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Table des matières

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Introduction

PREMIÈRE PARTIE - Le monde à égalité avec l'Europe ?

Chapitre 1 - Fragilité et rudesse des hautes civilisations de l'Amérique précolombienne

Chapitre 2 - L'Afrique noire à l'unisson du monde ?

Chapitre 3 - L'Inde moghole, candidat recalé à la révolution industrielle

Chapitre 4 - L'Europe moderne : morcelée, ouverte, survoltée

DEUXIÈME PARTIE - Le centre et la périphérie

Chapitre 5 - Écroulement des civilisations précolombiennes

Chapitre 6 - L'Afrique dévastée par la traite négrière

Chapitre 7 - Manchester aurait-elle existé sans Liverpool ?

TROISIÈME PARTIE - « N'exploite pas le monde qui veut »

Chapitre 8 - Le plus grand des empires au service d'une économie dominante

Chapitre 9 - La France et son empire : une histoire teintée de soupçons

Chapitre 10 - Une colonisation de pauvres : le cas du Portugal

Chapitre 11 - Pays—Bas : « parties les Indes, partie la prospérité » ?

Chapitre 12 - La Belgique et le « magnifique gâteau africain »

Conclusion

Annexes

Bibliographie

Index
© Armand Colin, 2005
978-2-200-26037-8
Les classiques du fonds Armand Colin Sedes

Document de couverture :
Paravent de Namban Byobu dit « des Portugais » représentant
l'arrivée des Portugais au Japon au XVIe siècle, détail
© Musées des Arts asiatiques-Guimet, Paris

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou
partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l'autorisation de l'éditeur, est illicite et constitue une
contrefaçon. Seules sont autorisées, d'une part, les reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation
collective et, d'autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d'information de l'œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art.
L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
ARMAND COLIN · 21, RUE DU MONTPARNASSE · 75006 PARIS
Je remercie la Fondation Chuard-Schmidt (Lausanne) et la Fondation du 450e anniversaire de l'Université de Lausanne de m'avoir permis, par leur
soutien financier, de prendre un congé scientifique durant le semestre d'hiver 2003-2004. Grâce à cette décharge, j'ai pu avancer rapidement dans la
rédaction des derniers chapitres de l'ouvrage.
Ma reconnaissance va aux lecteurs d'un ou plusieurs chapitres du manuscrit pour leurs conseils et encouragements : William G. Clarence-Smith,
Thomas David, Claude Lützelschwab, João Pedro Marques, Olivier Pétré-Grenouilleau, Jean-Luc Vellut.
Introduction
« La chose la plus importante dans l'histoire d'un empire est l'histoire de sa mère-patrie »
Richard Pares1

Les Européens d'aujourd'hui sont les descendants des plus actifs colonisateurs que le monde ait connus. Même si les habitants du Vieux Continent ne
revendiquent plus cette filiation, ils restent les héritiers d'une œuvre coloniale aux dimensions planétaires. Et même si cette œuvre n'est plus glorifiée,
elle fait partie du patrimoine européen. Si le passé colonial colle à notre présent, c'est parce que la fin véritable des empires n'est vieille que de quarante
ans. C'est aussi parce que le fait colonial, brutal et massif, passe pour être à l'origine de l'inégalité de notre monde, déchiré par les écarts Nord-Sud.
L'ampleur du phénomène est sans précédent. À l'aube de l'ère industrielle, l'Europe colonisatrice, avec un espace couvrant 1 % des terres émergées,
étend sa domination sur 18 % des terres émergées et quelque 3 % de la population mondiale. À son apogée vers 1938, elle s'impose sur 41 % des
superficies et à 32 % des habitants de la planète. Aujourd'hui, environ 70 % de la population mondiale a un passé colonial, qui remonte au plus tôt au
début du XVIe siècle, soit en tant qu'ex-colonisateurs soit comme ex-colonisés.
L'ampleur et la longévité du phénomène, ainsi que les implications qui lui sont attribuées, donnent à l'historiographie coloniale une richesse et une
variété démesurée. Celle-ci est, depuis ses origines, dominée par trois grands courants tournés vers la recherche respectivement des causes, des moyens
et des conséquences. Leur rapide passage en revue permettra de comprendre dans quelle perspective s'inscrit le présent ouvrage.
La première question à laquelle ont tenté de répondre les historiens est : pourquoi la colonisation ? Dans cette quête des origines, le point de désaccord
a longtemps résidé dans la détermination du facteur dominant. Aux facteurs d'explication économique (avantage de disposer de marchés protégés,
possibilités de placement de surplus de capitaux à des taux rémunérateurs, fourniture sûre et abondante de matières premières) avancés par les uns,
d'autres ont opposé des raisons politiques ou psychologiques (nationalisme, intérêts stratégiques et diplomatiques, souci de prestige, désir de puissance).
Chacun de ces facteurs d'explication de l'expansion coloniale a eu son heure de gloire. Aucun toutefois n'a réussi à s'imposer jusqu'à éliminer
complètement les autres. Si bien que de plus en plus d'historiens se rallient à une sorte de compromis. Reconnaissant la complexité du phénomène
colonial, ils l'expliquent par la combinaison d'une série de facteurs de nature différente. Plutôt qu'une causalité mécanique, il y aurait convergence de
différents facteurs économiques, stratégiques et idéologiques.
La deuxième tendance historiographique s'attache à déterminer les moyens utilisés par l'Occident pour conquérir le monde. Comment s'effectue la
prise de possession du monde par l'Europe ? Comment une partie si réduite de la planète étend sa domination à la veille de la Deuxième Guerre mondiale
sur près de la moitié des mondes habités ?
Dans un précédent ouvrage2, j'ai soutenu que jusqu'aux années 1880, c'est-à-dire jusqu'à la colonisation de l'Afrique subsaharienne, les techniques de
domination issues de la révolution industrielle ne jouent pratiquement aucun rôle dans les acquisitions territoriales européennes. L'Inde britannique, les
Indes néerlandaises, l'Algérie et l'Indochine française, autrement dit les quatre colonies les plus étendues, les plus peuplées, les plus riches, et à ce titre
les véritables piliers des trois plus grands empires européens, sont conquises avant que ne deviennent opérationnels ces « outils d'empire » modernes que
sont les techniques d'armement (fusils à tir rapide, mitrailleuse), la médecine coloniale (quinine), les moyens de transports modernes (bateau à vapeur,
rail) et de communication (télégraphe).
Avant le dernier tiers du XIXe siècle, le colonisateur blanc parvient à asseoir sa domination sur des contrées lointaines en gérant, à son avantage, les
ressources humaines disponibles en outre-mer. Le recours systématique à des intermédiaires locaux est le plus sûr moyen de conquérir en économisant
les vies blanches et les deniers des métropoles. La généralisation de cette pratique contribue à maintenir dans les colonies d'exploitation d'Asie et
d'Afrique un nombre extrêmement réduit de cadres européens.
C'est là une caractéristique essentielle de la colonisation contemporaine qui, combinée au fait que sa durée est relativement courte, donne au legs
colonial son allure contrastée. D'un côté, cet interlude dans la longue et riche histoire des peuples asiatiques et africains change radicalement l'orientation
et le rythme de leur devenir. De l'autre, le colonisateur se trouve en situation trop précaire pour pouvoir transformer en profondeur les structures
économiques et sociales de ses possessions d'outre-mer.
Le dernier courant historiographique, celui qui aujourd'hui a le vent en poupe, s'attelle à la délicate tâche d'évaluer les conséquences de la colonisation.
L'intérêt des historiens pour cette question est avivé par l'aggravation des inégalités de développement entre le Nord et le Sud au XXe siècle, la
persistance de la pauvreté de masse en Amérique latine, en Asie et en Afrique, ainsi que les mutations structurelles des économies occidentales à partir
des années 1970. Leur attention se porte plus précisément sur le rôle de la colonisation dans le processus de croissance économique de l'Occident et dans
celui du sous-développement d'un tiers monde, largement issu de la décolonisation. Sur ces deux faces d'une même pièce, les controverses sont vives et
les débats largement ouverts3.
Le débat sur les responsabilités de la colonisation dans le sous-développement du tiers monde divise les chercheurs en deux camps principaux. D'un
côté, il y a ceux qui reconnaissent pleinement ces responsabilités en mettant en évidence les facteurs de blocage économique (désindustrialisation,
spécialisation dans l'exportation de produits bruts, échange inégal) induits de l'extérieur. De l'autre, ceux qui les minimisent en soulignant les facteurs de
stagnation internes aux colonies.
Par souci de délimiter un champ suffisamment homogène, j'ai choisi de ne pas entrer en matière sur ce dossier. Ni d'ailleurs sur les causes de
l'expansion européenne et encore moins sur les techniques de conquête de l'homme blanc. La présente étude est entièrement consacrée à la question de la
contribution des colonies au développement de l'Europe. Cette question a donné lieu à la formulation de quatre thèses.
Selon la thèse « tiers mondiste » de l'élan insufflé, les avantages et les gains générés par les colonies sont suffisamment importants et durables pour
entraîner la réussite économique de l'Europe. Une deuxième thèse assimile les colonies à des compagnons de fortune : les richesses qu'elles prodiguent,
pour éclatantes qu'elles soient, ne sont que provisoires ; l'impulsion qu'elles donnent n'a qu'un temps. Aussi, la contribution des colonies ne constitue pas
une base solide pour le développement. Selon une troisième thèse, dite du « coussin amortisseur », les colonies sont de simples béquilles, bienvenues et
commodes en temps de crise et de basse conjoncture, mais inutiles lors des embellies de la croissance. Les colonies ne seraient ici que les compagnons
de mauvais jours. La thèse de l'« oreiller de paresse » clôt la liste. Leurs adeptes tiennent les colonies pour des freins, voire des obstacles au
développement. Trop doux et trop facilement accessibles, les fruits de l'arbre colonial pervertiraient le corps social et fossiliseraient les structures
économiques. L'écrivain antillais Aimé Césaire dit des colonies qu'elles souillent le colonisateur, ses valeurs, ses institutions et son économie4.
Quelle est la validité de ces thèses ? Y en a-t-il une qui l'emporte sur les autres ? L'économiste américain Albert Hirschman s'est posé les mêmes
questions au terme d'un examen de différentes théories sur l'économie et la société de marché5. Les réponses qu'il propose constituent une source
d'inspiration précieuse. « Je suggère, écrit Hirschman, que quelque incompatibles que soient ces théories, chacune pourrait bien avoir son "heure de
vérité" ou son "pays de vérité". L'une et l'autre pourrait être applicable dans un pays ou un groupe de pays donnés pendant une période déterminée.
D'ailleurs, les [...] théories en question ont effectivement été conçues à la lumière de l'expérience historique dans un pays ou groupe de pays déterminé. »
Avouant son intérêt pour la question de savoir qui a tort ou raison, Hirschman poursuit : « Il est concevable qu'en un lieu et un temps donnés, une
seule thèse ne contienne qu'une portion de la vérité et qu'il faille, pour expliquer les choses dans leur ensemble, avoir recours en outre à une ou plusieurs
des autres théories en présence, quelque incompatibles qu'elles puissent paraître à première vue. »
Il faut savoir, avertit Hirschman, qu'il existe des degrés d'incompatibilité entre des doctrines apparemment contradictoires. Certaines sont irréductibles
et inconciliables : elles sont contredites l'une par l'autre. D'autres peuvent être valables en même temps. Le degré d'incompatibilité des thèses de l'élan
insufflé et de l'oreiller de paresse est ainsi plus fort que celui des deux autres. « Un jugement réfléchi doit certainement tenir compte de (l')entrelacement
d'influences possibles, positives et négatives, et il est probable que leurs poids respectifs varient selon les situations historiques concrètes. » Pour
paraphraser Hirschman, que les colonies puissent à la fois renforcer et miner les économies métropolitaines n'est pas plus « contradictoire » que le fait
pour une entreprise d'avoir à la fois des rentrées et des sorties d'argent.
Hirschman a l'art de terminer ses brillants essais par une touche caustique. Les mécanismes contradictoires, relève-t-il en conclusion, sont beaucoup
plus faciles à détecter qu'à admettre. En acceptant que plusieurs thèses puissent être justes, l'historien « aurait bien de la peine à proclamer comme
inévitable telle ou telle issue de l'évolution [...]. Dès lors, il aurait du mal à épater le public, chose qui lui tient tant à cœur. »

Il semble que la virulence des thèses que suscite une question d'histoire soit en rapport avec la portée de son enjeu. Le foisonnement des schémas
explicatifs et le degré élevé de leur incompatibilité pourraient bien être le reflet de l'importance de l'enjeu. C'est en tout cas ce que laisse penser le
traitement de la question de la contribution coloniale à la révolution industrielle.
Cette question est l'une des plus embrouillées et controversées qui soit. « Sans l'or, sans la matière première, sans le travail des esclaves surtout, quel
eût été le sort de l'Europe et de sa "révolution industrielle" », se demande Le Clézio6 ? Il faut de solides partis pris politiques et de fortes préventions
intellectuelles pour éviter d'être désarçonné par la diversité et l'antagonisme des réponses proposées par les historiens.
Selon David Landes, si la contribution de la colonisation à la révolution industrielle est le genre de problème qui rend l'unanimité impossible, c'est
parce que depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale nous vivons dans un monde où la nature et l'étendue des obligations des nations riches envers
les pays pauvres forment l'un des dossiers les plus brûlants des relations internationales.
Conscients que l'enjeu de la question dépasse son seul intérêt académique, les historiens sont souvent tentés d'alourdir ou au contraire d'alléger le
« fardeau d'iniquité à déposer devant la porte du capitalisme » et de l'homme blanc. Affirmer par exemple que la révolution industrielle s'est faite sur le
dos des populations soumises et exploitées d'Amérique, d'Afrique et d'Asie, c'est « légitimer les représailles que le tiers monde peut être en mesure
d'infliger à ses anciens maîtres »7.
Les Amérindiens pourraient exiger d'être indemnisés pour les 2 708 tonnes d'or et les 72 825 tonnes d'argent arrachées à leur sous-sol entre le début du
XVIe siècle et 18008. Ils n'ont pas manqué de le faire récemment par la voix du chef aztèque Guaipuro Cuauhtémoc9, qui considère ce transfert de métaux
précieux comme un « prêt consenti par l'Amérique pour le développement de l'Europe » moderne, épuisée par les guerres et les grandes épidémies de
peste. Sachant que le remboursement de cette dette vieille de quatre siècles, contractée dans le cadre d'un plan Marshall avant l'heure, dépasserait
largement la capacité financière actuelle de l'emprunteur, le créancier aztèque propose malicieusement une autre solution : « Exigeons la privatisation
immédiate de l'Europe pour qu'elle nous soit livrée comme premier règlement d'une dette historique. »
Sur la base du même raisonnement, les Africains pourraient exiger le paiement du travail des quelque 10 millions d'esclaves noirs importés en
Amérique entre le XVIe siècle et l'abolition de la traite deux siècles plus tard. À la conférence des Nations unies contre le racisme de Durban (Afrique du
Sud) au début de septembre 2001, des Africains ont exigé des excuses et des réparations des pays ayant bénéficié de la traite des Noirs. Dans sa
déclaration finale, au style typiquement onusien, « la conférence note que certains États ont pris l'initiative d'exprimer des regrets et des remords, ou de
présenter des excuses, et appelle tous ceux qui n'ont pas contribué à rétablir la dignité des victimes à trouver des manières adaptées pour le faire. [...] Elle
reconnaît la nécessité de mettre en place des programmes pour le développement des sociétés (africaines victimes de l'esclavage) et de la diaspora dans le
cadre d'un nouveau partenariat fondé sur un esprit de solidarité et dans le respect mutuel ».
La formulation acceptée laisse la porte ouverte à l'amende honorable et permet d'entrevoir, non pas des réparations, mais des possibilités d'aide accrue
au développement, d'une plus grande ouverture des marchés occidentaux ou d'une annulation de la dette. Les pays d'Europe et les États-Unis semblent
disposés à reconnaître les torts causés au continent noir ou à imaginer des formes de compensation pour le passé, mais ne tiennent pas à ce que leur
repentir ouvre la voie à des poursuites judiciaires. « Nous sommes prêts à regarder notre passé en face, mais l'objectif de Durban n'est pas de procurer
aux cabinets d'experts et de juristes un chiffre d'affaires supplémentaire en demandant de quantifier les dommages produits par la colonisation et la
traite », a estimé Charles Josselin, le ministre français délégué à la Coopération ayant fait le déplacement en Afrique du Sud.
Au début des années 1960, l'URSS exigeait déjà, dans un mémorandum adressé à l'Assemblée des Nations Unies10, que soit restituée aux peuples
d'Asie et d'Afrique en voie de décolonisation une partie des richesses empochées par l'Europe colonisatrice sous forme d'une aide financière. Même son
de cloche chez Franz Fanon (1925-1961), célèbre médecin anticolonialiste d'origine antillaise, pour qui « l'Europe est littéralement la création du tiers
monde. Les richesses qui l'étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. [...] Aussi n'accepterons-nous pas que l'aide aux pays
sous-développés soit un programme de "sœurs de charité". Cette aide doit être la consécration d'une double prise de conscience par les colonies que cela
leur est dû et par les puissances capitalistes qu'effectivement elles doivent payer »11.
Depuis un demi-siècle, il s'est trouvé beaucoup d'historiens économistes pour reprocher à ceux qui chargent ainsi le fardeau de l'homme blanc de
pécher par excès. Les « tiers mondistes » sont par exemple dénoncés pour mettre au compte de la traite négrière et des colonies des rémunérations
exagérées. Leur tort par ailleurs serait de croire que l'histoire de l'expansion de l'Europe se réduit à un jeu à somme nulle, où la perte subie par les
dominés se traduirait ipso facto par un gain équivalent pour les puissances dominatrices. Rien ne prouve, comme le dit Montaigne et avec lui presque
tous les mercantilistes, que « le profit de l'un (soit) dommage de l'aultre », c'est-à-dire que l'appauvrissement d'un partenaire soit nécessairement la cause
de l'enrichissement de l'autre. « Les profits retirés par les métropoles de l'exploitation de leurs colonies, soutient P. Bairoch, ont été considérablement
plus faibles que les dégâts [...] que cette exploitation a entraînés pour ces colonies12. » Selon ce type de raisonnement, la traite des Noirs pourrait être un
immense gâchis d'hommes et de moyens, sans profits durables pour d'autres.
Dans un petit essai désopilant, dédié à la recherche des lois de la stupidité humaine13, l'historien économiste italien Carlo Cipolla considère que « celui
qui, par ses actions cause à autrui des pertes équivalentes à ses gains » est un « parfait bandit ». La plupart des bandits ne sont toutefois pas parfaits. Ce
sont, dans leur grande majorité, des « individus qui tirent de leurs actions des avantages inférieurs aux pertes qu'ils causent à autrui ». L'individu par
exemple qui tue un homme à coups de revolver pour aller passer une nuit à Monte-Carlo avec sa femme ne peut être considéré comme un « parfait »
bandit. Même si l'on utilise les paramètres qui sont les siens pour mesurer ses gains (mais en utilisant ceux de la victime pour mesurer ses pertes), cet
individu est proche de la limite de la stupidité pure. Le summum de la stupidité est atteint par deux catégories d'individus : ceux qui causent des
préjudices ou des pertes à d'autres personnes sans en tirer pour eux-mêmes le moindre bénéfice ; et ceux qui, « par leurs agissements invraisemblables,
font du tort non seulement à autrui mais aussi à eux-mêmes ».
Tous les auteurs, qui considèrent que la colonisation est globalement une mauvaise affaire pour les métropoles et que ses désavantages pour les
dominés sont minimes14 , rangent ainsi, sans le savoir, le colonisateur européen dans la catégorie des « super-stupides ». Peut-être faut-il passer par là
pour nier toute dette de l'Occident expansionniste envers le tiers monde issu de la décolonisation.
Il est difficile de se dégager des lieux d'affrontement entre « tiers mondistes » et « anti-tiers mondistes ». On peut le faire, comme certains, en
soulignant que l'expansion de l'Europe n'est pas tombée du ciel, que si, de tous les peuples conquérants que le monde a connus, l'Europe est la seule à
avoir fait de ses conquêtes une source durable de richesse, « c'est que des progrès économiques et des techniques ont rendu possible cette expansion
même »15. Selon cette idée, chère à Fernand Braudel, la puissance de l'Europe se forme d'abord par un lent travail sur elle-même, pour se renforcer
ensuite par l'exploitation d'autrui.
Où en sommes-nous aujourd'hui ? On ne se tromperait guère en disant que chacun des camps couche sur ses positions. De plus en plus d'auteurs
pourtant en viennent à se défier des analyses globalisantes, sources de débats stériles et venimeux. Il y a quelque chose de vain à vouloir défendre ou
détruire l'idée que la colonisation est une condition nécessaire ou suffisante du développement de l'Occident. Colonisation, développement et Occident
sont des notions trop floues pour donner sens à un tel exercice.
Se plaçant du point de vue européen, Adam Smith observe dans les années 1770 que « la découverte de l'Amérique et celle de la route des Indes par le
Cap de Bonne Espérance sont les deux plus grands et plus importants événements de l'histoire de l'humanité ». Il est impossible, selon lui, de mesurer la
portée de ces découvertes « dans la courte période de deux ou trois siècles » écoulés entre le moment où elles ont lieu (la fin du XVe siècle) et celui où A.
Smith porte son appréciation. « Aucune sagesse humaine ne peut prévoir les avantages et les malheurs qui peuvent résulter (de ces découvertes) à
l'avenir pour l'humanité16. »
Laisser les grands schémas, où s'ordonnerait un sens clair de l'histoire, pour retrouver le chemin de l'humilité et le temps des incertitudes, c'est d'abord
« laisser aux morts de la place pour danser », comme le dit l'écrivain nigérian Wole Soyinka (prix Nobel 1986). C'est ensuite troquer les débats d'idées
pour les problèmes de méthode. C'est enfin donner la priorité à une redoutable question : comment mesurer sur le long terme la contribution de la
colonisation au développement de l'Europe ?
Le bilan coûts-bénéfices est une possibilité. Dans le monde anglo-saxon, il existe une longue tradition historiographique cultivant ce qu'il convient
d'appeler la « comptabilité impériale »17. C'est un exercice qui consiste pour l'essentiel à se demander ce qui se serait passé si les économies
métropolitaines n'avaient pas disposé de débouchés, de sources d'approvisionnement et de profits coloniaux. Auraient-elles perdu ou gagné dans un
monde privé d'empires ? Sur le continent européen et plus particulièrement dans le monde francophone, il y a en revanche une certaine réticence à s'en
remettre à un exercice, assimilé à un simple jeu d'additions et de soustractions, pour déterminer si les empires coloniaux sont une bonne ou une mauvaise
affaire pour les métropoles. Les difficultés méthodologiques inhérentes à une telle comptabilité rendent, il est vrai, suspectes les réponses à la question
de savoir si les colonies coûtent plus aux métropoles qu'elles ne leur rapportent.
Un bilan mettant au passif le prix humain des conquêtes, les dépenses militaires et d'équipement, les prêts bénévoles, les subventions budgétaires, la
dévaluation du capital investi, ou les préférences impériales ; et à l'actif la fourniture des matières premières, les facilités et la sécurité de marchés
protégés, la création d'emplois, ou le prestige international, ne peut avoir de sens. Dresser le bilan de la colonisation de cette façon, ne serait-ce pas
«mutiler la recherche historique et obscurcir [...] l'appréhension économique du fait colonial » ? La compréhension d'un phénomène aussi multiforme
que la colonisation peut-elle se réduire à la confection d'un bilan ?18.
L'entité géographique qu'est une métropole se compose d'une « somme d'intérêts à la fois solidaires et divergents qu'il ne serait pas scientifique
d'agglomérer. L'empire (peut) rapporter à certains et coûter à d'autres. Peut-on additionner ces gains et ces pertes dans l'espoir d'en dégager un solde » ?
Mesurer combien un empire coûte et rapporte à une métropole serait donc une opération vaine qui s'inscrit dans des combats idéologiques. Pour ceux qui
posent cette question, il s'agit « soit de condamner le colonialisme [...] en en révélant les fructueuses contreparties, soit d'absoudre la métropole à l'aune
de sa générosité »19.
Par ailleurs, l'« histoire-fiction » prête facilement aux affirmations les plus contradictoires. Il n'y a somme toute pas de raison de donner créance aux
assertions des défenseurs de la rentabilité des empires, plutôt qu'à ceux qui leur portent la contradiction. Les économistes et les historiens économistes
anglo-saxons qui se prêtent à l'exercice du bilan coûts-bénéfices admettent pour la plupart les limites de la démarche20. Ils n'en tiennent pas moins
l'histoire contre-factuelle pour capable de révéler les pans les plus significatifs du passé et de poser ainsi les bonnes questions21.
Plutôt que de réduire la colonisation à un jeu d'additions et de soustractions, ne serait-il pas préférable de se demander à quoi ont servi les colonies,
quelle fonction elles ont remplie dans la croissance et les transformations structurelles des économies métropolitaines ? Ne vaudrait-il pas mieux, pour
saisir la contribution différentielle et changeante de l'outre-mer, déterminer quelle colonie remplit, pour un temps, une fonction particulière pour une
branche ou une région donnée d'une économie métropolitaine ? Dans cette démarche, la périodisation tient une place cruciale. Il est indispensable de
suivre l'évolution contrastée de la contribution coloniale dans le long terme pour déterminer les phases alternées de la croissance durant lesquelles les
empires jouent un rôle tantôt positif, tantôt négatif pour les économies métropolitaines.
Ce qui nous amène à la question cruciale de l'évolution des écarts de développement. Nous vivons aujourd'hui dans un monde écartelé entre un Nord
riche et un Sud comparativement pauvre. Il n'en a pas toujours été ainsi. Si aujourd'hui le revenu réel par tête au Nord est environ 7 fois supérieur à celui
mesuré au Sud, il semble certain que les différences dans les niveaux de vie moyens dans les périodes antérieures à la révolution industrielle n'ont pu être
supérieurs à des rapports du simple au double. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, l'histoire du monde est marquée par l'essor puis le déclin et la
désagrégation d'une suite de grandes civilisations, entre lesquelles les écarts ne sont ni en croissance rapide, ni irréversibles. À partir de la seconde moitié
du XVIIIe siècle, un petit groupe de pays parvient à maintenir en longue période des taux de croissance très supérieurs à ceux antérieurement atteints.
Face à ce phénomène limité à quelques pays, le reste du monde présente des situations de croissance très lente, de stagnation et même de régression.
L'amplification des écarts pendant deux siècles et demi divise le monde en deux blocs22.
Foyer de la colonisation et première région du monde à se lancer dans ce qui deviendra la course au développement, l'Europe fait apparaître
l'Amérique latine, l'Asie et l'Afrique comme des entités stationnaires ou attardées. Ainsi, la révolution industrielle est non seulement un instrument de
développement en soi, mais aussi un instrument de domination et de destruction des concurrences internationales. « L'image de l'histoire du monde [...],
c'est celle d'une égalité ancienne qui se rompt sous les effets d'une distorsion multiséculaire, commencée dès la fin du XVe siècle. Tout est secondaire par
rapport à cette ligne dominante23. »
Les implications pour notre étude de cette immense distorsion sont capitales. Selon que l'on se place au moment des conquêtes coloniales, à l'époque
de la mise en exploitation des possessions d'outre-mer ou au temps des décolonisations, les écarts de développement entre métropoles et colonies ne sont
pas les mêmes. Très faibles, voire nuls durant les premiers siècles de la colonisation (XVIe-XVIIIe siècle), ils se creusent au cours du XIXe siècle et
s'élargissent durant la première moitié du XXe siècle.
Il va sans dire qu'à l'intérieur du groupe des pays colonisateurs comme au sein des contrées colonisées, il existe également des différences de niveau
de vie qui peuvent, avec le temps, s'accroître. À l'intérieur de l'Europe colonisatrice, les oppositions sont parfois fortes entre l'Espagne, le Portugal, la
Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la France ou la Belgique. De même, les économies et les sociétés d'Amérique, d'Asie et d'Afrique ont des cheminements
variés dans le temps. L'habitude de la généralisation, les identifications trop commodes et réductrices nous font à tort considérer l'Europe comme le lieu
d'un identique projet colonial ou les régions colonisées comme un ensemble homogène. Aucune de ces entités n'est trempée dans un seul acier.
L'approche par les écarts de développement, privilégiant le comparatisme et la perspective historique longue, a le double avantage de faire apparaître
sous un jour nouveau des pans éculés de l'histoire de la colonisation et de donner du corps au traitement de questions qui habituellement ne se laissent
pas saisir aisément. Dans quelle mesure et à quel prix les contrées d'outre-mer - en tant que marchés réservés et source de profits - soutiennent-elles la
montée en puissance de l'Europe ? Pourquoi l'« utilité » des colonies pour les économies métropolitaines varie-t-elle dans le temps et dans l'espace ?
Pourquoi les empires apparaissent-ils tantôt comme des sources de richesse et de puissance, tantôt comme des fardeaux et un signe de déclin ?
1. « The Economie Factors in the History of Empire », in The Economic History Review, vol. VII, n° 2, May 1937, p. 120.
2. B. Etemad, La possession du monde. Poids et mesures de la colonisation, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000.
3. B. Etemad, « Grandeur et vicissitudes du débat colonial. Tendances récentes de l'histoire de la colonisation », in Revue Tiers Monde, tome XXVIII, n° 112, octobre-décembre 1987, p. 793-812.
4. A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, notamment p. 11-22.
5. A.O. Hirschman, L'économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard et Le Seuil, 1984, p. 11-42.
6. J.M.G. Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, 1988, p. 36.
7. D. Landes, L'Europe technicienne. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard, 1975, p. 54-60 passim.
8. Chiffres retenus par M. Morineau, Incroyables gazettes et fabuleux métaux, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 570.
9. Voir sa lettre ouverte aux gouvernements européens, publiée sur le site : http://www.solidaroad.org/routes_commerce/dette%20exterieure.html.
10. ONU, Documents officiels de l'Assemblée générale, seizième session, A/5056, décembre 1961.
11. F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1970, p. 59-60. C'est Fanon qui souligne.
12. P. Bairoch, « Commerce international et genèse de la révolution industrielle anglaise », in Annales ESC, vol. XXVIII, n° 2, mars-avril 1973, p. 570.
13. C. Cipolla, Allegro ma non troppo. Les Lois fondamentales de la stupidité humaine, Paris, Éditions Balland, 1992, p. 91-95.
14. Voir l'article pionnier de R.P. Thomas (« A Quantitative Approach to the Study of the Effects of British Impérial Policy upon Colonial Welfare », in The Journal of Economic History, vol. XXV, n°
4, December 1965, p. 615-638) qui utilise la méthode coûts-bénéfices afin évaluer, d'abord pour l'Angleterre puis pour les colonies, les charges et les avantages du commerce colonial.
15. D. Landes, L'Europe technicienne, op. cit., p. 58.
16. A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995, livre IV, chapitre VIII, p. 718-719.
17. Voir par exemple la tentative précoce de G. Clark, The Balance Sheets of Imperialism. Facts and Figures on Colonies, New York, Columbia University Press, 1936.
18. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, p. 11-12.
19. Idem, p. 12-13.
20. Il suffit de voir avec quelle difficulté les chercheurs invités par Patrick O'Brien et Leandro Prados de la Escosura à confectionner un bilan coûts-bénéfices de la colonisation européenne remplissent
leur « contrat ». The Costs and Benefits of European Imperialism from the Conquest of Ceuta, 1415, to the Treaty of Lusaka, 1974, numéro spécial de la Revista de Historia Economica, Año XVI, n° 1,
Invierno 1998.
21. Sur les travaux en Grande-Bretagne et aux États-Unis prônant une telle approche, voir les références bibliographiques citées par A. Offer, « The British Empire, 1870-1914 : A Waste of Money ? »,
in Economic History Review, vol. XLVI, n° 2, 1993, p. 215-238.
22. Voir à ce sujet P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, Paris, La Découverte, 1994, p. 143-154 ; ainsi que J. Freyssinet, Le concept de sous-développement, Paris-La Haye, Mouton,
p. 8-9.
23. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 3 : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 461.
PREMIÈRE PARTIE

Le monde à égalité avec l'Europe ?


