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Le postmodernisme
ou la logique culturelle du capitalisme tardif
Préface
Il faut parfois des années pour qu'un projet - surtout s'il vous tient à
cœur! - voie enfin le jour et atteigne la cible pour laquelle il avait été pensé.
C'est le cas de la collection intitulée « d'art en questions », dirigée par mes
soins, et créée tout particulièrement pour mettre à la disposition du public
des textes décisifs dans le domaine de l'histoire de l'art contemporain, mais
jusqu'alors inaccessibles en français. Cette collection est déjà riche d'une
quinzaine de titres dans le catalogue fourni des éditions de l'École des
Beaux-arts. Mais, mis à part les ouvrages de Sally Price et Albert Dresdner,
édités (ou réédités) récemment, elle n'avait curieusement pas encore vraiment
répondu à son objectif initial. Le volume que nous publions aujourd'hui est,
à mes yeux, véritablement le premier. On ne s'étonnera pas qu'il contribue,
de fait, à'mettre une fois encore en valeur la vitalité des études critiques
dans les pays anglo-saxons, en l'occurrence un ouvrage majeur du célèbre
théoricien américain, Fredric Jameson (né en 1934), professeur à Duke
University.
Il y a longtemps que le texte capital de Fredric Jameson sur le
postmodernisme, paru en 1991, avait attiré l'attention. C'est à ce titre
qu'il figurait en tête de la liste que j'avais élaborée pour cette collection,
en arrivant dans ces lieux, il y a sept ans. Mais à texte essentiel, destin sans
doute non moins singulier : le temps d'obtenir de l'auteur et de ses éditeurs
les agréments nécessaires, le temps de trouver, pour un texte qui pose des
problèmes sémantiques nombreux et particuliers, le traducteur idéal -
remercions ici Florence Nevoltry des années qu'elle a consacrées à cette
édition - , c'est finalement au terme d'un long travail préparatoire que ce
projet éditorial exceptionnel a pu aboutir.
Ce n'est sans doute pas le lieu de rappeler les enjeux historiques et
philosophiques de ce qu'on appelle le postmodernisme, enjeux qui ont
irrigué depuis le début des années 1980 toutes les sciences humaines,
provoqué dans le monde de l'art et de la culture les bouleversements
que l'on sait, et dont Jameson s'est fait l'historien et le théoricien le plus
8 Préface
Henry-Claude Cousseau
Directeur des Beaux-arts de Paris
Remerciements
Introduction 15
Culture La logique culturelle du capitalisme tardif 33
I 40
II 56
III 68
IV 75
V 83
VI 93
Idéologie Théories du postmodeme 105
Vidéo Le surréalisme sans l'inconscient 121
Architecture Équivalents spatiaux dans le Système-Monde 161
Phrases Lecture et division du travail 201
Espace L'Utopisme après la fin de l'utopie 231
Théorie Immanence et nomlnalisme dans le discours
théorique postmodeme 265
1 Immanence et New Historicism 265
2 La Déconstruction comme Nominalisme 312
Économie Le postmodernisme et le marché 365
Film Nostalgie du présent 389
Conclusion Élaborations secondaires 413
1 Prolégomènes à de futures confrontations entre le
moderne et le postmoderne 413
2 Notes sur une théorie du moderne 419
3 La réification culturelle et le « soulagement » du
postmodeme 434
4 Groupes et représentation 440
5 L'angoisse de l'utopie 457
6 L'idéologie de la différence 469
7 Démographies du postmodeme 490
8 Historiographies spatiales 500
9 Décadence, fondamentalisme et haute technologie 516
10 La production du discours théorique 537
11 Comment cartographier une totalité 546
Notes 573
Index des noms cités 591
Table des illustrations 603
à Mitchell Lawrence
Introduction 015
Introduction
logiquement le pion à celle qui la précède (cela, ce n'est pas de l'« histoire
linéaire», mais plutôt le «gambit du cavalier» de Schlovsky, l'action à distance,
le bond en avant vers la case non exploitée ou sous-exploitée). Certes,
l'histoire dialectique affirmait que toute l'histoire marchait de cette façon,
sur son pied gauche pour ainsi dire, progressant par catastrophe et désastre
comme le dit Henri Lefebvre; mais il y eut moins d'oreilles pour entendre
cela que pour croire au paradigme esthétique moderniste qui, sur le point de
se voir confirmé comme doxa quasi religieuse, disparut soudain sans laisser
de trace. («On est sorti un matin et il n'y avait plus de thermomètre!»).
Cette histoire, me semble-t-il, est plus intéressante et plus plausible que
celle sur la fin des « grands récits » de Lyotard (schémas eschatologiques
qui ne furent d'abord jamais vraiment des récits, même si j'ai pu avoir la
négligence d'utiliser cette expression de temps en temps). Sauf que cela nous
dit au moins deux choses sur la théorie du postmodernisme.
Tout d'abord, la théorie paraît nécessairement imparfaite ou impure3 :
en raison, dans le cas présent, de la contradiction qu'il y a à ce que tout ce
qui est pour Oliva (ou Lyotard) significatif dans la disparition des « grand?
récits » soit nécessairement formulé sous une forme narrative. Savoir si,
comme dans le théorème de Gôdel, on peut démontrer l'impossibilité
logique de toute théorie du postmoderne dotée d'une auto-cohérence
interne - antifondationalisme qui évite complètement toute fondation,
non-essentialisme sans le moindre grain d'essence en lui - est une question
spéculative; sa réponse empirique est qu'aucune ne s'est présentée jusqu'à
présent, toutes répliquant en elles-mêmes une mimésis de leur propre
intitulé dans la façon dont elles parasitent un autre système (le plus
souvent le modernisme), dont les traces résiduelles et les valeurs et attitudes
inconsciemment reproduites deviennent alors un indice précieux de l'échec
de toute une nouvelle culture à voir le jour. Malgré le délire de certains de
ses glorificateurs et apologistes (dont l'euphorie constitue cependant en
elle-même un intéressant symptôme historique), une culture véritablement
nouvelle ne peut apparaître qu'à travers une lutte collective pour créer
un nouveau système social. L'impureté constitutive de toute théorie du
Introduction 019
mot lors de son apparition, sont des mystères qui vont rester obscurs tant
que nous ne serons pas capables de comprendre la fonction philosophique
et sociale de ce concept, ce qui est, à son tour, impossible tant que nous ne
serons pas capables de comprendre l'identité plus profonde qui existe entre
les deux. Dans le cas présent, il semble clair que de multiples formulations
concurrentes («poststructuralisme», «société postindustrielle», telle ou
telle nomenclature macluhanienne) se sont avérées insatisfaisantes dans la
mesure où elles étaient trop strictement spécifiées et trop marquées par leur
zone de provenance (philosophie, économie et médias, respectivement) ; par
conséquent, aussi évocatrices qu'elles aient pu être, elles n'ont pu occuper
la fonction médiatrice qui était requise au sein des diverses dimensions
spécialisées de la vie post-contemporaine. Le mot « postmoderne » semble
cependant avoir été en mesure d'accueillir les secteurs adéquats de la vie
quotidienne ; sa résonance culturelle, opportunément plus vaste que la
simple esthétique ou l'artistique'', détourne convenablement de l'économique
tout en permettant de re-cataloguer et transcoder sous ce nouvel intitulé
les matériaux et innovations économiques plus récents (dans le marketing
et la publicité, par exemple, mais aussi dans l'organisation du commerce).
La question du re-catalogage et du transcodage n'est pas non plus dénuée
d'importance propre: la fonction active - l'éthique et la politique - de ces
néologismes réside dans la nouvelle tâche qu'ils suggèrent, celle de réécrire
toutes les choses familières en de nouveaux termes et de proposer ainsi des
modifications, de nouvelles perspectives idéales et un remaniement des
sentiments et valeurs canoniques; si le «postmodernisme» correspond à ce
que Raymond Williams visait avec sa catégorie culturelle fondamentale, la
« structure de sentiment » (structure devenue « hégémonique » du reste, pour
utiliser une autre des catégories capitales de Raymond Williams), alors il
ne peut jouir de ce statut que grâce à une profonde auto-transformation
collective, à un remaniement et une réécriture d'un ancien système. Voilà
qui garantit la nouveauté et donne aux intellectuels et aux idéologues des
tâches nouvelles et socialement utiles, ce que marque aussi le nouveau terme
avec la promesse vague, inquiétante ou exaltante qu'il fait de se débarrasser
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
n'est pas ce que j'ai fait ici, bien sût, et il faudrait que la «culture», au sens
de ce qui colle presque trop à la peau de l'économique pour en être détaché
et être examiné indépendamment, constitue elle-même un développement
postmoderne, un peu comme le pied-chaussure de Magritte. Par conséquent,
malheureusement, la description infrastructurelle à laquelle je semble ici
appeler est nécessairement déjà culturelle et correspond par avance à une
version de la théorie du postmodernisme.
J'ai reproduit sans modifications significatives mon analyse programmatique
du postmoderne (« La logique culturelle du capitalisme tardif»), puisque
l'attention qu'elle reçut à l'époque (1984) lui donne l'intérêt supplémentaire
d'un document historique ; les autres caractéristiques du postmoderne
qui ont paru s'imposer depuis lors sont discutées dans la conclusion. Je
n'ai également pas modifié la suite, qui a été largement reproduite et qui
propose une combinatoire des opinions sur le postmoderne, pour et contre,
puisque l'arrangement reste essentiellement le même alors qu'un grand
nombre d'opinions sont venues s'ajouter depuis lors. La modification la plus
fondamentale dans la situation actuelle concerne ceux qui parvenaient autrefois
à éviter par principe d'utiliser le mot: il n'en reste pas beaucoup.
Le teste de cet ouvrage s'articule principalement autour de quatre thèmes:
l'interprétation, l'utopie, les survivances du moderne, et le « retour du refoulé»
de l'historicité, aucun d'entre eux nefiguraitsous ces formes dans mon essai
originel. Le problème de l'interprétation est posé par la nature de la nouvelle
textualité, qui, quand elle est principalement visuelle, semble ne laisser aucune
place à l'interprétation traditionnelle, ou qui, quand elle est principalement
temporelle dans son « (lux total », ne lui en laisse pas non plus le temps. Les
pièces à conviction à ce titre sont ici le texte vidéo ainsi que le nouveau roman
(dernière innovation importante dans le roman, et je soutiendrai aussi qu'il
ne s'agit plus d'une forme ou d'un marqueur très significatif dans la nouvelle
configuration des «beaux-arts» dans le postmodernisme) ; d'un autre côté, la
vidéo possède quelques arguments pour prétendre être le nouveau médium le
plus caractéristique du postmodernisme, un support qui, dans son meilleur,
constitue une forme nouvelle en lui-même.
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
L'utopie est une question spatiale dont on pouvait penser que son son
connaîtrait un possible changement dans une culture aussi spatialisée que
le postmoderne ; mais si ce dernier est aussi déshistoricisé et déshistoricisant
que je le prétends parfois ici, il devient plus difficile de localiser la
chaîne synaptique qui pourrait amener à expression l'élan utopique. Les
représentations utopiques connurent un renouveau extraordinaire dans les
années soixante; si le postmodernisme est un substitut aux années soixante
et constitue une compensation à leur échec politique, alors la question de
l'utopie sera sans doute un test capital sur ce qui reste de notre capacité à
imaginer le changement. Telle est du moins la question posée ici à l'un des
bâtiments les plus intéressants (et l'un des moins caractéristiques) de la période
postmoderne, la maison de Frank Gehry à Santa Monica en Californie; cette
question est également posée, autour et derrière le visuel en quelque sorte, à la
photographie contemporaine et à l'installation artistique. Toujours est-il que
l'utopique, dans le postmodemisme du Premier Monde, est devenu un puissant
mot d'ordre politique (de gauche) plutôt que l'inverse.
Mais si Michael Speaks a raison, et qu'il n'existe pas de postmodernisme
pur à proprement parler, alors il faut envisager sous un autre jour les
traces résiduelles du modernisme, moins comme des anachronismes que
comme des échecs nécessaires qui réinscrivent dans son contexte le projet
particulier du postmoderne, tout en rouvrant pour réexamen la question
du moderne. On ne va pas entreprendre ici ce réexamen ; mais la résidualité
du moderne et de ses valeurs - principalement, l'ironie (chez Venturi ou
de Man) et les questions de totalité et de représentation - donne l'occasion
de cerner l'une des assertions de mon essai initial qui a le plus troublé
certains de mes lecteurs ; à savoir, l'idée que ce que l'on appelait selon
les cas «poststructuralisme» ou même simplement «théorie» constituait
aussi une sous-variété du postmoderne, ou, du moins, s'est avéré l'être
avec le recul. La théorie - je préfère ici utiliser la formule plus lourde de
«discours théorique» - semblait unique, sinon privilégiée, parmi les arts
et genres postmodernes, par sa capacité épisodique à défier la gravité du
Zeitgeistet à produire des écoles, des mouvements et même des avant-gardes
Introduction 025
les ramène imperceptiblement dans cette vieille chose, l'œuvre, qui n'est
plus censée exister dans le postmoderne. C'est le principe d'Heisenberg
du postmodernisme, pourrait-on dire, et c'est pour tout commentateur le
problème représentationnel le plus difficile à assumer, sauf via un diaporama
sans fin, un «flux total» prolongé à l'infini.
Ce qui reste vrai pour mon avant-dernier chapitre qui se penche sur des
films récents et de récentes représentations de l'histoire d'un type nouveau
et allégorique. Le mot nostalgie quifiguredans le titre n'a cependant pas la
signification que je veux normalement lui donner, et, par conséquent et à
titre exceptionnel (d'autres objections étant traitées assez longuement dans
la conclusion), je vais commenter par avance l'expression «filmde nostalgie »
qui a donné lieu à quelques malentendus que je regrette. Je ne me souviens
plus si je suis responsable de ce terme, qui me semble toujours indispensable
à condition que vous compreniez que les films historicistes qu'il désigne,
léchés comme des gravures de mode, ne doivent en aucun cas être perçus
comme des expressions passionnées de cet ancien désir autrefois nommé
nostalgie, mais au contraire, complètement son opposé; ce sont des curiosités
visuelles dépersonnalisées, un « retour du refoulé » des années vingt et trente
«sans affect» (j'essaie ailleurs de l'appeler «nostalgie-déco»). Mais on ne peut
pas plus modifier rétroactivement un terme comme celui là qu'on ne peut
substituer au postmodernisme un mot complètement différent.
Dans un «flux total» de conclusions associatives, je reprends au passage
d'autres objections ou malentendus, éternels et plus sérieux, concernant
mes positions ainsi que mes commentaires sur la politique, la démographie,
le nominalisme, les médias et l'image, et d'autre thèmes qui se doivent de
figurer dans tout ouvrage qui se respecte sur ce sujet. J'ai essayé, en particulier,
de remédier à ce qui apparut à certains lecteurs, (et à juste titre), comme un
élément manquant de cet essai programmatique, à savoir, l'absence de toute
discussion sur la «puissance d'agir », ou le défaut de tout «équivalent social »,
suivant le vieux Plekhanov, à cette logique culturelle en apparence désincarnée.
La «puissance d'agir» soulève le problème de cet autre élément de mon
titre, le «capitalisme tardif», qui mérite d'être un peu développé. Les gens
Introduction 027
assez neutre pour un système économique et social sur les propriétés duquel
tout le monde s'accorde - semble vous mettre dans une position vaguement
critique et méfiante, sinon carrément socialiste: il n'y a que les fervents
idéologues de droite et les bruyants apologistes du marché pour l'utiliser
avec la même gourmandise.
Le terme de «capitalisme tardif» a encore un peu cet effet, mais avec
une différence: son qualificatif vise rarement une chose aussi stupide que
la sénescence ultime, l'effondrement et la mort du système proprement
dit (vision temporelle qui semblerait appartenir davantage au modernisme
qu'au postmodernisme). Ce que le mot «tardif» communique en général
c'est plutôt le sentiment que quelque chose a changé, que les choses sont
différentes, que nous avons traversé une transformation du monde vécu
qui est, d'une manière ou d'une autre, décisive mais incomparable avec
les anciennes convulsions de la modernisation et de l'industrialisation,
moins perceptible et dramatique en quelque sorte, mais plus permanente
précisément, parce que plus complète et plus omniprésente et pénétrante.
Ce qui signifie que l'expression capitalisme tardif emporte aussi en
elle-même l'autre moitié, culturelle, de mon titre; non seulement c'est
une sorte de traduction littérale de cette autre expression, postmodernisme,
mais son indicateur temporel semble d'ores et déjà attirer l'attention sur
les changements dans le quotidien autant que sur le plan culturel. Dire
que mes deux termes, le culturel et l'économique, retombent par là même
l'un dans l'autre et disent la même chose, dans une éclipse de la distinction
entre base et superstructure qui était souvent tenue pour une caractéristique
significative du postmodernisme, c'est aussi suggérer que la base, dans
le troisième stade du capitalisme, génère ses superstructures selon une
dynamique d'un nouveau type. Et c'est peut-être bien ce qui préoccupe
(à bon droit) ceux qui ne se sont pas convertis à cette expression ; elle
semble par avance vous obliger à parler des phénomènes culturels en termes
commerciaux, au moins, si ce n'est en termes d'économie politique.
Quant au mot postmodernisme, je n'ai pas tenté d'en systématiser un
usage ou d'en imposer une quelconque signification concise commodément
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
cohérente, car le concept n'est pas seulement contesté, il est aussi en conflit
et en contradiction à l'intérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le
meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas ne pas l'utiliser. Mais ma
thèse implique également que, chaque fois que l'on emploie ce mot, on est
dans l'obligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter
ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut à chaque fois
assumer tout cela. Le postmodernisme n'est pas quelque chose que l'on
peut fixer une bonne fois pour toute pour l'utiliser ensuite la conscience
tranquille. Ce concept, s'il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début,
de nos discussions à son sujet. Telles sont les conditions qui permettent de
continuer d'utiliser ce terme de manière fructueuse - les seules, à mon avis,
qui évitent de faire la bêtise d'une clarification prématurée.
Les matériaux assemblés dans le présent ouvrage constituent la troisième
et dernière section de l'avant-demière subdivision d'un projet plus large
intitulé : The Poetic ofSocial Forms (La poétique desformessociales).
Ces dernières années ont été marquées par un millénarisme inversé dans lequel
le pressentiment d'un avenir catastrophique ou rédempteur a été remplacé par
la sensation de lafinde telle ou telle chose (fin de l'idéologie, de l'art, des classes
sociales; «crise» du léninisme, de la social-démocratie, de l'État providence,
etc., etc.) ; tout cela rassemblé constitue peut-être ce qu'on appelle de plus en
plus souvent le postmodemisme. Pour en défendre l'existence, on s'appuie sur
l'hypothèse d'une rupture ou coupure radicale que l'on fait en général remonter
à lafindes années cinquante ou au début des années soixante.
Comme l'évoque le mot même de «postmodernisme», cette rupture est la
plupart du temps reliée aux idées de déclin ou d'extinction d'un mouvement
moderne déjà centenaire (ou à sa répudiation idéologique ou esthétique).
C'est ainsi que l'expressionnisme abstrait en peinture, l'existentialisme en
philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, lesfilmsdes
grands auteurs, l'école moderniste en poésie, (telle qu'elle a été institutionnalisée
et canonisée dans les œuvres de Wallace Stevens), sont aujourd'hui perçus
comme l'extraordinairefleuraisond'un élan haut moderniste qui s'est consumé
et épuisé avec eux. L'énumération suivante apparaît alors tout à la fois
chaotique, hétérogène et empirique: Andy Warhol et le pop art, mais aussi
l'hyperréalisme ou photoréalisme, et au-delà le « nouvel expressionnisme » ; en
musique, le moment de John Cage, ainsi que la synthèse des styles classique
et «populaire» que l'on trouve chez des compositeurs comme Phil Glass ou
Terry Riley, et le punk et la new wave (les Beatles et les Stones incarnant
aujourd'hui le moment haut-moderniste de cette récente tradition, en rapide
évolution) ; en cinéma, Godard, l'après Godard, le cinéma expérimental et
la vidéo, mais aussi tout un nouveau type de cinéma-commercial (sur lequel
nous reviendrons plus en détail) ; d'un côté, Burroughs, Pynchon ou Ishmael
Reed, et de l'autre, le Nouveau Roman français et ses héritiers, suivis de
formes alarmantes de critique littéraire fondées sur une nouvelle esthétique
de la textualité ou écriture... Cette liste pourrait s'étendre à l'infini ; mais cela
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
sociale de cet ancien modernisme ou, plus exactement, son violent rejet, sa
répudiation passionnée par la bourgeoisie victorienne et post-victorienne
qui percevait les formes et l'éthos de ce mouvement comme, selon les cas,
laids, dissonants, obscurs, scandaleux, immoraux ou subversifs, et, d'une
façon générale, comme «anti-sociaux». Certes, une mutation de la sphère
culturelle a rendu archaïques de telles attitudes. Non seulement Picasso et
Joyce ne sont plus laids mais ils nous paraissent aujourd'hui, dans l'ensemble,
plutôt « réalistes » et c'est là le résultat d'une institutionnalisation académique
et d'une canonisation du mouvement moderne en général que l'on peut
faire remonter à la fin des années cinquante. C'est certainement l'une des
explications les plus plausibles de l'émergence du postmodernisme, dans la
mesure où la jeune génération des années soixante se retrouva alors face au
mouvement moderne autrefois contestataire comme devant un ensemble de
classiques morts « pesant comme un cauchemar sur le cerveau des vivants »,
comme le dit jadis Marx dans un autre contexte.
En ce qui concerne la révolte postmoderne contre tout cela, il faut
souligner de la même façon que les caractères choquants qui lui sont propres
(depuis l'hermétisme, et un contenu sexuellement explicite jusqu'à la misère
psychologique, et aux expressions ouvertes de contestation politique et
sociale, qui dépassent tout ce qu'on aurait pu imaginer aux moments les plus
extrêmes du haut modernisme) ne scandalisent plus personne et sont non
seulement reçus avec la plus grande complaisance mais se sont eux-mêmes
institutionnalisés et se retrouvent jouer à l'unisson de la culture publique
officielle de la société occidentale.
En fait, la production esthétique s'est aujourd'hui intégrée à la production
de marchandises en général : la pression économique, qui pousse à produire
frénétiquement desflotstoujours renouvelés de biens toujours plus nouveaux
en apparence (des vêtements aux avions) à un rythme de remplacement
toujours plus rapide, assigne aujourd'hui à l'expérimentation et l'innovation
esthétiques une position et une fonction structurelles toujours plus
essentielles. Ces nécessités économiques trouvent dès lors une reconnaissance
dans les différents types de soutien institutionnel mis à la disposition du
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
logique du « à qui gagne perd » - paraît accompagner tout effort pour décrire
un «système» et une dynamique totalisante au moment même où on les
détecte dans le mouvement de la société contemporaine. Ce qui se passe
alors, c'est que plus puissante est la vision d'un système ou d'une logique
toujours plus totale (le livre sur les prisons de Foucault en est un exemple
frappant), plus le lecteur va se sentir impuissant. Par conséquent, dans la
mesure où le théoricien gagne, par la construction d'une machine toujours
plus fermée et terrifiante, dans cette même mesure précisément, il perd,
puisque la capacité critique de son travail se retrouve par là même paralysée
et que les velléités de contestation et de révolte, pour ne rien dire de celles
de transformation sociale, apparaissent toujours plus vaines et triviales face
au modèle lui-même.
J'ai toutefois estimé que la véritable différence ne pouvait se mesurer
et s'évaluer qu'à la lumière d'une conception de la logique culturelle
dominante, de la norme hégémonique. Je suis très loin de penser que la
production culturelle actuelle est, dans sa totalité, «postmoderne» au sens
large que je vais attribuer à ce terme. Le postmodernisme est pourtant
le champ de forces où des élans culturels très différents (que Raymond
Williams a utilement qualifiées de formes « résiduelles » ou « émergentes » de
production culturelle) doivent se frayer un chemin. Si nous ne parvenons
pas à acquérir un sens général de dominante culturelle, nous retombons
dans une vision de l'histoire actuelle comme pure hétérogénéité, différence
aléatoire, coexistence de multiples forces distinctes dont l'efïectivité est
indécidable. C'est en tout cas l'esprit politique dans lequel l'analyse qui
suit a été élaborée: avancer la conception d'une nouvelle norme culturelle
systématique et de sa reproduction afin de mieux réfléchir aux formes de
politique culturelle radicale qui seraient les plus efficaces aujourd'hui.
Cette exposition abordera tour à tour les éléments suivants, constitutifs
du postmodemisme :
" I Tout d'abord, une dephthlesmess, une nouvelle superficialité qui trouve
ses prolongements dans la « théorie » contemporaine et dans une toute
nouvelle culture de l'image, du simulacre;
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
RÉALISME MAGIQUE
l'orteil préhensile
TRAVAIL JEU
TRANSFORMATION OISIVETÉ
PHOTOGRAPHIE
Skidmore, Owings & Merrill LLP, Wells Fargo Court, Los Angeles, 1983
Culture
dans quelle mesure la conception haut moderniste d'un style unique, avec
ses idéaux collectifs d'avantgarde ou d'avant-gardisme, résiste ou disparaît
avec l'ancienne notion (ou expérience) du sujet dit centré.
Ici encore, la peinture de Munch se présente comme une réflexion
complexe sur cette situation compliquée : elle nous montre que l'expression
nécessite la catégorie de la monade individuelle, mais elle nous montre
aussi le lourd tribut à payer pour cette condition préalable, dramatisant le
malheureux paradoxe qui veut que lorsque vous faites de votre subjectivité
individuelle un domaine auto-suffisant, un monde clos, vous vous fermez à
tout le reste et vous condamnez à la solitude gratuite de la monade, enterré
vivant et voué à une prison sans issues.
Le postmodernisme marque sans doute la fin de ce dilemme et le remplace
par un nouveau. Lafindu moi bourgeois, ou monade, entraîne certainement
avec elle la fin des psychopathologies de ce moi - ce que j'ai appelé le déclin
de l'afFect. Mais il signifie aussi la fin de beaucoup plus - par exemple, la
fin du style, au sens de l'unique et du personnel, la fin du coup de pinceau
caractéristique et distinctif (comme le symbolise l'émergence du primat
de la reproduction mécanique). Quant à l'expression et aux sentiments,
ou émotions, la libération par rapport à l'ancienne anomie du sujet centré
dans la société contemporaine peut également signifier non seulement une
libération par rapport à l'angoisse mais aussi une libération par rapport
aux sentiments de toutes sortes, puisqu'il n'existe plus de moi présent pour
produire le sentiment. Ce qui ne veut pas dire que les produits culturels de
l'ère postmoderne sont totalement dépourvus de sentiments, mais plutôt
que ces sentiments - qu'il serait peut-être mieux et plus précis d'appeler
« intensités », suivant J.F. Lyotard - flottent désormais, libres d'attache
et impersonnels, et tendent à se voir dominés par un genre particulier
d'euphorie, question sur laquelle nous reviendrons par la suite.
Toutefois, dans le contexte plus restreint de la critique littéraire, le déclin
de l'affect pourrait bien apparaître également comme le déclin des grandes
thématiques modernistes du temps et de la temporalité, des mystères
élégiaques de la durée et de la mémoire (à comprendre comme une catégorie
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
II
Tout est dit sauf l'essentiel, car Linda Hutcheon prête au roman
une cohérence thématique admirable dont peu de lecteurs ont pu faire
l'expérience en se livrant à l'analyse grammaticale des phrases, trop proches
de l'objet verbal pour y découvrir de telles perspectives. Bien sûr, Hutcheon
a absolument raison, et c'est ce que le roman aurait voulu dire s'il n'avait
pas été un produit postmoderne. Tout d'abord, les objets de représentation,
les personnages ostensiblement narratifs sont incommensurables et relèvent
pour ainsi dire de substances incomparables, comme l'huile et l'eau -
Houdini étant un personnage historique, Tateh un personnage defictionet
Coalhouse un personnage intertextuel- situation très difficile à inscrire dans
une comparaison interprétative de ce genre. En attendant, le thème attribué
au roman mérite également un examen minutieux et un peu différent
puisqu'il est possible de le reformuler comme une version classique de
« l'expérience de la défaite» de la Gauche au XX* siècle, c'est-à-dire comme
une proposition qui rend la dépolitisation du mouvement ouvrier imputable
aux médias ou à la culture en général (ce qu'elle appelle ici « nouvelles formes
esthétiques»). En fait, c'est là, à mon avis, la toile de fond élégiaque, sinon
le sens même de Ragtime, voire du travail de Doctorow en général ; mais
alors il nous faut décrire ce roman d'une autre façon, comme l'expression
inconsciente et l'exploration associative de cette doxa de gauche, de cette
opinion historique, cette quasi-vision imaginaire de «l'esprit objectif». Ce
dont une telle description devra prendre acte, c'est du paradoxe selon lequel
un roman apparemment réaliste comme Ragtime est en réalité une œuvre
non représentationnelle qui combine, dans une sorte d'hologramme, des
signifiants fantasmatiques tirés de divers idéologèmes.
Cependant mon objectif n'est pas de poser une hypothèse quant à la
cohérence thématique de ce récit décentré, mais plutôt de faire exactement
le contraire, c'est-à-dire de voir comment ce roman impose un type de
lecture qui nous met pratiquement dans l'impossibilité d'en rechercher et
d'en thématiser les « sujets » officiels, quiflottentau-dessus du texte, mais ne
peuvent être intégrés à notre lecture des phrases. En ce sens, non seulement
ce roman résiste à l'interprétation, mais il est organisé, systématiquement et
formellement, pour courtcircuiter une interprétation sociale et historique
traditionnelle qu'il propose et rétracte indéfiniment. Quand on se souvient
que la critique et le rejet théoriques de l'interprétation constituent une
composante fondamentale de la théorie poststructuraliste, il est difficile
de ne pas en tirer la conclusion que Doctorow a, d'une manière ou d'une
autre, délibérément intégré cette tension et cette contradiction dans le flux
de ses phrases.
Le livre est peuplé de personnages historiques réels (de Teddy Roosevelt
à Emma Goldman, d'Harry K. Thaw et Standford White à J. Pierpont
Morgan et Henry Ford, sans parler du rôle plus central qu'y joue Houdini)
qui interagissent avec une famille fictive, désignée simplement par Père,
Mère, Grand Frère et ainsi de suite. Il ne fait aucun doute que, d'une
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
manière ou d'une autre, tous les romans historiques, à commencer par ceux
de Sir Walter Scott, obligent le lecteur à faire appel à des connaissances
historiques antérieures, généralement acquises à l'école dans des manuels
d'histoire conçus dans un objectif, quel qu'il soit, de légitimation par telle ou
telle tradition nationale - établissant à partir de là une dialectique narrative
entre ce que nous « savons » déjà sur, par exemple, le Prétendant et son
existence concrète telle qu'elle est dévoilée dans les pages du roman. Mais
la démarche de Doctorow paraît beaucoup plus extrême: je soutiendrai que
le mode de désignation des deux types de personnages (noms historiques
et rôles familiaux avec une majuscule) intervient de façon puissante et
systématique pour réifier ces personnages et rendre impossible la réception
de leur représentation sans qu'elle soit au préalable interceptée par un savoir,
ou une doxa, déjà acquis - chose qui donne au texte une extraordinaire
impression de déjà vu et une bizarre familiarité qu'on est tenté d'associer au
« retour du refoulé » de Freud dans « L'Inquiétante étrangeté » plutôt qu'à une
solide formation historiographique de la part du lecteur.
Parallèlement, les phrases du roman dans lesquelles tout cela se passe
ont une spécificité propre qui nous permet d'établir une distinction plus
concrète entre l'élaboration d'un style personnel par les modernes et ce
nouveau type d'innovation linguistique, qui n'est plus du tout personnel
mais présente plutôt un lien de parenté avec ce que Barthes appelait, il y
a longtemps, «l'écriture blanche». Dans ce roman, Doctorow s'est imposé
un rigoureux principe de sélection qui n'admet que des phrases déclaratives
simples (mobilisées de façon prépondérante par le verbe «être»). Il n'en
résulte toutefois pas vraiment cette simplification condescendante et cette
précaution symbolique que l'on trouve dans la littérature pour enfants, mais
plutôt une chose plus perturbante, à savoir le sentiment d'une profonde
violence souterraine infligée à la langue américaine, qui reste, malgré
tout, impossible à détecter empiriquement dans ces phrases parfaitement
grammaticales qui composent le livre. D'autres «innovations» techniques
plus visibles donnent pourtant un indice de ce qui se passe dans la langue
de Ragtime: il est bien connu, par exemple, qu'une grande part des effets
Culture 03S
III
du futur avec le présent d'un sujet; en second lieu, que cette unification
temporelle active est elle-même une fonction du langage, ou, mieux encore,
de la phrase, dans la mesure où elle déploie son cercle herméneutique dans
le temps. Si nous sommes incapables d'unifier les passé, présent et futur de
la phrase, nous sommes alors incapables d'unifier les passé, présent et futur
de notre propre expérience biographique, de notre vie psychique. Face à cette
rupture de la chaîne signifiante, le schizophrène en est par conséquent réduit
à une expérience de signifiants matériels purs, ou, en d'autres termes, à une
succession dans le temps de purs présents sans lien entre eux. Nous nous
interrogerons sur les conséquences esthétiques d'une telle situation dans un
instant, voyons d'abord comment elle peut être ressentie :
«Je me souviens très bien du jour où cela m'arriva. J'étais allée me promener seule (nous
étions à la campagne en villégiature), comme je le faisais parfois. Tout à coup, un chant en
allemand se fit entendre de l'école devant laquelle je passais justement. C'était des enfants qui
avaient leur leçon de chant. Je m'arrêtai pour écouter, et c'est à ce moment qu'un sentiment
bizarre se fit jour en moi, sentiment difficile à analyser, mais qui ressemblait à tous ceux que
j'éprouvai plus tard: l'irréalité. Il me semblait que je ne reconnaissais plus l'école, elle était
devenue grande comme une caserne, et tous les enfants qui chantaient me paraissaient être
des prisonniers obligés de chanter. C'était comme si le chant et les enfants étaient séparés du
reste du monde. À ce même instant, mes yeux perçurent un champ de blé dont je ne voyais
pas les limites. Et cette immensité jaune, éclatante sous le soleil, liée au chant des enfants
prisonniers dans l'école-caserne en pierre lisse me donna une telle angoisse que je me mis
à sangloter. Puis je courus à notre jardin, et je me mis à jouer « pour faire revenir les choses
comme tous les jours «. C'est-à-dire, pour rentrer dans la réalité. Ce fut la première fois que
les éléments qui devaient plus tard toujours être présents dans mon sentiment d'irréalité se
présentèrent: l'immensité sans limite, la lumière éclatante, et le poli, le lisse de la matière."»
LA CHINE
Nous vivons sur le troisième monde à partir du soleil. Numéro trois. Personne ne nous
dit que faire.
Les gens qui nous ont appris à compter étaient bienveillants.
