (Richard
Prince). Cette combinaison d'objets à titre d'exposition unifiée au sein d'un
espace muséal réveille certainement des attentes et élans représentationnels
et émet, en particulier, un impératif à les unifier perceptuellement, à inventer
la totalisation esthétique qui permettra d'appréhender ces objets et éléments
disparates - sinon comme parties d'un «tout», du moins comme éléments
d'une «chose complète». C'est un impératif, comme nous l'avons suggéré,
qui est systématiquement contrecarré par l'«œuvre» elle-même (si l'on peut
encore continuer d'utiliser ce mot), mais ce n'est pas, comme cela a été
également suggéré, dans le but premier de faire ressortir, pour la réprouver,
notre aspiration (kantienne) à une forme de «tout», de «chose complète»,
d'«œuvre» ou de «représentation», comme c'est le cas avec la frustration
analogue que suscite l'art dit conceptuel.
En premier lieu, l'hétérogénéité des articles et éléments chez Gober ne
correspond pas simplement à une différentiation abstraite de matériaux bruts
ou de types de contenu inassociables - comme c'est généralement le cas avec
246 L'Utopisme après la fin de l'utopie

les « textes » postmodernistes - mais est également « doublée » et « renforcée »,


pour ainsi dire, par une hétérogénéité plus concrète, et même sociale, qui
est celle de l'œuvre collective elle-même. Les multiples histoires des formes
qui mettent à distance chacun de ces éléments des autres (le « remblai »
avec ses précurseurs esthétiques, le « texte » ironique avec ses propres
précurseurs, plutôt différents, sans parler de l'école paysagiste de l'Hudson
River avec son histoire ancienne spécifique), tous ces matériaux artistiques
distincts, qui émettent leurs voix formelles et matérielles discordantes,
font ici également appel à la présence fantomatique, mais sociale, de
collaborateurs humains réels, ce qui soulève à nouveau les questions du
sujet et de la «puissance d'agir», et même les faux problèmes du sujet
collectif et de l'intention individuelle, qui vont avec la non-solution des
« signatures ».Ce second niveau de l'œuvre amplifie et orchestre alors
l'hétérogénéité du premier problème, purement formel, de réception et
unification esthétiques, le transformant en un problème social sans effacer
en aucune manière le dilemme formel (comment regarder toutes ces choses
ensemble et inventer entre elles un rapport perceptuel) qui reste alors à côté
de lui comme un second, non moins insupportable, scandale. Cependant,
la porte hors de ses gonds nous incite encore à remettre ensemble ces
éléments tout en s'inscrivant elle-même comme disjointe, et nous nous
rendons progressivement compte que produire un concept est, de manière
inconfortable, différent du fait d'en avoir simplement un, ou même d'en
étudier sérieusement un.
Socialement, toutefois, cette présence collective de l'œuvre se met aussi à
acquérir une certaine précision historique et à se différentier, de manière non
moins inconfortable, des catégories plus anciennes du Mitsein, préexistantes
mais peut-être désormais inopérantes. Tout d'abord, la famille - comme
notion sur-ancienne, originaire, d'une vie collective fondamentale - est
totalement absente de cette idée de pièce, qui n'éprouve même plus le besoin
de subvenir ou de déconstruire des valeurs familiales. C'est cette dernière
caractéristique, la plus décisive, qui sépare la pièce utopique de Gober de
tout projet véritablement architectural (même de types « utopiques»), dans la
Espace

mesure où ces derniers doivent nécessairement s'attaquer au problème de la


famille et de la persistance de la structure familiale, même là où ils cherchent
à la collectiviser, comme, tout particulièrement, avec les cuisines et les salles
à manger communes, (préoccupation présente dans le discours utopique de
More jusqu'aux appartements apparemment bourgeois de Bellamy dans Cent
ans après (Looking Backward) - qui manquent ostensiblement de cuisines - et
au-delà, jusqu'à notre époque). L'absence ici de toute problématique de la
famille peut s'interpréter comme une prise de position sur les rapports entre
les sexes {gender statemeni), mais déplace aussi certainement la question du
collectif et du domestique au domaine du travail collective per se, identifié
ici à une collaboration artistique.
Mais, à ce moment, intervient une seconde précision historique: quelle
que puisse être cette collaboration, elle n'est assurément pas non plus ce projet
avant-gardiste des anciennes avant-gardes modernistes dont la disparition ou
l'impossibilité a, bien sûr, été souvent tenue pour trait constitutif de tous
les post-modernismes. En d'autres termes, cette installation ne projette ni
une politique stylistique d'un type plus généralisable ni une quelconque
politique culturelle particulière, comme le fit par excellence le surréalisme
ou n'importe laquelle des avant-gardes architecturales - que ce soit en
propageant le virus protopolitique à travers le pouvoir stylistique d'une
époque ou en invoquant un programme universel pour un changement
politico-culturel radical par le biais de telle ou tel œuvre individuelle, texte,
bâtiment ou tableau. Ici aussi, comme dans les autres postmodernismes,
nous sommes au-delà des avant-gardes ; avec cette différence pourtant que
l'œuvre collective continue de s'affirmer ici comme autre que pure affinité de
style ou communauté d'esprit occasionnelle entre des individus, peintres ou
architectes. La signification ultime de cette affirmation du collaboratif, qui
échappe à l'organisation d'un mouvement ou d'une école, ignore la vocation
du style et néglige les atours du manifeste ou du programme, n'est pas la
moindre des énigmes auxquelles nous confronte l'installation de Gober;
mais c'est une énigme qui va pour le moins de pair avec toutes les questions
nouvelles et plus proprement politiques placées à l'ordre du jour par les
246 L'Utoptsme après la fin de l'utopie
)

« nouveaux mouvements sociaux » et les « micropolitiques » contemporaines. j


Si l'on revient maintenant à une «lecture» plus formelle de la chose ]
elle-même, on observera tout d'abord qu'elle implique une autre question, '
que tout futur historien de notre moment culturel et théorique sera
condamné à tenir pour significative et symptomatique : à savoir, le retour et
la renaissance, sinon la réinvention, sous une forme inattendue de l'allégorie
proprement dite, avec tous les problèmes théoriques complexes que pose
l'interprétation allégorique. Car le remplacement du modernisme par le
postmodernisme peut également se sentir et se mesurer dans la crise de
l'ancien absolu esthétique du Symbole, ses valeurs formelles et linguistiques
ayant assuré leur hégémonie sur la longue période allant du romantisme
au New Criticism et à la canonisation des œuvres «modernistes» dans le
système universitaire à la fin des années cinquante. Si le symbolique est
(trop hâtivement) assimilé aux diverses conceptions organiques de l'œuvre
d'art et de la culture, alors le retour du refoulé de ses divers opposés, et de
tout un éventail de théories manifestes ou voilées de l'allégorique, peut se
caractériser par une sensibilité généralisée, à notre époque, aux ruptures
et aux discontinuités, à l'hétérogène (pas simplement dans les œuvres
d'art), à la Différence plutôt qu'à l'Identité, aux vides et aux trous plutôt
qu'à des tissus sans coutures et des progressions narratives triomphantes,
à la différentiation sociale plutôt qu'à la Société et sa « totalité », dans
laquelle baignaient et se reflétaient les anciennes doctrines de l'œuvre
monumentale et de l'«universel concret». L'allégorique (qu'il s'agisse de
celui de De Man ou de Benjamin, de la revalorisation du médiéval ou des
textes non européens, de structuralismes althussériens ou lévi-straussiens,
de psychologies kleiniennes ou de psychanalyse lacanienne) peut alors se
formuler a minima comme la question que pose à la pensée la prise de
conscience de distances incommensurables à l'intérieur de son objet de
réflexion, et comme les différentes réponses interprétatives nouvelles conçues
pour embrasser des phénomènes à propos desquels nous nous accordons au
moins a minima pour estimer qu'aucune idée ou théorie isolée ne recouvre
l'un d'entre eux. L'interprétation allégorique est donc, d'abord et avant
1

Espace 249

tout, une opération interprétative qui commence par la reconnaissance de


l'impossibilité de l'interprétation au sens ancien, et par l'inclusion de cette
impossibilité dans ses propres mouvements provisoires ou même aléatoires.
Car la nouvelle allégorie est horizontale plutôt que verticale : si elle
doit toujours coller une par une ses étiquettes conceptuelles sur ses objets
à la manière de The Pilgrim's Progress (Le Voyage du Pèlerin), elle le fait
dans la conviction que ces objets (avec leurs étiquettes) sont désormais
profondément relationnels et qu'ils sont eux-mêmes construits par leurs
relations les uns aux autres. Quand nous ajoutons à cela l'inévitable mobilité
de telles relations, nous commençons à percevoir l'interprétation allégorique
comme un processus de balayage qui, allant et venant sur le texte, réajuste ses
termes en modification constante, complètement différent de nos stéréotypes
du décodage statique, médiéval ou biblique, et que l'on pourrait être tenté
(si ce n'était aussi un mot désuet!) de qualifier de dialectique.
(Il peut être intéressant d'observer au passage que la méthode allégorique
évoquée ici ressemble beaucoup à ce qu'exige et mobilise le schème de
périodisation de la rupture modernisme/ postmodernisme en tant que
tel. Ici encore, comme si souvent, la théorie du postmodernisme constitue
elle-même un exemple de ce qu'elle prétend disséquer : les nouvelles
structures allégoriques sont postmodernes et ne peuvent être formulées sans
l'allégorie du postmodernisme lui-même.)
Telle est, en tout cas, la façon dont s'impose la lecture de l'installation
de Gober : comme un mouvement constant d'un élément à un autre, où
chaque terme, en se confrontant à l'un des trois autres, voit sa valeur et
sa signification discrètement, ou pas si discrètement que cela, modifiées.
Ce mouvement peut être grossièrement décrit, à condition qu'il soit bien
entendu que toute direction et tout point de départ sont possibles et que la
proposition présente n'est qu'une des diverses trajectoires et combinaisons
logiquement possibles (et peut-être une des plus évidentes). Ainsi, il n'est
qu'apparemment «logique» ou «naturel» de commencer avec le cadre
(maison, logement) qui, en tant qu'espace bâti et habitation, produit de
société et de culture, se situe le plus directement en opposition avec le
250 L'Utopisme après la fin de l'utopie

remblai, qui marque maintenant la place de la Nature dans quantité de sens


shakespeariens ou pastoraux du XVIP siècle. Dans cette première lecture,
tant le social (l'encadrement de porte) que le naturel (le remblai) sont perçus
comme des réalités, comme des dimensions ontologiques du monde.
Le second effet de cet appariement de significations, c'est qu'il laisse
entendre qu'on peut opposer le «monde» - en tant que combinaison du
social, ou culturel, et du naturel - à cette question plutôt différente qu'est
sa propre représentation, ce domaine esthétique dans lequel tant la nature
que la culture (aussi bien le naturel que le social) peuvent être des objets
de représentation. En effet, la nature et la culture sont présentes dans une
relation dialectique dans le tableau de l'école de l'Hudson River, dans la
mesure où un type particulier de paysage - mieux encore, l'idéologie d'un
type particulier de paysage - émet en même temps quantité de messages
idéologiques précis sur la « société » et les réalités sociales et historiques,
qui, tout en en étant absentes, n'en sont pas moins intensément les objets
implicites de sa construction. Le tableau de paysage classique transforme
donc rétroactivement, dans ce mouvement, les deux premières réalités,
en apparence ontologiques, du social et du naturel en idéologie et en
représentation.
Mais qui soulève la question de la représentation à notre époque dégage
en même temps un nouveau champ de forces dans lequel il est clair que
l'ancien tableau constitue un document historique et un moment révolu
dans l'histoire de l'évolution de la culture nord-américaine. Avec cette
modification de notre regard sur la peinture de paysage, nous sommes d'ores
et déjà en train d'établir un lien encore plus scandaleux et historiciste avec le
dernier élément de notre ensemble : à savoir, l'objet violent issu du présent, le
texte de Richard Prince, dont la structure très énigmatique et «conceptuelle»
annonce tout à coup la présence du postmoderne et transforme les trois
termes précédents en nostalgie et en Americana, les projetant de façon
inattendue dans un passé désormais éloigné, dont on ne se demandera pas
sans embarras si, en plein capitalisme tardif postmoderniste avec son présent
perpétuel et ses multiples amnésies historiques, ce passé possède encore une
Espace 251

existence plus véritable que celle d'un stéréotype ou d'un fantasme culturel.
À cet endroit, toutefois, la trajectoire signifiante ne fait pas de halte mais
au contraire prend vraiment son essor. Car il nous est maintenant possible
de passer du texte postmoderniste au remblai, tout aussi postmodemiste,
et nous demander si, loin de marquer la place de la Nature, il ne constitue
pas plutôt quelque chose comme le tombeau de la Nature, à un moment
où cette dernière a été systématiquement éclipsée de l'objet-monde et des
rapports sociaux d'une société dont la domination tendancielle sur son
Autre (le non-humain ou le précédemment naturel) est plus complète qu'à
n'importe quel autre moment de l'histoire humaine. Dans cette perspective,
comme le deuil d'un objet perdu dont on peine même à se souvenir, le
retour sur les autres objets les révèlent radicalement modifiés et transformés.
L'encadrement de porte-métonyme de l'habitat humain et du social - s'avère
maintenant n'avoir pas été simplement culturel, et une représentation,
mais être aussi une représentation nostalgique d'une forme plus naturelle
d'habitation. Cet élément, maintenant, « ouvre la porte » à quantité
d'angoisses économiques et historiques liées à la spéculation immobilière et
à la disparition de la construction de l'ancien logement mono familial, qui
sont l'autre visage du «postmoderne» de nos jours et entraînent la peinture
de paysage dans une nouvelle réalité sociale où, de document de l'histoire
culturelle, elle devient une antiquité et une marchandise, un élément
d'ameublementyuppieet, en ce sens, n'est pas moins «contemporaine» que
son opposé postmoderne. Ce dernier, quant à lui, commence à se détacher
avec plus d'insistance sur notre nouvelle trajectoire en tant que langage et
en tant que communication (plutôt que comme production artistique dans
n'importe quel sens ancien) et introduit dans cette nouvelle construction
l'omniprésence des médias, qui semblent, pour beaucoup, constituer l'un
des traits fondamentaux de la société contemporaine.
À ce moment, cependant, la victoire du postmoderne, - son triomphe sur
ces éléments anciens, apparemment nostalgiques, qui l'accompagnent - n'est
aucunement assurée. Car si le texte encadré est la pointe d'épice, la note
discordante, le punctum de Barthes au sens de l'élément le plus actif, et qu'il
252 L'Utopisme après la fin de l'utopie

place tout le reste dans un mouvement déroutant, c'est également le plus


fragile des objets associés, et pas uniquement parce que, dans le contenu de
son humeur, il porte en lui une sorte de nostalgie et une ancienne ethnicité.
Mais, maintenant, dans un de ces retournements caractéristiques de toute
« dominante » (comme l'épistémè actuelle, largement « structuraliste »,
dans laquelle le Langage est perçu comme le fond des choses, la réalité
fondamentale, la «détermination en dernière instance»), ce texte écrit se
présente à nous avec une insubstantialité qui ne tend qu'à reconfirmer et
renforcer la solide présence visuelle de ses voisins.
Ce qui va alors se passer ici, c'est que, de purs réflexes nostalgiques au
départ, ces éléments vont lentement endosser la valeur positive et active
de résistance consciente en tant que choix et actes symboliques, rejetant
désormais la culture décorative dominante et s'affirmant de ce fait comme
émergents plutôt que résiduels. Ce qui était délectation d'un passé fantasmé
s'avère ressembler désormais davantage à la construction d'un futur utopique.
Ce que l'on a exposé ici sur un plan spéculatif, cependant, n'est pas
simplement une trajectoire «in-terminable» allant d'une «interprétation»
provisoire à une autre, concurrente. Elle peut prendre bien d'autres formes,
et l'interruption de notre analyse à cet endroit n'implique pas que ce « futur
utopique» ait d'une quelconque façon été assuré, même comme image ou
représentation. Les « éléments » continuent de s'apparier et se repousser en
constellations instables, et la qualité de la «pensée» croît et décroît, s'éclaire
et s'assombrit en variations sans fin.
Cette installation émet également un message d'un genre différent, qui,
comme on l'a déjà laissé entendre, concerne le système des beaux-arts
proprement dit, ou, dans un langage plus contemporain, les relations entre les
différents médiums. Comme la synesthésie dans le réel littéraire (Baudelaire),
l'idéal du Gesamtkunstwerkrespectait le «système» des différents beaux-arts
et lui rendait hommage avec l'idée d'une synthèse globale plus vaste dans
laquelle ils pourraient tous se «combiner» d'une manière ou d'une autre (le
parallèle théorique et philosophique avec la notion d'hier de Xinterdisciplina-
rité est frappant), généralement sous la «houlette fraternelle» de l'un d'entre
Espace 253

eux - la musique, dans le cas de Wagner. Ce n'est plus le cas de l'installation


présente, comme on l'a suggéré, en particulier parce que le «système» sur
lequel se fondait l'ancienne synthèse est lui-même devenu problématique,
avec la prétention de chacun des beaux-arts à sa propre autonomie ou
semi-autonomie intrinsèque. En d'autres termes, les médiums associés ici
ne font pas appel à la cohérence interne d'un langage authentiquement
sculptural (chez Gober lui-même, ou chez Webster), ni à celle d'une tradition
de la peinture proprement dite ayant encore une cohérence interne (paysage
traditionnel, «peinture» postmodeme), ni même à une quelconque primauté
de l'architectural comme ensemble de formes. S'il s'agit, en un certain sens,
de «multimédia» (l'équivalent contemporain de Gesamtkunstwerkmais avec
toutes les différences déjà énumérées), le «multi» prime et entraîne une
redéfinition a posteriori des médiums impliqués.
Néanmoins, la présence ici d'un message secondaire sur la peinture semble
évidente, message qu'il serait exagéré de définir comme une destitution de cette
dernière, et qui sera inévitablement lu à partir de la situation postcontemporaine
et des débats sur le statut d'une « peinture» proprement « postmodeme» qui sont
devenus aussi centraux pour cette pratique qu'hier, ceux sur l'architecture. Car
la différenciation de la peinture en «paysage» et en «texte» rend les prétentions
de cet art particulier plus brutalement problématiques que n'importe quelle
composante sculpturale ou architecturale. En revanche, que la question de l'élan
utopique soit en cause ici va ressortir non seulement du statut général de la
peinture dans un ancien modernisme, mais aussi, et en particulier, de l'évaluation
du cubisme faite par John Berger, à laquelle nous avons déjà fait allusion :

«Au cours de la première décennie de de ce siècle, un monde transformé devint


théoriquement possible et l'on pouvait déjà distinguer les forces nécessaires au changement.
Le cubisme était l'art qui reflétait la possibilité de ce monde transformé et la confiance qu'il
inspirait. Ainsi, en un certain sens, c'était l'art le plus moderne - de même qu'il était aussi
le plus complexe philosophiquement - qui ait jamais existé2. »

Berger fait explicitement ressortir ces temps du passé pour souligner non
seulement que la vocation utopique de la peinture incarnée dans le cubisme
254 L'Utopisme après la fin de l'utopie

fut condamnée par la guerre et l'échec de la révolution mondiale qui la suivit,


mais aussi que ce cubisme inabouti d'autrefois constitue également notre
avenir dans la mesure où il exprime un élan utopique que nous n'avons pas
encore été capables de réinventer. Pourtant, toutes les autres avant-gardes
ont eu leurs moments utopiques : chez Dada, une contestation explosive
qui n'est pas simplement critique, mais incarne la véritable dynamique de
l'Histoire comme « bouleversement ininterrompu des formes d'objectivité
qui façonnent l'existence de l'homme3. » Avec le Surréalisme, on trouve la
vocation utopique dans sa tentative de doter l'objet-monde d'une société
industrielle dégradée et détraquée du mystère, de la profondeur et des
qualités « magiques » (pour parler comme Weber ou les latino-américains)
d'un Inconscient qui semble s'exprimer ou vibrer à travers ces choses.
C'est donc à l'aune de ces multiples vocations utopiques de la peinture
moderniste qu'il faut lire les implications de la position de Gober (qui se
situe elle-même, comme nous l'avons dit, dans un espace utopique d'un
nouveau genre). Cependant, le nouveau «tour d'écrou» de la situation
contemporaine se solde par la transformation de toute évaluation de la
peinture postmoderne en un ensemble d'énonciations sur ses différents
Autres médiatiques, et, plus particulièrement, sur la photographie, dont
l'extraordinaire réinvention aujourd'hui (tant en théorie qu'en pratique)
est un symptôme et un fait fondamental de la période postmoderne -
ce que le segment photographique de la présente exposition démontre
triomphalement en même temps qu'il en assure la résonance avec le segment
installation par la révélation d'une vocation utopique insoupçonnée qui
lui est propre. En fait, on a le sentiment que les différents mouvements
photographiques qui furent contemporains du mouvement moderne en
peinture tendaient encore à emprunter leurs justifications esthétiques et
apologétiques à ce médium, considérant, au mieux, leur tâche comme une
«rédemption de la réalité physique» (définition de Kracauer du réalisme
cinématographique) par une révélation du monde visible qui constituait
aussi, selon divers modes et styles, le dévoilement, le démasquage du
précédent. La vocation de la photographie contemporaine est peut-être
Espace 255

maintenant un peu différente de cela, comme nous essayerons de le montrer.


Cette démonstration nécessite un détour par l'apologétique, tout aussi
transformé, de la peinture postmoderne, où, cependant, la dialectique de
la construction et de la déconstruction, que nous avons trouvée utile pour
évaluer l'installation de Gober, réapparaîtra de façon inattendue dans un
contexte nouveau.
Ce qui est certain dès le départ, en tout cas, c'est que les porte-parole
de la peinture postmoderne, quel que soit le courant particulier qu'ils
promeuvent au sein de ce pluralisme (qui est sa caractéristique célébrée
avec le plus d'enthousiasme), s'accordent sur la renonciation, par la
peinture néofigurative contemporaine, aux anciennes vocations utopiques
(modernistes) de la peinture: elle n'a plus rien à faire au-delà d'elle-même
(ni avec la dynamique transesthétique des grands modernismes). Avec la
perte de ces missions idéologiques, et cette libération par rapport à l'histoire
des formes picturales comme genre de télos, la peinture est maintenant libre
d'adopter «une attitude nomade qui plaide pour la réversibilité de tous les
langages du passé4» [/7K] une conception qui souhaite «priver le langage
de la signification », qui tend « à considérer le langage de la peinture comme
totalement interchangeable, l'écartant de la fixation et de la manie, et le
livrant à une pratique qui donne de la valeur à l'inconstance... La contiguïté
des différents styles produit une chaîne d'images qui, toutes, opèrent sur
une base de déplacement et de progression, plus fluide que programmée »
[IT 18-20]. « De cette façon, la signification est déroutée, atténuée,
relativisée, et reliée aux autres substances sémantiques qui flottent derrière
le rétablissement de ces innombrables systèmes de marques. Il en résulte
une sorte de douceur de l'œuvre, que ne parle plus de (àçon péremptoire,
ni ne fonde son attrait sur une fixité idéologique, mais se dissout dans une
digression multidirectionnelle. » [77*24]. Ces définitions pertinentes, et très
intéressantes, soulèvent de manière inégale deux problèmes liés à la nouvelle
peinture. Le premier a trait à ce qu'on appelle parfois son historicisme : à
savoir, sa sécession vis-à-vis d'une histoire authentique, d'une dialectique
de ses styles et du contenu de ses formes, ce qui la «libère» et lui permet de
256 L'Utopisme après la fin de l'utopie

retrouver « des styles picturaux... comme une sorte d'objet trouvé, détaché de
ses références sémantiques comme de chaque association métaphorique. Ils
se consument dans l'exécution de l'œuvre, qui devient le creuset dans lequel
se purifie leur exemplarité. Pour cette raison, il est possible de renouveler
des références autrement irréconciliables, et d'entremêler différentes
ambiances culturelles », obtenant « des hybrides et diverses dislocations du
langage incroyables eu égard à leur situation historique [77*56-58]. «Une
sensibilité néomaniériste prend le dessus, sensibilité qui traverse l'histoire de
l'art sans identification rhétorique ni pathétique, déployant à la place une
latéralité souple capable de traduire la profondeur historique des langages
recouvrés en une superficialitédésenchantée et désinhibée. » [77*66-68],
L'autre caractéristique de la condition postmoderne, implicite mais que ces
remarques n'abordent pas, c'est, bien entendu, notre vieil ami « la mort du
sujet», la fin de l'individualité, l'éclipsé de la subjectivité dans un nouvel
anonymat qui n'est pas anéantissement ou refoulement puritains mais
probablement pas vraiment non plus cefluxschizophrène et cette libération
nomade si souvent célébrés.
Le Surréalisme sans l'Inconscient : c'est ainsi qu'on est également tenté
de définir la nouvelle peinture, dans laquelle émergent les genres les
plus incontrôlés de figuration avec une absence de profondeur qui n'est
même pas hallucinatoire, comme l'association libre d'un sujet collectif
impersonnel, sans la charge et l'investissement d'un Inconscient personnel
ou de groupe: l'iconographie populaire de Chagall sans le Judaïsme ou les
paysans, les dessins bâton de Klee sans son projet personnel particulier,
art schizophrène sans schizophrénie, «surréalisme» sans son manifeste ou
son avant-garde. Cela signifie-t-il que ce que nous appelions l'Inconscient
ne fut lui-même qu'une pure illusion historique produite par certaines
théories dans une certaine configuration spécifique à la situation du
champ social (comprenant certains types d'objets urbains et certains types
de population urbaine) ? L'important est donc de dénicher une différence
historique radicale, et non de prendre parti ou de distribuer des bons points
historiques.
Espace 257

Dans cet esprit, il est alors frappant que, pour une grande part, la
peinture néofigurative actuelle soit cet espace extraordinaire dans lequel
toutes les images et les icônes de la culture se déversent et flottent, un peu
au hasard, comme une obstruction du visuel, détournant avec elles tout ce
qui vient du passé sous le nom de « tradition qui arrive dans le présent à
temps pour être réifiée visuellement, disloquée et emportée avec le reste.
C'est dans ce sens que j'associe cette peinture avec le terme déconstructif,
car il s'agit d'une immense dissection analytique de toute chose, d'un
coup de bistouri sur l'abcès visuel. La valeur thérapeutique de l'opération
- dans le sens où Susan Sontag évoqua autrefois une sorte d'« écologie»
de l'image, une diète ou une cure anticonsumériste, un traitement contre
la société de l'image5 - est loin d'être évidente. Il est en tout cas difficile
de discerner la fonction d'un concept tel que « la cure » en l'absence de
sujet, qu'il soit individuel ou collectif. Cependant, il se dégage du meilleur
de cette peinture un puissant mouvement d'interférences (nuées de
courts-circuits électriques, grésillement d'une chair brûlée spéculaire ou
même scopophile), comme dans le travail de David Salle. Sa catégorie
archétypale (car il ne s'agit pas exactement d'une forme) semble être
l'organisation vide du diptyque ou double panneau (parfois réécrit sous
forme de superpositions, de surimpression de dessins et de griffonnages) où,
pourtant, demeure absent le contenu qui accompagne traditionnellement
un tel geste («allez, regarde un peu cette image, et ça») - authentification et
dés-authentification, dévoilement ou démasquage, ponction d'un système
de signe au nom d'un autre ou de la «réalité»; et, en même temps, la fin
de l'idéologie, en particulier la fin de Freud et la fin de la psychanalyse,
conforte l'impossibilité pour tout système herméneutique ou interprétatif
de domestiquer ces juxtapositions et de les transformer en significations
exploitables. Par conséquent, quand elles fonctionnent, il est difficile de
distinguer entre le choc qui atteste de leur « bon fonctionnement» et cette
«douceur» dont parle Bonito-Oliva, qui résulte de l'abstention de l'objet
d'art de s'adresser à vous et vous harceler à des fins idéologiques, mais qui
résulte aussi de sa dissolution en une «digression multidimensionnelle».
264 L'Utopisme après la fin d e l'utopie

David Salle TVWtUShakt the Bag, 1980

À cet égard, il paraît alors utile et instructif de juxtaposer cette pratique


de fragmentation au sein de l'image (composition en diptyque, collage
séquentiel, images découpées, qu'il vaudrait peut-être mieux qualifier de
segmentation de l'écran) avec la pratique de ce que je suis tenté d'appeler les
caractéristiques base-et-superstructure de David Salle et aussi, de différentes
façons dans les photographies présentées ici : les images rephotographiées et
recombinées de Wasow, les « iris » et les légendes explicatives de Simpson, les
mots d'ordre de Larry Johnson, les expositions anatomiques multipanneaux
de Cypis, les analyses littérales de Welling ; on peut même voir ainsi les
diapositives de Wall, si l'on sépare la photographie réelle de la performance
lumineuse ou même stéréoscopique à laquelle elle est assujettie (comme une
dimension sous-jacente, plutôt que comme la surimpression ou le côte à
côte, chez David Salle). Les parties et segments de ces « œuvres » ou « textes »
Espace

ne se démystifient pas l'un l'autre, suis-je tenté de dire (même si l'art de


Simpson s'en rapproche le plus, et que les composantes «féministes» de
Cypis - c'est-à-dire les morceaux de corps féminins - obligent à un certain
effort de lecture radicale). Mais mieux vaut peut-être aborder cette question
par le bais de la perception : on nous dit, par exemple, que la perception
photographique dépend pour une large part de l'identification en tant
que telle, d'un effort préalable pour reconnaître la chose, du moins de
façon générique, ce qui nous permet après d'explorer ce qui est inattendu
dans la prise de vue ou le cliché particulier de cette chose. Une certaine
reconnaissance préalable, une nomenclature ou une terminologie générale :
il se peut que ces éléments aient également joué un rôle crucial dans les
premiers moments de l'étude de la grande tradition de la peinture figurative
jusqu'à la période moderne; mais ils semblent maintenant avoir migré
dans la photographie contemporaine, qui vous demande de reconnaître et
identifier les éléments stylistiques, dont l'identification individuelle mène
alors à une séparation absolue d'avec les autres éléments ; d'où la coexistence
et le conflit de ces «substances sémiotiques».
A mon sens, la segmentation de la photographie contemporaine ne
fonctionne pas nécessairement selon le mode « déconstructif» des peintres,
mais pourrait présenter les signes de nouvelles structures pour lesquelles
nous manquons jusqu'à présent de catégories historiques et formelles
correctes.
On peut constater un changement d'atmosphère entre les années soixante
et quatre-vingt, par exemple, si l'on réfléchit à ce que J.G. Ballard (dans La
Foire aux atrocités) aurait pu appeler les paysages spinaux des photographies
d'Olivier Wasow. Ce qui est absent chez Wasow, c'est, en effet, l'arrière-plan
de violence et de douleur des années soixante, quand le Viêtnam et le
Congo rejoignent Hiroshima sous forme de carambolages de voitures, sur
fond d'un paysage lunaire de tours d'habitation délabrées et d'autoroutes
défoncées. Cependant, les strates de la vision ont d'étranges ressemblances
avec celles évoquées par Ballard dans le «paragraphe» suivant, intitulé « The
Persistence ofMemory» (« Persistance de la mémoire») :
260 L'Utopisme après la fin de l'utopie

«Une plage vide au sable vitrifié. Ici, le temps des horloges n'a plus de sens. Même
l'embryon, symbole de la croissance secrète et du possible, a perdu sa substance, n'est plus
qu'un objet mou et vide. Ces images sont les résidus d'un moment du temps resurgi dans
la mémoire. Pour Talbot, les éléments les plus inquiétants sont les sections rectilignes de
la plage et de la mer. Le déplacement de ces deux images à travers le temps et leur mariage
avec son propre continuum les avaient fondues en structures rigides et inébranlables de sa
conscience. Plus tard, marchant sur la ttavée, il eut la révélation que les formes rectilignes
de sa réalité consciente étaient en b i t les trajectoires distordues d'un quelconque avenir
calme et harmonieux 6 . »

Il faut certainement rapprocher ce titre de la doctrine (apparemment


pseudoscientifique) de la « persistance de la vision » ; ou persistance
rétinienne, qui a joué un rôle si grand et si emblématique dans la théorie
cinématographique, le chevauchement d'images fixes rémanentes sur
la rétine générant l'illusion de continuité. Ballard projette maintenant
ce chevauchement dans notre expérience du monde et de ses multiples
réalités, dont les discontinuités réapparaissent aux moments de crise et
de dépression individuelles et collectives - se séparant dans les bandes
superposées de la plage et de la mer. Les dispositifs de détresse et de trauma,
l'instrumentation opérationnelle du désastre social et historique semblent
absents des radiographies de Wasow (à moins que, pour cette plus jeune
génération, ils ne soient si profondément intériorisés que l'affect de Ballard
ne soit plus décelable). Toutefois, Ballard ici (fait unique dans son oeuvre,
je crois) évoque aussi cette «ère de repos» utopique (William Morris), cet
« avenir calme et harmonieux » dont les inimaginables messages et signaux
pénètrent notre écosystème postatomique dévasté et rendent sensible leur
absente présence par la forme vide de volumes striés, niveaux, bandes
superposées de substances absentes aussi distinctes que les couleurs primaires,
les éléments primordiaux des présocratiques, ou quelque rêve régressif des
simplicités ultimes de l'état de nature. Au moment culminant de The Voices
ofTime (Les Voix du temps), les composantes spatiales de l'univers parlent au
protagoniste, mais elles parlent dans les différents langages et émissions de
divers degrés d'entropie.
Espace 261

« Powers ressentit soudain le poids massif de l'escarpement s'élever dans le ciel comme
une falaise de craie lumineuse [...] Non seulement il voyait l'escarpement, mais il avait
conscience de son âge fabuleux [...] Les crêtes déchiquetées [...] tout cela lui apportait une
image distincte, un millier de voix qui, à l'unisson, lui contaient la totalité du temps écoulé
dans la vie de l'à-pic. [...] Powers avait ralenti et détourné le regard de la falaise. C'est alors
qu'il ressentit une seconde vague de temps balayer la première. L'image était plus vaste mais
d'une moins immense perspective, elle irradiait du large disque du lac salé... [...] Fermant
les yeux un instant, Powers se laissa aller en anière et guida la voiture dans l'intervalle entre
les deux fronts du temps, cependant que les images s'approfondissaient et se renforçaient
dans son esprit 7 .»

S'ajoutent enfin les voix de l'espace galactique. Toutes convergent


finalement sur la cible ultime, le corps de Powers au centre de son mandata.
Les rassurants fantasmes d'extinction de Ballard à ses débuts, qui ne semblent
plus possibles avec les cataclysmes mondiaux des années soixante, troquent
paradoxalement les formules d'entropie et le passé géologique contre la
reconnaissance fragile d'un avenir et d'une utopie hors de portée, d'autant
plus puissante qu'est toxique l'atmosphère qu'elle doit pénétrer. Avec Wasow,
nous nous trouvons maintenant dans les années quatre-vingt, et les couleurs
sombres et hallucinatoires de ses bandes spinales utopiques ont un peu
de cette conflagration tranquille et surnaturelle des couchers de soleil sur
Santa Monica dont les effets optiques ne sont dus, nous explique-t-on, qu'à
l'extrême densité de la pollution chimique dans l'atmosphère.
À mon sens, c'est précisément au moyen de cette différenciation interne
(bandes dans l'image entrant en résonance) que s'assure la vocation utopique
de la nouvelle photographie. Les plaisirs traditionnels de la photographie
comprennent, outre le brillant glacé de l'objet et la présence incorporée
de la machine en tant que telle, une référentialité que la peinture a
traditionnellement cherchée à abolir. Comme dans la dialectique du nom8,
qui se sépare de son objet et reste alors sur l'autre rive, la photographie
dramatise toujours son indépendance comme reproduction par rapport à
l'objet dont il était impossible à distinguer, « indistingable ». Nous avons
cependant observé dans la peinture contemporaine que, dans la mesure
262 L'Utopisme après la fin de l'utopie

où la société moderne devient «acculturée» et où la réalité sociale endosse


une forme plus spécifiquement culturelle (stéréotypes, images collectives,
et assimilés), la peinture postmoderne retrouve une sorte de référence et
réinvente le «réfèrent»sous la forme, précisément, de ces fantasmes culturels
collectifs.
La photographie dans sa version contemporaine et même postmoderne,
semble donc avoir évolué dans la direction opposée, renonçant à la
référence comme telle afin d'élaborer une vision autonome, sans équivalent
externe. La différentiation interne est maintenant la marque et le moment
d'un déplacement décisif dans lequel l'ancienne relation de l'image au
réfèrent est supplantée par une relation interne ou intériorisée (où, par
conséquent, aucune des « bandes » des images de Wasow n'a de priorité
référentielle sur les autres). Plus psychologiquement parlant, l'attention
du spectateur est maintenant engagée par une opposition différentielle au
sein de l'image elle-même, de telle sorte qu'il ne lui reste que peu d'énergie
pour se concentrer sur cette ancienne opération de « ressemblance » et de
« rapprochement », qui compare l'image à une chose extérieure putative.
Paradoxalement, c'est précisément cette attention à cet «extérieur» - mais un
extérieur qui pénètre dans la conscience sous la forme des réalités externes,
des fantasmes collectifs et des matériaux de l'Industrie Culturelle - qui
détermine le caractère original d'une peinture postmoderne comme celle
de Salle.
Que cette nouvelle photographie utopique aille connaître le sort
d'un type expérimental plus ancien de photographie d'art (abstractions,
agrandissement de gouttes de lait devenues méconnaissables, truquages
de toutes sortes) - dont Barthes n'est pas le seul à répugner à l'esthétique
- cela reste à voir. Ce qui va à l'encontre de cette assimilation, entre autres
choses, c'est la véritable modification de notre conception de ce que sont
l'art et la culture : en effet, parmi les messages désormais intolérables émis
par l'ancienne photographie d'artfiguraitcette prétention à être de l'«art»
(plutôt que du photojournalisme), une prétention que ces nouvelles
images ne paraissent pas avoir besoin de défendre ou d'énoncer. Qu'un tel
—ÏTÏJ;

Espace 263

utopisme soit une idéologie - y compris une idéologie esthétique - cela


semble assez clair ; mais cette reconnaissance semble présenter assez peu
de dangers à une époque où nous avons pour le moins convenu que tout
est idéologie, ou mieux encore, qu'il n'y a rien en dehors de l'idéologie.
Cependant, à notre époque où les prétentions de la politique officielle
semblent extraordinairement affaiblies et où la prise de position politique
à l'ancienne manière semble inspirer un embarras généralisé, il faudrait
aussi remarquer qu'on trouve aujourd'hui partout - et pas moins parmi les
artistes et les écrivains - quelque chose comme un «parti de l'Utopie» non
reconnu : un parti souterrain dont l'effectif est difficile à déterminer, dont
le programme reste non-communiqué et peut-être même informulé et dont
l'existence est inconnue de la généralité des citoyens et des autorités, mais
dont les membres semblent se reconnaître entre eux par de secrets signes
maçonniques. On a même l'impression que quelques-uns des artistes exposés
ici pourraient figurer parmi ses adhérents.
Théorie 271

Immanence et nominalisme
dans le discours théorique postmoderne

Partie 1 : Immanence et New Historicism

Peu d'ouvrages récents de la critique américaine manifestent le brio


interprétatif et l'énergie intellectuelle de Walter Benn Michaels dans The
Gold Standard and the Logic of Naturalism1. En effet, ce livre se révèle
exemplaire, à sa manière toute particulière, de cette nouveauté appelée le
New Historicism, objet de tant de fascination pour nos polémistes actuels;
il traite par ailleurs d'une période dont les tendances formelles - en
particulier le naturalisme - ont toujours posé des problèmes singuliers
à l'histoire littéraire, et se mesurent à des écrivains sans pareil - Norris
surtout - qui se sont avérés exceptionnellement résistants à la classification
et à l'évaluation. Cet ouvrage semble aussi destiné à «illustrer» Against
Theory2, autre texte théorique provoquant et controversé de Michaels
lui-même (avec Stephen Knapp), en montrant ce qu'il reste possible
de faire quand la « théorie » est abandonnée. En outre, il apporte de
stimulantes interventions sur ce qui est peut-être actuellement le médium
artistique le plus excitant (dans le postmodernisme) grâce à une certaine
sensibilité à la problématique de la photographie ; parallèlement, l'intérêt
porté aux questions du romanesque et du réalisme (ainsi que du moderne),
jointes au problème central du naturalisme soulevé plus haut, remet à
l'ordre du jour le genre et la périodisation de manière aussi opportune
que fructueuse. Enfin, ce livre affiche des positions politiques fortes (et
choquantes pour certains), qui entretiennent avec la critique littéraire un
rapport à première vue obscur. N'importe lequel de ces sujets mériterait
en lui-même une plus grande attention ; rassemblés dans le recueil de
Michaels (mais je soutiendrai que c'est plus que ça), ils offrent une
occasion insigne de prendre la température de la critique et de la théorie
contemporaines (ou postcontemporaine).
266 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

La «Théorie», dans l'essai programmatique de Michaels-Knapp, s'avère


constituer une catégorie restreinte, aux limites rassurantes, qui fait
curieusement l'impasse sur la masse désormais volumineuse de ces matériaux
venus du vieux continent qui ont, pour beaucoup d'entre nous, été associés à
ce mot ces vingt dernières années. Pour des «théoriciens» non américains et
de sensibilité européenne, le cadre de référence de cet essai paraîtra sûrement
singulièrement angloaméricain, et semblera constituer un retour à ces
préoccupations de Département d'anglais (quelle est la validité de la lecture
de ce poème ou de ce passage canonique ?) que, nous autres, cherchions à
fuir et dont le remplacement par la «théorie» (dans son sens structural ou
post-structural, dans son sens allemand ou dialectique) représenta pour
nous un soulagement, la promesse de nouveaux problèmes et de nouveaux
centres d'intérêts. Gadamer figure naturellement ici, mais comme rival de
Hirsch ; Derrida n'apparaît pas là que pour ses relations avec les États-Unis
mais, avant tout, pour l'intensité de sa polémique avec Searle, comme si
le fait d'avoir de solides ennemis anglo-américains était maintenant une
condition de la naturalisation. Or je soutiendrai plus loin que les grands
thèmes et problèmes continentaux refont surface dans The Gold Standard, et
que la logique du raisonnement de Michaels l'amène à les redécouvrir et à les
réinventer, à mon avis, c'est le caractère le plus extraordinaire et admirable de
ce livre, le fait qu'il donne à voir un processus de découverte philosophique se
déployant devant nos yeux et que Michaels se soit si entièrement abandonné
à la logique de son contenu et à la dynamique interne de ses objets que les
grands problèmes apparaissent, pour ainsi dire, de leur propre mouvement,
et non cités à comparaître depuis l'extérieur en vertu de tel ou tel courant,
mot d'ordre ou slogan théorique actuel. Peut-être est-ce là le grand moment
de vérité du programme, par ailleurs provoquant, de Against Theory: qu'avec
une combinaison adéquate de vigilance et de réceptivité, on puisse espérer
que les problèmes se posent d'eux-mêmes par des voies nous permettant de
contourner les réifications du discours théorique actuel.

Ce n'est cependant pas ce que cet essai «visait» ou «entendait» par le


mot « théorie», et que l'on peut maintenant résumer avec toute la concision
267

de ses auteurs comme «la tendance à générer des problèmes théoriques en


séparant des termes qui sont en lait inséparablesr>[AT\2]. Cette tendance,
ils la décèlent et situent dans deux sortes d'erreurs privilégiées: la séparation
entre «l'intention de l'auteur et la signification des textes» [ATM], et une
pathologie plus large ou plus «épistémologique» où la «connaissance» est
séparée des « croyances », générant l'idée que nous pouvons en quelque sorte
«nous extraire de nos croyances » [ATT7], de sorte que «théorie» devient
alors « le nom pour désigner tous les moyens par lesquels on a tenté de
s'extraire de la pratique afin de la gouverner de l'extérieur» [AT5Q], Ces deux
thèmes vont encore revenir, et il est tenant de suggérer qu'une terminologie
ou un code différents les sépareraient en questions relatives au sujet, d'une
pan, et à l'idéologie, d'autre pan, avant de les réunir à nouveau. C'est un
débat qu'il serait prématuré d'interrompre en soulevant l'objection facile que
la thèse de Michaels-Knapp fait l'impasse sur le problème le plus intéressant
que présentent les objectifs de sa controverse : pourquoi la méprise ou
l'erreur (pour utiliser leurs propres termes) qu'il y a à «séparer des termes
qui sont en fait inséparables » est-elle si persistante, et pourquoi tant de
gens continuent-ils de la faire, ou, pour commencer, la font? Méprises et
erreurs sont sans doute des questions de personnes, le résultat d'une bêtise
ou d'une confusion intellectuelle: mais cette question prend maintenant les
proportions d'un mystère historique face auquel la première réponse adaptée
est la réaction caractéristique de Michaels, d'un bout à l'autre de The Gold
Standard, à savoir que de telles pensées sont «curieuses» ou «bizarres». Et
c'est en fin de compte pourquoi peu de lecteurs ont pu prendre au sérieux le
réconfort plutôt inquiétant (emprunté à Stanley Fish) qui assurait qu'arrêter
de faire de la théorie n'aurait absolument aucune conséquence (pratique) : ce
n'est pas que ces lecteurs puissent opposer une image claire des conséquences
en question, mais c'est plutôt que nous avons la très forte impression qu'on
nous dit d'arrêter de faire quelque chose et que de nouveaux tabous, dont
nous ne pouvons pas bien saisir les motivations, sont érigés avec une énergie
et une conviction passionnées. Il y a ainsi quelque chose de «bizarre» dans
ce nouveau tabou qui pèse sur la « théorie ».
274 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

L'un des silences les plus fascinants et énigmatiques de cette proposition


a trait au statut que la philosophie aura après la fin de la « théorie » ; on peut
utilement reformuler cette «fin» en termes philosophiques comme une
reprise de la vieille tension entre « immanence » et « transcendance ». Dans le
domaine de la critique littéraire, les New Critics s'emparèrent de ce problème
avec éloquence et de manière fructueuse, optant pour cette primauté bien
connue de l'immanence textuelle qu'aujourd'hui, avec le recul, nous rejetons
parfois sous le raccourci deformalisme.« Intrinsèque » et « extrinsèque » furent
leurs mots pour parler d'immanence et de transcendance : les formes de
transcendance théorique qu'ils cherchèrent à repousser furent l'information
historique et biographique extrinsèque, mais aussi les opinions politiques,
les généralisations sociologiques et les préoccupations « freudiennes » : le
«vieil» historicisme, plus Marx et Freud. L'énoncer de cette façon, c'est se
rendre compte que la New Criticism ne rencontra que très peu de « théories »
sur son chemin durant son ascension triomphale (depuis les années trente,
marxistes, jusqu'à la canonisation académique des années cinquante).
Le climat intellectuel resta relativement préservé de la pollution de cette
prolifération théorique qui explosa pour de bon les années suivantes,
même si les départements de philosophie devaient déjà sentir les premiers
frémissements des grands vents déchaînés par l'existentialisme. Seuls un
communisme démodé et une psychanalyse surannée se détachaient sur le
paysage agraire comme d'immenses et immondes corps étrangers, l'Histoire
elle-même (tout aussi surannée en ce temps là) étant très efficacement
consignée dans la poubelle poussiéreuse de l'«érudition», à cette époque,
l'immanence voulait dire faire de la poésie, et en lire aussi, chose bien plus
excitante alors que toute théorie.
En formulant le problème ainsi, on se rend compte que la critique et la
théorie font aujourd'hui face à une situation complètement différente aux
États-Unis. Lorsque la prolifération de ce que je pourrais appeler les théories
«nommées» (named) est si intense, à la fois par son nombre et son rythme
de renouvellement, comme pour saturer infiniment l'atmosphère culturelle
et intellectuelle et rendre vain le séparatisme New Criticalde l'« intrinsèque »,
Théorie 275

ce séparatisme, de quelque manière qu'il soit conçu, devient alors une simple
théorie «nommée» de plus. Et, quant aux deux théories précédemment
citées, la pluralité des marxismes aujourd'hui, comme la pluralité des
écoles psychanalytiques, semblent les rendre moins menaçantes, ou, du
moins, moins manifestement « extrinsèques ». Par conséquent, on peut
s'attendre à ce que la « résistance à la théorie», telle que l'appelait Paul de
Man (visant, bien sûr, simplement sa propre « théorie»), prenne des formes
complexes, au second degré, qui ne sont qu'apparemment comparables
aux anciennes résistances. Même le slogan du « retour à l'Histoire» (si c'est
vraiment ainsi qu'il fout définir le New Historicism) est trompeur dans la
mesure où l'«histoire» n'est pas aujourd'hui l'opposé de la «théorie», mais
représente plutôt une pluralité foisonnante de « théories » historiques et
historiographiques variées (école des Annales, métahistoire, psychohistoire,
histoire thompsonnienne, etc., etc,.). Mais le mot «pluralisme» est lui-même
une manière plutôt « extrinsèque » de décrire la situation intellectuelle
actuelle.
Le premier problème, pratiquement, que nous rencontrons pour
circonscrire le New Historicism et raconter l'histoire de son émergence
concerne ce nom lui-même, qui présuppose l'existence d'une «école» ou d'un
« mouvement » (ou d'une « théorie » ou d'une « méthode »), alors qu'en vérité,
comme j'essaierai de le montrer dans un moment, ce qui semble caractériser
ses différents participants, c'est davantage une pratique partagée d'écriture,
plus que n'importe quel contenu ou conviction idéologique. Peut-être cela
joue-t-il un rôle dans les sentiments mitigés qu'ils entretiennent à l'égard
d'une étiquette, qui, quelle que soit la façon dont elle prit naissance chez
eux, leur revient maintenant de l'extérieur comme une sorte d'accusation.
Peu de mouvements intellectuels récents (si nous pouvons toujours utiliser
librement ce mot) ont vraiment généré autant de passion et d'opposition
que celui-là (à l'exception de la déconstruction), et celà autant à Droite qu'à
Gauche. En fait, s'il y a un intérêt à définir constitutivement le moment
postmoderne comme celui où les avant-gardes et les mouvements collectifs
traditionnels deviennent impossibles, c'est qu'il semble alors possible
270 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

qu'entrent en jeu des formes de ressentiment dans la dénonciation de ce qui


s'apparente à un mouvement collectif de cet ancien type (ou qui du moins
est accusé de se faire passer pour un tel mouvement, ou pour son simulacre).
Cette curieuse situation soulève au moins à nouveau la question de ce
qu'était un authentique mouvement d'avant-garde, au moment même où
son impossibilité structurale est affirmée.
Cela explique aussi en partie le malaise de ceux que l'on considère comme
les New Historicists; et qui sentent, non sans quelque raison, qu'on a fait de
leurs livres des illustrations de quelque vague idée générale, ou en «isme»
quelconque, dont on leur fait ensuite reproche. En fait, dans ce qui suit,
nous nous rendrons précisément coupables de cela, et nous lirons parfois
The Gold Standard comme une illustration, pour le meilleur ou pour le pire,
de la méthode du New Historicism. Mais ce dilemme est inévitable, comme
le montra jadis Sartre: une composante cruciale de ma situation particulière
en tant qu'individu unique est toujours la catégorie générale à laquelle les
autres me condamnent et avec laquelle je dois par conséquent m'arranger
(Sartre disait assumer) comme je l'entends (comportement de honte, de
fierté, d'évitement) mais dont je ne peux espérer me débarrasser sous
prétexte que je suis quelqu'un de spécial. Il en va pour les New Historicists
comme pour d'autres cibles de « discrimination » : un New Historicist, comme
aurait pu dire Sartre, est quelqu'un que les autres considèrent comme un
New Historicist. Dans notre autre terminologie, cela signifie en fait que
l'immanence individuelle est ici en tension avec une certaine transcendance,
sous la forme d'étiquettes et d'identités en apparence externes et collectives.
La forme théorique du «déni», cependant, consiste à soutenir que la
dimension transcendante n'existe pas en premier lieu parce qu'elle n'est pas
empiriquement donnée et n'a aucun statut ontologique ou conceptuel réel :
personne n'a jamais vu ces collectifs, ni n'en a fait l'expérience directement,
et les «ismes» qui leur correspondent semblent impliquer les stéréotypes
les plus pauvres et la pensée généralisante la plus vague. Il s'ensuit, pour ne
prendre que les exemples les plus spectaculaires de ce déni du transcendant,
que les classes sociales n'existent pas, ou que, dans l'histoire littéraire, des
Théorie 277

concepts comme le «modernisme» ne sont que de vulgaires substituts de


cette expérience très différente et qualitativement discriminée qu'est la
lecture d'un texte individuel (qu'il n'y a même plus le moindre intérêt à
définir comme «moderniste» d'une quelconque manière). La pensée et la
culture contemporaines sont en ce sens profondément nominalistes (pour
étendre le diagnostic d'Adorno sur les tendances de l'art moderne), le
postmodernisme l'étant plus complètement que tout ce qui l'a précédé. Mais
la contradiction entre immanence et transcendance demeure à l'identique,
quelle que soit la façon dont le Zeitgeist décide de la traiter, et il le fait et
se trouve même exacerbé par les forces extraordinairement systématisantes
et unifiantes du capitalisme tardif, suffisamment omniprésentes au point
d'être invisibles, si bien que leur opération transcendante ne semble pas
poser le problème intellectuel de la transcendance de manière aussi tangible
et spectaculaire que ce fut le cas dans les stades précédents, lorsque le capital
était moins complet et plus discontinu.
Il est par conséquent aussi inapproprié qu'inévitable de lire The Gold
Standard comme un spécimen caractéristique de New Historicism, opération
qui nous impose maintenant de développer ou dégager un stéréotype utile
de ce «mouvement». Je crois que ce n'est possible qu'en racontant une
histoire (nous avions ceci, et maintenant nous avons ceci) ; et c'est une
histoire que je propose de raconter à travers les changements provoqués
par l'introduction du concept de «texte». Ces changements ne surviennent
pas au départ dans le domaine littéraire, mais ils reviennent à lui, plus
tard, à partir d'un «extérieur» modifié par l'idée de textualité, qui semble
désormais réorganiser les objets des autres disciplines et rendre possible
de les traiter de manière nouvelle, des manières qui mettent en suspens la
difficile notion d'«objectivité». C'est ainsi que le pouvoir politique devient
un « texte » susceptible d'être lu ; la vie quotidienne devient un texte que
l'on peut activer et déchiffrer en se promenant ou en faisant ses courses ;
les biens de consommation se dévoilent comme système textuel, ainsi que
comme quantité d'autres «systèmes» imaginables (le star system, le système
des genres du cinéma hollywoodien, etc.) ; la guerre devient un texte lisible,
tLft immanence ex nominaiisme aans le discours tneonque posimoaeme

comme la ville et l'urbain; et enfin, le corps lui-même s'avère être un


palimpseste dont les élancements de douleur et les symptômes, les élans
profonds et l'appareil sensoriel, peuvent être lus tout aussi bien que n'importe
quel autre texte. Que cette reconstruction des objets d'étude de base ait été
bienvenue et nous ait libérés de toute une série de faux problèmes, personne
ne peut en douter; qu'elle ait amené avec elle de nouveaux faux problèmes à
pan entière, personne ne pouvait manquer de le prévoir. L'intéressant pour
nous, ici, ce sont les dilemmes formels que cette conception de la textualité
commence à poser à l'exposition (ou Darstellung, pour utiliser le terme
classique qui inclut la pure «représentation», mais vise une chose un peu
plus fondamentale).
Ces dilemmes ne surgissent pas dans le cadre d'une discipline homogène
particulière, dans laquelle, par exemple, le pouvoir est lu comme un texte
sans qu'y interfèrent des matériaux d'un autre genre. Mais là où il y a une
juxtaposition de plusieurs types de matériaux ou d'objets, se présente un
problème représentationnel qu'une «théorie» (qui parfois ressemble à une
« méthode ») n'est pas à même de résoudre. Ainsi, au sein de la vaste gamme
d'intérêts de Lévi-Strauss, nombre d'objets d'étude hétérogènes brandissent
leurs revendications discordantes ; le système de parenté avant tout, mais
aussi la «structure sociale» au sens plus étroit d'organisations dualistes ou
ternaires, et enfin, la culture, que ce soit sous la forme du «style» visuel d'une
société tribale donnée ou dans ses histoires orales. La famille, les classes, la
vie quotidienne, le visuel et le récit : chacun de ces « textes » présente des
problèmes spécifiques, qui, pourtant, se combinent en problèmes d'un type
qualitativement plus relevé lorsque nous essayons de les lire accolés et de
les incorporer dans un discours unique relativement unifié. Lévi-Strauss,
anticipant la pensée sociale postmoderne, se soustrait à l'établissement
d'une entité totalisante fictive telle que la Société elle-même, sous laquelle
des entités plus locales et hétérogènes du type déjà cité se trouveraient
organiquement et hiérarchiquement ordonnées. Mais il n'y parvient qu'en
inventant une autre sorte d'entité fictive (ou transcendante) en fonction
de laquelle les différents «textes» indépendants de parenté, d'organisation
Théorie 279

villageoise et de forme visuelle peuvent se lire comme étant en quelque sorte


«le même», identique, la même chose: c'est la méthode de l'homologie. Aussi
distincts soient-ils les uns des autres, ces divers «textes» locaux et concrets
peuvent néanmoins être lus comme homologues les uns avec les autres dans
le sens où nous dégageons une structure abstraite qui semble être à l'œuvre
chez chacun d'entre eux, conformément à leur propre dynamique interne
particulière. En principe, la « théorie » de la structure, qui justifie la pratique
de l'homologie comme méthode, permet donc d'éviter l'établissement de
priorités ontologiques. La structure de parenté n'est alors, du moins en
principe, pas plus fondamentale ou prééminente sur le plan causal que
l'organisation spatiale du village (même si en fait, le glissement semble
ici inévitable, et Lévi-Strauss paraît fréquemment sous-entendre de tels
priorités et niveaux «plus profonds»). Mais pour garantir cette indifférence,
cette non-hiérarchie des différents sous-systèmes, une catégorie externe
est nécessaire, et c'est celle de la « structure » elle-même. À mon sens, il
faut attribuer l'influence du structuralisme (et l'extraordinaire richesse des
nouvelles analyses auxquelles il ouvrit la voie) plutôt à la possibilité de faire
des homologies qu'au prétexte opérationnel - le concept de structure - qui
constituait son présupposé philosophique et sa fiction (ou son idéologie)
opératoire. En même temps, on doit dire que la notion d'homologie s'est
rapidement avérée embarrassante et se révéla être une idée aussi sommaire
et vulgaire que fut jamais celle de « base et superstructure », une excuse
pour les formulations générales les plus vagues et pour les affirmations
les moins éclairantes d'«identité» entre entités de grandeurs totalement
distinctes et aux propriétés complètement différentes. En effet, avec quelques
modifications (dont nous discuterons plus tard les implications), on pourrait
faire appel à la critique de la « théorie » de Michaels pour mettre en cause
cette théorie-là: à partir d'une entité concrète, ou d'un «texte» concret
(phénomènes de parenté, par exemple, ou l'emplacement d'un village), on a
extrait ou séparé une sorte d'« intention » - la structure sous-jacente - , si bien
que le texte concret semble désormais constituer l'expression ou la réalisation
de cette intention formulée indépendamment.
274 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

La solution, cependant, ne résidera évidemment pas dans une régression


aux styles des anciennes disciplines pré-textuelles, autrement dit, dans un
retour à des débats séparés et spécialisés sur tous ces matériaux ou «textes»
hétérogènes. Le progrès discursif marqué par le « moment structuraliste»,
ou par la « théorie » de la structure qui autorisait la pratique de l'homologie,
fut l'élargissement de l'objet et la possibilité d'établir toute une série de
relations nouvelles entre des matériaux de diverses sortes. Ce n'est pas chose
à abandonner maintenant, quelle que s'avère être la position de chacun sur
cette composante «théorique». Autrement dit, l'ambiguïté du manifeste
de Michaels-Knapp réside dans la possibilité de le lire comme un appel au
retour à une procédure /w-théorique ; alors que, dans la pratique du New
Historicism, il se révèle également dégager tout un ensemble d'opérations
jOwf-théoriques, qui conservent la conquête discursive d'une palette de
matériaux hétérogènes tout en abandonnant tranquillement la composante
théorique qui justifiait autrefois cet élargissement et en laissant de côté
les interprétations transcendantales qui semblaient autrefois constituer au
premier chef l'objecdf et la finalité mêmes des homologies.
Nous définirons par conséquent le New Historicism comme un retour à
l'immanence et à une prolongation des procédures d'«homologie» qui se
soustrait à la théorie de l'homologie et abandonne le concept de «structure».
C'est aussi une esthétique (ou une convention d'écriture, ou un mode de
Darstellung) dans laquelle une règle formelle parait comme jeter un interdit
ou un tabou sur le débat théorique et sur la prise de distance interprétative
par rapport au matériau, sur l'établissement d'un bilan provisoire et la
récapitulation des «points» déjà acquis. L'élégance consiste ici à établir des
ponts entre les différentes analyses concrètes, à composer des transitions ou
des modulations suffisamment inventives pour prévenir les questionnements
théoriques ou interprétatifs. Pendant ces moments de transition cruciaux,
il faut maintenir l'immanence, la suppression de la distance, de manière à
garder l'esprit engagé dans le détail et l'immédiateté. De là, dans les plus
réussis de ces artéfacts, ce sentiment de saisissement et d'admiration pour
le brio de la performance, et néanmoins de confusion à la conclusion de
Théorie 281

l'essai, dont on a l'impression de ressortir les mains vides - sans idées ni


interprétations à emporter avec nous.
Dans cette perspective, Renaissance Self-Fashioning de Stephen Greenblatt,
l'ouvrage inaugural du New Historicism, apparaît, avec le recul, comme
l'une de ces découvertes scientifiques classiques et paradigmatiques, fruit
d'un heureux accident survenu au cours d'une tentative pour résoudre
un faux problème (platonisme de Kepler ou de Galilée). Cet ouvrage,
comme l'indique son titre, semble avoir eu comme point de départ, comme
cadre, une conception plutôt surannée du «soi» et de l'«identité» - très
spécifiquement, celle des idéologies et valeurs modernistes - qui se retrouve
à l'issue du travail complètement démantelée et discréditée, bien que ce
résultat ne soit jamais théorisé et que ses implications théoriques ne soient
jamais tirées. Il y a ici une remarquable combinaison de sophistication
interprétative, d'intense intellection et d'énergie théorique, avec une
exclusion de la conscience de soi, ou réflexivité de type classique, qui
sera ensuite caractéristique des productions les plus réussies du New
Historicism. Ce fut, bien sûr, le matériau spécifique de Greenblatt dont
la logique interne détermina la déconstruction du cadre idéologique : des
«soi» capables de modifier leurs formes si efficacement qu'ils mettent en
question, en fin de compte, l'idée même du « soi ». Mais il ne semble pas
que ce soit la thématique affichée de l'ouvrage qui ait eu le plus d'influence ;
c'est plutôt la façon dont l'approfondissement du thème affiché crée
un axe entre la théologie et l'impérialisme, un axe sur lequel s'inscrit
un matériau documentaire qui va de l'institution de la confession ou
des éditions anglaises de la Bible de Tyndale jusqu'aux descriptions des
effroyables atrocités commises en Irlande ou aux Bahamas. Une association
thématique initialement définie comme le « soi » et appréhendée avec
toute la sophistication analytique de la psychanalyse n'est pas écartée,
mais refaçonnée et, pour ainsi dire, transcodée : « Dans tous mes textes et
documents, il n'y avait, aussi loin que je puisse voir, aucun moment de
subjectivité pure et sans entraves ; en fait, le sujet humain se mit à apparaître
comme remarquablement non libre, comme un produit idéologique des
276 Immanence et nomlnallsme dans lediscoursthéorique postmodeme

relations de pouvoir dans une société particulière3. » Mais cette version


nouvelle et rétroactive du leitmotiv thématique, qui semble, pour finir,
maintenant nommer* Pouvoir» l'homologie ou la structure, m'apparaît
elle-même un peu comme une «motivation du procédé», une entité
invoquée après coup pour rationaliser la pratique du collage ou du montage
de matériaux multiples. Le « Pouvoir» n'est pas ici un concept interprétatif,
ni un objet théorique « transcendantal » sur lequel fonctionnerait le texte
et qu'il chercherait à produire, mais plutôt un réconfort qui garantit son
immanence et autorise le lecteur à se poser et à focaliser son attention sur le
détail sans culpabilité ni gêne.
C'est du moins ce qui se passe quand on lit Renaissance Self-Fashioning
comme un paradigme des procédures du New Historicism; c'est-à-dire,
comme la démonstration d'une « méthode » (ou discours) susceptible
d'être appliquée ailleurs (dans la période victorienne ou, comme dans
le cas présent, dans le moment du naturalisme américain). Car il faut
ajouter que ce livre est structuralement ambigu. Si on le lit comme une
contribution au savoir sur la Renaissance, il en ressort une chose plutôt
différente de ce que j'ai décrit ci-dessus, à savoir, une proposition historique
et l'ébauche timide d'une narration historique dans laquelle une apparence
de subjectivité ou d'intériorité semble émerger au moment de Tyndale
et More (mais seulement une apparence, qui oscille entre la sécurité des
deux institutions), se sécularise chez Wyatt et est, ensuite, emportée dans la
fictionalité et l'apparat spectaculaire d'une nouvelle sorte de non-sujet, dans
la période élisabéthaine avec Marlowe et Shakespeare. Ici aussi, on ne fait
appel à la catégorie du sujet que pour la « déconstruire » : mais les rudiments
d'une interprétation historique transcendantale, susceptibles d'être utilisés
et discutés très différemment, subsistent. La préfiguration de leur abandon
final dans le New Historicism se voit ici dans la relative troncation du segment
historique, ce qui fait qu'il est difficile de savoir si c'est une tendance plus
large qui est identifée ou seulement une transformation locale point-à-point.
Il faut prendre acte, pour l'écarter, d'une autre façon d'envisager
l'immanence du New Historicism, qui en ferait le simple reflet du malaise
Théorie 277

de l'historien face aux généralisations théoriques (en général, de type


sociologique ou protosociologique, dans la mesure où c'est le plus souvent
la tension entre histoire et sociologie qui est en cause dans cette situation).
Il y a un certain air de famille avec le New Historicism dans la répugnance
éminemment théorique à « théoriser » que manifestent les procédures
des historiens des Annales, de Ginsburg, ou même de l'un des ressorts
de l'attaque de Thompson contre Althusser. Quant à l'autre courant
disciplinaire associé, l'anthropologie « narrative », ses figures de proue
(Geertz, Turner, etc.) sont explicitement évoquées par Greenblatt dans son
premier livre, bien qu'il n'ait pas eu connaissance, à cette époque, de la
codification de ce courant par George Marcus et James Clifford, ce qui est
certainement bien plus étroitement lié au New Historicism lui-même, un peu
comme une sorte de réaction productive à son apparition. Cependant, en ce
qui concerne les historiens, il vaudrait mieux traiter de cette ressemblance en
termes de surdétermination : ce qui revient à dire que la parenté idéologique
entre eux et le New Historicism ajoute une certaine résonance à sa réception,
son évaluation et son prestige comme nouveau mouvement, mais ne
contribue pas réellement à expliquer la signification et de la fonction de
ce nouveau phénomène historique dans le contexte actuel de la critique
littéraire et de la théorie.
Nous allons par conséquent formuler le discours du New Historicism
comme un « montage d'attractions historiques » (pour adapter la célèbre
phrase de Eisenstein) dans lequel une énergie théorique extrême n'est
capturée et déployée que pour être refoulée par une valorisation de
l'immanence et du nominalisme qui peut prendre l'aspect soit d'un retour
à la «chose elle-même», soit d'une «résistance à la théorie». C'est sous
une forme ramassée que ces montages élaborés fonctionnent de façon
plus frappante et on peut en voir les effets stupéfiants dans deux essais
aussi différents que Invisible Bullets de Greenblatt et The Bio-economics of
Our Mutual Friend de Catherine Gallagher. Dans l'essai de Greenblatt,
surveillance policière, colonie de Virginie et contrefaçon de pièces d'or
sont juxtaposées avec les grammaires de la Renaissance, l'enseignement
278 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

des langues et l'imitation des dialectes par Shakespeare. Dans l'étude de


Gallagher, Malthus, thèmes de mort, mouvement hygiéniste du XIXe siècle
et émergence des conceptions de la vie ou du vital sont associés, sous le signe
de la Valeur, à la représentation dans le roman de Dickens de l'enlèvement
des ordures et de l'évacuation des eaux usées. Il va, toutefois, être évident,
d'après ce qu'on a déjà dit, que je considère les sujets ostensibles de ces essais
- l'Autre et la valeur - comme des prétextes au montage en question plus
que comme des « concepts » de plein droit.
Et même, l'usage figuré fait au passage du langage d'Eisenstein nous
rappelle cependant qu'il existe des analogies aux formes New Historicist
bien au-delà des frontières des disciplines associées comme l'histoire et
l'anthropologie, et que la mise en scène de ces pièces discursives en fonction
de leur esthétique, de leur forme ou leur Darstellung, suggère d'ores et
déjà des parallèles historiques plus généraux dont je n'en mentionnerai
que deux. Comment mettre en rapport de nouvelles formes de montage
cinématographique avec une pédagogie qui stimule la pensée et incite le
spectateur à sortir d'une contemplation purement immanente d'images
visuelles : ce n'est pas simplement le problème classique d'un Eisenstein ou
d'un Brecht, mais c'est aussi l'espace plus immédiat et contemporain dans
lequel les films de Godard se débattent avec cet héritage, désespérément
et bien plus problématiquement. Que Godard ait des « idées » non moins
théoriques que Brecht ou Eisenstein semble indéniable, des idées sur
la société de consommation et la politique maoïste qu'il appartenait au
cinéma de transmettre d'une manière ou d'une autre. Mais chez Godard,
le statut de ces « idées » semble être devenu aussi indécidable que celles
du New Historicism (le pouvoir, l'Autre, la valeur), ce qui, au minimum,
laisse penser que nous avons affaire ici non à de purs choix ou penchants
personnels de la part de ces auteurs individuels, mais à une situation et un
dilemme historiques plus généraux pour lesquels les positions conceptuelles
proprement dites (ce que nous avons appelé «transcendance» discursive)
sont délégitimées et discréditées par le mouvement plus général vers
l'immanence, ou vers ce qu'Adorno appelait le nominalisme. On n'est plus
Théorie 285

certain, par exemple, que le spectateur va réorganiser sous la forme d'un


message, sans parler du bon message, les juxtapositions lourdement chargées
et monitoires d'un film de Godard (une image publicitaire, un slogan
imprimé, des actualitésfilmées,une interview avec un philosophe et le gatus
de tel ou tel personnage). Quant à Adorno, et malgré lefaitqu'on puisse lire,
par bien des côtés, La Dialectique négative comme une tentative de sa part
pour traiter utilement de ce même dilemme historique de l'immanence et
de la transcendance (qui, pour lui, ne peut être résolu en tant que tel), c'est
avec la pratique inadmissible (pour lui) de Benjamin dans le Livre des passages
qu'il perçut ce dilemme de la manière la plus vive : leur échange de lettres
à ce sujet a tracé la frontière qu'Adorno n'a pas voulu pas ffanchir quand il
s'est trouvé confronté à la répugnance de Benjamin à expliquer au lecteur
de ses «constellations», ou montages historiques, ce qu'elles signifiaient et
comment les interpréter. Dans la tradition anglo-saxonne, cette angoisse de
l'immanence trouve son ascendance dans la notion d'idéogramme d'Ezra
Pound et dans les dilemmes pédagogiques des Cantos. Nous avons tout
intérêt à restituer au phénomène du New Historicism ce contexte historique
et formel plus vaste où ses solutions (ou évasions) locales trouvent une
résonance historique plus exemplaire.
The Gold Standard and the Logic ofNaturalism est, bien sûr, encore un autre
de ces montages, travaillant sur les doubles plans des chapitres individuels
et du livre dans son ensemble. Cette démonstration étendue de la forme
(ou «méthode») du New Historicism offre l'intérêt supplémentaire d'être
présentée sans le soutien des « thèmes » traditionnels ou conventionnels,
tels que le «soi» dans l'ouvrage pionnier de Greenblatt (même si l'allusion
occasionnelle à la thématique d'«écriture», comme dans l'introduction,
semble conçue pour rassurer le lecteur et luifairetrompeusement croire que
nous sommes embarqués dans une entreprise plus familière).
Trois rythmes distincts semblent parcourir irrégulièrement ce livre,
la focalisation sur l'un d'entre eux reléguant les autres à l'arrière-plan et
produisant une lecture différente. Ces rythmes sont (1) la pratique des
homologies en tant que telles ou, en d'autres termes, ce « montage des
280 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

attractions historiques» dans lequel nous avons vu le principe formel le plus


distinctif du discours New Historicist; (2) les polémiques ostensiblement
lancées contre les interprétations libérales ou radicales mais qui reprennent
aussi en fait la « position» esquissée dans Against Theory; et (3) un récit
protohistorique où se voit affirmé quelque chose sur la spécificité de cette
période particulière, y compris son déclin et sa transformation imminente
en autre chose - ce récit se comprend mieux en termes économiques
(idéologie de l'étalon or, ou gold standard, débats sur les contrats, naissance
des trusts), mais peut aussi être reconstruit en termes de mouvements ou
genres littéraires (réalisme, romanesque, naturalisme), et même en termes
de représentation, comme dans les remarquables pages sur la photographie
et la peinture en trompe-l'œil (où trouvent aussi probablement leur place
les analyses consacrées à l'écriture). L'un des intérêts de The Gold Standard,
non le moindre, réside dans sa polyphonie non-planifiée, que la présence
d'autres caractéristiques ou niveaux (en particulier, le second niveau ou
niveau polémique), nous incite par conséquent à distinguer d'une norme
New Historicist putative.
Cependant, à la toute première lecture, l'attention reste toujours captivée
par les homologies, étant donné l'éblouissante hétérogénéité de leur matériau
brut, comprenant la médecine, les jeux d'argent, le régime foncier, le
masochisme, l'esclavage, la photographie, les contrats, l'hystérie et surtout
l'argent lui-même. La légitimation de l'argent et de ses projections (loi sur
les trusts, marché à terme, rhétorique de l'or), en tant que sujet respectable
d'une discussion par la critique littéraire, apparaît un peu comme une marque
de fabrique de Michaels (exactement comme l'accent sur le récit de voyage
et l'impérialisme était une marque de fabrique de Greenblatt). Ce qui est
remarquable, c'est que la résonance du motif économique s'est maintenant
dépouillée de toutes ses connotations marxistes (autrefois inévitables). Il n'y
a pas si longtemps, le fait même d'inclure, même brièvement, au sein d'un
essai littéraire ou critique l'arrière-plan économique avec l'habituel « contexte
intellectuel» (science, religion, «visions du monde») avait une signification
et des implications politiques, quel que soit le contenu de l'interprétation
Théorie 287

historique en question. Il est vrai que «l'argent» ne coïncide plus exactement


avec « l'économique » en ce sens : Numismatiques de Jean-Joseph Goux
faisait encore figure de « contribution » à la pensée marxiste ; les livres
révolutionnaires de Marc Shell sur l'argent et le système monétaire étaient
déjà beaucoup plus neutres; chez Michaels, «l'argent» est maintenant
simplement un « texte » comme un autre, même si c'est une sorte de frontière
ultime et de zone aride où pour la plupart, les humanistes qui n'ont pas
sa résistance répugnent encore à s'aventurer. Paradoxalement, ce n'est pas
dans la question du développement du capitalisme nord-américain (les
monopoles) que s'investissent les enjeux politiques, mais plutôt, comme nous
le verrons, dans les questions bien plus contemporaines du marché et de la
consommation. (L'impérialisme, chez Greenblatt, reste une question bien plus
intensément politique, mais dans une situation où s'est dégagée aujourd'hui, à
côté du type marxiste; une sorte deradicalismealternatif, d'un type foucaldien
et tiers-mondiste, anti-impérialiste de manière plus exclusive.)
Dans The Gold Standard, l'argent apparaît dans le paysage comme
élément de preuve plutôt que comme la chose elle-même. Voici un premier
exposé des mécanismes qui nous permettent de passer d'un niveau à un
autre (comme point de départ : le griffonnage bizarre et la « production » de
marques de l'héroïne de The YeUow Wallpaper (La Séquestrée) de Charlotte
Perkins Gilman) :

« Dans cette perspective, la femme hystérique incarne non seulement la primauté


économique du travail mais aussi le lien entre la primauté économique du travail et le
problème philosophique de l'identité personnelle. La question économique - Comment
est-ce que je me produis moi-même ? - et la question thérapeutique - Comment est-ce que
je me positionne moi-même ? - trouvent leur parallèle dans la question (pistémologique,
Comment est-ce que je me connais moi-même? - ou plus spécifiquement, comme le dit
James, Comment est-ce que je sais aujourd'hui que "je suis le même moi que j'étais hier" ?
Que "vise" la "conscience" "quand elle appelle le soi présent, le mèmecpie l'un des soi passés
auxquels elle pense?"» [GS7, les italiques sont de moi]

Cette articulation est trompeusement nette et définitive: en réalité, elle


déclenche simplement le processus homologique et analogisant, qui va
282 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

rapidement s'étendre à une variété d'autres secteurs. De même, il n'est pas


manifeste que la «structure» identifiée et nommée ici - le «soi» - ait quoi
que ce soit en commun avec le concept dont est parti Greenblatt: ce moi
humain est d'ores et déjà discrédité philosophiquement et annulé dès le
départ; on en voit le bout par avance ; quelque pseudo-stabilité qu'il invente,
elle devra venir de l'extérieur, d'autres circonstances et d'autres ressources
qui serontfinalementidentifiées comme un « niveau » non mentionné dans
ce passage, à savoir, les formes de propriété. On peut le formuler autrement
en disant qu'il n'est pas du tout évident que Michaels soit guidé ici par une
problématique abstraite du «soi». On pourrait soutenir de façon tout aussi
plausible que le langage du «soi» désigne ici simplement un autre élément
capital de preuve textuelle du matériau brut, à savoir, les livres de William
James, dont les Principles ofPsychology sont aussi fondamentaux à The
GolA Standard que n'importe quel Dreiser, Norris, Hawthorne, Wharton
ou autres. Dans ce cas, les notions de «soi» rétrogradent de solutions ou
cadres explicatifs au statut de problèmes textuels, éléments parmi beaucoup
d'autres, dont le langage conceptuel ne possède plus aucun privilège.
En fait, James fournit lui-même la médiation qui nous permet de passer
des catégories du psychologique (ou même du psychanalytique) à celles du
droit de propriété. Grâce à un remarquable passage où James compare la
persistance de l'identité personnelle dans nos différents souvenirs du passé au
marquage du bétail avec notre propre « marque» distinctive, nous parvenons
à une formulation plus satisfaisante, dans laquelle le langage juridique du
droit a remplacé le langage de la production :
« Notre erreur, pense James, a été d'imaginer la pensée [présente] comme établissant une
possession sur les pensées passées; au contraire, nous devrions y songer comme les possédant
déjà. Le possesseur a "hérité" de son "titre." Sa propre "naissance" est toujours coïncidente
avec "la mort d'un autre possesseur" ; en effet, l'existence même d'un possesseur doit
coïncider avec la venue au monde du possédé. "Chaque Pensée est donc née possesseur et
meurt possédée, transmettant ce qu'elle comprenait comme son "soi ", quel qu'il soit, à son
propriétaire ultérieur."» [C59]

Avec cette reformulation, qui substitue l'analogie des droits de propriété à


Théorie 283

celle de la production, la voie royale du travail associatif des chapitres suivants


est grande ouverte : nous pouvons maintenant tout à coup aller directement
à la question du romanesque et de la photographie chez Hawthorne. Le
« romanesque » offrira alors la stabilité d'un « titre incontesté et d'un droit
inaliénable» [G&95] et une sécurité contre les fluctuations du marché
foncier, alors que, contre toute attente, la pratique de la photographie (la
profession de Holgrave dans The House ofSeven Gables (La Maison aux sept
pignons)) se révélera être « une entreprise artistique hostile à l'imitation »
[G596], Si la mimésis est associée au réalisme (et, de là, à la dynamique
menaçante du marché), cette étrangeté et cette « hyperréalité» des premières
photographies ou daguerréotypes s'inscriront comme autre chose, comme
une activité herméneutique qui « met vraiment à jour le caractère secret,
avec une vérité à laquelle aucun peintre ne se risquera jamais » [Hawthorne,
p.91, cité dans GS99].
On va à nouveau relever cette homologie avec des formes d'« art» marginales
ou aberrantes (le romanesque plutôt que le réalisme, la photographie plutôt
que la grande tradition, alors naissante, de la peinture moderne) quand,
avec Norris et avec le trompe-l'œil de Peto et Harnett, on va rencontrer
cet autre phénomène aberrant qu'est le « naturalisme » ; ces médias mineurs
n'annulent pas ici le grand récit linéaire du télos de l'histoire artistique ou
littéraire, mais ils se tiennent, pour ainsi dire, dans ses marges, comme dans
le traitement par Deleuze, dans sa typologie du cinéma, du fétichisme et
du naturalisme instinctif de Stroheim et Bunuel. La solution impossible
de la Maison aux sept pignons - le titre permanent au-delà du marché,
« l'immunité contre l'appropriation » - conduit alors plus directement à
la possibilité d'imaginer une variété de relations conceptuelles entre la
propriété et le «soi» (nous traiterons plus tard la question politique soulevée
par cette lecture de Hawthorne - à savoir, s'il ne faut donc pas considérer
cette vision romanesque comme une critique ou une transcendance utopique
du marché). Les possibilités conceptuelles extrêmes sont illustrées par les
tentatives de théorisation de l'esclavage et par les «bizarres» dispositions
contractuelles de Sacher-Masoch pour ses pratiques «masochistes». Nous
284 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

devons passer sous silence l'excellente analyse que nous livre Michaels sur
ces sujets, sauf pour faire observer que la question de l'esclavage enracine le
livre dans le courant dominant de l'histoire américaine, alors que l'incursion
apparemment aberrante dans les matériaux de l'Europe de l'Est est en réalité
la mise à l'épreuve fondamentale de The Gold Standard dans son ensemble ;
à savoir, la combinaison, chez Norris et par-dessus tout dans McTeague, des
phénomènes jumeaux de l'avarice et du masochisme (dans la personne de
Trina). Enfin, l'or fait sa triomphale apparition dans la «réalité» du texte
naturaliste (par opposition aux fantasmes et résolutions imaginaires des
« théories » juridiques de l'esclavage, d'un côté, ou du « droit canon » du
masochisme, de l'autre). Cependant, ce long excursus dans le foncier et la
propriété a conféré à cette nouvelle combinaison de la valeur et du moi,
le « niveau » supplémentaire de la théorie juridique et contractuelle qui
va rapidement, comme nous allons le voir, se libérer de ces contraintes et
devenir autonome.
L'astucieuse lecture que fait Michaels de McTeague a le mérite de «produire
le problème» de ce roman au moyen d'une «solution» qui ne convaincra pas
nécessairement tous ses lecteurs (pas plus que la lecture de Charlotte Perkins
Gilman) : « La contradiction est donc que Trina appartient à McTeague,
mais pas son argent... Les désirs simultanés de posséder et d'être possédé
constituent le paradoxe émotionnel que Norris commence à élaborer dans
McTeague» [G5 123]. Même si vous n'aimez pas cette façon de le faire,
vous vous trouvez dorénavant confrontés néanmoins à la dissociation des
« thèmes » de l'argent et de la violence instinctive, dissociation qui sera le
problème qu'aura à résoudre toute lecture à venir. Cette solution précise
permet à Michael de faire le lien entre l'avarice dans ce texte et la passion
du prodigue ailleurs ( Vandover and the Brute) ; tous deux, via Simmel, se
révèlent être de « tragiques » tentatives pour échapper au système du marché
proprement dit et d'abolir l'argent:
Tout se passe comme si, du point de vue du prodigue, le refus de l'avare
à dépenser de l'argent représentait une tentative ratée de se retirer de
l'économie monétaire, ratée parce que dans une économie monétaire, le
Théorie 291

pouvoir de l'argent à acheter ne peut jamais être nié. Il achètera toujours


au moins lui-même. Renchérissant sur l'avare, le prodigue essaie d'acheter
sa sortie de l'économie monétaire. Si l'avare continue toujours d'échanger
son argent contre lui-même [l'argent], le prodigue essaie d'échanger le sien
contre rien, et ainsi, en organisant la disparition du pouvoir d'acheter que
possède l'argent, d'organiser la disparition de l'argent lui-même. [G5144]
Avec la réapparition ici de la notion de « marché», notre œil est attiré
sur une polémique, c'est-à-dire, sur une fonction politique de ce passage
à laquelle nous reviendrons le moment voulu. Cette analyse va également
permettre à Michaels de couper (peutêtre prématurément) avec toutes ces
lectures traditionnelles du naturalisme (y compris celles des naturalistes
eux-mêmes) faites en termes d'instinct, d'atavisme, de libido archaïque et
d'obsession (les grandes rages inhumaines qui s'emparent des personnages
de Zola ou de Norris et les prennent à la gorge comme des forces de la
Nature) ; ce qui ressemble à l'inconscient ou l'instinct est ici (via William
James, à nouveau) décodé comme comportement intentionnel (même si
vain et contradictoire).
Cette lecture autorise alors enfin Michaels à mettre en place la démonstration
centrale promise par le titre: à savoir, l'analyse de «l'étalon-or», ou, plutôt,
la croyance passionnée et même obsessionnelle en la valeur naturelle de l'or,
comme étant la forme ultime sous laquelle se fantasme le désir d'échapper
au marché. En se dégageant de l'immédiateté du fatras de documents
d'époque qu'il nous fait parcourir, il ne va pas être difficile de percevoir
un air de famille entre les diagnostics locaux de Michaels et une série de
dénonciations poststructurales désormais caractéristiques des idéologies de
la nature et de l'«authentique». Il ne faudrait pas voir trop hâtivement la
source de cette croisade dans le démasquage des stratégies de la « naturalité »
et des mythes naturalisants que fait Barthes, sur un mode brechtien, dans
Mythologies- tant Derrida que de Man sur Rousseau sont plus directement
pertinents - croisade qui trouve sa répétition générale la plus convaincante
dans The Tourist de Dean MacCannell, et son programme idéologique
de fond chez Baudrillard, en particulier dans le Baudrillard de la critique
286 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

des concepts de «besoin» et de «valeur d'usage». En même temps, les


conséquences esthétiques de ce débat sur la nature, l'or et l'authenticité sont
également essentielles et trouvent leur expression dans les critiques (tout aussi
postcontemporaines et canoniques) de la représentation, qui refont ici surface
dans les quelques brillantes pages sur le trompe-l'oeil dans lesquelles Michaels
utilise et sape du même coup la conception du moderne de Greenberg :
« La peinture, qui peut ne rien représenter tout en restant une peinture,
est "argent lui même", et l'esthétique moderniste (ou, peut-être littéraliste)
de liberté par rapport à la représentation est une esthétique "goldbug",
de placement sur l'or». [GS 165] C'est une façon peu reconnaissante de
traiter ses alliés, mais elle met en évidence la position problématique du
modernisme à l'époque actuelle. L'idéologie du moderne est parvenue à
l'hégémonie en rejetant et en refoulant le moment naturaliste avec lequel
elle rompt radicalement ; donc, même une revendication littéraire de ce
moment particulier, qui ne semble pas s'intégrer dans le récit moderniste
triomphant (ni dans une optique réaliste), va entraîner des doutes sérieux
sur les positions classiques du haut modernisme (même là où elles découlent
de la peinture plus que de la poésie). En conséquence, on peut voir le
véritable renouveau du naturalisme aujourd'hui, en plein postmodernisme,
comme une sorte de retour du refoulé dont les relations avec les lectures
postmodernes du moderne (comme celles de Michael Fried) doivent rester,
au mieux, ambivalentes. Le trompe-l'œil - si démodé et pourtant si factice et
hyperréel (voir Baudrillard sur ces artéfacts précisément) - offre maintenant
un point archimédien en dehors du moderne à partir duquel il devient
possible de présenter de façon non moderniste la critique (moderniste) de
la représentation.
Pour terminer, on peut noter un certain changement d'orientation entre
les positions de Michaels et celles des anciens critiques de l'authenticité,
un changement que j'hésite à définir en fonction des différences entre les
années soixante-dix et les années quatre-vingt. Néanmoins, il semble que
l'urgence morale et politique des anciennes positions que Michaels continue
de partager fasse ici défaut ; la polémique a évidemment été restructurée, sa
Théorie 293

nouvelle stridence se combine maintenant avec les accents de célébration


qui trouvent quelques échos et analogies chez Lyotard plutôt que chez
Baudrillard.
Avant d'examiner ce niveau plus polémique du livre de Michaels, il est
peut-être préférable de faire une pause pour mesurer le chemin parcouru
depuis cette thématique du « soi » avec laquelle nous avons commencé : elle
réapparaîtra subitement après un remarquable et profond changement,
mais, pour le moment, le «soi» paraît surtout avoir été utile pour défricher
les domaines de l'esclavage, des contrats, de la représentation et de l'argent,
ce qui a le mérite de nous permettre de laisser derrière nous la psychologie.
Pourtant, une question reste ouverte, qui va de pair avec les procédures
exactes de l'homologie; c'est-à-dire, savoir si un de ces niveaux possède une
priorité suprême ou une valeur explicative privilégiée. Ou, pour le dire à
l'envers, s'il est possible d'inventer une manière defairedes homologies sans
se faire aspirer en retour dans l'idéologie de la «structure» et se retrouver
soi-même à établir des priorités et des hiérarchies contre sa propre volonté.
Michaels est conscient du problème, qu'il étudie par intermittence et par
à-coup, mais sans faire ou formuler de conclusion très satisfaisante : «Ainsi,
l'implication sociale de ces textes dépend non de leur représentation directe
des controverses sur l'argent mais de leur représentation indirecte des
conditions qu'expriment les controverses sur la monnaie elles-mêmes. »
[GIS 175]
La réponse définitive viendra, bien sûr, avec la conception d'une « logique
du naturalisme » qui forme la seconde partie du titre. Pour le moment,
demeure le sentiment tenace qu'après tout, tout cela se réduit vraiment au
« soi » et que les fantaisies désespérées ou passionnelles de productivisme,
de romanesque, d'esclavage, de masochisme, d'étalon or, de thésaurisation
et de dépense sont toutes, d'une manière ou d'une autre, des tentatives
pour résoudre la quadrature du cercle et composer avec l'antinomie du
«soi» comme propriété privée. Nulle part, ce n'est affirmé en tant que tel,
et pourtant le vide théorique ou interprétatif dans la chaîne sans fin des
homologies attire, d'une certaine manière, l'attention vers ce que nous
294 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

pourrions appeler la solution existentielle (sinon psychanalytique) : la


priorité ontologique des explications en termes de «soi» par delà tous les
autres niveaux. C'est généralement le sort des philosophies sans « contenu »
(au sens hégélien du terme), et en particulier des philosophies qui cherchent
à exclure le contenu proprement dit: un genre de «forclusion» lacanienne
dans laquelle le contenu est réintroduit depuis l'extérieur, sous la forme de
quelque solde compensatoire et généralement psychanalytique (comme chez
Tel Quel et à certains endroits chez Derrida), les matériaux du « soi » s'avérant
plus fonctionnels dans l'achèvement d'un système formaliste que ceux de
l'histoire ou du social.
Ce que l'on décrit ici, c'est la tendance formelle d'un système ou d'une
méthode à se compléter elle-même et à se doter, contre son gré et sa vocation,
d'une fondation qui l'assoie. Cette observation générale sur la tendance des
« fondations » à revenir via quelque forme extrême du retour du refoulé dans
les points de vue les plus anti-fondationnels doit être distinguée des opinions
sur le niveau fondationnel particulier qui est ici en cause ; dans ce cas, il
s'agit de cette identification du «soi» avec la propriété privée qui offre par
intermittence une lecture alternative - tentation interprétative qui croît et
décroît, apparaît et disparaît tout au long du texte de Michaels - d'un livre
dont nous pouvons affirmer avec quelque assurance qu'il ne s'agit pas de la
bonne lecture et qu'elle ne correspond en aucune manière à l'intention de
l'auteur. La lecture alternative selon laquelle le «soi» se constitue comme la
propriété privée, voire sur le modèle de la propriété privée, a des résonances
dans des secteurs très différents de la pensée moderne, par-dessus tout dans
ces domaines où l'on a le plus vivement fait l'expérience du « moi » ou de
l'identité personnelle comme construction instable. Chez Adorno, par
exemple, «Avec l'intronisation du sujet comme esprit, s'ajouta l'illusion de ne
pouvoir se perdre lui-même4. », là où les implications juridiques de Michaels
sont formellement reliées à l'angoisse de la mort (très présente dans The Gold
Standard, comme nous le verrons). Par ailleurs, chez Lacan, en particulier
avec la notion de « moi » ou de personnalité comme mécanisme de défense,
en fait, comme une sorte de forteresse, notion qu'il emprunte à Character
Théorie 295

Analysis (L'Analyse caractérielle) de Reich, lafigurede la propriété foncière


prend des proportions quasi féodales et territoriales. Si, malgré cela, nous
ne ressentons pas vraiment cette parenté intellectuelle, c'est sûrement dû en
partie à l'absence, chez Michaels, de l'étape suivante, inévitable, à savoir,
la spéculation sur ce que ce serait de vivre sans cette protection juridique,
et sur les formes que le sujet lui-même, en l'absence de cette puissante,
mais historique, catégorie légale de la propriété, a dû prendre autrefois, ou
pourrait inventer dans le futur. En outre, cependant, la différence d'esprit
entre la formulation de Michaels et les autres formulations philosophiques
- même celle de William James - tient à notre incertitude quant à savoir si
la première est encore ou non réellement une «idée» et à notre perplexité
quant au statut de cette pensée ou théorie, qui, dépouillée d'un pouvoir
philosophique plus général, a été fonctionnellement limitée et mise au
service purement ponctuel de l'établissement de liens ou de points de passage
entre des descriptions historiques concrètes.
Par conséquent, ici, même les théories ont été thérapeutiquement
restreintes, pré-préparées, et retransformées en matériaux «textuels» plus
historiques (le ««soi» comme propriété privée» n'étant plus une idée mais
une formulation écrite par William James), bien dans l'esprit de Against
Theory. Il est maintenant temps de voir les formes polémiques que prend
cet esprit dans The Gold Standard, ou, autrement dit, de passer au second
ressort de ce travail qui tire (le plus souvent dans les notes en bas de page)
des conséquences actives et protopolitiques du travail plus neutre de
l'établissement d'homologies dans le corps principal du texte. Ces formes
polémiques ne semblent plus porter sur les questions d'intention dans la
lecture de tel ou tel aria lyrique (mais nous rétablirons le lien sous peu) ; au
contraire, notamment dans le cas des lectures de Sister Carrie de Théodore
Dreiser, elles semblent se rapporter à l'évaluation de la marchandisation
et de la consommation chez un auteur que l'on considérait classiquement
comme un réaliste et un critique social et qui fut toute sa vie associé aux
causes et aux mouvements de gauche. Plus précisément, le débat porte sur le
personnage de Ames et sur la question de savoir si les ambitions artistiques
290 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

qu'il inspire à Carrie doivent être lues comme une rupture radicale avec les
élans précédents, plus « matérialistes », de cette dernière. Michaels soutient
que non, et je pense qu'il a raison, mais la formulation de l'argument est
instructive : « L'idéal qu'Ames représente pour Carrie est ainsi un idéal
d'insatisfaction, de désir perpétuel. » [GS 42] Nous ne sortons en réalité
jamais de l'appétit de consommation chez Oreiser; il n'y a aucune «vision
alternative» ; aucun contre-élan n'est perceptible; aucune expérience ne reste
hors de sa contamination ; rien ne vient démentir cet élément omniprésent
que Michaels identifie, également à raison, comme le «marché». Ou, du
moins, rien de social car, dans ses pages les plus électrisantes, Michaels
détermine ce qui est, pour Dreiser, le véritable Autre du marché et de la
consommation de biens, à savoir, la mort : « Dans Sister Carrie, la satisfaction
n'est jamais désirable ; elle est au contraire le signe du commencement de
l'échec, du déclin, et finalement de la mort.» [C7542] (Quelque chose
d'approchant était à l'oeuvre dans la lecture de Hawthorne où la solution
- inaliénabilité du titre, romanesque, immunité contre le marché - était
pareillement une solution d'aphanisis: «Alice Pyncheon s'imagine être
immunisée contre la possession... simplement parce qu'elle ne ressent aucun
désir.» [GS 108]) Si le «réalisme» a une quelconque signification, alors il
vise ceci : les parties sur Hurstwood dans Sister Carrie, la représentation de
l'Autre mortifère du marché et du désir, une «littérature toute d'épuisement
du désir et de faillite économique» [G546]. Les «réalismes» - comme
celui du pauvre vieux Howells - qui évoquent une retraite pastorale du
marché dans un autre espace intra-mondain ne sont que des fantasmes
faibles et sentimentaux, même si La Maison aux 7pignons échappe de
façonremarquableà ce jugement en s'inscrivant comme non réaliste et en
affrontant bille en tête la contradiction dans sa forme même.
La polémique prend maintenant une autre tournure, complémentaire :
car, selon Michaels, il s'ensuit que, puisque l'oeuvre de Dreiser est une
œuvre d'immanence absolue au marché, la critique sur Dreiser ne peut que
malhonnêtement présenter ces textes comme une critique du marché. Par
conséquent, nous nous trouvons soudain face à la réapparition de l'une
Théorie 297

des problématiques centrales de toute la critique littéraire ou culturelle,


radicale ou marxiste : à savoir, comment doit-on concevoir en pratique
la négation, la contestation, et, en particulier, comment peut-on imputer
une valeur critique aux ceuvres qui sont idéologiquement ou représen-
tationnellement complices du « système ». Ce qui est, à première vue,
politiquement choquant chez Michaels n'est donc pas l'évaluation de
Dreiser (malgré les positions idéologiques conscientes de l'écrivain). C'est
ce qui était choquant dans une version classique de ce débat qui porta sur
un écrivain bien aussi ambigu que Dreiser, à savoir Balzac dont les ceuvres
abordaient largement la question de l'appétit de consommation, jointe à des
fantasmes conservateurs de propriété terrienne et des positions ouvertement
monarchistes (d'un aspect très différent de celles de Dreiser). Il est permis,
je crois, d'être en désaccord avec Marx et Engels, et de juger Balzac bien
plus profondément corrompu et irrécupérable qu'ils ne le pensaient
(même si dans ce cas, leur position - selon laquelle Balzac était à même
d'enregistrer les forces sociales contradictoires plus pertinemment que des
écrivains purement « libéraux» - est des plus complexe et intéressante). Ce
qu'il y a probablement de plus choquant avec ces débats dans The Gold
Standard, c'est la présence même de cette problématique qui n'a jamais
intéressé la critique formaliste ou esthétiste et dont nous pensions avoir
l'exclusivité : que « l'autre camp » dresse maintenant ses lignes de bataille
sur notre propre terrain - et jette le gant sur des questions de « subversion »
littéraire et culturelle ou de valeur critique ou contestataire - est désormais
encore plus inquiétant que l'appropriation de ces matériaux et sujets
économiques mentionnés plus tôt et jusqu'ici associés à la Gauche. Des
doutes sur la viabilité des modèles critiques et principalement dialectiques
de la fonction contestatrice de la culture se sont largement répandus dans
la période poststructurale : mais ils ont été majoritairement exprimés par
des écrivains qui demeuraient politiques et « hommes de gauche», et dont les
« méthodes », comme la déconstruction, promettaient d'être plus subversives
et plus « révolutionnaires » que les méthodes traditionnelles. Mais, à
mon avis, Michaels n'élève plus pour son propre travail, pas davantage
292 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

que le New Historicism en général, la moindre prétention à une valeur


« révolutionnaire » ou subversive.
Le mot « subversion » peut servir d'abréviation pour une position ou un
principe que Michaels prend soin de dénier sous des formes variées : nous
avons déjà vu comment sont systématiquement prises pour cible les diverses
idéologies de la nature, du naturel et de l'authenticité (qui vont des débats
sur l'or aux positions politiques et économiques sur les « richesses naturelles »
qu'incarnent le pétrole ou le blé). Il est clair maintenant que leur vice le plus
grave se trouve dans leur tentative de garantir un espace utopique en dehors
de la dynamique du marché, que l'on peut (selon Michaels) qualifier de
nécessairement et constitutivement «impur», comme une «supplémentarité»
infinie qui ne peut jamais connaître le contentement (ou la « satisfaction »)
et qui attire tous les autres genres d'espace à l'intérieur de lui-même. Un
autre nom pour le rêve illusoire d'un espace non marchand alternatif est
bien sûr la « production », ce que met en œuvre d'une manière provocante
l'introduction qui présente la tentative de Charlotte Perkins Gilman pour
conquérir l'autonomie à travers l'autoproduction comme un fantasme
déconstruit par son propre texte (de telle sorte que les textes sont toujours
apparemment susceptibles de se saper ou se «subvenir» eux-mêmes, mais
dans une immanence qui rappelle beaucoup la déconstruction derridienne).
Mais Michaels manifeste clairement que ses ennemis conceptuels s'étendent
bien au-delà des marxistes et des féministes : les idéologies continentales
du « désir » obtiennent aussi leur pan d'attention dans une critique de
Léo Bersani qui vaut aussi, mutatis mutartdis, pour Kristeva et Deleuze
{l'Économie libidinale de Lyotard est plus insaisissable). Il n'est pas difficile
de démontrer que la force du désir invoquée pour ébranler les rigidités du
capitalisme tardif est en fait très précisément ce qui entretient le système de
consommation au premier rang: «L'élément "perturbateur"dans le désir,
que Bersani trouve séduisant, n'est pas, pour Dreiser, subversif de l'économie
capitaliste mais constitutif de son pouvoir. » [ GS48] Il est peut-être possible
de voir dans cet efficace renversement l'épitaphe de l'une des principales
positions politiques des années soixante, selon laquelle le capitalisme,
Théorie 299

en suscitant des besoins et des désirs qu'il est incapable de satisfaire, se


subvertirait lui-même d'une manière ou d'une autre; et c'est certainement
comme participant à une réaction systémique générale contre les années
soixante que Michaels doit à cet égard être lu.
Ce qu'il faut maintenant foire ressortir, c'est l'affinité de ces polémiques
avec les positions apparemment de moindre portée de Against Theory, dans
lequel, on le rappellera, a été lancée une offensive à deux niveaux contre
l'«ontologie» aussi bien que contre l'«épistémologie» de la dite théorie. Au
niveau ontologique, le vice de cette réflexion se trouve dans une pratique
critique qui, d'une certaine manière, essaie d'isoler l'« intention » de l'auteur
par rapport au texte. Ce qui ne va pas avec ça est ensuite clarifié par la
discussion plus philosophique du niveau « épistémologique » où l'erreur
est succinctement décrite comme celle d'essayer « de se tenir hors de nos
croyances dans une rencontre neutre avec les objets d'interprétation.» [GS
27] Le concept (ou pseudo concept) de «subversion» propose maintenant
une illusion du même type par rapport au « système » comme totalité :
l'illusion que l'œuvre de Dreiser, qui est immanente au système de marché et
à sa dynamique, et qui en est profondément complice, pourrait aussi d'une
certaine manière «s'extraire» de celui-ci, atteindre une «transcendance» par
rapport à lui (d'habitude encore qualifiée de distance critique), et fonctionner
comme une critique de ce dernier, sinon, en fait, comme une franche
répudiation politique. Mais, à l'évidence, cela va plus loin : il a toujours été
implicite chez les théoriciens du «système total» comme Foucault, que si le
système était aussi tendanciellement totalisant qu'il le disait, alors toutes les
révoltes localisées, sans parler des élans révolutionnaires, restaient à l'intérieur
et constituaient en réalité une fonction de sa dynamique immanente.
Néanmoins, Foucault lui-même semblait encore capable d'exprimer et
d'avaliser une sorte de lune de guérilla contre le système. Mais on pourrait
également dire de Foucault que, puisqu'il ne croyait pas au « désir », il n'était
pas équipé pour mesurer les « séductions » du marché en tant que tel. Il restait
à Baudrillard à donner l'expression la plus dramatique et « paranoïaque-
critique» de ce dilemme, en démontrant comment les idéologies conscientes
294 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

de la révolte, de la révolution, et même de la critique négative, - loin


d'être purement «co-optées» par le système - sont une partie intégrante et
fonctionnelle des propres stratégies internes du système.
Aux États-Unis, c'est évidemment la critique de la consommation et de la
société de consommation qui en est restée dans les années quatre-vingt: ce
sont les principaux adversaires de Michaels (ce qui explique aussi pourquoi
Dreiser devient une pièce à conviction essentielle et un terrain de combat),
et il est intéressant de citer un peu longuement sa note capitale sur le sujet :