Au milieu des années 1960, au moment où le tiers monde issu de la décolonisation prend conscience de sa pauvreté relative, Simon Kuznets - qui
recevra le prix Nobel d'économie en 1971 - invite les chercheurs à se « poser la question de savoir si les vastes écarts (de développement1 que l'on
constate de nos jours dans le monde sont d'origine récente ou existent depuis longtemps »2. Au moment où Kuznets lance son invitation, l'écart de revenu
par habitant entre les pays industrialisés et le tiers monde est de l'ordre de 1 à 6,53.
Il va sans dire que plusieurs auteurs se sont intéressés, avant les années 1960, à la question des écarts de développement. Il suffit de citer les célèbres
travaux menés par Colin Clark dans ce domaine à la fin des années 19304. Mais personne, semble-t-il, avant Kuznets n'a aussi clairement inscrit la
question dans une perspective historique longue. Le futur lauréat du prix Nobel considérait que pour la traiter de façon appropriée il faudrait remonter
« au moins aux dernières années du XVIIIe siècle » et, ajoutait-il, sans autre précision, « même plus loin pour de nombreux aspects intéressants ». Il a été
largement entendu puisqu'une tradition bien établie aujourd'hui consiste à tenter de mesurer les écarts de revenu par habitant vers 1750, c'est-à-dire à la
veille de la révolution industrielle anglaise5.
Remonter aussi loin dans le passé pour déterminer l'évolution des écarts de développement est non seulement un exercice périlleux, vu la rareté des
séries statistiques longues, mais également détonant, dans la mesure où les résultats de cet exercice peuvent affecter notre vision actuelle de la richesse et
de la pauvreté des nations. Aucun choix, dès lors, n'est innocent. Le fait d'enclencher le compteur à partir du milieu du XVIIIe siècle exclut par exemple
de l'analyse les multiples effets pouvant s'exercer sur l'Occident par la colonisation de l'Amérique, la traite négrière transatlantique ou l'expansion
commerciale de l'Europe en Asie. Ne faudrait-il pas alors pour cerner le phénomène de la montée en puissance de l'Europe depuis ses origines remonter
au début du XVIe siècle, c'est-à-dire à sa première expansion outre-mer ?
Voyons pour l'heure, en acceptant 1750 comme repère chronologique, si à la veille de la révolution industrielle le futur Nord est déjà plus riche que le
futur Sud. Durant les années 1960, l'issue de l'affaire ne semble pas faire de doute. Les différents calculs convergeaient vers les mêmes résultats, révélant
qu'au moment où l'Europe entre dans l'ère industrielle, le revenu par habitant y serait nettement supérieur à celui du futur tiers monde. L'écart serait de 1
à 2, voire de 1 à 2,5. Autrement dit, les futurs pays industrialisés seraient déjà vers 1750 deux à deux fois et demie plus riches que le futur tiers monde.
Quarante ans plus tard, l'écart s'est beaucoup rétréci. Selon de nouvelles estimations, l'actuel tiers monde ne serait pas, il y a deux siècles et demi, plus
pauvre que les actuels pays développés occidentaux6. Et même si certaines des estimations les plus récentes laissent apparaître un décalage en faveur de
l'Europe, celui-ci serait négligeable7. Une révision d'une telle ampleur n'est-elle pas suspecte ? Comment expliquer de pareilles discordances ? Où se loge
le mythe ? Dans l'idée d'une supériorité décisive de l'Europe ou dans celle d'une parité des niveaux de départ ?
En l'absence de statistiques fiables permettant de calculer les revenus par habitant au XVIIIe siècle, la procédure habituelle consiste à projeter dans le
passé les revenus comparés de l'après Deuxième Guerre mondiale, exprimés le plus souvent en dollars américains constants. Ce genre d'exercice peut
aboutir à des résultats divergents dans la mesure où tout le monde ne fait pas les mêmes hypothèses sur le rythme de la croissance des pays ou des
régions comparés. Ainsi, certains auteurs postulent une stagnation du revenu par habitant de l'actuel tiers monde durant la période 1750-1900, mais
d'autres un léger recul. Autre exemple : l'hypothèse d'une diminution du produit par habitant de l'Inde entre 1750 et 1820 fait presque l'unanimité, mais
l'ampleur de la baisse est source de désaccords. Or, sur d'aussi longues périodes, même de toutes petites différences dans les taux de croissance retenus
peuvent produire des résultats éloignés. Il y a là un risque évident de distorsion.
Un autre biais, aux effets plus déformants encore, peut s'introduire dans le calcul du revenu par habitant si les écarts entre le pouvoir d'achat des
monnaies et leur taux de change ne sont pas pris en compte. Si les comparaisons de niveau de vie vers 1750, entreprises depuis près de cinquante ans,
aboutissent à des résultats si discordants, c'est parce qu'à l'inverse des estimations faites dans les années 1960 celles effectuées à partir des années 1980
tiennent compte du pouvoir d'achat des monnaies.
Les premières concluent à un écart important de 2 à 1 au détriment de l'actuel tiers monde et les secondes à une quasi-parité des niveaux de départ car,
comme l'écrit P. Bairoch, hier comme aujourd'hui « un dollar américain (peut) acheter [...] plus de produits dans le tiers monde qu'aux États-Unis »8.
Ainsi s'expliqueraient les fortes discordances entre les estimations de première et de seconde « génération ».
De telles évaluations, dont le principe même peut prêter à contestation, ne resteraient que des batailles de chiffres stériles, si elles ne s'accordaient pas
au contexte historique. Or, pour ne prendre que ces exemples, l'Europe vers 1750 semble prête à décoller, alors que l'Inde de la deuxième moitié du
XVIIIe siècle et la Chine de la fin du XVIIIe siècle vivent des temps de crise économique et de désagrégation sociale. Sur ce point, Adam Smith a un avis
d'expert en développement avant la lettre, avis qui repose sur une comparaison entre l'Europe et la Chine durant les années 1770. Smith reconnaît d'abord
que la « Chine est un pays bien plus riche que n'importe quelle partie de l'Europe », mais, précise-t-il, « la plus grande partie de l'Europe (est) dans un
état progressif, tandis que la Chine semble être stationnaire ». Et plus loin il ajoute que ce qui compte « ce n'est pas la richesse ou la pauvreté effectives
des pays, mais leur condition progressive, stationnaire, ou déclinante »9.
Le niveau de développement étant aussi affaire de perception, c'est probablement à partir du milieu du XVIIIe siècle que s'impose sur le Vieux
Continent l'idée de la précellence européenne. Ainsi, dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, paru entre 1751 et 1765, l'Europe est mise au centre
du monde : « L'Europe est la plus petite des quatre parties du monde, mais [...] elle est parvenue à un si haut degré de puissance que l'histoire n'a presque
rien à lui comparer là-dessus. D'ailleurs, qu'importe qu'elle soit petite par l'étendue de son terrain, puisqu'elle est la plus considérable par son commerce,
par sa navigation, par sa fertilité, par les lumières et l'industrie de ses peuples, par la connaissance des arts, des sciences, des métiers, et ce qui est le plus
important, par le christianisme10. »
Les travaux récents de comptabilité nationale rétrospective ont beau indiquer que l'Europe n'est peut-être pas vers 1750 plus riche que les autres
grandes régions du monde, c'est elle pourtant qui se lance la première dans un processus de croissance économique qui, à partir de la deuxième moitié du
XIXe siècle, se mue en une véritable course au développement, dès lors que des « retardataires » prennent conscience de s'être faits distancer.
En somme, l'Occident parvient à établir une position dominante sur des civilisations extra-européennes dont l'infériorité, en termes de revenu par
habitant, est loin d'être évidente jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Mais faire une photographie vers 1750 des écarts de développement entre les grandes
régions du monde ne suffit pas à comprendre pourquoi et comment l'Europe occidentale atteint une telle suprématie. Il faudrait, pour les raisons
invoquées précédemment, élargir le champ chronologique et remonter au début du XVIe siècle.
La période 1500-1750 ne peut être à l'évidence traitée de la même façon que celle d'après la révolution industrielle anglaise. Face à l'impossibilité
d'évaluer, même très grossièrement, des écarts régionaux de revenus au-delà du milieu du XVIIIe siècle11, les niveaux de développement de l'Europe, de
l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie ne peuvent être appréhendés qu'à l'aide d'autres critères.
Vers 1500, le monde pourrait être divisé en deux grands ensembles12, dont les superficies et populations figurent dans le tableau 1 . Il y a l'ensemble
Europe-Méditerranée-Asie, aux nombreux foyers civilisateurs entre lesquels se multiplient, de très longue date, les échanges féconds. Asiatiques,
Orientaux et Européens tirent tous profit, en tant que membres de l'Ancien Monde, des innombrables initiatives techniques qui s'y prennent, tout en
stimulant l'ensemble par leurs propres apports. L'ancienneté et l'intensité des contacts font se mêler techniques locales et techniques empruntées, faisant
naître par modifications de nouveaux perfectionnements. Cette manière d'être ensemble donne aux civilisations nombreuses et diverses de l'Ancien
Monde la capacité d'élaborer une stratégie commune et efficace dans la maîtrise de leur milieu naturel.
L'Amérique précolombienne, l'Afrique subsaharienne et l'Océanie constituent le second ensemble. Leur caractéristique, à la fin du XVe siècle, est
d'être largement séparées les unes des autres et détachées de l'ensemble eurasien (carte 1). Leur isolement - total dans les cas de l'Amérique et de
l'Océanie, relatif dans celui de l'Afrique noire - a empêché ou fortement gêné ces blocs, séparés par de larges océans ou de vastes espaces désertiques, de
donner aux autres, mais surtout d'emprunter des techniques venues d'ailleurs13.
« Malheur aux isolés ! » lance le grand géographe Pierre Gourou14. Ne pouvant rien emprunter, ils évoluent peu et très lentement. Et Claude Lévi-
Strauss de renchérir : « L'exclusive fatalité, l'unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l'empêcher de réaliser pleinement sa nature, c'est d'être
seul15. » Loin des tensions et du climat d'émulation de l'Ancien Monde, des États et des empires se constituent en Amérique préhispanique, en Afrique
subsaharienne et en Océanie. Comparés aux États d'Europe occidentale qui entrent, avec les temps modernes, dans une ère de changements furieux et
rapides, ces constructions semblent étonnamment stables ( chapitres 1 et 2). Elles ont la particularité de se maintenir longtemps à un même niveau
d'organisation et de puissance, atteignant le plus souvent un point d'équilibre à bas niveau technique.
Mais, à l'intérieur de l'Ancien Monde, comment expliquer les différences de parcours entre une Europe qui réussira à creuser les écarts et une Asie qui,
face à l'avancée européenne, apparaît comme stationnaire, alors que les deux entités se situent à un niveau technique globalement comparable ? Tout en
échangeant beaucoup et tout en se ressemblant sur plusieurs points, l'Europe et les civilisations asiatiques semblent évoluer en empruntant des chemins
différents16. Peut-être parce que les fondements constitutifs de ces systèmes complexes ne sont pas les mêmes.
Les civilisations de l'Asie, l'Inde et la Chine tout particulièrement, sont d'un certain point de vue des exemples remarquables de réussite. Elles
atteignent le summum de ce qu'il est possible de faire en matière de développement économique dans un contexte pré-industriel ; et s'en tiennent là,
aucune force ne les poussant, semble-t-il, dans une autre direction. S. Kuznets nous rappelle qu'« avant le XIXe siècle - et peut-être juste avant - certains
pays actuellement sous-développés, la Chine et certaines parties de l'Inde notamment, avaient en Europe la réputation d'être plus développés que les pays
européens » ; et qu'« il se peut qu'à cette époque leur revenu par tête ait été supérieur à celui des pays aujourd'hui développés ». Il convient, suggère-t-il,
« d'étudier l'effet qu'a pu avoir sur de nombreux pays aujourd'hui sous-développés l'héritage d'une supériorité économique passée - due à l'importance de
la population et à une organisation sociale, qui, qu'elle qu'ait été son efficacité dans le passé, et peut-être justement à cause de cette efficacité, est
aujourd'hui désuète et constitue un sérieux obstacle à la mise en pratique de la technologie économique et sociale moderne »17.
Pour Carlo Cipolla, la pérennité des empires, qu'ils soient asiatiques, romain ou byzantin, dépend moins d'une croissance quantitative que de
changements qualitatifs. Il arrive un moment, selon lui, où les grands empires ne sont plus capables de relever ce défi. Une fois parvenus à leur stade de
maturité, ils peinent à se défaire de procédures et de structures éprouvées par le temps18. Cette manière de caractériser des systèmes déclinants
fonctionnant aux limites de leurs possibilités rappelle la thèse célèbre du « piège de l'équilibre à haut niveau » (high-level equilibrium trap), avancée par
le sinologue anglais Mark Elvin. En dépit d'un niveau technologique élevé et d'un appareil de production sophistiqué, la croissance économique de la
Chine ne s'accompagne plus à partir du XVIIIe siècle d'une progression du revenu par habitant, ni d'innovations propres à accroître la productivité du
travail19. C'est qu'entre 1600 et 1800, l'explosion démographique de la Chine20, dont la population grimpe de quelque 150 à 320 millions d'habitants, rend
dérisoire le coût du travail humain. Si bien que l'exploitation intensive des hommes enlève tout intérêt à l'innovation technique. Le piège de l'équilibre à
haut niveau se tend au moment même où l'Occident entame son développement industriel et scientifique. De ce décalage est née l'idée au XIXe siècle
d'une Chine immobile.
En somme, les grands empires asiatiques (Chine impériale, Inde moghole, Empire ottoman) démontrent des qualités remarquables d'organisation,
réussissant à offrir à de larges populations le minimum vital et parfois plus, mais sans bouleversements notables de l'ordre établi ( chapitre 3 consacré à
l'Inde moghole).
L'Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècle) n'est rien moins que stable. Elle échoue à découvrir des solutions durables aux problèmes inhérents à
l'organisation pré-industrielle. La fragmentation de la petite Europe - étroit continent ( tableau 1 ) dont Fernand Braudel dit que si on le « faisait dériver
[...] au milieu des terres et mers d'Asie, il s'y perdrait corps et biens » - sa fragmentation en une multitude d'États concurrents entretient un climat
singulier de tension ( chapitre 4 ). Cette instabilité et ce survoltage marquent de leurs empreintes des sociétés européennes dont les membres n'ont que
peu d'intérêt à préserver l'ordre établi. F. Braudel se demande si la réussite de l'Europe, qui par ses expériences économiques ne diffère guère du reste du
monde, ne tient pas à une cohérence et une efficacité « qui sont peut-être, après tout, fonction de son étroitesse relative. [...] Si la France, aux mesures du
temps, a été désavantagée par ses trop grandes dimensions vis-à-vis de l'Angleterre, que dire de l'Asie, [...] ou de l'Amérique naissante, ou de l'Afrique
sous-peuplée, vis-à-vis de l'Europe occidentale, minuscule et survoltée ? »21.
Le cadre général de cette première partie étant esquissé, il est temps de caractériser le « niveau de civilisation » atteint, avant la révolution industrielle,
par les principaux protagonistes (Amérique préhispanique, Afrique subsaharienne, Inde moghole, Europe) de la première expansion outre-mer de
l'Occident.
Tableau 1
. Estimations des superficies et des populations des grandes régions du monde vers 1000, 1500, 1750 et 1820, en millions de km2 et
d'habitants

Populations

Superficies 1000 1500 1750 1820


Europe 4,8 35 80 120 170
Russiea 21,3 9 20 35 55
Asieb 27,5 170 260 480 710
Chinec 9,6 60 100 180 380
Inded 4,2 65 105 170 209
Afrique 30,0 35 58 79 90
Afrique du Nord 5,9 7 8 9 10
Afrique noire 24,1 28 50 70 80
Amérique 40,0 27 60 18 33
Amérique du Nord 21,0 2 5 3 12
Amérique latine 19,0 25 55 15 21
Océanie 9,0 1 3 3 2

Mondee 132,6 280 480 740 1 060

a) Russie d'Europe et Russie d'Asie (Caucase, Sibérie, Turkestan russe). b) Sans la Russie
d'Asie. c) Y compris Turkestan chinois, Tibet, Mandchourie, Mongolie intérieure et Taïwan.
d) Inde, Pakistan et Bangladesh. e) Populations : chiffres arrondis à la dizaine de millions.
Sources : D'après J.D. Durand, Historical Estimates of World Population : an Evaluation, Population Studies Center, Philadelphia, University of Pennsylvania, 1974 ; C. McEverdy & R.
Jones, Atlas of World Population History, London, Penguin Books, 1978 ; J.-N. Biraben, « Essai sur l'évolution du nombre des hommes », in Population, 34e année, n° 1, janvier-février
1979, p. 13- 24 ; et A. Maddison, L'économie mondiale. Une perspective mondiale, Paris, OCDE, 2001, p. 245-260.
Pour l'Afrique noire, les estimations récentes de D.D. Cordell (« Population and Demographic Dynamics in Sub-Saharan Africa in the Second Millennium ». Papier présenté dans le cadre du
séminaire « The History of World Population in the Second Millennium », International Union for the Scientific Study of Population, Florence 28-30 June 2001, tableau 1) ont servi à réviser
les évaluations antérieures. Pour la population de l'Amérique vers 1500, je me suis inspiré de R. Thornton, American Indian Holocaust and Survival : A Population History since 1492,
Norman, University of Oklahoma Press, 1987, p. 25-32 ; et de L.A. Newson « The Demographic Collapse of Native Peoples of the Americas », in W. Bray ed., The Meeting of Two Worlds.
Europe and the Americas 1492-1650, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 247-288. Pour plus de détails sur l'Amérique vers 1500, voir également le tableau 2.
Note: A. Maddison compare ses estimations pour la population du monde, des grandes régions et de nombreux pays à celles proposées depuis une cinquantaine d'années par d'autres auteurs.
Ce qui permet de saisir les nombreuses et souvent amples divergences entre les différentes évaluations. Se pose alors la question épineuse des arbitrages qui, comme l'illustre l'exemple
suivant, n'est parfois qu'affaire de credo : « À mon avis, écrit Maddison (p. 250), les estimations de l'école de Berkeley concernant le Mexique (25 millions d'habitants) sont bien trop
élevées. Mais je pense aussi que Rosenblat sous-évalue le niveau de la population (4,5 millions) avant la conquête. »
Chapitre 1

Fragilité et rudesse des hautes civilisations de l'Amérique précolombienne


Pour l'historien comparatiste, le trait distinctif dominant de l'Amérique précolombienne est d'être restée des millénaires durant un « gros fragment
d'humanité détachée »22. Il y a trente ou quarante mille ans, l'homme apparaît sur le continent américain, arrivant probablement d'Asie par le détroit de
Béring à la faveur des dernières glaciations. Ce vaste pont permet le passage de vagues migratoires jusqu'à ce que les glaces se retirent vers le VIIIe
millénaire avant notre ère. Dès lors, hormis d'éventuels et sporadiques contacts maritimes antérieurs à sa « découverte » à la fin du XVe siècle,
l'Amérique se retrouve isolée du reste du monde.
Durant ces quelque neuf ou dix millénaires, elle fermente en vase clos, avec des résultats qui tiennent du prodige. Sans influence extérieure, l'homme
réussit en Amérique l'« une des plus étonnantes démonstrations d'histoire cumulative qui soient au monde : explorant de fond en comble les ressources
d'un milieu naturel nouveau, y domestiquant [...] les espèces végétales les plus variées [...] ; poussant [...] certaines industries comme le tissage, la
céramique et le travail des métaux précieux au plus haut point de perfection »23.
Cette « œuvre immense » fécondera de hautes civilisations qui fascinent et intriguent d'autant plus que la conquête espagnole en effacera presque toute
trace. Elles ont « le mystère des civilisations qui dans l'autarcie d'un continent coupé de tous les autres mondes, ont éclos à l'abri des regards européens et
se sont évanouies à l'instant du contact »24.
Pour comprendre ce passé qui se dérobe à l'observation, les historiens utilisent surtout des textes recueillis au XVIe siècle. Ces documents concernent
pour l'essentiel les mondes aztèque et inca, les deux têtes de pont de la pénétration espagnole. Les conquistadors H. Cortés ou B. Diaz de Castillo (pour
le Mexique) et F. Pizarro ou F. de Jerez (pour le Pérou) ont laissé des écrits, mais leur témoignage révèle avant tout le point de vue des vainqueurs.
Beaucoup plus précieux apparaît le matériel réuni par le petit groupe d'érudits espagnols, pour la plupart des religieux, qui s'est passionné pour les
cultures indigènes. B. de Sahagun, pour le Mexique, et P. Cieza de Leon, pour le Pérou, en sont les membres les plus éminents. D'autres sources viennent
recouper les chroniques espagnoles : la tradition orale au Pérou, des chroniques indigènes ou métis - en caractères idéographiques au Mexique ou en
caractères latins pour transcrire les récits en langues locales - et bien entendu les sources archéologiques.
Cet ensemble disparate de sources, parfois contradictoires, souvent biaisées, permet de fixer les grandes lignes du fonctionnement des empires aztèque
et inca qui retiendront notre attention. Ces deux entités, situées respectivement vers la pointe méridionale de l'Amérique du Nord et dans la zone andine
de l'Amérique du Sud (carte 2), sont au début du XVIe siècle vieilles d'à peine un siècle. Dans un cas comme dans l'autre, elles constituent les derniers
anneaux d'une chaîne de civilisations s'étant succédée durant trois millénaires.
L'une des plus brillantes de ces civilisations anciennes, qui se profile à l'arrière-plan du monde aztèque, est celle des Mayas. Les Mayas se distinguent
des autres civilisations préhispaniques pour avoir une écriture, fondée sur des signes individualisés regroupés en blocs et alignés en colonnes, qui évoque
des modèles connus dans l'Ancien Monde. Ils sont crédités de la découverte du zéro, représenté par une fleur à quatre pétales coupée en deux
verticalement. Ils ont un calendrier plus précis que tous ceux en vigueur dans l'Ancien Monde. Leurs observations astronomiques les amènent à fixer la
durée de la révolution de la lune à 29,530864 jours, le cycle exact étant 29,530589 jours. La précision des connaissances astronomiques, affinée par
plusieurs siècles d'observation, n'est cependant pas directement exploitée. Car le calendrier, comme les chiffres, véhiculent chez les Mayas un contenu
symbolique totalement étranger à l'astronomie et à l'arithmétique pure. Ceci dit, au moment où les Espagnols entrent en contact avec les Mayas, il y a
déjà sept ou huit siècles que l'originalité et la grandeur de leur civilisation se sont effacées.
La présentation des empires aztèque et inca va nous permettre de rappeler certaines caractéristiques propres aux civilisations précolombiennes.
Appartenant à un univers n'ayant jamais entretenu de rapport avec l'Europe, tout y est différent : les religions, les comportements, la conception du
temps, la perception de l'espace. La manière aussi d'envisager et d'enregistrer le passé. Nous ne considérerons pas ces différences, mais plutôt celles qui
apparaissent dans l'arsenal des techniques utilisées ou dans l'organisation socio-économique. Nous rappellerons les avancées étonnantes dans certains
domaines et les lacunes ou les manques dans d'autres, l'isolement étant pour beaucoup dans cette « coexistence de formes précoces et de formes
abortives »25.

Empire aztèque26

C'est durant le premier tiers du XVe siècle que les Aztèques établissent leur hégémonie sur la vallée de Mexico27. Durant la seconde moitié de ce
siècle, leur expansion territoriale se poursuit jusqu'aux côtes du golfe de Mexique puis du Pacifique, les faisant pénétrer jusqu'au Guatemala et au
Nicaragua actuels (carte 2). Au début du XVIe siècle, seuls les Incas du Pérou ont en Amérique une puissance comparable à la leur.
Ce sont sans aucun doute la taille, la richesse et l'organisation des villes mexicaines qui ont le plus impressionné les conquistadors. Tenochtitlan
(l'actuelle Mexico), capitale de l'empire fondée vers le milieu du XIVe siècle, est en 1519, soit au moment où H. Cortés l'aborde pour la première fois,
l'une des villes les plus belles et les plus peuplées du monde. Citons le passage célèbre de la chronique de Bernal Diaz de Castillo sur l'agglomération de
Tenochtitlan : « Lorsque nous vîmes tant de cités et de bourgs bâtis dans l'eau et sur la terre ferme, d'autres grandes villes, et cette chaussée si bien
nivelée qui allait tout droit à Mexico, nous restâmes ébahis d'admiration. Nous disions entre nous que c'était comparable aux demeures enchantées
décrites dans l'Amadis28, à cause des tours élevées, des temples et de toutes sortes d'édifices [...], bâtis dans l'eau même de la lagune. Quelques-uns
d'entre nous se demandaient si tout ce que nous voyions là n'était pas un rêve. » Et Cortés de renchérir : « Cette ville (Tenochtitlan) est la plus belle
chose du monde. » Ce qui ne l'empêchera pas, deux années plus tard, d'ordonner de la faire complètement raser.
Combien d'habitants vivent à Tenochtitlan au début du XVIe siècle ? D'abord estimée chichement à 60-80 000 âmes, sa population est revue à la
hausse dans les années 1970, suite notamment aux fouilles entreprises conjointement à la construction du métro de Mexico. Ces fouilles ayant révélé que
la ville s'étendait sur une superficie plus grande que celle estimée jusque-là, sa population sera relevée à 150-200 000 individus. Aujourd'hui, le chiffre
de 300 000 est souvent retenu pour la population de Mexico et ses quartiers insulaires. Vers 1500, la population de l'ensemble du Mexique se situe entre
15 et 20 millions ( tableau 2 ). Celle de la vallée de Mexico (superficie : 7 300 km2) doit être comprise entre 1,2 et 3 millions d'habitants, soit une densité
de 160 à 410 personnes au km2. Le plateau central du Mexique (superficie : 20 800 km2), véritable cœur de l'empire aztèque, compte lui entre 3,3 et 6,4
millions d'habitants, soit une densité de 160 à 310 personnes au km2.
Ce sont là des densités de peuplement particulièrement élevées pour des sociétés pré-industrielles. Le niveau de 160 habitants au km2, estimation basse
pour la vallée de Mexico, ne sera dépassé qu'au milieu du XXe siècle29. Comment de telles concentrations de population, qui laissent supposer un niveau
d'urbanisation élevé30, ont-elles pu être atteintes ? Comment les Aztèques ont-ils obtenu les larges surplus nécessaires au ravitaillement des marchés
urbains ? Après tout, ils ne disposent, à l'instar des autres peuples amérindiens, que d'un éventail restreint de techniques : pas de charrue, le seul
instrument aratoire étant la houe ; pas d'utilisation de la roue, ni d'animaux de trait ou de bêtes de somme (hormis le lama au Pérou) ; pas d'outils en fer,
le travail des autres métaux (or, argent, cuivre, plomb, platine, étain) relevant surtout des arts décoratifs ; pas de monnaie.
Le développement de grandes villes, qui contraste avec la rusticité de la technologie, est un exemple typique de cette coexistence en Amérique
précolombienne entre avancées et lacunes. Il n'aurait pu être atteint sans les quatre mille ans d'efforts pour faire du maïs une merveille agricole. Son
rendement en fait véritablement une plante miraculeuse31 ; sa culture nécessite peu de travail ; il a besoin de peu d'eau pour croître ; il cohabite avec
d'autres plantes vivrières comme le haricot et la courge ; il mûrit rapidement (en trois mois) ; il s'adapte à toutes les altitudes (jusqu'à 3 000 mètres) ; sa
récolte ne requiert pas une technologie sophistiquée ; son grain se conserve aisément ; sa valeur nutritive est élevée.
Une technique, mise au point dès le début du premier millénaire avant J.-C. et admirablement adaptée aux conditions locales, permet par ailleurs d'en
faire sur certaines parcelles deux ou trois récoltes par année. Il s'agit des fameuses chinampas, ces champs surélevés gagnés sur les étendues
marécageuses en agglomérant des limons prélevés au fond de l'eau. Ces «jardins flottants », pouvant atteindre 100 mètres de long et 6 mètres de large,
garnissent par exemple le réseau de canaux creusé près de Tenochtitlan. Des chinampas se sont maintenues jusqu'à nos jours au sud de Mexico.
Les chinampas sont avec les cultures en terrasse (moins développées chez les Aztèques que chez les Incas) et l'irrigation les manifestations d'une
intensification progressive de l'agriculture vivrière, en réponse à l'augmentation de la pression démographique. La construction et l'entretien des canaux
d'irrigation, ainsi que la mise en place des champs surélevés exigent une planification et la mobilisation d'une nombreuse main-d'œuvre que seul peut
assurer un pouvoir aussi centralisé que celui des Aztèques. L'intervention de l'État dans le développement d'une agriculture intensive s'insère dans un
système général, fondé sur le tribut et la corvée. Ce système, dans lequel les domaines étatisés jouent un rôle particulier, fournit aux élites aztèques les
ressources nécessaires pour exercer leur hégémonie sur l'empire.
Les régions conquises versent un tribut (tissus de coton, céréales, cacao, or en poudre, objets façonnés, etc.) au pouvoir mexicain. De plus, une partie
des terres annexées à l'empire vient grossir le domaine foncier du souverain aztèque. Ces propriétés étatisées sont cultivées par des travailleurs réduits à
l'état de « serfs » ou d'« esclaves ». Enfin, tous les sujets - à l'exception des prêtres et des guerriers - sont soumis à la corvée, la quantité de travail due
étant, semble-t-il, illimitée. La circulation des biens ainsi produits ou prélevés emprunte de préférence les voies d'eau ; le transport par voie terrestre, plus
difficile et plus coûteux, s'effectue à dos d'homme. Sur les marchés, la valeur des biens est fixée par référence à des étalons (grain d'encens, bourse de
copal, pièce de coton, métal, plumes précieuses, cacao) jouant le rôle de monnaie.

Empire inca32

Le berceau de la civilisation inca se trouve dans la vallée de Cuzco, à 3 400 mètres d'altitude. De là, débute à partir des années 1430 la consti-tution
d'un vaste empire andin, qui à la fin du XVe siècle s'étend de l'extrême sud de la Colombie jusqu'au centre du Chili, couvrant des portions de l'Équateur,
du Pérou, de la Bolivie, du Chili et de l'Argentine actuels, sur une longueur d'environ 4 000 km et une largeur de 300 à 400 km (carte 2). La population
totale de Tawantinsuyu, nom que les Incas donnaient à leur empire « des quatre vents », est estimée vers 1520 - soit juste avant l'arrivée des Espagnols -
à 6-13 millions d'habitants.
Cuzco, la capitale de l'empire dont la population vers 1500 se situe autour de 50 000, cache sous un aspect quelque peu austère des merveilles décrites
par les chroniqueurs espagnols33. Peu d'habitations y dépassent un étage. Les rues sont rectilignes, étroites, toutes pavées. Un système d'égouts et de
rigoles empierrées, permettant l'écoulement des eaux vives, assure à ses habitants de bonnes conditions de salubrité. Cuzco impressionne surtout le
visiteur par sa grande place centrale autour de laquelle sont concentrés des édifices monumentaux. La capitale inca est ainsi présentée dans une missive à
Charles Quint : « Cette ville est la plus grande et la plus merveilleuse qu'on ait jamais vue où que ce soit dans les Indes ou dans ce pays même. Nous
pouvons assurer Votre Majesté qu'elle est si belle et qu'elle contient de tels monuments qu'elle serait digne d'admiration, même en Espagne. » Les palais
construits des deux côtés de la place centrale de Cuzco étonnent par leur architecture. Leurs murs en pierres de taille, s'imbriquant les unes dans les
autres sans trace visible de mortier, continuent jusqu'à aujourd'hui de faire l'admiration des visiteurs. « Ces murs, note l'un des compagnons de Pizarro,
sont tellement extraordinaires qu'il est difficile à qui ne les a pas contemplés d'en apprécier la perfection ». Cieza de Leon est d'avis que « dans l'Espagne
toute entière », il n'y a rien « qui puisse se comparer à ces murs et à la façon dont leurs pierres sont ajustées ». Ce qui leur permettra de résister à tous les
tremblements de terre. À la vue de « blocs aussi monstrueux », l'un des chroniqueurs espagnols ne peut s'empêcher de « songer à la multitude de
travailleurs qui les ont manipulés et à l'infinité de leurs souffrances ».
Au nord-ouest de Cuzco, l'art architectural inca a produit la cité de Machu Pichu, découverte en 1911 par l'Américain Hiram Bingham et dégagée de
sa végétation exubérante l'année suivante. Construit dans un site d'une beauté à couper le souffle, le Machu Pichu est le « haut lieu sacré de l'Empire,
sentinelle à la limite de quatre mondes : entre le ciel et la terre, entre la montagne et la forêt »34.
Des trois zones géographiques composant le domaine des Incas (la côte aride du Pacifique à l'ouest, la montagne au centre, la forêt tropicale à l'est),
c'est la région centrale qui enregistre les plus fortes densités de peuplement. Cette région est constituée elle-même de deux zones : le haut plateau (la
puna), à une altitude allant de 3 400 à plus de 4 000 mètres ; et la zone dite moyenne (la quechua) se situant à des altitudes variant de 2 000 à 3 500
mètres. Cuzco (le « nombril ») occupe dans cet ensemble une position privilégiée : elle se trouve dans la zone moyenne, à proximité du haut plateau
comme de la forêt tropicale.
Dans les deux zones de montagne se développent deux systèmes de production, centré chacun sur une culture vivrière. Sur le haut plateau, domine la
culture de la pomme de terre, associée à l'élevage. Cette combinaison de l'agriculture et de la domestication des animaux est un cas unique dans
l'Amérique précolombienne. Dans l'aire andine, le lama sert de bête de somme (il peut porter une charge de 25 kg sur une distance d'une quinzaine de
kilomètres) et l'alpaga fournit sa laine et sa viande. Le peuplement de la puna n'aurait pu se faire sans la pomme de terre, dont les Indiens, grâce à des
siècles d'expérimentations, ont créé plusieurs centaines de variétés adaptées au milieu naturel. Certaines espèces poussent jusqu'à 5 000 mètres d'altitude.
Le séchage du tubercule permet sa conservation pendant plusieurs années.
La zone quechua constitue, elle, le domaine d'élection du maïs. Introduit dans les Andes plusieurs siècles après la domestication de la pomme de terre,
le maïs se heurte en effet au froid au-dessus de 3 500 mètres et à la sécheresse en dessous de 1 500 mètres. Mais même sur les pentes tempérées de la
quechua, sa culture exige l'irrigation et l'aménagement du sol en terrasses.
À la différence de la pomme de terre qui nourrit les Indiens du haut plateau dans le cadre d'une agriculture de subsistance, le maïs fournit les surplus
vivriers dont a besoin l'État inca35. Tenus d'en étendre la culture, pour que vive et grandisse l'empire, les Incas ne modifient ni l'outillage traditionnel du
paysan, ni les techniques préexistantes d'irrigation, d'aménagement des terrasses ou de fumure (le guano, excréments d'oiseaux de mer ramenés des îles
côtières du Pacifique permet de sauter la jachère). Pour faire passer la production de maïs à une plus grande échelle, les Incas utilisent leur machinerie
étatique, s'engagent dans une politique de grands travaux, mobilisent pour cela une multitude de tributaires.
Comme leurs homologues aztèques, les conquérants incas se réservent une partie des terres acquises par les armes ou la diplomatie pour les besoins de
l'État. Le reste est concédé aux communautés locales contre le versement d'un tribut en nature et surtout en travail, à l'exemple de la mita. Au niveau de
la production, ce mode d'appropriation touche l'agriculture, l'élevage, les mines d'or et d'argent, la production textile. Le tribut en travail est exigé
également pour les grands travaux (aménagements des canaux et des terrasses, ouvrages militaires, infrastructure urbaine, édifices somptuaires) entrepris
par l'État durant la morte-saison. Peut-être serait-il bon de rappeler que les tributaires reçoivent, en échange du temps de travail dû, quelques faveurs.
« La générosité de l'Inca assure [...] l'entretien des paysans vieux et malades, incapables de travailler. En temps de famine, il redistribue aux
communautés les réserves de ses greniers. Aussi les paysans ont-ils le sentiment de participer à la consommation des produits qu'ils livrent au titre du
tribut36. »
Les mêmes rapports se répètent entre paysans et chefs des communautés locales. Bénéficiant de différentes formes de tribut, étant eux-mêmes exempts
de corvée, les chefs provinciaux (tantôt chefs de guerre, tantôt percepteurs, tantôt administrateurs ou juges) parviennent, dans certains cas, à concentrer
suffisamment de pouvoir pour contrebalancer la centralisation étatique inca.

Réussites, lacunes et rigidités

Des signes existent qui montrent que les Aztèques et les Incas réussissent, en dépit d'un outillage limité et de conditions écologiques parfois difficiles,
à se hisser à un « niveau de civilisation » proche, sur certains plans du moins, de l'Europe de la fin du Moyen Âge. De l'avis de plusieurs observateurs,
les villes de l'Amérique préhispanique seraient plus grandes et mieux organisées que les cités européennes de l'époque. Aucune ville d'Europe n'atteint
vers 1500 les 250 000 habitants. Grenade est, avec quelque 70 000 habitants, la plus grande ville d'Espagne, au cinquième rang des cités européennes37.
Cortés admet que les comparaisons entre les villes mexicaines et les cités espagnoles sont toujours à l'avantage des premières : « Je ne puis en dire autre
chose, sinon qu'en Espagne il n'existe rien de pareil. » Les cités amérindiennes brillent aussi par leur richesse. Lorsqu'en 1532 les Espagnols capturent
par traîtrise le dernier Inca Atahualpa et exigent contre sa libération une rançon, les Indiens réunissent une fortune qu'aucune puissance européenne
n'aurait pu mobiliser : une quantité d'or suffisante pour remplir une vaste pièce jusqu'au plafond.
D'autres comparaisons, établies par les chroniqueurs espagnols, vont dans le même sens. Elles soulignent les avancées du Mexique dans le tissage
(« dans le monde entier, on ne pouvait tisser des habits pareils »), dans l'orfèvrerie (« si finement exécutés en or et en argent qu'il n'est pas de bijoutier au
monde qui puisse faire mieux ») et dans l'architecture (« les temples sont si bien construits en bois et en maçonnerie qu'on ne saurait faire mieux nulle
part »). Les conquérants n'exagèrent-ils pas les mérites d'une contrée qu'ils voudraient offrir en présent à la couronne d'Espagne ? Leurs témoignages ne
portent pas uniquement sur les aspects matériels du monde aztèque. En voici un exemple pris chez Cortés : « Dans leurs comportements et échanges, les
gens ont presque les mêmes manières de vivre qu'en Espagne, et ont autant d'ordre et d'harmonie que là-bas ; et, considérant que ces gens sont des
barbares et si éloignés de la connaissance de Dieu et de la communication avec d'autres nations rationnelles, c'est une chose admirable de voir ce à quoi
ils sont parvenus en toutes choses. »
Claude Lévi-Strauss n'est pas d'un avis différent, lui qui écrit que le « niveau culturel du Mexique et du Pérou (n'est pas), au moment de la découverte,
inférieur à celui de l'Europe »38.
L'adoption par l'Asie, l'Europe et l'Afrique de plantes vivrières (maïs, pomme de terre, arachide, manioc), domestiquées par des paysans amérindiens
utilisant des outils correspondant à la fin de l'époque du néolithique et aux débuts de l'âge de bronze, est un autre signe du niveau de développement
atteint. La diffusion de ces plantes dans l'Ancien Monde y aurait stimulé une sorte de « révolution agricole » et contribué à soutenir une croissance rapide
de la population mondiale à partir du milieu du XVIIe siècle39. C'est manifeste dans le cas de la Chine.
Pourquoi en fin de compte les civilisations précolombiennes réussissent-elles sur des registres tels que l'urbanisme ou l'agriculture vivrière, tout en
étant pleines de lacunes ? Nul mieux que Claude Lévi-Strauss n'a cerné la question. Ces lacunes, souvent invoquées pour expliquer l'effondrement des
empires aztèque et inca devant une poignée de conquérants ( chapitre 5 ), viennent du fait que la « "coalition" culturelle américaine était établie entre des
partenaires moins différents entre eux que ne l'étaient ceux de l'Ancien Monde ». Dans les cultures européennes du début de la Renaissance se mêlent
des traditions (grecque, romaine, germanique, anglo-saxonne) et des influences (arabe, chinoise) très diverses. Aussi sont-elles le « produit d'une
différenciation vieille de plusieurs dizaines de millénaires, celles de l'Amérique, dont le peuplement est plus récent, ont eu moins de temps pour
diverger »40. C'est là la cause profonde des lacunes des civilisations préhispaniques.
Est-ce pour cela aussi que les économies et les sociétés aztèque et inca manquent tant de flexibilité et d'ouverture ? En l'absence de marchés du travail
et de la terre, les possibilités d'investissement privé restent fortement limitées. L'économie est comme prisonnière d'un système social extrêmement
hiérarchisé, au sein duquel il n'y a aucune chance que la réussite économique se traduise en mobilité sociale.
La quasi-totalité des habitants de l'empire aztèque sont des sujets, entièrement sous la coupe d'une noblesse héréditaire formant 5 % à 10 % de
l'ensemble de la population. Le rang et les privilèges de cette noblesse sont, fait plutôt rare, inscrits dans des lois qui par ailleurs codifient les biens
(textiles, logement, objets de luxe, etc.) qui lui sont réservés. Les sujets les plus mal lotis de l'empire sont les esclaves. L'endettement, la condamnation à
certains crimes, l'impossibilité de subvenir à ses propres besoins par exemple en cas de disette ou de payer le tribut peuvent mener à un esclavage de type
non héréditaire. Les marchés d'esclaves du Mexique préhispanique n'approvisionnent guère les centres de production en travailleurs serviles. Les
esclaves, en nombre relativement réduit, sont généralement employés comme gens de maison par les nobles.
Il arrive que des sujets parviennent à échapper au dur sort des masses corvéables. Il s'agit soit de marchands, bénéficiant des retombées de l'expansion
tardive d'un commerce de longue distance en Amérique centrale ; soit d'artisans, prompts à tirer avantage des commandes de biens de luxe que leur
passent les nobles. La carrière militaire et la prêtrise offrent les mêmes possibilités d'ascension. Mais dans aucun de ces cas, il ne s'agit de mobilité
sociale. Un sujet qui, dans des circonstances très particulières, réussit à améliorer son sort ne peut se défaire de son statut de serviteur de la noblesse
aztèque. Entre nobles et sujets, l'étanchéité est absolue. Le cloisonnement, ce trait caractéristique du monde aztèque, n'est pas toujours dénigré. « Chacun
assigné à sa tâche, selon une loi qu'il est difficile d'imaginer aujourd'hui : celui qui vendait le sel, celui qui polissait les miroirs de pierre, celui qui
rapportait de la montagne les balais, les plantes médicinales ou le bois des bûchers ; celui qui recueillait le goudron, celui qui fabriquait de la cire ou de
la peinture bleue ignorait tout de l'art de son voisin ». J.M.G. Le Clézio, auteur de ces lignes, pense qu'« ainsi était construite l'harmonie (du) peuple
(aztèque) »41.
La société inca, strictement hiérarchisée, dont l'immense majorité est également formée de paysans corvéables, donne une même impression
d'inflexibilité et d'inégalité. À son sommet se trouvent l'Inca, sa nombreuse parentèle et une noblesse à laquelle sont réservés les postes de rang élevé du
clergé et de l'administration.
Le système tributaire inca, reposant moins sur un tribut en nature, c'est-à-dire sur le prélèvement d'une fraction de la récolte, que sur un tribut en
travail, les terres allouées aux familles paysannes suffisent juste pour les nourrir. Dans ce système, où les possibilités de consommation de la masse peu
différenciée des paysans sont limitées aux besoins essentiels, la seule forme d'accumulation privée de richesse est constituée par le bétail.
Le développement économique relève en fin de compte de l'État qui concentre entre ses mains les moyens de production. Ainsi s'explique la
multiplicité des tâches économiques assurées par l'État inca qui organise non seulement la production agraire, mais aussi les échanges entre les
différentes parties de l'empire. Il n'existe pas de classe marchande chez les Incas. Quant aux artisans (tailleurs de pierre, céramistes, métallurgistes, etc.),
ils sont uniquement au service de l'État. « Pour conduire toutes ces activités et contrôler toutes ces richesses, l'administration (inca) dispose de
comptables qui recensent, dénombrent, enregistrent, tiennent à jour les listes de travailleurs, de stocks de marchandises, de terres et de corvées42. » Ne
connaissant pas l'écriture, les Incas utilisent pour ce travail de relevé le kipou, un système de comptage par cordelettes à nœuds.
Relevons encore qu'au Pérou, plus sans doute que sur le plateau mexicain, le tribut renforce l'immobilité sociale et fige les structures traditionnelles.
Le tribut, il est vrai, permet la circulation des biens ; mais d'un autre côté il fixe les sujets dans leur communauté d'origine. Le déplacement des
tributaires est strictement contrôlé dans l'empire inca en imposant aux habitants de chaque province de porter des habits de forme ou de couleur
particulières.
Les mondes aztèque et inca, dont la durée de vie n'excède pas un siècle, sont le produit d'une longue évolution. Ceux qui les ont fondés se sont
appuyés sur les acquis des peuples qui les ont précédés dans leur zone respective. Quelles tendances ou quelle dynamique la conquête espagnole est-elle
venue interrompre brutalement ? Sur ce point, les avis divergent. La thèse de la décadence de la société aztèque, soutenue pendant longtemps par
certains, est de plus en plus combattue aujourd'hui. La rapidité de l'effondrement aztèque ne serait pas le signe d'un mal profond. Il ne faudrait pas voir
dans la dérive sacrificielle un « scénario d'autodestruction morbide »43. L'argument d'un dépérissement de l'autorité étatique, de la désagrégation d'une
société en crise ou de la montée des dissensions entre Tenochtitlan et peuples soumis est-il convaincant alors que si peu d'éléments existent pour
l'étayer ? Loin d'être décadent, l'empire aztèque semble avoir atteint un apogée au début du XVIe siècle. Par la suite, il aurait été menacé par au moins
deux périls : des rendements agricoles décroissants et une détérioration du niveau de vie des tributaires44. Il a été suggéré que la pratique sur une large
échelle du sacrifice humain vise à réduire la pression démographique sur les terres cultivables.
La question de l'évolution du système inca divise également les chercheurs. Pour certains, il ne peut se reproduire que par une fuite en avant. Pour
augmenter les surplus destinés aux catégories privilégiées, tout en en réservant une partie pour élargir la base productive du système, de nouvelles
conquêtes sont nécessaires. Mais les dernières conquêtes territoriales des Incas, menées aux frontières de l'empire (en Équateur, dans le nord de la
Colombie et dans le Chili méridional), se sont heurtées à de fortes résistances. La croissance de Tawantinsuyu s'en serait trouvée ralentie. Et tout le
système aurait été de la sorte fragilisé. Pour d'autres auteurs, la croissance de l'État inca aurait entraîné l'extension de certains groupes sociaux. La
montée en puissance des grands chefs provinciaux serait le signe d'un début de différenciation sociale. Cette tendance se serait poursuivie après la
conquête : l'État inca détruit n'a-t-il pas été remplacé par des institutions espagnoles, alors que le pouvoir des chefs locaux a survécu ?
Ceci dit, il est fort à parier que le sort des sujets des empires aztèque et inca était peu enviable. Beaucoup ont pu se réjouir de la disparition de
systèmes fortement inégalitaires. Mais pour combien de temps ? Le mépris et l'extrême brutalité avec lesquels les populations indigènes seront traitées
par les colonisateurs espagnols leur feront voir leur passé aztèque ou inca sous un autre jour.
1. Kuznets parle d'« écarts de production par habitant ».
2. S. Kuznets, Modern Economic Growth. Rate, Growth, and Spread, New Haven, Yale University Press, 1969, p. 390-391.
3. D'après P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, Paris, La Découverte, 1994, p. 134.
4. C. Clark, The Conditions of Economic Progress, London, Macmillan, 1940.
5. Pour un passage en revue de ces tentatives, voir P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, op. cit., p. 144-151 ; et M.S. Alam, « How Advanced Was Europe in 1760 After All ? », in
Review of Radical Political Economics, vol. XXXII, n° 4, September 2000, p. 610-630.
6. P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, op. cit., p. 133-154.
7. Le débat reste cependant ouvert. Voir les opinions inconciliables exprimées récemment à ce sujet par K. Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World
Economy, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2000, notamment p. 31-68 ; et A. Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 27-49. Maddison ne
partage pas l'avis de Pomeranz lorsque celui-ci affirme (p. 111) qu'« il n'y a guère de raison de penser que les habitants de l'Europe de l'Ouest étaient plus productifs que leurs contemporains dans d'autres
régions densément peuplées de l'Ancien Monde avant 1750 ou même 1800 ».
8. P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, op. cit., p. 134-135.
9. A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995, livre I, chapitre XI, p. 223-224.
10. Cité par M. Devèze, L'Europe et le Monde à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1970, p. 16.
11. A. Maddison (L'économie mondiale. Une perspective millénaire, op. cit., p. 27-49) est le seul à avoir tenté l'exercice, avec des résultats trop peu convaincants pour être utilisés.
12. P. Gourou, Terres de bonne espérance. Le monde tropical, Paris, Plon, 1982, p. 109-110.
13. Cette approche a été récemment reprise et affinée dans un ouvrage au style enlevé : J. Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés. Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire, Paris,
Gallimard, 2000. Voir plus particulièrement le chapitre intitulé « La Mère de la nécessité », p. 244-270.
14. P. Gourou, Terres de bonne espérance, op. cit., p. 110.
15. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, p. 73.
16. P. Crone, Pre-industrial Societies, Oxford, Blackwell, 1989, p. 171-173.
17. S. Kuznets, Croissance et structure économiques, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 43-44.
18. C.M. Cipolla ed., The Economic Decline of Empires, London, Methuen, 1970, p. 1-15.
19. M. Elvin, The Pattern of the Chinese Past: A Social and Economic InterprÉtation, Stanford, Stanford University Press, 1973, p. 298-315.
20. Sans la Mandchourie, la Mongolie intérieure, le Turkestan chinois et le Tibet.
21. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, t. 3 : Le temps du monde, op. cit., p. 331-332.
22. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, p. 17.
23. Idem, p. 39.
24. C. Duverger, La Méso-Amérique. L'art pré-historique du Mexique et de l'Amérique centrale, Paris, Flammarion, 1999, p. 9.
25. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, op. cit., p. 73.
26. Pour une bonne synthèse, voir M.E. Smith, The Aztecs, Oxford & Cambridge, Blackwell, 1996.
27. L'établissement de la « Triple Alliance » en 1428 entre Tenochtitlan (l'actuelle Mexico), Texcoco et Azcapotzalco marquerait l'acte de naissance de l'empire aztèque.
28. Le livre d'Amadis est un roman de chevalerie, genre très prisé des conquistadors. On aura relevé que, devant de telles merveilles, la seule comparaison que trouvent les Espagnols est tirée du monde
de la fiction.
29. M.E. Smith, The Aztecs, op. cit., p. 62.
30. Pour une évaluation et une mise en perspective comparative des taux d'urbanisation de l'Amérique précolombienne, voir P. Bairoch, De Jéricho à Mexico. Villes et économe dans l'histoire, Paris,
Gallimard, p. 93-99.
31. C. Duverger (La Méso-Amérique, op. cit., p. 86-87) estime, de façon sans doute outrancière, le rendement du maïs mexicain d'avant la conquête à 80 grains récoltés pour un grain semé, ce qui
correspond à un rendement d'environ 70 quintaux à l'hectare. Aujourd'hui, les rendements de maïs ne dépassent guère les 50 quintaux à l'hectare en Europe (sans la Russie). À titre de comparaison, les
rendements de l'agriculture céréalière de l'Europe d'Ancien Régime (dominée il est vrai par le froment, le seigle, l'avoine et l'orge) plafonnent autour de 5 à 6 grains récoltés pour un grain semé. Sur les
terres les mieux situées, les rendements peuvent atteindre 10 à 12 pour 1.
32. Pour la rédaction de cette section sur l'empire inca, je me suis surtout inspiré de N. Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, Paris, Gallimard, 1971,
p. 103-133 ; de M. Rostworowski & C. Morris, « The Fourfold Domain : Inka Power and its Social Foundations », in The Cambridge History of the Native Peoples of the Americas, vol. III : South America,
Part I, edited by F. Salomon & S.B. Schwartz, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 769-863 ; et de T.N. D'Altroy, The Incas, London, Blackwell, 2002. Sur le système agraire inca, voir M.
Mazoyer & L. Roudart, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, 1998, p. 187-209.
33. Voir J. Hemming, La conquête des Incas, Paris, Stock, 1971, p. 110-115 et 400-405. L'estimation très approximative de la population de Cuzco vers 1500 est tirée de T. Chandler & G. Fox, 3000
Years of Urban Growth, New York & London, Académie Press, 1974, p. 189.
34. N. Wachtel, La vision des vaincus, op. cit., p. 168.
35. D'après M. Mazoyer et L. Roudart (Histoire des agricultures du monde, op. cit., p. 199 et 203), les rendements de maïs au Pérou ne dépasseraient pas les 20-25 quintaux à l'hectare.
36. N. Wachtel, La vision des vaincus, op. cit., p. 118.
37. Les cinq plus grandes villes d'Europe vers 1500 sont Paris (225 000 habitants), Naples (125 000), Milan et Venise (avec chacune 100 000 habitants) et Grenade (70 000). Les autres villes espagnoles
ont les tailles suivantes : Cordoue (35 000 habitants), Barcelone (20 000), Madrid (13 000). Madrid atteint le seuil des 300 000 habitants vers 1860. P. Bairoch, P. Batou & P. Chèvre, La population des
villes européennes 800-1850. Banque de données et analyse sommaire des résultats, Genève, Éditions Droz, 1988, p. 16-18 et 278.
38. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, op. cit., p. 72.
39. A. Pacey, Technology in World Civilization. A Thousand-Year History, Oxford, Basil Blackwell, 1990, p. 61-62.
40. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, op. cit., p. 72-73.
41. J.M.G. Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, 1988, p. 110.
42. M. Mazoyer & L. Roudart, Histoire des agricultures du monde, op. cit., p. 208.
43. C. Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 426. L'inauguration en 1487 du Grand Temple de Mexico, à l'occasion de laquelle, selon différentes sources, entre 20 000 et 80 000 captifs sont immolés,
donne une idée de la démesure sacrificielle atteint chez les Aztèques à la fin du XVe siècle. Au Pérou, les sacrifices humains sont très rares. Ils n'ont lieu que lors de certaines cérémonies d'intronisation d'un
nouvel Inca.
44. M.E. Smith, The Aztecs, op. cit., p. 149 et 274-276.
Chapitre 2