Il est toujours temps de partir.
S'il pleut, soit vous avez un parapluie, soit vous n'en avez pas.
Le vent emporte votre chapeau. Le soleil, lui aussi, se lève.
Je préférerais que les étoiles ne nous décrivent pas les uns aux autres ; je préférerais que nous
le fessions nous-mêmes.
Cours devant ton ombre.
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
Une sœur qui te montre le ciel au moins une fois par décennie est une vraie stfur.
Le paysage est motorisé.
Le train t'emporte où il va.
Des ponts parmi les eaux.
Des gens errant sur de vastes étendues de béton, pénétrant dans l'avion.
N'oublie pas de quoi auront l'air ton chapeau et tes souliers quand tu demeureras
introuvable.
Même les mots flottant dans l'air font des ombres bleues.
Si le goût en est bon, nous le mangeons.
Les feuilles tombent. Désigne les choses.
Ramassez les choses qu'il fout.
Hi! Dis donc! Devint'.Qaai J'ai appris à parler. Chouette.
La personne dont la tête n'était pas achevée éclata en sanglots.
Que pouvait taire la poupée qui tombait ? Rien.
Va dormir.
Que tu es beau en short. Que le drapeau est beau, lui aussi!
Tout le monde prit un grand plaisir aux explosions.
Il est temps de s'éveiller.
Mais mieux vaut s'habituer aussi aux rêves.
Bob Perelman"
Je suis tenté de voir dans cette interprétation une sorte d'illusion d'optique
(un agrandissement photographique) d'un caractère involontairement
généalogique, en ce qu'elle met en avant, de façon anachronique,
certains traits du style de Flaubert, latents ou subordonnés, proprement
postmodernistes. Elle donne cependant une leçon intéressante de périodisation
et de restructuration dialectique des dominantes et des subordonnés culturels.
Car ces caractéristiques, chez Flaubert, constituaient les symptômes et les
stratégies dans cette vie posthume et ce ressentiment à l'égard de la praxis qui
est dénoncée (avec une sympathie croissante) dans les trois mille pages du
livre de Sartre, L'Idiot de k famille. Quand de telles particularités deviennent
la norme culturelle, elles dépouillent de leur affect négatif ces formes et se
retrouvent disponibles pour d'autres usages, plus décoratifs.
Mais nous n'avons pas encore complètement épuisé les secrets structuraux
du poème de Perelman, qui se révèle n'avoir que peu de rapport avec ce
réfèrent nommé Chine. L'auteur a raconté comment, alors qu'il se promenait
dans Chinatown, il tomba sur un livre de photographies dont les légendes
idéogrammatiques restèrent pour lui lettre morte (ou peut-être, pourrait-on
dire, un signifiant matériel). Les phrases du poème sont en fait les légendes
que Perelman a données à ces images, leurs référents étant une autre image,
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
un autre texte absent ; et ce n'est plus dans la langue du poème qu'il faut
chercher son unité mais à l'extérieur, dans l'unité bornée d'un autre livre,
un livre absent. On trouve ici un parallèle frappant avec la dynamique du
dit hyperréalisme, qui paraissait marquer un retour à la représentation et à
lafigurationaprès la longue hégémonie esthétique de l'abstraction, jusqu'au
jour où il est devenu clair que son objet ne se trouvait pas non plus dans
le «monde réel» mais était des photographies de ce monde réel, ce dernier
étant alors transformé en images dont le «réalisme» de la toile hyperréaliste
est désormais le simulacre.
Ce rôle de la schizophrénie et de l'organisation temporelle est cependant
susceptible de s'énoncer autrement, ce qui nous ramène à la notion
heideggerienne d'écart, de faille, entre la Terre et le Monde, encore que
d'une façon nettement incompatible avec le ton et le grand sérieux de sa
philosophie. J'aimerais caractériser l'expérience postmoderniste de la forme
par une formule qui paraîtra, je l'espère, paradoxale: à savoir, la proposition
selon laquelle « la différence met en relation » (« différence relates»). À partir de
Macherey, notre récente critique a entendu faire ressortir l'hétérogénéité et la
profonde discontinuité de l'oeuvre d'art, non plus unifiée ou organique, mais
formant plutôt un fourre-tout, un bric-à-brac de sous-systèmes décousus,
de matériaux bruts aléatoires et d'élans de toutes sortes. En d'autres termes,
l'ancienne œuvre d'art s'est njaintenant révélée être un texte, dont la lecture
procède par différentiation plus que par unification. Les théories de la
différence ont eu tendance à accentuer cette disjonction jusqu'au point où
les matériaux du texte, y compris les mots et les phrases, en viennent à se
désintégrer dans une passivité aléatoire et inerte en un ensemble d'éléments
entretenant entre eux des relations de séparation.
Cependant, dans les œuvres postmodernistes les plus intéressantes, on
peut déceler une conception plus positive de la relation qui restitue à la
notion de différence sa tension propre. Ce nouveau mode de lien par la
différence parvient parfois à constituer une façon de penser et de percevoir
nouvelle et originale; elle prend le plus souvent la forme d'un impératif
impossible, celui de réaliser cette nouvelle mutation de ce que l'on ne peut
Culture 03S
peut-être plus appeler la conscience. Je crois que le travail de Nam June Paik
est l'emblème le plus saisissant de ce nouveau mode de pensée des relations,
avec ses postes de télévision - empilés ou dispersés, disposés par intervalles
dans une végétation luxuriante, ou clignotant du haut d'un plafond comme
d'étranges et nouvelles étoiles vidéo - qui reprennent inlassablement des
séquences ou boucles préorganisées d'images qui reviennent, à des moments
désynchronisés, sur les divers écrans. Ce sont les regardeurs, déconcertés par
cette variété discontinue, qui mettent alors en pratique la vieille esthétique
en décidant de se concentrer sur un seul écran, comme si la séquence
d'images relativement dénuée de valeur qui défile devant eux avait en
elle-même quelque valeur organique. Le regardeur postmoderniste est appelé
à accomplir l'impossible, c'est-à-dire, à voir tous les écrans en une seule fois,
dans leur différence radicale et aléatoire ; un tel spectateur est invité à opérer
la mutation évolutionniste de David Bowie dans The Man Who Fell to Earth
(L'Homme qui venait d'ailleurs) regardant cinquante-sept postes de télévision
en même temps, et à s'élever d'une manière ou d'une autre à un niveau où la
vive perception de la différence radicale est, en elle-même et d'elle même, un
nouveau mode de compréhension de ce qu'on appelait autrefois la relation :
pour pareille chose, le nom de collage est encore trop faible.
IV
John Portman & Associates. Inc, The Westin BomveMure, Los Angeles, 1977
Culture 03S
un élément de la ville mais plutôt être son équivalent et son remplaçant, son
substitut. Ce qui n'est évidemment pas possible, d'où la réduction de l'entrée
au strict minimum 19 . Mais cette disjonction vis-à-vis de la ville environnante
est différente de celle des bâtiments du Style International, où l'acte de
disjonction était violent, visible et avait une signification symbolique très
réelle - comme les immenses pilotis de Le Corbusier dont le geste isolait
radicalement le nouvel espace utopique moderne du tissu urbain dégradé et
déchu qui était, de ce fait, explicitement rejeté (même si le moderne faisait
le pari que ce nouvel espace utopique, dans sa vigueur et sa nouveauté, dans
016 La logique culturelle du capitalisme tardif
«C'était un survivant de l'école de la cible mobile, un vrai (ils de la guerre, parce que, sauf
les rares fois où on était bloqué ou laissé en plan, le système était fait pour vous maintenir
en mouvement, si vous en aviez envie. Comme technique pour rester vivant, ce n'était pas
plus bête qu'autre chose, étant donné, naturellement, que vous vous trouviez là et que vous
vouliez y voir de près. Ça commençait bien et ça marchait droit mais ça se rétrécissait au fur
et à mesure, plus tu bouges plus tu en vois, plus tu en vois plus tu prends de risque en plus
de la mort et de la mutilation, et plus tu risques, plus vite il te faudra un jour abandonner cet
état de « survivant ». Certains d'entre nous coûtaient comme des fous dans la guerre jusqu'à
ne plus voir où menait cette course,- mais seulement la guerre dans toute son étendue, avec
parfois une plongée surprenante. Tant qu'on pouvait prendre des héliœs comme des taxis,
il fallait être vraiment épuisé ou déprimé au bord du choc ou sous le coup d'une douzaine
de pipes d'opium pour garder son calme, ne fut-ce qu'en surface, et on courait en rond à
l'intérieur de nous mêmes comme si on était poursuivis, ha ha, La Vida Loca. Dans les mois
suivant mon retour, les centaines d'hélicoptères que j'avais pris se sont amalgamés jusqu'à
former une forme de métacoptère collectif, c'est ce que j'avais alors de plus sexy dans le
crâne: ce qui venait détruite ou sauver, fournir ou ruiner, la main droite ou la main gauche,
quelque chose d'agile, de facile, de malin, d'humain ; l'acier brûlant, la graisse, les sangles en
Culture 03S
toile saturée de jungle, la sueur qui refroidit et se réchauffe encore, une cassette de rock and
roU dans l'oreille et la main sur la mitrailleuse de la porte, l'essence, la chaleur, la vitalité et
la mort, la mon elle-même, à peine une intruse20. »
VI
Théories du postmodeme
dialectique du vieil élan moderniste vers l'innovation. (Je dois ici omettre
une autre série de débats, largement académiques, dans lesquels la véritable
continuité du modernisme, telle qu'elle est ici affirmée, est elle-même remise
en question par une notion élargie de la continuité profonde du romantisme,
de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, dont il faudrait considérer tant le
moderne que le postmoderne comme de pures étapes organiques.)
Ces deux dernières positions vont donc logiquement s'avérer être des
appréciations positive et négative, respectivement, sur un postmodernisme
maintenant réintégré à la tradition du haut-modernisme. Jean-François
Lyotard5 propose ainsi de comprendre son engagement fondamental dans
le nouveau et l'émergent, dans la production culturelle contemporaine ou
postcontemporaine aujourd'hui largement qualifiée de « postmoderne »,
comme un élément constitutif d'une réaffirmation des anciens modernismes
authentiques, bien dans l'esprit d'Adomo. Cette habile torsion, ou déviation,
de sa propre proposition implique que ce que l'on appelle le postmodemisme
ne jatfpas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel
de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le précède et le prépare,
afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent
apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale
réapparition d'un nouveau haut modernisme investi de tout son ancien
pouvoir et d'une vie nouvelle. Il s'agit d'une attitude prophétique dont les
analyses s'appuient sur le ressort antireprésentationnel du modernisme et
du postmodernisme. Cependant, on ne saurait évaluer correctement les
positions esthétiques de Lyotard en termes esthétiques dans la mesure où
elles se nourrissent d'une conception fondamentalement politique et sociale
d'un nouveau système social au-delà du capitalisme classique (notre vieille
amie « la société postindustrielle ») : la vision d'un modernisme régénéré est,
en ce sens, inséparable d'une certaine foi prophétique dans les possibilités et
la promesse de la nouvelle société, elle-même en plein émergence.
Le renversement négatif de cette position impliquera dès lors clairement
une répudiation idéologique du modernisme qui pourrait s'étendre, en
théorie, de la vieille analyse de Lukâcs des formes modernistes comme
112 Théorie du postmoderne
ANTI-MODERNISTE PRO-MODERNISTE
Wolfe +
PRO-POSTMODERNISTE Lyotard
Jencks +
Kramer -
ANTI-POSTMODERNISTE Tafuri
+ Habermas +
114 Théorie du postmoderne
présent travail, mais traité dans un autre ouvrage9) puisse permettre d'aménager
ce modèle réversible afin d'inscrire cette différence dans un schéma historique
plus maniable et plus fécond. Ce troisième terme (appelons le «réalisme» pour
le moment, et à défaut de mieux) reconnaît l'émergence duréfèrentlaïc dans la
purge des codes sacrés à l'époque des Lumières, en même temps qu'il accuse une
première mise en place du système économique, avant que le langage et le marché
n'en viennent à connaître des déclinaisons du second degré dans le moderne
et l'impérialisme. Ce troisième terme antérieur aux deux autres permet de les
associer à tous les quatrièmes termes dont on aura pu faire l'hypothèse pour les
divers précapitalismes et offre un paradigme de développement plus abstrait qui
semble récapituler sa chronologie en dehors de tout ordre chronologique, comme
au cinéma, dans la musique rock, ou la littérature noire. Ce qui sauve ce nouveau
schéma des apories des dualismes énumérés plus haut permet aussi une sorte
d'exercice intellectuel dans lequel les dates sont tenues à l'écart, dans une sorte
d'ascèse du diachronique où nous apprenons à remettre à plus tard la récompense
finale du chronologique comme mode de compréhension, gratification qui
impliquerait de toute façon de sortir du système lui même, dont les deux ou trois
termes énumérés ici sont toutefois les éléments internes, infiniment subsrituables.
Tant que l'on n'y parviendra pas - et face à une réticence justifiée à faire
intervenir un troisième terme (pâtissant lui-même d'autant de conflits internes
que les deux autres rassemblés) - on ne pourra proposer que la recommandation
simple et hygiénique suivante: ce dualisme doit être utilisé d'une certaine manière
contre lui-même, de la même façon qu'un champ de vision latéral nécessite de
fixer un objet qui ne présente aucun intérêt pour vous. Ainsi, pour peu qu'on la
mène avec rigueur, une enquête sur telle ou telle caractéristique du postmodeme
finira par nous en dire fort peu sur la valeur du postmodemisme lui-même mais,
contre sa volonté et par inadvertance, beaucoup sur le moderne proprement dit ;
l'inverse se révélera peut-être également vrai, même si on n'a jamais eu à considérer
ces deux termes comme des opposés symétriques. Le passage toujours plus rapide
de l'un à l'autre pourra au minimum permettre d'éviter à la pose glorificatrice ou
au geste fùlminatoire, moralisant et démodé, de sefigersur place.
Vidéo 121
On a souvent dit que toute époque est dominée par un genre ou une forme
privilégiée qui semble, par sa structure, la plus adaptée à l'expression de ses
vérités secrètes; ou peut-être, si vous préférez une façon plus contemporaine
d'envisager la question, qui semble présenter le symptôme le plus riche
de ce que Sartre aurait appelé la «névrose objective» de ces lieux et temps
particuliers. Aujourd'hui, cependant, je pense que nous ne devrions plus
chercher ces objets caractéristiques ou symptomatiques dans le domaine
et le langage des formes et des genres. Le capitalisme et l'âge moderne
correspondent à une période où, avec l'extinction du sacré et du «spirituel»,
la profonde matérialité sous-jacente de toute chose afiniparfiltreret gagner
convulsivement la lumière du jour. Et il est clair que la culture relève de
ces choses dont la matérialité fondamentale est, pour nous maintenant,
non seulement évidente mais absolument inévitable. C'est aussi une leçon
historique: c'est parce que la culture est devenue matérielle que nous sommes
maintenant en mesure de comprendre qu'elle a toujours été matérielle, ou
matérialiste, dans ses structures et ses fonctions. Nous, les postcontemporains,
avons un mot pour cette découverte - un mot qui a volontiers remplacé
l'ancien vocabulaire des genres et des formes - et il s'agit bien sûr du
mot médium, et en particulier de son pluriel médias, mot qui regroupe
aujourd'hui trois signaux relativement distincts : celui d'un mode artistique
ou d'une forme spécifique de production esthétique ; celui d'une technologie
particulière, organisée généralement autour d'un dispositif central ou d'une
machine; et enfin, celui d'une institution sociale. Ces trois domaines de
signification ne définissent pas un médium, ou les médias, mais désignent les
dimensions distinctes auxquelles il faut s'attaquer pour parfaire ou construire
une telle définition. Il est évident que la plupart des concepts esthétiques
traditionnels et modernes - largement, mais non exclusivement, conçus
pour les textes littéraires - ne nécessitent pas cette attention simultanée aux
dimensions multiples du matériel, du social et de l'esthétique.
122 Le surréalisme sans l'inconscient
grands moments d'un film (qui ne se produisent pas nécessairement dans les
«grands» films, bien sûr). Dès lors, une description de l'exclusion structurale
de la mémoire, et de la distance critique, pourrait bien nous amener à
l'impossible, c'est-à-dire, à une théorie de la vidéo - comment cette chose
bloque sa propre théorisation en devenant une théorie en propre.
D'après mon expérience, ce n'est pas simplement en le décidant que l'on
parvient à réfléchir à quelque chose. Les courants souterrains de l'esprit ont
souvent besoin d'être surpris par des voies indirectes et, parfois même, par
traîtrise et par ruse, comme lorsque, à la voile, on s'éloigne d'un but pour
l'atteindre plus directement ou que l'on détourne le regard d'un objet pour
le percevoir avec plus de netteté. En ce sens, toute réflexion pertinente sur
la télévision commerciale implique peut-être bien de l'ignorer et de penser à
autre chose: dans ce cas, à la vidéo expérimentale (ou bien, à cette nouvelle
forme ou genre qui s'appelle MTV, que je ne pourrai traiter ici). Il s'agit
moins d'opposer culture de masse à culture d'élite que de se placer dans
des conditions de laboratoire : souvent, une chose extrêmement spécialisée
au point d'apparaître aberrante et non caractéristique dans le monde de
la vie quotidienne - la poésie hermétique par exemple - peut fournir des
informations cruciales sur les propriétés d'un objet d'étude (le langage dans
ce cas) qu'obscurcissent ses formes familières et ordinaires. Débarrassée des
contraintes de la convention, la vidéo expérimentale nous permet d'observer
toute la gamme des possibilités et potentialités de ce médium d'une manière
qui nous éclaire sur ses usages plus limités, ces derniers ne constituant que
des sous-ensembles et des cas particuliers du précédant.
Mais même cette approche de la télévision via la vidéo expérimentale
a besoin d'être étrangisée et déplacée puisque le langage de l'innovation
formelle et de l'extension du possible nous conduit à escompter la floraison
d'une multiplicité de formes et de langages visuels nouveaux: ces formes
et langages nouveaux existent, bien entendu, mais à un degré si ahurissant
dans la courte histoire de l'art vidéo (que l'on fait parfois remonter aux
premières expériences de Nam June Paik en 1963) que l'on est tenté de se
demander si une description ou une théorie parviendra jamais à embrasser
Vidéo 127
vidéo, qu'il ne peut, en aucun cas, y avoir de canon vidéo, et que même
une théorie de l'auteur vidéo (où les signatures restent toujours présentes
en évidence) devient en fait très problématique. Le texte «intéressant»
doit alors se dégager d'un flux indifférencié et aléatoire d'autres textes. De
ce fait, on voit émerger une espèce de principe heisenbergien de l'analyse
vidéo : analystes et lecteurs sont enchaînés à l'examen de textes spécifiques
et individuels, l'un après l'autre; ou si vous préférez, ils sont condamnés à
une sorte de Darstellunglinéaire qui les oblige à parler de textes individuels,
un à la fois. Mais cette forme précise de perception et de critique interfère
en même temps avec la réalité de la chose perçue et l'intercepte au beau
milieu du flux lumineux, dénaturant toutes les constatations jusqu'à les
rendre méconnaissables. La discussion et les préliminaires indispensables de
la sélection et l'isolation d'un texte solitaire le métamorphosent à nouveau
automatiquement en une « œuvre », faisant à nouveau de l'anonyme vidéaste4
un artiste ou un auteur nommé, et ouvrant la brèche au retour de toutes
les caractéristiques d'une ancienne esthétique moderniste que la nature
révolutionnaire du nouveau médium avait précisément effacée et chassée.
Malgré ces restrictions et ces réserves, il ne semble pas possible d'aller plus
loin dans cette exploration des possibilités de la vidéo sans examiner un texte
concret. Nous allons nous arrêter sur AlieNATLON, une «œuvre» de vingt
neuf minutes réalisée à la School of the Art Institute de Chicago par Edward
Rankus, John Manning et Barbara Latham, en 1979. Bien évidemment,
cela restera pour le lecteur un texte imaginaire ; mais le lecteur ne doit
pas «s'imaginer» que le spectateur est dans une situation complètement
différente. Décrire, après coup, ce flot d'images de toutes sortes revient
nécessairement à violer le présent perpétuel de l'image et à réorganiser les
quelques fragments qui subsistent dans la mémoire selon des schémas qui
en disent probablement plus long sur l'état d'esprit du lecteur que sur le
texte lui-même : est-ce que nous cherchons à le transformer en une histoire
quelconque? (Un livre très intéressant de Jacques Leenhardt et Pierre Jozsa
{Lire la lecture, Paris, Le Sycomore, 1982) montre ce processus à l'œuvre,
y compris dans les « romans sans intrigue» - la mémoire du lecteur crée à
Vidéo 137
sont pas prélevés sur des séquences préexistantes, mais qui ont manifestement
été filmés explicitement pour être utilisés dans cette vidéo, possèdent une
sorte de pauvreté chromatique qui les marque d'une manière ou d'une autre
comme «fictionnels» et mis en scène, par opposition à la réalité manifeste
des autres images-du-monde, les objets image. Il existe par conséquent un
sens dans lequel le mot collage pourrait encore avoir cours, c'est pour cette
juxtaposition entre ce qu'on est tenté d'appeler les matériaux «naturels» (les
séquences nouvellement ou directement filmées) et ceux « artificiels » (les
images préfabriquées «mixées» par la machine elle-même). En revanche,
la hiérarchie ontologique de l'ancien collage pictural pourrait nous égarer :
dans cette bande vidéo, le «naturel» est pire et plus dégradé que l'artificiel
qui, lui même, n'évoque plus la vie quotidienne tranquille d'une nouvelle
société bâtie par l'homme (comme avec les objets du cubisme) mais plutôt
les signaux bruyants et brouillés, les inimaginables rebuts d'informations de
la nouvelle société des médias.
Premières images: une petite blague existentielle dans laquelle un «bout»
de temps est excisé d'une «culture» temporelle qui ressemble un peu à une
crêpe ; ensuite, une souris de laboratoire, avec en voix off, divers rapports
pseudo scientifiques et programmes thérapeutiques (comment gérer le stress,
soins de beauté, hypnose pour perdre du poids, etc.) ; puis, des séquences de
science-fiction (y compris de la monster music et des dialogues camp), tirées
en grande partie d'un film japonais, Monster Zéro (1965). À ce moment-là,
le flot des images devient trop dense pour l'énumération : des effets optiques,
des cubes de jeux de construction pour enfants, des reproductions de
peintures classiques, mais aussi des mannequins, des images publicitaires,
des tirages informatiques, des illustrations de manuels scolaires de toutes
sortes, des personnages de dessins animés qui s'élèvent et qui tombent
(dont un superbe chapeau de Magritte sombrant lentement dans le Lac
Michigan) ; un éclair d'orage de chaleur; une femme allongée, peut-être sous
hypnose (à moins que, comme dans un roman de Robbe-Grillet, ce ne soit
que la photo d'une femme allongée, peut-être sous hypnose) ; des couloirs
d'un immeuble de bureaux ou d'un hôtel ultra-modeme avec des escaliers
146 Le surréalisme sans l'inconscient
mécaniques s'élevant dans toutes les directions et selon divers angles ; des
clichés d'un coin de rue peu fréquenté, un enfant sur une grande roue et
quelques piétons portant leurs courses ; un gros plan obsédant de détritus et
de jeux d'enfants sur la rive d'un lac (où réapparaît le chapeau de Magritte,
dans la vie réelle, en équilibre sur un bout de bois planté dans le sable) ;
des sonates de Beethoven, The Planets de Holst, de la musique disco, des
orgues funéraires, des effets sonores intersidéraux, le thème de Lawrence
d'Arabie accompagnant l'apparition de soucoupes volantes à l'horizon de
Chicago ; ainsi qu'une séquence grotesque dans laquelle de friables formes
oblongues orange (qui ressemblent à des barres d'Hostess Twinkies) sont
disséquées au scalpel, pressées dans des étaux, et démolies à coups de poing;
un bidon de lait qui fuit; les danseurs disco dans leur habitat; des vues de
planètes extra-terrestres; des gros plans de différents coups de pinceaux; des
publicités pour des cuisines des années cinquante; et bien d'autres choses
encore. Parfois, tout cela semble se combiner dans des séquences un peu plus
longues, comme lorsque l'éclair de chaleur se surcharge de toute une série
d'effets optiques, de publicités, de dessins animés, de musique de film, et de
dialogues radiophoniques sans rapport. Parfois, comme lors de la transition
de l'accompagnement relativement méditatif de la «musique classique» à
la frénésie d'un rythme populaire, le principe de variation paraît évident et
lourdement souligné. Parfois, le flux accéléré d'images mixées vous paraît
dessiner une certaine urgence temporelle, le tempo du délire, pourrions-nous
dire, ou d'une attaque directe et expérimentale sur le sujet-regardeur; parfois
le tout est ponctué de manière aléatoire de signaux formels (le «vous allez
être déconnecté» qui est sans doute destiné à prévenir le spectateur d'une
clôture, d'une fin imminente, et le plan final sur la plage qui emprunte un
langage filmique connotatif plus reconnaissable), et semble alors évoquer la
dispersion en fragments d'un objet-monde, mais aussi le contact avec une
sorte de limite extrême ou de bord ultime (comme dans la séquence finale
de La Dolce Vita de Fellini).
Pas de doute, tout cela n'est qu'une blague visuelle élaborée, un canular
(si jamais vous vous attendiez à quelque chose de plus « sérieux ») : un
Vidéo 141
nous rappeler que ces formes anciennes sont toujours incluses dans les petits
morceaux de ce texte, dans son matériel bricolé : la sonate de Beethoven
n'est qu'un élément de ce bricolage, comme un bout de tuyau récupéré et
intégré à une sculpture ou un morceau de journal déchiré et collé sur une
toile. Pourtant, dans la séquence avec l'extrait de Beethoven, la «forme» au
sens traditionnel persiste et peut être nommée (la «cadence descendante»,
par exemple, ou la «réapparition du premier thème»). On peut en dire
autant des extraits du monster movie japonais : ils intègrent des citations de
la forme de science fiction: «découverte», «menace», «attaque aérienne»,
et ainsi de suite (ici la terminologie formelle disponible - par analogie à la
nomenclature musicale - se réduirait probablement à Aristote ou Propp et
ses héritiers, ou à Eisenstein, pratiquement les seules sources d'un langage
neutre du mouvement de la forme narrative). La question qui vient alors
naturellement est de savoir si les propriétés formelles comprises dans les
séquences et morceaux cités se transmettent, à un quelconque moment, au
texte vidéo lui-même, au bricolage dont ils sont parties intégrantes. Mais
c'est une question qu'il faut d'abord soulever au microniveau des épisodes et
des moments pris individuellement. S'agissant des propriétés formelles du
texte considéré plus largement en tant qu'« œuvre » et en tant qu'organisation
temporelle, l'image de la rive du lac suggère que la forme puissante d'une
ancienne clôture temporelle ou musicale n'est ici présente que comme
forme résiduelle: tout ce qui, dans la fin de Fellini, porte encore les traces
d'une mystique résiduelle (la mer comme élément primordial, l'endroit où
l'homme et le social se confrontent à l'altérité de la nature) est ici depuis
longtemps effacé et oublié. Ce contenu a disparu, ne laissant qu'une légère
arrière-trace de sa connotation formelle originelle, c'est-à-dire, de sa fonction
syntaxique de clôture. À ce niveau, le plus atténué dans le système de signes,
le signifiant n'est alors guère plus qu'un vague souvenir d'un signe ancien, et,
en fait, de la fonction formelle de ce signe maintenant disparu.
Le langage de la connotation, qui commence à s'affirmer dans le
paragraphe précédent, rend nécessaire un réexamen de l'élaboration centrale
de ce concept que nous devons à Roland Barthes, qui le décrivit, après
Hjelmslev, dans Mythologies. Il répudia ensuite, dans son œuvre « textuelle»
postérieure, la différentiation implicite entre langages du premier et du
second degré (dénotation et connotation), qui durent lui apparaître comme
une reproduction des vieilles divisions entre esthétique et social, liberté
artistique et référentialité historique - divisions que des essais comme
Le Plaisir du texte prenaient soin d'éviter ou d'éluder. Peu importe que
la précédente théorie (qui garde toujours une grande influence dans les
études sur les médias) renverse habilement les priorités de cette opposition,
attribuant une authenticité (et par là même une valeur esthétique) à la
valeur dénotative de l'image photographique, et une coupable fonctionnalité
sociale ou idéologique à sa prolongation plus « artificielle » dans les textes
publicitaires, qui prennent le texte dénotatif originel comme leur nouveau
contenu personnel, enrôlant de force des images pré-existantes au service
d'une gamme accentuée de pensées dégradées et de messages commerciaux.
Quels que soient les enjeux et les implications de ce débat, il paraît clair que
nous pouvons nous inspirer ici de la première et classique conception de
Barthes du fonctionnement de la connotation, à condition de la complexifier
correctement, jusqu'à la rendre peut-être méconnaissable. Car la situation est
ici plutôt l'inverse de celle de la publicité, qui accapare et réadapte des signes
«plus purs» et d'une certaine façon plus matériels pour véhiculer toute une
gamme de signaux idéologiques. Ici, au contraire, les signaux idéologiques
sont d'ores et déjà profondément gravés dans les textes primaires qui sont
eux-mêmes, déjà, complètement culturels et idéologiques : la musique
de Beethoven comporte déjà le connotateur de « musique classique » en
général, le film de science-fiction comprend déjà de multiples messages
et angoisses politiques (une forme de Guerre Froide américaine réadaptée
à la politique antinucléaire japonaise, les deux se mêlant dans le nouveau
connotateur culturel de « camp»). Mais ici, la connotation (dans une
sphère culturelle où les fonctions des «produits» transcendent largement
les fonctions commerciales des images publicitaires tout en continuant,
incontestablement, d'en inclure certaines et, sûrement, d'en reproduire
les structures par d'autres moyens) est un processus polysémique dans
144 Le surréalisme sans l'inconscient
reproduction, alors ils vont sans doute se révéler être tous «les mêmes» de
façon particulièrement inutile.
Je ne tenterai de résoudre aucun de ces problèmes : au lieu de cela, je
vais reprendre les approches et les perspectives de l'historicisme auxquelles
j'avais fait appel comme à une sorte de mythe qui m'avait paru utile
pour caractériser la nature de la production culturelle contemporaine
(postmoderniste) mais aussi à situer ses diverses projections théoriques.
Il fut un temps, à l'aube du capitalisme et de la société des classes
moyennes, où apparut une chose appelée signe qui semblait entretenir des
relations paisibles avec sonréfèrent.Cet âge d'or initial du signe (ce moment
du langage littéral ou référentiel et des prétentions non problématiques du
discours dit scientifique) vit le jour grâce à la dissolution destructrice des
anciennes formes de langage magique par une force que j'appellerai force de
réification, une force qui obéit à une logique impitoyable de séparation et
de disjonction, de spécialisation et de rationalisation, de division du travail
taylorisante dans tous les domaines. Malheureusement, cette force - qui
donna vie à la référence traditionnelle - se perpétua implacablement, car elle
était la logique même du capital. Aussi, ce premier moment de décodage, de
réalisme ne pouvait-il durer longtemps : par un renversement dialectique, il
devint ensuite à son tour l'objet de cette force destructrice de réification qui
pénétra le domaine du langage jusqu'à disjoindre le signe duréfèrent.Une
telle disjonction n'abolit pas complètement leréfèrent,le monde objectif ou
la réalité, qui continuent encore de maintenir à l'horizon une faible existence,
comme une étoile effondrée ou une naine rouge. Mais cette grande distance
du réfèrent par rapport au signe permet maintenant à ce dernier de connaître
un moment d'autonomie, d'existence utopique relativement indépendante,
comme à l'encontre de ses anciens objets. Cette autonomie de la culture,
cette semi-autonomie du langage, est le moment du modernisme, d'un
domaine de l'esthétique qui redouble le monde sans en être complètement,
gagnant par là un certain pouvoir négatif ou critique, mais acquérant aussi
une certaine futilité d'arrière-monde. Mais cette force de réification, qui fut
responsable de ce moment nouveau, ne s'arrête pas là non plus : à un autre
Vidéo 159
l'on découvre ces derniers dans notre mode de production, comme dans
le pouvoir étatique (ou, en d'autres termes, dans la construction ou la
reconstruction d'une bureaucratie étatique), cet effort peut être considéré
comme une réaction contre la dispersion et la fragmentation, comme une
forme réactive et de second degré. Le relâchement du postmoderne ne
détermine donc pas un retour à d'anciennes formes collectives mais amène
une distension des constructions modernes si bien que leurs éléments et
composants (toujours reconnaissables et relativement bien conservés) flottent
à une certaine distance les uns des autres en une stase, une suspension
miraculeuse, qui, comme les constellations, va immanquablement se
désunir la minute suivante. L'image la plus frappante de ce processus se
trouve certainement dans l'historicisme des architectes postmodernes,
et, par-dessus tout, dans leurs relations au vocabulaire classique dont
plusieurs éléments (architrave, colonne, arc, ordre, linteau, lucarne et
dôme) vont se mettre à se repousser dans l'espace avec la lente force des
processus cosmologiques, se détachant de leurs anciens supports dans une
libre lévitation, dotés en quelque sorte, pendant un dernier bref moment,
de la flamboyante autonomie du signifiant psychique, comme si leur
fonction syncatégorématique secondaire était devenue pour un instant le
Mot lui-même, avant d'être dispersés dans la poussière d'espaces vides.
Ce flottement était déjà présent dans le surréalisme, quand les Christs de
Dali planaient au-dessus des croix auxquelles ils étaient cloués, et quand les
hommes à chapeau melon de Magritte descendaient lentement des nues
sous forme de gouttes d'eau, ce qui les avait d'ailleurs décidés à mettre leur
chapeau melon et à emporter leur parapluie. On invoquait le plus souvent
L'Interprétation des rêves comme motivation à cette pratique de l'apesanteur
servant à inscrire ces objets dans le même espace : ils s'en sont trouvés investis
de la profondeur du modèle psychique et de l'inconscient d'une manière
plutôt étrangère au postmodeme et vieillotte dans son contexte. Mais dans
la Piazza d'italia de Charles Moore, et dans nombre de ses bâtiments, les
éléments flottent librement par leur propre dynamique, chacun devenant
un signe ou un logo pour l'architecture, et étant, par là même, consommé,
166 Équivalents spatiaux dans le Système Monde
enveloppé dans un autre ce qui entraîne l'effet paradoxal que le premier texte
(un simple échantillon d'écrit, un paragraphe ou une phrase explicative, un
segment ou un moment arraché à son contexte) s'affirme comme autonome
et comme type d'unité de plein droit, comme les lions voraces gravés sur les
boucles d'oreilles chez Malraux. Le nouveau discours s'applique à assimiler le
« texte premier» (anciennement qualifié de Littérature) à sa propre substance
en transcodant ses éléments, soulignant tous les échos et toutes les analogies,
empruntant même parfois les caractéristiques stylistiques de l'illustration pour
forger à partir d'eux des néologismes, à savoir, la terminologie officielle de
l'enveloppe théorique. Il arrive même parfois que les classiques un peu faibles
en viennent à disparaître complètement dans leurs puissants porte-parole
théoriques et finissent en annexes ou notes approfondies de bas de page
pour un théoricien réputé. Cependant, le plus souvent, le résultat durable
1
Architecture 169
type de langage? (Le seul fait de soutenir qu'il est comme un langage - ou
comme le Langage - éveille une consonance métaphysique.) Cette période
particulière des études cinématographiques paraît s'être terminée, non quand
la question ontologique fut identifiée comme faux problème, mais quand
le travail local de transcodage eut atteint la limite de ses objets, au moment
précis où il aurait été possible de laisser le jugement du pseudo-problème
suivre son cours.