«Je cite ici [Richard Wïghtman] Fox et [T.Jackson] Lears, et plus loin Alan Trachtenberg
et Ann Douglas, non parce qu'ils me semblent être des spécimens particulièrement
remarquables de la tradition "distinguée" (genteel) ou progressiste dans l'histoire culturelle
américaine mais - juste à l'opposé - parce qu'ils sont exemplaires dans leurs tentatives
d'imaginer des visions alternatives de la culture américaine. Ce qui rend d'autant plus
frappant le fait qu'ils ne s'écartent en définitive pas de cette vision distinguée/progressiste
pour laquelle les œuvres d'art importantes, en un sens, transcendent le marché ou s'opposent
à lui. Ici, j'ajouterai que la critique littéraire américaine (plus encore que l'histoire culturelle
américaine) a habituellement appréhendé tant les objets de son admiration qu'elle-même
comme étant opposés à la culture de consommation - et, à quelques exceptions près,
continue de le faire. Aucun doute que les partisans nouvellement politisés de la critique
"oppositionnelle" rejetteraient ces assimilations de leur travail à la tradition distinguée. Mais
transformer le lamento (hanJurringing) moral des années cinquante et début soixante en
lamento épistémologique des années soixante-dix parait une piètre avancée. » [G^ 14, n.16]

Si on laisse Michaels en dehors de ça pour le moment, ce passage présente


une utilité thérapeutique par la façon dérangeante dont il soulève un
problème très américain, encore très présent à nos côtés : à savoir, les
relations entre le « libéralisme » et le « radicalisme ». Michaels suggère en effet
impoliment que les critiques actuels qui s'imaginent être radicaux ne sont
en réalitériende plus que libéraux, au sens de faibles et geignards. Michaels
nous offre ainsi l'occasion d'une «critique/auto-critique» significative et
même urgente à un moment où les définitions personnelles de la Gauche
sont au mieux confuses, sinon vaines. Ses formulations incisives vont s'avérer
utiles dans ce processus, en voici une autre :
Théorie 295

« Qu'est-ce que ça voulait dire exactement que de considérer que Dreiser approuve (ou
désapprouve) la culture de consommation ? Même si transcender vos origines afin de les
évaluer a constitué le mouvement inaugural de la critique culturelle, au moins depuis
Jeremiah, c'est sûrement une erreur de prendre pour argent comptant ce mouvement : non
pas tant parce que vous ne pouvez pas réellement transcender votre culture, mais parce que,
si vous le pouviez, il ne vous resterait aucun terme d'évaluation - excepté, peut-être, les
termes théologiques. Il semble ainsi erroné d'envisager la culture dans laquelle vous vivez
comme un objet de votre affection : vous ne l'aimez ni ne l'aimez pas, vous existez dedans,
et les choses que vous aimez ou n'aimez pas existent également dedans. Même les refus du
monde de type Bartleby restent inextricablement liés à elle - qu'est-ce qui pourrait être un
exercice du droit à la liberté de contracter plus puissant que le refus couronné de succès de
Baitleby de prendre part à n'importe quel contrat?»[GS 18-19]

Cela nous mène en plein dans le dilemme du positionnement en dehors


du système total (que Michaels réinvente ici) : de quelque manière qu'il soit
conçu (que ce soit le marché et le capitalisme, ou le caractère américain et
l'expérience américaine particulière - la culture américaine) la force avec
laquel le système est théorisé déjoue l'acte local de le juger ou d'y résister
de l'intérieur, se révélant n'avoir encore été qu'une autre caractéristique
du système, que ce soit ruse ou tabou de l'inceste, programmée à l'avance
à l'intérieur de lui-même. Bien que la forme du dilemme reproduise le
modèle plus abstrait de Against Theory, le sujet précis de Michaels ici est la
«critique culturelle», une activité caractérisée avec encore plus de force par
le mot allemand (Kulturkritik), sur lequel Adorno a de puissantes choses
à dire dans le grand essai programmatique qui ouvre Prismes, un essai qui
place les structures de Michaels au sein d'un cadre bien plus large et soulève
des questions significativement absentes ici : le statut des intellectuels, la
nature de la culture, ainsi que celle de son concept, et même l'antinomie à
partir de laquelle apparaît la dialectique et dans laquelle elle trouve sa raison
d'être - à savoir, comme faire quelque chose qui est impossible, et pourtant
indispensable, et en tout cas inévitable. Même la solution péremptoire et
personnelle de Michaels - arrêter de le faire - n'engage pas le sujet si loin,
même si elle intègre certainement la conscience que les gens continueront
avec la théorie ou la critique culturelle comme si rien ne s'était jamais passé.
296 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

Dernier point sur le sujet :


«Les textes se réfèrent-ils à la réalité sociale? Si c'est le cas, ne font-ils que la refléter, ou lui
imaginent-ils des alternatives utopiques ? Comme la question de savoir si Dreiser aimait
ou n'aimait pas le capitalisme, ces questions [Michaels les limite à ton aux questions de
représentation réaliste me semblent supposer un espace extérieur à la culture afin, ensuite,
d'interroger les relations entre cet espace (ici défini comme littéraire) et la culture. Mais les
espaces que j'ai tenté d'explorer se situent tous bel et bien dans la culture, dès lots le projet
d'intenogation n'a aucun sens.» [(7527]

Dans les faits, Michaels rejoue ici le grand débat sur la nature éthique
(et vaguement kantienne) du socialisme de la Deuxième Internationale :
parmi d'autres, mais avec une plus grande précision, Lukics la diagnostiqua
comme un impératif moral qui nous somme de créer quelque chose qui
n'existe pas et qui peut donc, quasiment par définition, n'être jamais réalisé.
La projection du «socialisme» comme alternative éthique radicale à l'ordre
existant garantit quasiment l'impossibilité de son avènement : et cela, non
pas en dépit de sa vraisemblance et de sa force comme critique éthique du
capitalisme, mais quasiment en proportion. Sur un plan empirique, (mais
celle de Lukâcs est également une critique bien sentie de la catégorie même
de l'éthique dans la pensée de Kant), il est clair que plus l'ordre existant est
corrompu et mauvais, moins est grande la probabilité que quelque chose
de bon en sorte. Lukics suggère à juste titre que l'analyse (dialectique)
de Marx de l'apparition du socialisme à partir du capitalisme est très
différente. La force du marxisme proprement dit, tel que Marx le projetait
lui-même, fut d'avoir combiné la thèse sur la désirabilité du socialisme (et
l'intolérabilité du capitalisme) avec une démonstration sur les façons dont
le socialisme était déjà en train de naître au sein du capitalisme, comment
le capitalisme par quelques caractéristiques de sa logique était déjà en
train de créer les structures du socialisme, et comment le socialisme ne se
présentait pas comme un idéal ou une utopie mais comme un ensemble
tendanciel et émergeant de structures d'ores et déjà préexistantes. C'est le
réalisme essentiel de la vision de Marx, que le mot inévitabilité représente
mal d'une certaine manière, dans un autre sens, et dans laquelle l'on peut
Théorie 297

observer et examiner la forme forte ou pleine de ce que Marx visait par


« contradiction ». Il est toujours utile d'ajouter que Marx n'avait pas tort
dans son diagnostic, notamment quand on envisage la longue perspective
temporelle des Grundrisse au lieu des prophéties apocalyptiques à court
terme du Capital. Pour ne retenir qu'un élément de l'analyse de Lukics,
on peut observer aujourd'hui que les processus de collectivisation ont
remplacé l'individualisme de marché à de nombreux niveaux, jusqu'aux
micro-expériences de la vie quotidienne, ce qui se reflète dans les « politiques
moléculaires » des dits nouveaux mouvements sociaux. Ce modèle de la
présence du futur dans le présent est alors, clairement, complètement
différent de la tentative de « se mettre en dehors » de la réalité réellement
existante dans quelqu'autre espace : les travailleurs de la Commune, comme
Marx le dit dans ce qui est peut-être sa formule la plus incisive, n'ont pas « à
réaliser d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle
que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre3. »
Le fait est que les systèmes, même les systèmes totaux, changent ;
mais la question des tendances et des lois dynamiques de ce changement
s'accompagne également de la question, relativement distincte, du rôle de
la « puissance d'agir» humaine dans ce processus (qui peut, bien sur, par une
« ruse de l'histoire » hégélienne, finir par donner une chose très différente
de ce qu'elle «visait»). La notion marxienne du changement n'est pas en
ce sens complètement immanente : même s'ils n'ont aucun « idéal », les
communards ont un programme, et la conscience qu'ils en ont reflète les
limites qui leur sont imposées par la situation même que le programme est
destiné à changer: « l'humanité ne soulève jamais que les problèmes qu'elle
est en mesure de résoudre».
C'est dans cet esprit que nous devons revenir à la question plus
immédiate du «marché» et de la critique utopique de la consommation
et du consumérisme. Il me semble très important de nous convaincre, et
Michaels insiste inlassablement sur ce point, que nous sommes à l'intérieur
de la culture de marché et que la dynamique interne de la culture de
consommation est une machine infernale dont on ne peut échapper par la
298 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

réflexion (ou des positions moralisantes) : une propagation et une réplication


infinie du «désir» qui se nourrit de lui-même et n'a aucun extérieur ni
assouvissement. Il s'agit d'un processus dont on peut observer de façon plus
tangible la dangereuse force dans les pays socialistes actuels qui tentent de
résoudre le problème de base de la production et de la distribution de biens
de consommation, nécessaires et désirables de façon pressante, sans grande
conscience de la dynamique autonome de cette « culture de consommation »
ainsi libérée dans laquelle nous sommes nous-mêmes plongés au point d'être
incapables d'imaginer quoi que ce soit d'autre. Le premier moment, alors,
d'un sentiment de constriction du système total et de son inéluctabilité,
même pour l'imagination, est ce qui peut nous aider, encore une fois, à
tracer une frontière plus ferme entre le «radicalisme» et le «libéralisme».
Car, le point de vue libéral se caractérise, en général, par la croyance que le
«système» n'est pas réellement total en ce sens, que nous pouvons l'améliorer,
le réorganiser et le réguler de telle manière qu'il devienne tolérable et que,
de là, nous ayons le « meilleur des deux mondes ». Le merveilleux livre de
Susan Sontag sur la photographie est exemplaire à cet égard (sa conception
de la soif d'images est parente de la vision de Michaels du marché et de
la consommation, mais constitue aussi une variante significative et une
façon alternative d'en parler) : sa conclusion sur la culture de l'image
contemporaine est la recommandation typiquement libérale de faire une
«diète» d'images6, qu'elle qualifie de «remède écolo», de préservation:
«S'il peut y avoir une meilleure façon pour le monde réel d'inclure celui
des images, elle nécessitera une écologie non seulement des choses réelles
mais aussi des images...7 ». Mais cette solution - rien de trop ! - est en réalité
déterminée par le fantasme d'une solution «radicale» alternative, à savoir,
Platon ou la suppression puritaine des images, totalement (la Chine maoïste
en est son exemple concret). Je soupçonne cette sorte de crainte bien établie
- que j'ai appelé ailleurs l'«angoisse de l'Utopie» - d'être aussi à l'œuvre
dans les justifications du marché qui fantasment la suppression totale de
la consommation, des images et du désir au moment même où les pays
socialistes s'en rapprochent peu à peu.
Théorie

Par conséquent, je voudrais tirer de Michaels la conclusion opposée :


les critiques de la consommation et de la marchandisation ne peuvent
être vraiment radicales que lorsqu'elles comprennent spécifiquement une
réflexion non seulement sur le problème du marché, mais avant tout, sur
la nature du socialisme comme système alternatif, à défaut d'empoigner
et théoriser explicitement la possibilité d'un tel système alternatif, je
considérerai que la critique de la marchandisation tend fatalement à revenir
à un pur débat moral, une pure Kulturkritik au mauvais sens du terme et
une question de «lamento». La conquête de l'hégémonie discursive dans
les années quatre-vingt, qu'il semble plus exact d'appeler thatchérisme
que reaganisme, combinait la naturalisation d'un ensemble de dogmes
économiques (les budgets doivent être équilibrés, la production doit être
«efficace») avec la conviction, en apparence universellement acceptée, que
le «socialisme ne marche pas», une conviction largement emportée par les
luttes discursives (comme Stuart Hall nous l'a sans répit montré), renforcée
par la désintégration de toute conception claire de ce que le socialisme
devrait être et comment il devrait fonctionner, en particulier dans les pays
socialistes eux-mêmes. On pourrait penser, cependant, que plutôt que
de laisser tomber toute cette affaire dans un silence embarrassé, ce serait
précisément le moment d'en débattre publiquement. Je dis tout cela parce
que le problème du marché est au cœur du problème de la théorisation ou
de la conceptualisation du socialisme : l'amorce d'un débatrigoureuxsur le
marché à gauche est apparu ces dernières années, écrit en grande partie, mais
non exclusivement, par des économistes marxistes de l'Ouest. Pratiquement,
la plus belle réussite du livre de Michaels a été de remettre ce sujet à l'ordre
du jour sans échappatoire possible, et à l'ordre du jour de la critique culturelle
elle-même, qui doit maintenant se secouer pour sortir de son immanence et
inclure les matériaux hétérogènes du débat économique et marchand, à côté
de ses analyses textuelles8. Ces questions politiques - marché et socialisme
- sont, comme Michaels ne nous l'a que trop bien montré, les conséquences
ultimes et l'enjeu suprême de ce genre d'analyse littéraire ou culturelle ; il
serait paradoxal que nous lui abandonnions ce terrain.
300 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

Tout cela semble laisser entendre qu'après tout, nous pouvons sortir
de notre système ou de notre culture. Mais cette puissante objection, que
Michaels formule à notre intention de façon percutante encore et encore,
me semble impliquer un malentendu sur les emplois et la fonction de la
pensée utopique et, même, de la critique utopique. (Je laisserai hors de ce
débat l'utilisation occasionnelle de ce mot clé comme euphémisme pour
le socialisme que font certains d'entre nous). Faire des hypothèses sur ce
discours et son intérêt ne revient pas du tout à affirmer sa possibilité, ou dans
le langage de Michaels, sa capacité, dans n'importe quel sens bien compris
du terme, à sortir de notre propre système. Ce serait une vision des choses
encore relativement représentationnelle qui nous amènerait à passer en revue
More ou Skinner- faire un inventaire de leurs points positifs pour, ensuite,
additionner et comparer leurs succès visionnaires. Ce qu'ils ont réussi,
cependant, était plutôt différent d'une positivité achevée ; ils ont démontré,
pour leur époque et leur culture, ['impossibilitéd'imaginer une Utopie. Ce
sont donc les limites, les restrictions et refoulements systémiques, les espaces
vides dans le projet utopique qui sont les plus intéressants, car eux seuls
témoignent des façons dont une culture ou un système marquent l'esprit le
plus visionnaire et entravent son mouvement vers la transcendance. Mais ces
limites, dont on peut aussi débattre en termes de restrictions idéologiques,
sont concrètes et exprimées dans les grandes visions utopiques ; elles ne
deviennent pas visibles, excepté dans la tentative désespérée d'imaginer autre
chose; si bien qu'un consentement détendu à l'immanence - une conscience
anticipée de l'échec obligé du projet qui nous mène à y renoncer - ne recèle
aucune information expérimentale quant à la forme du système et à ses
frontières, quant à cette manière, historique et sociale particulière, qui fait
qu'un extérieur est inaccessible et que nous sommes renvoyés à nous-mêmes.
Plus étroitement, c'est ce même rapport que nous devons développer avec
les élans radicaux de la culture et de la littérature précédentes. Que Dreiser
ou Gilman aient échoué à imaginer un moyen de sortir des systèmes qui les
entourent comme quelque ultime horizon de pensée n'est guère surprenant;
mais ce sont des échecs spécifiques et concrets qui donnent une idée de la
Théorie 301

façon dont un mouvement radical vers autre chose fait aussi partie intégrante
du système qu'il cherche à éviter ou déjouer, si bien que, à l'extrême limite,
ces gestes de révolte sont des gestes programmés à l'intérieur du système.
Ce processus n'est pas davantage le problème de la conception de nouvelles
pensées, mais plutôt cette chose tout à fait différente et plus tangible qu'est
la production de représentations; en effet, la priorité de l'analyse littéraire
et culturelle sur l'examen philosophique et idéologique se trouve, à cet
égard, très précisément dans larichessede détails concrets qu'offre, sur son
propre échec, toute représentation. C'est l'échec de l'imagination qui est
important, et non sa réussite, dans la mesure où, quoi qu'il en soit, toutes les
représentations échouent et qu'imaginer est toujours impossible. Tout cela
pour dire aussi qu'en termes de positions politiques et d'idéologies, toutes
les positions radicales du passé sont défaillantes, précisément parce qu'elles
ont échoué. L'usage utile des précédents radicalismes tels que le populisme,
le féminisme de Gilman, ou même les élans et attitudes anti-marchands
que Lears et d'autres ont commencé à explorer, ne va pas se trouver dans
leur triomphant regroupement en une tradition radicale de type précurseur
mais avant tout dans leur échec tragique à établir une telle tradition. Progrès
historiques par l'échec plus que par le succès, comme Benjamin ne se lasse
pas de le répéter; et mieux vaudrait penser Lénine ou Brecht (pour prendre
au hasard quelques noms illustres) comme des échecs - c'est-à-dire, comme
des acteurs et des agents contraints par leurs propres limites idéologiques
et celles de leur moment de l'histoire - plutôt que comme des exemples et
des modèles triomphants, sur un mode hagiographique ou glorificateur. La
corruption de Dreiser est totalement au cœur du sujet ici; ce que Michaels
ne prend pas en compte dans sa dénonciation des mésinterprétations
radicales qui ont été faites de Dreiser, ce sont les raisons pour lesquelles,
pour commencer, les lecteurs les ont faites et continuent de les faire -
pourquoi quelque chose dans le texte devrait de manière si impérieuse nous
inciter à présumer que cette analyse élaborée de la soif de marchandise
proviendrait d'une distance intérieure par rapport à elle plutôt que de la
plus pure complaisance. Mais c'est l'ambiguïté même qu'il y a à nommer un
302 l m m w n c < et nomlniliiim dans le discoure théorique postmodeme

phénomène et à le désigner ou le mettre en avant : une fois isolé dans l'esprit,


il devient un objet de jugement indépendant des intentions de l'auteur; et
les mauvais lecteurs de Michaels seront pardonnés de supposer parfois qu'il
juge lui-même de façon positive la soif de marchandises chez Dreiser, malgré
ses fréquentes affirmations qu'en fait, elle ne peut, en cc sens, pas du tout
être jugée, positivement ou négativement, et qu'on ne peut pas prendre de
telles positions sur ce qui existe.
En effet, on saisira peut-être mieux le « moment de vérité » de
l'antilibéralismc de Michaels (on ne peut, je pense, l'appeler conservatisme
dans aucun sens idéologique positif et substantiel) par analogie avec ce
que j'appellerai les engagements ontologiques des différents stades du
roman moderne (ou mieux encore, bourgeois). Ceux que Lukici appelait
les grands réalistes, c'est-à-dirt, les principaux romanciers réalistes du
XIX' siècle, peuwM te a n c é i m par un intérêt esthétique direct pour
l'être lut-Atac (c'ttt-è-dite» pour l'apprAcmioli d'une société en tant
que forme d'tat stable), qui, malgré les ton misions et les rythmes intimes
de ses transformations légales, peut, d'une certaine manière, être en fin
de compte appréhendé et consigné en tant que tel. Quelque progressistes
qu'aient pu être certains d'entre eux, il se pourrait, par conséquent, qu'ils
n'aient eu, en raison de leur vocation et de leur esthétique, aucun intérêt
à développer une vision du monde social autorisant des modifications
brutales et, pour ainsi dire, des transformations dialectiques dans les
lois mêmes de cet ordre et de sa forme locale de «nature humaine». La
profonde parenté formelle entre ces romanciers et les historiens laisse
penser que cette seconde profession établit une sorte d'engagement
ontologique envers la densité massive de l'être social et de l'expérience
sociale. L'intérêt de Michaels en tant que critique historique (d'un
nouveau type) me semble converger essentiellement avec les historiens,
car les théoriciens qu'il tient pour radicaux menacent la stabilité de cet
objet d'étude (appelé parfois ici simplement « le marché») et, en semblant
suggérer qu'il est remplaçable par quelque chose d'autre, tendent à
banaliser et saper ce projet de recherche.
Théorie 303

Tout cela me semble changer avec ce qu'on appelle le modernisme,


quand l'expérience du changement social réel dans l'industrialisme inspire
désormais de sérieux doutes sur la stabilité de l'être et des pressentiments tout
aussi sérieux sur la nature construite ou démiurgique du social ; cependant,
ce processus s'étant achevé dans le postmodemisme, l'être ne peut guère être
un embarras pour les artistes de cette période finale, convaincus qu'ils sont
de l'apesanteur et la textualisation des muldples réalités sociales. Cependant,
il semblerait que cette position plus postmoderne caractérise plutôt l'aile
gauche du New Historicism, tandis que celle du haut modernisme serait
probablement réservée à une historiographie somme toute d'un autre genre,
telle que celle de Hayden White.
Un sérieux examen de la conception du marché de Michaels va maintenant
nous mener au troisième ressort de son livre et poser la question de ce
paradigme historique qui, parfois, semble le sous-tendre implicitement et,
à d'autres moments, prendre le devant de la scène, devenir son sujet officiel
et son problème central. Il nous faut tout d'abord noter que «le marché»
chez Michaels est ce qu'on décrit aujourd'hui souvent comme un concept
totalisant. En cela, il se sépare du courant principal du New Historicism,
qui, tant pour la Renaissance que pour les variantes victoriennes, ne semble
pas poser ou présupposer une quelconque totalité (ou système) absente et
pourtant toute-influente de ce genre. Il semble superflu de faire remarquer ce
que Michaels exploite systématiquement et de plusieurs manières : à savoir,
que cette façon de « nommer le système » fait passer l'accent (et les types
d'explications nécessaires) de la production, ou la distribution, à l'échange
et la consommation. La polémique de Michael contre la rhétorique de
la production n'est pas explicitement dirigée contre le marxisme (qui ne
figure pas ici comme sujet) ; en effet, sa principale occasion, c'est plutôt
le féminisme de Charlotte Perkins Gilman. Pourtant, pour éviter tout
malentendu, il est important d'affirmer que l'analyse du capital de Marx
n'est pas (n'en déplaise à Baudrillard) une conception « productiviste » et
que la grande introduction de 1857 au Grundrisse affirme l'indissolubilité
dialectique des trois dimensions de la production, de la distribution et de
304 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

la consommation. Si, malgré celà, Marx a toujours été compris (à juste


titre) comme voyant dans la production la clé pour appréhender les autres
processus, c'est parce que le courant principal de la pensée économique avant
et depuis (et y compris Michaels) persiste à absolutiser la consommation
et le marché. L'affirmation de la « primauté de la production » (quel que
puisse être son sens exact) offre le moyen le plus efficace et puissant de
défamiliariser et démystifier les idéologies du marché et les modèles de
capitalisme orientés sur la consommation. Comme vision du capitalisme,
l'affirmation de la primauté du marché est donc pure idéologie.
Mais il y autre chose chez Michaels qu'il nous faut maintenant aborder.
Nous avons déjà noté la tendance d'une méthode homologisante à poser,
implicitement ou explicitement, une sorte de « structure » susceptible de
justifier la juxtaposition analogisante des différents matériaux bruts ou
documents et de fournir la forme ou les termes grâce auxquels on pourra
affirmer qu'ils sont «les mêmes». Mais chez Lévi-Strauss, en dépit de son
agile pirouette méthodologique, cette « structure » commune reste un
mécanisme transcendant qui ne se rabat jamais complètement sur aucune de
ses manifestations de surface, quelque privilégiée qu'elle soit, et ne disparaît
par conséquent jamais complètement dans l'immanence de la description
ethnographique. Comme nous l'avons vu, cependant, toute la dynamique et
l'originalité du New Historicism résident dans sa gène vis-à-vis de ces entités
transcendantes, et dans son effort pour faire sans, tout en préservant les
bénéfices discursifs de la méthode homologique. Michaels partage nettement
cette position de travail, mais se distancie tout aussi clairement de la pratique
du New Historicism par son effort pour présenter cette « structure » commune
absente comme un système total asphyxiant - le marché - et, à partir de
là, pour doter ses lectures d'un effet d'un autre genre, celui d'une clôture
tout-embiassante, d'une fatalité tout-englobante. Mais comment théoriser
cette procédure ? Le « marché» n'est certainement plus à appréhender comme
une vision du monde, ou en Zeitgeist, à l'ancienne; chez Michaels, ses effets
ont un certain air defamilleavec l'épistémè foucaldienne, mais cela, comme
le suggère son appellation même, continue d'être formulé et décrit en termes
Théorie 311

de savoir, et d'expliquer, en premier lieu, un ordre et un mode de pensée


spécifiques, et, plus loin, un ordre de règles discursives qui présélectionnent
certains genres de possibilités verbales et en excluent d'autres. Ce n'est pas,
semble-t-il, exactement ce qui se passe ici. Le Foucault dans son livre des
prisons (avec ses « biotechnologies du corps » et sa grille tendancielle de
pouvoir et de contrôle) a produit des effets plus en accord avec l'intervention
funeste du marché que l'on trouve ici, mais, à la différence de Greenblatt,
Michaels ne semble pas s'intéresser beaucoup au pouvoir. Le mot qu'il
emploie pour cette question est, après tout, le meilleur : il appelle tout
cela « logique » du naturalisme, et, par extension, semble aussi suggérer
une logique et une dynamique du marché plus profonde, en fonction de
laquelle on pourrait appréhender cette logique esthétique spécifique (ainsi
que celles des autres auteurs cités, des non-naturalistes comme Gilman ou
Hawthorne9). Cette observation ne constitue pas, dans un livre avec un tel
titre, une critique : à mon avis, sur un plan diagnostique, il est plus productif
d'avoir un concept totalisant que d'essayer de s'en sortir sans. L'École de
Francfort n'a pas procédé autrement, avec sa fréquente, et parfois confuse,
conception du «capitalisme tardif» (ou, alternativement, de la notion plus
weberienne de «société administrée»).
Mon objet est ailleurs : à savoir, qu'un tel concept organisateur, ou
système, pourrait soulever des problèmes réels au schéma de Against Theory,
avec son accent individualiste sur l'«intention» de l'auteur (même si nous ne
sommes plus censés nous servir de ce mot) et avec sa restriction plus générale
aux catégories du sujet individuel. Dans le monde empiriste anglo-américain
de sujets et de décideurs individuels, quel peut bien être le statut de cette
« logique » transsubjective du marché ? Pour ceux qui ont été formés à la
théorie « continentale », ces questions ont toujours constitué les absences les
plus mystérieuses et les plus troublantes de l'essai précédent: il est certain
que l'inconscient freudien, pour prendre un point de référence «théorique»,
« ne dit pas toujours ce qu'il veut dire » et « ne veut pas toujours dire ce qu'il
dit». Ce qu'il advint de Freud, ou des conceptions marxiennes de l'idéologie,
sans parler de l'épistémè foucaldienne citée plus haut, ou du « code » de
306 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

Baudrillard, ou de la «ruse de la raison» de Hegel, semble donc en fait un


problème très urgent, un problème omis de la liste des exceptions dressée par
les anti-théoriciens («narratologie, stylistique et prosodie») et brillant par son
éclatante absence de mention ailleurs. Pourtant, ces entités transindividuelles
sont aujourd'hui le lieu précis de l'interprétation, dans son sens le plus fort
(pour le meilleur ou pour le pire). Bien plus que les débats sur l'intention
de l'auteur, ces concepts continentaux ont fourni les alibis les plus courants
aux hypothèses critiques sur les significations non intentionnelles de leurs
auteurs (l'échange Gadamer-Hirsch ne rend pas non plus vraiment justice
à la complexité de ces sujets).
À ce moment, cependant, The Gold Standard cherche à répondre à cette
question et, implicitement, à élargir le cadre et la problématique de Against
Theory. D'abord, Freud fait enfin son apparition décisive: il surgit de façon
inattendue au milieu des photographes dans le dernier chapitre, nous faisant
un peu penser à Ragtime (plutôt une bonne histoire d'ailleurs!) : sur ce, le
plus étonnant de l'homologie, et le plus étonnamment pertinent, arrive en
vue: la photographie et la psychanalyse comme événements rigoureusement
contemporains et comme phénomènes partageant une structure commune,
ou du moins tournant autour d'un problème structural similaire. Nous avons
déjà vu Michaels soutenir, dans le cas de Hawthorne, que la photographie
n'était pas un «réalisme photographique» ou une représentation; qu'elle
était d'une certaine manière moins représentationnelle que la peinture ou
le «réalisme». Cet argument, tout de même relativement ostentatoire par
son ingéniosité, faisait appel à Hawthorne comme autorité en ce que, d'une
façon ou d'une autre, la photographie était plus herméneutique et pénétrait
sous la surface des choses d'une manière caractéristique et mystérieuse.
Cependant, on a le sentiment que la photographie (dont les processus
spécifiques et non-théorisables se sont subitement mis à jouer un rôle
central dans le postmodernisme, promue, pour ainsi dire, au sommet de
sa nouvelle hiérarchie des beaux arts, pratiquement pour la première fois
de sa courte vie) partage au moins avec le naturalisme l'ex-centricité d'une
convulsion culturelle inclassable, des surfacesfamilièressous-tendues par un
Théorie 311

monde archaïque de libido qui disparaît pourtant quand vous tentez de le


regarder en face, à l'œil nu. Maintenant, la place centrale de l'inconscient
commence à apparaître : c'est ce qui excède l'intention, ce qui n'est pas
maîtrisé par l'acte intentionnel, l'expression intentionnelle ; en bref, il est
le hasard, l'accident, l'imprévisible. (Michaels ne mentionne pas le fait que,
durant la même période, avec les statistiques et la théorie des probabilités, les
mathématiques ouvraient aussi à maîtriser et penser le hasard ; en témoigne
Mallarmé et Un coup de dés.) Toutefois, le photographe choisissant son
angle et son point de vue, une foule de détails imprévus et imprévisibles
se retrouve enregistrée sur le cliché final (chose plus tard célébrée dans
la théorie du cinéma, avec la glorification par Bazin de la profondeur de
champ chez Wdles et Renoir comme espace même de l'être, où la « mondéïté
du monde» s'ouvre et se révèle au-delà des mesquines « intentions » du
simple sujet humain individuel). Mail le hasard va aussi être la pierre
d'achoppement des photographe» d'an de dette période — par-dessus tout,
Stiegliti. Cherchait à promouvoir k photographie en tant qu'an comme
la peinture et avec une dignité égale à celle de la peinture (alors qu'une
rétrogradation de la peinture et de l'« art » en tant que tels était une condition
du parfait achèvement de ce statut dans le postmoderne), ils se heurtèrent
au fait que, comme artistes, ils n'étaient pas en mesure de revendiquer tout
ce qui se trouvait dans leur artéfact puisque certaines zones significatives de
ce dernier n'avaient rien à voir avec eux et échappaient à leur direction et
leur contrôle : comment soutenir que le produitfinalétait réellement le leur
dans quelque sens esthétique ou démiurgique que ce soit? C'est le moment
où Freud fait son entrée en scène ; il s'avère que l'« inconscient » (lapsus,
rêves, symptômes névrotiques, le hasard au sens le plus large du mot) n'est
pas un autre de la conscience - l'autre scène ou théâtre, comme Freud se
plaisait à l'appeler - mais au contraire, très exactement un élargissement de
la conscience, une extension du concept même d'intention de manière à
prendre dans ses filets ces phénomènes aberrants, les rendre «voulus» et
délibérés et leur conférer également toute la plénitude significative d'un
acte conscient. « La découverte de l'inconscient ne problématise ainsi la
308 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

« puissance d'agir « que pour l'étendre, découvrant des actes là où il n'y avait
eu que des accidents»[GS222]. Cela suffit: avec ce tour d'écrou, Michaels
déjoue les objections «continentales» dans Against Theory en même temps
qu'il met en marche une nouvelle suite homologique qui finit par inclure la
machine (via Pierce, GS 230) et le jeu (House ofMirth de Wharton). De ce
fait aussi, il renvoie Freud dans un texte local et historique, juste une autre
de ses pièces à conviction, pas moins privilégiée que les autres documents
mais pas davantage non plus : la psychanalyse est maintenant définitivement
remise à sa place en tant que « compulsion à ne pas laisser le hasard compter
pour du hasard.» [GS236]
Ce n'est pourtant pas tout à lait la fin de l'histoire ; que les aventures de la
« puissance d'agir», de la conscience et de l'intention ne s'achèvent pas tout
à fait ici devient plus clair quand nous faisons revenir la question du marché,
dont le statut en tant que « puissance d'agir » à un niveau extrêmement
impersonnel est à peine abordé dans l'escarmouche avec Freud. En fait,
l'inconscient politique du livre de Michaels n'a pas cessé de réfléchir au
problème autrement, d'une manière plus conséquente, et ce qu'il a à nous
dire est assez différent: pas exactement une théorie ni une «solution», mais
une évolution et une restructuration de la problématique qui constituent
une reconnaissance de ces graves questions encore plus significatives que
le règlement de comptes entre intention et psychanalyse. Le «marché»,
après tout, nous renvoyait d'abord aux sujets individuels (Dreiser, Gilman,
Hawthorne, Norris et autres, et leurs personnages) qui, happés dans
la logique de consommation du marché, exprimaient et démontraient
l'impossibilité d'en sortir au profit d'autre chose. En sortir signifiait
simplement mourir (quand ce n'est pas le fantasme romanesque de droits
de propriété immortels, comme chez Hawthorne). Et si cette recherche là
pouvait se prolonger de manière inattendue et plus conséquente? Et si, avec
l'échec à théoriser le « système », l'impossibilité à penser quelque « puissance
d'agir» non-individuelle, sérieuse, collective et pourtant impersonnelle (ce
que le marxisme appelle le «mode de production»), une autre possibilité
s'ouvrait pour appréhender un genre différent de « puissance d'agir» -
Théorie 311

restant toujours, d'une manière ou d'une autre, un «sujet», comme la


conscience individuelle, et pourtant désormais immortelle, impersonnelle
de façon différente, collective au-delà des rêves de populisme, incarnée et
institutionnalisée de façon suffisamment rigoureuse pour lui donner une
objectivité sociale et historique au-delà de tout fantasme ?
Le troisième ressort du livre de Michaels consiste alors à observer
l'émergence de cet autre genre de « personnage », si différent de ceux
anthropomorphiques - les premiers signes, fétus de paille dans le vent,
la référence redoublée, l'insistance qui se fait plus que significative, et
enfin, la chose même, pleinement aboutie et épanouie, dans son triomphe
ultime. Pour rester dans le cadre de la référence, c'est un peu comme dans
ces sidérantes pages finales de Octopus de Norris quand nous pénétrons
enfin dans les locaux de l'entreprise et nous retrouvons face à Dieu, assis
derrière le bureau du président (dans le modernisme, cela reviendrait à
une rencontre avec l'Auteur, comme dans Mist (Brouillard) d'Unamuno).
Le marché à terme nous a d'ores et déjà donné une idée de ce qu'il peut
advenir du temps et de l'incertitude individuelle quand on parvient à
s'y prendre correctement, à ce moment-là, cependant, à travers le flou
d'un fait purement empirique (les Rockefeller et leur ennemie geignarde
«handwringing» Ida M. Tarbell), nous faisons une percée vers cette chose
nouvelle et sa catégorie: le trust, le monopole, l'entreprise «pleine d'âme»
avec son nouveau droit des sociétés. Ce nouveau « sujet de l'histoire »
abolit maintenant les caractères individuels du laisser-faire, avec leurs (aux
problèmes; il supplante l'opposition entre production et consommation;
enfin, il agit sur la catégorie même de la machine (qui est apparue plutôt
différemment dans le chapitre sur la photographie) :

« En (aie, suivant l'exemple de Seltzer, nous pouvons dire que le "discours de la force" non
seulement défait l'opposition entre cotps et machine, mais aussi, peut-être de façon plus
surprenante, défait l'opposition entre le corps/machine et l'âme, entre quelque chose qui
est tout corps et quelque chose qui n'est en rien corps. Ainsi Davis peut penser l'entreprise
comme étant simultanément "intangible" (non corps) et une "machine" (tout corps), non
parce qu'il est incohérent mais parce que ces deux conditions sont plus semblables l'une à
310 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

l'autre que l'une ou l'autre n'est semblable à l'alternative, une âme dans un corps.[GS201]
"On peut, conclut-il, presque dire la même chose d'Ocupus". Et il le faut, car l'entreprise
n'est pas, d'abord et avant tout, une question de pouvoir ou de pensée et de philosophie
(même si c'est aussi l'occasion pour Royce de proposer son concept de "communauté
d'interprétation"[G5188], ni m i m e une question d'invention de nouvelles catégories
juridiques ou d'application des catégories traditionnelles d'une quelconque nouvelle
manière; c'est d'abord et avant tout une question de représentation. C'est cela le moment
moderniste: non pas simplement l'émergence de la réflexivité dans le processus de création
de fiction (la plus faible de toutes les analyses du modernisme) mais plutôt le sentiment
naissant de la nécessité de cet échec qui doit maintenant être anticipé, ou mieux encore, être
transformé en une nouvelle sorte de succès et de triomphe, en replaçant l'impossibilité de la
représentation au sein de la chose même : "À partir de là, l'entreprise en vient à apparaître
comme l'incarnation de la figuralité qui rend la personne possible, plutôt que comme
une extension figurative de la personne."[GS 205] Les puissances d'agir supnpetsoiuuHes
sont impensables pour l'esprit individuel : c'est du moins ce qu'ils nous disent quand
nous utilisons des m o a tels que classe oa conscience de classe, et les catégories terriblement
anthropomoiphiques telles que le très moqué sujet de l'histoire de Lukics. Et pourtant ils
existent et nous l e nommons : une chose est de croire à l'existence de cette nouvelle entité,
une autre est de la saisir comme figure de ce que, pour commencer, nous ne pouvons pas
vraiment penser ou représenter. En tout cas, Michaels tire ici ce qui reste de tapis sous les
pieds du sujet individuel ou "personnage", qui se révèle n'être pas ce que nous projetons
sur cette entité suprapersonnelle pour la faire ressembler à une personne, mais s'avère, au
contraire, être elle-même un effet et une figure, une projection à partir du collectif, une
illusion de second-degré générée par les priorités de l'histoire elle-même. »

Étant immortelle, l'entreprise apaise aussi ces peurs de la mort et de


la disparition suscitées, comme nous l'avons vu, par la consommation
individuelle. Mais c'est maintenant une caractéristique relativement peu
importante du processus par lequel le Gold Standard se montre à la hauteur
de la situation et produit un concept du collectif et de la « puissance d'agir»
collective. Dans un sens philosophique ou théorique, bien sûr, le problème
n'a pas été résolu mais s'est aggravé, car nous nous trouvons maintenant
en présence de deux concepts - en d'autres termes, en présence de la
contradiction entre l'entreprise et notre vieil ami le marché, qui a survécu à
cet autre bouleversement, apparemment capital. Au seul niveau historique, il
Théorie 311

s'est passé quelque chose: l'entreprise et le trust ont expédié l'individualisme


(et ses formes et catégories) dans la poubelle de l'histoire. À l'autre niveau,
rien n'a changé et le marché continue comme avant, aussi loin que le
regard puisse porter. Toutefois, si le marché signifie le capitalisme comme
système, et que le trust ne signifie qu'un moment ou une restructuration
de ce système, alors la contradiction n'est plus très grave, excepté au niveau
du texte et du détail où nous continuons d'aller et venir entre un code et
l'autre. Mais le marché est-il en définitive une instance du même ordre que
ce personnage nouvellement immortel, plein d'âme et transindividuel, qui
est le grand trust. Le marché est-il également d'une certaine manière une
«personne» ou un effet de lafiguralitéde l'état de personne? Quel est le
rapport entre une telle « logique » et les acteuis - consommateurs, écrivains,
et trusts, indifféremment - pris dans sa mécanique inéluctable? Ce que les
développements actuels de la théorie néopragmatiste laissent entendre, c'est
que le «marché» produit la même relation avec les sujets individuels, avec
leurs désirs et leur soif de marchandise, que celle que le terme chargé de
croyance entretient avec ces tentatives conscientes et « théoriques » (parfois
désignées comme «connaissance») pour en sortir, la théoriser ou même la
changer. La croyance est ici la totalisation manquante, l'autre terme dont vous
ne pouvez jamais vous défaire, une forme ultime et définitive d'idéologie
fixée pour toujours (ou ce que Sartre appelait le « choix originaire de l'être ») :
« la seule vérité pertinente sur la croyance, c'est que vous ne pouvez en sortir,
et que, loin d'être invivable, c'est une vérité que vous ne pouvez que vivre.
Elle n'a aucune conséquence pratique, non parce qu'elle ne peut jamais
être unie à la pratique, mais parce qu'elle en peut jamais être séparée de la
pratique» [AT29. Mais ne sommes-nous pas un peu sortis de la croyance
rien qu'en l'appelant «le marché» et en lui donnant cette figuration? Et,
dans ce Cas, qu'est-ce qui vient en premier? Est-ce la condamnation des
êtres humains à la croyance dans son sens absolu qui génère la dynamique
infernale du marché ? Ou est-ce le marché qui, d'une manière ou d'une autre,
« produit » aujourd'hui ce concept curieux de « croyance » ? La séparation
même entre la croyance et la connaissance, présupposée ici, n'est-elle pas
312 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

elle-même un exemple de production d'une théorie par la création artificielle


de deux entités abstraites à partir d'une réalité inséparable ?

Partie 2: La Déconstruction comme Nominalisme

Le sentiment que l'on a parfois, que, pour le poststructuralisme, tous


les ennemis sont à gauche et que la cible principale se révèle toujours être
telle ou telle réflexion historique, pourrait bien mener à autre chose qu'à
de l'impatience ou de l'exaspération si nous en tirions des conséquences
d'un genre plutôt différent. Car il ne s'ensuit pas que pour cette inlassable
et implacable mission exterminatrice du poststructuralisme qui décèle les
traces et contaminations du diachronique avec plus de précision que toute
autre technologie théorique ou philosophique antérieure, c'est la pensée
synchronique qui est de ce fait privilégiée. En effet, la pensée synchronique
ne se justifie pas particulièrement par les déficiences du diachronique;
elle reste étrangement contradictoire et incohérente (la démonstration de
ce point est souvent qualifiée de «critique du structuralisme»), avec une
différence: contrairement au diachronique, les antinomies conceptuelles du
synchronique sont en même temps évidentes et inavouables: une «pensée»
synchronique est une contradiction dans les termes, elle ne peut même pas se
faire passer pour de la pensée, et, avec elle, la dernière vocation traditionnelle
de la philosophie classique s'évanouit.
En résulte alors ce paradoxe : le diachronique devient contigu à la
« pensée » et s'établit comme le terrain privilégié de la philosophie par la
force même des attaques qui lui sont portées. Si le «poststructuralisme»,
ou, comme je préfère le nommer, le «discours théorique», va de pair avec la
démonstration des nécessaires incohérences et impossibilité de toute pensée,
alors, par la vertu de la persistance même de ses critiques du diachronique,
et par le jeu du mécanisme de visée qui fait invariablement apparaître au
centre de son point de mire des conceptualités temporelles et historiques,
la tentative de penser l'« histoire » - de quelque confuse et intérieurement
Théorie 311

contradictoire qu'en soit la façon - finit à la longue par être assimilée à la


vocation même de la pensée. Ces grossières images ( Vorstellungen) du temps
et du changement ainsi que la lourde mécanique de la dialectique sont des
échecs tangibles de la représentation, un peu comme ces naïves ailes volantes
des premiers hommes oiseaux quand on les compare à l'aéroplane des frères
Wright. Sauf que, dans cet ordre d'idée, nous ne disposons d'aucun avion
avec quoi les comparer. On peut néanmoins parfaitement bien imaginer
que les premiers philosophes hominidés, subtils et déjà sceptiques à un
stade avancé, se plaignaient entre eux du caractère rudimentaire des cailloux
que leurs camarades utilisaient pour frapper, briser et piler. Ces objets peu
pratiques, estimaient-ils, ne parviennent même pas à une approximation
de leur concept d'«ustensile» ou d'«outil»; ils sont inséparables du niveau
et de la qualité de la vie sociale des membres de la population hominidée,
qui, les archéologues nous le disent maintenant, se bousculèrent beaucoup,
furent souvent désorientés, eurent de faibles facultés de concentration, et,
en général, tournèrent en rond, désœuvrés, sans dessein ni but identifié.
Nos philosophes hominidés avaient-ils besoin d'un concept plus avancé
pour faire une telle critique (l'idée, par exemple, d'un manche spécialisé
et d'une tête avec une fonction nettement différentiée - la première et
brillante idée platonicienne du marteau) ? Ou ne pouvaient-ils pas tout aussi
bien conclure que la réalisation d'une véritable instrumentalité (et d'une
authentique différentiation) était impossible pour le genre humain, et que
même la machine latente dans la pensée humaine la plus avancée - aussi loin
que l'esprit puisse remonter - était condamnée à une sorte d'incohérence
comique et à une inadéquation représentationnelle à son concept, les
fusées spatiales au moins autant que les marteaux et les ordinateurs pas
moins que les bâtons de bois noircis par le feu? Car l'intention est d'une
certaine manière toujours profondément comique : nous n'avons pas
besoin de la peau de banane et de l'interruption d'une action voulue
pour que l'acte humain, dans cette perspective, nous frappe toujours par
son inadéquation ontologique (le rire homérique). Pour cela, il suffit que
l'intention elle-même soit détachée de l'acte et plane à côté de lui comme
314 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

un critère de jugement désormais plus tout à fait interne : à ce moment, le


projet même de marcher de l'être humain - même sans lâcher - est matière
à hilarité. La conséquence, cependant, c'est qu'il nous faut encore chasser
toutes les illusions idéologiques de progrès technologique; et qu'on a gagné
quelque chose une fois restituée à toute action, toute pensée humaine son
inextirpable dimension de gaucherie - son caractère bricolé, son noyau de
base de jeu de Meccano et d'expérimentation infantile incoordonnée. Les
objets peuvent être aussi compliqués que vous voudrez, aussi complexes
que l'histoire de la philosophie, mais quand on en vient aux hauts faits de la
pensée et de la conceptualisation - ceux de Kant ou de Hegel, de Galilée ou
d'Einstein - ce que l'on doit retrouver et capter, c'est la simplicité brutale
et péremptoire - quand ce n'est pas la simplicité d'esprit - avec laquelle ils
décidèrent finalement de fracasser un caillou sur un autre.
Rousseau, autre «grand» hominidé, décida d'inventer le concept
d'« Histoire » ; dans son cas, nous pouvons le plus facilement du monde
laisser de côté la généalogie complexe de ses précurseurs et de ses conditions
de possibilité, puisque lui-même, faux naïf se plaisait à penser cette question
en partant de zéro, concoctant « un ingénieux meuble bricolé» (commeT.S.
Eliot le dit merveilleusement de la philosophie de Blake, sauf qu'il estimait
que la «tradition» était autre chose; et le problème, en général, avec l'idée
de bricolage réside dans la présupposition qu'il y existe une autre façon,
plus efficace, de faire les choses). C'est l'intérêt de Rousseau, comme un des
grands monstres et phénomènes de la philosophie occidentale, que d'offrir
le spectacle de la brutalité de son idée neuve - l'Histoire - au moment de
son invention à partir du néant.
Il faut immédiatement ajouter, cependant, que la «grandeur» de Paul de
Man, le critique et analyste le plus avancé de Rousseau, est du même ordre.
La grandiose architectonique de la partie sur Rousseau dans les Allégories de
la lecture- immense construction des blocs fondamentaux de la métaphore,
du «soi», de l'allégorie, de l'allégorie de la lecture, des promesses et des
excuses - une Darstellung dont il avait raison d'être fier (comme Marx, qui
venait de terminer le premier volume de son Capital), est un «ingénieux
Théorie 311

meuble bricolé», pas moins que les œuvres prises comme objet d'étude.
Il faut donc bien voir une source d'honneur et un titre de gloire dans la
vraie brutalité de l'émergence de ses généralisations philosophiques: partir
de zéro dans le domaine de la réflexion n'est pas un exploit donné à tout
le monde. De Man a tenu ses promesses envers Rousseau précisément
par la construction aborigène de son texte ; et il me semble plus productif
d'insister sur les relations entre la difficulté de son livre et la pure simplicité
de ses pensées nouvellement forgées, que d'évoquer une « pensée de l'autre»
hypersophistiquée, si complexe et subtile qu'elle serait à jamais hors de
portée, et, par là même, attiserait ces sentiments de jalousie textuelle
qu'Harpham a identifiée dans la critique de De Man. Pour le dire autrement,
de manière plus esthétique, restituer sa gaucherie à un processus de pensée
initial signifie revenir à l'acte de pensée comme praxis et retirer les réifications
qui se sédimentent autour de cet acte quand il est devenu un objet. Gertrude
Stein aimait dire que « tout chef-d'œuvre a vu le jour avec une dose de hideur
en lui... C'est notre rôle de critique de le regarder en face pour retrouver sa
hideur10».
Le « statut » de Paul de Man en tant que critique et penseur est si
totalement lié à celui de Rousseau que les incertitudes (comme on peut
l'envisager de façons multiples, mais non infinies, je préfère éviter le
mot d'indécidabilitêj relatives à la spécificité historique de ce dernier
communiquent des incertitudes au projet personnel du premier.
Tout d'abord, peu de contemporains ont vécu aussi intensément que De
Man la crise de l'histoire, la crise de l'historiographie, la crise dans le langage
narratif du diachronique : la possibilité de revenir à nouveau à cette expérience
extrême (de quelque manière qu'il décidât de la traiter théoriquement) est
alors pour nous l'une des sources de la valeur et de la portée de sa réflexion
sur le sujet. «J'ai commencé à lire Rousseau sérieusement», nous dit-il, «en
vue d'une réflexion historique sur le romantisme et me suis trouvé incapable
d'aller au-delà de problèmes d'interprétation spécifiques. En essayant
de résoudre ces problèmes, j'ai dû passer de la définition historique à la
problématique de la lecture. Les effets de ce déplacement, qui est d'ailleurs
316 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

typique de ma génération, sont plus intéressants que ses causes" ». Cette


dernière phrase tente habilement de séparer ses propres «solutions» de la
perspective historique qu'il se trouve incapable d'adopter pour son objet
d'étude; par conséquent, si elle est respectée, cette note d'avertissement se
satisfait d'elle-même et valide les positions subséquentes. On comprend, à
l'évidence, ce qu'il visait en évoquant les deux caractéristiques du passage que
l'on vient de citer : la vacuité des récits des manuels d'histoire de la littérature
qui sont constitutivement incapables de se confronter aux textes, sauf à titre
d'exemples ; et les brutales causalités de l'histoire des idées, qui trouvent
parfois leur formulation dans la psychanalyse (chose pour laquelle il eut
toute sa vie de l'aversion), ou bien (moins fréquemment) leur généralisation
sous forme de sociologie vulgaire. Ce serait pourtant une erreur de limiter
l'originalité de l'expérience qu'eut de Man de ce problème à un simple
déplacement de la diachronie à la synchronie (forme qu'elle pourrait prendre,
par exemple, dans un jutur manuel d'histoire des idées de notre période).
Mais le rejet des catégories de périodisation des manuels est compliqué et
dialectique, dans la mesure où ces catégories sont retenues par le travail de
De Man, où les notions de différence radicale entre Lumières et romantisme
restent en vigueur, de même qu'une distinction, plus hésitante, entre
Romantisme et Modernisme. Le Romantisme est, entre autres choses, le
moment de Schiller et de la vulgarisation de la pensée du XVIIIe siècle
(ou sa transformation en une idéologie, pour utiliser un autre langage). Le
Romantisme devient ainsi un moment dangereux, un moment de séduction
(seductivness) (pour utiliser la catégorie éthique centrale de De Man) ; mais,
en même temps, ce qui nous séduit ici, c'est un système de pensée ou une
synthèse idéologique (il faudrait également inclure la dialectique, quand on
la convoque ainsi et la mobilisons à ce niveau de généralité), étant donné que
le moderne marque le triomphe d'une séduction plus proprement verbale
et sensorielle (un point sur lequel nous reviendrons). Il était donc crucial
pour de Man d'assurer la spécificité historique du XVIIIe siècle, comme
cela est clair dans son avertissement, autrement immotivé en apparence, de
sa préface à The Rbetoric ofRomanticism: «Mises à part quelques allusions
Théorte 317

faites au passage, les Allégories de la lecture n'est en aucune manière un livre


sur le romantisme ou son héritage 12», une correction qui laisse supposer
la tendance de quelques lecteurs au moins à assimiler les descriptions de
livre (et les textes de Rousseau) à ses lectures de textes d'autres périodes.
« Le problème avec le marxisme, observa-t-il une fois dans une conversation
privée, c'est qu'il n'a aucun moyen de comprendre le XVIIIe siècle. » Peu
familier de la littérature, il ne pouvait pas s'être rendu compte à quel point
cela constituait un aperçu pénétrant des débats sur la « transition », ainsi que
de ceux sur la « révolution bourgeoise» et la relation du pouvoir étatique au
capitalisme.
Dans les manuels, le XVIIIe siècle est habituellement défini comme
le moment de la naissance de l'Histoire - ou de l'historicité et du sens
de l'histoire autant que des possibilités (sinon déjà la pratique) de
l'historiographie moderne. Comment établir le lien entre cette caractérisation
et l'autre pseudonyme de cette période, l'âge de la Raison ? La réponse se situe
dans la coordination particulière entre l'exercice de la raison et l'émergence
de ces nouvelles réalités historiques (la découverte d'anciens modes de
production radicalement différents dans les Amériques et à Tahiti, le conflit
des modes de production dans l'Europe prérévolutionnaire) auxquelles le
XVIIIe siècle n'avait jamais eu affaire auparavant. Maintenant, et pour un
long moment, la Raison va « écarter tous les faits13 » (pour reprendre l'un des
gestes les plus scandaleux de Rousseau) et essayer de développer l'histoire
par pure déduction ou réduction abstraite. En d'autres termes, penser un
retour aux origines de telle ou telle chose (pratiquement la catégorie centrale
dans ce débat philosophique sur l'«histoire») en retirant des matériaux de
la vie contemporaine ce qui n'est pas essentiel. Le terme de Kant pour cette
procédure, qu'il suit dans son propre raisonnement philosophique, était
rendu plutôt librement par un premier traducteur par « to annihilate in
thought» (annihiler en pensée M). Après la riche historiographie empirique
qui s'est développée au cours du XIXe siècle, cette procédure cessera de
caractériser d'une quelconque manière centrale l'exercice de la Raison
philosophique, et retombera au statut d'« expérience de pensée», ou, dans
324 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

la phénoménologie, à la notion de Merleau-Ponty de « membre fantôme »


(avoir des sensations dans un membre qui a été amputé comme illustration
de l'impossibilité d'appréhender une chose sans laquelle, jamais, nous ne
pouvons être, comme le Langage, l'être lui-même, ou le corps). Le privilège
épistémologique du XVIIIe siècle, donc, sa valeur pour nous en tant que
laboratoire conceptuel unique, se trouve dans la situation paradoxale qui fait
que, en particulier avec Rousseau, ce siècle ne produisit pas simplement le
concept d'« origines » mais aussi, presque simultanément, sa critique la plus
dévastatrice. Il semble que ce soit en partie cela qui fît de Rousseau un objet
d'étude idéal pour de Man.
On peut aussi lire Rousseau comme inaugurant cet espace conceptuel
conforté plus tard par la dialectique ; mais le chapitre de De Man sur
ce texte dialectique fondamental qu'est le Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité parmi les hommes (ci-après appelé simplement
second Discours) ne donne (ni ne cherche à donner) une image convenable
de la forme narrative plus large de cet essai, en partie parce que son
illustration centrale, le géant comme métaphore, est tirée d'un fragment
secondaire (ébauche ou suite de celui-là, personne ne sait trop) appelé
« Essai sur les origines des langues ».
Les pensées de Rousseau sur le langage dans le second Discours sont
certainement assez intéressantes, mais autant pour leur fonction et
leur position narrative que pour leur contenu. Elles peuvent servir de
démonstration fondamentale de cette « réduction en pensée » dont nous
venons de parler, et de la façon dont Rousseau, forcément, «écarte tous les
faits» pour arriver à ce qui est, tout au moins, un concept négatif d'«état
de nature» : en épluchant les couches successives de tout ce qui est artificiel
et «non-nécessaire», social, luxueux, et, de là, immoral, afin de voir ce qui
reste quand ces éléments «inessentiels» sont retirés de la réalité humaine.
À ce moment, Rousseau va alors renverser le processus afin de
reconstruire l'histoire qui donna naissance à ces suppléments dégradés et
fit émerger la société humaine telle que nous la connaissons aujourd'hui. Il
s'agit par conséquent pratiquement du premier exemple de cette « méthode
Théorie 311

progressive-régressive » que Sartre attribuait à Henri Lefebvre, mais que ce


dernier mettait au crédit de Marx (dans la préface de 1857 au Grundrissexi).
Chez Rousseau, cependant, ce renversement ne va pas sans poser de
problèmes, ce que rend évident sa remarque sur le langage, qui constitue
très précisément un de ces ajouts et auxiliaires sociaux « inessentiels » que
la réduction en pensée de la Raison se sent en mesure de retirer de la vie
humaine essentielle. Le problème, c'est que Rousseau nous a administré
de façon si puissante la preuve que le langage ne pouvait en aucun cas
être apparu en premier, qu'il doit briser net avec cet embarras, puisque, à
l'évidence, c'est ce qui se produisit. L'« Essai » revient alors sur cette énigme,
qu'il retourne de multiples façons, aucune d'elles n'étant concluante.
Cependant, son récit nécessite à l'évidence un nouveau genre de concept
causal - un détonateur - afin de le renverser et expliquer les commencements
de l'Histoire proprement dite, au sens du dynamisme des «sociétés chaudes»
de Lévi-Strauss ou des origines du pouvoir étatique au sens marxien. Il
est franchement incorrect d'attribuer à Rousseau une quelconque vision
univoque (et ainsi quasireligieuse)de cette Chute, une quelconque forme
unique de causalité ou de détermination. Le second Discours pose en effet
comme postulat ou hypothèse une variété de points de départ locaux, qui,
à différents moments, comprennent la sexualité (qui attise les combats
entre les hommes par l'amour et la jalousie, et n'institue ainsi pas seulement
l'inégalité mais génère aussi le besoin de langage [RSD 134,147]), et, plus
notoirement, la propriété privée (« Le premier qui, ayant enclos un terrain,
s'avisa de dire: Ceci est à moi»...[RSD 141/107]). Ce qui est toutefois
dialectique, ou du moins protodialectique, chez Rousseau'6, c'est la double
valence de la «perfectibilité», qui définit tout ce qui est le propre des êtres
humains proprement dits et qui détermine en même temps la fatalité presque
inéluctable de leur chute dans la dégradation, la corruption et la civilisation
[RSD 114-115].
Ce qui justifie la lecture «linguistique» de De Man, c'est que, chez
Rousseau, ce processus est partout décrit en terme de différentiation :
l'expérience des classes du XVIIIe siècle était, par-dessus tout, celle de
320 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

l'intolérabilité des distinctions de caste, de rang, la fierté démesurée de la


grandeur, et les obsessions de « titre » et d'honneur, l'ensemble se concentrant
puissamment dans le mot éponyme d'inégalité, dans un sens plus féodal et
social qu'économique. Cependant, Rousseau caractérise aussi explicitement
cette différentiation en termes protolinguistiques comme constituant la
signification plus profonde de l'origine du langage, comme nous le verrons
sous peu.
Un dernier déplacement narratif mérite d'être mentionné ici car il
forme le point culminant du second Discours et équivaut à une sorte de
potentialisation, d'intensification dialectique des premières «inégalités»;
à savoir, l'origine de l'état et du pouvoir étatique, Rousseau souhaitant
montrer à leur propos que ce contrat fictif est une énorme escroquerie et
une plaisanterie (et qui, à partir de là, motive sa propre version du contrat
social véritable, que nous allons examiner ci-dessous).
Des affinités personnelles de De Man avec Rousseau, nous n'apprenons
presque rien et ne pouvons que faire des spéculations (qu'un Belge soit
intéressé par la marginalité de la Suisse par rapport au grand fait parisien
semble, par exemple, assez évident). Mais il y a quelques manques. Je pense
au moment où Barthes, dans ses Mythologies, après avoir évoqué leurs
fonctions de démystification, admet qu'il s'est autorisé ici et là, comme un
relâchement, une description plus ontologique et bachelardienne. Ainsi, de
Man succombe à la séduisante tentation d'un genre de critique très différent
(qu'il rejette explicitement en général) quand il fait observer à propos de La
Nouvelle Eloïse:

« Les passions sont donc conçues comme des besoins pathologiques, ce qui explique pourquoi
elles sont valorisées en termes de plaisir et de douleur. L'allégorie adopte inévitablement un
vocabulaire eudémonique. Dans ses venions plus domestiques, ce vocabulaire crée le mélange
de douceur érorique et de mensonge, d'un "doux modèle" et d"acres baisere", qui caractérise
souvent les fictions de Rousseau. Lui-même a comparé Julie au soave licor (Le Tasse) qui
masque l'amertume de son véritable propos, et cette saveur légèrement nauséabonde
correspond au goût nécessairement "mauvais" de Rousseau. On peut toujours se consoler de
cet effet écœurant par la lecture vivifiante du Contrat social» [Afi 209/254-551
Théorie 311

Cependant, on peut prendre acte que cette dimension physique ou


phénoménologique des textes de Rousseau est suffisamment repoussante
pour la préserver de toute « séduction ». La dimension épistémologique
est plus révélatrice : « Pour un esprit aussi méfiant que celui de Rousseau,
peu enclin à faire confiance à une voix, y compris la sienne, il semble
peu probable qu'une telle chaîne de déplacements puisse se laisser ainsi
maîtriser sans difficulté. » [AR 225/274]. Ici, la paranoïa et le dégoût de
soi, qui auraient pu attirer un autre critique vers telle ou telle psychanalyse
existentielle, devient une « bonne chute » et un « heureux accident » qui
définissent le privilège épistémologique de la pensée et de l'écriture de
Rousseau. Cela nous permet d'observer defaçonexceptionnelle le façonnage
d'une conceptualité historique ex nibilo et son démantèlement simultané
par la suspicion et la méfiance - une construction immédiatement suivie
dans le même texte par une déconstruction. Même si une rhétorique plus
générale de «déconstruction» (comme idéologie) irait jusqu'à avancer que
tous les « grands » textes se déconstruisent eux-mêmes, ou que c'est ce que
fait toujours le langage littéraire en tant que tel, ces assertions ne peuvent être
généralisées sur la base de l'analyse de Rousseau ; par ailleurs, entre temps,
de Man a d'ores et déjà stratégiquement fait barrage aux « explications » plus
poussées sur les possibilités épistémologiques privilégiées de Rousseau à cet
égard - sa « paranoïa » ou sa situation sociale et historique - (dont « les effets
[...] sont plus intéressants que ses causes»).
La manière dont l'esprit de Rousseau bâtit le dit état de nature sera donc
crucial pour l'analyse de De Man : non pas juste le passé en général, ou
n'importe quel passé historique, mais le passé historique nécessaire- ce qui
reste, ce qui doit avoir été là quand nous ôtons l'artifice, la frivolité et le
luxe décadents de la « civilisation », tels que d'ores déjà identifiés et dénoncés
dans le Premier Discours. C'est à ce moment qu'il est capital de distinguer
la perspective de De Man sur le second Discours (« Sur l'inégalité parmi
les hommes») de celle de Derrida (dans De la Gramtnatologie). En effet,
une hypothèse de travail utile, me semble-t-il, du moins pour le moment
et dans une situation où leurs noms sont si souvent évoqués ensemble et
322 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

subsumés sous la rubrique «déconstruction», va être de supposer dès le


départ que ces deux corps de théorie « signée » n'ont absolument rien à voir
l'une avec l'autre. Cette hypothèse de travail thérapeutique sera en effet plus
profondément justifiée par le tableau de la métaphysique de De Man que je
veux développer ici et qui se montrera très différent des positions associées
en général à Derrida.
Dans ce cas particulier cependant, - la question de l'« état de nature » - on
peut clairement noter dès le départ certaines différences d'accentuation. De
Man va caractériser l'état de nature comme une «fiction» [AR 136/173],
exactement de même qu'il va considérer la philosophie politique de Rousseau
(y compris la constitution conçue par le philosophe) comme un ensemble de
« promesses » et le récit de son propre passé comme un ensemble d'« excuses ».
Ces termes disqualifient d'ores et déjà bizarrement ce qui se trouve au-delà
du présent comme constituant un ensemble de projections subjectives ; ou
plutôt, dans la mesure où nous avons déjà eu l'occasion de noter l'hostilité
de De Man envers le « subjectif » en tant que tel (et nous le ferons de
nouveau), comme constituant un ensemble de conventions d'un genre social
relativement pauvre. Considérer, par exemple, la Constitution des États-Unis
comme une « promesse », quelque défamiliarisante que cette description
puisse être, c'est d'une certaine manière adopter une perspective dans laquelle
la puissance des institutions (et des Appareils Idéologiques d'état d'Althusser)
paraît curieusement invisible. La culpabilité existentielle va également devenir
un genre de « motivation du procédé » au sens formaliste russe, un effet de la
structure de la phrase [AR299/356]. Quant à la «fiction», elle semble une
catégorie étrangement archaïque et «esthétique» dans l'atmosphère actuelle
où planent théorie du simulacre et de la société de l'image; prolongement
des courants contemporains dans la psychanalyse où, souvent, « fantasme»
et imaginaire semblent avoir une effectivité plus puissante que la réalité et
la raison ; et théorie historiographique où les différents passés empiriques
de l'histoire ne semblent pas beaucoup plus incontestables que la «fiction»
personnelle de Rousseau. Si la théorie du récit a accompli aujourd'hui
quoi que ce soit de substantiel, c'est d'avoir puissamment déplacé la vielle
TMoris 323

catégorie du « fictif» (avec celle, tout aussi importante pour de Man, par
delà toutes les transformations nécessaires, du «langage littéraire»). Pour le
moment, cependant, il suffit de signaler la présence opérationnelle dans les
textes de De Man d'anciennes catégories telles que «fiction» ou «ironie»,
que le texte derridien ne paraît pas particulièrement respecter ou prendre en
compte. L'intérêt de Derrida (pour le résumer trop rapidement) ne se porte
pas sur lafictionnalitéde l'« expérience » du passé que l'analyse de Rousseau
semble présupposer mais sur les contradictions internes de sa formulation.
Parvenir à revenir mentalement à une situation qui doit avoir existé autrefois
(il faut qu'il y eut une fois où le langage apparut chez les hominidés; il doit
y avoir un temps où le superflu n'existait pas, où lentement les institutions
sociales et tribales virent le jour) exige de nous de postuler, que ce soit dans
le langage ou dans l'écriture, une condition, un état dans lequel ces deux
« propriétés » sont absentes, chose dont on peut, en tout cas, illustrer les
nombreuses incohérences et contradictions par la chose suivante : à savoir, la
difficulté pour un être qui « possède » la parole/ l'écriture, d'imaginer ce que
leur absence pourrait possiblement entraîner. Ce point particulier menace
alors toute imagination de changement radical ou de différence radicale,
et pose la question suivante : comment un être informé par un système
dans le présent pourrait possiblement avoir une quelconque appréciation
d'une condition radicalement différente, puisque, par définition, la thèse
de la différence et du changement veut justement dire cela, que le passé
est inaccessible et inimaginable ? Mais la force de l'argument de Derrida
requiert la précondition politique et intellectuelle que nous continuions
effectivement à «croire» en la différence du passé, malgré l'incohérence
de cette conception ; il semble que la fictionnalité de de Man ne présente
plus cette impasse déchirante. L'état de nature se ramène à une situation
optionnelle; ou plutôt, son contenu historique est remplacé par un intérêt
philosophique d'un genre assez différent, qu'il serait erroné de qualifier
d'épistémologique et dans lequel le problème des origines est également,
d'une certaine manière, transformé: c'est toute la question de la naissance
de l'abstraction et, en fait, de la conception philosophique en tant que telle,
324 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

orientation qui va maintenant amener à une lecture très différente du texte


de Rousseau et, en fait du reste de son œuvre.
L'analyse se place sous le signe de la métaphore, un mot et un concept qui
devraient toujours être abordés avec précaution dans l'écriture de De Man,
dans la mesure où sa fonction traditionnellement glorificatrice dans l'écriture
littéraire et esthétique (la métaphore comme marque du génie ou comme
essence même du langage poétique) est ici toujours impitoyablement exclue.
En effet, paradoxalement, la métaphore «est essentiellement anti-poétique»
[.AR AlHT] ; encore plus paradoxalement, loin d'être le cœur même du figuré
et de l'espace dans lequel le langage est libéré du littéral et du référentiel (c'est
en général, le point de vue des esthétiques romantique et moderniste, du
moins quand ces dernières se font idéologies de l'esthétique et se transmettent
imprécisément comme idées générales), la métaphore est pour de Man
quelque chose comme la source, l'origine, la cause profonde des illusions
littérales et référentielles elles-mêmes: «La métaphore néglige l'élément fictif
ou textuel dans la nature de l'entité qu'elle connote. Elle suppose un monde
dans lequel les événements intra et extratextuels, les formes littérales et
figurées du langage peuvent être distingués, un monde dans lequel le littéral
et le figuré sont des propriétés qui peuvent être isolées et, par conséquent,
échangées et substituées l'une à l'autre.» [J4/?152/190]. «C'est une erreur,
ajoute-t-il, bien qu'on puisse dire qu'aucun langage ne serait possible sans
elle. » Ainsi, il est clair que, quel que soit le statut des tropes chez de Man, on
ne doit pas supposer que la métaphore se voit détrônée dans le but d'avancer
à la position centrale une autre figure (la métonymie, par exemple, ou la
catachrèse) dans une structure poétique putative. Nous reviendrons sur la
question de la rhétorique dans un instant, et notamment sur le problème
précis qu'elle présente ici, à savoir, dépendre d'une distinction entre le
littéral et lefiguratifqu'elle cherche en même temps à saper. Il suffit pour le
moment de prendre ce passage comme une illustration de ce qui est le plus
épineux et embarrassant dans l'argumentation de De Man, et peut-être aussi
le plus « dialectique » : à savoir, précisément ce déplacement de la structure
à l'événement, depuis le postulat d'une relation structurale au sein d'un
Théorie 311

moment textuel jusqu'à l'attention à ses effets subséquents qui désagrègent


alors la structure initiale. C'est le sens dans lequel la métaphore est et n'est
pas une « erreur » : elle génère des illusions ; pourtant, dans la mesure où elle
est inéluctable et fait partie du tissu du langage lui-même, le mot « erreur»
ne lui paraît pas particulièrement adapté, puisque nous n'avons aucun espace
disponible pouvant nous permettre de nous mettre hors du langage et de
faire de tels jugements. (Telle était, cependant, la procédure de Rousseau et
son illusion épistémologique; et nous verrons qu'il y a un sens dans lequel
l'extraordinaire effort de De Man reproduit celui de Rousseau à un niveau
théorique plus sophistiqué, et pourrait donc bien apparaître comme une
forme tardive de rationalisme du XVIIIe siècle).
Le second Discours va alors être présenté - pour utiliser les propres
catégories de Rousseau - comme une tension entre noms et métaphores
ou, si vous préférez, comme un glissement des noms aux métaphores.
Le « nom » est ici, suivant Rousseau, pris de manière non-problématique
comme une utilisation du langage qui isole le particulier, dans son sens
fort de l'absolument unique et individuel, de l'«hétérogène», pour utiliser
une terminologie contemporaine, de ce qui ne peut être subsumé sous
le général ou l'universel : une intersection entre le langage humain et la
«différence» radicale des choses entre elles et de nous. L'exprimer de cette
manière, c'est commencer à réveiller un sens de la particularité et, en fait,
des véritables perversité et impossibilité inhérentes à l'acte de nomination :
« arbre » ne semble déjà plus être un « nom » pour le « great-rooted blossomer»
[« ô Châtaignier, fleuri sur des racines immenses» William Butler Yeats
(trad. Patrick Hutchinson - La République des lettres)] que je regarde par
cette fenêtre; tandis que, s'il y a des gens capables de nommer leur voiture
préférée, normalement nous ne nommons pas notre fauteuil préféré, notre
peigne ou notre brosse à dents préférée. Quant à ces autres noms, les noms
« propres », Lévi-Strauss en particulier nous a abondamment enseigné que
les noms appartiennent à des systèmes de classification, chose qui subvertit
aussitôt la prétention du nom individuel à un caractère unique (dans une
autre linguistique, cette fonction de particularisation est supplantée par
326 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

l'opération pratiquement immatérielle de la déïctique - le «ceci» ou «cela»,


la désignation de la spécificité autrement ineffable de l'objet unique dans l'ici
et le maintenant). Mais ces considérations ne vicient pas particulièrement les
arguments de Oe Man ; elles ne font que ramener à temps sur le devant de la
scène la seconde opération, l'opération métaphorique, et confirmer la vanité
du langage en général, dont les propriétés inextirpablement généralisantes,
conceptualisantes et universalisantes glissent sur la surface d'un monde de
choses uniques et non généralisables. Cette façon de penser présente alors
inévitablement une image ontologique (ou métaphysique) du monde et du
langage (nous y reviendrons ultérieurement).
Mais le langage émerge; nous nommons et parlons effectivement des
choses, que ce soit une erreur ou non ; et les procédures rationalisantes
du XVIIIe siècle amenèrent Rousseau à essayer de « comprendre » (ou
"expliquer") cette situation en déduisant génétiquement ou historiquement
un état dans lequel il n'était pas encore présent : « Cette application réitérée
des êtres divers à lui-même, et les uns aux autres, dut naturellement
engendrer dans l'esprit de l'homme les perceptions de certains rapports. »
(Rousseau, cité dans AR 155/194). Ces rapports - d'abord des comparaisons
(« grand, petit, fort, faible») et ensuite des nombres - marquent la naissance
d'une conceptualisation et d'une abstraction véritables, ou, si vous préférez,
d'une abstraction qui se saisit elle-même en tant que telle (à la différence
de la nomination, qui prétend toujours respecter le particulier et non
comparer). Une pure relation conceptuelle semblerait balayer en retour
le particulier et le convertir en une suite d'équivalences ou d'identités :
vous ne pouvez, autrement dit, évoquer les différences quantitatives entre
deux entités (cet arbre est plus grandit celui là) sans avoir d'une certaine
manière posé leur équivalence (ou leur ressemblance), au moins à cet égard.
Le règne du nom finit par conséquent à ce point, et celui du mot, du
concept, de l'abstraction, de l'universel commence. Bien entendu, de Man
va identifier de façon décisive cette transformation comme étant l'opération
de la métaphore. Le concept implique une décision préliminaire sur la
ressemblance entre elles d'entités d'un groupe spécifique (nous les appelons
1
Théorie 327

dorénavant hommes, arbres, fauteuils, ou quoi que ce soit d'autre). Pourtant,


à ce niveau de décision préliminaire, les entités n'ont rien en commun
entre elles ; elles sont toutes des existants distincts, et donc, à ce moment
presque prélinguistiques, «comparer» des « blossomers* distincts est un acte
linguistique aussi scandaleux que de décrire « mon amour » comme une « red,
redrose» [Robert Bums «My love islike and, red rose»]. L'identification de la
naissance de l'abstraction comme opération métaphorique est bien entendu
bien plus qu'un vernis sur ce passage spécifique dans Rousseau : c'est aussi un
acte stratégique qui permet au système « rhétorique» unique de De Man de
voir le jour, comme nous allons le constater. Une pause à ce moment dans
le processus de «construction théorique» nous autorise à voir un peu plus
clairement ce que l'œuvre de De Man, qui semblerait autrement unique et
inclassable en apparence, a en commun avec d'autres figures de la pensée
contemporaine.
Adorno est le plus proche de ceux dont la vision de la tyrannie du
concept - la théorie dite de l'identité, la violence imposée à l'hétérogène
par les entités abstraites de la Raison (les ressemblances de Rousseau, les
métaphores de De Man) - possède une fonction diagnostique parente
(ce qui peut encore se déceler dans la fréquente tentation de comparer sa
«dialectique négative» à une forme de «déconstruction» derridienne). La
mise entre parenthèses de la différence entre une philosophie qui décrit
ces phénomènes au niveau du concept et une théorie qui les découvre
dans le modèle des événements linguistiques entraîne l'ajournement de la
question (peut-être métaphysique) de la priorité ontologique du langage
sur la conscience ; mais il nous faut remarquer au passage la narrativité
interne plus grande de l'analyse de De Man, par opposition à quelque chose
comme une narrativité externe dans la « dialectique des Lumières ». Chez
de Man, comme nous le verrons, le fait structural de métaphorisation a des
conséquences monumentales sur le texte et son contenu, conséquences qui
seront finalement triées et typologisées dans les diverses sortes d'allégories.
Chez Adomo, la tyrannie du concept, de l'abstrait et de l'identité peut être
esquivée de diverses manières, dont celle du projet de «dialectique négative»
328 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

est une sorte de codification et de programme stratégique global. Cependant,


chez Adorno, également, comme avec la métaphore chez de Man, le concept
reste pendant et forme une composante indéracinable de la pensée (de
telle sorte que l'« erreur » est ici une caractérisation à la fois appropriée et
inadéquate). Mais Adomo - comme Rousseau à cet égard, et à la très grande
différence de De Man - se sent capable de reconstruire un récit historique
externe susceptible de rendre compte de l'émergence de l'abstraction (la
ressemblance chez Rousseau, la raison ou la «maîtrise» des Lumières chez
Adorno et Horkheimer). Ce récit tourne, dans les deux versions, autour de
la peur et de la vulnérabilité des hominidés face à une nature massivement
menaçante à qui seule la pensée offre un instrument durable de protection
et de contrôle. De Man, dont on peut estimer qu'il connut une expérience
historique de la peur et de la vulnérabilité plus grande que la plupart des
Nord-Américains, exclut les explications de ce genre, qu'il aurait sans doute
qualifiées de «moins intéressantes».
C'est chez Marx lui-même que la problématique ici de De Man trouve
de plus grandes affinités, et en particulier dans l'analyse des quatre stades
de la valeur (analyse que l'on peut aussi voir, bien sûr, comme un récit
d'émergence, bien que ce ne soit pas nécessaire). De Man ne vécut pas
assez longtemps pour explorer et articuler la rencontre avec le marxisme
qu'il nous avait promise dans ses dernières années. Les Allégories de la lecture
comportent, cependant, déjà un élément substantiel qui déplace le contact
avec le marxisme de l'anthropologique (besoins, nature humaine, etc.) à ce
qu'il appelle la « conceptualisation linguistique » :
Mais le fondement économique de la théorie politique chez Rousseau n'est
pas lui-même fondé sur une théorie de besoins, d'appétits et d'intérêts qui
pourrait conduire aux principes éthiques du bien et du mal ; ce fondement,
étant le corrélatif de la conceptualisation linguistique, n'est donc ni
matérialiste ni idéaliste ni simplement dialectique puisque le langage est
à la fois privé d'autorité représentationnelle et transcendantale. Le rapport
complexe entre le déterminisme économique de Rousseau et celui de Marx
peut et doit être abordé de ce seul point de vue. [AR158/196-97].
1

Théorie 329

Comme Dérida, les rencontres théoriques de De Man avec le marxisme


semblent avoir été essentiellement médiées par Althusser dont de Man
admirait le travail sur Rousseau (il paraît avoir jugé [AR 224/272] que
c'était une lecture erronée intéressante ex. plus utile que les banales approches
psychanalytiques, biographiques, thématiques et disciplinaires). Il faut
reconnaître que Rousseau a généralement constitué un embarras pour
le marxisme (comme pour presque tout le monde) ; l'absorption du
matérialisme mécanique du XVIIIe siècle dans la tradition marxienne
ne s'est pas accompagnée d'une quelconque plus grande bienveillance à
l'égard de l'«idéalisme» de Rousseau, de son «sentimentalisme», etc. Mais
relire le Contrat social, c'est découvrir la Convention se dresser de manière
éclatante devant nos yeux ; toutefois, dans l'histoire ultérieure des formations
politiques de gauche ou marxiennes, les débats sur le courant jacobin (si
prophétiquement formulés ici par Rousseau) n'ont pas convenablement
abordé la continuité de la pertinence du Contrat social sur les problèmes du
parti et de l'état, de la « dictature du prolétariat » et sur la nécessité de projeter
une vision d'une démocratie socialiste plus avancée au-delà des formes
de la représentation parlementaire bourgeoise. Cependant, la suggestion
judicieuse et précieuse de De Man nous incite à reporter à plus tard ces
généralités comparatives de philosophie politique et à nous engager, d'abord,
dans une activité plus difficile, celle de faire un tri dans le tissu linguistique
de ces idées ou «valeurs». En effet, nous verrons dans un moment que non
seulement Le Contrat social réclame cette lecture mais qu'il est pratiquement
incompréhensible sans elle.
Cependant, on peut assimiler cette problématique plus immédiate, dans
laquelle marxisme et déconstruction demanienne se chevauchent, à la
«théorie de la valeur». On sera moins troublé par cette juxtaposition si on
se souvient que, chez Marx, « le mystère de toute forme de valeur gît dans
cette forme simple17», caché dans le phénomène encore plus mystérieux
de l'équivalence sur laquelle se fondent d'une certaine manière la valeur
d'échange et la possibilité même d'échanger un objet contre un autre,
différent. (Afin d'éviter une confusion terminologique, le lecteur doit se
330 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

souvenir que la «valeur d'usage» est immédiatement mise hors circuit à la


première page du Capital: la valeur d'usage marque une relation existentielle
aux choses uniques, j'y reviendrai dans un moment, mais n'est pas, en ce
sens, sujette à la loi de la valeur ou de l'équivalence. Dans la terminologie
contemporaine, nous pourrions dire que la «valeur d'usage» est le domaine
de la différence et de la différentiation en tant que telle, tandis que la «valeur
d'échange » sera, comme nous allons le voir, définie comme le domaine
des identités. Mais ce que cet usage terminologique indique chez Marx,
c'est que la valeur proprement dite et la «valeur d'échange» sont désormais
synonymes.)
Il est également nécessaire de distinguer la discussion des quatre stades
de la valeur dans le Capital18 de la « construction » de la théorie dite de la
valeur travail, qui, suivant Adam Smith, assimile la valeur d'une marchandise
produite à la quantité de temps de travail qu'elle contient. Déterminer si
cette théorie entraîne ou revient à une anthropologie (au sens où Althusser
ou de Man pourraient la dénoncer) est une question très intéressante; mais
c'est le sujet de la production, l'autre face ou dimension du phénomène de
la « forme valeur», qui nous importe ici ; elle fonde le marché et l'échange et
culmine dans l'émergence de cette chose particulière qu'on appelle l'argent.
D'un point de vue linguistique ou « rhétorique », l'analyse de Marx mène
bien plus loin que Rousseau l'exploration de ('«identification métaphorique»
- dans de nouveaux maquis et de nouvelles complexités - (et bien plus loin
que de Man, pour qui la métaphore n'est ici que le point de départ, l'acte
qui permet sa lecture). Marx cherche à défamiliariser - à « estrangiser » si
vous préférez - le dispositif apparemment naturel par lequel nous mettons
en balance les unes avec les autres des choses d'espèces différentes, et même,
à l'occasion, les échangeons comme si elles étaient d'une certaine manière
les mêmes. Le mystère consiste alors à essayer de pénétrer ce qu'une livre
de sel pourrait bien avoir en commun avec trois marteaux, et dans quelle
mesure il y a un sens à affirmer d'eux qu'ils sont, d'une manière ou d'une
autre, «les mêmes». Marx affine le problème en spécifiant deux objets qui
sont en principe plus étroitement liés l'un à l'autre, à savoir, «vingt mètres
1

Théorie 331

de toile» et « un habit», sans doute l'habit qui résulte de la transformation


de la toile). Ce choix est à l'évidence destiné à amener le problème plutôt
différent de la production de la valeur nouvelle, qui sera son principal souci
plus loin dans le Capital
Nous sommes ici clairement à nouveau dans le domaine de la métaphore,
et c'est certainement ainsi que nous devons appeler cette sorte d'identification
de deux objets distincts l'un avec l'autre quand l'identification n'est pas
pensable, qu'elle reste un mystère ou ne peut être justifiée par aucune raison
conceptuelle. Pour Marx aussi, à mon avis, le postulat de l'équivalence reste,
en ce sens, non-pensable, même si on peut aussi l'expliquer (théorie de la
valeur travail) de manières structurales et historiques différentes et sûrement
supérieures aux «explications» plutôt mythiques de Rousseau ou d'Adorno
en termes de pures peurs et faiblesse. Il existe ainsi un sens dans lequel
l'analyse marxienne de l'équivalence est pleinement compatible avec l'analyse
rhétorique de De Man : considérer sous l'angle de la fonction linguistique du
trope cette violence métaphorique première, par laquelle deux marchandises
sont décrétées être «les mêmes», constitue certainement un enrichissement
bienvenu au schéma de Marx. Mais Marx, en retour, avec son «explication »,
son récit du processus de l'apparition de la valeur, ajoute certainement autre
chose à l'analyse linguistique (et la position qu'est susceptible d'occuper
cette « autre chose » ne sera déterminable qu'en comparant le « récit » de
Marx à ('«histoire» de De Man de la «naissance de l'allégorie à partir de la
métaphore première», que nous n'avons pas encore exposée ici).
Cependant, il y a une façon d'envisager la présentation de ce « mystère » et
la nature des objets concernés chez Marx qui élargit et modifie grandement
le point de départ de Rousseau, qui reposait sur deux situations relativement
simples: l'«identité» des objets et l'appréhension d'autrui comme étant
d'une manière ou d'une autre «le même» que moi (pitié, sympathie). En
effet, la très intéressante analyse deDe Man sur le second de ces secteurs
de l'acte métaphorique (l'Autre, le géant, l'«homme») a l'inconvénient de
négliger le premier, ou, en fait, d'amalgamer nos relations aux objets à nos
relations aux gens. Mais, chez Marx, il n'est plus question de comprendre
332 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

comment un arbre serait susceptible d'être juxtaposé à un autre, très


différent, pour que de là émergent le « nom » et le « concept » d'arbre ; il
s'agit plutôt de comprendre comment on pourrait considérer des objets
complètement distincts (le sel, les marteaux, la toile, l'habit) comme des
équivalences. Le travail épistémologique marxien le plus excitant suit alors
la leçon méthodologique anti-cartésienne et dialectique de Marx; à savoir,
que nous ne construisons pas des idées complexes à partir d'idées simples,
mais au contraire, en sens inverse, que c'est l'intuition de la forme complexe
qui nous donne la clé pour saisir l'idée plus simple. À partir de la loi de la
valeur, ou du mystère de l'équivalence de choses radicalement différentes,
nous pouvons reprendre autrement le problème plus simple des universaux et
des particuliers. ; ou, si vous préférez, il faut d'abord positionner l'abstraction
et la pensée conceptuelle (la «conceptualisadon linguistique» de De Man)
dans le champ plus vaste de l'opération de la loi de la valeur avant de pouvoir
comprendre ses effets philosophiques et linguistiques plus spécialisés. Or,
pour finir, pour être encore plus «vulgaire» (c'est-à-dire, plus ontologique)
sur ce sujet, l'abstraction philosophique et linguistique est elle-même un effet
et un produit dérivé de l'échange.
Dans la description par Marx de la façon dont, des deux termes de
l'équivalence, l'un vient servir d'expression à l'autre («la toile exprime
sa valeur dans l'habit et celui-ci sert de matière à cette expression »[MC
139/63]), on peut voir une puissante anticipation dialectique de la doctrine
de la métaphore comme teneur et véhicule. Cependant, l'irrésistibilité
même de l'équation par laquelle on affirme que les deux objets sont « les
mêmes» en valeur introduit un procès «temporel» dans cette structure,
d'une manière incompatible avec les analyses de De Man sur la génération
du récit à partir de la métaphore et des formes « allégoriques » ultérieures
résultant de cette tendance structurelle. Mais il ne faudrait pas considérer
que le mot temporel implique la participation ici d'un temps vécu « réel » ou
existentiel, ni d'ailleurs d'un temps historique. Comme je l'ai laissé entendre,
on peut lire l'analyse de Marx sur les quatre formes de la valeur d'une
manière généalogique, narrative, «continuiste» et historique: les premières
Théorie 311

équivalences se forment à l'intersection de deux systèmes autonomes,


ou deux formations sociales auto-suffisantes : le sel n'a aucune «valeur
d'échange » au sein de notre tribu, mais comme nous n'avons pas de
métaux, que les voisins paraissent intéressés par le sel et semblent désireux
de l'échanger contre des objets métalliques, prend alors naissance une forme
« accidentelle » d'équivalence. Lorsque l'on attire au sein d'une formation
sociale autarcique ce mode, cette façon de comparer des objets différents et
de postuler leur équivalence, il en résulte une nouvelle sorte de mouvement
par lequel d'innombrables équivalences maintenant provisoires s'emparent
tour à tour d'une grande variété d'objets: des moments «métaphoriques»
jaillissent dans des échanges ponctuels et disparaissent ensuite à nouveau
pour réapparaître à des points éloignés sur le réseau social. C'est alors la
« forme valeur totale ou développée», une sorte de chaîne d'équivalences
infinie ou infiniment provisoire qui parcourt l'objet monde d'une formation
sociale, et dans laquelle les objets changent sans cesse de place aux deux
pôles de l'équation de valeur (qui, comme nous l'avons dit, n'est pas
réversible). Les gens échangent sans cesse, sans aucune stabilité dans le
processus : « l'expression relative de valeur est inachevée parce que la série de
ses termes n'est jamais close. La chaîne dont chaque comparaison de valeur
forme un des anneaux, peut s'allonger à volonté à mesure qu'une nouvelle
espèce de marchandise fournit la matière d'une expression nouvelle. » [MC
156/77]. On peut bien sûr aussi définir ce moment dans une perspective
différente, une perspective dans laquelle l'accent est mis sur le caractère
provisoire de ces moments et sur la dissolution incessante de la valeur qui
leur fait suite : la vraie « loi » de la valeur, non encore institutionnalisée et
solidifiée dans un médium, en tous points, est alors totalement consommée
et s'évanouit en fumée à chaque transaction. Cette description correspond
à ce que Baudrillard appelle l'échange symbolique (le moment utopique de
sa propre vision de l'Histoire, dont, depuis Mauss, on a significativement
modifié le nom ; on a parfois considéré le système kula de Malinowski
comme une projection formalisée de ce moment, bien qu'on puisse tout
aussi facilement le considérer comme sa réification et sa transformation
334 Immanence et nominalisme dans led i s c o u r sthéorique postmoderne

en autre chose, tandis que les relations entre la lecture de Baudrillard et la


célébration anthropologique chez Bataille de l'excès, la destruction et du
podatch devraient également être évidentes).
Cette chaîne d'échanges infinie, in-terminable s'avérant intolérable, la
« forme générale de la valeur » émerge pour sceller l'uniformité du processus
en produisant, pour ainsi dire, le concept d'elle-même (la «valeur» comme
idée générale ou propriété universelle), qu'elle incarne en un objet unique
conçu pour servir de «standard», d'étalon pour tout le reste. Mais il s'agit
d'une opération très particulière et contradictoire : « La dernière forme donne
à l'ensemble des marchandises une expression [...] parce que et en tant
qu'elle exclut de la forme équivalente toutes les marchandises, à l'exception
d'une seule»(MC 158/80). L'objet ainsi élu a un rôle impossible à tenir
parce qu'il est à la fois une chose dans le monde, avec une valeur potentielle
exactement comme les autres choses, et une chose retirée de l'objet monde
appelée, depuis l'extérieur, à médier le nouveau système de valeur de ce
dernier. Il n'est pas extrêmement étonnant de trouver ainsi sélectionnées les
vaches (description classique des Nuer par Evans-Pritchard) ; ces dernières
peuvent toujours aller à leur train et vous accompagner sur leurs propres
pattes ; mais l'épouvantable lourdeur du procès est évidente. Gayatri
Spivak a proposé que nous repensions la formation du canon littéraire en
fonction de cette dialectique des stades de la valeur - idée intéressante, en
effet Mais, moi-même, j'aurais été tenté de corréler avec le symbole et le
moment symbolique de la pensée ce troisième stade particulier, dans lequel
un objet de ce monde se retrouve avec la double tâche d'équivalent universel
naissant: sur un plan culturel, avec les diverses tentatives modernistes pour
doter d'une sorte de force universelle telle ou telle représentation sensible
d'une vision du monde (ces nouveaux mythes universels dont Mr. Eliot
pensait avoir vu l'émergence chez Joyce) ; et sur un plan philosophique,
avec le tournant universalisant de la pensée sauvage sur le point d'atteindre
l'abstraction conceptuelle, comme chez les pré-socratiques où un unique
élément de ce monde (« tout est eau », « tout est feu ») est posé en principe
comme fondement de l'être.
1
Théorie 335

Ce qui va donc suivre, ce ne va pas seulement être l'abstraction ; ce


sera l'allégorie, et cet effort désespéré pour atteindre le « concept » qui
est voué à l'échec et, là-dessus, marque son échec afin de réussir malgré
lui. Chez Marx, c'est bien sûr, la forme argent, et les célèbres pages sur le
fétichisme de la marchandise qui s'ensuivent sont précisément la reprise
dramatique par Marx de ces succès et échecs des conséquences propres qui
en résultent. Pour nos desseins, ici, il sera utile de transcoder le «fétichisme
de la marchandise » en un vaste processus d'abstraction qui bouillonne à
travers l'ordre social. Si nous nous souvenons de laremarquableformulation
de l'image comme « forme finale de la réification de la marchandise» par
Guy Debord (dans La Société du spectacle), l'importance de la théorie pour la
société contemporaine, pour les médias et pour le postmodernisme est tout
à coup confortée. En attendant, si ma suggestion qu'il existe de profondes
affinités entre l'exploration des conséquences du moment métaphorique
inaugural par de Man et la présentation de l'émergence de la valeur par
Marx a quelque vraisemblance, alors, cette affinité ouvre la possibilité d'une
relation entre les notions de textualité de De Man et ces préoccupations plus
postmodernes sur la dynamique particulière de la signification des médias,
qui semblent de prime abord si loin de lui.
En tout cas, ce rappel des «stades» de la notion de valeur devrait rendre
également possible d'affirmer que le Darstellungde Marx n'est pas exactement
un récit : car les premiers stades, pour ainsi dire, tombent hors de la narration
et ne sont reconstruits que généalogiquement. En cela, la «valeur» possède
une dynamique comparable à celle attribuée au langage par Lévi-Strauss;
étant donné que, pour lui, le langage est un système, il ne peut prendre
vie petit à petit. Soit il existe complètement immédiatement soit il n'existe
pas du tout, ce qui revient à juste dire qu'il est abusif (mais inévitable) de
transférer des termes qui sont significatifs uniquement pour un système
linguistique aux pièces et morceaux, aux grognements et mouvements qui
semblent, avec lerecul,le préparer.
Il est dommage que de Man n'insiste pas plus fortement sur la
reproduction dans l'arène «politique» plus vaste du Contrat social de ce
336 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

drame de l'universel et du particulier dans le second Discours (il semble avoir


craint que le mot métaphorique, qu'il utilise de manière si originale dans ces
contextes, ne dégénère là dans un stéréotype «organique» faible destiné à
renforcer les mésinterprétations standards de ce texte). Mais la situation
est tout à fait comparable, comme le suggère au passage son intéressante
qualification de «la structure métaphorique du système numérique» [AR
256/308] (le Un de l'état, le «Beaucoup» des gens). Cependant, à ce stade
ultérieur de son Darstellung, de Man est passé à ce que nous pourrions
appeler l'«indétermination» du langage légal, c'est-à-dire sa capacité à
fonctionner de manière significative dans de nouveaux contextes totalement
imprévisibles, ce qui est qualifié, d'une part, de «promesse» et, d'autre part,
de tension entre deux fonctions du langage, le constatif et le performatif
(« la logique grammaticale ne peut fonctionner que si ses conséquences
référentielles sont laissées de côté.» [AR269/322])
Mais, il est certain qu'il n'existe aucun exemple plus spectaculaire de
l'émergence de l'abstraction métaphorique et de l'universel conceptuel à
partir du domaine de la particularité et de l'hétérogénéité que l'apparition
de la volonté générale (ou plutôt, pour Rousseau, son dévoilement, car ce
fut toujours l'acte premier qui assurait au premier chef l'existence de la
«société»). De Man soutient, à juste titre, que les conséquences structurales
de ce primat ou de cette unification au niveau social sont plutôt différentes
textuellement de ce que nous découvrons dans le second Discours. Mais le
dilemme est peut-être plus aigu ici, puisque chez Rousseau il devient très
difficile de redescendre de l'universalité de la loi sur le plan de la volonté
générale, aux décisions contingentes par lesquelles cette loi est d'une
manière ou d'une autre ajustée aux conflits spécifiques ou, comme il le
dirait, aux circonstances référentielles. C'est pourtant un autre lieu où
l'intersection avec le marxisme pourrait s'avérer fructueuse: les griefs relatifs
à la nature sous-développée de la dimension politique dans le marxisme vont
certainement finir par déboucher sur une attention nouvelle aux relations
entre l'abstraction «économique» (la valeur) et cette autre cas abstrait et
universel que sont l'état et la volonté générale.
Théorte 337