L'Afrique noire à l'unisson du monde ?


Les rares historiens à avoir tenté d'évaluer le niveau de développement de l'Afrique subsaharienne à l'époque moderne n'ont pas manqué de trouver
l'exercice difficile et le sujet extrêmement sensible. Cela tient d'une part aux inconnues et aux incertitudes que laissent subsister des sources trop rares et
souvent fragmentées, et d'autre part à la question brûlante des origines historiques du sous-développement actuel de l'Afrique. L'insuffisance de traces
documentaires et la quête des racines d'un mal frappant aujourd'hui plusieurs centaines de millions d'individus font du passé africain un terrain miné où
s'affrontent des historiens laissant trop facilement libre cours à leur penchant idéologique. Aussi, dès qu'il s'agit de déterminer le « niveau de
civilisation » atteint par les sociétés africaines anciennes, l'historiographie s'emballe.

De quelques difficultés pour situer le niveau africain

En Afrique, comme ailleurs, les historiens ont appris à mettre en œuvre une variété de sources, mais ici leur multiplication (sources écrites, orales,
archéologiques, linguistiques, botaniques) est le signe de difficultés d'utilisation particulières.
Des sources écrites, en nombre réduit, existent pour les empires d'Afrique occidentale, ainsi que pour les villes et les ports de la côte orientale (de la
Somalie au Mozambique). Il s'agit, entre le VIIIe et le XVIe siècle, de récits et de compilations de voyageurs et géographes arabes ayant séjourné dans
ces contrées ou réuni des informations sur les « États nègres ». À cette documentation s'ajoutent des chroniques du XVIIe siècle écrites en arabe (ou en
langues locales au moyen de caractères arabes) par des lettrés locaux, notamment de Tombouctou.
À partir du XVe siècle, les premiers Européens (navigateurs, voyageurs, commerçants), se risquant sur les côtes d'Afrique occidentale, relatent leurs
aventures, livrant au passage des données éparses sur les populations vivant au-delà du Sahara. Léon l'Africain est le plus connu de ces témoins de la
première heure. Né musulman à Grenade, élevé à Fès (Maroc), il s'en va visiter le Sahel. Converti au christianisme, il rédige à la demande du pape Léon
X une « Description de l'Afrique », écrite en italien en 1526. Par son profil particulier, il s'agit probablement du seul auteur du XVIe siècle en mesure de
comparer le Maghreb, l'Europe et la « Terra nigra ».
La difficulté avec ces sources écrites, qu'elles soient arabes ou européennes, est qu'elles sont truffées d'inexactitudes, d'exagérations et de légendes.
Vouloir nous faire croire que l'Afrique est peuplée d'hommes à la tête en dessous des épaules ou de femmes n'ayant qu'un seul sein est plutôt inoffensif,
voire amusant. Ce genre d'outrance rappelle les très rares annotations des auteurs grecs et romains sur les contrées d'au-delà du Sahara. Mais tous ces
agents informateurs n'ont pas « sombré dans le tourbillon du roman »1. Ils ont fait pire : ils nous ont transmis des données plus plausibles, mais souvent
déformées, par intérêt commercial, politique ou religieux. Ce qui pose le problème ardu de leur décodage.
Les précieuses descriptions des voyageurs arabes visitant les empires d'Afrique occidentale peuvent être biaisées, car rarement ces touristes avant la
lettre s'aventurent loin des enclaves les plus prospères. Leurs impressions par ailleurs ne reflètent le plus souvent que la situation de ceux qui les
accueillent, à savoir les représentants des classes dominantes islamisées. De leur côté, les premiers Européens ont de la région une vue altérée, parce qu'à
l'inverse des Arabes ils ne connaissent que la périphérie des empires soudanais (estuaire de la Gambie, côtes sénégalaises, Guinée). L'image embellie du
royaume de Monomotapa - situé dans l'actuel Zimbabwe - est un autre produit de telles distorsions. Au début du XVIIe siècle, l'un des souverains de ce
royaume conclut une alliance avec les Portugais - attirés par le commerce de l'or - et se convertit temporairement au christianisme. Il n'en faut pas plus
pour que les chroniqueurs portugais assignent au Monomotapa des richesses et une grandeur qui n'ont rien de commun avec la réalité.
Les traditions orales, qui grâce aux africanistes ont gagné après la Deuxième Guerre mondiale leurs lettres de noblesse, ont également leurs limites.
Celle par exemple de n'être presque jamais datées. Elles sont par ailleurs inégalement « distribuées » : les sociétés à pouvoir centralisé en sont les mieux
pourvues. Dans tous les cas, leur volume est réduit et leur couverture plutôt mince. Il ne faut pas s'attendre à ce qu'elles rendent compte de la taille et de
la composition des populations, du niveau de la production agricole, du mouvement des échanges, etc. Autrement dit, elles sont de peu d'utilité pour qui
s'attache à l'histoire économique et sociale de l'Afrique. En fait, les sources orales, une fois décryptées, permettent surtout de déterminer la manière dont
un événement ou une situation historique est ressentie.
La prise en compte des vestiges matériels pourrait pallier les insuffisances des sources écrites et orales. Malheureusement, ils sont eux-mêmes
lacunaires et difficiles à exploiter. La plupart des civilisations africaines n'ayant pas édifié d'habitations et de monuments en pierre ou utilisé des objets
en dur, les sites archéologiques fouillés au sud du Sahara livrent des données réduites et malaisées à mettre en évidence. D'ailleurs, le nombre de sites
fouillés à ce jour en Afrique noire est relativement faible. À tel point que le plus en vue des historiens africains considère que « l'un des aspects les plus
passionnants de l'histoire africaine, c'est que pour une bonne part elle est encore enfouie sous la terre »2. C'est une manière élégante de souligner la
pauvreté des sources archéologiques actuellement disponibles.
Dans de rares cas - pour lesquels se rencontrent un corpus de sources écrites, un faisceau de traditions locales et ce que Marc Bloch appelait les
« témoins malgré eux » (pierres, métaux, tissus) - la confrontation d'une pluralité d'informations sur le même objet de recherche permet d'écrire une
histoire moins incomplète. Mais, même dans ces cas privilégiés, les différents types de source à disposition ne nous renseignent qu'imparfaitement sur
les structures passées des populations, des sociétés et des économies africaines.
La relative rareté des sources, surtout écrites, a nourri toute une série de mythes dénigrant l'Afrique. Ceux qui les ont façonnés « ont sombré sur
l'écueil du préjugé »3. Le mythe de l'immobilisme est le plus tenace de tous. Il naît et s'épanouit durant la révolution industrielle. Comme nombre de ses
contemporains, Adam Smith place la plus grande partie de l'Afrique en dehors du mouvement historique. « Toutes les régions intérieures d'Afrique [...]
semblent de tout temps avoir été dans le même état barbare et non policé où nous les trouvons aujourd'hui4. »
Cette idée qu'il existerait de vastes régions du monde - et le continent noir en serait le meilleur exemple - incapables de se sortir de situations de
stagnation pluriséculaire continue de marquer certaines études récentes sur l'Afrique précoloniale. C'est que d'autres auteurs, célèbres ou pas, emboîtent
le pas à A. Smith. En 1830, G.W.F. Hegel soutient dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire que « l'Afrique [...] n'est pas une partie du monde
historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement [...]. Ce que nous comprenons [...] sous le nom d'Afrique, c'est ce qui n'a point d'histoire et
n'est pas éclos, [...] et qui doit être simplement présenté ici comme au seuil de l'histoire universelle »5.
La littérature coloniale s'attachera, pendant près d'un siècle, à présenter l'Afrique d'avant les Blancs comme un continent se dérobant à l'histoire et ses
habitants comme des êtres plongés, depuis des temps immémoriaux, dans la stagnation.
L'Europe colonisatrice ne détient pas le monopole de ce mythe. De l'autre côté de l'ex-rideau de fer, un africaniste hongrois soutient qu'« avant leur
rencontre avec les Européens, la majorité des peuples africains (végètent) au niveau de barbarie le plus bas » ; pour conclure qu'« on ne peut [...] parler
de leur histoire, dans le sens scientifique de ce terme, avant l'apparition des usurpateurs européens »6.
Selon le mécanisme bien connu des mouvements pendulaires allant d'un extrême à l'autre, la vision européocentriste d'une Afrique immobile et
barbare, dont l'histoire ne serait au mieux qu'« un cul de sac où viennent s'éteindre les influences civilisatrices de tous les continents »7, sera combattue à
partir des années 1950-1960 par une glorification sans nuance du passé africain. Au racisme méprisant des Européens viendra s'opposer le chauvinisme
africain8. Dans leur souci légitime de décoloniser l'histoire du continent noir, certains auteurs sombreront dans le « tourbillon du roman ». Ils « ont mal
tourné, en inscrivant de "hautes civilisations" dans le passé [...] africain, là où les preuves en font complètement défaut »9.
Cette « contre-histoire », écrite pour les besoins de populations soumises et humiliées par le colonisateur blanc, à la recherche d'une repossession de
soi, voit depuis peu s'atténuer ses effets déformants. Aujourd'hui, c'est la stabilisation du balancier. Chacun s'efforce désormais de passer, sans dommage,
entre l'écueil du préjugé et le tourbillon du romancé. Chacun tente d'aller au-delà de certaines évidences : que les peuples africains ont, comme les autres,
une histoire longue et riche ; que le continent noir a abrité des civilisations originales, aussi estimables que les autres. Pour Basil Davidson, qui a si
brillamment et si chaleureusement œuvré pour que l'Afrique reçoive sa place dans l'unité humaine, ce que le passé du continent noir révèle, au-delà des
lacunes et des incertitudes, « ce n'est rien d'"inférieur" ni de "mystérieux", mais une histoire de succès et d'échecs, de désastres, de renaissances et
d'accomplissements, qui n'est pas essentiellement différente de celle de n'importe laquelle des familles humaines majeures »10.
Mettre l'Afrique noire à l'unisson du monde n'implique pas qu'elle se situe au même niveau de développement que les autres grandes régions.
Aujourd'hui, comme par le passé, il y a les auteurs qui parlent de retard, de marginalisation ou de décalage de l'Afrique. S'interrogeant en 1776 sur les
écarts internationaux de niveaux de vie, Adam Smith estime qu'« il se peut qu'il y ait souvent en matière de commodités moins de différences entre un
prince européen et un paysan industrieux et frugal qu'entre ce paysan et maint roi africain, maître absolu des vies et des libertés de dix mille sauvages
nus »11. Deux siècles plus tard, la plus célèbre des africanistes français écrit, de manière moins abrupte, que « nous ne détectons en Afrique
subsaharienne [...] ni un passé impérial aussi profond que celui de la Chine, ni la démesure architecturale du pouvoir religieux des empires amérindiens,
ni une articulation de l'économie, du politique, des sciences et des arts aussi affinée que dans le monde hellénique, ni une continuité du politique aussi
ferme que celle de l'Europe occidentale depuis la fin du Moyen Âge »12.
D'autres auteurs sont d'avis qu'au début de l'ère moderne les écarts entre l'Afrique noire et les autres grandes entités géographiques sont réduits, voire
nuls. Aux premiers temps de la découverte et des échanges, les explorateurs et les marchands européens croient trouver en Afrique des États puissants et
des partenaires commerciaux qu'il convient de traiter d'égal à égal. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, Venise exhorte des négociants italiens à aller
« faire des affaires avec le roi de Tombouctou et du Mali ». « Il n'y a pas de doute qu'ils y seront bien reçus, avec leurs navires et leurs marchandises,
bien traités, et qu'on leur accordera les faveurs qu'ils demanderont. » Ces hommes d'affaires, incités à commercer avec des partenaires lointains, peuvent
se dire qu'entre l'Europe et l'Afrique noire il n'y a guère de fossé. Les dernières estimations du regretté Paul Bairoch confirment cette impression. Selon
ses calculs, entre « l'Europe occidentale, l'Inde, l'Amérique précolombienne, l'Afrique ou la Chine, l'écart (de revenu) était probablement (au début du
XVIIIe siècle) de l'ordre de 1 à 1,3, sinon moins »13. L'Afrique noire tiendrait la comparaison avec les grandes régions pour avoir vécu, de la fin du XIIe
siècle à la fin du XVIe siècle, quatre siècles à ce point fastes que dès cette époque elle serait « bien mûre [...] pour servir d'interlocutrice valable à
n'importe quel partenaire dans le cadre international »14.
De telles divergences de points de vue sur le niveau de développement de l'Afrique noire durant l'ère moderne ne sont guère surprenantes, vu les
incertitudes et les inconnues qui demeurent en ce domaine. Elles le sont d'autant moins qu'il est très hasardeux de généraliser pour un continent si étendu
et si varié. Il reste qu'en Afrique, comme ailleurs, des entités remarquables émergent en divers lieux et atteignent, pour un temps, un haut degré de
civilisation, attesté par un faisceau de sources. Puis, parce que probablement elles ne parviennent pas à dépasser certaines limites, elles déclinent ou
disparaissent. Nous devons nous demander quelles sont ces limites. Mais, avant cela, rappelons dans quelles conditions les plus représentatives de ces
entités : empires soudanais, Bénin, Zimbabwe (carte 3) développent leur pouvoir civilisateur15.

Empires et royaumes africains précoloniaux

Les empires soudanais

La région du Soudan - le Bilad as-Soudan (« Pays des Noirs ») des Arabes16 - est cette longue bande recouverte de savanes qui s'étire du Sénégal à la
mer Rouge. Des nombreuses formations politiques d'envergure qu'abrite le Soudan ancien, ce sont les empires du Ghana, du Mali et du Songhaï qui, par
la richesse de leurs cités, la réputation de leurs érudits, la qualité de leurs architectes, émerveillent les voyageurs arabes.
Le premier en date de ces empires soudanais, formés de plusieurs royaumes organisés autour d'un pouvoir central, passe pour être le Ghana, dont la
capitale Koumbi, construite en grande partie en pierre, se situe au sud-est de l'actuelle Mauritanie. Sous l'influence de l'Islam - les premiers musulmans
traversent le Sahara en 753 - Koumbi s'étend et se transforme, avec notamment des quartiers réservés aux commerçants et aux étrangers. La tradition
prétend que Koumbi est un ensemble de villes, dont la traversée dure une journée de cheval.
Le Ghana doit surtout sa renommée et sa fortune à l'or. Faut-il rappeler qu'avant l'Amérique le Soudan médiéval est le principal fournisseur du métal
précieux de l'Ancien Monde ? En 977, un auteur arabe note que « le roi du Ghana est le roi le plus riche de la Terre à cause des richesses et des
provisions d'or se trouvant auprès de lui, qui ont été acquises depuis des temps anciens par ses prédécesseurs et lui-même ». Irriguées par les revenus
tirés de l'or expédié vers le Maghreb par les pistes caravanières sahariennes et rehaussées par l'influence arabo-musulmane, les cités du Ghana sont
probablement à leur apogée aux IXe et Xe siècles.
À la lumière des dernières découverts archéologiques, il semble que le rôle de ce commerce de longue distance et la pénétration musulmane qui
l'accompagne doivent être relativisées. Ces deux facteurs ne seraient ni les seuls ni les principaux ferments du développement sahélien. À l'origine du
Ghana, il y aurait une civilisation qui, dès 1000 ans avant J.-C. et sans influence extérieure, maîtrise l'agriculture et la construction d'habitations en
pierre. Aujourd'hui, les recherches archéologiques au sud du Sahara font plutôt apparaître une vie urbaine africaine non seulement précoce, mais aussi
autonome. La découverte récente du site de Jenno-Jeno (entre Tombouctou et Djenné dans l'actuel Mali) a mis au jour d'importants vestiges urbains
d'avant la fin du premier millénaire avant J.-C. Elle témoigne d'une organisation complexe d'échanges à courte distance. Cette « existence de réseaux
régionaux préexistants [...] rend compte de la rapidité [...] avec laquelle la civilisation marchande et urbaine arabe s'est implantée dans la région »17. Qui
plus est, d'autres villes auraient existé à côté de Jenno-Jeno, impliquant une densité de peuplement dans les campagnes environnantes peut-être jusqu'à
dix fois plus forte qu'actuellement18.
Nous disions que le Ghana doit sa prospérité en grande partie à l'or, ou plus précisément au contrôle des gisements aurifères soudanais. Il lui doit aussi
sa perte. En 1055, des guerriers berbères - les Almoravides - dont l'avidité pour le métal jaune n'a d'égale que la ferveur religieuse, descendent du nord
pour piller et convertir. Ils réussissent si bien dans leur entreprise de dévastation que le Ghana s'écroule en 1076.
Le Ghana, en pleine décadence, sera absorbé par l'empire du Mali. Fondé vers le début du XIIIe siècle, le Mali regroupe sous une même autorité
différents peuples de la vallée du Niger sur un espace allant probablement de l'Atlantique à Gao. C'est un empire agro-pastoral, surtout connu des Arabes
et des Européens pour ses grosses fournitures d'or au pourtour méditerranéen. C'est sous le règne (1312-1337) du Mansa19 Kankan Moussa que le Mali
atteint son apogée. L'épisode le plus cité de son règne, qui donnera de son empire une image d'Eldorado, est son pélerinage à La Mecque et son séjour au
Caire en 1324-1325. Il quitte sa capitale flanqué d'une imposante escorte, emportant « 80 paquets de poudre d'or pesant chacun trois kintars (soit au total
plus de 300 kg). Il était accompagné de 60 000 porteurs et précédé de 500 esclaves tenant chacun à la main une canne d'or du poids de 500 mithkal, soit
environ trois kg »20. Il déverse, dit-on, tant d'or durant son périple que le cours du métal jaune baisse en Orient de 10 % à 25 %.
La dilapidation retentissante du trésor impérial par Kankan Moussa, si elle est fort peu goûtée de ses sujets, fait connaître à l'Europe le nom du Mali.
L'Atlas catalan de 1375 contient une carte de l'Afrique sur laquelle figure le Mali avec une effigie de son prodigue monarque tenant à la main un lingot
d'or. La représentation marquera tellement les esprits en Occident que deux siècles plus tard le Gargantua de Rabe-lais range le potentat du Mali parmi
les plus opulents souverains du monde.
Les revenus tirés du monopole des sources aurifères au sud, mais aussi de la mainmise sur les gisements de sel du nord, ainsi que du contrôle des
pistes caravanières les reliant permettront à Moussa de financer une politique de grands travaux et de mécénat. Le Mansa fait bâtir à Tombouctou, à
Djenné et à Gao des mosquées et des palais. Il y ouvre des écoles coraniques et des bibliothèques. Ces villes « étaient les Milans et les Nurembergs du
Soudan médiéval ; bien moins magnifiques certes, cependant riches, puissant(e)s et imposant(e)s pour leur temps et en leur pays »21. La précarité des
matériaux de construction utilisés et l'acidité des sols peu favorable à la préservation archéologique font qu'il ne reste guère de traces de ces monuments
et édifices. Ce qui subsiste de l'ancien Mali, c'est un style original ; celui dans lequel sont construites les mosquées, en terre battue et hérissées de bois,
en place aujourd'hui à Djenné ou Tombouctou.
En 1352-1353, Ibn Battouta visite le Mali. Il vante l'ordre et la prospérité qui y règnent, sans se douter que l'empire vit les derniers temps de sa
grandeur. À partir des années 1360, suite à une crise de succession, le Mali commence à se fragmenter sous l'action de forces centrifuges. En 1433, le
cœur de l'empire est atteint avec la prise de Tombouctou par les Touaregs.
L'empire du Songhaï se constitue sur les dépouilles du Mali. Le Songhaï, qui fait de Gao sa capitale, sera pendant environ un siècle (de la fin du XVe
siècle à la fin du XVIe siècle) le nouvel élément fédérateur du Soudan occidental. À son apogée, il reçoit la visite en 1513 de Léon l'Africain, qui en fait
une description élogieuse : « Gao est une très grande ville [...]. Ses habitants sont de riches commerçants [...]. Il y vient une infinité de Noirs qui
apportent une grande quantité d'or pour acheter des objets importés de Berbérie et d'Europe [...]. La ville est très policée. [...] Les revenus du royaume
sont considérables22. »
Miné par des luttes successorales, en butte à la rébellion des différents peuples qui, de part et d'autre du Niger, acceptent mal la domination d'un État
fortement militarisé, le Songhaï subit le même sort que le Ghana cinq cents ans plus tôt. Il s'effondre en 1591 sous les coups d'envahisseurs venus du
Maroc, en nombre réduit mais disposant de l'avantage décisif d'être munis d'armes à feu. L'incursion marocaine est aussi brève et destructrice que
l'invasion almoravide.
À partir de la fin du XVIe siècle, le temps des grands empires est révolu en Afrique occidentale. L'expansionnisme arabe aura brisé la vitalité des
civilisations soudanaises et désorganisé le commerce transsaharien, favorisant le détournement du trafic au profit des Portugais dont les navires arrivent
sur la côte de Guinée. Le Bilad as-Soudan, atomisé en une multitude de royaumes sous l'action de forces centrifuges, entre dans une longue crise
économique et sociale, particulièrement aiguë aux XVIIe et XVIIIe siècles. « Dorénavant, dit la chronique, tout changea. Le danger remplaça la sécurité ;
la pauvreté, la richesse. La paix céda la place à la détresse, aux désastres, à la violence. »
Des États côtiers et sahéliens se constitueront bien aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais sur une base étroitement ethnique. Ils se révéleront plus fragiles
encore que les empires dont ils veulent prendre la place. Certains pourront encore exercer sur le visiteur européen un pouvoir de séduction. A la fin du
XVIIIe siècle, le chirurgien écossais Mungo Park ne cache pas son étonnement devant Ségou : « La vue de cette cité étendue, les nombreuses pirogues
sur le fleuve (Niger), la population grouillante, et les cultures des campagnes environnantes, formaient tout un tableau de civilisation et de grandeur, que
je ne m'attendais pas à trouver au sein de l'Afrique. » Plus tard, au XIXe siècle, les tentatives de quelques grandes figures (Shaka le Zoulou, Ousmane dan
Fodio le Peul, El-Hadji Omar le Toucouleur, Samori Touré le Mandingue, le Mahdi du Soudan nilotique, Ménélik II l'Éthiopien) de recréer de grands
ensembles interafricains seront contrecarrées par l'expansionnisme européen.

Bénin

À l'inverse des États de l'ancien Soudan qui entretiennent des relations avec l'Afrique du Nord, la vallée du Nil, voire le Proche-Orient, le Bénin
(localisé au Biafra dans l'actuel Nigeria) est un royaume urbanisé de l'« Afrique intérieure », en bordure de la zone forestière, pratiquement coupé de tout
contact avec la culture arabo-berbère. Le Bénin, fondé vers le XIe-XIIe siècle, avec lequel les Portugais établissent des relations dès 1472, doit son essor
au commerce de l'ivoire, de l'huile de palme et des esclaves. Il garde son indépendance jusqu'en 1897, date à laquelle la Grande-Bretagne lui impose son
protectorat23.
Le Bénin atteint son apogée aux XVe-XVIe siècles. Sa capitale (Bénin City) est à cette époque un centre urbain d'envergure, disposant de canalisations
d'eau et abritant un artisanat de qualité. La taille de Bénin City ne manque de frapper un visiteur du début du XVIIe siècle qui évalue - avec peut-être
quelque exagération - la longueur de sa rue principale à environ sept kilomètres. Mais, par dessus tout, c'est à ses productions artistiques que la
civilisation du Bénin doit sa renommée mondiale ; en particulier à ses admirables ivoires et à la beauté fascinante de ses sculptures de terre cuite et de
bronze.

Zimbabwe

Zimbabwe signifie « grande maison de pierre ». C'est le centre de la plus imposante civilisation urbaine d'Afrique australe. Il est localisé dans le sud-
est de l'actuel Zimbabwe. Son développement, entre le XIIIe et le XVe siècle, est fondé sur l'élevage, l'agriculture et le commerce. Les ruines
monumentales de Zimbabwe, aperçues pour la première fois par un chasseur américain en 1868, témoignent d'une organisation étatique dotée de
pouvoirs centralisateurs. Le mur d'enceinte de la demeure royale atteint une hauteur de 10 mètres et une longueur de 250 mètres. Il est établi aujourd'hui
qu'il a été édifié grâce à des techniques de construction autochtones. Comme les empires soudanais, Zimbabwe prospère en s'assurant le monopole du
commerce de l'or entre les régions minières et la côte ouverte sur l'océan Indien. En échange de l'or, Zimbabwe reçoit par l'intermédiaire du port
mozambicain de Sofala des poteries chinoises et persanes et de la verroterie indienne.
Il semble que Zimbabwe soit abandonné vers le milieu du XVe siècle. Peut-être parce que la densification de la population urbaine déboucha sur une
surexploitation de l'environnement local, incapable de supporter cette charge. Peut-être parce que le commerce de l'or lui échappa.

Les limites au développement


Une première mesure, très indirecte, de ces limites consisterait à évaluer la durée de vie et la dimension des États, royaumes et empires qui viennent
d'être rapidement présentés. Elle révèle leur caractère éphémère et une taille médiocre. Ils sont réduits en étendue et en nombre. Les souverains
soudanais ignoraient, paraît-il, les frontières exactes de leur empire. Ils leur importait plus de régner sur des hommes que sur des terres. Connaît-on le
nombre de leurs sujets ?
Vers le début du XVIe siècle, la population de Gao, Djenné ou Tombouctou se situe entre 30 et 70 000 habitants. Celle de Bénin City est de l'ordre de
60-70 000 à la même époque. Au milieu du XVe siècle, la ville de Zimbabwe abrite au plus 40 000 âmes. Quant à la population du Soudan ancien au
XVIe siècle, elle est estimée tantôt à 40-50 millions d'habitants, tantôt à 3-5 millions. Entre ces deux extrêmes, un auteur croit bon de retenir 10 millions
comme ordre de grandeur24. Qui croire ? Laissons la question en suspens et retenons que la durée de vie des entités considérées est courte et leur
dimension relativement réduite. Plusieurs facteurs se combinent pour expliquer ces bas seuils.
Celui de l'isolement relatif de l'Afrique est souvent mis en avant. À partir du troisième millénaire avant J.-C., les conditions climatiques provoquent
l'apparition du désert du Sahara qui, en quinze siècles environ, se met en place pour atteindre probablement l'étendue qui est la sienne aujourd'hui. La
barrière du Sahara va longtemps isoler l'Afrique noire. Elle la met à l'écart du mouvement qui anime le nord du désert, où les hautes civilisations du
bassin méditerranéen (Égypte, Mésopotamie, Grèce) sont « libres de réagir l'une sur l'autre ». L'Afrique subsaharienne ne participe pas à cette ébullition
intellectuelle. « Au sud du désert ne pénétra, même dans les populations périphériques d'alors, que l'écho faible et déconcertant de cette fermentation du
Nord ; l'écho se perdit, l'effet fut vain »25.
À cause de son isolement, l'Afrique noire restera à l'écart de l'invention de l'écriture et de la première vague de connaissances scientifiques et de
progrès techniques. Loin de ce mouvement qui surgit dans l'Antiquité classique, dont elle n'a qu'une connaissance estompée, l'Afrique s'engagera dans un
développement séparé et différent. « Au-delà des mers de sable et d'eau salée, l'Afrique continentale (est) abandonnée à forger sa propre destinée26. »
L'apparition (ou la réapparition) du chameau, à partir du IIIe siècle de notre ère, rendant le Sahara moins infranchissable, n'y change rien. À cette époque,
le bassin de la Méditerranée a cessé d'être une source d'innovations ; c'est le temps des grandes invasions, de la chute de l'empire romain, de la rigidité
byzantine.
Après le facteur de l'isolement relatif, suit habituellement celui du sous-peuplement. Le terme de sous-peuplement, comme celui de surpopulation,
pose problème, car il laisse entendre qu'il existerait une population optimum, notion pour le moins insaisissable. Il serait plus indiqué de parler de faible
densité de peuplement. Au début du XVIe siècle, la population totale de l'Afrique noire se situe, selon des estimations dont on imagine la fragilité, entre
40 et 90 millions d'habitants ; le chiffre le plus souvent retenu étant 80 millions. Ce qui revient à dire que vers 1500 la densité de la population en
Afrique subsaharienne (de l'ordre de 2 habitants au km2) est 4 à 5 fois plus faible qu'en Eurasie ( tableau 1 ).
L'irrégularité des pluies, la pauvreté des sols en éléments organiques, la fréquence des maladies (malaria, lèpre, trypanosomiase ou maladie du
sommeil transmise par la mouche tsé-tsé, variole) et des famines, dues comme aujourd'hui autant à la sécheresse qu'à l'instabilité politique et aux guerres,
sont autant d'obstacles à un accroissement régulier et soutenu des populations africaines. C'est ce qu'expriment ces chiffres pour l'Afrique occidentale
précoloniale : le taux de mortalité infantile y serait de l'ordre de 300-350 pour mille et l'espérance de vie de 20-25 ans27.
En Afrique noire, comme ailleurs, il arrive que les cartes du déterminisme géographique soient brouillées par l'activité de l'homme. En zone forestière,
la culture des plantes racines (igname, manioc) aux rendements élevés permet des concentrations de population. Le commerce à longue distance joue le
même rôle dans les zones inhospitalières de la frange saharienne. L'adoption au XVIe siècle de cultures vivrières venues d'Amérique (maïs, arachides,
manioc) améliore le régime alimentaire, réduit les risques de famine et permet un accroissement de population. Des États se forment à la faveur de tels
développements. Ils les entretiennent pour en faire l'instrument de leur puissance, mais sans parvenir à les pousser au-delà de certaines limites dans la
mesure où différents facteurs se conjuguent pour empêcher l'agriculture africaine de dégager de larges surplus.
Là où les terres sont abondantes et peu fertiles et les hommes rares, l'agriculture itinérante, forme extrême d'agriculture extensive, s'impose comme la
méthode la moins onéreuse en coût de travail. Face au manque d'engrais d'origine animale ou humaine et à la gamme réduite des cultures, de longues
périodes de jachère sont nécessaires pour régénérer les sols. Les parcelles sont rapidement abandonnées pour exploiter de nouvelles terres. Ce type
d'agriculture, loin d'être primitif ou attardé comme l'ont cru les premiers observateurs européens jugeant absurde l'inutilisation prolongée des terres, est
tout à fait adapté aux conditions écologiques. D'ailleurs, là où celles-ci changent, les méthodes culturales évoluent vers des formes d'agriculture plus
intensives.
L'absence d'appropriation privée du sol est également le reflet de l'abondance de la terre qui de ce fait n'acquiert pas de valeur marchande. Dans un
système où le sol est la propriété du groupe, où une répartition équilibrée des terres est imposée par les institutions communautaires, il y a peu
d'incitation à l'intensification de la production vivrière, et donc à l'émergence de surplus agricoles importants.
Quant à la non-utilisation de la charrue, qui a gagné l'Éthiopie et dont l'existence est connue en Afrique occidentale, elle s'explique par son
inadaptation. Dans la zone de savane, elle accélère l'érosion des sols. En zone forestière, la mouche tsé-tsé décime les animaux de trait. Partout, son coût
d'acquisition est souvent supérieur aux gains attendus. Son adoption se révélant inapproprié, l'instrument aratoire de base du paysan africain est resté la
houe, sorte de pioche à large lame28.
Ces méthodes culturales, ce régime foncier, ces outils de travail, pour adaptés qu'ils soient au milieu, dégagent difficilement les surplus nécessaires à
l'entretien de classes dirigeantes. Un autre facteur, lié à l'abondance de terres inoccupées, explique la taille réduite des États africains et leur instabilité : il
s'agit de la mobilité des populations qui disposent de tout l'espace nécessaire pour se soustraire à l'autorité politique. De là vient sans doute cet élan chez
les Africains pour les migrations qui, pendant des siècles, leur fait traverser en tout sens le continent.
Les faibles densités de peuplement exercent, par le biais de la polygamie, d'autres pressions sur les constructeurs d'empire. John Iliffe relève que les
souverains du Mali et du Songhaï, « encombrés » d'une nombreuse descendance, ne parviennent jamais à établir des règles de succession stables. D'où
des querelles incessantes opposant les nombreux prétendants, à l'origine de la fragmentation de ces empires29.
La pratique de l'esclavage, qui s'étend surtout au sein des États d'Afrique occidentale, est un autre symptôme de sous-peuplement. Les esclaves,
capturés lors de razzias contre les populations limitrophes du Soudan, sont préférés aux travailleurs libres — rares et difficiles à exploiter vu leur
mobilité — car leur coût d'acquisition et d'entretien est moindre. À côté des tâches habituellement dévolues aux femmes (domestiques, concubines) et
aux esclaves mâles (serviteurs, artisans, soldats, voire administrateurs), il est révélateur de noter que de plus en plus de captifs seront affectés à des
activités agricoles. D'un point de vue strictement économique, le désavantage de l'esclavage réside dans le fait qu'il limite l'expansion du marché en
concentrant les revenus entre les mains d'une minorité.
De ce qui précède, il apparaît que les classes dominantes peinent à tirer de la mise en valeur de domaines fonciers des ressources suffisantes pour leur
entretien et le maintien de leur hégémonie. Restent les droits prélevés sur les échanges commerciaux à longue distance (or, sel, ivoire, noix de kola30,
textiles) et les butins d'expéditions guerrières (esclaves, bétail). Seulement, les activités commerciales sont également victimes de la faiblesse du
peuplement. Celle-ci, on le sait, contribue à élever les coûts de transport et à resserrer la taille des marchés. La difficulté des transports limite en outre la
spécialisation de la production. La non-utilisation de la roue ne semble pas avoir aggravé cette situation. À l'instar de la charrue, l'adoption de véhicules à
roue n'est tout simplement pas rentable. Dans la frange saharienne, le chameau est de loin le moyen de transport le plus efficient. En zone forestière, les
animaux d'attelage ne peuvent survivre à la mouche tsé-tsé. Le transport à dos d'homme y est plus adapté. Par ailleurs, dans les zones à population
clairsemée, la construction et l'entretien d'un réseau routier engendreraient des coûts prohibitifs.
Les revenus tirés du commerce lointain, apte à supporter des coûts de transport élevés, sont à n'en pas douter à la base de la prospérité du Ghana, du
Mali, du Songhaï, du Bénin et de Zimbabwe. Et à cet égard, du moins pour les empires soudanais, la traite négrière a autant compté que l'or. Avant 1500,
c'est-à-dire avant que ne se mette en place la traite transatlantique, le commerce des esclaves fournit, à travers le Sahara, le monde méditerranéen
(Afrique du Nord, Empire ottoman), et, à travers l'océan Indien, le monde musulman (péninsule arabique, Proche-Orient). Certains historiens africains,
prompts à accuser leurs confrères occidentaux de sous-évaluer la traite à destination des Amériques, tendent à minimiser l'ampleur de cette traite arabe.
Les estimations les plus sérieuses, entourées il est vrai de marges d'erreur importantes, leur donnent tort. Aux temps où règnent les empereurs du Ghana,
du Mali et du Songhaï, les hommes et les femmes déportés au-delà du Sahara et de l'océan Indien se comptent par millions. De 650 à 1500, le nombre
d'esclaves acheminés à travers le Sahara est de l'ordre de 5 millions, contre 2 millions de captifs embarqués sur l'océan Indien de 800 à 150031 (chapitre 6
).