Ce programme de réécriture s'avérera peut-être utile dans notre contexte
architectural, à la condition qu'il ne soit pas confondu avec une sémiotique
de l'architecture (qui existe déjà) et sous réserve qu'il soit ajouté, à cette
étape-clé, une seconde étape historique et utopique dont la fonction n'est
pas de soulever des questions ontologiques analogues (à savoir, si l'espace bâti
est un type de langage) mais plutôt de réveiller la question des conditions de
possibilité de telle ou telle forme spatiale.
Comme pour le cinéma, les premières questions ont trait aux unités
minimales : les mots de l'espace bâti, ou du moins ses substantifs, seraient
les pièces, catégories reliées et articulées de manière syntaxique ou
syncatégorématique par les divers verbes et adverbes spatiaux (couloirs,
portes et escaliers, par exemple), modifiées ensuite par des adjectifs, sous
forme de peintures et de mobilier, de décoration et d'ornements (dont
la dénonciation puritaine par Adolf Loos offre d'intéressants parallèles
linguistiques et littéraires). Ces «phrases» - si c'est bien cela, en fait,
qu'est censé «être» un bâtiment - sont lues par des lecteurs dont les corps
remplissent les divers emplacements « embrayeurs » (shifier-slots) et les
différentes positions-sujet; tandis que l'on peut assigner le texte plus large
dans lequel ces unités sont insérées à la grammaire textuelle de l'urbain en
tant que telle (ou peut-être, dans un système-monde, à des géographies
encore plus vastes et à leurs lois syntaxiques).
Une fois établis ces équivalents, les questions, plus intéressantes, d'identité
historique se posent d'elles-mêmes - questions qui ne sont pas implicites
dans l'appareil linguistique et sémiotique et ne commencent à se présenter
qu'avec un débat dialectique. Comment, par exemple, devons-nous penser
172 Équivalents spatiaux dans le Système Monde
« Diamonstein: Une des œuvres d'art que vous avez créée est d'ailleurs votre propre maison.
On l'a qualifiée d'anonymat suburbain. La structure originelle était une maison en bardeaux
sur deux niveaux avec un toit en pente. Vous avez entrepris de construire autour d'elle un
mur d'un niveau et demi en tôle ondulée, mais on voit la structure originelle dépasser de
l'intérieur de la nouvelle structure, derrière le mur. Pouvez-vous nous dire quelles étaient
ici vos intentions?
Gehry: Ça a un rapport avec ma femme. Elle a trouvé cette maison jolie - et j'aime ma
femme - cette mignonne petite maison avec des meubles anciens dedans. Une petite chose
très charmante. Et nous avions alors beaucoup de problèmes pour trouver une maison.
Nous avons acheté à Santa Monica à l'apogée du boom immobilier. Nous l'avons payée
au prix le plus fort.
Diamonstein: J'ai lu cent soixante mille dollars.
Gehry: Cent soixante mille.
Diamonstein: C'est beaucoup d'argent.
Gehry: Un an plus tôt, c'était quarante. Appelons ça un geste désespéré. J'agis toujours
comme ça. Et nous aurions très bien pu vivre dans cette maison. Il y avait assez de pièces
dedans et tout ce qu'il faut.
Diamonsuin: Un maison rose avec des bardeaux verts?
Gehry: C'était un revêtement d'amiante rose sur des planches blanches. Il y avait plusieurs
couches dessus. Il y avait déjà le revêtement, c'est un gros poste de nos jours, le revêtement.
Diamonstein: C'est un élément qui vous a attiré.
Gehry: Peu importe, j'ai décidé d'entamer un dialogue avec la vieille maison. Vous savez,
il n'y a pas de différence avec ce que je disais à propos de la maison de Ron Davis, dans
laquelle les intérieurs nouaient un dialogue avec les extérieurs. Ici, c'était facile parce que la
vieille maison relevait déjà d'une esthétique différente, et je pouvais en jouer. Mais je voulais
explorer le rapport entre les deux. J'ai été fasciné par l'idée que la vieille maison donne
l'impression, de l'extérieur, d'être restée totalement intacte, et que vous puissiez regarder
à travers la nouvelle maison et voir l'ancienne comme si elle était maintenant enveloppée
dans sa nouvelle peau. Dans la nouvelle maison, la nouvelle peau et les fenêtres devaient
être d'une esthétique radicalement différente des fenêtres de l'ancienne. Elles seraient ainsi
constamment en tension l'une avec l'autre. Je voulais que chaque fenêtre ait une esthétique
différente, ce que je ne pouvais réaliser à cette époque.
Diamonstein : Ainsi, la vieille maison était le noyau et la nouvelle, l'enveloppe. Bien sûr,
Architecture 177
vous vous êtes beaucoup servi des matériaux qui font partie de votre vocabulaire - métal,
contre-plaqué, vene et grillage - tous très peu chers. D'un autre côté, la maison a un air
brut et pas fini.
Gehry ne suis pas sur qu'elle soit finie.
Diamonstein : Vous n'êtes pas sûr ?
Gehry: Non.
Diamonstein: En est-on jamais sûr?
Gehry: C'est troublant. Je me demandais l'autre jour quel effet ça avait sur ma (àmille. J'ai
remarqué que ma femme laisse traîner des papiers et des trucs sur la table, ce qui lait qu'il
y a une sorte de chaos dans l'organisation de notre façon de vivre dans la maison. Et j'ai
commencé à me demander si ça avait un rapport avec le fait qu'elle ne savait pas si j'avais
fini ou pas7. »
les plus élevées de l'ancien haut modernisme. Gehry a souvent insisté sur
ce qui saute aux yeux de toute personne contemplant ses constructions, à
savoir la pauvreté de leurs matériaux - une « architecture radine», comme
il l'a jadis qualifiée. À côté de la tôle d'aluminium ondulée de ce bâtiment,
Gehry manifeste une prédilection évidente pour le grillage en métal, le
contre-plaqué non traité, le parpaing, les poteaux télégraphiques, et ainsi
de suite ; il a même dessiné une fois du mobilier en carton (étonnamment
très décoré). À l'évidence, ces matériaux «connotent12», ils annulent les
synthèses de la matière et de la forme qu'affichent les grands bâtiments
modernes et inscrivent ce que sont clairement les thèmes économiques ou
infrastructurels de cette œuvre, nous rappelant le prix du logement et de la
construction et, par extension, la spéculation immobilière : cette jonction,
cette couture constitutive entre l'organisation économique de la société et
la production esthétique de son art (spatial), l'architecture doit la vivre de
manière plus spectaculaire que les autres arts (à part, peut-être, le cinéma),
mais elle en porte les cicatrices de façon encore plus visible que le cinéma qui
doit nécessairement refouler et dissimuler ses déterminations économiques.
Le cube et la plaque (de tôle ondulée) : ces marqueurs ostentatoires,
plantés dans l'ancien bâtiment comme une barre meurtrière transperçant
le corps de la victime d'un accident de voiture, font clairement voler en
éclats les illusions de forme organique qu'on pouvait entretenir au sujet
de cette construction (et qui font partie des idéaux constitutifs de l'ancien
modernisme). Ces deux phénomènes spatiaux forment «l'enveloppe»: ils
violent l'ancien espace et font maintenant à la fois partie de la nouvelle
construction tout en se tenant à distance d'elle, comme des corps étrangers.
Ils correspondent aussi, à mon avis, aux deux grands éléments constitutifs de
l'architecture que Robert Venturi dans son manifeste postmodeme, Learning
from Las Vegas, a dégagés de la tradition pour reformuler les missions et la
vocation de l'esthétique nouvelle : à savoir, l'opposition entre la façade (la
vitrine, la devanture) et l'abri, le hangar qui se trouve derrière, un espace
comme une remise du bâtiment lui-même. Mais Gehry ne s'arrête pas à
cette contradiction opposant chaque terme à l'autre pour produire quelque
Architecture 1B1
l'état, ni même la nation, mais qui est aussi abstraite et non-située que
l'atopie d'une chambre d'hôtel dans une chaîne internationale ou l'espace
anonyme des terminaux d'aéroport, qui tous se confondent dans votre esprit.
Il y a cependant d'autres façons de s'attaquer à la nature de l'hyperespace,
et Gehry nous en indique une autre dans l'interview que j'ai déjà citée :
c'est lorsqu'il parle du chaos des choses qui règne à l'intérieur de la maison.
Après tout, les « hangars décorés » de Venturi laissent penser que les contenus
sont relativement indifférents et pourraient aussi bien être éparpillés que
soigneusement empilés dans un coin. C'est aussi la façon dont Gehry décrit
le studio transformable qu'il a fait pour Ron Davis: ces structures «créent
une coquille. Ensuite, l'utilisateur arrive à l'intérieur et met à sa façon
son bric-à-brac dans la coquille. La maison que j'ai faite pour Ron Davis
répondait à cette idée. J'ai construit la coquille la plus belle que je pouvais,
et ensuite, je l'ai laissé amener ses affaires, et l'aménager à sa convenance13».
Mais la remarque de Gehry sur le désordre de sa propre maison trahit un
léger malaise qui mérite d'être examiné plus avant (d'autant plus que la suite
du dialogue introduit un nouveau sujet - la photographie - sur lequel nous
reviendrons sous peu) :
» Diamonstein . Vous avez peut-être donné une autre indication aux habitants. Quand cette
maison a été photographiée, on voyait trois superbes lys à un endroit, deux livres à un
autre, il y avait de la poudre à récurer sur l'évier de la cuisine, et certaines portes du placard
étaient ouvertes. Ça donnait l'impression d'un environnement habité. Il paraissait évident
qu'il s'agissait d'une composition délibérée de la photo pour refléter un milieu dans lequel
de vrais gens vivaient une vraie vie.
Gehry: En fait, il ne s'agissait pas d'une composition.
Diamonstein : C'était prendre une photo de votre façon de vivre ?
Gehry: Oui. Bon, en fait ce qui s'est passé, c'est que j'ai eu beaucoup de photographes
qui sont venus ici. Chacun arrive avec une idée différente de ce à quoi doit ressembler cet
endroit. Alors, ils se mettent à changer les choses de place. Si j'arrive à temps, je remets
tout à sa place'*. »
d'un nouveau genre (la cuisine et la salle à manger, le salon), espaces qui
incluent le vieux et le neuf, l'intérieur et l'extérieur, l'ossature de base
de l'ancienne maison et les zones reconstituées et pourtant étrangement
amorphes entre le cadre et l'enveloppe. C'est avant tout ce dernier type
d'espace - résultat de l'engagement dialectique des deux autres - qui
peut être qualifié de postmoderne, c'est-à-dire de spatialité radicalement
nouvelle au-delà du traditionnel comme du moderne, qui semble élever une
revendication historique à la différence et l'originalité radicales. La question
de l'interprétation se pose quand nous essayons d'évaluer cette revendication
et proposons des hypothèses quant à sa possible «signification». Posées
quelque peu différemment, ces hypothèses constituent nécessairement des
opérations de transcodage dans lesquelles nous modelons des équivalents
à ce phénomène architectural et spatial dans d'autres codes ou langages
théoriques; ou bien, pour faire encore appel à un autre genre de langage, elles
constituent la projection allégorique de la structure des modèles d'analyse.
C'est ainsi qu'ici, par exemple, il est dès le départ évident qu'il se raconte
une allégorie par laquelle, à partir de ce qui est soit un moment traditionnel
soit un moment réaliste (mais alors, peut-être, le réalisme d'Hollywood
plutôt que celui de Balzac), le coup de tonnerre du «modernisme» paraît
générer le postmoderne «proprement dit». (L'allégorisation personnelle de
Gehry semble mettre en jeu l'adaptation ou la reconstruction du judaïsme
pour lui donner une nouvelle fonction, si ce n'est, simplement, pour le faire
survivre dans le monde moderne ou même postmoderne. Le grand-père
de Gehry «était président de sa synagogue, un bâtiment remanié, petit et
accueillant, semblable - son petit fils s'en souvint plus tard - à la maison
de Santa Monica que lui-même transformerait dans les années soixante-dix.
« Ma maison me rappelle ce vieux bâtiment, confessa Gehry, et j'y pense
souvent quand je suis ici18 »). Même si, comme chez Kant, ces récits résident
exclusivement dans le regard de l'observateur, ils appellent une explication
historique et une étude de leurs conditions de possibilité, et des raisons
pour lesquelles ils parviennent à nous donner l'impression qu'il s'agit d'une
séquence logique, sinon d'une histoire ou d'un récit complet. Mais d'autres
190 Équivalents spatiaux dans le Système Monde
Si cela est vrai, il devient alors intéressant de garder pour plus tard
les formulations modernistes de Macrae-Gibson afin de les interroger
Architecture 193B1
avec un peu plus d'insistance. Que pourrait être, pour lui, cette « image
intellectuelle » qui bloque les plus authentiques processus de perception
de l'art ? Je pense que ce qui se joue ici est plus important que la simple
opposition traditionnelle entre l'abstrait et le concret - la différence entre
intellectualiser et voir, entre la raison ou la réflexion et la perception
concrète. Il semblerait pourtant paradoxal de thématiser un tel concept de
l'image intellectuelle en termes de mémoire (l'opposition entre le souvenir
d'une chose et la perception de la chose) dans une situation où la mémoire
tant personnelle que collective est devenue une fonction en crise à laquelle
il devient de plus en plus problématique de faire appel. Proust, on s'en
«souviendra», fit exactement l'inverse et tenta de montrer que ce n'est que
par le biais du souvenir que l'on peut reconstruire une perception véritable et
plus authentique de la chose. Cependant, la référence au cinéma de nostalgie
laisse penser que la formulation contemporaine de Macrae-Gibson n'est
pas dépourvue de bien-fondé si nous supposons, contre Proust, que c'est la
mémoire qui est devenue le dépositaire dégradé des images et des simulacres,
si bien que ce dont on se souvient de l'image de la chose introduit désormais,
en fait, le réifié et le stéréotypé entre le sujet et la réalité, ou le passé.
Mais je crois que nous pouvons maintenant identifier un peu plus
précisément et un peu plus concrètement « l'image intellectuelle » de
Macrae-Gibson : à mon avis, il s'agit simplement de la photographie et de
la représentation photographique, de la perception par la machine - une
formulation qui se veut un peu plus forte que l'idée, plus acceptable, d'une
perception médiée par la machine. Car la perception corporelle est d'ores
et déjà une perception par la machine physique et organique, mais nous
avons continué à y penser, sur une longue tradition, comme à une affaire de
conscience - l'esprit se confrontant à la réalité visible, ou le corps spirituel
de la phénoménologie explorant l'être. Mais si l'on suppose, comme Derrida
le dit quelque part, qu'il n'existe pas de perception entendue en ce sens, et si
l'on suppose que c'est déjà une illusion que de s'imaginer devant un bâtiment
en train de procéder à l'appréhension de ses unités perspectivales sous la
forme de quelque radieuse chose-image, alors la photographie et les diverses
194 Équivalents spatiaux dans le Système Monde
« Ce qui ressemble à un cube pourrait difficilement être plus trompeur. La surface qui s'écrase
contre le plan du mur extérieur est rectangulaire plus que carrée, et la face arrière du cube a
été repoussée latéralement et coupée en haut de telle sorte qu'aucun élément de la structure
ne forme d'angle droit avec un autre, sauf sur le plan frontal. Il s'ensuit que, alors que les
panneaux vitrés du plan frontal peuvent bien être rectangulaires, ceux sur les autres faces
sont tous des parallélogrammes»
et dissociée. Je vais donc avancer que son rapport aux deux, c'est le pastiche,
une prodigieuse imitation si exacte qu'elle comprend la reproduction presque
indétectable de l'authenticité stylistique, c'est-à-dire un engagement intégral
du sujet auctorial envers les conditions phénoménologiques préalables
des pratiques stylistiques en cause. Et c'est cela qui est postmoderne, au
sens le plus large, chez Claude Simon : le vide évident de ce sujet au-delà
de toute phénoménologie, sa capacité à embrasser un autre style comme
si c'était un autre monde. Les modernes devaient d'abord inventer par
eux-mêmes leurs mondes personnels, et la première des options stylistiques
de Simon au moins, le style dit personnel, a clairement une provenance
moderniste puisqu'il reproduit très systématiquement les procédures
d'écriture faulknériennes.
Le style de Faulkner prenait l'état de mémoire comme condition formelle
préalable : l'acte ou le geste violent qui eut lieu dans le passé ; une vision qui
fascine et obsède les écrivains qui n'ont d'autre choix que de commémorer
dans le présent et doivent pourtant le présenter comme un tableau complet
- «immobile» autant que «furieux», «à bout de souffle» dans le calme de
son agitation, et imposant « stupeur » et « stupéfaction » chez le spectateur. Le
langage revient ensuite, encore et encore, à ce geste hors du temps, accumule
désespérément adjectifs et qualificatifs dans une tentative pour conjurer,
de l'extérieur, ce qui est en soi pratiquement une gestalt homogène à part
entière que le mouvement des phrases ne parvient plus à construire. C'est
ainsi que Faulkner donne à voir, profondément ancré, le présage de la faillite
inéluctable du langage qui ne coïncidera jamais, c'est couru d'avance, avec ses
objets. C'est certainement par cette faillite que peut pénétrer le pastiche de
Faulkner par Claude Simon (ou de qui que ce soit d'autre), dans la mesure
où le pastiche ébauche une structure dans laquelle la «spontanéité» du
langage littéraire a d'ores et déjà été dissociée entre, d'un côté, l'établissement
d'un contenu visuel et non verbal, et, de l'autre, une évocation rhétorique
presque sans fin. Rien ne semble plus loin de l'éthique linguistique du
dit nouveau roman, avec son exclusion de la rhétorique, du sujet et de la
chaleur du corps, jusqu'à ce que l'on pense à l'extraordinaire fonction du
Phrases 205
209). Cela ne veut pas dire que la couleur soit le moins du monde plus fiable
que n'importe quelle autre propriété: «Il est maintenant d'un gris terne.»
(5/*253). Mais le «il» de la phrase précédente était une chaussée, jusqu'ici
humide et luisante d'éclats de couleur à peine perceptibles ; dans la suivante,
c'est la peau du soldat nu et saoul, gris de sa chute sur le sol sale, mais où
« Des gouttelettes de sang commencent à perler des éraflures sous la couche
de poussière grise qui s'étend sur tout le côté gauche du corps. » On pourrait
multiplier les exemples, mais ils sont inutiles, à moins que nous ne soyons
capables de nous jouer de notre tendance apparemment irrésistible à inventer
une entité correspondant à notre perception verbale ou idéationnelle.
L'esprit du lecteur est laissé sans objet par la séquence de la phrase, ce à quoi
il supplée au niveau de la forme commode d'unréfèrentlittéraire idéel ou
imaginaire, une sorte d'image subliminale ou archétypale dans laquelle une
surface incolore oscille dans le temps entre morne indistinction et intense
perception de divers éléments. Le pavé et la peau recouverte de poussière
correspondent tous deux à ce plus petit dénominateur commun comme
autant de manifestations possibles de cette surface. Mais cette image (dont
l'élaboration pourrait, par implication logique, développer le postulat d'une
subjectivité inconsciente dans laquelle elle s'était formée) n'existe pas ; c'est
une création du processus interprétatif et elle constitue un signe du cruel
dysfonctionnement de la position-sujet générée par les phrases qui viennent
d'être lues. En effet, le lecteur semble incapable de conclure que le langage est
en panne (ce qui le ou la laisserait sans la moindre position-sujet de quelque
sorte qu'elle soit) et, par conséquent, construit (comme un contrechamp
cinématographique) un nouvel objet imaginaire pour justifier la persistance
de la position-sujet déjà réalisée. Cet objet imaginaire (qui n'est qu'une
tentation interprétative parmi toutes celles que nous offre, comme nous
le découvrirons, l'œuvre de Simon) génère alors son mirage secondaire de
subjectivité du côté de cet objet-ci, tout aussi imaginaire, l'Auteur, dont cet
objet imaginaire spécifique est censé être la pensée. Il y a ainsi un échange et
une multiplication dialectique d'entités imaginaires entre sujet et objet (ou
plutôt entre la position-sujet et ce que nous devons désormais qualifier de
Phrases 209
position-objet) qui confirme le choix de Foucault, dans Les Mots et les choses,
des Ménines comme quasi allégorie de la construction du sujet (incluant, en
grande part, ce « point de fuite » qu'est la « subjectivité » putative de l'écrivain
ou de l'artiste). Nous devons en déduire qu'il est nécessaire de renverser
la déduction transcendantale de Kant: ce n'est pas l'unité du monde qui
exige d'être supposée sur la base de l'unité du sujet transcendantal, c'est
plutôt l'unité ou l'incohérence et lafragmentationde ce sujet (c'està-dire,
l'accessibilité d'une position-sujet exploitable ou son absence) qui est
corrélative de l'unité ou du défaut d'unité du monde extérieur. Le sujet n'est
certainement pas un simple «effet» de l'objet, mais il ne serait pas si erroné
de suggérer que la position de sujet constitue précisément un tel effet. En
attendant, il faut bien comprendre que ce qu'on entend ici par objet n'est pas
un simple agrégat perceptuel de choses physiques, mais une configuration
sociale, un ensemble de rapports sociaux (même la perception physique et
les expériences apparemment triviales du corps et de la matière sont médiées
par le social). La conclusion d'un tel argument n'est pas que le sujet «unifié»
est irréel ou indésirable et inauthentique, mais plutôt qu'il est dépendant,
pour sa construction et son existence, d'un certain type de société et qu'il est
menacé, sapé, problématisé oufragmentépar d'autres dispositifs sociaux. En
tout cas, c'est une chose de cet ordre que je retiens comme leçon allégorique
des romans de Claude Simon (ou du moins de sa période nouveau roman)
sur les questions de subjectivité. Cependant, dans une large mesure, les
objets restent ici une fonction du langage, et l'échec local à les décrire, ou
même les désigner, nous entraîne dans une direction différente et met en
évidence l'effondrement inattendu d'une fonction du langage que nous
tenons normalement pour acquise - une relation privilégiée entre les mots
et les choses qui laisse place ici à un gouffre béant entre la généralité des mots
et la particularité sensorielle des objets.
Dans ces passages, le langage est contraint de faire une chose qui est,
pour nous, quasiment sa fonction première mais que, désormais, - acculé à
quelque limite absolue - il s'avère incapable de faire. Nous devons d'abord
déterminer ce que c'est avant de chercher à comprendre pourquoi une telle
210 Lecture et division du travail
est donc comprise comme une forme réflexive et récursive de la construction d'un système.
Elle répète le même mécanisme et s'en sert pour amplifier ses propres résultats. Dans des
systèmes différenciés, en conséquence, nous découvrons deux types d'environnements:
l'environnement externe commun à tous les sous-systèmes, et l'environnement interne
séparé pour chaque sous-système. Cette conception implique que chaque sous-système
reconstruit et est, en un sens, le système tout entier sous une forme spéciale de différence
entre le sous-système et son environnement. La différenciation réplique ainsi le système
en lui-même, multipliant les versions spécialisées de l'identité du système originel en le
scindant en plusieurs systèmes internes et environnements affiliés. Il ne s'agit pas simplement
d'une décomposition en morceaux plus petits mais plutôt d'un processus de croissance par
disjonction interne12.»
SIGNIFIÉ PAS-SIGNIFIÉ
signifiant
un texte «lu»
N0N-SIGN1FIÊ
papier imprimé
marques sur le sable
SIGNIE PAS-SIGNE
récit image
NON-SIGNE
Entre temps, dans cette situation où nos activités mentales sont colonisées
et miniaturisées, spécialisées et réorganisées, comme dans quelque énorme
usine moderne automatisée, d'autres sortes d'activités mentales se détachent
et mènent une existence un peu différente, inorganisée ou marginale, au sein
du processus de lecture. En effet, parmi les plaisirs que procure la lecture
de Claude Simon, le moindre n'est pas - et c'est un effet merveilleux qui
n'a pour moi aucun autre équivalent en littérature - ce que nous pourrions
appeler ces premiers instants où nous sentons le train s'ébranler. Nous
sommes occupés à nos diverses tâches - identifier tel ou tel fragment
d'un mouvement, faire un inventaire préliminaire des différents éléments
d'intrigue au fur et à mesure qu'ils apparaissent l'un après l'autre - quand
tout à coup nous prenons également conscience que quelque chose est en
train de se passer, que le temps a commencé à bouger, que les objets, même
aussi imparfaitement identifiés soient-ils, ont commencé à changer sous nos
propres yeux ; le livre est réellement en train de se faire, de s'écrire, de se finir.
Mais cette sensation extraordinaire de soulagement esthétique a fort peu en
commun avec l'émotion aristotélicienne qui accompagne une mimésis plus
traditionnelle d'une action achevée.
Du même coup, l'interprétation, dans ses sens anciens, semble être un
vestige ou une survivance qui n'a plus de nécessité ici, même s'il ne me
parait pas tout à fait exact d'attribuer à Claude Simon ce qu'on a souvent
considéré ailleurs comme l'une des caractéristiques fondamentales du
postmoderne proprement dit, à savoir l'exclusion absolue des possibilités
interprétatives. Ici, comme chez Weber, le processus de rationalisation
et la réorganisation de l'œuvre en termes d'instrumentalité et d'efficacité
rendent obsolètes certaines valeurs anciennes, mais les vieilles valeurs
interprétatives survivent comme des tentations résiduelles qui vont toutes
s'avérer insatisfaisantes et frustrantes. La tentation réaliste, bien sûr: elle
implique le réassemblage de tous les matériaux bruts en une seule action
unifiée, et safrustrationne résulte pas uniquement de la présence arbitraire
d'autres matériaux aléatoires, comme nous le verrons. Il y a également une
chose qu'on pourrait qualifier de tentation interprétative moderniste: celle
224 Lecture et division du travail
« Un de ses bras tendus en avant, tâtonnant dans le vide, Orion avance toujours en direction
du soleil levant, guidé dans sa marche par la voix et les indications du petit personnage
juché sur ses épaules musculeuses. Tout indique cependant qu'il n'atteindra jamais son but,
puisqu'à mesure que le soleil s'élève, les étoiles qui dessinent le corps du géant palissent,
s'effacent, et la fabuleuse silhouette immobile à grands pas s'estompera peu à peu jusqu'à
disparaître dans le ciel d'aurore.» (CC222)
Mais cette superbe période, qui fait osciller avec frénésie tous les compteurs
Geiger de l'interprétation, est absolument sans rapport avec les autres
éléments narratifs (c'est plutôt en provenance du livre illustré de Claude
Simon, Orion aveugle, qu'elle arrive dans le roman). Au mieux un vous
Phrases 219
ils inspirent en tout cas fort peu d'optimisme quant à cette possibilité de
contrôler ou de maîtriser les processus, soi-même et la destinée de la nature
et de la collectivité que comprend et projette nécessairement un travail non
aliéné. Ainsi, l'ancienne analogie romantique tend à rester lettre morte car
la production artistique brandie comme modèle utopique d'une vie sociale
alternative est elle-même un livre clos.
Quant au jeu, il est possible que, en tant que rappel ou expérience
alternative, il ne signifie plus grand'chose dans une situation où le loisir est
aussi marchandisé que le travail, les vacances et le temps libre aussi organisés
et planifiés que la journée de travail, et où il est l'objet de nouvelles industries
de distraction de masse de toutes sortes, dotées de leurs matériels et produits
high tech personnels et distincts, et chargées de processus d'endoctrinement
idéologique complets et eux-mêmes intégralement organisés. Autrefois, le jeu
concernait les enfants qui tenaient lieu, dans une société plus ancienne, de
ces représentants plus lointains de la Nature comme le sauvage. Mais là où
les enfants sont eux-mêmes pris en main, organisés et intégrés à la société de
consommation, l'enfance pourrait bien avoir perdu sa capacité à suggérer ou
à représenter des idées comme le jeu, idées qui passaient pour communiquer
la liberté en mouvement en tant que forme active d'auto-invention et
d'autodétermination.
Dans ces circonstances, même les expériences les plus marginales et
dégradées - comme le hobby, le passe-temps - sont invoquées pour donner
de lointains aperçus de ce que sont des activités humainement satisfaisantes,
aperçus qui sont déformés et amputés par leur médium. Dans le cas du
hobby, par exemple, ce qui est fortement anti-officiel (le rôle de l'amateur,
faire des choses après ses heures de travail, décider de passer ou perdre son
temps délibérément et sans culpabilité, revenir à des talents manuels plus
archaïques) exclut aussi systématiquement le collectif en tant que tel, et
offre une perspective où, à la différence du plaisir esthétique, nous nous
plaisons à garder ces satisfactions pour nous-mêmes, et ne cherchons pas à les
partager et à les valider par le biais de l'expérience d'autres gens (la dimension
sociale, comme Gadamer l'a à juste titre souligné, de l'universalisme de la
Phrases 223
(la miniaturisation étant, en général, l'un des indices et signaux les plus
forts de la présence de la production en tant que processus). C'est comme si
le texte et ses modèles disparus revenaient sur toute l'agitation de l'histoire
humaine du point de vue d'une ère géologique où la vie humaine aurait
disparu de la planète; c'est dire le prodigieux prix qu'il a fallu payer pour
figurer à notre époque un travail non aliéné.
Mais l'oeuvre de Simon (jusqu'au tout dernier livre de sa série nouveau
roman) ne thématise pas la production et l'activité de cette manière. Au
mieux, elle parvient à en donner une approximation dans le processus de
traduction (latin, dans La Bataille de Pharsale, espagnol dans Les Corps
conducteurs) où la production d'une phrase se dote d'une sorte d'opacité
et, pour ainsi dire, de résistance de la matière. Les romans de Simon
nous donnent l'expérience d'une production sans qu'elle soit identifiée
comme telle et sans son nom abstrait officiel: et savoir si, en littérature, la
thématisation d'un tel processus - sa transformation en un symbole et une
signification, en une représentation - n'aboutit pas, par quelque mystérieux
principe heisenbergien du langage littéraire, à le transformer en autre chose
doit rester une question ouverte. Mais, le thème apparaît en fait dans le
dernier nouveau roman, Leçon de choses (1975), où il est inséré dans le texte
imprimé comme une sorte de feuille volante :
« Sensible aux reproches formulés à ['encontre des écrivains qui négligent les "grands
problèmes", l'auteur a essayé d'en aborder ici quelques-uns, tels ceux de l'habitat, du travail
manuel, de la nourriture, du temps, de l'espace, de la nature, des loisirs, de l'instruction, du
discours, de l'information, de l'adultère, de la destruction et de la reproduction des espèces
humaines ou animales. Vaste programme que des milliers d'ouvrages emplissant des milliers
de bibliothèques sont, apparemment, encore loin d'avoir épuisé. Sans prétendre apporter de
justes réponses, ce petit travail n'a d'autre ambition que de contribuer, pour sa faible part et
dans les limites du genre, à l'effort général. »
Il ne semble pas vraiment bien fondé d'y voir de l'ironie (sauf dans le sens
d'un nouveau genre d'ironie vide, ou blanche, une juxtaposition dont on ne
tire plus les anciennes conclusions ironiques pour quelque raison que ce soit),
pas plus qu'il ne paraît exact de voir dans l'insertion du colloque d'écrivains
Phrases 225
une satyre ou une attaque contre les valeurs politiques et la littérature engagée
de Sartre. Mais il est tout aussi certain que c'est une manière très particulière,
sinon historiquement originale, de gérer une querelle idéologique: l'attirer au
sein du texte de telle sorte qu elle fasse également partie de la surface plane
sur laquelle les autres matériaux sont dispersés et exposés. Peut-être, en fait,
est-ce ainsi que finit l'idéologie, sur une reprise postmoderne des thèses
des années cinquante sur la fin-des-idéologies, non en se volatilisant dans
l'enlisement général dans les élections libres et les biens de consommations,
mais plutôt en s'inscrivant sur le ruban de Mœbius des médias, de telle
manière que ce qui constituait des idées virulentes, subversives ou du moins
offensives, se transforme alors en autant de signifiants matériels que vous
regardez un instant avant de passer ensuite à autre chose.
En revanche, cet épisode inverse dans les faits le commentaire de Sartre
cité plus haut: peut-être n'est-on pas capable de lire un nouveau roman Assis
un pays du Tiers Monde (ce qui est une question assez discutable depuis
Sarduy et les autres écrivains de la «nouvelle vague» postcoloniale), mais il
est impossible de lire le Tiers Monde à partir de ce nouveau romand, dont
les contenus sont tellement systématiquement tirés du Tiers Monde interne
de Manhattan et de celui, externe, de l'Amérique Latine qu'il les enveloppe
et les maintient à l'intérieur de lui-même. On peut en tout cas considérer
que le rapport de Simon avec ces matériaux bruts est plus réaliste, dans
toutes les acceptions du mot, que celui de Robbe-Grillet, dont les récits
BD-pop-postmodernes par violent contraste avec le rapport pictural et
moderniste de Claude Simon avec le visuel - sont à de nombreux égards plus
esthétisants. Le stéréotype est ce qui est déjà préconsommé, esthétiquement
préparé pour la consommation, tandis que la lutte palpable pour rendre dans
les phrases les données sensibles laisse dans son échec un résidu et vous fait
sentir la présence du référent au-delà de la porte close.
C'est pourtant là une porte qui va probablement rester fermée pour
quelque temps. Pour le meilleur ou pour le pire, dans notre société, l'art ne
semble pas offrir un quelconque accès direct à la réalité, une quelconque
possibilité de représentation non médiée ou de ce qu'on appelait jadis le
226 Lecture et division du travail
Phrases 227
On a souvent cru voir dans un certain tournant spatial l'un des moyens
les plus efficaces de distinguer le postmodernisme du modernisme. Il est en
effet désormais classique de considérer son expérience de la temporalité -
temps existentiel et mémoire profonde - comme l'une des dominantes du
haut moderne. Avec le recul, ce qu'on appelait la «formespatiale» des grands
modernismes (définition que nous devons à Joseph Frank) s'avère relever
davantage des emblèmes mnémoniques unificateurs des palais de la mémoire
de Frances Yates que des confusions et de l'expérience spatiale discontinue du
postmoderne, tandis que la synchronicité urbaine de la journée d'Ulysse se lit
aujourd'hui comme une relation de souvenirs associatifs intermittents qui
trouvent leur épanouissement temporel dans le théâtre du rêve au chapitre
paroxystique de Nighttown.