Dans la présentation de cette très longue confluence entre les préoccupations


des Allégories de la lecture et la problématique marxiste, il faut, pour
terminer, ajouter quelque chose et parler de ces codes comme instruments
terminologiques qui autorisent ou excluent certaines sortes de travail.
L'avantage du code marxien de «valeur» (par opposition à la «rhétorique»
de De Man ou la notion d'«identité» ou de «concept» d'Adomo) est qu'il
déplace ou transforme le problème philosophique de ('«erreur» qui nous a
embarrassé tout au long de cet exposé. Il est trop facile, mais pas faux, de
soutenir que les conceptions de l'erreur, en tant qu'elles contribuent à la fois
aux positions de De Man et à celles d'Adomo, présupposent logiquement
un fantasme préalable de «vérité» (l'adéquation du langage ou du concept
à leurs objets respectifs) qui se perpétue, comme un amour non-partagé,
dans ses conclusions désormais désenchantées et sceptiques. Rien de tel ne
peut survenir dans le champ terminologique gouverné par le mot valeur.
La terminologie de l'erreur laisse toujours entendre, malgré elle, que nous
pourrions nous en débarrasser d'une manière ou d'une autre par un dernier
effort intellectuel. En fait, une grande partie du caractère tortueux de la
prose tant de De Man que d'Adorno provient du besoin de court-circuiter
cette conséquence indésirable et d'insister encore et encore sur l'« objectivité »
de ces erreurs ou illusions, qui sont partie intégrante du langage et de la
pensée et ne peuvent en ce sens être rectifiées, ou du moins pas maintenant
et pas ici. En cela, de Man semble au plus loin non seulement d'Adorno
mais aussi de Derrida, où abondent des insinuations selon lesquelles une
transformation radicale du système social et de l'Histoire pourrait bien
donner la possibilité d'élaborer de nouvelles sortes de pensées et de concepts :
choses absolument inconcevables dans la vision demanienne du langage. La
notion de valeur, cependant, cesse utilement d'impliquer et entraîner ces
questions d'erreur et de vérité ; ses assertions peuvent bien être jugées par
d'autres moyens (ainsi, tant Lukics que Gramsci virent dans la véritable
abolition de la loi de la valeur l'objectif central de la révolution), mais ses
abstractions sont objectives, historiques et institutionnelles, et, ainsi, elles
réorientent nos critiques de l'abstraction dans de nouvelles directions.
338 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

Une autre façon de dire tout cela est d'appréhender les moyens par lesquels
le dispositif conceptuel petsonnel de De Man - parfois appelé « rhétorique »-
possède aussi une fonction de médiation. Notre discussion de cet usage précis
du terme métaphore pour désigner la conceptualisation en général suggère
que ce qui est à l'œuvre ici est un petit peu plus compliqué qu'une simple
(ou convenablement élaborée) réécriture de matériaux textuels en termes
de tropologie : cela caractériserait mieux le travail de Hayden White, de
Lotman ou du groupe mu (dont de Man chercha à se distancier d'un point
de vue stratégique). Au contraire, le plus grand usage médiateur de la notion
de métaphore permet à la tropologie de s'attacher terminologiquement à
une variété d'objets et de matériaux différents (politiques, philosophiques,
littéraires, psychologiques, autobiographiques) où devient alors autonome
une certaine analyse des tropes et de leur mouvement. La métaphore est ainsi
le lieu clé de ce que nous avons appelé transcodage chez de Man : ce n'est
pas au départ un concept étroitement tropologique, mais plutôt l'endroit où
la dynamique des tropes est déclarée être «la même» que toute une gamme
de phénomènes identifiés par d'autres codes ou discours théoriques, de
manières rigoureusement indépendantes et non-rapprochables (l'abstraction
est le langage que nous avons utilisé ici). La métaphore, par conséquent, est,
chez de Man, elle-même un acte métaphorique et un violent accouplement
d'objets distincts et hétérogènes.
En attendant, on peut faire des remarques similaires sur d'autres genres
d'instruments linguistiques et rhétoriques occasionnellement enrôlés de
force dans les Allégories de la lecture. En particulier, on a fréquemment fait
observer que le terme à tout faire rhétorique (ou le terme alternatif de lecture)
ne recouvre pas tout à fait l'incompatibilité entre la terminologie des tropes
et la terminologie très différente de J. L. Austin qui distingue entre les actes
de parole performatifs et constatifs de plusieurs sortes. Mais les brillantes
fortunes que connut Austin dans la théorie postérieure sont certainement
dues, du moins en partie, aux limites structurelles de la linguistique,
qui doit se constituer en excluant tout ce qui se trouve en dehors de la
phrase (action, « réalité », et ainsi de suite) ; Austin apporta soudain une
Théorie 311

façon de parler en termes « linguistiques » de cette réalité non-linguistique


exclue, comme une sorte de nouvel « autre » au sein de la philosophie du
langage qui, en paraissant assurer une place pour l'action à l'intérieur de
la nouvelle terminologie linguistique, justifiait désormais l'extension de
cette terminologie à « tout». Nous avons vu de Man réitérer l'opposition
austienne en termes de « grammaire » et de « rhétorique » : chose qui reconnaît
la tension mais la réincorpore dans le langage sans la « résoudre» (je ne veux
pas cependant que l'on croie que je suggère qu'elle peutèxie résolue). Ici
aussi, nous trouvons donc une sorte de transcodage stratégique, mais d'un
type quelque peu différent: l'incorporation de l'autre structurel ou exclu
d'un système donné en le dotant d'un nom tiré du champ terminologique
du système lui-même.
Qu'en est-il, en définitive, de l'argument ontologique si souvent utilisé
pour étayer la primauté d'un code contre un autre (qui vient en premier, le
langage ou la production ?) ? Que le langage soit unique et où gênais peut être
admis, même s'il est difficile de voir comment des êtres d'essence linguistique
tels que nous-mêmes puissions avoir la possibilité même de parvenir à cette
lucidité limitée; que de Man soit allé plus loin que la plupart des gens dans
son effort inlassable et auto-éreintant pour comprendre la mécanique du
langage au moment précis de son opération est également évident. Mais
la primauté d'un code linguistique, ou d'une herméneutique, n'est pas,
de ce fait, assurée, ne serait-ce que pour l'unique raison, nietzschéenne,
que la primauté d'aucun code ne peut jamais être assurée. «Si tout langage
traite du langage» [AR153/191] ; ce qui revient à dire, si «tout langage est
langage sur la dénomination, c'est-à-dire un métalangage conceptuel, figuré,
métaphorique » [AR 152-3/191 ], il ne s'ensuit d'aucune manière qu'un code
théorique organisé autour du thème ou du sujet du langage possède une
primauté ontologique ultime. Tout langage peut, en ce sens, être « sur le
langage», mais parler du langage n'estfinalementpas différent de parler de
n'importe quoi d'autre. Ou, comme pourrait le dire Stanley Fish, aucune
conséquence pratique ne découle de ces « découvertes » sur les profondes
dysfonctionnalités de tous les usages des mots. Mais les contradictions
340 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

dans le travail de De Man (pas même les plus intéressantes) ne naissent


pas toutes de sa tentative de transformer une analyse en méthode et de
généraliser une idéologie de travail (et même une métaphysique) à partir de
ses extraordinaires lectures de phrases et de textes individuels.
Il faut, par exemple, nettement distinguer ces questions essentiellement
philosophiques sur la primauté du langage des questions méthodologiques,
où il est défendu une certaine approche du langage de genres variés de textes.
À la différence de ce qui a été montré avec le New Historicism, par distinction
également avec certains moments occasionnels chez Derrida (en particulier
ceux qui flirtent avec les modèles psychanalytiques), les homologies ne
jouent aucun rôle chez de Man parce qu'elles impliquent des analogies entre
des objets, du contenu ou des matériaux bruts à l'intérieur du discours ; alors
que, chez de Man, nous assistons pour ainsi dire à la naissance même du
discours, si bien qu'on ne peut même pas considérer que ce contenu était
déjà présent à l'examen (et quand il apparaît effectivement, à la façon de la
«motivation du procédé» desformalistesrusses, notre démarche particulière
nous imposera de l'appréhender plutôt comme le prétexte et la projection du
discours en question: la «culpabilité» est le mirage produit par le discours
confessionnel). Il ne serait pas non plus parfaitement exact de dire que les
diverses manières pour un discours d'émerger sont homologues entre elles,
même si la tentation est grande de lire la diversité des allégories de De Man
comme autant de variations sur une structure. Plus exactement, à l'instar
de l'évolution multilinéaire de la tradition marxiste, nous sommes incités à
voir lesfaçonsparticulières et multiples qu'a le langage de se débattre avec le
problème insoluble de la dénomination comme autant de nœuds et de fils
provisoires, autant de formations textuelles locales distinctes et spécifiques
qui ne peuvent être théorisées et ordonnées en une loi (bien que de Man ne
fasse parfois aussi que ça).
La fonction de la théorie - et ce qui lui donne l'apparence d'une méthode
transposable d'un objet verbal à un autre - semble plutôt devoir se situer
dans ses efforts pour discréditer l'autonomie des disciplines académiques, et,
par là même la classification des textes qu'elles perpétuent, en philosophies
Théorie 311

politiques, spéculation historique et sociale, romans et pièces de théâtre,


philosophie et écriture autobiographique, chacun d'entre eux étant
revendiqué par une tradition distincte. C'est ici que se trouve finalement
l'autre raison, plus profonde, qui fait de Rousseau un objet d'étude privilégié :
comme peu d'autres écrivains, non seulement il pratiqua de multiples genres
et formes discursives (mais, dans ce cas, le «dix-huitième» siècle lui-même
est privilégié dans la mesure où tous ces genres et formes sont toujours
regroupés sous la catégorie des «belles lettres» et produits indifféremment
par tout intellectuel), mais aussi, il semble avoir senti qu'il les réinventait
tous ex rtihilo comme une sorte d'autodidacte, si bien que ses extraordinaires
productions bricolées paraissent nous donner accès aux origines mêmes du
genre. L'impérialisme avec lequel les textes politiques et philosophiques sont
ici rattachés aux études littéraires (ou plutôt au genre spécifique de lecture
rhétorique que de Man a en tête) - ainsi que la courtoisie avec laquelle il
montre son mépris pour la médiocrité avec laquelle les autres disciplines
ont trop précipitamment tourné les structures verbales en idées vagues et
générales [AR 226/275] - va nous apparaître un peu autrement si nous
nous souvenons qu'il avait le même sentiment également sur la plupart
des analyses « littéraires ». Ce sont des leçons thérapeutiques dont l'utilité
pratique variera selon l'état de la discipline en question : la leçon la plus
opportune et la plus frappante est moins destinée à un domaine qu'à une
tendance, à savoir, le psychologique et le psychanalytique. Le chapitre sur
Pygmalion démantèle avec fermeté les notions de «moi» [AR236/286],
cependant que le chapitre sur Julie liquide avec efficacité l'« auteur». La
démolition a été si complète que, paradoxalement, au moment où nous en
venons aux Confessions, fort peu de ce programme reste à mener à bonne fin,
si bien que de Man s'autorise sa version d'une lecture psychanalytique (dans
la lecture - seulement possible ou optionnelle, bien sûr - du profond désir
de Rousseau d'exhibition [AR285/341]. Ici, l'enjeu plus fondamental, c'est
la transformation de l'existentiel - sentiment, émotion, instinct, pulsions
- en «effet» du texte: dans la mesure où Lacan (et Althusser d'une autre
manière) partagent également ce dessein, des résonances et des interférences
342 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

particulières se dégagent dans ce dernier chapitre, avant que l'introduction


inattendue de la machine [AR 294/351] ne produise une illusion d'optique
presque deleuzienne (mais cette machine n'est pas celle de Deleuze mais
celle du matérialisme mécanique du XVIIP siècle, comme nous allons le voir
bientôt). La distance qui va du débat inaugural du second Discours à ce point
final paraît en fait très grande, et suggère deux interprétations opposées : on
peut d'une part, imaginer qu'il existe un laps de temps entre la composition
de ces chapitres et qu'émerge tout un ensemble de nouveaux intérêts, d'autre
part, on peut y voir quelque chose comme une progression dialectique dans
laquelle le contenu détermine des modifications radicales dans la forme et la
méthode elles-mêmes. Mais il serait relativement plus conséquent d'adopter
la manière d'utiliser la narration de De Man, comme dans le chapitre sur
Pygmalion encore, où la thèse de l'existence ou de la non-existence d'un
« soi » stable (et d'un autre stable) est confrontée à une histoire dans laquelle
le seul problème que rencontre le lecteur (ou le spectateur) est de savoir si
quoi que ce soit dans cette histoire se produit réellement ou non (c'est-à-dire
si un changement a lieu).
De Man conclut que non et que ce qui ressemble à une progression n'est
guère plus qu'itération ou répétition ; nous supposerons que c'est aussi le cas
avec sa propre composition sur Rousseau.
Cela ne veut pas dire qu'il se passe exactement la même chose dans tous les
chapitres, car ce que chacun d'entre eux raconte, c'est, d'une manière différente
et avec un résultat différent, la naissance de l'allégorie à partir du dilemme
métaphorique premier. Ce serait une erreur de supposer qu'il faut dégager de
ce livre une théorie unique et cohérente de l'allégorie (même si cette dernière
est sous-tendue par une théorie unique et cohérente de la métaphore) : de
Man est tout au moins postcontemporain dans sa croyance qu'une théorie
transcendante est non-désirée et non-désirable; ce n'est pas un but en soi mais
plutôt une distance conceptuelle qui permet au lecteur l'appréhension d'un
langage qu'il a d'ores et déjà transformé (aussi la théorie est ici cet effort pour
«se tenir en dehors» du texte, et même en dehors du langage lui-même, que
Knapp et Michaels déploraient; mais il n'en est ainsi que pour un moment).
Théorie 311

Un fait peut démontrer cette proposition : quand nous en arrivons aux


conséquences de la métaphore, ces conséquences ne sont pas spécifiées
comme allégorie mais plutôt désignées plus généralement comme récit :
« Si le moi n'est pas, en principe, une catégorie privilégiée, la suite de toute
théorie de la métaphore sera une théorie du récit centrée sur la question de
la signification référentielle» [AR 188/231]. L'acte métaphorique engage
constitutivement l'oubli ou le refoulement de lui-même: les concepts générés
par la métaphore dévoilent immédiatement leurs origines et se présentent
comme vrais ou référentiels ; ils émettent une prétention à être un langage
littéral. Le métaphorique et le littéral vont donc de concert, du moins dans la
mesure où ils ont des moments jumeaux du même procès. Ce procès génère
alors une variété d'illusions, dont l'eudémonique (plaisir et peine) mérite
mention (nous y reviendrons), ainsi que la notion de pratique ou d'utile (« La
progression ou la régression de l'amour à la dépendance économique est une
caractéristique constante de tout système moral ou social basé sur l'autorité
de systèmes métaphoriques incontestés.» [AR239/289]).
Mais, s'agissant des autres étapes du processus - le récit lui-même -
n'importe qui ayant la plus légère familiarité médiatique avec la
«déconstruction» aura deviné qu'il engagera d'une manière ou d'une autre
un «démontage» de ce premier moment d'illusion. La complication surgit
quand nous en abordons les variétés concrètes, ainsi que lorsque nous
cherchons à assumer l'évidente tentation de Oe Man - à laquelle il résiste
aussi - de forger une nouvelle typologie et dessiner une théorie «sémiotique»
de ce genre qu'il dénonçait inlassablement dans les chapitres précédents des
Allégories de ta lecture.
Si une telle « théorie » existe (si ce n'est pas, autrement dit, une simple
question d'opposition pratique et maniable), elle consiste donc à poser
deux moments distincts du récit déconstructeur, le second succédant au
premier et l'incorporant à un niveau de complexité dialectique plus élevé.
En premier lieu, la métaphore initiale est défaite - sapée aussitôt posée par
quelque grave suspicion de cet acte linguistique particulier. Cependant,
dans un second moment, ce soupçon même repasse sur le premier et se
344 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

généralise : ce qui n'était au départ qu'un sérieux doute quant à la viabilité de


cette ressemblance et de ce concept - un doute sur le parlant et le pensant -
devient maintenant un scepticisme plus profond sur le langage en général,
sur le procès linguistique, ou sur ce que de Man appelle la lecture, un terme
qui exclut utilement les idées générales sur le langage lui-même.
Le paradigme de tout texte consiste en une figure (ou un système de
figures) et sa déconstruction. Mais comme ce modèle ne peut être achevé
par une lecture définitive, il engendre à son tour une superposition figurée
supplémentaire qui raconte l'illisibilité du récit précédent. En contraste
avec les récits déconstructeurs primaires centrés sur lesfigureset finalement
toujours sur la métaphore, on peut nommer allégories ces récits au deuxième
(ou troisième degré). Les récits allégoriques racontent l'histoire de l'échec
de la lecture tandis que les récits tropologiques, comme le second Discours,
racontent l'histoire de l'échec de la dénomination. Il ne s'agit là que d'une
différence de degré et l'allégorie n'efface pas la figure. Les allégories sont
toujours des allégories de métaphore et, comme telles, toujours des allégories
de l'impossibilité de la lecture - une phrase dans laquelle il faut « lire » le « de »
génitif comme une métaphore. [A/î 205/250]
La terminologie est parfois incertaine : les allégories auxquelles on fait
référence ici sont-elles les mêmes que ce que, plus tard, en relation avec les
Confessions, «l'on peut appeler une allégorie de lafigure»? [AR300/357]
Que se passe-t-il quand le procès allégorique est contenu ou réprimé? Ces
questions ont le mérite de nous forcer à la conclusion évidente que, puisque
le problème initial ne peut être résolu (il n'y a aucune « solution » au dilemme
métaphorique), il n'autorise pas non plus de résultat unique, mais produit
une variété de tentatives de solutions dont on ne peut prédire ni théoriser
par avance le mode d'échec, bien que logique après coup. Puisque qu'elle
ne peut être achevée, la théorie de l'allégorie nous renvoie ici encore aux
textes individuels, dont la «lecture» in-terminable re-confirme purement la
description initiale tout en fixant l'attention sur l'échec structurel unique
de chaque texte spécifique. D'où la confusion productive sur la nature du
Contrat social, par exemple: Rousseau est-il lui-même le «législateur» du
Théorie 311

Contrat social et son traité est-il la Deutéronomie de l'état moderne? S'il en


était ainsi, le Contrat social deviendrait un énoncé référentiel monologique.
On ne pourrait l'appeler [...] une allégorie [...] au contraire, en faisant
soupçonner que le Sermon sur la Montagne pourrait être l'invention
machiavélique d'un maître politicien, Rousseau subvertit nettement
l'autorité de son propre discours législatif. Faudrait-il en conclure que
le Contrat social est un récit déconstructeur comme le second Discours ?
Cela n'est pas vrai non plus parce que, à la différence du second Discours,
le Contrat social est manifestement productif et générateur aussi bien que
déconstucteur. Dans la mesure où il ne cesse jamais de souligner la nécessité
de la législation politique et d'élaborer les principes sur lesquels une telle
législation pourrait s'appuyer, le texte a recours aux principes d'autorité qu'il
subvertit. On sait que cette structure est caractéristique de ce que nous avons
appelé des allégories de l'illisibilité. Une telle allégorie est métafigurée : c'est
l'allégorie d'une figure (d'une métaphore, par exemple), qui retombe dans
lafigurequ'elle a déconstruite. Le Contrat social tombe sous cette rubrique
dans la mesure où il est effectivement structuré comme une aporie : il persiste
à accomplir ce dont il a montré l'impossibilité. À ce titre, il mérite le nom
d'allégorie. Mais est-ce l'allégorie d'unefigure? On peut répondre à cette
question en demandant ce que le Contrat social exécute, ce qu'il ne cesse de
faire après avoir établi que cela ne pouvait être fait. [AR 275/329]
Comme l'indique le titre du chapitre (« Promesses »), promettre est
cette chose nouvelle et impossible que continue de faire le Contrat social:
si bien que l'hétérogénéité apparente des derniers chapitres de De Man
peut être maintenant re-justifiée en fonction de la plus grande diversité
de «solutions» impossibles au dilemme textuel. On peut maintenant
appréhender la disparité entre la terminologie des actes de parole (speech
acts) (promesses, excuses) et celle des allégories et des figures comme un
dernier et ambitieux effort pour dégager un code médiateur plus vaste qui
finira par englober la vie personnelle et l'Histoire («à ce niveau de complexité
rhétorique les allégories textuelles engendrent l'histoire »[AR 277/331]),
phrase de conclusion qui paraît marquer une fin provisoire à la quête
346 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

personnelle d'historicité de De Man telle qu'elle a été définie ci-dessus.


Par conséquent, les multiples analyses de l'allégorie chez de Man
paraissent tomber sous la rubrique générale de ce que j'ai appelé ailleurs
« les récits dialectiques » ; c'est-à-dire, les récits qui, par des mécanismes
réflexifs, se déplacent sans cesse à des niveaux de complexité plus élevés,
transformant dans ce processus tous leurs termes et points de départ, qu'ils
annulent, mais continuent d'inclure (comme lui-même le souligne). Le
problème crucial de ces récits, en particulier dans la situation intellectuelle
contemporaine où les notions phénoménologiques de conscience et
de « moi » ont été nettement problématisées, réside clairement dans le
moment de « réflexivisité » lui-même et dans la manière dont on présente
ce moment (dont j'ai éludé plus haut la question en le désignant de façon
neutre comme un mécanisme) : il ne sera convaincant aujourd'hui que si
l'on exclut la tentation en apparence inévitable de le ramener dans telle
ou telle forme de «conscience de soi». Que l'impact de la psychanalyse
et de la linguistique, d'une part, ou de la fin de l'individualisme, d'autre
part, constituent ou non des explications satisfaisantes, il est certain que
la notion de «conscience de soi» est aujourd'hui en crise et ne semble plus
faire le travail qu'elle était censée être à même d'accomplir par le passé ; elle
n'apparaît plus aux gens comme un fondement adéquat à ce qu'elle servait
à établir ou compléter. Que la dialectique soit elle-même étroitement liée
à cette valorisation maintenant traditionnelle de la conscience de soi (ce
que sous-entendent souvent des répudiations approximatives de Hegel, qui
méconnaissent les passages où se passe quelque chose de très différent, doit
rester une question ouverte : la perte du concept de conscience de soi (ou,
en fait, de celui de la conscience) n'est pas non plus fatale à la conception
même de la capacité à agir, ou l'action (agencyj. Dans le cas de l'œuvre de
De Man, cependant, j'ai le sentiment qu'elle est fatalement menacée à tout
moment par une résurgence d'une notion de conscience de soi que son
langage essaie avec vigilance d'éviter. Bien sûr, le récit déconstructeur risque
toujours de revenir subrepticement dans cette histoire plus simple où la
figure initiale, ayant donné vie à l'illusion, atteint ensuite d'une manière ou
Théorie 311

d'une autre une prise de conscience plus intense de sa propre activité; en


même temps, l'allégorie de la lecture, ou de l'illisibilité, se présente à nous
dans son travail avec une charge plus forte de conscience renouvelée de son
propre processus, conscience devenant toujours plus intensément consciente
d'elle-même, «au second (ou troisième) degré», dans une progression sans
fin. Tout cela se passe plutôt différemment chez Denicla, où l'accent sur
l'interminabilité et sur ce que Gayatri Spivak a appelé 'l'impossibilité d'une
pleine déconstruction20» croise de plein fouet le problème de la conscience
de soi en le reconnaissant comme un but et un mouvement nécessairement
contrariés. Chez de Man, cependant, elle persiste comme une sorte de
spectral « retour du refoulé», une lecture erronée si puissante que même ses
dénis la font renaître ; et il ne s'agit pas de la seule survivance d'une ancienne
conceptualité dans le «développement irrégulier » du système intensément
postcontemporain de De Man.
Dans un certain sens, ce que je vais appeler la métaphysique de De Man
est simplement une telle survivance - la plus dramatique mais peut-être pas
la plus significative - même si, dans un autre sens, si nous remplaçons le
mot métaphysique par idéologie, il sera moins déconcertant de soutenir qu'un
penseur laïque contemporain qui qualifie fréquemment de « matérialistes »
ses propres positions «a» aussi une idéologie. Mais, bien sûr, on n'«a» pas
exactement une idéologie ; c'est plutôt que chaque « système » de pensée
(peu importe à quel point il est scientifique) est susceptible de représentation
(de Man l'aurait appelée « thématisation », dans un de ses déplacements
terminologiques les plus habiles) de façon à pouvoir être appréhendé comme
une «vision du monde» idéologique: il est, par exemple, bien connu que
même les existentialismes ou nihilismes les plus achevés - qui affirment
l'absence de signification de la vie ou du monde et l'absence de sens des
questions sur la «signification» - finissent aussi par projeter leur vision
significative du monde comme chose manquant de signification.
Cependant, chez de Man, cette susceptibilité à la représentation
idéologique est le corrélat de larigoureuseimage qu'il a du fonctionnement,
ou de la dysfonctionnalité systématique, du langage en tant que tel ; malgré
348 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

lui et contre son gré, l'attention à et la concentration sur le dispositif


linguistique finissent par faire apparaître une image impossible de ce qui
n'est pas du ressort du langage et que le langage ne peut assimiler, absorber
ou traiter. Ce domaine, inaccessible par définition (c'est-à-dire, inaccessible
au langage, qui demeure l'élément au-delà duquel nous ne pouvons penser),
n'est nulle pan présent dans les textes de De Man, même s'il est présent chez
Rousseau, en particulier dans le plus «religieux» et «philosophique» de ses
écrits, la Profession de foi du vicaire savoyard, qui deviendra par conséquent
pratiquement une épreuve capitale pour la lecture de De Man. Mais c'est
le corrélat dialectique de ce qui est ici présent et, pour ainsi dire (pour
utiliser un autre langage), son non-dit, son impensé. L'affirmation de cette
métaphysique absente est par conséquent implicite dans nos remarques
précédentes sur la manière dont la revendication pratique à trouver une prise
sur la façon dont marche le langage continue généralement à reproduire,
autrement, la procédure plus rationaliste du XVIIIe siècle de déduction d'un
stade où le langage n'existait pas encore pour repartir de là. Il est impossible
que le théoricien, même plus suspicieux et vigilant, puisse prendre les
précautions suffisantes pour exclure ce glissement dans l'idéologie et la
métaphysique. De Man devait très bien le savoir, comme en témoignent ses
fréquentes mises en garde sur l'inéluctabilité de l'illusion référentielle (et sa
bêtise) : «la bêtise étant profondément associée à la référence» [AR209/254] ;
d'un autre côté, comme nous le verrons plus loin, sa définition stratégique
du « texte » tente effectivement de faire apparaître l'écriture idéologique en
tant que telle, pas tout à fait avec succès à mon avis.
De ce point de vue, de Man était un matérialiste mécanique du XVIII'
siècle, et une grande partie de ce qui paraît spécifique et idiosyncratique au
lecteur postcontemporain sera clarifié par une juxtaposition avec la politique
culturelle des grands philosophes des Lumières : leur horreur de la religion,
leur campagne contre la superstition et l'erreur (ou «métaphysique»). En
ce sens, la déconstruction, en relation aussi étroite ou distante avec l'analyse
idéologique marxienne que l'Islam avec la Chrétienté, peut être considérée
comme une stratégie philosophique essentiellement XVIIIe siècle. Ce qui
Théorie 311

résulte de cela, comme une «vision» mécanicomatérialiste du monde, c'est


une représentation si délirante que - contradiction dans les termes - elle ne
peut parvenir à la figuration linguistique que par la révélation, comme dans
le célèbre rêve de d'Alembert : « Le monde commence et finit sans cesser, il
est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n'en a jamais eu
d'autre et n'en aura jamais d'autre. Dans cet immense océan de matière,
pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui
ressemble à elle-même un instant21.» Mais même Diderot trichait, somme
le souligne de Man, car il sauvait sa vision de l'hétérogénéité absolue en
posant comme postulat la totalité de la matière comme sorte de vaste être
organique. Rousseau était plus conséquent: «Cependant, cet univers visible
est matière, matière éparse et morte, qui n'a rien dans son tout de l'union,
de l'organisation ou du sentiment commun des parties d'un corps animé;
puisqu'il est certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement
dans le tout» (Professions, citées dans AR 230/280). Cela est à l'évidence
contradictoire avec l'idée d'un Rousseau pieux et théiste traditionnellement
associée à la Profession et d'autres écrits : lever cette contradiction constitue
pourtant le tour de force du chapitre de De Man sur ce texte. Il le réalise en
déplaçant ce qui était considéré comme croyance théiste, et en particulier
l'idée de Dieu, du domaine des propositions ontologiques à la «faculté»
de jugement elle-même. [AR 228/277]. « Dieu» et la conceptualité qui
lui est associée doivent par conséquent être lus comme une résolution de
l'intolérable vision de la matière évoquée ci-dessus, et non comme une
quelconque intervention ultérieure en elle qui substitue à son scandale
une vision du monde plus rassurante (que les manuels d'histoire des idées
désignent comme «théisme»); plus exactement, l'idée nommée «Dieu» et
les autres questions d'«assentiment intérieur» sont transférées, par le biais
d'une sorte de mise en accolade, à la fonction de l'esprit, ou mieux encore, à
celle du langage et à sa capacité à faire ce qu'on appelle épistémologiquement
« un acte de jugement». Déplacer et redistribuer le problème ainsi (de Man
affirme de façon plausible que c'est Rousseau qui le fait et non son lecteur
déconstructeur) revient à reconnaître notre vieil ami l'acte métaphorique,
350 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

l'affirmation linguistique de la ressemblance et de l'identité. Maintenant,


ces « croyances religieuses » ne sont plus exactement celles de Rousseau ; ce
sont des formes linguistiques et conceptuelles qui flottent dans son esprit
avec toute l'objectivité désincarnée des «concepts» génériques et universels
du langage lui-même : la Profession ne plaide plus maintenant pour eux
mais cherche simplement à examiner quelque chose comme les conditions
opérationnelles de leur possibilité (ce qui fait passer cette œuvre d'un texte
néo-cartésien en texte pré-kantien [AR 229/278]).
Mais dans ce cas, la conceptualité « religieuse » est laissée suspendue
au-dessus du domaine prélinguistique de la matière insignifiante
aussi efficacement que le concept métaphorique flotte au-dessus des
caractéristiques ou identités individuelles qu'il est censé subsumer, ou que
la volonté générale au-dessus des passions uniques et des particularités
violentes qui habitent son domaine comme sujets individuels. Exactement de
la même manière, le «théisme» de Rousseau est indécidable [AR245/296],
car, loin d'établir un pont du domaine du particulier à celui des universaux
et du langage, toute l'opération de Rousseau a précisément consisté à
problématiser cette relation et à mettre en question sa possibilité même en
même temps que continuent d'être «utilisés» les universaux, les concepts,
le langage, et même le « théisme».
Je suis enclin à penser qu'en fait, on peut transférer cette vision matérialiste
ou «pessimiste» (ce que certains semblent se plaire à appeler «nihilisme»)
sur de Man au moyen de l'intermédiation de l'autre grand alter ego, Kant
(les affinités de De Man avec ce dernier, outre le lien commun à Rousseau,
se fondent, je crois, précisément sur cette même vision duale). Un passage
comme le suivant ne communique que superficiellement l'horreur de la
«vision du monde» de Kant:
« Partout nous voyons une chaîne d'effets et de causes, de fins et de moyens, La régularité
dans le naître et le périr, et, comme rien n'est arrivé de soi-même à l'état où il se trouve,
cet état nous renvoie toujours plus loin, à une autre chose comme à sa cause, laquelle à
son tour rend nécessaire exactement la même question, de telle sorte que le tout dans
son entier devrait s'abîmer dans le gouffre du néant, si l'on n'admettait quelque chose
Théorie 311

qui, subsistant par soi-même originairement et d'une manière indépendante en dehors


de ce contingent infini, lui servît de soutien, et qui, comme cause de son origine, assurât
également sa durée 22 . •

Cependant, ce passage continue de caractériser le monde des phénomènes,


le monde empirique de notre propre expérience. C'est plutôt le monde
des noumènes et des choses-en-soi qui est, chez Kant la véritable demeure
de l'inquiétante étrangeté et correspond le plus étroitement aux visions
atomistes et matérialistes présentes dans la philosophie antérieure avec
certaines inflexions nouvelles fondamentales. La chose-en-soi, par exemple,
n'est pas représentable à la manière de Diderot parce que, par définition,
elle n'est pas du tout représentable: c'est une sorte de concept vide qui ne
peut cortespondre à aucune forme d'expérience. Néanmoins, il me semble
parfois que nous possédons quelques avantages sur la tradition, non pas
tant parce que nous possédons de nouvelles terminologies et de nouvelles
conceptualités (comme Lacan et Althusser à travers leur réécriture de Freud
et Marx) mais plutôt parce que nous avons de nouvelles technologies. Le
cinéma, en particulier, pourrait nous permettre de réaliser la quadrature de
ce cercle là d'une nouvelle manière et de représenter un peu mieux ce qui,
fondamentalement, avait pour définition d'échapper à toute représentation.
Si la signification philosophique du cinéma est bien, dans la grande intuition
de Stanley Cavell23, de nous montrer ce que le monde pourrait être en
notre absence, - «la nature sans les hommes» comme disait Sartre - alors
peut-être aujourd'hui le noumène peut-il se présenter à nous avec une
véritable Unheimlichkeit cinématographique, comme un effrayant ensemble
de volumes étrangement éclairés projetant une sorte de visibilité interne à
l'extérieur d'eux-mêmes, comme une lumière infrarouge : la composante
des films d'horreur, du truquage photographique, du voyage à travers les
dimensions du 2001 de Kubrick sinon du caractère repoussant du champ
de vision de quelqu'Autre occulte. Cela pourrait être (avec, naturellement,
tout le côté nécessairement discutable) une manière contemporaine de
correspondre au vertige avec lequel les matérialistes classiques s'imaginaient
regarder dans les pores mêmes de la matière comme sous-tendant vainement
352 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

le domaine de l'apparence du monde humain ordinaire. Car le domaine


nouménaJ de Kant n'a rien à voir avec ce niveau supérieur de l'essence
hégélienne, cette dimension plus vraie sous l'apparence phénoménale où
Marx nous invite à quitter le marché («Nous allons donc, en même temps
que le possesseur d'argent et le possesseur de force de travail, quitter cette
sphère bruyante où tout se passe à la surface et aux regards de tous, pour
les suivre tous deux dans le laboratoire secret de la production sur le seuil
duquel il est écrit : No admittance except on business. » On n'entre pas ici,
sauf pour affaires! [MC 279-80! 178]). On ne peut explorer de cette façon
les choses-en-soi de Kant, pas plus que l'univers matériel du Vicaire de
Rousseau ou même aussi, peut-être, de De Man, dans la mesure où elles
correspondent à ce qui réside au-delà de l'anthropomorphisme, au-delà des
catégories humaines et des sens humains - ce qui est ici devant nous sans
nous, non vu et non touché, indépendant du centrage phénoménologique
du corps humain et, par-dessus tout, au-delà des catégories de l'esprit
humain (ou, chez de Man, des opérations du langage et des tropes). Quand
à la « liberté » en tant que noumenon, cela indique le même « manque de
perspective» prise sur le moi, la conscience et l'identité humaines, comme
quelque monstrueuse chose que nous ne pouvons nous imaginer voir de
l'extérieur - cet être autre et sans nom que nous domestiquons au moyen
des concepts anthropomorphiques les plus banals de raisons, choix, motifs,
actes de foi, compulsions irrésistibles, et ainsi de suite. Considérer que
Kant pose comme postulat un monde dualiste insurmontable dans lequel
l'apparence humaine coexiste et se superpose d'une impossible façon avec un
monde impensable et non-humain de choses-en-soi (y compris nos propres
« moi »), c'est comprendre un peu mieux pourquoi Kant offre un ensemble
de repères si utiles à de Man, dont les « catégories linguistiques » remplacent
les catégories cognitives de Kant et repoussent le compromis kantien éthique
en même temps qu'elles ferment la porte, avec un certain scepticisme glacial,
à la solution «théiste» de Rousseau, qui se révèle n'avoir plus grand chose
d'un théisme dans un quelconque sens «religieux» traditionnel.

Ainsi, à la différence de Rousseau, de Man n'a même pas cherché à établir


Théorie 311

un tel pont entre l'universel et le particulier (bien qu'il reconnût le caractère


inévitable de supposer son existence, c'est-à-dire, de continuer d'utiliser le
langage). Doit-on alors qualifier sa pratique, comme les gens l'ont largement
fait (en particulier ces dernières années), de «nihilisme»? De Man s'est
lui-même invariablement qualifié de matérialiste, mais ce n'est certainement
pas la même chose. Le nihilisme évoque une sorte d'idéologie globale, une
vision du monde pessimiste du type de celle à laquelle il était en général
allergique. La désignation plus précise de sa position « philosophique » se
trouve ailleurs et inaugure une problématique encore plus archaïque et
hors de saison après celle, en apparence déjà datée, du matérialisme XVIIIe
siècle. De Man, clairement, n'était pas un nihiliste, mais un nominaliste,
et l'accueil scandalisé que reçurent ses idées sur le langage quand elles
finirent par apparaître nettement à ses lecteurs n'est comparable à rien tant
qu'à l'agitation des clercs thomistes confrontés tout à coup à l'énormité
nominaliste. L'examen de ces affinités philosophiques, tâche que l'on ne
peut à l'évidence entreprendre ici24, pourrait bien produire encore un
autre de Man, un de Man dont l'idéologie ne serait, à tout le moins, plus
celle du matérialisme du XVIIIe siècle. Ce qui est plus intéressant pour
nous dans le présent contexte, c'est la façon dont on peut maintenant
réinscrire son nominalisme dans la logique même de la pensée et la culture
contemporaines, dont il serait autrement à l'écart, unique et inclassable.
Adorno, pour sa part, a déjà exploré les façons dont l'art moderne faisait
centralement face à une logique de nominalisme pour sa situation et son
dilemme ; il en emprunta le mot à Croce qui s'en servit largement pour
discréditer les types de pensée de genre à l'œuvre dans le jugement artistique
de son époque, les généralités et classifications génériques dont il pressentait
l'incohérence avec l'expérience de l'œuvre d'art individuelle. Chez Adorno,
le nominalisme s'inscrit comme une destinée dans la production même de
l'œuvre moderne ; et son diagnostic formel est également implicite dans
son travail sur l'histoire des concepts philosophiques modernes, qui sont
maintenant irrémédiablement rejetés des possibilités universalisantes de la
philosophie traditionnelle (dont il n'est pas particulièrement nostalgique).
354 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

Ce qui est maintenant nécessaire, c'est un diagnostic culturel et social


plus large de l'impératif nominaliste à l'époque contemporaine: la tendance
à l'immanence, cette fuite par rapport à la transcendance décrite dans notre
chapitre introductif, devient sous cet éclairage un phénomène privé ou
négatif, dont le côté positif ne peut être révélé que par la seule hypothèse
du «nominalisme» comme force sociale et existentielle à part entière (on
peut également interpréter de cette manière la politique et l'inflexion
postmodernes de l'ancien concept de «démocratie», comme un sentiment
grandissant que la réalité des particularités et individualités sociales est,
d'une certaine manière, en contradiction avec les anciennes façons de
penser la société et le social, y compris l'idéologie de l'« individualisme»).
Dans un tel contexte, le travail de De Man prend une résonance quelque
peu différente et moins exceptionnelle, comme l'endroit où une certaine
expérience du nominalisme dans le domaine spécialisé de la production
linguistique fut, pour ainsi dire, laissé à l'absolu et théorisé avec une sévère
et rigoureuse pureté.
Mais notre débat sur le théisme de Rousseau reste incomplet car nous
n'avons pas encore mentionné la façon dont la conceptualité «théistique»
- qui a assez clairement échoué à « prendre en charge » le domaine de la
matière - a néanmoins conquis une certaine autonomie de plein droit au
moyen d'une cathexion libidinale. (Avec un langage très différent, de Man
décrit ce moment comme l'« adoption d'une valorisation eudémonique» [AR
243/294], la transformation du lieu du jugement en une sorte de « spectacle »
[AR 242/293], dorénavant sensible à un langage de plaisir et de souffrance,
et, au-delà, dans cette posture érotique et sentimentale généralisée que
nous associons avec le XVIIIe siècle25.) Mais se demander que faire de cette
résurgence de la question du plaisir, c'est relancer les thèmes et les problèmes
de l'esthétique en tant que telle - dans l'oeuvre de De Man plus que dans
celle de Rousseau.
Il est certain que la forme de déconstruction de De Man peut apparaître
comme une opération de secours et de sauvetage in extremis de l'esthétique -
et même une défense et valorisation de l'étude littéraire et l'attribution d'un
Théorie 311

privilège au langage spécifiquement littéraire - au moment où elle semblait


sur le point de disparaître sans laisser de trace. Cela, de Man le conforta
d'abord par une redéfinition stratégique du concept de « texte », dont
l'application est maintenant restreinte aux seuls écrits qui « se déconstruisent
eux-mêmes», pour parler librement. «Le paradigme de tous les textes
consiste en une figure (ou un système de figures) et sa déconstruction »
[AR 205/250] ; on peut maintenant considérer que cette formulation, que
nous avons déjà rencontrée dans notre tentative pour saisir le moment
métaphorique initial du langage, possède aussi cette fonction très différente
de valorisation esthétique. Renvoyés, les vulgarisateurs et les idéologues -
Herder et Schiller par exemple - qui s'imaginent que Rousseau est un pur
philosophe dont on peut emprunter et adapter les «idées», les développer
et les additionner ; ils sont parfaitement dépourvus de cette « suspicion »
plus profonde qui étaie les deux types de base de l'écriture - allégories de
la figure et allégories de la lecture - englobés sous l'appellation plus large
de «texte». Il s'agit certainement d'une assertion de valeur (sinon d'une
sorte de canonicité) ; on pourrait cependant objecter qu'il ne s'agit pas
exactement d'une assertion de valeur esthétique. Les textes peuvent être
catégorisés et classifiés ainsi parce qu'ils sont linguistiquement réflexifs,
qu'ils se décontruisent eux-mêmes et sont d'une certaine manière conscients
d'eux-mêmes en ce qui concerne leurs propres opérations. Vaudrait-il
mieux confier ces jugements, comme de Man semble si souvent le faire, à
la rhétorique plus qu'à l'esthétique ? Peut-être. Mais il y a un dernier tour
d'écrou ici, car, chez de Man, le texte devient aussi la définition même du
«langage littéraire» en tant que tel, au point que se voit triomphalement
réhabilitée une chose ressemblant étrangement à une évaluation esthétique
et à une étude littéraire.
Mais il serait erroné d'en conclure que l'opération de De Man s'avérerait
finalement être, de manière rassurante, traditionaliste ; car il y a encore
une autre pièce à ce puzzle, à savoir, l'intervention inattendue de ce que
Geoffrey Galt Harpham a appelé « l'impératif ascétique26». Nous avons
en effet fréquemment eu l'occasion de constater l'utilisation par de Man
356 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

d'un vocabulaire de «tentation» et de «séduction»; en particulier, mais pas


exclusivement, au sujet des options interprétatives: il est maintenant temps
de dire qu'il ne s'agit pas de simples habitudes stylistiques, mais qu'elles
correspondent à un trait plus fondamental de sa vision philosophique du
langage ainsi que de son esthétique. C'est également le point où l'on peut
voir son travail se croiser décisivement avec le débat actuel sur le modernisme
et le postmodernisme, termes qu'il n'aurait pas particulièrement approuvés,
surtout de la manière périodisante avec laquelle je compte les utiliser ici.
Si nous traçons la ligne de front entre ceux qui cherchent à établir une
profonde continuité entre le romantisme et le modernisme et ceux qui
entendent mettre l'accent sur une rupture radicale entre eux, de Man aurait
certainement appartenu au premier camp, même si la différence radicale du
texte individuel (ou plutôt de l'auteur individuel, car de Man reste attaché
à la théorie de l'auteur même dans la problématisation de l'autorat en tant
que tel) intervient pour discréditer les concepts plus larges.
C'est, cependant, comme si la poésie romantique restait d'une certaine
manière plus proche des sources de la suspicion de Rousseau à l'égard du
langage (parmi les théoriciens, les élections d'affinité de De Man vont, comme
c'est connu, après Nietzsche, vers Friedrich Schlegel) : la capacité du langage
des modernes est par conséquent plus riche en mensonges, en tromperies
et en séductions si bien qu'il semble approprié que la déconstruction la
plus extraordinairement complète du langage poétique proprement dit
effectuée par De Man se soit portée sur Rilke. Pour le moment, donc, la
déconstruction de la séductivité (seductiveness) du langage poétique va de
pair avec la déconstruction du «modernisme» lui-même.

« Mais comme on reconnaît d'ordinaire que, dans les textes prétendus littéraires, les
séductions de valeur sont tolérées (et même admirées) d'une manière qui serait inacceptable
dans des écrits "philosophiques'', la valeur de ces valeurs est elle-même liée à la possibilité de
distinguer les textes philosophiques des textes littéraires». [AR 119/153]

Les «séductions» de Rilke [AR2QIAA] s'articulent en une analyse en


quatre étapes, analyse où chaque étape trouve des résonances ailleurs dans
Théorie 311

l'écriture de De Man. On tient souvent la première, l'éveil de la complicité


chez le lecteur, pour paradigmatique du moderne en général (« Hypocrite
lecteur! mon semblable, mon frère!») ; dans un second moment, une
abondance d'objets et unefascinationpour leur surface sont identifiées, ce
qui prend une forme thématique spécifique chez Rilke mais est aussi, d'une
manière ou d'une autre, paradigmatique d'une intensification significative du
sensible dans le moderne en général. La troisième étape convertit maintenant
ces acquis en ce que nous pourrions appeler une mise en œuvre idéologique.
Ils doivent maintenant « affirmer et promettre, comme peu d'autres (œuvres)
(le font), une forme de salut existentiel»: «Hiersen ist herrlich » («Être ici
bas est magnifique»). On ne sera pas surpris de découvrir que ce sont ces
opérations qui réveillent le plus immédiatement la vigilance de De Man :
en effet, à la fin de son étude monographique (écrite comme introduction
à une sélection de morceaux choisis de Rilke en français, occasion qui
explique peut-être son accessibilité relativement inhabituelle, ainsi que son
caractère systématique comme vision globale et analyse totalisante), les
grands poèmes philologiques, les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée,
ont été destitués, réduits à une position plus marginale et plus humble
dans le canon rilkien, où ils se voient détrônés par les éléments plus épars
et plusfragmentaires,presque minimalistes, qui semblent laisser présager
Celan et paraissent, dans leur refus même de la plénitude, incarner une
sorte d'esthétique « déconstructrice» (ce minimalisme n'est pas non plus un
accident structural : « Cette théorie libératrice du Signifiant s'accompagne par
ailleurs d'un tarissement absolu des ressources thématiques» [AR48/73]).
Cependant, les autres caractéristiques de la stratégie de séduction de Rilke
sont en fin de compte tout aussi suspectes ; le dernier, ou quatrième moment
ne l'est pas moins, dans lequel les trois précédentes étapes se cristallisent dans
le langage poétique proprement dit: c'est l'émergence d'un canal sensoriel
unique : l'euphonie, qui fait « chanter le langage comme un violon » [AR
38/63], presque un «Dieu-oreille phonocentrique sur lequel Rilke, dès le
début, avait misé toute sa chance poétique.» [AR55/81] : «Les possibilités
de la représentation et de l'expression sont éliminées dans une ascèse qui ne
358 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

tolère d'autre réfèrent que les attributs formels du véhicule. La sonorité, seule
propriété du langage qui lui soit réellement immanente et ne se rapporte
à rien qui lui soit extérieur, restera donc la seule ressource possible » [AR
32/56]. Il est curieux de découvrir qualifiée à'ascèse cette extraordinaire
musicalité, familière à tous les lecteurs assidus de Rilke. Ce mot est destiné
à faire la médiation entre cette particularité formelle et les thématiques
religieuses de Rilke, qui sont ici, en réalité, à la fois justifiées et exprimées
par la renonciation à tous les autres sens, renonciation que Rilke se plaît
parfois à envisager comme sainteté. En même temps, cette caractérisation
traverse aussi profondément le phénomène historique de la réification et de
la séparation des sens, suivie de leur autonomisation, à l'époque moderne,
chacun des sens gagnant, par conséquent, comme de même dans la peinture
moderne, une nouvelle intensité extraordinaire. Ce nouveau sensorium
corporel s'est vu principalement célébrer par les lecteurs (et les écrivains)
parvenus à un sens historique de sa nouveauté : la phénoménologie et les
idéologies contemporaines du désir prennent leur point de départ dans
cettefragmentationqu'a connu le corps à l'époque moderne. La perspective
spécifique de De Man est, par conséquent, défamiliarisante d'une manière
qui ne peut qu'être bienvenue: suspendant froidement l'attirante richesse
de ce nouveau sens (l'euphonie), il insiste sur son prix et sur tout ce à quoi
il faut renoncer pour rendre autonomes les sons de la langue.
Mais il faut aussi certainement décrire cela comme une askesis de sa part
également ; et nulle part les Allégories de la lecture ne sont plus féroces que
dans la moqueuse relation de l'apologie par Nietzsche du pouvoir suprême
de la musique.
Qui oserait, à la lecture d'un tel passage, avouer ne pas être l'un de ces
rares privilégiés, l'un de ces «authentiques musiciens»? Nietzsche n'a pu
écrire cette page avec conviction que si son identification personnelle faisait
de lui le roi Marc d'une relation triangulaire. Cette page ressemble en effet
à s'y méprendre à une déclaration faite de mauvaise foi : des questions
rhétoriques parallèles, une abondance de clichés, la sollicitation évidente
du public. Le pouvoir « mortel » de la musique est un mythe qui ne peut
Théorie 311

soutenir le ridicule de la description littérale, et pourtant Nietzsche se


voit contraint, par le mode rhétorique de son texte, de le présenter dans
l'absurdité de sa facticité [AR97-98/128-129Z7].
Je tiens à souligner à quel point, par delà telle ou telle identification
ponctuelle et dévoilement localisé d'une séduction linguistique spécifique
(elles réactivent toutes d'une façon ou d'une autre les illusions référentielles
- y compris le désir - générées par l'acte métaphorique initial), l'œuvre de
De Man est unique parmi celles des critiques et théoriciens modernes dans
son rejet ascétique du plaisir, du désir, et de l'ivresse du sensoriel.
Cependant, des sujets encore plus cruciaux se trouvent derrière ces
questions contemporaines à la mode, en particulier la grande préoccupation
traditionnelle de l'esthétique philosophique depuis Platon jusqu'à l'idéalisme
allemand; à savoir, la question du statut du Shein, de l'apparence esthétique
(réduite dans les débats postcontemporains au sujet quelque peu plus limité
appelé représentation). La position de chacun sur la question de la culpabilité
de l'an et du statut de l'intellectuel de la culture (sans parler de l'esthète
proprement dit) dépend pour une grande part, comme Adomo n'est jamais las
de nous le montrer, de notre attitude envers l'apparence esthétique, qui peut
être rejetée pour des raisons politiques comme luxe ou privilège social, ou bien
glorifiée ou justifiée par de multiples moyens idéologiques différents (qui ont
eux-mêmes été modifiés depuis l'émergence de la culture des médias de masse).
De Man associe de manière extraordinaire ces deux positions en une synthèse
idiosyncratique, assignant au Schein et à l'apparence sensible le statut négatif
d'idéologie esthétique et de fausseté, de mauvaise foi, tout en gardant l'art (ou
du moins la littérature) comme domaine privilégié où le langage se déconstruit
et où, par conséquent, une version très tardive de la «vérité» pourrait se trouver
encore disponible. L'expérience esthétique est ainsi à nouveau valorisée, mais
sans la séduction de ces plaisirs esthétiques qui ont toujours semblé faire partie
de son essence propre, comme si l'art était une pilule à avaler en dépit de
son enrobage de sucre; ou, plus traditionnellement, une vallée relativement
wagnérienne d'illusion magique et de fantasmagorie nécessaires.
A côté d'un Roland Barthes, le puritanisme de De Man prend des
360 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

proportions quasi platoniciennes (à l'exception des projets sociaux pour


l'art de ce dernier), auprès desquelles un Barrhes en vient alors à apparaître
comme la parfaite incarnation de l'auto-complaisance irresponsable et de
l'abandon à l'illusion. Je crains d'être personnellement incapable de prendre
au sérieux les propositions éthiques qui accompagnent le texte de De Man
(ce qui est, sans aucun doute, mon problème) : mais les Allégories de la
lecture me semblent prophétiques des années quatre-vingt, moins pour une
« nouvelle moralité» putative que pour le prononcé d'un jugement de faillite
sur l'éloge recherché de la libération, du corps, du désir et des sens qui était
l'un des principaux «gains » et combats des années soixante.
Cependant, comme nous l'avons déjà vu, ce diagnostic remarquable et
dévastateur sur le moderne et sa rhétorique sensorielle (nous ne pouvons
reprendre le détail de la déconstruction ultérieure desfiguresdu Rilke) est
presqu'immédiatement suivi de la restauration de la primauté du langage
littéraire et poétique. Ce qui est assez plausible, dans la mesure où, si ce qui
est recherché c'est défaire les illusions sensorielles du langage, il est nécessaire
de les avoir déployées dans toute leur plénitude pour qu'en soit fait le procès
solide et définitif.
On doit par conséquent lire l'esthétique de De Man par rapport à un
contexte historique plus vaste dans lequel elle présente le spectacle d'un
modernisme incomplètement liquidé : les positions et les arguments sont
donc «postmodernes», même si les conclusions ne le sont pas. Pourquoi
ces dernières conséquences ne sont-elles pas donctirées,c'est ce qui devient
notre question finale, à laquelle on ne peut pleinement répondre. D'une
façon très générale, cependant, comme cela a été soutenu dans les chapitres
précédents, un postmodernisme pleinement autonome et auto-suffisant
paraît finalement impossible en tant qu'idéologie. Si l'on préfère utiliser le
langage de l'antifondationalisme (mais ce n'est qu'un des codes ou thèmes où
se joue la pièce), cela revient à l'assertion que la position anti-fondationelle
est toujours susceptible d'un glissement dans un nouveau genre de rôle
fondationel à part entière. Cependant, notamment à côté de la mise
en accusation extraordinairement détaillée de pratiquement toutes les
Théorie 311

caractéristiques formelles de l'esthétique moderniste, la survie des valeurs


proprement modernes chez de Man - par-dessus tout, le privilège et la valeur
suprêmes de l'esthétique et du langage poétique - est trop affirmée et clamée
pour ne s'expliquer que de cette manière.
Je suppose que ce que l'on observe ici, c'est ce sentiment que l'on a
parfois, avec une certaine distance et un certain changement de perspective,
qu'historiquement et culturellement, de Man était en fait une figure très
vieille école et que ses valeurs étaient davantage caractéristiques d'une
intelligentsia européenne d'avant la Seconde Guerre Mondiale (chose en
général censée rester invisible aux Nord-Américains contemporains). Ce
qu'il est nécessaire d'expliquer alors, ce n'est pas tant l'imparfaite liquidation
de l'héritage moderne chez de Man, mais avant tout le projet même de le
liquider.
Je n'ai pas jusqu'à présent voulu me prononcer sur les « révélations »
maintenant célèbres, la découverte du travail de De Man pendant
l'occupation allemande de la Belgique comme journaliste culturel. Je crains
qu'une grande partie du débat soulevé par ces éléments me soit apparue
comme ce que Walter Benn Michaels se plaît à nommer "lamentations"
(« handwringing»), D'une part, il ne me semble pas que les intellectuels
nord-américains aient, d'une façon générale, disposé du genre d'expérience
de l'histoire qui les qualifierait pour juger les actes et les chou de personnes
sous occupation militaire (à moins, en fait, de considérer que la situation
de la guerre du Viêtnam offre une analogie sérieuse). D'autre part, l'accent
exclusif porté sur l'antisémitisme omet et neutralise politiquement une autre
caractéristique constitutive de la période nazie : à savoir, l'anticommunisme.
Le caractère concordant et inséparable de la possibilité même du judéocide
avec la mission anticommuniste et radicale de droite du National Socialisme
est la base du concluant de Why Did the Heavens Not Darken ? {La « Solution
finale» dans l'histoire), de Arno J. Mayer. Or, dans ce cadre, il paraît clair
que de Man n'était ni un anti-communiste ni un homme de droite:
eût-il pris de telles positions lorsqu'il était étudiant (à une époque où les
mouvements estudiantins en Europe étaient extraordinairement conservateurs
362 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

et réactionnaires) qu'elles auraient été de notoriété publique, attendu qu'il


était le neveu de l'une des personnalités les plus connues du socialisme
européen. (En même temps, dans ces textes, totalement dépourvus de toute
originalité personnelle ou de tout caractère distinctif, un certain arrière-plan
idéologique et politique reflète simplement le corporatisme général de la
période, répandu du Nazisme et du Fascisme italien en passant par le New
Deal et la social démocratie post-marxienne d'Henrik de Man, jusqu'au
Stalinisme28.)
Cependant, ce qu'on peut voir clairement en Paul de Man, comme ses
articles en témoignent, c'est un spécimen non-remarquable du traditionnel
esthète moderniste d'alors, et de l'esthète apolitique à cet égard. Cette affaire
est manifestement très différente de celle de Heidegger (bien qu'il semble
incontestable que les «scandales» jumeaux de Heidegger et de De Man aient
été totalement orchestrés pour délégitimer la déconstruction derridienne).
Heidegger peut bien avoir été « politiquement naïf», comme ils aiment dire,
mais il est certain qu'il fut politique et crut un temps que la prise de pouvoir
hidérienne constituait une véritable révolution nationale dont il résulterait
une reconstruction morale et sociale de la nation2'. En tant que recteur de
l'Université de Fribourg, et dans l'esprit le plus réactionnaire et maccarthyste,
il travailla à éliminer des lieux ses éléments « douteux » (bien qu'il faille se
souvenir que les « éléments » véritablement de gauche ouradicauxétaient très
rares dans le système universitaire allemand des années vingt par rapport à
l'Hollywood des années quarante ou à la République Fédérale des années
soixante-dix). Sa déception finale avec Hitler fut partagée par beaucoup
de gens de la gauche révolutionnaire au sein du National Socialisme qui
ne parvinrent pas à comprendre la position pragmatique de modéré ou
de centriste d'Hider dans ses relations essentielles avec le grand milieu des
affaires. Je sais que je vais être mal compris si j'ajoute que j'ai une vague
admiration pour la tentative d'engagement politique de Heidegger, et
que je trouve cette tentative préférable moralement et esthétiquement au
libéralisme apolitique (à la condition que ses idéaux demeurent irréalisés).
Rien de cela n'a un quelconque rapport avec Paul de Man, pour qui, ce
1
Théorie 363

qu'on a appelé, de façon dramatique, « collaboration », était simplement


un travail30, dans une Europe, dorénavant et pour l'avenir prévisible,
unifiée et allemande, et qui, le temps que je le connus personnellement,
était simplement un bon libéral (et encore non-anticommuniste). Peut-on
néanmoins suivre un des scénarios classiques de la Ideologitkritiket soutenir
que l'évolution de tout un cheminement intellectuel complexe ultérieur
lut, d'une certaine manière, déterminée par un traumatisme initial qu'elle
cherche à annuler. On peut, bien sûr, remplacer ce langage thérapeutique par
un langage plus tactique, comme dans l'analyse magistrale de Bourdieu sur la
façon dont le célèbre Kehrede Heidegger (le tournant de son existentialisme
vers les questions de l'être) représente un désengagement rhétorique calculé
de l'affirmation politique antérieure de la « révolution » nazie31 ; mais,
pour commencer (et en cela, à la différence de Blanchot), de Man n'eut
pas de telles sympathies). On peut aussi raisonnablement traiter de ces
déconversions en termes de trauma, tel que l'expérience de la violence et de
la peur radicale : ainsi Vargas Llosa, dans Conversation in the Cathedral (si
curieusement prophétique de sa propre apostasie ultérieure de la gauche),
montre comment, lorsqu'on se brûle à l'histoire (dans ce cas, être passé à
tabac après une manifestation d'étudiants, mais dans des cas plus graves,
la torture elle-même), cette expérience installe une structure paralysante
d'auto-censure et d'évitement presque pavlovien d'un futur engagement
politique (une sorte de bizarre inversion de l'acte de violence libérateur
canonique fanonien).
Il semble ridicule de suggérer que c'est pour racheter ou défaire un « passé
nazi » qui n'a, pour commencer, jamais existé que toutes les procédures
complexes de la déconstruction demanienne ont pris naissance. Elles ont
assurément défait ses valeurs esthétiques aveuglément modernistes avec
efficacité (tout en «sauvant le texte» finalement, comme nous l'avons vu,
par un autre moyen). Quant au fameux article «antisémite»32, je crois qu'il
a été fondamentalement mal lu : ce qui me frappe, c'est l'habile tentative de
résistance d'un jeune homme vraiment trop intelligent pour son bien. Car le
message de son «intervention» est le suivant: «Vous, antisémites ordinaires
364 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

et intellectuels (nous laisserons de côté l'antisémitisme arrogant religieux du


IIIe Reich), vous rendez en fait un mauvais service à votre cause. Vous n'avez
pas compris que si la « littérature juive « est aussi dangereuse et virulente que
vous le prétendez, il s'ensuit que la littérature aryenne ne vaut pas grand
chose, et manque en particulier de vigueur pour résister à la culture juive qui
est censée être, selon d'autres analyses "antisémites" canoniques, sans valeur.
Dans ces conditions, vous seriez donc mieux avisés d'arrêter de parler des
Juifs et de cultiver votre jardin. »
Il est ironique, bien qu'absolument caractéristique de l'ironie en tant
que telle, que cette ironie soit si dramatiquement mal perçue et mal
interprétée (de Man semble avoir d'emblée compris que ce papier se lirait
plus facilement comme une expression d'antisémitisme que comme un
travail de sape de ce dernier). Les rigueurs de la lecture déconstructrice
- si passionnément approfondie et enseignée les années suivantes - ont
peut-être été calculées pour «défaire» ce désastre, c'est-à-dire pour former
des lecteurs capables de résister au moins à cette sorte d'élémentaire bévue
interprétative. Mais lorsqu'ils furent confrontés pour la première fois à ce
texte, la plupart de ses disciples paraissent avoir commis cette bévue malgré
tout; et toujours est-il que s'ajoute encore une « ironie» de plus dans le fait
que la pédagogie de De Man, si remarquable à d'autres égards, ait laissé ses
étudiants singulièrement mal préparés pour affronter ce type de question
politique et historique, qu'elle place dès le départ entre parenthèses.
La dernière ironie, cependant, tient à la survivance de l'ironie elle-même
- concept et valeur théoriques suprêmes du modernisme traditionnel et
véritable lieu de la notion de conscience de soi et du réflexif33 - dans la
débâcle autrement complète du répertoire du modernisme dans l'œuvre de
maturité de De Man. En fait, elle s'élève à nouveau sereinement comme
l'apogée de cette dernière à la dernière page des Allégories de la lecture.
Économie 365

Le postmodemisme et le marché

La linguistique dispose d'un système bien utile qui fait malheureusement


défaut à l'analyse idéologique : ce système permet de marquer un mot
donné soit comme «mot», soit comme «idée» en utilisant alternativement
les barres obliques et les guillemets. Ainsi, le mot marché, avec ses diverses
prononciations dialectales et son sens étymologique latin de commerce et
marchandises, s'écrira /marché/ ; tandis que le concept, tel qu'il a été théorisé
par les philosophes et les idéologues à travers les âges, d'Aristote à Milton
Friedman, s'écrira «marché». On s'imagine un instant que ce pourrait
être une solution à nombre de problèmes que présente le traitement d'un
tel sujet qui constitue, à la fois et en même temps, une idéologie et un
ensemble de questions pratiques institutionnelles, mais on se souvient alors
de la section d'ouverture des Grundrisse où Marx détruit, avec ses grands
mouvements tournants et ses manœuvres en tenaille, les espoirs et désirs de
simplification des proudhoniens, qui pensaient pouvoir se débarrasser de
tous les problèmes liés à l'argent en abolissant l'argent, sans voir que c'est
la contradiction même du système de l'échange qui s'objective et s'exprime
dans l'argent proprement dit et que cette contradiction continuera de
s'objectiver et s'exprimer dans n'importe lequel des substituts à l'argent plus
simples, comme les bons de travail. Ces derniers, fait sèchement observer
Marx, se ramèneraient simplement, dans le capitalisme actuel, à de l'argent,
et toutes les contradictions précédentes reviendraient alors en force.
Il en va de même avec la tentative de séparer l'idéologie de la réalité :
l'idéologie du marché n'est malheureusement pas un luxe ou un ornement
idéationnel ou représentationnel supplémentaire susceptible d'être retranché
du problème économique pour être ensuite expédié dans quelque morgue
culturelle ou superstructurelle à fin de dissection par des spécialistes. Elle
est, en quelque sorte, générée par la chose même, dont elle constitue son
image rémanente objectivement nécessaire; d'une manière ou d'une autre,
il faut prendre en compte ces deux dimensions ensemble, dans leur identité
366 Le postmodemisme et le marché

aussi bien que dans leur différence. Elles sont, pour utiliser un langage
contemporain mais déjà démodé, semi-autonomes; ce qui signifie, si cela
doit signifier quelque chose, qu'elles ne sont pas réellement autonomes ou
indépendantes, mais qu'elles ne vont pas non plus réellement de pair. Le
concept marxien d'idéologie a toujours eu pour objet de respecter, reprendre
et faire jouer le paradoxe de la simple semiautonomie du concept idéologique,
idéologies du marché par exemple, par rapport à la chose elle-même - ou,
dans ce cas, les problèmes de marché et de planification dans le capitalisme
tardif comme dans les pays socialistes actuels. Mais le concept marxien
classique (y compris le mot même A'idéologie, qui est un peu comme
l'idéologie de la chose par opposition à sa réalité) a, à cet égard, justement
été souvent défaillant, devenant purement autonome et dérivant comme pur
«épiphénomène» dans le monde des superstructures, tandis que la réalité
restait en dessous, responsabilité quotidienne des économistes professionnels.
Il existe, bien sûr, beaucoup de modèles professionnels d'idéologie chez
Marx. Le cas suivant, tiré des Grundrisse et qui traite de l'illusion des
proudhoniens, a été moins souvent remarqué et étudié mais est, en fait,
très riche et fécond. Marx met ici en débat une caractéristique centrale
de notre sujet actuel, à savoir, les rapports des idées et valeurs de liberté
et d'égalité avec le système d'échange ; et il avance, exactement comme
Milton Friedman, que ces concepts et valeurs sont réels et objectifs,
générés organiquement par le système marchand, et qu'ils lui sont
dialectiquement et indissolublement liés. Il ajoute ensuite (j'allais dire à
la différence maintenant de Milton Friedman, mais un instant de réflexion
me fait souvenir que les néolibéraux reconnaissent aussi ces conséquences
déplaisantes, et parfois même les célèbrent) qu'en pratique, cette liberté
et cette égalité se révèlent être non-liberté et inégalité. Cependant, il
s'agit ici de l'attitude des proudhoniens face à ce renversement et leur
incompréhension de la dimension idéologique du système d'échange et
de son mode de fonctionnement - à la fois vrai et faux, à la fois objectif et
illusoire, ce qu'on essayait autrefois de rendre par l'expression hégelienne
d'« apparence objective » :
Économie 367

« La valeur d'échange, ou plus précisément le système monétaire, est en fait le système de la


liberté et de l'égalité, et ce qui perturbe [les proudhoniens] dans le développement le plus
récent du système, ce sont les perturbations immanents au système, c'est-à-dire la réalisation
effective de l'égalité et de la liberté qui se transforment en inégalité et non-liberté. C'est une
aspiration aussi pieuse que stupide que de souhaiter que la valeur d'échange ne se développe
pas en capital, ou que le travail qui produit la valeur d'échange ne se développe pas en travail
salarié. Ce qui distingue ces messieurs (en d'autres termes, les proudhoniens, ou comme
on pourrait dire aujourd'hui, les sociaux-démocrates) des défenseurs de la bourgeoisie, c'est
d'une pan, leur conscience des contradictions inhérentes au système, et d'autre part, leur
utopisme, manifeste dans leur incapacité à saisir la différence inévitable entre la forme réelle
et la forme idéale de la société bourgeoise, et leur désir consécutif d'entreprendre la tâche
superflue de changer l'expression idéale même en réalité, alors qu'en bit il s'agit simplement
d'une image photographique (Lichtbild) de cette réalité'.»

Ainsi, il s'agit, pour très grande part, d'une question culturelle (au sens
contemporain du mot), centrée sur le problème de la représentation: les
proudhoniens sont des réalistes souscrivant au« modèle de la correspondance ».
Ils pensent (avec les habermassiens aujourd'hui, peut-être) que les idéaux
révolutionnaires du système bourgeois - liberté et égalité - sont des
propriétés des sociétés réelles, et ils notent que, alors que ces idéaux sont
toujours présents dans l'image utopique idéale de la société de marché
bourgeoise, ces mêmes traits sont absents et font tragiquement défaut quand
nous nous tournons vers la réalité qui a servi de modèle à ce portrait idéal.
Il suffirait donc de changer et d'améliorer le modèle etfaireen sorte que la
liberté et l'égalité puissent finalement apparaître dans le système marchand,
pour de vrai, dans la chair et le sang.
Mais Marx est, pour ainsi dire, un moderniste; et cette théorisation de
l'idéologie - qui s'appuie sur des figures photographiques contemporaines
seulement vingt ans après l'invention de la photographie (là où
précédemment Marx et Engels avaientfavoriséla tradition picturale, avec
ses diverses caméra obscura) - laisse penser que la dimension idéologique est
intrinsèquement incorporée à la réalité, qui la sécrète comme caractéristique
obligée de sa propre structure. Cette dimension est donc profondément
imaginaire, dans un sens réel et positif; c'est-à-dire quelle existe et qu'elle est
374 Le postmodernisme et le marché

réelle dans la mesure où c'est une image marquée et destinée à rester comme
telle, son irréalité et irréalisabilité mêmes étant ce qui est réel en elle. Je
pense à ces passages dans les pièces de théâtre de Sartre qui pourraient servir
utilement d'allégories exemplaires de ce processus particulier: par exemple, le
désir fougueux d'Électre de tuer sa mère, désir qui se révèle, pourtant, n'avoir
pas eu vocation à être réalisé. Électre, après coup, découvre qu'elle ne veut
pas vraiment la mort de sa mère, qu'elle ne veut pas vraiment la voir morte
( « m o r t e » , c'est-à-dire, morte dans la réalité) ; ce qu'elle voulait, c'était
continuer de brûler, dans la fureur et le ressentiment, du désir de la voir /
morte/. Et il en est ainsi, comme nous le verrons, avec ces deux caractères
plutôt contradictoires du système de marché, la liberté et l'égalité : tout le
monde veut les vouloir; mais ils ne peuvent être réalisés. La seule chose
qui puisse leur arriver, c'est de voir disparaître le système qui les a générés,
abolissant de ce fait les «idéaux» avec la réalité elle-même.
Mais restituer à l'« idéologie » ce rapport complexe avec ses racines dans
sa propre réalité sociale reviendrait à réinventer la dialectique, chose que
chaque génération, à sa manière, ne parvient pas à faire. La nôtre n'a, en
fait, même pas essayé: et la dernière tentative, le moment althussérien, est
depuis longtemps passé sous la ligne d'horizon, avec les tumultes d'hier.
Cependant, j'ai l'impression que seule la théorie dite du discours a tenté de
remplir le vide laissé, quand le concept d'idéologie fut poussé de force dans
l'abîme avec le reste du marxisme classique. On peut volontiers souscrire
au programme de Stuart Hall fondé, tel que je le comprends, sur l'idée que
le plan fondamental où se mène la lutte politique est celui de la lutte pour
la légitimité des concepts et des idéologies ; que la légitimation politique
en découle ; et que, par exemple, le thatcherisme et sa contre-révolution
culturelle étaient fondés au moins autant sur la délégitimation de l'idéologie
de l'état-providence ou sociale-démocrate (nous l'appelions d'ordinaire
libérale) que sur les problèmes structurels intrinsèques de l'état providence
lui-même.
Ceci me permet d'exprimer ma thèse sous sa forme la plus forte, à
savoir, que la rhétorique du marché a été une composante fondamentale et
Économie 375

centrale dans cette lutte idéologique pour la légitimation ou déligitimation


du discours de gauche. La reddition aux diverses formes de l'idéologie
marchande - celle de la Gauche, je précise, sans évoquer qui que ce soit
d'autre - a été imperceptible mais, et de façon alarmante, générale. Chacun
est maintenant prêt à marmonner entre ses dents, comme s'il s'agissait d'une
concession sans conséquence faite en passant à l'opinion publique et au sens
commun ordinaire (ou à des présupposés communicationnels généraux),
qu'aucune société ne peut fonctionner efficacement sans le marché et que la
planification est, à l'évidence, impossible. Et c'est la seconde manche de la
destinée de cet ancien élément de discours, la «nationalisation», qu'il suit
quelques vingt ans plus tard, exactement comme, sur un plan général, le
plein postmodernisme (en particulier dans le domaine politique) s'est révélé
être une conséquence, un prolongement et un accomplissement du vieil
épisode de la «fin des idéologies» des années cinquante. Nous étions alors
prêts à murmurer notre accord sur la proposition de plus en plus répandue
selon laquelle le socialisme n'avait rien à voir avec la nationalisation ; la
conséquence, c'est qu'aujourd'hui nous nous découvrons devoir être en
accord avec la proposition selon laquelle le socialisme n'a vraiment plus rien
à voir avec le socialisme lui-même. « Le marché est dans la nature humaine »
est une proposition qu'on ne peut pas laisser passer sans contestation; à mon
avis, c'est là que se trouve le terrain le plus capital de la lutte idéologique à
notre époque. Si vous laissez passer cette proposition parce qu'elle vous paraît
sans conséquence, ou pire encore, parce que vous avez fini par vraiment y
croire, dans votre for intérieur, au « cœur de votre cœur», alors le socialisme
tout comme le marxisme auront été efficacement délégitimés, du moins
pour un temps. Sweezy nous rappelle qu'avant d'arriver finalement en
Angleterre, le capitalisme n'avait pas réussi à s'implanter dans de nombreux
endroits ; et que, si les socialismes existants réellement tombent à l'eau, il
y en aura d'autres, meilleurs, par la suite. Je le crois également, mais nous
n'avons pas à en faire une prophétie autoréalisante. Dans le même esprit, je
souhaite ajouter aux formulations et tactiques de «l'analyse de discours» de
Stuart Hall le même genre de qualificatif historique : le plan fondamental
370 Le postmodernisme et le marché

où se joue la lutte politique est celui de la légitimité des concepts comme


la planification ou le marché- du moins maintenant et dans notre situation
actuelle. Dans l'avenir, à partir de là, la politique prendra des formes plus
activistes, exactement comme elle le fît naguère.
Il faut en dernier lieu ajouter, sur ce point méthodologique, que le cadre
conceptuel de l'analyse de discours - bien qu'il permette de pratiquer
commodément l'analyse idéologique à notre époque postmoderne sans
l'appeler par son nom - n'est pas plus satisfaisant que ne l'étaient les rêveries
des proudhoniens : autonomiser la dimension du /concept/ et l'appeler
« discours » laisse penser que cette dimension est potentiellement sans
rapport avec la réalité et qu'on peut la laisser voguer séparément toute seule,
pour fonder sa propre sous-discipline et former ses propres spécialistes. Je
préfère encore qualifier le /marché/ de ce qu'il est, à savoir un idéologème,
et poser en prémisse à son sujet ce qu'on doit poser en prémisse à toute
idéologie: que, malheureusement, il nous faut parler des réalités au moins
autant que des concepts. Le discours de marché n'est-il qu'une rhétorique?
Oui et non (pour reprendre la grande logique formelle de l'identité entre
identité et non-identité) ; et, pour bien faire, il vous faut parler des marchés
réels tout autant que de métaphysique, de psychologie, publicité, culture,
représentations et appareils libidinaux.
Mais cela signifie, d'une certaine manière, contourner le vaste continent
de la philosophie politique proprement dite, qui constitue elle-même une
espèce de « marché » idéologique à part entière, dans lequel, comme dans
un gigantesque système combinatoire, sont disponibles toutes les variantes
et combinaisons possibles de «valeurs», options et «solutions» politiques, à
condition de penser que l'on a la liberté de choisir parmi elles. Dans ce grand
bazar, on peut, par exemple, combiner le rapport, le ratio liberté/égalité en
fonction de notre tempérament personnel, comme lorsqu'on s'oppose à une
intervention de l'état en raison de ses conséquences dommageables sur tel
ou tel fantasme de liberté individuelle ou personnelle; ou bien, lorsqu'on
déplore vivement l'égalité parce que ses valeurs amènent à des demandes
de correction des mécanismes du marché et l'intervention d'autres sortes
Économie 377

de «valeurs» et de priorités. La théorie de l'idéologie exclut ce caractère


optionnel des théories politiques, non pas simplement parce que les
«valeurs» en tant que telles auraient des sources sociales et inconscientes
plus profondes que celles de l'esprit conscient, mais aussi parce que la
théorie est elle-même une sorte de forme déterminée par le contenu social,
et qu'elle reflète la réalité sociale de façon plus compliquée que celle dont une
solution « reflète » son problème. Ce qu'on peut voir à l'œuvre ici, c'est la loi
dialectique fondamentale de la détermination d'une forme par son contenu
- ce qui n'a pas cours dans les théories ou les disciplines où il n'y a aucune
différenciation entre un niveau d'«apparence» et un niveau d'«essence»,
et où l'on peut modifier des phénomènes comme l'éthique et la simple
opinion politique par une décision consciente ou une conviction rationnelle.
En effet, la remarquable formulation de Mallarmé - « Il n'existe d'ouvert à
la recherche mentale que deux voies, en tout, où bifurque notre besoin, à
savoir, l'esthétique d'une pan et aussi l'économie politique2» - laisse penser
que c'est précisément ici qu'il faut situer de plus grandes affinités entre la
conception marxienne de l'économie politique en général et le royaume de
l'esthétique (comme, par exemple, dans l'œuvre d'Adorno ou de Benjamin),
ici, dans la perception que partagent ces deux disciplines de cet immense
mouvement dual entre un plan de la forme et un plan de la substance (pour
utiliser un langage alternatif créé par le linguiste Hjelmslev).
Cela semblerait confirmer le grief traditionnel fait au marxisme de
manquer de toute réflexion politique autonome, ce qu'on pourrait pourtant
envisager comme une force plutôt que comme une faiblesse. Le marxisme
n'est en effet pas une philosophie politique de type Weltanschauung, et
ne se situe en aucune façon sur le même plan que le conservatisme, le
libéralisme, le radicalisme, le populisme ou quoi que ce soit d'autre. Il y a
certainement une pratique marxiste de la politique, mais la pensée politique
chez Marx, quand elle n'est pas pratique en ce sens, relève exclusivement
de l'organisation politique de la société et des moyens par lesquels les gens
coopèrent pour organiser la production. Ce qui signifie que le «socialisme»
n'est pas exactement une idée politique, ou, si vous préférez, qu'il présuppose
372 Le postmodernisme et le marché

la fin d'une certaine pensée politique. Ce qui veut également dire que nous
avons nos homologues chez les penseurs bourgeois, mais ce ne sont pas les
fascistes (fort limités en matière de pensée en ce sens et qui, de toute façon,
ont disparu historiquement), mais plutôt les néo-libéraux et les adeptes
du marché : pour eux aussi, la philosophie politique est sans valeur (du
moins une fois qu'on est débarrassé des arguments de l'ennemi marxiste et
collectiviste) et la « politique » signifie simplement bien soigner et nourrir
l'appareil économique (dans ce cas, le marché plutôt que les moyens de
production possédés et organisés collectivement). Enfait,je soutiendrai que
nous avons beaucoup en commun avec les néo-libéraux, enfaitpratiquement
tout - sauf l'essentiel !
Mais ilfautd'abord dire l'évidence, à savoir, que le marché comme slogan
ne recouvre pas seulement une grande variété de référents ou d'intérêts
différents, mais qu'il est aussi, pratiquement toujours, un terme impropre.
Et, pour commencer, parce qu'aucun marché libre n'existe aujourd'hui dans
le royaume des oligopoles et des multinationales : Galbraith avança, il y a
longtemps, que les oligopoles constituaient notre substitut imparfait au plan
et à la planification de type socialiste.
Dans son emploi courant, le marché comme concept a rarement de
rapport avec le choix ou la liberté, dans la mesure où ces derniers sont
déterminés pour nous par avance, qu'il s'agisse de nouveaux modèles
de voiture, de jouets ou de programmes de télévision : nous effectuons
certes une sélection parmi eux, mais, quant à choisir vraiment, on peut
difficilement considérer que nous avons voix au chapitre. L'homologie avec la
liberté est, donc, au mieux une homologie avec la démocratie parlementaire
du type représentatif qui est la nôtre.
Et, en outre, il semble que le marché, dans les pays socialistes, entretienne
de plus grands rapports avec la production qu'avec la consommation,
puisque le problème le plus urgent et mis au premier plan est, avant tout,
celui de l'approvisionnement des autres unités de production en pièces
détachées, composants et matières premières (le marché de type occidental
étant alors fantasmé comme solution). Mais le slogan du marché, et toute la
Économie 373

rhétorique qui va avec, fut sans doute conçu pour assurer un glissement et
un déplacement définitifs de la conceptualité de la production vers celle de la
distribution et de la consommation : ce qu'en réalité, il semble rarement faire.
Il semble aussi, incidemment, mettre hors champ la question plutôt
capitale de la propriété qui a présenté, pour les conservateurs, une difficulté
intellectuelle notoire : ici, l'exclusion de « la justification des titres de
propriété originels3 » sera envisagée comme un cadre synchronique qui exclut
la dimension de l'histoire et du changement historique systémique.
Il faudrait enfin noter que, du point de vue de beaucoup de néo-libéraux,
non seulement nous n'avons pas encore de marché libre, mais ce que nous
avons à la place (et qui est parfois défendu comme «marché libre» face à
l'Union Soviétique4 ) - à savoir, compromis et arrangement réciproques
de groupes de pression, d'intérêts particuliers, et autres - est en lui-même,
selon la Nouvelle Droite, une structure absolument défavorable au vrai
marché libre et à son institution. Ce genre d'analyse (qu'on appelle parfois
la théorie du choix public) est l'équivalent à droite de l'analyse, de gauche,
des médias et du consumérisme (en d'autres termes, la théorie obligée de la
résistance, l'analyse de ce qui, dans le domaine public et la sphère publique
en général, empêche les gens d'adopter le meilleur système et entrave leur
compréhension et leur réception d'un tel système).
Par conséquent, il est possible que les raisons du succès de l'idéologie du
marché ne soient pas à chercher dans le marché lui-même (même quand
vous avez exactement déterminé lequel de ces nombreux phénomènes
désigne ce mot). Mais mieux vaut commencer par la version métaphysique la
plus forte, la plus large, qui associe le marché à la nature humaine. Ce point
de vue intervient sous des formes nombreuses, et souvent imperceptibles,
mais Gary Becker l'a parfaitement et complètement formalisé dans une
approche admirablement totalisante: «Je dis que l'approche économique
donne un cadre unifié précieux pour comprendre tous les comportements
humains5». Le mariage, par exemple, peut ainsi faire l'objet d'une sorte
d'analyse de marché : « Mon analyse suppose que les individus semblables ou
dissemblables s'unissent quand cette union maximalise le rendement total du
374 Le postmodernisme et le marché

ménage par rapport à tous les autres mariages, qu'il s'agisse, indifféremment,
d'une caractéristique financière (comme les revenus du travail ou de la
propriété), génétique (comme la taille et l'intelligence), ou psychologique
(comme l'agressivité ou la passivité)6. » Mais là, une note explicative capitale
figure en bas de page et donne un indice pour comprendre ce qui est
vraiment en jeu dans l'intéressante proposition de Becker: «Permettez moi
de souligner à nouveau que le rendement en marchandise n'est pas la même
chose que le produit national tel qu'on le mesure habituellement, mais qu'il
inclut les enfants, le compagnonnage, la santé, et diverses autres choses. »
Ce qui saute immédiatement aux yeux, par conséquent, c'est le paradoxe
(de la plus grande portée symptomatique pour un touriste de la théorie
marxienne) selon lequel le plus scandaleux de tous les modèles de marché
est en réalité un modèle de production ! Dans ce modèle, la consommation
est explicitement décrite comme la production d'une marchandise ou d'un
service spécifique ; en d'autres termes, une valeur d'usage qui peut être
n'importe quoi depuis le plaisir sexuel jusqu'à un endroit pratique pour
se défouler sur vos enfants si le monde extérieur s'avère hostile. Voici la
description fondamentale qu'en donne Becker:

«Le cadre de la fonction de la production domestique met en valeur les services parallèles
remplis par les entreprises et les ménages en tant qu'unités d'organisation. À l'instar de
l'entreprise normale analysée dans la théorie classique de la production, le ménage investit
dans des actifs immobilisés (épargne), des biens d'équipement (biens durables), et du
capital, incamé dans sa force de travail (capital humain des membres de la famille). En tant
qu'unité d'organisation, le ménage, comme l'entreprise, se livre à la production en utilisant
ce travail et ce capital. Chacun est envisagé comme maximalisant sa fonction objective
dans la limite des ressources et des contraintes technologiques. Le modèle de la production
souligne non seulement que le ménage est l'unité fondamentale d'analyse dans la théorie de
la consommation, mais fait également ressortir l'interdépendance des multiples décisions
domestiques : décisions concernant les dépenses de la famille en fourniture de travail, de
temps et de biens dans une analyse sur une période de temps donnée, et des décisions sur
le mariage, la taille de la famille, le rattachement de la force de travail, les dépenses en
biens et les investissements en capital humain dans une analyse sur le cycle de la vie. La
reconnaissance de l'importance du temps comme ressource rare dans le ménage a joué un
Économie 375

rôle fondamental dans le développement des applications empiriques de cette approche de


la fonction de production du ménage 7 . »

Je dois admettre que l'on peut accepter cette analyse qui nous donne
une vue parfaitement réaliste et sensible non seulement de ce monde
humain mais de tous les mondes humains, en remontant jusqu'aux tout
premiers hominidés. Permettez-moi de souligner quelques caractéristiques
essentielles du modèle de Becker : la première est l'accent mis sur le temps
en tant que ressource (le titre d'un autre essai fondamental est A Theory of
Allocation Time). C'est, manifestement, bien dans la vision personnelle de la
temporalité de Marx, tel que cela ressort souverainement des Grundrisseoù
toute valeur estfinalementune question de temps. Je souhaite aussi évoquer
la cohérence et la parenté entre cette proposition et une bonne partie de la
théorie et de la philosophie contemporaines, où s'est jouée une prodigieuse
expansion de ce que nous considérons comme le comportement rationnel
ou doué de signification, à mon sens, en particulier depuis la diffusion de la
psychanalyse mais aussi avec l'évaporation progressive de l'« altérité », sur une
Terre rapetissante et dans une société envahie de médias, il reste fort peu de
chose que l'on puisse encore considérer comme « irrationnel » au sens ancien
d'«incompréhensible» : les formes les plus viles de prises de décision et de
comportements humains - la torture par les sadiques et les interventions des
gouvernants à l'étranger de manière officielle ou secrète - sont pour nous
tous aujourd'hui compréhensibles (au sens du Verstehen de Dilthey) quoi
qu'on en pense. Qu'un tel concept de Raison, considérablement étendu, ait
une valeur normative supplémentaire (comme Habermas le pense encore)
dans une situation où son opposé, l'irrationnel, est réduit à une quasi
non-existence, est une autre, et intéressante, question. Mais les calculs de
Becker se situent dans ce courant (et, chez lui, ce mot de calcul n'ittiplique
absolument pas l'homo œconomicus, mais plutôt les comportements de toutes
sortes, très irréfléchis, ordinaires, « préconscients ») ; en effet, ce système
me fait penser, plus qu'à quoi que ce soit d'autre, à la liberté sartrienne
dans la mesure où il entraine une responsabilité pour tout ce que nous
376 Le postmodernisme et le marché

faisons - le choix sartrien (qui, bien entendu, se situe de la même manière


à un niveau de comportement quotidien non-conscient de soi) implique la
production individuelle ou collective, à tout moment, des «marchandises»
de Becker (qui ne sont pas nécessairement hédonistes dans un sens étroit,
l'altruisme étant précisément un de ces produits ou plaisirs, par exemple).
Les conséquences représentationnelles d'un tel point de vue vont nous mener
tardivement à prononcer, pour la première fois, le mot postmodernisme. Seuls
les romans de Sartre, en fait, (et ce sont des échantillons : des fragments
énormes, inachevés) donnent une idée de ce à quoi pourrait ressembler une
représentation de la vie qui interpréterait et raconterait chaque acte et geste
humains, chaque désir et décision en fonction du modèle de maximisation
de Becker. Cette représentation révélerait un monde particulièrement sans
transcendance et sans perspective (la mort n'est ici, par exemple, qu'une
autre affaire de maximisation de l'utilité) et, en fait, sans intrigue, dans
un sens traditionnel, puisque tous les choix seraient équidistants et sur
le même plan. L'analogie avec Sartre, cependant, suggère que ce type de
lecture - qui devrait bien être une rencontre frontale et démystificatrice
avec la vie quotidienne, sans distance ni embellissements - pourrait ne pas
du tout être postmoderne dans le sens le plus fantasque de cette esthétique.
Becker semble être passé à côté des formes les plus folles de consommation
disponibles dans le postmoderne qui est, par ailleurs, capable de présenter
un quasi délire de la consommation de l'idée même de consommation : dans
le postmodeme, en effet, c'est l'idée même du marché qui est consommée
avec la plus prodigieuse satisfaction ; un bonus ou un excédent du processus
de marchandisation, pour ainsi dire. Les sobres calculs de Becker tombent
bien loin de cela, non pas nécessairement parce que le postmodernisme est
incohérent ou incompatible avec le conservatisme politique, mais plutôt
parce qu'il s'agit d'un modèle de production et en rien un modèle de
consommation, comme on l'a évoqué plus haut. Cela rappelle la grande
introduction des Grundrisse, dans laquelle la production se transforme
en consommation et distribution, pour ensuite sans cesse revenir à sa
forme productive de base (au sein de la catégorie systémique élargie de
Économie 383

la production que Marx souhaite substituer à la catégorie thématique ou


analytique) ! En réalité, on peut regretter que ceux qui célèbrent actuellement
le marché - les théoriciens conservateurs - ne parviennent pas à montrer
beaucoup de plaisir ou de jouissance (comme nous le verrons plus loin, leur
marché sert principalement de policier destiné à tenir Staline à distance de
la porte d'entrée, et, en plus, on a dans l'idée que Staline n'est, à son tour,
qu'un simple nom de code pour Roosevelt).
Comme description, le modèle de Becker me parait donc irréprochable et
très fidèle aux réalités de la vie telles que nous les connaissons; quand il se fait
prescriptif, bien sûr, nous nous retrouvonsfaceaux formes les plus insidieuses
de la réaction (parmi ses conséquences pratiques, mes deux préférées sont,
premièrement, que les minorités oppressées ne font qu'aggraver leur sort en
se défendant; et, deuxièmement, que la «production domestique», dans le
sens particulier de Becker, [voir ci-dessus] voit sa productivité sérieusement
diminuer lorsque la femme a un travail). Mais il est facile de comprendre
comment c'est possible. Le modèle de Becker est postmoderne dans sa
structure en tant que transcodage ; deux systèmes séparés d'explication
se combinent ici au moyen de l'affirmation d'une identité fondamentale
(dont on ne cesse de dire qu'elle n'est pas métaphorique, signe le plus sûr
d'une intention de métaphoriser) : entre, d'une part, le comportement
humain (essentiellement la famille ou Yoikos), et, de l'autre, la firme ou
l'entreprise. Beaucoup de force et de clarté ressortent alors de la réécriture
de phénomènes comme le temps libre et les traits de personnalité en terme
de matériaux bruts. Il ne s'ensuit, cependant, pas que l'on peut ôter les
guillemets du figurai, comme un voile triomphalement arraché à une
statue, nous permettant alors de raisonner sur les questions domestiques
en terme d'argent ou d'économie en tant que telle. Or, c'est précisément
comme ça que Becker se met à «déduire» ses conclusion praticopolitiques.
Ici, de plus, il n'atteint pas l'absolue modernité, dans laquelle le processus
de transcodage a pour conséquence la suspension de tout ce qui était
habituellement « littéral ». Becker veut mobiliser le matériel de la métaphore
et de l'identification figurée, uniquement pour revenir au niveau littéral, à
384 Le postmodernisme et le marché

l'instant fatal (niveau qui s'est, pendant ce temps, décomposé sous ses pieds
dans le capitalisme tardif).
Pourquoi ne trouvé-je scandaleuse aucune de ces particularités, et quel
pourrait bien en être le «bon usage»? Comme chez Sartre, le choix, chez
Becker, se produit dans un environnement déjà donné, que Sartre théorise
comme tel (il l'appelle «situation»), mais que Becker néglige. Chez les deux,
nous avons une réduction opportune du sujet à l'ancienne (ou individu
ou moi), qui n'est maintenant guère plus qu'un point de conscience dirigé
sur le stock de matériaux bruts disponibles dans le monde extérieur et qui
prend des décisions sur cette information, décisions qui sont « rationnelles »
dans le nouveau sens élargi de « ce que tout autre être humain pourrait
comprendre» (ce avec quoi tout autre être humain pourrait «sympathiser»,
au sens de Dilthey, ou chez Rousseau). Ce qui veut dire que nous sommes
libérés de toutes sortes de mythes plus proprement « irrationnels » sur la
subjectivité et pouvons porter notre attention sur cette situation précise, sur
cet inventaire des ressources disponibles que constitue le monde extérieur et
que l'on doit, en fait, maintenant appeler l'Histoire. Le concept sartrien de
situation est une nouvelle manière de penser l'histoire comme telle; Becker
évite toute démarche comparable, pour de bonnes raisons. J'ai laissé entendre
que, même dans le socialisme (comme dans les modes de production plus
anciens), on peut très bien imaginer que les gens agissent selon le modèle de
Becker. Ce qui sera différent alors, ce sera la situation elle-même: la nature
du «ménage», le stock de matériaux bruts; et, en fait, la forme et le profil
des «marchandises» qui y seront produites. Le marché de Becker n'aboutit
nullement à une simple célébration du système marchand de plus, mais
plutôt à une redirection involontaire de notre attention sur l'histoire et les
diverses situations alternatives qu'elle offre.
On doit, par conséquent, se douter que d'autres thèmes et d'autres
questions sont, en fait, impliqués dans les défenses essentialistes du marché:
les plaisirs de la consommation ne sont guère plus que des conséquences
idéologiques imaginaires à l'usage de consommateurs idéologiques achetant
à l'intérieur de la théorie du marché, dont ils ne font pas eux-mêmes
Économie 379

partie. En fait, une des grands crises dans la nouvelle révolution culturelle
conservatrice - et du même coup une de ses grandes contradictions
internes - s'est manifestée chez ces mêmes idéologues quand une certaine
nervosité a commencé à poindre au sujet du succès avec lequel l'Amérique
consommatrice prenait le pas sur l'éthique protestante et était capable de
disperser à tous vents ses économies (et ses revenus futurs) en exerçant sa
nouvelle nature de client professionnel à plein temps. Mais, à l'évidence,
on ne peut avoir les deux : un marché en ordre de marche et en pleine
expansion dont le personnel de consommateur se compose de calvinistes
et de traditionalistes durs au travail et connaissant la valeur du dollar, ça
n'existe pas.
La passion pour le marché a toujours été politique, comme nous l'a
enseigné Albert O. Hirschman dans son remarquable livre The Passions and
the Interests. Le marché, pour « idéologie du marché», a finalement moins à
voir avec la consommation qu'avec l'intervention de l'état, et, en fait, avec
les maux liés à la liberté et à la nature humaine. Barry nous fournit une
description pariante du fameux « mécanisme» du marché :

« Par processus naturel, Smith entendait ce qui résulterait, ou quel schéma des événements
se dégagerait de l'intertaction individuelle, en l'absence d'intervention humaine spécifique,
qu'elle soit d'une forme politique ou provienne de la violence. Le comportement d'un
marché est un exemple évident de ce phénomène naturel. Les propriétés d'auto-régulation
du système de marché ne sont pas le produit d'un esprit créateur, mais sont les résultats
spontanés du mécanisme de prix. Maintenant, à partir de certains caractères réguliers de
la nature humaine, y compris, bien sûr, le désir naturel de "s'améliorer'', on peut déduire
ce qui se passera si le gouvernement perturbe ce processus auto-régulateur. Ainsi, Smith
montre comment les lois sur l'apprentissage, les restrictions au commerce international,
les privilèges des corporations et ainsi de suite perturbent, mais ne peuvent totalement
supprimer, les tendances économiques naturelles. L'ordre spontané du marché est déterminé
par l'interdépendance de ses éléments constitutifs et toute intervention dans cet ordre va
simplement à l'encontre de son but: "Aucune régulation du commerce ne peut accroître la
quantité d'industrie, dans un secteur quelconque de la société, au-delà de ce que son capital
peut soutenir. Elle ne peut qu'en détourner une partie dans une direction où, autrement,
elle ne serait pas allée". Avec l'expression "liberté naturelle'', Smith désigne le système dans
386 Le postmodernisme et le marché

lequel tout homme, sous réserve qu'il ne viole pas les lois (négatives) de la justice, est laissé
parfaitement libre de rechercher son intérêt à sa façon et de mettre en concurrence tant son
industrie que son capital avec ceux de tout autre homme s . »

La force du concept de marché réside donc dans sa structure « totalisante »,


comme on dit aujourd'hui ; c'est-à-dire, dans sa capacité à offrir un modèle
de totalité sociale. Il propose une autre façon de déplacer le modèle marxien,
distincte du passage weberien et post-weberien, désormais familier, de
l'économie à la politique, de la production au pouvoir et à la domination.
Mais le passage de la production à la circulation n'en est pas moins un
mouvement profond et idéologique qui présente l'avantage de remplacer
les représentations antédiluviennes, plutôt imaginaires, qui accompagnaient
le modèle de la « domination » depuis 1984 et Oriental Despotism jusqu'à
Foucault - récits plutôt comiques pour le nouvel âge postmoderne - par
des représentations d'un ordre tout différent. (Je soutiendrai dans un instant
qu'elles ne sont pas non plus essentiellement de l'ordre de la consommation).
Nous devons en premier lieu saisir les conditions qui rendent possible
ce concept alternatif de totalité sociale. Marx suggère (encore une fois dans
les Grundrisse) que le modèle du marché ou de la circulation précédera
historiquement et épistémologiquement d'autres formes de cartographie et
offrira la première représentation par laquelle saisir la totalité sociale:

« La circulation est le mouvement par lequel l'aliénation générale apparaît comme


appropriation générale, et l'appropriation générale comme aliénation générale. Bien que
ce mouvement dans sa totalité puisse apparaître comme un processus social, et bien que
les éléments individuels de ce mouvement proviennent de la volonté consciente et des
buts particuliers des individus, la totalité du processus n'en apparaît pas moins comme
une relation objective qui surgit spontanément, une relation qui résulte de l'interaction
consciente d'individus, mais qui ne fait pas partie de leur conscience et n'est donc pas
subsumée sous eux en tant que totalité. Leurs collisions peuvent susciter une puissance
sociale étrangère qui se dresse au-dessus d'eux. Leur propre interaction apparaît comme un
processus social, elle est également la première forme dans laquelle non seulement la relation
sociale apparaît comme quelque chose d'indépendant par rapport aux individus, comme par
exemple dans le cas d'une pièce de monnaie ou d'une valeur d'échange, mais aussi comme
la totalité du mouvement social lui-même 9 . »
Économie 381

Ce qui est remarquable dans le mouvement de ces réflexions, c'est qu'elles


semblent identifier deux choses que l'on a le plus souvent considérées comme
des concepts très différents : le bellum omnium contra omnes de Hobbes
et la «main invisible» d'Adam Smith (apparaissant ici sous les traits de
la « ruse de la raison» d'Hegel). Je désire avancer que le concept marxien
de « société civile» est un peu comme ce qui se produit lorsque ces deux
concepts (comme la madère et l'anti-matière) sont associés à l'improviste.
Ici, cependant, il est significatif que ce que Hobbes redoute soit, d'une
certaine manière, la même chose que ce qui donne confiance à Smith (la
nature profonde de la crainte hobbessienne est en tout cas singulièrement
éclairée par la complaisante définition de M. Milton Friedman : « Un libéral
craint fondamentalement la concentration du pouvoir10.») Cette vision
d'une terrible violence inhérente à la nature humaine et exprimée dans la
révolution anglaise, d'où elle est théorisée («dans la crainte») par Hobbes,
n'est ni modifiée ni amendée par la « douceur du commerce» de Hirschman11 ;
elle est rigoureusement identique (chez Marx) à la concurrence marchande
proprement dite. La différence n'est pas politico-idéologique mais historique:
Hobbes a besoin d'un pouvoir étatique pour dompter et maîtriser la violence
de la nature humaine et de la concurrence ; chez Adam Smith (et Hegel
sur un plan métaphysique) le système concurrentiel, le marché, assure
tout seul cette discipline et cette maîtrise n'a plus besoin de l'état absolu.
Mais, il apparaît clairement à travers la tradition conservatrice qu'elle est
motivée par la crainte et par des angoisses, où guerre civile et criminalité
urbaine ne sont que de simplesfiguresde la lutte des classes. Le marché est
donc un Léviathan déguisé en agneau : sa fonction n'est pas d'encourager
et de perpétuer la liberté (sans parler de la liberté de type politique), mais
au contraire de la réprimer; et, avec ces visions, on croit revivre les slogans
des années existentielles - la peur de la liberté, la fuite devant la liberté.
L'idéologie du marché nous donne l'assurance que les êtres humains font
un beau gâchis dès qu'ils essaient de maîtriser leurs destinées («le socialisme
est impossible») et que nous avons de la chance de posséder un mécanisme
interpersonnel - le marché - qui peut se substituer à l'hubris et aux projets
362 Le postmodernisme et le marché

des hommes et remplacer complètement les décisions humaines. Il nous


suffit de le garder propre et bien huilé et - comme le monarque il y a des
siècles - il veillera alors sur nous et nous ferafilerdroit.
Pourquoi la séduction de ce réconfortant substitut à la divinité qui
devrait être si universelle de nos jours est toutefois une question historique
différente. Attribuer à la peur du Stalinisme et à Staline cette toute nouvelle
adoption de la liberté de marché est touchant, mais juste un peu mal placé
dans le temps, même si l'actuelle Industrie du Goulag a certainement
participé de façon capitale à la « légitimation » de ces représentations
idéologiques (de pair avec l'Industrie de l'Holocauste, dont les relations
précises avec la rhétorique du Goulag nécessitent une étude culturelle et
idéologique plus approfondie).
C'est à Wlad Godzich que je dois la critique la plus intelligente qui m'ait
jamais été faite sur une longue étude sur les années soixante que j'avais
publiée12; il y exprimait un étonnement socratique devant l'absence du
Deuxième Monde dans mon modèle global et en particulier de l'Union
Soviétique. L'expérience de la Perestroïka nous a révélé des dimensions de
l'histoire soviétique qui renforcent grandement le point de vue de Godzich
et rendent d'autant plus déplorable ma défaillance ; aussi, je vais faire ici
amende honorable en exagérant dans l'autre sens. J'en suis venu à penser,
en fait, que ce ne fut pas uniquement pour l'Union Soviétique que l'échec
de l'expérience de Khrouchtchev fut désastreux, mais qu'il fut aussi, d'une
manière ou d'une autre, absolument crucial pour le reste de l'histoire
mondiale, et pour l'avenir du socialisme en particulier. En effet, on nous
donne à entendre qu'en Union Soviétique, la génération Khrouchtchev fut
la dernière à croire dans la possibilité d'un renouveau du marxisme, sans
parler du socialisme ; ou plutôt, en sens inverse, que ce fut leur échec qui
détermina la complète indifférence au marxisme et au socialisme de plusieurs
générations de jeunes intellectuels maintenant. Mais je pense que cet échec
fut également un facteur fondamentalement déterminant dans l'évolution
des autres pays, et, bien qu'on ne veuille pasfoireporter aux camarades russes
toute la responsabilité de l'histoire mondiale, il me semble qu'il existe une
Économie 383

similitude entre la signification positive de la révolution soviétique pour le


reste du monde et les effets négatifs de cette dernière occasion, manquée, de
rénover cette révolution et de transformer le parti du même coup. On doit
attribuer à cet échec aussi bien l'anarchisme des années soixante en Occident
que la Révolution Culturelle en Chine, échec dont les prolongements,
longtemps après la fin des événements, expliquent le triomphe universel
de ce que Sloterdijk appelle la « raison cynique » dans le consumérisme
omniprésent du quotidien postmodeme. Il nefautdonc pas s'étonner que ce
profond désenchantement à l'égard de la praxis politique ait eu pour résultat
la popularité de la rhétorique de l'abnégation marchande et l'abdication de
la liberté individuelle à une main invisible désormais gigantesque.
Cependant, aucun de ces éléments, qui impliquent encore la réflexion
et le raisonnement, ne nous aide réellement à expliquer la caractéristique
la plus étonnante de ce développement discursif; à savoir, comment se
fait-il que puissent s'avérer aujourd'hui sexy la grisaille des affaires et de la
propriété privée, le côté poussiéreux de l'entreprenariat, et le parfum presque
dickensien du titre juridique et de l'affectation de fonds, des coupons
d'action, fusions, opérations bancaires, et autres transaction de ce genre
(après la fin du stade héroïque des affaires, celle des barons de l'industrie).
À mon avis, ce qu'il y a d'excitant dans la représentation issue des années
cinquante, et autrefois pénible, du marché libre, tient à son association
métaphorique illicite avec un genre très différent de représentation ; à
savoir, les médias au sens le plus contemporain et le plus large (y compris
l'infrastructure des derniers gadgets médiatiques et de haute technologie).
C'est l'opération postmoderne évoquée plus haut, où deux systèmes de
codes sont assimilés de manière à permettre aux énergies libidinales de
l'un d'imprégner l'autre sans toutefois produire une synthèse, une nouvelle
combinaison, un nouveau langage commun, ou autre (comme à d'anciens
moments de notre histoire culturelle et intellectuelle).
Horkheimer et Adorno firent observer jadis, à l'âge de la radio, la
singularité de la structure d'une « industrie de la culture» commerciale dans
laquelle les produits étaient libres a L'analogie entre média et marché est en
364 Le postmodernisme et le marché

fait cimentée par ce mécanisme : ce n'est pas parce les médias sont comme
un marché que les deux choses sont comparables ; au contraire, c'est parce
que le «marché» est aussi différent àt son concept (idée platonicienne) que
les médias sont différents de leur propre concept que les deux choses sont
comparables. Les médias offrent des programmes gratuits, free, dont le
consommateur ne peut choisir ni le contenu ni l'assortiment mais dont la
sélection est ensuite rebaptisée liberté de choix, free choice.
Avec la disparition progressive du marché physique et l'identification
croissante du produit à son image (sa marque, son logo), il s'effectue une
autre symbiose (plus intime) entre le marché et les médias qui balaie les
frontières (de façon complètement caractéristique du postmoderne) et
entraîne progressivement le remplacement de l'ancienne séparation entre la
chose et son concept (l'économie et la culture, la base et la superstructure)
par une indifférenciation des niveaux. D'abord, les produits vendus sur le
marché deviennent le contenu même de l'image médiatique si bien que,
pour ainsi dire, le même réfèrent paraît se maintenir dans les deux domaines.
C'est une situation très différente de celle, plus primitive, où, à une série de
signaux informatifs (reportages d'actualité, feuilletons, articles), on ajoute
un appendice pour placer un produit commercial sans rapport. Aujourd'hui,
les produits se diffusent, pour ainsi dire, à travers l'espace et le temps des
segments de divertissement (ou même des actualités) comme éléments de
ce contenu, si bien que, dans quelques cas bien promus (notablement la
série Dynastiel4), il devient parfois difficile de distinguer lafind'un segment
narratif du début des publicités (puisque les mêmes acteurs apparaissent aussi
bien dans le segment commercial).
Cette interpénétration via le contenu est encore accrue par la nature
des produits eux-mêmes, de manière un peu différente : d'aucuns ont
le sentiment, surtout quand on a affaire à des étrangers électrisés par le
consumérisme américain, que les produits forment une sorte de hiérarchie
dont l'apogée se trouve précisément dans la technologie de reproduction,
qui se déploie maintenant bien au-delà du poste de télévision classique et
finit par incarner, de façon générale, la nouvelle technologie de l'information
Économie 385

ou de l'informatique du troisième stade du capitalisme. Nous devons, par


conséquent, poser aussi en principe un autre type de consommation : la
consommation du processus même de consommation, au-dessus et par delà
son contenu et les produits commerciaux immédiats. Il est nécessaire de
parler d'une sorte de bonus de plaisir technologique apportée par la nouvelle
machinerie et, pour ainsi dire, symboliquement rejouée et rituellement
dévorée à chaque séance de consommation médiatique officielle. Ce n'est,
en (ait, pas un hasard si la rhétorique conservatrice, qui allait souvent avec
la rhétorique du marché dont il est question ici (mais qui, à mon avis,
représentait une stratégie quelque peu différente de délégitimation), a eu
quelque chose à voir avec la fin des classes sociales - une conclusion que
démontre et « prouve » infailliblement la présence de la TV dans l'habitation
des travailleurs. L'euphorie du postmodernisme découle en grande partie de
cette célébration du processus d'informatisation hightech (la prépondérance
actuelle des théories de la communication, du langage ou des signes étant
une retombée idéologique de cette «vision du monde» plus générale). C'est
donc, comme Marx aurait pu le dire, un second moment dans lequel,
comme le «capital en général» par opposition à la «pluralité des capitaux»,
les médias « en général » se dégagent et se perçoivent comme processus unifié
(par opposition au contenu des projections médiatiques individuelles) ; et
il semblerait que ce soit cette « totalisation » qui permette de faire le lien
avec les images fàntasmées du « marché en général » ou du « marché comme
processus unifié».
C'est donc dans la forme que pourra se trouver la troisième caractéristique
de cet ensemble complexe d'analogies entre les médias et le marché qui
sous-tendent la force de la rhétorique actuelle sur le second. Ici, il nous faut
revenir à la théorie de l'image et nous rappeler la remarquable dérivation
théorique de Guy Debord (l'image comme forme ultime de la réïficarion
de la marchandise15). À cet endroit, le processus s'inverse, et ce ne sont
plus les produits commerciaux du marché qui, par la publicité, deviennent
des images, mais au contraire les processus même de divertissement et
de narration de la télévision commerciale, qui sont, à leur tour, réïfiés et
366 Le postmodernisme et le marché

transformés en autant de produits : depuis le récit par épisodes, avec ses


segments et ruptures temporelles quasi stéréotypées et rigides, jusqu'à
l'effet des angles de vue sur l'espace, l'histoire, les personnages et la mode,
en passant, pour beaucoup, par un nouveau processus de production des
stars et célébrités, qui paraît distinct de l'expérience historique, ancienne
et plus familière, que l'on a de ces questions, et qui converge maintenant
avec le phénomène jusqu'alors «séculier» de la sphère publique de jadis
(de vrais gens et de vrais événement dans votre journal télévisé du soir, la
transformation des noms en un genre de logos d'émissions d'information,
etc.). De nombreuses analyses ont montré la façon dont les journaux
télévisés sont exactement structurés comme des feuilletons ; d'ailleurs,
certains d'entre nous, dans ce périmètre différent de la culture officielle, ou
«grande» culture, ont tenté de démontrer la disparition et l'obsolescence
de catégories comme celle de la «fiction» (au sens de chose opposée soit au
« littéral » soit au « factuel »). Mais je pense qu'il est ici nécessaire de théoriser
une profonde modification de la sphère publique: l'émergence d'un nouveau
domaine de la réalité de l'image, à la fois fictionnel (narratif) et factuel
(jusqu'aux personnages des séries perçus comme de vraies stars « nommées»,
avec des histoires à l'extérieur qu'on pourra lire), qui devient maintenant
semi-autonome et flotte au-dessus de la réalité (comme la classique «sphère
de la culture» de jadis), à cette différence historique fondamentale près
que, dans la période classique, la réalité persistait indépendamment de cette
«sphère culturelle» sentimentale et romantique alors qu'elle semble avoir
perdu aujourd'hui ce mode d'existence séparée. Aujourd'hui, la culture se
répercute sur la réalité de telle façon que toute forme de réalité indépendante
et, pour ainsi dire, non- ou extra- culturelle devient problématique (dans une
sorte de principe heisenbergien de la culture de masse qui s'interpose entre
votre œil et la chose elle-même), si bien que les voix des théoriciens finissent
par s'unir dans cette nouvelle doxa selon laquelle le « réfèrent » n'existe plus.
En tout cas, dans ce troisième moment, les contenus des médias sont
désormais devenus des marchandises qui sont alors balancées sur une
version étendue du marché auquel elles s'affilient jusqu'à ce qu'on ne puisse
Économie 387

plus distinguer ces deux choses l'une de l'autre. Ici, les médias, en quoi
était lui-même fantasmé le marché, retournent maintenant au marché et,
devenant partie de lui, scellent et certifient la réalité « littérale » de cette
identification, autrefois métaphorique ou analogique.
Enfin, il nous faut ajouter à ces discussions abstraites sur le marché un
qualificatif pragmatique, une fonctionnalité secrète qui permette de jeter à
l'occasion une toute nouvelle lumière (frappant crûment à mi-corps) sur
le discours allégué lui-même. C'est ce que Barry laisse échapper dans la
conclusion de son salutaire ouvrage, soit par désespoir soit par exaspération :
à savoir, que la mise à l'épreuve philosophique des diverses théories
néo-libérales ne peut se pratiquer que dans une seule situation fondamentale,
que nous pourrions appeler (non sans ironie) « la transition du socialisme
au capitalisme16». Les théories du marché, autrement dit, restent utopiques
dans la mesure où elles ne sont pas applicables à ce processus fondamental
de «dérégulation» systémique. Barry a, lui-même, d'ores et déjà donné une
illustration de la portée de cette appréciation dans un précédent chapitre,
lorsque, discutant des tenants de la théorie du choix rationnel, il souligne
que la situation de marché idéal est, pour eux, aussi utopique et irréalisable
dans les conditions actuelles que, pour la Gauche, la révolution ou la
transformation socialiste dans les pays capitalistes avancés d'aujourd'hui. On
a envie d'ajouter que le référent est ici double: il ne s'agit pas seulement des
processus, dans les différents pays de l'Est, qui ont été compris comme une
tentative pour restaurer le marché, d'une manière ou d'une autre, mais aussi
de ces efforts en Occident, notamment sous Reagan et Thatcher, de liquider
les «régulations» de l'État-Providence et de revenir à des formes plus pures
des conditions de marché. On doit prendre en compte la possibilité que ces
deux efforts puissent échouer pour des raisons structurelles ; mais il nous faut
aussi appuyer inlassablement sur ce développement intéressant selon lequel
le «marché» s'avèrefinalementaussi utopique que ce que l'on a pu dire du
socialisme. Dans ces circonstances, il ne sert à rien de remplacer par une
structure institutionnelle inerte (la planification bureaucratique) une autre
structure institutionnelle inerte (à savoir, le marché). Ce qui est nécessaire,
368 Le postmodernisme et le marché

c'est un grand projet collectif auquel prenne part une majorité active de
la population, comme à une chose lui appartenant et bâtie par sa propre
énergie. L'établissement de priorités sociales - ce qu'on appelle aussi, dans
la littérature socialiste, la planification - devrait faire partie d'un tel projet
collectif. Il devrait être clair que, pratiquement par définition, le marché ne
peut absolument pas être un projet.
Hm 369

Nostalgie du présent

Un roman de Philip K. Dick, publié en 1959, évoque les années


cinquante : l'attaque cérébrale du Président Eisenhower ; Main Street,
U.SA ; Marilyn Monroe; un monde de voisins et d'associations de parents
d'élèves ; de chaînes de magasins de détail (les camions acheminant les
produits d'alimentation de l'extérieur) ; de programmes de télévision favoris ;
de petits flirts anodins avec la ménagère d'à côté ; d'émissions de jeu et de
concours; de spoutniks tournant au lointain au-dessus de nos têtes, simples
lumières clignotantes dans le firmament, difficiles à distinguer des avions
ou des soucoupes volantes. Si vous aviez envie de construire une capsule
temporelle, un compendium de «hier encore» ou une vidéo documentaire-
nostalgie sur les années cinquante, cela pourrait vous servir de début : vous y
ajouteriez les cheveux courts, les débuts du rock and roll, les jupes longues,
etc. Il ne s'agit pas d'une liste de faits ou de réalités historiques (même si ses
éléments ne sont pas inventés et sont, dans un certain sens, authentiques),
mais plutôt d'une liste de stéréotypes et d'idées de faits et de réalités
historiques. Elle soulève plusieurs questions fondamentales.
Est-ce que, tout d'abord, cette période se voyait elle-même de cette
manière ? La littérature de cette époque avait-elle pour principale
préoccupation la vie des « petite villes » américaines, et, sinon, pourquoi ?
Quelles autres préoccupations paraissaient plus importantes ? Certes,
rétrospectivement, on a résumé culturellement les années cinquante
comme autant de formes de protestations contre les années cinquante
«elles-mêmes», les fifiies; contre l'ère Eisenhower et sa suffisance, contre
le contentement de soi définitif de la petite ville américaine (blanche, de
classe moyenne), contre le conformiste et l'ethnocentrisme fàmilialiste d'une
Amérique prospère en train d'apprendre à consommer dans ce premier
boom économique après la guerre, avec ses restrictions et ses privations,
dont l'immédiateté a aujourd'hui grandement perdu de son acuité. Les
premiers poètes beat; un « antihéros » de circonstance avec des accents
390 Nostalgie du présent

« existentialistes » ; quelques coups d'audace de Hollywood ; le rock and


roll naissant; l'importation compensatoire de livres, de mouvements et de
films d'art et d'essai en provenance de l'Europe; un rebelle ou théoricien
politique, solitaire et prématuré, comme C. Wright Mills : tel paraît être,
rétrospectivement, le bilan de la culture des années cinquante. Tout le
reste, c'est Peyton Place, les best-sellers et les séries télé. Et ce sont justement
ces séries - d'un côté, des comédies de salon et des maisons individuelles
menacées par La Quatrième dimension (Twilight Zone), de l'autre, des
gangsters et des prisonniers évadés venus du monde extérieur - qui nous
donnent le contenu de l'image positive que nous avons des années cinquante.
S'il existe un «réalisme» dans les années cinquante, il faut probablement le
chercher ici, dans la représentation culturelle de masse, unique forme d'art
prête à (et capable de) traiter les étouffantes réalités Eisenhower de la joyeuse
famille de la petite ville de province, de la normalité et de la non-déviance
de la vie quotidienne. Le «grand» an n'est apparemment pas capable de
traiter ce genre de sujet autrement que par voie oppositionnelle : la satire
de Lewis, le pathos et la solitude de Hopper ou de Sherwood Anderson.
Les Allemands disaient du naturalisme, longtemps après les faits, qu'il
« puait le chou » ; c'est-à-dire, qu'il exsudait la misère et l'ennui de sa matière
première, la pauvreté elle-même. Ici aussi, le contenu semble d'une certaine
manière contaminer la forme, la seule misère ici est la misère du bonheur,
ou, du moins, du contentement (qui est en réalité de la complaisance), du
« faux » bonheur de Marcuse, les satisfactions de la nouvelle voiture, du dîner
devant la télé et de votre programme préféré regardé dans le canapé - qui
constituent, à ce moment-là, eux-mêmes une misère secrète, une tristesse
qui ne sait pas son nom et n'a aucun moyen de se dire hors une satisfaction
et un épanouissement sincères, qui n'ont probablement jamais été éprouvés.
Quand la notion d'opposition s'est vue contestée au milieu des années
quatre-vingt, nous avons connu un renouveau des années cinquante dans
lequel une grande panie de cette « culture de masse dégradée »fitson retour
pour une éventuelle réévaluation. Dans les années cinquante, seule la grande
culture est encore autorisée à porter un jugement sur la réalité, à dire ce
Hkn 391

qu'est la vraie vie et ce qui est, en revanche, pure apparence; et c'est en


omettant, en ignorant, en passant sous silence les stéréotypes monotones des
séries télévisées, et avec la répugnance que l'on peut éprouver pour eux, que,
manifestement, le grand art émet ses jugements. Faulkner et Hemingway,
les hommes du Sud et les New-Yorkais, passent leur chemin devant ce
matériau brut qu'est la petite ville américaine en gardant soigneusement
leurs distances ; en fait, parmi les grands écrivains de cette période, seul
Dick vient à l'esprit comme possible Poète Lauréat de ce matériau: de ces
scènes de ménage et drames conjugaux, ces petits commerçants, ce voisinage
petits bourgeois, ces après-midi passés devant la télévision et tout le reste.
Mais il intervient bien sûr sur ce matériau, et c'était déjà la Californie de
toutes façons.
Dans la période d'après-guerre, ce contentement de la petite ville n'était
plus véritablement « provincial » (comme chez Lewis ou John O'Hara, sans
parler de Dreiser) : peut-être aviez-vous voulu partir, peut-être aviez-vous
rêvé de la grande ville, mais quelque chose s'était passé - peut-être une
chose aussi simple que la télévision et les autres médias - une chose qui
avait supprimé la souffrance et l'aiguillon que constituait l'éloignement
du centre, de la métropole. Aujourd'hui, en revanche, rien de tout cela
n'existe encore, même si nous avons toujours des petites villes (dont les
centres sont aujourd'hui en ruine - mais c'est aussi le cas des grandes
villes). Ce qui s'est produit, c'est que l'autonomie des petites villes (source
de claustrophobie et d'angoisse dans la période provinciale; terrain
propice à un certain bien-être et même à un certain réconfort dans les
années cinquante) a disparu. Ce qui était autrefois un point isolé sur
une carte s'est imperceptiblement épaissi dans un continuum d'est en
ouest de produits identiques et d'espaces standardisés. On a le sentiment
que l'autonomie de la petite ville, avec son indépendance benoîte, a
également fonctionné comme une expression allégorique de la situation de
l'Amérique d'Eisenhower dans l'ensemble du monde extérieur - contente
d'elle même, confortée dans son sentiment d'être radicalement différente
des autres populations et cultures, à l'abri de leurs vicissitudes et des
392 Nostalgie du présent

défauts de la nature humaine que manifestent si clairement leurs histoires


violentes et absolument autres.
Tout cela, concrètement, nous fait passer des réalités de la décennie
cinquante à la représentation d'une chose assez différente, les «années
cinquante», les «fifties», un passage qui nous oblige de surcroît à mettre
en évidence les sources culturelles des attributs dont nous avons doté cette
période, attributs qui paraissent, en grande partie, provenir très précisément
des programmes de télévision de cette période-là; autrement dit, de sa propre
représentation d'elle-même. Cependant, bien qu'on ne doive pas confondre
une personne avec ce qu'il ou elle pense de lui-même/elle-même, ces images
de soi sont certainement très pertinentes et constituent une part essentielle
de la description ou de la définition objective. Néanmoins, il paraît possible
que les réalités profondes de cette période - lues à l'échelle très différente,
dirons-nous, des rythmes diachroniques et économiques séculaires, ou
des interrelations synchroniques et systémiques globales - aient peu de
rapport avec l'un ou l'autre de nos stéréotypes culturels sur des années ainsi
labellisées et définies en termes de décennies générationnelles. Le concept
de classicisme, par exemple, qui a une signification précise et fonctionnelle
dans l'histoire culturelle et littéraire allemande, disparaît quand nous
adoptons une perspective européenne, où ces quelques années cruciales
se volatilisent sans laisser de trace dans une opposition plus large entre
Lumières et Romantisme. Mais cette hypothèse implique de présupposer
la possibilité que la perception que les gens ont d'eux-mêmes et de leur
propre moment dans l'histoire n'ait, à l'extrême limite, rien à voir avec sa
réalité : que l'existentiel puisse être absolument distinct, comme une forme
suprême defausseconscience, de la signification structurale et sociale d'un
phénomène collectif, éventualité certainement rendue plus plausible par
la réalité d'un impérialisme mondial, aux termes desquels la signification
d'un état-nation donné - pour tout autre sur terre - peut furieusement
diverger de son expérience intime et sa vie quotidienne derrière ses frontières.
Eisenhower arborait à notre intention son célèbre sourire mais présentait
aux étrangers, au-delà de nos frontières, un air renfrogné tout aussi célèbre,
FHm 393

conune en attestent extraordinairement ses portraits officiels dans n'importe


quel consulat des États-Unis d'Amérique.
Il existe cependant une possibilité encore plus radicale : à savoir, que les
concepts de période ne correspondentfinalementà absolument aucune réalité
et que, qu'ils soient formulés en termes de logique générationnelle, désignés
par les noms de monarques régnants ou selon une autre catégorie ou un autre
système de typologie ou de classification, la réalité collective des multiples
vies embrassées par ces termes soit impensable (ou non-totalisable, pour
utiliser une expression actuelle) et ne puisse jamais être décrite, caractérisée,
étiquetée ou conceptualisée. Je suppose que c'est ce qu'on pourrait appeler
la position nietzschéenne, pour laquelle les « périodes » n'existent pas et n'ont
jamais existé. Dans ce cas, bien sûr, l'«Histoire» n'existe pas non plus, et,
c'était sans doute le point philosophique fondamental que ces arguments
cherchaient avant tout à établir.
Il est temps de revenir au roman de Philip K. Dick et de décrire
la distorsion qui le transforme en science-fiction - car, à partir d'une
accumulation croissante de détails infimes, mais aberrants, on se rend
compte qu'en réalité, le cadre du roman dans lequel nous voyons les
personnages agir et se déplacer n'est pas du tout celui des années cinquante
(à ma connaissance, Dick ne se sert jamais de cette expression). C'est un
village Potemkine d'un genre historique: une reproduction des années
1950 - comprenant des souvenirs et des structures de personnages induits
et introjectés dans sa population humaine - construite en 1997 (pour des
raisons sur lesquelles il n'est pas nécessaire de nous arrêter) au cœur d'une
guerre civile atomique interstellaire. Je me contenterai de noter qu'une
double détermination s'exerce sur le personnage principal qu'il faut donc
envisager selon une double herméneutique, négative et positive. Le village a
été construit pour amener, à son insu, le personnage à accomplir une mission
de guerre essentielle pour le gouvernement. En ce sens, il est la victime de
cette manipulation, ce qui réveille tous nos fantasmes de contrôle psychique
et d'exploitation inconsciente, de prédestination et de déterminisme
anti-cartésien. Selon cette lecture, le roman de Dick est un cauchemar et
394 Nostalgie du présent

constitue l'expression de peurs collectives, profondes et inconscientes dans


notre vie sociale et ses tendances.
Pourtant, Dick se donne aussi du mal pour bien faire comprendre que
le village des années 1950 est également, très expressément, le résultat
d'une régression infantile de la part du protagoniste, qui, en un sens, a
choisi inconsciemment sa propre illusion en fuyant les angoisses de la
guerre civile dans le réconfort domestique rassurant de sa propre enfance
pendant la période en question. De ce point de vue, le roman constitue
un accomplissement de souhait collectif et l'expression d'une aspiration
profonde et inconsciente à un système social plus simple et plus humain,
et à l'utopie de la petite ville, bien dans la tradition nord-américaine de la
frontière.
Il but aussi noter que la structure même du roman exprime la position
de l'Amérique d'Eisenhower dans le Monde et doit, par conséquent, être
lue comme une sorte de forme distordue de cartographie cognitive, une
projection inconsciente et figurale d'une analyse plus «réaliste» de notre
situation, telle que décrite précédemment : la réalité domestique des
États-Unis cernés par l'implacable menace du communisme mondial (et, à
un niveau bien moindre à cette époque, à la pauvreté du Tiers-Monde). C'est
aussi, bien sûr, la période des classiques du cinéma de science-fiction, avec
leurs représentations ouvertement idéologiques des menaces extérieures et
des invasions imminentes d'extra-terrestres (qui se passent aussi généralement
dans des petites villes). On peut lire le roman de Dick de cette manière - une
«réalité» plus sombre dévoilée derrière l'apparence anodine et trompeuse
- ou bien l'interpréter comme une certaine approche de la réflexivité aux
représentations elles-mêmes.
Dans la présente perspective, ce qui est plus significatif, c'est la valeur
paradigmatique du roman de Dick pour les questions de l'Histoire et de
l'historicité en général. Une façon de réfléchir sur le sous-genre dont relève
ce roman (cette «catégorie» qu'on appelle science-fiction, qui peut être soit
élargie et élevée aux honneurs par l'addition de la littérature satirique et
utopique depuis Lucien, soit restreinte et abaissée à la tradition des romans
FHm 395

de gare et d'aventure), est d'y voir une forme historiquement nouvelle et


originale présentant des analogies avec l'émergence du roman historique
début XIXe. Lukics a vu en ce dernier une innovation formelle (due à Sir
Walter Scott) qui donnait une figuration au sens nouveau de l'histoire,
tout aussi émergeant, des classes moyennes triomphantes (ou bourgeoisie),
cette classe cherchant à projeter sa vision personnelle de son passé et de son
avenir et à exprimer son projet social et collectif dans un récit temporel,
distinct dans la forme de ceux des précédents «sujets d'histoire», comme
par exemple la noblesse féodale. Sous cette forme, le roman historique - et
ses émanations, comme le film en costume - est tombé dans le discrédit et
s'est raréfié, non seulement parce que, dans l'ère postmoderne, ce n'est plus
ainsi que nous nous racontons notre histoire, mais aussi parce nous ne la
ressentons plus de cette manière, et, peut-être en fait, ne la ressentons plus
du tout.
On voudrait, brièvement, mettre l'accent sur les conditions de possibilité
d'une telle forme - ainsi que sur celles de son émergence et son éclipse
- moins dans l'expérience existentielle de l'histoire à tel ou tel moment
historique que, au contraire, dans la structure même de leur système
socio-économique, avec sa relative opacité ou transparence, et dans l'accès
que fournissent ses mécanismes à un plus grand contact, aussi bien cognitif
qu'existentiel, avec la chose elle-même. C'est dans ce contexte qu'il semble
intéressant d'examiner l'hypothèse selon laquelle la science-fiction, en tant
que genre, entretient un rapport dialectique et structural avec le roman
historique - rapport de parenté et d'inversion tout à la fois, d'opposition
et d'homologie, (exactement comme on a pu le dire de la comédie et la
tragédie, ou du lyrique et de l'épique, ou de la satire et de l'utopie, tels
qu'analysés par Robert C. Elliott). Mais le temps joue un rôle crucial dans
cette opposition générique, qui constitue aussi une sorte de compensation
évolutionniste. Car si le roman historique « correspond » à l'émergence
de l'historicité, à l'émergence d'un sens de l'histoire dans son sens fort
et moderne post-XVIII' siècle, la science-fiction correspond, de la même
manière, au déclin de cette historicité, à son blocage, et, particulièrement à
396 Nostalgie du présent

notre propre époque (dans l'ère postmoderne), à sa crise et sa paralysie, à son


affaiblissement et son refoulement. Ce n'est que par une violente dislocation
formelle et narrative qu'un dispositif narratif peut parvenir à redonner vie et
sensation à cet organe au fonctionnement interminent qu'est notre capacité
à organiser et vivre le temps de manière historique. Il ne faudrait pas non
plus estimer trop hâtivement que les deux formes sont symétriques au motif
que le roman historique met en scène le passé et la science-fiction, l'avenir.
L'historicité n'est en fait ni une représentation du passé ni une
représentation du futur (bien que ses diverses formes se servent de ces
représentations) : elle peut, d'abord et avant tout, se définir comme une
perception du présent en tant qu'histoire ; c'est-à-dire comme une relation
avec le présent qui, d'une certaine manière, le défamiliarise et nous autorise
cette distance par rapport à l'immédiateté qui est, à la fin, qualifiée de
perspective historique. Autrement dit, il convient aussi d'insister sur
l'« historicalité» de l'opération, qu'est notre manière de concevoir l'historicité
dans cene société et ce mode de production précis ; il convient également
d'observer que ce qui est en jeu est, pour l'essentiel, un processus de réïfication
par lequel nous nous retirons de notre immersion dans le ici-et-maintenant
(qui n'est pas encore identifié comme « présent») et l'appréhendons comme
un genre de chose - non pas simplement un « présent » mais un présent
susceptible d'être daté et appelé années quatre-vingt ou années cinquante.
Nous avons présupposé qu'il était plus difficile aujourd'hui d'y parvenir qu'à
l'époque de Sir Walter Scott, lorsqu'une contemplation du passé paraissait
capable de renouveler la perception de notre propre présent de lecture
comme la conséquence, si ce n'est l'apogée, de cette série génétique.
Cependant, Le Temps désarticulé (Time Out of Joint) propose une machine
à produire de l'historicité très différente du dispositif de Sir Walter Scott :
c'est ce qu'on pourrait appeler, au sens fort, un trope du futur antérieur -
l'étrangisation et le renouvellement en tant qu'histoire de notre présent de
lecture, les années cinquante, par l'appréhension de ce présent comme passé
d'un futur spécifique. L'avenir même - 1997, chez Dick - n'est pas significatif
à titre principal comme représentation ou anticipation : c'est le moyen
RUn 397

narratif pour arriver à une fin très différente, à savoir la transformation


brutale d'une représentation réaliste du présent, de l'Amérique d'Eisenhower
et de la petite ville des années 1950, en un souvenir et une reconstruction.
En effet, la réification est ici intégrée au roman lui-même et, pour ainsi dire,
désamorcée et récupérée comme forme de praxis : les années 50 sont une
chose, mais une chose que nous pouvons construire, exactement comme
l'écrivain de science fiction bâtit son propre modèle réduit, à ce moment,
donc, la réification cesse d'être un processus menaçant et aliénant, un
effet secondaire nocif de notre mode de production, sinon sa dynamique
fondamentale, elle est au contraire transférée du côté des énergies et des
ressources humaines. (La réappropriation a, bien sûr, beaucoup à voir avec
la spécificité des thèmes et idéologie personnels de Dick - notamment la
nostalgie du passé et la valorisation «petite-bourgeoise» du petit artisanat,
de la petite entreprise et du petit commerce).
Pour nous, ce roman est forcément devenu un roman historique, car
son présent - les années 1950 - est désormais notre passé, dans un sens
assez différent de celui proposé par le texte lui-même. Ce dernier « marche »
toujours : nous pouvons toujours sentir et apprécier la transformation et
la réïfication du présent de ses lecteurs en une période historique ; nous
pouvons même, par analogie, extrapoler quelque chose d'approchant pour
notre propre moment temporel. Qu'un tel processus puisse aujourd'hui
se réaliser concrètement dans un artefact culturel est une question assez
différente. L'accumulation de livres tels que Future Shock, l'intégration des
habitudes de la « futurologie» dans notre vie quotidienne, la modification de
notre perception des choses pour inclure leur « tendance » et la transformation
de notre lecture du temps pour arriver plus ou moins à en sonder les
nouveaux rapports à notre présent inclut des éléments autrefois incorporés
à l'expérience du «futur» tout en bloquant et désamorçant toute vision
globale du second en tant que système radicalement transformé et différent.
Si les visions catastrophistes du «proche avenir» faites de surpopulation,
famine et violence anarchique, par exemple, n'ont plus la même vigueur
qu'il y quelques années, l'affaiblissement de ces effets et des formes narratives
398 Nostalgie du présent

qui étaient conçues pour les produire n'est pas nécessairement à attribuer
uniquement à la sur-familiarité et la sur-exposition ; ou plutôt, on doit
peut-être aussi y voir une modification de notre rapport à ces futurs proches
imaginaires qui ne nous frappent plus de cette horreur de l'altérité et de
la différence radicale. Ici un certain nieztschéisme opère pour désamorcer
l'angoisse et même la peur : la conviction, progressivement apprise et
acquise, selon laquelle il n'y a que le présent et que c'est toujours le « nôtre »,
est une sorte de sagesse à double tranchant. Car il a toujours été clair que
la terreur de ces futurs proches - comme jadis la terreur, analogue, du
naturalisme - se fondait sur la classe sociale et s'enracinait profondément
dans le confort et les privilèges d'une classe. L'ancien naturalisme nous
permettait de faire brièvement l'expérience de la vie et du monde vécu des
divers sous-prolétariats, mais uniquement pour revenir avec soulagement
dans nos salons et fauteuils personnels : les bonnes résolutions qu'il avait pu
également encourager furent donc toujours une forme de philanthropie. De
la même manière, on pourrait tout aussi aisément interpréter la terreur de
naguère devant les conurbations surpeuplées de l'avenir immédiat comme
un prétexte pour se satisfaire de notre présent historique, dans lequel il ne
nous est pas encore imposé de vivre ainsi. Toujours est-il que, dans les deux
cas, cette peur est la peur de la prolétarisation, la peur de glisser de l'échelle
sociale, de perdre un confort et un ensemble de privilèges auxquels nous
avons de plus en plus tendance à penser en termes spatiaux: espace privé
(privacy), pièces vides, silence, érection de murs pour s'isoler des autres,
protection contre les foules et les autres corps. La sagesse nietzschéenne nous
enjoint de laisser tomber ce genre de peurs et de nous rappeler que quelque
soit la forme sociale et spatiale que pourra prendre notre misère future,
elle ne sera pas étrangère parce qu'elle sera la nôtre par définition. Dasein
istje mein eigenes - la défamiliarisation, le choc de l'altérité est un pur effet
esthétique et un mensonge.

Cependant, ce qui est sous-entendu est peut-être simplement un ultime


effondrement de l'historicisme dans lequel nous ne pouvons plus du
tout imaginer l'avenir, sous quelque forme que ce soit - utopique ou
Film 399

catastrophique. Dans ces circonstances, quand une science-fiction autrefois


futurologique (comme le cyberpunk aujourd'hui) se transforme en pur
«réalisme» et en représentation directe du présent, la possibilité que Dick
nous offre - l'expérience du présent comme passé et comme histoire - se
voit peu à peu écartée. Pourtant, tout dans notre culture laisse penser
que nous n'avons pas pour autant cessé de nous préoccuper de l'histoire ;
en effet, au moment précis où nous nous lamentons, comme ici, sur
l'éclipsé de l'historicité, nous diagnostiquons universellement que la culture
contemporaine est irrémédiablement historiciste, dans le mauvais sens d'un
appétit omniprésent et indiscriminé pour les modes et les styles défunts ; et,
en fait, pour tous les styles et toutes les modes d'un passé mort. En même
temps, une certaine caricature de la pensée historique - que nous ne pouvons
même plus appeler générationnelie tellement sa dynamique est devenue
rapide - s'est universalisée et comprend au moins la volonté et l'intention
de revenir, pour y réfléchir, sur les circonstances actuelles - sur les années
quatre-vingt-dix, mettons - et d'en tirer des conclusions prospectives et
prévisionnelles qui s'imposent. Pourquoi ne s'agit-il pas vraiment d'un retour
de l'historicité? Et quelle différence y a-t-il entre cette manière, aujourd'hui
généralisée, d'aborder le présent et l'approche expérimentale de Dick, plutôt
pesante et primitive, du «concept» de ses années cinquante?
À mon avis, c'est la différence de structure entre les deux opérations qui
est instructive: l'une mobilise une vision de l'avenir pour définir son retour
à un présent maintenant historique ; l'autre mobilise, mais d'une manière
allégorique nouvelle, une vision du passé, ou d'un certain moment du passé.
Plusieurs films récents (je citerai ici Something Wtld [Dangereuse sous tous
rapports] et Blue Velvet) nous encouragent à envisager le nouveau processus
en terme de rencontre allégorique ; pourtant, on ne pourra appréhender
correctement cette possibilité formelle que si l'on établit ses préconditions
dans le développement du cinéma de nostalgie en général. Car c'est par le
moyen des films dits de nostalgie qu'un traitement proprement allégorique
du passé devient possible: c'est parce que le dispositif formel des films de
nostalgie nous a entraîné à consommer du passé sous forme d'images glacées
400 Nostalgie du présent

que les positions et formes « postnostalgiques » plus complexes deviennent


possibles. J'ai ailleurs essayé d'identifier la matière première et le contenu
historique privilégié de cette opération de réïfication et de transformation
en image dans l'antithèse cruciale entre les années vingt et les années trente,
dans le renouveau historiciste de la véritable expression stylistique de cette
antithèse dans l'art-déco. La résolution symbolique de cette tension - entre
l'aristocratie et le travailleur, pour ainsi dire - engage à l'évidence une sorte
de réinvention ou de production symbolique d'une nouvelle bourgeoisie,
d'une nouvelle forme d'identité. Pourtant, comme l'hyperréalisme, les
produits sont fades dans leur élégance visuelle même, tandis que la structure
des intrigues de ces films pâtit d'une schématisation (ou typification) qui
semble inhérente au projet. Par conséquent, si nous pouvons anticiper la
plupart d'entre eux, et si le goût pour ces films correspond à des caractères
et des besoins plus durables dans notre économie psychique actuelle présente
(fixation sur l'image cum désirs historicistes insatiables), il fallait peut-être
s'attendre à ce que des conséquences formelles plus complexes et plus
intéressantes se développent rapidement.
Ce qui était plus inattendu - mais très « dialectique », en fait, d'une
manière pratiquement classique, tirée d'un manuel - ce fut l'émergence de
cette nouvelle forme à partir d'une sorte de croisement, sinon de synthèse,
entre les deux modes cinématographiques que nous avons jusqu'alors
imaginés antithétiques ; à savoir, la grande élégance des films de nostalgie
d'un côté, et les simulations de série B du cinéma punk iconoclaste. Nous
n'avions pas perçu que ils étaient tous les deux fortement débiteurs de la
musique parce que les signifiants musicaux étaient assez différents dans les
deux cas - des séquences de musique de danse de première qualité d'un
côté, et, de l'autre, une prolifération contemporaine de groupes de rock.
Cependant, tout bon manuel « dialectique » aurait du nous alerter sur la
probabilité qu'il y avait à ce qu'un idéologème d'«élégance» dépende, dans
une certaine mesure, d'un opposé d'un genre ou l'autre, un opposé et une
négation qui semblent avoir perdu, à notre époque, leur contenu de classe
(encore faiblement actif quand on estimait que les « beats» entretenaient une
Film 401

double opposition à la respectabilité bourgeoise et à l'esthétisme du haut


modernisme) et avoir progressivement migré dans ce nouveau complexe de
significations qui porte le nom de punk
Par conséquent, les nouveaux films seront, d'abord et avant tout, des
allégories de cela, de leur propre éclosion comme synthèse de la nostalgie
décorative et du punk: d'une manière ou d'une autre, ils raconteront leun
propres histoires comme étant le besoin et la quête de ce «mariage» (ce qui
est merveilleux dans l'esthétique - à la différence de la politique, hélas -
c'est que la «quête» devient automatiquement la chose elle-même: l'établir
est par définition la réaliser). Pourtant, la résolution de cette contradiction
esthétique n'est pas gratuite, parce que la contradiction formelle possède une
importance socialement et historiquement symbolique qui lui est propre.
Mais il faut maintenant retracer brièvement le scénario de ces deux films.
Dans Something Wtld, un jeune « cadre dynamique » se kit enlever par une
dingue qui l'initie à la conduite dangereuse et à la fraude à k cane de crédit,
jusqu'à ce que son mari, ancien détenu, se pointe et, résolu à se venger, se mette
à poursuivre le couple. Dans Blue Velvet, un jeune diplômé découvre une oreille
coupée, ce qui le met sur 1a piste d'une chanteuse de cabaret mystérieusement
victime d'un petit revendeur de drogue dont il peut k sauver.
Ces films nous invitent en fait à revenir à l'histoire d'une manière ou
d'une autre: k scène centrale de Something Wtld- ou du moins, l'une de
celles où k structure de l'intrigue bascule décisivement - est une réunion de
classe, genre d'événement qui nécessite tout particulièrement des jugements
historiques de 1a pan de ses participants : récits de trajectoires historiques,
évaluations des moments du passé, rappelés et évoqués avec nostalgie mais
forcément rejetés ou réaffirmés. C'est là où s'enfonce le coin, l'ouverture par
laquelle un récit cinématographique jusqu'ici sans but mais plein de vitalité
s'engouffre dans un passé plus lointain (ou inversement que ce passé plus
profond s'engouffre dans le récit) ; car cette réunion décennale nous ramène
en réalité vingt ans plus tôt, à une époque où le « méchant» surgit dans
votre dos de façon inattendue, marqué comme «familier», mais inconnu
au spectateur (c'est Ray, le mari de l'héroïne, et pire encore). «Ray», en
402 Nostalgie du présent

un sens, c'est, bien sûr, encore une reprise de ce paradigme ennuyeux et


usé jusqu'à la corde, le gothique, où - sur un plan individuel - une femme
protégée, à l'abri, est terrorisée et persécutée par un homme «mauvais». Je
crois que ce serait une grave erreur que de voir dans cette littérature une
sorte de dénonciation protoféministe du patriarcat et, notamment, une
protestation protopolidque contre le viol. Il est certain que le film d'horreur
mobilise des angoisses de viol, mais sa structure nous fournit un indice sur
une particularité plus capitale de son contenu, particularité que j'ai tenté de
souligner par les mots protégée, à l'abri.
En effet, le gothique est, en fin de compte, un fantasme (ou un
cauchemar) de classe, où s'exerce la dialectique du privilège et de l'abri :
vos privilèges vous isolent des autres, mais, du même coup, constituent
un mur protecteur à travers lequel vous ne pouvez voir, et derrière lequel,
par conséquent, on peut imaginer toutes sortes de forces envieuses en train
de s'assembler, comploter et se préparer à donner l'assaut ; c'est, si vous
voulez, le syndrome du rideau de douche (par allusion à Psychose [Psycho] de
Hitchcock). Que sa forme classique ait pour contenu privilégié la situation
de la femme de classe moyenne (isolement, mais aussi oisiveté domestique
qui lui sont imposés par les nouvelles formes du mariage petit bourgeois)
ajoute, à titre de symptômes, ces textes à l'histoire de la condition des
femmes mais ne leur confèrent aucune signification politique particulière
(à moins que cette signification se limite à un début de prise de conscience
des inconvénients du privilège). Or, dans certaines circonstances, cette
forme peut également se réorganiser autour d'hommes jeunes auxquels on
attribue une distance tout aussi protectrice: des intellectuels, par exemple,
ou de jeunes cadres à attaché-case « protégés », comme dans Something
Wtld. (Cette substitution de genre, qui risque de faire naître toutes sortes
de connotations sexuelles supplémentaires, est ici sciemment dramatisée
dans l'extraordinaire moment scénique où l'agression, vue de dos - et
sous l'angle de vision de la femme - ressemble à une étreinte passionnée
entre les deux hommes). Cependant le saut plus formel se produira quand
seront substitués à la « victime » individuelle - homme ou femme - la
FHm 403

collectivité, le public des États-Unis, qui vit maintenant dans une version
pseudopolitique du gothique les angoisses de ses privilèges économiques
et de son « exceptionnalisme » protégé - sous la menace de fous et de
«terroristes» stéréotypés (principalement des Arabes ou des Iraniens, pour
une raison ou une autre). Ces fantasmes collectifs s'expliquent moins par
une « féminisation » croissante du moi du public américain que par sa
culpabilité et la dynamique de confort à laquelle il a déjà été fait référence.
Et, à l'instar de cette version du roman gothique traditionnel, ils dépendent,
pour leurs effets, de la revitalisation de l'éthique en tant qu'ensemble de
catégories mentales, et sur la réanimation et la redynamisation artificielle de
cette opposition binaire, fatiguée et archaïque, encre le vice et la vertu que
le XVIIF siècle a nettoyée de ses vestiges théologiques et a profondément
sexualisée avant de nous la repasser.
Autrement dit, le gothique moderne - que ce soit sous ses formes
victime-de-viol ou paranoïa-politique - dépend entièrement, dans son
principal mode opératoire, de la construction du mal (les formes du bien
sont notoirement plus difficiles à construire et tirent en général leur lumière
de la noirceur de l'autre concept, comme si c'était à la lune que le soleil
devait son rayonnement). Cependant, le mal est ici la forme la plus vide
de la pure Altérité (dans laquelle on peut verser à volonté n'importe quel
type de contenu social). J'ai si souvent été pris à partie pour mes arguments
contre l'éthique (tant en politique qu'en esthétique) que, me semble-t-il,
il vaut la peine d'observer au passage que l'Altérité est une catégorie très
dangereuse, une de celles dont nous nous passons fort bien ; heureusement,
dans la littérature et la culture, elle est aussi devenue très ennuyeuse. Mien de
Ridley Scott peut encore se le permettre (quoique, pour la science-fiction, on
puisse lire tout le travail de Lem - notamment le récent Fiasco - comme un
argument contre l'utilisation de cette catégorie) ; mais le Ray de Something
Wild et le Frank Booth de Blue Velvet ne font certainement plus peur à
personne; et il ne devrait plus être nécessaire d'avoir la chair de poule pour
parvenir à une décision politique pondérée sur les gens et les forces qui sont,
collectivement, le «mal» dans notre monde contemporain.
404 Nostalgie du présent

D'un autre côté, il est juste de préciser que Ray n'est pas présenté comme
démoniaque, comme une représentation du mal en tant que tel, mais
apparaît plutôt comme la représentation de quelqu'un qui joue à être le mat,
ce qui est tout autre chose. En effet, rien chez Ray n'est particulièrement
authentique; sa malveillance est aussi fausse que son sourire; mais ses
vêtements et sa coupe de cheveux nous donnent un indice qui nous oriente
dans une autre direction que l'éthique. Car non seulement Ray propose une
simulation du mal, mais il offre aussi une simulation des années cinquante,
ce qui me paraît bien plus significatif. Je parle des années cinquante
oppositionnelles, bien sûr: les années cinquante d'Elvis plutôt que celles
d'Ike, mais je ne suis pas sûr qu'on soit encore capable de faire vraiment
la différence quand nous regardons de l'autre côté de la faille historique et
tentons de faire le point sur le paysage du passé à travers des lunettes teintées
de nostalgie.
Une fois dissipées les fioritures gothiques de Something Wild, il devient
alors clair que nous avons affaire ici à un récit essentiellement allégorique
où les années quatre-vingt rencontrent les années cinquante. Quels genres
de comptes la réalité actuelle a-t-elle à régler avec cefantômehistoriciste (et
y parvient-elle?) est une question moins capitale, pour le moment, que la
question de la manière dont la rencontre a été organisée: par l'intermédiaire
et les bons offices des années soixante, bien entendu - des bons offices
involontaires, c'est certain, puisque Audrey/Lulu a fort peu de raison de
désirer ce rapprochement, ou, même, de se voir rappeler son passé, ou celui
de Ray (il vient juste de sortir de prison).
Tout tourne, par conséquent, du moins on pourrait le penser, sur cette
distinction entre les années cinquante et les années soixante : les premières,
désirables (comme une femme fascinante), les secondes, effrayantes et
menaçantes, auxquelles on ne peut se fier (comme le chef d'une bande
de motards). Comme le titre original le suggère, c'est la nature de ce
« something wild» qui est en jeu, l'enquête sur cet élément qui est lancée dès
qu'Audrey perçoit la personnalité non-conformiste de Charley (ilfaitpasser
à l'as l'addition de son déjeuner). En fait, le non-paiement des additions
Film 405

semble fonctionner comme l'indice principal de la « branchitude » ou


« ringardise » de Charley - étant entendu qu'aucune de ces catégories (ni
celles de conformité/non-conformité utilisées plus haut) ne correspond à la
logique de ce film que l'on peut voir comme une tentative très nette pour
reconstruire de nouvelles catégories susceptibles de remplacer les anciennes,
historiquement datées et limitées dans le temps (non-contemporain,
non-postmoderne). Ce « test » là pourrait se définir comme impliquant une
criminalité en col blanc, par opposition à un «vrai» crime ou une criminalité
de basse classe sociale - vol qualifié et coups et blessures - pratiqué par
Ray lui-même. Seulement, il s'agit d'une criminalité petite-bourgeoise
en col blanc (même l'usage illégal par Charley des cartes de crédit de son
entreprise est difficilement commensurable avec la véritable criminalité que
sa corporation, presque par définition, est censée impliquer). Ces marqueurs
de classe ne sont pas non plus présents dans le film, que l'on peut voir très
exactement, dans un autre sens, comme un effort pour refouler le langage
et les catégories de classe et de différentiation sociales et y substituer d'autres
sortes d'oppositions sémiques qui restent à inventer.
Ces dernières émergent forcément dans le cadre du personnage de
Lulu, au sein de l'allégorie des années soixante (qui sont un peu comme
la «boîte noire» de cette transformation sémique). Les années cinquante
représentent la véritable rébellion, avec une véritable violence et de véritables
conséquences, mais supportent aussi les représentations romantiques de cette
rébellion, dans les fdms de Brando ou de James Dean. Ray fonctionne
ainsi, à la fois comme une sorte de méchant gothique au sein de ce récit,
et, au niveau allégorique, comme la pure idée du héros romantique - le
protagoniste tragique d'un autre genre de film, qu'il n'est plus possible
de faire. Lulu ne constitue pas elle-même une possibilité alternative, à la
différence de l'héroïne de Recherche Susan désespérément (Desperatly Seeking
Susan). Le cadre reste ici exclusivement masculin comme en témoignent la
fin lamentable de l'héroïne - son assagissement, sa soumission - ainsi que
l'importance de l'habillement que nous allons examiner dans un moment.
Par conséquent, tout dépend du nouveau type de héros que, grâce à Lulu, il
406 Nostalgie du présent

est donné à Charley de devenir, en vertu de sa propre composition sémique


(dans la mesure où elle est bien plus qu'un simple corps de femme ou un
fétiche).
L'intéressant dans cette composition, c'est qu'elle donne avant tout à voir
les années soixante à travers les années cinquante, pour ainsi dire, (ou les
années quatre-vingt?) ; l'alcool plutôt que la drogue. La schizophrénie et la
culture de la drogue des années soixante sont systématiquement exclues ici,
ainsi que leur politique. Ce qui est dangereux, autrement dit, ce n'est pas
Lulu au sommet de safrénésie,mais plutôt Ray; non pas les années soixante
et leurs contre-cultures et «styles de vie» mais les années cinquante et leurs
révoltes. Pourtant, la continuité entre les années cinquante et soixante réside
dans ce contre quoi on se révoltait, à quelstyle de vie les « nouveaux » styles
constituaient des alternatives. Il est cependant difficile de trouver un contenu
quelconque dans le comportement stimulant de Lulu, qui paraît s'organiser
autour de son pur caprice ; c'est-àdire, autour de la valeur suprême de rester
imprévisible et d'échapper à la réification et la catégorisation. Voilà qui
rappelle André Gide, dans Les Caves du Vatican, ou bien tous ces personnages
sartriens cherchant désespérément à échapper à cette ultime objectivation
par le Regard de l'Autre (c'est impossible, et ils finissent simplement par se
faire étiqueter de «capricieux»). Les changements vestimentaires donnent
un contenu visuel certain à cette imprévisibilité qui resterait autrement
purement formelle: ils la traduisent dans le langage de la culture de l'image
et procurent un plaisir purement spéculaire aux métamorphoses de Lulu (qui
ne sont pas vraiment psychiques).
Reste encore aux spectateurs et au protagoniste à comprendre qu'ils vont
quelque part (du moins jusqu'à ce l'apparition de Ray donne au film une
direction différente) : pour cette raison, aussi palpitant et improvisé qu'il
paraisse, l'enlèvement de Charley par Lulu qui l'emmène hors de New
York possède une forme vide qui va être instructive, car il s'agit la descente
archétypale dans l'Amérique profonde, les «vrais» États-Unis, que ce soit
l'Amérique du lynchage et du sectarisme ou celle de la saine et vraie vie de
famille et des idéaux américains : on ne sait pas trop de laquelle il s'agit.
Film 407

Néanmoins, comme ces intellectuels populistes russes au XIXe siècle mettant


un pied dehors pour aller découvrir «les gens», quelque chose comme ce
voyage est ou était la scène à faire en passage obligé pour toute allégorie
américaine digne de sa vocation : ce qu elle révèle, cependant, c'est qu'il n'y
a plus rien à découvrir au bout de la ligne. Car la famille de Lulu/ Audrcy
- réduite à une mère dans son cas - n'est plus la bourgeoisie de sinistre
mémoire : ni le refoulement sexuel et la respectabilité des années cinquante ni
l'autoritarisme johnsonien des années soixante. Cette mère joue du clavecin,
« comprend » safille,et est tout aussi excentrique que tous les autres. Aucune
révolte oedipienne n'est encore possible dans cette petite ville américaine, et
avec elle, toute tension disparaît de la dynamique sociale et culturelle de la
période. Pourtant, si l'on ne peut plus trouver de classes moyennes au cœur
du pays, il reste une chose qui pourrait bien leur servir de substitut, du moins
dans la dynamique de la structure narrative: car ce que nous découvrons lors
de la réunion d'anciens élèves de Lulu (à côté de Ray et son passé), c'est le
collègue de travail de Charley, c'est-à-dire un cadre yuppie, avec sa femme
enceinte. Ce sont sans conteste les sinistres parents que nous recherchions,
mais ceux d'un avenir un peu lointain et pas tout à fait imaginable, et non
ceux du vieux passé américain traditionnel : ils occupent la case sémique
des « ringards », mais désormais sans la moindre base ou contenu social (ils
ne peuvent guère être vus comme des incarnations de l'éthique protestante,
par exemple, du puritanisme, du racisme blanc ou du patriarcat). Mais
ils nous aident au moins à identifier le dessein idéologique plus profond
de ce film, qui est de différencier Charley de son camarade yuppie en le
convertissant en héros ou en protagoniste génétiquement différent de
Ray. L'imprévisibilité, comme nous l'avons montré, est question de mode
(vêtements, coupe de cheveux, langage général du corps). Charley lui-même
doit passer par cette matrice, et sa métamorphose se réalise concrètement,
et de façon plutôt pertinente, quand il abandonne son complet-veston au
profit d'un déguisement plus décontracté de touriste type (T-shirt, short,
lunettes noires etc.). À la fin du film, bien sûr, il lâche aussi son emploi et
son entreprise ; mais ce serait probablement trop demander que de songer à
408 Nostalgie du présent

ce qu'il va, ou peut, devenir à la place, sauf en ce qui concerne sa « relation »


elle-même où il devient le maître et l'associé principal. On peut schématiser
l'organisation sémique de l'ensemble comme suit (la symétrie étant préservée
en considérant comme la manifestation concrète du terme neutre l'épouse
yuppie, enceinte et désapprobatrice) :

Lulu

CRIME
^VISIBILITÉ

Charley Ray
Jvëybaen-? W L ' i • '
- -' V. 'a^-^hinsBd&Sri^/fU^l 'mzu1 '
NONCRMS, . • GR • . . » - - ^PFÉYFTNILITÉ
(légalité) - ' i K ? - ' 5 ' •,-'aî-5pv.'if-;rKffani?ormesodil,
-, . ac quelque type soit-il)

l'É,pouse yuppie

Nous n'avons pas encore fait mention des menottes, qui sont susceptibles
de servir de transition vers un type similaire d'allégorie narrative dont les
combinaisons et le climat sont très différents de celle-ci. En effet, Blue Velvet
tente de placer carrément le sadomasochisme sur la cane de la culture de
masse avec un sérieux qui fait complètement défaut au film de Demme
(dont la scène d'amour avec les menottes est aussi sexy que « frivole»). Le
SM est ainsi devenu la plus récente et la dernière de la longue série des
formes taboues de contenu qui remontent les unes après les autres à la
surface de l'an public, à commencer par les nymphettes de Nabokov dans
les années cinquante, dans cet accroissement par étape et même progressif
des transgressions que nous appelions autrefois la contre-culture, ou les
années soixante. Cependant, dans Blue Velvet, un lien avec la drogue est
Film 409

explicitement établi, et, par conséquent, avec le crime - même s'il ne s'agit
pas exactement de crime organisé, mais plutôt d'une collectivité d'inadaptés
et d'excentriques - la nature transgressive de cet ensemble d'éléments
étant fastidieusement renforcée par une obscénité répétitive (de la part du
personnage de Dennis Hopper).
Pourtant, si, dans Something Wtld, l'histoire est discrètement évoquée et
invoquée, c'est au contraire son opposé - la Nature - qu'on nous donne pour
cadre général de Blue Velvetet comme perspective inhumaine, transhumaine,
dans laquelle contempler les événements. L'attaque cérébrale du père, qui
ouvre le film comme une catastrophe incompréhensible - un acte de Dieu
qui est singulièrement un acte scandaleux de violence dans cette paisible petite
ville américaine - est placé par David Lynch (réalisateur de Eruserheadet de
Dune) dans l'horizon, plus science-fictionnel, de la violence darwinienne
de la nature plutôt de la science-fiction, à partir d'un plan sur le père gisant
paralysé, la caméra se recule dans les buissons qui entourent la maison,
élargissant au fur et à mesure son microscopique point de mire jusqu'à ce
que nous trouvions confrontés à un épouvantable craquement que nous
prenons d'abord, et de façon générique, comme dans un bon film d'horreur,
pour la présence cachée d'un maniaque, qui s'avère ensuite être le bruit des
mandibules d'un insatiable insecte. L'insistance ultérieure sur les merles tenant
dans leurs becs des vers gigotant désespérément renforce également ce sens
cosmique de la violence vertigineuse et écœurante de toute nature - comme
si, dans cette férocité sans limites, dans ce carnage ininterrompu de l'univers,
à perte de vue et de réflexion, le progrès de l'humanité, guidé par on ne sait
quelle divine providence, avait conquis une oasis paisible et solitaire; à savoir
- unique tant dans le royaume animal que dans les horreurs de l'histoire
humaine - la petite ville nord-américaine. Dans cette précieuse et fragile
conquête de la dignité civilisée arrachée à la menace du monde extérieur,
surgit alors la violence - sous la forme d'une oreille coupée; sous la forme
d'une culture underground de la drogue et d'un sadomasochisme dont on
ne sait pas trop encore s'il s'agit d'un plaisir ou d'un devoir, une question
d'assouvissement sexuel ou simplement un autre moyen de s'exprimer.
410 Nostalgie du présent

L'histoire pénètre donc dans Blue Velvet sous forme d'idéologie, sinon
de mythe; le Jardin et la Chute, l'exceptionnalisme américain, une petite
ville tendrement préservée dans ses moindres détails comme un simulacre,
un Disneyland sous serre quelque part, bien mieux que tout ce que les
protagonistes de Something Wtld furent en mesure de trouver lors de leurs
voyages, avec de jeunes premiers lycéens dans le genre le plus authentique
des films années cinquante. On peut même invoquer une psychanalyse
au rabais style-années cinquante autour de ce conte de fée, puisque, outre
une perspective mythique et socio-biologique de la violence de la nature,
la crise de la fonction paternelle structure également les événements du
film - l'attaque cérébrale qui suspend le pouvoir et l'autorité du père dans
la scène d'ouverture, le rétablissement du père et son retour de l'hôpital
dans la scènefinaleidyllique. Que l'autre père soit un enquêteur de la police
confère une certaine plausibilité à ce genre d'interprétation que renforce
aussi l'enlèvement et la torture du troisième père, absent, dont nous ne
voyons qu'une oreille. Néanmoins, le message n'est pas particulièrement
une promotion de l'autorité patriarcale, dans la mesure où, notamment, le
jeune héros s'arrange pour endosser la fonction paternelle haut la main : au
contraire, cet appel à un retour aux années cinquante enrobe la pilule en
insistant sur la bienveillance discrète de tous ces pères - et, à l'inverse, sur la
méchanceté sans mélange de leur opposé.
Car ce gothique se subvenir tout autant que Something Wild, mais d'une
façon assez différente. Là, c'était la nature simulée du caractère maléfique
de Ray qui était mise en évidence alors même qu'il demeurait une réelle
menace: la révolte, l'illégalité obligée, la violence physique et les anciens
détenus constituant tous des problèmes réels et sérieux. Par contraste, ce
que Blue Velvet nous donne à comprendre sur les années soixante, c'est
qu en dépit des tableaux grotesques et épouvantables des corps mutilés, ce
genre de mal est plus déplaisant qu'effrayant, plus répugnant que menaçant:
ici, le mal a fini par devenir une image, et la répétition simulée des années
cinquante se généralise en un simulacre global à part entière. Maintenant,
le garçon sans peur du conte de fée peut entreprendre de déconstruire ce
Film 411

monde de funeste enchantement, libérer sa princesse (et en épouser une


autre), et tuer le magicien. La leçon qu'induit tout cela - qui est assez
différente de celle qu'il transmet - est qu'il vaut mieux combattre les drogues
en les présentant comme vicieuses et sottes, qu'en réveillant toute la gamme
tonale de jugements et d'indignations éthiques et en les dotant de ce fait
de ce prestige autrement glamour du Mal authentique et du transgressif
dans sa plus auguste majesté religieuse. En effet, cette parabole de la fin des
années soixante est aussi, à un autre niveau métacritique, une parabole de
la fin des théories de la transgression qui fascinèrent tant cette période et
ses intellectuels. Les matériaux SM- bien que contemporains de toute la
nouvelle scène punk postmoderne - sont, donc, en fin de compte appelés
à se déconstruire et à abolir la logique même sur laquelle reposait d'abord
leur attraction/répulsion.
On peut donc lire cesfilmscomme des symptômes doubles : ils montrent
un inconscient collectif en train d'essayer d'identifier son propre présent, et,
en même temps, ils mettent en lumière l'échec de cette tentative, qui semble
se réduire à la recombinaison de divers stéréotypes du passé. Peut-être, en
fait, que ce qui fait suite à une conscience de soi fortement générationnelle,
comme celle que ressentirent les «gens des années soixante», est-ce
souvent une singulière absence de but particulier. Et si la caractéristique
identificatrice essentielle de la «décennie» suivante était justement ce
manque de conscience forte de soi, par exemple, ce qui revient à dire, pour
commencer, une absence constitutive d'identité ? C'est ce que beaucoup
d'entre nous ont ressenti avec les années soixante-dix, dont la spécificité
semblait, la plupart du temps, être de n'avoir aucune spécificité, surtout après
le côté exceptionnel de la période précédente. Les choses commencèrent à
s'améliorer à nouveau dans les années quatre-vingt, et de diverses façons.
Mais le processus identitaire n'est pas un processus cyclique, et c'est bien là le
dilemme essentiel. On pourrait dire des années quatre-vingt, par opposition
aux années soixante-dix, qu'il y avait de nouveaux germes politiques dans le
vent, que les choses se remettaient à bouger, qu'un impossible « retour des
années soixante » semblait dans l'air et la terre. Mais les années quatre-vingt,
412 Nostalgie du présent

politiquement et autrement, n'ont pas vraiment ressemblé aux années


soixante, en particulier, surtout si on essaie de les définir comme un retour.
Même l'auto-illusion de la fête déguisée dont parlait Marx - où l'on porte
des costumes des grands moments du passé - nefigureplus sur les tablettes
dans une période ahistorique de l'Histoire. La combinatoire générationnelle
paraît donc être tombée en panne au moment où elle se retrouve face à une
sérieuse historicité, et où l'auto-concept assez différent de « postmodemisme »
prend sa place.
Dick a utilisé la science-fiction pour voir son présent comme de l'histoire
(passée) ; le film de nostalgie classique, tout en éludant complètement son
présent, enregistrait sa carence historiciste en se perdant dans une fascination
hypnotique pour d'extravagantes images de passés générationnels spécifiques.
Les deux films de 1986, tout en peinant à dégager une forme totalement
neuve (ou mode d'historicité), paraissent néanmoins, dans leur complexité
allégorique, en marquer la fin et signaler l'avènement d'un espace désormais
libre pour autre chose.
Conclusion 413

Élaborations secondaires

1. Prolégomènes à de futures confrontations


entre le moderne et le postmodeme

Marxisme et postmodernisme: les gens ont souvent l'air de trouver cette


association étrange, paradoxale et, d'une certaine manière, extrêmement
instable, au point que certains en sont venus à conclure que, étant pour
ma part « devenu » postmoderniste, je devais avoir cessé d'être marxiste
dans n'importe quelle acception significative du terme (ou, autrement dit,
stéréotypée). Car ces deux mots (en plein postmodemisme) emportent avec
eux toute une cargaison d'images de nostalgie populaire, le «marxisme»
se distillant peut-être dans des photos d'époque jaunissantes de Lénine
et de la révolution soviétique, et le « postmodernisme » ouvrant aussitôt
sur la perspective de nouveaux hôtels des plus tape à l'oeil. L'inconscient
trop hâtif se compose ensuite vite fait l'image d'un petit restaurant à la
nostalgie soigneusement reproduite - décoré de vieilles photographies, avec
des serveurs soviétiques servant paresseusement une nourriture russe de
mauvaise qualité - dissimulé à l'intérieur d'une folie architecturale rose et
bleue éclatante de nouveauté.
Si je peux me permettre une annotation personnelle, il m'est arrivé
par le passé d'être, curieusement et comiquement, identifié à un objet
d'étude: un livre que j'écrivis il y a quelques années sur le structuralisme
suscita de nombreuses lettres de la part de mes lecteurs, certains s'adressant
à moi comme à un « insigne » porte-parole du structuralisme, tandis
que d'autres en appelaient à un «éminent» opposant et critique de ce
mouvement. Je n'étais en réalité ni l'un ni l'autre, mais je suis obligé
d'arriver à la conclusion que la façon dont j'avais été «ni l'un ni l'autre»
était probablement relativement compliquée ou inhabituelle et semblait
aux gens difficile à comprendre. Pour ce qui est du postmodernisme, et
malgré le mal que me suis donné dans mon principal essai sur le sujet pour
414 Élabo rations secondaires

expliquer qu'il n'était pas possible intellectuellement ou politiquement de


se contenter de célébrer le postmodernisme ou de le «désavouer» (quoi
que cela puisse vouloir dire), les critiques de l'avant-garde artistique m'ont
rapidement identifié à un vulgaire homme de main du marxisme, alors que
quelques-uns de mes camarades les plusfrancsen ont conclu que, suivant
l'exemple de tant d'illustres prédécesseurs, j'avais fini par quitter le grand
bain et avais viré «post-marxiste» (c'est-à-dire, dans un langage, un renégat
ou un « retourneur » de veste, et, dans un autre, quelqu'un qui préfère
changer d'opinion plutôt que de combattre).
La plupart de ces réactions confondaient trois choses, le goût (ou opinion),
l'analyse et l'évaluation, qu'il me semblait préférable de laisser séparées. Le
«goût», dans le sens médiatique le plus vague de préférences personnelles,
correspondrait à ce qu'on désignait jadis, de manière noble et philosophique,
comme étant le « jugement esthétique » (ce changement dans les codes et cette
baisse au baromètre de la dignité lexicale sont, pour le moins, des indices du
déplacement de l'esthétique traditionnelle et de la transformation de la sphère
culturelle à l'époque moderne). L'«analyse», c'est pour moi cette conjoncture
rigoureuse bien particulière d'une analyse formelle et d'une analyse historique
qui constitue la tâche spécifique des études littéraires et culturelles : la
définir plus précisément comme l'exploration des conditions historiques de
possibilité de formes spécifiques pourrait peut-être bien exprimer la façon
qui permet de dire de ces perspectives jumelles (souvent jugées par le passé
irréconciliables et incommensurables) qu'elles sont constitutives de leur objet
et, par là même, inséparables. On peut estimer que l'analyse, en ce sens, est
un ensemble d'opérations très différentes de celles d'un journalisme culturel
orienté sur le goût et l'opinion : ce qu'il est alors important de conforter, c'est
la différence entre ce journalisme - et ses indispensables fonctions de critique
- et ce que j'appellerai l'«évaluation», qui ne repose plus sur la question
de savoir si une œuvre est «bonne» (à la manière d'un ancien jugement
esthétique), mais essaie au contraire de garder vivantes (ou de réinventer)
des appréciations de type socio-politique qui interrogent la qualité de la vie
sociale au moyen du texte ou de l'œuvre d'art individuelle, ou de hasarder
Conclusion 415

une estimation des effets politiques des mouvements ou courants culturels


avec moins d'utilitarisme et une plus grande sympathie pour la dynamique du
quotidien que les imprimatur et les index des traditions antérieures.
S'agissant du goût (et comme les lecteurs des précédents chapitres s'en
seront rendus compte), mes écrits sont ceux d'un consommateur relativement
enthousiaste du postmodemisme sur le plan culturel, du moins dans certains
domaines: j'aime l'architecture et j'apprécie beaucoup du nouveau travail
visuel, et, en particulier, la nouvelle photographie. En écouter la musique
ou en lire la poésie n'est pas désagréable; le roman est le plus faible de ces
nouveaux secteurs culturels et se voit considérablement surpassé par ses
équivalents narratifs au cinéma et dans la vidéo (du moins pour la grande
littérature ; les récits des sous-genres sont très bons, en effet, et, bien entendu,
le résultat est très différent dans le Tiers Monde). La nourriture et la mode
se sont aussi grandement améliorés, de même que le monde vécu de façon
générale. À mon sens, il s'agit essentiellement d'une culture visuelle, branchée
sur le son - mais, dans cette culture, l'élément linguistique est mou et flasque
(il a besoin qu'on lui invente un terme plus fort que «standardisation», et il
est, en outre, émaillé de junk-languagede la pire sorte, comme «style de vie»
ou «préférence sexuelle»), et ne peut présenter d'intérêt sans naïveté, audace
et ardente motivation.
Tout cela, ce sont des goûts et ils donnent naissance à des opinions: elles
ont peu à voir avec l'analyse de la fonction d'une telle culture et de ce qui l'a
déterminée. De toute façon, même les opinions ne donnent probablement
pas satisfaction sous cetteformenon plus, puisque la deuxième chose que les
gens veulent savoir, c'est, pour une raison contextuelle évidente, comment
mesurer cela à un ancien canon moderniste. L'architecture représente en
général une grande amélioration ; les romans sont bien pires. La photographie
et la vidéo sont incomparables (la seconde, pour une raison très évidente) ;
on a également la chance de disposer d'une nouvelle peinture et d'une poésie
dignes d'intérêt.
La musique (suivant Schopenhauer, Nietzsche et Thomas Mann) devrait
cependant nous entraîner vers une chose plus compliquée et plus intéressante
416 Élaborations secondaires

qu'une simple opinion. La musique reste d'abord un marqueur de classe


fondamental, l'indice de ce capital culturel que Pierre Bourdieu appelle
la « distinction » sociale : d'où les passions que continuent de susciter les
goûts musicaux, avec ou sans prétendons intellectuelles, d'élite ou de masse
(avec toutes les théories qui y correspondent, d'un côté Adorno, de l'autre
Simon Frith). Ensuite, elle englobe l'histoire d'une manière plus complète
et irrévocable puisque, en tant qu'arrière-plan et stimulus de l'humeur,
elle opère la médiation entre notre passé historique et notTe passé privé ou
existentiel et ne peut plus guère se bâtir hors de la mémoire.
Cependant, c'est certainement par l'espace que passe la relation la plus
capitale entre la musique et le postmoderne (espace qui est, dans mon
analyse, un des traits distinctifs et constitutifs de la nouvelle «culture», ou
dominante culturelle). MTV, surtout, peut se voir comme une spatialisation
de la musique, ou, si vous préférez, comme le dévoilement révélateur du
fait qu'elle s'était d'ores déjà profondément spatialisée. Il est certain que
les technologies du musical, qu'il s'agisse de celles de la production, de la
reproduction, de la réception ou de la consommation, œuvraient déjà au
façonnage d'un nouvel espace sonore autour de l'auditeur individuel ou
collectif ; dans la musique aussi, la « représentationnalité » - dans le sens
de rapprocher son fauteuil pour regarder le spectacle qui se déroule devant
nous - a connu sa crise et sa désintégration historique spécifique. On n'offre
plus un objet musical à la contemplation et la gustation : on branche le
contexte et on rend musical l'espace autour du consommateur. Dans cette
situation, le récit offre des médiations multiples et protéiformes entre les
sons dans le temps et le corps dans le lieu en coordonnant un fragment
visuel narrativisé - un débris d'image marqué comme narratif dont il est
nul besoin qu'il provienne d'une histoire dont vous auriez un jour entendu
parler - avec un événement sur la bande son. Il est capital, en particulier
dans le postmoderne, de faire la distinction entre la narrativisation et un
segment narratif spécifique en tant que tel : y manquer entraînera des
confusions entre histoires et romans « réalistes traditionnels », d'un côté,
et ceux antinarratifs putativement modernes ou postmodernes, de l'autre.
Conclusion 417

L'histoire n'est cependant que l'une des formes que peut prendre le récit ou
la narrauvisanon ; et il vaut la peine d'envisager la possibilité qu'aujourd'hui,
la simple intention de produire une histoire puisse être suffisante, comme
dans les critiques de livres imaginaires de Lem (Ken Russel quand on lui
demandait pourquoi il avait migré sur MTV prophétisait qu'au XXI' siècle
aucun film de fiction ne durerait plus de quinze minutes). Par conséquent,
le traitement que MTV applique à la musique, ce n'est pas une inversion
de cette défunte forme du XIXe siècle qu'on appelait programme musical,
mais plutôt un doutage de sons (en utilisant les clous du tapis de Lacan,
sans doute) sur l'espace et les segment spatiaux visibles : ici, comme dans
la forme vidéo de façon plus générale, l'ancien paradigme - qui dans une
rétrospective généalogique ressort clairement comme étant le prédécesseur
de celui ci (mais pas comme son influence fondamentale) - c'est l'animation
elle-même. Le dessin animé - en particulier dans ses versions les plus
délirantes et surréalistes - a été le premier laboratoire dans lequel le « texte»
a testé sa vocation à médier le visuel et le son (pensez à l'humble obsession
de \tëdt pour la musique d'intellectuels) et a fini par spatialiser le temps.
Par conséquent, nous commençons à avancer vers la transformation de
nos goûts en « théorie du postmodernisme » si nous prenons un peu de recul
et nous penchons sur le « système des beaux arts » : premièrement, le rapport
entre formes et médias (enfait,le contour même pris par ce « médium », qui
supplante la forme aussi bien que le genre) ; deuxièmement, la façon dont
le système générique, en tant que restructuration et nouvelle configuration
(si peu modifiée soit-elle), exprime le postmoderne et à travers lui, tout ce
qui nous arrive.
Mais de telles descriptions semblent non seulement entraîner une
comparaison obligatoire avec le moderne en tant que tel mais font aussi
réapparaître des questions passant par le «canon» : il est certain qu'il n'y
aurait qu'un journaliste ou un critique culturel très suranné pour voir un
intérêt à démontrer l'évidence, à savoir que Yeats est « plus grand » que Paul
Muldoon, ou Auden que Bob Perelman - à moins que le mot grand ne
soit une expression d'enthousiasme et, dans ce cas, on pourrait bien avoir
418 Élabo rations secondaires

envie d'inverser les choses. La réponse est ici plutôt différente : vous ne
pouvez même pas «comparer» de façon réaliste la «grandeur» de «grands
écrivains» à l'intérieurduii seul paradigme, d'une seule période. La notion,
chez Adomo, de guerre intestine entre les oeuvres individuelles, de monades
esthétiques qui se repoussent les unes les autres, est certainement celle qui
correspond à l'expérience esthétique de la plupart des gens, ce qui explique
pourquoi il est intolérable de se voir demander de décider si Keats est
plus grand que Wordsworth, ou d'apprécier la valeur du Centre Georges
Pompidou à l'aune du Guggenheim, ou la prééminence de Dos Passos sur
Doctorow, sans évoquer la question de Mallarmé et Ashbery.
Pourtant, nous faisons effectivement des comparaisons de ce genre et
semblons y prendre plaisir, aussi vain que cela puisse être; on ne peut donc
qu'en conclure que de tels rapprochements et classements compulsifs doivent
bien signifier autre chose. En effet, j'ai soutenu ailleurs1 que, dans l'inconscient
politique d'une époque, ces comparaisons - qu'elles concernent des œuvres
individuelles ou des styles culturels de façon plus générale — constituent en
réalité la figuration et le matériau expressif d'une comparaison plus profonde
entre les modes de productions eux-mêmes, qui se confrontent et se jugent
par le biais du contact individuel entre le lecteur et le texte. L'exemple
moderne/postmoderne montre cependant que cela vaut aussi pour les stades
au sein d'un même mode de production et, dans le cas présent, pour la
confrontation entre le stade moderniste (ou impérialiste, ou monopolistique)
du capitalisme et son stade postmoderne (ou multinational).
Toute l'énumération de traits purement culturels se résume à cette
catachrèse, ou métaphore à quatre termes : on concocte une proposition
quelconque sur la supériorité qualitative de la production musicale des
principautés allemandes du XVIIIe siècle afin de condamner ou célébrer
l'engendrement commercialo-technologique de la musique de notre époque.
Cette comparaison manifeste sert de couverture et de véhicule à une
comparaison latente dans laquelle on essaie de construire une sensibilité à la
vie quotidienne dans l'ancien régime afin, à l'étape suivante, de reconstruire
une sensibilité à ce qui est particulier et spécifique, original et historique,
Conclusion 419

dans le présent. Par conséquent, sous couvert d'histoire spécialisée, on


est encore en train de faire de l'histoire générale ou universelle, ce qui est
destiné à finir en théorie postmodeme comme le montre clairement la suite
d'opérations brechtiennes d'étrangisation (estrangemmi) exposées plus haut
Ce sont donc les conditions et les modalités d'une discussion possible sur
la «grandeur» respective de Malher et Phil Glass, ou d'Eisenstein et MTV,
mais elles vont bien au-delà de l'esthétique ou du culturel proprement dits
et ne deviennent alors significatives et intelligibles qu'au moment où elles
atteignent le terrain de la production de la vie matérielle et des limites
et potentialités que cela impose (dialectiquement) à la praxis humaine, y
compris la praxis culturelle. Ce qui est maintenant en jeu, c'est la relative
aliénation systémique et le rapport dialectique entre les limites de la base et
les possibilités de la superstructure au sein d'un système donné ou moment
systémique : c'est-à-dire, son quotient interne de misère ainsi que cette
potentialité déterminée de transfiguration corporelle et spirituelle qu'il offre
aussi, ou domine.
Pour le modernisme, il s'agit en soi d'une étude complète sur laquelle
on ne donnera ici que quelques notes premières. Quant au sentiment
caressé dans le postmoderne sur la « fin du moderne », c'est une toute
autre question, et une question constitutive (qui n'a pas nécessairement
grand chose à voir avec le modernisme historique, ni avec la modernité
historique). Par conséquent, un second groupe de notes configure ce sujet,
parfois confondu avec la «comparaison» éthique et esthétique entre
modernisme et postmodemisme; il ne permet pas non plus la comparaison
socio-économique proposée dans ce qui suit.

2. Notes sur une théorie du moderne

Il est certainement possible de « postmoderniser », ou transformer


en « textes » sinon en précurseurs de la « textualité », les « classiques » du
moderne: ces deux opérations sont relativement différentes, dans la mesure
420 Élabo rations secondaires

où les précurseurs - Raymond Roussel, Gertrude Stein, Marcel Duchamp


se sont de toute façon toujours assez mal intégrés dans le canon moderniste.
Ils constituent des exemples et des pièces à conviction à l'appui de la défense
de l'identité entre le modernisme et le postmodernisme puisque, chez
eux, la plus infime modification, le moindre souffle de perversité dans le
déplacement des chaises transforme ce qui devrait être les valeurs esthétiques
les plus classiques du haut modernisme en une chose inconfortable et distante
(mais plus proche de nous!). C'est comme s'ils étaient une opposition dans
l'opposition, une négation esthétique de la négation ; par rapport à l'art déjà
anti-hégémonique et minoritaire du moderne, ils représentent leur propre
rébellion encore plus minoritaire et personnelle, qui deviendra bien sûr
elle-même canonique quand le moderne sefigeraet deviendra un ensemble
de musées ouverts aux quatre vents.
Cependant, s'agissant des modernes conventionnels, ceux qui font
patiemment la queue en attendant une place dans un tel musée, nombreux
sont ceux à sembler susceptibles d'être complément réécrits en texte
postmoderne (on hésite à penser à ce processus comme à l'adaptation
d'un roman pour l'écran, surtout depuis que l'une des caractéristiques
du cinéma postmoderne est précisément la rareté de telles adaptations).
Mais, que nous réécrivions le haut modernisme autrement aujourd'hui
me semble indéniable, du moins pour certains écrivains essentiels ; qu'en
plus d'être un réaliste, Flaubert se soit transformé en moderniste quand
Joyce se mit à l'apprendre par cœur et se soit subitement mué ensuite en
une sorte de postmoderniste dans les mains de Nathalie Sarraute - c'est
histoire connue. Quant à Joyce lui-même, c'est un Joyce nouveau pour
nous aujourd'hui que Colin MacCabe nous a présenté, un Joyce féministe,
un Joyce créole ou multiethnique, qui semblerait s'accorder fort bien avec
l'époque et offrir au moins un Joyce que nous poumons volontiers célébrer
comme postmoderne. En attendant, pour ma pan, j'ai essayé d'invoquer un
Joycetiers-mondisteet anti-impérialiste plus en accord avec une esthétique
contemporaine qu'avec une esthétique moderniste2. Mais peut-on réécrire
tous les classiques de cette manière ? Le Proust de Gilles Deleuze est-il un
1

Conclusion 421

Proust postmoderne ? Son Kafka est assurément un Kafka postmoderne,


un Kafka de l'ethnicité et des micro-groupes, largement un Kafka du Tiers
Monde et du dialecte minoritaire, sur la même longueur d'onde que les
politiques postmodernes et les «nouveaux mouvements sociaux». Mais
T. S. Eliot est-il récupérable ? Qu'a-t-il bien pu arriver à Thomas Mann
et à André Gide ? Frank Lentricchia a maintenu en vie Wallace Stevens
tout au long de ce changement climatique capital mais Paul Valéry s'est
évanoui sans laisser de traces, et pourtant il occupait une position centrale
dans le mouvement moderniste sur un plan international. Ce qu'il y a de
suspect dans cette affaire et les questions soulevées, c'est leur air de famille
accablant avec les débats habituels sur la nature du classique, sur le texte
«inépuisable», susceptible d'être réinventé et utilisé de façons nouvelles par
des générations successives - un peu comme une grande demeure, transmise
et redécorée encore et encore par les héritiers successifs qui peuvent y installer
les dernières modes parisiennes ou la pointe de la technologie japonaise. En
attendant, ceux qui n'ont pas survécu sont la preuve que la « postérité » existe
vraiment, même dans notre ère médiatique postmoderne; les perdants sont
un élément crucial du débat et attestent de la nécessaire passéité du passé en
montrant que les « grands livres » de ce passé ne gardent pas tous de l'intérêt
pour nous. Cette approche masque fort à propos les éléments du problème
qui le réidentifient au vieux dilemme historiciste et nous empêche de nous
servir, pour apprendre quelque chose sur notre propre postmodernité,
de l'ennui inspiré par les « classiques » du haut modernisme que nous ne
pouvons plus lire. Or l'ennui est un instrument très utile pour explorer le
passé et organiser sa rencontre avec le présent.
Les autres, ceux qui ont survécu - au prix d'une certaine rénovation ou
« immaculation3», d'un certain Umfiinktionierung, (par exemple, il faut lire
Flaubert bien plus lentement afin de déconstruire l'intrigue et de transformer
les phrases en moments d'un «texte» postmoderne) - ils ont à l'évidence
des choses à nous dire sur l'état de « modernité» que nous continuons de
partager. Il nous faut, en fait, infléchir l'adjectif souche en trois substantifs
distincts - en plus du «modernisme» proprement dit, le substantif moins
422 Élabo rations secondaires

familier de «modernité», et ensuite celui de «modernisation» - afin,


non seulement, d'appréhender les dimensions du problème, mais aussi
d'apprécier à quel point cette question eut de formulations différentes
selon les diverses disciplines académiques tout autant que selon les diverses
traditions nationales. Le «modernisme» n'est arrivé que récemment en
France, la «modernité» que dernièrement chez nous, la «modernisation»
appartient aux «sociologues», l'espagnol possède deux mots distincts pour
les mouvements artistiques (« modernismo» et « vanguardismo»), etc. Un
lexique comparatif serait une affaire à quatre - ou cinq - dimensions qui
retraceraient l'apparition chronologique de ces termes dans les différents
groupes linguistiques tout en décrivant l'inégal développement que l'on a pu
observer parmi eux4. Seule une sociologie comparative du modernisme et de
ses cultures - une sociologie, comme celle de Weber, qui aurait continué de
s'attacher à mesurer l'extraordinaire impact du capitalisme sur les cultures
jusqu'ici traditionnelles, à évaluer les dégâts sociaux et psychiques causés à
des formes anciennes, maintenant irrévocables, de la vie et de la perception
humaines - offrirait un cadre adéquat pour repenser le « modernisme »
aujourd'hui, à condition qu'elle travaille sur les deux côtés de cette voie et
parte de ces deux bords pour creuser son tunnel; on doit, autrement dit, non
seulement déduire le modernisme de la modernisation mais aussi détecter les
traces sédimentées de la modernisation dans le travail esthétique lui-même.
Il devrait également être évident que c'est le fait même de la relation
qui importe et non son contenu. Les divers modernismes ont constitué
des réactions violentes contre la modernisation tout aussi souvent qu'ils
ont reproduit ses valeurs et ses tendances dans leur insistance formelle
sur la nouveauté et l'innovation, la transformation des formes anciennes,
l'iconoclasme thérapeutique et le développement de nouvelles technologies
(esthétiques) miraculeuses. Si, par exemple, la modernisation a quelque
chose à voir avec le progrès industriel, avec la rationalisation, avec la
réorganisation de la production et de l'administration selon des méthodes
plus efficaces, avec l'électricité et la chaîne de montage, avec la démocratie
parlementaire et les journaux bon marché - alors il nous faudra conclure
Conclusion 423

qu'au moins une branche du modernisme esthétique est anti-moderne et a


vu le jour dans une contestation violente ou assourdie de la modernisation,
maintenant comprise comme le progrès technologique au sens le plus large.
Ces modernismes anti-modemistes comportent parfois des visions pastorales
ou des gestes luddites mais sont surtout symboliques et, particulièrement en
cette fin de siècle, engagent ce qu'on évoque parfois comme une nouvelle
vague de réactions antipositivistes, spiritualistes et irrationnelles contre le
progrès ou la raison triomphante des Lumières.
Cependant, Perry Anderson me rappelle qu'à cet égard, la caractéristique
la plus profonde et fondamentale que partagent tous les modernismes ne
se trouve pas tant dans leur hostilité à une technologie que certains ont
vraiment glorifiée (comme les futuristes) mais plutôt dans leur hostilité au
marché lui-même. Cette caractéristique possède un caractère central, ce
que confirme son inversion dans les divers postmodernismes qui, différents
les uns des autres plus furieusement encore que les divers modernismes,
partagent tous au moins l'affirmation retentissante du marché proprement
dit, quand il ne s'agit pas d'une franche célébration.
Que l'expérience de la machine soit, en tout cas, un marqueur capital ici
peut se déduire, de mon point de vue, du rythme des ondes successives du
modernisme esthétique: une première onde longue fin XIX' qui s'organise
autour des formes organiques et que le symbolisme illustre de manière
privilégiée; et une seconde qui prend de l'ampleur au tournant du siècle et
que caractérise le double marqueur de l'enthousiasme pour la technologie
de la machine et de l'organisation dans des avant-gardes de type plus
paramilitaire (on peut retenir le futurisme comme forme forte de ce
moment). Il faudrait y ajouter le modernisme du «génie» isolé qui, à la
différence de ces deux mouvements périodiques (avec leur accent, pour
l'un, sur la transformation organique du monde vécu et, pour l'autre,
sur l'avant-garde et sa mission sociale, respectivement), s'organise autour
la grande Œuvre, du Livre du Monde - écriture profane, texte sacré,
messe suprême rituelle (le Livre de Mallarmé) pour un nouvel ordre social
inimaginable. Et nous devrions probablement faire une place (mais pas aussi
424 Élabo rations secondaires

tardivement que lui) à ce que Charles Jencks a appelé le «modernisme tardif»