Équilibre et potentialités

L'histoire de l'Afrique subsaharienne à l'époque moderne apparaît ainsi comme celle d'un continent très tôt isolé du cœur eurasien, abritant
des populations clairsemées, promptes à se déplacer sur de vastes espaces médiocrement dotés par la nature32. C'est l'histoire de groupes humains qui, en
même temps qu'ils s'adaptent à leur milieu naturel, le transforment. À l'intérieur des limites imposées par la géographie et le climat, il y a toujours une
marge pour l'expérimentation et le changement. « En dépit d'un environnement peu favorable et d'une technicité limitée », les Africains « déployèrent
une énergie créatrice peu commune pour réussir à survivre, à édifier leur société politique, à créer leur imaginaire, et aussi à concevoir des œuvres de
toute beauté »33. Quoi de plus admirable que ces cités belles et originales sorties de terres si ingrates, ou ces civilisations dont la renommée s'étend au-
delà du Sahara et de l'océan Indien.
Pourtant, les limites imposées par le semi-isolement, l'hostilité du milieu et la faiblesse du peuplement ne seront que rarement dépassées, que ce soit
par les empires soudanais à leur apogée, ou les villes du Bénin et de Zimbabwe au faîte de leur grandeur. Ces limites ne peuvent être aisément franchies,
dans la mesure où les moyens pour y parvenir sont réduits. Les faibles densités de peuplement, en encourageant l'agriculture extensive, en favorisant le
dispersement dans l'occupation des terres, en maintenant des coûts de transport élevés, accentuent les tendances à l'autosubsistance34. Tout ceci restreint
fortement l'intervention directe des minorités dirigeantes au niveau de la production agricole. D'où l'importance des prélèvements obtenus par la guerre,
la traite négrière et le commerce à longue distance. La barrière du Sahara limite les échanges de l'Afrique noire avec le reste du monde à des articles (or,
esclaves) dont la valeur permet de supporter des frais de transport très élevés. L'ampleur du trafic d'esclaves au Soudan avant le XVIe siècle révèle que
les classes dominantes exploitent moins les communautés paysannes sous leur autorité que les populations voisines. Dès lors, la survie des États et des
villes dépend du sort incertain des armes, du contrôle précaire des réseaux marchands, de la demande fluctuante des marchés extérieurs.
Le temps est venu de reprendre la question de départ : y a-t-il, au début de l'ère moderne, un écart entre les niveaux de développement de l'Afrique
noire et de l'Europe ? Ou y a-t-il, au contraire, parité ? La réponse dépend des critères retenus. Le choix de la technologie comme unique terme de
comparaison dessert à l'évidence le continent noir35. De quel poids pèsent les avancées commerciales et culturelles des cités soudanaises, l'art et
l'urbanisation du Bénin ou la conception très élaborée de Zimbabwe, face à l'ample processus d'accumulation technologique suivi par les civilisations
méditerranéennes ?
Une autre manière de traiter le problème serait de le poser en termes de potentialités. Dans cette perspective, la non-utilisation de la charrue, de la roue
ou de l'écriture (vu la rareté d'élites lettrées) révèle autant la capacité des Africains à choisir, sur la base d'un calcul coûts-bénéfices, les outils les plus
adaptés à leur environnement que les faibles potentialités des systèmes mis en place. L'anthropologue anglais Jack Goody s'est demandé pourquoi,
contrairement aux grandes civilisations européennes et asiatiques, l'Afrique noire n'a pas de culture florale. La cause en est, selon lui, une agriculture
strictement limitée aux nécessités alimentaires des populations. Une telle agriculture, conclut-il, n'ouvre guère de perspectives au développement d'une
société stratifiée et complexe36.
Les villes africaines sont une bonne illustration de ces virtualités réduites. Elles ne modifient guère la structure économique des campagnes dans
lesquelles elles s'inscrivent. Leurs habitants ont peu d'autonomie politique. Seuls Djenné et Tombouctou semblent faire exception à la règle, encore que
partiellement. A l'inverse des cités européennes, les villes noires ne sont pas le « lieu d'exil et de revanche d'une bourgeoisie anti-féodale naissante, de
provenance diverse, rebelle »37. Les villes n'ont pas, selon B. Davidson, la même « virtualité sociale » en Afrique et en Europe38.
Tout se passe en Afrique comme si la croissance, là où elle a lieu, ne bouleverse pas l'ordre social. Elle s'adapte plutôt à cet ordre. Les systèmes
africains seraient en quelque sorte trop équilibrés pour déboucher sur autre chose qu'eux-mêmes. Leurs acquis ne sont pourtant pas à mettre aux
oubliettes. Les techniques africaines de survie, parfaitement adaptées à un environnement extrêmement hostile, sont réhabilitées aujourd'hui par un
nombre croissant d'experts en développement. Face aux dégâts écologiques causés par le transfert aveugle de techniques occidentales, de grands espoirs
sont placés dans un dialogue fructueux entre technologies anciennes et nouvelles39.
À partir du XVIe siècle, l'équilibre des systèmes africains sera rompu sous la poussée de forces extérieures. Les activités européennes, centrées sur le
commerce des esclaves, démultiplieront les effets des facteurs de longue durée à l'origine du non-développement africain. Étant donné l'importance
particulière du sous-peuplement dans l'histoire africaine, la traite négrière transatlantique, arrachant au continent noir des millions d'hommes et de
femmes jeunes et vigoureux, prendra des allures de catastrophe démographique ( chapitre 6 ).
1. Pour reprendre une expression de Basil Davidson (L'Afrique avant les Blancs. Découverte du passé oublié de l'Afrique, Paris, PUF, 1962, p. 4. L'édition originale anglaise parue en 1959 porte le titre
de Old Africa Rediscovered ; aux États-Unis, le livre est paru sous un autre titre : The Lost Cities of Africa).
2. J. Iliffe, Les Africains. Histoire d'un continent, Paris, Flammarion, 1997, p. 16.
3. B. Davidson, L'Afrique avant les Blancs, op. cit., p. 5.
4. A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995, livre I, chapitre II, p. 23. À l'Afrique intérieure, A. Smith joint « toute cette région d'Asie qui s'étend à perte
de vue au nord du Pont-Euxin (mer Noire) et de la mer Caspienne, l'ancienne Scythie (Russie méridionale), la Tartarie et la Sibérie modernes ».
5. G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, traduit par J. Gibelin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1963, p. 79-80.
6. E. Sik, Histoire de l'Afrique noire, Budapest, Maison d'édition de l'académie des sciences de Hongrie, vol. 1, 1965, p. 17 et 19.
7. J. Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire. D'hier à demain, Paris, Hatier, 1972, p. 13.
8. Sur les outrances de l'historiographie postcoloniale réhabilitant, de manière disproportionnée, les civilisations de l'Afrique ancienne, voir C. Moffa, L'Afrique à la périphérie de l'histoire, Paris,
L'Harmattan, 1995.
9. B. Davidson, L'Afrique avant les Blancs, op. cit., p. 4.
10. Idem, p. 6.
11. A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, op. cit., livre I, chapitre I, p. 14. Près d'un siècle avant A. Smith, John Locke avait, dans la même veine, mis en parallèle
l'Amérique du Nord et l'Europe occidentale : « Les Américains sont très riches en terres mais très pauvres en commodités de vie. [...] Cependant, [...] ils n'en retiennent pas la centième partie des
commodités que nous retirons de nos terres, et un roi en Amérique, qui possède de très amples et de très fertiles districts, est plus mal nourri, plus mal logé, et plus mal vêtu, que n'est en Angleterre et
ailleurs un ouvrier à la journée », Traité du gouvernement civil, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 174.
12. C. Coquery-Vidrovitch, « Développement et sociétés africaines : les facteurs de freinage », in C. Coquery-Vidrovitch, D. Hemery & J. Piel éds, Pour une histoire du développement. États, sociétés,
développement, Paris, L'Harmattan, 1988, p. 115.
13. P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, Paris, La Découverte, 1999, p. 148.
14. J. Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire, op. cit., p. 177.
15. Sur d'autres entités africaines, notamment le Bilad ez-Zendji, c'est-à-dire la bande côtière allant de Mogadiscio (Somalie) à Sofala (Mozambique), ou le royaume du Congo, voir C. Moffa, L'Afrique à
la périphérie de l'histoire, op. cit. et J. Iliffe, Les Africains, op. cit.
16. Dans les premières sources arabes, le terme Soudan (« noir » en arabe) désigne les Noirs en général, englobant parfois les Éthiopiens, mais jamais les peuples du nord du Sahara. Il ne doit pas être
confondu avec l'actuelle république du Soudan créée en 1956, État du nord-est de l'Afrique formé par l'ancien Soudan anglo-égyptien, appelé Nuba (de Nubie) par les géographes et historiens musulmans.
17. C. Coquery-Vidrovitch, Histoire des villes d'Afrique noire. Des origines à la colonisation, Paris, Albin Michel, 1993, p. 66.
18. P. Bairoch, De Jéricho à Mexico. Villes et économie dans l'histoire, Paris, Gallimard, p. 86-87.
19. Titre traduit par empereur ou sultan.
20. Cité dans Histoire générale de l'Afrique, vol. IV : L'Afrique du XIIe au XVIe siècle, directeur du volume D.T. Niane, Paris, Unesco/Nea, 1985, p. 173.
21. B. Davidson, L'Afrique avant les Blancs, op. cit., p. 85.
22. Jean-Léon l'Africain, Description de l'Afrique, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1956, p. 470-471.
23. Depuis le 1er décembre 1975, Bénin est le nom officiel du Dahomey.
24. Voir J. Giri, Histoire économique du Sahel. Des empires à la colonisation, Paris, Karthala, 1994, p. 48-49.
25. B. Davidson, L'Afrique avant les Blancs, op. cit., p. 17.
26. Idem, p. 33.
27. J. Iliffe, Les Africains, op. cit., p. 104.
28. Voir A.G. Hopkins, An Economic History of West Africa, London, Longman, 1973, p. 27-39.
29. J. Iliffe, Les Africains, op. cit., p. 105-109.
30. La noix de kola, cultivée dans la zone forestière d'Afrique occidentale, est appréciée des musulmans pour qui elle est un stimulant, un aphrodisiaque et un symbole d'hospitalité.
31. D'après R. Austen, « The Trans-Saharan Slave Trade », in H.A. Gemery & J.S. Hogendom eds, The Uncommon Market. Essays in the Economic History oh the Atlantic Slave Trade, New York,
Academic Press, 1979, p. 23-76.
32. De plus en plus d'économistes intègrent aujourd'hui ces facteurs de longue durée dans leur analyse des entraves au développement de l'Afrique au XXe siècle. Voir par exemple D.E. Bloom & J.D.
Sachs, Geography, Demography and Economic Growth in Africa, Harvard Institute for International Development, Harvard University, Octobre 1998.
33. C. Coquery-Vidrovitch, « Développement et sociétés africaines », art. cité, p. 118.
34. A.G. Hopkins, An Economic History of West Africa, op. cit., p. 75-77.
35. Sur ce point, voir C. Moffa, L'Afrique à la périphérie de l'histoire, op. cit., p. 151-172.
36. J. Goody, La culture des fleurs, Paris, Le Seuil, 1994, p. 507-508.
37. Idem, p. 124.
38. B. Davidson, Mère Afrique. Les années d'épreuve de l'Afrique, Paris, PUF, 1965, p. 15.
39. Voir A. Pacey, Technology in World Civilization. A Thousand-Year History, Oxford, Basil Blackwell, p. 200-204.
Chapitre 3

L'Inde moghole, candidat recalé à la révolution industrielle


Pour illustrer le niveau de développement de l'Asie précoloniale, le choix aurait pu se porter, au cœur de l'Insulinde, sur Java et ses États princiers,
dont Mataram devient au XVIIe siècle le plus puissant, atteignant son apogée sous le sultan Agung (1613-1645). Une autre possibilité aurait été, dans la
péninsule indochinoise, le Vietnam de la dynastie des Le (1428-1788) qui atteint son apogée sous le règne de Le Thanh Ton (1460-1497).
Pourquoi choisir plutôt l'Inde ? En Asie, tout commence dans le sous-continent : les premiers contacts maritimes (Vasco de Gama, 1498), la première
emprise territoriale (Plassey, 1757). Entre le XVIe et le XVIIIe siècles, l'Inde est la pierre angulaire des empires du négoce fondés en Asie, avec plus ou
moins de succès, par les Portugais, les Hollandais, les Français et les Anglais. C'est à partir de l'Inde que l'Angleterre étendra son empire en Asie
(Malaisie, Sri Lanka). C'est de là qu'elle forcera les portes de la Chine au milieu du XIXe siècle (Hong Kong, 1842).
Avec ses 315 millions d'habitants vers 1913, l'Inde anglaise (soit le Pakistan, l'Inde, le Bangladesh et la Birmanie réunis) représente à elle seule 60 %
du total de la population du monde colonial et 75 % de la population de l'Asie coloniale. C'est un ensemble qui, à la veille de la Deuxième Guerre
mondiale, est plus étendu (4,2 millions de km2) et plus peuplé (392 millions d'habitants) que l'Empire romain au faîte de sa grandeur.
Placée en position centrale entre la Méditerranée et l'Europe d'un côté et l'Insulinde et le monde chinois de l'autre (carte 1), l'Inde constitue, entre le
XVIe et le XVIIIe siècles, l'un des pôles économiques majeurs du monde. Autant par son étendue et son poids démographique, que par le volume de sa
production agricole et industrielle, ou par l'envergure de ses transactions commerciales. De toutes les entités colonisées par l'Europe, l'Inde possède sans
conteste l'économie la plus complexe et la plus sophistiquée. Pour F. Braudel, de cette Inde massive et subtile dépend finalement « toute grandeur
durable pour les intrus venus de l'Ouest, Musulmans d'abord, Occidentaux ensuite »1.
La période qui nous intéresse (XVIe-XVIIIe siècles) marque, pour le sous-continent, la naissance puis l'essor de l'Empire moghol2, dont le fondateur
(Babur) est un descendant de Gengis Khan et Tamerlan. L'empire est créé en 1526 avec la conquête de l'Inde du Nord. Il atteint sa plus grande étendue
au début du XVIIIe siècle (carte 4). En tant qu'unité politique homogène, il a une durée de vie d'environ un siècle et demi (1580-1739), bien que
formellement il continue d'exister jusqu'en 1857. Selon une très vieille règle d'alternance propre à l'histoire du sous-continent, l'unité impériale moghole,
mise à mal à partir du premier tiers du XVIIIe siècle, fait place à un émiettement politique, suivi à partir du milieu du XIXe siècle d'une nouvelle
réunification, sous l'égide cette fois du colonisateur anglais.
L'Empire moghol est coulé dans le même moule que le sultanat de Delhi qui, durant la première moitié du XIVe siècle, domine tout le sous-continent3.
Ce sont, l'un comme l'autre, des États de conquête, dominés par une oligarchie militaire d'origine étrangère et de confession musulmane régnant sur une
population rurale et hindoue à une écrasante majorité. Cette élite de hauts dignitaires armés, qui administre le pays et que les spécialistes de l'Inde
musulmane appelle « noblesse », est recrutée prioritairement parmi les immigrants musulmans récents : Turcs d'Asie centrale, Iraniens, Afghans.
Viennent ensuite les dignitaires de souche indienne, hindous ou musulmans4.
Une fois recrutés, les « nobles » sont corps et biens entre les mains de l'empereur. À l'inverse de leurs pairs d'Occident de la fin du Moyen Age, ils
n'ont pas de terres et leur charge n'est pas héréditaire. Leur principale prérogative est la collecte de l'impôt foncier. De ces féodaux recrutés au loin,
formant une classe ouverte et cosmopolite, F. Braudel dit qu'« ils étaient aussi étrangers au pays où ils allaient vivre que, plus tard, les anciens d'Oxford
ou de Cambridge qui gouverneront l'Inde de Rudyard Kipling »5.

L'agriculture indienne : une poule aux œufs d'or

Démentant en partie sa réputation de lourdeur et de rapacité, l'administration moghole fait preuve d'une certaine efficacité durant la phase d'unification
impériale (1580-1739). L'extension des défrichements, permettant la mise en culture de nouvelles terres, et la multiplication des puits et des réservoirs,
étendant les possibilités d'irrigation, sont par exemple à porter à son actif.
La mise en place de « conditions-cadres », favorables à un essor de la production agricole, n'est toutefois pas désintéressée. Elle s'accompagne, entre le
milieu du XVIe siècle et le début du XVIIIe siècle, d'un renforcement du contrôle sur le monde paysan par l'État moghol, soucieux d'accroître les surplus
de l'agriculture, véritable poule aux œufs d'or. Car l'État prélève, à titre d'impôt, de 30 % à 50 % de la production agricole, voire davantage dans les
zones les plus fertiles. À titre de comparaison, ce type de prélèvement ne dépasse pas les 5 %-6 % en Chine6. Pour mieux capter les surplus agricoles,
l'Empire moghol collecte l'impôt en numéraire, frappant pour cela une monnaie unique. Étendu à tout l'empire, ce système supprime les prélèvements
traditionnels en nature, ainsi que les innombrables monnaies locales.
S'il est vrai que jusqu'au XVIIIe siècle l'Inde produit suffisamment pour nourrir une population en hausse ( tableau 1 ), comment expliquer que
l'économie paysanne supporte de tels prélèvements, tout en conservant un potentiel de croissance ? Pour l'Inde, comme pour la plupart des économies
préindustrielles, les réponses à ce genre de question ne reposent pas sur une documentation statistique solide et variée. Les sources quantitatives
disponibles pour l'Inde moghole sont essentiellement des statistiques fiscales à partir desquelles les autres indicateurs doivent être reconstitués. La taille
et la composition de la population ou la production agricole et industrielle ne peuvent ainsi qu'être indirectement et grossièrement estimées. Pour des
éléments d'information sur les méthodes culturales, l'outillage industriel ou l'organisation sociale de la production en milieu rural et urbain, il faut le plus
souvent s'en remettre aux impressions de voyageurs et d'observateurs étrangers, ayant résidé dans le sous-continent au XVIIe, au XVIIIe ou au début du
XIXe siècle7. Puisqu'en l'absence de sources chiffrées crédibles, il faut se contenter d'appréciations qualitatives, voici celles qui sont communément
énoncées.
Les bonnes performances de l'agriculture indienne, qu'attesteraient des rendements céréaliers élevés8, s'expliqueraient d'abord par le fait que, jusqu'à la
fin du XVIIIe siècle, la densité de peuplement du sous-continent offre aux paysans la possibilité de cultiver les meilleures terres. En outre, grâce au
régime des moussons, l'agriculture indienne dispose de l'avantage de faire deux récoltes par an, notamment de blé et de riz, ce qui élève assurément le
niveau des rendements céréaliers.
L'importance des surplus agricoles doit être aussi attribuée à l'indigence paysanne. Les conditions générales du système laissent d'autant plus entrevoir
une pauvreté des masses rurales que l'État moghol prélève un impôt fixe, établi à l'avance. « Si la récolte ne tient pas ses promesses, si l'eau vient à
manquer, [...] si les prix montent ou descendent à contretemps, le mécompte retombe sur le producteur9. »
La modicité du niveau de vie paysan n'est sans doute pas étrangère à la stagnation des techniques de production agricole de l'Inde moghole. Il est bien
connu que plus le seuil de pauvreté est bas, plus grand est le risque induit par l'adoption de nouvelles techniques. Si le choix ne s'avère pas judicieux ou
si les résultats attendus de l'innovation tardent à se manifester, la sanction en pareille situation est la misère ou la mort. Si bien que, jusqu'à la fin du XIXe
siècle, les outils agricoles et les méthodes culturales ne changent guère dans le sous-continent.
Faut-il, pour autant, accuser l'État moghol de soumettre la paysannerie indienne à une charge trop lourde et considérer que cette ponction est à l'origine
de la stagnation d'une agriculture prisonnière d'un cercle vicieux10 ? Cette accusation n'est pas entièrement fondée. Tant que l'empire reste unifié et le
gouvernement de Delhi fort, l'État moghol préserve un « minimum de prospérité paysanne »11, histoire de ne pas tuer la poule aux œufs d'or. La
population rurale indienne constatera, à ses dépens, à quel point l'État mis en place par la Compagnie anglaise des Indes orientales au début du XIXe
siècle peut différer de l'État moghol. En cas de famine par exemple, la Compagnie répugne à intervenir, sous prétexte que le libre jeu du marché suffit à
résoudre toute crise alimentaire ; alors que les grands empereurs moghols ont veillé à la subsistance de leurs sujets-contribuables.
De telles considérations ne changent rien à l'essentiel, à savoir que les surplus substantiels dégagés par le secteur primaire ne sont pas le résultat d'une
révolution agricole. L'adaptation de l'offre de produits agricoles à la demande d'une population croissante s'effectue par un immense effort quantitatif,
sans modification des méthodes culturales, ni l'utilisation d'un outillage nouveau.

Une industrie réfractaire au machinisme


12
Qu'en est-il dans le secteur secondaire ? L'Inde aurait-elle pu, avant la conquête anglaise, connaître une révolution industrielle ? Après tout, elle
possède jusqu'au XVIIIe siècle la première industrie cotonnière du monde, dont la pénétration sur les marchés extérieurs est telle que, vers les années
1750, les textiles représentent plus de la moitié des exportations du sous-continent13.
Un rituel bien établi consiste, pour traiter la question, à relever d'abord qu'en Inde l'industrie se heurte à de nombreux obstacles. Certains réels, d'autres
supposés. Parmi les faux coupables, alignés sur le banc des accusés, figure souvent le système des castes.
Compartimentant la société hindoue en plusieurs centaines de groupes, le système des castes14 serait un obstacle au progrès industriel et économique.
Selon ses détracteurs, il tuerait l'initiative individuelle et interdirait la mobilité sociale, en imposant notamment une stricte division du travail. C'est un
point de vue discutable. Dans les faits, la plupart des professions restent ouvertes. Seul l'exercice des métiers touchant à ce qui est impur fait l'objet de
règles rigoureusement établies, à l'exemple des croque-morts et des travailleurs de cuir et de peaux, souillés par le contact de cadavres d'humains et
d'animaux.
Le système des castes fixe, il est vrai, une échelle hiérarchique, qui pourtant n'ôte pas toute possibilité aux individus et aux groupes de se mouvoir.
Des castes peuvent se fragmenter en plusieurs groupes, suite à l'amélioration de la situation économique de certains de leurs membres. En quête d'un
meilleur statut social, ceux-ci se mettent souvent à adopter des pratiques caractéristiques de castes supérieures. Ce processus de « brahmanisation » peut
donner naissance à de nouvelles castes. Dans le secteur industriel proprement dit, il arrive qu'une caste donnée change de spécialisation artisanale. Le
boom des activités textiles au XVIIe et au XVIIIe siècle dans diverses provinces du sous-continent a pu être l'occasion de telles transformations.
On sait par ailleurs que la solidarité des réseaux de castes protège les groupes et leur patrimoine des exactions des potentats. En l'absence d'un système
bancaire efficace, l'existence de tels réseaux peut faciliter la mobilisation de capitaux importants15.
Les structures familiales sont un autre faux coupable, supposé gêner le progrès industriel. Jack Goody, après d'autres, a récemment rejeté l'accusation,
en montrant qu'en Inde les « grandes familles », type opposé à la famille nucléaire apparue précocement en Occident, favorisent plutôt le développement
commercial et industriel qu'elles n'en entravent le cours16.
Passons aux vrais coupables. Le nombre réduit et le caractère rudimentaire des outils utilisés dans l'industrie en sont un. Si les artisans indiens
parviennent à fabriquer des produits d'une finesse inouïe, à l'aide d'un outillage élémentaire, c'est grâce à leur incroyable dextérité et à leur ingéniosité
sans pareille. C'est grâce aussi à une extrême spécialisation des tâches qui n'a pas manqué de surprendre les observateurs européens. « Un travail qu'un
seul homme accomplirait en Hollande passe ici entre les mains de quatre », note un voyageur batave17.
De fait, l'Inde industrielle reste attachée aux machines traditionnelles, à l'énergie animale et humaine jusqu'au milieu du XIXe siècle18. Les historiens
économistes indiens expliquent cette fidélité à des machines simples, aux mécanismes en bois, moins par des facteurs techniques que pour des raisons de
coût. « Le haut prix des modèles de métal à l'européenne n'aurait pas été compensé par l'économie d'une main-d'œuvre abondante et peu rémunérée »19.
Ce qui a fait dire outrageusement à David Landes que la « société indienne ignorait le fer »20.
Les ancres de navires et surtout les armes (sabres, poignards, fusils, canons) fabriqués dans le sous-continent attestent que les Indiens savent travailler
le métal. Du fer et de l'acier de haute qualité sont produits de longue date en Inde, mais selon des procédés qui en élèvent le prix. D'après des estimations
dont on imagine la fragilité, l'Inde produirait vers 1750 autant de fer (environ 200 000 tonnes par an) que l'Europe (sans la Russie), dont la production
par habitant dépasserait celle de l'Inde de 50 % à 60 %21. La métallurgie indienne possède ses niches d'excellence. Jusque dans les années 1790, certains
procédés indiens de fabrication d'un acier de haute qualité font l'objet de recherches et d'imitations à Sheffield22, ville phare de la métallurgie anglaise au
moment de la révolution industrielle.
De ce qui précède, retenons que le passage à un outillage en fer ou l'évolution vers le machinisme sont en Inde probablement plus dépendants du
problème des coûts que de la question des techniques. C'est ce que semble démontrer la construction navale, l'un des fleurons de l'industrie du sous-
continent.
La construction navale offre l'exemple d'une branche, où les artisans indiens, soit sous la supervision d'homologues occidentaux, soit de leur propre
initiative, modifient des techniques locales afin d'adapter la production à la demande européenne23. Dans les mers d'Asie, les navires de construction
européenne sont inadaptés. Exposés à la chaleur et à l'humidité, leurs planches en chêne pourrissent rapidement et les clous en fer, largement employés
pour les fixations, rouillent entièrement. Si bien que leur durée de vie ne dépasse pas deux ou trois ans.
Les Européens trouvent certaines parades contre les attaques « environnementales », mais dès le XVIe siècle ils ne se privent pas d'utiliser des bateaux
fabriqués sur place. L'un des meilleurs clients des chantiers navals du sous-continent sera la Compagnie anglaise des Indes orientales. Les vaisseaux
construits en bois de teck par des artisans de Surate et Bombay sur la côte ouest ou de Masulapatam et Calcutta sur la côte est reviennent 30 % à 50 %
moins chers que ceux fabriqués en Europe, tout en étant plus résistants. Un vaisseau commandé par la Royal Navy aux chantiers navals de Bombay à la
fin du XVIIIe siècle naviguera pendant 170 ans.
Jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est-à-dire jusqu'à l'arrivée de la vapeur, les Anglais utiliseront, pour leur « country trade » dans les mers d'Asie,
pratiquement que des navires « made in India ». Du milieu du XVIIIe siècle jusqu'aux années 1850, les chantiers navals indiens, dans lesquels banquiers
et commerçants autochtones ne dédaignent pas investir, livrent à l'East India Company et à la Royal Navy entre 1 000 et 1 500 vaisseaux, construits selon
des techniques locales qui très rapidement seront modifiées afin d'offrir des produits aux goûts et aux exigences de leur clientèle européenne.
Ces bateaux sont pour la plupart de fort tonnage. Ceux construits avant les années 1790 jaugent de 500 à 800 tonneaux ; par la suite, ils dépassent
généralement les 1 000 tonneaux. Les ports anglais sont interdits à ces géants du commerce d'« Inde en Inde ». Lorsque l'interdiction sera
temporairement levée durant les guerres napoléoniennes, pour pallier au besoin urgent de transport, l'apparition à Londres de navires et de marins indiens
soulèvera un tel tollé que l'épisode restera sans lendemain.
Avant les navires, l'Angleterre avait déjà chassé de son marché les textiles indiens. Des calicots (toiles de coton) sont importés à Londres dès le début
du XVIIe siècle par l'East India Company. Bientôt toute l'Europe est inondée de cotonnades blanches, rayées ou à carreaux d'Inde. Au Levant, la
Compagnie distribue des mousselines, des cotonnades légères et des toiles peintes. Les ports africains et l'Amérique ne résistent pas aux tissus indiens,
dont la force de pénétration tient à un double avantage : ce sont des produits qui marient haute qualité et bas prix. La clef de leur succès réside bien sûr
dans le décalage des salaires indiens par rapport à ceux de l'Europe. Durant la première moitié du XVIIIe siècle, la main-d'œuvre anglaise est de 5 à 10
fois plus chère que celle du sous-continent.
En Inde, la production de cotonnades pour le marché intérieur et l'exportation est assurée avec un équipement d'une grande simplicité. Les artisans,
pour la plupart dispersés dans une multitude de villages, travaillent soit pour leur compte, soit le plus souvent pour celui de marchands selon un système
d'avances et de contrats. En dépit de conditions de travail pénibles et du bas niveau des salaires, ils parviennent, grâce à un haut degré de spécialisation, à
répondre à l'énorme montée de la demande aux XVIIe et XVIIIe siècles, tout en offrant une production de qualité.
Dès les années 1690, la vente sur le marché anglais de textiles indiens déclenche des protestations au sein des fabricants locaux de tissus, notamment
de laine. En 1697, Londres est le théâtre d'une émeute extrêmement violente de travailleurs de la soie. Une forte augmentation des droits de douane sur
les cotonnades et les soieries indiennes s'étant révélée insuffisante, une vaste campagne est lancée pour que le Parlement anglais bannisse purement et
simplement ce genre d'importation. Elle débouche sur le vote, en avril 1700, d'une loi prohibant l'utilisation ou le port de toutes pièces de coton ou de
soie tissées, colorées, imprimées ou peintes en Perse, en Chine ou dans les Indes orientales24.
Durant la plus grande partie du XVIIIe siècle, l'Angleterre reste protégée contre l'afflux des tissus asiatiques et plus particulièrement des textiles
indiens que l'East India Company continue d'écouler, en les réexportant en Europe continentale, en Amérique et en Afrique. Une fois leurs frontières
fermées, les Anglais s'efforceront d'égaler la production indienne de cotonnades avec la mise au point de machines économisant drastiquement leur trop
chère main-d'œuvre. Le fait que le machinisme dans l'industrie cotonnière anglaise commence au stade de la filature n'est pas dû au hasard : il faut à
l'époque environ dix fois plus d'heures de travail pour produire le fil que pour le tisser ( chapitre 7 ).
Inutile de chercher une telle incitation à la mécanisation en Inde : les régions productrices ne manquent pas de bras ; les salaires versés aux millions
d'artisans dispersés ne quittent pas leur niveau plancher ; la demande croissante des marchés extérieurs peut donc être satisfaite par simple extension du
système en place. « Tout marchant bien, tout pouvait rester en l'état », écrit F. Braudel. Ayant atteint un haut point d'équilibre, l'Inde n'a qu'à poursuivre
sur sa lancée dans la continuité. « L'incitation, au contraire, a joué pour l'industrie (anglaise) menacée. » Autrement dit, « dans ses propres bornes »,
l'Inde du XVIIIe siècle « respire et agit avec naturel, avec force, avec succès » ; pour autant, elle n'est pas « à la veille d'enfanter un capitalisme industriel
révolutionnaire »25.

Où chercher les racines du « mal indien » ?