C'est entre deux formes d'interrelations temps-espace plutôt qu'entre ces
deux catégories inséparables que se situe la distinction, même si la vision
postmoderne du schizophrène idéal ou héroïque (comme chez Deleuze)
marque l'impossible effort d'imaginer quelque chose comme une pure
expérience de présent spatial au-delà d'une histoire passée et d'une destinée
ou d'un projet futur. Toutefois, l'expérience du schizophrène idéal reste une
expérience du temps, encore qu'expérience du présent éternel nietzschéen.
Ce que l'on entend lorsque l'on parle de la spatialisation du temps, c'est
plutôt la volonté d'assujettir le temps en le mettant au service de l'espace, si
ce mot convient encore.
Et, en effet, les mots et les termes ont leurs propres connivences avec ces
deux épistèmes, respectivement: si les mots expérience et expression semblent
toujours largement en adéquation avec la sphère culturelle du moderne, ils
sont totalement déplacés et anachroniques dans une ère postmoderne, où,
si la temporalité y a encore sa place, il vaudrait mieux parler de Récriture du
temps, plus que d'une expérience vécue, quelle qu'elle soit.
232 L'Utopisme après la fin de l'utopie
96,688,365,498,695
96,688,365,498,694
Si l'on introduit les années soixante dans ce récit historique, tout change;
„ Marcuse » devient quasiment le nom d'un renouveau explosif de la réflexion
et de l'imagination utopiques, ainsi que d'une renaissance de l'ancienne
forme narrative. La réinvention littéraire la plus riche du genre fut The
Dispossessed (Les Dépossédés) (1974) d'Ursula K. Le Guin, tandis que Ecotopia
(1975) d'Ernest Callenbach fournit une somme de tous les élans disparates
des années soixante et ranima l'ambition (elle-même proprement utopique)
d'écrire un livre autour duquel pourrait se cristalliser un mouvement
politique, comme ce fut le cas avec Looking Backward (Cent ans après)
d'Edward Bellamy et le mouvement de masse autour de son parti nationaliste
lors d'un stade précédent et analogue de l'utopisme politique nord-américain.
Ce ne fut pourtant pas ainsi que les élans utopiques des années soixante se
mêlèrent, ils produisirent plutôt une gamme dynamique de mouvements
micro-politiques (quartier,race,ethnie, genre, et écologique) qui eurent pour
dénominateur commun la problématique résurgente de la Nature sous des
formes variées (souvent anticapitalistes). Il est certain qu'on peut, au sein
de notre premier paradigme, réinterpréter ces développements politiques et
sociaux comme constituant un rejet de la politique traditionnelle partisane
de gauche et, de ce fait, à leur façon, comme une autre « fin de l'idéologie ».
Dans quelle mesure ces multiples élans utopiques se sont prolongés à la fin
des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt n'apparaît pas non
plus clairement (on a, par exemple, considéré Handmaid's Taie (La Servante
écarlate) (1985) de Margaret Atwood comme la première dystopie féministe
et, par là même, comme la fin de la très riche tradition féministe dans le
genre utopique). D'un autre côté, il semble aussi raisonnable de revenir au
phénomène de la spatialisation déjà évoqué ici, et de voir dans ces diverses
visions utopiques, telles qu'elles ont émergé depuis les années soixante, le
développement d'une gamme d'utopies proprement spatiales où l'on projette
la transformation des rapports sociaux et des institutions politiques sur la
vision du lieu et du paysage, y compris du corps humain. La spatialisation,
quoi qu'elle puisse retirer à la capacité de penser le temps et l'histoire, ouvre
aussi une porte sur un nouveau domaine pour l'investissement libidinal de
240 L'Utopisme après la fin de l'utopie
type utopique, et même protopolitique. C'est en tout cas par cette porte
entrebâillée que nous allons chercher, sinon à entrer, du moins à regarder
dans le développement suivant.
L'installation de Robert Gober paraît offrir un excellent point de départ
pour entamer cette enquête puisqu'elle nous propose un encadrement de
porte vide. Elle nous contraint également à poser - mais aide à y répondre
- la question évidente de la pertinence des concepts de spatialisation quand
nous avons affaire à des arts qui sont déjà très manifestement spatiaux. Mais
la spatialisation postmoderne se joue dans la relation et la rivalité entre les
différents médias spatiaux - dans les prétentions et les pouvoirs formels de
la vidéo sur le cinéma, par exemple, ou de la photographie sur la peinture
comme médium. En fait, nous pourrions dire ici de la spatialisation qu'elle
est le processus par lequel les beaux-arts traditionnels sont médiatisés:
c'est-à-dire qu'ils prennent maintenant conscience d'eux-mêmes en tant
qu'ensemble de médiums différents inscrits dans un système médiatique
où leur propre production interne constitue aussi un message symbolique
et une prise de position sur le statut du médium en question. L'installation
de Gober - qui comprend ce qu'on aurait pu autrefois appeler peinture,
sculpture, écriture et même architecture - tire ainsi ses effets d'un lieu qui
n'est pas au-dessus des médias mais se trouve au sein de leur système de
relations : ce qu'il vaut mieux qualifier de genre de réflexivité plutôt que de
«multimédia», notion plus classique qui implique normalement l'émergence
d'une sorte de superproduit ou d'objet transcendantal - le Gesamtkunstwerk
- à partir de cette synthèse ou combinaison. Mais cette installation n'est
manifestement pas un objet d'art en ce sens.
Tout d'abord, il n'y a aucune « représentation » à contempler. La porte,
la peinture, le remblai, le texte, aucun d'entre eux n'est en soi l'objet de
notre attention indivise ; mais on pourrait en dire autant des éléments
d'une installation de Haacke ou, au-delà, des agencements typiquement
postmodernes de Nam June Paik, face auxquels seul le visiteur de musée
le plus fourvoyé chercherait l'«art» dans le contenu des images vidéo, par
exemple. Pourtant, entre Haacke (ou même l'art « conceptuel » apolitique
Espace 241
- • ' 4 * 4
de Paik) et cet espace particulier (qui dans un certain sens évoque aussi un
«concept»), il semble y avoir une profonde différence méthodologique,
pratiquement une inversion dans les opérations en question. L'œuvre de
Haacke est in situ, spécifique à la situation, comme on l'a dit. Elle met en
avant le musée comme tel dans son institutionnalité : c'est un élément qui
est totalement absent chez Goder, et qui vient, pourrait-on dire, révéler
le mauvais Utopisme, ou utopisme apolitique, de son installation, sinon
confirmer les pires craintes que l'on pouvait entretenir à l'égard de l'idéalisme
inhérent au projet.
Haacke déconstruit : ce mot à la mode paraît pratiquement inévitable
quand on pense à lui (et il retrouve, dans ce contexte, un peu de son sens
original, fort, politique et subversif). Son art a un caractère corrosif propre
à une culture politique européenne; celui de Gober est aussi américain que
les Shakers ou Charles Ives, sa communauté absente et son «public invisible»
Espace 243
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Espace 249
existence plus véritable que celle d'un stéréotype ou d'un fantasme culturel.
À cet endroit, toutefois, la trajectoire signifiante ne fait pas de halte mais
au contraire prend vraiment son essor. Car il nous est maintenant possible
de passer du texte postmoderniste au remblai, tout aussi postmodemiste,
et nous demander si, loin de marquer la place de la Nature, il ne constitue
pas plutôt quelque chose comme le tombeau de la Nature, à un moment
où cette dernière a été systématiquement éclipsée de l'objet-monde et des
rapports sociaux d'une société dont la domination tendancielle sur son
Autre (le non-humain ou le précédemment naturel) est plus complète qu'à
n'importe quel autre moment de l'histoire humaine. Dans cette perspective,
comme le deuil d'un objet perdu dont on peine même à se souvenir, le
retour sur les autres objets les révèlent radicalement modifiés et transformés.
L'encadrement de porte-métonyme de l'habitat humain et du social - s'avère
maintenant n'avoir pas été simplement culturel, et une représentation,
mais être aussi une représentation nostalgique d'une forme plus naturelle
d'habitation. Cet élément, maintenant, « ouvre la porte » à quantité
d'angoisses économiques et historiques liées à la spéculation immobilière et
à la disparition de la construction de l'ancien logement mono familial, qui
sont l'autre visage du «postmoderne» de nos jours et entraînent la peinture
de paysage dans une nouvelle réalité sociale où, de document de l'histoire
culturelle, elle devient une antiquité et une marchandise, un élément
d'ameublementyuppieet, en ce sens, n'est pas moins «contemporaine» que
son opposé postmoderne. Ce dernier, quant à lui, commence à se détacher
avec plus d'insistance sur notre nouvelle trajectoire en tant que langage et
en tant que communication (plutôt que comme production artistique dans
n'importe quel sens ancien) et introduit dans cette nouvelle construction
l'omniprésence des médias, qui semblent, pour beaucoup, constituer l'un
des traits fondamentaux de la société contemporaine.
À ce moment, cependant, la victoire du postmoderne, - son triomphe sur
ces éléments anciens, apparemment nostalgiques, qui l'accompagnent - n'est
aucunement assurée. Car si le texte encadré est la pointe d'épice, la note
discordante, le punctum de Barthes au sens de l'élément le plus actif, et qu'il
252 L'Utopisme après la fin de l'utopie
Berger fait explicitement ressortir ces temps du passé pour souligner non
seulement que la vocation utopique de la peinture incarnée dans le cubisme
254 L'Utopisme après la fin de l'utopie
retrouver « des styles picturaux... comme une sorte d'objet trouvé, détaché de
ses références sémantiques comme de chaque association métaphorique. Ils
se consument dans l'exécution de l'œuvre, qui devient le creuset dans lequel
se purifie leur exemplarité. Pour cette raison, il est possible de renouveler
des références autrement irréconciliables, et d'entremêler différentes
ambiances culturelles », obtenant « des hybrides et diverses dislocations du
langage incroyables eu égard à leur situation historique [77*56-58]. «Une
sensibilité néomaniériste prend le dessus, sensibilité qui traverse l'histoire de
l'art sans identification rhétorique ni pathétique, déployant à la place une
latéralité souple capable de traduire la profondeur historique des langages
recouvrés en une superficialitédésenchantée et désinhibée. » [77*66-68],
L'autre caractéristique de la condition postmoderne, implicite mais que ces
remarques n'abordent pas, c'est, bien entendu, notre vieil ami « la mort du
sujet», la fin de l'individualité, l'éclipsé de la subjectivité dans un nouvel
anonymat qui n'est pas anéantissement ou refoulement puritains mais
probablement pas vraiment non plus cefluxschizophrène et cette libération
nomade si souvent célébrés.
Le Surréalisme sans l'Inconscient : c'est ainsi qu'on est également tenté
de définir la nouvelle peinture, dans laquelle émergent les genres les
plus incontrôlés de figuration avec une absence de profondeur qui n'est
même pas hallucinatoire, comme l'association libre d'un sujet collectif
impersonnel, sans la charge et l'investissement d'un Inconscient personnel
ou de groupe: l'iconographie populaire de Chagall sans le Judaïsme ou les
paysans, les dessins bâton de Klee sans son projet personnel particulier,
art schizophrène sans schizophrénie, «surréalisme» sans son manifeste ou
son avant-garde. Cela signifie-t-il que ce que nous appelions l'Inconscient
ne fut lui-même qu'une pure illusion historique produite par certaines
théories dans une certaine configuration spécifique à la situation du
champ social (comprenant certains types d'objets urbains et certains types
de population urbaine) ? L'important est donc de dénicher une différence
historique radicale, et non de prendre parti ou de distribuer des bons points
historiques.
Espace 257
Dans cet esprit, il est alors frappant que, pour une grande part, la
peinture néofigurative actuelle soit cet espace extraordinaire dans lequel
toutes les images et les icônes de la culture se déversent et flottent, un peu
au hasard, comme une obstruction du visuel, détournant avec elles tout ce
qui vient du passé sous le nom de « tradition qui arrive dans le présent à
temps pour être réifiée visuellement, disloquée et emportée avec le reste.
C'est dans ce sens que j'associe cette peinture avec le terme déconstructif,
car il s'agit d'une immense dissection analytique de toute chose, d'un
coup de bistouri sur l'abcès visuel. La valeur thérapeutique de l'opération
- dans le sens où Susan Sontag évoqua autrefois une sorte d'« écologie»
de l'image, une diète ou une cure anticonsumériste, un traitement contre
la société de l'image5 - est loin d'être évidente. Il est en tout cas difficile
de discerner la fonction d'un concept tel que « la cure » en l'absence de
sujet, qu'il soit individuel ou collectif. Cependant, il se dégage du meilleur
de cette peinture un puissant mouvement d'interférences (nuées de
courts-circuits électriques, grésillement d'une chair brûlée spéculaire ou
même scopophile), comme dans le travail de David Salle. Sa catégorie
archétypale (car il ne s'agit pas exactement d'une forme) semble être
l'organisation vide du diptyque ou double panneau (parfois réécrit sous
forme de superpositions, de surimpression de dessins et de griffonnages) où,
pourtant, demeure absent le contenu qui accompagne traditionnellement
un tel geste («allez, regarde un peu cette image, et ça») - authentification et
dés-authentification, dévoilement ou démasquage, ponction d'un système
de signe au nom d'un autre ou de la «réalité»; et, en même temps, la fin
de l'idéologie, en particulier la fin de Freud et la fin de la psychanalyse,
conforte l'impossibilité pour tout système herméneutique ou interprétatif
de domestiquer ces juxtapositions et de les transformer en significations
exploitables. Par conséquent, quand elles fonctionnent, il est difficile de
distinguer entre le choc qui atteste de leur « bon fonctionnement» et cette
«douceur» dont parle Bonito-Oliva, qui résulte de l'abstention de l'objet
d'art de s'adresser à vous et vous harceler à des fins idéologiques, mais qui
résulte aussi de sa dissolution en une «digression multidimensionnelle».
264 L'Utopisme après la fin d e l'utopie
«Une plage vide au sable vitrifié. Ici, le temps des horloges n'a plus de sens. Même
l'embryon, symbole de la croissance secrète et du possible, a perdu sa substance, n'est plus
qu'un objet mou et vide. Ces images sont les résidus d'un moment du temps resurgi dans
la mémoire. Pour Talbot, les éléments les plus inquiétants sont les sections rectilignes de
la plage et de la mer. Le déplacement de ces deux images à travers le temps et leur mariage
avec son propre continuum les avaient fondues en structures rigides et inébranlables de sa
conscience. Plus tard, marchant sur la ttavée, il eut la révélation que les formes rectilignes
de sa réalité consciente étaient en b i t les trajectoires distordues d'un quelconque avenir
calme et harmonieux 6 . »
« Powers ressentit soudain le poids massif de l'escarpement s'élever dans le ciel comme
une falaise de craie lumineuse [...] Non seulement il voyait l'escarpement, mais il avait
conscience de son âge fabuleux [...] Les crêtes déchiquetées [...] tout cela lui apportait une
image distincte, un millier de voix qui, à l'unisson, lui contaient la totalité du temps écoulé
dans la vie de l'à-pic. [...] Powers avait ralenti et détourné le regard de la falaise. C'est alors
qu'il ressentit une seconde vague de temps balayer la première. L'image était plus vaste mais
d'une moins immense perspective, elle irradiait du large disque du lac salé... [...] Fermant
les yeux un instant, Powers se laissa aller en anière et guida la voiture dans l'intervalle entre
les deux fronts du temps, cependant que les images s'approfondissaient et se renforçaient
dans son esprit 7 .»
Espace 263
Immanence et nominalisme
dans le discours théorique postmoderne
ce séparatisme, de quelque manière qu'il soit conçu, devient alors une simple
théorie «nommée» de plus. Et, quant aux deux théories précédemment
citées, la pluralité des marxismes aujourd'hui, comme la pluralité des
écoles psychanalytiques, semblent les rendre moins menaçantes, ou, du
moins, moins manifestement « extrinsèques ». Par conséquent, on peut
s'attendre à ce que la « résistance à la théorie», telle que l'appelait Paul de
Man (visant, bien sûr, simplement sa propre « théorie»), prenne des formes
complexes, au second degré, qui ne sont qu'apparemment comparables
aux anciennes résistances. Même le slogan du « retour à l'Histoire» (si c'est
vraiment ainsi qu'il fout définir le New Historicism) est trompeur dans la
mesure où l'«histoire» n'est pas aujourd'hui l'opposé de la «théorie», mais
représente plutôt une pluralité foisonnante de « théories » historiques et
historiographiques variées (école des Annales, métahistoire, psychohistoire,
histoire thompsonnienne, etc., etc,.). Mais le mot «pluralisme» est lui-même
une manière plutôt « extrinsèque » de décrire la situation intellectuelle
actuelle.
Le premier problème, pratiquement, que nous rencontrons pour
circonscrire le New Historicism et raconter l'histoire de son émergence
concerne ce nom lui-même, qui présuppose l'existence d'une «école» ou d'un
« mouvement » (ou d'une « théorie » ou d'une « méthode »), alors qu'en vérité,
comme j'essaierai de le montrer dans un moment, ce qui semble caractériser
ses différents participants, c'est davantage une pratique partagée d'écriture,
plus que n'importe quel contenu ou conviction idéologique. Peut-être cela
joue-t-il un rôle dans les sentiments mitigés qu'ils entretiennent à l'égard
d'une étiquette, qui, quelle que soit la façon dont elle prit naissance chez
eux, leur revient maintenant de l'extérieur comme une sorte d'accusation.
Peu de mouvements intellectuels récents (si nous pouvons toujours utiliser
librement ce mot) ont vraiment généré autant de passion et d'opposition
que celui-là (à l'exception de la déconstruction), et celà autant à Droite qu'à
Gauche. En fait, s'il y a un intérêt à définir constitutivement le moment
postmoderne comme celui où les avant-gardes et les mouvements collectifs
traditionnels deviennent impossibles, c'est qu'il semble alors possible
270 Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme
devons passer sous silence l'excellente analyse que nous livre Michaels sur
ces sujets, sauf pour faire observer que la question de l'esclavage enracine le
livre dans le courant dominant de l'histoire américaine, alors que l'incursion
apparemment aberrante dans les matériaux de l'Europe de l'Est est en réalité
la mise à l'épreuve fondamentale de The Gold Standard dans son ensemble ;
à savoir, la combinaison, chez Norris et par-dessus tout dans McTeague, des
phénomènes jumeaux de l'avarice et du masochisme (dans la personne de
Trina). Enfin, l'or fait sa triomphale apparition dans la «réalité» du texte
naturaliste (par opposition aux fantasmes et résolutions imaginaires des
« théories » juridiques de l'esclavage, d'un côté, ou du « droit canon » du
masochisme, de l'autre). Cependant, ce long excursus dans le foncier et la
propriété a conféré à cette nouvelle combinaison de la valeur et du moi,
le « niveau » supplémentaire de la théorie juridique et contractuelle qui
va rapidement, comme nous allons le voir, se libérer de ces contraintes et
devenir autonome.
L'astucieuse lecture que fait Michaels de McTeague a le mérite de «produire
le problème» de ce roman au moyen d'une «solution» qui ne convaincra pas
nécessairement tous ses lecteurs (pas plus que la lecture de Charlotte Perkins
Gilman) : « La contradiction est donc que Trina appartient à McTeague,
mais pas son argent... Les désirs simultanés de posséder et d'être possédé
constituent le paradoxe émotionnel que Norris commence à élaborer dans
McTeague» [G5 123]. Même si vous n'aimez pas cette façon de le faire,
vous vous trouvez dorénavant confrontés néanmoins à la dissociation des
« thèmes » de l'argent et de la violence instinctive, dissociation qui sera le
problème qu'aura à résoudre toute lecture à venir. Cette solution précise
permet à Michael de faire le lien entre l'avarice dans ce texte et la passion
du prodigue ailleurs ( Vandover and the Brute) ; tous deux, via Simmel, se
révèlent être de « tragiques » tentatives pour échapper au système du marché
proprement dit et d'abolir l'argent:
Tout se passe comme si, du point de vue du prodigue, le refus de l'avare
à dépenser de l'argent représentait une tentative ratée de se retirer de
l'économie monétaire, ratée parce que dans une économie monétaire, le
Théorie 291
qu'il inspire à Carrie doivent être lues comme une rupture radicale avec les
élans précédents, plus « matérialistes », de cette dernière. Michaels soutient
que non, et je pense qu'il a raison, mais la formulation de l'argument est
instructive : « L'idéal qu'Ames représente pour Carrie est ainsi un idéal
d'insatisfaction, de désir perpétuel. » [GS 42] Nous ne sortons en réalité
jamais de l'appétit de consommation chez Oreiser; il n'y a aucune «vision
alternative» ; aucun contre-élan n'est perceptible; aucune expérience ne reste
hors de sa contamination ; rien ne vient démentir cet élément omniprésent
que Michaels identifie, également à raison, comme le «marché». Ou, du
moins, rien de social car, dans ses pages les plus électrisantes, Michaels
détermine ce qui est, pour Dreiser, le véritable Autre du marché et de la
consommation de biens, à savoir, la mort : « Dans Sister Carrie, la satisfaction
n'est jamais désirable ; elle est au contraire le signe du commencement de
l'échec, du déclin, et finalement de la mort.» [C7542] (Quelque chose
d'approchant était à l'oeuvre dans la lecture de Hawthorne où la solution
- inaliénabilité du titre, romanesque, immunité contre le marché - était
pareillement une solution d'aphanisis: «Alice Pyncheon s'imagine être
immunisée contre la possession... simplement parce qu'elle ne ressent aucun
désir.» [GS 108]) Si le «réalisme» a une quelconque signification, alors il
vise ceci : les parties sur Hurstwood dans Sister Carrie, la représentation de
l'Autre mortifère du marché et du désir, une «littérature toute d'épuisement
du désir et de faillite économique» [G546]. Les «réalismes» - comme
celui du pauvre vieux Howells - qui évoquent une retraite pastorale du
marché dans un autre espace intra-mondain ne sont que des fantasmes
faibles et sentimentaux, même si La Maison aux 7pignons échappe de
façonremarquableà ce jugement en s'inscrivant comme non réaliste et en
affrontant bille en tête la contradiction dans sa forme même.
La polémique prend maintenant une autre tournure, complémentaire :
car, selon Michaels, il s'ensuit que, puisque l'oeuvre de Dreiser est une
œuvre d'immanence absolue au marché, la critique sur Dreiser ne peut que
malhonnêtement présenter ces textes comme une critique du marché. Par
conséquent, nous nous trouvons soudain face à la réapparition de l'une
Théorie 297
«Je cite ici [Richard Wïghtman] Fox et [T.Jackson] Lears, et plus loin Alan Trachtenberg
et Ann Douglas, non parce qu'ils me semblent être des spécimens particulièrement
remarquables de la tradition "distinguée" (genteel) ou progressiste dans l'histoire culturelle
américaine mais - juste à l'opposé - parce qu'ils sont exemplaires dans leurs tentatives
d'imaginer des visions alternatives de la culture américaine. Ce qui rend d'autant plus
frappant le fait qu'ils ne s'écartent en définitive pas de cette vision distinguée/progressiste
pour laquelle les œuvres d'art importantes, en un sens, transcendent le marché ou s'opposent
à lui. Ici, j'ajouterai que la critique littéraire américaine (plus encore que l'histoire culturelle
américaine) a habituellement appréhendé tant les objets de son admiration qu'elle-même
comme étant opposés à la culture de consommation - et, à quelques exceptions près,
continue de le faire. Aucun doute que les partisans nouvellement politisés de la critique
"oppositionnelle" rejetteraient ces assimilations de leur travail à la tradition distinguée. Mais
transformer le lamento (hanJurringing) moral des années cinquante et début soixante en
lamento épistémologique des années soixante-dix parait une piètre avancée. » [G^ 14, n.16]
« Qu'est-ce que ça voulait dire exactement que de considérer que Dreiser approuve (ou
désapprouve) la culture de consommation ? Même si transcender vos origines afin de les
évaluer a constitué le mouvement inaugural de la critique culturelle, au moins depuis
Jeremiah, c'est sûrement une erreur de prendre pour argent comptant ce mouvement : non
pas tant parce que vous ne pouvez pas réellement transcender votre culture, mais parce que,
si vous le pouviez, il ne vous resterait aucun terme d'évaluation - excepté, peut-être, les
termes théologiques. Il semble ainsi erroné d'envisager la culture dans laquelle vous vivez
comme un objet de votre affection : vous ne l'aimez ni ne l'aimez pas, vous existez dedans,
et les choses que vous aimez ou n'aimez pas existent également dedans. Même les refus du
monde de type Bartleby restent inextricablement liés à elle - qu'est-ce qui pourrait être un
exercice du droit à la liberté de contracter plus puissant que le refus couronné de succès de
Baitleby de prendre part à n'importe quel contrat?»[GS 18-19]
Dans les faits, Michaels rejoue ici le grand débat sur la nature éthique
(et vaguement kantienne) du socialisme de la Deuxième Internationale :
parmi d'autres, mais avec une plus grande précision, Lukics la diagnostiqua
comme un impératif moral qui nous somme de créer quelque chose qui
n'existe pas et qui peut donc, quasiment par définition, n'être jamais réalisé.
La projection du «socialisme» comme alternative éthique radicale à l'ordre
existant garantit quasiment l'impossibilité de son avènement : et cela, non
pas en dépit de sa vraisemblance et de sa force comme critique éthique du
capitalisme, mais quasiment en proportion. Sur un plan empirique, (mais
celle de Lukâcs est également une critique bien sentie de la catégorie même
de l'éthique dans la pensée de Kant), il est clair que plus l'ordre existant est
corrompu et mauvais, moins est grande la probabilité que quelque chose
de bon en sorte. Lukics suggère à juste titre que l'analyse (dialectique)
de Marx de l'apparition du socialisme à partir du capitalisme est très
différente. La force du marxisme proprement dit, tel que Marx le projetait
lui-même, fut d'avoir combiné la thèse sur la désirabilité du socialisme (et
l'intolérabilité du capitalisme) avec une démonstration sur les façons dont
le socialisme était déjà en train de naître au sein du capitalisme, comment
le capitalisme par quelques caractéristiques de sa logique était déjà en
train de créer les structures du socialisme, et comment le socialisme ne se
présentait pas comme un idéal ou une utopie mais comme un ensemble
tendanciel et émergeant de structures d'ores et déjà préexistantes. C'est le
réalisme essentiel de la vision de Marx, que le mot inévitabilité représente
mal d'une certaine manière, dans un autre sens, et dans laquelle l'on peut
Théorie 297
Tout cela semble laisser entendre qu'après tout, nous pouvons sortir
de notre système ou de notre culture. Mais cette puissante objection, que
Michaels formule à notre intention de façon percutante encore et encore,
me semble impliquer un malentendu sur les emplois et la fonction de la
pensée utopique et, même, de la critique utopique. (Je laisserai hors de ce
débat l'utilisation occasionnelle de ce mot clé comme euphémisme pour
le socialisme que font certains d'entre nous). Faire des hypothèses sur ce
discours et son intérêt ne revient pas du tout à affirmer sa possibilité, ou dans
le langage de Michaels, sa capacité, dans n'importe quel sens bien compris
du terme, à sortir de notre propre système. Ce serait une vision des choses
encore relativement représentationnelle qui nous amènerait à passer en revue
More ou Skinner- faire un inventaire de leurs points positifs pour, ensuite,
additionner et comparer leurs succès visionnaires. Ce qu'ils ont réussi,
cependant, était plutôt différent d'une positivité achevée ; ils ont démontré,
pour leur époque et leur culture, ['impossibilitéd'imaginer une Utopie. Ce
sont donc les limites, les restrictions et refoulements systémiques, les espaces
vides dans le projet utopique qui sont les plus intéressants, car eux seuls
témoignent des façons dont une culture ou un système marquent l'esprit le
plus visionnaire et entravent son mouvement vers la transcendance. Mais ces
limites, dont on peut aussi débattre en termes de restrictions idéologiques,
sont concrètes et exprimées dans les grandes visions utopiques ; elles ne
deviennent pas visibles, excepté dans la tentative désespérée d'imaginer autre
chose; si bien qu'un consentement détendu à l'immanence - une conscience
anticipée de l'échec obligé du projet qui nous mène à y renoncer - ne recèle
aucune information expérimentale quant à la forme du système et à ses
frontières, quant à cette manière, historique et sociale particulière, qui fait
qu'un extérieur est inaccessible et que nous sommes renvoyés à nous-mêmes.
Plus étroitement, c'est ce même rapport que nous devons développer avec
les élans radicaux de la culture et de la littérature précédentes. Que Dreiser
ou Gilman aient échoué à imaginer un moyen de sortir des systèmes qui les
entourent comme quelque ultime horizon de pensée n'est guère surprenant;
mais ce sont des échecs spécifiques et concrets qui donnent une idée de la
Théorie 301
façon dont un mouvement radical vers autre chose fait aussi partie intégrante
du système qu'il cherche à éviter ou déjouer, si bien que, à l'extrême limite,
ces gestes de révolte sont des gestes programmés à l'intérieur du système.
Ce processus n'est pas davantage le problème de la conception de nouvelles
pensées, mais plutôt cette chose tout à fait différente et plus tangible qu'est
la production de représentations; en effet, la priorité de l'analyse littéraire
et culturelle sur l'examen philosophique et idéologique se trouve, à cet
égard, très précisément dans larichessede détails concrets qu'offre, sur son
propre échec, toute représentation. C'est l'échec de l'imagination qui est
important, et non sa réussite, dans la mesure où, quoi qu'il en soit, toutes les
représentations échouent et qu'imaginer est toujours impossible. Tout cela
pour dire aussi qu'en termes de positions politiques et d'idéologies, toutes
les positions radicales du passé sont défaillantes, précisément parce qu'elles
ont échoué. L'usage utile des précédents radicalismes tels que le populisme,
le féminisme de Gilman, ou même les élans et attitudes anti-marchands
que Lears et d'autres ont commencé à explorer, ne va pas se trouver dans
leur triomphant regroupement en une tradition radicale de type précurseur
mais avant tout dans leur échec tragique à établir une telle tradition. Progrès
historiques par l'échec plus que par le succès, comme Benjamin ne se lasse
pas de le répéter; et mieux vaudrait penser Lénine ou Brecht (pour prendre
au hasard quelques noms illustres) comme des échecs - c'est-à-dire, comme
des acteurs et des agents contraints par leurs propres limites idéologiques
et celles de leur moment de l'histoire - plutôt que comme des exemples et
des modèles triomphants, sur un mode hagiographique ou glorificateur. La
corruption de Dreiser est totalement au cœur du sujet ici; ce que Michaels
ne prend pas en compte dans sa dénonciation des mésinterprétations
radicales qui ont été faites de Dreiser, ce sont les raisons pour lesquelles,
pour commencer, les lecteurs les ont faites et continuent de les faire -
pourquoi quelque chose dans le texte devrait de manière si impérieuse nous
inciter à présumer que cette analyse élaborée de la soif de marchandise
proviendrait d'une distance intérieure par rapport à elle plutôt que de la
plus pure complaisance. Mais c'est l'ambiguïté même qu'il y a à nommer un
302 l m m w n c < et nomlniliiim dans le discoure théorique postmodeme
« puissance d'agir « que pour l'étendre, découvrant des actes là où il n'y avait
eu que des accidents»[GS222]. Cela suffit: avec ce tour d'écrou, Michaels
déjoue les objections «continentales» dans Against Theory en même temps
qu'il met en marche une nouvelle suite homologique qui finit par inclure la
machine (via Pierce, GS 230) et le jeu (House ofMirth de Wharton). De ce
fait aussi, il renvoie Freud dans un texte local et historique, juste une autre
de ses pièces à conviction, pas moins privilégiée que les autres documents
mais pas davantage non plus : la psychanalyse est maintenant définitivement
remise à sa place en tant que « compulsion à ne pas laisser le hasard compter
pour du hasard.» [GS236]
Ce n'est pourtant pas tout à lait la fin de l'histoire ; que les aventures de la
« puissance d'agir», de la conscience et de l'intention ne s'achèvent pas tout
à fait ici devient plus clair quand nous faisons revenir la question du marché,
dont le statut en tant que « puissance d'agir » à un niveau extrêmement
impersonnel est à peine abordé dans l'escarmouche avec Freud. En fait,
l'inconscient politique du livre de Michaels n'a pas cessé de réfléchir au
problème autrement, d'une manière plus conséquente, et ce qu'il a à nous
dire est assez différent: pas exactement une théorie ni une «solution», mais
une évolution et une restructuration de la problématique qui constituent
une reconnaissance de ces graves questions encore plus significatives que
le règlement de comptes entre intention et psychanalyse. Le «marché»,
après tout, nous renvoyait d'abord aux sujets individuels (Dreiser, Gilman,
Hawthorne, Norris et autres, et leurs personnages) qui, happés dans
la logique de consommation du marché, exprimaient et démontraient
l'impossibilité d'en sortir au profit d'autre chose. En sortir signifiait
simplement mourir (quand ce n'est pas le fantasme romanesque de droits
de propriété immortels, comme chez Hawthorne). Et si cette recherche là
pouvait se prolonger de manière inattendue et plus conséquente? Et si, avec
l'échec à théoriser le « système », l'impossibilité à penser quelque « puissance
d'agir» non-individuelle, sérieuse, collective et pourtant impersonnelle (ce
que le marxisme appelle le «mode de production»), une autre possibilité
s'ouvrait pour appréhender un genre différent de « puissance d'agir» -
Théorie 311
« En (aie, suivant l'exemple de Seltzer, nous pouvons dire que le "discours de la force" non
seulement défait l'opposition entre cotps et machine, mais aussi, peut-être de façon plus
surprenante, défait l'opposition entre le corps/machine et l'âme, entre quelque chose qui
est tout corps et quelque chose qui n'est en rien corps. Ainsi Davis peut penser l'entreprise
comme étant simultanément "intangible" (non corps) et une "machine" (tout corps), non
parce qu'il est incohérent mais parce que ces deux conditions sont plus semblables l'une à
310 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne
l'autre que l'une ou l'autre n'est semblable à l'alternative, une âme dans un corps.[GS201]
"On peut, conclut-il, presque dire la même chose d'Ocupus". Et il le faut, car l'entreprise
n'est pas, d'abord et avant tout, une question de pouvoir ou de pensée et de philosophie
(même si c'est aussi l'occasion pour Royce de proposer son concept de "communauté
d'interprétation"[G5188], ni m i m e une question d'invention de nouvelles catégories
juridiques ou d'application des catégories traditionnelles d'une quelconque nouvelle
manière; c'est d'abord et avant tout une question de représentation. C'est cela le moment
moderniste: non pas simplement l'émergence de la réflexivité dans le processus de création
de fiction (la plus faible de toutes les analyses du modernisme) mais plutôt le sentiment
naissant de la nécessité de cet échec qui doit maintenant être anticipé, ou mieux encore, être
transformé en une nouvelle sorte de succès et de triomphe, en replaçant l'impossibilité de la
représentation au sein de la chose même : "À partir de là, l'entreprise en vient à apparaître
comme l'incarnation de la figuralité qui rend la personne possible, plutôt que comme
une extension figurative de la personne."[GS 205] Les puissances d'agir supnpetsoiuuHes
sont impensables pour l'esprit individuel : c'est du moins ce qu'ils nous disent quand
nous utilisons des m o a tels que classe oa conscience de classe, et les catégories terriblement
anthropomoiphiques telles que le très moqué sujet de l'histoire de Lukics. Et pourtant ils
existent et nous l e nommons : une chose est de croire à l'existence de cette nouvelle entité,
une autre est de la saisir comme figure de ce que, pour commencer, nous ne pouvons pas
vraiment penser ou représenter. En tout cas, Michaels tire ici ce qui reste de tapis sous les
pieds du sujet individuel ou "personnage", qui se révèle n'être pas ce que nous projetons
sur cette entité suprapersonnelle pour la faire ressembler à une personne, mais s'avère, au
contraire, être elle-même un effet et une figure, une projection à partir du collectif, une
illusion de second-degré générée par les priorités de l'histoire elle-même. »
meuble bricolé», pas moins que les œuvres prises comme objet d'étude.