- les dernières survivances d'une vision proprement moderniste de l'art et
du monde après la grande rupture politique et économique de la Dépression
quand, sous le Stalinisme ou le Front Populaire, Hider ou le New Deal, une
nouvelle conception du réalisme social parvint momentanément au statut
de dominante culturelle par le biais de l'angoisse collective et de la guerre
mondiale. Les modernes tardifs de Jencks sont ceux qui subsistent dans le
postmodernisme, et cette idée fait sens sur le plan architectural : un cadre de
référence littéraire renvoie à des noms tels que Borges et Nabokov, Beckett, à
des poètes comme Oison ou Zukovsky, et à des compositeurs comme Milton
Babbitt, qui eut la malchance d'être à cheval sur deux époques et la chance
de découvrir une capsule d'isolement ou d'exil temporel dans laquelle faire
perdurer des formes hors saison.
Il faut ajouter quelque chose sur le plus canonique de ces quatre moments
ou tendances, celui des grands démiurges et prophètes - Frank Lloyd
Wright avec sa cape et son feutre rond, Proust dans sa chambre capitonnée
de liège, Picasso, « la force de la nature », et Kafka l'extraordinaire damné
(tout aussi singulier et excentrique que les meilleurs Grands Détectives
des romans policiers classiques) - afin de décourager le point de vue
qui, avec le recul de la mode et la commercialité postmodernes, fait du
modernisme une époque de géants aux pouvoirs légendaires à présent
indisponibles. Mais si le motif poststructuraliste de la «mort du sujet»
a une quelconque signification sociale, c'est celle de signaler la fin de
l'individualisme entrepreneurial et introverti, avec son «charisme» et la
panoplie catégorielle de valeurs romantiques surannées qui va avec, à
commencer par celle de «génie». Envisagée ainsi, l'extinction des «grands
modernes» n'est pas nécessairement un sujet de pathos. Notre ordre social
est plus riche en informations, plus cultivé, et, socialement du moins,
plus «démocratique» au sens d'une universalisation du travail salarié (j'ai
toujours eu le sentiment que le terme brechtien de «plébéianisation» était
politiquement plus adapté et sociologiquement plus exact pour désigner ce
processus de nivellement, ce que les gens de gauche ne peuvent sûrement
Conclusion 425

que trouver bienvenu) ; ce nouvel ordre n'a plus besoin de prophètes et de


visionnaires de type haut-moderniste et charismatique, que ce soit chez
ses producteurs culturels ou ses hommes politiques. De telles figures ne
conservent plus aucun charme, plus aucune magie pour les sujets d'une ère
de l'entreprise, collecdvisde et post-individualiste; dans ce cas, adieu à eux,
sans regrets, et comme Brecht aurait pu le dire : malheur au pays qui a besoin
de génies, de prophètes, de Grands écrivains ou de démiurges!
Ce qu'il faut retenir sur un plan historique, c'est le fait que le phénomène
a existé autrefois ; une conception postmoderne des « grands » créateurs
modernistes ne devrait pas évacuer la spécificité sociale et historique de ces
«sujets centrés» désormais incertains, mais plutôt offrir de nouvelles façons
de comprendre leurs conditions de possibilité.
On emprunte ce chemin si l'on appréhende ces noms jadis célèbres non
plus comme des personnage plus grands que la vie, des grandes âmes d'un
genre ou d'un autre, mais au contraire - de façon non- et anti-anthropomor-
phique - comme des carrières, c'est-à-dire comme des situations objectives
au coeur desquelles un jeune artiste ambitieux au début du siècle se trouvait
à même discerner la possibilité objective de se transformer lui-même en
«plus grand peintre de l'époque» (ou poète, romancier, ou compositeur).
Ce qui donne aujourd'hui cette possibilité objective, ce n'est pas un talent
subjectif, quelque inspiration ourichesseintérieure, mais plutôt des stratégies
quasi-militaires, basées sur la supériorité de la technique et du terrain,
l'évaluation des forces adverses et une judicieuse maximalisation de ses
propres ressources spécifiques et personnelles. Il faut cependant nettement
distinguer cette approche du «génie», que nous associons maintenant au
nom de Pierre Bourdieu5, d'un ressentiment démythifiant ou démystifiant
tel que celui que Tolstoï semble avoir éprouvé à l'égard de Shakespeare, et
mutatis mutandis, à l'égard du rôle des «grands hommes» en général dans
l'histoire. Malgré Tolstoï, je crois que nous admirons toujours les grands
généraux (avec leurs homologues, les grands artistes6), mais l'admiration s'est
déplacée de leur subjectivité foncière à leurflairhistorique, à leur aptitude
à apprécier la «situation actuelle» et à évaluer séance tenante son système
426 Élabo rations secondaires

de permutation potentiel. Il s'agit, à mon sens, d'une révision proprement


postmoderne dans l'historiographie biographique qui substitue de façon
caractéristique l'horizontal au vertical, l'espace au temps et le système à la
profondeur.
Mais il existe une raison plus sérieuse à la disparition du Grand écrivain
sous le postmodernisme, et c'est simplement ceci, que l'on appelle parfois
le « développement inégal » : dans une ère de monopoles (et de syndicats) et
de collectivisation institutionnalisée croissante, un décalage existe toujours.
Certaines parties de l'économie sont encore archaïques, enclaves artisanales ;
certaines sont plus modernes et futuristes que le futur lui-même. L'art
moderne, à cet égard, tira son pouvoir et ses possibilités du fait d'être une
sorte de bras mort dans le fleuve et de représenter une survivance archaïque
au sein d'une économie modernisatrice : il glorifia, célébra et dramatisa
les anciennes formes de production individuelle que le nouveau mode
de production était, ailleurs, sur le point de remplacer et d'effacer. La
production esthétique offrit alors la vision utopique d'une production plus
humaine de façon générale ; et, dans le monde du stade monopolistique
du capitalisme, elle exerça une fascination en offrant l'image d'une
transformation utopique de la vie humaine. Joyce fabriqua en solitaire tout
un monde dans son appartement à Paris, tout seul et sans être redevable à
quiconque ; mais les êtres humains dans les rues, en dehors de ces pièces,
n'avaient aucun sentiment comparable de pouvoir et de maîtrise ou de
productivité humaine ; rien de la sensation de liberté et d'autonomie qui
survient lorsque, comme Joyce, vous êtes capable de prendre vos propres
décisions, ou du moins d'y avoir part. En tant que forme de production,
le modernisme (Grands Artistes, et producteurs, compris) émet donc un
message qui a peu à voir avec le contenu des œuvres individuelles : c'est
l'esthétique comme pure autonomie, comme les satisfactions d'un artisanat
transfiguré.
Il faut donc considérer que le modernisme correspond tout
particulièrement à un moment inégal de développement social, à ce que
Ernst Bloch appelait la «simultanéité du non-simultané», « le synchronisme
Conclusion 427

du non-synchrone » ( Gleichzeitigkeit des Ungleichzeitigen)7 : la coexistence de


réalités issues de moments radicalement différents de l'histoire -les artisanats
côte à côte avec les grands cartels, les champs des paysans avec les fabriques
de Krupp ou, au loin, les usines Ford. Mais on trouve une démonstration
moins programmatique de cette inégalité dans l'œuvre de Kafka dont
Adorno disait jadis qu'elle jetait un blâme définitif sur quiconque voulait
penser à l'art en termes de plaisir. Je pense qu'à cet égard il avait tort, du
moins dans une perspective postmoderne : cette réfutation peut prendre
une bien plus grande ampleur si l'on pan de ces descriptions de Kafka,
apparemment perverses, qui le présentent comme un «humoriste mystique»
(Thomas Mann) ou comme un écrivain joyeux et chaplinesque, même s'il
est certain que si vous pensez à Chaplin lorsque vous lisez Kafka, Chaplin
ne paraît plus le même, lui non plus.
Par conséquent, il faut développer un peu le sujet de la nature agréable et
même joyeuse des cauchemars de Kafka. Benjamin fit observer qu'il y avait au
moins deux interprétations courantes de Kafka dont il fallait définitivement
se débarrasser: la première était l'interprétation psychanalytique (complexes
œdipiens de Kafka - il en avait certainement un, mais le sien constituait
à peine un mécanisme psychologique proprement dit) ; la seconde
interprétation était théologique (l'idée de salut est certainement présente
chez Kafka, mais elle n'est pas l'idéal d'un «arrière-monde», ni le salut en
général). Peut-être pourrions-nous aussi ajouter aujourd'hui l'interprétation
existentielle : la condition humaine, l'angoisse, et le reste, offrent aussi
des thèmes et considérations qui ne sont que trop familiers et qu'on
ne peut certainement pas juger, comme vous pouvez l'imaginer, très
postmodernes. Il nousfautaussi réexaminer rapidement ce qu'on se figurait
être l'interprétation « marxiste » : Le Procès en tant que représentation
de la bureaucratie branlante d'un Empire austro-hongrois à la veille de
l'effondrement. Il y a beaucoup de vrai dans cette interprétation, excepté
l'idée que l'Empire austrohongrois était un cauchemar, quel qu'il soit. Au
contraire, c'était le premier état multinational et multiethnique en plus d'être
le dernier des vieux empires archaïques : tranquillement inefficace si on le
434 Élabo rations secondaires

compare à la Prusse, humain et tolérant si on le met en parallèle avec les tsars ;


finalement, ce n'était pas du tout un mauvais arrangement, et il consume
un modèle intrigant pour notre propre époque postnationale, toujours
morcelée par les nationalismes. Si la structure K-et-K joue effectivement un
rôle chez Kafka, ce n'est pas exactement comme voudrait le laisser entendre
l'interprétation « bureaucratie-comme-cauchemar » (l'Empire comme
avant-goût d'Auschwitz).
En revenant à l'idée de simultanéité du non-simultané, de la coexistence
de différents moments d'histoire, ce que l'on remarque en premier lorsque
l'on lit Le Procès, c'est la présence de la semaine de travail modeme, presque
sociale, et de la routine des affaires ; Joseph K. est un jeune banquier (« jeune
cadre», «employé de confiance») qui vit pour son travail, un célibataire qui
passe ses soirée libres dans une taverne et dont les dimanches sont misérables
quand ils ne sont pas rendus encore plus misérables par des invitations de
collègues de travail à d'insupportables sorties professionnelles. Dans cet
ennui de modernité organisée, surgit soudain une chose complètement
différente - et c'est précisément cette ancienne bureaucratie juridique
archaïque associée à la structure politique de l'Empire. Nous avons donc
ici une coexistence saisissante: une économie moderne, ou du moins en
train de se moderniser, et une structure politique à l'ancienne, chose que
le magnifique film d'Orson Welles Le Procès restitua de manière éclatante
à travers l'espace lui-même : Joseph K. vit dans un logement moderne,
anonyme et impersonnel de la pire sorte, mais se rend devant un tribunal
installé dans une splendeur baroque délabrée (quand ce n'est pas dans
d'antiques chambres semblant sorties d'un immeuble d'habitation), l'espace
intermédiaire étant occupé par les décombres déserts et les terrains vacants
d'un développement urbain à venir (il finira par mourir dans un de ces
espaces sinistrés). Les plaisirs de Kafka, les plaisirs du cauchemar de Kafka
proviennent alors de la façon dont l'archaïque égaie la routine et l'ennui et
de la manière dont la paranoïa bureaucratique et juridique traditionnelle
pénètre le vide de la semaine travaillée et fait que quelque chose, enfin, se
passe! La morale semble alors que le pire est mieux que rien du tout, et que
Conclusion 429

les cauchemars sont un soulagement bienvenu à la semaine de travail. Il y


a chez Kafka une soif du pur événement en tant que tel dans une situation
où il semble aussi rare qu'un miracle; il y a, dans sa langue, une avidité
à enregistrer par une notation économe quasi musicale les plus infimes
tremblements du monde vécu qui pourraient trahir la plus légère présence
de quelque chose «en train de se passer». Cette appropriation du négatif
par une force positive, en fait utopique, qui s'enveloppe dans le costume
d'un loup n'est pas vraiment inconnue sur un plan psychologique: par
exemple, pour évoquer une maladie plus postcontemporaine, il est notoire
que la profonde satisfaction qu'offre la paranoïa et ses divers fantasmes de
persécution et d'espionnage réside dans la certitude rassurante que tout
monde est toujours en train de vous regarder à tout instant!
C'est donc, chez Kafka comme ailleurs, le chevauchement du futur et du
passé et, dans ce cas, la résistance des structures féodales archaïques à des
tendances modernisatrices irrésistibles (dans un autre sens, le chevauchement
d'une organisation tendancielle et de la survivance résiduelle du pas encore
« moderne») qui est la condition de possibilité du haut modernisme et de
sa production de formes et de messages esthétiques qui n'ont peut-être plus
rien à voir avec l'inégalité dont lui seul naquit.
La conséquence qui s'ensuit paradoxalement, c'est qu'il faut dans ce cas
définir le postmodeme comme une situation où la survivance, le résidu, le
rescapé ou l'archaïque afinalementété balayé sans laisser de trace. Le passé
lui-même a donc disparu dans le postmoderne (avec le « sens du passé » bien
connu, ou l'historicité, et la mémoire collective).
Là où les constructions du passé subsistent encore, la rénovation et la
restauration permettent leur transfert au présent dans leur intégralité, au
même titre que ces autres choses postmodemes, très différentes, que l'on
appelle les simulacres. Tout est maintenant organisé et planifié ; la nature a été
victorieusement effacée, en même temps que les paysans, le commerce petit
bourgeois, l'artisanat, les aristocraties féodales et les bureaucraties impériales.
Notre condition est modernisée de façon plus homogène ; l'embarras des
non-sumultanéités et des non-synchronicités ne nous encombre plus. Tout
430 Élabo rations secondaires

est maintenant à la même heure sur la grande horloge du développement et


de la rationalisation (du moins dans la perspective de «l'Occident»). C'est
en ce sens que nous pouvons affirmer soit que le modernisme se caractérise
par une situation de modernisation incomplète, soit que le postmodernisme
est plus moderne que le modernisme lui-même.
Peut-être peut-on aussi ajouter que ce qui est par là même également
perdu avec le postmoderne, c'est la modernité en tant que telle, dans le sens
où l'on peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du
modernisme comme de la modernisation. Effectivement, nos vieux amis
«base et superstructure» semblent à nouveau s'imposer: si la modernisation
est ce qui arrive à la base, et si le modernisme est la forme que prend la
superstructure en réaction à ce développement ambivalent, alors peut-être
la modernité désigne-t-elle la tentative de faire quelque chose de cohérent
à partir de leurs relations. Dans ce cas, la modernité décrirait le sentiment
que les «modernes» ont d'eux mêmes; le mot se rapporterait non pas aux
produits (culturels ou industriels, peu importe) mais aux producteurs et
aux consommateurs, quel est leur sentiment face au fait soit de produire
les biens soit de vivre au milieu d'eux. Ce sentiment moderne semble
maintenant résider dans la conviction que nous sommes nous-mêmes
nouveaux en quelque sorte, qu'une nouvelle ère commence, que tout est
possible et que rien ne sera plus jamais le même ; et nous ne voulons pas
non plus que quoi que ce soit reste le même, nous voulons «faire du neuf»,
nous débarrasser de tous ces vieux objets, ces vieilles valeurs, ces vieilles
mentalités et façons de faire, et être d'une certaine manière transfigurés.
«Il faut être absolument moderne», hurlait Rimbaud; nous devons être
absolument, radicalement, modernes ; c'est-à-dire (probablement) que
nous devons nous rendre modernes, nous aussi; il s'agit d'une chose que
l'on fait, et non pas simplement d'une chose qui nous arrive. Est-ce ainsi
que l'on se sent aujourd'hui, en plein postmodernisme ? Il est certain
que nous n'avons pas l'impression de vivre au milieu de choses et d'idées
poussiéreuses, traditionnelles, ennuyeuses et anciennes. Il est probable
que le superbe emportement poétique d'Apollinaire contre les vieilles
Conclusion 431

constructions de l'Europe de 1910, et contre l'espace même de l'Europe,


« À la fin tu es las de ce monde ancien ! » n'exprime pas le sentiment
contemporain (postcontemporain) sur le supermarché ou la carte de crédit.
Le mot « nouveau» ne parait plus avoir pour nous la même résonance; le
mot lui-même n'est plus nouveau ou original. Qu'est-ce que cela suggère
sur l'expérience postmodeme du temps, du changement ou de l'histoire?
Tout d'abord, cela implique que nous nous servons du « temps », ou
de l'«expérience vécue» historique et de l'historicité autant comme d'une
médiation entre la structure socio-économique et notre évaluation culturelle
et idéologique de cette dernière que comme d'un thème provisoirement
privilégié permettant d'organiser notre comparaison systémique entre les
moments moderne et postmodeme du capital. Plus tard, nous développerons
cette question dans deux directions : premièrement, dans le sens d'une
différence historique unique par rapport à d'autres sociétés qu'une certaine
expérience du Nouveau (dans le moderne) semble encourager et perpétuer;
deuxièmement, avec l'analyse du rôle des nouvelles technologies (et de leur
consommation) dans une postmodernité qui ne s'intéresse à l'évidence plus
à la thématisation et à la valorisation du Nouveau en tant que tel.
Pour le moment, on conclut que ce sens acéré du Nouveau dans la période
moderne ne fut possible qu'en raison de la nature mêlée, inégale et transitoire
de cette période où le vieux coexistait avec ce qui était alors en train de
voir le jour. Le Paris d'Apollinaire comprenait à la fois les monuments
médiévaux crasseux, les habitations Renaissance exiguës rt les automobiles,
les avions, le téléphone, l'électricité et les dernières modes vestimentaires *t
culturelles. Vous ne reconnaissez et n'éprouvez ces derniers comme nouveaux
et modernes que parce que les anciens et les traditionnels sont aussi présents.
Une façon de raconter l'histoire de la transition du moderne au postmodeme
consiste alors à montrer comment la modernisation finit par triompher
et balaie complètement l'ancien : la nature est abolie, avec la campagne
et l'agriculture traditionnelles; même les monuments historiques qui ont
survécu, complètement nettoyés maintenant sans exception, deviennent
d'étincelants simulacres du passé, et non sa survivance. Maintenant tout
432 Élabo rations secondaires

est nouveau; mais, du même coup, la catégorie même du nouveau perd sa


signification et devient elle-même un peu une survivance du passé.
Qui dit « nouveau », ou déplore la perte de ce concept dans un âge
postmoderne, réveille aussi fatalement le spectre de la Révolution, dans le
sens qu'incarna jadis ce concept de vision ultime du Novum devenu absolu
et s'étendant dans les plus petites fissures et les plus infimes détails de la
transformation du monde vécu. Le recours invétéré au vocabulaire de la
révolution politique, avec l'affectation souvent narcissique par l'avant-garde
esthétique des signes extérieurs de leurs opposants politiques, suggère
un caractère politique dans la forme même des postmodernismes qui
jette un doute sur les assurances de leurs idéologies théoriques qui nous
enseignaient sans relâche que les modernes n'étaient pas politiques, ni même
très concernés par le social. En fait, leur travail était censé représenter un
nouveau «virage intérieur» et l'épanouissement d'une nouvelle et profonde
subjectivité réflexive: le «carnaval d'un fétichisme intériorisé», comme
l'appelait Lukâcs. Et les textes modernistes, dans leur étendue et leur
variété, semblent effectivement offrir l'aspect d'autant de compteurs Geiger,
détectant toutes sortes d'impulsions nouvelles et de signaux subjectifs et
enregistrant ceux-ci de façons nouvelles et selon de nouveaux « dispositifs
d'inscription».
On peut aussi argumenter contre cette impression en s'appuyant sur la
preuve empirique et biographique des sympathies des écrivains. Joyce et
Kafka étaient socialistes ; même Proust était Dreyfusard (quoique snob,
également) ; Maïakovski et les surréalistes étaient communistes ; Thomas
Mann à certains égards au moins était progressiste et antifasciste ; seuls les
Anglo-Américains (avec Yeats) étaient de vrais réactionnaires trempés dans
l'encre la plus noire.
Mais on peut tirer un argument plus essentiel de l'esprit de leurs œuvres,
et en particulier d'un examen renouvelé de cette même célébration du
moi moderniste que la critique anti-politique invoquait à l'appui de l'idée
du subjectivisme des modernistes (tenant en cela la main à la tradition
staliniste). Je voudrai pourtant avancer une proposition alternative selon
Conclusion 433

laquelle le sondage introspectif du modernisme des élans intimes de la


conscience, et même de l'inconscient, s'accompagna toujours d'un sentiment
utopique de la transformation imminente, ou transfiguration, du « moi »
en question. « Il faut changer ta vie ! » lui dit l'archaïque torse grec de Rilke
de façon paradigmatique ; et D. H. Lawrence est rempli d'annonces de
ce changement capital d'où naîtront à coup sûr des gens nouveaux. Ce
que nous devons comprendre, c'est que ces sentiments, exprimés pour le
«moi», ne pourront naître qu'en corrélation avec un sentiment similaire
pour la société et l'objet-monde. C'est parce que cet objet-monde, en
proie à l'industrialisation et la modernisation, semble trembler à l'abord
d'une transformation tout aussi capitale, et même utopique, que le «moi»
peut également donner l'impression d'un changement imminent. Car ce
moment n'est pas simplement celui de la taylorisation et des nouvelles
usines ; il marque aussi l'arrivée d'une grande pan de l'Europe dans le
système parlementaire où de nouveaux et grands partis ouvriers jouent pour
la première fois un rôle et se sentent, surtout en Allemagne, sur le point de
parvenir à l'hégémonie. Perry Anderson a soutenu de façon convaincante
que le modernisme dans les arts (même s'il rejette pour d'autres raisons la
catégorie du modernisme en tant que tel) se raccorde intimement aux vents
du changement qui soufflent depuis les grands et nouveaux mouvements
sociaux radicaux8. Le haut modernisme n'exprime pas ces valeurs en tant que
telles ; au contraire il émerge dans un espace dégagé par elles et, de manières
qui restent à explorer, il faut largement voir dans ses valeurs formelles
de Nouveau et d'innovation, ainsi que dans son sentiment utopique de
transfiguration du moi et du monde, des échos et des résonances des
espoirs et de l'optimisme de cette grande période dominée par la Deuxième
Internationale. Quant aux œuvres, les essais exemplaires de John Berger
sur le cubisme9 présentent une analyse plus détaillée de la façon dont cette
nouvelle peinture, en apparence très formaliste, est pénétrée par un esprit
utopiste qui sera broyé par les effroyables utilisations de l'industrialisation
sur les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale. Ce nouvel
utopisme n'est que pour partie une glorification de la nouvelle machinerie,
434 Élaborations secondaires

comme dans le futurisme ; il s'exprime sur toute une gamme d'élans et


d'excitation qui portent en définitive sur l'imminente transformation de la
société elle-même.

3. La réification culturelle et le «soulagement» du postmodeme

Examiné synchroniquement, les choses semblent très différentes :


autrement dit, le sentiment des postmodernes sur le moderne va nous en
dire davantage sur le postmodemisme que sur le système qu'il a évincé et
vaincu. Si le modernisme se voyait comme une prodigieuse révolution dans
la production culturelle, le postmodemisme se pense comme un renouveau
de la production elle-même, après une longue période d'ossification et de
stase au milieu de monuments morts. Le mot même de production — fétu
de paille très malmené par le vent dans les années soixante, mais qui avait
tendance à l'époque à annoncer les efforts ascético-formalistes les plus vides
et abstraits (voir Sollers dans ses premiers «textes») - se révèle aujourd'hui,
avec le recul, avoir bien eu une signification et signalé un véritable renouveau
dans la chose qu'il était censé signifier.
Je pense qu'il nous faut dire un mot du soulagement du postmoderne en
général, fracassant déblocage d'une situation inextricable, libération d'une
nouvelle productivité qui était, à la toute fin de la période moderne, en
quelque sorte contractée et gelée, paralysée comme un muscle engourdi.
Ce soulagement fut d'une importance bien plus capitale qu'un simple
changement générationnel (nombre de générations s'étant succédées durant
le règne devenu peu à peu canonique du moderne), même s'il affecta aussi
le sens collectif de ce qu'étaient des « générations ». On se saurait trop
souvent souligner symboliquement le moment (fin des années cinquante,
début des années soixante dans la plupart des universités américaines) où
les « classiques » modernes pénétrèrent dans le système scolaire et dans les
listes de lecture des lycées (avant, nous lisions Pound pour notre propre
compte, les départements d'Anglais ne parvenant que laborieusement
Conclusion 435

à Tennyson). Ce fut une sorte de révolution dans son genre, avec des
conséquences inattendues, imposant la reconnaissance des textes modernes
tout en les désamorçant, comme d'anciens radicauxfinissantpar entrer au
gouvernement.
S'agissant des autres arts, la canonisation et l'influence «corruptrice»
du succès prendront manifestement des formes très différentes. Dans
l'architecture, par exemple, il semble clair que l'on trouve l'équivalent
bâti de la réception académique dans l'appropriation par l'état des formes
et des méthodes du haut modernisme, la ré-adaptation des formes
utopiques maintenant dégradées en des formes anonymes de construction
à grande échelle de logements et de bureaux par une bureaucratie
étatique dilatée (parfois identifiée à celle de l'«État-providence» ou de
la social-démocratie). Les styles modernistes se voient alors chargés de
connotations bureaucratiques si bien que rompre avec eux engendre un
sentiment radical de soulagement, même si ce qui les remplace n'est ni
l'utopie ni la démocratie mais simplement les constructions commerciales
privées de ce postmoderne post-état-providence. La surdétermination est
à ce point présente ici que la canonisation littéraire du moderne a aussi
exprimé la prodigieuse expansion bureaucratique du système universitaire
dans les années soixante. Dans aucun ces deux cas, il ne faut sous-estimer
les tensions actives dans ces développements des nécessités populaires (et de
la démographie) d'un type véritablement plus démocratique ou « plébéien ».
Il nous faut inventer une notion de «surdétermination dans l'ambivalence»
où les œuvres se voient dotées d'associations tout à la fois « plébéiennes » et
« bureaucratiques », avec la confusion politique, guère inattendue, inhérente
à une telle ambivalence.
Cependant, ce n'est là qu'une illustration de ce que l'on doit traiter
d'une manière plus générale et sur un plan plus abstrait - c'est-à-dire la
réification. Ce mot oriente probablement l'attention vers une direction qui
n'est pas la bonne pour nous aujourd'hui, puisque «la transformation des
relations sociales en choses» qu'il parait désigner avec une grande insistance
est devenue une seconde nature. Entre-temps, les «choses» en question
436 Élabo rations secondaires

ont changé au point de devenir méconnaissables, et il serait bien possible


de trouver dans notre époque amorphe des gens qui plaident en faveur de
la désirabilité de la condition de chose10. Les «choses» postmodernes ne
relèvent de toute façon pas du genre auquel pensait Marx, même le «cash
nexus» («lien de l'argent») dans les pratiques bancaires actuelles est bien
plus glamour que tout ce que Carlyle peut avoir « libidinalement investi »
ou stimulé.
L'autre définition de la réification ayant compté ces dernières années est
«l'effacement des traces de la production» de l'objet lui-même, du bien de
consommation ainsi produit. C'est unefaçond'aborder la question du point
de vue du consommateur; elle suggère le genre de culpabilité dont les gens
sont libérés quand ils sont en mesure d'oublier le travail qui entre dans leurs
jouets et leur mobilier. En effet, l'intérêt d'avoir votre propre objet-monde,
avec des murs autour de vous dans un éloignement assourdi ou un silence
relatif, est d'oublier pour un moment tous ces Autres innombrables ; vous
ne voulez pas avoir à penser aux femmes du Tiers Monde chaque fois que
vous allumez votre traitement de texte, ou à toutes ces personnes des classes
inférieures avec leurs vies de classe inférieure lorsque vous décidez d'utiliser
ou de consommer vos produits de luxe : ce serait comme avoir des voix
dans votre tête; cela «viole» l'espace intime de votre vie privée et de votre
corps étendu, élargi. Par conséquent, la réification dans son sens packaging-
consommateur est en réalité très fonctionnelle pour une société qui veut
oublier les classes ; le consumérisme en tant que culture implique bien plus,
mais cette sorte d'«effacement» est certainement la condition préalable
indispensable sur laquelle tout le reste peut se construire.
La réification de la culture est à l'évidence une question un peu différente
puisque ces produits sont « signés » ; et nous n'avons pas non plus, dans
la consommation de la culture, particulièrement envie, ne parlons pas
d'avoir besoin, du producteur humain, T. S. Eliot ou Margaret Mitchell,
Toscanini ou Jack Benny, ou même Sam Goldwyn ou Cecil B. de Mille.
La caractéristique de la réification dans le domaine des produits culturels
sur laquelle je souhaite insister est celle qui génère une séparation radicale
Conclusion 437

entre les consommateurs et les producteurs. Le mot «spécialisation» est un


terme trop faible et non-dialectique pour cela, mais il joue un rôle en ce qu'il
développe et perpétue la conviction profonde chez le consommateur que
la production du produit en question - attribuable, certes, à d'autres êtres
humains au sens générique - se situe néanmoins au-delà de tout ce que l'on
peut imaginer ; il ne s'agit pas d'une chose pour laquelle le consommateur ou
l'utilisateur éprouve la moindre sympathie sociale. C'est un peu comme ce
sentiment qu'éprouvent les non-intellectuels et les gens des classes inférieures
face aux intellectuels et à ce qu'il font: vous les voyez le faire, et ça ne semble
pas très compliqué, mais même avec la meilleure volonté du monde, vous
n'y comprenez vraiment rien, vous ne voyez pas pourquoi des gens peuvent
vouloir faire des choses comme ça, et ne parlons pas d'avoir assez confiance
en vous pour vous forger une idée de ce qu'ils font vraiment. Véritable
subalternité gramscienne que cela: ce profond sentiment d'infériorité face
à l'autre culturel, la reconnaissance implicite de sa supériorité innée, face à
quoi fureur ponctuelle, mépris, machisme anti-intellectuel ou prolétaire ne
constituent qu'une réaction secondaire, une réaction d'abord et avant tout
à mon infériorité qui est ensuite transférée sur l'intellectuel. Je veux suggérer
que quelque chose de l'ordre de cette subalternité - la honte prométhéenne,
ce complexe d'infériorité prométhéen face à la machine comme Gunther
Anders l'appela il y a quelques années dans un contexte un peu différent11
- est ce que nous ressentons maintenant à l'égard de la culture en général.
Mais cette posture culturelle est moins dramatique que l'anti-
intellectualisme parce qu'elle se rapporte aux choses plutôt qu'aux gens; dès
lors, il nous faut essayer d'abaisser le niveaufigurai.Une psychologie sociale
marxienne doit, par-dessus tout, insister sur les événements psychologiques
concomitants à la production elle-même. La raison pour laquelle la
production (et ce que l'on peut grosso modo appeler l'«économique») est
philosophiquement antérieur au pouvoir (et ce que l'on peut appeler grosso
modo le «politique») se trouve ici dans les relations entre la production et
les sentiments de pouvoir; mais cela, il est préférable et plus convaincant de
l'exprimer en sens inverse (notamment parce que cela nous aide à échapper
438 Élabo rations secondaires

à la rhétorique humaniste) ; c'est-à-dire en insistant sur ce qui se passe pour


les gens quand leurs relations à la production sont bloquées, quand ils n'ont
plus de pouvoir sur l'activité productive. L'impuissance, c'est d'abord et
avant tout cela, le voile sur le psychisme, la perte progressive d'intérêt pour
le moi et le monde extérieur, ce qui présente une grande analogie formelle
avec la description du deuil chez Freud ; la différence est qu'on se remet
d'un deuil (Freud montre comment) alors qu'il faut traiter autrement
la condition de non-productivité puisque c'est l'indice d'une situation
objective qui ne change pas ; on doit donc la traiter d'une manière qui, tout
en reconnaissant sa persistance et son inévitabilité, permette de masquer,
refouler, déplacer et sublimer une impuissance persistante et fondamentale.
Cette autre manière, c'est bien sûr le consumérisme comme compensation
à une impuissance économique qui constitue aussi un manque absolu
de tout pouvoir politique : ce qu'on appelle l'apathie électorale se repère
principalement dans ces couches qui, faute de moyens, ne peuvent se distraire
par la consommation. J'ajouterai qu'il faut repenser, au sein du phénomène
que nous sommes en train de décrire, la manière dont, (objectivement, si
vous préférez), cette analyse prend l'aspect d'une anthropologie ou d'une
psychologie sociale. Cette apparence anthropologique ou psychologique est
non seulement une fonction du dilemme représentationnel fondamental du
capitalisme tardif (que nous aborderons plus loin), mais est aussi le résultat
de l'échec de nos sociétés à parvenir à une quelconque transparence ; c'est,
en effet, pratiquement la même chose que cet échec. Dans une société
transparente où nos différentes positions dans la production sociale seraient
claires, pour nous et tous les autres, - si bien que, comme les sauvages de
Malinowski, nous pourrions prendre un bâton et tracer sur le sable de la
plage le diagramme d'une cosmologie socioéconomique - il ne paraîtrait
ni psychologique ni anthropologique de s'interroger sur le sort des gens
qui n'ont par leur mot à dire dans leur travail : aucun utopiste, nulle
part, n'estimerait que vous êtes en train de mobiliser des hypothèses sur
l'inconscient ou la libido, ou de présupposer fondamentalement une essence
ou une nature humaine; cela sonnerait plus médical peut-être, comme si
Conclusion 439

vous parliez d'une jambe cassée ou d'une paralysie du côté droit. C'est ainsi
que j'aimerais parler de la réification, comme d'un fait : comme de la manière
qu'a un produit de nous fermer en quelque sorte la porte au nez et de nous
exclure d'une participation bienveillante, même par l'esprit, à sa production.
Il arrive avant nous, ne soulève aucune question, comme une chose qu'il
nous serait impossible d'imaginerfairepour nous-même.
Mais cela ne veut en aucun cas dire que nous ne pouvons pas consommer
le produit en question, «en tirer du plaisir», en devenir dépendant, etc.
En fait, le mot consommation au sens social est précisément le terme
qui convient pour ce que nous faisons de ce genre de produits réifiés, qui
occupent nos esprits et flottent au-dessus du vide nihiliste profond laissé
dans notre être par l'incapacité à maîtriser notre propre destinée.
Mais je voudrais maintenant restreindre une fois de plus cette analyse,
afin de la relier plus spécifiquement avec le modernisme, et avec ce que le
postmodernisme signifiait « originellement », quand il se libéra du premier.
Je soutiendrai que les « grandes œuvres modernistes » se sont réifiées, en
ce sens, et pas uniquement en devenant des classiques académiques. La
distance entre ces œuvres, comme monuments et force du « génie », et
leurs lecteurs a tendu aussi à paralyser de façon générale la production
de formes et à conférer à la pratique de tous les arts de la grande culture
une qualification aliénante de spécialiste ou d'expert qui entrava l'esprit
créatif par une encombrante conscience de soi, et dissuada la production
originale d'une façon très profondément moderniste et auto-validante.
Ce ne fut que plus tard que les improvisations extraordinairement libres
de Picasso se retrouvèrent estampillées comme activités propres au
style moderne et au génie inaccessibles aux autres. La majeur partie des
« classiques » modernistes se voulaient cependant desfiguresdu déblocage
de l'énergie humaine ; la contradiction du modernisme porte sur la façon
dont cette valeur universelle de la production humaine ne pouvait parvenir
à la figuration que par la signature unique et restreinte du prophète ou
visionnaire moderniste, la mettant donc progressivement à nouveau hors
de portée de tous, sauf des disciples.
440 Élabo rations secondaires

C'est donc cela le soulagement du postmoderne, dans lequel les divers


rituels modernistes furent balayés et la production de formes redevint
accessible à quiconque désirait s'y adonner, mais ce soulagement avait son
prix : à savoir, la destruction préalable des valeurs formelles modernistes
(désormais tenues pour « élitistes ») et de tout un éventail de catégories
associées et capitales telles que l'œuvre et le sujet. Le « texte » est un
soulagement après « l'œuvre», mais vous ne devez pas essayer de jouer au
plus fin et de l'utiliser pour produire quand même une œuvre sous couvert
de textualité. Le badinage des formes, la production aléatoire de nouvelles
ou la joyeuse cannibalisation des anciennes ne vont pas vous placer dans
un état de détente et de réceptivité tel que, par un heureux hasard, une
« grande » forme ou une forme « significative » puisse naître n'importe
comment. (En tout cas, il ne paraît pas impossible que ce soient la langue et
les arts linguistiques, battant en retraite devant la démocrade du visuel et de
l'oral, qui paient le prix de cette nouvelle liberté textuelle). Le statut de l'art
(et aussi de la culture) a dû se modifier irrévocablement pour garantir ces
nouvelles productivités ; et il ne peut revenir à volonté à son état antérieur.

4. Groupes et représentation

Tout ce qui précède est autant de grain à moudre pour produire une
rhétorique populiste du postmodernisme, ce qui revient à dire que nous
touchons ici à la frontière entre l'analyse esthétique et l'idéologie. Comme
c'est le cas avec tant de populismes, celui-ci est le lieu des confusions les
plus pernicieuses, très précisément parce que ses ambiguïtés sont réelles
et objectives (ou, comme le fit observer Mort Sahl à propos de l'élection
Nixon-Kennedy : «À mon avis, après réflexion, aucun des deux ne peut
gagner»). Car tout ce que l'on a évoqué dans la section précédente amène
à penser que la dimension artistique et culturelle du postmodernisme est
populaire (sinon populiste) et qu'elle fait sauter une grande partie des
obstacles à la consommation culturelle qui semblaient implicites dans
Conclusion 441

le modernisme. Ce qui est trompeur dans cette impression, c'est, bien


sûr, l'illusion de symétrie puisque, pendant la durée de son existence,
le modernisme ne fut pas hégémonique et fut loin de représenter une
dominante culturelle: il proposait une culture alternative, oppositionnelle et
utopiste dont la base sociale était problématique et dont la «révolution» ne
se produisit pas; ou plutôt, si vous préférez, quand le modernisme (comme
les socialismes contemporains) parvintfinalementau pouvoir, il avait d'ores
et déjà survécu à lui-même, et ce qui résulta de sa victoire posthume fut
plutôt appelé postmodernisme.
Mais les affirmations de popularité et les appels au « peuple » sont
notoirement peu fiables puisque l'on découvrira toujours des gens qui
refusent cette caractérisation et rejettent toute implication dans la question.
Ainsi, les microgroupes et les « minorités », les femmes aussi bien que le Tiers
Monde intérieur ou des segments du Tiers Monde extérieur repoussent
le concept même de postmodernisme, considéré comme une couverture
universalisante pour ce qui est au fond une opération culturelle de classe
beaucoup plus limitée au service des élites blanches à domination masculine
des pays développés. C'est aussi manifestement vrai, et nous examinerons
plus loin la base et le contenu de classe du postmodernisme. Mais il n'en
est pas moins vrai que la « micropolitique », qui correspond à l'émergence
de toute cette variété de pratiques politiques microcollectives et hors classes
sociales, est un phénomène profondément postmoderne ou, sinon, ce
mot ne veut rien dire du tout. En ce sens, la description fondationnelle
et « l'idéologie opératoire » de cette nouvelle politique, telles qu'on les
trouve dans l'ouvrage fondamental de Chantai Mouffe et Ernesto Laclau,
Hegemony and Socialist Strategy, sont ouvertement postmodernes et doivent
s'étudier dans le contexte élargi que nous avons proposé pour ce terme.
Il est vrai que Laclau et Mouffe se préoccupent moins de la tendance à la
différentiation et au séparatisme, à la fission infinie et au « nominalisme »
dans la politique des microgroupes (continuer de l'appeler sectarisme ne
semble pas parfaitement exact, mais un parallèle collectif avec les divers
existentialismes sur le plan de l'expérience individuelle existe certainement),
442 Élaborations secondaires

car ils voient dans la passion pour l'«égalité», à l'origine de la naissance


des microgroupes, le mécanisme qui va aussi les établir dans des alliances
et des blocs hégémoniques gramsciens réunifiés - par la « chaîne des
équivalents», par le pouvoir expansif des équations d'identité. Ce qu'ils
retiennent de Marx est donc son diagnostic de l'originalité historique
de sa propre époque à un moment où la doctrine de l'égalité sociale est
devenue un fait social irréversible ; mais comme elle omet la qualification
causale de Marx (selon laquelle ce développement idéologique et social
est la conséquence de l'universalisation du travail salarié12), cette vision de
l'histoire tend rapidement à se transformer en une vision plus mythique de
la « rupture » radicale de la modernité et de la différence radicale entre les
sociétés occidentales et les sociétés précapitalistes, entre les sociétés chaudes
et les sociétés froides.
L'émergence des « nouveaux mouvements sociaux » est un phénomène
historique extraordinaire rendu mystérieux par l'explication que nombre
d'idéologues postmodernistes se sont sentis autorisés à proposer ; à savoir,
que les nouveaux microgroupes surgiraient dans le vide laissé par la
disparition des classes sociales et dans les décombres des mouvements
politiques constitués autour d'elles. Comment les classes pourraient-elles
raisonnablement disparaître, sauf, uniquement, dans le scénario du
socialisme qui est un cas à part, est une question qui ne m'a jamais semblé
claire; mais la restructuration globale de la production et l'introduction de
technologies radicalement nouvelles - qui ont jeté au chômage les ouvriers
des usines archaïques, déplacé de nouveaux types d'industrie dans des
coins inattendus du monde, et recruté des forces de travail différentes des
forces traditionnelles à de multiples égards (du sexe à la compétence et la
nationalité) - expliquent pourquoi tant de gens ont été enclins à le penser,
du moins pour un temps. Les nouveaux mouvements sociaux comme
le prolétariat mondial fraîchement émergent résultent de l'expansion
prodigieuse du capitalisme dans son troisième stade (« multinational ») ; en
ce sens, tous deux sont « postmodernes », du moins sous l'angle de l'analyse
du postmodernisme présentée ici. En attendant, on voit un peu mieux
Conclusion 443

pourquoi le point de vue alternatif qui fait des microgroupes le substitut à


une classe ouvrière en voie de disparition rend les nouvelles micropolitiques
disponibles pour les célébrations les plus indécentes du pluralisme et de la
démocratie capitalistes contemporains, le système se félicitant de produire
des quantités toujours plus grandes de sujets structurellement inemployables.
Ce qu'il est vraiment nécessaire d'expliquer ici, ce n'est pas l'exploitation
idéologique mais plutôt la capacité du public postmoderne à concevoir
en même temps ces deux représentations radicalement incommensurables
et contradictoires : la paupérisation tendancielle de la société américaine
(renvoyée à la rubrique «Drogue») et la rhétorique d'auto-congratularion
du pluralisme (en général activée à l'approche de la question des sociétés
socialistes). Toute théorie pertinente du postmodeme devra enregistrer ce
progrès historique dans la schizophrénie de la conscience collective, et j'en
donnerai plus tard une explication.
Le pluralisme est donc l'idéologie des groupes, un ensemble de
représentations fantasmatiques qui triangule trois pseudo-concepts
fondamentaux : la démocratie, les médias et le marché. On ne pourra
cependant pas correctement modéliser et analyser cette idéologie si l'on ne
prend pas conscience que ses conditions de possibilité sont des changements
sociaux réels (dans lesquels les «groupes» jouent maintenant un rôle plus
important) et si l'on ne marque et ne spécifie pas d'une manière ou d'une
autre la déterminance historique du concept idéologique de groupe (très
différent de celui de période de Marx ou de Le Bon, par exemple, sans
parler de l'ancienne «bande» révolutionnaire). Le problème, comme le
dit Marx, est que «Le sujet... est donné, à la fois dans la réalité et dans
l'esprit, et que, par conséquence, les catégories expriment des formes d'être,
des déterminations de l'existence - et, parfois, uniquement des aspects
individuels - qui sont ceux de cette société là, de ce sujet, et que, même du
point de vue scientifique, le sujet ne commence donc d'aucune manière au
moment où il est pour la première fois examiné en tant que tel'3».
Il faut donc mettre en relation la « réalité » des groupes avec la
collectivisation individuelle de la vie contemporaine : ce fut l'une des
444 Élabo rations secondaires

prophéties fondamentales de Marx, selon laquelle, à l'intérieur du


«tégument» des relations de propriété individuelle (possession privée de
l'usine ou de l'entreprise), tout un nouveau réseau de relations de production
collective était en train de voir le jour, incommensurable avec l'antique
coquille, enveloppe, ou forme. Comme les trois vœux du conte de fée, ou
les promesses du Démon, ce pronostic se trouva pleinement confirmé, avec
seulement une modification des plus infimes qui le rendit méconnaissable.
Nous avons brièvement abordé les relations de propriété dans le postmoderne
lors d'un précédent chapitre ; il suffit d'ajouter maintenant qu'en elle-même
la propriété privée demeure cette chose poussiéreuse et tristement démodée
dont on entrevoyait la vérité quand on voyageait dans les vieux États-nations
et qu'on observait, la «grise horreur» de M. Bloom qui dessèche la peau, les
formes anciennes les plus surannées du commerce anglais ou des entreprises
familiales françaises (Dickens restant la plus précieuse et impérissable
image de l'exfoliation juridique de ces entités, excroissances cristallines
inimaginables comme quelque Antarctique cancéreuse). L'« immortalité »
et la société par action n'y changentrien; mais on ne comprend pas l'esprit
et l'élan de l'imagination des multinationales dans le postmodernisme, ce
qui, dans la nouvelle écriture comme le cyberpunk, détermine une orgie de
langage et de représentation, un excès de consommation représentationnelle,
si l'on ne voit pas dans cette intensité accrue une pure compensation,
un moyen de vous y amener de vous-même, et de faire de la nécessité,
plus qu'une vertu, un véritable plaisir, une jouissance, en transformant la
résignation en excitation et la persistance menaçante du passé et de sa prose
en drogue et dépendance. C'est certainement aujourd'hui le terrain le plus
décisif de la lutte idéologique qui a migré des concepts aux représentations
et où l'excitation du commerce international et l'opulence particulière du
monde vécu yuppiepossèdent (pour un regard libidinal) une séduction qui
dépasse de loin le charme XIXe des débats Hayek-Friedmann sur le marché.
L'autreface,la face sociale, de cette réalité tendancielle - l'organisation et
la collectivisation des individus après une longue période d'individualisme,
d'atomisation sociale et d'anomie existentielle - se comprendra peut être
Conclusion 445

mieux si l'on passe par la vie quotidienne, c'est-à-dire par les nouvelles
structures des groupes d'opposition et des «nouveaux mouvements sociaux»,
plutôt que par les lieux de travail ou les entreprises dont Whyte et C. Wright
Mills avaient déjà décrit dans les années cinquante (quand ils servaient alors
de thèmes au débat public et à la critique culturel) « les cadres motivés »
(« homme de l'organisation ») et le nouveau conformisme col-blanc.
Cependant, ce processus se distingue plus nettement et s'appréhende
plus aisément comme tendance historique objective lorsque l'on constate
qu'il affecte de la même manière riches et pauvres indifféremment, et des
deux côtés du spectre politique. En retour, il se démontre plus facilement
quand on enregistre la disparition des anciennes formes de solitude dans
la société postmoderne : non seulement on ne trouve plus les pathétiques
laissés pour compte et victimes de l'anomie (abondamment rassemblés
et catalogués depuis le naturalisme jusqu'à Sherwood Anderson) dans les
coins et recoins d'un ordre social alors plus naturel et plus vaste, mais les
rebelles solitaires et antihéros existentiels qui permettaient à «l'imagination
libérale» de donner un coup de poing au «système» ont eux-aussi disparu,
avec l'existentialisme ; et leurs anciennes incarnations sont devenues les
« leaders » de divers groupuscules. Il n'y a actuellement pas de meilleure
illustration médiatique à cela que les « bagpeople», les SDF, (appelés aussi,
par euphémisme médiatique, les «sans abri»). Il ne s'agit plus de marginaux
ou d'excentriques solitaires, ils sont dorénavant reconnus et crédités d'une
catégorie sociologique, objet de l'examen et de l'intérêt des experts idoines,
et, sont à l'évidence potentiellement organisables quand ils ne sont pas
déjà organisés à la belle mode postmoderne. C'est dans ce sens que va le
Langage, et cela même si Big Brother n'est pas partout là à vous regarder ;
langage médiatique, spécialisé et expert qui cherche inlassablement à
classer et catégoriser, à transformer l'individu en groupe étiqueté et à
restreindre et évacuer les derniers espaces de ce qui était, chez Wittgenstein
ou Heidegger, dans l'existentialisme ou l'individualisme traditionnel,
l'unique et l'innommable, la propriété privée mystique de l'ineflàble et de
l'horreur indicible de l'incomparable. Aujourd'hui* tout le monde est, sinon
446 Élabo rations secondaires

organisé, du moins organisable: et la catégorie idéologique qui se met peu


à peu en place pour couvrir les résultats de cette organisation est celle du
concept de «groupe» (dans l'inconscient politique, ce dernier se distingue
nettement du concept de classe d'une part, mais aussi de celui de statut,
d'autre part). Ce qu'on disait sur Washington DC - qu'on y rencontre des
individus en apparence, qui se révèlent, au final, être tous des lobbies- est
maintenant vrai de la vie sociale du capitalisme tardif de façon générale, à
la différence que chacun «représente» plusieurs groupes en même temps.
C'est cette réalité sociale que les courants psychanalytiques de gauche ont
analysé en termes de «positions-sujet», mais ces dernières ne peuvent, en
réalité, être comprises que comme des formes d'identité apportées par une
appartenance à un groupe. Cependant, une autre idée de Marx se trouve
également corroborée, celle selon laquelle l'émergence de formes collectives
(universelles ou abstraites) encourage le développement d'une réflexion
historique et sociale concrète plus vigoureusement que n'ont pu le faire les
formes individuelles ou individualistes (dont la fonction est de dissimuler le
social) : ainsi nous percevons immédiatement, et intégrons à notre définition
des « bagpeople», que les SDF sont la conséquence du processus historique
de spéculation foncière et d'embourgeoisement à un moment très précis de
l'histoire de la cité post-contemporaine, tandis que l'expansion du secteur
public dans les années soixante a directement rendu possible les «nouveaux
mouvements sociaux » qui portent cette origine causale dans leur conscience
comme une plaque d'identité, une cane des lutte et stratégie politiques.
(Cependant, il faudrait souligner que la prise de conscience, aujourd'hui
plus largement partagée, de la corrélation entre conscience et appartenance
de groupe a représenté un pas en avant fondamental : c'est un peu la version
postmoderne de cette théorie de l'idéologie inventée ou découverte par
Marx, qui posait comme postulat la relation formatrice entre conscience
et appartenance de classe. Ce développement nouveau ou postmoderne
reste progressif dans la mesure où il dissipe les dernières illusions relatives
à l'autonomie de la pensée, même si la dissipation de ces illusions peut
révéler un paysage totalement positiviste d'où s'est complètement évaporé le
Conclusion 447

négatif sous la ferme précision de ce qui a été qualifié de « raison cynique»,


à mon avis, la méthode qui permet de prémunir une saine sociologisaaon
du culturel et du conceptuel contre sa désintégration dans les pluralismes
consuméristes plus obscènes du capitalisme tardif passe par la stratégie
philosophique adoptée par Lukics pour le développement d'une analyse
idéologique de classe - c'est-à-dire, de généraliser son analyse des liens
constructiis entre la pensée et un point de vue de classe ou de groupe,
respectivement, et de projeter une théorie philosophique du point de
vue, dans laquelle la production générative, ou point de transfert entre
conceptualité et expérience collective, se voit mise au premier plan.)
Ce qui porte parfois maintenant le nom de « professionnalisme »
représente à l'évidence une intensification supplémentaire de ce sens
« historique nouveau » du rapport entre identité de groupe et histoire, ce
qui, en un certain sens, est aussi auto-réalisanL Un examen historique de
ces disciplines ébranle, par exemple, leurs prétentions à correspondre à la
vérité ou à la structure de la réalité, car il trahit l'opportunisme de leur
façon de réadapter rapidement tel ou tel sujet chaud de l'actualité, perçu
comme problème immédiat ou comme crise (le sujet du postmodernisme
est précisément pareille crise). Ainsi, à la fin de Dangerous Currents, Lester
Thurow dépeint les économistes comme des professionnels à qui il a fallu
sauter d'un problème de l'actualité à un autre, comme dans un gymkhana,
au point que le fond, proprement dit, a semblé se dissoudre; entre-temps,
Stanley Aronowitz et ses collègues ont découvert que (malgré le décalage
dans les dispositifs institutionnels universitaires et la persistance de l'illusion
ontologique selon laquelle les départements des sciences, pris dans leur
ensemble, modèlent d'une façon ou d'une autre le monde physique)
pratiquement toute recherche dans les sciences dures implique aujourd'hui
telle ou telle forme de physique - les sciences de la vie, en dehors de la
biologie moléculaire, par exemple, étant par là même devenues aussi
archaïques que l'alchimie u .
Rien ne sert, bien sûr, de distinguer origines et validité, ni d'affirmer
patiemment que la possibilité d'attribuer une émergence historique à une
148 Élabo rations secondaires

chose ne constitue pas un argument contre son contenu de vérité (pas plus
que la chute de sa cote à la bourse de l'érudition ne témoigne de sa fausseté
essentielle). Non seulement on perçoit encore fortement l'histoire (et le
changement) comme l'opposé de la nature et de l'être, mais on voit dans ce
qui semble avoir des causes humaines et sociales (très souvent économiques)
le contraire de la structure de la réalité ou du monde. En conséquence de
quoi, se développe une sorte de réflexion historique qui lit et interprète
tout cela comme une sorte de panique autoalimentée; et il suffît de dire ce
qu'il vaudrait mieux taire - que toutes ces sciences sont dans une évolution
historique - pour que le rythme même de cette transformation historique
se retrouve intensifiée, comme si faire remarquer l'absence de terrain ou de
fondement ontologique revenait à larguer subitement toutes les amarres
qui maintenaient traditionnellement les disciplines en place. Soudain
alors, dans les départements d'Anglais, le canon, au cœur même du débat
sur son existence, se met furieusement à disparaître, laissant derrière lui
un grand tas de gravas de culture de masse et de littérature commerciale
et non-canonique de toutes sortes - une sorte de «révolution tranquille»
encore plus inquiétante que celles au Québec et en Espagne où des régimes
semi-fascistes et cléricaux se transformèrent du jour au lendemain, sous
réchauffement dû à l'impact de la société de consommation, en espaces
sociaux genre swinging sixties (chose qui paraît maintenant imminente
en Union Soviétique et remet soudain en question toutes nos idées sur le
traditionnel, sur l'inertie sociale, et sur la lente croissance des institutions
sociales d'Edmund Burke). Et surtout, nous commençons à interroger les
dynamiques temporelles de ce phénomène, qui soit se sont accélérées, soit
ont toujours été plus rapides que ce que nous avions enregistré dans notre
cerveau plus ancien.
C'est très précisément ce qui s'est aussi produit dans le monde de l'art,
et cela donne raison au diagnostic de Bonito-Oliva15 qui voit dans la fin
du modernisme la fin du paradigme moderniste développemental ou
historique où chaque position formelle se construisait dialectiquement sur
la précédente et créait un nouveau genre de production dans les espaces
Conclusion 449

vides ou à partir des contradictions. Mais cela pourrait s'enregistrer avec


un certain pathos dans une perspective moderniste : tout a déjà été fait ;
il n'y a plus d'invention formelle ou stylistique possible, l'art lui-même
est fini et doit être remplacé par la critique. Côté postmoderne, les choses
apparaissent différemment et la «finde l'histoire » signifie ici simplement
que tout est permis.
Restent alors les groupes et les identités qui leur correspondaient.
C'est précisément parce que l'économie, la pauvreté, l'art et la recherche
scientifique sont devenus « historiques » dans un nouveau sens (que quelqu'un
a mieux qualifié de néohistorique), que les SDF, les économistes, les artistes
et les scientifiques n'ont pas disparu; au contraire, la nature de l'identité de
groupe s'est modifiée et est devenue plus discutable en apparence, comme un
choix de mode. Et, en effet, il semble presque inévitable que la néohistoire,
ne pouvant canaliser ailleurs les courants de plus en plus rapides de ses flots
héraditéens, se tourne vers la mode et le marché, entendus maintenant
comme une profonde réalité ontologique économique aussi mystérieuse et
définitive que l'était autrefois la nature. L'explication néohistorique laisse
donc en place les nouveaux groupes, liquide les formes ontologiques de vérité
et manifeste un intérêt de pureformepour une circonstance plus profane, in
fine déterminante, en ancrant ses découvertes dans le marché plutôt que dans
les modifications du capitalisme. Le retour à l'histoire que l'on remarque
partout aujourd'hui nécessite un examen plus minutieux à la lumière de
cette perspective « historique » - mais il ne s'agit pas exactement d'un retour,
il s'agit plutôt, semble-t-il, de viser l'incorporation du «matériau brut» de
l'histoire et la mise à l'écart de sa fonction, une sorte d'aplatissement et
d'appropriation (dans le sens où l'on a dit dernièrement que les artistes
néo-expressionnistes allemands d'aujourd'hui ont de la chance d'avoir eu
Hider). Toutefois, l'analyse la plus systémique et abstraite de cette tendance
- vers une organisation collective enveloppant aussi bien le monde des
affaires que ses sous-prolétariats - attribue la suprême condition systémique
de possibilité de l'apparition de tous ces groupes (ce qu'on appelait ses
causalités) à la dynamique du capitalisme tardif lui-même.
450 Élabofations secondaires

C'est une dialectique objective que les populistes ont souvent trouvé
repoussante et qui a souvent été reprise de façon restrictive sous forme de
paradoxe ou de paralogisme : les groupes émergents considérés comme
autant de nouveaux marchés pour de nouveaux produits, autant de nouvelles
interpellations pour l'image publicitaire elle-même. L'industrie du fast-food
ne constitue-t-elle pas la solution inespérée - et, en même temps, sa
réalisation et son abolition, comme en philosophie - au débat sur le salaire
des tâches ménagères ? Ne faut-il pas comprendre les quotas pour les
minorités avant tout comme l'allocadon de segments de temps de télévision ?
Et la production de marchandises adaptées aux spécificités du nouveau
groupe ne constitue-t-elle pas la reconnaissance la plus vraie qu'une société
commerciale peut apporter à ses autres? Enfin, la logique du capitalisme
n'est-elle donc pas en définitive aussi dépendante de l'égalité des droits à
la consommation qu'elle ne l'était autrefois du système salarial ou d'un
ensemble uniforme de catégories juridiques applicables à tous ? Ou bien,
si l'individualisme est bien vraiment mort, le capitalisme tardif n'est-il pas
affamé et assoiffé de différentiation luhmannienne, de production et de
prolifération sans fin de nouveaux groupes et de néoethnicités de toutes
sortes, au point de le qualifier de seul mode de production véritablement
«démocratique» et, assurément, de seul mode de production «pluraliste»?
Il faut distinguer deux positions ici qui sont toutes deux erronées. D'une
part, pour une «raison cynique» proprement postmoderne et dans l'esprit
des précédentes questions rhétoriques, les nouveaux mouvements sociaux
sont simplement le résultat - événements concomitants et produits - du
capitalisme lui-même à son stadefinal,le plus désentravé. D'autre part, pour
un populisme radical-libéral, il faut toujours considérer ces mouvements
comme des victoires localisées, des succès et des conquêtes difficiles de
petits groupes de gens en lutte (qui sont eux même desfiguresde la lutte
des classes en général en tant qu'elle a déterminé toutes les institutions de
l'histoire, y compris et tout particulièrement le capitalisme). En bref, et pour
dire les choses sans détour, les «nouveaux mouvements sociaux» sont-ils les
conséquences et les contrecoups du capitalisme tardif? Sont-ils de nouvelles
Conclusion 457

unités générées par le système lui-même dans ses interminables auto-


différentiations et auto-reproductions internes ? Ou sont-ils de nouveaux
«agents de l'histoire», très exactement, qui voient le jour en résistance au
système comme formes d'opposition à ce dernier, le forçant à aller vers de
nouvelles réformes et des modifications internes à l'encontre de sa propre
logique intime? Mais c'est précisément une fausse opposition, et il ne serait
pas moins satisfaisant de dire que ces deux positions sont correctes; le sujet
crucial, c'est le dilemme théorique qui se retrouve à l'identique dans les
deux, celui d'un choix apparemment explicatif au sein de l'alternative entre
la puissance d'agir et le système. Cependant, en réalité, ce choix n'existe pas,
et les deux explications, ou modèles, - absolument incompatibles entre elles
- sont également incomparables et doivent êtrerigoureusementséparées en
même temps que, parallèlement, elles sont utilisées.
Mais l'alternative «puissance d'agir-système» n'est peut-être que ce vieux
dilemme du marxisme - volontarisme versus déterminisme - emballé dans
un nouveau matériau théorique. C'est le cas à mon avis, mais ce dilemme
ne se limite pas aux marxistes, et sa fatidique réapparition ne constitue pas
particulièrement non plus une humiliation ou une honte pour la tradition
marxiste, puisque les limites conceptuelles qu'il trahit semblent se rapprocher
des limites kantiennes de l'esprit humain. Mais, de même que l'association
du dilemme base-superstructure au vieux problème corps-esprit n'évince
ou n'affaiblit pas obligatoirement le premier, mais, au contraire, replace le
second comme anticipation déformée et individualiste de ce qui se révèle
finalement être une antinomie historique et sociale, ici aussi l'identification
de vieilles formes philosophiques annonciatrices de l'antinomie entre
volontarisme et déterminisme réécrit généalogiquement ces dernières
comme versions antérieures. Chez Kant lui-même, il est très clair que cette
« version antérieure » se présente dans la superposition et la coexistence
des deux mondes parallèles du noumène et du phénomène, mondes qui
semblent occuper rigoureusement le même espace mais dont (comme des
ondes ou des particules) seul un peut être «visé» par l'esprit à un moment
donné. Liberté et égalité chez Kant reproduisent donc une dialectique,
452 Élabo rations secondaires

somme toute, comparable à celle de «puissance d'agir» et système ou -


sous sa forme pratique, politique ou idéologique - volontarisme versus
déterminisme. Car, chez Kant, le monde phénoménal est «déterminé», du
moins dans la mesure où, en lui, les lois de la causalité régnent en maître
absolu et ne tolèrent aucune exception. La « liberté » ne saurait pas non
plus constituer une telle exception, justement, puisqu'elle évoque une
tout autre intelligibilité et n'entre tout simplement pas en compte dans
le système causal, pas même comme inversion ou négation de ce dernier.
La liberté, qui caractérise de la même manière le monde humain et social
quand ses individus sont considérés en tant que choses en soi (on ne peut
pas vraiment les considérer conceptuellement ainsi, mais les résonances
kantiennes de la période existentielle de Sartre donnent un peu idée de ce
à quoi cela pourrait ressembler, même si toute la question du noumène est,
précisément, qu'il ne peut pas « ressembler» à quoi que ce soit), ne peut, en
ce sens, se comprendre que comme code alternatif de ces mêmes réalités
qui sont également causales (dans un autre monde). Kant nous a montré
que nous ne pouvons espérer utiliser ces codes ensemble, ou les coordonner
sérieusement d'une quelconque manière, et par-dessus tout, qu'il serait vain
(et métaphysique) de les assembler à coup de marteau en une «synthèse».
Il ne laisse pas exactement entendre, je crois, que nous sommes, de ce fait,
condamnés à une alternance entre eux ; mais cela semblerait être la seule
conclusion à tirer.
Un précurseur encore plus ancien de cette version kantienne de ce que
serait l'antinomie entre changement historique et praxis collective ramène
notre attention vers une caractéristique assez différente de ce dilemme,
dans la mesure où cette version - plus activement éthique que celle de
Kant (qui présuppose simplement l'existence et la possibilité d'une bonne
conduite) - cherche, un peu dans la détresse, à réconcilier «causalité»,
ou «déterminisme», avec la possibilité même de l'action. Le débat sur la
prédestination16 est, bien sûr, plus spectaculairement contradictoire que
les formes bourgeoises et prolétariennes plus tardives et plus séculières que
nous avons examinées chez Kant et Marx; la maladresse de ses «solutions»
Conclusion 453

est plus gênante pour une mentalité moderne. Néanmoins, une conception
du pansynchronisme divin de l'anticipation providentielle ou de l'entière
prédestination de tous les actes de l'histoire constitue certainement la
première forme mythifiée par laquelle les gens (en Occident) ont tenté de
conceptualiser la logique de l'histoire dans son ensemble et de formuler ses
interrelations dialectiques et son telos. Se demander alors comment faire
cadrer la nécessité de mes actes futurs avec une quelconque obligation active
de me battre pour faire en sorte qu'ils soient justes revient à capter la même
anxiété que celle à laquelle se trouveront plus tard confrontés les activistes
politiques quand une doctrine des nécessité et inévitabilité historiques
semblera sur le point d'ébranler leur résolution militante. L'équivalent du
célèbre reductio adabsurdum de James Hogg (où l'un des élus conclut qu'il
est donc libre de commettre n'importe quel crime ou n'importe quel outrage
qui lui passe par la tête'7) se révélerait alors être -mutadis mutandis- la
figure en apparence plus respectable du Kathdersozialist, ou peut-être des
«renégats» et révisionnistes de la Deuxième Internationale.
Pourtant, il paraît possible que les idéologues du débat sur la
prédestination aient trouvé une « solution » nettement moins ridicule après
un peu de réflexion qu'on ne pourrait de prime abord le supposer et qui se
montre, en outre, véritablement dialectique ou, à tout le moins, fait preuve
d'une grande et admirable créativité dans l'imagination philosophique.
« Les signes extérieurs visibles d'une élection intérieure » : la formule a le
mérite d'inclure et de reconnaître une liberté qu'elle retourne et contourne
en même temps. Son authentiquerigueurconceptuelle résout le problème
en le disqualifiant tout l'amenant sur un plan plus élevé: votre libre choix
de l'action juste ne vous qualifie pas alors à l'élection ou ne vous donne le
droit au salut, mais il en est le signe et la marque extérieure. Votre liberté et
votre praxis sont par conséquent elles-mêmes enveloppées dans le schème
«déterministe» plus vaste qui prévoit justement votre capacité à faire
cette rencontre déchirante avec le libre choix. La distinction ultérieure
entre individuel et collectif peut alors préciser cette vieille mécanique de
clarification, puisqu'on voit un peu mieux comment est donnée, au sein du
454 Élaborations secondaires

développement du collectif lui-même, la véritable condition de possibilité


de l'engagement individuel et de l'action. En ce sens, il n'y a absolument pas
d'alternadve entre volontarisme et déterminisme (ce qui est exactement ce
que les théologiens cherchaient à soutenir) : votre engagement dans la praxis
n'est donc pas une réfutation de la doctrine des circonstances objectives (la
situation étant ou n'étant pas « mûre ») mais, au contraire, témoigne de cette
dernière de l'intérieur et la confirme, étant lui-même pleinement un produit
des circonstances sociales autant que la praxis collective, exactement comme
le volontarisme «infantile» ou suicidaire la confirme en sens contraire. Il
est clair que cette distinction ne résout rien du point de vue individuel
ou existentiel, car, comme la « ruse de la raison » de Hegel ou la « main
invisible » d'Adam Smith (sans parler de la Fable des abeilles de Mandeville),
toute la question est avant tout de suivre sa nature et sa passion. On peut
avoir un bref aperçu de ce moment où le «déterminisme», ou une logique
collective de l'histoire, s'enroule autour de ces choix et ces passions et les
inclut à nouveau sur un plan plus élevé lorsque nous nous disons que
non seulement ces passions et valeurs sont elles-mêmes sociales mais que
la propension même à être démoralisé et découragé par une logique des
circonstances, avec son appropriation comme excuse et alibi à la passivité et
au retrait temporisateur, est également sociale et est donc prise en compte
dans cette perspective plus large, tout en restant encore un libre choix au sens
individuel. Autrement dit, la réaction de chacun à la nécessité est elle-même
une expression de liberté.
En attendant, les deux versions que nous avons examinées, la théologique
et la dialectique, semblent toutes deux tricher avec le présent et ses choix
déchirants en déplaçant la perspective aux extrêmes fins du temps, la
théologie étendant vers l'avant toute chose à partir d'un début où, dès
l'origine, tout est prédit, et la dialectique «prenant son envol à la tombée
de la nuit» et se prononçant sur la nécessité historique de ce qui s'est déjà
produit (si ça s'est passé comme ça, c'est que ça devait se passer comme ça).
Mais ce qui devait se passer inclut toutes les formes de la « puissance d'agir»
individuelle, et surtout les convictions quant à sa propre liberté et sa propre
Conclusion 461

efficacité. C'est une fable que l'on peut raconter en sens inverse, peut-être,
sur la Révolution cubaine : on sait que le vieux parti communiste cubain omit
d'y participer jusqu'à un moment très tardif, à cause de son appréciation de
sa « possibilité historique objective». On peut alors en déduire une leçon un
peu facile sur l'effet débilitant d'une croyance en I'inévitabilité historique
et les capacités énergisantes de certains volontarismes. O'un point de
vue plus large, il a été soutenu que18, quelles qu'aient été, dans le feu des
événements, l'appréciation immédiate et la décision pratique du parti, son
travail parmi les ouvriers cubains dans les décennies précédentes joua un
rôle inestimable dans la victoire révolutionnaire finale dont il n'était pas
lui-même immédiatement responsable. La création d'une culture et d'une
conscience révolutionnaires - suivant les grandes lignes de l'image de Marx
de «taupe de l'histoire» - est, non moins que la lutte finale, une forme de
puissance d'agir : mais elle constitue également un élément des circonstances
objectives et des nécessités historiques qui, sous l'angle plus immédiat de la
praxis, paraissent incompatibles avec l'action et la «puissance d'agir».
Pareilles « solutions philosophiques », qui procèdent, comme nous l'avons
dit, par différentiation de codes et modèles incompatibles (et que j'ai tenté de
reformuler dans la doctrine des niveaux (doctrine oflevels) dans The Political
Unconscious), persistent dans le monde phénoménal, bien sûr, et sont donc
susceptibles de transformation en alibis idéologiques : toute science est aussi
nécessairement une idéologie dans un seul et même temps, dans la mesure où
nous ne pouvons que prendre la position du sujet individuel, position dans
laquelle on chercherait en vain d'échapper aux perspectives de la subjectivité
individuelle. Néanmoins, cette proposition se rapporte clairement et
immédiatement à la question des «nouveaux mouvements sociaux» et de
leurs relations avec le capitalisme en ce sens qu'elle apporte la possibilité
simultanée d'un engagement politique actif et d'une contemplation et un
réalisme systémiques désabusés et non un choix stérile entre les deux.
Cependant, si l'on objecte que le dilemme ou l'antinomie philosophique
que l'on a ici évoquée ne vaut que pour le changement absolu (ou révolution),
et que ces problèmes disparaissent lorsque l'on rabaisse ses prétentions
456 Élabo rations secondaires

à des réformes ponctuelles et aux luttes quotidiennes de ce que nous


pourrions appeler métaphysiquement une sorte de politique locale (où
les perspectives systémiques ne tiennent plus), on aura repéré la question
capitale de la politique du postmoderne ainsi que l'enjeu suprême du débat
sur la « totalisation ». Une ancienne politique cherchait, pour ainsi dire, à
coordonner les lunes locales et globales et à attribuer à la première occasion
de lune locale une valeur allégorique, à savoir celle de représenter la lune
globale et de l'incarner dans un ici-et-maintenant par là même transfiguré.
La politique ne marche que lorsque ces deux plans peuvent être coordonnés ;
autrement ils panent à la dérive chacun de leur côté, pour l'un, dans une
lutte abstraite, désincarnée et vite bureaucratisée, pour et autour de l'état, et,
pour l'autre, dans une série proprement interminable de sujets voisins dont
la «mauvaise infinité» aboutit, dans le postmodernisme où c'est la dernière
forme de politique qui reste, par être investie d'un peu du darwinisme social
de Nietzsche et de l'euphorie volontaire d'une révolution métaphysique
permanente. Pour ma part, je pense que cette euphorie est une formation
compensatoire dans une situation où, pour un temps, une politique
authentique (ou «totalisante») n'est plus possible; il est nécessaire d'ajouter
que ce que son absencefaitperdre, la dimension globale, est très précisément
la dimension de l'économique proprement dit, la dimension du système, de
l'entreprise privée et de la recherche du profit qu'on ne peut attaquer à un
niveau local. Je crois, en attendant, qu'il sera politiquement fructueux, et cela
constituera toujours une forme modeste de vraie politique en soi, de prêter
justement une attention vigilante à ces symptômes comme le déclin de la
visibilité de la dimension globale, la résistance idéologique au concept de
totalité, et ce rasoir épistémologique du nominalisme postmodeme qui coupe
à ras les abstractions apparentes telles que le système économique et la totalité
sociale, si bien que le «purement particulier», éclipsant le «général» (sous
forme de mode de production), se substitue à une anticipation du «concret».

Que les « nouveaux mouvements sociaux » soient postmodernes, en


tant qu'effets et conséquences du «capitalisme tardif», est quasiment une
tautologie qui ne possède aucune fonction d'évaluation. Ce que l'on définit
Conclusion 457

parfois comme une nostalgie pour la politique sociale d'un ancien type a, en
général, plus de chances d'être simplement une «nostalgie» de la politique
tout court ; étant donné la façon dont les périodes d'intense politisation et les
périodes ultérieures de dépolitisation et de retrait se modèlent sur les hauts
et les bas des grands rythmes économiques du cycle des affaires, définir ce
sentiment comme une nostalgie est à peu près aussi pertinent que de qualifier
la faim physique avant un repas de « nostalgie de la nourriture».

5. L'angoisse de l'utopie

Le point sur lequel on peut être en désaccord avec la formulation


programmatique de certains idéologues de la politique postmoderne doit
probablement se situer dans le contenu des ces affirmations plutôt que
dans leur forme. La description exemplaire par Ladau et Mouffe de la
manière dont la fonction politique de l'alliance - dans l'établissement d'un
axe d'«équivalence» autour duquel les partis s'organisent - n'a rien à voir,
comme ils le soulignent eux-mêmes, avec le contenu des questions autour
desquelles l'équivalence est construite. (Ils tiennent compte, par exemple,
de la possibilité théorique que, dans une conjoncture spécifique et unique,
« ce qui se passe sur tous les plans de la société... [puisse être] complètement
déterminé par ce qui se passe sur le plan de l'économie". ») Très souvent,
à l'évidence, l'équivalence est boulonnée sur des questions ne relevant
pas des classes sociales, comme l'avortement ou l'énergie nucléaire. Ce
que soutiennent les «nostalgiques de la politique de classe» dans de telles
circonstances, ce n'est pas que ces alliances sont «mauvaises», quoi que cela
signifie, mais qu'elles ne sont, en général, pas aussi durables que celles qui
s'organisent autour des classes sociales ; ou, mieux encore, que lorsqu'elles se
développent vers la conscience de classe ces alliances deviennent des forces
et des mouvements plus durables. Comme d'infortunés porte-drapeau
postmodernes m'ont à l'occasion accusé de «désavouer» les mouvements
qui ne se fondent pas sur les classes sociales et d'avoir plutôt recommandé
456 Élaborerions secondaires

la Rainbow Coalition20, il faudrait ici noter que l'aventure de Jackson est à


cet égard exemplaire, étant donné qu'il est rare qu'il fasse un discours dans
lequel l'expérience de la classe ouvrière ne se voit pas «construite» comme
la médiation autour de laquelle l'équivalence de la coalition doit trouver
sa cohésion active. Mais c'est justement ce que visent la rhétorique de la
politique de classe et le langage de la totalisation, une opération que Jackson
a quasiment réinventée pour notre époque dans le domaine politique.
Quant à la « totalisation » elle-même - à l'évidence, pour les postmodernistes,
l'un des vices résiduels les plus sordides à extirper de la vitalité et la santé
populistes de la nouvelle ère - de simples individus, comme Humpty
Dumpty, ne peuvent lui faire dire ce qu'ils veulent, mais les groupes eux le
peuvent, et, face à la doxa actuelle (« 'totaliser' ne signifie pas simplement
unifier, mais plutôt unifier en ne perdant pas de vue le pouvoir et le contrôle ;
en tant que tel, ce mot attire l'attention sur les relations de pouvoir cachées
derrière nos systèmes humanistes et positivistes d'unification de matériaux
disparates, fussent-ils esthétiques ou scientifiques21 »), on ne peut que
patiemment réexaminer la vraie histoire de ce mot - un peu comme on se
porte au secours d'histoires de minorités ou de sous-prolétariats tombés dans
l'oubli - et, après, n'en parlons plus.
Il faut, dès le départ, nettement distinguer ce terme - trouvaille sartrienne
liée au projet de la Critique de la raison dialectique - de cet autre mot
stigmatisé, totalité, sur lequel je reviendrai ultérieurement. En effet, si le
mot totalité paraît parfois laisser penser que l'on peut accéder à une vue
plongeante sur le tout, qui est aussi la Vérité, alors le projet de totalisation
implique exactement l'opposé et prend comme prémisse l'impossibilité
pour les sujets humains individuels et biologiques de concevoir une telle
position, sans parler de l'adopter ou d'y accéder. « De temps en temps, a
écrit Sartre quelque part, vousfaitesune conclusion partielle ». D'un certain
point de vue, la conclusion, aussi partielle que nécessaire, marque le projet
de totalisation comme réponse au nominalisme (j'en discuterai plus loin,
avec une référence particulière à Sartre). C'est donc cette situation historique
et sociale concrète qu'il faut évoquer en premier dans les totalisations du
Conclusion 459

modernisme et les «guerres à la totalité» du postmodeme, avant d'en venir


aux éventuelles réponses à y apporter.
Si la signification d'un mot, c'est son usage, alors nous pourrons mieux
saisir la « totalisation » chez Sartre à travers sa fonction - envelopper les
deux activités humaines de la perception et de l'action et leur trouver un
plus peut dénominateur commun. Plus jeune, Sartre avait déjà combiné
ces deux activités au moyen de l'un de leurs traits dominants sous le
concept de négation et de néantisation, étant donné que, pour lui, tant
la perception que l'action étaient des formes à travers lesquelles le monde
effectivement existant était nié et transformé en quelque chose d'autre
(les complications occasionnées par le fait d'affirmer cela à propos de la
perception - ou cognition - font partie du fardeau de son grand livre de
jeunesse, L'Imaginaire, dans lequel, par exemple, la perception sensible se
caractérise par la conscience très nette que la couleur ou la texture n'est,
avant tout, pas moi, pas conscience). La « néantisation » était donc pour le
Sartre de L'Être et le Néant d'ores et déjà un concept totalisant pour ainsi
dire, puisqu'il tendait à unifier les deux domaines de la contemplation
et de l'action en vue de dissoudre le premier dans le second. Ce qui fut
renforcé par l'équivalent proposé ultérieurement de « praxis », sous lequel
la perception et la pensée furent également subsumées (à l'exception des
tentative bourgeoises particulièrement spécialisées dans ces deux domaines
pour échapper à cette subsomption humiliante). Une image persistante
de la psychologie Gestalt va maintenant se montrer utile pour préciser
les avantages de ce nouveau mot « totalisation » en tant qu'équivalent à la
«praxis» elle-même; on ne peut nier que le concept est en partie conçu
pour faire ressortir l'unification propre à l'action humaine, et souligner
la manière dont on peut aussi envisager ce qu'on appelait autrefois la
négation comme la fabrication d'une nouvelle situation - unification d'une
construction mentale, mise en corrélation d'une idée nouvelle avec les
anciennes, sécurisation active d'une perception nouvelle, qu'elle soit visuelle
ou auditive, et sa conversion forcée en une forme nouvelle. Totaliser chez
Sartre est, à proprement parler, ce processus par lequel un agent, activement
460 Élabo rations secondaires

poussé par le projet, nie l'objet ou l'item spécifique et le réincorpore dans le


projet-encours plus vaste. Philosophiquement, et sauf véritable mutation de
l'espèce, il est difficile de voir comment l'activité humaine dans le troisième
stade, postmoderne, du capitalisme pourrait échapper ou se soustraire
à cette formule très générale, même si certaines des images idéales du
postmodernisme - la schizophrénie surtout - soient clairement calculées
pour la désapprouver et rester inassimilable et insubsumable. Quant au
« pouvoir», il est tout aussi clair que la praxis ou la totalisation vise toujours à
sécuriser la maîtrise précaire ou la survie fragile d'un sujet encore plus fragile
au sein d'un monde qui, autrement, serait complètement indépendant et ne
saurait être sujet aux caprices ou désirs de quelqu'un. Je suppose qu'on peut
soutenir que ceux qui sont privés de pouvoir ne veulent pas le pouvoir, que «la
Gauche veut perdre », comme Baudrillard le dit jadis, que, dans un tel univers
corrompu, l'échec et la faiblesse sont plus authentiques que les «projets» et
les «conclusions partielles». Je doute toutefois que beaucoup de gens aient
réellement un tel sentiment ; pour être totalement digne d'admiration, il
faudrait certainement absolutiser une telle attitude jusqu'au Bouddhisme;
quoi qu'il en soit, il est tout aussi évident que ce ne fut pas la leçon que nous
donna la campagne de Jackson. Pour ce qui est des images alarmistes de 1984,
elles sont encore plus saugrenues dans la période Gorbatchev qu'elles ne
l'étaient avant; et c'est, pour le moins, une opération difficile et contradictoire
que de proclamer la mort du socialisme et, dans le même souffle, de donner
des images à vous glacer les os sur sa soif de sang totalitaire.
Il semblerait donc plus plausible de décoder l'hostilité au concept de
« totalisation » comme un rejet systématique des idées et idéaux de la praxis
en tant que telle, ou du projet collectif22. Quant à son parent, son cognât
idéologique évident, le concept de « totalité », nous verrons plus tard qu'il
faut l'entendre comme une forme philosophique de la notion de « mode
de production », notion qu'il semblerait pour le postmoderne tout aussi
stratégique d'éluder ou d'exclure.
Mais il faut dire un dernier mot sur certains des déguisements
plus philosophiques de ces controverses, dans lesquelles « totalité » et
Conclusion 461

«totalisation», indistinctement confondues, sont considérées comme


les signes, non plus même d'un stalinisme de l'esprit, mais plutôt d'une
survivance proprement métaphysique, avec des illusions de vérité, un
bagage de principes premiers, un appétit scolaire pour le «système» au sens
conceptuel, un désir de clôture et de certitude, une foi dans la centralité,
un attachement à la représentation, et bon nombre d'autres mentalités
datées. Il est curieux que, simultanément aux pluralismes defraîchedate du
capitalisme tardif, mais dans le déclin tangible de toute praxis ou résistance
politique active, de tels formalismes absolus commencent à faire leur chemin ;
ils diagnostiquent la survivance du contenu dans une opération intellectuelle
donnée comme étant la marque révélatrice d'une « croyance » dans un ancien
sens, comme la tache laissée derrière elle par l'existence ininterrompue
d'axiomes métaphysiques et de préssuppositions illicites n'ayant pas encore,
selon le programme fondamental des Lumières, été supprimés. Il est clair
que le marxisme (notamment en raison de sa proximité avec John Dewey
et avec un certain pragmatisme) doit avoir beaucoup de compassion pour
la contestation des présuppositions cachées, qu'il identifie toutefois comme
étant de l'idéologie, exactement comme il démasque comme étant de la
« réification » le fait de privilégier un type donné de contenu. La dialectique
n'est en tout cas pas exactement une philosophie en ce sens, mais plutôt cette
autre chose singulière qu'est une « unité de théorie et de pratique». Son idéal
(qui, comme on le sait, implique tout à la fois la réalisation et l'abolition de
la philosophie) n'est pas l'invention d'une philosophie meilleure cherchant
- par opposition à toutes les célèbres lois de Gôdel - à se passer totalement
de prémisses, mais est plutôt la transformation du monde naturel et social
en une totalité significative de telle sorte que cette «totalité», sous la forme
d'un système philosophique, ne soit plus nécessaire.
Mais il y a un argument existentielfréquemmentdissimulé et présupposé
dans ces attitudes anti-utopiques désormais traditionnelles qui sont
déclenchées par tout un éventail de termes indifféremment stigmatisés
- du mot «identité», tel qu'il est postulé dans la philosophie de l'École
de Francfort jusqu'au langage apparenté de « totalisation » (Sartre) et de
fc^orattons secondaires

«totalité» (Lukacs) déjà abordé ici - mais aussi, et surtout, par le langage
même de l'utopie, généralement reconnu maintenant comme le nom de
code de la transformation systémique de la société contemporaine. Cet
argument dissimulé postule que la (in ou le terme maître de tous ces thèmes
est telle ou telle variante de la notion toujours essentiellement hégélienne de
« réconciliation » ( Venôhnun$ ; c'est-à-dire, l'illusion de la possibilité d'une
ultime réunion entre un sujet et un objet radicalement séparés ou étrangers
l'un à l'autre, ou même (ce terme laissant transparaître ce qu'il doit aux
analyses schématiques et résumées de Hegel dans les manuels) à une nouvelle
«synthèse» entre eux. Le mot « réconciliation » en ce sens s'assimile alors à
telle ou telle illusion ou métaphysique de la présence, ou son équivalent dans
d'autres codes philosophiques postcontemporains.
Par conséquent, la pensée anti-utopique implique ici une médiation
capitale qu'elle n'exprime pas toujours clairement. Elle soutient que l'illusion
collective ou sociale de l'utopie, ou d'une société radicalement différente,
est défectueuse d'abord et avant tout parce qu'elle est investie d'une illusion
personnelle ou existentielle qui est elle-même défectueuse dès le départ.
Selon cet argument plus sérieux, c'est parce que les métaphysiques de
l'identité sont à l'œuvre partout dans la vie privée que leur projection sur la
politique et le social est impossible. Certes, ce raisonnement, implicite ou
explicite, trahit une très vieille idée bourgeoise du collectif et du politique
comme irréels, comme un espace sur lequel on projette de façon pernicieuse
les obsessions subjectives et privées. Mais cette notion est aussi l'effet de
la scission entre l'existence publique et l'existence privée dans les sociétés
modernes et peut prendre des formes atténuées, familières, comme la
qualification du mouvement étudiant en termes de révolte œdipienne. La
pensée contemporaine anti-utopique a toutefois échafaudé des arguments
beaucoup plus complexes et intéressants sur cette base en apparence éculée
et peu prometteuse.
En attendant, les conséquences pratiques de ce premier passage, qui
condamne une vision politique sur la force de l'illusion existentielle,
nécessitent des réponses d'un type différent qui ne seront pas développées
Conclusion 463

ici. La plus importante de ces conclusions est que la réflexion utopique -


quoique inoffensive en apparence, sinon tout à fait inefficace - est en réalité
dangereuse et mène, entre autres choses, aux camps de Staline, à Pol Pot, et
aux « massacres » (récemment redécouverts durant la période du Bicentenaire)
de la Révolution Française (ce qui nous ramène immédiatement à la pensée
toujours essentielle d'Edmund Burke, le premier à nous avoir alertés sur la
violence qui naissait inéluctablement de l'orgueil démesuré des tentatives
humaines de trafiquer et de transformer le tissu organique de l'ordre social
existant).
Une «conclusion» plutôt différente coexiste souvent avec cette dernière,
et c'est la peur, le fantasme libidinal que la société utopique, l'utopique
«réconciliation du sujet et de l'objet», sera d'une certaine manière un lieu
de renonciation, de simplification de la vie, d'effacement de l'excitante
différence urbaine et de silence imposé au stimulus sensible (les peurs du
refoulement et du tabou sexuel se déploient ici explicitement), et, au final,
un lieu de retour à des formes villageoises «organiques» simples d'«idiotie
rurale », d'où l'on a amputé de tout ce qui présentait une complexité
intéressante sur la «civilisation occidentale». Cette peur ou angoisse relative
à l'«utopie» est un phénomène idéologique et psychologique concret
qui nécessite en soi une enquête sociologique. Quant à son expression
intellectuelle, Raymond Williams l'a liquidée en peu de mots en répliquant
que le socialisme sera, non pas plus simple, mais beaucoup plus compliqué
que le capitalisme ; et qu'imaginer la vie quotidienne et l'organisation d'une
société dans laquelle, pour la première fois dans l'histoire humaine, les êtres
humains maîtriseraient pleinement leurs propres destinées, impose à l'esprit
des exigences sévèrement difficiles pour les sujets du «monde administré»
actuel et, souvent, inexplicablement effrayantes.
Mais formuler les choses ainsi, c'est aussi rappeler que c'est l'idéal socialiste
qui cherche à en finir avec la métaphysique et à projeter les premiers
éléments d'une vision d'un «âge humain» réussi, débarrassé de la «main
invisible» de Dieu, de la nature, du marché, de la hiérarchie traditionnelle et
de la direction charismatique. Et ce n'est pas la moindre des contradictions
464 Éleborations secondaires

des positions anti-utopiques contemporaines que de projeter sur un idéal


politique séculier cherchant, en fait pour la première fois, à en terminer avec
l'autorité métaphysique sur le plan de la société humaine, ce qui est identifié
(tout àfaitcorrectement) au sein des illusions existentielles de réconciliation
et de présence comme étant métaphysique.
Cependant, il faut localiser le contenu philosophique de la pensée
anti-utopique dans ce que nous avons appelé son étape intermédiaire, à savoir,
la confirmation de l'«identité» avec telle ou telle forme de «réconciliation»
dialectique à laquelle nous revenons maintenant. Ironiquement, la force de
ce moment de l'argument est elle-même relativement dialectique, puisque,
ce qui est généralement mis en avant, ce n'est pas l'expérience immédiate de
réconciliation ou de présence - pour laquelle rares sont ceux à revendiquer
une véritable existence à l'exception de mystiques en tout genre - mais plutôt
le mal fait par l'illusion de la possibilité de son existence future, ou, ce qui
revient au même, mais constitue sa présupposirion logique, son implication
dans nos concepts de travail. Ainsi, pour prendre en premier ce second
danger, des concepts tels que «sujet» et «objet» seront entachés par la façon
dont ils semblent impliquer, et donc avoir pour fondement logique, une idée
de « réconciliation » du sujet et de l'objet qui est illusoire. Par conséquent,
ceux qui manipulent de tels concepts «dialectiques» - quoi qu'ils viennent
dire sur les possibilités concrètes de réconciliation (et aucun lecteur d'Adorno
ne trouvera beaucoup de réconfort tout au long de ces lignes) - perpétuent
néanmoins, par implication logique, la « synthèse » fondationnelle cachée
dans ce qui semble ensuite se résoudre dans un modèle quasi narratif ou
même historique - un moment d'« unité primale» avant la séparation du
sujet et de l'objet, un moment d'unité réinventée à la fin des temps quand
sujet et objet sont à nouveau «réconciliés». Une triade nostalgique-utopique
apparaît donc, qui est trop facilement identifiée comme étant la «vision
de l'histoire » marxiste : un âge d'or avant la chute, c'est-à-dire avant la
dissociation capitaliste, que l'on peut placer où l'on veut, au choix, dans
le communisme primitif ou la société tribale, dans la polis grecque ou de
la Renaissance, dans la communauté agricole de n'importe quelle tradition
Conclusion 465

nationale ou culturelle précédant l'émergence du pouvoir étatique; puis


l'«âge moderne», autrement dit le capitalisme; et ensuite, pour prendre sa
place, on peut faire appel à n'importe quelle vision utopique. Mais la notion
de «chute» dans la civilisation, dans le moderne, dans la «dissociation de la
sensibilité», est plutôt, à moins que je ne me trompe, un trait de la critique
de droite du capitalisme qui est antérieur à Marx, dont la version la plus
familière pour les humanistes reste la vision de l'histoire chez T. S. Eliot, alors
que la conception marxienne d'une multiplicité de « modes de production »
rend ce récit nostalgique et triadique relativement impensable.
Dans le cas d'Adorno et de Horkheimer, par exemple, l'originalité
même de leur conception d'une « dialectique de la raison » est qu'elle
exclut tout commencement, ou premier terme, et décrit spécifiquement
«les Lumières» comme un processus de «toujours-déjà» dont la structure
repose très précisément sur la génération de l'illusion que ce qui l'a précédé
(qui était aussi une forme de Lumières) était ce moment « originel » du
mythe, cette union archaïque avec la nature que la vocation des Lumières
est « propre » à annuler. Par conséquent, si l'important est de raconter
une histoire historique, il faut interpréter Adorno et Horkheimer comme
postulant un récit sans commencement où la «chute», ou dissociation,
a toujours été déjà là. Si, cependant, nous décidons de réinterpréter leur
livre comme un diagnostic sur les particularités et les limites et pathologies
structurelles d'une vision ou d'un récit historique, alors nous pourrions bien
conclure, de manière quelque peu différente, que l'étrange image rémanente
de l'« unité primitive » semble toujours être projetée après coup sur un
présent quelconque que le coup d'oeil historique établit comme son passé
« inévitable », et qui disparaît sans laisser de trace quand un regard frontal se
déplace sur lui à son tour.
La version phare de Derrida sur ce sujet, axée sur celle, primordiale, de
Rousseau, est plus subtile et compliquée que l'analyse exposée ci-dessus,
puisqu'elle ajoute au tableau le langage utilisé par les utopistes pour évoquer
cet état dépourvu, par définition, de langage. Ici, la confusion conceptuelle
et l'erreur philosophique (les questions de «conscience» et de pensée) sont
466 Élabo rations secondaires

remplacées par les victimes des structures grammaticales qui ne peuvent


se plier à ce que le «penseur» utopiste leur demande de faire, à savoir,
obtenir une chose radicalement dilférente de son propre présent de parole
et d'écriture. En attendant, ce « présent » de parole et d'écriture étant
lui-même illusoire (puisque les phrases doivent évoluer dans le temps selon
les lois du cercle herméneutique), on peut difficilement y faire appel pour
donner une quelconque image adéquate d'un présent ou d'une présence
ailleurs dans le « temps ». On a souvent enrôlé la conception de Derrida
de la supplémentarité dans l'arsenal polémique d'armes et arguments
anti-utopiques ; il serait peut-être préférable maintenant de voir si on ne
pourrait pas l'interpréter de manière un peu différente comme un ensemble
de conséquences àtirerde la phrase elle-même.
Si l'on projette cependant cette position hors du domaine linguistique sur
le domaine existentiel, sous la forme d'une sorte d'« idéologie» derridienne,
cette position sur la « réconciliation » s'assemble avec d'autres versions dans
une sorte d'éthique de la temporalité qui est mieux dramatisée dans un
langage sartrien plus ancien (même si l'héritage sartrien de cette réflexion
fut obscurci, pour ne pas dire occulté, par la rupture énergétique entre le
structuralisme émergent et la phénoménologie sartrienne). Dans L'Être et le
Néant, par exemple, la «présence» ou la réconciliation entre sujet et objet est
présentée comme l'inévitable mais impossible aspiration (de l'« être-pour-soi »
ou conscience) à incorporer la plénitude stable de l'« être-en-soi » des choses :
ce qui constitue avant tout la conscience est précisément cette aspiration
à absorber l'« être » sans devenir en fait complètement une chose, ou,
autrement dit, mourir. Toute temporalité humaine est animée par ce mirage
de la plénitude de la réconciliation sujet-objet, juste hors de portée là devant
nous : et l'avantage de la terminologie phénoménologique de Sartre est
précisément d'élargir ce drame bien au-delà du purement épistémologique
ou esthétique, et de le montrer à l'œuvre absolument autant dans les
interstices et les micrologies de la vie quotidienne que dans les positions et
les conflits métaphysiques les plus larges. Ainsi, simplement boire un verre
d'eau en ayant soif déploie une imminence spectrale de la plénitude de la
Conclusion 467

soif étanchée qui s'évanouit ensuite dans le passé sans parvenir à réalisation.
Ce mirage de l'être, qui gouverne aussi nos ambitions et nos goûts, notre
sexualité et nos façons de traiter les autres, nos loisirs aussi bien que notre
travail, inspire alors un diagnostic et une éthique qui peuvent aisément se
traduire en diagnostic et éthique « textuels » ou déconstructifs : à savoir,
l'effort d'imaginer une manière de v i v T e qui pourrait radicalement éviter ces
illusions déjà conçues comme métaphysiques chez Sartre : une vie dans le
temps capable de se passer de l'aspiration à devenir le « en-soi-pour-soi » (« ce
que les religions appellent Dieu»), et cela jusqu'à la microstructure même de
nos gestes et sentiments les plus minuscules. Cet idéal éthique d'existence
humaine anti-transcendante (que Sartre nomme « authenticité» et que ses
propres suites philosophiques fragmentaires furent incapables de développer
pleinement en termes d'existence purement individuelle) est certainement
une des plus éclatantes de toutes les visions des Lumières post-nietzschéennes
qui traquent la religion, la métaphysique et la transcendance dans les espaces
et événements apparemment les plus profanes d'un monde modeme qui n'est
«éclairé» qu'en apparence. Tout cela entretient un rapport bien plus étroit
avec l'examen derridien minutieux du métaphysique qu'avec la conception
d'Adomo sur les Lumières. Ce dernier admire manifestement Sartre mais
rejette implacablement les focalisations individuelles de la réflexion et de
l'analyse existentielles, qui sont pour lui inséparables de l'oeuvre de ce grand
adversaire politique et existentiel qu'est Heidegger.
Cependant, la question qu'il vaut la peine de se poser aujourd'hui à
propos de cette vision apparemment utopique et irréalisable d'une existence
authentique ou « textualisée » en plein postmodernisme, c'est si elle ne est
pas déjà, dans un certain sens, réalisée socialement, et si ce ne serait pas très
exactement une de ces transformations de la vie quotidienne et du sujet
psychique désignées par le terme postmodeme. Dans ce cas, la critique des
ombres et traces métaphysiques qui persistent au sein de la modernité se
retourne paradoxalement dans une reproduction de ce véritable triomphe
postmodeme sur les vestiges métaphysiques du moderne, où en appeler à
la perte de toute illusion sur l'identité psychique ou le sujet centré, à l'idéal
474 Élaborations secondaires

éthique d'une bonne vie moléculaire « schizophrénique » et à l'abandon brutal


du mirage de la présence pourrait bien se révéler constituer une description
de la façon dont nous vivons maintenant, plutôt que sa réprobation ou sa
subversion. La vie d'Adorno prit fin au seuil de ce «monde nouveau» dont
il n'eut la vision que par intermittence, et sur un mode prophétique; mais
sa position sur l'impossibilité de la transcendance et de la métaphysique
reste instructive, ne serait-ce que pour qu'il soit clair qu'en déplorer le
trépas n'est pas forcément conservateur ou nostalgique ; car il ne vit pas
dans la perte de la vocation métaphysique et spéculative de la philosophie
un programme pour restaurer la seconde sur le mode du « comme si », mais
plutôt le symptôme historique suprême de la technocratisation de la société
contemporaine.
Il y a toutefois une autre conclusion à tirer de ce long excursus dans les
présuppositions existentielles de la pensée contemporaine anti-utopique, car
il laisse penser que, plutôt que defaireconfluer la métaphysique individuelle
et existentielle de la présence, de la plénitude ou de la « réconciliation »
avec la volonté politique de transformer le système social lui-même, il
nous faut briser le lien entre les deux. Que la vision politique d'une société
radicalement différente était d'une certaine manière une projection de
la métaphysique personnelle de l'identité et devait, par conséquent, être
abandonnée avec cette dernière fut la prémisse non-examinée de ce nouveau
conservatisme. Politiquement et idéologiquement, cependant, la situation
est en fait renversée; et c'est le pouvoir de la critique philosophique de la
métaphysique existentielle qui est mis au service du projet de démantèlement
de ces visions politiques d'un changement social (ou, en d'autres termes, les
« utopies»). Mais il n'y a aucune raison de penser que ces deux plans aient
quoi que ce soit en commun; l'anti-utopisme affirme l'«identité» de ces
deux plans sans la discuter, et l'idéal utopique d'une société pleinement
humaine et immensément plus complexe que celle-ci n'a besoin d'être investi
d'aucunes des aspirations et illusions démasquées par la critique existentielle.
Toutes les angoisses suprêmes qu'implique une telle société sont matérialistes
et biologiques : le dévoilement de l'histoire humaine comme séquence
Conclusion 469

vertigineuse de générations mourantes et comme scandale démographique


généralisé pour l'esprit; choses qu'Adorno relègue au domaine de l'histoire
naturelle plutôt qu'humaine. Mais les textes fondateurs de ce domaine ne
sont ni Thomas More, ni le « Grand Inquisiteur » de Dostoïevski, mais
probablement quelque chose se rapprochant de «Joséphine la cantatrice»
de Kafka, ou peut-être des classiques du Bouddhisme.