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Récapitulons. Entre le XVI et le XVIII siècle, le sous-continent dispose d'une agriculture traditionnelle de haut rendement, coexistant et interagissant
avec un monde complexe et sophistiqué d'industries, de négoce et de crédit. C'est une économie capable de s'ajuster à l'expansion d'un marché national
de 100 à 170 millions d'habitants et d'une demande extérieure géographiquement très diversifiée. Ce n'est pas la moindre de ses prouesses. Après avoir
atteint sa vitesse de croisière, elle semble toutefois fluctuer à l'intérieur de limites étroites.
L'explication des limites du système indien durant l'ère moghole doit sans doute être recherchée du côté de la structure économique et sociale de trop
bas salaires, principale entrave à l'évolution vers le machinisme. Le trait distinctif de l'Inde du XVIIIe siècle est d'être le premier exportateur d'articles
manufacturés du monde, tout en accusant un retard sur le plan technologique par rapport à la Chine et l'Europe occidentale. Ses textiles de renommée
mondiale sont produits, répétons-le, avec des machines d'une simplicité déroutante pour les observateurs étrangers. Ses navires parcourent les mers sans
l'aide des instruments nautiques en usage à l'époque, à l'exception peut-être de l'astrolabe. Les techniques minières et l'utilisation du charbon ne sont pas
son fort. Ni celle d'ailleurs des moulins à eau et à vent. Elle connaît l'existence de l'imprimerie, mais préfère garder ses copistes. Laissons K.N.
Chaudhuri rendre son verdict sans appel : « L'absence de base empirique pour une Révolution industrielle était chose manifeste dans l'Inde du XVIIIe
siècle. Depuis plusieurs siècles, la connaissance scientifique n'avait connu aucun progrès significatif et l'équipement intellectuel pour une diffusion et un
recensement systématique des compétences reçues était fort défectueux26. »
Cet ensemble de facteurs compte sûrement plus dans les difficultés de l'Inde que le parasitisme et la rapacité de l'Etat moghol, auquel s'en prend
habituellement une vieille historiographie anglo-saxonne, toujours vivace. Plus qu'aucun autre grand empire asiatique, l'image d'un despotisme oriental à
bout de souffle (vie dissolue du sérail, décadence et immobilisme), popularisée par Montesquieu, semble coller à la peau de l'Empire des Moghols.
Le système a beau en imposer par le gigantisme de sa taille, la brillance de sa cour, la finesse de ses produits de luxe et la solidité de ses appuis sur des
groupes d'entrepreneurs hindous habiles et expérimentés. Il n'en serait pas moins miné et perverti par les travers de ses dirigeants27. Le luxe tapageur des
Moghols est particulièrement fustigé : « Des serviteurs et des courtisans par milliers, des vêtements extravagants, des bijoux, des harems et des
ménageries, des bataillons entiers de gardes du corps : le seul moyen de payer tout ce luxe est le pillage systématique. » L'auteur de ces lignes, Paul
Kennedy, ajoute que le « Roi-Soleil aurait peut-être trouvé excessif » ce gaspillage28. Il faut dire que les habits du Grand Moghol ne sont pas taillés à la
mesure de Louis XIV. Après tout, l'Inde est sept fois plus peuplée que le royaume de France, et près de trente fois plus que l'Angleterre de Georges Ier. À
elle seule, elle est presque aussi étendue que l'Europe (sans la Russie).
Cette différence d'échelle s'estompe, il est vrai, avec l'émiettement de l'Empire moghol. Commence alors pour l'Inde le temps des États successeurs.
Entre les années 1740 et les années 1810, des Etats musulmans (comme le Hyderabad, l'Oudh et le Bengale) et non-musulmans (comme ceux créés par
des chefs sikhs, Rajput et marathes), tout en continuant à se réclamer d'une légitimité impériale, vont acquérir une autonomie complète par rapport à
Delhi.
Cette période d'environ 80 ans, durant laquelle l'Inde navigue entre deux empires unifiés, est particulièrement controversée29. Le déclin moghol a été
tour à tour expliqué par la « décadence » de la classe politique dirigeante, par la révolte de la majorité hindoue contre la trop longue domination
musulmane, par la surexploitation de la paysannerie par la noblesse, ou encore par l'action de riches banquiers hindous se détournant de la dynastie
régnante pour se mettre au service de potentats provinciaux et de compagnies de commerce européennes. Aujourd'hui, la thèse de l'essoufflement
moghol sur fond de croissance économique rapide a la faveur de plus en plus d'historiens.
Selon ce point de vue en vogue, les luttes de pouvoir et les désordres sociaux qui accompagnent le déclin de l'Empire moghol ne signifient nullement
une décadence économique générale. Il suffit pour s'en convaincre d'énumérer les signes de bonne santé économique : solvabilité des paysans, marché
animé des charges de collecteur d'impôt, développement des villes-marchés, vigueur des transferts financiers.
Avec la perte de l'unité impériale, on assisterait par ailleurs à une passation des pouvoirs et surtout des richesses de la capitale aux régions. Ce qui est
perdu par l'empereur et l'administration centrale revient aux Etats successeurs. L'indépendance politique et l'enrichissement des provinces joueraient ainsi
comme autant de forces centrifuges.
Dans ce nouveau contexte d'instabilité politique, certaines régions s'en tirent pourtant mieux que d'autres30. Les provinces occidentales, durement
touchées par les conflits et les troubles, voient les centres de gravité économique se déplacer vers l'est du sous-continent. Groupes d'artisans et gens
d'affaires quittent les zones déprimées (Delhi, Surate), emmenant leurs compétences et leur patrimoine vers les nouveaux pôles de croissance (tel que le
Bengale). A l'occasion, ils sont attirés et protégés par des monarques locaux pour les dissuader d'aller enrichir leurs rivaux. Dans les aires de prospérité,
marchands et banquiers semblent atteindre durant cette phase le sommet de leur richesse.
Tout le monde n'adhère pas à cette manière de voir l'Inde des États successeurs. Ceux qui l'adoptent se demandent évidemment sur quoi aurait
débouché la nouvelle redistribution des cartes, sans l'intrusion du capitalisme marchand de l'Europe dans le sous-continent31. Le contexte de
fragmentation politique aurait-il suffit pour permettre aux régions les plus dynamiques de renverser d'anciens équilibres ? Beaucoup en doutent, bien que
l'histoire-fiction autorise toutes les réponses.
Autant l'évolution économique de l'Inde au XVIIIe siècle reste un sujet controversé, autant son recul général au XIXe siècle fait l'unanimité. La faute
en incombe au colonisateur anglais qui déforme les structures internes du pays en fonction de ses propres intérêts, détruit le tissu industriel du sous-
continent, le rabaissant au rôle d'exportateur de produits bruts (opium, thé) et de matières premières (coton).
1. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 3 : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 429.
2. Le terme « moghol » vient de l'arabo-persan mughal, qui signifie « mongol ».
3. C. Markovits sous la dir. de, Histoire de l'Inde moderne 1480-1950, Paris, Fayard, 1994, notamment p. 97-224.
4. Les musulmans représentent environ un cinquième de la population totale de l'Inde durant l'ère moghole.
5. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 443.
6. T. Raychaudhuri, « The Mid-eighteenth-century Background », in D. Kumar ed., The Cambridge Economic History of India, vol. 2 : c. 1757-c. 1970, Cambridge, Cambridge University Press, 1983,
p. 17. La part des recettes fiscales dans le revenu national de l'Inde moghole tourne autour de 15 %, contre environ 6 % en Angleterre au début du XVIIIe siècle. Estimations tirées de A. Maddison, Class
Structure and Economic Growth. India and Pakistan since the Moghols, London, George Allen & Unwin Ltd, 1971, p. 22.
7. Il suffit de jeter un coup d'œil aux notes en bas de page des deux volumes de la Cambridge Economic History of India, publiés au début des années 1980, pour se rendre compte à quel point le recours
à de telles sources est fréquent.
8. Pour une évaluation de leur niveau, voir T. Raychaudhuri, « The Mid-eighteenth-century Background », art. cité, p. 17-18.
9. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 433.
10. Point de vue classique repris récemment par B. Waites, Europe and the Third World. From Colonisation to Decolonisation, c. 1500-1998, London, Macmillan, 1999, p. 81.
11. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 433.
12. Sur l'industrie indienne pendant l'ère moghole, voir l'article très complet de T. Raychaudhuri, « Non Agricultural Production », in T. Raychaudhuri & I. Habib eds, The Cambridge Economic History
of India, vol. 1 : c. 1200-c. 1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 261-307.
13. D'après P. Bairoch & B. Etemad, Structure par produits des exportations du Tiers-Monde. 1830-1937, Genève, Éditions Droz, p. 90.
14. Du portugais casta : espèce, race.
15. Voir C. Markovits sous la dir. de, Histoire de l'Inde moderne, op. cit., notamment p. ivvi et 184-193.
16. J. Goody, L'Orient en Occident, Paris, Le Seuil, 1999, p. 176-206.
17. Cité par F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 435.
18. Pour plus de détails, voir T. Raychaudhuri, « The Mid-eighteenth-century Background », art. cité, p. 18-20.
19. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 435. Ce schéma explicatif, résumé par Braudel, continue à garder aujourd'hui la faveur des historiens indiens.
20. D. Landes, Richesse et pauvreté des nations. Pourquoi des riches ? Pourquoi des pauvres ?, Paris, Albin Michel, p. 299.
21. A. Pacey, Technology in World Civilisation. A Thousand Year History, London, Basil Blackwell, p. 115.
22. Idem, p. 81.
23. Sur la construction navale en Inde et dans d'autres régions de l'Asie (notamment les Philippines), ainsi que les techniques utilisées dans cette branche, voir A. Pacey, Technology in World Civilisation,
op. cit., p. 66-68 et 123-130 ; et H. Furber, John Company At Work. A Study of European Expansion in India in the Late Eighteenth Century, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1951, p. 187-
190.
24. Sur ce point, voir K.N. Chaudhuri, The Trading World of Asia and the English East India Company. 1660-1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 294-295.
25. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 450.
26. K.N. Chaudhuri, The Trading World of Asia, op. cit., p. 273-274.
27. Pour une illustration de ce point de vue, voir E.L. Jones, The European Miracle. Environments, Economics and Geopolitics in the History of Europe and Asia, Cambridge, Cambridge University
Press, 1981, p. 192-201. Jones accuse les Moghols d'« égoïsme voluptueux et de gaspillage remarquable ». Il se demande comment avec de telles turpitudes, l'empire ne s'est pas écroulé plut tôt.
28. P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances. transformations économiques et conflits militaires entre 1500 et 2000, Paris, Payot, 1991, p. 42.
29. C. Markovits sous la dir. de, Histoire de l'Inde moderne, op. cit., notamment p. 206-207 et 217-219.
30. T. Raychaudhuri, « The Mid-eighteenth-century Background », art. cité, p. 5-9.
31. Pour une intéressante mise en perspective du XVIIIe siècle indien, voir C.A. Bayly, « South Asia and the "Great Divergence" », in Itinerario. European Journal of Overseas History, vol. 24, n° 3/4,
2000, p. 89-103.
Chapitre 4

L'Europe moderne : morcelée, ouverte, survoltée


Avant de voir si l'Europe a été d'une autre « nature historique » que le reste du monde, rappelons les grands traits structurels des économies du Vieux
Continent pour les trois siècles précédant la révolution industrielle. Ceci pour relever qu'à beaucoup d'égards l'Europe d'Ancien Régime ressemble aux
systèmes préindustriels extra-européens. Ce qui, soit dit en passant, renforce l'hypothèse que les écarts de niveau de vie entre l'Europe et les autres
grandes régions seraient réduits avant le XIXe siècle.

Limites et potentialités des économies préindustrielles d'Europe1

Quels sont les caractères quasi-permanents et presque immobiles observés généralement et partout dans l'Europe d'avant la révolution industrielle ? Le
premier est sans conteste la suprématie de l'agriculture. Par la population qu'il occupe, les revenus qu'il distribue et les capitaux qu'il attire, le secteur
primaire domine toute l'économie de l'Europe ancienne. Face à l'Asie du riz et l'Amérique du maïs et de la pomme de terre, cette Europe agricole est
avant tout céréalière.
Environ trois quarts des surfaces labourées y sont ensemencées de blé, de seigle, d'avoine et d'orge. Les grains dominent l'emploi des sols européens
car aucune autre source ne fournit aux hommes autant de calories si bon marché. Ne bénéficiant pas de l'exceptionnelle fertilité des vastes zones
alluviales qui longent le Nil, le Tigre et l'Euphrate, l'Indus, le Gange, le Yangsé ou le Mékong, l'Europe céréalière enregistre des rendements très faibles.
Ils plafonnent autour de 6 quintaux à l'hectare, soit 7 à 8 fois moins que les niveaux atteints actuellement en Europe occidentale.
L'épuisement des sols, trop sollicités et insuffisamment fumés, explique la médiocrité des rendements. Pour produire les quantités de céréales
nécessaires, d'immenses territoires doivent être ensemencés, ce qui laisse peu de place à la zone de pâture pour le bétail. L'agriculture européenne restera
enfermée dans ce cercle vicieux, jusqu'à ce que l'apport des plantes fourragères puis l'utilisation au XIXe siècle des engrais chimiques viennent faire
sauter le verrou.
L'arrivée au début du XVIe siècle des trois principales plantes d'origine extra-européenne (le riz, le maïs et la pomme de terre), dotées d'un bon
pouvoir nutritif et aux rendements plus élevés que ceux du blé, ne modifie guère l'alimentation traditionnelle des Européens. Ces plantes, faut-il le
rappeler, ne se diffusent que très lentement sur le Vieux Continent.
Le secteur industriel ancien est, quant à lui, caractérisé par deux traits dominants : une très grande dispersion des points de production et une forte
attache avec l'agriculture qui lui fournit matières premières et main-d'œuvre. Dans l'Europe d'Ancien Régime, l'exercice de la production industrielle se
heurte à des problèmes permanents. La faible disponibilité de la main-d'œuvre ; les difficultés de transport des matières premières et d'acheminement des
produits finis ; les problèmes d'utilisation, de conservation et de reproduction des sources d'énergie ; la médiocrité de la demande de produits
manufacturés sont autant de freins au développement du secteur industriel ancien.
La question de la main-d'œuvre est particulièrement pesante. L'industrie a besoin d'une force de travail que l'agriculture trop peu productive ne peut
libérer. « En un temps où les techniques rudimentaires exigent le recours massif au travail manuel [...], l'industrie et l'artisanat dépendent en grande partie
d'une main-d'œuvre (rurale), non seulement peu mobile et peu qualifiée, mais encore qui n'est disponible qu'à temps partiel »2.
Quant à la faiblesse de la demande, elle est imputable à une distribution très inégalitaire des richesses, reflet d'une forte différenciation des classes
sociales. À une minorité de gens très fortunés s'oppose une forte proportion de pauvres. « Entre les deux, une classe moyenne, urbaine souvent, qui tend
à se fortifier [...], et qui porte en elle de solides espoirs de progrès3. » La grande majorité des populations anciennes ne pouvant faire autrement que
consacrer l'essentiel de leur maigre revenu à l'acquisition de subsistances, les grands propriétaires, les riches villageois, les membres des cours et du haut
clergé, les bourgeois des villes forment la seule clientèle des artisans et des manufacturiers.
Si l'on s'en tient à ce qui vient d'être très brièvement rappelé des caractères majeurs des économies et des sociétés de l'Europe préindustrielle, celles-ci
paraissent résolument bloquées, entravées dans leur développement. Il apparaît aussi combien ces structures d'Ancien Régime sont peu aptes à soutenir
une croissance forte et durable de la population. Elles se révèlent trop rigides pour s'ajuster aisément à des effectifs humains en hausse qui demandent
nourritures et emplois. Ainsi s'expliquerait l'essoufflement des économies européennes d'abord entre le XIVe et le milieu du XVe siècle, puis tout au long
du XVIIe siècle.
Cette image est cependant « trop statique et trop uniformément grise pour être vraie »4. Elle doit être retouchée en faisant intervenir le mouvement.
Dans l'Europe d'Ancien Régime, il y a des régions et des activités économiques qui font preuve, par moments, de dynamisme.
Aux Pays-Bas, techniques et méthodes culturales progressent dès la fin du Moyen Âge. L'utilisation précoce des immondices urbaines, permettant
d'augmenter la fumure, et l'introduction probable, avant le XVIIIe siècle, de cultures à la place de la jachère contribuent à faire grimper les rendements
très au-dessus de la moyenne (environ 15 quintaux à l'hectare). La réussite hollandaise, en brisant le cercle vicieux de l'agriculture ancienne, laisse
entrevoir l'une des possibilités de déblocage des économies traditionnelles. « Le mouvement de bascule vers la modernité » peut s'amorcer, dès qu'une
agriculture performante est à même, en augmentant ses surplus, de nourrir plus d'actifs non engagés dans le travail de la terre et aptes à être transférés
dans le secteur industriel5.
Autre entité de l'Europe du Nord-Ouest, l'Angleterre prend, quant à elle, de l'avance dans la production de charbon, utilisé précocement comme
combustible domestique. Elle contribue en outre, au XVIe siècle, à faire progresser les techniques métallurgiques : généralisation du martinet
hydraulique, expansion et amélioration des hauts fourneaux, utilisation croissante de la fonte (pour la production notamment de canons), substitution du
charbon au bois dans les hauts fourneaux. On assiste, avec ce dernier procédé, à une « amorce des mutations qui annonceront la révolution
industrielle »6.
À l'intérieur du cadre rigide de l'économie d'Ancien Régime, dont certaines régions réussissent lentement à se libérer, le grand commerce international
se comporte en branche entraînante. Le commerce des épices et des soieries, puis du sucre, du café et d'autres produits exotiques exige de gros
investissements, une grande prise de risque. Il peut dégager en retour de hauts profits. Le grand négoce international, minoritaire par le nombre d'actifs
employés, ne porte, selon Pierre Chaunu, que sur 1 % des biens produits. Ce « 1 % marginal » suffirait pourtant à amorcer le processus d'accumulation
du capitalisme européen. L'Espagne et le Portugal d'abord accaparent pendant un siècle les profits du grand commerce. Dès la fin du XVIe siècle, les
Hollandais et les Anglais deviennent les principaux bénéficiaires du mouvement de bascule vers l'Atlantique. Les pôles de décision du négoce au loin et
de la finance glissent alors vers le nord (Anvers puis Amsterdam), ensuite vers l'ouest (Londres).
Quand bien même l'immense majorité des Européens vivent, tout au long de l'ère moderne, dans la précarité, ces évolutions régionales et sectorielles
sont autant de prémices de la poussée de l'Europe. Est-ce à dire qu'au-delà de ce qui rapproche les grandes civilisations du monde qui, avant la révolution
industrielle, se situeraient à des niveaux de développement grossièrement comparables, l'Europe se singularise des autres centres d'activité culturelle et
économique ? Dans l'affirmative, où se logent les différences ? En quoi celles-ci apparaissent comme des atouts ? Répondre à ces questions est beaucoup
moins facile qu'il n'y paraît.

« Why Europe first ? »

Expliquer la suprématie de l'Europe nécessite de recourir à une telle gamme de facteurs — aussi bien géographiques, démographiques, techniques,
économiques, sociaux, que politiques, institutionnels, culturels, voire religieux — que d'emblée se pose le problème de l'ordre des priorités. Le poids
relatif de ces nombreux facteurs est d'autant plus difficile à déterminer que leurs effets se font sentir, dans le temps, selon des combinaisons mouvantes7.
Face à de telles difficultés de méthode, on est en droit de se demander s'il est possible d'imaginer une approche à même de saisir valablement un
phénomène historique aussi complexe que la montée en puissance de l'Occident.
Quelques auteurs ont relevé le défi. Ils ont pour la plupart choisi de poser la question de la primauté de l'Occident en ces termes : qu'avait l'Europe de
différent et/ou de plus que les autres civilisations qui l'a placée à part du reste du monde ? En exposant ainsi l'Europe occidentale devant le miroir des
autres sociétés, on s'attend à voir apparaître les traits particuliers qui lui confèrent un profil unique. On le voit, ce qui importe, dans cette méthode
d'enquête, c'est de rechercher les dif-férences qui éloignent les civilisations les unes des autres plutôt que les similitudes qui les rapprochent8. Cette
démarche mène parfois ses adeptes à affirmer le rôle de l'Europe comme premier et seul moteur du développement économique moderne, ainsi qu'à
poser l'expérience occidentale d'industrialisation comme l'unique modèle propre à transformer le monde. C'est un point de vue qui rappelle celui de
certains tenants de la « mondialisation » qui réduisent les actuels pays d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique à autant d'annexes de l'Occident.
Une histoire des civilisations rivée à la seule perspective européenne peut paraître suspecte. Toute histoire, il est vrai, a besoin de fixer le terrain d'où
partiront les mesures. Mais le parti pris ethnocentrique a le tort de réduire les possibilités de comparaison. L'Europe ne pourra être confrontée qu'à des
civilisations dont la ligne de développement est mesurable dans les termes du système de référence choisi. Celles qui évolueraient dans un autre sens,
cultivant des valeurs propres, auraient un développement dépourvu de signification. C'est pour cela que souvent nous tenons les sociétés extra-
européennes pour être « en retard » sur celles de l'Occident, alors qu'elles ont suivi un autre itinéraire.
« Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d'inerte [...], avertit Claude Lévi-Strauss, nous devons [...] nous demander si
cet immobilisme apparent ne résulte pas de l'ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables [...], et si, ayant des critères différents des nôtres, cette
culture n'est pas, à notre égard, victime de la même illusion. Autrement dit, nous nous apparaîtrions l'un à l'autre comme dépourvus d'intérêt, tout
simplement parce que nous ne nous ressemblons pas9. » D'où probablement cette habitude, chez ceux qui traquent les causes de la suprématie de l'Europe
occidentale, de la comparer si souvent aux grandes civilisations asiatiques et si peu aux civilisations amérindiennes ou africaines.
L'Asie a beau être préférée comme terme de comparaison, toutes les périodes de l'histoire du monde musulman, de l'Inde et de la Chine qui ne peuvent
se rattacher à celle de l'Occident, dont l'évolution est conçue comme la pierre angulaire de l'histoire universelle, n'en perdent pas moins leur intérêt
intrinsèque. « L'Europe a été mondialisante, mais elle est opposée à toute mondialisation qui ne procède pas d'elle-même, c'est-à-dire qui ne passe pas
par son creuset culturel10. » L'écrivaine et essayiste Christiane Singer a de belles formules pour dénoncer ce genre de réductionnisme. « La forme de
pensée [...], écrit-elle, qui s'arroge le pouvoir [...] de décider de l'importance ou de l'insignifiance de chaque phénomène selon ses propres critères
utilitaristes, n'est qu'une embaumeuse de cadavres11. »
Comment les censeurs de l'européocentrisme s'y prennent-ils pour dénoncer ses travers ? Certains adoptent, pour démontrer sa futilité, le point de vue
de Sirius. Il consiste, en voyant les choses de très haut (l'étoile Sirius est à 8,8 années lumière de la Terre) à inscrire la révolution scientifique et
industrielle de l'Occident dans l'histoire plurimillénaire de l'humanité. Que représente, à cette échelle, cette Europe industrielle qui a moins de trois
siècles ? Si l'on imaginait un cadran de 24 heures figurant la vie de l'humanité, la révolution industrielle apparaîtrait dans la dernière seconde. Dans cette
optique, la primauté que l'homme occidental moderne pourrait être tenté de revendiquer au profit d'une région perd de sa consistance.
La révolution industrielle, née en Europe occidentale, a gagné l'Amérique du Nord, le Japon, des parties de l'Asie continentale. « Et si, comme il est
vraisemblable, elle doit s'étendre à l'ensemble de la terre habitée, chaque culture y introduira tant de contributions particulières que l'historien des futurs
millénaires considérera légitimement comme futile la question de savoir qui peut, d'un ou de deux siècles, réclamer la priorité pour l'ensemble12. »
Dans la même veine, mais sans embrasser d'aussi larges horizons, d'autres contempteurs de l'européocentrisme relativisent l'avantage pris par l'Europe
sur les autres, en soulignant qu'il est historiquement bien circonscrit. Le fait qu'au début du Moyen Age ce soit l'Europe qui paraît « sous-développée »
face à une Asie prospère et techniquement supérieure devrait nous inciter à dénier tout caractère permanent à l'« avance » de l'Occident. André Gunder
Frank soutient dans un ouvrage récent controversé13 qu'aujourd'hui le rapport des forces économiques est en train de basculer en faveur de l'Asie, qui,
après un intermède européen d'environ deux siècles, retrouverait sa prééminence d'avant 1800.
Une autre manière de se démarquer de l'européocentrisme, largement adoptée ici, consiste à affirmer qu'avant que l'Europe occidentale ne creuse les
écarts, plaçant à terme les autres régions dans le rôle de poursuivants, l'Occident et les autres civilisations — notamment celles de l'Asie — ne se
différencient guère l'une de l'autre14. Selon les domaines d'activité, elles seraient toutes le lieu d'avancées et de blocages, de potentialités et d'archaïsmes.
Ceci revient à proclamer que la plupart des atouts reconnus habituellement à l'Occident ne lui sont pas propres ; que la réussite occidentale ne tient pas
à un quelconque génie spécifique. Les avancées, sommes toutes récentes, de l'Europe occidentale ne seraient donc en rien liées à une singularité de son
destin. Elles seraient contingentes. Nick Crafts, l'un des historiens quantitativistes les plus réputés du monde anglo-saxon, ne soutient-il pas que la
révolution industrielle anglaise est vraisemblablement le fruit du hasard ? On pourrait, en étendant au Vieux Continent sa thèse stochastique15, attribuer
de même un caractère fortuit à la réussite économique de l'Europe. En se situant après le démarrage industriel de la fin du XVIIIe et du début du XIXe
siècle, la tentation est grande de considérer les diverses caractéristiques de l'Europe (systèmes démographique et agraire, facultés d'innovations
techniques, cadres institutionnels, mentalités, etc.) comme autant de bonnes raisons expliquant son avance. Mais en se plaçant avant la révolution
industrielle, dans le cadre étriqué des économies d'Ancien Régime, et en faisant abstraction de ce qui est advenu par la suite, les similitudes avec les
autres grandes régions du monde frappent davantage que les différences. Ainsi conçue, la question de la primauté de l'Europe ne peut recevoir de réponse
tangible.
Minimiser les différences entre les civilisations revient à réorienter la quête des causes de la supériorité de l'Occident, ainsi qu'à réévaluer les
potentialités des autres civilisations, notamment celles de l'Orient. Il conviendrait alors, en tenant compte des héritages communs, de rechercher dans la
longue durée les facteurs circonstanciels qui, à une époque et dans des domaines particuliers, ont permis à l'un des mondes de distancer les autres16.
Ceci dit, l'expérience européenne de développement, quelle que soit la perspective dans laquelle la placent les historiens, reste la référence d'où partent
toutes les mesures. Cela est vrai lorsque, pour mettre en question le caractère prétendument unique de l'Europe, des caractéristiques évoquant des traits
occidentaux sont identifiées dans des aires non-européennes. Cela est vrai aussi lorsque, pour éviter d'exposer les sociétés non-occidentales devant le
miroir de l'Europe, nous cherchons à les apprécier avec d'autres outils que ceux dérivés de l'expérience européenne.

Mais où est la différence ?

Entre 8500 avant J.-C. et le XVe siècle, l'Europe est la plus « arriérée » des régions du Vieux Monde. Durant la majeure partie de ces dix mille ans,
elle se contente d'accueillir des innovations (domestication des animaux et des plantes, écriture, moulin à eau, métallurgie, etc.) venues du Proche-Orient
et de Chine. « Entre l'an 1000 et 1450, le flux de la science et de la technologie est allée surtout des sociétés islamiques — de l'Inde à l'Afrique du Nord
— vers l'Europe, plutôt que dans le sens inverse17. »
Vers 1500, les entités étatiques les plus peuplées et les puissantes de la planète, celles qui disposent des terres les plus étendues et les plus fertiles ne se
situent pas en Europe, mais en Asie. À cette époque, les plus grandes villes du monde se trouvent en Chine (Pékin, Hong-Chou, Nankin), en Inde
(Vijayanagar), dans l'Empire ottoman (Istanboul, Le Caire) et en Amérique précolombienne (Mexico). La taille de leur population est en moyenne le
double de celle de Paris (225 000 habitants), la première ville d'Europe18. L'Europe (sans la Russie), avec ses quelque 80 millions d'habitants, apparaît
alors, selon le mot de Paul Valéry, comme un « petit cap du continent asiatique » ( tableau 1 et carte 1).
Elle est directement menacée par les Turcs ottomans qui, entre la prise de Constantinople (1453) et le milieu du XVIe siècle, étendent leur domination
non seulement à l'ensemble du Moyen-Orient et du Maghreb (sauf la Perse et le Maroc), mais également sur une fraction du Vieux Continent (Grèce,
péninsule balkanique, parties de la Hongrie et de la Russie). Face à la Turquie ottomane, devenue sous le règne de Soleiman II le Magnifique (1520-
1566) la première puissance de la Méditerranée, l'Europe apparaît extrêmement divisée. N'aligne-t-elle pas au début du XVIe siècle jusqu'à 500 entités
étatiques (carte 5) ?
À la différence des grands empires asiatiques, l'Europe « n'a jamais constitué (un ensemble) dont toutes les parties auraient reconnu un même chef
séculier ou religieux. Au contraire, l'Europe est un assemblage hétéroclite de minuscules royaumes et de principautés, de seigneuries frontalières et de
cités-États. Quelques monarchies plus puissantes émergent à l'ouest, notamment en Espagne, en France et en Angleterre, mais toutes souffrent de
tensions internes, et voient dans les autres des puissances rivales, plutôt que des alliées dans la lutte contre l'Islam »19. Cette multiplicité de souveraineté
consubstantielle à l'Europe moderne réduit les hégémonies militaires à n'être qu'instables et éphémères, fondant ainsi la balance des pouvoirs. Chacune
des forces rivales étant en mesure d'accéder aux nouvelles techniques militaires, aucune puissance ne peut l'emporter sur les autres20. Davantage de
sociétés rivales signifie davantage de pression pour adopter et conserver des innovations. Celles qui ne le feraient pas risquent d'être éliminées par les
concurrents.
Caractéristique majeure de l'Europe, la fragmentation politique est, chez elle, un trait de structure qui ne se retrouve pas ailleurs. L'histoire du sous-
continent indien est marquée, de l'Empire maurya (325-185 avant J.-C.) à l'Empire britannique des Indes, par une alternance de phases d'unification
impériale avec des phases d'émiettement politique. Les conquérants moghols refont l'unité d'une Inde morcelée aux XIVe et XVe siècles en plusieurs
États musulmans et hindous, en créant à partir du XVIe siècle un empire qui atteint sa plus grande étendue au début du XVIIIe siècle ( chapitre 3 et carte
4). L'Empire moghol aura, en tant qu'entité politique homogène, une durée de vie d'un siècle et demi environ (1580-1739).
À l'extrême opposé de l'Europe, il y a la Chine. Surpassant largement le Vieux Contient par son étendue et sa masse démographique, elle a façonné
son unité, en posant les bases d'un empire dès le IIIe siècle avant J.-C. Les phases de morcellement n'y durent que le temps nécessaire aux dynasties qui
s'y succèdent pour rétablir un pouvoir centralisé, momentanément menacé par des forces centrifuges. Les sinologues connaissent bien ces intermèdes,
notamment celui durant lequel la carte politique de la Chine des premières décennies du Xe siècle évoque celle de l'Europe du XVIe siècle. Dix royaumes
rivaux, partageant les mêmes valeurs culturelles, se lancent alors dans le commerce international, tentant à l'aide d'une politique de type mercantiliste,
d'en tirer suffisamment de ressources financières pour l'emporter sur des voisins concurrents. Ils « auraient fort bien pu devenir d'authentiques États-
nations »21.
Autant la Chine apparaît comme toujours unifiée, autant l'Europe a été continûment fragmentée, le sous-continent indien occupant entre les deux une
position intermédiaire. Durant les mille ans ayant suivi la chute de l'Empire romain (476) — qui au demeurant ne s'est jamais étendu sur plus de la moitié
de la superficie du Vieux Continent — les entités politiques européennes demeurent petites et localisées. De Charlemagne à Louis XIV, en passant par
Charles Quint et son fils Philippe II, aucun souverain ne parvient à mettre en place durablement une « monarchie européenne ». Pour Montesquieu, si
l'Europe échoue là où la Chine réussit, c'est à cause de la géographie. « En Asie, on a toujours vu de grands Empires ; en Europe, ils n'ont jamais pu
subsister. C'est que l'Asie [...] a de grandes plaines. [...]. En Europe, le partage naturel forme plusieurs Etats d'une étendue médiocre. » Et c'est tant mieux
pour l'auteur de L'Esprit des lois : « On a accusé Louis XIV de tenter à la monarchie européenne ; s'il avait réussi, rien n'eût été plus fatal à l'Europe
[...]22. »
L'explication de la prééminence de l'Europe par des facteurs « naturels » ne risque-t-elle pas de nous faire tomber dans le piège du déterminisme
géographique ? Où se trouve le seuil au-delà duquel ce type d'argument perd de son pouvoir explicatif ? Faire dépendre le fractionnement politique de
l'Europe de la diversité de ses paysages, comme le suggère Montesquieu, est-il plus acceptable que de lier son histoire à succès au fait qu'elle se trouve,
pour l'essentiel, dans une zone de climat tempéré ?
Selon l'argument climatique23, les zones tempérées seraient soumises à des catastrophes naturelles moins nombreuses et moins dévastatrices que les
zones tropicales ou semi-tropicales. Dans les régions tempérées, les travaux physiques passent pour être moins pénibles ; l'activité humaine y serait
moins affectée par des maladies endémiques qui sévissent surtout sous les latitudes chaudes. On peut se demander pourtant si l'insalubrité actuelle des
tropiques ne brouille pas notre vision du passé. Sylvie Brunel en est convaincue : « Les maladies endémiques du monde tempéré n'ont pu être éradiquées
que grâce aux progrès de la médecine et de l'hygiène, réalisés à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle [...]. Si les Tropiques actuels sont insalubres
(comme l'était l'Europe tempérée à l'époque moderne), c'est parce que, d'une part, les recherches sur les maladies tropicales ont commencé beaucoup
plus récemment (il y a moins de cinquante ans), d'autre part parce que les moyens techniques et financiers manquent » pour les combattre efficacement24.
Ceci dit, les besoins en nourriture, vêtement, chauffage, éclairage et logement sont moins grands sous les climats chauds qu'en milieu tempéré.
Relevons au passage que l'omission de certaines conditions spécifiques, telle que le climat, peut fausser notre travail de comparaison des grandes
civilisations du monde. Ainsi, les techniques de construction urbaine en zone tropicale paraissent souvent rudimentaires. Elles sont pourtant, à l'instar de
la non-utilisation de la roue en Amérique précolombienne et en Afrique noire, non pas un signe de retard technologique, mais plutôt « l'expression d'une
adaptation [...] optimale aux conditions locales »25.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler, tant la question est controversée, qu'aucune étude scientifique n'a, à ce jour, réussi à démontrer que, parce que
les inconvénients l'emporteraient sur les avantages, les climats chauds constituent un obstacle déterminant au développement économique. Les avantages
d'un climat tempéré sont par ailleurs loin d'être évidents avant le XIXe siècle. Il suffit de rappeler la menace que les accidents de la météorologie (hiver
rude, été pourri) font planer sur les populations européennes anciennes, vivant dans l'attente de la récolte. Tenues de résoudre le problème permanent de
la production du combustible pour se protéger du froid, ces populations sont exposées à la misère, à la maladie et à la mort en cas de plusieurs mauvaises
récoltes.
Un autre trait spécifique de l'Europe moderne, à savoir son esprit d'ouverture, pourrait encore s'expliquer par la géographie. À l'inverse des autres
continents qui en imposent par leur masse, l'Europe — pour autant que l'on en détache la Russie — possède un corps longiligne. Son profil spatial
particulier fait que quel que soit le point où l'on se situe, la mer n'est jamais bien loin (carte 5). L'ouverture sur la mer et la multiplicité des voies d'eau
navigables favorisent en Europe la circulation des marchandises, des hommes et des informations.
Cette ouverture sur le monde — qui nous allons le voir a permis aux Européens de beaucoup emprunter aux autres sur le plan technique — n'aurait pu
pleinement s'exprimer sans la fragmentation politique. Si l'exploration des océans, les expéditions maritimes, le commerce outre-mer sont marqués par
des rivalités entre Italiens, Portugais, Espagnols, Hollandais, Anglais et Français, c'est bien parce que l'Occident n'a abrité aucun empire unifié capable
de contrôler ou de contenir l'élan des « Grandes Découvertes ». Fils d'un tisserand établi dans l'État de Gênes, Christophe Colomb fait ses premières
offres d'explorateur des mers au duc d'Anjou, puis au roi du Portugal. Face à leur refus, il se rend en Espagne où après huit années de démarches
laborieuses il obtient l'accord d'Isabelle la Catholique. « L'Europe eût-elle été unie sous l'autorité de l'un (de ces) souverains que la colonisation des
Amériques aurait sans doute avorté26. »
D'abord écartées du partage du monde consacré par la bulle du pape Alexandre VI (1493), la France et l'Angleterre n'auront aucune peine à ouvrir des
brèches dans le monopole octroyé à l'Espagne et au Portugal. À l'ambassadeur d'Espagne qui en 1541 lui fait part des inquiétudes de Charles Quint face
aux projets français de colonisation en Amérique, François Ier fait, dit-on, cette célèbre réponse : « Le soleil luit pour moi comme pour les autres, et je
voudrais bien savoir la clause du testament d'Adam qui m'exclut du partage du monde. » Elizabeth Ire d'Angleterre (règne 1558-1603) lui emboîte le pas
en proclamant que « tout un chacun peut utiliser la mer et les vents ».
Dans l'Europe politiquement émiettée du XVIe siècle, l'émergence d'une autorité centrale capable d'imposer à tous une réglementation des activités
navales et commerciales en haute mer est donc très improbable. Dans le cadre d'un empire unifié, les données sont autres, comme le révèle l'histoire des
grandes expéditions maritimes de la Chine durant le premiers tiers du XVe siècle27. De 1405 à 1433, sept expéditions officielles sont organisées par
Zheng He, eunuque musulman nommé pour la circonstance amiral en chef. Elles comprennent plusieurs centaines de grosses jonques transportant de 20
à 30 000 hommes d'équipage à chaque voyage. Le plus grand vaisseau est un neuf mâts de 130 mètres de long et 55 mètres de large, construit sur
plusieurs étages, jaugeant plus de 1 500 tonneaux.
Ces flottes imposantes visitent presque toutes les terres habitées bordant la mer de Chine et l'océan Indien : côtes du Vietnam, Java, Sumatra, Malacca,
Siam, côtes de l'Inde, Ceylan, golfe Persique, péninsule arabique, Afrique orientale. En 1413-1415, une partie de la flotte au départ de Sumatra atteint
directement et sans escale les côtes orientales de l'Afrique, parcourant ainsi environ 6 000 kilomètres. Vu la taille, la puissance et les qualités en mer de
la marine de Zheng He, « elle aurait très bien pu faire le tour de l'Afrique et "découvrir" le Portugal »28 plusieurs décennies avant que Vasco de Gama ne
passe le cap de Bonne Espérance.
Ces expéditions maritimes, qui révèlent l'avance technique de la Chine sur le Portugal et l'Espagne dont les navires ne se lanceront dans les voyages à
longue distance qu'à l'extrême fin du XVe siècle, sont un mélange d'expéditions militaires et diplomatiques, d'opérations de prestige et d'entreprises
destinées à fournir la Cour impériale en objets de luxe et en curiosités exotiques. Elles ne donnent en tout cas pas lieu à l'installation de bases
permanentes, prélude à une emprise territoriale. « La course des Européens aux colonies, leur incessante quête de terres nouvelles n'ont pas d'équivalent
dans l'histoire moderne de la Chine29. »
Au retour de la dernière expédition de Zheng He en 1433, la Chine décide de renoncer à sa politique de prestige dans les océans. Le temps est
désormais au repli du côté de la steppe. Un mouvement de bascule, dont l'un des signes est le déplacement après 1421 de la capitale de Nankin à Pékin,
s'amorce de la Chine du Sud maritime vers la Chine du Nord tournée vers le continent. Pour l'Empire du Milieu, menacé au milieu du XVe siècle par des
incursions mongoles sur ses frontières septentrionales, la défense terrestre va primer sur les aventures océaniques, considérées de surcroît comme trop
onéreuses. À la fin du XVe siècle, au moment où l'Europe lance ses conquistadors et ses marins sur les océans, Pékin abolit la navigation au-delà de ses
eaux territoriales. Le simple fait de construire une jonque de plus de deux mâts est désormais passible de la peine capitale. Ainsi, l'existence en Chine
d'une autorité uniforme, modifiant ses priorités, aura suffi à provoquer l'arrêt des explorations maritimes et le gel du commerce au loin.
« La balkanisation géographique de l'Europe s'est au contraire traduite par (une multitude) de petits États et
centres d'innovation indépendants et concurrents. Si un État ne donnait pas suite à une innovation particulière,
un autre le faisait, obligeant les États voisins à emboîter le pas, sous peine de se laisser conquérir ou de rester
économiquement à la traîne. Les barrières de l'Europe étaient suffisantes pour empêcher l'unification politique,
mais insuffisantes pour empêcher l'essor de la technologie et des idées. Contrairement à la Chine, l'Europe n'a
jamais eu de despote capable de tout verrouiller30. »