Il faut donc bien voir une source d'honneur et un titre de gloire dans la
vraie brutalité de l'émergence de ses généralisations philosophiques: partir
de zéro dans le domaine de la réflexion n'est pas un exploit donné à tout
le monde. De Man a tenu ses promesses envers Rousseau précisément
par la construction aborigène de son texte ; et il me semble plus productif
d'insister sur les relations entre la difficulté de son livre et la pure simplicité
de ses pensées nouvellement forgées, que d'évoquer une « pensée de l'autre»
hypersophistiquée, si complexe et subtile qu'elle serait à jamais hors de
portée, et, par là même, attiserait ces sentiments de jalousie textuelle
qu'Harpham a identifiée dans la critique de De Man. Pour le dire autrement,
de manière plus esthétique, restituer sa gaucherie à un processus de pensée
initial signifie revenir à l'acte de pensée comme praxis et retirer les réifications
qui se sédimentent autour de cet acte quand il est devenu un objet. Gertrude
Stein aimait dire que « tout chef-d'œuvre a vu le jour avec une dose de hideur
en lui... C'est notre rôle de critique de le regarder en face pour retrouver sa
hideur10».
Le « statut » de Paul de Man en tant que critique et penseur est si
totalement lié à celui de Rousseau que les incertitudes (comme on peut
l'envisager de façons multiples, mais non infinies, je préfère éviter le
mot d'indécidabilitêj relatives à la spécificité historique de ce dernier
communiquent des incertitudes au projet personnel du premier.
Tout d'abord, peu de contemporains ont vécu aussi intensément que De
Man la crise de l'histoire, la crise de l'historiographie, la crise dans le langage
narratif du diachronique : la possibilité de revenir à nouveau à cette expérience
extrême (de quelque manière qu'il décidât de la traiter théoriquement) est
alors pour nous l'une des sources de la valeur et de la portée de sa réflexion
sur le sujet. «J'ai commencé à lire Rousseau sérieusement», nous dit-il, «en
vue d'une réflexion historique sur le romantisme et me suis trouvé incapable
d'aller au-delà de problèmes d'interprétation spécifiques. En essayant
de résoudre ces problèmes, j'ai dû passer de la définition historique à la
problématique de la lecture. Les effets de ce déplacement, qui est d'ailleurs
316 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne
« Les passions sont donc conçues comme des besoins pathologiques, ce qui explique pourquoi
elles sont valorisées en termes de plaisir et de douleur. L'allégorie adopte inévitablement un
vocabulaire eudémonique. Dans ses venions plus domestiques, ce vocabulaire crée le mélange
de douceur érorique et de mensonge, d'un "doux modèle" et d"acres baisere", qui caractérise
souvent les fictions de Rousseau. Lui-même a comparé Julie au soave licor (Le Tasse) qui
masque l'amertume de son véritable propos, et cette saveur légèrement nauséabonde
correspond au goût nécessairement "mauvais" de Rousseau. On peut toujours se consoler de
cet effet écœurant par la lecture vivifiante du Contrat social» [Afi 209/254-551
Théorie 311
catégorie du « fictif» (avec celle, tout aussi importante pour de Man, par
delà toutes les transformations nécessaires, du «langage littéraire»). Pour le
moment, cependant, il suffit de signaler la présence opérationnelle dans les
textes de De Man d'anciennes catégories telles que «fiction» ou «ironie»,
que le texte derridien ne paraît pas particulièrement respecter ou prendre en
compte. L'intérêt de Derrida (pour le résumer trop rapidement) ne se porte
pas sur lafictionnalitéde l'« expérience » du passé que l'analyse de Rousseau
semble présupposer mais sur les contradictions internes de sa formulation.
Parvenir à revenir mentalement à une situation qui doit avoir existé autrefois
(il faut qu'il y eut une fois où le langage apparut chez les hominidés; il doit
y avoir un temps où le superflu n'existait pas, où lentement les institutions
sociales et tribales virent le jour) exige de nous de postuler, que ce soit dans
le langage ou dans l'écriture, une condition, un état dans lequel ces deux
« propriétés » sont absentes, chose dont on peut, en tout cas, illustrer les
nombreuses incohérences et contradictions par la chose suivante : à savoir, la
difficulté pour un être qui « possède » la parole/ l'écriture, d'imaginer ce que
leur absence pourrait possiblement entraîner. Ce point particulier menace
alors toute imagination de changement radical ou de différence radicale,
et pose la question suivante : comment un être informé par un système
dans le présent pourrait possiblement avoir une quelconque appréciation
d'une condition radicalement différente, puisque, par définition, la thèse
de la différence et du changement veut justement dire cela, que le passé
est inaccessible et inimaginable ? Mais la force de l'argument de Derrida
requiert la précondition politique et intellectuelle que nous continuions
effectivement à «croire» en la différence du passé, malgré l'incohérence
de cette conception ; il semble que la fictionnalité de de Man ne présente
plus cette impasse déchirante. L'état de nature se ramène à une situation
optionnelle; ou plutôt, son contenu historique est remplacé par un intérêt
philosophique d'un genre assez différent, qu'il serait erroné de qualifier
d'épistémologique et dans lequel le problème des origines est également,
d'une certaine manière, transformé: c'est toute la question de la naissance
de l'abstraction et, en fait, de la conception philosophique en tant que telle,
324 Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne
Théorie 329
Théorie 331
Une autre façon de dire tout cela est d'appréhender les moyens par lesquels
le dispositif conceptuel petsonnel de De Man - parfois appelé « rhétorique »-
possède aussi une fonction de médiation. Notre discussion de cet usage précis
du terme métaphore pour désigner la conceptualisation en général suggère
que ce qui est à l'œuvre ici est un petit peu plus compliqué qu'une simple
(ou convenablement élaborée) réécriture de matériaux textuels en termes
de tropologie : cela caractériserait mieux le travail de Hayden White, de
Lotman ou du groupe mu (dont de Man chercha à se distancier d'un point
de vue stratégique). Au contraire, le plus grand usage médiateur de la notion
de métaphore permet à la tropologie de s'attacher terminologiquement à
une variété d'objets et de matériaux différents (politiques, philosophiques,
littéraires, psychologiques, autobiographiques) où devient alors autonome
une certaine analyse des tropes et de leur mouvement. La métaphore est ainsi
le lieu clé de ce que nous avons appelé transcodage chez de Man : ce n'est
pas au départ un concept étroitement tropologique, mais plutôt l'endroit où
la dynamique des tropes est déclarée être «la même» que toute une gamme
de phénomènes identifiés par d'autres codes ou discours théoriques, de
manières rigoureusement indépendantes et non-rapprochables (l'abstraction
est le langage que nous avons utilisé ici). La métaphore, par conséquent, est,
chez de Man, elle-même un acte métaphorique et un violent accouplement
d'objets distincts et hétérogènes.
En attendant, on peut faire des remarques similaires sur d'autres genres
d'instruments linguistiques et rhétoriques occasionnellement enrôlés de
force dans les Allégories de la lecture. En particulier, on a fréquemment fait
observer que le terme à tout faire rhétorique (ou le terme alternatif de lecture)
ne recouvre pas tout à fait l'incompatibilité entre la terminologie des tropes
et la terminologie très différente de J. L. Austin qui distingue entre les actes
de parole performatifs et constatifs de plusieurs sortes. Mais les brillantes
fortunes que connut Austin dans la théorie postérieure sont certainement
dues, du moins en partie, aux limites structurelles de la linguistique,
qui doit se constituer en excluant tout ce qui se trouve en dehors de la
phrase (action, « réalité », et ainsi de suite) ; Austin apporta soudain une
Théorie 311
« Mais comme on reconnaît d'ordinaire que, dans les textes prétendus littéraires, les
séductions de valeur sont tolérées (et même admirées) d'une manière qui serait inacceptable
dans des écrits "philosophiques'', la valeur de ces valeurs est elle-même liée à la possibilité de
distinguer les textes philosophiques des textes littéraires». [AR 119/153]
tolère d'autre réfèrent que les attributs formels du véhicule. La sonorité, seule
propriété du langage qui lui soit réellement immanente et ne se rapporte
à rien qui lui soit extérieur, restera donc la seule ressource possible » [AR
32/56]. Il est curieux de découvrir qualifiée à'ascèse cette extraordinaire
musicalité, familière à tous les lecteurs assidus de Rilke. Ce mot est destiné
à faire la médiation entre cette particularité formelle et les thématiques
religieuses de Rilke, qui sont ici, en réalité, à la fois justifiées et exprimées
par la renonciation à tous les autres sens, renonciation que Rilke se plaît
parfois à envisager comme sainteté. En même temps, cette caractérisation
traverse aussi profondément le phénomène historique de la réification et de
la séparation des sens, suivie de leur autonomisation, à l'époque moderne,
chacun des sens gagnant, par conséquent, comme de même dans la peinture
moderne, une nouvelle intensité extraordinaire. Ce nouveau sensorium
corporel s'est vu principalement célébrer par les lecteurs (et les écrivains)
parvenus à un sens historique de sa nouveauté : la phénoménologie et les
idéologies contemporaines du désir prennent leur point de départ dans
cettefragmentationqu'a connu le corps à l'époque moderne. La perspective
spécifique de De Man est, par conséquent, défamiliarisante d'une manière
qui ne peut qu'être bienvenue: suspendant froidement l'attirante richesse
de ce nouveau sens (l'euphonie), il insiste sur son prix et sur tout ce à quoi
il faut renoncer pour rendre autonomes les sons de la langue.
Mais il faut aussi certainement décrire cela comme une askesis de sa part
également ; et nulle part les Allégories de la lecture ne sont plus féroces que
dans la moqueuse relation de l'apologie par Nietzsche du pouvoir suprême
de la musique.
Qui oserait, à la lecture d'un tel passage, avouer ne pas être l'un de ces
rares privilégiés, l'un de ces «authentiques musiciens»? Nietzsche n'a pu
écrire cette page avec conviction que si son identification personnelle faisait
de lui le roi Marc d'une relation triangulaire. Cette page ressemble en effet
à s'y méprendre à une déclaration faite de mauvaise foi : des questions
rhétoriques parallèles, une abondance de clichés, la sollicitation évidente
du public. Le pouvoir « mortel » de la musique est un mythe qui ne peut
Théorie 311
Le postmodemisme et le marché
aussi bien que dans leur différence. Elles sont, pour utiliser un langage
contemporain mais déjà démodé, semi-autonomes; ce qui signifie, si cela
doit signifier quelque chose, qu'elles ne sont pas réellement autonomes ou
indépendantes, mais qu'elles ne vont pas non plus réellement de pair. Le
concept marxien d'idéologie a toujours eu pour objet de respecter, reprendre
et faire jouer le paradoxe de la simple semiautonomie du concept idéologique,
idéologies du marché par exemple, par rapport à la chose elle-même - ou,
dans ce cas, les problèmes de marché et de planification dans le capitalisme
tardif comme dans les pays socialistes actuels. Mais le concept marxien
classique (y compris le mot même A'idéologie, qui est un peu comme
l'idéologie de la chose par opposition à sa réalité) a, à cet égard, justement
été souvent défaillant, devenant purement autonome et dérivant comme pur
«épiphénomène» dans le monde des superstructures, tandis que la réalité
restait en dessous, responsabilité quotidienne des économistes professionnels.
Il existe, bien sûr, beaucoup de modèles professionnels d'idéologie chez
Marx. Le cas suivant, tiré des Grundrisse et qui traite de l'illusion des
proudhoniens, a été moins souvent remarqué et étudié mais est, en fait,
très riche et fécond. Marx met ici en débat une caractéristique centrale
de notre sujet actuel, à savoir, les rapports des idées et valeurs de liberté
et d'égalité avec le système d'échange ; et il avance, exactement comme
Milton Friedman, que ces concepts et valeurs sont réels et objectifs,
générés organiquement par le système marchand, et qu'ils lui sont
dialectiquement et indissolublement liés. Il ajoute ensuite (j'allais dire à
la différence maintenant de Milton Friedman, mais un instant de réflexion
me fait souvenir que les néolibéraux reconnaissent aussi ces conséquences
déplaisantes, et parfois même les célèbrent) qu'en pratique, cette liberté
et cette égalité se révèlent être non-liberté et inégalité. Cependant, il
s'agit ici de l'attitude des proudhoniens face à ce renversement et leur
incompréhension de la dimension idéologique du système d'échange et
de son mode de fonctionnement - à la fois vrai et faux, à la fois objectif et
illusoire, ce qu'on essayait autrefois de rendre par l'expression hégelienne
d'« apparence objective » :
Économie 367
Ainsi, il s'agit, pour très grande part, d'une question culturelle (au sens
contemporain du mot), centrée sur le problème de la représentation: les
proudhoniens sont des réalistes souscrivant au« modèle de la correspondance ».
Ils pensent (avec les habermassiens aujourd'hui, peut-être) que les idéaux
révolutionnaires du système bourgeois - liberté et égalité - sont des
propriétés des sociétés réelles, et ils notent que, alors que ces idéaux sont
toujours présents dans l'image utopique idéale de la société de marché
bourgeoise, ces mêmes traits sont absents et font tragiquement défaut quand
nous nous tournons vers la réalité qui a servi de modèle à ce portrait idéal.
Il suffirait donc de changer et d'améliorer le modèle etfaireen sorte que la
liberté et l'égalité puissent finalement apparaître dans le système marchand,
pour de vrai, dans la chair et le sang.
Mais Marx est, pour ainsi dire, un moderniste; et cette théorisation de
l'idéologie - qui s'appuie sur des figures photographiques contemporaines
seulement vingt ans après l'invention de la photographie (là où
précédemment Marx et Engels avaientfavoriséla tradition picturale, avec
ses diverses caméra obscura) - laisse penser que la dimension idéologique est
intrinsèquement incorporée à la réalité, qui la sécrète comme caractéristique
obligée de sa propre structure. Cette dimension est donc profondément
imaginaire, dans un sens réel et positif; c'est-à-dire quelle existe et qu'elle est
374 Le postmodernisme et le marché
réelle dans la mesure où c'est une image marquée et destinée à rester comme
telle, son irréalité et irréalisabilité mêmes étant ce qui est réel en elle. Je
pense à ces passages dans les pièces de théâtre de Sartre qui pourraient servir
utilement d'allégories exemplaires de ce processus particulier: par exemple, le
désir fougueux d'Électre de tuer sa mère, désir qui se révèle, pourtant, n'avoir
pas eu vocation à être réalisé. Électre, après coup, découvre qu'elle ne veut
pas vraiment la mort de sa mère, qu'elle ne veut pas vraiment la voir morte
( « m o r t e » , c'est-à-dire, morte dans la réalité) ; ce qu'elle voulait, c'était
continuer de brûler, dans la fureur et le ressentiment, du désir de la voir /
morte/. Et il en est ainsi, comme nous le verrons, avec ces deux caractères
plutôt contradictoires du système de marché, la liberté et l'égalité : tout le
monde veut les vouloir; mais ils ne peuvent être réalisés. La seule chose
qui puisse leur arriver, c'est de voir disparaître le système qui les a générés,
abolissant de ce fait les «idéaux» avec la réalité elle-même.
Mais restituer à l'« idéologie » ce rapport complexe avec ses racines dans
sa propre réalité sociale reviendrait à réinventer la dialectique, chose que
chaque génération, à sa manière, ne parvient pas à faire. La nôtre n'a, en
fait, même pas essayé: et la dernière tentative, le moment althussérien, est
depuis longtemps passé sous la ligne d'horizon, avec les tumultes d'hier.
Cependant, j'ai l'impression que seule la théorie dite du discours a tenté de
remplir le vide laissé, quand le concept d'idéologie fut poussé de force dans
l'abîme avec le reste du marxisme classique. On peut volontiers souscrire
au programme de Stuart Hall fondé, tel que je le comprends, sur l'idée que
le plan fondamental où se mène la lutte politique est celui de la lutte pour
la légitimité des concepts et des idéologies ; que la légitimation politique
en découle ; et que, par exemple, le thatcherisme et sa contre-révolution
culturelle étaient fondés au moins autant sur la délégitimation de l'idéologie
de l'état-providence ou sociale-démocrate (nous l'appelions d'ordinaire
libérale) que sur les problèmes structurels intrinsèques de l'état providence
lui-même.
Ceci me permet d'exprimer ma thèse sous sa forme la plus forte, à
savoir, que la rhétorique du marché a été une composante fondamentale et
Économie 375
la fin d'une certaine pensée politique. Ce qui veut également dire que nous
avons nos homologues chez les penseurs bourgeois, mais ce ne sont pas les
fascistes (fort limités en matière de pensée en ce sens et qui, de toute façon,
ont disparu historiquement), mais plutôt les néo-libéraux et les adeptes
du marché : pour eux aussi, la philosophie politique est sans valeur (du
moins une fois qu'on est débarrassé des arguments de l'ennemi marxiste et
collectiviste) et la « politique » signifie simplement bien soigner et nourrir
l'appareil économique (dans ce cas, le marché plutôt que les moyens de
production possédés et organisés collectivement). Enfait,je soutiendrai que
nous avons beaucoup en commun avec les néo-libéraux, enfaitpratiquement
tout - sauf l'essentiel !
Mais ilfautd'abord dire l'évidence, à savoir, que le marché comme slogan
ne recouvre pas seulement une grande variété de référents ou d'intérêts
différents, mais qu'il est aussi, pratiquement toujours, un terme impropre.
Et, pour commencer, parce qu'aucun marché libre n'existe aujourd'hui dans
le royaume des oligopoles et des multinationales : Galbraith avança, il y a
longtemps, que les oligopoles constituaient notre substitut imparfait au plan
et à la planification de type socialiste.
Dans son emploi courant, le marché comme concept a rarement de
rapport avec le choix ou la liberté, dans la mesure où ces derniers sont
déterminés pour nous par avance, qu'il s'agisse de nouveaux modèles
de voiture, de jouets ou de programmes de télévision : nous effectuons
certes une sélection parmi eux, mais, quant à choisir vraiment, on peut
difficilement considérer que nous avons voix au chapitre. L'homologie avec la
liberté est, donc, au mieux une homologie avec la démocratie parlementaire
du type représentatif qui est la nôtre.
Et, en outre, il semble que le marché, dans les pays socialistes, entretienne
de plus grands rapports avec la production qu'avec la consommation,
puisque le problème le plus urgent et mis au premier plan est, avant tout,
celui de l'approvisionnement des autres unités de production en pièces
détachées, composants et matières premières (le marché de type occidental
étant alors fantasmé comme solution). Mais le slogan du marché, et toute la
Économie 373
rhétorique qui va avec, fut sans doute conçu pour assurer un glissement et
un déplacement définitifs de la conceptualité de la production vers celle de la
distribution et de la consommation : ce qu'en réalité, il semble rarement faire.
Il semble aussi, incidemment, mettre hors champ la question plutôt
capitale de la propriété qui a présenté, pour les conservateurs, une difficulté
intellectuelle notoire : ici, l'exclusion de « la justification des titres de
propriété originels3 » sera envisagée comme un cadre synchronique qui exclut
la dimension de l'histoire et du changement historique systémique.
Il faudrait enfin noter que, du point de vue de beaucoup de néo-libéraux,
non seulement nous n'avons pas encore de marché libre, mais ce que nous
avons à la place (et qui est parfois défendu comme «marché libre» face à
l'Union Soviétique4 ) - à savoir, compromis et arrangement réciproques
de groupes de pression, d'intérêts particuliers, et autres - est en lui-même,
selon la Nouvelle Droite, une structure absolument défavorable au vrai
marché libre et à son institution. Ce genre d'analyse (qu'on appelle parfois
la théorie du choix public) est l'équivalent à droite de l'analyse, de gauche,
des médias et du consumérisme (en d'autres termes, la théorie obligée de la
résistance, l'analyse de ce qui, dans le domaine public et la sphère publique
en général, empêche les gens d'adopter le meilleur système et entrave leur
compréhension et leur réception d'un tel système).
Par conséquent, il est possible que les raisons du succès de l'idéologie du
marché ne soient pas à chercher dans le marché lui-même (même quand
vous avez exactement déterminé lequel de ces nombreux phénomènes
désigne ce mot). Mais mieux vaut commencer par la version métaphysique la
plus forte, la plus large, qui associe le marché à la nature humaine. Ce point
de vue intervient sous des formes nombreuses, et souvent imperceptibles,
mais Gary Becker l'a parfaitement et complètement formalisé dans une
approche admirablement totalisante: «Je dis que l'approche économique
donne un cadre unifié précieux pour comprendre tous les comportements
humains5». Le mariage, par exemple, peut ainsi faire l'objet d'une sorte
d'analyse de marché : « Mon analyse suppose que les individus semblables ou
dissemblables s'unissent quand cette union maximalise le rendement total du
374 Le postmodernisme et le marché
ménage par rapport à tous les autres mariages, qu'il s'agisse, indifféremment,
d'une caractéristique financière (comme les revenus du travail ou de la
propriété), génétique (comme la taille et l'intelligence), ou psychologique
(comme l'agressivité ou la passivité)6. » Mais là, une note explicative capitale
figure en bas de page et donne un indice pour comprendre ce qui est
vraiment en jeu dans l'intéressante proposition de Becker: «Permettez moi
de souligner à nouveau que le rendement en marchandise n'est pas la même
chose que le produit national tel qu'on le mesure habituellement, mais qu'il
inclut les enfants, le compagnonnage, la santé, et diverses autres choses. »
Ce qui saute immédiatement aux yeux, par conséquent, c'est le paradoxe
(de la plus grande portée symptomatique pour un touriste de la théorie
marxienne) selon lequel le plus scandaleux de tous les modèles de marché
est en réalité un modèle de production ! Dans ce modèle, la consommation
est explicitement décrite comme la production d'une marchandise ou d'un
service spécifique ; en d'autres termes, une valeur d'usage qui peut être
n'importe quoi depuis le plaisir sexuel jusqu'à un endroit pratique pour
se défouler sur vos enfants si le monde extérieur s'avère hostile. Voici la
description fondamentale qu'en donne Becker:
«Le cadre de la fonction de la production domestique met en valeur les services parallèles
remplis par les entreprises et les ménages en tant qu'unités d'organisation. À l'instar de
l'entreprise normale analysée dans la théorie classique de la production, le ménage investit
dans des actifs immobilisés (épargne), des biens d'équipement (biens durables), et du
capital, incamé dans sa force de travail (capital humain des membres de la famille). En tant
qu'unité d'organisation, le ménage, comme l'entreprise, se livre à la production en utilisant
ce travail et ce capital. Chacun est envisagé comme maximalisant sa fonction objective
dans la limite des ressources et des contraintes technologiques. Le modèle de la production
souligne non seulement que le ménage est l'unité fondamentale d'analyse dans la théorie de
la consommation, mais fait également ressortir l'interdépendance des multiples décisions
domestiques : décisions concernant les dépenses de la famille en fourniture de travail, de
temps et de biens dans une analyse sur une période de temps donnée, et des décisions sur
le mariage, la taille de la famille, le rattachement de la force de travail, les dépenses en
biens et les investissements en capital humain dans une analyse sur le cycle de la vie. La
reconnaissance de l'importance du temps comme ressource rare dans le ménage a joué un
Économie 375
Je dois admettre que l'on peut accepter cette analyse qui nous donne
une vue parfaitement réaliste et sensible non seulement de ce monde
humain mais de tous les mondes humains, en remontant jusqu'aux tout
premiers hominidés. Permettez-moi de souligner quelques caractéristiques
essentielles du modèle de Becker : la première est l'accent mis sur le temps
en tant que ressource (le titre d'un autre essai fondamental est A Theory of
Allocation Time). C'est, manifestement, bien dans la vision personnelle de la
temporalité de Marx, tel que cela ressort souverainement des Grundrisseoù
toute valeur estfinalementune question de temps. Je souhaite aussi évoquer
la cohérence et la parenté entre cette proposition et une bonne partie de la
théorie et de la philosophie contemporaines, où s'est jouée une prodigieuse
expansion de ce que nous considérons comme le comportement rationnel
ou doué de signification, à mon sens, en particulier depuis la diffusion de la
psychanalyse mais aussi avec l'évaporation progressive de l'« altérité », sur une
Terre rapetissante et dans une société envahie de médias, il reste fort peu de
chose que l'on puisse encore considérer comme « irrationnel » au sens ancien
d'«incompréhensible» : les formes les plus viles de prises de décision et de
comportements humains - la torture par les sadiques et les interventions des
gouvernants à l'étranger de manière officielle ou secrète - sont pour nous
tous aujourd'hui compréhensibles (au sens du Verstehen de Dilthey) quoi
qu'on en pense. Qu'un tel concept de Raison, considérablement étendu, ait
une valeur normative supplémentaire (comme Habermas le pense encore)
dans une situation où son opposé, l'irrationnel, est réduit à une quasi
non-existence, est une autre, et intéressante, question. Mais les calculs de
Becker se situent dans ce courant (et, chez lui, ce mot de calcul n'ittiplique
absolument pas l'homo œconomicus, mais plutôt les comportements de toutes
sortes, très irréfléchis, ordinaires, « préconscients ») ; en effet, ce système
me fait penser, plus qu'à quoi que ce soit d'autre, à la liberté sartrienne
dans la mesure où il entraine une responsabilité pour tout ce que nous
376 Le postmodernisme et le marché
l'instant fatal (niveau qui s'est, pendant ce temps, décomposé sous ses pieds
dans le capitalisme tardif).
Pourquoi ne trouvé-je scandaleuse aucune de ces particularités, et quel
pourrait bien en être le «bon usage»? Comme chez Sartre, le choix, chez
Becker, se produit dans un environnement déjà donné, que Sartre théorise
comme tel (il l'appelle «situation»), mais que Becker néglige. Chez les deux,
nous avons une réduction opportune du sujet à l'ancienne (ou individu
ou moi), qui n'est maintenant guère plus qu'un point de conscience dirigé
sur le stock de matériaux bruts disponibles dans le monde extérieur et qui
prend des décisions sur cette information, décisions qui sont « rationnelles »
dans le nouveau sens élargi de « ce que tout autre être humain pourrait
comprendre» (ce avec quoi tout autre être humain pourrait «sympathiser»,
au sens de Dilthey, ou chez Rousseau). Ce qui veut dire que nous sommes
libérés de toutes sortes de mythes plus proprement « irrationnels » sur la
subjectivité et pouvons porter notre attention sur cette situation précise, sur
cet inventaire des ressources disponibles que constitue le monde extérieur et
que l'on doit, en fait, maintenant appeler l'Histoire. Le concept sartrien de
situation est une nouvelle manière de penser l'histoire comme telle; Becker
évite toute démarche comparable, pour de bonnes raisons. J'ai laissé entendre
que, même dans le socialisme (comme dans les modes de production plus
anciens), on peut très bien imaginer que les gens agissent selon le modèle de
Becker. Ce qui sera différent alors, ce sera la situation elle-même: la nature
du «ménage», le stock de matériaux bruts; et, en fait, la forme et le profil
des «marchandises» qui y seront produites. Le marché de Becker n'aboutit
nullement à une simple célébration du système marchand de plus, mais
plutôt à une redirection involontaire de notre attention sur l'histoire et les
diverses situations alternatives qu'elle offre.
On doit, par conséquent, se douter que d'autres thèmes et d'autres
questions sont, en fait, impliqués dans les défenses essentialistes du marché:
les plaisirs de la consommation ne sont guère plus que des conséquences
idéologiques imaginaires à l'usage de consommateurs idéologiques achetant
à l'intérieur de la théorie du marché, dont ils ne font pas eux-mêmes
Économie 379
partie. En fait, une des grands crises dans la nouvelle révolution culturelle
conservatrice - et du même coup une de ses grandes contradictions
internes - s'est manifestée chez ces mêmes idéologues quand une certaine
nervosité a commencé à poindre au sujet du succès avec lequel l'Amérique
consommatrice prenait le pas sur l'éthique protestante et était capable de
disperser à tous vents ses économies (et ses revenus futurs) en exerçant sa
nouvelle nature de client professionnel à plein temps. Mais, à l'évidence,
on ne peut avoir les deux : un marché en ordre de marche et en pleine
expansion dont le personnel de consommateur se compose de calvinistes
et de traditionalistes durs au travail et connaissant la valeur du dollar, ça
n'existe pas.
La passion pour le marché a toujours été politique, comme nous l'a
enseigné Albert O. Hirschman dans son remarquable livre The Passions and
the Interests. Le marché, pour « idéologie du marché», a finalement moins à
voir avec la consommation qu'avec l'intervention de l'état, et, en fait, avec
les maux liés à la liberté et à la nature humaine. Barry nous fournit une
description pariante du fameux « mécanisme» du marché :
« Par processus naturel, Smith entendait ce qui résulterait, ou quel schéma des événements
se dégagerait de l'intertaction individuelle, en l'absence d'intervention humaine spécifique,
qu'elle soit d'une forme politique ou provienne de la violence. Le comportement d'un
marché est un exemple évident de ce phénomène naturel. Les propriétés d'auto-régulation
du système de marché ne sont pas le produit d'un esprit créateur, mais sont les résultats
spontanés du mécanisme de prix. Maintenant, à partir de certains caractères réguliers de
la nature humaine, y compris, bien sûr, le désir naturel de "s'améliorer'', on peut déduire
ce qui se passera si le gouvernement perturbe ce processus auto-régulateur. Ainsi, Smith
montre comment les lois sur l'apprentissage, les restrictions au commerce international,
les privilèges des corporations et ainsi de suite perturbent, mais ne peuvent totalement
supprimer, les tendances économiques naturelles. L'ordre spontané du marché est déterminé
par l'interdépendance de ses éléments constitutifs et toute intervention dans cet ordre va
simplement à l'encontre de son but: "Aucune régulation du commerce ne peut accroître la
quantité d'industrie, dans un secteur quelconque de la société, au-delà de ce que son capital
peut soutenir. Elle ne peut qu'en détourner une partie dans une direction où, autrement,
elle ne serait pas allée". Avec l'expression "liberté naturelle'', Smith désigne le système dans
386 Le postmodernisme et le marché
lequel tout homme, sous réserve qu'il ne viole pas les lois (négatives) de la justice, est laissé
parfaitement libre de rechercher son intérêt à sa façon et de mettre en concurrence tant son
industrie que son capital avec ceux de tout autre homme s . »
fait cimentée par ce mécanisme : ce n'est pas parce les médias sont comme
un marché que les deux choses sont comparables ; au contraire, c'est parce
que le «marché» est aussi différent àt son concept (idée platonicienne) que
les médias sont différents de leur propre concept que les deux choses sont
comparables. Les médias offrent des programmes gratuits, free, dont le
consommateur ne peut choisir ni le contenu ni l'assortiment mais dont la
sélection est ensuite rebaptisée liberté de choix, free choice.
Avec la disparition progressive du marché physique et l'identification
croissante du produit à son image (sa marque, son logo), il s'effectue une
autre symbiose (plus intime) entre le marché et les médias qui balaie les
frontières (de façon complètement caractéristique du postmoderne) et
entraîne progressivement le remplacement de l'ancienne séparation entre la
chose et son concept (l'économie et la culture, la base et la superstructure)
par une indifférenciation des niveaux. D'abord, les produits vendus sur le
marché deviennent le contenu même de l'image médiatique si bien que,
pour ainsi dire, le même réfèrent paraît se maintenir dans les deux domaines.
C'est une situation très différente de celle, plus primitive, où, à une série de
signaux informatifs (reportages d'actualité, feuilletons, articles), on ajoute
un appendice pour placer un produit commercial sans rapport. Aujourd'hui,
les produits se diffusent, pour ainsi dire, à travers l'espace et le temps des
segments de divertissement (ou même des actualités) comme éléments de
ce contenu, si bien que, dans quelques cas bien promus (notablement la
série Dynastiel4), il devient parfois difficile de distinguer lafind'un segment
narratif du début des publicités (puisque les mêmes acteurs apparaissent aussi
bien dans le segment commercial).
Cette interpénétration via le contenu est encore accrue par la nature
des produits eux-mêmes, de manière un peu différente : d'aucuns ont
le sentiment, surtout quand on a affaire à des étrangers électrisés par le
consumérisme américain, que les produits forment une sorte de hiérarchie
dont l'apogée se trouve précisément dans la technologie de reproduction,
qui se déploie maintenant bien au-delà du poste de télévision classique et
finit par incarner, de façon générale, la nouvelle technologie de l'information
Économie 385
plus distinguer ces deux choses l'une de l'autre. Ici, les médias, en quoi
était lui-même fantasmé le marché, retournent maintenant au marché et,
devenant partie de lui, scellent et certifient la réalité « littérale » de cette
identification, autrefois métaphorique ou analogique.