6. L'Idéologie de la différence

L'idéologie des groupes et des différences ne porte donc pas vraiment de


coup à la tyrannie, ni politiquement ni idéologiquement. Mais comme le
suggère Linda Hutcheon, son véritable objectif se trouve peut-être ailleurs,
dans une chose un peu différente (que, cependant, Tocqueville persiste à
associer à la tyrannie), à savoir, le consensus.
« Ce qui esc important dans tous ces défis intériorisés lancés à l'humanisme, c'est la mise en
question de la notion de consensus. Tous les récits ou les systèmes qui nous ont autrefois
permis de penser que nous pourrions définir le consentement public sans problème et
universellement ont désormais été mis en cause par la reconnaissance des différences — dans
la théorie et dans la pratique artistique. Dans sa formulation la plus extrême, il en résulte
que le consensus devient l'illusion du consensus, qu'il soit défini en termes de culture de
minorité (éduquée, sensible, élitiste) ou de culture de masse (commerciale, populaire,
conventionnelle), car les deux sont des manifestations de la société capitaliste tardive,
bourgeoise, informationnelle, postindustrielle, une société où les discours structurent la
réalité sociale - ou du moins c'est ce que le postmodemisme s'efforce de professer13. »

Mais s'il en est ainsi, c'est qu'un transfert des objectifs politiques et sociaux
s'est imperceptiblement mis en place, et qu'à un mode de production s'est
substitué un autre. «Tyrannie» signifiait ancien régime; son analogue
moderne, le «totalitarisme», vise le socialisme; mais le «consensus» désigne
aujourd'hui la démocratie représentative, avec ses scrutins et ses sondages
d'opinion, et c'est maintenant cela qui, déjà objectivement en crise, se
découvre contesté politiquement par les nouveaux mouvements sociaux,
470 Élaborerions secondaires

aucun d'entre eux ne trouvant désormais plus particulièrement légitime,


sans parler de satisfaisant, l'appel à la volonté majoritaire et au consensus.
Ce qui va nous intéresser ici encore pour un moment c'est, d'une part,
la pertinence de l'idéologie ou de la rhétorique générale de la différence
pour exprimer les luttes sociales concrètes, et, d'autre part, le modèle
implicite d'idéologie ou de représentation de la totalité sociale sur lequel
se fonde la logique de ces groupes et qu'il perpétue - modèle qui implique
également, comme on l'a déjà laissé entendre dans un chapitre précédent,
un échange énergétique métaphorique avec ces deux autres systèmes (ou
représentations !) postmodernes caractéristiques que sont les médias et le
marché.
Car le concept même de différence est piégé ; il est du moins
pseudodialectique, et son alternance imperceptible avec son homologue
parfois indifférentiable, l'Identité, fait partie des plus vieux jeux de la
pensée et du langage relevés dans (plusieurs) traditions philosophiques. (La
différence entre le Même et l'Autre est-elle la même que la différence entre
l'Autre et le Même, ou est-ce différent ?) Ce qui passe pour une défense
vigoureuse de la différence est simplement, pour une grande part, une
tolérance libérale, une position dont les complaisances choquantes sont
bien connues mais qui a au moins le mérite de soulever l'embarrassante
question historique de savoir si la tolérance de la différence, comme fait
social, n'est pas avant tout le résultat d'une homogénéisation sociale,
d'une standardisation et d'un effacement de la véritable différence sociale.
La dialectique de la néoethnicité a donc clairement sa place ici, car il y a
une « différence », pourrait-on penser, entre quelqu'un condamné à être
identifié comme membre d'un groupe, et un choix plus facultatif en faveur
d'un badge d'appartenance à un groupe parce que sa culture s'est vue
valorisée dans l'opinion. L'ethnicité dans le postmoderne, autrement dit
la néoethnicité, est un peu un phénomène yuppie, et, par là même et sans
trop de médiations, une affaire de mode et de marché. D'un autre côté, la
reconnaissance de la différence peut aussi, dans ces circonstances, se présenter
un peu comme un crime, ainsi le non-juif qui identifie les juifs en tant que
Conclusion 471

tels déclenche involontairement tous les vieux signaux de l'antisémitisme,


et cela malgré lui. Le mirage tendu par les groupes néoethniques - plus fort
dans les années soixante qu'aujourd'hui - reste celui de l'envie culturelle
du collectif réussi : le « groupie », un peu une caricature du social traître, est
quelqu'un qui partage son sort avec un collectif qui est fantasmé comme
étant plus fortement cohésif et archaïque que le vôtre. Le contenu social de
ce phénomène persiste, puisque c'est une caractéristique de la dynamique
sociale du capitalisme (et peut-être d'autres modes de production) qui
veut que, dans un premier temps, et avant une réaction de panique qui
la fait se souder à nouveau, la classe dirigeante sera socialement moins
cohésive et davantage vouée à l'individualisme et à l'anomie que les classes
subordonnées, solidarisées par l'impératif économique. Si la prémisse
fondamentale de toute psychologie sociale marxienne réside dans l'attraction
et la force de gravité presque ontologique du collectif réussi en tant que
tel24, alors sont données d'emblée l'envie et la nostalgie des élites pour les
gens plus réels des classes inférieures (et une partie de ces effets peut se
distribuer spatialement, via l'impérialisme et le tourisme, entre la métropole
et le Tiers Monde). Néanmoins, cet attrait particulier de l'ethnicité semble
aujourd'hui sur le déclin, peut-être parce qu'il y a maintenant trop de
groupes, et parce que leur affiliation à la représentation (le plus souvent d'un
type médiatique) est plus claire et ébranle les satisfactions ontologiques de
la fiction en question.
D'un autre côté, si la «différence» constitue un slogan politique douteux
qui regorge de dérapages internes - il prolonge, par exemple, parfaitement
bien la défense des années soixante de ce qu'on a parfois horriblement
qualifié de « sujets style-de-vie », avant de virer à la dernière minute dans un
anti-socialisme de type Guerre Froide - la «différentiation», certainement
l'instrument sociologique fondamental pour l'appréhension du postmoderne
(et la clé conceptuelle de l'idéologie de la«différence», pour commencer),
n'en est pas moins peu fiable. C'est là le sérieux paradoxe qui se répète avec
la tentative de saisir le «postmodernisme» sous la forme d'une abstraction
périodisante ou totalisante ; il réside dans cette contradiction apparente
472 Élabo rations secondaires

entre, d'une part, la tentative d'unifier un domaine et de postuler les identités


cachées qui le parcourent et, d'autre part, la logique des élans mêmes de ce
domaine, que la théorie postmoderne qualifie ouvertement elle-même de
logique de la différence, ou de la différentiation. Si la pure hétéronomie et
l'émergence de toutes sortes de sous-systèmes indépendants sont reconnues
pour constituer l'originalité historique du postmoderne, alors, ou du moins
c'est ainsi que l'argument se présente, il doit y avoir quelque chose de
pervers dans l'effort pour appréhender ce dernier comme système unifié,
en premier lieu. Cet effort d'unification conceptuelle est, pour ne pas dire
plus, extrêmement incohérent avec l'esprit du postmodernisme ; ne devrait-il
pas, en effet, être démasqué comme tentative de «maîtriser» ou «dominer»
le postmoderne, de le réduire et exclure son jeu des différences, et même
d'imposer une nouvelle conformité conceptuelle à ses sujets pluralistes?
Mais, si l'on laisse de côté le sexe des mots, nous voulons tous effectivement
«maîtriser» l'histoire de quelque manière cela s'avère possible; échapper au
cauchemar de l'histoire - la conquête par les êtres humains des « lois » de la
fatalité socioéconomique en apparence aveugles et naturelles autrement -
reste l'irremplaçable testament de l'héritage marxiste, dans quelque langage
qu'on l'exprime.
Mais l'idée qu'il y quelque chose de dévoyé et de contradictoire dans
une théorie unifiée de la différentiation repose aussi sur une confusion
entre les niveaux d'abstraction : un système qui produit constitutivement
des différences reste un système; et l'idée d'un tel système n'est pas non
plus censée être par nature « comme » l'objet qu'elle tente de théoriser,
pas plus que le concept de chien n'est censé aboyer ou le concept de
sucre avoir un goût de bonbon. On sent que quelque chose de précieux
et d'existentiel, quelque chose de fragile et d'unique dans notre propre
singularité sera irrémédiablement perdu si nous découvrons que nous
sommes juste comme n'importe qui d'autre. Dans ce cas là, ainsi soit-il ;
autant connaître le pire ; cette objection est, bien sûr, la forme première
de l'existentialisme (et de la phénoménologie), et c'est plutôt l'émergence
de ces angoisses qui nécessite en premier une explication. Les objections
Conclusion 473

au concept global de postmodemisme me semblent, en ce sens, reprendre


en d'autres termes les objections classiques au concept de capitalisme - ce
qui n'est guère surprenant dans la perspective adoptée ici qui réaffirme
invariablement l'identité du postmodernisme avec le capitalisme dans
sa plus récente mutation systématique. Car ces objections tournent
essentiellement, sous une forme ou une autre, autour du paradoxe suivant :
même si les divers modes de production précapitalistes ont concrétisé
leur capacité à se reproduire grâce à différentes formes de solidarité ou
de cohésion collective, la logique du capital est, au contraire, une logique
«individualiste», dispersive et atomisante, une anti-société plutôt qu'une
société, dont la structure systématique, sans évoquer sa reproduction
d'elle-même, reste un mystère et une contradiction dans les termes. Si
l'on laisse de côté la réponse à cette énigme (le marché), ce que l'on
peut dire, c'est que ce paradoxe constitue l'originalité du capitalisme
et que les formules verbalement contradictoires que nous rencontrons
nécessairement quand on le définit montrent, au-delà des mots, la chose
elle-même (et donnent aussi essor à cette invention neuve, la dialectique).
Nous aurons l'occasion de revenir par la suite à des problèmes de ce
genre; il suffit, plus sommairement, de faire remarquer que le concept de
différentiation (dont nous devons le développement le plus raffiné à Niklas
Luhmann25) est lui-même un concept systématique; ou, si vous préférez,
qu'il transforme le jeu des différences en une nouvelle sorte d'identité sur
un plan plus abstrait.
Les choses se compliquent encore avec l'obligation intellectuelle et
philosophique de distinguer entre la différence inerte ou extrinsèque et
l'opposition, ou la tension, dialectique : une différentiation qui produit la
première sorte de différence purement externe disperse un phénomène dans
un sens aléatoire et « hétérogène » (pour utiliser un autre terme chargé et
valorisé dans le postmodernisme). Mais cette sorte de distinction (noir n'est
pas blanc) est tout sauf «la même» qu'une opposition qui dépend de son
opposé dans son être même (les Noirs ne sont pas des Blancs) et doit donc
s'analyser en fonction d'une conceptualité dialectique où la notion centrale
474 Élabo rations secondaires

de contradiction - qui n'a aucun équivalent dans les systèmes analytiques -


règne toujours en maître.
Philosophiquement, ces paradoxes constituent pratiquement le terrain
central du post-marxisme et la scène de sa régression stratégique à Kant et
au kantisme. Ce qui est en jeu ici, comme en témoigne emblématiquement
l'œuvre du plus brillant de ces penseurs, Lucio Coletti, c'est la révision
à la baisse de Hegel et de Marx par la discréditation conceptuelle de
la contradiction et de l'opposition dialectique. Depuis le sentiment -
pratiquement universel dans le « marxisme occidental » - que la dialectique
avait peu de chance de survenir «dans la nature» et que la transformation
illicite, effectuée par Engels, des différences inertes, externes, naturelles et
physiques (l'eau n'est pas un glaçon) en oppositions dialectiques (la base du
« matérialisme dialectique », pour une grande part) était philosophiquement
mauvaise et idéologiquement suspecte, jusqu'à la conviction que les
«oppositions dialectiques» ne sont même pas «dans la société» et que la
dialectique est elle-même une mystification - le passage de la première de
ces positions à la seconde n'est pas tout à fait ce que vous pourriez appeler
une « simple étape », puisque il implique une apostasie politique, une
déconversion dans la honte et la trahison ; mais c'est certainement l'étape
philosophique centrale de ce qu'on appelle le post-marxisme.
Comme toujours, cependant, nous avons tout intérêt à séparer les plans
et à distinguer les topiques apparentés qui semblent, dans le postmoderne,
généralement se replier génériquement les uns dans les autres. D'abord,
s'agissant du topique de la différence, sa version moderniste met au premier
plan une caractéristique véritablement cruciale en insistant comme nous
le verrons plus tard, sur la rupture radicale entre l'Occident et le reste du
monde, entre le moderne et le traditionnel (c'est la caractéristique qui permet
de considérer le marxisme comme étant un des modernismes - peut-être
la seule).
Mais il faut aussi distinguer (et désembobiner) de la version sociale de
ce topique (ainsi que des débats philosophiques sur la différence entre
contradiction et opposition) les formes dominantes esthétiques et psychiques
Conclusion 475

(ou psychanalytiques) de la différence de groupe, notamment parce que


nombre d'erreurs de catégorie politique peuvent apparaître comme des
transferts illicites de l'esthétique elle-même. L'esthétique de la différence
- ce qu'on appelle souvent textualité ou textualisation - met en avant une
modification perceptuelle dans l'appréhension des artefacts postmodernes,
ce que j'avais caractérisé dans le premier chapitre par le slogan « la différence
relie» (« différence relate») ; je donnerai plus tard en complément une analyse
spatiale de ce nouveau genre de perception. Quant au sujet psychique et ses
théories, c'est un domaine colonisé par la notion de Deleuze et Guattari de
schizophrène idéal - ce sujet psychique qui ne «perçoit» que par différence et
diffétentiation, si c'est concevable ; le concevoir c'est, bien sûr, construire un
idéal, ce qui est pour ainsi dire la tâche éthique - pour ne pas dire politique
- proposée par leur Anti-Œdipe. Je pense qu'on ne saurait trop insister sur
la possibilité logique d'un troisième terme qui serait précisément ce sujet
non-centré faisant partie d'un groupe ou d'une collectivité organique, à
côté du vieux sujet fermé et centré de l'individualisme intro-déterminé,
ou guidé de l'intérieur, et du nouveau non-sujet du moi fragmenté ou
schizophrénique. En fait, la forme finale de la théorie sartrienne de la
totalisation émerge dans la tentative même de théoriser un tel groupe
et la position du sujet en son sein. Cependant, même si la théorie et la
rhétorique des positions-sujets multiples sont séduisantes, il faudrait
toujours les compléter d'une insistance sur le fait que les positions-sujet ne
voient pas le jour dans un vide mais sont elles-mêmes les rôles interpellés
proposés par tel ou tel groupe déjà existant. Quelque trêve ou alliance que
l'on souhaite établir entre les différentes positions-sujet de chacun, ce qui
sera finalement en jeu (en excluant délibérément la possibilité stigmatisée
que l'on puisse essayer de les unifier), est, par conséquent, une trêve ou une
alliance plus concrète entre les divers groupes sociaux réels qui sont par là
même impliqués.
Quant au modèle d'Althusser de l'« interpellation», influent mais
désormais quelque peu démodé, il faut dire pour commencer qu'il s'agit
déjà d'une théorie axée sur le groupe, puisque la classe sociale ne peut jamais
476 Élabo rations secondaires

en tant que telle constituer un mode d'interpellation mais uniquement une


race, un sexe, une culture ethnique, et autres. (Ce n'est pas un hasard si les
exemples d'Althusser sont religieux. En effet, le terrain plus profond de la
rhétorique de la différence peut toujours se révéler impliquer des fantasmes
de culture proprement dite, au sens anthropologique, eux-mêmes autorisés et
légitimés par les nouons de religion, la «pensée de l'autre» ultime partout et
toujours.) Ce n'est qu'au cinéma (dans I Viteloniàe. Fellini, pour être précis)
que de riches bons à rien crient «Avec les travailleurs» par la fenêtre de leur
voiture de sport aux ouvriers qui travaillent sur la route. Mais c'est dans la
réalité que l'affiliation à un groupe devient un insigne quotidien de honte
et d'opprobre due à l'infériorité. Ou peut-être devrait-on l'exprimer d'une
manière plus compliquée: à savoir que la conscience de classe - à laquelle
on ne parvient que rarement et qui ne fut conquise que laborieusement tout
au long de l'histoire sociale - marque le moment où le groupe en question
maîtrise le processus interpellatif d'une manière nouvelle (différente du
mode réactif habituel) de telle sorte qu'il devienne, même momentanément,
capable de s'interpeller lui-même et de dicter les termes de sa propre image
spéculaire.
Dans ce qui suit, cependant, je n'approfondirai pas ces registres du
topique. Je me concentrerai plutôt sur le problème complémentaire (qui
anticipe déjà celui de la cartographie cognitive) de la représentabilité
potentielle de la nouvelle catégorie des groupes, comparée à celle, plus
ancienne, des classes sociales. Car la proposition de cartographier ou
représenter à nous-même notre monde social au moyen de la catégorie
des groupes jette maintenant une lumière légèrement différente sur
ces divers développements. La représentation du groupe est par-dessus
tout anthropomorphique et donne à comprendre, à la différence de la
représentation en terme de classes sociales, un monde social morcelé et
colonisé jusqu'au dernier segment par ses acteurs collectifs et ses représentants
allégoriques, révélant un monde réel plein comme un œuf, comme Sartre
avait l'habitude de dire, et humain comme l'utopie (ou comme cette « pure
poésie » où aucun débris de la matière ou de la contingence ne stagne
Conclusion 477

dans le fond comme une lie ou ne vient saillir comme un cal - les pièces
de Racine, les romans d'Henry James). Les catégories des classes sociales
sont plus matérielles, plus impures et scandaleusement mélangées par la
façon dont leurs déterminants ou leurs facteurs de définition impliquent
la production d'objets avec les rapports que cela détermine et les forces de
leurs machineries respectives : nous pouvons donc voir à travers les catégories
sociales jusqu'au fond caillouteux du fleuve. Cependant, les classes sont trop
larges pour représenter des utopies, en tant qu'options que l'on choisit et
auxquelles on s'identifie de manière fantasmatique. Le cas des errances du
fascisme mis à part, la seule gratification utopique offerte par la catégorie
de la classe sociale est l'abolition de cette dernière. En revanche, les groupes
sont suffisamment petits (à la limite, le fameux « face-à-face » de la place
publique ou de la cité-état) pour permettre un investissement libidinal d'un
type plus narratif. Cependant, l'externalité trimballée comme un squelette
au sein de la catégorie du « groupe » n'est pas la production mais plutôt, déjà,
l'institution, comme nous allons le voir, catégorie plus suspecte et tout aussi
anthropomorphique - d'où la plus grande force de mobilisation des groupes
sur les classes: on peut en arriver à aimer sa guilde ou sa confrérie jusqu'à
mourir pour elle, mais la cathexis déterminée par le système de l'assolement
triennal, ou le tour universel est probablement d'un type un peu différent
et moins immédiatement politisable. Les classes sont rares; elles prennent
vie par de lentes transformations dans le mode de production ; même
émergentes, elles semblent perpétuellement à distance d'elles-mêmes et
doivent travailler dur pour exister réellement en tant que telles. Les groupes,
pour leur part, semblent offrir les gratifications de l'identité psychique (du
nationalisme à la néoethnicité). Devenus images, ils permettent l'amnésie
de leurs passés sanglants personnels, de la persécution et de l'intouchabilité,
et peuvent maintenant être consommés: c'est ce qui marque leurs rapports
avec les médias, qui sont, pour ainsi dire, leur parlement et l'espace de leur
« représentation », dans le sens politique tout autant que sémiorique.
L'horreur politique du consensus - pris à tort pour la crainte de la
« totalisation » - est donc simplement la réticence justifiée de groupes ayant
478 Élaborerons secondaires

conquis une certaine fierté de leur propre identité à se voir régentés par
ce qui s'avère n'être que d'autres groupes, puisque, maintenant, tout dans
notre réalité sociale constitue une marque d'appartenance à un groupe
et connote un ensemble spécifique de gens. Le « canon » de la grande
littérature transformé en équipement social des mâles âgés et blancs d'un
certain milieu social distinctif n'est qu'un exemple ; le système politique
américain des partis en est un autre, comme l'est la majeure partie des autres
habitudes du super-état, à l'excepdon notoire des médias et du marché, qui,
seuls parmi ce qui démit être les institutions, sont d'une certaine manière
universels et, de ce (ait, particulièrement privilégiés selon des modalités qui
seront examinées dans un instant. Il est important, cependant, de saisir à la
fois les liens et les différences entre cette personnification des institutions
par l'idéologie de groupe et l'ancienne critique dialectique de la fonction
sociale et idéologique des institutions. Que la première ait quelque peu
débordé la seconde - comme boîte noire des années soixante - est assez
probable; dans une autre perspective (marxienne), la fonction sociale
d'une institution donnée est médiée par le système en tant que totalité, et,
par conséquent, n'est personnalisée qu'au moyen de la caricature la plus
sommaire (personne, comme Marx ne se lasse pas de le répéter, ne croit
que les hommes d'affaire sont tous individuellement méchants). Ainsi, le
journal joue un rôle idéologique dans notre ordre social, mais pas parce qu'il
est le jouet d'un groupe social spécifique; les commentateurs, paparazzi,
présentateurs et les patrons de presse, par exemple, sont simplement, dans
une perspective de classe, les fractions sociales déterminées par la structure
institutionnelle. Mais, dans une conscience de groupe postmoderne, les
journaux et l'actualité dans les médias en général appartiennent, en fait, à ce
qui est maintenant une nouvelle (et puissante) unité sociale en elle même,
un acteur collectif sur la scène historique, craint des hommes politiques
et toléré par le «public», portant des visages connus et, dans sa structure
anthropomorphique, quasiment un être humain à part entière (quoique
sans beaucoup de profondeur, même en tant que personnage narratif). Les
années soixante avaient déjà commencé à penser en ces termes lorsqu'elles
Conclusion 485

projetaient la lutte contre la Guerre du Vietnam sur les figures autoritaires


de Johnson et des généraux, suspectés de poursuivre cette guerre par pure
malignité patriarcale (il est vrai qu'il n'était pas facile d'en comprendre les
raisons nationales). Mais, une fois la distribution des rôles fixée, chacun
acquiert une semi-autonomie représentationnelle, et il n'est pasfacilede faire
cadrer la catégorie de «journalistes média», par exemple, avec cette ancienne
catégorie sociale plus fonctionnelle des idéologues du grand capital (ou, si
vous préférez quelque chose de plus pittoresque, des «valets du capitalisme»),
même si les grandes campagnes médiatiques (le vent de panique lié aux viols
d'enfants dans les crèches, les promesses tous azimuts de mort du marxisme
et du socialisme, la « guerre à la drogue », ou les effets' prétendument nocifs
des déficits budgétaires) balayent de manière prévisible tous les canaux de
diffusion avec toute la régularité des événements météorologiques et des
directives du parti dans les pays « socialistes ».
Les paradoxes représentationnels engagés dans tout récit dont la catégorie
fondamentale est le «groupe» postmoderne peuvent alors s'exprimer ainsi:
puisque l'idéologie des groupes voit le jour simultanément avec la fameuse
« mort du sujet» (dont elle est simplement une version alternative) - le travail
de sape psychanalytique des expériences de l'identité personnelle ; l'assaut
esthétique contre l'originalité, le génie et le style personnel moderniste ;
le déclin du «charisme» à l'ère des médias et du «grand homme» à l'ère
du féminisme; l'esthétique fragmentaire et schizophrénique évoquée plus
haut (qui commence en réalité avec l'existentialisme) - tout cela aura pour
conséquence l'impossibilité désormais, par définition, pour ces nouveaux
caractères et représentations collectifs que sont les groupes, d'être des sujets.
C'est, bien sûr, l'un des éléments qui mettent en crise la vision historique
ou les « grands récits » de la révolution soit bourgeoise soit socialiste (comme
l'a expliqué Lyotard), car il est difficile d'imaginer un tel «grand récit» sans
«sujet d'histoire».
Le premier essai publié par Marx, La Critique de la philosophie du droit
de Hegel. Introduction, découvrit, par un remarquable bond philosophique,
ce nouveau sujet d'histoire - le prolétariat. Ce format primitif fut ensuite
460 Élaborations secondaires

conservé pour d'autres sujets maintenant marginaux (les noirs, les femmes,
le Tiers Monde, et même, un peu abusivement, les étudiants) dans la
réécriture de la doctrine des « chaînes radicales » au cours des années
soixante. Aujourd'hui, cependant, il ne peut plus remplir ce rôle structural
avec le pluralisme des groupes collectifs, et peu importe à quel point est
«radicale» la paupérisation ou la marginalisation du groupe en question,
pour la simple raison que la structure a été modifiée et le rôle supprimé.
Historiquement, ce n'est guère surprenant puisque la nature transitionnelle
de la nouvelle économie mondiale n'a pas encore permis à ses classes sociales
de se constituer d'une quelconque manière stable, sans parler d'acquérir une
véritable conscience de classe, si bien que les très vives luttes sociales de la
période actuelle se trouvent largement dispersées et anarchiques.
Ce qui est plus surprenant, et peut-être d'une importance plus immédiate
sur un plan politique, c'est la forclusion et l'exclusion, par les nouveaux
modèles représentationnels, de toute représentation adéquate de ce qui était
représenté jadis - quelque imparfaitement que ce fut - comme une «classe
dirigeante». Comme nous l'avons déjà vu, plusieurs traits indispensables à
pareille représentation manquent en fait : la dissolution de toute conception
de la production ou de l'infrastructure économique, avec son remplacement
par la notion désormais anthropomorphique d'institution, signifie qu'il ne
peut se former aucune conception fonctionnelle de groupe dirigeant, sans
parler de classe. Il n'y a aucun levier à contrôler, pas plus que de moyen
de production à gérer. Seuls les médias et le marchés sont visibles en tant
qu'entités autonomes, et tout ce qui tombe en dehors d'eux, et en dehors de
l'appareil de représentation en général, se verra recouvert du terme amorphe
de pouvoir, dont l'omniprésence - malgré sa singulière inaptitude à décrire la
réalité globale de plus en plus « libérale » - devrait nous inspirer de profonds
soupçons idéologiques.
Ce manque de fonctionnalité qui se révèle dans notre peinture des groupes
sociaux, avec l'effondrement de leur capacité à constituer un sujet ou une
«puissance d'agir», signifie que nous avons tendance à dissocier, d'un côté,
la reconnaissance de l'existence individuelle d'un groupe (le pluralisme en
Conclusion 481

tant que valeur) et, de l'autre, toute attribution d'un projet qui, alors, se
voit enregistré non comme groupe mais comme conspiration et qui, de ce
fait, tombe dans une autre case de l'appareil représentationnel. Les hommes
d'affaires de Reagan, par exemple, (aujourd'hui, tout le monde ou presque
veut bien admettre le lien quasi immédiat entre profit privé et programme
politique de tout type) sont perçus - dans cette perspective - comme une
liste de noms dans le journal, un réseau local de copains que vous pourriez
étendre à une confraternité régionale (sud de la Californie, la Sunbelt) ;
le plus paradoxal, cependant, c'est le fait que, ainsi perçus, ils ne jettent
absolument aucun discrédit sur le commerce ou les hommes d'affaires. La
taxinomie des groupes est donc d'une remarquable élasticité idéologique
et permet de telles distinctions que l'innocence du collectif originel est
préservé, sous réserve, toujours, que soit garantie contre la rupture cette
barrière conceptuelle fondamentale, ou tabou, qui sépare un groupe d'une
classe sociale.
Que les « nouveaux récits » manquent de la capacité allégorique à
cartographier ou modéliser le système peut aussi se constater quand on
se penche sur le rôle directeur de la classe des affaires et sur ses relations
de domination avec les modifications de la vie quotidienne. Je crois que,
puisque nous avons dorénavant une appréhension synchronique de la réalité
sociale - dans son sens le plus fort, tardivement révélé comme celui d'un
système spatial - , les changements et les modifications de la vie quotidienne
doivent désormais se déduire après coup plutôt qu'être objets d'expérience.
Bertrand Russel évoqua autrefois une temporalité très postmodeme où le
monde lui-même, créé en fait juste une seconde avant, était soigneusement
«vieilli» d'avance et délibérément doté de profondes traces artificielles
d'usure, d'ancienneté et d'usage, de telle sorte qu'il paraisse porter en
lui-même un passé et une tradition intrinsèques (exactement de la même
manière qu'on équipait ses sujets humains - comme les androïdes de
BLade Runner- d'un stock en apparence original d'images personnelles de
souvenirs, comme des albums photos d'une fausse famille et d'une fausse
enfance). Il faut maintenant reconstruire, comme un mot que l'on a sur le
462 Élabofabons secondaires

bout de la langue, la disparition de produits traditionnels sur le marché:


dans la plupart des cas, la simple absence de quelque chose est difficile
à reconstituer sous la forme d'une action ou d'une décision soumise à
justification et censée impliquer un agent. Difficile ainsi d'établir un
lien narratif entre les délibérations d'un conseil d'administration et les
changements du quotidien qui ne sont eux-mêmes perceptibles qu'ex post
facto, et non en train de se faire. Quant à l'avenir, il est tout aussi absent de
ce monde synchrone du postmodeme aussi propre qu'un sou neuf, dont le
système dans son entier est, cependant - comme le départ dans une région
de son unique grosse usine - soumis à remaniement sans préavis, comme
un paquet de cartes divinatoires qui seraient réelles. L'impact du chômage
postmoderne sur la conscience de l'époque postmoderne est forcément
considérable, mais peut-être, de manière inattendue, indirecte: indexation
versus catastrophe, la modification immédiate de toutes les valences sur
le prochain refinancement, comme un réajustement automatique des
taux d'intérêt d'emprunt. Les compagnies d'assurance - survivances
archaïques à bien des égards d'un ancien univers temporel (et réaliste ou
moderniste) où le « destin d'une vie » constituait encore une catégorie
narrative significative et où le salon funéraire occupait une place très centrale
dans le voisinage ethnique - semblent obnubilées par une consécration
spécieuse dans laquelle, à l'oeil nu, elles semblent au bord d'une grotesque
métamorphose en socialisme (une photographie infrarouge révèle cependant
une réalité commerciale plus banale). Une nouvelle sorte de peur - plutôt
que les célèbres prébendes de Lénine- scelle maintenant hermétiquement
ce système, puisque vous avez un intérêt personnel dans sa reproduction
sans à-coup ni obstacle, ce qui commence à se produire si vite que ce n'est
plus visible. Pas plus que votre peur, maintenant systémique, n'est visible,
ayant été expérimentalement refoulée: le besoin d'éviter les évaluations du
système dans son ensemble fait maintenant partie intégrante de sa propre
organisation interne aussi bien que de ses diverses idéologies.

C'est, en effet, pour une autre raison que la représentation de la « prise


de décision» - qu'elle soit l'image réaliste et désuète de la salle du conseil
Conclusion 483

d'administration ou une approche moderne, indirecte et moderniste via


le problème de sa représentation - s'arrête net, sans cérémonie, dans le
postmodeme, qui impose comme ticket d'entrée une sorte de connaissance
blasée à l'avance du fonctionnement de ce système. L'intuition d'Adorno
et Horkheimer sur Hollywood était à cet égard prophétique du système
ultérieur, globalement : « Ils [le cinéma et la radio] ne font plus que du
business : c'est là leur vérité et leur idéologie qu'ils utilisent pour légitimer
la camelote qu'ils produisent délibérément26.». Ils avaient à l'esprit la
- maintenant classique - défense de la médiocrité par Hollywood, non
seulement s'agissant du goût général du public mais aussi s'agissant de sa
propre fonction commerciale de vente de produits à un public ayant ces
goûts là. Comme pour tous les arguments tirés du «public», il en résulte
une sérialité dans laquelle le public devient un Autre fantasmatique pour
chacun de ses membres pris isolément, chacun d'entre eux - quelle que soit
sa réaction individuelle à la médiocrité de ce produit précis - ayant aussi
appris et intériorisé la doctrine de la loi du profit qui l'excuse en se fondant
sur les motivations de « tous les autres ». C'est comme des gauchers contraints
d'utiliser des outils faits pour des droitiers : la connaissance est intégrée à
la consommation, ce qui est escompté par avance. Européens, Adomo et
Horkheimer étaient manifestement scandalisés par le sans-gêne et la vulgarité
avec lesquelles les grands magnats du cinéma se référaient à la dimension
commerciale de leurs opérations et tiraient gloire de la recherche du profit
qui s'attachait sans honte à chaquefilm,que ses «ambitions artistiques» aient
été modestes ou prétentieuses.
Notre culture de masse aujourd'hui, en plein cœur du postmodernisme,
parait, assez naturellement, bien plus raffinée que la radio et les films des
années trente et quarante ; le public de la télévision est sans doute mieux
éduqué et possède aussi une bien plus grande expérience des images que
ne l'avaient ses parents sous l'ère Eisenhower. Mais je soutiendrai que
l'intuition de cette idéologie de la chose qu'ont eue Adomo et Horkheimer
est peut-être encore plus profondément vraie aujourd'hui qu'elle ne l'était
alors. Pour cette raison même - son universalisation et son intériorisation
484 Élabo rations secondaires

- elle est moins visible en tant que telle et s'est transformée en véritable
seconde nature. Tenter de représenter et de visualiser la salle du conseil
d'administration et la classe dirigeante est malaisé car cela implique un
attachement démodé au contenu dans une situation où seule compte la
forme proprement dite - la plus formaliste des lois ou des règles : la loi du
profit (qui écrase même n ettement les slogans idéologiques plus saisissants
tels que « l'efficacité ») - et où l'attachement à la forme, présupposition
tacite de la loi du profit, est présumée et insusceptible d'être sujet à
réexamen ou à thématisation. Ce rasoir d'Occam fait des coupes claires dans
un grand nombre de sujets de conversation désormais métaphysiques que
s'autorisaient jadis les générations précédentes dans un système capitaliste
au fonctionnement moins pur, et peut, en fait, être défini comme une
certaine fin de l'idéalisme, constitutive du postmoderne.
Le formalisme de la loi du profit se transmet ensuite - mais plus
sous la forme pesante de doctrines religieuses dont elle prend le rôle - à
une sorte de public extérieur nouveau riche qui, depuis l'époque des
« cadres » des années cinquante aux «yuppies» des années quatre-vingt, s'est
incarné toujours plus éhontément dans sa quête de réussite, maintenant
reconceptualisée comme «style de vie» d'un «groupe» spécifique. Mais
je préciserai aussi que ce n'est plus exactement le profit en tant que tel
qui forme l'image idéale de ce processus (l'argent est simplement le signe
extérieur d'une élection intime, mais, à une époque où des nombres
comme des milliards et des trillions se rencontrent plus fréquemment, la
fortune et la «grande richesse» sont plus difficiles à représenter, sans parler
de les conceptualiser libidinalement). L'enjeu est plutôt le savoir-faire et
la connaissance du système lui-même : et c'est sans doute le « moment
de vérité » des théories postindustrielles relatives au primat nouveau du
savoir scientifique sur le profit et la production ; sauf que ce savoir n'est
pas particulièrement scientifique et implique « simplement » une initiation
à la manière dont fonctionne le système. Mais maintenant, ceux qui s'y
connaissent sont tropfiersde leur leçon et de leur savoir-faire pour tolérer
la moindre question sur le pourquoi il devrait en être ainsi, ou même,
Conclusion 485

d'abord, pourquoi il serait bon de le savoir. C'est le capital culturel d'initié


des nouveaux riches qui comprend le savoir-vivre et la bonne tenue à la
table du système ; marié à des anecdotes édifiantes, votre enthousiasme -
déployé avec une véritable frénésie dans des sous-produits culturels comme
la fiction cyberpunk institutionnelle déjà mentionnée - doit davantage
à la possession de la connaissance du système qu'au système lui-même.
L'ascension sociale de cette nouvelle connaissance du club yuppy s'étend
maintenant lentement vers le bas, via les médias, jusqu'aux zones-frontières
des classes défavorisées ; la légitimité, la légitimation de cet ordre social-li
étant assurée par avance par une foi dans les secrets du mode de vie des
entreprises qui prend la recherche du profit comme « présuppostion tacite
absolue», mais que vous ne pouvez tout à la fois ni apprendre ni soumettre
à interrogation, pas plus que vous ne pouvez redessiner mentalement un
bateau sur lequel vous êtes en train de faire votre première sortie en mer.
La théorie de Lénine de la corruption des secteurs avancés de la classe
ouvrière a donc besoin d'être remplacée par une théorie de la corruption de
statut et de la distribution des insignes culturels postmodernes, qui est, je
suppose, plus ou moins ce que Bourdieu nous propose actuellement - sauf
que, comme nous l'avons déjà vu, ces concepts de «statut», développés
pour le groupe postmoderne, ont besoin d'être nettement distingués des
théories sociologiques traditionnelles dans lesquelles le concept de statut
était alternatif au concept de classe (et où, par conséquent, on jouait une
certaine structure de l'ancien système féodal contre une conscience de
l'originalité de la société bourgeoise).
Mais si les yuppies peuvent trouver satisfaction dans le pur savoir-faire,
il n'est peut-être pas aussi facile de satisfaire le personnel et les agents
d'entretien du postmoderne. Pour eux, on dispose d'un certain chantage
synchronique qui n'est unique historiquement et socialement que par
la façon dont il est fermement enfermé à l'intérieur de la perception
temporelle et simultanément refoulé (comme si c'était la chose la plus
naturelle du monde). Et en plus c'est démocratique, et la totalité de la
direction peut avoir complètement disparu le jour précédent la fermeture
466 Élaborations secondaires

de l'usine. C'est comme si vous faisiez partie d'un jeu informatique dont
les constellations seraient sujettes à changement sans préavis et vous
incluraient à leurs options : de nos jours, même un bon comportement
risque ne pas être un motif suffisant pour conserver une position ou garder
un emploi.
Cependant, un troisième type de motivation, d'un type plus religieux,
est aujourd'hui à nouveau à la disposition des étrangers, et ce qui se
pratique ici avec toute la frénésie désintéressée d'une addiction à la drogue
se manifeste sur les postes de télévision non-américains comme une vision
bénéfique de l'utopie du marché; ce que nous tenons pour acquis, ils croient
encore que c'est le dernier modèle de l'année, confondant consumérisme
et consommation et mêlant magasin discount et démocratie. Sortis du
Tiers Monde par nos propres contre-insurrections et attirés hors du Second
par notre propagande médiatique, les candidats immigrants (qu'ils soient
spirituels ou matériels), ne comprenant pas à quel point ils sont peu
souhaités ici, courent après une vision délirante de transsubstantiation où
c'est le monde des produits qui est désiré, comme un paysage, et aucun
d'entre eux en particulier : des produits particulièrement obsessionnels
comme le traitement de texte ou la télécopieuse sont eux-mêmes des
emblèmes allégoriques des structures postmodernes, mondiales, fascinantes
et proprement esthétiques, dans lesquelles se rejoue perceptuellement
l'identité médias-marché, un peu comme une dramatisation avec effets
spéciaux high-tech de la preuve ontologique.
Le nœud crucial nécessitant alors un examen sérieux est la façon dont la
représentation des médias eux-mêmes s'arrange pour représenter le marché,
et vice versa, pendant que la «démocratie» (qui n'est généralement pas, dans
notre système, représentée, ou en fait, représentable) se décolle de chacun
d'eux comme une connotation et comme l'une des plus reconnaissables des
trente-sept saveurs.
Nous avons, en effet, déjà vu à quel point il est facile de glisser du
marché aux médias dont il faut enregistrer l'intervention dans la politique
réelle avant de pouvoir en observer la réappropriation par l'idéologie
Conclusion 487

des médias27. Que les médias (sauf quand ils sont soigneusement mis à
l'écart, comme lors de notre invasion de la Grenade, et pourtant, même
là, ils auraient pu faire du bruit, l'eussent-ils voulu) aient une influence
contraignante et bénéfique sur la torture, la répression policière et le respect
des droits civiques dans le monde n'est pas douteux, même si le souci
maintenant mondial de bonne réputation nationale ou gouvernementale
est en général médié par une préoccupation tenant aux fonds américains,
sauf lorsqu'il s'avère plus lucratif d'être conquis par les États-Unis. Quant
aux reportages de la télévision américaine, dont les préparatifs pour la
dernière guerre eurent pour version spécifique une (louable) détermination
à éviter de s'humilier en couvrant une chose comme la guerre du Viêtnam
à l'avenir, on peut aussi compter sur eux pour reproduire avec une fiabilité
indéfectible les attitudes les plus tendancieuses de la Guerre Froide lorsqu'il
s'agit de socialisme (comme très récemment, la couverture véritablement
obscène par les télévisions de la visite de Gorbatchev en 1989 à Cuba,
où Fidel Castro était comparé à Ferdinand Marcos!). Pour ce qui est
d'une politique des médias spécifiquement nouvelle ou postmoderne,
il est clair également qu'elle a depuis longtemps pris naissance (parfois
sous la forme d'un soi-disant terrorisme) comme l'une des rares armes
à disposition des minorités ou des sous-groupes impuissants, rejetés et
censurés avec l'équipement le plus récent. Toujours est-il que le monde
paraît relativement moins violent - de quelque manière qu d soit possible
de mesurer une telle chose - qu'à l'époque de Hider, sans parler de celle de
l'état-nation bourgeois du XIXe siècle ou de l'absolutisme féodal de l'ancien
régime (avec ses exécutions publiques si chères à Foucault!). Néanmoins,
et en dehors de la genèse d'instruments de torture véritablement high-tech,
la politique des médias ne s'avère pas être un substitut à la politique en
tant que telle, et les fuites ou l'image volée s'enfoncent rapidement dans
le terrain stérile du matériau épuisé et des phrases choc trop familières,
sauf lorsque cette poursuite de la politique par d'autres moyens est aussi
en mesure de mobiliser les moyens ordinaires, les groupes de soutien,
la pression populaire, les alliances, et une saine reconnaissance, par les
494 Élabo rations secondaires

groupes opprimés, de leur intérêt personnel dans cette « image de l'autre»


particulière.
D'un autre côté, la fin de l'« intimité», dans tous les sens sexe-et-violence,
et ce prodigieux accroissement de ce qu'il est encore possible de qualifier
de sphère publique, si nous visons vraiment là tous les sens du mot
«public», ont aussi pour conséquence un-énorme élargissement de
l'idée de rationalité, en laquelle nous voulons bien «croire» (mais pas
avaliser), comme étant ce qu'il ne nous a plus été possible de retirer
du registre visible comme « irrationnel », incompréhensible, immotivé,
insensé ou malade.
Enfin, à propos des «médias», il est nécessaire d'ajouter qu'ils n'ont
pas réussi à naître ; ils ne sont pas finalement devenus identiques à leur
propre «concept», comme Hegel aimait à le dire, et peuvent donc
figurer parmi les innombrables «projets inachevés» du moderne et du
postmoderne, pour utiliser cette formule polie de Habermas. Ce qu'on a
maintenant, ce qu'on appelle «médias», ce n'est pas cela, ou pas encore
cela, comme pourrait le démontrer l'un des épisodes médiatiques les
plus révélateurs. L'assassinat de John F. Kennedy fut un événement
unique dans l'histoire nord-américaine, notamment parce que ce fut
une expérience collective (et médiatique, communicationnelle) unique
qui forma les gens à lire d'une manière nouvelle de tels événements.
Mais il serait trop simple d'expliquer l'extraordinaire retentissement
de cet assassinat en se fondant sur la situation publique de Kennedy.
Au contraire, il y a des raisons de penser que l'on comprendra mieux
son sens posthume si on prend les choses dans l'autre sens, comme la
projection d'une expérience collective de réception nouvelle. Il a en
effet souvent été souligné que la popularité et le prestige personnel
de Kennedy étaient à un niveau particulièrement bas au moment de
sa mort ; ce qu'on remarque moins souvent, c'est que cet événement
fut aussi un peu le passage à l'âge adulte de toute une culture des
médias qui s'était mise en place à la fin des années quarante et dans
les années cinquante. Soudain, et pendant un court moment (qui
Conclusion 489

dura cependant de longs jours), la télévision montra ce qu'elle était


vraiment capable de faire et ce qu'elle signifiait vraiment - une
démonstration de synchronicité prodigieuse et nouvelle et une situation
communicationnelle qui représentait un bond dialectique au-delà tout
ce qu'on avait pu jusqu'ici soupçonner. Les événements ultérieurs de
ce genre furent ensuite re-tenus par une pure technique mécanique
(comme les ralentis instantanés de l'attentat contre Reagan ou du
désastre de Challenger, ralentis, empruntés aux sports commerciaux, qui
vidèrent de façon experte ces événements de leur contenu). Pourtant,
cet événement inaugural (qui n'a peut-être même pas eu la charge
émotionnelle de la mort de Robert Kennedy, de celle de Martin Luther
King Jr, ou de Malcolm X) donna ce qu'on appelle un aperçu utopique
d'un « festival » communicationnel collectif dont la logique et la
promesse ultimes sont incompatibles avec notre mode de production.
On peut dire que les années soixante, souvent considérées comme le
moment d'un déplacement paradigmatique vers la linguistique et le
communicationnel, ont aussi commencé avec cette mort, non à cause
de la perte ou de la dynamique du chagrin collectif, mais parce que
cela donna lieu (comme mai 68, plus tard) au choc d'une explosion
communicationnelle qui aurait pu n'avoir aucune autre conséquence
au sein de ce système mais qui laissa dans les esprits la cicatrice de
l'expérience de la différence radicale brièvement entraperçue, à laquelle
l'amnésie collective revient sans but dans son étourderie ultérieure,
s'imaginant planer sur le traumatisme là où, en fait, elle cherche une
nouvelle idée de l'utopie.
Rien d'étonnant, alors, à ce que le petit écran se languisse d'une
autre chance de renaître à la faveur d'une violence inattendue ; rien
d'étonnant non plus à ce que sa vie future amputée soit disponible pour
de nouvelles combinaisons sémiotiques et symbioses prosthétiques de
toutes sortes, parmi lesquelles le mariage avec le marché a été le plus
élégant et, socialement, le plus réussi.
490 Élaborations secondaires

7. Démographies du postmodeme

Le populisme médiatique laisse cependant penser qu'il existe un


déterminant social plus profond, en même temps plus abstrait et plus
concret, ainsi qu'un trait dont on peut mesurer le matérialisme essentiel
au scandale qu'il représente pour l'esprit, qui l'élude ou le dissimule comme
une canalisation. Parler du rôle des médias globalement en fonction de ce
qui est quasiment une figure littérale de raison, c'està-dire de la réduction
de la violence publique étatique grâce au regard de l'information mondiale,
revient peut-être à prendre les choses à l'envers. Car ce sentiment de
changement d'époque peut s'exprimer tout aussi convenablement en
termes de nouvelle conscience de soi des peuples sur la planète, après la
grande vague de décolonisation et des mouvements de libération nationale
des années soixante et soixante-dix. L'Occident a ainsi l'impression que,
sans grand préavis et de façon inattendue, il se trouve maintenant face à
un éventail de sujets individuels et collectifs véritables qui n'étaient pas là
avant, ou qui n'étaient pas visibles, ou - pour utiliser un beau concept de
Kant - étaient encore mineurs et sous tutelle. Il est clair que tout ce qu'il y a
de condescendant dans cette vue très ethnocentrique de la réalité mondiale
(qui se reflète en toute chose, des albums d'une collection de timbres
jusqu'aux programmes des cours sur la littérature internationale en anglais)
se retourne et se rabat sur le regardeur de façon ignominieuse, mais il est
tout aussi clair que cela ne diminue en rien l'intérêt de cette «impression».
Voici par exemple un résumé féroce de la question par un écrivain radical
que nous avons d'autres raisons de citer dans ce contexte, ce qui apparaîtra
clairement dans un moment : « il n'y a pas si longtemps, la terre comptait
deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions Ôl hommes ex un milliard
cinq cents millions à!indigènes. Les premiers disposaient du Verbe ; les autres
l'empruntaient28. » Le personnage de Sartre se moque du racisme européen
en même temps qu'il fonde son objectivité comme illusion idéologique
dans l'histoire (ce n'est que depuis la décolonisation et ses conséquences que
les « natifs » se sont avérés être des « êtres humains ») et dans une certaine
Conclusion 491

philosophie qu'il partage avec Fanon, une philosophie du sujet et de la


reconnaissance de l'Autre comme sujet, qui insiste non pas sur le (ait inerte
de mon existence comme sujet, mais plutôt sur le geste actif, énergique et
violent par lequel je force la reconnaissance de mon existence et de mon statut
comme sujet humain. La vieille fable hégélienne du maître et de l'esclave -
aussi familière qu'Ésope de nos jours - présente à travers cette philosophie
une sorte d'archétype, démontrant à nouveau sa fiabilité en ce qu'elle
explique non pas la révolution ou la libération mais plutôt ses conséquences :
l'émergence de nouveaux sujets ; c'est-à-dire, des gens nouveaux, d'autres
gens qui n'étaient même pas là avant en quelque sorte, même si leurs corps
et leurs vies peuplaient les villes et ne se sont pas subitement matérialisés
la veille. Ces développements médiatiques paraissent maintenant mobiliser
ce qu'Habermas appelle une «sphère publique», comme si ces gens ne s'y
trouvaient pas avant, n'étaient pas visibles, n'étaient pas publics d'une certaine
façon, mais l'étaient devenus en vertu de leur nouvelle existence en tant que
sujets reconnus ou constatés. Ainsi, ce n'est pas simplement une question
de câbles ou de projecteurs en plus, de matériel de prise de vue portable, ou
de la présence fortuite de journalistes occidentaux dans les endroits « oubliés
de Dieu», mais plutôt d'une nouvelle visibilité des «autres», qui occupent
leur propre scène - une sorte de centre en soi - et forcent l'attention par
le pouvoir de leur voix et de l'acte même de parler qui - bien au-delà du
vieil acte ponctuel de violence physique de Fanon - devient, pour une
génération sensibilisée au langage, le premier acte violent primordial par
lequel vous vous imposez à l'attention d'un autre. Que de royaumes nous
ignorents'agit-il pas simplement d'un esprit de clocher mondial, plongé
avec étonnement dans la vie quotidienne fourmillante et monotone d'autres
lieux et d'autres planètes ? Ces découvertes capitales sont-elles davantage
que des équivalents mondiaux de la toute récente tolérance libérale des
médias post-années soixante, avec leurs fichiers actualisés sur les minorités
et néoethnicités nouvellement reconnues et accréditées ? Car, comme on
l'a déjà laissé entendre, la célébration apparente de la différence, que ce soit
ici, chez nous, ou à une échelle mondiale, cache et présuppose en réalité
492 Élabo rations secondaires

une identité nouvelle et plus fondamentale. Quelle que soit cette nouvelle
tolérance libérale, elle a peu à voir avec la palette exotique de l'exposition
emblématique de The Family ofMan, où l'on demandait aux bourgeoisies
occidentales de manifester leurs affinités personnelles et humaines avec
les Bushmen et les Hottentots, les femmes aux seins nus des îles et les
artisans aborigènes, et les autres de ce type anthropologique qu'il est peu
probable de voir arriver chez vous en touristes. Mais il est toutefois très
probable que ces nouveaux autres viennent chez vous comme immigrants
ou Gastarbeiter; dans cette mesure, ils sont davantage «comme» nous, ou
du moins « les mêmes » que nous, de toutes sortes de façons nouvelles, ce
que de nouvelles habitudes sociales internes - reconnaissance forcée, sociale
et politique, des « minorités » - nous aident à traduire dans notre politique
étrangère. Cette expérience idéologique pourrait bien être limitée aux élites
du Premier Monde (mais, même si c'était le cas, elle aurait encore des effets
dramatiques et incalculables sur tous les autres) : raison de plus pour la
prendre en compte dans cette description du postmoderne où elle apparaît
- un peu plus brutalement (matérialistement, comme j'ai commencé à le
formuler) - sous forme de pure démographie. Il y a un plus grand nombre
de gens maintenant, et ce « fait » a des implications qui transcendent le
simple inconfort spatial et la perspective de pénurie momentanée de
produits de luxe.
Il est nécessaire d'explorer la possibilité qu'existe là, dans ce qu'on
appelait de manière un peu désuète le domaine moral, une chose à peu près
équivalente au vertige des foules pour le corps individuel : le pressentiment
que plus nous reconnaissons d'autres gens, même en pensée, plus le statut
de notre propre conscience ou « moi », jusqu'alors unique et incomparable,
devient particulièrement précaire. Cette dernière ne change pas, bien sûr,
pas plus que nous ne nous retrouvons magiquement dotés d'une plus grande
sympathie (dans le sens philosophique immémorial) pour ces autres de plus
en plus nombreux, avec qui nous pouvons de moins en moins sympathiser
individuellement. Au contraire, de même que dans l'ébranlement d'un type
très fondamental de fausse conscience ou d'aveuglement idéologique, nous
Conclusion 493

sommes amenés à anticiper l'effondrement imminent de tous nos mécanismes


conceptuels internes de défense, et notamment celui des rationalisations du
privilège et des formations presque naturelles du narcissisme et de l'amour
de soi (comme d'extraordinaires structures cristallines ou formations de
corail excrétées sur des millénaires). Cette phobie est sans doute la peur
de la peur, le sentiment de cet effondrement prochain, plutôt que la
chose elle-même, la terreur d'un anonymat imminent; et il est possible de
l'invoquer pour expliquer des opinions et des réactions politiques, même si
elle est en grande partie gouvernée par cette forme de refoulement qu'est
l'oubli et le manque de mémoire, un aveuglement qui ne veut pas savoir et
essaie de plonger toujours plus profond dans le délibérément involontaire,
une distraction orientée. Pareille hypothèse existentielle contribuerait à
conforter le statut de la démographie comme matérialisme, comme, en fait,
une nouvelle sorte ou une nouvelle dimension du matérialisme: ni celui du
corps individuel (comme dans le matérialisme ou positivisme mécanique
bourgeois), car des corps multipliés, même s'ils ne se fondent pas dans une
monstrueuse sur-âme physique collective, réduisent la précieuse corporalité
individuelle à une chose trivialement biologique ou évolutionniste; ni celui
des « individus réels concrets » de Marx (dans L'Idéologie allemande, ceux
dont il est bien connu que «nous partons»), puisqu'ils exhalent toujours
des identités personnelles et des noms, ni même celui des masses ouvrières
qui ne paraissent pas assez démographiques, menaçant de déboucher sur ou
de retomber dans l'«humanisme». Pourtant, même les individus concrets
de Marx présentaient une forme de matérialisme, au sens étroit non pas de
quelque système matérialiste mais d'une opération mentale de renversement
matérialiste et de démystification - seule caractéristique par laquelle on
peut identifier le « matérialisme » en tant que tel. Cependant, l'opération de
Marx, comme en témoigne son contexte immédiat (mais aussi sa forme et sa
force conceptuelles), est dirigée contre les idéalismes des diverses disciplines
(non pas l'«histoire des idées», l'idéologie ou les sciences, etc. - les grandes
continuités hégéliennes des formes et des pensées - mais plutôt les personnes
individuelles dans leur histoire fourmillante, beaucoup plus synchrone).
494 Élabo rations secondaires

Le renversement matérialiste inhérent à la démographie29 retourne aussi le


tapis de cette histoire toujours anthropomorphique, mais lui substitue non
pas tant des agrégats statistiques que la pure existence de l'histoire naturelle
elle-même. Ce n'est pas tant le contenu de la vision ou du paradigme
historique ainsi substitué (qui est toujours une représentation et donc
encore susceptible d'être encadré et domestiqué par les diverses idéologies)
que l'effet de renversement lui-même qui nous confronte abruptement pour
l'instant avec une réalité non-anthropomorphique, en fait presque non- ou
in-humaine, réalité que nous ne pouvons assimiler conceptuellement.
La démographie envisagée comme une dimension du matérialisme nous
amènerait à attacher à ce dernier ses caractéristiques représentationnelles
et idéalisables (en particulier celles thématisées autour d'une «notion» de
matière elle-même).
D'assez rares penseurs ont reconnu des effets culturels radicaux à cet
élargissement de l'univers peuplé, ou, par exemple, lui ont précisément
attribué la stylisation et la « formidable érosion des contours » du mouvement
moderne comme mouvement vers une sorte d'universalisme,

«... préoccupation dérangeante de la surprise de l'abîme entre chaque occasion ténue de la


vie quotidienne et les grands étirements de temps et de lieu où chaque individu joue son
râle. Par cela, j'entends l'absurdité pour coûte personne seule à précendre à l'importance
de ses dires: "J'aime!"... "Je souffre!" quand on pense aux milliards de gens à l'arrière-plan
qui vécurenc ec moururent, qui vivent et meurent, et, probablement, vivronc et mourront.
Ce sentimenr se développa singulièrement chez moi à la suite du hasaid presque accidentel
qu'après mon diplôme de Yale en 1920, je fus envoyé à l'étranger pour étudier l'archéologie
à L'American Academy de Rome. Nous fîmes même des voyages d'étude à l'époque ec, pour
une part mineure, participâmes & des feuilles. Quand on a manié une pioche qui va révéler
la courbe d'une rue recouverce depuis quatre mille ans ec qui fut jadis une voie très animée
et très fréquentée, on n'est jamais plus tout à fait le même. Vous regardez Times Square
comme un endroit dont vous imaginez qu'un jour des écoliers diront : "Il semble qu'il y ait
eu ici une sorte de lieu public M ." »

Ce témoignage reste toutefois un témoignage essentiellement moderniste


qui infléchit les résultats et les conséquences de l'expérience démographique
Conclusion 495

vers l'abstraction et l'universalisation ; il est dans la continuité de la


disjonction moderniste du signe et du référent, dans la perspective de
construire une «œuvre ouverte» que les multiples publics fragmentés
des états impérialistes fin XIXe début XXe peuvent librement recoder et
recontextualiser. Cette formulation est aiguisée de manière polémique
contre la conquête de la pièce unique du stade naturaliste et réaliste, avec
sa datation et sa météo, son ici-et-maintenant ancré dans les journaux du
temps national empirique. Mais la réaction postmoderne ultérieure contre
cette abstraction et cette stylisation modernistes - elles-mêmes déterminées
par un écœurement face à tout le bric-à-brac et les atours éphémères d'un
individualisme non-substantiel - marque un «retour au concret» un peu
différent; son nominalisme schizophrénique inclut les décombres et vestiges
d'une grande part de ce qui le précède - lieu, noms personnels, etc. - mais
sans l'identité personnelle et la progression temporelle et historique, et sans
la cohérence de la situation et sa logique (quelque désespérée qu'elle soit),
qui donnaient au réalisme bourgeois sa tension et sa substance. Peut-être, en
effet, observons-nous ici à l'envers la grande triade philosophique et logique
hégélienne - spécificité, universalité, individualité (ou particularité) - , comme
si, dans l'histoire, l'individu concret venait en premier, puis le système
répressif, et ensuite la désagrégation dans des traits empiriques aléatoires.
Toujours est-il que l'impact dispersif de la démographie constitue un autre
effet, très différent et peut-être plus spécifiquement postmoderne, qui se
ressent d'abord et avant tout dans nos relations avec le passé de l'humanité.
Il semble, d'après certains rapports, que le nombre d'êtres humains vivant
désormais aujourd'hui sur terre (environ cinq milliards) se rapproche
rapidement du nombre total d'hominidés ayant déjà vécu et étant morts sur
la planète depuis le début de l'espèce. Le présent est donc comme un nouvel
état-nation en plein épanouissement et en pleine expansion, dont les effectifs
et la prospérité en font un rival inattendu pour les vieux états-nations
traditionnels. De même que pour les locuteurs bilingues aux États-Unis, on
peut calculer, du moins à titre prédictif, le moment 011 le passé sera devancé :
ce moment démographique est déjà à portée de main, comme un point se
496 Élabo rations secondaires

rapprochant rapidement dans un avenir pas si lointain, et, par là même et


dans cette mesure, ce moment fait déjà partie du présent et des réalités avec
lesquelles il faut compter. Mais s'il en est ainsi, les relations du postmoderne
avec la conscience historique prennent alors une toute autre apparence, et
il y a quelques taisons, et un solide argument à avancer, pour consigner le
passé dans l'oubli comme nous semblons être en train de lefaire; maintenant
que nous, les vivants, avons la prépondérance, l'autorité des morts - fondée
jusqu'alors sur le simple nombre - diminue à une vitesse vertigineuse (avec
toutes les autres formes d'autorité et de légitimité). Avant, c'était comme
une vieille famille, de vieilles maisons dans un vieux village avec seulement
quelques jeunes alentour obligés de s'asseoir le soir dans des pièces obscures
pour écouter les anciens. Mais (avec les quelques exceptions horribles que
nous connaissons) il n'y a pas eu de guerre majeure depuis une génération
ou deux: la courbe de croissance des naissances augmente nettement la
proportion d'adolescents par rapport au reste de la population, des bandes
de jeunes traînant en faisant du bruit dans la rue et abandonnant les vieilles
personnes à leur poste de télévision. Autrement dit, si nous dépassons en
nombre les morts, nous gagnons; nous avons la réussite par la simple vertu
du fait d'être né (l'analyse de Beaumarchais sur les privilèges aristocratiques
se réadapte de façon inattendue à la chance générationnelle des yuppies).
Ce que le passé a à nous dire n'est par conséquent guère plus qu'affaire
de curiosité oisive, et notre intérêt pour le passé - généalogies fantastiques,
histoires alternatives ! - en vient à ressembler à un passe-temps d'initié ou
à du tourisme d'adoption, un peu comme la spécialisation encyclopédique
dans les émissions de fin de soirée ou l'intérêt de Pynchon pour Malte. Les
hommages aux petites langues minoritaires et aux traditions provinciales
éteintes est politiquement correct naturellement et constitue un prolongement
de la rhétorique micropolitique évoquée plus haut.
Pour autant que je le sache, le seul philosophe à avoir pris au sérieux la
démographie et à avoir produit des concepts sur la base d'une expérience
vécue manifestement idiosyncrasique fut Jean-Paul Sartre, qui ne voulait pas
d'enfant de ce fait, mais dont l'autre originalité philosophique historique -
Conclusion 497

avoir fait un problème philosophique de cette étrangeté que nous prenons


tous pour acquise, à savoir, l'existence d'autres gens - pourrait s'avérer, en
(ait, en être la conséquence, plutôt que l'inverse. Il aurait bien évidemment
été plus logique et cartésien d'aller de la question la plus simple - est-il
réellement un Autre? - vers le sujet le plus compliqué (pourquoi y en a-t-il
tant ?) ; mais les personnages de Sartre semblent se déplacer du multiple
à l'individuel, dans cette étrange expérience qu'il est permis d'appeler
synchronicité:
« Le vent m'apporte le cri d'une sirène. Je suis tout seul, mais je marche comme une troupe
qui descend sur une ville. Il y a, en cet instant, des navires qui résonnent de musique sur
mer; des lumières s'allument dans toutes les villes d'Europe; des communistes et des nazis
font le coup de feu dans les rues de Berlin, des chômeurs battent le pavé de New York, des
femmes, devant leur coiffeuses, dans une chambre chaude, se mettent du rimmel sur les
cils. Et moi je suis là, dans cette rue déserte, et chaque coup de feu qui part d'une fenêtre de
Neukolln, chaque hoquet sanglant des blessés qu'on emporte, chaque geste précis et menu
des femmes qui se parent répond à chacun de mes pas, à chaque battement de mon coeur31. »

Cette pseudo-expérience, dans laquelle il faut voir la marque d'un


fantasme et d'un échec à parvenir à une représentation (par les moyens de la
représentation), constitue également un effort de réaction au second degré,
une tentative pour récupérer ce qui se trouve au-delà de la-portée de mes
sens et de mon expérience vécue, et pour, en le ramenant à l'intérieur, me
rendre sinon auto-suffisant, du moins autonome quant à ma protection,
comme un hérisson. En même temps, ce fantasme semble être relativement
vain et exploratoire, comme si le sujet avait peur d'oublier quelque chose
mais n'arrivait absolument pas en imaginer les conséquences : Serai-je
puni si j'oublie tous ces autres occupés à vivre en même temps que moi ?
Quel profit à agir ainsi quand il est de toutes façons impossible defairele
travail correctement? Pas plus que parvenir à une synchronicité consciente
n'améliorerait ma situation personnelle immédiate, puisque, par définition,
l'esprit passe par-dessus, vers d'autres qui me sont personnellement inconnus
(et, par conséquent, par définition inimaginables dans le détail de leurs
existences). Cet effort est donc volontariste, un assaut de la volonté sur ce
498 Élabo rations secondaires

qui est « par définition » structurellement impossible à réaliser plutôt qu'une


démarche pragmatique et pratique visant à accroître mon information sur
le ici et maintenant. Le personnage sartrien semble avoir lancé une enquête
ou une attaque préventive: imaginer, englober par avance mentalement ces
multitudes numériques qui, ignorées, pourraient autrement vous écraser
ontologiquement.
L'enquête doit également échouer parce que, comme Freud l'a fait
observer, il ne peut y avoir de nombres imaginaires sans signification, et
une psychanalyse de Sartre (ou de ses personnages) amènerait probablement
à une thématisation du contenu des items qui se voulaient aléatoires.
Et la solitude du sujet en train d'imaginer (la sirène solitaire déclenche
ce projet « associatif») n'est pas sans importance, pas plus que ne l'est
le temps lui-même surtout, ce moment historique où se voit unifiée la
multiplicité dans laquelle est sélectionnée au hasard cette palette d'existences
individuelles - en effet, on peut reconnaître ici ce que nous appelons
maintenant le nominalisme en tant que situation et dilemme personnels et
historiques. C'est en ce sens que, malgré tous les fils lancés au-delà de ma
« situation » dans la synchronicité inimaginable des autres gens, Sartre est
aussi (comme Rousseau) le philosophe de la politique des microgroupes,
de l'épreuve du face-à-face, qui, quelle que soit son échelle - la photo
aérienne de la place s'ouvrant sur les petites rues surpeuplées de la polis
elle-même - doit rester disponible pour «l'expérience vécue» (expression
moins trompeuse que celle de la rhétorique du corps individuel et de ses
sens, qui évoque un type plutôt différent de philosophie). Ce qui se trouve
au-delà - comme avec la classe sociale - est d'une certaine manière réel
mais faux, concevable mais irreprésentable, et donc douteux et invérifiable
pour une philosophie de l'existence qui souhaite par-dessus tout éviter
d'être trahie et bernée dans son expérience vécue. «Totaliser» n'implique
pas une foi dans la possibilité d'accéder à la totalité, mais plutôt un jeu
avec la limite elle-même, comme avec une dent qui bouge, la comparaison
d'annotations et de mesures vous permettant au final de déduire le mur du
son qui, comme la frontière entre l'analytique et le dialectique chez Kant,
Conclusion 499

ne peut jamais être transgressé et transcende en quelque sorte l'expérience.


Pourtant, cette impossible expérience qui s'étend au-delà, l'horreur de la
multiplicité, n'est rien de plus qu'un pur Nombre, que la philosophie de
Sartre, seule dans notre siècle, réinventa pour nous de manière archaïque,
l'emportant sur celle de Heidegger avec son retour à une primitivité presque
pré-socratique. Trop de gens se mettent à annuler ma propre existence par
leur poids ontologique; ma vie personnelle - l'unique forme de propriété
privée qui me reste - devient de plus en plus pale et faible comme les
fantômes homériques, ou comme des parts immobilières dont la valeur a été
tirée vers le bas jusqu'à n'être plus qu'une poignée de papiers chiffonnés et
sans valeur. Cependant, tout cela se met maintenant à devenir postmoderne
sous l'influence planétaire qu'il exerce sur les pensées temporelles et la
possibilité de représenter le temps. Sartre reste pour beaucoup un modeme,
mais il est instructif d'observer la masse gravitationnelle des purs nombres
synchroniques se replier sur des thèmes temporels pour les envelopper dans
le seul «concept» qu'on puisse maintenant exprimer entre l'histoire et la
démographie, la seule catégorie spatio-temporelle pertinente qu'on puisse
aussi, à la rigueur, créer pour remplir la double fonction d'une expérience : à
savoir, le concept de synchronicité, limite ultime de la représentation avant
que vous ne rejoigniez la télévision, et qu'à ce moment toutes ces ampoules
incroyablement multiples se rallument, le problème métaphysique qu'elles
semblent désigner et répéter se dissipe, et l'espace global postmoderne
remplace et annule la problématique sartrienne de la totalisation. Avec
cette transformation, comme nous avons eu l'occasion de le voir dans de
nombreux autres cas, la tension essentielle entre le moderne et l'engagement
dans le drame impossible de la représentation faiblit et s'évanouit. La totalité
mondiale est maintenant ramenée dans la monade sur des écrans scintillants,
et l'« intérieur », jadis terrain d'expérimentation héroïque de l'existentialisme
et de ses angoisses, devient maintenant aussi autosuffisant que des éclairages
ou que la vie intime d'un catatonique (tandis que, dans le monde spatial
des corps réels, les extraordinaires déplacements géographiques de masses
de travailleurs migrants et de touristes mondiaux renversent ce solipsisme
500 Élabo rations secondaires

individuel à un degré sans équivalent dans l'histoire du monde). Le mot


nominalisme peut aussi contribuer à ce résultat, qui fait pâlir les universaux
à l'exception des intermittences spasmodiques d'un sublime ou d'un nouvel
infini mathématique ; mais, dans ce cas, il s'agirait d'un nominalisme qui
ne serait plus conçu comme un problème et qui aurait donc perdu aussi en
cours de route son propre nom.

8. Historiographies spatiales

Avec cette expérience nouvelle de la démographie et ses conséquences


inattendues, nous voilà de retour dans le spaual (et dans le postmodernisme
comme culture et comme idéologie et représentation). La notion de
prédominance de l'espace dans l'ère postcontemporaine que nous devons à
Henri Lefebvre32 (à qui, d'ailleurs, le concept de période ou stade postmodeme
est étranger : son cadre expérimental était essentiellement la modernisation de
la France dans l'après guerre, et surtout pendant la période gaulliste) a rendu
perplexe bon nombre de lecteurs qui se rappelaient la conception kantienne
de l'espace et du temps comme contenants formels vides, comme catégories
d'expérience tellement attrape-tout qu'elles ne pouvaient entrer dans les
expériences dont elles étaient le cadre et la présupposition structurellement
nécessaire.
Ces sages restrictions, qui comprenaient un avertissement salutaire sur
l'appauvrissement des thèmes eux-mêmes, n'empêchèrent pas les modernistes
defairegrand cas du temps dont ils essayèrent de transmuter les coordonnées
vides en substance magique d'un élément, en un véritable courant expérientiel.
Mais pourquoi un paysage deviait-il être moins dramatique que l'événement ?
La prémisse, en tout cas, c'est que, à notre époque, la mémoire a été rendue
vulnérable et que les grandes témoins de la mémoire sont pratiquement
devenus une espèce disparue : pour nous, la mémoire, quand elle constitue
une expérience forte encore en mesure d'attester de la réalité du passé, ne sert
qu'à annihiler le temps et, avec lui, ce passé.
Conclusion 501

Henri Lefebvre souhaitait surtout souligner la corrélation entre ces


catégories organisationnelles jusqu'alors universelles et formelles - qui,
pour Kant, restaient probablement valables pour toute expérience tout au
long de l'histoire humaine - et la spécificité et l'originalité historiques des
divers modes de production, dans chacun desquels le temps et l'espace sont
vécus différemment et distinctement (si on peut effectivement l'exprimer
ainsi et si, à l'encontre de Kant, on est capable d'une expérience directe de
l'espace et du temps, quelle qu'elle soit). L'insistance de Lefebvre sur l'espace
faisait plus que corriger un déséquilibre (moderne) ; il reconnaissait aussi
la part croissante, dans notre expérience vécue largement autant que dans
le capitalisme tardif, de l'urbain et de la nouvelle universalité du système.
Henri Lefebvre en appelait, en effet, à une nouvelle forme d'imagination
spatiale capable de faire face au passé d'une manière nouvelle et de lire à
livre ouvert ses secrets les moins tangibles dans le modèle de ses structures
spatiales - corps, cosmos, cité, en tant qu'ils marquaient tous l'organisation
la plus intangible des économies culturelles et libidinales et des formes
linguistiques. Cette proposition impose d'imaginer la différence radicale,
de projeter nos propres organisations spatiales sur les formes exotiques,
presque de science-fiction, des modes de production étrangers. Mais, pour
Lefebvre, les modes de production ne présentent pas simplement une
organisation spatiale, mais constituent aussi tous des modes distinctifs de
«production de l'espace»; la théorie du postmodernisme laisse cependant
entendre qu'il existe un certain supplément de spatialité dans la période
contemporaine et suggère que, même si d'autres modes de production (ou
d'autres moments du nôtre) sont nettement spatiaux, notre mode a été
spatialisé dans un sens à ce point unique que l'espace constitue pour nous
une dominante culturelle et existentielle, un trait thématisé et mis au premier
plan, un principe structural contrastant nettement avec son rôle relativement
secondaire et subordonné (quoique, sans doute, non moins symptomatique)
dans les modes de production antérieurs33. Aussi, même si tout est spatial,
cette réalité postmoderne est ici, d'une certaine manière, plus spatiale que
n'importe quoi d'autre.
502 Élabo rations secondaires

Il est plus facile de voir pourquoi il doit en être ainsi que comment
il a pu en être ainsi. Bien sûr, le plus facile est de comprendre cette
prédilection pour l'espace chez les théoriciens du postmodernisme comme
une réaction prévisible (générationnelle) contre la rhétorique officielle de
la temporalité, depuis longtemps canonisée, des critiques et théoriciens
du haut modernisme, ce revirement produisant des analyses dramatiques
et visionnaires du nouvel ordre et de ses nouveaux frissons. Mais cet axe
thématique n'est ni arbitraire ni gratuit ; il peut à son tour être étudié pour
ses propres conditions de possibilité.
À mon avis, un examen plus minutieux du moderne permettra de
découvrir les racines de son expérience caractéristique de la temporalité
dans les processus et la dynamique de modernisation du capitalisme au
tournant du siècle, avec sa splendide machinerie nouvelle (célébrée par les
futuristes et tant d'autres, mais non moins spectaculairement déplorée et
diabolisée par d'autres écrivains également qualifiés de « modernistes»),
capitalisme qui n'a néanmoins pas encore complètement colonisé l'espace
social dans lequel il est en train d'émerger. Arno Mayer nous a rappelé,
par un choc salutaire, la persistance de l'ancien régime34 jusque dans le
XXe siècle et la nature très partielle du «triomphe de la bourgeoisie» et du
capitalisme industriel dans la période moderniste, encore majoritairement
rurale et dominée, du moins statistiquement, par des paysans et des
propriétaires terriens aux habitudes féodales, par intermittence troublées
par la note discordante mais excitante qu'apportaient les automobiles, une
électrification sporadique et, même, la maigre pyrotechnie aéronautique de
la Première Guerre Mondiale. Par conséquent, l'opposition entre la ville et
la campagne est la première et la plus importante des grandes oppositions
de cette période que le capitalisme ne surmonte pas encore ; les sujets ou
citoyens de la période du haut-moderne sont principalement des gens qui
vivent dans des mondes multiples et des temps multiples - un pays médiéval
dans lequel ils retournent pour des vacances familiales et une agglomération
urbaine dont les élites essaient, du moins dans les pays les plus avancés, de
« vivre avec leur temps » et d'être aussi « absolument modernes » qu'ils savent
Conclusion 503

l'être. L'exceptionnalité de ce qui se ressent comme «moderne» est assez


clairement présupposée par la valeur même du Nouveau et de l'innovadon
(en tant que ces derniers se reflètent dans tout, depuis les (ormes hermétiques
du Premier Monde jusqu'au grand drame du Vieux et du Nouveau Monde
rejoué sous diverses formes dans les pays du Deuxième ou du Tiers Monde) ;
entre-temps, la mémoire profonde, qui inscrit et marque la différentiation de
l'expérience dans le temps et évoque un peu les intermittences des mondes
alternatifs, semble dépendre également d'un «développement inégal» d'un
type tout autant existentiel et psychique qu'économique. La nature est liée à
la mémoire, non pour des raisons métaphysiques, mais parce qu'elle projette
le concept et l'image d'un ancien mode de production agricole que vous
pouvez refouler, garder vaguement en mémoire, ou retrouver avec nostalgie
dans les moments de danger et de vulnérabilité.
Ce qui est implicite dans tout cela, c'est ce que l'on sent arriver la seconde
phase prévisible, à savoir l'effacement dans le postmoderne de la Nature
et de ses agricultures précapitalistes, l'homogénéisation essentielle d'une
expérience et d'un espace social désormais uniformément modernisés et
mécanisés, (où le fossé des générations passe plutôt entre les modèles de
produits qu'entre les écologies de leurs utilisateurs), et la réussite triomphale
de ce type de standardisation et de conformité redoutées et fantasmées dans
les années cinquante, mais qui ne sont manifestement plus un problème pour
les gens qu'elles ont façonnés avec succès (et qui ne sont même plus capables
de les reconnaître ou les thématiser en tant que telles). C'est pourquoi
nous avons été amenés à définir précédemment le modernisme comme
l'expérience et le résultat d'une modernisation incomplète et d'avancer que le
postmodeme commence à apparaître là où le processus de modernisation n'a
plus d'obstacles et de caractères archaïques à surmonter et où il a implanté
triomphalement sa propre logique autonome (pour laquelle, bien sûr, à ce
moment, le mot modernisation devient un terme impropre, puisque tout
est déjà « moderne »).
Mémoire, temporalité, le frisson même du «moderne», le Nouveau et
l'innovation sont donc tous victimes de ce processus où non seulement
504 Élabo rations secondaires

l'ancien régime résiduel de Mayer est oblitéré mais où même la culture


classique bourgeoise de la belle époque est liquidée. La proposition d'Akira
Asada35 est donc encore plus âprement profonde qu'elle n'est spirituelle :
selon elle, la figuration habituelle des étapes du capitalisme (primaire,
mature, tardif ou avancé) est impropre et doit être inversée, les premières
années étant maintenant désignées comme capitalisme sénile parce qu'il
est encore l'affaire d'ennuyeux traditionalistes issus d'un ancien monde,
le capitalisme mature ou adulte conservant son qualificatif afin de refléter
l'épanouissement des grands aventuriers et requins de la finance et de
l'industrie, tandis que notre période, jusqu'alors tardive, peut désormais
s'appeler «capitalisme infantile», dans la mesure où tout le monde est né
dedans, le tient pour acquis et n'a jamais connu autre chose, la friction, la
résistance, l'effort des premiers moments ayant cédé place au libre jeu de
l'automation et de la fongibilité malléable des multiples publics et marchés
de consommation: patins à roulettes et multinationales, traitements de texte
et insolites buildings postmodernes surgissant du jour au lendemain dans
le centre-ville.
Dans cette analyse, cependant, ni l'espace ne le temps ne sont « naturels »
au sens où l'on pouvait les présupposer sur un plan métaphysique (comme
ontologie ou comme nature humaine) : ils sont tous les deux la conséquence
et la projection d'images rémanentes d'un certain état, d'une certaine
structure de production et d'appropriation, d'organisation sociale de
la productivité. Ainsi, pour le moderne, nous avons lu une certaine
temporalité en repartant de l'irrégularité caractéristique de son espace ;
mais ce n'est pas moins fructueux en sens inverse, et cela conduit à un
sens plus articulé de l'espace postmodeme au moyen de l'historiographie
fantastique postmoderne, telle qu'on la trouve dans les romans et les
généalogies imaginaires débridées qui mélangent les personnages et les
noms historiques comme autant de cartes à jouer d'un jeu fini. S'il y a un
sens à évoquer un certain « retour de la narration » ou de l'art de conter
dans la période postmoderne, ce «retour» peut au moins se constater ici
en pleine émergence (à côté de quoi on peut aussi définir l'émergence
Conclusion 505

du récit et de la narratologie dans la production théorique postmoderne


comme un symptôme culturel de changements plus fondamentaux que la
simple découverte d'une nouvelle vérité théorique). À ce moment, tous les
précurseurs se mettent en place dans la nouvelle généalogie: les légendaires
chaînes généradonnelles des écrivains du Boom latino-américain, comme
Asturias ou Garcia Mirquez; les fastidieuses fabulations autoréférentielles
de l'éphémère « nouveau roman » anglo-américain ; la découverte par les
historiens professionnels que « tout est fiction » (voir Nietzsche) et qu'il ne
peut jamais y avoir de version exacte ; un peu dans le même sens, la fin des
« grands récits », avec le rétablissement des histoires alternatives du passé
(groupes, ouvriers, femmes ou minorités réduits au silence, dont les maigres
traces ont partout été systématiquement détruites ou effacées, partout sauf
dans les archives de la police) à un moment où les alternatives historiques
sont en voie de disparition, et où, si l'on veut encore avoir une histoire, il
n'y en a désormais plus qu'une à laquelle prendre part.
En bref, « l'historiographie fantastique » postmoderne relance ces
« tendances » historiques et les combine en une authentique esthétique
qui semble connaître deux variantes ou spirales inversées. Dans l'une,
vous fabriquez une chronique (générationnelle ou généalogique) dont
la succession grotesque et le personnel irréaliste, avec ses ironies du sort
et ses occasions manquées mélodramatiques et poignantes (et quasi
cinématographiques), imitent les vraies, ou pour être plus précis, ressemblent
aux annales dynastiques de petits royaumes et monarchies, très loin de
notre propre «tradition» paroissiale (l'histoire secrète des Mongoles, par
exemple, ou les langues presque disparues des Balkans qui furent autrefois
le pouvoir dominant dans leur petit univers). Là, on fait vibrer un semblant
de vraisemblance historique dans de multiples modèles alternatifs, comme
si on conservait l'historiographie comme forme ou genre (du moins.dans ses
versions archaïques), sauf que maintenant, loin de projeter les contraintes
du stéréotype, elle paraît, pour une raison quelconque, offrir aux auteurs
postmodernes le mouvement d'invention le plus incroyable et sans limites.
Sous cette forme et avec ce contenu précis - réseaux d'égouts réels remplis
506 Élabo rations secondaires

de crocodiles imaginaires - les fantaisies pynchonesques les plus débridées


semblent, en quelque sorte, faire mentalement l'expérience de tout le pouvoir
épistémologique et de toute l'autorité falsifiable des fables d'Einstein, et, en
tout cas, semblent communiquer le sentiment d'un passé réel meilleur que
n'importe quel «fait».
Pareilles fabulations - encouragées, comme on pouvait s'y attendre,
par toute une génération d'idéologues annonçant complaisamment, mais
avec délectation, la mort du référent, sinon la fin de l'Histoire elle-même
- montrent aussi assez clairement les signes de cette libération et de cette
euphorie dont nous avons déjà parlé, et largement pour les mêmes raisons.
Ces fantaisies historiques, à la différence d'autres époques (comme dans le
roman d'amour historique pseudo-shakespearien du début du XIXe siècle),
n'ont pas pour objectif principal la déréalisaùon du passé, l'allégement de
la charge du fait historique ou de l'impératif historique et sa transformation
en une comédie costumée, en un divertissement vaporeux sans conséquence
et sans irrévocabilité. L'historiographie fantastique postmoderne ne cherche
pas non plus, comme dans le naturalisme, à affaiblir et diluer l'événement
historique effroyable et déterministe dans le mécanisme minutieux des lois
naturelles, événement vu depuis l'épicycle de Mercure et donc recevable
avec la résignation stoïque exemplaire d'une force et d'une concentration
capables de réduire au maximum l'angoisse de la décision, et de convertir
les pessimismes d'échec dans les cadences musicales décroissantes plus
gratifiantes d'une vision du monde wagnero-schopenhauerienne. Cependant,
ce nouveau libre jeu avec le passé - ce délirant monologue ininterrompu
de la révision postmoderne du passé en autant de récits de groupe - est
à l'évidence pareillement allergique aux priorités et aux engagements,
sans parler des responsabilités, de l'histoire partisane dans ses divers types
fastidieusement engagés.
Néanmoins, on peut considérer que ces récits entretiennent un rapport
plus actif avec la praxis qu'on ne l'a laissé entendre plus haut, ou qui
serait recevable dans une théorie réflexive plus prosaïque de l'histoire: ici,
l'invention d'une histoire irréelle est un substitut à la fabrication de l'histoire
Conckoton 507

réelle. Elle exprime mimétiquement la tentative de recouvrer ce pouvoir


et cette praxis au moyen du passé et de ce qu'on doit appeler fantaisie
plutôt qu'imagination. La fabulation - ou si vous préférez, la mythomanie
et les histoires franchement invraisemblables - constitue certainement le
symptôme d'une impuissance sociale et historique, le symptôme de ce
blocage des possibilités qui ne laisse guère d'autre option que l'imaginaire.
Pourtant, son invention et son inventivité mêmes confortent, par le simple
acte de les multiplier, une liberté créatrice à l'égard d'événements qu'elle ne
peut maîtriser ; la « puissance d'agir » son du constat historique et entreprend
de l'inventer ; et de nouveaux fils d'événements multiples ou alternatifs
secouent les barreaux de la tradition nationale et des manuels d'histoires
dont les contraintes et les nécessités mêmes sont mises en accusation
par leur force parodique. L'invention narrative devient donc ici, par son
invraisemblance même, la figure d'une plus grande possibilité de praxis, sa
compensation mais aussi son affirmation sous la forme d'une projection et
d'une reconstitution mimétique.
La seconde forme de récit historiogtaphique postmoderne est en quelque
sone l'inverse de cette dernière. Ici, l'intention purement fictionnelle est
soulignée et réaffirmée par la production de personnages et d'événements
imaginaires au milieu desquels, de temps en temps, des personnes et
des événements bien réels apparaissent et disparaissent à l'improviste: la
pratique de Doctorow dans Ragtime, avec ses Morgan et Ford, ses Houdini,
Thaw et White, a été plus haut ma référence56 et on peut la conserver ici,
là où elle est caractéristique d'un éventail et d'une variété de ces effets de
collage dans lesquels une image de journal s'insère sur une toile de fond
peinte, ou le serpentin d'un listing de statistiques se déroule au milieu
d'une idylle domestique. Ces effets ne sont pas de simples reproductions
de Dos Passos qui respectait encore les catégories de vraisemblance quand il
s'agissait d'individus historico-mondiaux; cette sone d'histoire fictionnelle
n'a également rien à voir avec cet autre produit postmoderne que j'ai
appelé le cinéma de nostalgie, où le ton et le style de toute une époque
deviennent le personnage central à part entière, l'actant et l'« individu
508 Élabo rations secondaires

historico-mondial » (avec une diminution significative de cette sorte


d'énergie inventive débridée manifestée par les deux types de fantaisies
historiographiques en question ici).
Ce que l'on peut affirmer sur ce second type (dans lequel la célèbre
expression subit un retournement vertical, les crapauds redevenant « réels»
tandis que les jardins se font de plus en plus imaginaires), c'est qu'il s'agit très
précisément d'une forme d'historiographie spatiale qui a des choses uniques
à nous apprendre sur la spatialité postmodeme et sur ce qui est arrivé au sens
postmoderne de l'histoire.
La spatialité est ici enregistrée sous une forme au second-degré, pour
ainsi dire, comme la conséquence d'une spatialisation préalable - une sorte
de classification, de comparrimentalisation intensifiée que je suis tenté de
décrire comme une division du travail de l'esprit et de ses méthodes pour
balayer et cartographier ce domaine. La ffagmentadon psychique classique -
la séparation de l'imagination et de la connaissance par exemple - a toujours
été une conséquence de la division du travail dans le monde social; ce sont
maintenant les fonctions rationnelles ou cognitives mêmes de l'esprit qui
vont se voir intérieurement segmentées et assignées à des étages différents
dans des immeubles de bureaux différents.
Imaginons, par exemple, le grand architecte prussien néo-classique
Schinkel visitant la nouvelle cité industrielle de Manchester : sur un plan
historique, c'est possible, et cette idée présente le charme relativement
postmoderne d'un épisode qui s'insinue par les fissures, (le jeune Staline
s'est-il vraiment rendu une fois à Londres ? qu'en est-il de la visite incognito
de Marx lors de la Guerre Civile Américaine?) : Suis-je éveillé ou endormi ?
Mais ce qu'il y a de fondamentalement postmoderne dans cela, c'est
l'incongruence de l'Allemagne romantique, rayonnant de l'intérieur avec
tout le réalisme magique de Caspar David Friedrich, rencontrant la misère
et le surtravail de la grande cité industrielle naissante de Engels. C'est une
juxtaposition de bande dessinée, un peu comme un exercice d'écolier dans
lequel toutes sortes de matériaux disparates sont assemblés différemment.
Il s'est avéré que cette visite eut lieu dans la réalité ; mais, à partir de là,
Conclusion 509

on est tenté de rappeler la boutade d'Adorno sur un autre sujet, à savoir,


que « quand bien même ce serait un fait, ce ne serait pas vrai ». Le parfum
postmoderne de cet épisode revient sur la « trace historique » pour la
déréaliser et la dénaturer tout en lui attribuant un peu de l'aura fantastique
d'une version de Gabriel Garcia Mirquez de l'histoire latino-américaine,
qui, de toute façon, selon l'observation célèbre et acérée d'Alejo Carpentier,
relève avant tout du réel-merveilleux (iral-maraviUoso)37. Mais la question
est maintenant de savoir si ce ne serait pas justement cela qu'est devenu tout
ce qu'on appelait jadis l'Histoire.
Il s'agit toutefois là des effets culturels et idéologiques de la structure dont
les conditions de possibilité se situent précisément dans notre sentiment
que chacun des éléments en cause, et ainsi incongrûment combinés,
appartient à des registres radicalement distincts et différents : architecture
et socialisme, art romantique et histoire des technologies, politique et
contrefaçon d'antiquité. Même si ces registres coïncident curieusement sur
un plan dialectique, comme dans le domaine de l'urbanisme où « Schinkel »
correspond tout autant à une entrée d'encyclopédie que le livre d'Engels sur
Manchester, nos esprits préconscients refusent defaireou de reconnaître le
lien parce que ces canes sont tirées de paquets différents.
La dissonance et l'incompatibilité possèdent en fait des analogies
« littéraires », ce qu'il est très étrange de redécouvrir ici, dans le domaine
de la réalité sociale et historique. En effet, cette disparité là ne rappelle rien
tant qu'une dissonance générique, comme lorsqu'un écrivain ou un orateur
incorpore à mauvais escient un texte d'un type incompatible ou passe dans
un registre de discours différent. En linérature, bien sûr, la disparition des
genres proprement dits, avec les conventions et les habitudes de lecture
distinctes qu'ils projettent, est histoire familière. Il semblerait maintenant
que, loin de s'éteindre, ces genres anciens, libérés comme des virus de leur
écosystème traditionnel, se soient maintenant diffusés et aient colonisé la
réalité elle-même, que nous morcelons et répartissons selon des schèmes
typologiques qui ne sont plus ceux du sujet mais auxquels le topique
alternatif de style semble un peu inadapté. Pourtant c'est sûrement quelque
510 Élaboration s secondaires

chose comme le «style» de l'entrée encyclopédique «Schinkel» qui ne va tout


simplement pas avec le style de « Engels », même si l'ordinateur les sortiraient
tous les deux sous les titres «Allemands», «XIXe siècle», et ainsi de suite.
Autrement dit, les deux entrées ne « vont pas ensemble», ne sont pas assorties
dans le «monde réel», c'est-à-dire, le monde de la connaissance historique,
mais ils vont effectivement ensemble dans le royaume de ce que nous avons
qualifié d'historiographie postmoderne (un genre culturel qui est ainsi séparé
génériquement de cet autre genre appelé connaissance historique), où c'est
très précisément leur intéressante dissonance et le réalisme magique criard
de leur juxtaposition inattendue qui offre le bonus de plaisir à consommer.
Il ne faudrait pas croire que le récit postmoderne surpasse ou transcende
d'une quelconque manière la bizarre séparation discursive en question ici :
il ne faut en aucun cas envisager cette dernière comme une «contradiction»
à laquelle le collage postmodeme offrirait un semblant de «résolution». Au
contraire, l'effet postmoderne ratifie les spécialisations et les différentiations
sur lesquelles il se fonde : il les présuppose et, de ce fait, les prolonge et les
perpétue (car s'il apparaissait un champ véritablement unifié de connaissance,
où Schinkel et Engels se tiendraient côte à côte comme le lion et l'agneau,
si l'on peut dire, toute incongruité postmoderne s'évaporerait sur l'instant).
Cette structure confirme donc la description du postmodernisme comme un
phénomène pour lequel le motfragmentationdemeure beaucoup trop faible
et primitif, et probablement aussi trop «totalisant», puisque, notamment, il
ne s'agit plus du morcellement d'une ancienne totalité organique préexistante,
mais plutôt de l'émergence du multiple dans des sens nouveaux et inattendus,
fils d'événements sans rapport, modes de classification et compartiments de
la réalité. Ce pluralisme absolu et absolument aléatoire - et peut-être est-ce
le seul référent auquel réserver ce terme chargé, une sorte de pluralisme de
la réalité - , cette coexistence non pas tant de mondes multiples et alternatifs
que d'ensembles indépendants et flous de sous-systèmes semi-autonomes
qui continuent de se chevaucher perceptuellement comme des plans de
profondeur hallucinogènes dans un espace à plusieurs dimensions, c'est cela,
bien sûr, qui est reproduit par la rhétorique du décentrement (et qui contribue
Conclusion 511

aux attaques officielles, rhétoriques et philosophiques contre la «totalité»).


Cette différentiation et cette spécialisation, ou semi-autonomisation de
la réalité est donc en amont de ce qui se passe dans le psychisme - la
shizo-fragmentation postmoderne, par opposition aux angoisses ou hystéries
modernes ou modernistes - qui prend la forme du monde qu'il modélise et
qu'il cherche à reproduire sous forme d'expérience autant que sous forme
de concepts, avec des résultats aussi désastreux que ceux que rencontrerait
un organisme naturel relativement simple sujet au camouflage mimétique
qui essaierait de se rapprocher de la dimensionnalité laser op art d'un cadre
de science-fiction dans un futur lointain. Nous avons beaucoup appris
de la psychanalyse, et plus récemment de la cartographie spéculative des
positions-sujetfracturéeset multiples, mais il serait dommage de les attribuer
à une nouvelle nature humaine interne incroyablement complexe plutôt
qu'aux modèles sociaux qui les projettent: la nature humaine, comme nous
l'a montré Brecht, est capable d'une variété infinie de formes et d'adaptations
et, avec elle, le psychisme.
En attendant, ces structures différentielles distinctes (formalisées par
Doctorow dans les motifs mineurs mais extraordinairement symptomatiques
de l'historiographie de Ragtime) justifient grandement la précédente analyse
de la perception postmoderne dans les termes du slogan « la différence relie».
Les nouveaux modes de perception semblent en effet opérer au moyen de
la préservation simultanée de ces incompatibles là, une sorte de vision-de-
l'incommensurabilité qui ne refait pas la mise au point visuelle mais qui
entretient provisoirement la tension entre les coordonnées multiples de ces
incompatibles (si bien que si vous pensiez que la dialectique avait trait à
la production de nouvelles «synthèses» de divers «opposés» préformés et
préorganisés, destinés à se marier sans effort, alors, c'est certain, tout cela
serait résolument «postdialectique»).
Mais il faut aussi y voir un phénomène spatial, dans le sens le plus
fondamental du terme, puisque, quels que soient les divers items combinés
dans leur incompatibilité postmoderne, - qu'ils proviennent de zones
temporelles différentes ou de compartiments indépendants dans l'univers
r
512 Élaborations secondaires

matériel et social - , c'est leur séparation spatiale en elle-même qui se ressent


fortement. Différents moments, dans le temps existentiel ou historique, sont
ici simplement rangés en différents endroits ; la tentative de les combiner,
même localement, ne va pas opérer un glissement vertical le long d'une
échelle temporelle (sauf au moment où le caractère spatial de ces figures
devient là exigible et qu'il présente sa facture), mais bondit d'avant en arrière
au-dessus d'une table de jeu que nous conceptualisons en termes de distance.
Ainsi, le mouvement qui va d'une classification générique à une autre
est radicalement discontinu, comme sauter d'une chaîne câblée à une autre
sur un poste télévision ; et il parait en effet pertinent de caractériser les fils
d'items et les compartiments de genres de leurs typologisation comme autant
de « chaînes » dans lesquelles s'organise cette nouvelle réalité. Le zapping
télévisuel, si souvent pris par les théoriciens des médias pour l'épitomé
même de l'attention et de l'appareil perceptuel postmodernes, semble
en fait offrir une utile possibilité alternative au modèle psychanalytique
des multiples positions-sujet évoqué précédemment, que l'on peut, bien
sûr, conserver comme code alternatif dans ce processus de transcodage
si profondément caractéristique de la théorie postmoderne, et qui peut
maintenant s'appréhender comme équivalent théorique du zapping sur les
plans perceptuel, culturel et psychique. «Nous» nous avérons donc être ce
dans quoi, ou face à quoi, nous sommes, quel qu'il soit, ou que habitons ou
que nous traversons habituellement, étant entendu que dans des conditions
courantes nous sommes obligés de renégocier, par un va-et-vient incessant,
tous ces espaces ou toutes ces chaînes dans une seule journée joycienne. La
représentation littéraire de cette réalité nouvelle ressemblerait donc à ce
« mémoire» remarquable de Vargas Llosa sur les jours anciens des feuilletons
radiophoniques en Amérique Latine, Tante Julie et le scribouillard dans lequel
les programmes autonomes se mettent lentement à se contaminer les uns les
autres et à coloniser leurs voisins, en s'amalgamant de la plus inquiétante -
mais comme nous l'avons vu, la plus archétypalement postmoderne - des
façons ; cette intercontamination est le prototype même de ce que nous
pourrions appeler le mode postmoderne de totalisation.
Conclusion 513

Notre mode contemporain de l'historique et du politique se caractérise


également de cette manière, et c'est au moyen de la conception de Lefebvre
d'un nouveau genre de dialectique spatiale qu'il nousfautconsidérer que les
structures précédentes impliquent davantage que de simples motifs fictionnels
ou culturels. Car notre compréhension des événements actuels intervient sur
ce fond de companimentalisation de la réalité qui a été évoquée lorsque l'on
a dégagé les particularités de l'écriture postmodeme. Il n'a jamais été facile
de saisir le présent comme histoire, puisque, pratiquement par définition, les
manuels sont tous bouclés et imprimés un ou deux ans à l'avance, mais une
société ayant une conscience politique a la possibilité de se tenir au courant
par l'examen et le commentaire de la dernière péripétie imprévue, de manière
incessante et multiple comme autant de têtes de l'Hydre. Aujourd'hui,
cependant, la collectivité sous cette forme a été ramenée à l'intérieur
les médias, nous laissant comme des individus dépossédés même du
sentiment d'être seuls et individuels. L'éclair occasionnel de compréhension
historique qui peut frapper la «situation actuelle» se produira alors par le
mode presque postmoderne (et spatial) de la recombinaison de colonnes
isolées de journaux38 : et c'est une opération spatiale que nous continuons
d'appeler (utilisant un langage temporel plus ancien) réflexion ou analyse
historique. La marée noire en Alaska se tient ainsi à côté de la dernière
frappe aérienne ou du dernier bombardement israélien au Liban-Sud, ou
arrive juste après dans la segmentation des informations télévisées. Ces deux
événements activent des zones mentales de références et de champs associatifs
complètement différentes et indépendantes, notamment parce que, dans le
planétarium stéréotypé de l'« esprit objectif» actuel, l'Alaska est sur un côté
du globe physique et spirituel différent de celui du «Proche-Orient déchiré
par la guerre». Aucun examen introspectif de notre histoire personnelle,
mais pas davantage un passage en revue des diverses histoires objectives
(classées sous Exxon, Alaska, Israël, Liban), ne serait à lui seul suffisant pour
révéler l'interrelation dialectique de ces événements, dont le légendaire
Ur-épisode se découvre dans la Crise de Suez qui détermina, d'une part, la
construction de pétroliers de plus en plus grands pour doubler le Cap de
514 Élabo rations secondaires

Bonne Espérance et, d'autre part, ses conséquences en 1967, conséquences


qui ancrèrent la géographie politique du Proche Orient dans la violence
et la misère pour plus d'une génération. Ce que je veux soutenir, c'est
que le retraçage de ces «origines» communes - dorénavant, à l'évidence,
indispensable à ce qui est pour nous, normalement, une compréhension
historique concrète - n'est plus exactement une opération temporelle ou
généalogique dans le sens des logiques traditionnelles d'historicité ou de
causalité. La « solution » à une juxtaposition - Alaska, Liban - , qui, jusqu'à
sa résolution - Nasser et Suez! - , n'est même pas encore un puzzle, ne dégage
plus un espace historiographique profond ou une temporalité perspectivale
de type Michelet ou Spengler: elle s'allume comme un circuit nodal dans
un distributeur automatique (et laisse donc présager une historiographie de
jeux informatiques du futur encore plus inquiétante).
Mais si l'histoire est devenue spatiale, il en va de même de son refoulement
et des mécanismes idéologiques par lesquels nous évitons de penser de
manière historique (l'exemple de l'Alaska offre en fait le schéma directeur
d'un type de lecture calculée pour vous permettre d'ignorer les colonnes
spatialement voisines) ; mais je vise maintenant une esthétique de l'information
plus large dans laquelle les incompatibilités génériques décelées dans la
fiction postmoderne entrent maintenant en vigueur autrement dans la
réalité postmodeme et imposent un décorum singulier et nouveau, ou bien
une suprême indifférence, où l'obligation ne pas s'occuper des sujets classés
dans les autres colonnes ou compartiments offre un moyen pour bâtir une
fausse conscience tactiquement beaucoup plus avancé que les tactiques
plus anciennes et primitives du mensonge et du refoulement et qui peut
se passer des technologies désormais encombrantes et ptolémaïques de
l'idéologie classique. C'est une nouvelle façon de désamorcer l'information,
de rendre improbables les représentations, de discréditer les prises de position
politiques et leurs « discours » organiques, et, en bref, de séparer efficacement
«les faits» de la «vérité», comme le dit Adorno. La supériorité de cette
nouvelle méthode tient à sa capacité à coexister en parfaite adéquation
avec l'information et une pleine connaissance des choses, ce qui est déjà
Conclusion 515

implicite dans la séparation des sous-systèmes et topiques dans diverses


parties indépendantes du cerveau qui ne peuvent être activées que localement
ou contextuellement («nominalistiquement») à des moments distincts du
temps et par diverses positions-sujet indépendantes, si bien qu'un tabou
stylistique se combine ici avec la caractéristique humaine de la finitude(«je
ne peux être que dans un endroit - un discours - en même temps ! ») pour
exclure non pas simplement les anciennes formes de synthèses mais aussi,
même, les effets thérapeutiques d'étrangisation (estrangement) qui résultaient
d'ordinaire de la confrontation d'un élément de preuve avec un autre,
indépendant en apparence - comme dans les spectaculaires reconstitutions
de crime lorsque, sans prévenir, deux témoins sont mis en présence.
Le postmodernisme est lui-même l'exemple premier de la conceptualité
qu'implique un tel système, dans lequel la réalité est organisée un peu
comme un de ces réseaux de cellules politiques dont les membres ne
rencontrent que leurs homologues immédiats. Au sein de ce «concept»,
cette coexistence de représentations distinctes déjà connues, mais dont nous
n'avons pas encore suffisamment admiré les opérations exceptionnelles,
peut être comparée à la schizophrénie, à condition que cette dernière
soit réellement ce que nous en dit Pynchon (« De jour en jour, Wendell
est moins lui même, et de plus en plus générique. Il arrive en conseil
de rédaction, et soudain la pièce est pleine de monde39»). En effet, une
pièce remplie de monde nous sollicite dans des directions incompatibles
que nous recevons toutes en même temps : une position-sujet nous
assure de la remarquable nouvelle élégance mondiale de ses formes
et de sa vie quotidienne ; une autre s'émerveille de la diffusion de la
démocratie, avec toutes ces nouvelles «voix» qui se font entendre depuis
des secteurs du globe jusqu'ici silencieux ou des strates sociales jusqu'ici
inaudibles (attendez juste un instant, ils vont arriver pour joindre leurs
voix aux autres) ; d'autres bouches, plus grincheuses et plus « réalistes »,
nous rappellent les carences du capitalisme tardif, avec ses délirantes
constructions monétaires s'érigeant à l'abri des regards, sa Dette, la rapidité
de l'exode des usines qu'égale seulement l'ouverture de nouvelles chaînes
516 Élabo rations secondaires

de junk food, la paupérisation pure et simple des sans abri structurels,


sans compter le chômage, et cette chose bien connue que l'on nomme la
«dégradation» ou le «délabrement» urbain que les médias enveloppent
avec brio dans des mélodrames de drogue et de violence porno quand
ils jugent le thème trop dangereusement rebattu. Aucune de ces voix
ne peut être réputée contredire les autres ; ce ne sont pas les « discours »
qui en sont capables mais seulement les propositions, et, pour cela,
l'identité de l'identité avec la non-identité ne paraît pas très satisfaisante,
la qualification de « coexistence » est aussi trop rassurante car elle implique
une ultime chance de collision intergalactique au cours de laquelle
matière et anti-matière pourraient bien finalement se rencontrer et se
serrer la main. Même la modeste hypothèse de Brecht sur Hollywood,
qu'avec lui, Dieu s'économisa et ne conçut qu'une seule institution
(« Le paradis : le pauvre et le raté lui servent d'enfer ») est beaucoup trop
fonctionnelle, même si la notion de ville, et de cette ville là!, s'impose à
l'esprit comme l'une des dernières et rares « représentations » concevables :
le postmodernisme est vivant et bien vivant dans les boutiques et les
petits restaurants à la mode (on a entendu dire que le réaménagement des
restaurants représente ces temps-ci une pan importante des commissions
des architectes postmodernes), tandis que les autres réalités errent au dehors,
sans but, dans de vieilles voitures, ou à pied. En tant qu'idéologie qui est
aussi une réalité, le « postmoderne » est impossible à réfuter puisque sa
caractéristique fondamentale est la séparation radicale de tous les plans et
toutes les voix et que seule leur recombinaison dans leur totalité pourrait
apporter une réfutation.