« Sous-produit » d'une géopolitique singulière, l'esprit d'ouverture des Européens apparaît par contraste comme un atout pour l'Occident qui, mettant à
profit cette disposition particulière, réussit à combler son retard technologique sur le monde musulman et l'Extrême-Orient. Depuis la Renaissance au
moins, l'Europe progresse en effet dans le domaine scientifique et technique à un rythme plus rapide que ses compétiteurs arabes et chinois, grâce
notamment à sa faculté d'assimiler les connaissances venues d'Asie. Cet esprit d'ouverture, cette capacité de renouvellement, cette aptitude au
changement contrastent avec la tendance des grands empires asiatiques à se refermer sur eux-mêmes, une fois atteint leur point d'équilibre.
L'ouverture sur le monde de l'Europe moderne, attestée encore par ses innombrables explorations maritimes et ses « découvertes » de terres lointaines,
n'est pas due à une quelconque supériorité intellectuelle innée, ni même au fait que le christianisme est d'essence moins conservatrice que l'islam, le
confucianisme ou l'hindouisme31. Elle s'explique mieux par le morcellement de l'Europe, assemblage disparate d'entités de taille relativement réduite. Les
tensions entre les nombreuses nations européennes et leurs divisions internes entretiennent un esprit constant de lutte et de concurrence. De cette
instabilité chronique est sans doute né ce penchant chez les Européens à se tourner vers le monde. De ces rivalités et de ces conflits incessants, les États
européens puisent un dynamisme.
Après avoir beaucoup emprunté sur le plan technique et scientifique aux civilisations islamiques, qui elles-mêmes avaient puisé pendant des siècles
dans le riche fonds chinois, l'Europe saura élever son niveau dans ces domaines au plus haut point à la fin du XVIIIe siècle. « C'est pour avoir su tirer
parti de tant d'intelligences créées par les plus vieilles civilisations du monde que l'Europe a pu conquérir la première place »32.
Pendant longtemps la Chine tient, sur le plan technique, la comparaison avec l'Europe. Peut-être est-elle même en avance sur l'Occident jusqu'au XVIe
siècle, voire jusqu'au XVIIe siècle. « Il est bon d'observer la force, la vertu et les conséquences des découvertes, écrit Francis Bacon dans son Novum
Organum en 1620. On ne peut les voir nulle part de façon plus évidente que dans [...] l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole, car elles ont changé
la face du monde, la première dans les lettres, la seconde dans la guerre, et la troisième dans la navigation. De là, d'innombrables changements, tels
qu'aucun empire, secte ou étoile ne semble avoir exercé plus de pouvoir et d'influence sur les affaires humaines que ces découvertes mécaniques ». La
remarque de Bacon vaut pour la Chine, qui est à l'origine de ces inventions, comme pour l'Europe qui les lui a empruntées33. Quant à la supériorité de
l'« Europe technicienne » sur le monde musulman et l'Inde, elle n'est sûrement pas encore déterminante au début du XVIIIe siècle.
À cette date, il ne fait aucun doute que la civilisation européenne a acquis en matière technologique et scientifique une grande maîtrise. Pourtant,
même s'il s'avère, ce qui n'est pas certain, que l'Europe a à ce moment une avance dans ces domaines sur le reste du monde, cette primauté n'est pas
décisive dans le déclenchement de la révolution industrielle34. Des générations d'historiens économistes ne cessent de répéter que la révolution
industrielle ne fait pratiquement pas appel aux techniques de pointe de l'époque. Ce qui signifie que les techniques utilisées durant le démarrage
industriel sont simples, donc faciles à copier, autrement dit à la portée des autres civilisations. De la même manière, l'avance de l'Europe moderne dans
les mathématiques, la physique et l'astronomie — qui débouche aux XVIe et XVIIe siècles sur la mise au point d'instruments optiques et de précision
comme le télescope, le microscope ou les lunettes correctives de la vue — n'a guère d'incidence sur la genèse de la révolution industrielle. La science et
la technique entretiennent sans doute un dialogue plus étroit en Occident que dans les autres civilisations. Il n'empêche que jusqu'au milieu du XIXe
siècle il n'y a pas de réelle interpénétration entre ces deux champs du savoir.
Le système européen d'États multiples et concurrents présente une autre particularité encore : celle d'offrir aux nobles, aux bourgeois des villes et aux
commerçants la possibilité de s'octroyer une marge de manœuvre sans équivalent35. Dans ce contexte, « l'entreprise privée se trouve douée [...] d'une
vitalité sociale et politique sans pareille »36. Est-ce pour cela que la croissance du commerce, des ports et des marchés s'est faite en Europe occidentale de
manière décentralisée ? Comparée à d'autres expériences de développement, cette croissance est largement incontrôlée. À coup sûr, il y a dans l'Europe
moderne, comme dans les grands empires asiatiques, des princes et des seigneurs qui pillent les gens d'affaires et les expulsent. « Mais (en Europe) la
puissance du souverain (trouve) sa limite dans les exigences (financières) de l'État [...] et dans la concurrence » interétatique37. Les commerçants juifs
opprimés, les huguenots persécutés ou les capitalistes indésirables peuvent s'exiler en portant ailleurs leurs avoirs et leur savoir-faire.
L'éclosion à la Renaissance de constructions politiques nouvelles, désignées par le terme d'« État-nation », qui ont vocation à un contrôle de plus en
plus serré et efficace de la société, met en danger cette décentralisation38. Parce que l'État moderne émergeant menace les privilèges des villes et
l'autonomie des assemblées des notables et des noblesses, qu'il soumet les peuples à des charges croissantes, il provoque un peu partout rejets,
dissidences et résistances. L'opposition des groupes privilégiés utilise le moyen des institutions en place (états généraux, parlements, communes
urbaines) pour faire obstacle aux velléités centralisatrices des monarques.
Le contraste est saisissant avec l'Empire moghol où les nobles sont, une fois nommés par l'empereur, corps et biens entre les mains du souverain.
L'opposition est forte entre cet empire asiatique, où le corps des nobles conserve certains caractères serviles, et une Europe, où les conflits autour du
modèle de l'État-nation portent en eux une force créatrice et préservatrice de libertés. « L'un des grands avantages de l'Europe, note D. Landes, (est) que
ses entrepreneurs capitalistes aient travaillé et prospéré dans des cités-États autonomes [...] ; et que même dans le cadre plus large des nations-États
embryonnaires, le statut juridique particulier à la commune urbaine ait mis les habitants en mesure de manifester et soutenir leur volonté politique
distincte [...]39. »
Pour Charles-Olivier Carbonell, historien passionné du Vieux Continent, ce qui caractérise l'Europe, ce sont justement ses villes qui, plus qu'ailleurs,
se sont développées comme foyers de civilisation. Selon lui, les villes chinoises sont une exception démographique au sein d'imposantes masses rurales
et les villes musulmanes des lieux d'antagonisme avec les nomades. « Dans les civilisations précolombiennes, dans la grande savane africaine, en Inde, la
ville reste [...] un lieu seulement voué au pouvoir et à la brillance40. » En Europe, la cité s'érige plutôt en lieu de libertés et de franchises, en centre
d'attraction, de circulation et d'enrichissement.
1. Je me suis largement inspiré ici du chapitre rédigé par Anne-Marie Piuz dans P. Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard,
1997, tome 1, p. 135-214.
2. P. Bairoch, Victoires et déboires, op. cit., tome 1, p. 165.
3. Idem, p. 141-142.
4. Idem, p. 172.
5. Idem, p. 159.
6. Idem, p. 192.
7. Pour un recensement exhaustif et une analyse critique de tous ces facteurs, voir J.M. Blaut, The Colonizer's Model of the World. Geographical Diffusionism and Eurocentric History, New York &
London, The Guilford Press, 1993, notamment p. 50-151 ; et du même auteur Eight Eurocentric Historians, New York, Guilford Press, 2000.
8. L'adepte le plus convaincu de cette approche est David Landes. Il l'applique avec brio dans deux ouvrages : L'Europe technicienne. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale
de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard, 1975, notamment p. 24-61 ; Richesse et pauvreté des nations. Pourquoi des riches ? Pourquoi des pauvres ?, Paris, Albin Michel, 2000.
9. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, p. 45-46.
10. Interview de Charles-Olivier Carbonell dans Le Monde du 1er février 2000, p. 18.
11. C. Singer, Les âges de la vie, Paris, Albin Michel, 1990, p. 20.
12. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, op. cit., p. 65.
13. A.G. Frank, ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press, 1998.
14. Pour des paidoyers récents en faveur des similitudes entre les économies préindustrielles de l'Asie et de l'Europe, voir R. Bin Wong, China Transformed : Historical Change and the Limits of
European Experience, Ithaca, Cornell University Press, 1997, notamment p. 9-52 ; et K. Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton &
Oxford, Princeton University Press, 2000.
15. N. Crafts, « Industrial Revolution in England and France : Some Thoughts on the Question : "Why was England First ?" », in Economic History Review, vol. XXX, n° 3, August 1977, p. 429-441.
Voir également, dans la même veine, E.A. Wrigley, « The Process of Modernisation and the Industrial Revolution in England », in Journal of Interdisciplinary History, vol. III, n° 2, Autumn 1972, p. 225-
259.
16. Pour une telle approche, voir par exemple J. Goody, L'Orient en Occident, Paris, Le Seuil, 1999.
17. J. Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés. Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire, Paris, Gallimard, 2000, p. 423-424.
18. Sur la population des plus grandes villes du monde vers 1500, voir P. Bairoch, De Jéricho à Mexico. Villes et économie dans l'histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 558-560 ; Victoires et déboires, op.
cit., tome 2, p. 525-529.
19. P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances. Transformations économiques et conflits militaires entre 1500 et 2000, Paris, Payot, 1991, p. 32.
20. Sur cet équilibre des puissances, voir également C.-O. Carbonell et al., Une histoire européenne de l'Europe. D'une renaissance à l'autre ? (XVe-XXe siècle), Paris, Privat, 1999, p. 39-49 ; et P.
Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, op. cit., chapitres 1 et 2.
21. C. Blunden & M. Elvin, Atlas de la Chine, Paris, Nathan, 1968, p. 25.
22. Montesquieu, Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, Genève, Éditions Droz, 2000, passim.
23. Résumé par P. Bairoch, Victoires et déboires, op. cit., tome 1, p. 261-262. Voir également D. Landes, Richesse et pauvreté des nations, op. cit., p. 23-45. Pour une réhabilitation récente du rôle des
facteurs géographiques dans la croissance économique, voir J.L. Gallup, J.D. Sachs & A.D. Mellinger, Geography and Economic Development, Working Paper 6849, National Bureau of Economie
Research, Cambridge MA, December 1998.
24. S. Brunel sous la dir. de, Tiers-Mondes. Controverses et réalités, Paris, Economica, 1987, p. 75 et 78. C'est S. Brunel qui souligne.
25. P. Bairoch, Victoires et déboires, op. cit., tome 1, p. 252.
26. J. Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, op. cit., p. 427.
27. Sur ces expéditions, voir J. Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1999, p. 346-354 ; ainsi que D. Boorstin, Les découvreurs, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 181-195.
28. P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, op. cit., p. 35.
29. D. Boorstin, Les découvreurs, op. cit., p. 193.
30. J. Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, op. cit., p. 431.
31. Sur les controverses autour de l'explication de l'avance du Nord sur le Sud par des facteurs psychologiques et religieux, voir notamment J.M. Blaut, The Colonizer's Model of the World. Geographical
Diffusionism and Eurocentric History, New York & London, Guilford Press, 1993, p. 94-102 ; D. Landes, Richesse et pauvreté des nations, op. cit., p. 234-246 ; S. Brunel sous la dir. de, Tiers-Mondes, op.
cit., p. 84-93 ; et J. Goody, L'Orient en Occident, op. cit., p. 19-65.
32. Charles Morazé cité par M. Devèze, L'Europe et le Monde à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1970, p. 28.
33. La citation de F. Bacon se trouve dans J. Gernet, Le monde chinois, op. cit., p. 26.
34. Position défendue par P. Bairoch, Victoires et déboires, op. cit., tome 1, p. 254.
35. P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, op. cit., p. 48-49.
36. D. Landes, L'Europe technicienne, op. cit., p. 28.
37. Ibidem.
38. C.-O. Carbonell et al., Une histoire européenne de l'Europe, op. cit., notamment p. 67-88.
39. D. Landes, L'Europe technicienne, op. cit., p. 35.
40. Interview dans Le Monde du 1er février 2000, p. 18.
DEUXIÈME PARTIE

Le centre et la périphérie
La première expansion de l'Europe se traduit par l'effacement tragique des populations et des civilisations des Amériques. Massacres, mauvais
traitements et maladies importées se combinent pour faire disparaître, en un siècle et demi, 90 % des habitants du Nouveau Monde ( chapitre 5 ).
La dépopulation de l'Amérique et son repeuplement sous la férule de l'Europe, avec notamment la déportation à travers l'Atlantique de 11,5 millions
de captifs africains, changent, à l'évidence, la donne en matière d'écarts de développement. Jusque-là, les différences dans les niveaux de développement
des grandes régions du monde restent mineures. Tout au moins, les décalages ne sont ni en croissance rapide, ni irréversibles. Avec l'effondrement des
populations amérindiennes disparaissent les civilisations aztèque et inca, constructions à certains égards remarquables. La ponction négrière, quant à elle,
accentue les freins internes au développement économique de l'Afrique noire ( chapitre 6 ).
Dans un raccourci resté célèbre, Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), auteur de Paul et Virginie et fervent admirateur de Jean-Jacques Rousseau, a
dénoncé ce « péril blanc » : « Je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l'Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait
le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l'Amérique afin d'avoir une terre pour les planter ; on dépeuple l'Afrique afin d'avoir une nation
pour les cultiver1. »
L'irruption des premiers Européens en Amérique et en Afrique noire, en rompant tragiquement les équilibres anciens, s'accompagne de catastrophes
démographiques et de bouleversements socio-économiques d'une ampleur sans précédent. Le point d'équilibre à bas niveau technique atteint par les
systèmes amérindiens et africains se révélera extrêmement fragile, dès l'instant où, mis en contact avec le reste du monde, cesse leur isolement.
La mise en valeur de l'Amérique, « la plus riche et belle partie du monde » selon Montaigne, offre à l'Europe ce qu'aucune autre « péri-phérie » ne
peut amener à son « centre »2. Avec l'Amérique, l'exigu Vieux Continent met la main sur des terres et des ressources naturelles immenses. Le sang et les
larmes des esclaves noirs font des colonies américaines non seulement une source de profits, mais également une source d'approvisionnement abondante
et bon marché de produits bruts et de matières premières. Pratiquement aucun des biens consommés par les esclaves (denrées alimentaires et articles
industriels) n'étant produits sur place, le système américain de plantation engendre de surcroît de nouveaux et vastes marchés.
L'évaluation des niveaux de développement des grandes régions du monde à la veille des Grandes Découvertes permet justement de se demander si
sans les gains issus de l'exploitation du Nouveau Monde, de l'élargissement des débouchés coloniaux, du développement du système américain de
plantation esclavagiste et de l'intensification de la traite négrière atlantique, la révolution industrielle aurait eu lieu ( chapitre 7 ). La question a hanté
plusieurs générations d'historiens. Les réponses peuvent diverger du tout au tout selon que l'accent est mis sur des apports extérieurs ou sur une lente
accumulation interne. Mais quelle que soit la préférence affichée, la question reste d'un abord ardu, tant il est difficile de trouver des mesures propres à
fixer précisément le poids des facteurs internes et externes de l'industrialisation de l'Occident. D'où le compromis, adopté de longue date par les auteurs
les plus avisés, qui consiste, dans une réponse équilibrée à souhait, à laisser entendre que la révolution industrielle a de très vieilles et profondes racines
en Europe, mais que le « monde a été (sa) complice efficace, sans le savoir »3.
Dans Le Manifeste du parti communiste (1847), Karl Marx et Friedrich Engels expliquent que « la découverte de l'Amérique, la circumnavigation de
l'Afrique donnèrent à la bourgeoisie naissante un champ d'action nouveau. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de
l'Amérique, les échanges commerciaux avec les colonies, l'accroissement des moyens d'échange et des marchandises donnèrent enfin au commerce, à la
navigation et à l'industrie un essor jusqu'alors inconnu et du même coup hâtèrent la croissance de l'élément révolutionnaire au cœur de la société féodale
qui s'écroulait »4.
On retrouve chez Fernand Braudel cette idée que sans la domination la poussée européenne n'aurait eu ni « le même éclat, ni la même rapidité, ni
surtout les mêmes conséquences »5. Par ailleurs, ce que Marx et Engels laissent entendre dans ce court passage du Manifeste, à savoir que facteurs
internes et externes sont indissociables, Braudel l'affirme vigoureusement : « La discussion si acerbe entre ceux qui n'acceptent qu'une explication
interne du capitalisme et de la Révolution industrielle par une transformation (sur place) des structures socio-économiques, et ceux qui veulent voir
qu'une explication externe (au vrai, l'exploitation impérialiste du monde), cette discussion me paraît sans objet. N'exploite pas le monde qui veut. Il y
faut une puissance préalable lentement mûrie. Mais il est certain que cette puissance, si elle se forme par un lent travail sur elle-même, se renforce par
l'exploitation d'autrui et, au cours de ce double processus, la distance qui la sépare des autres s'augmente. Les deux explications (interne et externe) sont
donc inextricablement mêlées6. » Retenons la leçon et acceptons de ne pas mettre sur la balance les deux explications dans le vain espoir de voir de quel
côté elle pourrait pencher. Il n'existe pas de mesures assez précises pour en déterminer sûrement le poids.
Au début des années 1950, Claude Lévi-Strauss attribue une fonction à la colonisation du XIXe siècle qui est assez en phase avec ce qui précède.
« L'expansion coloniale du XIXe siècle, relève-t-il, a largement permis à l'Europe industrielle de renouveler [...] un élan qui, sans l'introduction des
peuples colonisés dans le circuit, aurait risqué de s'épuiser beaucoup plus rapidement »7.
Le point de vue de David Landes, auteur d'un ouvrage récent sur les origines de la richesse et de la pauvreté des nations, révèle une certaine continuité
dans la façon de traiter la question depuis un siècle et demi. Dans ce livre, au sous-titre évocateur, le célèbre historien économiste américain affirme que
sans les gains et les profits générés par le commerce colonial et la traite négrière atlantique entre le XVIe et le XVIIIe siècle la révolution industrielle
aurait eu lieu de toute façon, mais que sans ces transferts de revenu et ces nouveaux marchés le rythme de développement de l'Europe aurait été
seulement plus lent. Qu'il ne puisse pas nous dire dans quelle mesure n'est guère étonnant. Toujours est-il que Landes ne considère pas la contribution de
l'Amérique et de l'Afrique à l'essor de l'Occident comme marginale : « La croissance [...] de l'Europe au XVIIIe et au XIXe siècle connut des difficultés et
des moments de tension, mais jamais aucun continent ne se modernisa aussi facilement. Cela fut dû en grande partie au Nouveau Monde et se fit sur le
dos des Amérindiens, des esclaves africains, des domestiques et ouvriers liés par contrat8. »
Dans un ouvrage écrit vingt cinq ans plus tôt, Landes se demandait déjà ce qui fait la richesse de l'Europe occidentale d'avant la révolution
industrielle : « Cette richesse, avançait-il, était le produit de siècles et de siècles d'accumulation lente fondée tour à tour sur l'investissement, sur
l'appropriation des ressources et de la main-d'œuvre extra-européennes, et sur un progrès technique considérable [...]9. »
L'enjeu de la question des écarts de développement apparaît maintenant plus clairement encore. De deux choses l'une : soit les écarts de niveau de vie
entre le futur Nord riche et le futur Sud pauvre sont, à l'époque moderne, importants ; soit ils sont réduits, voire inexistants. Dans le premier cas, cela
voudrait dire que les pays qui sont riches aujourd'hui l'étaient déjà avant la révolution industrielle et que par conséquent les causes de leur précoce
prospérité sont à rechercher du côté de leurs structures socio-économiques internes. Structures dont la mise en place s'est étalée sur plusieurs siècles.
Dans le second cas, cela laisse entendre que l'origine des écarts Nord-Sud ne remonte pas au-delà du XVIe siècle et que des facteurs externes, tels que la
colonisation, pourraient avoir joué un rôle dans l'élargissement des écarts entre l'Occident et le futur tiers monde.
La principale conclusion de cette deuxième partie est que l'expansion coloniale entre le XVIe et le XVIIIe siècle consolide en Europe la dynamique
industrialisante de certains pôles régionaux, auxquels les marchés d'outre-mer offrent un nouvel horizon de croissance. Ces marchés réservés donnent
une respiration supplémentaire aux industries, souvent les plus entraînantes, qui savent s'y adapter. Sans être la matrice de la révolution industrielle, la
colonisation contribue à l'essor de l'Occident, le plaçant en position de « passer l'épaule » et de distancer le futur tiers-monde.
Ce qui place en fin de compte l'Europe moderne, et plus particulièrement la Grande-Bretagne, à part du reste du monde, c'est d'être la seule à avoir un
oncle d'Amérique ! Pourtant, si l'Europe, plutôt que le Proche-Orient, l'Inde ou la Chine, réussit sa révolution industrielle et creuse les écarts, ce n'est pas
tellement grâce aux autres. Il y a ce qui lui est propre et ce qu'elle doit à elle-même.
Les causes immédiates (vitalité de l'entreprise privée, dispositions institutionnelles assurant la protection des intérêts particuliers, libertés et franchises
urbaines, curiosité scientifique et ingéniosité technique, liberté de pensée et d'investigation, etc.) sont à distinguer de la cause lointaine. Présents dans
plusieurs civilisations non-européennes, notamment asiatiques, ces facteurs immédiats se combinent de façon singulière en Europe en raison
probablement de sa « désunion chronique »10. Enfin, s'il est vrai que la révolution industrielle « n'aurait [...] pas été ce qu'elle fut sans les circonstances
qui firent [...] de l'Angleterre [...] la maîtresse du monde »11, elle reste avant tout un phénomène d'ensemble, plongeant en profondeur ses vieilles racines
dans le terroir européen.
Chapitre 5

Écroulement des civilisations précolombiennes


La conquête de l'Amérique a des effets dévastateurs. Elle détruit les civilisations précolombiennes et fait disparaître 90 % des effectifs humains du
Nouveau Monde, dont les Européens font, selon Jean-Jacques Rousseau, « un désert pour s'en assurer l'empire ».
La brutale rapidité de l'effondrement aztèque et inca a depuis toujours intrigué les historiens. Le 21 avril 1519, les 11 caravelles de Hernan Cortés
jettent l'ancré au large des côtes mexicaines. Le lendemain, elles débarquent quelque 500 soldats, 16 chevaux, 10 canons, 13 arquebuses et 32 arbalètes.
Deux ans plus tard, le 13 août 1521, l'étendard du conquérant flotte sur Mexico réduit à un amas de ruines fumantes. En janvier 1531, Francisco Pizarro
prend la mer à Panama avec 183 hommes et 37 chevaux à bord de trois navires. C'est sa troisième expédition à destination du Pérou. En novembre 1533,
il s'empare de Cuzco.
Comment expliquer la fulgurante conquête des grands empires amérindiens, densément peuplés et culturellement enracinés dans des traditions
millénaires, par un si petit groupe d'hommes ? « Les Espagnols [...] sont [...] démunis, isolés sur un continent qu'ils ne connaissent pas, marchant vers le
danger. Et les Indiens, eux, sont des milliers, voire des millions, maîtres des terres et de l'eau, sûrs de leur force. Normalement, la disproportion des
forces est telle que les Conquérants ne devraient pas survivre plus de quelques heures sur cette terre nouvelle12. »
La question a reçu les réponses les plus diverses13. Elles pourraient être rangées au moins dans quatre catégories : la supériorité de l'armement
européen ; les causes psychologiques et religieuses ; la friabilité d'empires amérindiens de constitution récente ; le choc microbien.

Supériorité de l'armement espagnol

Les civilisations amérindiennes, ignorant le travail du fer et les armes à feu, apparaissent comme plutôt démunies face au matériel de guerre
occidental. Sur le papier, l'inégalité des moyens est flagrante : épées d'acier contre arcs et flèches en bois ou lances garnies d'obsidienne ; armures
métalliques contre tuniques rembourrées de coton ; armes à feu contre lance-pierres ; chevaux à la mobilité incomparable contre fantassins. Sur le terrain,
la supériorité indéniable des conquérants dans l'armement est cependant limitée par différents facteurs. Tels que le climat et la topographie.
L'humidité et la chaleur moite rouillent les armes à feu et détériorent la poudre. Elles rendent malaisé le port des cuirasses et des casques. Dans ces
conditions, l'arbalète, aux tirs plus pénétrants que les flèches indiennes, se révèle plus efficace que les mousquets et les arquebuses, armes à mèche,
lentes à l'amorçage.
Quant au rôle du cheval, fortement restreint dans les régions escarpées, il n'est déterminant qu'en Amérique centrale, en Colombie ou au Venezuela, là
où les conquistadors sont confrontés à des communautés numériquement faibles et aux structures politiques fragmentées. Autrement dit, là où les
guerres de conquête prennent la forme de guérillas. Il est en revanche quasiment nul dans la conquête du Pérou et du Mexique, où des armées régulières
s'affrontent dans des batailles rangées en rase campagne.
Au-delà de la question particulière de l'utilisation du cheval, c'est toute la supériorité militaire des Blancs qui est remise en cause lorsqu'il s'agit de
faire la guerre à des tribus indiennes dispersées sur de vastes espaces. Les Araucanos dans le centre-sud du Chili, les Indios Pampas des plaines
argentines, les Chichimecas du Mexique septentrional n'ont-ils pas résisté plusieurs siècles à la pénétration espagnole ? Dans ces zones de longue
résistance, l'impossibilité pour les conquistadors de nouer des alliances avec des populations autochtones clairsemées est un handicap majeur. C'est dire
l'importance de ce facteur dans la conquête d'entités de plus grande taille. Lorsqu'ils trouvent, au sein des empires aztèque et inca, des structures étatiques
fortes, des sociétés hiérarchisées, des populations disciplinées, les Européens sauront s'appuyer sur elles pour les exploiter.
S'il y a quelque chose qui a compté sur le plan militaire dans la défaite des Amérindiens, c'est moins la supériorité de l'armement espagnol que la
conception de la guerre des Aztèques et des Incas, inadaptée à la situation inédite créée par l'irruption des conquérants blancs. Chez les Indiens, la guerre
consiste à faire prisonnier l'adversaire pour le mettre au travail ou le sacrifier aux dieux. Les hostilités s'achèvent le plus souvent par le droit accordé aux
vaincus de conserver leurs coutumes, en échange du versement de tributs. D'où cet assemblage d'entités relativement autonomes et très diverses quant
aux langues et aux ethnies que sont les empires aztèque et inca.
Les Indiens seront très étonnés de voir les Européens combattre pour donner la mort. Le premier temps de surprise passé, ils modifieront leurs
méthodes de combat en fonction de la conception occidentale. Mais comment pouvaient-ils imaginer que les Européens n'hésiteraient pas, après les avoir
vaincus et dépouillés de leurs richesses, à anéantir leur religion et leurs lois ? «Tels sont les deux mondes qui s'affrontent [...]. D'un côté, le monde
individualiste et possessif de Hernan Cortés ; monde du chasseur, du pilleur d'or, qui tue les hommes et conquiert les femmes et les terres. De l'autre
côté, le monde collectif et magique des Indiens, cultivateurs de maïs et de haricots, paysans soumis à un clergé et à une milice, adorant un roi-soleil qui
est le représentant de leurs dieux sur la terre14. » Tous les Indiens, qu'ils soient adversaires farouches ou alliés temporaires des chrétiens, verront leur
univers culturel être détruit.

Causes psychologiques et religieuses

Pour des sociétés ayant vécu en état d'isolement pendant des millénaires, l'irruption de l'inconnu est d'abord vécu comme un choc. Confrontés à la
découverte de l'Europe, personnifiée par une poignée de soldats espagnols, les « Indiens paraissent frappés d'une sorte de stupeur, comme s'ils ne
parvenaient plus à comprendre l'événement, comme si celui-ci faisait éclater leur univers mental »15. L'apparition extraordinaire des Européens, leur
étrangeté, posent aux Amérindiens un problème d'identification. Qui sont les Espagnols ? Des hommes ou des dieux ?
Pour certains, ce sont simplement des étrangers. D'autres les considèrent comme des barbares. Les opinions indiennes sont contrastées et teintées de
doute. Le souverain aztèque Moctezuma, dont l'entourage et les conseillers ne s'accordent pas sur l'attitude à adopter à l'égard des Espagnols,
s'interrogera pendant plusieurs mois sur la qualité divine de ceux qui vont le dépouiller et abattre son empire. La possibilité que les conquérants soient
des dieux sèmera le doute et l'angoisse chez le monarque aztèque. Son hésitation à identifier correctement les envahisseurs, laissant ainsi le temps à
Cortés de nouer des alliances, sera fatale au monde mexica.
L'illusion sera toutefois de courte durée. Elle est rapidement dissipée par la cupidité et l'extrême violence des prétendus dieux. Sitôt qu'on leur offre de
l'or, ils se conduisent comme des animaux. « Pareils à des singes ils levaient l'or à pleines mains, puis on les voyait s'asseoir, frémissants de plaisir16. »
La cruauté inouïe des Blancs provoque des revirements brusques, comme chez ce chroniqueur inca qui, après les avoir décrits comme des êtres divins,
dénonce leur comportement démoniaque.
Des historiens ont soutenu que les Indiens se seraient mépris sur l'identité véritable des Espagnols en raison des nombreux prodiges et présages qui,
juste avant leur rencontre, auraient annoncé la fin des temps ou l'imminence d'une extraordinaire catastrophe. Dans les empires aztèque et inca, l'arrivée
des Espagnols est précédée d'une série de signes funestes : colonnes de feu illuminant les ténèbres, apparition de comètes en plein jour, tremblements de
terre et raz de marée. L'irruption des Européens vient de surcroît se placer très précisément dans un calendrier de prophéties pour correspondre à la date,
fixée à l'avance, du retour de dieux vengeurs.
Tout semble cependant indiquer que présages et prophéties aient été fabriqués après coup. Cette invention de signes rétrospectifs témoigne du besoin
des vaincus d'interpréter l'événement. Au Mexique, une fraction de l'élite aztèque comprend que la défaite est en partie due à l'attitude hésitante de
Moctezuma qui renonce à attaquer d'emblée les forces espagnoles. Elle entreprend alors d'expliquer l'indécision fatale de l'empereur en inventant après
coup prophéties et prodiges, justifiant ainsi la méprise de Moctezuma17. Cette version fabriquée des faits sera ensuite transmise par des informateurs
indiens à ceux qui, dans le camp des vainqueurs, se soucient de recueillir les témoignages des vaincus.
De ce qui précède, il ressort que, même s'il est difficile d'en évaluer la portée, les facteurs psychologiques et religieux sont d'importance limitée dans
l'explication de la défaite des civilisations amérindiennes.

Fragilité d'empires de formation récente

L'explication de la victoire espagnole par la friabilité politique des empires aztèque et inca paraît plus convaincante que les deux types de cause qui
viennent d'être évoqués.
Grâce à son habileté manœuvrière et à son sens aigu des rapports de force, Hernan Cortés peut faire jouer à son profit les ambitions et les rancunes
contre Tenochtitlan. « Cortés sait qu'il doit diviser. En contemporain de Machiavel, (il) aperçoit vite le défaut de son ennemi, le géant mexicain : pour
vouloir trop régner, l'empire est devenu fragile. Chaque nation est ennemie de son voisin, mais, surtout, elle l'est de Mexico-Tenochtitlan. Cortés n'aura
aucun mal à dresser les peuples les uns après les autres contre le tyran Moctezuma, en leur promettant son aide, et une part du butin final »18. Les
atermoiements de Moctezuma lui laissent toute latitude pour nouer des alliances avec les Totonaques ou les Tlaxcalans qui lui apportent leurs ressources
et leur connaissance du milieu, sans lesquelles la victoire espagnole n'aurait pas été possible.
Au Pérou, la conquête espagnole se déroule sur fond de guerre civile. Les deux fils de l'Inca Huayna Capac, le bâtard Atahuallpa et l'héritier légitime
Huascar se disputent le trône. Au moment où surgissent les conquérants blancs, Atahuallpa vient de capturer son demi-frère mais n'est pas encore maître
de la région de Cuzco. Francisco Pizarro jouera une faction contre l'autre. Il bénéficiera en outre du soutien de tribus et de peuples opposés à la
domination inca. Lors du sac de Cuzco, les Espagnols laisseront leurs auxiliaires autochtones piller les immenses entrepôts de la capitale regorgeant de
tous les produits du tribut.
Dans sa marche vers Mexico, Cortés est appuyé par plusieurs milliers d'auxiliaires indiens. Lorsque plus tard il entreprend le siège de la capitale
aztèque, 99 % des troupes sous son commandement sont fournis par ses alliés locaux19. On ne comprendrait rien à la victoire des Espagnols sur les
Aztèques sans cette coalition d'États, de villes et de peuples décidés à abattre l'hégémonie de Tenochtitlan.
Pour Octavio Paz, prix Nobel de littérature en 1980, « ni le génie politique de Cortés, ni la supériorité technique des Espagnols — qui ne joua pas dans
les faits d'armes décisifs [...] -, ni la défection de ses vassaux et alliés n'auraient suffi pour ruiner l'Empire Aztèque, si celui-ci n'avait ressenti une
défaillance, une hésitation intérieure qui le fit vaciller et céder »20. Seul l'attentisme de Moctezuma fait que la volonté de résistance et de survie des
Aztèques tardera à s'exprimer. Contrairement à une idée longtemps en vogue, il n'y a pas de fatalisme défaitiste chez les Indiens. Il n'y a pas, inscrite
dans leurs croyances, une inclination particulière à accepter la fin de leur monde.
La résistance pendant plusieurs mois des habitants de Mexico lors du siège de leur ville suffirait à le démontrer. Le dernier roi sacré à Tenochtitlan, le
jeune Cuauhtemoc, est un pur héros de la résistance. Il deviendra, à ce titre, l'un des symboles de l'indépendance du Mexique, proclamée trois siècles
exactement après la destruction de la capitale aztèque. J.M.G. Le Clézio dit que sur ce monde anéanti se referme alors le silence. Le silence « règne
désormais sur lui, gardant ses secrets, ses mythes, ses rêves, tout ce que les Conquérants, par un privilège qu'ils ont parfois ressenti sans bien le
comprendre, ont entrevu brièvement avant de le détruire. [...] Ce silence, qui se referme sur l'une des plus grandes civilisations du monde, emportant sa
parole, sa vérité, ses dieux et ses légendes, c'est aussi un peu le commencement de l'histoire moderne. Au monde fantastique, magique et cruel (des
Indiens), va succéder ce qu'on appelle la civilisation : l'esclavage, l'or, l'exploitation des terres et des hommes, tout ce qui annonce l'ère industrielle »21.

Choc microbien

Une année environ après le débarquement (1519) de Cortés, une épidémie de variole se répand dans tout le Mexique. À la différence des Espagnols,
les autochtones n'ont aucune protection immunitaire contre cette maladie, jusqu'alors inconnue dans le Nouveau Monde. La contagion précède la marche
des troupes espagnoles. À Tenochtitlan, l'empereur Cuitlahuac, désigné en septembre 1520 pour succéder à Moctezuma, est emporté par l'épidémie. Il
n'occupera sa fonction que quelques jours.
Une épidémie, difficile à identifier, frappe également l'empire inca quelques années avant la conquête. Il pourrait s'agir de la petite vérole, ravageant le
Pérou à partir de 1526. L'empereur Huayna Capac y succombe.
Sans qu'il soit possible d'évaluer précisément les pertes humaines causées par ces épidémies dévastatrices — il s'agirait de centaines de milliers de
morts — il ne fait aucun doute que l'attaque microbienne diminue considérablement la capacité de résistance aztèque et inca22. Jared Diamond trouve
qu'il n'y a pas de meilleure illustration de l'importance des microbes létaux que la conquête et la dépopulation du Nouveau Monde par les Européens.
« Les germes eurasiens ont tué beaucoup plus d'indigènes d'Amérique dans leur lit qu'il n'en est mort sur les champs de bataille, face aux fusils et aux
épées des Européens. Ces germes ont miné la résistance des Indiens en décimant les indigènes et leurs chefs et en sapant le moral des survivants23. »
Pour les Indiens d'Amérique, le pire est à venir. La virulence des maladies importées, alliée à la brutalité de la conquête et à la dureté du régime
colonial auront finalement raison d'eux. Les fondements démographiques de leurs civilisations une fois atteints, celles-ci s'écrouleront. Même si le
niveau démographique de l'Amérique à la veille du choc colonial ne peut être précisément connu, il y a tout lieu de croire que l'effondrement des
effectifs indiens est brusque et vertigineux.
La bataille entre les « minimalistes » qui, depuis les années 1930 et 1940, situent la population du Nouveau Monde en 1492 autour de 10-15 millions
d'habitants et les « maximalistes » qui, à partir des années 1960, maintiennent qu'elle est de l'ordre de 90-110 millions semble avoir tourné à l'avantage
de ces derniers. En ce sens qu'aujourd'hui le niveau généralement retenu tourne plutôt autour des 50-60 millions et que presque plus personne ne met en
doute le rôle déterminant attribué par les « maximalistes » au choc microbien dans la chute démographique du Nouveau Monde24.
Le chiffre mis en vedette (53,9 millions) dans le tableau 2 peut être considéré comme un bon ordre de grandeur. Il reprend, en les combinant, les
résultats d'un grand nombre de travaux évaluant, selon des méthodes souvent différentes, le poids démographique de la plupart des régions du continent
américain. Il contient une marge d'erreur d'environ 25 %, ce qui situe la population totale du Nouveau Monde en 1492 dans une fourchette de 40 à 67
millions d'habitants. En l'espace de 150 ans, cette population tombe à 5,6 millions. Soit, avec la disparition de 45 à 50 millions d'individus, une chute de
l'ordre de 90 % en termes relatifs. C'est un effondrement démographique sans précédent dans l'histoire de l'humanité.
Déjà vers le milieu du XVIe siècle, la population indienne des Caraïbes a pratiquement disparu. De 1492 à 1650, la population du Pérou tombe de 6-9
millions d'âmes à 600 000. Celle du Mexique recule de 15-20 millions à environ 1 million. Le Mexique ne retrouvera son niveau démographique de 1500
que vers le début du XXe siècle. Pourtant, là comme en Amérique centrale, le brusque décrochage démographique est suivi rapidement de phases de
relèvement, dont l'intensité est, il est vrai, très variable d'une zone à l'autre. En revanche, dans les Andes, le processus de dépopulation se prolonge durant
toute la période coloniale, en ménageant les régions de hauts plateaux. Quant aux zones côtières tropicales, elles se dépeuplent rapidement et presque
entièrement, à l'instar des Caraïbes mais avec un siècle de décalage.
Ces variations régionales reflètent aussi bien l'impact de la conquête et du choc microbien que les effets induits par une colonisation bouleversant de
fond en comble les économies, les sociétés et les cultures amérindiennes25. L'agression a lieu sur plusieurs fronts et revêt plusieurs formes.
Il y a d'abord les actes génocidaires : assassinats au fil de l'épée, massacres massifs, extermination méthodique, dont des témoins oculaires ont fait état.
« De même que les bouchers coupent en morceaux la chair des bœufs et des moutons pour la mettre en vente sur les étaux, ainsi les Espagnols
tranchaient d'un seul coup à celui-ci le train de derrière, à celui-ci la cuisse, à tel autre l'épaule. Ils les traitaient comme des animaux privés de raison. »
Et encore : « Les Espagnols commirent des cruautés inouïes, tranchant les mains, les bras, les jambes, coupant les seins aux femmes, les jetant dans des
lacs profonds, et frappant d'estoc les enfants, parce qu'ils ne marchaient pas aussi vite que leurs mères. Et si ceux qu'ils amenaient, le collier au cou,
tombaient malades ou ne cheminaient point aussi vite que leurs compagnons, ils leur coupaient la tête, pour ne pas s'arrêter et les délier26. »
Il y a aussi l'esclavage — qui parce qu'il fait trop de ravages est aboli en 1542 —, le travail forcé, les conditions de vie épouvantables imposées aux
colonisés dans les mines et les exploitations agricoles. À l'évidence, ces mauvais traitements accroissent la mortalité indienne. Tout comme la
déportation de populations des zones côtières chaudes ou tropicales vers les hauts plateaux froids, et vice-versa.
Il y a encore le dégoût de vivre et le renoncement à enfanter qui peut-être entraînent des chutes de natalité. À quoi bon vivre et procréer dans un
monde dont l'ordre social et culturel est brutalement brisé ? Converti à la cause des Indiens, Las Casas explique : « Ils étaient si fatigués et abattus par la
faim et le travail, si éreintés et si affaiblis [...] qu'ils se souciaient peu d'avoir des communications maritales. De cette façon, ils cessèrent de procréer27. »
Il n'est pas exclu que, comme chez les populations féminines déportées dans les camps de concentration nazis, le traumatisme de la conquête et la tension
extrême d'organismes soumis à des agressions physiologiques et psychologiques aient induit une absence du flux menstruel.
Il y a enfin et surtout les virus et les microbes apportés par les Européens, contre lesquels les Indiens, ayant vécu en état d'isolement avec le reste de
l'humanité, ne sont pas immunisés. Les Indiens sont particulièrement vulnérables aux maladies, parce que le travailles épuise et le goût de la vie les a
quittés. La faute en est, écrit un chroniqueur, à la « détresse et la fatigue de leurs esprits, car ils avaient perdu la liberté que Dieu leur avait donnée, car
les Espagnols les traitaient pire que des esclaves »28.
La liste des maladies infectieuses importées, semant la mort à grande échelle, est longue à dresser. Citons la variole, la rougeole, la grippe, le typhus,
la diphtérie, les oreillons, la coqueluche, la peste, la tuberculose ; sans oublier la fièvre jaune et la malaria apportées probablement d'Afrique. Ces
grandes maladies infectieuses, originaires du Vieux Monde, se propagent vers le Nouveau Monde. Mais aucune en sens inverse ; à l'exception possible
de la syphilis, dont on ne connaît pas précisément l'aire d'origine.
Pourquoi l'échange de germes ne s'est effectué que dans un sens ? Parmi les explications possibles, celle qui privilégie l'importance numérique
d'animaux grégaires domestiqués, sources de maladies de masse, apparaît comme la plus séduisante29. Elle part de la constatation qu'à l'inverse de
l'Eurasie le nombre de tels animaux est extrêmement réduit aux Amériques. Les tenants de cette thèse soulignent ensuite que les rares espèces
domestiquées dans le Nouveau Monde (dindon, lama/alpaga, cochon d'Inde, canard, chien) ne deviennent pas des sources de microbes pathogènes pour
l'homme, car, à la différence du cheptel domestique eurasien (mouton, chèvre, vache, cochon), elles ne sont élevées ni en de grands troupeaux, ni au
voisinage immédiat des hommes.
Il apparaît en fin de compte que les empires amérindiens, de constitution relativement récente, s'écroulent non pas tellement en raison de l'infériorité
de leur niveau de civilisation, d'une quelconque résignation de populations confondant les Espagnols avec d'hypothétiques êtres divins, ou de la
supériorité de l'armement européen. Ils s'effondrent sous les coups de quelques centaines de soldats venus de l'au-delà des mers, appuyés par des dizaines
de milliers d'auxiliaires autochtones, important avec eux sans le savoir des maladies infectieuses qui brisent la résistance des Indiens. Après avoir facilité
la conquête, les microbes létaux, originaires d'Eurasie, éliminent par dizaines de millions les habitants du Nouveau Monde, dépourvus de protection
immunitaire30.
Ce qui revient, somme toute, à reconnaître que la colonisation de l'Amérique par les Européens a rarement été une occupation tranquille de terres
quasiment inhabitées, mais plutôt la destruction de sociétés indigènes aux effectifs humains étoffés. À Washington, a été inauguré le 21 septembre 2004
le Musée national des Indiens d'Amérique, le premier du genre dans le Nouveau Monde. Le musée entend être une institution de réconciliation. Pour son
directeur, d'origine cheyenne, « la rencontre a été tragique pour nous, c'est indéniable ; mais ce que nous voulons surtout c'est que les visiteurs
comprennent que nous sommes toujours là ».
Tableau 2
. Estimations de la répartition régionale de la population totale de l'Amérique vers 1492, en millions d'habitants et en pourcentage du
total

Minima-maxima Estimations retenues En % du total


Amérique du Nord 1 000-11 000 3 800 7,1
Mexique 4 500-33 800 17 200 31,9
Amérique centralea 800-12 200 5 600 10,4
Andesb 4 500-33 800 15 700 29,1
Caraïbes 300-5 000 3 000 5,6
Reste de l'Amériquec 2 300-10 100 8 600 16,0
Total Amérique 13 400-105 900 53 900 100,0

a) Guatemala méridional, Honduras-Bélize, El Salvador, Nicaragua, Costa Rica, Panama. b) Hauts plateaux et côtes du Venezuela, de la Colombie, de l'Équateur, du Pérou et de la Bolivie. c)
Amazonie, Chili, Argentine, Paraguay, Uruguay, Brésil méridional.
Sources : D'après L.A. Newson, « The Demographic Collapse of Native Peoples of the Americas, 1492-1650 », in W. Bray ed., The Meeting of Two Worlds. Europe and the Americas 1492-1650,
Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 251. Et W.M. Denevan, « Native American Populations in 1492 : Recent Research and a Revised Hemispheric Estimate », in W.M. Denevan ed., The
Native Population of the Americas in 1492, Madison, The University of Wisconsin Press, 1992, p. xxviii.
Notes :
- Les chiffres ont été arrondis aux centaines de milliers.
- Minima d'après A. Rosenblat, La poblacion indigena y el mestizaje en America, Buenos
Aires, Editorial Nova, 1954, p. 102. Maxima d'après H.F. Dobyns, « Estimating Aboriginal American Population : An Appraisal of Techniques with a New Hemispheric Estimate », in Current
Anthropology, vol. 7, 1966, p. 415.
Les pourcentages étant arrondis, le total ne correspond pas à la somme exacte de ses éléments.

1. Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l'Île-de-France, Paris, La Découverte, 1983, p.121.


2. C'est un point de vue développé par K. Pomeranz dans son dernier livre : K. Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton & Oxford,
Princeton University Press, 2000.
3. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1985, p. 114.
4. K. Marx & F. Engels, Le Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions 10/18, 1975, p. 20.
5. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 3 : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 332.
6. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 114. C'est Braudel qui souligne.
7. C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, p. 81.
8. D. Landes, Richesse et pauvreté des nations. Pourquoi des riches ? Pourquoi des pauvres ?, Paris, Albin Michel, 2000, p. 228-229.
9. D. Landes, L'Europe technicienne. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard, 1975, p. 26.
10. J. Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés. Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire, Paris, Gallimard, 2000, p. 428.
11. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 113.
12. J.M.G. Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, 1988, p. 26.
13. Elles apparaissent notamment chez N. Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou, devant la Conquête espagnole, Paris, Gallimard, 1971, p. 37-55. R. Romano, Mécanismes de la conquête
coloniale : les conquistadores, Paris, Flammarion, 1972, p. 17-31. M.E. Smith, The Aztecs, Oxford & Cambridge, Blackwell, 1996, p. 274-285. C. Duverger, La Méso-Amérique. L'art pré-historique du
Mexique et de l'Amérique centrale, Paris, Flammarion, 1999, p. 425-430.
14. J.M.G. Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 20.
15. N. Wachtel, La vision des vaincus, op. cit., p. 37.
16. Témoignage indien cité par idem, p. 46.
17. C'est du moins l'interprétation de l'ethnohistorien américain Ross Hassig, cité par M.E. Smith, The Aztecs, op. cit., p. 283-284.
18. J.M.G. Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 27.
19. 700 soldats espagnols sont secondés par environ 70 000 auxiliaires autochtones. Voir M.E. Smith, p. 280-281.
20. O. Paz, Le labyrinthe de la solitude, Paris, Gallimard, 1972, p. 88-89.
21. J.M.G. Le Clézio, Le rêve mexicain, op. cit., p. 52-54.
22. Voir A.W. Crosby, « Conquistador y Pestilencia : The First New World Pandemic and the Fall of the Great Indian Empires », in Hispanic American Historical Review, vol. XLVII, n° 3, 1967, p. 321-
337.
23. J. Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés. Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire, Paris, Gallimard, 2000, p. 218.
24. Pour un état de la question dans ce domaine, voir W.M. Denevan, « Native American Populations in 1492 : Recent Research and a Revised Hemispheric Estimate », in W.M. Denevan ed., The Native
Population of the Americas in 1492, Madison, The University of Wisconsin Press, 1992, p. xvii-xxix ; ainsi que L.A. Newson, « The Démographie Collapse of Native Peoples of the Americas, 1492-
1650 », in W. Bray ed., The Meeting of Two Worlds. Europe and the Americas 1492-1650, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 247-288.
25. L'article cité ci-dessus de L.A. Newson passe en revue les facteurs expliquant ces différences régionales dans le degré de dépeuplement et dans les possibilités de reprise démographique.
26. Témoignages cités par T. Todorov, La conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Paris, Le Seuil, 1982, p. 147-148.
27. Cité par idem, p. 140.
28. Cité par idem, p. 141.
29. Voir J. Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, op. cit., notamment le chapitre intitulé « Le don fatal du bétail » (p. 203-223) et plus particulièrement les p. 220-223.
30. La population indigène des Amériques en 2000 serait, selon des estimations « fortes », de 72 millions, alors que les estimations conservatrices la situent autour de 40 millions, soit respectivement 9 %
et 5 % de la population totale du continent. En incluant les métis (environ 160 millions), on atteindrait un maximum de 30 %, ce qui revalorise le poids démographique de l'ascendance indienne. D.
Wermus, Madra tierra. Pour une renaissance amérindienne, Paris, Albin Michel, 2002, p. 16-17.
Chapitre 6

L'Afrique dévastée par la traite négrière


L'une des conclusions à laquelle nous avons abouti dans le chapitre 2 , consacré au niveau de développement de l'Afrique précoloniale, était que la
faible densité de peuplement du continent noir maintient, à un niveau bas, les techniques utilisées dans la production agricole. Ce chapitre relevait, en
outre, que la réponse la plus appropriée à une situation caractérisée par une abondance relative des terres et un environnement ardu (irrégularité des
pluies, pauvreté et fragilité des sols) est une agriculture de type extensif, peu apte à dégager des surplus importants. Autrement dit, les Africains ne font
que choisir des méthodes culturales adaptées à des conditions écologiques difficiles et à un rapport hommes-terres particulier. Cette vision, célébrant la
rationalité des agriculteurs africains, peut avoir des implications ambiguës.
Le sous-peuplement n'est pas en soi une explication « déshonorante » du développement économique limité de l'Afrique noire précoloniale. Elle
pourrait pourtant laisser entendre que, faute d'être capables de le maîtriser, les Africains subiraient l'environnement dans lequel ils évoluent. Plus
insidieusement, elle peut nous faire croire que seules des forces extérieures — telle que la colonisation européenne — seraient en mesure de libérer le
potentiel démographique de l'Afrique. De 1900 à 1950, la population du continent noir n'augmente-t-elle pas huit fois plus rapidement qu'entre 1500 et
1900 ?1
Pour lever ce qui leur apparaît comme une ambiguïté, certains auteurs, tel que l'historien nigerian Joseph Inikori2, proposent de conserver ce schéma
explicatif — selon lequel le sous-peuplement serait le principal facteur limitatif du développement économique de l'Afrique à l'époque moderne - mais
d'en extirper le déterminisme géographique. Les bonnes questions apparaîtraient alors d'elles-mêmes. La faiblesse persistante des densités de peuplement
en Afrique n'est-elle pas plutôt le produit de la ponction négrière que de contraintes écologiques ? La déportation, durant plusieurs siècles, de millions de
captifs ne soustrait-elle pas de l'Afrique des producteurs et des consommateurs qui, restés sur place, auraient pu contribuer à la mise en place de
structures favorables à une croissance économique durable ? Nous verrons que les réponses à ces questions sont d'une diversité déconcertante.
Avant qu'elle ne débouche sur de telles interrogations, l'historiographie de la traite négrière a plutôt été dominée par la quantification du phénomène.
Ces deux aspects de la problématique sont en fait étroitement liés. Les bilans chiffrés globaux et régionaux contribuent en effet à affiner le matériel
statistique indispensable à une évaluation de l'impact du prélèvement négrier sur l'Afrique. Mais alors que la plupart des spécialistes s'accordent, après
une trentaine d'années de recherches, sur le nombre total d'Africains déportés, l'évaluation des effets de la ponction négrière sur les économies et les
sociétés africaines continue aujourd'hui à susciter les plus vifs débats.

Le « jeu des nombres »3

La traite négrière organisée par les Européens dans le bassin atlantique démarre sur les côtes occidentales d'Afrique à partir du début des années 1440.
Les premiers esclaves commercialisés sur ce réseau, originaires pour la plupart de Sénégambie (carte 6), sont exportés essentiellement vers la péninsule
Ibérique. Ce trafic est inauguré par les Portugais, venus en Afrique occidentale chercher surtout de l'or qu'ils échangent occasionnellement contre des
esclaves, transportés sur leurs navires le long des côtes pour approvisionner le marché indigène.
Durant le premier siècle de la traite atlantique, environ 100 000 captifs sont arrachés à l'Afrique par les négriers européens4. L'Europe reçoit un peu
moins de la moitié de ces effectifs, débarqués pour la plupart dans les ports de Lisbonne et Séville, pour être ensuite distribués en Méditerranée
occidentale. Là où ils sont concentrés, c'est-à-dire dans les villes côtières de la péninsule Ibérique, les esclaves africains sont principalement employés
comme domestiques, accessoirement comme artisans non qualifiés ou marins. Au milieu du XVIe siècle, Lisbonne est probablement la ville européenne
à en abriter le plus grand nombre : quelque 9 500, soit environ 10 % de la population totale de la capitale portugaise5. Ces petites communautés
d'esclaves noirs vont assez rapidement s'intégrer à la société dominante, en adoptant la culture, la langue et la religion de leurs employeurs. Leurs
membres sont appelés ladinos, pour bien les distinguer des bozales6, c'est-à-dire les Africains non-européanisés.
L'autre moitié des captifs déportés durant le premier siècle de la traite occidentale est absorbée par différentes îles de l'Atlantique. Portugais et
Espagnols y expérimentent dès les années 1450 la culture de la canne à sucre, dont la technique de production a été apprise par les Européens des Arabes
lors des Croisades. Madeire, les îles Canaries puis l'île de São Tomé, dans le golfe de Guinée, deviennent alors des modèles réduits du système de
plantation esclavagiste, établi plus tard à grande échelle dans le Nouveau Monde.
Les premiers Africains foulant le sol américain sont des ladinos. Lors de son troisième voyage (été 1498), Christophe Colomb emmène un esclave
africain tout juste affranchi. Deux soldats noirs accompagnent Hernan Cortés dans sa marche vers Mexico (1519-1521). Les bozales, d'abord exploités
dans les plantations de sucre des îles de l'Atlantique, seront embarqués directement en Amérique à partir des années 1510. Parce que les Africains, vivant
à la périphérie tropicale de l'Ancien Monde, jouissent d'une certaine immunité face aux maladies ; que la relative proximité des côtes africaines du
Nouveau Monde réduit leur coût de transport ; et que les esclaves noirs coûtent moins cher que les travailleurs blancs, les Européens concentreront sur
les Africains leur demande de main-d'œuvre pour l'exploitation des colonies américaines, une fois décimés les Amérindiens.
Combien d'Africains sont-ils exportés dans le cadre de la traite transatlantique qui dure jusque dans le dernier tiers du XIXe siècle ? Telle est la grande
question. Jusqu'à la fin des années 1960, en l'absence de toute analyse quantitative sérieuse de ce mouvement de déportation, les évaluations les plus
fantaisistes ont cours. Tantôt pour minimiser, tantôt pour amplifier les méfaits de la traite, les estimations avancées varient, dans un éventail très large,
entre 3-5 millions et 100, voire 200 millions de captifs transportés vers l'Amérique. Les milieux abolitionnistes du XIXe siècle, plutôt raisonnables, s'en
tiennent à 15-20 millions d'esclaves débarqués dans les Amériques et à 18-24 millions de captifs embarqués sur les côtes africaines. La différence (3-4
millions) représente les pertes subies durant la traversée.
En 1969, au terme d'une recherche de longue haleine et d'une analyse critique serrée des études et travaux publiés depuis le XIXe siècle sur le sujet,
Philip Curtin dresse le premier bilan chiffré rigoureux de la traite atlantique. Curtin estime à 9,6 millions (exactement 9 566 100) le total des esclaves
africains importés en Amérique entre 1451 et 18707. En retenant une mortalité moyenne de 15 % durant la traversée, on obtient le nombre total
d'esclaves exportés d'Afrique, soit 11,3 millions. Curtin insiste sur un point que de nombreux commentateurs de ses travaux oublieront de mentionner, à
savoir que ses résultats contiennent une marge d'erreur d'au moins 20 %8. Ce qui donne les fourchettes suivantes : 7,7-11,5 millions à l'arrivée et 9-13,6
millions au départ.
Les chiffres globaux de Curtin ont résisté à la plupart des attaques qui leur ont été portées depuis plus de trente ans. Il faut dire que des recherches
postérieures sont venues confirmer, par des procédés d'enquête différents, la justesse de ses estimations. Ainsi, contrairement à Curtin dont le matériel de
base est constitué de travaux exploitant les archives portuaires, les statistiques douanières et les recensements de population du Nouveau Monde, Paul
Lovejoy propose au début des années 1980 son bilan9 en utilisant surtout des études comptabilisant les départs d'Afrique d'après les archives des flottes
négrières européennes, où sont consignées les cargaisons et leur destination. Le bilan de Lovejoy ne remet pas en cause celui dressé par Curtin. Pour la
période 1450-1900, Lovejoy aboutit à un chiffre de 11,7 millions d'esclaves exportés d'Afrique ; et, avec une mortalité moyenne durant la traversée
estimée à 16,5 %, à un total de 9,8 millions d'esclaves débarqués dans les zones d'importation entre 1450 et 186710.
Les récents chiffres globaux avancés par David Eltis au début des années 2000 restent dans les fourchettes de Curtin : 9,6 millions d'esclaves à l'
arrivée et, avec une mortalité moyenne durant la traversée de 13,2 %, 11,1 millions au départ11. La plupart des spécialistes s'accordent aujourd'hui sur ces
ordres de grandeur ; contestés seulement par une minorité d'historiens, notamment africains, pour qui le chiffre des départs pourrait s'élever à 15, voire à
19 millions d'individus12.
La traite atlantique, principalement à destination des colonies européennes d'Amérique, a longtemps fixé l'attention des chercheurs et du public
occidentaux13. Au point d'occulter la traite « arabe », qui lui est pourtant bien antérieure, puisqu'elle commence dès le VIIe siècle. Une même fixation sur
la traite « européenne » se retrouve chez les historiens africains, dont la «main se met à trembler »14 dès qu'il s'agit d'islam. La traite musulmane et
l'esclavage noir en terre d'islam, qui s'étendent sur plus d'un millénaire, sont trop souvent passés sous silence.
Cette fixation sur la traite atlantique explique sans doute le fait que les tentatives de chiffrer la traite arabe se comptent aujourd'hui sur les doigts d'une
main. Ralph Austen est l'un des rares auteurs à s'être attelé à la tâche, défrichant un domaine qui demeure un chantier de l'histoire imparfaitement
exploité. Voici le bilan qu'il dresse des traites musulmanes15, très étalées dans le temps. Du VIIe à la fin du XIXe siècle, la traite à travers le Sahara,
approvisionnant le monde musulman méditerranéen (Afrique du Nord, Empire ottoman), draine 9,4 millions d'esclaves. Auxquels s'ajoutent environ 5
millions d'Africains embarqués de 800 à 1890 sur l'océan Indien (côtes Swahili et de la mer Rouge) à destination de la péninsule Arabique, du Golfe
arabo-persique et plus loin vers l'Asie (Inde, Malaisie, Insulinde)16. Les fonctions de ces captifs dans le monde musulman sont très diverses : les hommes
sont serviteurs, eunuques, agriculteurs ou soldats; les femmes domestiques et concubines. Relevons que les estimations chiffrées pour la traite
transsaharienne et orientale reposent sur des bases beaucoup plus fragiles que celles effectuées pour la traite atlantique. Austen avoue que seulement 25
% de son évaluation globale relève de sources directes17.
Nous disposons à présent des éléments nécessaires pour dresser un bilan complet de toutes les traites négrières ( tableau 3 ).
Du VIIe au milieu du XVe siècle, les traites musulmanes prélèvent près de 7 millions d'esclaves. De 1450 à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire durant la
période où traite « arabe » et traite « européenne » se disputent le réservoir humain africain, la première déporte un peu plus de 7 millions d'individus et
la seconde 11 à 12 millions. Autrement dit, la traite atlantique draine près des deux tiers des esclaves prélevés durant la période où se mettent en place les
domaines coloniaux européens. Au total, la ponction négrière, toutes traites et toutes périodes confondues, serait de 25 à 27 millions d'individus.
En dépit de ses défauts et de ses limites18, le «jeu des nombres» a marqué l'historiographie de la traite. En lançant des défis à la communauté des
chercheurs, il a indirectement stimulé des études régionales et microéconomiques, indispensables à l'évaluation de l'impact de la ponction négrière sur les
entités africaines.

Les effets démographiques de la ponction négrière

Cette question divise les chercheurs en deux grands camps. D'un côté, il y a les « maximalistes », pour qui le nombre de captifs arrachés à l'Afrique est
suffisamment élevé pour perturber l'évolution démographique du continent noir. De l'autre, les «minimalistes », pour qui la relative modestie de la
ponction prouve le contraire19.
L'un des procédés, minimisant les effets démographiques potentiels de la traite, consiste à recourir à des taux annuels moyens de perte calculés sur
plusieurs siècles. Le caractère très contrasté de la répartition dans le temps de la traite ( tableau 3 ) fragilise cette démarche. Si l'on s'en tient à la traite
atlantique, de loin la mieux étudiée, 55 % du trafic d'esclaves s'effectue au XVIIIe siècle, environ 14 % avant, et le reste (quelque 30 %) durant le XIXe
siècle, dominé par la traite clandestine. L'essor de la traite, on le voit, coïncide avec la mise en place au Brésil et dans les Caraïbes (Jamaïque, Barbade;
Haïti, Martinique, Guadeloupe ; Cuba) du système de plantation esclavagiste. Ces deux zones absorbent, à elles seules, près de 85 % de tous les esclaves
commercialisés sur le réseau atlantique depuis le milieu du XVe siècle ( tableau 5 ). De telles disparités donnent à la traite atlantique, qui culmine au
moment où les esclaves deviennent un instrument de production des plantations américaines, une discontinuité telle que les moyennes pluriséculaires
perdent de leur signification.
Selon, les « minimalistes », tenir compte de l'allure heurtée de la traite atlantique ne change rien, selon eux, à l'affaire. Retenant le critère du nombre
annuel de départs rapporté à la population estimée des zones de départ, ils soulignent que durant l'apogée de la traite atlantique au XVIIIe siècle, les
quelque 60 000 départs en moyenne par an — record inégalé - ne représente qu'un prélèvement d'environ 0,3 % sur la population totale20. Soit une
ponction inférieure au taux d'accroissement naturel supposé. Continuant à enfoncer le clou, les « minimalistes » relèvent, en déduisant le nombre annuel
des esclaves exportés du chiffre estimatif de l'excédent annuel des naissances sur les décès, que durant la traite atlantique la population africaine
augmente généralement.
Pour ses détracteurs, cette méthode a un défaut majeur: elle ne tient pas compte de l'impact de la traite sur la structure par âge et par sexe des
populations qui l'alimentent. Les « maximalistes » mettent justement en avant l'impact qualitatif de la traite négrière, qui écrème les ressources humaines
du continent noir en emportant les plus jeunes et les plus vigoureux. Les instructions des négriers du XVIIIe siècle sont à cet égard éloquenteS21. Pour les
hommes: « Point de vieux à peau ridée, testicules pendantes et ratatinées. [...] Point de grands nègres efflanqués, poitrine étroite, yeux égarés, air
imbécile. » Pour les femmes: « Ni tétons cabrés, ni mamelles flasques. » Les négriers recherchent les meilleurs producteurs et procréateurs : « Des jeunes
gens sans barbe et des jeunes filles à seins debout. »
La traite déséquilibre également la répartition par sexe. Les statistiques laissant supposer que les hommes représentent environ 60 % des captifs
embarqués à destination de l'Amérique et les femmes quelque 65 % des traites musulmanes22, il y aurait trop peu d'hommes dans les régions
pourvoyeuses du littoral ouest-africain (du Sénégal à l'Angola) et trop peu de femmes dans la région des savanes (du Sénégal à la vallée du Nil) et sur le
littoral est-africain (du Kenya au Mozambique).
Autrement dit, la traite ne provoque pas seulement un simple prélèvement sur les effectifs humains, mais également une baisse de fécondité du fait de
la déportation de jeunes adultes. Aux naissances ainsi perdues s'ajoutent par ailleurs les pertes humaines avant l'exportation proprement dite des captifs.
D'où une hausse induite de la mortalité. Pour bien saisir ce point, rappelons les différentes façons qu'il y a de « produire » les esclaves23.
La plus simple, la moins fréquente et la moins coûteuse en vies humaines est la vente autonome. Famines, calamités naturelles, mauvaises récoltes
peuvent pousser un individu, pour se tirer d'affaire, à se vendre volontairement. Plus fréquente est la condamnation pour vol, adultère, crime, sorcellerie,
dettes ou toute autre déviance sociale. La faute est sanctionnée par la déportation. Il arrive qu'un châtiment individuel à l'origine soit étendu, sous la
pression de la demande, à la famille entière. Seuls les raids et les guerres permettent pourtant d'atteindre le stade de la « production en série ». Plus des
trois quarts des captifs vendus aux Européens proviennent de razzias et d'expéditions militaires, organisées par des Africains. Moins de 5 % des captifs
de la traite atlantique sont directement razziés par des Européens.
Dans le cadre de la traite atlantique, il est établi que pour la plupart des esclaves de 6 à 12 mois au minimum s'écoulent entre la capture et
l'embarquement sur les cargos négriers européens. Les conflits armés et les raids, les longues marches vers le littoral, puis l'« entreposage » sur la côte
des captifs - qui à lui seul dure en moyenne trois mois - causent des pertes. Faute de documentation suffisante, cette mortalité inhérente au système est
toutefois très difficile à chiffrer24 . Des estimations partielles existent pour l'Angola de la fin du XVIIIe siècle. Elles suggèrent que 10 % des personnes
réduites en esclavage meurent lors de leur capture, près de 25 % au cours du transport à la côte, 10 % à 15 % dans les ports d'embarquement, 10 %
durant la traversée et 5 % lors de l'arrivée en Amérique. Ce qui revient à dire que sur 100 personnes asservies en Angola à l'apogée de la traite atlantique,
moins de la moitié survit pour être vendues sur les marchés du Brésil25. Il n'est bien entendu pas possible de généraliser à tout le continent noir ce cas
particulier.
En tout état de cause, la question reste posée: combien de morts en Afrique faut-il compter en plus pour un captif effectivement embarqué vers l'ouest
ou emmené par caravanes vers le nord et l'est? La fourchette habituellement retenue aujourd'hui va de 1 à 5. Au début des années 1830, T.F. Buxton,
parlementaire britannique engagé dans l'abolition de l'esclavage dans les colonies anglaises, estime que pour un captif exporté il faut compter un mort.
En 1915, W.E.B. Du Bois, éminent Noir américain diplômé de Harvard et chantre du panafricanisme, ajoute cinq morts en Afrique pour un déporté26.
Selon l'hypothèse retenue, le déficit démographique global peut varier, toutes traites et périodes confondues, de 52 millions de victimes (26 x 2) à 156
millions (26 x 6) ; ou de 37 millions (18,5 x 2) à 111 millions (18,5 x 6) du milieu du XVe siècle à la fin du XIXe siècle.
À cette incertitude entourant la mortalité inhérente au système négrier vient s'y ajouter une autre pour fragiliser encore plus les tentatives d'évaluation
des incidences de la traite sur l'évolution démographique de l'Afrique subsaharienne. Nous ne connaissons pas la taille des populations africaines ayant
alimenté la traite. Aucune source digne de ce nom n'existe qui permettrait seulement d'en cerner les contours. Au moment où commence le trafic des
esclaves, est-ce que la population de l'Afrique augmente, à quel rythme, et de combien elle aurait pu s'accroître si le trafic n'avait pas existé ? Nous n'en
savons rien27.
Au-delà du XXe siècle, l'extrême rareté de données fiables sur les taux de natalité et de mortalité, sur les structures familiales et la nuptialité oblige les
chercheurs à faire des conjectures et à user de méthodes d'évaluation indirectes. D'où des divergences impossibles à concilier. La méthode qui consiste à
extrapoler dans le passé les tendances observables au XXe siècle est particulièrement difficile à manier pour l'Afrique dans la mesure où rien n'indique
que les taux récents de natalité, de mortalité et de migrations soient applicables aux siècles antérieurs. D'un bout à l'autre du XVIIIe siècle, la population
totale de l'Afrique noire passe-t-elle de 70 à près de 85 millions ou reste-t-elle bloquée à environ 50 millions ?28
Si bien qu'il n'existe pas qu'une réponse à la question: que se serait-il passé, s'il n'y avait pas eu de traite ? Rien n'interdit de croire qu'en l'absence de la
traite l'augmentation des effectifs humains aurait abouti à une pression démographique susceptible d'exercer des effets induits positifs. Rien n'empêche
non plus d'avancer que, compte tenu du système socio-économique, du bas niveau technique et de la fragilité écologique, les zones de départ auraient été
incapables de supporter une pression démographique. Même en l'absence de la traite, la croissance de la population aurait pu être freinée ou stoppée par
des crises cycliques de surmortalité.
Le débat est donc loin d'être clos. D'après Patrick Manning, concepteur d'un modèle démographique où analyses empiriques et simulations
informatiques se côtoient, un flux, même modeste, d'esclaves exportés peut conduire à l'arrêt et à l'inversion de la croissance naturelle d'une population
africaine. Selon lui, en combinant les décès survenus au cours de la captivité et du transport des esclaves à la baisse de fécondité, il ne fait guère de
doute, étant donné les taux africains de natalité et de mortalité, que la population globale de l'Afrique a diminué29.
Que valent les pesées à l'échelle du continent, alors que les effets peuvent être contradictoires en fonction du contexte30 ? Certaines zones de traite
intensive, comme la Côte de l'Or, les Baies du Bénin et de Biafra ou l'Angola ( tableau 4 ) figurent au XVIIIe siècle parmi les régions les plus densément
peuplées d'Afrique. Ce qui permettrait à leurs populations, largement ponctionnées, de développer des stratégies de récupération. La traite atlantique
emportant de préférence de jeunes mâles, la pratique élargie de la polygamie est une réponse démographique possible, susceptible de limiter les dégâts
de la ponction négrière. D'autres régions, au potentiel démographique préalable déficient, seraient en revanche incapables de surmonter l'agression.
Un autre facteur de différenciation régionale des effets démographiques de la traite est constitué par les conditions dans lesquelles elle se déroule. Les
peuples razzieurs du littoral atlantique par exemple, fournissant aux colonies américaines essentiellement des esclaves mâles, exportent la quasi-totalité
des hommes capturés, mais gardent pour leur usage interne une partie des femmes. Si bien que la population des razzieurs a tendance à augmenter, grâce
à l'apport de fécondité féminine; alors que celle des razziés tend à la baisse, en raison des victimes et des désordres provoqués par les raids.
Les principales zones d'approvisionnement se déplacent par ailleurs selon les époques31. A partir du début du XVIIe siècle, la traite atlantique surpasse,
en volume, la traite transsaharienne et orientale. En Afrique occidentale, il y a un glissement progressif des foyers majeurs d'exploitation vers le sud
(carte 6). De même, le reflux est graduel et variable selon les lieux. Il s'amorce au XIXe siècle d'abord sur la Côte de l'Or, puis dans la baie de Biafra,
enfin sur la côte du Bénin. L'Angola reste de bout en bout une zone d'exportation par excellence. Le mouvement abolitionniste32 provoque une reprise
temporaire de la traite transsaharienne et favorise le Mozambique, lointaine source d'approvisionnement clandestine difficile à surveiller ( tableaux 3 et
4).
Cette périodisation, reflet du jeu de l'offre et de la demande, pourrait être mise en parallèle avec l'histoire des mutations politiques et sociales des
entités africaines précoloniales. Histoire en partie dominée par l'élargissement des écarts entre des États les plus structurés, dont la puissance est souvent
renforcée par l'échange de captifs contre des fusils et de la poudre, et des entités politiques moins solides.
De tels « bouleversements politiques (vont) de pair avec de profonds remaniements sociaux, fondés sur la consolidation d'un mode de production
esclavagiste interne, renforcé par l'abondance de la main-d'œuvre servile déversée sur le marché »33, dont la masse s'amplifie avec l'abolition de la traite
et l'émancipation des esclaves dans les colonies américaines. De 1500 à 1850, un tiers environ de tous les captifs survivants serait retenu en Afrique.
Après les années 1880, presque tous restent sur le continent noir, où ils sont employés dans de nouvelles branches exportatrices (huiles de palme,
caoutchouc). Il a été estimé qu'à la veille de la colonisation (1885), un quart de la population de l'Afrique de l'Ouest a le statut d'esclave.
Ce n'est pas le lieu ici de dire où, quand et à quel degré la ponction négrière a détruit l'équilibre des sociétés noires. Il n'est au demeurant guère
possible de l'établir autrement que de manière conjecturale. D'une manière générale, le fait que seuls les raids et les guerres permettent de «produire en
série » des esclaves ne peut qu'avoir désorganisé la société. Là où le prélèvement d'hommes adultes est continu, la traite modifie gravement la division
du travail entre les sexes, les coutumes matrimoniales et familiales africaines. En développant démesurément un système en place, la demande
américaine réduit les possibilités de récupération, quels que soient les comportements compensatoires des populations touchées. Elle gonfle
indirectement la traite à l'intérieur de l'Afrique, où s'étend la pratique de l'esclavage, au point où après 1850 le nombre d'esclaves sur le continent noir
dépasse celui dans le Nouveau Monde.

Essai de bilan et mise en perspective

Durant les siècles de traites négrières, de 25 à 27 millions d'esclaves africains sont exportés à travers l'océan Atlantique, le Sahara et l'océan Indien. En
retenant une hypothèse moyenne, la déportation de ces captifs hors d'Afrique aurait au préalable coûté la vie à 75-80 millions de personnes à l'intérieur
du continent noir. Près des deux tiers de ces déportés et de ces morts sont imputables à la seule traite atlantique en l'espace de quatre siècles.
La documentation réunie sur le trafic vers les Amériques laisse deviner à quel point la traite est une épreuve traumatisante pour celles et ceux qui la
subissent. «L'effet physiologique du transfert ajouté à l'effet mental de la capture, augmentés par la durée de l'attente à la côte ont pour conséquence
d'accentuer la vulnérabilité du matériel humain, avant même son embarquement pour la déportation de l'autre côté de l'océan34. » L'angoisse des captifs
est à son comble au moment du passage transatlantique. Beaucoup se croient sur le point d'être proprement dévorés. « Quelquefois (les captifs) se
désespèrent; ils s'imaginent que les Blancs les vont manger; qu'ils font du vin rouge avec leur sang, de la poudre à canon avec leurs os35. »
Sur le pont d'un navire négrier en partance pour le Nouveau Monde, un esclave dispose en moyenne d'un espace de 0,4 m2. Le taux de mortalité varie
en fonction du chargement, l'entassement favorisant la diffusion des maladies, notamment gastro-intestinales. Une fois toute la cargaison humaine
chargée, le nombre de décès dépend moins du surentassement ou de la durée de la traversée - en moyenne un mois d'Afrique au Brésil et deux mois des
côtes d'Afrique occidentale aux Caraïbes et à l' Amérique du Nord - que du déclenchement d'épidémies (fièvres, dysenterie, variole, scorbut), pour la
plupart induites par le milieu pathologique de départ. De 20 % à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, le taux de mortalité des esclaves durant la
traversée de l'Atlantique descend à moins de 10 % à la fin du XVIIIe siècle, pour remonter à son niveau initial au cours du XIXe siècle, lorsque la traite
clandestine accentue la précarité des expéditions négrières36.
Ce qui revient à dire que, du milieu du XVe siècle à la fin du XIXe siècle, plus de 1,5 million d'hommes, de femmes et d'enfants noirs sont jetés dans la
fosse commune de l'océan Atlantique. Quant aux traites musulmanes, elles laissent dans les sables du Sahara et au fond de l'océan Indien près de 3
millions de morts ( tableau 3 ).
Ce n'est pas tout. La captivité écourte de nombreuses vies dans les zones d'importation. Vers 1820, quelque 10 millions d'Africains étaient partis (de
force) vers le Nouveau Monde, contre environ 2 millions d'émigrés européens (pour la plupart volontaires). Les taux de survie et de reproduction des
Blancs et des Noirs dans les Amériques étant radicalement différents, la population blanche du Nouveau Monde vers 1820 est, avec 12 millions
d'individus, près de deux fois plus nombreuse que la population noire37.
Ajoutons encore que la déportation de millions de jeunes actifs est une perte sèche pour l'Afrique. Les esclaves noirs partent à jamais, alors que les
émigrants européens peuvent revenir dans leur contrée d'origine. Leur taux de retour avant le XIXe siècle avoisine d'ailleurs les 50 %. À l'inverse des
migrants blancs, les Africains n'ont de surcroît aucune possibilité de rapatrier de l'épargne.
Enfin, si le départ de millions de jeunes adultes affaiblit les capacités productives de l'Afrique, il profite en revanche au Nouveau Monde, dont la
réussite économique est redevable aux Noirs qui, des siècles durant, y effectuent les travaux les plus pénibles et les plus malpropres. Cette perte et ce
gain, impossibles à mesurer, sont indéniables.
Reconnaître l'ampleur des dommages causés par la traite des Noirs est nécessaire pour comprendre l'Afrique et ses problèmes actuels. Les Européens,
après les Musulmans, ont voulu le commerce des hommes. Ils l'ont imposé à l'Afrique. Mais il ne pouvait y avoir de traite à grande échelle sans
intermédiaires locaux, sans tradition esclavagiste, sans le concours bienveillant des pouvoirs africains. « La traite [...] a accentué toutes les contradictions
et les tensions préexistantes des sociétés africaines ; le goût du profit qu'elle entraînait a fait basculer dans plus d'un cas [...] les pouvoirs africains du côté
de l'exploitation et de l'oppression38. »
La traite a démuni l'Afrique de ses forces vives, modifié la structure des populations touchées, perturbé leur capacité de reproduction et retardé la
croissance démographique du continent noir par rapport à celle des autres grandes régions, comme l'Europe et l'Asie. Avec elle, s'est forgée une
hiérarchie raciale assimilant les Noirs à des êtres inférieurs. Le Nouveau Monde, insatiable dans sa demande d'esclaves, a sa part dans le dégât subi.
L'Afrique a la sienne, pour s'être infligée à elle-même le mal.
Il existe à Gorée, au large de Dakar, la Maison des esclaves. C'est un mémorial de la traite négrière voulu par Léopold Sédar Senghor dès
l'indépendance du Sénégal. L'un de ses visiteurs l'a décrite comme « une maison de larmes, un monument de souffrance, un lieu de pénitence ». Aucune
puissance négrière d'Occident et d'Orient n'a érigé sur son sol un tel lieu de mémoire. La déportation et la destruction de millions d'Africains sacrifiés et
la négation de leur humanité ne sont tout simplement pas entrées dans la mémoire des Européens et des Arabes.
La France la première s'est inclinée, par un texte de loi à valeur essentiellement symbolique, «devant la mémoire des victimes d'un crime orphelin ».
Le texte, déposé sous forme de proposition de loi en février 1999 par la députée de Guyane Christiane Toubira-Delannon, affirme dans son premier
article que la « République française reconnaît que la traite transatlantique et l'esclavage, perpétrés à partir du XVe siècle contre les populations
africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan Indien, constituent un crime contre l'humanité ». Dans sa déclaration finale, la conférence
des Nations unies contre le racisme, qui a réuni 163 pays en septembre 2001 à Durban (Afrique du Sud), «reconnaît que l'esclavage et la traite des
esclaves constituent un crime contre l'humanité ».
Revenons, en guise de conclusion, au lien établi au début de ce chapitre entre sous-peuplement et traite négrière. John Iliffe, historien tanzanien en
poste à l'Université de Cambridge, a récemment écrit qu'« étant donné l'importance fondamentale du sous-peuplement dans l'histoire africaine, la traite
fut un désastre démographique ». Autrement dit, la ponction négrière a accentué les freins internes au développement économique du continent noir. En
ce sens, elle fut un désastre démographique, «mais pas une catastrophe: les Africains survécurent »39 . Par ailleurs, à travers la traite et l'esclavage, s'est
produit dans les Amériques et dans l'océan Indien ce que l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau appelle un «crime fondateur », à l'origine de
nouvelles sociétés, de nouvelles cultures, de nouvelles identités.
L'accent mis dans ce chapitre sur les traites négrières et leurs retombées ne doit pas faire oublier qu'elles ne sont, dans l'histoire de l'Afrique noire,
qu'un facteur de changement parmi d'autres. Si l'Afrique à l'ère de la traite a si peu de ressemblance avec l'Amérique anéantie puis remodelée par
l'Europe colonisatrice, c'est bien parce que le commerce des esclaves agit plus sur les rythmes d'évolution des systèmes africains qu'il n'en modifie les
structures, sur lesquelles il vient se greffer.
Tableau 3
. Estimations de la ponction négrière du VIIe au XIXe siècle, en pourcentages, totaux en milliers d'individus

Traite atlantique Traites musulmanes


Curtin Lovejoy Klein Eltis Saharienne Orientale Totalj
1969 1982 1999 2001

650-1450 - - - - 54,4 40,0g


1451-1600 2,9 3,0 2,7 2,1c 10,3
1601-1700 14,0 15,3 13,1 10,5 9,5 60,0h
1701-1810 63,3 58,7 61,9 62,1 9,6d
1811-1870 19,8 23,0b 22,4 25,3b 16,2e
Total en % 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0
Total arrivée 9 566,1 9 778,5 10 247,5 9 599,0 7 450,0 4 100,0 21 149,0
Pertes' 1 688,1 1 863,5 1 410,6 1 463,0 1 937,0 900,0 4 300,0
Total départ 11 254,2 11 642 11 658,1 11 062,0 9 387,0f 5 000,0i 25 449,0k
- : Strictement nul
a) Traite atlantique : mortalité moyenne de 15 % pour Curtin, de 16 % pour Lovejoy, de 12,1 % pour Klein, de 13,2 % pour Eltis. Traites musulmanes : 20,6 % et 18 % respectivement. Note :
b) 1811-67. c) 1519-1600. d) 1700-1800. e) 1800-1900. f) Y compris les captifs n'ayant pas atteint la zone méditerranéenne (372 000), car restés en bordure désertique. g) 800-1450. h) Pourcentages
1450-1890. i) 800-1890. j) Les estimations d'Eltis ont été retenues pour la traite atlantique. k) Pour la traite orientale, R. Austen a présenté des estimations (African Economic History. calculés sur
Internal Development and External Dependency, London, James Currey, 1987, p. 275) portant sur une période plus longue : 8 millions de déportés de 650 à 1920, au lieu des 5 millions les totaux à
reportés ci-dessus pour la période 800-1890. Si l'on retient ces estimations, le total de la ponction négrière de 650 à 1920, toutes traites confondues, atteindrait 28 449 000. l'arrivée.
Sources : D'après P.D. Curtin, The Atlantic Slave Trade. A Census, Madison, The University of Wisconsin Press, 1969, p. 268 ; P.E. Lovejoy, «The Volume of the Atlantic Slave
Trade: A Synthesis », in The Journal of African History, vol. XXIII, n° 4, 1982, p. 496-497 ; H.S. Klein, The Atlantic Slave Trade, Cambridge, Cambridge University Press, 1999,
p. 210-211 ; D. Eltis, « The Volume and Structure of the Transatlantic Slave Trade: A Reassessment », in William and Mary Quarterly, vol. LVIII, n° 1, January 2001, p. 43-45; R.A.
Austen, « The Trans-Saharan Slave Trade : A Tentative Census », in H.A. Gemery & J.S. Hogendorn eds, The Uncommon Market. Essays in the Economic History of the Atlantic Slave
Trade, New York, Academic Press, 1979, p. 66 et 68.