Enfin, il nous faut ajouter à ces discussions abstraites sur le marché un
qualificatif pragmatique, une fonctionnalité secrète qui permette de jeter à
l'occasion une toute nouvelle lumière (frappant crûment à mi-corps) sur
le discours allégué lui-même. C'est ce que Barry laisse échapper dans la
conclusion de son salutaire ouvrage, soit par désespoir soit par exaspération :
à savoir, que la mise à l'épreuve philosophique des diverses théories
néo-libérales ne peut se pratiquer que dans une seule situation fondamentale,
que nous pourrions appeler (non sans ironie) « la transition du socialisme
au capitalisme16». Les théories du marché, autrement dit, restent utopiques
dans la mesure où elles ne sont pas applicables à ce processus fondamental
de «dérégulation» systémique. Barry a, lui-même, d'ores et déjà donné une
illustration de la portée de cette appréciation dans un précédent chapitre,
lorsque, discutant des tenants de la théorie du choix rationnel, il souligne
que la situation de marché idéal est, pour eux, aussi utopique et irréalisable
dans les conditions actuelles que, pour la Gauche, la révolution ou la
transformation socialiste dans les pays capitalistes avancés d'aujourd'hui. On
a envie d'ajouter que le référent est ici double: il ne s'agit pas seulement des
processus, dans les différents pays de l'Est, qui ont été compris comme une
tentative pour restaurer le marché, d'une manière ou d'une autre, mais aussi
de ces efforts en Occident, notamment sous Reagan et Thatcher, de liquider
les «régulations» de l'État-Providence et de revenir à des formes plus pures
des conditions de marché. On doit prendre en compte la possibilité que ces
deux efforts puissent échouer pour des raisons structurelles ; mais il nous faut
aussi appuyer inlassablement sur ce développement intéressant selon lequel
le «marché» s'avèrefinalementaussi utopique que ce que l'on a pu dire du
socialisme. Dans ces circonstances, il ne sert à rien de remplacer par une
structure institutionnelle inerte (la planification bureaucratique) une autre
structure institutionnelle inerte (à savoir, le marché). Ce qui est nécessaire,
368 Le postmodernisme et le marché
c'est un grand projet collectif auquel prenne part une majorité active de
la population, comme à une chose lui appartenant et bâtie par sa propre
énergie. L'établissement de priorités sociales - ce qu'on appelle aussi, dans
la littérature socialiste, la planification - devrait faire partie d'un tel projet
collectif. Il devrait être clair que, pratiquement par définition, le marché ne
peut absolument pas être un projet.
Hm 369
Nostalgie du présent
qui étaient conçues pour les produire n'est pas nécessairement à attribuer
uniquement à la sur-familiarité et la sur-exposition ; ou plutôt, on doit
peut-être aussi y voir une modification de notre rapport à ces futurs proches
imaginaires qui ne nous frappent plus de cette horreur de l'altérité et de
la différence radicale. Ici un certain nieztschéisme opère pour désamorcer
l'angoisse et même la peur : la conviction, progressivement apprise et
acquise, selon laquelle il n'y a que le présent et que c'est toujours le « nôtre »,
est une sorte de sagesse à double tranchant. Car il a toujours été clair que
la terreur de ces futurs proches - comme jadis la terreur, analogue, du
naturalisme - se fondait sur la classe sociale et s'enracinait profondément
dans le confort et les privilèges d'une classe. L'ancien naturalisme nous
permettait de faire brièvement l'expérience de la vie et du monde vécu des
divers sous-prolétariats, mais uniquement pour revenir avec soulagement
dans nos salons et fauteuils personnels : les bonnes résolutions qu'il avait pu
également encourager furent donc toujours une forme de philanthropie. De
la même manière, on pourrait tout aussi aisément interpréter la terreur de
naguère devant les conurbations surpeuplées de l'avenir immédiat comme
un prétexte pour se satisfaire de notre présent historique, dans lequel il ne
nous est pas encore imposé de vivre ainsi. Toujours est-il que, dans les deux
cas, cette peur est la peur de la prolétarisation, la peur de glisser de l'échelle
sociale, de perdre un confort et un ensemble de privilèges auxquels nous
avons de plus en plus tendance à penser en termes spatiaux: espace privé
(privacy), pièces vides, silence, érection de murs pour s'isoler des autres,
protection contre les foules et les autres corps. La sagesse nietzschéenne nous
enjoint de laisser tomber ce genre de peurs et de nous rappeler que quelque
soit la forme sociale et spatiale que pourra prendre notre misère future,
elle ne sera pas étrangère parce qu'elle sera la nôtre par définition. Dasein
istje mein eigenes - la défamiliarisation, le choc de l'altérité est un pur effet
esthétique et un mensonge.
collectivité, le public des États-Unis, qui vit maintenant dans une version
pseudopolitique du gothique les angoisses de ses privilèges économiques
et de son « exceptionnalisme » protégé - sous la menace de fous et de
«terroristes» stéréotypés (principalement des Arabes ou des Iraniens, pour
une raison ou une autre). Ces fantasmes collectifs s'expliquent moins par
une « féminisation » croissante du moi du public américain que par sa
culpabilité et la dynamique de confort à laquelle il a déjà été fait référence.
Et, à l'instar de cette version du roman gothique traditionnel, ils dépendent,
pour leurs effets, de la revitalisation de l'éthique en tant qu'ensemble de
catégories mentales, et sur la réanimation et la redynamisation artificielle de
cette opposition binaire, fatiguée et archaïque, encre le vice et la vertu que
le XVIIF siècle a nettoyée de ses vestiges théologiques et a profondément
sexualisée avant de nous la repasser.
Autrement dit, le gothique moderne - que ce soit sous ses formes
victime-de-viol ou paranoïa-politique - dépend entièrement, dans son
principal mode opératoire, de la construction du mal (les formes du bien
sont notoirement plus difficiles à construire et tirent en général leur lumière
de la noirceur de l'autre concept, comme si c'était à la lune que le soleil
devait son rayonnement). Cependant, le mal est ici la forme la plus vide
de la pure Altérité (dans laquelle on peut verser à volonté n'importe quel
type de contenu social). J'ai si souvent été pris à partie pour mes arguments
contre l'éthique (tant en politique qu'en esthétique) que, me semble-t-il,
il vaut la peine d'observer au passage que l'Altérité est une catégorie très
dangereuse, une de celles dont nous nous passons fort bien ; heureusement,
dans la littérature et la culture, elle est aussi devenue très ennuyeuse. Mien de
Ridley Scott peut encore se le permettre (quoique, pour la science-fiction, on
puisse lire tout le travail de Lem - notamment le récent Fiasco - comme un
argument contre l'utilisation de cette catégorie) ; mais le Ray de Something
Wild et le Frank Booth de Blue Velvet ne font certainement plus peur à
personne; et il ne devrait plus être nécessaire d'avoir la chair de poule pour
parvenir à une décision politique pondérée sur les gens et les forces qui sont,
collectivement, le «mal» dans notre monde contemporain.
404 Nostalgie du présent
D'un autre côté, il est juste de préciser que Ray n'est pas présenté comme
démoniaque, comme une représentation du mal en tant que tel, mais
apparaît plutôt comme la représentation de quelqu'un qui joue à être le mat,
ce qui est tout autre chose. En effet, rien chez Ray n'est particulièrement
authentique; sa malveillance est aussi fausse que son sourire; mais ses
vêtements et sa coupe de cheveux nous donnent un indice qui nous oriente
dans une autre direction que l'éthique. Car non seulement Ray propose une
simulation du mal, mais il offre aussi une simulation des années cinquante,
ce qui me paraît bien plus significatif. Je parle des années cinquante
oppositionnelles, bien sûr: les années cinquante d'Elvis plutôt que celles
d'Ike, mais je ne suis pas sûr qu'on soit encore capable de faire vraiment
la différence quand nous regardons de l'autre côté de la faille historique et
tentons de faire le point sur le paysage du passé à travers des lunettes teintées
de nostalgie.
Une fois dissipées les fioritures gothiques de Something Wild, il devient
alors clair que nous avons affaire ici à un récit essentiellement allégorique
où les années quatre-vingt rencontrent les années cinquante. Quels genres
de comptes la réalité actuelle a-t-elle à régler avec cefantômehistoriciste (et
y parvient-elle?) est une question moins capitale, pour le moment, que la
question de la manière dont la rencontre a été organisée: par l'intermédiaire
et les bons offices des années soixante, bien entendu - des bons offices
involontaires, c'est certain, puisque Audrey/Lulu a fort peu de raison de
désirer ce rapprochement, ou, même, de se voir rappeler son passé, ou celui
de Ray (il vient juste de sortir de prison).
Tout tourne, par conséquent, du moins on pourrait le penser, sur cette
distinction entre les années cinquante et les années soixante : les premières,
désirables (comme une femme fascinante), les secondes, effrayantes et
menaçantes, auxquelles on ne peut se fier (comme le chef d'une bande
de motards). Comme le titre original le suggère, c'est la nature de ce
« something wild» qui est en jeu, l'enquête sur cet élément qui est lancée dès
qu'Audrey perçoit la personnalité non-conformiste de Charley (ilfaitpasser
à l'as l'addition de son déjeuner). En fait, le non-paiement des additions
Film 405
Lulu
CRIME
^VISIBILITÉ
Charley Ray
Jvëybaen-? W L ' i • '
- -' V. 'a^-^hinsBd&Sri^/fU^l 'mzu1 '
NONCRMS, . • GR • . . » - - ^PFÉYFTNILITÉ
(légalité) - ' i K ? - ' 5 ' •,-'aî-5pv.'if-;rKffani?ormesodil,
-, . ac quelque type soit-il)
l'É,pouse yuppie
Nous n'avons pas encore fait mention des menottes, qui sont susceptibles
de servir de transition vers un type similaire d'allégorie narrative dont les
combinaisons et le climat sont très différents de celle-ci. En effet, Blue Velvet
tente de placer carrément le sadomasochisme sur la cane de la culture de
masse avec un sérieux qui fait complètement défaut au film de Demme
(dont la scène d'amour avec les menottes est aussi sexy que « frivole»). Le
SM est ainsi devenu la plus récente et la dernière de la longue série des
formes taboues de contenu qui remontent les unes après les autres à la
surface de l'an public, à commencer par les nymphettes de Nabokov dans
les années cinquante, dans cet accroissement par étape et même progressif
des transgressions que nous appelions autrefois la contre-culture, ou les
années soixante. Cependant, dans Blue Velvet, un lien avec la drogue est
Film 409
explicitement établi, et, par conséquent, avec le crime - même s'il ne s'agit
pas exactement de crime organisé, mais plutôt d'une collectivité d'inadaptés
et d'excentriques - la nature transgressive de cet ensemble d'éléments
étant fastidieusement renforcée par une obscénité répétitive (de la part du
personnage de Dennis Hopper).
Pourtant, si, dans Something Wtld, l'histoire est discrètement évoquée et
invoquée, c'est au contraire son opposé - la Nature - qu'on nous donne pour
cadre général de Blue Velvetet comme perspective inhumaine, transhumaine,
dans laquelle contempler les événements. L'attaque cérébrale du père, qui
ouvre le film comme une catastrophe incompréhensible - un acte de Dieu
qui est singulièrement un acte scandaleux de violence dans cette paisible petite
ville américaine - est placé par David Lynch (réalisateur de Eruserheadet de
Dune) dans l'horizon, plus science-fictionnel, de la violence darwinienne
de la nature plutôt de la science-fiction, à partir d'un plan sur le père gisant
paralysé, la caméra se recule dans les buissons qui entourent la maison,
élargissant au fur et à mesure son microscopique point de mire jusqu'à ce
que nous trouvions confrontés à un épouvantable craquement que nous
prenons d'abord, et de façon générique, comme dans un bon film d'horreur,
pour la présence cachée d'un maniaque, qui s'avère ensuite être le bruit des
mandibules d'un insatiable insecte. L'insistance ultérieure sur les merles tenant
dans leurs becs des vers gigotant désespérément renforce également ce sens
cosmique de la violence vertigineuse et écœurante de toute nature - comme
si, dans cette férocité sans limites, dans ce carnage ininterrompu de l'univers,
à perte de vue et de réflexion, le progrès de l'humanité, guidé par on ne sait
quelle divine providence, avait conquis une oasis paisible et solitaire; à savoir
- unique tant dans le royaume animal que dans les horreurs de l'histoire
humaine - la petite ville nord-américaine. Dans cette précieuse et fragile
conquête de la dignité civilisée arrachée à la menace du monde extérieur,
surgit alors la violence - sous la forme d'une oreille coupée; sous la forme
d'une culture underground de la drogue et d'un sadomasochisme dont on
ne sait pas trop encore s'il s'agit d'un plaisir ou d'un devoir, une question
d'assouvissement sexuel ou simplement un autre moyen de s'exprimer.
410 Nostalgie du présent
L'histoire pénètre donc dans Blue Velvet sous forme d'idéologie, sinon
de mythe; le Jardin et la Chute, l'exceptionnalisme américain, une petite
ville tendrement préservée dans ses moindres détails comme un simulacre,
un Disneyland sous serre quelque part, bien mieux que tout ce que les
protagonistes de Something Wtld furent en mesure de trouver lors de leurs
voyages, avec de jeunes premiers lycéens dans le genre le plus authentique
des films années cinquante. On peut même invoquer une psychanalyse
au rabais style-années cinquante autour de ce conte de fée, puisque, outre
une perspective mythique et socio-biologique de la violence de la nature,
la crise de la fonction paternelle structure également les événements du
film - l'attaque cérébrale qui suspend le pouvoir et l'autorité du père dans
la scène d'ouverture, le rétablissement du père et son retour de l'hôpital
dans la scènefinaleidyllique. Que l'autre père soit un enquêteur de la police
confère une certaine plausibilité à ce genre d'interprétation que renforce
aussi l'enlèvement et la torture du troisième père, absent, dont nous ne
voyons qu'une oreille. Néanmoins, le message n'est pas particulièrement
une promotion de l'autorité patriarcale, dans la mesure où, notamment, le
jeune héros s'arrange pour endosser la fonction paternelle haut la main : au
contraire, cet appel à un retour aux années cinquante enrobe la pilule en
insistant sur la bienveillance discrète de tous ces pères - et, à l'inverse, sur la
méchanceté sans mélange de leur opposé.
Car ce gothique se subvenir tout autant que Something Wild, mais d'une
façon assez différente. Là, c'était la nature simulée du caractère maléfique
de Ray qui était mise en évidence alors même qu'il demeurait une réelle
menace: la révolte, l'illégalité obligée, la violence physique et les anciens
détenus constituant tous des problèmes réels et sérieux. Par contraste, ce
que Blue Velvet nous donne à comprendre sur les années soixante, c'est
qu en dépit des tableaux grotesques et épouvantables des corps mutilés, ce
genre de mal est plus déplaisant qu'effrayant, plus répugnant que menaçant:
ici, le mal a fini par devenir une image, et la répétition simulée des années
cinquante se généralise en un simulacre global à part entière. Maintenant,
le garçon sans peur du conte de fée peut entreprendre de déconstruire ce
Film 411
Élaborations secondaires
L'histoire n'est cependant que l'une des formes que peut prendre le récit ou
la narrauvisanon ; et il vaut la peine d'envisager la possibilité qu'aujourd'hui,
la simple intention de produire une histoire puisse être suffisante, comme
dans les critiques de livres imaginaires de Lem (Ken Russel quand on lui
demandait pourquoi il avait migré sur MTV prophétisait qu'au XXI' siècle
aucun film de fiction ne durerait plus de quinze minutes). Par conséquent,
le traitement que MTV applique à la musique, ce n'est pas une inversion
de cette défunte forme du XIXe siècle qu'on appelait programme musical,
mais plutôt un doutage de sons (en utilisant les clous du tapis de Lacan,
sans doute) sur l'espace et les segment spatiaux visibles : ici, comme dans
la forme vidéo de façon plus générale, l'ancien paradigme - qui dans une
rétrospective généalogique ressort clairement comme étant le prédécesseur
de celui ci (mais pas comme son influence fondamentale) - c'est l'animation
elle-même. Le dessin animé - en particulier dans ses versions les plus
délirantes et surréalistes - a été le premier laboratoire dans lequel le « texte»
a testé sa vocation à médier le visuel et le son (pensez à l'humble obsession
de \tëdt pour la musique d'intellectuels) et a fini par spatialiser le temps.
Par conséquent, nous commençons à avancer vers la transformation de
nos goûts en « théorie du postmodernisme » si nous prenons un peu de recul
et nous penchons sur le « système des beaux arts » : premièrement, le rapport
entre formes et médias (enfait,le contour même pris par ce « médium », qui
supplante la forme aussi bien que le genre) ; deuxièmement, la façon dont
le système générique, en tant que restructuration et nouvelle configuration
(si peu modifiée soit-elle), exprime le postmoderne et à travers lui, tout ce
qui nous arrive.
Mais de telles descriptions semblent non seulement entraîner une
comparaison obligatoire avec le moderne en tant que tel mais font aussi
réapparaître des questions passant par le «canon» : il est certain qu'il n'y
aurait qu'un journaliste ou un critique culturel très suranné pour voir un
intérêt à démontrer l'évidence, à savoir que Yeats est « plus grand » que Paul
Muldoon, ou Auden que Bob Perelman - à moins que le mot grand ne
soit une expression d'enthousiasme et, dans ce cas, on pourrait bien avoir
418 Élabo rations secondaires
envie d'inverser les choses. La réponse est ici plutôt différente : vous ne
pouvez même pas «comparer» de façon réaliste la «grandeur» de «grands
écrivains» à l'intérieurduii seul paradigme, d'une seule période. La notion,
chez Adomo, de guerre intestine entre les oeuvres individuelles, de monades
esthétiques qui se repoussent les unes les autres, est certainement celle qui
correspond à l'expérience esthétique de la plupart des gens, ce qui explique
pourquoi il est intolérable de se voir demander de décider si Keats est
plus grand que Wordsworth, ou d'apprécier la valeur du Centre Georges
Pompidou à l'aune du Guggenheim, ou la prééminence de Dos Passos sur
Doctorow, sans évoquer la question de Mallarmé et Ashbery.
Pourtant, nous faisons effectivement des comparaisons de ce genre et
semblons y prendre plaisir, aussi vain que cela puisse être; on ne peut donc
qu'en conclure que de tels rapprochements et classements compulsifs doivent
bien signifier autre chose. En effet, j'ai soutenu ailleurs1 que, dans l'inconscient
politique d'une époque, ces comparaisons - qu'elles concernent des œuvres
individuelles ou des styles culturels de façon plus générale — constituent en
réalité la figuration et le matériau expressif d'une comparaison plus profonde
entre les modes de productions eux-mêmes, qui se confrontent et se jugent
par le biais du contact individuel entre le lecteur et le texte. L'exemple
moderne/postmoderne montre cependant que cela vaut aussi pour les stades
au sein d'un même mode de production et, dans le cas présent, pour la
confrontation entre le stade moderniste (ou impérialiste, ou monopolistique)
du capitalisme et son stade postmoderne (ou multinational).
Toute l'énumération de traits purement culturels se résume à cette
catachrèse, ou métaphore à quatre termes : on concocte une proposition
quelconque sur la supériorité qualitative de la production musicale des
principautés allemandes du XVIIIe siècle afin de condamner ou célébrer
l'engendrement commercialo-technologique de la musique de notre époque.
Cette comparaison manifeste sert de couverture et de véhicule à une
comparaison latente dans laquelle on essaie de construire une sensibilité à la
vie quotidienne dans l'ancien régime afin, à l'étape suivante, de reconstruire
une sensibilité à ce qui est particulier et spécifique, original et historique,
Conclusion 419
Conclusion 421
à Tennyson). Ce fut une sorte de révolution dans son genre, avec des
conséquences inattendues, imposant la reconnaissance des textes modernes
tout en les désamorçant, comme d'anciens radicauxfinissantpar entrer au
gouvernement.
S'agissant des autres arts, la canonisation et l'influence «corruptrice»
du succès prendront manifestement des formes très différentes. Dans
l'architecture, par exemple, il semble clair que l'on trouve l'équivalent
bâti de la réception académique dans l'appropriation par l'état des formes
et des méthodes du haut modernisme, la ré-adaptation des formes
utopiques maintenant dégradées en des formes anonymes de construction
à grande échelle de logements et de bureaux par une bureaucratie
étatique dilatée (parfois identifiée à celle de l'«État-providence» ou de
la social-démocratie). Les styles modernistes se voient alors chargés de
connotations bureaucratiques si bien que rompre avec eux engendre un
sentiment radical de soulagement, même si ce qui les remplace n'est ni
l'utopie ni la démocratie mais simplement les constructions commerciales
privées de ce postmoderne post-état-providence. La surdétermination est
à ce point présente ici que la canonisation littéraire du moderne a aussi
exprimé la prodigieuse expansion bureaucratique du système universitaire
dans les années soixante. Dans aucun ces deux cas, il ne faut sous-estimer
les tensions actives dans ces développements des nécessités populaires (et de
la démographie) d'un type véritablement plus démocratique ou « plébéien ».
Il nous faut inventer une notion de «surdétermination dans l'ambivalence»
où les œuvres se voient dotées d'associations tout à la fois « plébéiennes » et
« bureaucratiques », avec la confusion politique, guère inattendue, inhérente
à une telle ambivalence.
Cependant, ce n'est là qu'une illustration de ce que l'on doit traiter
d'une manière plus générale et sur un plan plus abstrait - c'est-à-dire la
réification. Ce mot oriente probablement l'attention vers une direction qui
n'est pas la bonne pour nous aujourd'hui, puisque «la transformation des
relations sociales en choses» qu'il parait désigner avec une grande insistance
est devenue une seconde nature. Entre-temps, les «choses» en question
436 Élabo rations secondaires
vous parliez d'une jambe cassée ou d'une paralysie du côté droit. C'est ainsi
que j'aimerais parler de la réification, comme d'un fait : comme de la manière
qu'a un produit de nous fermer en quelque sorte la porte au nez et de nous
exclure d'une participation bienveillante, même par l'esprit, à sa production.
Il arrive avant nous, ne soulève aucune question, comme une chose qu'il
nous serait impossible d'imaginerfairepour nous-même.
Mais cela ne veut en aucun cas dire que nous ne pouvons pas consommer
le produit en question, «en tirer du plaisir», en devenir dépendant, etc.
En fait, le mot consommation au sens social est précisément le terme
qui convient pour ce que nous faisons de ce genre de produits réifiés, qui
occupent nos esprits et flottent au-dessus du vide nihiliste profond laissé
dans notre être par l'incapacité à maîtriser notre propre destinée.
Mais je voudrais maintenant restreindre une fois de plus cette analyse,
afin de la relier plus spécifiquement avec le modernisme, et avec ce que le
postmodernisme signifiait « originellement », quand il se libéra du premier.
Je soutiendrai que les « grandes œuvres modernistes » se sont réifiées, en
ce sens, et pas uniquement en devenant des classiques académiques. La
distance entre ces œuvres, comme monuments et force du « génie », et
leurs lecteurs a tendu aussi à paralyser de façon générale la production
de formes et à conférer à la pratique de tous les arts de la grande culture
une qualification aliénante de spécialiste ou d'expert qui entrava l'esprit
créatif par une encombrante conscience de soi, et dissuada la production
originale d'une façon très profondément moderniste et auto-validante.
Ce ne fut que plus tard que les improvisations extraordinairement libres
de Picasso se retrouvèrent estampillées comme activités propres au
style moderne et au génie inaccessibles aux autres. La majeur partie des
« classiques » modernistes se voulaient cependant desfiguresdu déblocage
de l'énergie humaine ; la contradiction du modernisme porte sur la façon
dont cette valeur universelle de la production humaine ne pouvait parvenir
à la figuration que par la signature unique et restreinte du prophète ou
visionnaire moderniste, la mettant donc progressivement à nouveau hors
de portée de tous, sauf des disciples.
440 Élabo rations secondaires
4. Groupes et représentation
Tout ce qui précède est autant de grain à moudre pour produire une
rhétorique populiste du postmodernisme, ce qui revient à dire que nous
touchons ici à la frontière entre l'analyse esthétique et l'idéologie. Comme
c'est le cas avec tant de populismes, celui-ci est le lieu des confusions les
plus pernicieuses, très précisément parce que ses ambiguïtés sont réelles
et objectives (ou, comme le fit observer Mort Sahl à propos de l'élection
Nixon-Kennedy : «À mon avis, après réflexion, aucun des deux ne peut
gagner»). Car tout ce que l'on a évoqué dans la section précédente amène
à penser que la dimension artistique et culturelle du postmodernisme est
populaire (sinon populiste) et qu'elle fait sauter une grande partie des
obstacles à la consommation culturelle qui semblaient implicites dans
Conclusion 441
mieux si l'on passe par la vie quotidienne, c'est-à-dire par les nouvelles
structures des groupes d'opposition et des «nouveaux mouvements sociaux»,
plutôt que par les lieux de travail ou les entreprises dont Whyte et C. Wright
Mills avaient déjà décrit dans les années cinquante (quand ils servaient alors
de thèmes au débat public et à la critique culturel) « les cadres motivés »
(« homme de l'organisation ») et le nouveau conformisme col-blanc.
Cependant, ce processus se distingue plus nettement et s'appréhende
plus aisément comme tendance historique objective lorsque l'on constate
qu'il affecte de la même manière riches et pauvres indifféremment, et des
deux côtés du spectre politique. En retour, il se démontre plus facilement
quand on enregistre la disparition des anciennes formes de solitude dans
la société postmoderne : non seulement on ne trouve plus les pathétiques
laissés pour compte et victimes de l'anomie (abondamment rassemblés
et catalogués depuis le naturalisme jusqu'à Sherwood Anderson) dans les
coins et recoins d'un ordre social alors plus naturel et plus vaste, mais les
rebelles solitaires et antihéros existentiels qui permettaient à «l'imagination
libérale» de donner un coup de poing au «système» ont eux-aussi disparu,
avec l'existentialisme ; et leurs anciennes incarnations sont devenues les
« leaders » de divers groupuscules. Il n'y a actuellement pas de meilleure
illustration médiatique à cela que les « bagpeople», les SDF, (appelés aussi,
par euphémisme médiatique, les «sans abri»). Il ne s'agit plus de marginaux
ou d'excentriques solitaires, ils sont dorénavant reconnus et crédités d'une
catégorie sociologique, objet de l'examen et de l'intérêt des experts idoines,
et, sont à l'évidence potentiellement organisables quand ils ne sont pas
déjà organisés à la belle mode postmoderne. C'est dans ce sens que va le
Langage, et cela même si Big Brother n'est pas partout là à vous regarder ;
langage médiatique, spécialisé et expert qui cherche inlassablement à
classer et catégoriser, à transformer l'individu en groupe étiqueté et à
restreindre et évacuer les derniers espaces de ce qui était, chez Wittgenstein
ou Heidegger, dans l'existentialisme ou l'individualisme traditionnel,
l'unique et l'innommable, la propriété privée mystique de l'ineflàble et de
l'horreur indicible de l'incomparable. Aujourd'hui* tout le monde est, sinon
446 Élabo rations secondaires
chose ne constitue pas un argument contre son contenu de vérité (pas plus
que la chute de sa cote à la bourse de l'érudition ne témoigne de sa fausseté
essentielle). Non seulement on perçoit encore fortement l'histoire (et le
changement) comme l'opposé de la nature et de l'être, mais on voit dans ce
qui semble avoir des causes humaines et sociales (très souvent économiques)
le contraire de la structure de la réalité ou du monde. En conséquence de
quoi, se développe une sorte de réflexion historique qui lit et interprète
tout cela comme une sorte de panique autoalimentée; et il suffît de dire ce
qu'il vaudrait mieux taire - que toutes ces sciences sont dans une évolution
historique - pour que le rythme même de cette transformation historique
se retrouve intensifiée, comme si faire remarquer l'absence de terrain ou de
fondement ontologique revenait à larguer subitement toutes les amarres
qui maintenaient traditionnellement les disciplines en place. Soudain
alors, dans les départements d'Anglais, le canon, au cœur même du débat
sur son existence, se met furieusement à disparaître, laissant derrière lui
un grand tas de gravas de culture de masse et de littérature commerciale
et non-canonique de toutes sortes - une sorte de «révolution tranquille»
encore plus inquiétante que celles au Québec et en Espagne où des régimes
semi-fascistes et cléricaux se transformèrent du jour au lendemain, sous
réchauffement dû à l'impact de la société de consommation, en espaces
sociaux genre swinging sixties (chose qui paraît maintenant imminente
en Union Soviétique et remet soudain en question toutes nos idées sur le
traditionnel, sur l'inertie sociale, et sur la lente croissance des institutions
sociales d'Edmund Burke). Et surtout, nous commençons à interroger les
dynamiques temporelles de ce phénomène, qui soit se sont accélérées, soit
ont toujours été plus rapides que ce que nous avions enregistré dans notre
cerveau plus ancien.
C'est très précisément ce qui s'est aussi produit dans le monde de l'art,
et cela donne raison au diagnostic de Bonito-Oliva15 qui voit dans la fin
du modernisme la fin du paradigme moderniste développemental ou
historique où chaque position formelle se construisait dialectiquement sur
la précédente et créait un nouveau genre de production dans les espaces
Conclusion 449
C'est une dialectique objective que les populistes ont souvent trouvé
repoussante et qui a souvent été reprise de façon restrictive sous forme de
paradoxe ou de paralogisme : les groupes émergents considérés comme
autant de nouveaux marchés pour de nouveaux produits, autant de nouvelles
interpellations pour l'image publicitaire elle-même. L'industrie du fast-food
ne constitue-t-elle pas la solution inespérée - et, en même temps, sa
réalisation et son abolition, comme en philosophie - au débat sur le salaire
des tâches ménagères ? Ne faut-il pas comprendre les quotas pour les
minorités avant tout comme l'allocadon de segments de temps de télévision ?
Et la production de marchandises adaptées aux spécificités du nouveau
groupe ne constitue-t-elle pas la reconnaissance la plus vraie qu'une société
commerciale peut apporter à ses autres? Enfin, la logique du capitalisme
n'est-elle donc pas en définitive aussi dépendante de l'égalité des droits à
la consommation qu'elle ne l'était autrefois du système salarial ou d'un
ensemble uniforme de catégories juridiques applicables à tous ? Ou bien,
si l'individualisme est bien vraiment mort, le capitalisme tardif n'est-il pas
affamé et assoiffé de différentiation luhmannienne, de production et de
prolifération sans fin de nouveaux groupes et de néoethnicités de toutes
sortes, au point de le qualifier de seul mode de production véritablement
«démocratique» et, assurément, de seul mode de production «pluraliste»?
Il faut distinguer deux positions ici qui sont toutes deux erronées. D'une
part, pour une «raison cynique» proprement postmoderne et dans l'esprit
des précédentes questions rhétoriques, les nouveaux mouvements sociaux
sont simplement le résultat - événements concomitants et produits - du
capitalisme lui-même à son stadefinal,le plus désentravé. D'autre part, pour
un populisme radical-libéral, il faut toujours considérer ces mouvements
comme des victoires localisées, des succès et des conquêtes difficiles de
petits groupes de gens en lutte (qui sont eux même desfiguresde la lutte
des classes en général en tant qu'elle a déterminé toutes les institutions de
l'histoire, y compris et tout particulièrement le capitalisme). En bref, et pour
dire les choses sans détour, les «nouveaux mouvements sociaux» sont-ils les
conséquences et les contrecoups du capitalisme tardif? Sont-ils de nouvelles
Conclusion 457
est plus gênante pour une mentalité moderne. Néanmoins, une conception
du pansynchronisme divin de l'anticipation providentielle ou de l'entière
prédestination de tous les actes de l'histoire constitue certainement la
première forme mythifiée par laquelle les gens (en Occident) ont tenté de
conceptualiser la logique de l'histoire dans son ensemble et de formuler ses
interrelations dialectiques et son telos. Se demander alors comment faire
cadrer la nécessité de mes actes futurs avec une quelconque obligation active
de me battre pour faire en sorte qu'ils soient justes revient à capter la même
anxiété que celle à laquelle se trouveront plus tard confrontés les activistes
politiques quand une doctrine des nécessité et inévitabilité historiques
semblera sur le point d'ébranler leur résolution militante. L'équivalent du
célèbre reductio adabsurdum de James Hogg (où l'un des élus conclut qu'il
est donc libre de commettre n'importe quel crime ou n'importe quel outrage
qui lui passe par la tête'7) se révélerait alors être -mutadis mutandis- la
figure en apparence plus respectable du Kathdersozialist, ou peut-être des
«renégats» et révisionnistes de la Deuxième Internationale.
Pourtant, il paraît possible que les idéologues du débat sur la
prédestination aient trouvé une « solution » nettement moins ridicule après
un peu de réflexion qu'on ne pourrait de prime abord le supposer et qui se
montre, en outre, véritablement dialectique ou, à tout le moins, fait preuve
d'une grande et admirable créativité dans l'imagination philosophique.
« Les signes extérieurs visibles d'une élection intérieure » : la formule a le
mérite d'inclure et de reconnaître une liberté qu'elle retourne et contourne
en même temps. Son authentiquerigueurconceptuelle résout le problème
en le disqualifiant tout l'amenant sur un plan plus élevé: votre libre choix
de l'action juste ne vous qualifie pas alors à l'élection ou ne vous donne le
droit au salut, mais il en est le signe et la marque extérieure. Votre liberté et
votre praxis sont par conséquent elles-mêmes enveloppées dans le schème
«déterministe» plus vaste qui prévoit justement votre capacité à faire
cette rencontre déchirante avec le libre choix. La distinction ultérieure
entre individuel et collectif peut alors préciser cette vieille mécanique de
clarification, puisqu'on voit un peu mieux comment est donnée, au sein du
454 Élaborations secondaires
efficacité. C'est une fable que l'on peut raconter en sens inverse, peut-être,
sur la Révolution cubaine : on sait que le vieux parti communiste cubain omit
d'y participer jusqu'à un moment très tardif, à cause de son appréciation de
sa « possibilité historique objective». On peut alors en déduire une leçon un
peu facile sur l'effet débilitant d'une croyance en I'inévitabilité historique
et les capacités énergisantes de certains volontarismes. O'un point de
vue plus large, il a été soutenu que18, quelles qu'aient été, dans le feu des
événements, l'appréciation immédiate et la décision pratique du parti, son
travail parmi les ouvriers cubains dans les décennies précédentes joua un
rôle inestimable dans la victoire révolutionnaire finale dont il n'était pas
lui-même immédiatement responsable. La création d'une culture et d'une
conscience révolutionnaires - suivant les grandes lignes de l'image de Marx
de «taupe de l'histoire» - est, non moins que la lutte finale, une forme de
puissance d'agir : mais elle constitue également un élément des circonstances
objectives et des nécessités historiques qui, sous l'angle plus immédiat de la
praxis, paraissent incompatibles avec l'action et la «puissance d'agir».
Pareilles « solutions philosophiques », qui procèdent, comme nous l'avons
dit, par différentiation de codes et modèles incompatibles (et que j'ai tenté de
reformuler dans la doctrine des niveaux (doctrine oflevels) dans The Political
Unconscious), persistent dans le monde phénoménal, bien sûr, et sont donc
susceptibles de transformation en alibis idéologiques : toute science est aussi
nécessairement une idéologie dans un seul et même temps, dans la mesure où
nous ne pouvons que prendre la position du sujet individuel, position dans
laquelle on chercherait en vain d'échapper aux perspectives de la subjectivité
individuelle. Néanmoins, cette proposition se rapporte clairement et
immédiatement à la question des «nouveaux mouvements sociaux» et de
leurs relations avec le capitalisme en ce sens qu'elle apporte la possibilité
simultanée d'un engagement politique actif et d'une contemplation et un
réalisme systémiques désabusés et non un choix stérile entre les deux.
Cependant, si l'on objecte que le dilemme ou l'antinomie philosophique
que l'on a ici évoquée ne vaut que pour le changement absolu (ou révolution),
et que ces problèmes disparaissent lorsque l'on rabaisse ses prétentions
456 Élabo rations secondaires
parfois comme une nostalgie pour la politique sociale d'un ancien type a, en
général, plus de chances d'être simplement une «nostalgie» de la politique
tout court ; étant donné la façon dont les périodes d'intense politisation et les
périodes ultérieures de dépolitisation et de retrait se modèlent sur les hauts
et les bas des grands rythmes économiques du cycle des affaires, définir ce
sentiment comme une nostalgie est à peu près aussi pertinent que de qualifier
la faim physique avant un repas de « nostalgie de la nourriture».