9. Décadence, fondamentalisme et haute technologie

Les derniers stades désespérés de ce cache-cache laissent penser qu'existent


quelques derniers réduits logiques où pourrait encore se cacher l'Histoire
(démasquée comme purement spatiale sous ses costumes diachroniques),
Conclusion 517

malgré le silence inquiétant qui règne dans la maison et qui vous porte
à conclure qu'elle y a peut-être trouvé la mon, étouffée par ses baillons.
Cependant, ne serait-il pas encore possible de générer l'histoire à partir du
présent et de conférer aux projections du fantasme et accomplissements
du désir actuels la force sinon d'une réalité, du moins de ce qui fonde et
inaugure les réalités, comme Heidegger aimait à le dire (Stiften).
Ces projections panent dans deux directions opposées, bien qu'on puisse
les détecter toutes les deux dans le corpus le plus solide de ces symptômes
- la science-fiction contemporaine. J'hésite à définir ces directions comme
nos vieux amis, le passé et l'avenir, mais elles en sont peut-être les versions
nouvelles et postmodernes, dans une situation où, comme nous l'avons vu,
ni le passé ni l'avenir ne sont guère en mesure de prétendre légitimement à
notre attention ou notre responsabilité. La décadence et la haute technologie
sont, en fait, les occasions et les bases de lancement de ces spéculations qui se
présentent elles-mêmes sous des formes et des modes antithétiques.
Car, alors que la haute technologie est omniprésente et inévitable, en
particulier sous ses diverses formes religieuses, la décadence s'impose par son
absence, comme une odeur dont personne ne parle ou une pensée que tous
les invités s'efforcent visiblement d'écarter.
On aurait pu penser que le monde des oreillettes et d'Andy Warhol, du
fondamentalisme et du SIDA, des appareils de musculation et de MTV, des
yuppiestt des livres sur le postmodernisme, des coupes punk et des cheveux
en brosse style années cinquante, de la «pene d'historicité» et de l'éloge de
la schizophrénie, des médias et de l'obsession du calcium et du cholestérol,
de la logique du «choc du futur» (futureshock) et de l'émergence des forces
de frappe scientifiques et contre-insurrectionnelles comme nouveaux types
de groupes sociaux, aurait toutes qualifications pour passer, aux yeux de tout
martien observateur et sensé, pour mûrement décadent; mais c'est dire une
banalité, et une autre réussite tactique du système discursif postmoderne
se trouve dans la relégation du laudator temporis acti au magasin des
personnages littéraires qui ne sont plus assez plausibles ou crédibles. Bien
sûr, quand la norme antérieure est simplement devenue un «style de vie» de
518 Élabo rations secondaires

plus, la catégorie de l'excentrique perd sa raison d'être ; mais ce concept, les


modernes en disposaient encore et ils l'exprimèrent parfois d'une manière
que seul retrouve, à notre époque, le magnifique Satyricon de Fellini, sous
couvert d'un « film de nostalgie » sur la fin de l'Empire Romain, mais avec
cette différence notable : la nostalgie peut d'une certaine façon être réelle, et
il faut dans ce cas la reconnaître comme une espèce de sentiment jusqu'alors
inconnu et non-classé (sinon toute cette histoire n'est qu'un remake en
costume de La Dolce Vita, et, dans ce cas, Fellini ne serait qu'un moralisateur
de plus sans intérêt, ce que dément son film qui échappe haut la main au
pathos narcissique de ses homologues contemporains). Fellini se débrouille
ici pour construire une machine temporelle par laquelle nous pouvons
encore saisir un aperçu, non du monde tel que le vivaient les Romains
décadents de l'âge d'argent, mais de celui des hauts modernistes (du moins
dans leur premier stade symboliste) qui, à la différence de nous, étaient
encore capables de penser le concept de décadence concrètement et avec
une force flaubertienne. Par ailleurs, comme nous le rappelle avec pertinence
Richard Gilman40, les Romains en question ne possédaient pas ce concept
et, contrairement au personnage d'un drame costumé qui annonce qu'il part
pour la Guerre de Trente Ans, mais comme nous-mêmes, les postmodernes,
ils étaient à mille lieues de se pincer à tout moment pour se souvenir qu'ils
vivaient «dans la Décadence».
Gilman nous dit ensuite de cesser d'utiliser ce concept nocif, inconscient
du fait que tout le monde a déjà arrêté depuis longtemps; mais ce concept
continue d'offrir un laboratoire intéressant pour observer le comportement
de ce phénomène que l'on appelle «le sentiment de différence historique».
Le paradoxe qui existe dans les problèmes conceptuels repris par la
représentation de Fellini tire sa force motrice paralogique avant tout des
paradoxes de la différence; les «décadents» sont aussi différents de nous
qu'ils sont, dans un autre sens, les mêmes, et ils sont les véhicules de notre
identification symbolique déguisée. Mais la «décadence», en ce sens et en
tant que thème ou idéologème, n'est pas simplement une salle de musée
imaginaire (hébergeant une «culture» plus particulière que, par exemple,
Conclusion 519

celle des Polynésiens) ; elle n'est pas non plus, comme le pense parfois
Gilman, une «théorie» comportant des présuppositions sur la santé ou le
déséquilibre psychique et racial ; elle est une retombée secondaire d'une
théorie globale de l'histoire, et un sous-ensemble d'un cas à part, de ce
que les Allemands nomment Geschichtsphilosophie. Malheureusement, par
conséquent, il nousfautpartir de là et descendre pas à pas vers Des Esseintes
ou les Romains de Fellini ; tâche qui implique une réflexion sur la spécificité
des « temps modernes » et sur la façon dont ils se définissent eux-mêmes
au moyen de leur différence propre par rapport au reste de l'histoire, ce
que Latour a récemment et fort à propos rebaptisé « la Grande Division »
(comme s'il n'en restait pas encore bon nombre dans les environs!), mais
qu'on appelle aussi «l'Occident et les autres», autrement nommée la Raison
occidentale, la métaphysique occidentale, ou, en fait, la Science elle-même
(préoccupation toute personnelle de Latour), dont il n'est pas nécessaire de
préciser qu'elle est avant tout occidentale (sauf pour les lecteurs de Joseph
Needham ou de Lévi-Strauss). Latour a mitonné une merveilleuse table
des synonymes et des déguisements de cette vision de l'exceptionnalisme
occidental, où l'on trouvera aussi nombre de vieux amis marxistes:

• le monde moderne
sécularisation
rationalisation
anonymat
désenchantement
mercantilisme
optimisation
déshumanisadon
mécanisation
occidentalisation
capitalisme
industrialisation
postindustrialisation
technicisation
intellectualisation
520 Élabo rations secondaires

stérilisation
objectivanon
Américanisation
scienrificisarion
société de consommation
société uni-dimensionnelle
société sans âme
folie modeme
temps modernes
progrès*' »

Il est assez clair que Latour a télescopé plusieurs stades historiques


dans ces positions, ce qui ne fait que souligner la profonde continuité
des situations qui les ont fait éclore et qu'elles expriment ; d'ailleurs,
la « complicité » de la Gauche et du marxisme dans la perpétuation de
ce mythe de l'exceptionnalisme occidental est ici parfaitement mise en
évidence pour quiconque aurait oublié les pages du Manifeste Communiste
consacrées à la célébration de la dynamique nouvelle et historiquement
unique du capitalisme, à mon avis, cependant, c'est le modernisme (ou
plutôt la «modernité»; à moins qu'en fait ce ne soit la «modernisation»)
quifigurecomme accusé, la nouveauté résidant plutôt dans son association
au marxisme comme simple modernisme de plus.
En fait, on peut reformuler l'exposition par stades du matérialisme
historique d'une manière non conventionnelle qui transforme la rupture
absolue (dont on sent le plus souvent - et à bon droit - la présence dans le
marxisme) entre le capitalisme (et le socialisme) et les modes de productions
dits précapitalistes. En effet, dans la tradition, quantité de ruptures plus ou
moins marquées errent le long du continuum historique, comme un vers
de poésie sur lequel on hésite quant à sa métrique ou sa relative liberté. Le
marxisme suppose en effet une sorte de rupture entre les sociétés tribales
(chasseurs et cueilleurs, communisme primitif) et ces modes ultérieurs
de production (comprenant le capitalisme) qui connaissent le pouvoir
étatique (avec le surplus, l'écriture, la division entre travail manuel et travail
Conclusion 521

intellectuel, et ainsi de suite). Il suppose une autre sorte de rupture, celle


entre les sociétés au pouvoir précapitaliste et cette dynamique très spéciale
du capitalisme, avec son expansion infinie (« les deux se postulant une limite
spécifique et outrepassant, d'autre part, toute limite42 ») dont on peut penser
qu'elle réinvente l'histoire et constitue également une forme incomparable
et jusqu'ici originale d'impérialisme social : c'est, bien sûr, à cette rupture
que pense Latour. Par ailleurs, il faut probablement aussi supposer une
rupture fondamentale entre le capitalisme et le socialisme, au sens où ce
dernier réinvente, sur un plan nouveau et supérieur, des formes et des
expériences collectives qui le rapprochent un peu plus des formations sociales
précapitalistes, et, à cet égard, l'éloignent un peu plus de la fragmentation
atomique et de l'individualisme du capitalisme per se (même si, dans un
mouvement hégélien, le socialisme prétendra conserver également la nouvelle
richesse de la subjectivité individuelle qui s'est développée dans le système
de marché). Mais cette séquence, telle qu'on la présente classiquement
et maintenant que nous ne nous inquiétons plus guère de ses accents
darwiniens (évolution unilinéaire ou évolution multilinéaire), continue de
soulever des questions embarrassantes que, somme toute, ne dissipe pas la
notion dialectique selon laquelle le capitalisme inaugure maintenant une
nouvelle sorte d'histoire mondiale dont la vrai logique est « totalisante» au
sens stria : avec pour résultat que, même s'il y eut auparavant des histoires
- nombreuses, et indépendantes - , il n'y en a maintenant tendanciellement
plus qu'une sur un horizon toujours plus homogène, à perte de vue.
Une lecture minutieuse du Manifeste suggère cependant une manière
un peu différente d'envisager la conception du capitalisme comme stade
chez Marx, car il est possible d'y voir une sorte d'énorme boîte noire, ou
« médiateur évanouissant », un laboratoire extraordinairement complexe,
temporellement développé et distendu, par lequel doivent passer les
peuples précapitalistes afin d'être reprogrammés et recyclés, transformés et
développés sur leur chemin vers le socialisme. Cette lecture (qui, bien que
structurale, demeure dialectique) redistribue maintenant les caractéristiques
de la différence radicale de l'ancienne séquence ; elle exclut les questions
522 Élabo rations secondaires

relatives au type de société, au caractère collectif et à la culture qu'implique


le capitalisme puisque ce dernier est maintenant vu comme un processus
plutôt que comme un stade à part entière: en fin de compte, elle nous oblige
à reconsidérer d'une façon fonctionnelle les caractéristiques attribuées au
postmodemisme, comme des formes nouvelles et intensifiées d'une tendance
structurelle que, comme on le sait, Marx a décrite en termes de séparation
et disjonction, réduction, désagrégation, désinvestissement, et autres du
même type.
Cependant, si l'on revient à d'autres variétés de l'expérience de la
modernité, on a d'ores et déjà vu la façon dont la modernité va de pair avec
le sens de la différence et du changement prochain, au moins, que ce soit
dans l'imminence de l'objet-monde ou dans le psychisme:

«Not I, not I, but the wind that blows through me!


A fine wind is blowing in the new direction ofTime.
If only I let il bear me, carry me, if only it carry me!
I only I am sensitive, subde, oh delicare, a winged gift !
If only, most lively of ail, I yidd myself and am borrowed
But the fine, fine wind that takes its course through the chaos of the world
Like a fine, an exquisite chisel, a wedge-blade inserted;
If only I am keen and hard like the sheer lip of a wedge
Driven by invisible blows,
The rock will split, we shall corne at the wonder, we shall find the Hesperides. »

« Non pas moi, pas moi mais le vent soufflant à travers moi !
Un joli vent souffle de la nouvelle orientation du Temps.
Si seulement je le laisse me porter, me transporter, si seulement il me porte!
Si seulement je suis sensible, subtil, ô, délicat, présent ailé!
Si seulement, comble de bonheur, je m'abandonne et me confie
Au vent, au joli vent courant à travers le chaos du monde,
Tel un ciseau d'un raffinement exquis, tel un coin enfoncé.
Si seulement je suis aigu et dur comme l'extrême pointe d'un coin
Enfoncé par d'invisibles coups,
Le roc se fendra, nous parviendrons à l'émerveillement, nous trouverons les Hespérides<3. »
Conclusion 523

Il s'agit d'une imminence existentielle interchangeable avec autant


d'expressions du sendment de changement objectif qui balaie les modernes,
avec un dégoût pour les survivances de l'ancien et le sentiment que, outre
un relâchement et une libération, le Nouveau est aussi une obligation : une
chose que vous vous devez à vous-même pour être à la hauteur de la situation
et vous montrer digne du monde nouveau qui émerge tendanciellement
autour de vous. Mais c'est un monde dont les signes révélateurs tendent
à être technologiques alors même que ses prétentions et ses revendications
sont subjectives et impliquent l'obligation de produire des gens nouveaux
et des formes de subjectivité entièrement nouvelles. C'est aussi, comme
John Berger nous le rappelle44, un monde qui verra la Première Guerre
Mondiale désintégrer sa promesse utopique, à l'exception de la voie, alors
plus orientée et restreinte, du changement systémique et de la révolution
politique et sociale proprement dite, désormais incamée historiquement dans
la révolution soviétique et sa remarquable effervescence culturelle moderniste.
Ce n'est pas l'endroit pour commémorer à nouveau ce ferment, sauf à
observer, en premier lieu, qu'il offre une distinction structurale fondamentale
par rapport au postmoderne (où l'excitation du sujet est grandement
diminuée, et cela de façon dialectique, tout étant « nouveau » ou plutôt
rien n'étant plus «ancien»), et, en second lieu, que le poste d'observation
du postmoderne devrait maintenant offrir de nouvelles perspectives sur un
héritage moderniste désormais classique. Il semble possible d'affirmer au
minimum que la modernité est inséparable de ce sentiment de différence
radicale qui est l'objet de notre discussion : les modernes ont l'impression
de relever de types radicalement différents de ceux des anciennes traditions
précapitalistes, ou, sur la planète, des zones coloniales contemporaines du
modernisme (et de l'impérialisme). Ce qu'il y a ici d'agressif pour les autres
sociétés et les autres cultures (ainsi que pour les autres races, il n'est pas
superflu de l'ajouter) est rendu plus complexe encore par la façon qu'ont de
multiples sociétés d'intérioriser ce dilemme et de vivre, chacune à sa manière,
le drame de l'Ancien et du Nouveau dans une très grande angoisse. Mais le
mérite de la perfection de la grande machinerie du capitalisme (y compris
524 Élaboration s secondaires

son industrie) ne revient certainement pas personnellement aux Européens


blancs (et souvent protestants) du nord ; c'est un hasard des circonstances
et des structures historiques (ou conditions de possibilité), et il devrait être
tautologique d'ajouter à ce propos que les «éducateurs» ont eux-mêmes été
par définition « rééduqués » puisque, parmi les technologies que produit et
développe le capitalisme, figure également celle de l'humain : la production
d'un « travail productif».
Néanmoins, même cette description, qui n'implique plus aucune forme
d'eurocentrisme, postule et présuppose la différence absolue du capitalisme
lui-même. On aimerait alors faire observer, s'agissant d'un postmodemisme
mondial dans lequel sont théoriquement répudiées les différences de cette
sorte, que sa propre condition de possibilité suppose une modernisation des
autres segments du monde bien plus grande que ce ne fut le cas dans l'ère
moderne (ou impérialiste classique).
De là, alors, cette ombre, cette étrange opacité intérieure au sein du
moderne de la décadence? Pourquoi cesfiersmodernes - ou modernistes - ,
des gens qui sont, au mieux, simplement inquiets de leur insuffisance de
modernité, entretiendraient-ils ce fantasme secret de différence languide
et neurasthénique dont ils viennent à taxer les provinces plus anciennes de
leur empire, sans parler de leurs artistes et intellectuels de la culture « les
plus avancés» ? La décadence est clairement une chose qui, à la fois, résiste
à et vient après la modernité, comme un destin futur dans lequel toutes
les promesses du moderne se distendent et se défont. Après le triomphe
du profane, de l'homo economicus et de l'utilitarisme, ce concept fantasme
le retour de toutes les sectes et nourritures religieuses les plus bizarres :
c'est donc le spectre de la superstructure et de l'autonomie culturelle qui
hante l'omnipotence de la base. La «décadence» est donc en quelque sorte
la prémonition même du postmoderne, mais dans des conditions telles
qu'il est impossible de prédire la suite avec une quelconque exactitude
sociologique ou culturelle, déviant par là même ce vague sentiment d'un
avenir dans des formes plus fantastiques, toutes empruntées aux inadaptés
et aux excentriques, aux détraqués et aux Autres (ou étrangers) du présent
Conclusion 525

système (moderne). Dans l'histoire, finalement, ou plutôt dans l'inconscient


historique, la «décadence» vient devant nous comme l'indéracinable
altérité du passé et des autres modes de production - une altérité postulée
par le capitalisme en tant que tel, mais qu'il essaie maintenant comme de
vieux costumes pour ainsi dire, puisque ces décadents antiques (qui n'ont
pour leur pan aucun concept de décadence) sont les autres d'un autre, la
différence d'une différence : ils ponent sur leur propre environnement un
regard avec nos yeux, ne voyant rien sauf ce qui est maladivement exotique,
sauf ce qui en est complice et en fin de compte contaminé, si bien que les
rôles lentement se renversent, et que c'est nous, les modernes, qui devenons
décadents par rappon à la toile de fond des réalités plus naturelles du paysage
précapitaliste.
Cependant, là où la nature a disparu, et, avec elle, l'«altérité» même
que l'on pouvait trouver choquante dans l'orgueil démesuré et l'idéologie
exceptionnaliste de la modernité, le concept de décadence doit s'effacer,
n'étant désormais plus disponible pour définir et exprimer nos réactions
face au postmodeme. D'un autre côté, ce qui semble persister, c'est le décor
historiographique de toutes ces «fins du monde» qui conféraient au moment
décadent sa résonance particulière et, pour ainsi dire, sa note argentée. Le
capitalisme tardif est, en ce sens, un terme impropre, car « tardif» ne dégage
aucune de ces nuancesfin-de-siècleet Bas Empire romain que nous associons
à ce mot, pas plus que ses sujets ne se voient fantasmes comme des gens
pleins de mollesse et de langueur, chargés de trop d'expérience et d'histoire,
de trop de jouissance et de calculs intellectuels et scientifiques, singuliers
et occultes. Tout cela, nous le sommes en effet, mais, après, nous faisons
un jogging pour revigorer notre constitution et, pendant ce temps, dans le
même ordre d'idées, les ordinateurs nous dégagent de la terrible obligation
de distendre notre mémoire comme une vessie gonflée pour retenir toutes
ces références encyclopédiques.
Néanmoins, l'imaginaire de la catastrophe garde encore les formes
catégorielles des futurs proche et lointain ; si l'échange atomique s'est
éloigné, l'effet de sene et la pollution environnementale sont, en guise de
526 Élabo rations secondaires

compensation, toujours plus vivaces. Il faut se demander si ces angoisses


et les récits dans lesquels elles se voient investies « visent » réellement le
futur (au sens technique d'Husserl de poser un objet authentique), ou
s'enroulent sur eux-mêmes et reviennent nourrir notre propre moment. La
version paradigmatique de ce cas, le film australien Mad Max 2: The Road
Warrior, (qui semble avoir hérité d'une tradition locale issue de On theBeach
et de ce sentiment géographique d'être le dernier concerné par le nuage
atomique), dépeint ce que les Russes appellent « le Temps des Troubles », un
effondrement de la civilisation, une anarchie universelle, une régression vers
la barbarie, que l'on pourrait prendre, comme ces jérémiades plus faciles sur
la décadence, pour un commentaire sans originalité et une satire de l'état
actuel des choses, depuis la crise du pétrole jusqu'aux braquages et la culture
du tatouage.
Freud nous a cependant appris que la totalité manifeste d'un fantasme
ou d'un rêve (que nous pouvons élargir pour inclure la magnétisation de
cette sorte d'artéfact culturel) n'est pas un guide fiable pour mener à la
signification du contenu latent, sauf par inversion et négation : les rêves de
décès d'êtres chers se révélant en réalité l'exaucement bienvenu d'un désir
touchant à une chose qui n'a absolument aucun rapport. J'ai suggéré une
fois 45 qu'il serait possible d'imaginer une espèce d'implication structurale
plus étroite et plus logique, dans laquelle les traits morbides du contenu
manifeste joueraient un rôle plus immédiat et plus fonctionnel en nous
détournant de ce qui, dans le latent, porte atteinte à l'estime de soi (ou aux
modèles intériorisés). Ce fut un téléfilm de science-fiction qui m'en donna
l'occasion : dans ce film, un groupe de spéléologues échappaient par un
heureux hasard à la catastrophe universelle (conséquence d'effluves toxiques
de météores ou bien d'un quelconque nuage de gaz délétère, je n'arrive pas
à me souvenir). Pourtant, pour la commodité des réalisateurs, le corps des
victimes, ainsi que toute la matière organique morte, s'étaient sur le champ
volatilisés, sans même laisser le plus petit tas de poussière révélateur. Par
conséquent, les dernières personnes sur terre émergeaient dans un paysage
déshumanisé où elles pouvaient remplir gratuitement le réservoir de leur
Conclusion 527

voiture à la pompe à essence et prendre des boîtes de conserve dans les rayons
des épiceries vides ; pour eux, la Californie était retournée au stade d'un
paysage paradisiaque libéré de la surpopulation et les survivants finissaient
par s'installer pour y vivre d'idylliques existences agricoles et communales,
évoquant par là les résultats utopiques (pour moi) des diverses apocalypses
de John Wyndham. Ce spectacle offrait donc une terreur existentielle et
un chagrin mélodramatique doublés des avantages très réels d'une baisse
de la concurrence et d'un mode de vie plus humain. J'appelle ce genre de
film l'exaucement utopique d'un désir glissé dans le costume d'un loup
contre-utopique, et je pense qu'il est particulièrement justifié et prudent,
dans la mesure où cela concerne les parts les plus vilaines de la nature
humaine, d'examiner attentivement les cauchemars apparents de ce type
pour y déceler les traces de cette pulsion différente et plus égotiste vers la
satisfaction individuelle et collective dont Freud a découvert qu'elle vivait
insatiablement dans notre inconscient.
Bien entendu, Road Warrwrse distingue par d'autres traits d'un récit
naïvement post-atomique (de type A Boy and His DogtUn gars et son chien
ou Glenn and Rhonda) : en particulier, la perspective temporelle de ce film
convertit son récit sur un proche avenir en un récit sur un futur lointain
et dote le présent de dimensions légendaires d'un type quasi mythique ou
religieux (ce qui fut ensuite complété et bouclé, avec tous les points sur les i,
dans le bien plus christologique Terminatot). Mais desfictionsplus urbaines
ont, plus tard, vendu la mèche ; et, dans Blade Runner, la splendeur visuelle
n'est pas le seul élément à suggérer une consommation de l'image d'un type
plusfamilier(mais non moins somptueuse et satisfaisante), qui n'a que peu
à voir avec des futursfantasmésou non, mais tout àfaireavec le capitalisme
tardif et quelques unes de ses places de marché favorites.
À mon avis, ce que des films de ce genre «visent» (ce n'est peut-être pas
le meilleur mot pour ça) n'est pas l'effondrement de la haute technologie
dans un temps des troubles à venir, mais avant tout sa conquête. En tant
que représentations, cesfilmspostmodernes contre-utopiques semblent nous
proposer des idées et des hypothèses sur le futur; et ces idées et hypothèses
528 Élabo rations secondaires

sont certainement assez plausibles, excepté pour ce qui relève de ce que


nous pouvons maintenant appeler le principe d'Adorno, qui est activé aussi
instantanément par le futur qu'il l'est par l'actualité : à savoir, que même s'ils
s'avèrent être des faits, il se peut qu'ils ne soient pas nécessairement vrais.
Mais ce que ces films nous donnent vraiment à consommer, ce ne sont pas
ces pronostics pelliculés et bulletins météorologiques contre-utopiques mais
plutôt la haute technologie et ses propres effets spéciaux. J. G. Ballard, l'un
des plus grands contre-utopistes postcontemporains, a trouvé une superbe
formulation pour pareilles projections esthétiques : elles ont atteint, nous
dit-il, un niveau de technologie suffisamment avancé pour dépeindre la
technologie avancée en déclin. La vraie haute technologie vise à atteindre
la capacité à montrer l'historicité de la haute technologie elle-même : Wesen
ist wasgewesen ist (négation est détermination) : vous ne pouvez dire d'une
chose ce qu'elle est avant qu'elle ne se transforme en autre chose ; non pas la
fin de l'art mais la fin de l'électricité, et c'est la panne de tous les ordinateurs.
Cette idée confère une signification nouvelle et exemplaire à un moment
obsédant de La Règle du Jeu de Jean Renoir quand, au cours du bal costumé
qui a maintenant atteint son paroxysme au château, infiltré par des squelettes
balançant leurs lanternes et célébrant la condition mortelle sur l'air de la
Danse Macabre de Saint-Saëns, on aperçoit un bref instant la grosse dame au
piano, mains sur les genoux,fixantavec une intense mélancolie l'autonomie
squelettique du clavier derrière lequel les bandes perforées ont définitivement
pris le pouvoir. C'est une fable sur l'oeuvre d'an à ce stade particulier de sa
reproductibilité mécanique contemplant son propre pouvoir aliéné avec une
fascination morbide. Le postmoderne a cependant atteint un stade ultérieur
à celui-là; à la différence de la délectation du moderne dans sa projection
d'une machinerie miracle, la délectation postmoderne de l'effondrement
de cette machinerie au point critique est sujette à l'incompréhension la
plus grave si on ne se rend pas compte que c'est précisément ainsi que la
technologie postmoderne se consomme et se célèbre elle-même.

Par conséquent, il faut supposer une sorte de bonus de plaisir en annexe


de la plus-value de l'image technologique: puisque, ici, la haute technologie
Conclusion 529

est reconnaissable non seulement dans le contenu (les prétendues choses


futures, filmées puis mises à l'écran pour un public blasé) mais dans le
processus lui-même, dans la nature de ce stock et de ce matériel, dans
les qualités de l'image matérielle et la réussite des «effets spéciaux», qui,
comme dans les paradoxes de la « suspension d'incrédulité » ou « acceptation
des invraisemblances», se jugent au moyen de la négation de la négation
comme n'étant pas invraisemblables, et, de là, s'évaluent en fonction des
millions de dollars dépensés au cours de leur réalisation (on sait bien que
les grands succès du box-office s'obtiennent aujourd'hui surtout par des
« effets spéciaux» nouveaux et remarquables, cependant que chacune de ces
nouvelles constructions s'accompagne de toute une publicité secondaire
sur son mode de fabrication, ses techniciens, ses innovations et ainsi
de suite). Les «effets spéciaux» sont donc ici une sorte de caricature
sommaire et emblématique de la logique plus profonde de toute production
contemporaine de l'image, où il devient excessivement délicat de distinguer
entre notre attention au contenu et notre appréciation de la forme. « Forme
coûteuse» -plutôt que l'ancienne «forme signifiante» - c'est maintenant
certainement le mot d'ordre de ces produits, dont la valeur d'échange est
devenue, dans une spirale complexe supplémentaire, une marchandise à part
entière. (C'est une façon de parler un peu différente - et plus classique - de
la connotation du statut, disséquée en premier par Veblen, puis codifiée dans
la sociologie classique, et finalement réinventée à notre époque par Pierre
Bourdieu dans des voies nouvelles et fécondes : dans une société dont des
hiérarchies s'effondrent de l'intérieur, la notion de statut paraît incertaine ;
mais l'universalisation des effets formels dont on a parlé plus haut - ce que
l'on a appelé le «bonus high tech» - explique le nouvel attrait que devraient
retrouver ces notions).
L'abstraction de ce processus - où la marchandisation parvient à des
niveaux au second degré tout à fait nouveaux et semble se propager sur ses
stades précédents - suggère des parallèles avec le système de crédit et les
constructions monétaires dans les pratiques boursières actuelles. Cependant,
si l'on ne veut pas retomber dans un déterminisme technologique, il va falloir
530 Élabo rations secondaires

examiner la structure de la nouvelle technologie dans sa capacité à nourrir


un investissement libidinal de ce type: la jubiladon face à ces nouveaux
pouvoirs prosthétiques qui se distinguent de l'ancienne machinerie (moteur
à combustion, électricité, etc.) par leur caractère non-anthropomorphique
et donnent ainsi essor à des formes d'idéalisme extrêmement différentes des
types classiques. Il se pourrait bien qu'il y ait aussi des parallèles structuraux
à établir entre ces nouvelles machineries « informationnelles» qui ne sont ni
fondamentalement physiques ni «spirituelles» dans aucun des sens du XIXe
siècle, d'une part, et le langage, d'autre part, dont le modèle est devenu
prédominant dans cette période postmoderne. Dans cette perspective, ce
ne serait pas le caractère informationnel (informatiomlity) de la nouvelle
technologie qui inspire une méditation sur le langage et incite les gens à
bâtir de nouvelles idéologies centrées autour de lui, mais plutôt les parallèles
structuraux entre deux phénomènes pareillement matériels qui se dérobent
pareillement à une représentation physique de l'ancien type.
Par ailleurs, la religion ayant toujours figuré parmi les principes par
lesquels la modernité a cherché à se distinguer et à spécifier sa propre
différence, il n'est peut-être pas inopportun de s'enquérir de son statut
dans ce nouvel ordre postmoderne où - de même que foisons de « retours
à l'histoire » ont apparemment été générées par son manque notoire
d'historicité - les renouveaux religieux semblent endémiques, souvent
sans qu'on se soucie de les prendre pour argent comptant. Cependant,
chez Weber déjà, la religion était la marque de la différence, tandis que,
parallèlement, certaines religions semblaient présenter avec un modernisme
sur le point de les éradiquer plus d'affinités que d'autres, relevant d'un
état d'esprit obstinément conservateur et empreintes d'un incorrigible
traditionalisme. Pour ces dernières, en effet, on peut tout aussi facilement
dire qu'elles ont été renforcées et fortifiées par les campagnes modernistes de
laïcisation et de rationalité puisqu'elles parvenaient à un objet-monde et un
monde vécu où ces traditionalismes religieux se voyaient toujours davantage
privés de légitimité. Dans l'atmosphère allégée d'un postmodernisme
incontesté, qui est, sans faire d'effort, plus séculier qu'aucun modernisme
Conclusion 531

aurait pu le souhaiter, ces traditionalismes religieux paraissent avoir disparu


sans laisser de traces, comme le cléricalisme autoritaire du Québec sous la
paradigmatique Révolution Tranquille, cependant que les formes les plus
délirantes et plus inattendues de ce qu'on nomme parfois maintenant le
«fondamentalisme»fleurissentpresque au hasard et obéissent apparemment
à d'autres lois climatériques et écologiques.
Il serait abusif ou sentimental de justifier ces nouvelles formations
«religieuses» en en appelant à quelque aspiration humaine universelle vers
le spirituel, dans une situation où la spiritualité, presque par définition,
n'existe plus: la définition en question est en fait celle du postmodernisme.
L'une des suprêmes réussites du postmodernisme est la totale éradication
de toutes les formes de ce qu'on appelait jadis l'idéalisme dans les sociétés
bourgeoises ou même précapitalistes. Ce qui, au passage, signifie qu'il est,
de même, stérile de se soucier du matérialisme qui prit naissance comme
thérapie et correctif à l'idéalisme, et qui ne se trouve plus grand-chose
à faire; ce qui veut également dire qu'il ne vaut pas la peine de taxer le
postmodernisme de «matérialisme» dans l'autre sens du terme, celui nord
américain et consumériste, puisque aucun comportement contrastant n'est
encore imaginable dans un monde intégralement marchandisé. Par ailleurs,
les problèmes qu'eut à affronter l'ancien concept marxien d'idéologie ces
dernières années proviennent certainement de son affinité avec les diverses
formes d'idéalisme qu'il avait coutume de dénoncer, et qui sont elles mêmes
tombées en désuétude. Concernant ces fondamentalismes religieux, Marvin
Harris a consacré une part de sa mise en cause étonnamment passionnée des
temps postmodernes46 à une dénonciation de l'importance qu'accordent
les nouveaux fondamentalismes au succès de quelque type qu'il soit (vie,
liberté, quête du bonheur - surtout financier), nous rappelant qu'aucune
religion au monde n'avait valorisé de telles choses auparavant, sans parler de
les promettre. Mais la question la plus «fondamentale» me paraît être celle
qui concerne la tradition et le passé, et la façon dont les nouvelles religions
compensent leur irremplaçable manque dans l'absence de profondeur du
nouvel ordre social.
532 Élabo rations secondaires

Car il est pour moi axiomatique que ce que l'on appelle maintenant le
fondamentalisme constitue également un phénomène postmoderne, et peu
importe son désir de croire qu'il songe à un passé plus pur et plus authentique.
Par exemple, la révolution iranienne, devenue islamique et cléricale, fut
certainement lancée contre le Shah comme agent de la modernisation -
et, en cela, elle était aussi antimoderne qu'elle est postmoderne par son
insistance sur tout les traits fondamentaux d'un état moderne, industrialisé
et bureaucratique. Mais le paradoxe de la répétition freudienne semblerait
pencher inversement pour le traditionalisme comme programme postmodeme
(ou même moderne) - autant avec l'un, vous ne pouvez pas vraiment avoir
de « première fois », avec l'autre vous ne pouvez imaginer de restauration
susceptible d'être tenue pour vraiment traditionnelle et authentique. Les
restaurations modernistes paraissent avoir produit une forme moderniste
de la tradition qui était plus exactement classée sous les différentes variétés
de fascisme; les espèces postmodernes paraissent toutes avoir beaucoup en
commun avec ce que la Gauche appelle les « nouveaux mouvements sociaux » ;
en effet, elles en sont des formes et des variétés diverses, et ne sont pas toutes
réactionnaires - en témoigne la théologie de la libération.
L'élément qui rend tout aussi difficile de débattre de la « religion » en
termes postmodernes que de situer les concepts expérientiels apparentés
tels que l'« esthétique » ou le « politique » tient à la problématisation des
idées de croyance dans l'univers social postmoderne et au défi théorique
lancé à ces doctrines irrationnelles proprement auto-justificatrices dans le
champ conceptuel, où tout se passe comme si l'«altérité» inhérente à la
doctrine de la croyance la désignait à l'étadication. Bien sûr, la croyance (avec
l'idéologie classique) a toujours évoqué une rhétorique de la profondeur,
et s'est toujours elle-même présentée comme singulièrement résistante à la
persuasion ou au raisonnement ; je crois que sa position ontologique dans
le domaine intellectuel masque le caractère plus bizarre et plus fondamental
de ce pseudo-concept qui a toujours été voué à être attribué à quelqu'un
d'autre (même pour un croyant, « Pour ma pan, je ne crois jamais assez»,
ou du moins c'est ce que nous dit Pascal47).
Conclusion 533

Le concept même de croyance est alors victime d'une période où l'altérité


en tant que telle - la différence valorisée ayant pour conséquence un
exceptionnalisme du présent, et donc un caractère subalterne du passé et des
autres cultures - s'appréhende d'un œil critique comme la pierre angulaire du
moderne et comme la superstition qu'il entretient avec le plus soin à propos
de lui-même. La claire conscience du postmoderne à cet égard n'a pas eu
pour contrepartie une quelconque renonciation de principe à l'infrastructure
technologique et scientifique sur laquelle se fondait la revendication à
la différence de la modernité ; au contraire, elle a été achetée à crédit et
dissimulée par la transformation représentationnelle de cette infrastructure
où le traitement de texte remplace la chaîne d'assemblage dans la mentalité
collective.
Cependant, les postmodernismes religieux constituent un basculement
du sentiment moderniste, chèrement payé et profondément éprouvé,
de différence sociale et culturelle tout aussi considérable que les
postmodernismes sociaux et culturels; quand le «genre», la distinction
bourgeoise et le raisonnement scientifique occidental sont des formes
de différence tenues par nos aïeux du Premier Monde pour des réussites
exceptionnelles, mais dont nous avons hérité avec beaucoup de dégoût
et que nous entreprenons de démanteler, alors le modernisme religieux
donne, de même, le spectacle d'une herméneutique théologique d'un grand
raffinement, dotée d'une casuistique souple et élaborée qui ne peut avoir
grand attrait pour une époque qui méprise l'herméneutique en tant que telle
et à peu de besoins en madère de casuistique.
Car le modernisme théologique semble partager avec les autres
modemismes ce sentiment constitutif d'«altérité» ou de différence radicale
du passé qui nous constitue comme peuple moderne: le sentiment que
tous ceux qui nous ont précédés n'étaient par conséquent pas modernes,
mais traditionnels et, en ce sens, radicalement différents dans leur manière
de penser et de se comporter. Tous les vieux mondes sont morts et ils
nous sont devenus radicalement autres au moment de la naissance de la
vraie modernité. Les modernes, avec leur religion du nouveau, croyaient
534 Élaborations secondaires

donc d'une certaine manière qu'ils se distinguaient nettement de tous


les autres êtres humains ayant vécu dans le passé - et aussi de tous ces
êtres humains non-modernes vivant dans le présent, comme les peuples
coloniaux, les cultures arriérées, les sociétés non-occidentales, et les enclaves
«non-développées». (Pour le postmoderne, la rupture repose donc sur une
ouverture putative à ces formes d'altérité psychique, sociale et culturelle,
ce qui soulève d'une manière nouvelle la question du Tiers-Mondisme
politique, comme le fait l'effondrement du « canon » occidental, et la
possibilité d'une nouvelle perception des autres cultures, mondiales.)
La tâche herméneutique du modernisme théologique émerge de
l'extrême nécessité de préserver ou réécrire la signification d'un texte
précapitaliste ancien dans une situation de modernisation triomphante
qui menace les textes sacrés en même temps que toutes les autres reliques
du passé agraire en voie liquidation massive. Les paysans à l'époque de la
Révolution Anglaise avaient une expérience vécue de la terre et des saisons
qui n'était probablement pas très différente de celle des personnages de
l'Ancien Testament (ou du Nouveau Testament) ; rien d'étonnant à ce
qu'il leur ait été encore possible de mettre en scène leur révolution en
termes bibliques et de la conceptualiser en catégories théologiques. Cette
possibilité n'existe plus pour la bourgeoisie du XIXe siècle dans un monde
vécu d'usines et d'éclairage public artificiel, de trains de chemin de fer et
de contrats, d'institutions politiques représentatives et de télégraphes : pour
ces occidentaux, hommes et femmes, tellement modernes, que peuvent bien
vouloir dire ces histoires sur des peuples pastoraux habillés de costumes
exotiques ? Une herméneutique moderniste intervient alors pour sauver
la mise : il ne faut plus prendre au pied de la lettre les récits bibliques,
y compris le gospel - cette façon de mentir qu'a Hollywood ! Ils sont à
prendre de manière figurative ou allégorique et, de ce fait, à dépouiller de
leur contenu archaïque ou exotique et à traduire en expériences existentielles
ou ontologiques, dont on peut maintenant, un peu comme les « oeuvres
ouvertes » [open works) du modernisme esthétique, offrir le langage et la
figuration d'essence abstraite (angoisse, culpabilité, rédemption, «question
Conclusion 535

de l'être») à un public différencié de citadins occidentaux afin qu'ils les


recodent en fonction de leurs propres situations personnelles. La difficulté
herméneutique centrale est donc clairement posée par l'anthropomorphisme
du personnage narratif d'un Jésus historique; seul un effort philosophique
intense est capable de transformer ce personnage en telle ou telle abstraction
christologique. Quant aux commandements et à la doctrine éthique, la
casuistique a depuis longtemps réglé la question ; il n'est plus non plus
nécessaire de les prendre au pied de la lettre, et face à des formes proprement
modernes d'injustice, de guerre bureaucratique et d'inégalité économique ou
systémique et ainsi de suite, les théologiens et les ecclésiastiques modernes
peuvent développer des accommodements convaincants avec les contraintes
des sociétés modernes complexes, et fournir aux bombardements de
populations civiles ou aux exécutions de criminels d'excellentes raisons qui
n'excluent pas les exécuteurs du statut de chrétien.
C'est donc dans cette situation moderniste là qu'il est possible d'estimer
que quelqu'un comme le théologien «fondamentaliste» nord-américain John
Howard Yoder est non seulement antimoderne mais aussi postmoderne48,
en raison de son affirmation du droit littéral qu'auraient aujourd'hui sur
nous, dans une société pleinement modernisée, les enseignements de
Jésus tels qu'énoncés dans les écritures, y compris, surtout, le Sixième
Commandement. Dans une situation où une telle réaffirmation doctrinale
n'est pas résiduelle (comme dans l'idéologie traditionnelle des groupes
sociaux en instance de dissolution et de rationalisation, au sens wébérien),
mais apparaît au contraire dans un environnement postmoderne de
modernisation et rationalisation achevées, il est permis de penser (sans le
moindre irrespect) que cette réaffirmation entretient un rapport avec le
passé plus simulé que commémoratif, et qu'elle partage les caractéristiques
communes à ces autres simulations historiques si postmodernes. Dans
notre contexte présent, le traitfrappantde ces situations est le déni de toute
différence fondamentale, culturelle ou sociale, entre les sujets postmodernes
du capitalisme tardif et les sujets moyen-orientaux du haut Empire romain :
ce fondamentalisme refuse donc de manière absolue ce que Latour appelle
536 Élaborations secondaires

« Le Grand Partage », dans la mesure surtout où la croyance en cette


distinction a, pour commencer, permis et légitimé la modernité tant comme
expérience que comme idéologie.
L'exemple de Yoder, un pacifiste mennonite dont les arguments
furent canalisés dans l'opposition à la guerre du Viêtnam, peut aussi
opportunément nous rappeler que la qualification de « postmodernité »
n'emporte pas automauquement avec elle de jugement de valeur tout fait:
je vais en effet présumer que, pour nombre de lecteurs, cette expression
particulière de fondamentalisme postmoderne sera reçue (comme la
théologie de la libération, dans le catholicisme romain contemporain) bien
plus positivement que des expressions plus politiquement réactionnaires
de ce même phénomène historique, que ce soit chez les évangéliques ou
dans la « révolution islamique» en Iran. Ces deux derniers sont, cependant,
des mouvements de micro-groupes dans un sens authentiquement
postmoderne49; le cas iranien pose le problème très intéressant de savoir
jusqu'où une politique postmoderne (incluant les formes médiatiques les
plus modernes, comme les cassettes des discours de l'Ayatollah introduites
clandestinement dans l'Iran du Shah) reste compatible avec l'emprise
moderniste et totalisante du pouvoir étatique. Cependant, le problème
théorique plus sérieux que soulèvent ces formes postmodernes de religion
tient à leur distribution dans le nouveau système mondial auquel correspond
le postmoderne : il n'y a jamais eu le moindre problème pour comprendre
comment le modernisme pouvait voir le jour sur la base d'un rejet ou d'une
hostilité fondamentale envers modernisation proprement dite. Mais, ici,
dans un Tiers Monde contemporain au sein d'un système postmoderne, on
est tenté d'adapter la formule de Jencks et de parler d'un «anti-modernisme
tardif», même ce fut probablement l'extension et l'exécution du processus
modernisant qui rendit possible la révolution iranienne (et aussi les
mouvements évangéliques antirévolutionnaires organisés par la CIA).
Conclusion 537

10. La production du discours théorique

Au cours de ces pages, j'ai insisté pour caractériser de la pensée


postmoderne (car il s'avère qu'elle est bien ce que nous appelions jadis une
« théorie » pendant la période héroïque de découverte du poststructuralisme)
plutôt en fonctions des singularités expressives de son langage que comme
des mutations dans la réflexion ou la conscience à proprement parler (et,
tour à tour ineffable ou linguistique, il fallait bien qu'elle soit au final
dramatisée par une caractérisaùon plus large de type culture critique). Une
esthétique de ce nouveau « discours théorique » inclurait probablement
les traits suivants : il ne doit pas émettre de propositions et ne de doit
pas donner l'apparence de faire des énonciations primaires ou d'avoir un
contenu positif (ou «affirmatif»). Ce qui reflète le sentiment généralisé
que, puisque tout ce que nous énonçons est un moment dans une chaîne
ou un contexte plus large, toutes les énonciations qui paraissent primaires
ne sont en fait que des liens dans un « texte » plus vaste. (Nous pensons
marcher résolument sur la terre ferme, mais la planète tournoie dans
l'espace intersidéral). Ce sentiment en entraîne aussi un autre, qui n'est
peut-être que la version temporelle de l'intuition précédente; à savoir
que nous ne pouvons remonter suffisamment loin pour formuler des
énonciadons primaires, qu'il n'y a aucun commencement conceptuel (mais
seulement représentationnel), et que la doctrine des présuppositions ou des
fondements est d'une certaine manière intolérable en ce qu'elle témoigne
des insuffisances de l'esprit humain (qui a besoin se fonder sur une chose
qui se révèle à son tour n'être rien d'autre que fiction, croyance religieuse,
ou, plus intolérable que tout, quelque philosophie du «comme si»). Pour
enrichir ou infléchir ce thème là, on peut en mobiliser quantité d'autres,
comme l'idée de nature et du naturel comme ultime contenu ou référent,
dont l'effacement historique dans un «âge humain» post-naturel devient
alors un caractère central du postmoderne. Mais le trait capital de ce que
nous avons appelé l'esthédque théorique réside dans son organisation autour
de ce tabou particulier qui exclut la proposition philosophique en tant que
538 Élabo rations secondaires

telle, et, par là même, les énonciations sur l'être autant que les jugements
du vTai. L'évitement poststructural très décrié des jugements et catégories du
vrai - assez compréhensible en tant que réaction sociale à un monde d'ores et
déjà surpeuplé de pareilles choses - est ainsi un effet au second degré d'une
nécessité plus primaire du langage qui n'a plus à formuler des énonciadons
de manière à que ces catégories soient appropriées.
Il s'agit en fait clairement d'une esthétique exigeante, et les théoriciens
avancent dessus comme sur une corde raide, la moindre défaillance
précipitant les phrases en question dans le dépassé (système, ontologie,
métaphysique) ou la pure opinion. Ce pour quoi on udlise le langage devient
alors une question de vie ou de mort, surtout depuis que l'opdon du silence -
option moderniste - est également exclue. Mon sentiment est que ce discours
théorique ordinaire et quotidien poursuit une tâche qui n'est finalement pas
très différente de celle de la philosophie de la langue commune (même si elle
n'y ressemble certainement pas beaucoup!), à savoir, l'exclusion de l'erreur
au moyen d'une traque vigilante des illusions idéologiques (en tant que
celles-ci sont véhiculées dans le langage lui-même). Le langage ne peut plus,
autrement dit, être vrai ; mais il peut certainement êtrefaux; et la mission du
discours théorique devient ainsi une sorte d'opération recherche-et-destruc-
tion dans laquelle les conceptions linguistiques erronées sont identifiées et
stigmatisées sans pitié, dans l'espoir qu'un discours théorique suffisamment
négatif et critique ne devienne pas lui-même à son tour la cible de cette
démystification linguistique. Cet espoir est bien sûr vain, dans la mesure où,
que ça plaise ou non, toute énonciation négative, toute opération purement
critique, peut néanmoins générer l'illusion idéologique ou le mirage d'une
position, d'un système ou d'un ensemble de valeurs positives à part entière.
Cette illusion est en fin de compte l'objet de la critique théorique (qui
devient donc un bellum omnium contra omnes), mais cette dernière peut tout
aussi bien - et peut-être un peu plus productivement - monter une garde
vigilante sur l'incomplétude structurelle de la phrase elle-même, pour laquelle
dire quoi que ce soit signifie laisser à l'écart autre chose. Une révolution
permanente peut aussi être organisée autour de ces omissions; et la nature
Conclusion 539

des débats théoriques depuis les années soixante montre que l'implacabilité
des vieilles querelles idéologiques marxiennes ne faisait qu'annoncer et
préfigurer grossièrement l'universalisation de cette conception spécifique,
au moins, de la «critique de l'idéologie» qui s'intéresse à la connotation
trompeuse des termes, au déséquilibre de la présentation, et aux implications
métaphysiques de l'acte d'expression même.
Tout cela tend à réduire l'expression linguistique en général à une fonction
de commentaire, c'est-à-dire, à un rapport constamment au second degré
aux phrases qui ont déjà été formées. Le commentaire constitue le champ
de la pratique linguistique postmoderne en général, et son originalité, du
moins s'agissant des prétentions et des illusions de la philosophie dans la
période précédente, la philosophie «bourgeoise», qui, avec une confiance
et une fierté profane, entreprit de dire la réalité des choses après la longue
nuit de la superstition et du sacré. Le commentaire, cependant, - dans
le curieux jeu de la différence et de l'identité historiques mentionné plus
haut - conforte aussi maintenant la parenté du postmoderne (à cet égard,
du moins) avec ces autres périodes, jusqu'ici plus archaïques, de la pensée et
du travail intellectuel, comme chez les copistes et les scribes médiévaux ou
avec l'exégèse sansfindes grandes philosophies orientales et des textes sacrés.
Mais, dans cette situation désespérément répétitive (qui est à la pensée
philosophique ce que le retour du conventionnel est aux ambitions du grand
récit bourgeois moderne), où l'essentiel est absent - le texte sacré susceptible
de donner une certaine motivation à cette condamnation à la forme du
commentaire à perpétuité - , il reste néanmoins une solution linguistique,
et elle s'oriente vers ce qu'on a jusqu'à présent appelé le transcodage. Car, à
côté de la perspective dans laquelle mon langage commente celui d'un autre,
il y a un horizon un peu plus vaste dans lequel les deux langages dérivent
de familles plus larges qu'on appelait jadis weltanschauugen, ou visions du
monde, mais qui se sont vues aujourd'hui reconnaître en tant que « codes ».
Là où j'avais l'habitude de «croire» en une certaine vision du monde, une
certaine philosophie politique, un système philosophique ou une religion,
aujourd'hui je parle un idiolecte spécifique ou un code idéologique -
540 Élabo rations secondaires

l'insigne d'appartenance au groupe, envisagé dans une perspective différente


et plus sociologique - qui présente beaucoup des caractéristiques d'une
langue officiellement « étrangère » (je dois l'apprendre, par exemple ; je
peux exprimer certaines choses avec plus de force dans une langue que
dans l'autre et vice versa ; il n'y a pas de Ur-langue ou langue idéale dont
les imparfaites langues terrestres, dans leur multiplicité, seraient autant de
réfiactions ; la syntaxe est plus importante que le vocabulaire, mais la plupart
des gens pensent le contraire; ma conscience de la dynamique linguistique
est le résultat d'un nouveau système mondial, ou d'un certain « pluralisme»
démographique).
Dans ces circonstances, plusieurs nouveaux types d'opérations sont
possibles. Je peux transcoder; c'est-à-dire que je peux me mettre à mesurer
ce qui est dicible et « pensable » dans chacun de ces codes ou idiolectes
et le comparer au potentiel conceptuel de ses concurrents : c'est, à mon
avis, l'activité la plus fructueuse et responsable que puissent entreprendre
aujourd'hui les étudiants et les critiques théoriques ou philosophiques, mais
elle présente l'inconvénient d'être rétrospective et même potentiellement
traditionaliste ou nostalgique, dans la mesure où la prolifération des
nouveaux codes est un processus sans fin qui, au mieux, cannibalise les
précédents et, au pire, les expédie dans la poubelle de l'histoire.
De ce fait, apparaît ici une autre possibilité, un peu différente mais
apparentée: à savoir que je vais nommer production du discours théorique
par excellence, l'activité qui consiste à générer de nouveaux codes, étant
entendu que dans une situation où sont par définition exclus de nouvelles
façons de penser et de nouveaux systèmes philosophiques, cette activité est
hautement non-traditionnelle et nécessite l'invention de talents absolument
nouveaux.
Le nouveau discours théorique est le produit de la mise en équivalence
active de deux codes préexistants qui, de ce fait, dans une sorte d'échange
moléculaire, deviennent un nouveau code. Ce qu'il faut bien comprendre,
c'est qu'on ne peut en aucun cas considérer ce nouveau code (ou métacode)
comme une synthèse du couple précédent : il n'est pas ici question de
Conclusion 541

ce genre d'opérations qui participaient à la construction des systèmes


philosophiques classiques. L'ancienne tentative de (reudo-mandsme peut
d'ailleurs donner une certaine idée des difficultés de l'accouplement de deux
systèmes de pensée ; ce sont des difficultés qui s'évanouissent, et révèlent
un paysage conceptuel nouveau et étrange, lorsqu'il est plutôt question de
relier deux ensembles de termes afin que chacun puisse exprimer et, en fait,
interpréter l'autre (au sens fort d'interprétant de Pierce). A n'en pas douter,
cela s'apparente, dans ses conditions de possibilité, au zapping défini plus
haut et dépend, à peu près de la même manière, des mutuelles répartitions
et colonisations de la « réalité » par plusieurs zones et codes linguistiques ;
seulement ici, on tire une conséquence plus active que dans la culture, et le
rapport entre deux canaux, pour ainsi dire, devient une solution plutôt qu'un
problème, étant maximisé en un instrument à part entière. L'hégémonie
signifie ici la possibilité de recoder dans le nouveau code de grandes quantités
de discours préexistants (dans d'autres langues) ; par ailleurs, on peut estimer
que les deux codes ainsi identifiés ont quelque chose d'un rapport base/
superstructure, non autitred'une quelconque sorte de priorité ontologique
que l'un se verrait attribuer sur l'autre (au contraire, la nouvelle structure
sert à absorber et désamorcer ce type de questions sur la priorité, autrement
inévitables et « naturelles») mais surtout en raison des accents culturels ou
sémiotiques de l'un des ces codes par opposition à l'autre.
Ainsi, dans ce qui est pratiquement le geste paradigmatique de ce nouveau
processus de production, Jean Baudrillard relie la formule visant la valeur
d'échange et d'usage (réécrite sous forme de fraction) avec la fraction
visant le signe lui-même (signifiant et signifié), inaugurant par là-même la
réaction sémiotique en chaîne dont les retombées semblent avoir perduré
jusqu'à nos jours. Son propre acte d'équivalence était sans aucun doute
modelé sur l'intuition géniale des grands devanciers du lancement du
«structuralisme», et plus particulièrement Lacan, dont l'identification de
la fraction sémiotique avec la « fraction » produite par la barre séparant
le conscient de l'inconscient est bien connue et encore plus influente.
Plus récemment, Bruno Latour a combiné un code sémiotique avec une
542 Élabo rations secondaires

carte des relations sociales et des relations de pouvoir pour « transcoder »


le fait scientifique et la découverte scientifique. Rien n'empêche, en fait,
l'extension de la chaîne des équations à des codes supplémentaires. Il ne
s'agit pas non plus d'exemples isolés, comme nous l'avons vu plus haut
dans les chapitres théoriques. Au contraire, ce sont les exemples les plus
visibles et les plus spectaculaires, étant donné leflagrantdéploiement du
code sémiotique lui-même, dernier et plus visible des idiolectes séculiers
postmodernes.
Que l'on puisse dégager des effets idéologiques spécifiques de ce nouveau
mécanisme est une chose que j'ai essayé de démontrer plus haut avec
l'exemple de l'actuelle identification populaire entre « marché » et les
«médias». Mais n'importe quelle théorie de production de discours
théorique (dont les présentes remarques ne sont que les prolégomènes et les
notes) nécessitera un développement ultérieur dans deux directions. L'une
implique la remise en ordre de l'équation sémiotique - le transcodage des
deux terminologies conceptuelles distinctes et leur projection sur un axe
d'équivalence (pour utiliser le modèle jakobsien de Laclau et Mouffe, dont
on peut à cet égard estimer qu'il offre une description formelle exemplaire
de la production de discours théorique - dans une relation hiérarchique ou
fraction forte (de type lacanien) qui se résout elle-même en quelque chose
qui ressemble à nos vieux amis base et superstructure, à cette différence
près que, dans le discours théorique, c'est toujours la superstructure qui
est déterminée. Cette superstructure est aussi toujours d'une manière ou
d'une autre communicationnelle ou médiatique. Les étincelles produites
par la mise en équivalence « théorique» de deux codes l'un avec l'autre
imposent à un code d'avoir de profondes affinités avec les médias (ce que
j'illustrerai plus concrètement dans la section sur la cartographie cognitive,
que l'on peut à cet égard appréhender comme une sorte de forme réflexive
de «discours théorique»).
L'autre proposition qui nécessite une exploration est la génération, à
partir du processus de transcodage, d'abstractions ambivalentes, étranges et
nouvelles, qui ont l'apparence des universaux philosophiques traditionnels
Conclusion 543

mais qui sont en réalité aussi spécifiques et particulières que le papier sur
lequel elles sont imprimées, et qui tendent à se transformer sans cesse
l'une dans l'autre (c'est-à-dire, dans leurs propres opposés logiques). Nous
avons déjà rencontré à plusieurs reprises pareilles paires d'abstractions :
entre l'Identité et la Différence, mais aussi avec la singulière indisdnction
postmodeme, ou du capitalisme tardif, entre uniformité (ou standardisation)
et différentiation, ou bien entre séparation et unification (qui, dans ce
mode particulier de production, s'avère être la même chose). Cependant,
la plupart du temps, il se produit, malgré l'appareil plutôt qu'à cause de
lui, des mirages idéologiques spécifiques, pour ainsi dire. Dans la fuite
désespérée devant tout ce qui est ontologique ou fondationnel dans le vieux
« système » philosophique, une sorte de doctrine antisubstantialiste sur le pur
processus se voit invoquée, et il se développe une dynamique - envisagée
plutôt comme opération que comme conceptualisation - qui engendre
néanmoins la vieille illusion d'un système et d'une l'ontologie pendant les
pauses entre les opérations et l'apparition réifiée du discours servi sur la page.
La réification en effet, pour ne pas mentionner la marchandisation, offrirait
un autre « code » dans lequel caractériser le sort ou le destin général identique
du discours théorique, dans la mesure où elle se trouve elle-même thématisée
et transformée en une philosophie, ou un système, propre à quelqu'un.
En réalité, cependant, le processus de délégitimation idéologique est le plus
souvent protégé assez différemment contre cette guerre discursive incessante
qui perpétue plutôt les droits de tous les acteurs, à l'instar de n'importe quelle
autre économie ou logique, il faut ajouter aux mécanismes qui entraînent
le processus vers l'avant, les mécanismes qui l'empêchent de se relâcher ou
de retomber dans les habitudes et les procédures du passé. Transcodage et
production du discours théorique constituent une fuite en avant, comme
disent les Français, et leur dynamique est entretenue par ce qui met le feu à
tous les ponts et rend ainsi la retraite impossible, à savoir, le vieillissement
des codes, l'obsolescence planifiée de toute la vieille machinerie conceptuelle.
Une observation remarquable de Richard Rorty, que sa modeste sécheresse
socratique veut, dans le trouble de notre confusion, nous faire prendre
544 Élaborations secondaires

pour du bon sens, va nous servir de point de départ nouveau. II parle de


l'«originalité» de Derrida (auquel nous pourrions substituer n'importe
quelle forme caractéristique de pensée postmoderne) ; le paradoxe réside
dans la difficulté de distinguer ce qui constituait le nouveau et l'original ou
l'innovateur dans le système moderne, d'une dispense postmoderne dans
laquelle l'«originalité» est devenue un concept suspect, mais où beaucoup
des caractéristiques postmodernes - conscience de soi, antihumanisme,
décentrement, réflexivité, textualisation - paraissent, de manière suspecte,
indifférentiables des vieux concepts modernes. «Quelle est la différence?»
- question «de manienne» à laquelle répond maintenant Rorty: «C'est une
erreur de penser que Derrida, ou qui que ce soit d'autre, a "reconnu" des
problèmes sur la nature de la textualité ou de l'écriture qui avaient été ignorés
par la tradition. Ce qu'il a fait, ce fut d'inventer des manières de parler qui
rendaient les anciennes optionnelles, et donc plus ou moins douteuses50».
On peut maintenant retenir cela comme trait constitutif, quasiment,
de ce que Smart Hall appelle la « lutte discursive » pour la délégitimation
d'idéologies (ou « discours ») en opposition : pire qu'incorrect, immoral,
mauvais ou dangereux est de redouter qu'un code particulier soit simplement
un code parmi d'autres, et un code « plus ancien » qui, de ce fait et presque
par définition, serait devenu «optionnel». On peut estimer que cette stratégie
mobilise en plus ces peurs du consensus décrites plus haut En effet, si un code
tente de revendiquer sa non-optionnalité - c'est-à-dire, son autorité privilégiée
à titre d'articulation de quelque chose comme une vérité - il sera considéré
non pas simplement comme usurpateur et répressif mais aussi (puisque les
codes sont maintenant identifiés aux groupes, en tant qu'insigne de leur
appartenance et contenu de leur expression) comme la tentative illicite d'un
groupe de traiter de haut tous les autres. Mais si, dans un esprit de pluralisme,
il fait son autocritique et reconnaît humblement sa simple «optionnalité»,
l'excitation médiatique retombe, tout le monde s'en désintéresse, et on peut
sous peu observer le code en question, la queue entre les jambes, faire route
vers la sortie de la sphère ou de la scène publique de ce moment particulier
de l'Histoire ou de la lutte discursive.
Conclusion 545

Dans ce cas particulier, on peut éclairer, sinon résoudre, la devinette - si


tout le monde perd, qui gagne ? - par la proposition suivant laquelle les
idéologies, au sens de codes et système discursifs, ne sont plus, en fait,
particulièrement déterminantes. Comme avec tant d'autres, c'est une vieille
connaissance des années cinquante, «la fin de l'idéologie» qui fait son retour
dans le postmodeme avec une plausibilité d'un genre nouveau et inattendu.
Mais l'idéologie est maintenant finie, non parce que la lutte des classes a pris
fin et que plus personne n'a quoi que ce soit relevant de l'idéologie de classe
à combattre, mais plutôt parce le sort de l'«idéologie» en ce sens particulier
signifierait que les idéologies conscientes et les opinions politiques, les
systèmes de pensée particuliers, avec les systèmes philosophiques officiels
qui prétendaient à une plus grande universalité - tout le domaine de la
conscience, du débat, et de l'apparition même de la conviction (ou de la
dissidence raisonnée) - ont cessé d'être fonctionnels pour perpétuer et
reproduire le système. Que ce soit le cas de l'idéologie classique autrefois,
dans les stades précédents du capitalisme, peut se mesurer à l'importance des
intellectuels - professeurs et journalistes, idéologues en tous genres - qui se
voyaient assigner le rôle stratégique d'inventer des formes de légitimation
et de légitimité pour le statu quo et ses tendances. L'idéologie était donc
une chose un peu plus importante que le pur discours, et les idées, même
si elles ne déterminaient rien dans le mode des diverses théories idéalistes
de l'histoire, continuaient de polir les principales « formes dans lesquelles
les gens prenaient conscience des conflits de classes et les combattaient»
(Marx). Les questions, pourquoi cela aurait-il si fondamentalement changé et
pourquoi le rôle des intellectuels serait-il si diminué à notre époque, peuvent
avoir plusieurs explications, qui reviennent toutes au bout du compte
à la même chose. D'un côté, on peut imputer à une densité jusqu'alors
inimaginable un certain affaiblissement des concepts, messages, informations
et discours individuels ; d'un autre côté, on peut aussi se demander, avec
Adorno, si « à notre époque la marchandise n'est pas devenue sa propre
idéologie» -c'est-à-dire, si les pratiques n'ont pas remplacé la ratiocination
(ou la rationalisation), et notamment si la pratique de la consommation n'a
546 Élabo rations secondaires

pas remplacé la prise de position résolue et la pleine adhésion à une opinion


politique. Ici aussi alors, les médias rencontrent le marché et se donnent la
main au-dessus du corps d'une ancienne forme de culture intellectuelle.
Ce serait perte de temps que de le déplorer, mais les autopsies sont
l'occasion de prendre de nouvelles leçons sur l'anatomie. Dans l'instance
présente, la stratégie idéologique ou discursive que Rorty touche du doigt
pourrait être présentée comme une extension inattendue de la figure
fondamentale de Marx du développement et de la dynamique sociale
(une figure qui parcourt tout les Grundrisse, reliant en ligne continue les
manuscrits de 1844 jusqu'au Capital) ; c'est la notion fondamentale de
séparation (comme lorsque Marx décrit la production du prolétariat en
fonction de sa séparation des moyens de production - c'est-à-dire, la clôture,
l'exclusion des paysans de leur terre). Je crois qu'il n'y a pas encore eu de
marxisme basé sur cettefigurelà51, bien qu'elle soit parente d'autres figures
comme l'aliénation, la réification, et la marchandisation, qui ont toutes
donné naissance à des tendances idéologiques spécifiques (pour ne pas dire
des écoles) au sein même du marxisme. Mais la logique de séparation est
peut-être devenue encore plus pertinente pour notre propre période, et
pour le diagnostic du postmodernisme, où la fragmentation psychique et la
résistance aux totalités, l'interrelation par le biais de la différence ainsi que le
présent schizophrénique, et par-dessus tout la délégitimisation systématique
décrite ici, illustrent tous, d'une manière ou d'une autre, la nature et les effets
protéiformes de ce processus disjonctif particulier.

11. Comment cartographier une totalité

Ainsi, nous revenons enfin à la question de la totalité (que nous avons déjà
appris, je suppose, à distinguer de la «totalisation» en tant qu'opération),
sujet qui va aussi me donner la satisfaction personnelle de montrer que
l'analyse du postmodernisme n'est pas étrangère à mes travaux précédents
mais en constitue plutôt une conséquence logique52, ce que j'aimerais
Conclusion 547

reprendre moi-même sous l'angle de la notion de «mode de production» à


laquelle mon analyse du postmodernisme prétend apporter sa contribution.
En premier lieu, il n'est pas inutile de faire remarquer que ma version - qui,
manifestement (mais peut-êtte ne l'ai-je pas dit assez souvent), doit beaucoup
à Baudrillard, ainsi qu'aux théoriciens auxquels il était lui-même redevable
(Marcuse, McLuhan, Henri Lefebvre, les situationnistes, Sahlins, etc., etc.)
- prit naissance dans une conjoncture relativement compliquée. Ce ne fut
pas seulement l'expérience de nouvelles formes de production artistique
(notamment dans le domaine architectural) qui me sortit de mon « sommeil
dogmatique» canonique: j'ai été obligé d'en faire l'observation plus tard,
lorsque je m'en suis servi: le «postmodernisme» n'est pas exclusivement
un terme esthétique ou stylistique. La conjoncture offrait l'occasion aussi
de résoudre un malaise persistant avec les schémas économiques classiques
dans la tradition marxiste, un inconfort ressenti par un certain nombre
d'entre nous qui concernait non pas le domaine des dasses sociales, dont
seuls de vrais « intellectuels sans attaches » étaient capable d'envisager la
«disparition», mais le domaine médiatique, dont l'onde de choc en l'Europe
occidentale permettait à l'observateur de prendre une petite distance critique
et perceptuelle par rapport à la médiatisation progressive et en apparence
naturelle de la société nord-américaine dans les années soixante. Le Lénine
sur l'impérialisme semblait absolument incomparable au Lénine avec les
médias; et il a peu à peu paru possible de comprendre sa leçon d'une manière
différente. Car, avec le stade dit du monopole, le moment de l'impérialisme
classique, il avait ouvert la voie à l'identification d'un nouveau stade du
capitalisme qui n'était pas explicitement prévu chez Marx. Ce qui pouvait
amener à penser soit que cette nouvelle mutation avait été nommée et
formulée une bonne fois pour toute, soit qu'il était autorisé d'en inventer
une autre dans certaines circonstances. Mais les marxistes étaient de plus en
plus réticents àtirercette seconde condusion antithétique car, entre-temps,
la Droite, en notre absence, avait colonisé le nouveau phénomène social
médiatique et informationnel dans une série d'études de poids où la première
et timide notion née de la guerre froide de «finde l'idéologie » avaitfinipar
548 Élaborations secondaires

donner naissance au concept florissant de «société postindustrielle». La


Troisième voie du capitalisme (Late Capitalisme de Mandel changea tout cela,
et théorisa pour la première fois un troisième stade du capitalisme exploitable
dans une perspective marxienne. C'est ce qui permit mes propres réflexions
sur le « postmodernisme», et il faut les prendre comme une tentative pour
théoriser la logique spécifique de la production culturelle de ce troisième
stade, et non comme une critique culturelle ou un diagnostic de l'esprit du
temps de plus.
Il n'a échappé à personne que mon approche du postmodernisme est
«totalisante». La question intéressante aujourd'hui n'est donc pas pourquoi
j'adopte cette perspective, mais pourquoi elle scandalise tant de gens (ou
qu'on leur a appris à s'en scandaliser). Aux jours anciens, l'abstraction
figurait à coup sûr parmi les moyens stratégiques permettant d'étrangiser
et défamiliariser les phénomènes, notamment les phénomènes historiques.
Quand on est immergé dans l'immédiat - expérience ininterrompue
année-après-année de messages culturels et informationnels, d'événements
successifs et de priorités urgentes - , l'abrupte distance qu'apporte un concept
abstrait (une caractérisation plus globale des affinités secrètes entre ces
domaines apparemment autonomes et indépendants, une caractérisation
des rythmes et séquences cachées des choses dont nous ne nous souvenons
normalement qu'isolément et une par une) est une ressource exceptionnelle,
puisque l'histoire des quelques années précédentes est toujours ce qui
nous est le moins accessible. La reconstruction historique, le postulat
de caractérisations et d'hypothèses globales, l'abstraction à partir de la
«confusion bourdonnante etflorissante»de l'immédiateté, représentèrent
donc toujours une intervention radicale dans l'ici et le maintenant et la
promesse d'une résistance à ses fatalités aveugles.
Mais il faut reconnaître le problème représentationnel, ne serait-ce que
pour le séparer nettement des autres motifs à l'œuvre dans la « guerre à la
totalité». Si l'abstraction historique - les notions de mode de production,
ou de capitalisme, tout autant que de postmodernisme - n'est pas une chose
donnée par l'expérience immédiate, alors il est pertinent de s'inquiéter de la
Conclusion 549

possible confusion de ce concept avec la chose elle-même, et de l'éventualité


de prendre sa «représentation» abstraite pour la réalité, de «croire» en
l'existence substantive d'entités abstraites telles que la Société ou la Classe
sociale. Peu importe que se préoccuper des erreurs des autres revienne
en général à se préoccuper des erreurs des autres intellectuels, à longue
échéance, il n'est probablement pas possible de marquer une représentation
comme représentation si solidement que ces illusions d'optique soient
en permanence anticipées, pas plus qu'il n'est possible de garantir la
résistance aux récupérations idéalistes d'une pensée matérialiste, ou d'éviter
la lecture d'une formulation déconstructive en termes métaphysiques. La
révolution permanente dans la vie intellectuelle et la culture vise à la fois
cette impossibilité et la nécessité d'une réinvention constante des précautions
contre ce que ma tradition appelle la réification conceptuelle. Les bonheurs
extraordinaires du concept de postmodernisme en sont certainement
un bon exemple ici, bien faits pour inspirer quelques inquiétudes à ceux
d'entre nous qui en sont responsables. Mais ce qu'il faut, ce n'est pas fixer
des limites et confesser les excès (« ivre de succès », selon la célèbre formule
de Staline) mais plutôt renouveler l'analyse historique ; et réexaminer et
diagnostiquer inlassablement la fonctionnalité idéologique du concept - le
rôle qu'il a soudainement été amené à jouer aujourd'hui dans nos résolutions
imaginaires de nos contradictions réelles.
La motivation politique plus sérieuse de la « guerre à la totalité»
se trouve cependant ailleurs, dans la crainte d'une utopie se révélant
n'être rien d'autre que notre vieille connaissance, 1984, à tel point que,
parce qu'elle mène fatalement à la Terreur, il faille éviter une politique
utopique et révolutionnaire, correctement associée à la totalisation et à un
certain «concept» de totalité: une idée au moins aussi vieille qu'Edmund
Burke, mais utilement ranimée par les atrocités cambodgiennes, après
d'innombrables répétitions durant la période stalinienne. Idéologiquement,
ce renouveau de la rhétorique et des stéréotypes de la Guerre Froide, lancé
dans la dé-marxisation de la France des années soixante-dix, s'appuie une
curieuse identification des goulags de Staline aux camps d'extermination de
550 Élaborations secondaires

Hitler, (mais, pour une démonstration définitive de la relation constitutive


entre la «solution finale» et l'anticommunisme de Hider, se reporter au
remarquable livre de Amo Mayer La Solutionfinaledans l'histoire (Why Did
the Heavens Not Darken P/3) ; excepté la dépolitisation à laquelle elles nous
invitent, ce qui peut être «postmoderne» dans ces images cauchemardesques
éculées est moins clair. L'histoire de ces convulsions révolutionnaires peut
aussi être sollicitée pour une leçon très différente: à savoir que la violence
surgit d'abord et avant tout de la contre-révolution, que la forme la plus
efficace de contre-révolution se trouve précisément de la transmission de la
violence au processus révolutionnaire lui-même. Je doute que l'état actuel
de l'alliance ou de la micropolitique dans les pays avancés conforte de telles
angoisses et de tels fantasmes ; cela ne constituerait pas, du moins à mon
avis, un motif pour retirer appui et solidarité à une révolution potentielle
en Afrique du Sud, par exemple. Enfin, ce sentiment général que l'élan
révolutionnaire, utopique ou totalisant, est en quelque sorte dès l'origine
souillé et condamné au bain de sang par la structure même de ses pensées
apparaît idéaliste, sinon, en dernière analyse, une reprise des doctrines du
péché originel dans leur pire sens religieux.
Mais on peut présenter la question de la pensée totalisante autrement, en
l'interrogeant non pour la véracité de son contenu ou sa validité, mais plutôt
pour ses conditions de possibilité historiques. Ce n'est donc plus exactement
philosopher, ou, si vous préférez, philosopher sur un plan symptomatique,
avec lequel nous prenons du recul et étrangisons nos jugements immédiats
sur un concept donné (« la pensée postmoderne la plus avancée nous dit de
ne pas utiliser des concepts de totalité ou de périodisation ») en posant la
question des déterminants sociaux qui autorisent ou ferment la pensée. Le
tabou actuel sur la totalité résulte-t-il simplement d'un progrès philosophique
ou d'un accroissement de la conscience de soi ? Est-ce parce que nous
avons atteint aujourd'hui un état de Raison théorique et de sophistication
conceptuelle qui nous permet d'éviter les erreurs grossières et les bévues
des vieux penseurs du passé (surtout Hegel) ? C'est peut-être le cas, mais ce
serait ignorer la leçon de Rony et cela nécessiterait en soi une justification
Conclusion 551

historique d'un genre quelconque (où interviendrait probablement


l'invention du « matérialisme »). Cette outrecuidance du présent et du vivant
peut s'éviter en posant le problème un peu différemment: à savoir, pourquoi
ces « concepts de totalité » semblent nécessaires et inévitables à certains
moments historiques et, au contraire, nocifs et insupportables à d'autres.
C'est une recherche qui, se frayant un chemin hors de nos propres pensées et
revenant à la base de ce que nous ne pouvons plus (ou pas encore) penser, ne
peut être philosophique dans aucun sens positif (même si Adorno a essayé,
dans la Dialectique négative, de la transformer en véritable philosophie d'un
nouveau type) ; cela nous mènerait nécessairement à une intensification
du sentiment que notre époque est une époque de nominalisme dans de
multiples sens (de la culture à la pensée philosophique). Ce nominalisme
s'avérerait probablement avoir plusieurs préhistoires ou surdéterminations :
le moment de l'existentialisme, par exemple, où un nouveau sens social des
individualités isolées (et de l'horreur de la démographie, comme nous l'avons
vu, notamment chez Sartre) fait pâlir les vieux universaux traditionnels et
leur fait perdre leur force conceptuelle et leur pouvoir de persuasion ; la
tradition séculaire d'empirisme anglo-américain également, qui émerge de
cette mort du concept avec une force renouvelée dans un âge paradoxalement
« théorique» et hyper-intellectuel. Il y a, certes, un sens dans lequel le slogan
« postmodernisme » veut également dire tout cela ; mais alots, dans ce cas, ce
n'est pas l'explication, mais juste ce qui reste à expliquer.
Cette sorte d'analyse spéculative et hypothétique qui porte sur
l'affaiblissement dans le présent des concepts généraux ou universalisants
est corrélative d'une opération pouvant souvent sembler plusfiable,à savoir,
l'analyse des moments du passé où cette conceptualité paraissait possible; en
effet, ces moments où on peut observer l'émergence de concepts généraux
ont souvent paru être des moments privilégiés. S'agissant du concept de
totalité, je suis tenté de répéter à son sujet ce que j'ai dit autrefois de la notion
althusserienne de structure; à savoir, que le point crucial à faire ressortir est
celui-ci : nous pouvons admettre la présence d'un tel concept, sous réserve
de comprendre que ce n'est que l'un d'entre eux - souvent autrement appelé
552 Élaborations secondaires

« mode de production». La «structure» althusserienne est cela, et l'est de


même la « totalité », du moins telle que je l'emploie. Quant aux processus
«totalisants», cela ne signifie guère plus que la mise en connexion de divers
phénomènes, un processus qui, comme je le suggérais plus haut, tend à se
faire toujours plus spatial.
Notre reconnaissance doit aller à Ronald L. Meek d'avoir écrit la
préhistoire du concept de « mode de production » (tel qu'il sera affiné
plus tard dans les écrits de Morgan et Marx), qui prit au XVIIIe siècle
la forme de ce que Meek appelle « la théorie des quatre stades ». Cette
théorie apparut en France et dans les « Lumières écossaises » (« Scottish
Enlightenment») comme la proposition que les cultures humaines varient
historiquement en fonction de leur base matérielle ou productive qui
connaît quatre transformations essentielles : la chasse et la cueillette,
le pastoralisme, l'agriculture et le commerce. Ce qui arrivera ensuite
à ce récit historique, surtout dans la pensée et l'oeuvre d'Adam Smith,
c'est qu'ayant maintenant produit cet objet d'étude qu'est le mode de
production spécifiquement contemporain, ou capitalisme, l'échafaudage
des stades précapitalistes s'effondre et prête une apparence synchronique
aux modèles de capitalisme de Marx aussi bien que de Smith. Mais Meek
soutient54 que ce récit historique fut essentiel à la possibilité même de
penser le capitalisme comme système, synchronique ou non ; et cela
restera plus ou moins ma position envers ce « stade » ou moment du
capitalisme que quelques-uns d'entre nous semblent maintenant appeler
« postmodernisme ».
Toutefois, je m'intéresse ici surtout aux conditions de possibilité du
concept de «mode de production », c'est-à-dire, aux caractéristiques de la
situation historique et sociale qui permettent d'exprimer et de formuler
le concept de «totalité». J'avancerai, de façon générale, que penser cette
nouvelle réflexion (ou combiner d'anciennes pensées de cette manière
nouvelle) présuppose un développement inégal d'un type particulier, de
telle manière que des modes de production distincts et coexistants soient
enregistrés ensemble dans le monde vécu du penseur en question. Meek
Conclusion 553

décrit les conditions préalables à la production de ce concept précis (sous


sa forme originale de « théorie des quatre stades ») ainsi :
« Mon sentiment est qu'une réflexion du type en considération ici, qui met principalement
l'accent sur le développement des techniques économiques et les rapports socio-économiques,
est susceptible d'être une fonction, en premier lieu, de la rapidité de l'avance économique
contemporaine, et, en second lieu, de la facilité avec laquelle on peut observer un contraste
entre les secteurs qui avancent sur un plan économique et ceux qui en sont encore à des
stades "inférieurs" de développement. Dans les années 1750-1760, dans des villes comme
Glasgow et des secteurs tels que les provinces les plus avancées du nord de la France, toute
la vie sociale des communautés se transformait de façon rapide et visible, et il était assez
évident que ce qui arrivait était le résultat de changements profonds qui survenaient dans les
techniques économiques et les rapports socio-économiques de base. Et les nouvelles formes
d'organisation économique en train d'émerger pouvaient assez facilement être comparées et
opposées aux anciennes formes d'organisation qui existaient encore, par exemple, dans les
Scottish Highlands, ou dans le reste de la Fiance - ou dans les tribus indiennes d'Amérique.
Si des changements dans le mode de sous-existence jouaient un rôle si important et si
"progressif' dans le développement de la société contemporaine, il y avait fort à parier qu'il
devait en être de même dans celui de la société passée55. »

Cette faculté de penser pour la première fois le concept de mode


de production est parfois décrite librement comme l'une des formes
nouvellement émergentes de conscience historique ou d'historicité. Il n'est
cependant pas nécessaire d'avoir recours au discours philosophique de
la conscience proprement dite puisque ce que nous sommes en train de
décrire pourrait tout aussi bien qualifier de nouveaux paradigmes discursifs,
et, pour les lecteurs littéraires, cette façon plus contemporaine de parler
de l'émergence conceptuelle est renforcée par la présence à ses côtés d'un
nouveau paradigme historique, un de plus, dans les romans de Sir Walter
Scott (tels que les interprète Lukics dans The Historical Novel). Le caractère
inégal qui permet à des penseurs fiançais (Turgot, mais aussi Rousseau en
personne!) de conceptualiser un «mode de production» doit probablement
beaucoup, plus qu'à quoi que ce soit d'autre, à la situation pré-révolutionnaire
de la France de cette époque où les formes féodales se détachaient toujours
plus nettement dans leur différence distinctive, par contraste avec toute une
554 Élaborations secondaires

culture et conscience de classe bourgeoise nouvellement émergente. L'écosse


est de bien des façons un cas plus complexe et intéressant, car, dernière des
pays émergents du Premier Monde, (pour utiliser l'idée provocatrice de
Tom Nairn dans The Break-up ofBritain), les Lumières écossaises étaient
par-dessus tout l'espace de la coexistence de zones radicalement distinctes
de production et de culture: l'économie archaïque des Highlanders et leur
système de clans, la vitalité commerciale du « partenaire » anglais par delà
la frontière, à la veille de son «essor» industriel. L'éclat d'Édimbourg ne
relevait par conséquent pas d'une question de matériel génétique gaélique
mais était plutôt dû à la position stratégique et pourtant ex-centrique de
la métropole et des intellectuels écossais par rapport à cette coexistence
quasi synchronique de modes de productions distincts, qu'il revenait tout
particulièrement aux Lumières écossaises de « penser » ou conceptualiser. Et il
ne s'agissait pas non plus d'une simple question économique. Scott, comme
Faulkner plus tard, héritèrent d'une matière première historique et sociale,
d'une mémoire populaire où les violentes révolutions et les guerres civiles
et religieuses gravaient sous une forme narrative éclatante la coexistence des
modes de production. Les conditions pour penser une nouvelle réalité et
exprimer un nouveau paradigme paraissent par conséquent nécessiter une
conjoncture particulière et une certaine distance stratégique par rapport
à cette nouvelle réalité qui tend à submerger ceux qui y sont plongés (ce
serait comme une variante épistémologique du principe bien connu de
l'«outsider» dans la découverte scientifique).
Tout cela, cependant, a une autre conséquence secondaire d'une plus
grande importance pour nous ici et qui porte sur la répression progressive
de cette conceptualité. Si le postmodernisme, en tant que troisième
stade élargi du capitalisme classique, est une expression plus pure et plus
homogène de ce dernier, d'où ont été effacées (par leur colonisation et leur
absorption par la forme marchande) un grand nombre des enclaves de la
différence socio-économique qui avaient survécu jusqu'à aujourd'hui, alors
il paraît raisonnable de suggérer que le déclin de notre sens de l'histoire,
et notamment notre résistance aux concepts globalisants ou totalisants
Conclusion 555

comme celui du mode de production, sont précisément une fonction de


cette universalisation du capitalisme. Là où tout est désormais systémique,
la notion même de système paraît perdre sa raison d'être, ne réapparaissant
que par un « retour du refoulé » sous les formes les plus cauchemardesques
du «système total» fantasmé par Weber, Foucault ou 1984.
Mais un mode de production n'est pas un «système total» dans ce sens
rebutant ; il comprend en son sein une variété de contre-pouvoirs et de
tendances nouvelles, de forces aussi bien «résiduelles» qu'émergentes, qu'il
doit s'efforcer de gérer ou maîtriser (conception de l'hégémonie de Gramsci).
Si ces forces hétérogènes n'étaient pas dotées d'une efficacité propre, le projet
hégémonique serait inutile. Donc, le modèle présuppose les différences, ce
qu'il faut nettement distinguer d'une autre caractéristique qui ajoute une
complexité, à savoir que le capitalisme produit aussi des différences ou une
différentiation en tant que fonction de sa propre logique interne. En fin de
compte, pour rappeler notre débat initial sur la représentation, il est clair
qu'il y a une différence cnxst le concept et la chose, entre ce modèle abstrait et
global et notre propre expérience sociale individuelle, par rapport à laquelle
il est censé offrir une certaine distance explicative mais qu'il n'est guère
destiné à «remplacer».
Plusieurs rappels sur le «bon usage» du modèle du mode de production
sont à recommander: ce qu'on appelle un «mode de production» n'est pas
un modèle productiviste, il n'est jamais inutile de le dire. Ce qu'il semble
aussi utile de rappeler, c'est qu'il implique une variété de plans (ou ordres
d'abstraction) qu'il faut respecter si l'on ne veux pas que les débats ne
dégénèrent en vaines invectives. Je propose un tableau très général de ces
plans dans The Polical Inconscious, et, notamment, les distinctions à respecter
entre un examen des événements historiques, une évocation des traditions
et conflits sociaux et de classe plus larges, et une attention portée sur les
systèmes de conditionnement socio-économiques impersonnels (dont les
thématiques bien connues de la réification et de la marchandisation en sont
des exemples). La question de la «puissance d'agir», qui surgit régulièrement
dans ces pages, doit être cartographiée sur ces plans.
556 Élaboration s secondaires

Featherstone56, par exemple, pense que le «postmodernisme» tel que


je l'emploie est une catégorie culturelle spécifique. Ce n'est pas le cas, et
ce mot est destiné, pour le meilleur et pour le pire, à désigner un « mode
de production » dans lequel la production culturelle trouve une place
fonctionnelle spécifique et dont la symptomatologie est, dans mon travail,
principalement urée de la culture (c'est sans doute la source de la confusion).
Featherstone me recommande par conséquent de faire plus attention aux
artistes eux-mêmes et à leurs publics ainsi qu'aux institutions qui médient
et gouvernent ce nouveau type de production. (Je ne vois pas non plus
pourquoi l'un de ces sujets serait exclu: ce sont en effet des questions
très intéressantes). Mais il est difficile de voir en quoi une recherche
socio-économique sur ce plan deviendrait explicative: au contraire, les
phénomènes qui l'intéressent ont tendance à se reformer sur leur propre
plan socioéconomique semi-autonome, plan qui exige alors un récit
diachronique. Dire ce que sont le marché de l'art et le statut de l'artiste ou
du consommateur aujourd'hui revient à dire ce qu'ils étaient avant cette
transformation, et même, à l'extrême limite, à ménager un espace libre à une
configuration alternative de ces activités (comme c'est le cas, par exemple,
à Cuba, où le marché de l'art, les galeries, les placements dans la peinture,
etc., n'existent pas57). Une fois que vous avez écrit ce récit, cette série de
changements locaux, alors toute cette affaire s'ajoute au dossier comme un
espace où peut se lire quelque chose comme la « grande transformation »
postmoderne.
En effet, même si, avec les propositions de Featherstone, des agents
sociaux concrets semblent faire leur apparition (les postmodernistes sont
alors ces artistes ou musiciens, ces responsables de galeries ou de musées,
ces dirigeants de maison de disques, ou ces consommateurs spécifiques,
bourgeois, jeunes ou ouvriers), il faut, ici aussi, maintenir la nécessité de
distinguer les plans d'abstraction. Car il est également soutenable de façon
plausible que le «postmodernisme», dans son sens le plus limité d'ethos et
de «style de vie» (formule vraiment méprisable que voilà) est l'expression
de la « conscience» d'une nouvelle fraction sociale qui transcende largement
Conclusion 557

les limites des groupes énumérés plus haut. Cette catégorie plus large et
plus abstraite a reçu diverses étiquettes, nouvelle petite bourgeoisie, classe
des cadres supérieurs, ou, plus succinctement, « les yuppies « (chacune de
ces expressions faisant passer avec elle en contrebande un petit surplus de
représentation sociale concrète58).
Cette identification du contenu de classe de la culture postmoderne
n'implique absolument pas que les yuppies seraient devenus quelque chose
comme une nouvelle classe dirigeante, mais simplement que leurs pratiques
et leurs valeurs culturelles, leurs idéologies locales, expriment pour ce stade
du capital un paradigme dominant utile, idéologique et culturel. Il arrive
effectivement souvent que ceux qui fournissent les formes culturelles qui
prévalent dans une période précise ne soient pas les principaux agents
de la transformation sociale en question (les hommes d'affaire ont sans
doute mieux à faire de leur temps, ou sont guidés par des motivations
psychologiques et idéologiques d'un type différent). Ce qui est essentiel,
c'est que l'idéologie de la culture en cause articule le monde de la manière la
plus utilement fonctionnelle, ou de façons susceptibles d'être réaffectées de
manière fonctionnelle. Pourquoi une certaine fraction sociale fournirait-elle
ces articulations idéologiques est une question historique aussi fascinante
que la question de la soudaine prééminence d'un écrivain ou d'un style
particulier. Il ne peut sûrement n'y avoir aucun modèle, aucune formule
préétablie pour ces transactions historiques: tout aussi sûrement, cependant,
nous n'avons pas encore résolu cette question pour ce que nous appelons
maintenant le postmodernisme.
En attendant, une autre limite de mon travail sur ce sujet (tel qu'exposé
dans le premier chapitre de ce livre) apparaît maintenant clairement :à
savoir, que la décision tactique de présenter cette analyse en termes culturels
a conduit à une relative absence de toute identification d'« idéologies»
proprement postmodernes, ce que j'ai tenté de corriger en partie dans le
chapitre sur l'idéologie du marché. Mais puisque je me suis particulièrement
intéressé à la question formelle du nouveau «discours théorique», et aussi
parce que la combinaison paradoxale d'une décentralisauon globale et d'une
564 Élabo rations secondaires

Institutionnalisation des micro-groupes a fini par apparaître comme une


caractéristique importante de la structure postmoderne tendancielle, j'ai
principalement distingué des phénomènes intellectuels et sociaux comme le
«poststructuralisme» et les « nouveaux mouvements sociaux», donnant ainsi
l'impression, à l'encontre de mes convictions politiques les plus ancrées, que
tous les «ennemis» étaient à gauche.
Mais ce qui a été dit sur les origines sociales du postmodernisme a pour
conséquence la nécessité de spécifier maintenant un type d'action, ou
« puissance d'agir», plus fort (ou plus abstrait et global) qu'aucun énuméré
jusqu'à présent. Il s'agit, bien entendu, du capital multinational : comme
processus, il peut être qualifié de logique «non-humaine» du capital, et je
continuerai à défendre la justesse de ce langage et de ce type de description, à
leurs propres conditions et sur leur propre plan. Que cette force relativement
désincarnée soit aussi un ensemble d'agents humains spécifiquement formés
et inventant des tactiques et des pratiques locales originales selon les facultés
créatrices de la liberté humaine, est aussi évident, ce à quoi, dans une autre
perspective, on désire seulement ajouter que le vieux dicton «les gens font
leur histoire, mais pas les circonstances de leur choix» tient toujours pour
les agents du capital. C'est au sein des possibilités du capitalisme tardif
que les gens entrevoient «la chance de leur vie», le «vas y, fonce!», faire de
l'argent, et réorganiser des entreprises (exactement comme des artistes ou
des généraux, des idéologues ou des galeristes).
Ce que j'ai essayé de montrer ici, c'est que, même si mon analyse du
postmoderne peut sembler «manquer d'action», ou «puissance d'agir»,
aux yeux de certains de ses lecteurs ou critiques, elle peut être traduite
ou transcodée en une analyse narrative dans laquelle œuvrent des agents
de toutes tailles et de toutes dimensions. Le choix entre ces descriptions
alternées - focalisations sur des plans d'abstractions distincts - est un choix
plus pratique que théorique. (Il serait souhaitable de relier cette analyse
de l'action, ou «puissance d'agir», avec cette autre et très riche tradition
(psychanalytique) des «positions-sujet» psychiques et idéologiques.) Si l'on
objecte que les descriptions de la «puissance d'agir» faites plus haut sont
Conclusion 559

simplement des versions alternatives du modèle base et superstructure - une


base économique pour le postmodernisme d'un côté, une base sociale ou
de classe, de l'autre - alors, ainsi soit-il, sous réserve qu'il soit bien compris
que cette «base et superstructure» n'est pas réellement le modèle de quoi
que ce soit, mais plutôt un point de départ et un problème, une injonction
à établir des rapports, chose aussi non-dogmatique qu'une recommandation
heuristique d'appréhender la culture (et la théorie) en elle-même et pour
elle-même, mais aussi en relation avec son aspect, son contenu, son contexte
et son espace d'intervention et d'effectivité. Comment faire n'est toutefois
jamais donné à l'avance, et, pendant que les descriptions et les analyses
de ce livre cherchent à définir et évaluer l'espace de la lutte idéologique
et théorique, je peux imaginer en tirer toute une gamme de conclusions
pratiques et de recommandations politiques très différentes.
Même en ce qui concerne la politique culturelle, il y a au moins deux types
de stratégies qui semblent concevables. L'esthétique politique plus proprement
postmoderne - qui affronterait bille en tête la structure de la société de
l'image en tant que telle et la saperait de l'intérieur (paradoxalement, dans
le postmoderne, l'offensive a fini par aller de pair avec la subversion, et,
comme dans les deux volets de Proust, la guerre de manoeuvre de Gramsci
s'est bien avérée être la même que sa guerre de position) - pourrait se voir
nommée stratégie homéopathique, dont l'exemple le plus spectaculaire et
paradigmatique à notre époque nous est donné par les installations de Hans
Haacke qui mettent sens dessus dessous l'espace institutionnel en attirant
en elles-mêmes le musée qui, techniquement, les renferme, comme élément
de leur thématique et de leur contenu : araignées invisibles dont les toiles
contiennent leur propre contenant et retournent comme un gant la propriété
privée de l'espace social. Formellement, cependant, comme ce fut suggéré
précédemment, Haacke, avec beaucoup d'autres artistes contemporains
parmi lesquels les photographes et vidéastes paraissent être les plus politiques
et les plus innovants, semble avoir l'intention d'ébranler l'image au moyen
de l'image elle-même et de projeter l'implosion de la logique du simulacre à
force de doses toujours plus fortes de simulacres.
560 Élabo rations secondaires

Par contraste, on pourrait assimiler ce que j'ai appelé cartographie cognitive


à une stratégie plus moderniste conservant un concept impossible de totalité
dont l'échec représentationnel semble, pour le moment, aussi utile et
fécond que son (inconcevable) succès. Le problème avec ce slogan-là réside
clairement dans sa propre accessibilité (représentationnelle). Comme tout le
monde sait ce qu'est une cane, il aurait été nécessaire d'ajouter que rien de
la simplicité d'une cane ne participe à la canographie cognitive (du moins à
notre époque) ; en effet, une fois compris ce vers quoi menait la « cartographie
cognidve», il vous a M u chasser de votre esprit toutes les images de canes
et de cartographie et essayer d'imaginer autre chose. Mais peut-être est-il
préférable d'adopter une approche généalogique et de montrer comment
la canographie a cessé d'être réalisable au moyen des canes elles-mêmes. La
proposition que cela implique (souvent répétée dans ces pages) est que les
trois stades historiques du capital ont chacun généré un type d'espace qui
lui est propre, même si ces trois stades d'espace capitaliste sont à l'évidence
dans une interrelation bien plus profonde que ne le sont les espaces d'autres
modes de production. Les trois types d'espace que j'ai à l'esprit sont tous
le résultat d'un développement discontinu d'avancées dans l'élargissement
du capital, dans la pénétration et la colonisation par ce dernier des zones
jusqu'alors non-marchandisées. On présuppose ici une certaine force
unifiante et totalisante - ni l'Esprit Absolu de Hegel, ni le parti, ni Staline,
mais simplement le capital ; et il est au moins certain que la notion de capital
dépend entièrement de la nodon de logique unifiée de ce système social.
Le premier de ces trois types d'espace est celui du capitalisme classique
ou capitalisme de marché sous l'angle d'une logique de la grille, une
réorganisation d'un ancien espace sacré et hétérogène en une homogénéité
géométrique et cartésienne, un espace d'équivalences et extensions infinies
dont vous pouvez trouver une représentation ramassée, spectaculaire et
emblématique, dans le livre de Foucault sur les prisons. Cet exemple
nécessite, cependant, un avertissement : une vision marxienne de cet espace
le fonde dans la taylorisation et le processus du travail plus que dans cette
entité vague et mythique que Foucault appelle le «pouvoir». L'émergence
Conclusion 561

de ce type d'espace n'entraîne probablement pas de problèmes de figuration


aussi aigus que ceux que nous rencontrerons dans les stades ultérieurs du
capitalisme, puisque, ici, pour le moment, nous assistons à ce processus
familier, depuis longtemps associé aux Lumières en général, à savoir, la
désacralisation du monde, le décodage et la sécularisation des formes
anciennes du sacré et du transcendant, la lente colonisation de la valeur
d'usage par la valeur d'échange, la démystification «réaliste» des formes
anciennes de récits transcendants de romans comme Don Quichotte, la
standardisation à la fois du sujet et de l'objet, la dénaturation du désir et
son ultime remplacement par la marchandisation (ou, en d'autres termes, le
«succès»), et ainsi de suite.
Les problèmes de figuration qui nous concernent ici ne deviendront
visibles qu'au stade suivant, le passage du capital du marché au monopole,
ou ce que Lénine qualifiait de «stade de l'impérialisme»; et ils peuvent se
traduire par une contradiction grandissante entre l'expérience vécue et la
structure, ou entre une description phénoménologique de la vie d'un individu
et un modèle plus proprement structural des conditions d'existence de cette
expérience. Trop rapidement, nous pouvons dire que, tandis que dans les
anciennes sociétés et peut-être même dans les premiers stades du capital de
marché, l'expérience immédiate et limitée des individus est encore apte à
embrasser la vraie forme économique et sociale qui gouverne cette expérience
et à coïncider avec elle, dans le moment suivant, ces deux plans s'éloignent
toujours plus l'un de l'autre et commencent réellement à se constituer
eux-mêmes dans cette opposition que la dialectique classique décrit comme
Wesen et Encheinung, essence et apparence, structure et expérience vécue.
À ce moment, l'expérience phénoménologique du sujet individuel - la
matière première par excellence de l'œuvre d'an, traditionnellement - va
se limiter à un tout petit coin du monde social, un plan fixe d'une certaine
partie de Londres ou du paysage, ou de quoi que ce soit d'autre. Mais la
vérité de cette expérience ne coïncide plus avec le lieu où elle prend place.
La vérité de cette expérience quotidienne limitée de Londres se trouve
plutôt en Inde, à la Jamaïque ou à Hong Kong; elle est étroitement liée au
562 Élabo rations secondaires

système colonial de l'Empire britannique qui détermine la qualité même de


la vie subjective de l'individu. Ces coordonnées structurelles ne sont plus
accessibles à l'expérience vécue immédiate et ne sont souvent même pas
conceptualisables pour la plupart des gens.
Là, voit donc le jour une situation dans laquelle on peut dire que si
l'expérience individuelle est authentique, alors elle ne peut être vraie ; et que
si un modèle scientifique ou cognitif de ce même contenu est vrai, alors il
échappe à l'expérience individuelle. Il est évident que cette situation nouvelle
pose des problèmes immenses et paralysants à une œuvre d'art ; et j'ai
soutenu que c'était en tant que tentative de réalisation de la quadrature de
ce cercle-là et d'invention de stratégies formelles nouvelles et élaborées pour
surmonter ce dilemme qu'émerge le postmodernisme, ou mieux peut-être,
les divers modernismes : sous des formes qui inscrivent un sens nouveau
de ce système colonial mondial absent dans la syntaxe même du langage
poétique, un nouveau jeu d'absence et de présence qui, au maximum de sa
simplification, sera hanté par l'exotique et tatoué de noms de lieux étrangers,
et, au maximum de son intensité, impliquera l'invention de nouvelles formes
et de nouveaux langages remarquables.
Ilfaut,à ce moment, introduire un concept essentiellement allégorique -
le «jeu de lafiguration»- afin de transmettre un sentiment d'inaccessibilité
de ces réalités mondiales nouvelles et énormes à tout sujet individuel, ou
conscience individuelle - pas même Hegel, sans parler de Cecil Rhode ou
de la Reine Victoria - ce qui revient à dire que ces réalités fondamentales
sont, en quelque sorte, irreprésentables en définitive, ou, pour utiliser la
phrase althussérienne, sont un peu comme une cause absente, une cause
qui ne peut jamais émerger dans la présence de la perception. Cependant
cette cause absente peut trouver desfiguresà travers lesquelles s'exprimer de
manière déformée et symbolique : en effet, l'une de nos tâches fondamentales
en tant que critiques de littérature est de localiser et rendre conceptuellement
utilisables les réalités et les expériences ultimes désignées par ces figures que
l'esprit du lecteur a tendance à réifier et lire comme des contenus primaires
à part entière.
Conclusion 563

Le rapport du moment moderniste avec ce grand et nouveau réseau colonial


mondial peut trouver une illustration dans un exemple simple mais spécialisé
d'un type defigurespécifique à cette situation historique. Vers la fin du XIXe
siècle, de nombreux écrivains se mirent à inventer des formes afin d'exprimer
ce que j'appellerai le «relativisme monadique». Chez Gide et Conrad, chez
Fernando Pessoa, chez Pirandello, chez Ford, dans une moindre mesure
chez Henry James et même, très obliquement, chez Proust, ce que nous
commençons à distinguer, c'est le sentiment que chaque conscience est un
monde dos, si bien qu'une représentation de la totalité sociale doit maintenant
prendre la forme (impossible) d'une coexistence de ces mondes subjectifs
scellés et leur interaction singulière, qui n'est en réalité que des bateaux qui
passent dans la nuit, un mouvement centrifuge de lignes et de plans qui ne
peuvent jamais se croiser. La valeur littéraire qui émerge de cette nouvelle
pratique formelle est appelée « ironie » : et son idéologie philosophique adopte
souvent la forme d'une vulgaire appropriation de la théorie de la relativité
d'Einstein. Dans ce contexte, je voudrais avancer que ces formes, dont le
contenu est en général celui d'une vie bourgeoise privatisée, apparaissent
comme des symptômes et des expressions déformées de la pénétration par cette
relativité mondiale, étrange et nouvelle, du réseau colonial dans l'expérience
vécue même de la classe moyenne. La première est alors la figure, aussi
déformée et réécrite symboliquement soit-elle, de la seconde; et je suppose
que ce processus figurai restera central dans toutes les tentatives ultérieures de
restructurer la forme de l'œuvre d'art pour accommoder un contenu qui doit
résister et échapper radicalement à lafigurationartistique.
Si c'est vrai pour l'âge de l'impérialisme, ce doit être encore plus vrai pour
notre propre mouvement, le moment du réseau multinational, ou ce que
Mandel appelle le «capitalisme tardif», un moment où ont cessé de jouer un
rôle fonctionnel et formel central non seulement la vieille dté mais même
l'état-nation, dans un processus qui s'est prodigieusement déployé au-delà
d'eux par un nouveau bond en avant du capital, les laissant à la traîne comme
des vestiges archaïques de stades antérieurs dans le développement de ce
mode de production.
564 Élaboration s secondaires

Le nouvel espace qui émerge par là-même implique la suppression de


la distance (au sens de l'aura de Benjamin) et la saturation inexorable de
tous les vides restants et toutes les places libres, jusqu'au point où le corps
postmoderne - qu'il se promène dans un hôtel postmoderne, s'enferme
dans de la musique rock sous un casque, ou subisse les multiples chocs
et bombardements de la Guerre du Viêtnam, comme Michael Herr nous
le donne à voir - se voit maintenant exposé à un barrage perceptuel
d'immédiateté dont on a retiré toutes les couches protectrices et toutes les
médiations intermédiaires. Bien sûr, dans l'idéal, on aimerait commenter
bien d'autres caractéristiques de cet espace - tout particulièrement, le concept
d'espace abstrait de Lefebvre en ce qu'il est simultanément homogène et
fragmenté - mais la désorientation de l'espace saturé va être le meilleur fil
conducteur dans le présent contexte.
Je considère que ces particularités spatiales du postmodemisme sont des
symptômes et des expressions d'un dilemme nouveau et historiquement
original, un dilemme qui concerne notre insertion en tant que sujets
individuels dans un ensemble multidimensionnel de réalités radicalement
discontinues, dont les cadres vont des espaces de la vie privée bourgeoise qui
subsistent encore jusqu'au décentrement inimaginable du capital mondial.
Même la relativité einsteinienne ou les multiples mondes subjectifs des
anciens modernistes sont incapables de donner la moindre figuration
adéquate de ce processus qui, dans l'expérience vécue, se fait sentir par
la prétendue mort du sujet, ou, plus exactement, le décentrement et la
dispersion fragmentée et schizophrénique du sujet (qui ne peut même
plus remplir la fonction du reverberator jamesien ou «point de vue»).
Mais l'enjeu ici, c'est en réalité la politique concrète: depuis la crise de
l'internationalisme socialiste et les énormes difficultés stratégiques et
tactiques de la coordination d'acdons politiques locales et de proximité avec
des actions nationales ou internationales, ces dilemmes politiques urgents
constituent tous dès à présent des fonctions de ce nouvel espace international
extrêmement complexe.
Laissez-moi illustrer cela par une rapide analyse d'un récit historique
Conclusion 565

sur la seule expérience politique vraiment significative de l'Amérique des


années soixante, récit des plus importants et des plus suggestifs (pour les
problèmes d'espace et de politique). Détroit: I Do Mind Dying, de Marvin
Surkin et Dan Georgakis59 est une étude sur l'ascension et la chute de la
League ofBlack Revolutionary Workers à Détroit à la fin des années soixante.
Cette formation politique a été capable de conquérir le pouvoir dans les
entreprises, et en particulier dans les usines automobiles ; elle est parvenue
à enfoncer un coin dans le monopole médiatique et informationnel de la
ville grâce à un journal étudiant; elle a fait élire des juges; et a finalement
réussi à faire élire d'un cheveux le maire et à prendre l'appareil du pouvoir
municipal. Ce fut, bien sur, une remarquable réussite, caractérisée par un
sens excessivement sophistiqué de la nécessité d'une stratégie multi-niveaux
pour la révolution qui impliquait des initiatives sur les plans sociaux distincts
du processus de travail, des médias et de la culture, de l'appareil judiciaire,
et de la politique électorale.
Pourtant, il est tout aussi clair - et bien plus clair dans les quasi triomphes
de ce type que dans les stades précédents de la politique de proximité - que
cette stratégie est limitée et pieds et poings liés à la forme municipale. En effet,
l'une desformidablesforcesdu super état et de sa constitutionfédéralerientaux
discontinuités évidentes entre la ville, l'état et le pouvoirfédéral: si vous ne pouvez
parvenir au socialisme dans un pays, combien plus dérisoires sont les perspectives
de socialisme dans une seule ville dans les États-Unis d'aujourd'hui ?
Mais que se passerait-il si vous conquériez successivement toute une série
de grands centres urbains stratégiques ? C'est ce sur quoi la League ofBlack
Revolutionary Workers se. mit à réfléchir: c'est-à-dire qu'ils commencèrent
à avoir le sentiment que leur mouvement constituait un modèle politique
susceptible d'être généralisé. Le problème qui survint alors était spatial :
comment développer un mouvement politique national sur la base d'une
stratégie et d'une politique municipales. Toujours est-il que le leadership
(l'équipe dirigeante) de la League commença à répandre la bonne parole
dans d'autres villes et se rendit en Italie et en Suède pour étudier sur place les
stratégies des travailleurs et expliquer leur propre modèle ; réciproquement,
566 Élabo rations secondaires

des hommes politiques étrangers à la ville se rendirent à Détroit pour


enquêter sur ces nouvelles stratégies. À ce moment, il faut bien voir que
nous sommes en plein cœur du problème de représentation, le moindre
n'étant pas celui signalé par l'apparition de cet inquiétant terme américain de
« leadership». De manière plus générale, cependant, ces voyages dépassèrent le
simplefaitdetisserun réseau, prendre des contacts et diffuser l'information :
ils soulevèrent le problème suivant: comment représenter un modèle local
unique et une expérience locale unique à des gens se trouvant dans d'autres
situations. Ainsi, pour la League, il sembla logique defairede leur expérience
un film, et c'est un film excellent et très enthousiasmant.
Les discontinuités spatiales sont toutefois plus obliques et dialectiques, et
ne sont aucunement surmontées de manières qui soient des plus évidentes.
En fait, ces discontinuités revinrent sur l'expérience de Détroit comme une
ultime limite avant l'effondrement. Ce qui se passa, ce fut que les militants
de la League qui parcouraient le monde étaient devenus la coqueluche des
médias ; non seulement ils devinrent étrangers à leurs bases locales, mais,
pire que ça, il n'y avait plus personne à la maison pour garder la boutique.
Ils avaient accédé à un plan spatial plus large, et la base disparut sous eux ;
et, ainsi, l'expérience sociale révolutionnaire la plus réussie de cette riche
décennie politique aux États-Unis toucha, sans drame, à sa triste fin. Je ne
veux pas dire qu'elle n'a laissé aucune trace derrière elle puisque nombres
d'avancées locales perdurent, et que toute expérience politique forte
continue de nourrir souterrainement la tradition, de toutes façons. Le plus
ironique dans ce contexte, cependant, est le succès même de leur échec: la
représentation - modèle de cette dialectique spatiale complexe - continue
de vivre avec grand succès sous la forme d'un film et d'un livre, mais dans ce
processus de transformation en une image et un spectacle, le référent semble
avoir disparu, comme nous en avaient avertis tant de gens depuis Debord
jusqu'à Baudrillard.
Cet exemple peut également servir à illustrer la proposition suivante : une
représentation spatiale réussie n'est pas forcément un drame socialo-réaliste
édifiant de triomphe révolutionnaire mais peut tout aussi bien s'inscrire
Conclusion 567

dans un récit de défaite qui, parfois, plus efficacement même, fait se


dresser derrière lui en un profil spectral toute l'architectonique de l'espace
postmoderne mondial, comme une ultime barrière dialectique, une
limite invisible. Et l'expérience de Détroit permet aussi de préciser plus
concrètement ce qu'on entend par «cartographie cognitive», qui peut
maintenant être caractérisée comme une sorte de synthèse entre Althusser et
Kevin Lynch. L'ouvrage classique de Lynch, The Image ofthe City, a en effet
donné naissance à toute la sous-discipline secondaire qui prend aujourd'hui
pour se désigner elle-même l'expression «cartographie cognitive». La
problématique de Lynch reste, c'est certain, enfermée dans les limites de
la phénoménologie, et son livre peut sans doute être sujet à de nombreuses
critiques sur ses propres conditions (l'absence de toute conception d'action
politique ou de processus historique n'est pas la moindre). J'emploierai
ce livre de manière emblématique ou allégorique, puisque il est possible
d'extrapoler la carte mentale de l'espace urbain exploré par Lynch à cette
carte mentale de la totalité sociale et mondiale que nous promenons tous
dans nos têtes sous des formes diversement altérées. Tirant exemple des
centres de Boston, Jersey City et Los Angeles, et s'appuyant sur des interviews
et des questionnaires dans lesquels il était demandé aux sujets de dessiner
de mémoire leur contexte urbain, Lynch suggère que l'aliénation urbaine
est directement proportionnelle à l'impossibilité de dresser mentalement
la carte («une incartographiabilité mentale») des paysages urbains locaux.
Une ville comme Boston, avec ses perspectives monumentales, ses points
de repères (ses marqueurs) et ses statues, sa combinaison de formes spatiales
grandes mais simples et ses spectaculaires frontières comme la Charles
River, permet non seulement aux gens de disposer, dans leur imagination,
d'une localisation généralement continue et réussie du reste de la ville, mais
leur donne aussi la liberté et la satisfaction esthétique de la forme urbaine
traditionnelle.