5. L'angoisse de l'utopie
«totalité» (Lukacs) déjà abordé ici - mais aussi, et surtout, par le langage
même de l'utopie, généralement reconnu maintenant comme le nom de
code de la transformation systémique de la société contemporaine. Cet
argument dissimulé postule que la (in ou le terme maître de tous ces thèmes
est telle ou telle variante de la notion toujours essentiellement hégélienne de
« réconciliation » ( Venôhnun$ ; c'est-à-dire, l'illusion de la possibilité d'une
ultime réunion entre un sujet et un objet radicalement séparés ou étrangers
l'un à l'autre, ou même (ce terme laissant transparaître ce qu'il doit aux
analyses schématiques et résumées de Hegel dans les manuels) à une nouvelle
«synthèse» entre eux. Le mot « réconciliation » en ce sens s'assimile alors à
telle ou telle illusion ou métaphysique de la présence, ou son équivalent dans
d'autres codes philosophiques postcontemporains.
Par conséquent, la pensée anti-utopique implique ici une médiation
capitale qu'elle n'exprime pas toujours clairement. Elle soutient que l'illusion
collective ou sociale de l'utopie, ou d'une société radicalement différente,
est défectueuse d'abord et avant tout parce qu'elle est investie d'une illusion
personnelle ou existentielle qui est elle-même défectueuse dès le départ.
Selon cet argument plus sérieux, c'est parce que les métaphysiques de
l'identité sont à l'œuvre partout dans la vie privée que leur projection sur la
politique et le social est impossible. Certes, ce raisonnement, implicite ou
explicite, trahit une très vieille idée bourgeoise du collectif et du politique
comme irréels, comme un espace sur lequel on projette de façon pernicieuse
les obsessions subjectives et privées. Mais cette notion est aussi l'effet de
la scission entre l'existence publique et l'existence privée dans les sociétés
modernes et peut prendre des formes atténuées, familières, comme la
qualification du mouvement étudiant en termes de révolte œdipienne. La
pensée contemporaine anti-utopique a toutefois échafaudé des arguments
beaucoup plus complexes et intéressants sur cette base en apparence éculée
et peu prometteuse.
En attendant, les conséquences pratiques de ce premier passage, qui
condamne une vision politique sur la force de l'illusion existentielle,
nécessitent des réponses d'un type différent qui ne seront pas développées
Conclusion 463
soif étanchée qui s'évanouit ensuite dans le passé sans parvenir à réalisation.
Ce mirage de l'être, qui gouverne aussi nos ambitions et nos goûts, notre
sexualité et nos façons de traiter les autres, nos loisirs aussi bien que notre
travail, inspire alors un diagnostic et une éthique qui peuvent aisément se
traduire en diagnostic et éthique « textuels » ou déconstructifs : à savoir,
l'effort d'imaginer une manière de v i v T e qui pourrait radicalement éviter ces
illusions déjà conçues comme métaphysiques chez Sartre : une vie dans le
temps capable de se passer de l'aspiration à devenir le « en-soi-pour-soi » (« ce
que les religions appellent Dieu»), et cela jusqu'à la microstructure même de
nos gestes et sentiments les plus minuscules. Cet idéal éthique d'existence
humaine anti-transcendante (que Sartre nomme « authenticité» et que ses
propres suites philosophiques fragmentaires furent incapables de développer
pleinement en termes d'existence purement individuelle) est certainement
une des plus éclatantes de toutes les visions des Lumières post-nietzschéennes
qui traquent la religion, la métaphysique et la transcendance dans les espaces
et événements apparemment les plus profanes d'un monde modeme qui n'est
«éclairé» qu'en apparence. Tout cela entretient un rapport bien plus étroit
avec l'examen derridien minutieux du métaphysique qu'avec la conception
d'Adomo sur les Lumières. Ce dernier admire manifestement Sartre mais
rejette implacablement les focalisations individuelles de la réflexion et de
l'analyse existentielles, qui sont pour lui inséparables de l'oeuvre de ce grand
adversaire politique et existentiel qu'est Heidegger.
Cependant, la question qu'il vaut la peine de se poser aujourd'hui à
propos de cette vision apparemment utopique et irréalisable d'une existence
authentique ou « textualisée » en plein postmodernisme, c'est si elle ne est
pas déjà, dans un certain sens, réalisée socialement, et si ce ne serait pas très
exactement une de ces transformations de la vie quotidienne et du sujet
psychique désignées par le terme postmodeme. Dans ce cas, la critique des
ombres et traces métaphysiques qui persistent au sein de la modernité se
retourne paradoxalement dans une reproduction de ce véritable triomphe
postmodeme sur les vestiges métaphysiques du moderne, où en appeler à
la perte de toute illusion sur l'identité psychique ou le sujet centré, à l'idéal
474 Élaborations secondaires
6. L'Idéologie de la différence
Mais s'il en est ainsi, c'est qu'un transfert des objectifs politiques et sociaux
s'est imperceptiblement mis en place, et qu'à un mode de production s'est
substitué un autre. «Tyrannie» signifiait ancien régime; son analogue
moderne, le «totalitarisme», vise le socialisme; mais le «consensus» désigne
aujourd'hui la démocratie représentative, avec ses scrutins et ses sondages
d'opinion, et c'est maintenant cela qui, déjà objectivement en crise, se
découvre contesté politiquement par les nouveaux mouvements sociaux,
470 Élaborerions secondaires
dans le fond comme une lie ou ne vient saillir comme un cal - les pièces
de Racine, les romans d'Henry James). Les catégories des classes sociales
sont plus matérielles, plus impures et scandaleusement mélangées par la
façon dont leurs déterminants ou leurs facteurs de définition impliquent
la production d'objets avec les rapports que cela détermine et les forces de
leurs machineries respectives : nous pouvons donc voir à travers les catégories
sociales jusqu'au fond caillouteux du fleuve. Cependant, les classes sont trop
larges pour représenter des utopies, en tant qu'options que l'on choisit et
auxquelles on s'identifie de manière fantasmatique. Le cas des errances du
fascisme mis à part, la seule gratification utopique offerte par la catégorie
de la classe sociale est l'abolition de cette dernière. En revanche, les groupes
sont suffisamment petits (à la limite, le fameux « face-à-face » de la place
publique ou de la cité-état) pour permettre un investissement libidinal d'un
type plus narratif. Cependant, l'externalité trimballée comme un squelette
au sein de la catégorie du « groupe » n'est pas la production mais plutôt, déjà,
l'institution, comme nous allons le voir, catégorie plus suspecte et tout aussi
anthropomorphique - d'où la plus grande force de mobilisation des groupes
sur les classes: on peut en arriver à aimer sa guilde ou sa confrérie jusqu'à
mourir pour elle, mais la cathexis déterminée par le système de l'assolement
triennal, ou le tour universel est probablement d'un type un peu différent
et moins immédiatement politisable. Les classes sont rares; elles prennent
vie par de lentes transformations dans le mode de production ; même
émergentes, elles semblent perpétuellement à distance d'elles-mêmes et
doivent travailler dur pour exister réellement en tant que telles. Les groupes,
pour leur part, semblent offrir les gratifications de l'identité psychique (du
nationalisme à la néoethnicité). Devenus images, ils permettent l'amnésie
de leurs passés sanglants personnels, de la persécution et de l'intouchabilité,
et peuvent maintenant être consommés: c'est ce qui marque leurs rapports
avec les médias, qui sont, pour ainsi dire, leur parlement et l'espace de leur
« représentation », dans le sens politique tout autant que sémiorique.
L'horreur politique du consensus - pris à tort pour la crainte de la
« totalisation » - est donc simplement la réticence justifiée de groupes ayant
478 Élaborerons secondaires
conquis une certaine fierté de leur propre identité à se voir régentés par
ce qui s'avère n'être que d'autres groupes, puisque, maintenant, tout dans
notre réalité sociale constitue une marque d'appartenance à un groupe
et connote un ensemble spécifique de gens. Le « canon » de la grande
littérature transformé en équipement social des mâles âgés et blancs d'un
certain milieu social distinctif n'est qu'un exemple ; le système politique
américain des partis en est un autre, comme l'est la majeure partie des autres
habitudes du super-état, à l'excepdon notoire des médias et du marché, qui,
seuls parmi ce qui démit être les institutions, sont d'une certaine manière
universels et, de ce (ait, particulièrement privilégiés selon des modalités qui
seront examinées dans un instant. Il est important, cependant, de saisir à la
fois les liens et les différences entre cette personnification des institutions
par l'idéologie de groupe et l'ancienne critique dialectique de la fonction
sociale et idéologique des institutions. Que la première ait quelque peu
débordé la seconde - comme boîte noire des années soixante - est assez
probable; dans une autre perspective (marxienne), la fonction sociale
d'une institution donnée est médiée par le système en tant que totalité, et,
par conséquent, n'est personnalisée qu'au moyen de la caricature la plus
sommaire (personne, comme Marx ne se lasse pas de le répéter, ne croit
que les hommes d'affaire sont tous individuellement méchants). Ainsi, le
journal joue un rôle idéologique dans notre ordre social, mais pas parce qu'il
est le jouet d'un groupe social spécifique; les commentateurs, paparazzi,
présentateurs et les patrons de presse, par exemple, sont simplement, dans
une perspective de classe, les fractions sociales déterminées par la structure
institutionnelle. Mais, dans une conscience de groupe postmoderne, les
journaux et l'actualité dans les médias en général appartiennent, en fait, à ce
qui est maintenant une nouvelle (et puissante) unité sociale en elle même,
un acteur collectif sur la scène historique, craint des hommes politiques
et toléré par le «public», portant des visages connus et, dans sa structure
anthropomorphique, quasiment un être humain à part entière (quoique
sans beaucoup de profondeur, même en tant que personnage narratif). Les
années soixante avaient déjà commencé à penser en ces termes lorsqu'elles
Conclusion 485
conservé pour d'autres sujets maintenant marginaux (les noirs, les femmes,
le Tiers Monde, et même, un peu abusivement, les étudiants) dans la
réécriture de la doctrine des « chaînes radicales » au cours des années
soixante. Aujourd'hui, cependant, il ne peut plus remplir ce rôle structural
avec le pluralisme des groupes collectifs, et peu importe à quel point est
«radicale» la paupérisation ou la marginalisation du groupe en question,
pour la simple raison que la structure a été modifiée et le rôle supprimé.
Historiquement, ce n'est guère surprenant puisque la nature transitionnelle
de la nouvelle économie mondiale n'a pas encore permis à ses classes sociales
de se constituer d'une quelconque manière stable, sans parler d'acquérir une
véritable conscience de classe, si bien que les très vives luttes sociales de la
période actuelle se trouvent largement dispersées et anarchiques.
Ce qui est plus surprenant, et peut-être d'une importance plus immédiate
sur un plan politique, c'est la forclusion et l'exclusion, par les nouveaux
modèles représentationnels, de toute représentation adéquate de ce qui était
représenté jadis - quelque imparfaitement que ce fut - comme une «classe
dirigeante». Comme nous l'avons déjà vu, plusieurs traits indispensables à
pareille représentation manquent en fait : la dissolution de toute conception
de la production ou de l'infrastructure économique, avec son remplacement
par la notion désormais anthropomorphique d'institution, signifie qu'il ne
peut se former aucune conception fonctionnelle de groupe dirigeant, sans
parler de classe. Il n'y a aucun levier à contrôler, pas plus que de moyen
de production à gérer. Seuls les médias et le marchés sont visibles en tant
qu'entités autonomes, et tout ce qui tombe en dehors d'eux, et en dehors de
l'appareil de représentation en général, se verra recouvert du terme amorphe
de pouvoir, dont l'omniprésence - malgré sa singulière inaptitude à décrire la
réalité globale de plus en plus « libérale » - devrait nous inspirer de profonds
soupçons idéologiques.
Ce manque de fonctionnalité qui se révèle dans notre peinture des groupes
sociaux, avec l'effondrement de leur capacité à constituer un sujet ou une
«puissance d'agir», signifie que nous avons tendance à dissocier, d'un côté,
la reconnaissance de l'existence individuelle d'un groupe (le pluralisme en
Conclusion 481
tant que valeur) et, de l'autre, toute attribution d'un projet qui, alors, se
voit enregistré non comme groupe mais comme conspiration et qui, de ce
fait, tombe dans une autre case de l'appareil représentationnel. Les hommes
d'affaires de Reagan, par exemple, (aujourd'hui, tout le monde ou presque
veut bien admettre le lien quasi immédiat entre profit privé et programme
politique de tout type) sont perçus - dans cette perspective - comme une
liste de noms dans le journal, un réseau local de copains que vous pourriez
étendre à une confraternité régionale (sud de la Californie, la Sunbelt) ;
le plus paradoxal, cependant, c'est le fait que, ainsi perçus, ils ne jettent
absolument aucun discrédit sur le commerce ou les hommes d'affaires. La
taxinomie des groupes est donc d'une remarquable élasticité idéologique
et permet de telles distinctions que l'innocence du collectif originel est
préservé, sous réserve, toujours, que soit garantie contre la rupture cette
barrière conceptuelle fondamentale, ou tabou, qui sépare un groupe d'une
classe sociale.
Que les « nouveaux récits » manquent de la capacité allégorique à
cartographier ou modéliser le système peut aussi se constater quand on
se penche sur le rôle directeur de la classe des affaires et sur ses relations
de domination avec les modifications de la vie quotidienne. Je crois que,
puisque nous avons dorénavant une appréhension synchronique de la réalité
sociale - dans son sens le plus fort, tardivement révélé comme celui d'un
système spatial - , les changements et les modifications de la vie quotidienne
doivent désormais se déduire après coup plutôt qu'être objets d'expérience.
Bertrand Russel évoqua autrefois une temporalité très postmodeme où le
monde lui-même, créé en fait juste une seconde avant, était soigneusement
«vieilli» d'avance et délibérément doté de profondes traces artificielles
d'usure, d'ancienneté et d'usage, de telle sorte qu'il paraisse porter en
lui-même un passé et une tradition intrinsèques (exactement de la même
manière qu'on équipait ses sujets humains - comme les androïdes de
BLade Runner- d'un stock en apparence original d'images personnelles de
souvenirs, comme des albums photos d'une fausse famille et d'une fausse
enfance). Il faut maintenant reconstruire, comme un mot que l'on a sur le
462 Élabofabons secondaires
- elle est moins visible en tant que telle et s'est transformée en véritable
seconde nature. Tenter de représenter et de visualiser la salle du conseil
d'administration et la classe dirigeante est malaisé car cela implique un
attachement démodé au contenu dans une situation où seule compte la
forme proprement dite - la plus formaliste des lois ou des règles : la loi du
profit (qui écrase même n ettement les slogans idéologiques plus saisissants
tels que « l'efficacité ») - et où l'attachement à la forme, présupposition
tacite de la loi du profit, est présumée et insusceptible d'être sujet à
réexamen ou à thématisation. Ce rasoir d'Occam fait des coupes claires dans
un grand nombre de sujets de conversation désormais métaphysiques que
s'autorisaient jadis les générations précédentes dans un système capitaliste
au fonctionnement moins pur, et peut, en fait, être défini comme une
certaine fin de l'idéalisme, constitutive du postmoderne.
Le formalisme de la loi du profit se transmet ensuite - mais plus
sous la forme pesante de doctrines religieuses dont elle prend le rôle - à
une sorte de public extérieur nouveau riche qui, depuis l'époque des
« cadres » des années cinquante aux «yuppies» des années quatre-vingt, s'est
incarné toujours plus éhontément dans sa quête de réussite, maintenant
reconceptualisée comme «style de vie» d'un «groupe» spécifique. Mais
je préciserai aussi que ce n'est plus exactement le profit en tant que tel
qui forme l'image idéale de ce processus (l'argent est simplement le signe
extérieur d'une élection intime, mais, à une époque où des nombres
comme des milliards et des trillions se rencontrent plus fréquemment, la
fortune et la «grande richesse» sont plus difficiles à représenter, sans parler
de les conceptualiser libidinalement). L'enjeu est plutôt le savoir-faire et
la connaissance du système lui-même : et c'est sans doute le « moment
de vérité » des théories postindustrielles relatives au primat nouveau du
savoir scientifique sur le profit et la production ; sauf que ce savoir n'est
pas particulièrement scientifique et implique « simplement » une initiation
à la manière dont fonctionne le système. Mais maintenant, ceux qui s'y
connaissent sont tropfiersde leur leçon et de leur savoir-faire pour tolérer
la moindre question sur le pourquoi il devrait en être ainsi, ou même,
Conclusion 485
de l'usine. C'est comme si vous faisiez partie d'un jeu informatique dont
les constellations seraient sujettes à changement sans préavis et vous
incluraient à leurs options : de nos jours, même un bon comportement
risque ne pas être un motif suffisant pour conserver une position ou garder
un emploi.
Cependant, un troisième type de motivation, d'un type plus religieux,
est aujourd'hui à nouveau à la disposition des étrangers, et ce qui se
pratique ici avec toute la frénésie désintéressée d'une addiction à la drogue
se manifeste sur les postes de télévision non-américains comme une vision
bénéfique de l'utopie du marché; ce que nous tenons pour acquis, ils croient
encore que c'est le dernier modèle de l'année, confondant consumérisme
et consommation et mêlant magasin discount et démocratie. Sortis du
Tiers Monde par nos propres contre-insurrections et attirés hors du Second
par notre propagande médiatique, les candidats immigrants (qu'ils soient
spirituels ou matériels), ne comprenant pas à quel point ils sont peu
souhaités ici, courent après une vision délirante de transsubstantiation où
c'est le monde des produits qui est désiré, comme un paysage, et aucun
d'entre eux en particulier : des produits particulièrement obsessionnels
comme le traitement de texte ou la télécopieuse sont eux-mêmes des
emblèmes allégoriques des structures postmodernes, mondiales, fascinantes
et proprement esthétiques, dans lesquelles se rejoue perceptuellement
l'identité médias-marché, un peu comme une dramatisation avec effets
spéciaux high-tech de la preuve ontologique.
Le nœud crucial nécessitant alors un examen sérieux est la façon dont la
représentation des médias eux-mêmes s'arrange pour représenter le marché,
et vice versa, pendant que la «démocratie» (qui n'est généralement pas, dans
notre système, représentée, ou en fait, représentable) se décolle de chacun
d'eux comme une connotation et comme l'une des plus reconnaissables des
trente-sept saveurs.
Nous avons, en effet, déjà vu à quel point il est facile de glisser du
marché aux médias dont il faut enregistrer l'intervention dans la politique
réelle avant de pouvoir en observer la réappropriation par l'idéologie
Conclusion 487
des médias27. Que les médias (sauf quand ils sont soigneusement mis à
l'écart, comme lors de notre invasion de la Grenade, et pourtant, même
là, ils auraient pu faire du bruit, l'eussent-ils voulu) aient une influence
contraignante et bénéfique sur la torture, la répression policière et le respect
des droits civiques dans le monde n'est pas douteux, même si le souci
maintenant mondial de bonne réputation nationale ou gouvernementale
est en général médié par une préoccupation tenant aux fonds américains,
sauf lorsqu'il s'avère plus lucratif d'être conquis par les États-Unis. Quant
aux reportages de la télévision américaine, dont les préparatifs pour la
dernière guerre eurent pour version spécifique une (louable) détermination
à éviter de s'humilier en couvrant une chose comme la guerre du Viêtnam
à l'avenir, on peut aussi compter sur eux pour reproduire avec une fiabilité
indéfectible les attitudes les plus tendancieuses de la Guerre Froide lorsqu'il
s'agit de socialisme (comme très récemment, la couverture véritablement
obscène par les télévisions de la visite de Gorbatchev en 1989 à Cuba,
où Fidel Castro était comparé à Ferdinand Marcos!). Pour ce qui est
d'une politique des médias spécifiquement nouvelle ou postmoderne,
il est clair également qu'elle a depuis longtemps pris naissance (parfois
sous la forme d'un soi-disant terrorisme) comme l'une des rares armes
à disposition des minorités ou des sous-groupes impuissants, rejetés et
censurés avec l'équipement le plus récent. Toujours est-il que le monde
paraît relativement moins violent - de quelque manière qu d soit possible
de mesurer une telle chose - qu'à l'époque de Hider, sans parler de celle de
l'état-nation bourgeois du XIXe siècle ou de l'absolutisme féodal de l'ancien
régime (avec ses exécutions publiques si chères à Foucault!). Néanmoins,
et en dehors de la genèse d'instruments de torture véritablement high-tech,
la politique des médias ne s'avère pas être un substitut à la politique en
tant que telle, et les fuites ou l'image volée s'enfoncent rapidement dans
le terrain stérile du matériau épuisé et des phrases choc trop familières,
sauf lorsque cette poursuite de la politique par d'autres moyens est aussi
en mesure de mobiliser les moyens ordinaires, les groupes de soutien,
la pression populaire, les alliances, et une saine reconnaissance, par les
494 Élabo rations secondaires
7. Démographies du postmodeme
une identité nouvelle et plus fondamentale. Quelle que soit cette nouvelle
tolérance libérale, elle a peu à voir avec la palette exotique de l'exposition
emblématique de The Family ofMan, où l'on demandait aux bourgeoisies
occidentales de manifester leurs affinités personnelles et humaines avec
les Bushmen et les Hottentots, les femmes aux seins nus des îles et les
artisans aborigènes, et les autres de ce type anthropologique qu'il est peu
probable de voir arriver chez vous en touristes. Mais il est toutefois très
probable que ces nouveaux autres viennent chez vous comme immigrants
ou Gastarbeiter; dans cette mesure, ils sont davantage «comme» nous, ou
du moins « les mêmes » que nous, de toutes sortes de façons nouvelles, ce
que de nouvelles habitudes sociales internes - reconnaissance forcée, sociale
et politique, des « minorités » - nous aident à traduire dans notre politique
étrangère. Cette expérience idéologique pourrait bien être limitée aux élites
du Premier Monde (mais, même si c'était le cas, elle aurait encore des effets
dramatiques et incalculables sur tous les autres) : raison de plus pour la
prendre en compte dans cette description du postmoderne où elle apparaît
- un peu plus brutalement (matérialistement, comme j'ai commencé à le
formuler) - sous forme de pure démographie. Il y a un plus grand nombre
de gens maintenant, et ce « fait » a des implications qui transcendent le
simple inconfort spatial et la perspective de pénurie momentanée de
produits de luxe.
Il est nécessaire d'explorer la possibilité qu'existe là, dans ce qu'on
appelait de manière un peu désuète le domaine moral, une chose à peu près
équivalente au vertige des foules pour le corps individuel : le pressentiment
que plus nous reconnaissons d'autres gens, même en pensée, plus le statut
de notre propre conscience ou « moi », jusqu'alors unique et incomparable,
devient particulièrement précaire. Cette dernière ne change pas, bien sûr,
pas plus que nous ne nous retrouvons magiquement dotés d'une plus grande
sympathie (dans le sens philosophique immémorial) pour ces autres de plus
en plus nombreux, avec qui nous pouvons de moins en moins sympathiser
individuellement. Au contraire, de même que dans l'ébranlement d'un type
très fondamental de fausse conscience ou d'aveuglement idéologique, nous
Conclusion 493
8. Historiographies spatiales
Il est plus facile de voir pourquoi il doit en être ainsi que comment
il a pu en être ainsi. Bien sûr, le plus facile est de comprendre cette
prédilection pour l'espace chez les théoriciens du postmodernisme comme
une réaction prévisible (générationnelle) contre la rhétorique officielle de
la temporalité, depuis longtemps canonisée, des critiques et théoriciens
du haut modernisme, ce revirement produisant des analyses dramatiques
et visionnaires du nouvel ordre et de ses nouveaux frissons. Mais cet axe
thématique n'est ni arbitraire ni gratuit ; il peut à son tour être étudié pour
ses propres conditions de possibilité.
À mon avis, un examen plus minutieux du moderne permettra de
découvrir les racines de son expérience caractéristique de la temporalité
dans les processus et la dynamique de modernisation du capitalisme au
tournant du siècle, avec sa splendide machinerie nouvelle (célébrée par les
futuristes et tant d'autres, mais non moins spectaculairement déplorée et
diabolisée par d'autres écrivains également qualifiés de « modernistes»),
capitalisme qui n'a néanmoins pas encore complètement colonisé l'espace
social dans lequel il est en train d'émerger. Arno Mayer nous a rappelé,
par un choc salutaire, la persistance de l'ancien régime34 jusque dans le
XXe siècle et la nature très partielle du «triomphe de la bourgeoisie» et du
capitalisme industriel dans la période moderniste, encore majoritairement
rurale et dominée, du moins statistiquement, par des paysans et des
propriétaires terriens aux habitudes féodales, par intermittence troublées
par la note discordante mais excitante qu'apportaient les automobiles, une
électrification sporadique et, même, la maigre pyrotechnie aéronautique de
la Première Guerre Mondiale. Par conséquent, l'opposition entre la ville et
la campagne est la première et la plus importante des grandes oppositions
de cette période que le capitalisme ne surmonte pas encore ; les sujets ou
citoyens de la période du haut-moderne sont principalement des gens qui
vivent dans des mondes multiples et des temps multiples - un pays médiéval
dans lequel ils retournent pour des vacances familiales et une agglomération
urbaine dont les élites essaient, du moins dans les pays les plus avancés, de
« vivre avec leur temps » et d'être aussi « absolument modernes » qu'ils savent
Conclusion 503
malgré le silence inquiétant qui règne dans la maison et qui vous porte
à conclure qu'elle y a peut-être trouvé la mon, étouffée par ses baillons.
Cependant, ne serait-il pas encore possible de générer l'histoire à partir du
présent et de conférer aux projections du fantasme et accomplissements
du désir actuels la force sinon d'une réalité, du moins de ce qui fonde et
inaugure les réalités, comme Heidegger aimait à le dire (Stiften).
Ces projections panent dans deux directions opposées, bien qu'on puisse
les détecter toutes les deux dans le corpus le plus solide de ces symptômes
- la science-fiction contemporaine. J'hésite à définir ces directions comme
nos vieux amis, le passé et l'avenir, mais elles en sont peut-être les versions
nouvelles et postmodernes, dans une situation où, comme nous l'avons vu,
ni le passé ni l'avenir ne sont guère en mesure de prétendre légitimement à
notre attention ou notre responsabilité. La décadence et la haute technologie
sont, en fait, les occasions et les bases de lancement de ces spéculations qui se
présentent elles-mêmes sous des formes et des modes antithétiques.
Car, alors que la haute technologie est omniprésente et inévitable, en
particulier sous ses diverses formes religieuses, la décadence s'impose par son
absence, comme une odeur dont personne ne parle ou une pensée que tous
les invités s'efforcent visiblement d'écarter.
On aurait pu penser que le monde des oreillettes et d'Andy Warhol, du
fondamentalisme et du SIDA, des appareils de musculation et de MTV, des
yuppiestt des livres sur le postmodernisme, des coupes punk et des cheveux
en brosse style années cinquante, de la «pene d'historicité» et de l'éloge de
la schizophrénie, des médias et de l'obsession du calcium et du cholestérol,
de la logique du «choc du futur» (futureshock) et de l'émergence des forces
de frappe scientifiques et contre-insurrectionnelles comme nouveaux types
de groupes sociaux, aurait toutes qualifications pour passer, aux yeux de tout
martien observateur et sensé, pour mûrement décadent; mais c'est dire une
banalité, et une autre réussite tactique du système discursif postmoderne
se trouve dans la relégation du laudator temporis acti au magasin des
personnages littéraires qui ne sont plus assez plausibles ou crédibles. Bien
sûr, quand la norme antérieure est simplement devenue un «style de vie» de
518 Élabo rations secondaires
celle des Polynésiens) ; elle n'est pas non plus, comme le pense parfois
Gilman, une «théorie» comportant des présuppositions sur la santé ou le
déséquilibre psychique et racial ; elle est une retombée secondaire d'une
théorie globale de l'histoire, et un sous-ensemble d'un cas à part, de ce
que les Allemands nomment Geschichtsphilosophie. Malheureusement, par
conséquent, il nousfautpartir de là et descendre pas à pas vers Des Esseintes
ou les Romains de Fellini ; tâche qui implique une réflexion sur la spécificité
des « temps modernes » et sur la façon dont ils se définissent eux-mêmes
au moyen de leur différence propre par rapport au reste de l'histoire, ce
que Latour a récemment et fort à propos rebaptisé « la Grande Division »
(comme s'il n'en restait pas encore bon nombre dans les environs!), mais
qu'on appelle aussi «l'Occident et les autres», autrement nommée la Raison
occidentale, la métaphysique occidentale, ou, en fait, la Science elle-même
(préoccupation toute personnelle de Latour), dont il n'est pas nécessaire de
préciser qu'elle est avant tout occidentale (sauf pour les lecteurs de Joseph
Needham ou de Lévi-Strauss). Latour a mitonné une merveilleuse table
des synonymes et des déguisements de cette vision de l'exceptionnalisme
occidental, où l'on trouvera aussi nombre de vieux amis marxistes:
• le monde moderne
sécularisation
rationalisation
anonymat
désenchantement
mercantilisme
optimisation
déshumanisadon
mécanisation
occidentalisation
capitalisme
industrialisation
postindustrialisation
technicisation
intellectualisation
520 Élabo rations secondaires
stérilisation
objectivanon
Américanisation
scienrificisarion
société de consommation
société uni-dimensionnelle
société sans âme
folie modeme
temps modernes
progrès*' »
« Non pas moi, pas moi mais le vent soufflant à travers moi !
Un joli vent souffle de la nouvelle orientation du Temps.
Si seulement je le laisse me porter, me transporter, si seulement il me porte!
Si seulement je suis sensible, subtil, ô, délicat, présent ailé!
Si seulement, comble de bonheur, je m'abandonne et me confie
Au vent, au joli vent courant à travers le chaos du monde,
Tel un ciseau d'un raffinement exquis, tel un coin enfoncé.
Si seulement je suis aigu et dur comme l'extrême pointe d'un coin
Enfoncé par d'invisibles coups,
Le roc se fendra, nous parviendrons à l'émerveillement, nous trouverons les Hespérides<3. »
Conclusion 523
voiture à la pompe à essence et prendre des boîtes de conserve dans les rayons
des épiceries vides ; pour eux, la Californie était retournée au stade d'un
paysage paradisiaque libéré de la surpopulation et les survivants finissaient
par s'installer pour y vivre d'idylliques existences agricoles et communales,
évoquant par là les résultats utopiques (pour moi) des diverses apocalypses
de John Wyndham. Ce spectacle offrait donc une terreur existentielle et
un chagrin mélodramatique doublés des avantages très réels d'une baisse
de la concurrence et d'un mode de vie plus humain. J'appelle ce genre de
film l'exaucement utopique d'un désir glissé dans le costume d'un loup
contre-utopique, et je pense qu'il est particulièrement justifié et prudent,
dans la mesure où cela concerne les parts les plus vilaines de la nature
humaine, d'examiner attentivement les cauchemars apparents de ce type
pour y déceler les traces de cette pulsion différente et plus égotiste vers la
satisfaction individuelle et collective dont Freud a découvert qu'elle vivait
insatiablement dans notre inconscient.
Bien entendu, Road Warrwrse distingue par d'autres traits d'un récit
naïvement post-atomique (de type A Boy and His DogtUn gars et son chien
ou Glenn and Rhonda) : en particulier, la perspective temporelle de ce film
convertit son récit sur un proche avenir en un récit sur un futur lointain
et dote le présent de dimensions légendaires d'un type quasi mythique ou
religieux (ce qui fut ensuite complété et bouclé, avec tous les points sur les i,
dans le bien plus christologique Terminatot). Mais desfictionsplus urbaines
ont, plus tard, vendu la mèche ; et, dans Blade Runner, la splendeur visuelle
n'est pas le seul élément à suggérer une consommation de l'image d'un type
plusfamilier(mais non moins somptueuse et satisfaisante), qui n'a que peu
à voir avec des futursfantasmésou non, mais tout àfaireavec le capitalisme
tardif et quelques unes de ses places de marché favorites.
À mon avis, ce que des films de ce genre «visent» (ce n'est peut-être pas
le meilleur mot pour ça) n'est pas l'effondrement de la haute technologie
dans un temps des troubles à venir, mais avant tout sa conquête. En tant
que représentations, cesfilmspostmodernes contre-utopiques semblent nous
proposer des idées et des hypothèses sur le futur; et ces idées et hypothèses
528 Élabo rations secondaires
Car il est pour moi axiomatique que ce que l'on appelle maintenant le
fondamentalisme constitue également un phénomène postmoderne, et peu
importe son désir de croire qu'il songe à un passé plus pur et plus authentique.
Par exemple, la révolution iranienne, devenue islamique et cléricale, fut
certainement lancée contre le Shah comme agent de la modernisation -
et, en cela, elle était aussi antimoderne qu'elle est postmoderne par son
insistance sur tout les traits fondamentaux d'un état moderne, industrialisé
et bureaucratique. Mais le paradoxe de la répétition freudienne semblerait
pencher inversement pour le traditionalisme comme programme postmodeme
(ou même moderne) - autant avec l'un, vous ne pouvez pas vraiment avoir
de « première fois », avec l'autre vous ne pouvez imaginer de restauration
susceptible d'être tenue pour vraiment traditionnelle et authentique. Les
restaurations modernistes paraissent avoir produit une forme moderniste
de la tradition qui était plus exactement classée sous les différentes variétés
de fascisme; les espèces postmodernes paraissent toutes avoir beaucoup en
commun avec ce que la Gauche appelle les « nouveaux mouvements sociaux » ;
en effet, elles en sont des formes et des variétés diverses, et ne sont pas toutes
réactionnaires - en témoigne la théologie de la libération.
L'élément qui rend tout aussi difficile de débattre de la « religion » en
termes postmodernes que de situer les concepts expérientiels apparentés
tels que l'« esthétique » ou le « politique » tient à la problématisation des
idées de croyance dans l'univers social postmoderne et au défi théorique
lancé à ces doctrines irrationnelles proprement auto-justificatrices dans le
champ conceptuel, où tout se passe comme si l'«altérité» inhérente à la
doctrine de la croyance la désignait à l'étadication. Bien sûr, la croyance (avec
l'idéologie classique) a toujours évoqué une rhétorique de la profondeur,
et s'est toujours elle-même présentée comme singulièrement résistante à la
persuasion ou au raisonnement ; je crois que sa position ontologique dans
le domaine intellectuel masque le caractère plus bizarre et plus fondamental
de ce pseudo-concept qui a toujours été voué à être attribué à quelqu'un
d'autre (même pour un croyant, « Pour ma pan, je ne crois jamais assez»,
ou du moins c'est ce que nous dit Pascal47).
Conclusion 533
telle, et, par là même, les énonciations sur l'être autant que les jugements
du vTai. L'évitement poststructural très décrié des jugements et catégories du
vrai - assez compréhensible en tant que réaction sociale à un monde d'ores et
déjà surpeuplé de pareilles choses - est ainsi un effet au second degré d'une
nécessité plus primaire du langage qui n'a plus à formuler des énonciadons
de manière à que ces catégories soient appropriées.
Il s'agit en fait clairement d'une esthétique exigeante, et les théoriciens
avancent dessus comme sur une corde raide, la moindre défaillance
précipitant les phrases en question dans le dépassé (système, ontologie,
métaphysique) ou la pure opinion. Ce pour quoi on udlise le langage devient
alors une question de vie ou de mort, surtout depuis que l'opdon du silence -
option moderniste - est également exclue. Mon sentiment est que ce discours
théorique ordinaire et quotidien poursuit une tâche qui n'est finalement pas
très différente de celle de la philosophie de la langue commune (même si elle
n'y ressemble certainement pas beaucoup!), à savoir, l'exclusion de l'erreur
au moyen d'une traque vigilante des illusions idéologiques (en tant que
celles-ci sont véhiculées dans le langage lui-même). Le langage ne peut plus,
autrement dit, être vrai ; mais il peut certainement êtrefaux; et la mission du
discours théorique devient ainsi une sorte d'opération recherche-et-destruc-
tion dans laquelle les conceptions linguistiques erronées sont identifiées et
stigmatisées sans pitié, dans l'espoir qu'un discours théorique suffisamment
négatif et critique ne devienne pas lui-même à son tour la cible de cette
démystification linguistique. Cet espoir est bien sûr vain, dans la mesure où,
que ça plaise ou non, toute énonciation négative, toute opération purement
critique, peut néanmoins générer l'illusion idéologique ou le mirage d'une
position, d'un système ou d'un ensemble de valeurs positives à part entière.
Cette illusion est en fin de compte l'objet de la critique théorique (qui
devient donc un bellum omnium contra omnes), mais cette dernière peut tout
aussi bien - et peut-être un peu plus productivement - monter une garde
vigilante sur l'incomplétude structurelle de la phrase elle-même, pour laquelle
dire quoi que ce soit signifie laisser à l'écart autre chose. Une révolution
permanente peut aussi être organisée autour de ces omissions; et la nature
Conclusion 539
des débats théoriques depuis les années soixante montre que l'implacabilité
des vieilles querelles idéologiques marxiennes ne faisait qu'annoncer et
préfigurer grossièrement l'universalisation de cette conception spécifique,
au moins, de la «critique de l'idéologie» qui s'intéresse à la connotation
trompeuse des termes, au déséquilibre de la présentation, et aux implications
métaphysiques de l'acte d'expression même.
Tout cela tend à réduire l'expression linguistique en général à une fonction
de commentaire, c'est-à-dire, à un rapport constamment au second degré
aux phrases qui ont déjà été formées. Le commentaire constitue le champ
de la pratique linguistique postmoderne en général, et son originalité, du
moins s'agissant des prétentions et des illusions de la philosophie dans la
période précédente, la philosophie «bourgeoise», qui, avec une confiance
et une fierté profane, entreprit de dire la réalité des choses après la longue
nuit de la superstition et du sacré. Le commentaire, cependant, - dans
le curieux jeu de la différence et de l'identité historiques mentionné plus
haut - conforte aussi maintenant la parenté du postmoderne (à cet égard,
du moins) avec ces autres périodes, jusqu'ici plus archaïques, de la pensée et
du travail intellectuel, comme chez les copistes et les scribes médiévaux ou
avec l'exégèse sansfindes grandes philosophies orientales et des textes sacrés.
Mais, dans cette situation désespérément répétitive (qui est à la pensée
philosophique ce que le retour du conventionnel est aux ambitions du grand
récit bourgeois moderne), où l'essentiel est absent - le texte sacré susceptible
de donner une certaine motivation à cette condamnation à la forme du
commentaire à perpétuité - , il reste néanmoins une solution linguistique,
et elle s'oriente vers ce qu'on a jusqu'à présent appelé le transcodage. Car, à
côté de la perspective dans laquelle mon langage commente celui d'un autre,
il y a un horizon un peu plus vaste dans lequel les deux langages dérivent
de familles plus larges qu'on appelait jadis weltanschauugen, ou visions du
monde, mais qui se sont vues aujourd'hui reconnaître en tant que « codes ».
Là où j'avais l'habitude de «croire» en une certaine vision du monde, une
certaine philosophie politique, un système philosophique ou une religion,
aujourd'hui je parle un idiolecte spécifique ou un code idéologique -
540 Élabo rations secondaires
mais qui sont en réalité aussi spécifiques et particulières que le papier sur
lequel elles sont imprimées, et qui tendent à se transformer sans cesse
l'une dans l'autre (c'est-à-dire, dans leurs propres opposés logiques). Nous
avons déjà rencontré à plusieurs reprises pareilles paires d'abstractions :
entre l'Identité et la Différence, mais aussi avec la singulière indisdnction
postmodeme, ou du capitalisme tardif, entre uniformité (ou standardisation)
et différentiation, ou bien entre séparation et unification (qui, dans ce
mode particulier de production, s'avère être la même chose). Cependant,
la plupart du temps, il se produit, malgré l'appareil plutôt qu'à cause de
lui, des mirages idéologiques spécifiques, pour ainsi dire. Dans la fuite
désespérée devant tout ce qui est ontologique ou fondationnel dans le vieux
« système » philosophique, une sorte de doctrine antisubstantialiste sur le pur
processus se voit invoquée, et il se développe une dynamique - envisagée
plutôt comme opération que comme conceptualisation - qui engendre
néanmoins la vieille illusion d'un système et d'une l'ontologie pendant les
pauses entre les opérations et l'apparition réifiée du discours servi sur la page.
La réification en effet, pour ne pas mentionner la marchandisation, offrirait
un autre « code » dans lequel caractériser le sort ou le destin général identique
du discours théorique, dans la mesure où elle se trouve elle-même thématisée
et transformée en une philosophie, ou un système, propre à quelqu'un.
En réalité, cependant, le processus de délégitimation idéologique est le plus
souvent protégé assez différemment contre cette guerre discursive incessante
qui perpétue plutôt les droits de tous les acteurs, à l'instar de n'importe quelle
autre économie ou logique, il faut ajouter aux mécanismes qui entraînent
le processus vers l'avant, les mécanismes qui l'empêchent de se relâcher ou
de retomber dans les habitudes et les procédures du passé. Transcodage et
production du discours théorique constituent une fuite en avant, comme
disent les Français, et leur dynamique est entretenue par ce qui met le feu à
tous les ponts et rend ainsi la retraite impossible, à savoir, le vieillissement
des codes, l'obsolescence planifiée de toute la vieille machinerie conceptuelle.
Une observation remarquable de Richard Rorty, que sa modeste sécheresse
socratique veut, dans le trouble de notre confusion, nous faire prendre
544 Élaborations secondaires
Ainsi, nous revenons enfin à la question de la totalité (que nous avons déjà
appris, je suppose, à distinguer de la «totalisation» en tant qu'opération),
sujet qui va aussi me donner la satisfaction personnelle de montrer que
l'analyse du postmodernisme n'est pas étrangère à mes travaux précédents
mais en constitue plutôt une conséquence logique52, ce que j'aimerais
Conclusion 547
les limites des groupes énumérés plus haut. Cette catégorie plus large et
plus abstraite a reçu diverses étiquettes, nouvelle petite bourgeoisie, classe
des cadres supérieurs, ou, plus succinctement, « les yuppies « (chacune de
ces expressions faisant passer avec elle en contrebande un petit surplus de
représentation sociale concrète58).
Cette identification du contenu de classe de la culture postmoderne
n'implique absolument pas que les yuppies seraient devenus quelque chose
comme une nouvelle classe dirigeante, mais simplement que leurs pratiques
et leurs valeurs culturelles, leurs idéologies locales, expriment pour ce stade
du capital un paradigme dominant utile, idéologique et culturel. Il arrive
effectivement souvent que ceux qui fournissent les formes culturelles qui
prévalent dans une période précise ne soient pas les principaux agents
de la transformation sociale en question (les hommes d'affaire ont sans
doute mieux à faire de leur temps, ou sont guidés par des motivations
psychologiques et idéologiques d'un type différent). Ce qui est essentiel,
c'est que l'idéologie de la culture en cause articule le monde de la manière la
plus utilement fonctionnelle, ou de façons susceptibles d'être réaffectées de
manière fonctionnelle. Pourquoi une certaine fraction sociale fournirait-elle
ces articulations idéologiques est une question historique aussi fascinante
que la question de la soudaine prééminence d'un écrivain ou d'un style
particulier. Il ne peut sûrement n'y avoir aucun modèle, aucune formule
préétablie pour ces transactions historiques: tout aussi sûrement, cependant,
nous n'avons pas encore résolu cette question pour ce que nous appelons
maintenant le postmodernisme.
En attendant, une autre limite de mon travail sur ce sujet (tel qu'exposé
dans le premier chapitre de ce livre) apparaît maintenant clairement :à
savoir, que la décision tactique de présenter cette analyse en termes culturels
a conduit à une relative absence de toute identification d'« idéologies»
proprement postmodernes, ce que j'ai tenté de corriger en partie dans le
chapitre sur l'idéologie du marché. Mais puisque je me suis particulièrement
intéressé à la question formelle du nouveau «discours théorique», et aussi
parce que la combinaison paradoxale d'une décentralisauon globale et d'une
564 Élabo rations secondaires
Notes
Introduction
1 William Gibson, Mona Lisa Overdrive, New York, 1998. C'est le lieu pour regretter
l'absence dans ce livre d ' u n chapitre sur le cyberpunk qui est désormais, pour
beaucoup d'entre nous, la suprême expression littéraire sinon du postmodemisme,
du moins du capitalisme tardif.
2 Achille Bonito-Oliva, The Italian Trans-avantgarde, Milan, 1980.
3 Michael Speaks développe ce point assez longuement dans sa thèse RemodeLling
Postmodemism(s): Architecture, Philosophy, Liuraturr.
4 Ainsi, l'inventaire exhaustif de la culture des années soixante de Jost Hermand, « Pop,
oderdie These vom Ende des Kinst» dans Stile, Ismen, Etikketen, Wiesbaden, 1978,
qui couvre pratiquement toutes les innovations formelles de ce qu'on appelle le
postmoderne par anticipation.
5 Voir The Political Unconscious, Princeton, 1981, p. 95-98.
6 Cf. Jacques Derrida: «Chaque fois que je tombe sur cette expression 'capitalisme
tardif' dans des textes qui parlent de littérature et de philosophie, il me paraît
clair qu'une position dogmatique ou stéréotypée a remplacé une démonstration
analytique»; in « Some Questions andAnswers», The linguistique ofWriting, Nigel
Fabb, Derek Attiidge, Alan Durant et Colon MacCabe, New York, 1987, p. 254.
7 Voir mon ouvrage bue Marxism : Adomo, or, the Persistente ofthe Diakcttc, Londres,
1990 ; ce sujet mérite une étude approfondie. Jusqu'à présent, je n'ai trouvé que
des références fugitives, excepté dans « Political Economy and Critical Theory» de
Guacomo Marramao, Telos n°24 (Été 1974), et dans Theory and Politics de Helmut
Dubiel, Cambridge, Mass., 1985.
8 Voir Karl Marx, Grundrisse, Paris, éditions Anthropos, 1968.
9 Analyses et thèses se multiplient, parmi lesquelles je recommande: The Condition
ofPostmodernity de David Harvey, Oxford, 1989; La Isla que se repetite de Antonio
Benitez Rojo, Hanovre, 1990; Postmodern Geographies de Edward Soja, Londres,
1989 ; Hip-Deep in Postmodernism, de Todd Gitlin, New York Times Book Review, 6
novembre 1988, p. 1) ; et Postmodemist Culture de Steven Connor, Oxford, 1989.
10 Dans un travail connexe (cf. note 7 ci-dessus), je 'me suis senti autorisé', comme
574 Notas
en général à une ligure comme Portman, qui est, pour ainsi dire, le Coppola (sinon
le Harold Robbins) des nouveaux centres-villes.
20 Michael HetT, Dispatches, New York, 1978, pp. 8-9, traduit en français sous le titre
Putain de mort par Pierre Alien, Paris, Albin Michel, 1980, p. 45.
21 Voir m o n « Morality and Ethical Substance » dans The Idéologies of Theory, vol I,
Minneapolis, 1988.
22 Louis Althusser, « Ideological State Apparatus» dans Lenin and Philosophy, New York,
1972, (Idéologie et Appareils idéologiques d'état, La Pensée, 1970).
9 Voir« The Existence ofltaly», dans Signatures ofThe Visible, New York, 1990. Vidéo:
le surréalisme sans l'inconscient, notes du chapitre 3.
10 Raymond Williams, Télévision, New York, 1975, p. 92. Les lecteurs des recueils
comme Rtgarding Télévision de Ann Kaplan, American Film Institute Monograph, n°2,
Maryland, 1983, et Video Culture: A CriticalInvestigation, de John Hanhardt, New
York, 1986, peuvent trouver étonnantes ces assertions. Un thème fréquent de ces
articles reste cependant l'absence, le retard, le refoulement ou l'impossibilité d'une
théorie de la vidéo proprement dite.
12 « Time, Work-discipline, and Industrial Capitalisme, PastandPrésent, n° 38, 1960.
13 C'est une question que j'ai essayé de soutenir de manière plus générale au sujet des
relations entre l'étude de la «grande littérature» (ou plutôt du haut modernisme),
et celle de la culture de masse, dans « Reification and Utopia in Mass Culture», 1997,
repris dans Signatures of the Visible, 1990.
14 Je vise ici principalement le bon anonymat du travail artisanal de type médiéval, par
opposition à la suprême subjectivité démiurgique, ou «génie», du Maître moderne.
6 Barbara Diamonstein, American Architecture Now, New York, 1980, p.46. Architecture
américaine d'aujourd'hui, Bruxelles, Mardaga, 1983.
7 Ibid, pp. 43-44.
8 Gavin Macrae-Gibson, Secret Life of Buildings, Cambridge, M I T Press, 1985 ; se
reporter aussi à l'utile revue de critiques et d'opinions sur cette maison dans « The
Gehry House» de Tod A. Marder, The Critical Edge, Cambridge, Massachusetts,
1985.
9 Macrae-Gibson, Secret Life of Building, pp. 16-18.
10 Ibid., p. 2.
11 Ibid, p. 5.
12 Les matériaux bruts sont aussi une façon d'évoquer les outils en tant que tels, la
fascination qu'ils exercent sur Gehry remonte, pour ses biographes, aux petits boulots
qu'il effectuait dans la quincaillerie de son grand-père quand il était jeune. (FG, p.
12). La seule autre œuvre de la fin du moderne ou postmoderne dans laquelle les
outils et les matériaux sont mis en avant avec autant d'insistance, c'est La Leçon
de choses de Claude Simon, (voir chapitre 5), réponse délibérée au «marxisme»
et œuvre qui, conjointement avec la maison de Gehry, soulève la question des
capacités comparatives d u réalisme et d u postmodernisme, respectivement, à
transmettre la réalité et l'existence du travail et de ce qu'Heidegger appelait dos Gestell
(instrumentation).
13 Ibid, pp. 12,14, 16.
14 Se reporter à mon analyse de Portman dans le chapitre 1 de cet ouvrage.
15 Diamonstein, American Architecture Now, pp. 3 7 , 4 0 .
16 Ibid, p. 44.
17 II s'agit d'une référence à son roman Now Wait for Last Year, New York, 1966 ; voir
le chapitre 8.
18 Henry Cobb, éd., The Architecture of Franck Gehry, New York, 1986,p.12.
19 Macrae-Gibson, Secret Life of Buildings, p. 12.
20 Ibid, p.27.
21 Pour une cartographie cognitive, se reporter au magnifique ouvrage de Tayner
Banham, Los Angeles: The Architecture of Four Ecologies, Harmondsworth, 1973.
580 Notas
1 Claude Simon, Les Corps conducteurs, Paris, Minuit, 1971, The Conducting Bodies,
Viking, 1974, traduction en anglais par Helen R. Lane. Les chiffres renvoient à
l'édition originale en français. Toutes les références seront données sous cette forme
dans le texte avec l'abréviation CC.
2 Celia Britton, Claude Simon: Writing the visible, Cambridge, 1987, p. 37. En
complément de cette belle étude, de l'ouvrage de Stephen Heath cité infra et des
analyses classiques de Jean Ricardou, se reporter également à Talph Sarkonak, Claude
Simon: les carrefours du texte, Toronto, 1986.
3 David Bordwell et Kristin T h o m p s o n offrent une discussion paradigmatique du
genre dans Classical Hollywood Cinéma, New York, 1985, p. 6.
4 Celia Britton, chapitre 2.
5 Barthes fut, parmi d'autres, notoirement responsable de ce point de vue; ses essais
les plus connus sur le nouveau roman, republiés dans CriticalEssays, Evansron, III.,
1972, sont « Objective Literature», « Literal Literature», « There Is No Robbe-Grillet
School» et « The Last Word on Robbe-Grillet h I Essais critiques I, Seuil, « Littérature
objective», « Littérature littérale», «Il n'y a pas d'école Robbe-Grillet» et « Le point sur
Robbe-Grillet».
6 Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Minuit, 1959, pp. 45-46.
7 Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, Minuit, 1969, p. 132, toutes les
références ultérieures dans le texte seront données avec l'abréviation BP.
8 Pour Foucault, la n o m i n a t i o n semblerait avoir essentiellement constitué une
opération « classique », du XVIII e siècle : « C'est le nom qui organise le discours
classique... » (cité par Stephen Heath, The Nouveau Roman, Philadelphie, 1972,
p. 106). Dans ce cas, le premier chapitre de La Phénoménologie auquel nous allons
nous référer serait la décomposition de cet épistème ; dans le contexte présent,
cependant, et avec le recul que nous offre l'émergence même du nouveau roman,
cette crise semblerait être le début plus que la fin de quelque chose (ne serait-ce que
du postmoderne).
9 G.W. Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier, « Conscience I, La certitude
sensible», p. 91.
10 Ibil, p. 89.
11 Ibid., p. 84.
Notes 561
12 Niklas Luhmann, Tht Diffamation of Society, New York, 1982, pp. 230-31.
13 « Jean-Paul Sartre s'explique sur Les Mots», Le Monde, 18 avril 1964, p. 13; pour
approfondir, se reporter à Stephen Heath, p. 31.
14 Claude Simon, « Le Roman mot à mot» (Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, volume
Il : Pratiques (1972), pp. 73-97) où est évoquée l'installation de Rauchenberg et
où Simon propose plusieurs représentations graphiques (rappelant la théorie de la
catastrophe de René Thom) pour les formes narratives de plusieurs de ses romans.
15 Se reporter à la discussion de La Théorie esthétique d'Adomo dans mon ouvrage Late
Marxism : Adorno, or The Penistence of the Dialectic, Londres, 1990.
1 J. G . Ballard, Best Short Stories, New York, 1985, Cauchemar à quatre dimensions,
Denoël, 1978, traduction de Gisèle Garson et Pierre Versin. Les premiers chiffres
entre parenthèses revoient à la traduction, les seconds au texte original.
2 John Berger, The Look «/T/wjgs, New-York, 1974, p. 161 (les italiques sont de moi) ;
L'Air des choses, Maspéro, 1979, pour la traduction française.
3 Georg Lukics, Histoire et conscience de classe, traduction de Kostas Axelos et Jacqueline
Bois, éditions de Minuit, Paris, 1960, p. 230.
4 Achille Bonito-Oliva, The International Transavantgarde, Milan, 1982, cité ensuite
sous IT.
5 Susan Sontag, On Photography, New-York, 1977, p. 180, Sur la photographie, UGE,
1983, Christian Bourgois, 1993, traduction de Philippe Blanchard, p. 209. 6 J.
G . Ballard, « The University of Death» dans Love and Napalm: Export U.SA. (titre
américain de The Atrocity Exhibition), New York, 1972, p. 2 7 ; « L'Université de la
mort» dans La Foire aux atrocités, Champ Libre, 1976, pour la traduction en français
par François Rivière, pp. 39-40.
7 J.G. Ballard, Best Short Stories, op.cit., p. 114. Cauchemar à quatre dimensions, op.cit.,
traduit par Gisèle Garson et Pierre Versin, pp. 52-53.
8 Se reporter à La Dialectique des Lumières de T. W. Adomo et Max Horkeimer.
582 Notas
1 Berkley, Californie, 1987. L s références ultérieures à cet ouvrage sont données sous GS.
2 W. J. T. Mitchell, éd, Against Theory, University of Chicago Press, 1985, pp. 11-28.
Le second épisode de cet article (sur Derrida et Gadamer) apparaît dans Critical
Inquiry. Les référence ultérieures à Against Theory sont données sous AT.
3 Stephen Greenblatt, Renaissance ofSelf-Fashioning, Chicago, 1980, p. 256.
4 Theodor W. Adomo, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 289.
5 Karl Marx, La guerre civile en France 1871, éditions sociales, 1975, p. 68.
6 Selon les termes de Baudrillard.
7 Susan Sontag, On Photography, New-York, 1977, p. 180, Sur la photographie, UGE,
1983 ; Christian Bourgois, 1993, traduction de Philippe Blanchard, p. 209.
8 Mais se reporter au chapitre 8 infra.
9 II n'est probablement pas nécessaire de préciser au lecteur de ce livre-là qu'une
construction comme « k logique culturelle du marché (circa 1910) » a des implication
méthodologiques et historiques différentes de la construction comme « la logique du
naturalisme ».
10 Gertrude Stein, Four in America, New Heaven, 1947.
11 Paul de Man, Allégories of Reading, New Heaven, 1979, Allégories de la lecture, éditions
Galilée, 1989, traduction de Thomas Trezise, p. 17. Les références ultérieures à cet
ouvrage sont données sous AR, les premiers chiffres renvoient aux pages de l'édition
originale, les seconds à la traduction.
12 Paul de Man, The Rhetoric of Romanticism, New York, 1984.
13 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes, Livre de Poche, p. 78. Toutes les références ultérieures à ce livre seront
données sous RSD.
14 J. M . D . Meiklejohn. Voir, par exemple, The Critique ofPure Reason, Chicago, 1952,
p. 180A. Cette expression en anglais de Meiklejohn est la traduction du mot original
de Kant aufheben, qui connut une fortune spectaculairement croissante au cours des
décennies suivantes.
15 Voir Questions de méthode, de Jean-Paul Sartre, dans Critique de la Raison dialectique,
Tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1967, New York, 1968,
chapitre 3.
16 En ce qui concerne la dialectique comme expérience de la langue, j'ai toujours eu le
Notes 583
sentiment que la remarque suivante tirée de XÉmile (note page 341, édition de La
Pléiade) contenait des observations essentielles sur sa raison d'être : «J'ai lait cent fois
réflexion en écrivant qu'il est impossible dans un long ouvrage de donner toujours les
mêmes sens aux mêmes mots. Il n'y a point de langue assez riche pour fournir autant
de tenues, de tours et de phrases que nos idées peuvent avoir de modifications. La
méthode de définir tous les termes et de substituer sans cesse la définition à la place
du défini est belle nuis impraticable, cas comment éviter le cercle? Les définitions
pourraient être bonnes si l'on employoit pas des mots pour les faire. Malgré cela,
je suis persuadé qu'on peut être clair, même dans la pauvreté de notre langue; non
pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en
sorte, autant de fois qu'on employé chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit
suffisamment déterminée par les idées qui s'y rapportent, et que chaque période où
ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de définition. Tantôt je dis que les enfants
sont incapables de raisonnement, et tantôt je les fais raisonner avec assez de finesse;
je ne crois pas en cela me contredire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que
je ne me contredise souvent dans mes expressions. »
17 Karl Marx, Le Capital-Livre Premier - Tome I, traduction de Joseph Roy entièrement
révisée par l'auteur, éditions sociales, 1978, p. 63. Les références ultérieures à cet
ouvrage sont données sous l'abréviation MC.
18 Les quatre stades sont dégagés dans le Capital, Livre Premier, Tome 1, Première
section, Chapitre Premier, III.
19 Gayatri Spivak, In Other Worlds, New York, 1987, p. 154.
20 Ibid.p. 154.
21 Denis Diderot, Le Rêve de d'Alembert, Œuvres, La Pléiade, 1951, p. 894.
22 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, I, Deuxième partie, Deuxième division,
Livre Second, Chapitre III, 6 e section, p. 538, Folio Essais, édition établie sous la
direction de Ferdinand Alquié.
23 Stanley Cavell, The World Vteu/ed, Cambridge, Massachusetts, 1979.
24 Sur le nominalisme, voir mon ouvrage Late Marxism : Adorno or the Persistence of the
Dialectic, Londres, 1990.
25 O n r a p p e l l e r a q u e l ' e u d é m o n i q u e ( p l a i s i r - p e i n e ) j o u e le m ê m e rôle de
liaison-séparation chez Kant: «Mais cette justification des principes moraux, comme
principes d'une raison pure, o n pouvait aussi l'établir très aisément, et avec une
suffisante certitude, par un simple appel au jugement de l'entendement commun ;
car tout élément empirique qui pourrait se glisser dans nos maximes comme principe
584 Notas
1 Voir « Marxism and Historicism », The Ideoligies ofTheory, vol II, Minneapolis, 1988,
pp. 148-177.
2 Nathalie Sanaute, « Flaubert le précurseur», dans L'Ère du soupçon, Paris, Gallimard,
1956 ; Colin MacCabe, James Joyce and the Révolution ofthe Word, Londres, 1979 ;
ainsi que mes trois essais sur Rimbaud, Stevens, et la littérature de l'impérialisme:
« Rimbaud and the Spatial Text», dans Rewriting Literary History, Tak-Wai Wong
et M. A. Abbas éd., Hong-Kong, 1984, pp. 66-68 ; « Wallaee Stevens» dans la New
Orléans Review 11, n ° l , 1984, pp. 10-19; nModernism and Inperialism », dans
Natwnalism, Colonialism &Literature, n°14, Riels Day Pamphter, Deny, Ireland,
1988, pp. 5-25.
3 C'est Jonathan Dollimore qui m'a donné des indications sur le bon usage de ce terme.
Quant à la conscience temporelle du postmodeme, John Barrel a tout dit, parlant des
décorateurs postmodernes pour qui « moderniser était la même chose que vieillir »,
« Gone to Eath», London Review ofBooks, 30 mars 1989, p. 13.
4 Mais, pour ce terme, se reporter à Matei Calinescu, Five Faces ofModemity, Durham,
N.C., 1987, ainsi qu'à Peter Burger, Prose der Moderne, Frankfort, 1988, et Antoine
Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, 1990.
5 Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, L'Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris,
1988, et Anna-Maria Boschetti, The Intellectual Enterprise: Sartre and » Les Temps
modernes », Evanston, 111., 1988.
6 Dans le même sens, Gertrude Stein imagine Henry James en « grand général », dans
Four in America, New Haven, 1947.
7 Voir Ernst Bloch, « Nonsynchronism and Dialectics », New German Critique n° 11, été
1987, pp. 22-38.
8 Voir Perry Anderson, « Modernism and Révolution », New Left Review n° 144,
mars-avril 1984, pp. 95-113.
9 Chapitre consacré au cubisme dans le livre de John Berger Ways ofSeeingxnà\àt en fiançais
par Monique Triomphe sous le titre Voir le Voir, Paris, éditions Alain Moreau, 1976.
10 Même si c'est précisément le cas de toute une politique néo-classique, de Hulme à
Notas 587
Vente à k criée du lot 49 par Michel Doury, Paris, Le Seuil, 1987, Folio p. 162.
40 Richard Gilman, Decadence, New Yoric, 1979.
41 Bruno Latour, The Pasteurization of France, Cambridge, Massachusetts, 1988.
42 Grundrisse.
43 D . H . Lawrence, « Song ofa Man Who Has Came Through» dans une traduction de
Sylvain Floc'h « Chant d'un homme sorti de la passe», Poèmes, édition intégrale, p. 244,
Lausanne, édition L'âge d'Homme, 2007.
44 Voir ci-dessus note 8.
45 Voir mes « Metacommentary», dans The Idiotogies ofTheory, volume I, Minneapolis,
1988, pp. 3-16.
46 Marvin Hanis, America Now, New York, 1981, traduit en français par Henri Cayla
avec la collaboration de Brigitte Sibélas et Véra Hoffrnan sous le titre L'Amérique
craque: anthropologie d'une société en mutation, Montréal, Stanké, 1982.
47 Pour une déconstruction anthropologique du concept de croyance, voir Todney
Neddham, Belief, Language and Expérience, Oxford, 1972.
48 John Howard Yoder, The Potitia of Jésus, Grand Rapids, Michigan, 1972, traduit en
français sous la direction de Daniel Alexander et MauriŒ Gardiol sous le titie Jésus et le
politique: k nuhcalité éthique de k croix, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1984.
49 L'analyse de Gilles Kepel sur le fondamentalisme islamique, dans Muslim Extremism
in Egypt: The Pharoah and the Prophet, traduction de J. Rothschild, Berkeley,
Californie, 1989 ; Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements iskmistes,
Paris, Le Seuil, 1984, suggère nombre de parallèles avec les mouvements noirs
américains dans les années soixante. Voir également Bruce Lawrence, The Defènder
of God, San Francisco, 1989,.
50 Cité par Hutcheon, p. 14.
51 Mais voir l'insistance sur la dispersion dans Critique de Sartre.
52 Ce qu'a démontré Douglas Kellner dans son introduction à Postmodemism/Jameson!
Critique. Là encore, le texte suit les critiques contenues dans cet ouvrage.
53 New York, 1988.
54 Ronald L Meek, Social Science and the Ignoble Savage, Cambridge, 1976, pp. 219,221.
55 Ibid, pp. 127-128.
56 Dans Postmodemismljameson/Critique, p. 134 et suivantes.
57 Sur ce sujet, voir l'intéressante étude de Adélaïde San Juan.
58 Concernant la maigre littérature analytique sur les «yuppies», on peut recommander
« Maiing Flippy Floppy : Postmodemism and the Bahy Boom PMC», The Year Left,
590 Notas
1985, pp. 268-295 ; voir aussi la littérature sur ce qu'on appelle la «classe des
managers», et, en particulier, Pat Walker, éd., Between Labor and Capital, Boston
South End Press, 1979.
59 Dan Georgakas et Marvin Surkin, Détroit, IDo MindDying New York, 1975.
60 Baudrillard nous rappelle fort opportunément - mais lui-même l'a tellement fait
que le pense-bête revient un peu retirer lui-même l'échelle qu'il a sous les pieds -
que dans le postmoderne ces objets essentiellement transcodés et ces constructions
symbiotiques, c o m m e la fameuse carte de Borges (qui vient toujours à l'esprit
dans ces circonstances) ou les images de Magritte, ne peuvent servir de figures ou
d'allégories de quoi que ce soit ; et, dans la haute théorie du postmoderne, ils ont
toute la vulgarité et le manque de «distinction» de gravures d'Escher sur le front
d'étudiants moyennement intelligents. « Si nous avons pu prendre pour la plus belle
allégorie de la simulation la fable de Borgès où les cartographes de l'Empire dressent
une carte si détaillée qu'elle finit par recouvrir très exactement le territoire (mais le
déclin de l'Empire voit s'effranger peu à peu cette cane et tomber en ruine, quelques
lambeaux étant encore repérables dans les déserts - beauté métaphysique de cette
abstraction ruinée, témoignant d'un orgueil à la mesure de l'Empire et pourrissant
comme une charogne, retournant à la substance du sol, un peu comme le double
finit par se confondre avec le réel en vieillissant), cette fable est révolue pour nous, et
n'a plus que le charme discret des simulacres d u deuxième ordre. [...] Le territoire
ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C'est désormais la c a n e qui précède le
territoire. » Simulacres et simulation, Jean Baudrillard, Paris, Galilée, 1981, pp. 9-10.
Future Sbock 397, 517 Gramsci, Antonio, 337, 437, 555, 559
Voir aussi Toffler, Alvin Grave, Michael, 83, 174
Gable, Clark, 62 Greenblatt, Stephen, 275,277, 279, 280,
Gadamer, Hans-Georg, 188,222, 266, 281,282,305,582
306, 582 Grossman, Vassili, 27
Galbraith, John Kenneth, 372 Grundrisst, 28, 297, 303,319, 375,376,
Galilée, 275, 314, 582, 590 380, 546, 573, 576, 587, 589
Gallagher, Catherine, 277, 278 Voir aussi Marx, Karl
Garcia M a r q u a , Gabriel, 505, 509 Guattari, Félix, 167,475, 575
Gcotz, Clifford, 277 Haacke, Hans, 2 3 6 , 2 3 7 , 2 4 0 , 2 4 2 , 2 4 3 ,
Gehry, Frank, 24, 83, 174-186, 188-191, 559
195-196,199, 579 Habermas, Jurgen, 109, 110,375,488,
Gcoigakis, Dan, 565 491,584
Géorptput, les, 203 Hall, Stuart, 299,368, 369, 544
Voir aussi Simon, Claude HanJmaid's Taie, 239
Gibson, William, 1 5 , 8 3 , 5 7 3 Hanson, Duane, 7 5 , 7 6
Gide, André, 406,421, 563, 587 Hamett, William Michael, 283
Gilman, Charlotte Perkins, 281, 284, Haipham, Geoffrey Galt, 315, 355, 584
292,300,301,303,305,308 Hanis, Marvin, 531, 589
Gilman, Richard, 518, 519, 589 Hassan, Ihab, 106
Gimburg, 277 Hawthonie, Nathaniel, 282,283, 290,
Glass, Philip, 33, 419 305,306,308
Gober, Robert, 9,240-247, 249, 253, Hayek, Friedrich, 444
254,256 Hegel, G. W. F., 9, 25, 94, 114,161,
Godard, Jean-Luc, 33, 144, 149, 207, 166,210, 2 1 1 , 2 1 2 , 2 2 7 , 3 0 6 , 3 1 4 , 3 4 6 ,
278,279 3 8 1 , 4 5 4 , 4 5 2 , 4 7 4 , 4 7 9 , 4 8 8 , 550, 560,
Godel, Kurt, 18, 461 562,580
Godzich, Wlad, 382 Hegemony and Soeialist Strategy, 441,
Goldman, Emma, 65 587
Gold Standard and the Logic of Voir aussi Mouffe, Chantai; Laclau, Ernesto
Naturalisât, the, 265, 279 Heidegger, Martin, 42, 43, 46, 56,78,
Voir aussi Michaels, WalterBenn 8 8 , 1 6 2 , 3 6 2 , 3 6 3 , 4 4 5 , 4 6 7 , 4 9 9 , 517,
Goldwyn, Sam, 436 574, 579, 584,586
Gorbatchev, Mikhaïl, 460,487 Heisenberg, Werner, 26
Goux, Jean-Joseph, 281 Herder, Johann Gottfried von, 355
596 Index