J'ai toujours été frappé par la manière dont la conception de Lynch


de l'expérience de la ville - sa dialectique entre le ici-et-maintenant de la
perception immédiate et le sens imaginatif ou imaginaire de la ville - se
566 Élaboration s secondaires

présentait un peu comme un analogue spatial de la magnifique formulation


d'Althusser sur l'idéologie en tant que « représentation Imaginaire du
rapport du sujet avec ses conditions Réelles d'existence». Quels que soient
ses défauts et ses problèmes, cette conception positive de l'idéologie en tant
que fonction nécessaire dans toute forme de vie sociale a le grand mérite
de souligner le fossé entre le positionnement local du sujet individuel et
la totalité des structures sociales dans lesquelles il ou elle est situé(e), un
fossé entre une perception phénoménologique et une réalité qui transcende
toute pensée ou expérience individuelle, mais que l'idéologie, en tant que
telle, au moyen de représentations conscientes et inconscientes, tente de
couvrir, de coordonner, de cartographier. La conception de la canographie
cognitive proposée ici implique par conséquent une extrapolation de
l'analyse spatiale de Lynch au domaine de la structure sociale, c'est-à-dire,
dans notre moment historique, à la totalité des rapports de classes sur une
échelle mondiale (ou devrais-je dire multinationale). Malheureusement, avec
le recul, la force de cette formulation est aussi sa faiblesse fondamentale: le
transfert de la carte visuelle60 de la ville au monde est si fascinant qu'il finit
par re-spatialiser une opération à laquelle nous étions censés réfléchir d'une
manière complètement différente. Un nouveau sens de la structure sociale
mondiale devait prendre en charge la figuration et remplacer le substitut
purement perceptuel de lafiguregéographique ; la cartographie cognitive,
qui était censée avoir une sorte de valeur oxymorique et transcender
largement les limites de la cartographie, est, en tant que concept, attirée
vers l'arrière par la force gravitationnelle du trou noir de la carte elle-même
(de tous les instruments conceptuels humains, l'un des plus puissants) et,
en cela, annule son impossible originalité. Il faut cependant également
débattre d'une seconde prémisse - à savoir que l'incapacité à cartographier
spatialement est aussi paralysante pour l'expérience politique qu'elle ne l'est
pour l'expérience urbaine. Il s'ensuit qu'une esthétique de la cartographie
cognitive fait, en ce sens, partie intégrante de tout projet politique socialiste.

Ce qui doit être méthodiquement souligné dans l'opération de


cartographie telle qu'elle se dégage de l'intéressant texte de Georgakas et
Conclusion 569

Surkin (ou de la seule analyse de fond d'une cartographie cognitive entrant


en jeu dans un artefact culturel que je suis moi-même parvenu à terminer),
c'est que dans le système-monde actuel, un terme médiatique est toujours
présent pour fonctionner comme analogon, ou interprétant matériel,
pour tel ou tel modèle social plus directement représentationnel. Émerge
par là-même quelque chose qui ressemble à une version postmoderne de
la formule base-et-superstructure, dans laquelle une représentation des
relations sociales nécessite désormais la médiation de telle ou telle structure
communicationnelle interposée, à partir de laquelle ilfautla lire de manière
indirecte. Dans un film que j'ai moi-même étudié (Dog Day Aftemoon (Un
Après-midi de chien) réalisé en 1975 par Sydney Lumet"), la possibilité d'une
figuration sociale dans le contenu (naufrage de l'ancienne classe moyenne
dans la prolétarisation ou le salariat, émergence d'une fausse « nouvelle
classe» dans la bureaucratie gouvernementale) est, d'une part, projetée sur
le système-monde, et est, d'autre part, articulée par la forme du star-système
proprement dit qui s'interpose et se lit comme l'interprétant du contenu. La
doctrine de l'analogon sartrien a permis une théorisation de cette indirection
et de ses mécanismes : et elle a montré comment même la représentation
a besoin, pour son parfait achèvement, d'un substitut ou tenant-lieu, et,
pour ainsi dire, d'un modèle réduit d'un type radicalement différent et plus
formel. Ce qui paraît maintenant clair, c'est que ce type de triangulation a
une spécificité historique et entretient un profond rapport avec les dilemmes
structurels posés par le postmodernisme. Cela clarifie aussi rétroactivement
la description provisoire du « discours théorique » postmoderne proposée
plus haut (et reprise également dans le postmoderne dans une symbiose
idéologique particulièrement nouvelle entre les médias et le marché). Ce ne
sont donc pas vraiment des théories, mais ce sont elles-mêmes plutôt des
structures inconscientes et autant d'images rémanentes et effets secondaires
d'une cartographie cognitive proprement postmoderne dont l'indispensable
terme médiatique se fait maintenant passer pour telle ou telle réflexion
philosophique sur le langage, la communication et les médias, plutôt que la
manipulation de sa figure.
570 Élabo rations secondaires

Saul Landau, à propos de notre situation actuelle, a observé qu'il n'y


a jamais eu de moment dans l'histoire du capitalisme où ce dernier eut
davantage les coudées franches et ait joui d'une plus grande marge de
manœuvre : toutes les forces menaçantes qu'il générait contre lui-même par
le passé - mouvements et révoltes des ouvriers, partis socialistes de masse, et
même états socialistes - semblent aujourd'hui en plein désarroi, quand elles
ne sont pas effectivement neutralisées d'une manière ou d'une autre ; pour
le moment, le capital mondial paraît à même de suivre sa propre nature et
ses propres inclinations, sans les précautions traditionnelles. Ici, nous avons
donc encore une « définition » du postmodernisme de plus, définition fort
utile en fait, que seule une autruche voudrait taxer de « pessimisme». Le
postmoderne en ce sens est peut-être bien un peu plus qu'une période de
transition entre deux stades du capitalisme, dans laquelle les précédentes
formes de l'économie sont en cours de restructuration sur une échelle
mondiale, y compris les anciennes formes de travail avec leurs institutions
et concepts organisarionnels traditionnels. Savoir si un nouveau prolétariat
international (prenant des formes que nous ne pouvons encore imaginer) va
re-émerger de ce soulèvement convulsif, nul n'est besoin de prophète pour
le prédire: cependant, nous sommes encore nous-mêmes dans le creux, et
personne ne peut dire combien de temps cela va durer.
C'est sous cet aspect que les deux conclusions en apparence différentes
de mes deux essais historiques sur la situation actuelle (l'un sur les années
soixante62 et l'autre, sur le postmodernisme dans le premier chapitre de
cet ouvrage) sont en réalité identiques : dans ce dernier, je réclamais cette
«cartographie cognitive» d'un type nouveau et mondial qui vient d'être
évoquée ici ; dans le premier, j'anticipais un processus de prolétarisation
sur une échelle mondiale. « Cartographie cognitive » n'était en réalité rien
d'autre qu'un nom de code pour «conscience de classe» - elle suggérait
seulement qu'il était nécessaire à la conscience de classe d'être d'un type
nouveau et jusqu'ici inimaginable, tout en infléchissant l'analyse dans la
direction de cette nouvelle spatialité qui est implicite dans le postmoderne
(et que les Postmodent Géographie d'Ed Soja placent maintenant à l'ordre du
1
Conclusion 571

jour de façon si éloquente et opportune). Il m'arrive d'être aussi fatigué du


slogan «postmoderne» que n'importe qui d'autre, mais quand je suis tenté
de regretter ma complicité avec lui, de déplorer sa notoriété et les emplois
erronés que l'on en fait, et de conclure avec quelque réticence qu'il soulève
plus de problèmes qu'il n'en résout, je me surprends à prendre le temps de
me demander s'il y a un autre concept capable de mettre en scène ces sujets
avec autant d'efficacité et d'économie.
La stratégie rhétorique des pages précédentes a impliqué une expérience,
à savoir, la tentative de voir si, en systématisant une chose résolument
non-systématique et en historicisant une chose résolument ahistorique, on
ne pouvait pas la déborder et imposer une manière historique d'au moins
y réfléchir. « Il faut appeler le système par son nom » : ce point culminant
des années soixante trouve un renouveau inattendu dans le débat sur le
postmodernisme.
Notes

Notes

Introduction

1 William Gibson, Mona Lisa Overdrive, New York, 1998. C'est le lieu pour regretter
l'absence dans ce livre d ' u n chapitre sur le cyberpunk qui est désormais, pour
beaucoup d'entre nous, la suprême expression littéraire sinon du postmodemisme,
du moins du capitalisme tardif.
2 Achille Bonito-Oliva, The Italian Trans-avantgarde, Milan, 1980.
3 Michael Speaks développe ce point assez longuement dans sa thèse RemodeLling
Postmodemism(s): Architecture, Philosophy, Liuraturr.
4 Ainsi, l'inventaire exhaustif de la culture des années soixante de Jost Hermand, « Pop,
oderdie These vom Ende des Kinst» dans Stile, Ismen, Etikketen, Wiesbaden, 1978,
qui couvre pratiquement toutes les innovations formelles de ce qu'on appelle le
postmoderne par anticipation.
5 Voir The Political Unconscious, Princeton, 1981, p. 95-98.
6 Cf. Jacques Derrida: «Chaque fois que je tombe sur cette expression 'capitalisme
tardif' dans des textes qui parlent de littérature et de philosophie, il me paraît
clair qu'une position dogmatique ou stéréotypée a remplacé une démonstration
analytique»; in « Some Questions andAnswers», The linguistique ofWriting, Nigel
Fabb, Derek Attiidge, Alan Durant et Colon MacCabe, New York, 1987, p. 254.
7 Voir mon ouvrage bue Marxism : Adomo, or, the Persistente ofthe Diakcttc, Londres,
1990 ; ce sujet mérite une étude approfondie. Jusqu'à présent, je n'ai trouvé que
des références fugitives, excepté dans « Political Economy and Critical Theory» de
Guacomo Marramao, Telos n°24 (Été 1974), et dans Theory and Politics de Helmut
Dubiel, Cambridge, Mass., 1985.
8 Voir Karl Marx, Grundrisse, Paris, éditions Anthropos, 1968.
9 Analyses et thèses se multiplient, parmi lesquelles je recommande: The Condition
ofPostmodernity de David Harvey, Oxford, 1989; La Isla que se repetite de Antonio
Benitez Rojo, Hanovre, 1990; Postmodern Geographies de Edward Soja, Londres,
1989 ; Hip-Deep in Postmodernism, de Todd Gitlin, New York Times Book Review, 6
novembre 1988, p. 1) ; et Postmodemist Culture de Steven Connor, Oxford, 1989.
10 Dans un travail connexe (cf. note 7 ci-dessus), je 'me suis senti autorisé', comme
574 Notas

aurait pu le dire Hayden White, à adopter le terme allemand de Spàtmarxismus pour


désigner le type de marxisme qui conviendrait à ce moment du nouveau système.

Culture: la logique culturelle du capitalisme tardif


Notes du chapitre 1

1 Robert Venturi et Denise Scott-Brown, Leamingfrom Las Vegas, Cambridge,


Massachusetts, 1972. (L'Enseignement de Las Vegas ou Le symbolisme oublié de la forme
architecturale, Pierre Mardaga, Liège, 1977).
2 L'originalité du livre pionnier de Charles Jencks Language of Post-Modem Archnitecture
(1977) (Le Langage de l'architecture post-moderne, Denoël, Paris, 1977) réside dans
l'association quasi dialectique de l'architecture postmoderne et d'un certain genre
de sémiotique, chaque terme étant invoqué pour justifier l'existence de l'autre. La
sémiotique devient un mode d'analyse pertinent de la nouvelle architecture en raison
du populisme de cette dernière, qui émet des signes et des messages à destination
d'un «lectorat» spatial, à la différence du monumentalisme du haut modernisme.
C e p e n d a n t , la nouvelle architecture s'en trouve par là même validée, dans la
mesure où elle est accessible à une analyse sémiotique et s'avère ainsi être un objet
essentiellement esthétique (plus que les constructions transesthétiques du moderne).
Ici, dès lors, l'esthétique vient renforcer une idéologie de la communication (qui sera
étudiée plus avant dans le dernier chapitre), et vice versa. Outre les nombreuses et
précieuses contributions de Charles Jencks, voir également Heinrich Klotz, History
of Postmodem Architecture; Pier Paolo Portoghesi, Afier Modem Architecture.
3 Heidegger, « L'origine de l'œuvre d'art » in Chemins qui ne mènent nulle part,
Gallimard, Paris, 1962, traduction de Wolfgang Brokmeier et François Fédier.
4 Remo Cesarini, « Quelle scarpe di Andy Warhol», Il Manifesta, juin 1989.
5 Ragna Stang, EdvardMunch, New York, 1979, p. 90.
6 II convient maintenant de faire face à un important problème de traduction et
de dire pourquoi, à m o n avis, la notion de spatialisation postmoderne n'est pas
incompatible avec la « forme spatiale » par essence que Joseph Frank a notoirement
attribuée au haut moderne. Rétrospectivement, ce qu'il décrit, c'est la vocation de
l'œuvre moderne à inventer une sorte de mnémonique spatiale, une réminiscence de
l'art de la mémoire (Art of Memory) de France: Yates - une construction « totalisante »
au sens strict d'œuvre stigmatisée et autonome par laquelle le particulier comprend
Notes 575

une batterie de ré- et p r o - tensions reliant la phrase ou le détail à l'Idée de la forme


totale elle-même. Adorno cite une remarque d u chef d'orchestre Alfred Lorenz
sur Wagner qui va précisément dans ce sens : « Si vous avez totalement maîtrisé
une Œuvre majeure dans tous ses détails, vous éprouvez parfois des moments où
votre conscience du temps disparaît soudain et l'oeuvre dans son entier semble être
"spatiale" pourrait-on dire, c'est-à-dire, avec tout en même temps présent à votre
esprit avec précision. > (W.36/33.) Mais cette spatialité m n é m o n i q u e ne pourra
jamais qualifier les textes postmodernes, dans lesquels la «totalité» est évitée presque
par définition. La forme spatiale moderniste de Frank est donc synecdochique, alors
que ce n'est à peine ne serait-ce qu'un début que de (aire appel au mot métonymique
pour caractériser l'urbanisation universelle du postmodernisme, sans parler de son
nominalisme de l'ici-ct-maintenant.
7 Sur les années cinquante, voir également le chapitre 9.
8 Voir également "Art Deco», dans m o n ouvrage Signatures of the Visible, Londres,
Routledge, 1990.
9 « Ragtime », American Review no 20, avril 1974, pp. 1 -20.
10 Lynda Hutcheon, A Poetics ofPostmodemism, 1988, pp. 61-62.
11 Jean-Paul Sartre, « L'Étranger de Camus», dans Situations II, Paris, Gallimard, 1948.
12 La référence fondamentale dans laquelle Lacan parle de Schreber est « D'une question
préliminaire à tout traitement possible de la psychose», dans Écrits, Paris, Seuil, 1966. La
plupart d'entre nous ont découvert cette vision classique de la psychose par le biais
de l'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari.
13 Voir mon * Imaginary and Symbolicin Lacan», dans The Idéologies ofTheory, vol I,
Minnesota, Universityof Minnesota Press, 1988, pp. 75-115.
14 Marguerite Séchehaye, Journal d'une schizophrène, Paris, PUF, 1950, p. 11.
15 China, extrait de Primer, Berkeley, 1981. Traduit par Claude Richard dans 21 * 1
Poètes américains d'aujourd' hui. Delta, Université de Montpellier, 1981.
16 Sartre, « Qu'est-ce que la littérature .'», Les Temps modernes, Paris, 1947, repris dans
Situations II, Paris, Gallimard, 1948.
17 Ernest Mandel, Late Capitalism, Londres, 1978. (Le Troisième âge du capitalisme,
Paris, 10/18,1976, traduction de Bernard Keiser).
18 Voir, n o t a m m e n t sur ces motifs chez Le Corbusier, Gert Kahler, Architektur als
Symholverfall:Das Dampjérmotiv in der Baukunst, Brunswick, 1981.
19 « Dire qu'une structure de ce type "tourne le dos" est certainement en-dessous de
la vérité, tandis que parler de son caractère "populaire" revient à passer à côté de sa
576 Notas

ségrégation systématique par rapport à la grande cité hispano-asiatique qui se trouve


à l'extérieur (dont les foules préfèrent l'espace ouvert de l'ancienne Plaza). En effet,
cela revient presque à prendre à son compte l'illusion maîtresse que Portman cherche
à transmettre, qu'il a recréé au sein des précieux espaces de ses super-halls la texture
populaire authentique de la vie de la cité. «En fait, Portman a seulement construit
de grands vivariums pour classes moyennes aisées, protégées par des systèmes de
sécurité étonnamment complexes. La plupart des nouveaux centres-villes pourraient
aussi bien avoir été bâtis sur la troisième lune de Jupiter. Leur logique fondamentale
est celle d'une colonie spatiale claustrophobe, tentant de miniaturiser la nature à
l'intérieur d'elle-même. Ainsi, le Bonaventure reconstruit sous cloche une Californie
du Sud nostalgique: orangers, fontaines, plantes en fleurs et air pur. À l'extérieur,
dans une réalité infestée par la pollution, de grandes surfaces réfléchissantes renvoient
au loin non seulement la misère de la grande ville mais aussi sa vitalité et sa quête
d'authenticité irrépressibles, y compris le mouvement urbain d'art mural le plus
excitant d'Amérique du Nord. » (Mike Davis, « Urban Renaissance and the Spirit of
Postmodemisme », New Left Review 151, mai-juin 1985, p. 112. Mike Davis s'imagine
que je sous-estime ou altère ce petit renouveau urbain de second ordre : son article
est aussi rempli d'utiles informations et analyses sur la ville qu'il l'est de mauvaise
foi. Les leçons d'économie qui émanent de quelqu'un qui pense que les sweatshops
(ateliers où la main d'œuvre est exploitée) sont « précapitalistes » ne sont pas d'un
grand secours; on ne voit pas bien ce qu'il y a à gagner à créditer notre bord (« les
rébellions des ghettos de la fin des années soixante») d'une influence formatrice dans
la naissance du postmodemisme (un style de «classe dominante» ou hégémonique,
s'il en fut), sans parler de l'embourgeoisement. La séquence est évidemment inverse :
le capital (et ses innombrables «pénétrations») vient en premier, ce n'est qu'après
que peut se développer une résistance à son encontre, même s'il serait plaisant de
penser autrement. (« L'association des travailleurs telle qu'elle apparaît dans les
usines n'est pas postulée par eux mais par le capital. Leur combinaison n'est pas leur
réalisation mais la réalisation du capital. Elle paraît fortuite au travailleur individuel.
Il se rattache en étranger à sa propre association avec d'autres travailleurs et à sa
coopération avec ces derniers, c o m m e aux modes opératoires du capital. ») (Karl
Marx, Grundrisse). La réponse de Davis est caractéristique de certaines des voix
les plus militantes qui proviennent de la Gauche; les réactions de la Droite à mon
artide prennent généralement la forme d'une attitude de compassion esthétique ; elles
déplorent par exemple, mon identification apparente de l'architecture postmoderne
Noies 577

en général à une ligure comme Portman, qui est, pour ainsi dire, le Coppola (sinon
le Harold Robbins) des nouveaux centres-villes.
20 Michael HetT, Dispatches, New York, 1978, pp. 8-9, traduit en français sous le titre
Putain de mort par Pierre Alien, Paris, Albin Michel, 1980, p. 45.
21 Voir m o n « Morality and Ethical Substance » dans The Idéologies of Theory, vol I,
Minneapolis, 1988.
22 Louis Althusser, « Ideological State Apparatus» dans Lenin and Philosophy, New York,
1972, (Idéologie et Appareils idéologiques d'état, La Pensée, 1970).

Idéologie: théorie du postmodeme


Notes du chapitre 2

1 L'analyse suivante ne me paraît pas applicable au travail du groupe Boundary 2, qui


s'est très tôt approprié le mot de postmodemisme dans le sens assez différent d'une
critique de la pensée de l'establishment «moderniste».
2 Écrit au printemps 1982.
3 Voir son « Modernity - An Incomplète Project », dans The Anti-Aesthetic, Hal Foster,
éd. Port Towsend, Washington, 1983, pp. 3-15.
4 Les politiques spécifiques associées aux Verts sembleraient constituer une réaction à
cette situation plutôt qu'une exception.
5 Voir J.F. Lyotard, « Answering the Question, What is Postmodemisme», dans
Post-Modem Condition, Minneapolis, 1984, pp. 71-82 («Répondreà la question
qu'est-ce que le postmodemisme.'», Critique, n°419, 1 9 8 2 ; ce livre s'intéresse
principalement à la science et l'épistémologie plus qu'à la culture.
6 Voir en particulier Architecture and Utopia, Cambridge, Massachusetts, 1976, et,
avec Francesco Dal Co, Modem Architecture, New York, 1979, ainsi que mon essai
» Architecture and the Critique ofldeology» dans The Idéologies of Theory, vol 2,
Minneapolis, 1988.
7 Voir le chapitre 1 ; ma contribution à The Anti-Aesthetic est un fragment de cette
version définitive.
8 Voir, par exemple, Charles Jencks, Late Modem Architecture, New York, 1980 ; Jencks
modifie ici l'usage qu'il fait de ce terme qui passe de la désignation d'une dominante
culturelle ou du style d'une époque, au nom d ' u n mouvement esthétique parmi
d'autres.
576 Notes

9 Voir« The Existence ofltaly», dans Signatures ofThe Visible, New York, 1990. Vidéo:
le surréalisme sans l'inconscient, notes du chapitre 3.
10 Raymond Williams, Télévision, New York, 1975, p. 92. Les lecteurs des recueils
comme Rtgarding Télévision de Ann Kaplan, American Film Institute Monograph, n°2,
Maryland, 1983, et Video Culture: A CriticalInvestigation, de John Hanhardt, New
York, 1986, peuvent trouver étonnantes ces assertions. Un thème fréquent de ces
articles reste cependant l'absence, le retard, le refoulement ou l'impossibilité d'une
théorie de la vidéo proprement dite.
12 « Time, Work-discipline, and Industrial Capitalisme, PastandPrésent, n° 38, 1960.
13 C'est une question que j'ai essayé de soutenir de manière plus générale au sujet des
relations entre l'étude de la «grande littérature» (ou plutôt du haut modernisme),
et celle de la culture de masse, dans « Reification and Utopia in Mass Culture», 1997,
repris dans Signatures of the Visible, 1990.
14 Je vise ici principalement le bon anonymat du travail artisanal de type médiéval, par
opposition à la suprême subjectivité démiurgique, ou «génie», du Maître moderne.

Architecture: équivalents spatiaux dans le système-monde


Notes du chapitre 4

1 André Malraux, Les Voix du silence, Paris, 1963.


2 Dans leur Kafka:pour une littérature mineure, Paris, 1975.
3 Pour une réévaluation provocatrice de ce moment, se reporter à D . N. Rodowick,
The Crisis ofPoliticalModemism, Urbana, III, 1988.
4 Robin Evans, « Figures, Doors and Passages», Architectural Design, avril 1978, pp. 267-278.
5 La science-fiction moderne a souvent été le laboratoire de ces expériences sur le
langage comme chez Ursula Le Guin qui propose un modèle de structure sociale
d'une espèce hermaphrodite (désignée uniquement par le genre masculin), dans The
Left Hand of Darbiess, New York, 1969 (traduit sous le titre La Main gauche de la
par Jean Bailhache). O u avec la «réponse» compliquée de Samuel R. Delany,
dans Stars in My Pocket Like Grains ofSand, New York, 1984, où - pour des êtres
humains de notre genre, sexuellement différenciés - le pronom féminin est utilisé
universellement pour désigner le sujet psychique, tandis que le pronom masculin est
limité à la personne qui est objet de désir, de quelque sexe organique qu'elle soit.
Notes

6 Barbara Diamonstein, American Architecture Now, New York, 1980, p.46. Architecture
américaine d'aujourd'hui, Bruxelles, Mardaga, 1983.
7 Ibid, pp. 43-44.
8 Gavin Macrae-Gibson, Secret Life of Buildings, Cambridge, M I T Press, 1985 ; se
reporter aussi à l'utile revue de critiques et d'opinions sur cette maison dans « The
Gehry House» de Tod A. Marder, The Critical Edge, Cambridge, Massachusetts,
1985.
9 Macrae-Gibson, Secret Life of Building, pp. 16-18.
10 Ibid., p. 2.
11 Ibid, p. 5.
12 Les matériaux bruts sont aussi une façon d'évoquer les outils en tant que tels, la
fascination qu'ils exercent sur Gehry remonte, pour ses biographes, aux petits boulots
qu'il effectuait dans la quincaillerie de son grand-père quand il était jeune. (FG, p.
12). La seule autre œuvre de la fin du moderne ou postmoderne dans laquelle les
outils et les matériaux sont mis en avant avec autant d'insistance, c'est La Leçon
de choses de Claude Simon, (voir chapitre 5), réponse délibérée au «marxisme»
et œuvre qui, conjointement avec la maison de Gehry, soulève la question des
capacités comparatives d u réalisme et d u postmodernisme, respectivement, à
transmettre la réalité et l'existence du travail et de ce qu'Heidegger appelait dos Gestell
(instrumentation).
13 Ibid, pp. 12,14, 16.
14 Se reporter à mon analyse de Portman dans le chapitre 1 de cet ouvrage.
15 Diamonstein, American Architecture Now, pp. 3 7 , 4 0 .
16 Ibid, p. 44.
17 II s'agit d'une référence à son roman Now Wait for Last Year, New York, 1966 ; voir
le chapitre 8.
18 Henry Cobb, éd., The Architecture of Franck Gehry, New York, 1986,p.12.
19 Macrae-Gibson, Secret Life of Buildings, p. 12.
20 Ibid, p.27.
21 Pour une cartographie cognitive, se reporter au magnifique ouvrage de Tayner
Banham, Los Angeles: The Architecture of Four Ecologies, Harmondsworth, 1973.
580 Notas

Phrases: lecture et division du travail


Notes du chapitre 5

1 Claude Simon, Les Corps conducteurs, Paris, Minuit, 1971, The Conducting Bodies,
Viking, 1974, traduction en anglais par Helen R. Lane. Les chiffres renvoient à
l'édition originale en français. Toutes les références seront données sous cette forme
dans le texte avec l'abréviation CC.
2 Celia Britton, Claude Simon: Writing the visible, Cambridge, 1987, p. 37. En
complément de cette belle étude, de l'ouvrage de Stephen Heath cité infra et des
analyses classiques de Jean Ricardou, se reporter également à Talph Sarkonak, Claude
Simon: les carrefours du texte, Toronto, 1986.
3 David Bordwell et Kristin T h o m p s o n offrent une discussion paradigmatique du
genre dans Classical Hollywood Cinéma, New York, 1985, p. 6.
4 Celia Britton, chapitre 2.
5 Barthes fut, parmi d'autres, notoirement responsable de ce point de vue; ses essais
les plus connus sur le nouveau roman, republiés dans CriticalEssays, Evansron, III.,
1972, sont « Objective Literature», « Literal Literature», « There Is No Robbe-Grillet
School» et « The Last Word on Robbe-Grillet h I Essais critiques I, Seuil, « Littérature
objective», « Littérature littérale», «Il n'y a pas d'école Robbe-Grillet» et « Le point sur
Robbe-Grillet».
6 Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Minuit, 1959, pp. 45-46.
7 Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, Minuit, 1969, p. 132, toutes les
références ultérieures dans le texte seront données avec l'abréviation BP.
8 Pour Foucault, la n o m i n a t i o n semblerait avoir essentiellement constitué une
opération « classique », du XVIII e siècle : « C'est le nom qui organise le discours
classique... » (cité par Stephen Heath, The Nouveau Roman, Philadelphie, 1972,
p. 106). Dans ce cas, le premier chapitre de La Phénoménologie auquel nous allons
nous référer serait la décomposition de cet épistème ; dans le contexte présent,
cependant, et avec le recul que nous offre l'émergence même du nouveau roman,
cette crise semblerait être le début plus que la fin de quelque chose (ne serait-ce que
du postmoderne).
9 G.W. Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier, « Conscience I, La certitude
sensible», p. 91.
10 Ibil, p. 89.
11 Ibid., p. 84.
Notes 561

12 Niklas Luhmann, Tht Diffamation of Society, New York, 1982, pp. 230-31.
13 « Jean-Paul Sartre s'explique sur Les Mots», Le Monde, 18 avril 1964, p. 13; pour
approfondir, se reporter à Stephen Heath, p. 31.
14 Claude Simon, « Le Roman mot à mot» (Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, volume
Il : Pratiques (1972), pp. 73-97) où est évoquée l'installation de Rauchenberg et
où Simon propose plusieurs représentations graphiques (rappelant la théorie de la
catastrophe de René Thom) pour les formes narratives de plusieurs de ses romans.
15 Se reporter à la discussion de La Théorie esthétique d'Adomo dans mon ouvrage Late
Marxism : Adorno, or The Penistence of the Dialectic, Londres, 1990.

Espace: l'utoptsme après la fin de l'utopie


Notes du chapitre 6

1 J. G . Ballard, Best Short Stories, New York, 1985, Cauchemar à quatre dimensions,
Denoël, 1978, traduction de Gisèle Garson et Pierre Versin. Les premiers chiffres
entre parenthèses revoient à la traduction, les seconds au texte original.
2 John Berger, The Look «/T/wjgs, New-York, 1974, p. 161 (les italiques sont de moi) ;
L'Air des choses, Maspéro, 1979, pour la traduction française.
3 Georg Lukics, Histoire et conscience de classe, traduction de Kostas Axelos et Jacqueline
Bois, éditions de Minuit, Paris, 1960, p. 230.
4 Achille Bonito-Oliva, The International Transavantgarde, Milan, 1982, cité ensuite
sous IT.
5 Susan Sontag, On Photography, New-York, 1977, p. 180, Sur la photographie, UGE,
1983, Christian Bourgois, 1993, traduction de Philippe Blanchard, p. 209. 6 J.
G . Ballard, « The University of Death» dans Love and Napalm: Export U.SA. (titre
américain de The Atrocity Exhibition), New York, 1972, p. 2 7 ; « L'Université de la
mort» dans La Foire aux atrocités, Champ Libre, 1976, pour la traduction en français
par François Rivière, pp. 39-40.
7 J.G. Ballard, Best Short Stories, op.cit., p. 114. Cauchemar à quatre dimensions, op.cit.,
traduit par Gisèle Garson et Pierre Versin, pp. 52-53.
8 Se reporter à La Dialectique des Lumières de T. W. Adomo et Max Horkeimer.
582 Notas

Théorie: Immanent» et nominaisfne dans le dtecours théorique postmodeme


Notes du chapitre 7

1 Berkley, Californie, 1987. L s références ultérieures à cet ouvrage sont données sous GS.
2 W. J. T. Mitchell, éd, Against Theory, University of Chicago Press, 1985, pp. 11-28.
Le second épisode de cet article (sur Derrida et Gadamer) apparaît dans Critical
Inquiry. Les référence ultérieures à Against Theory sont données sous AT.
3 Stephen Greenblatt, Renaissance ofSelf-Fashioning, Chicago, 1980, p. 256.
4 Theodor W. Adomo, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 289.
5 Karl Marx, La guerre civile en France 1871, éditions sociales, 1975, p. 68.
6 Selon les termes de Baudrillard.
7 Susan Sontag, On Photography, New-York, 1977, p. 180, Sur la photographie, UGE,
1983 ; Christian Bourgois, 1993, traduction de Philippe Blanchard, p. 209.
8 Mais se reporter au chapitre 8 infra.
9 II n'est probablement pas nécessaire de préciser au lecteur de ce livre-là qu'une
construction comme « k logique culturelle du marché (circa 1910) » a des implication
méthodologiques et historiques différentes de la construction comme « la logique du
naturalisme ».
10 Gertrude Stein, Four in America, New Heaven, 1947.
11 Paul de Man, Allégories of Reading, New Heaven, 1979, Allégories de la lecture, éditions
Galilée, 1989, traduction de Thomas Trezise, p. 17. Les références ultérieures à cet
ouvrage sont données sous AR, les premiers chiffres renvoient aux pages de l'édition
originale, les seconds à la traduction.
12 Paul de Man, The Rhetoric of Romanticism, New York, 1984.
13 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes, Livre de Poche, p. 78. Toutes les références ultérieures à ce livre seront
données sous RSD.
14 J. M . D . Meiklejohn. Voir, par exemple, The Critique ofPure Reason, Chicago, 1952,
p. 180A. Cette expression en anglais de Meiklejohn est la traduction du mot original
de Kant aufheben, qui connut une fortune spectaculairement croissante au cours des
décennies suivantes.
15 Voir Questions de méthode, de Jean-Paul Sartre, dans Critique de la Raison dialectique,
Tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1967, New York, 1968,
chapitre 3.
16 En ce qui concerne la dialectique comme expérience de la langue, j'ai toujours eu le
Notes 583

sentiment que la remarque suivante tirée de XÉmile (note page 341, édition de La
Pléiade) contenait des observations essentielles sur sa raison d'être : «J'ai lait cent fois
réflexion en écrivant qu'il est impossible dans un long ouvrage de donner toujours les
mêmes sens aux mêmes mots. Il n'y a point de langue assez riche pour fournir autant
de tenues, de tours et de phrases que nos idées peuvent avoir de modifications. La
méthode de définir tous les termes et de substituer sans cesse la définition à la place
du défini est belle nuis impraticable, cas comment éviter le cercle? Les définitions
pourraient être bonnes si l'on employoit pas des mots pour les faire. Malgré cela,
je suis persuadé qu'on peut être clair, même dans la pauvreté de notre langue; non
pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en
sorte, autant de fois qu'on employé chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit
suffisamment déterminée par les idées qui s'y rapportent, et que chaque période où
ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de définition. Tantôt je dis que les enfants
sont incapables de raisonnement, et tantôt je les fais raisonner avec assez de finesse;
je ne crois pas en cela me contredire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que
je ne me contredise souvent dans mes expressions. »
17 Karl Marx, Le Capital-Livre Premier - Tome I, traduction de Joseph Roy entièrement
révisée par l'auteur, éditions sociales, 1978, p. 63. Les références ultérieures à cet
ouvrage sont données sous l'abréviation MC.
18 Les quatre stades sont dégagés dans le Capital, Livre Premier, Tome 1, Première
section, Chapitre Premier, III.
19 Gayatri Spivak, In Other Worlds, New York, 1987, p. 154.
20 Ibid.p. 154.
21 Denis Diderot, Le Rêve de d'Alembert, Œuvres, La Pléiade, 1951, p. 894.
22 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, I, Deuxième partie, Deuxième division,
Livre Second, Chapitre III, 6 e section, p. 538, Folio Essais, édition établie sous la
direction de Ferdinand Alquié.
23 Stanley Cavell, The World Vteu/ed, Cambridge, Massachusetts, 1979.
24 Sur le nominalisme, voir mon ouvrage Late Marxism : Adorno or the Persistence of the
Dialectic, Londres, 1990.
25 O n r a p p e l l e r a q u e l ' e u d é m o n i q u e ( p l a i s i r - p e i n e ) j o u e le m ê m e rôle de
liaison-séparation chez Kant: «Mais cette justification des principes moraux, comme
principes d'une raison pure, o n pouvait aussi l'établir très aisément, et avec une
suffisante certitude, par un simple appel au jugement de l'entendement commun ;
car tout élément empirique qui pourrait se glisser dans nos maximes comme principe
584 Notas

déterminant de la volonté se fait aussitôt reconnaître par le sentiment de plaisir ou de


peine qui lui est nécessairement attaché en tant qu'il excite des désirs, et la raison pure
pratique se refuse net à admettre ce dernier comme condition dans son principe. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Première partie, Livre premier, Chapitre
III, p. 129, Folio Essais, édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié.
26 Voir ses intéressantes observations sur de Man dans The Ascetic Imperative in Culture
and Criticism, Geoffrey Galt Harpham, Chicago, 1987, pp. 266-68.
27 Je me rend compte en écrivant cela que je n'ai pas la moindre idée de ce que Paul
pensait vraiment de la musique; un certain mépris satirique n'est cependant pas du
tout incompatible avec une certaine reconnaissance par procuration, comme dans le
portrait des mélomanes nietzschéens de Musil: «Chaque fois qu'il arrivait, ils étaient
au piano. Dans ces moments-là, ils trouvaient tout naturel de ne pas remarquer sa
présence avant que le morceau fut achevé. Cette fois, c'était 1"Hymne à la Joie de
Beethoven ; les hommes, les millions d'hommes s'abattaient en frémissant dans la
poussière, ainsi que Nietzsche le décrit; les délimitations hostiles éclataient, l'évangile
de l'Harmonie universelle réconciliait, réunissait les séparés; ils avaient désappris de
marcher et de parler, il étaient en train de s'élever en dansant dans les airs. Les visages
étaient couverts de taches, les corps ployés, les têtes piquaient du nez puis se redressaient
par saccades, et dans la masse cabrée des sons frappaient des griffes raidies. Quelque
chose d'incommensurable se passait; une bulle aux contours imprécis, toute pleine
de sensations brûlantes, enflait jusqu'à éclater, et les pointes exaspérées des doigts, les
froncements nerveux du front, les tressaillements du corps faisaient rayonner dans
l'effroyable émeute intime une provision jamais tarie de sentiments. » (L'Homme sans
qualités, Robert Musil, traduction de Philippe Jaccottet, Éditions du Seuil, 1956).
28 O n peut trouver une évaluation récente de Henrik de Man dans Posthistorie: ist die
Geschichtezu Ende?, Hambourg, 1989, pp. 104-115.
29 Voir en particulier Heidegger et le fascisme de Victor Farias, Paris, Verdier, 1987; et Martin
Heidegger, Unterwegs zu semer Biographie, de Hugo Ott, Francfort, Campus, 1988.
30 Voir « Paul de Man and the Cercle du Libre Examen » de Êdouard Colinet, dans
Responses: On Paul de Mans Wartime Joumalism, Werner Harnacher, Neil Hertz et
Thomas Keenan, eds, Lincoln, Nebraska, 1989, pp. 426-437, surtout p. 431.
31 Voir Ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu, Paris, 1988,
ainsi q u e J . Habermas, The Philosophical Discourse of Modernity, Cambridge,
Massachusetts, 1987.
32 « Les Juifs dans la littérature actuelle», Le Soir, 4 mars 1941, dans Paul de Man, Wartime
Notes 585

Journalism, 1939-1943, Lincoln, Nebraska, 1988, p.45. La phrase d e conclusion


sur l'envoi des Juifs vers u n e île quelque part est manifestement u n e perspective
i n q u i é t a n t e en effet, mais elle fait référence à la « solution » dite de Madagascar,
débattue jusqu'à ce que la guerre avec la Grande-Bretagne ferme les lignes maritimes.
Voir Arno Mayer, WhyDidthe Heavens Nor Darken ?, N e w York, 1988.
33 C o m p a r e r le rôle d e l'ironie chez Ventury, n o t a m m e n t d a n s Complexity and
Contradiction Nex York, 1966, mais aussi dans Leamingfrvm Las Vegas, Cambridge,
Massachusetts, 1972. L'une des raisons de ce livre a précisément été la survivance de
ces valeurs modernistes résiduelles en plein postmodemisme.

Économie : le postmodemisme et le marché


Notes du chapitre 8

1 Mare et Engels, Collected Works, vol. 28, N e w York, 1987, p. 180.


2 Cf. Stéphane Mallarmé : « Magie » dans Variations sur un sujet, Œ u v r e s complhes,
Paris, 1945, p. 399. Cette phrase, q u e j'ai placée en exergue à m o n Marxism and
Form, naît d ' u n e méditation complexe sur la poésie, la politique, l'économie et les
dasses sociales, et a été écrite en 1895 à l'aube m ê m e d u h a u t modernisme.
3 N o r m a n R Barry, On Classical Uheralism tmd Libertarianism, N e w York, 1987, p. 13.
4 Ibid, p. 194.
5 Gary Becker, An Economie Approach to Human Behavior, Chicago, 1976, p. 14.
6 Ibid., p. 217.
7 Ibid, p. 141.
8 Barry, On Classical Liberalism, p. 30.
9 Marx et Engels, Collected Works, vol. 28, pp. 131-132.
10 Milton Friedman, Capitalism and Democracy, Chicago, 1962, p. 39.
11 Se reporter à Albert O . Hirschman, The passions and the Interests, Princeton, 1977,
partie 1.
12 «Periodizing the Sixties», The Idéologies of Theory, Minneapolis, 1988, vol. 2, pp.
178-208.
13 T. W. A d o r n o et M . Horkheimer, Dialectic of Enlightenment, traduction de John
C u m m i n g , N e w York, 1972, pp. 161-167.
14 Se reporter à Jane Feuer, « Reading 'Dynasty': Télévision and Reception Theory », South
Adantic Quarterly, vol. 88, n° 2, septembre 1989, pp. 443-60.
586 Notas

15 Guy Debord, La Société du spectacle, chapitre 1.


16 Cf. Bany, On Classical Liberalism, pp. 193-96.

Conclusion: éteborations secondaires


Notes du chapitre 10

1 Voir « Marxism and Historicism », The Ideoligies ofTheory, vol II, Minneapolis, 1988,
pp. 148-177.
2 Nathalie Sanaute, « Flaubert le précurseur», dans L'Ère du soupçon, Paris, Gallimard,
1956 ; Colin MacCabe, James Joyce and the Révolution ofthe Word, Londres, 1979 ;
ainsi que mes trois essais sur Rimbaud, Stevens, et la littérature de l'impérialisme:
« Rimbaud and the Spatial Text», dans Rewriting Literary History, Tak-Wai Wong
et M. A. Abbas éd., Hong-Kong, 1984, pp. 66-68 ; « Wallaee Stevens» dans la New
Orléans Review 11, n ° l , 1984, pp. 10-19; nModernism and Inperialism », dans
Natwnalism, Colonialism &Literature, n°14, Riels Day Pamphter, Deny, Ireland,
1988, pp. 5-25.
3 C'est Jonathan Dollimore qui m'a donné des indications sur le bon usage de ce terme.
Quant à la conscience temporelle du postmodeme, John Barrel a tout dit, parlant des
décorateurs postmodernes pour qui « moderniser était la même chose que vieillir »,
« Gone to Eath», London Review ofBooks, 30 mars 1989, p. 13.
4 Mais, pour ce terme, se reporter à Matei Calinescu, Five Faces ofModemity, Durham,
N.C., 1987, ainsi qu'à Peter Burger, Prose der Moderne, Frankfort, 1988, et Antoine
Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, 1990.
5 Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, L'Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris,
1988, et Anna-Maria Boschetti, The Intellectual Enterprise: Sartre and » Les Temps
modernes », Evanston, 111., 1988.
6 Dans le même sens, Gertrude Stein imagine Henry James en « grand général », dans
Four in America, New Haven, 1947.
7 Voir Ernst Bloch, « Nonsynchronism and Dialectics », New German Critique n° 11, été
1987, pp. 22-38.
8 Voir Perry Anderson, « Modernism and Révolution », New Left Review n° 144,
mars-avril 1984, pp. 95-113.
9 Chapitre consacré au cubisme dans le livre de John Berger Ways ofSeeingxnà\àt en fiançais
par Monique Triomphe sous le titre Voir le Voir, Paris, éditions Alain Moreau, 1976.
10 Même si c'est précisément le cas de toute une politique néo-classique, de Hulme à
Notas 587

l'imagisme, dans les années 1910.


11 Dans son Antujuiertheir, Munich, 1936.
12 Pour Marx, l'égalité, ou la d e m a n d e d'égalité, est le résultat des équivalences
instituées par le travail salarié, d'où le caractère suggestif de cette remarque : « Ce
qui caractérise l'époque capitaliste, c'est donc que la force de travail acquiert pour
le travailleur lui-même la forme d ' u n e marchandise qui lui appartient, et son
travail, par conséquent, la forme de travail salarié. D'autre part, ce n'est qu'à partir
de ce m o m e n t que la forme marchandise des produits devient la forme sociale
dominante». Le Capital, Livre Premier, Tome I, de Karl Marx, traduction de Joseph
Roy entièrement révisée par l'auteur, éditions sociales, 1978, note 1 p. 173.
13 Karl Marx, Grundrisse.
14 Lester C. Thurow, Dangerous Currents: The State of Economies, New York, 1983 ; voir
également Stanley Aronowitz, Science and the Future ofWork, Minneapolis, à paraître.
15 Achille Bonita-Oliva, The Italian Tmns-avantgarde, Milan, 1980.
16 Sur un plan historique, l'intérêt de ce débat s'accroît si, avec Weber, nous le
comprenons comme événement théorique exceptionnel coordonné d'une certaine
façon avec cet autre événement historique qu'est l'émergence du capitalisme (et de
l'«Occident»). Voir la section VII de ce chapitre.
17 James Hogg, The Memoir and Confessions of a Justified Sinner, 1824 ; réimpression :
Londres, 1924, traduit en français par Jacques Papy sous le titre La Confessions d'un
fanatique ou Mémoires intimes et confessions d'un pêcheur justifié rédigées par lui-même,
Genève, éditions Marguerat, «Bibliothèque anglo-saxonne», 1948, et par Dominique
Aury avec un avant-propos d'André Gide sous le titre Confession du pêcheur justifié,
Paris, éditions Chariot, 1949.
18 Je dois cette idée à John Bervely.
19 Emesto Ladau et Chantai Moufife, HegemoryandSomlistStrattg^\j>TiAns,\%5,ç.77.
20 Voir Postmodemism/JamesonJCritique, Douglas Kdlner, éd, Washington D C , 1989,
p. 324 et suivantes. Certaines parties de cette conclusion furent à l'origine publiées
c o m m e réponse aux diverses critiques que contenait cet ouvrage et republiées
séparément dans la New Left Review, n°176, Juillet/Août 1989, pp. 31-45.
21 Lynda Hutcheon, A Poetics of Postmodemism, New York, 1988, page XI.
22 Auquel il ne teste qu'à ajouter ce paradoxe patent qui fait que la Critique de Sartre est
aussi, en fait, largement une théorie des groupes, mais une théorie, inachevée comme
elle l'est, qui est en même temps relativement mal à l'aise avec la catégorie élargie des
classes sociales en tant que telles.
594 Notas

23 Lynda Hutcheon, Politics ofPostmodemism, p. 7.


24 Jean-Paul Sartre : « Mais ce qui commençait à me changer, par contre, c'était la
réalité du marxisme, la lourde présence, à mon horizon, des masses ouvrières, corps
énorme et sombre qui vivait le marxisme, qui le pratiquait, et qui exerçait à distance
une irrésistible attraction sur les intellectuels petits-bourgeois. » Critique de la Raison
dialectique, précédé de Questions de méthode, Tome I, Théorie des ensembles pratiques,
Paris, Gallimard, 1967, p. 28.
25 Nildas Luhmann, The Différentiation fi Society, New York, 1982.
26 Theodor Adomo et Max Horkheimer, La Dialectique de k raison, Paris, Gallimard,
1983, pp. 130-131, traduction de Éliane Haufholz.
27 Voir toutefois le chapitre 8.
28 Jean-Paul Sartre, « Préface » au livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris,
François Maspero, 1961.
29 Nous devons une réintroduction audacieuse de la question de la démographie dans la
problématique marxiste (si longtemps intimidée par l'exemple de l'attaque de Marx
contre Malthus) à une étude désormais classique de Wally Seccombe, « Marxism and
Demography», dans la New Lefi Review n°137, janvier/février 1983. Voir également
ma discussion de l'idée d'Adorno d'une histoire naturelle dans LateMarxism: Adomo
or The Penistence ofthe Dialectic, Londres, 1990.
30 Interview de T h o r n t o m Wilder, Paris Review n° 15, 1957, p. 51.
31 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, Folio p. 85.
32 Voir avant tout La Production de l'espace, Paris, 1974, enfin disponible dans une
traduction en anglais de Donald Nicholson-Smith, Blackwell, 1991.
33 Pour une précieuse vue d'ensemble des théories contemporaines sur l'espace, se
reporter à Postmodem Geographies de Ed Soja, Londres, 1989.
34 Se reporter au livre éponyme, New York, 1981.
35 Dans Postmodemism and Japan, Masao Miyoshi et Harry Harootunian, éditeurs,
Durham, N.C., 1989, p. 274.
36 Voir le premier chapitre de cet ouvrage.
37 Alejo Carpentier, « Préface» à El Reino de este mundo, Santiago, 1971.
38 Effectivement, un Dickens postmoderne point hors de l'eau quand on se souvient
(comme Jonathan Arac me l'a rappelé) du commentaire de Walter Bagehot à son
sujet : « Londres est comme un journal. Tout y est, et tout est déconnecté. » Literary
Studies, Londres, 1898, p. 176.
39 The Crying ofLot 49, New York, 1982, p. 104, traduit en français sous le titre La
Notes 589

Vente à k criée du lot 49 par Michel Doury, Paris, Le Seuil, 1987, Folio p. 162.
40 Richard Gilman, Decadence, New Yoric, 1979.
41 Bruno Latour, The Pasteurization of France, Cambridge, Massachusetts, 1988.
42 Grundrisse.
43 D . H . Lawrence, « Song ofa Man Who Has Came Through» dans une traduction de
Sylvain Floc'h « Chant d'un homme sorti de la passe», Poèmes, édition intégrale, p. 244,
Lausanne, édition L'âge d'Homme, 2007.
44 Voir ci-dessus note 8.
45 Voir mes « Metacommentary», dans The Idiotogies ofTheory, volume I, Minneapolis,
1988, pp. 3-16.
46 Marvin Hanis, America Now, New York, 1981, traduit en français par Henri Cayla
avec la collaboration de Brigitte Sibélas et Véra Hoffrnan sous le titre L'Amérique
craque: anthropologie d'une société en mutation, Montréal, Stanké, 1982.
47 Pour une déconstruction anthropologique du concept de croyance, voir Todney
Neddham, Belief, Language and Expérience, Oxford, 1972.
48 John Howard Yoder, The Potitia of Jésus, Grand Rapids, Michigan, 1972, traduit en
français sous la direction de Daniel Alexander et MauriŒ Gardiol sous le titie Jésus et le
politique: k nuhcalité éthique de k croix, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1984.
49 L'analyse de Gilles Kepel sur le fondamentalisme islamique, dans Muslim Extremism
in Egypt: The Pharoah and the Prophet, traduction de J. Rothschild, Berkeley,
Californie, 1989 ; Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements iskmistes,
Paris, Le Seuil, 1984, suggère nombre de parallèles avec les mouvements noirs
américains dans les années soixante. Voir également Bruce Lawrence, The Defènder
of God, San Francisco, 1989,.
50 Cité par Hutcheon, p. 14.
51 Mais voir l'insistance sur la dispersion dans Critique de Sartre.
52 Ce qu'a démontré Douglas Kellner dans son introduction à Postmodemism/Jameson!
Critique. Là encore, le texte suit les critiques contenues dans cet ouvrage.
53 New York, 1988.
54 Ronald L Meek, Social Science and the Ignoble Savage, Cambridge, 1976, pp. 219,221.
55 Ibid, pp. 127-128.
56 Dans Postmodemismljameson/Critique, p. 134 et suivantes.
57 Sur ce sujet, voir l'intéressante étude de Adélaïde San Juan.
58 Concernant la maigre littérature analytique sur les «yuppies», on peut recommander
« Maiing Flippy Floppy : Postmodemism and the Bahy Boom PMC», The Year Left,
590 Notas

1985, pp. 268-295 ; voir aussi la littérature sur ce qu'on appelle la «classe des
managers», et, en particulier, Pat Walker, éd., Between Labor and Capital, Boston
South End Press, 1979.
59 Dan Georgakas et Marvin Surkin, Détroit, IDo MindDying New York, 1975.
60 Baudrillard nous rappelle fort opportunément - mais lui-même l'a tellement fait
que le pense-bête revient un peu retirer lui-même l'échelle qu'il a sous les pieds -
que dans le postmoderne ces objets essentiellement transcodés et ces constructions
symbiotiques, c o m m e la fameuse carte de Borges (qui vient toujours à l'esprit
dans ces circonstances) ou les images de Magritte, ne peuvent servir de figures ou
d'allégories de quoi que ce soit ; et, dans la haute théorie du postmoderne, ils ont
toute la vulgarité et le manque de «distinction» de gravures d'Escher sur le front
d'étudiants moyennement intelligents. « Si nous avons pu prendre pour la plus belle
allégorie de la simulation la fable de Borgès où les cartographes de l'Empire dressent
une carte si détaillée qu'elle finit par recouvrir très exactement le territoire (mais le
déclin de l'Empire voit s'effranger peu à peu cette cane et tomber en ruine, quelques
lambeaux étant encore repérables dans les déserts - beauté métaphysique de cette
abstraction ruinée, témoignant d'un orgueil à la mesure de l'Empire et pourrissant
comme une charogne, retournant à la substance du sol, un peu comme le double
finit par se confondre avec le réel en vieillissant), cette fable est révolue pour nous, et
n'a plus que le charme discret des simulacres d u deuxième ordre. [...] Le territoire
ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C'est désormais la c a n e qui précède le
territoire. » Simulacres et simulation, Jean Baudrillard, Paris, Galilée, 1981, pp. 9-10.

61 « Class andAllegory in Contemporary Mass Culture: DogDay Afiemoon as a Political


Film », dans mon livre Signature of the Visible, New York, 1991.
62 Voir « Periodizing the Sixties», dans mon ouvrage The Idéologies ofTheory, vol II,
pp. 178-208.
Index

Index d e s noms cités

2001,53,182,351, Apollinaire, Guillaume, 430,431


Voir aussi Kubrick, Stanley Aristotc, 142,365
Adanu, Ansel, 145 Aronmitz, Stanley, 447, 587
Adorno, Théodore W„ 9 , 1 6 , 2 7 , 3 5 , 5 6 , Aada.Akiia.504
58,109,111,228,243,271,278,279, Ashbery, John, 6 9 , 4 1 8
288,295,327, 3 2 8 , 3 3 1 , 3 3 7 , 3 5 3 , 3 5 9 Aaurmmtt turU mort, 61
371,383,416,418,427,464,465,467, Voir aussi Coin, James M.
4 6 8 , 4 6 9 , 4 8 3 , 509, 514, 528,545,551, Artnritt, Miguel Ange), 505
573,575,581,582, 583,585,588 A TbnrymfAlUcMtm Urne, 375
Againrt Tbeory, 265-266,280, 289,293, Voir aussi Becker, Gary
2 9 5 , 3 0 5 , 3 0 6 , 3 0 8 , 582 Anrood, Maigaiet, 239
Voir aussi Michaels; Knapp; Anden, W. H., 417
AJembcrt, d', 349, 583 Axscbmtc, 45,109,428
Alien, 403 Anstin, J. L., 338
Voir aussi Scott, Ridley Babbitt, Milton, 424
AlùNATION, 136,137,150,151,155 Ballant, J. G., 232-234,259-261, 528,
Voir aussi Rankus, Edward ;Lajttham, 581
Barbara; Manning, John Balzac, Honoré de, 189, 291
Allégories Je la Ucturt, 314, 317, 328, Barry, Norman E, 379, 387, 585, 586
3 3 7 , 3 3 8 , 3 4 3 , 3 5 8 , 3 6 0 , 3 6 4 , 582 Bartfao, Roland, 58, 60,66, 142,145,
Voir aussi Je Mon, Paul 1 7 7 , 1 8 1 , 2 1 6 , 2 5 1 , 2 6 2 , 2 8 5 , 320,359,
Aldmsser, Louis, 30, 101,244, 277, 360, 580
322,329, 3 3 0 , 3 4 1 , 3 5 1 , 4 7 5 , 4 7 6 , 567, Bataille, Georges, 334
568,577 Bataille Je Pianale, 2 0 3 , 2 2 4 , 2 2 7 , 580
American Graffiti, 60 Voir aussi Simon, Claude
Voir aussi Lucas, George Baudelaire, Charles, 9 2 . 2 1 9 , 2 5 2
Andera, Gunther, 437 Baudrillud, Jean, 233, 285-287,293,
Anderaon, Laurie, 150 3 0 2 , 3 0 6 , 3 3 3 , 3 3 4 , 4 6 0 , 5 4 1 , 547, 566,
Anderaon, Perry, 423,433, 586 582, 590
Anderaon, Sherwood, 3 9 0 , 4 4 5 Bazin, André, 307
Antonioni, Michelangelo, 82,153 Beatles, The, 33
592 Index

Beaumarchais, P. A. Caron de, 496 Book of Daniel the, 63


Becker, Gary, 373-378, 585 Voir aussi Doctorow, E. L.
Beckett, Samuel, 9, 69, 71, 228,424 Booth, Wayne, 58
Beethoven, Ludwigvon, 140, 142-144, Borges, Jorge Luis, 424, 590
584 Bourdieu, Pierre, 202, 219, 363,416,
Bell, Daniel, 35, 238 425,485, 529, 584, 586
Bdlamy, Edward, 239, 247 Borne, David, 75
Benjamin, Walter, 1 5 , 1 6 , 9 2 , 218, 219, Brando, Marlon, 6 1 , 6 2 , 4 0 6
248, 2 7 9 , 3 0 1 , 3 7 1 , 4 2 7 , 5 8 4 Brecht, Bertolt, 99, 108, 278, 301, 425,
Benny, Jack, 436 511,516
Bcnvenistc, Émile, 67 Bufiiid, Luis, 283
Berger, John, 253,433, 523, 581, 586 Buike, Edmund, 7 6 , 7 8 , 4 4 8 , 4 6 3 549
Bergman, Ingmar, 123 Bums, Robert, 327
Bersani, Léo, 292 Burroughs, William, 33
Bertolucci, Bernardo, 60 Cage, John, 9, 3 3 , 6 9 , 7 1 , 116
Bcuys, Joseph, 154 Cain, James M., 61
Bierstadt, Alben, 245 Callcnbach, Ernest, 239
Bilfy Bathgate, 63 Camus, Albert, 67, 575
Voir aussi Doctorow, E. L Cantos, 279
Bio-economics ofOur Mutual Friend, Voir aussi Pound, Ezra
the, 277 Capital, le, 1 3 2 , 2 9 7 , 3 1 4 , 3 3 0 , 3 3 1 ,
Voir aussi Gallagher, Catherine 546, 583, 587
Blade Rmner, 481, 527 Voir aussi Marx, Karl
Voir aussi Dick, Philip K; Scott, Ridley Carfyle, the Carlyle Group, 436
Blake, William, 314 Carnets de U drile de guerre, les, 127
Blanchot, Maurice, 363 Voir aussi Sartre, Jean-Paul
Bloch, Emst, 426, 586 Carpentier, Alejo, 509, 588
Blue Velvet, 399, 401,403, 408, 409, Cavell, Stanley, 351, 583
410 Caves du Vatican, les, 406
Voir aussi Lynch, David Voir aussi Gide, André
BotfyHeart, 61 Ceserani, Remo, 46, 47
Voir aussi Kasdan, Lawrence Chagall, Marc, 256
Bond, Doug, 76 Chandler, Raymond, 51
Bonito-Olra, Achille, 17, 238,257, 448, Chaplin, Charles, 427
573, 581 CbanuterAnafysis, 288
Index 593

Voir aussi Reich, Wilhelm Dean MacCanndl, 285


Chhutoan, 60 Debord, Guy, 58, 59 196, 335, 385,
Voir aussi Pobmski, Roman 566, 586
Clash, the, 97 De la Grammatologie, 321
Cliflonl, James, 277 Voir aussi Derrida, Jacques
Coletti, Lucio, 474 Ddany, Samuel R., 169, 578
Conformiste, le, 60 Delcuze, Gilles, 10, 167, 196, 228, 231,
Voir aussi Bertolucci 283, 292, 342,420,475, 575
Conrad, Joseph, 205, 563 De Man, Henrik, 362, 584
Contrat social, le, 320, 329, 335, 344, De Man, Paul, 2 4 , 1 5 2 , 2 4 8 , 2 6 9 , 2 8 5 ,
345 314-360,365,582,584
Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques De Mille, Cecil B., 436
Conversation m the Cathedra! 363 De Palma, Brian, 82
Voir aussi Varias Lksa, Mario Deirida, Jacques, 43, 152, 193, 206,
Coppola, Francis F., 60, 577 266, 2 8 5 , 2 8 8 , 3 2 1 - 3 2 3 , 3 2 9 , 3 3 7 , 3 4 0 ,
Corps conducteurs, les, 202-203, 210, 3 4 7 , 4 6 5 , 4 6 6 , 544, 573, 582
214, 2 1 5 , 2 1 6 , 2 2 1 , 2 2 4 , 2 2 6 , 2 2 9 , 580 Der Urspungda Kustwerkes, 42
Voir aussi Simon, Claude Voir aussi Heidegger, Martin
Cri, le, 49,53, 54 Deux ou trois choses que je sais d'elle, 207
Voir aussi Munch, Edvard Voir aussi Godard, Jean-Luc
Critique de la philosophie du droit de Dewey, John, 461
Hegel Introduction, 479 Dialectique de la raison, 109, 588
Voir aussi Marx, Karl Voir aussi Adomo, Théodore W.
Croce, Benedetto, 353 Dialectique négative, 279, 551. 582
Culture du narcissisme, la, 69 Voir aussi Adomo, Théodore W.
Voir aussi Lascb, Christopher Diamond Dust Shoes, 43, 46
Cypis, Dorit, 258, 259 Voir aussi Warhol, Andy
Dada, 254 Diamonstein, Barbara, 176,177, 579
Dali, Salvador, 165 Dick, Philip K., 186,389,391,393,
Dangerous Currents, 447, 587 394,396,397,399,412
Voir aussi Thurow, Lester Dickens, Charles, 278,444, 588
Danse Macabre, 528 Diderot, Denis, 349, 351, 583
Voir aussi Saint-Saëns, Camille Dilthey, 3 7 5 , 3 7 8
Davis, Ron, 176, 182, 183, 309 Discourt sur l'origine et Usfondements de
Dean, James, 405 l'inégalité parmi les hommes, 318
594 Index

Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques; de Man, Eliot, T. S., 3 1 4 , 3 3 4 , 4 2 4 , 4 3 4 , 4 6 5


Paul Elliott, Robert G , 395
Disney, Walt, 88 Engels, Friedrich, 291, 367,474, 508,
Disney-EPCoT, 60 509,510, 585,586
Dispauhes, 9 1 , 5 7 7 Ésope, 491
Voir aussi Herr, Michael Étranger, F, 67, 575
Disposstssed, the, 239 Voir aussi Camus, Albert
Voir aussi Le Guin, Ursula K Être et U Niant, 1', 459, 466
Docteur Faustus, 56 Voir aussi Sartre, Jean-Paul
Voir aussi Mann, Thomas Evans-Pritchard, F.., 334
Doctorow, E. L., 63, 65, 66,67, 226, Fable des abeilles, 454
418, 507,511 Voir aussi MandeviUe
DoUe Vtta, la, 140, 518 Faulkner, William, 173, 204, 205, 391,
Voir aussi Fellini, Frederico 554
Don Quichotte, 561 Fcatherstone, Mike, 556
Dos Passos, John, 67, 418, 507 Fellini, Frederico, 123, 140, 142, 476,
Dostoïevski, Fedor, 469 518,519
Dreiser, Théodore, 282, 289-296, 300, Fiasco, 403
301,308, 391 Voir aussi Lem, Stanislas
Duchamp, Marcel, 36, 80, 420 Fish, Stanley, 267, 339
Éclipse, 153 Flaubert, Gustave, 73, 116, 192, 203,
Voir aussi Antonioni, Michelangelc 4 2 0 , 4 2 1 , 5 1 8 , 580
École de Francfort, 27, 36, 127, 305, 461 Foire aux atrocités, la, 259, 581
Économie libidinale, 292 Voir aussi Ballard, J.G.
Voir aussi Lyotard Font, Henry, 65,427, 507, 563
Ecttopia, 239 Foucault, Michel, 27, 39, 51, 106, 209,
Voir aussi Caltenbach, Ernest 234, 293,305, 380,487, 555, 560, 580
Einstein, Albert, 314, 506, 563 Frank, Joseph, 231,574, 575
Eisenhower, Dwight D„ 60, 109, 389, Freud, Sigmund, 54, 66, 117, 166, 257,
390,391,392,394,397,483 268,305-308,351,438, 526-527
Eisenstcin, Sergueï, 142, 205, 277, 278, Fricdman, Milton, 365, 366, 381, 444,
419 585
Électn, 368 Friedrich, Caspar David, 508
ÉUgies de Dumo, les, 357 Frith, Simon, 416
Voir aussi Rilke, Rainer Maria From Bauhaus to OurHouse, 106
Index 595

Future Sbock 397, 517 Gramsci, Antonio, 337, 437, 555, 559
Voir aussi Toffler, Alvin Grave, Michael, 83, 174
Gable, Clark, 62 Greenblatt, Stephen, 275,277, 279, 280,
Gadamer, Hans-Georg, 188,222, 266, 281,282,305,582
306, 582 Grossman, Vassili, 27
Galbraith, John Kenneth, 372 Grundrisst, 28, 297, 303,319, 375,376,
Galilée, 275, 314, 582, 590 380, 546, 573, 576, 587, 589
Gallagher, Catherine, 277, 278 Voir aussi Marx, Karl
Garcia M a r q u a , Gabriel, 505, 509 Guattari, Félix, 167,475, 575
Gcotz, Clifford, 277 Haacke, Hans, 2 3 6 , 2 3 7 , 2 4 0 , 2 4 2 , 2 4 3 ,
Gehry, Frank, 24, 83, 174-186, 188-191, 559
195-196,199, 579 Habermas, Jurgen, 109, 110,375,488,
Gcoigakis, Dan, 565 491,584
Géorptput, les, 203 Hall, Stuart, 299,368, 369, 544
Voir aussi Simon, Claude HanJmaid's Taie, 239
Gibson, William, 1 5 , 8 3 , 5 7 3 Hanson, Duane, 7 5 , 7 6
Gide, André, 406,421, 563, 587 Hamett, William Michael, 283
Gilman, Charlotte Perkins, 281, 284, Haipham, Geoffrey Galt, 315, 355, 584
292,300,301,303,305,308 Hanis, Marvin, 531, 589
Gilman, Richard, 518, 519, 589 Hassan, Ihab, 106
Gimburg, 277 Hawthonie, Nathaniel, 282,283, 290,
Glass, Philip, 33, 419 305,306,308
Gober, Robert, 9,240-247, 249, 253, Hayek, Friedrich, 444
254,256 Hegel, G. W. F., 9, 25, 94, 114,161,
Godard, Jean-Luc, 33, 144, 149, 207, 166,210, 2 1 1 , 2 1 2 , 2 2 7 , 3 0 6 , 3 1 4 , 3 4 6 ,
278,279 3 8 1 , 4 5 4 , 4 5 2 , 4 7 4 , 4 7 9 , 4 8 8 , 550, 560,
Godel, Kurt, 18, 461 562,580
Godzich, Wlad, 382 Hegemony and Soeialist Strategy, 441,
Goldman, Emma, 65 587
Gold Standard and the Logic of Voir aussi Mouffe, Chantai; Laclau, Ernesto
Naturalisât, the, 265, 279 Heidegger, Martin, 42, 43, 46, 56,78,
Voir aussi Michaels, WalterBenn 8 8 , 1 6 2 , 3 6 2 , 3 6 3 , 4 4 5 , 4 6 7 , 4 9 9 , 517,
Goldwyn, Sam, 436 574, 579, 584,586
Gorbatchev, Mikhaïl, 460,487 Heisenberg, Werner, 26
Goux, Jean-Joseph, 281 Herder, Johann Gottfried von, 355
596 Index

Heir, Michael, 91, 564, 577 Invisible BulUts, 277


Hircch, Eric Donald, 266, 306 Voir aussi Greenblatt, Stephen
Hinchman, Albert 0 . , 379, 381, 585 I Vueloni, 476
Histoire Je la sexualité, 51, 234 Voir aussi Fellini, Frederico
Voir aussi Foucault, Michel; Jackson, Jesse, 458, 460
Historieal Novel, the, 553 James, Henry, 477, 563, 586
Voir aussi Lukacs, James, William, 282, 285, 289
Hitchcock, Alfred, 123,402 Jencks, Charles, 25, 114, 115, 424, 536,
Hitler, Adolf, 362,424, 449, 487, 550 574, 577
Hjelmslev, Louis, 143, 371 Joyce, James, 8, 35, 37, 106, 334, 420,
Hobbes, Thomas, 381 426,432, 586
Hogg, James, 453,587 Jozsa, Pierre, 136
Hopper, Dennis, 409 Kaflia, Franz, 124, 167, 421, 424, 427,
Hopper, Edward, 75, 390 4 2 8 , 4 2 9 , 4 3 2 , 4 6 9 , 578
Horkheimer, Max, 16, 27, 109, 113, Kahn, Louis, 163
3 2 8 , 3 8 3 , 4 6 5 , 4 8 3 , 585, 588 Kant, Emmanuel, 76,78, 80, 173, 189,
Hostess Twinkia, 140, 154,156 2 0 9 , 2 2 3 , 2 9 6 , 3 1 4 , 3 1 7 , 3 5 0 , 351,352,
House ofMirtb, 308 4 5 1 , 4 5 2 , 4 7 4 , 4 9 0 , 4 9 8 , 501, 582, 583,
Voir aussi Wharton, Edith 584
House ofSeven Gables, the, 283 Kasdan, Lawrence, 60
Voir aussi Hawthome, Nathaniel Kehre, 363
Humpty Dumpty, 458
Voir aussi Heidegger, Martin
Hurt, William, 6 1 , 6 2
Kennedy, J.F., 157, 440,488; R. 489
Husserl, Edmund, 526
Kepler, Johannes, 275
Hutcheon, Linda, 64, 469, 575, 587,
Khrouchtchev, Nikita, 150, 382
588, 589
Hee, Paul, 256
Ibsen, Henrik, 108 Kleist, Heinrich von, 64
Idéologie allemande, 1', 493 Knapp, Stephen, 265-267, 274, 342
Voir aussi Marx, Karl Kracauer, Siegfried, 254
Idiot de la famille, I', 73 Kramer, Hilton, 107, 108, 109
Voir aussi Sartre, Jean-Paul Kristeva, Julia, 292
Image of the Gty, the, 100, 567 Krupp, 427
Voir aussi Lynch, Kevin Kubrick, Stanley, 53, 182, 351
Imaginaire, 459 Kurosawa, Akira, 123
Voir aussi Sartre, Jean-Paul Lacan, Jacques, 40, 68-69, 103-104, 155,
Index 597

1 5 6 , 2 8 8 , 3 4 1 , 3 5 1 , 4 1 7 , 541,575 Lincoln, Abraham, 129, 584, 585


La Chine, 71 Lire la lecture, 136
Voir aussi Perelman, Paul Voir aussi Jozsa, Pierre; Leenharddt, Jacques
Ladan, Ernesto, 441, 457, 542, 587 Livre des passages, 279
La Fiivre au corps, 60 Voir aussi Benjamin, Walter
Voir aussi Kasdan, Lawrence Livre des prima, (Surveiller et punir), 305
Landau, Saul, 570 Voir aussi Foucault, Michel
Lasdi, Christopher, 69 Lookmg Bachoard, 239, 247
Latfaam, Barbara, 136, 151 Voir aussi Bcllamj, Edward
Latour, Bruno, 519-521, 535, 541, 589 Loon Laie, 63, 67
La Vie: mode d'emploi 223 Voir aussi Doctorow, £ L.
Voir aussi Perec, Georges Loos, Adolf, 171
Lawrence, D.H., 56, 108,433, 589 Lucas, George, 60
Lawrence d'Arabie, 140, 145 Luhmann, Niklas, 212-214, 216, 473,
Learnmgfrom Las Vegas, 34, 180, 574, 581,588
585 Lukics, George, 59,99, 111,127,132,
Voir aussi Venturi, Robert 296,297, 3 0 2 , 3 1 0 , 3 3 7 , 3 9 5 , 4 3 2 , 4 4 7 ,
Lears, T. Jackson, 294, 301 462, 553, 581
Leavis, Frank R., 35 Lnmet, Sydney, 569
Le Bon, Gustave, 443 Lynch, David, 409
Leçon de choses, 203, 229, 579 Lynch, Kevin, 100, 101, 567, 568
Voir aussi Simon, Claude Lyotard, Jean-François, 18, 55, 111-113,
Le CoAusier, 8, 34, 80, 87,107, 115, 2 3 5 , 2 8 7 , 2 9 2 , 4 7 9 , 577
1 7 0 , 1 7 3 , 1 8 7 , 2 4 3 , 2 4 4 , 575 Lysenko, Trofim, 173
Leenhardt, Jacques, 136 Macherey, Pierre, 74
Lefebvre, Henri, 18, 58, 319, 500-501, MacCabe, Colin, 420, 573, 586
513, 547, 564 Maaa*Gibson, Gavin, 177,179,181,182,
Léger, Fernand, 80 184,187,188,190-193,195-197,579
Le Gain, Ursula K.,239 MadMaxi 526
Lem, Stanislas, 4 0 3 , 4 1 7 Magritte, René, 2 3 , 4 6 , 4 8 , 139, 140,
Lénine, 2 7 , 9 8 , 3 0 1 , 4 1 3 , 4 8 2 , 4 8 5 , 165,590
547,561 Maïakovski, Vladimir, 432
Lentricchia, Frank, 421 Malevitch, Kasimir, 179, 196
Lévi-Strauss, Claude, 173, 210, 211, Malher, Gustav, 35, 56,419
272,273,304,319,325,335,519 Malinowski, Bronislaw, 333,438
598 Index

Mallarmé, Stéphane, 8, 106, 173, 307, McTeague, 284


3 7 1 , 4 1 8 , 4 2 3 , 585 Voir aussi Norris
Malraux, André, 167, 168, 578 Meteano, jeu de, 314
Malthus, Thomas R., 278, 588 Meek, Ronald L., 552, 589
Manchurian Candidate, the, 154, 155 Merleau-Ponty, Maurice, 113, 318
Voir aussi Frankenheimer, John Merrill, John, 52-53
Mandel, Ernst, 29, 35, 79, 80, 103, 548, Metz, Christian, 170
563, 575 Michael KoMbaas, 64
Mandcville, Bernard, 454 Voir aussi Kleist, Heinrich von
Manifhte, 94, 520, 521 Midiacb, Walter Benn, 265-267, 274,
Voir aussi Marx, Karl 280-282,284-310,342,361
Mann, Thomas, 5 6 , 4 1 5 , 4 2 1 , 4 2 7 , 4 3 2 Michelet, Jules, 514
Manning, John, 136, 137, 151 Mies, van der Rohe, Ludwig, 8, 34
Man WboFellto Earth, the, 75 Mills, C. Wright, 390,445
Marou, George, 277 Mût, 309
Matoise, Herbert, 96, 238, 239, 243, Voir aussi Unamuno, Miguel de
390, 547 Mitchell, Margaret, 436
Marinctti, Filippo, 80 Momter Zerv, 139, 145
Mariowe, Christopher, 276 Voir aussi Horula, Ishirô
Marr, Nicolas Yacovlevich, 173 Moore, Charles, 83, 165, 174
Marx, Karl, 9, 16, 28, 37, 79, 94-95, More, Thomas, 247, 276, 300,469
98, 1 1 4 , 1 3 2 , 1 5 0 , 2 6 8 , 2 9 1 , 2 9 6 - 2 9 7 , Morris, William, 260
304,314, 319,328-332,335,351-352, Moscone, George, 155
365-367,371,375,377,380,381, Mots et les choses, les, 106, 209
385,412,436,442-444,446,452,456, Voir aussi Foucault, Michel
465,474,478-479,493, 508,520-522, Mouffe, Chantai, 441,457, 542, 587
545-546, 547, 552, 573, 576,582-583, MTV, 1 6 , 1 2 6 , 4 1 6 - 4 1 7 , 4 1 9 , 5 1 7
585, 587, 588 Muldoon, Paul, 417
Marxisme et Us Questions de linguistique, Munch, Edvard, 49-53, 55, 574
le, 173 Mythologie*, 60, 143, 285, 320
Voir aussi Staline Voir aussi Barthes, Roland
Manss, Marcel, 333 Nabokov, Vladimir, 408, 424
Maycr, Arno. J., 361, 502, 504,550, 585 Naira, Tom, 554
McLuhan, Marshall, 547 Needham, Joseph, 519
McQuecn, Steve, 61 New CriterUm, the, 107-108
Index 599

Voir aussi Kramer, Hilton Pessoa, Fernando, 563


Nkholson, Jack, 61 Pfeto, John Frederick, 283
Nietzsche, Friedrich, 356,358-359,415, Phénoménologie Je l'esprit, la, 210, 580
456,505,584 Voir aussi Hegel
Noms, Frank, 265,282-285, 308,309 Picabia, Francis, 80
Nostalgia, 167, 168 Picasso, Pablo, 37, 107, 202, 424,439
Voir aussi Tarkovski, Andrei Picroe, Charles S., 146,308, 541
Nouvelle Eloïse, la, 320 Piapont Morgan, ]., 65, 162
Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques; de Man, PUgrim's Progress, the, 249
Paul Pirandello, Luigi, 563
Numismatique*, 281 Piranesc, Giovanni B., 244
Voir aussi Goux, Jean-Joseph Platon, 6 8 , 2 9 8 , 3 5 9
O'Hara, John, 197,391 Piekhanov, Georgi, 26
Octopus, 309, 310 Polandd, Roman, 60
Voir aussi Norris, Frank Politieal Untmsaous, the, 455, 573
Oldenbmg, Claes, 17 Voir aussi Jameson, Fredric
Olivier, Sir Lawrence, 62 Pbllock, Friedrich, 27
Oison, Charles, 424 Pollock, Jackson, 108
One-DhnensionnalMon, 238 Pbl Pot, 463
Voir aussi Marcuse, Herbert Ptortman, John, 84-86, 88, 91, 182, 184,
OrientalDespotism, 380 188, 576-577,579
Voir aussi Wittfagel, Karl A Postmodern Geographies, 570, 573, 588
Orion aveugle, 215, 218, 227 Voir aussi Soja, Ed
Voir aussi Simon, Claude Pound, Ezra, 190,279,434
Orlando, 123 Poussin, 202
Voir aussi Woolf, Virginia Presl<7, Elvis, 404
Orwell, George, (1984), 238, 380,460, Prince, Richard, 245, 250
549, 555 Principles of Psycbology, 282
Owings, Nathaniel, 52-53 Voir aussi James, William
Paik, Nam June, 75, 126, 129,240, 242 Prismes.,295
Passions and the Intensts, the, 379, 585 Voir aussi Adorno, Theodore W.
Voir aussi Hirschman, Albert O. F l c è , le, 4 2 7 , 4 2 8
Perte, Georges, 223 Voir aussi Kafka, Franz; Welles, Orson
Perelman, Bob, 72-73,417 Profession Je foi du vicaire savoyard,
PfeHrins, Gilman, 281,284, 292, 303 la, 348
600 Index

Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques Rodwfcller, 309


Propp, Vladimir, 142 Roosevtlt, Théodore, 65, 161, 377
Proust, Marcel, 193-194, 4 2 0 4 2 1 , 4 2 4 , Rony, Richard, 188, 543, 546, 550
432, 559, 563 Rosner, Martha, 150
Psychose, 402 Roussean, Jean-Jacques, 286, 314-315,
Voir aussi Hitchcock, Alfred 317-331,336,341-342,344-345,
Pynchon, Thomas, 33,496, 506, 515 348-350,352,354-356,378,465,498,
Racine, Jean, 477 553, 582
Ragtime, 63-67,306, 507, 511, 575 Roussel, Raymond, 36, 127, 129, 206,
Voir aussi Doctorut, E. L. 223 420
Rankos, Edward, 136-137,151 Rltmile Fish, 60
Rauschenberg, Robert, 227 Voir aussi Coppola, Francis Ford
Reagan, Ronald, 161, 387, 481, 489 Russel, Bertrand, 481
Recherche Susan désespérément, 405 Rnssel, Ken, 417
Voir aussi Seidelman, Susan Sacher-Masoch, Leopold von, 283
Reed, Ishmael, 33, 69 Sahl, Mon, 440
Réflexions sur le caractère «aflirmatif» de Sahlins, Marshall, 547
la culture, 96 Saint-Saëns, Camille, 528
Voir aussi Marcuse, Herhet Salle, David, 257, 258, 262
Règle du Jeu, la, 528 Sanante, Nathalie, 227,420, 586
Voir aussi Renoir, Jean Sartre, Jean-Paul, 73, 76, 78, 121, 127,
Reich, Wilhelm, 289 150,219, 225,270, 3 1 1 , 3 1 9 , 3 5 1 , 3 6 8 ,
Reine Victoria, 562 376,378,452,458,459,461,466-467,
Renaissance Self-Fasbùmmg, Yl'yTJÇs, 582 476,490,456-459, 551, 575, 581, 582,
Voir aussi Greenblatt, Stephen 586-589
Renoir, Jean, 307, 528 Satyrieon, 518
RbetorieofRomanticitm, the, 316, 582 Voir aussi Fellini, Frederico
Voir aussi de Man, Paul Sdiiller, Friedrich von, 316, 355
Rhode, Cecil, 562 Schinkd, Karl Friedrich, 508-510
Ricaidou, Jean, 205, 213, 218, 580 Schlegel, Friedrich, 356
Richards, I.A., 146 Schlovaky, Victor, 18
Riiey, Teny, 33 Schoenberg, Arnold, 56, 58, 116, 243
Rilke, Rainer Maria, 46,356-358,360,433 Schopenhauer, Arthur, 415
Rimbaud, Arthur, 46,430, 586 Scott, Ridley, 403
Rivera, Diego, 80-81 Scott, Sir Walter, 66,395-396, 553-554
Index

Scarle, John, 266 Voir aussi Van Gogh, Vincent


Second Discourt, 318-319,320-321, Spcaks, Michael, 24, 573
325,336,342,344-345 Spenglcr, Oswald, 514
Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques Spivak, Gayatri, 334,347, 583
Secret Lift of Buildings, 177, 579 Staline, Joseph, 173,238, 377, 382,463,
Voir aussi Macrae-Gibson, Gavin 508, 549, 560
Sedgewick, M e , 54 Stein, Gertrude, 36, 315,420, 582, 586
Shakespeare, William, 276,278, 425 Stevens, Wallace, 8, 33, 56,421, 586
Shtder, Charles, 75 Stieglitz, Alfred, 307
Shell, Marc, 281 Stones, The Rolling Stones, 33
Simon, Claude, 25, 201-206,209, Stravinsky, Igor, 56, 58
212-213,215,217-220,223-225, Stroheini, Eric von, 283
227-229, 579-581 Sorkin, Marvin, 565, 569, 590
Simpson, Loma, 258-259 Sweezy, Paul, 369
Sam und Bedeutunp 207 Système de la Mode, 177
Voir aussi Frtge, Gottlob Voir aussi Barthes, Roland
Sister Carrie, 289-290 Tafiiri, Manfredo, 112, 113, 114
Voir aussi Dreiser, Théodore Tante Julie et le scribouillard, 512
Skidmore, Louis, 52-53 Voir aussi Vargasliosa, Mario
Sloteidijk, Peter, 383 Tarbell, Ida M., 309
Smith, Adam, 3 3 0 , 3 7 9 , 3 8 1 , 4 5 4 , 552 Tarkovski, Andreï, 167-168
Snow, Michael, 9, 69 Temps désarticulé, le, 396
Société du spectacle, 58, 335, 586 Voir aussi Dick, Philip. K
Voir aussi Debord, Guy Tennyson, Alfred, 435
Soja, Ed, 570, 573, 588 Thatcher, Margaret, 387
SoUers, Philippe, 6 9 , 4 3 4 Thaw, H a n y K., 65, 507
Solution finale dans l'histoire, la, 361,550 Thompson, E. P., 59, 132
Voir aussi Mayer, Amo Thurow, I.ester, 447, 587
Something Wtld, 399,401-404,409-410 Tocqueville, Alexis de, 469
Voir aussi Demme, Jonathan Tolstoï, Léon, 425
Sonnets à Orphie, les, 357 Toscanini, Arturo, 436
Voir aussi Rilke, Rainer Maria Tourist, the, 285
Sontag, Susan, 76, 153, 257, 298, Voir aussi MacCannell, Dean
581-582 TmisiimeâpducapibJisme, le, 35,79,575
Souliers du paysan, 40, 42 Voir aussi Mandel, Ernest
602 Index

Tuigot, Anne R. J„ 553 WeUes, Orson, 307, 428


Turner, Victor, 277 Welling, James, 258
Tvilight Zone, the, 390 Wells Fargo Court, 51-53
Tyndale, William, 275-276 Westin Bonaventure Hôtel 9, 84-86,
Ulysse, 107, 231 88-89, 188, 576
Voir aussi Joyce, James Wharton, Edith, 2 8 2 , 3 0 8
Ilnamnnn, Miguel de, 309 White, Hayden, 65, 303, 338, 507, 574
Un après-midi de chien, 569 Whyte, William Foote, 445
Voir aussi Lumet, Sydney Williams, Raymond, 21, 22, 29, 39,125,
Un coup de dés, 307 463, 578
Voir aussi Mallarmé, Stéphane Wïlson, Robert, 9, 69
Valéry, Paul, 421 Wîttgenstein, Ludwig, 445
Van Gogh, Vincent, 9 , 4 0 4 3 , 4 5 4 7 , Wolfe, Tom, 106-107
54,108 Woolf, Virginia, 123
Vargas Llosa, Mario, 363, 512 Wright, Frank Lloyd, 34, 115, 187,424
Veblen, Thorstein B„ 529 Wyatt, Thomas, 276
Venturi, Robert, 24, 34, 83, 114, 163, Wyndtum, John, 527
174,180,183,238, 504, 574 Yates, Frances, 231, 574
Voiees oflsme, the, 232, 260 Yeats, William Buder, 325, 417, 432
Voir aussi Ballard, J. G. YeUow Wallpaper, the, 281
Wagner, Richard, 253, 575 Voir aussi Perkins Gilman, Charlotte
Wall, Jeff, 258 Yoder, John Howard, 535-536, 589
Wallerstein, Emmanuel, 28 Zola, Êmile, 116, 285
Warhol, Andy, 9, 3 3 , 4 3 4 7 , 49, 54, 69, Zukovsby, Louis, 424
237,517, 574
Wasb-36, 186
Voir aussi Dick, Philip K.
Wasow, Oliver, 258-262
Waste Land, the, 107
Voir aussi Eliot, T. S.
Watt,7\
Voir aussi Beckett, Samuel
Weber, Max, 22,132, 2 1 7 , 2 5 4 , 4 2 2 ,
530, 555, 587
Webster, Meg, 245, 253
Table des Illustrations 603

Table des illustrations


Crédits photographiques
© École nationale supérieure des Beaux-arts, Paris et tous droits réservés

41 Vincent Van Gogh, Paire de souliers, 1886


Huile sur toile, 7 2 x 55 cm
© Van G o g h M u s é u m / Vincent Van G o g h Foundation, Amsterdam

44 A n d y Warhol, Diamond dust shoes, 1980


Sérigraphie, peinture acrylique et paillettes, 2 2 8 , 6 x 177,8 c m
T h e A n d y Warhol M u s é u m , Pittsburgh
Founding Collection, C o n t r i b u t i o n T h e A n d y Warhol Foundation
for the Visual Arts, Inc.
© A n d y Warhol Foundation for visual arts / Adagp, Paris 2 0 0 7

47 Walker Evans, Floyd Burroughs's Work Shoes, 1936


Gelatin silver print, 12,9 x 18,5 c m
© Photography Collection, H a r r y Ransom Humanities Research Center,
T h e University of Texas, Austin / Adagp, Paris 2 0 0 7

48 René Magritte, Le Modèle rouge, 1935


C a r t o n , huile sur toile, 56 x 4 6 cm
Paris, Musée national d'Art m o d e r n e - Centre Pompidou
© p h o t o C N A C / M N A M D i s t . R M N - © A d a m Rzepka / Adagp, Paris 2 0 0 7

50 Edvard M u n c h , Le Cri, 1893


Tempera and wax crayon on cardboard, 91 x 73,5 cm
Nasjonalmuseet, Oslo
© P h o t o : J. Lathion / Nasjonalmuseet 2 0 0 7 / Adagp, Paris 2 0 0 7
52 Skidmore, Owings & Merrill H P , Wells Fargo Court,
Los Angeles, 1983
© Photo Arthur Denner
Table desIllustrations604

77 D u a n e H a n s o n , Muséum Guard, 1975


Collection of the Estate of D u a n e Hanson
© Estate of D u a n e H a n s o n - VAGA, N e w York / Adagp, Paris 2 0 0 7

81 Diego Rivera, Man at the Crossroads, 1932-1934


Peinture murale, Palais des Beaux-Arts, Mexico
© Banco D e Mexico, Diego Rivera a n d Frida Kahlo M u s é u m s Trust
Courtesy del Instituto Nacional de Bellas Artes y Literatura, Mexico

84 J o h n Portman & Associates. Inc, The Westin Bonaventure,


Los Angeles, 1977
© Photographie Sexton Matrix

87 Le Corbusier, Marseille : Unité d'habitation, 1945


© Fondation le Corbusier / Adagp, Paris 2 0 0 7

137 Latham, Manning, Rankus, AlieNATION, 1979

168 Andreï Tarkovski, Nostalgia, 1983

175 Façade de la maison de Frank Gehry, Santa Monica, Californie, 1978


© T i m Street-Porter / Esto. Tous droits réservés

179 Plan de la maison de Frank Gehry, Santa Monica, Californie

18$ Cuisine de la maison de Frank Gehry, Santa Monica, Californie, 1978


© T i m Street-Porter / Esto. Tous droits réservés

241 Robert Gober, Untitled Door and Door Frame, 1 9 8 7 - 1 9 8 8


Bois, peinture émaillée. Porte : 84 x 34 x 1,5, Cadre : 90 x 4 3 x 5,5
© Collection Walker Art Cerner, Minneapolis
Gift of the J o h n and Mary Pappajohn Art Foundation, 2004
Table des Illustrations 605

242 N a m J u n e Paik, Moon is the oldest TV, 1965


Installations vidéo
Paris, Musée national d'Art m o d e r n e - C e n t r e Georges P o m p i d o u
© N a m J u n e Paik Studios, Inc, N e w York
© p h o t o C N A C / M N A M D i s t . R M N - Philippe Migeat

244 N a m J u n e Paik, TVGarden, 1974-1978


Single-channel video installation with live plants and monitors,
color, s o u n d
© N a m J u n e Paik Studios, Inc, N e w York

258 David Salle, Well Shake the Bag, 1980


Acrylique sur toile, 122 c m x 183 c m
© Courtesy Mary Boone Gallery, N e w York / Adagp, Paris 2 0 0 7
Achevé d'imprimer sur les presses de
l'imprimerie Chirat, Saint Just la Pendue
Dépôt légal: octobre 2011

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