Tableau 4
. Distribution de la traite atlantique par transporteurs et par zones de départ, 1519-1867, en milliers d'individus et en pourcentages

1519- 1600 1601- 1700 1701- 1800 1801- 1867 Total En %


Par transporteurs
Portugal 264,1 654,3 1 883,0 2 273,5 5 074,9 45,9
Grande-Bretagne 2,0 381,5 2471,7 257,0 3112,3 28,1
France - 40,0 1101,2 315,2 1456,4 13,2
Pays-Bas - 161,9 363,5 2,3 527,7 4,8
Espagne - - 9,6 507,4 517,0 4,7
États-Unis - - 198,9 81,1 280,0 2,5
Danemark - 15,6 68,1 10,5 94,2 0,9
Total 266,1 1 253,3 6 096,2 3 446,4 11062 100,0
En % 2,4 11,3 55,1 31,2 100,0
Par zones de départ
Sénégambie 10,7 60,6 312,6 114,5 498,5 4,5
Sierra Leonea 2,0 4,7 363,6 225,2 594,7 5,4
Côte de l'Or 10,7 90,9 872,6 69,0 1 043,2 9,4
Baie du Bénin 10,7 247,8 1.229,9 546,5 2 034,6 18,4
Baie de Biafra 10,7 135,6 912,3 459,1 1517,9 13,7
Afrique Centre-Ouestb 221,1 698,8 2 341,2 1 626,4 4 887,5 44,2
Afrique Sud-Estc - 14,1 64,3 406,1 484,5 4,4
Total 266,0 1 252,8 6 096,2 3 446,8 11 062,0 100,0
- : Strictement nul
a) Y compris Winward Coast : 183 000 individus. b) Angola et Congo. c) Principalement Mozambique.
Note : D. Eltis ayant probablement arrondi certains chiffres, il arrive que les totaux ne correspondent pas à la somme exacte de leurs éléments.
Source : D'après D. Eltis, «The Volume and Structure of the Transatlantic Slave Trade : A Reassessment », in William and Mary Quarterly, vol. LVIII, n° 1, January 2001, p. 43-44.

Tableau 5
. Distribution de la traite atlantique par zones d'arrivée, 1451-1870, en pourcentages, total en milliers d'individus

Curtin Klein
Europe 0,5 0,5
São Tomé et îles de l'Atlantique 1,3 1,2
Amérique hispanique 16,2 16,2
Antilles espagnoles (Cuba) 8,5 ...
Brésil 38,1 39,3
Caraïbes 39,7 37,3
Antilles anglaises (Jamaïque, Barbade) 17,4 16,0
Antilles françaises (Haïti, Martinique, Guadeloupe) 16,7 16,6
Antilles néerlandaises et danoises 5,5 4,8
Amérique du Nord (États-Unis) 4,2 5,5
Total (en milliers d'individus) 9 566,1 10 247,5
... : Non disponible
Note : Principaux territoires entre parenthèses.
Sources : D'après P.D. Curtin, The Atlantic Slave Trade. A Census, Madison, The University of Wisconsin Press, 1969, p. 88-89 et 268 ; H.S. Klein, The Atlantic Slave Trade, Cambridge,
Cambridge University Press, 1999, p. 210-211.

1. Selon les récentes estimations de D.D. Cordell, « Population and Demographic Dynamics in Sub-Saharan Africa in the Second Millennium ». Papier présenté dans le cadre du séminaire « The History
of World Population in the Second Millennium », International Union for the Scientific Study of Population, Florence 28-30 June 2001, tableau 1 .
2. Voir notamment J.E. Inikori ed., Forced Migration. The Impact of the Export Slave Trade on African Societies, London, Hutchinson University Library, p. 13-60.
3. Expression utilisée par Philip D. Curtin pour désigner les exercices de quantification de la traite.
4. P.D. Curtin, The Atlantic Slave Trade. A Census, Madison, The University of Wisconsin Press, 1969, tableau 33, p. 116.
5. Voir à ce propos A. Stella, Histoires d'esclaves dans la péninsule Ibérique, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2000. Cet auteur estime (p. 79) le nombre d'esclaves ayant
vécu dans la péninsule Ibérique et ses appendices insulaires à environ 2 millions de 1450 à 1750. Sur ce total, près de 40 % sont des Africains noirs, environ 20 % des Maures et des Turcs, le reste est
représenté par des esclaves nés sur place.
6. En espagnol, ladino désigne l'Africain et l'Indien d'Amérique parlant le castillan. Bozal désigne le Noir récemment venu d'Afrique ou l'Indien d'Amérique baragouinant l'espagnol.
7. P.D. Curtin, The Atlantic Slave Trade, op. cit., p. 268.
8. Idem, p. xviii.
9. P.E. Lovejoy, « The Volume of the Atlantic Slave Trade : A Synthesis », in The Journal of African History, vol. 23, n° 4, 1982, p. 473-501.
10. Idem, p. 478 et 496.
11. Voir tableau 3 . Les chiffres d'Eltis sont tirés d'une base de données recensant 27 233 expéditions négrières réalisées entre 1595 et 1866. Voir D. Eltis, S.D. Behrendt, D. Richardson & H. Klein eds,
The Trans-Atlantic Slave Trade. A Database on CD-ROM, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
12. Joseph Inikori par exemple retient le chiffre de 15,4 millions. Voir son article (« L'Afrique dans l'histoire du monde : la traite des esclaves à partir de l'Afrique et l'émergence d'un ordre économique
dans l'Atlantique ») dans Histoire générale de l'Afrique, vol. V, Paris, Unesco, p. 112.
13. D'où une vaste et riche historiographie dont les évolutions peuvent être suivies en consultant J.C. Miller, Slavery and Slaving in World History. A Bibliography, Millwood N.Y., Kraus International
Publishers, 1999, 2 volumes. Cet instrument bibliographique de référence, contenant plus de 14 000 titres, est actualisé chaque année dans le revue Slavery and Abolition.
14. Selon l'expression de M. Ferro (Comment on raconte l'histoire aux enfants à travers le monde entier, Paris, Payot, 1981, p. 44).
15. R.A. Austen, « The Trans-Saharan Slave Trade: A Tentative Census », in H.A. Gemery & J.S. Hogendorn eds, The Uncommon Market. Essays in the Economic History of the Atlantic Slave Trade,
New York, Académie Press, 1979, p. 23-76. Le meilleur spécialiste dans le monde francophone des traites musulmanes est François Renault (voir par exemple son article « Essai de synthèse sur la traite
transsaharienne et orientale des esclaves en Afrique », in La dernière traite. Fragments d'histoire en hommage à Serge Daget, Paris, Société française d'histoire d'outre-mer, 1994, p. 23-44), dont les travaux
ne sont toutefois pas centrés sur la quantification.
16. Les travaux postérieurs de R. Austen (« The 19th Century Islamic Slave Trade from East Africa (Swahili and Red Sea Coasts) : A Tentative Census » et «The Mediterranean Islamic Slave Trade out
of Africa : A Tentative Census », deux articles publiés dans Slavery and Abolition, respectivement vol. 9, n° 3, December 1988, p. 21-44 et vol. 13, n° 1, April 1992, p. 214-248) ne modifient guère les
ordres de grandeur cités.
17. R.A. Austen, «The Trans-Saharan Slave Trade », art. cité, p. 66. Les évaluations pour la période dite médiévale (650-1600) sont particulièrement fragiles. Leur marge d'erreur avoisine probablement
les 40-50 %. Voir P.E. Lovejoy, Transformations in Slavery. A History of Slavery in Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 24-25.
18. Certains auteurs considèrent que, face à la rareté de solides monographies, toute estimation globale de la ponction négrière est encore prématurée. C'est la position défendue depuis plusieurs années
par David Henige par exemple (« Measuring the Immeasurable : The Atlantic Slave Trade, West African Population and the Pyrrhonian Critic », in The Journal of African History, vol. 27, n° 2, 1986,
p. 295-313).
19. Sur ce dossier, voir entre autres C. Coquery-Vidrovitch, Afrique noire. Permanences et ruptures, Paris, Payot, 1985, p. 32-45. P. Manning, Slavery and African Life. Occidental, Oriental, and African
Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Du même auteur: «La traite négrière et l'évolution démographique de l'Afrique », in La chaîne et le lien. Une vision de la traite négrière, Direction
de la publication: D. Diène, Paris, Unesco, 1998, p. 153-173. O. Pétré-Grenouilleau, La traite des Noirs, Paris, PUF, 1997, p. 99-123.
20. Chiffres valables pour l'Afrique occidentale.
21. Citées par J. Ki-Zerbo, L'histoire de l'Afrique noire. D'hier à demain, Paris, Hatier, 1972, p. 220.
22. J.E. Inikori ed., Forced Migration, op. cit., p. 24-25. Pour un autre son de cloche, voir F. Renault, « Essai de synthèse », art. cité, p. 42. Renault estime que la documentation existante interdit
d'affirmer que la balance des sexes pencherait nettement d'un côté par rapport à l'autre.
23. S. Daget, «Une mémoire sans monument: la traite », in La dernière traite. Fragments d'histoire en hommage à Serge Daget, Paris, Société française d'histoire d'outre-mer, 1994, p. 284-286.
24. Sur ce point, voir H.S. Klein, The Atlantic Slave Trade, op. cit., p. 154-158.
25. J. Miller, Way of Death. Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730-1830, London, J. Currey, 1988, p. 440-441. Après une période d'« acclimatation » de 3-4 ans sur le sol brésilien,
seulement 30 des 100 captifs survivent.
26. W.E.B. Du Bois, The Negro, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001, p. 155.
27. A. Maddison fait preuve de beaucoup d'hardiesse en soutenant que « la population du continent (noir) aurait augmenté trois plus rapidement au XVIIIe siècle si la traite n'avait pas existé ». A.
Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 113.
28. Comparer les chiffres proposés par D.D. Cordell, « Population and Demographic Dynamics in Sub-Saharan Africa », art. cité, tableau 1 et ceux de P. Manning, Slavery and African Life, op. cit.,
p. 85.
29. P. Manning, Slavery and African Life, op. cit., p. 161.
30. Sur les facteurs de différenciation régionale des effets démographiques, sociaux et politiques de la traite, voir la synthèse de C. Coquery-Vidrovitch, Afrique noire, op. cit., p. 37-45.
31. Les seules régions non touchées par la traite, car en partie protégées par leur éloignement géographique, sont les hauts plateaux de l'Ouganda, du Rwanda et du Burundi, certaines portions du
Cameroun, la plus grande partie de la Zambie et du Zimbabwe.
32. La traite est abolie d'abord par le Danemark (1792) et l'Angleterre (1807), puis par l'ensemble des pays européens qui en acceptent le principe inscrit dans l'acte final du Congrès de Vienne (1815).
L'esclavage est aboli par la suite dans les possessions britanniques (1833) et françaises (1848), aux États-Unis (1865), au Brésil (1888). Le processus d'émancipation des esclaves noirs en Asie et dans le
monde musulman commence en 1843 en Inde et en 1846 en Tunisie. L'esclavage est déclaré illégal en Égypte en 1882, au Maroc en 1912, après 1920 une fois la Turquie et l'Iran admis à la Société des
Nations. Formellement, il est aboli en Arabie Séoudite par décret royal en 1962, et en Mauritanie en 1980.
33. C. Coquery-Vidrovitch, Afrique noire, op. cit., p. 48.
34. S. Daget, « Une mémoire sans monument: la traite », art. cité, p. 290.
35. Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l'île de France, Paris, La Découverte, 1983, p. 116-117.
36. D'après les statistiques de la traite française du XVIIIe siècle, il a été estimé qu'un taux de mortalité des esclaves de 15 % durant la traversée réduit de 30 % le taux de profit de l'expédition (cité par
H.S. Klein, The Atlantic Slave Trade, op. cit., p. 132). À noter que la mortalité parmi les équipages blancs est plus élevée que parmi les esclaves transportés. Sur un échantillon de 794 bateaux négriers
appareillant de Nantes entre 1712 et 1777, la mortalité moyenne des esclaves par bateau est de 14,9 % contre 18,3 % pour les équipages. Les moyennes ne sont cependant pas vraiment comparables,
puisque les marins meurent avant l'arrivée sur les côtes africaines, sur les côtes, durant la traversée, aux Amériques et même au retour vers le port d'attache. Si l'on s'en tient aux 158 expéditions négrières
lancées depuis Liverpool, la mortalité de l'équipage est, durant les années 1770, 60 % plus élevée sur les côtes que durant la traversée de l'Atlantique (d'après H.S. Klein, The Atlantic Slave Trade, op. cit.,
p. 152).
37. D. Eltis, «Free and Coerced Transatlantic Migrations: Some Comparisons », in American Historical Review, vol. 88, n° 2, April 1983, p. 251-280. C'est en Amérique du Nord que les taux de survie et
de reproduction des esclaves sont les plus élevés.
38. J. Dévisse, «L'exportation d'êtres humains hors d'Afrique: son influence sur l'évolution historique du continent », in De la traite à l'esclavage du Ve au XVIIIe siècle, Actes du Colloque international
sur la traite des Noirs, Nantes 1985, édités par S. Daget, Nantes et Paris, Société française d'histoire d'outre-mer, 1988, tome I, p. 116.
39. J. Iliffe, Les Africains. Histoire d'un continent, Paris, Flammarion, 1997, p. 201.
Chapitre 7

Manchester aurait-elle existé sans Liverpool ?


Colonisation
et révolution industrielle anglaise

Avant d'évaluer la contribution de la colonisation au démarrage industriel de la Grande-Bretagne1, rappelons quelle est l'importance et la composition
de ses possessions d'au-delà les mers. Aux premières heures de la révolution industrielle, c'est-à-dire vers 1740-1760, le domaine colonial britannique est
de dimension relativement modeste. À cette date, c'est un empire de création relativement récente, certes déjà assez vaste mais peu peuplé. Avec 3,2
millions de km2, les colonies anglaises sont treize fois plus étendues que la métropole. Leur population, 2,8 millions d'habitants, ne dépasse toutefois pas
le quart de celle de la Grande-Bretagne. Hormis les quelque 2 000 km2 de territoire acquis au Bengale après la bataille de Plassey (1757) et sur lesquels
vivent environ 600 000 Indiens, le reste du domaine britannique se concentre en Amérique du Nord et dans les Caraïbes.
N'ayant pris aucune part dans le partage initial du monde extra-européen consacré par le pape Alexandre VI en 1493, l'Angleterre ne manifeste des
ambitions en ce domaine que tardivement. Lorsqu'en 1607 la première véritable colonie anglaise est établie en Virginie, les activités coloniales du
Portugal et de l'Espagne sont déjà vieilles d'un siècle environ. Elizabeth Ire (règne 1558-1603), à l'instar de François Ier, ouvre une brèche dans le
monopole ibérique décrété à Tordesillas (1494), en proclamant que « tout un chacun peut utiliser la mer et les vents» et que la possession d'un territoire
suppose son occupation effective. C'est à coup sûr un appel à l'expansion outre-mer et le feu vert donné à tous ceux (marins, marchands, corsaires) que
tente l'aventure coloniale. C'est un appel aussi pour que prenne corps le vieux rêve anglais d'un empire océanique, chanté par Shakespeare dans Richard
II.
A quelques exceptions près - notamment la prise de la Jamaïque (1655) sur l'initiative de Cromwell - la première expansion anglaise est le fait
d'initiatives privées, encouragées par la Couronne, distribuant concessions et chartes pour l'exercice du commerce et l'occupation territoriale. C'est le cas
en Amérique du Nord où les Treize colonies anglaises (noyau des futurs États-Unis) sont pour la plupart fondées entre la toute fin du XVIe siècle et le
début du XVIIIe siècle par des personnages ou groupes influents, des minorités religieuses, des réfugiés politiques. C'est la cas également dans les
Caraïbes, domaine réservé des Espagnols, où corsaires et trafiquants d'esclaves s'aventurent les premiers à s'installer à leurs risques et périls sur des îles
libres d'occupation. Ainsi se constituent durant la première moitié du XVIIe siècle, dans la violence et la précarité, les Indes occidentales britanniques
(West Indies). Le traité de Madrid (1670) confirme aux Anglais toutes leurs possessions dans cette zone, réparties en quatre circonscriptions: la Barbade;
la Jamaïque; les îles sur le Vent ou Winward Islands (Tobago, Grenade et dépendances) ; les îles sous le Vent ou Leeward Islands (Saint-Christophe,
Antigua, Nevis, Montserrat, Tortola, et d'autres poussières d'îles). Ce traité reconnaît de surcroît aux Anglais le droit d'exploiter le bois de campêche sur
la côte du Honduras.
Une partie de l'approvisionnement en esclaves de ces futures îles sucrières est organisée depuis des points d'appui sur les côtes occidentales africaines.
Des compagnies britanniques, ayant reçu le monopole du trafic négrier, créent à cette fin des postes fortifiés et des comptoirs en Côte de l'Or (1632) et en
Gambie (1661).
Quant au domaine colonial britannique en Asie, il doit son origine à l'une des nombreuses corporations formées en Angleterre à l'époque d'Elizabeth Ire
pour l'exercice du commerce d'outre-mer. La Compagnie des Indes Orientales (East India Company), qui s'est constituée à la fin du XVIe siècle pour
entreprendre le commerce direct avec l'Orient sur des bases collectives, est dotée d'une charte royale le 31 décembre 1600 lui reconnaissant le monopole
du commerce entre l'Angleterre et les Indes - soit toutes les terres à l'est du Cap de Bonne Espérance. Attirés d'abord par les îles à épices (Java, Sumatra,
Moluques), les Anglais s'y retirent face à l'hostilité et la concurrence des Portugais et des Hollandais pour concentrer leurs activités dans la péninsule
indienne. Là, durant plus d'un siècle et demi, ils se montrent opposés - moins par choix que par contrainte compte tenu du rapport des forces terrestres en
leur défaveur - à toutes occupations territoriales, se contentant de centres commerciaux fortifiés: Surate (1613), Madras (1641), Bombay (1669), Calcutta
(1690).
Si l'on exclut les comptoirs et les points d'appui en Afrique occidentale et dans le sous-continent indien, dépourvus de véritable base territoriale, deux
types de colonie composent le domaine britannique d'avant la révolution industrielle. D'un côté, il y a sur le littoral atlantique des actuels États-Unis les
« pures » colonies de peuplement européen du centre (Maryland, New Jersey, Delaware, Pennsylvanie, New York) et du nord (Nouvelle-Angleterre,
Connecticut, Massachusetts, Rhodes Island, New Hampshire), dont les habitants amérindiens ont été chassés au-delà des frontières de l'implantation
blanche. Dans cette catégorie, il faut inclure la partie du Canada actuel dont s'emparent les Anglais progressivement durant la première moitié du XVIIIe
siècle en y délogeant les Français.
Du second type relèvent les colonies de plantation, situées dans les Caraïbes (West Indies) et dans le sud des actuels États-Unis (Virginie, Géorgie,
Carolines). Exportatrices de denrées tropicales (tabac, indigo, café, mais surtout sucre, puis coton), ces possessions abritent des populations mélangées
où les esclaves africains importés constituent soit la majorité, soit de fortes minorités.
Quelle que soit la forme revêtue par cette première avancée coloniale (colonies avec charte ou colonies de propriétaires), le commerce et le
peuplement en sont les moteurs. Dans les zones tempérées d'Amérique du Nord, l'un alimente souvent l'autre: la recherche du profit commercial est à
l'origine du courant d'émigration; et il n'est pas rare de voir des sociétés de commerce se muer en compagnies de peuplement.
La prépondérance des colonies de peuplement jusqu'au milieu du XVIIIe siècle reste la particularité de cette première expansion. Vers 1760, sur les
quelque 5 millions d'Européens résidant dans les colonies et les comptoirs d'Amérique, d'Afrique et d'Asie, près de 30 % se concentrent dans le domaine
anglais. A cette date, les Européens constituent environ la moitié de la population totale des colonies britanniques. À titre de comparaison, cette
proportion est vers le milieu du XVIIIe siècle beaucoup plus faible dans les autres ensembles coloniaux : France 11 %, Hollande 1 %, Portugal 24 %,
Espagne 16 %-18%.
Au total, rappelons-le, les limites du domaine colonial britannique d'Ancien Régime demeurent restreintes. À la veille de la révolution industrielle, la
Grande-Bretagne contrôle 13 % de la superficie des terres possédées par les cinq puissances coloniales européennes, et 10 % des populations qui les
occupent. Déclassé par l'empire espagnol, le domaine anglais est vers 1760 moins étendu que les possessions portugaises et moins peuplé que les
colonies hollandaises.
La « thèse » de Williams comme entrée en matière

Une des manières d'entrer dans le vif du sujet et de saisir l'importance de l'expansion coloniale pour l'industrialisation de la Grande-Bretagne est de
suivre Eric Williams - un Noir antillais - dont les qualités de guide ont mis très longtemps à être reconnues. De la fin des années 1940 aux années 1970,
l'historiographie anglo-saxonne de la révolution industrielle a, si ce n'est ignoré, du moins marginalisé, pour ne pas dire snobé, l'œuvre d'Eric Williams.
Après ce long purgatoire, s'esquisse, à partir du début des années 1980, un de ces renversements de tendance dont la discipline historique a le secret2. Ce
n'est qu'une fois disparu (en 1981) qu'Eric Williams sera célébré et au passage en partie réhabilité par le monde académique, surtout nord-américain3.
Quel est l'héritage laissé par E. Williams, qu'une nouvelle génération de chercheurs se soucient de préserver? Il vaut la peine de le considérer, d'abord
parce qu'il est mal connu dans le monde francophone. Ensuite, parce que les idées de Williams imprègnent, à des degrés divers, la littérature spécialisée
des vingt dernières années consacrée aux racines de la révolution industrielle. Enfin, parce que les commentateurs de Williams tombent trop souvent
dans le piège de la caricature. Nous laisserons tout à l'heure E. Williams, en le citant abondamment, présenter lui-même ses idées dans toute leur finesse.
Avant cela, voyons brièvement qui était l'homme.
Eric Eustace Williams est né en 1911 dans les Antilles à Trinité, colonie britannique depuis 1802. Il fait des études d'histoire et de science politique à
l'Université d'Oxford, où il présente en 1938 sa thèse de doctorat, publiée en 1944 sous le titre de Capitalism and Slavery. En 1939, il gagne les États-
Unis pour y entamer une carrière d'enseignant à la faculté des sciences sociales et politiques de l'Université de Howard (Washington D.C.). En 1955, il
retourne à Trinité et s'engage dans la politique en fondant le People's National Movement. De 1962 à 1981, E. Williams est Premier ministre - chaque
fois réélu - de Trinité et Tobago, dont l'indépendance est proclamée en août 1962. Durant ces vingt ans de gouvernement, Williams s'efforce de
maintenir, dans le cadre d'un « socialisme empirique », un équilibre entre la promotion du bien-être de la population et l'ouverture aux investissements
étrangers.
Après l'homme, son œuvre. Dans sa préface à Capitalisme et esclavage, E. Williams écrit: «La présente étude s'efforce de placer dans une perspective
historique les rapports qui existent entre les débuts du capitalisme - en l'occurrence du capitalisme anglais - et la traite des Noirs, l'esclavage noir et
l'ensemble du commerce colonial des 17e et 18e siècles. » Son objectif, précise-t-il encore, est de décrire la « contribution (de l'esclavage) au
développement du capitalisme britannique »4.
Pour commencer, Williams se demande pourquoi les colonies américaines recourent à l'esclavage, alors que « la supériorité économique du travailleur
librement engagé sur l'esclave est évidente même aux yeux du propriétaire d'esclaves» ? Le recours à l'esclavage, explique-t-il, est « une question de
temps, d'emplacement, de travail et de nature du sol. [...] Compte tenu de la population restreinte de l'Europe au XVIe siècle, les travailleurs libres
nécessaires aux cultures d'exportation de sucre, de tabac et de coton, dans le Nouveau Monde, n'étaient pas disponibles, en quantité suffisante, pour
assurer la production sur une vaste échelle. L'esclavage s'avéra donc nécessaire pour atteindre ce but, et les Européens se tournèrent d'abord vers les
autochtones puis vers l'Afrique. Dans certaines circonstances, l'esclavage présente d'incontestables avantages. Dans des cultures comme le sucre, le tabac
et le coton, où le coût de la production est sensiblement réduit sur de vastes (exploitations), le propriétaire d'esclaves [...] peut tirer de la terre un
rendement beaucoup plus intéressant que le petit fermier ou le paysan propriétaire. Pour de telles cultures sur une vaste échelle, les gros profits réalisés
peuvent supporter la plus grande dépense qu'entraîne une main-d'œuvre d'esclaves au faible rendement »5.
Dans ce long passage cité, Williams révèle son sens de la nuance. Il n'hésite pas, à d'autres occasions, à relativiser les choses en les mettant dans une
perspective comparative. À un moment, il relate « le récit d'une dame de qualité racontant son voyage d'Écosse aux Antilles, effectué à bord d'un navire
plein de travailleurs (blancs) sous contrat ». Ce récit, souligne Williams «permet d'écarter l'idée que les horreurs d'un navire destiné à la traite étaient
réservées aux malheureux nègres. » Et encore : «Qui avait vu mourir les travailleurs (blancs) sous contrat n'avaient pas à s'indigner du taux de mortalité
des esclaves. L'exploitation des esclaves sur les plantations n'était en fait pas tellement différente de celle des paysans féodaux ou du sort dévolu aux
nécessiteux des villes européennes6. »
Venons-en à l'idée centrale. « La découverte de l'Amérique a été importante non pas pour les métaux précieux fournis par le Nouveau Monde, mais
par le nouvel et inépuisable marché qu'il offrait aux biens européens. » L'accroissement considérable qu'y gagne le commerce mondial est principalement
dû au «commerce triangulaire », dans lequel «l'Angleterre - de même que [...] l'Amérique coloniale - fournissait les exportations et les navires, l'Afrique
les marchandises humaines, et les plantations les matières premières coloniales brutes »7.
Au sein de ce réseau, les « colonies nord-américaines [...] jouaient le rôle de fournisseurs de denrées alimentaires pour les planteurs de canne à sucre et
leurs esclaves. [...] L'agriculture des colonies du Nord et du Centre (actuels États-Unis) était complémentaire de l'agriculture spécialisée des Antilles ».
Sans les colonies continentales, les îles du sucre « auraient été incapables de se nourrir à moins d'une reconversion de la profitable culture de la canne à
sucre en cultures vivrières - et cela non seulement au détriment des fermiers de la Nouvelle-Angleterre, mais encore de la marine marchande britannique,
des raffineurs de sucre britanniques, des revenus sur les droits de douane et de la gloire et de la grandeur de la Grande-Bretagne »8.
Se situant à un autre bout du réseau atlantique, Williams considère le commerce des esclaves dont l'intérêt, pense-t-il, n'est pas tellement dans les
profits qu'il dégage. Son avantage est ailleurs: «Par le truchement de produits anglais manufacturés, il portait uniquement, si l'on s'en tient aux colonies
britanniques, sur les récoltes de plantations qui permettaient à la Grande-Bretagne de ne plus passer par l'étranger pour son approvisionnement en
produits tropicaux9. » C'est en cela que la traite négrière surpasse le commerce avec les Indes, certes beaucoup plus lucratif, mais qui draine hors
d'Angleterre des devises pour l'achat d'épices et de textiles de luxe.
Le « commerce triangulaire donna ainsi, conclut Williams, une triple impulsion à l'industrie britannique. Acquis en échange de produits manufacturés,
le Noir expédié dans les plantations produisait du sucre, du coton [...] et d'autres produits tropicaux, processus qui entraîna la création de nouvelles
industries en Grande-Bretagne. En même temps, l'entretien des esclaves et de leurs propriétaires, sur les plantations, ouvrait un nouveau marché à
l'industrie anglaise, à l'agriculture de la Nouvelle-Angleterre (États-Unis) et aux pêcheries de Terre-Neuve (Canada). [...] Et c'est aux bénéfices de ce
commerce que s'alimenta un des principaux courants de cette accumulation du capital qui finança plus tard en Angleterre la révolution industrielle »10.
Le réseau atlantique, qui repose entièrement sur l' esclavage, remplit donc trois fonctions pour l'économie de la Grande-Bretagne : celles de débouché
de produits britanniques, de source d'approvisionnement de produits bruts et de matières premières, et de source de profits. « Il y avait à cela une
condition: le monopole. [...] Les colonies étaient tenues d'envoyer leurs produits de valeur uniquement en Angleterre et d'utiliser uniquement des
vaisseaux anglais. Elles ne pouvaient acheter que des produits anglais, ou alors des produits étrangers qui passaient d'abord par l'Angleterre ». Elles
furent de plus confinées dans « l'unique exploitation de leurs ressources agricoles. Pas un clou [...] ne pouvait y être fabriqué, [...] ni fer, ni sucre raffiné.
En retour, l'Angleterre consentit une seule concession: les produits coloniaux obtinrent le monopole des marchés métropolitains »11.
E. Williams insiste à plusieurs reprises sur une double limite des marchés coloniaux, que la plupart des commentateurs de sa « thèse» passent sous
silence. Prenant pour exemple la métallurgie, l'une des industries-clé de la révolution industrielle, Williams relève que « les marchés coloniaux n'étaient
pas en mesure d'absorber l'augmentation de la production (dans cette branche) qui résultait des innovations technologiques » de la seconde moitié du
XVIIIe siècle. L'expansion de la production en métropole, note-t-il, alla de pair avec une régression des débouchés antillais. D'où cette autre limite des
marchés coloniaux: ils ne remplissent pleinement le rôle qui leur est dévolu par la métropole que pour un temps, avant d'être délaissés pour d'autres
marchés. « Cendrillon, embellie pour un temps par des parures éblouissantes, était trop [...] heureuse au bal pour prêter attention aux aiguilles de
l'horloge12. »
Williams ne se lasse pas de revenir sur cette double limite. «Le commerce triangulaire avait grandement contribué au développement industriel de la
Grande-Bretagne. Quant à ses bénéfices, ils servirent à alimenter l'ensemble du système de production. [...] Il serait faux cependant de conclure que seul
le commerce triangulaire fut à l'origine du développement économique. Celui-ci était dû, pour une large part à l'extension du marché intérieur en
Angleterre et au réinvestissement des profits de l'industrie. Et, stimulé par (le système des monopoles), le développement industriel finit par le
supplanter, puis l'anéantir13. » Williams met en garde ceux qui persistent à croire que « les liens de l'Empire étaient aussi indissolubles que ceux du
mariage ».
D'où une autre de ses idées : celle de l'alternance des effets exercés par les marchés coloniaux. L'ancien « système colonial aida (les forces productives
d'Angleterre) à s'épanouir », puis « devint par la suite un frein ». Après avoir été « les joyaux les plus précieux du diadème britannique », et à ce titre une
source de richesse, les colonies à sucre deviendront des « fardeaux maudits ». Cette alternance des effets exercés par les colonies sur l'économie
métropolitaine peut se reproduire ailleurs, tant que s'étend l'empire à d'autres parties du monde. Autrement dit, des remariages temporaires ne sont pas
exclus. «Avec l'indépendance des colonies américaines, la mer des Caraïbes cessait d'être un lac anglais. Le centre de l'Empire britannique se déplaça de
la mer des Caraïbes vers l'océan Indien, des Antilles à l'Inde14. »
Mettre bout à bout quelques fragments sélectionnés de Capitalisme et esclavage pour se convaincre que l'œuvre d'Eric Williams a surmonté l'épreuve
du temps et le feu des critiques, ne doit évidemment pas cacher ses limites et ses insuffisances15. Williams s'est parfois égaré dans des arguments « tirés
par les cheveux ». Il reste qu'il a montré la bonne direction à prendre. Ce qui fait la force et l'originalité de sa pensée réside dans son intuition de
l'importance de l'esclavage: sans l'émigration forcée vers le Nouveau Monde de millions d'Africains et sans le système de plantation esclavagiste, les
économies de la Grande-Bretagne et de ses colonies d'Amérique du Nord n'auraient pas si bien réussi. Ce n'est pas le moindre des mérites de la « thèse »
d'Eric Williams que de discréditer ceux qui continuent aujourd'hui de soutenir que le calvaire de millions d'Africains dans les plantations américaines a
très peu contribué à enrichir l'Occident et qu'à ce titre il a été un « sacrifice inutile ».

Profits d'outre-mer et formation du capital industriel

Le lien entre capital négrier et révolution industrielle tenant la vedette dans la littérature spécialisée, commençons par considérer les profits du trafic
des esclaves. De ce point de vue, la traite des Noirs a une double caractéristique. D'un côté, c'est un «commerce riche », en ce sens qu'elle nécessite
l'immobilisation de capitaux importants16. De l'autre, c'est un commerce hasardeux et risqué. On comprend dès lors qu'elle puisse donner lieu à des
profits spectaculaires, comme à des pertes retentissantes.
De l'avis du plus gros armateur négrier de Bristol à la fin du XVIIIe siècle, « c'est un commerce très incertain et précaire et, sans la perspective de
réaliser un profit considérable, aucun investisseur au fait de la situation ne voudrait se lancer ou persévérer dans une telle entreprise ». La liste des
risques encourus est longue: conflits avec les tribus africaines du littoral, naufrages, multiplication des guerres maritimes. La traversée de l'Atlantique est
de plus un moment critique: sa durée est incertaine; la mortalité des captifs est imprévisible; les révoltes d'esclaves à bord ne sont pas rares. Les modes
de paiement convenus avec les planteurs américains et l'écoulement en Europe des retours en produits coloniaux peuvent en outre retarder grandement
les rentrées de capital.
Ces impondérables expliquent la forte irrégularité des profits négriers. Qu'un vaisseau arrive au bon moment sur les côtes africaines, qu'il embarque
sans délai sa cargaison humaine, qu'il traverse sans encombre l'Atlantique, qu'il écoule rapidement les denrées tropicales de retour, et les bénéfices de
l'expédition pourront atteindre deux à quatre fois la mise. D'un autre côté, l'expérience désastreuse des grands marchands de Londres, engagés dans le
commerce des esclaves durant les années 1770 et 1780, montre que le trafic négrier peut causer des pertes considérables17.
Retenir les cas spectaculaires et extrêmes de réussites et de faillites n'est peut-être pas le meilleur moyen de déterminer le rôle du capital négrier dans
le démarrage industriel de la Grande-Bretagne. Disposer de profits annuels moyens de la traite ferait mieux l'affaire. Ceux-ci toutefois ne peuvent être
calculés le plus souvent qu'à partir d'une documentation fragmentaire, de séries manquant d'homogénéité et de partis pris discutables. D'où leur caractère
grossier.
L'une des premières évaluations de la rentabilité annuelle du trafic des Noirs date de la fin du XVIIIe siècle. Elle fixe le taux de profit des marchands
d'esclaves de Liverpool, le plus grand port négrier d'Europe, à plus de 30 % entre 1783 et 179318. Ce taux a été repris par plusieurs auteurs, dont E.
Williams19, jusqu'au milieu du XXe siècle sans faire l'objet de vérifications ou de critiques20. Sachant que, grâce aux intérêts composés, un capital placé à
plus de 30 % double en moins de trois ans, il n'est guère étonnant que les bénéfices de la traite négrière, supposé si rentable, aient été considérés comme
une source de financement potentiellement importante de l'industrialisation britannique durant la seconde moitié du XVIIIe siècle.
La rentabilité du trafic des Noirs ayant été depuis une trentaine d'années fortement revue à la baisse, plus personne ne retient aujourd'hui des taux de
profit négrier aussi élevés. L'exploitation récente de livres de compte de William Davenport, l'un des principaux armateurs négriers de Liverpool, situe
par exemple la rentabilité annuelle de 67 expéditions lancées pour la plupart vers les côtes du Nigeria et du Cameroun autour d'une moyenne de 10 %
entre 1757 et 178521. Selon une autre méthode, qui nécessite de réunir le nombre de captifs débarqués dans le Nouveau Monde, leur prix de vente et le
tonnage des bateaux qui les transportent, la traite anglaise rapporterait entre 9,5 % et 10,2 % par an de 1761 à 180722. D'après une étude plus récente
portant sur 59 expéditions organisées par un groupe de marchands londoniens, le taux de profit ne dépasse pas les 6 % de 1748 à 178423.
À la lumière de ces résultats, la plupart des spécialistes s'accordent désormais pour retenir un taux de l'ordre de 8 %-10 % par an pour la traite anglaise
de la seconde moitié du XVIIIe siècle24. Les négriers anglais semblent avoir mieux géré leurs affaires que leurs homologues du Continent. Pour Nantes,
capitale incontestée de la traite française au XVIIIe siècle, les profits négriers avoisinent 5 % à 7 %. La traite hollandaise rapporterait encore moins: à
peine 2,5 % par an entre les années 1730 et les années 179025. La meilleure rentabilité de la traite anglaise serait due à une plus grande rotation des
capitaux, assurée par un système bancaire efficace. Même s'ils sont très en dessous de la rentabilité mirifique prêtée pendant longtemps à la traite
négrière, des taux annuels moyens de l'ordre de 8 %-10 % sont tout à fait « respectables » pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, où les placements
classiques, tels que investissements fonciers et emprunts d'État, rapportent 4 % à 5 %26.
S'en tenir seulement à des moyennes pour apprécier les profits du très aléatoire trafic négrier ne rend cependant pas compte de leur extrême
irrégularité. Ainsi, sur les 67 expéditions lancées depuis Liverpool par W. Davenport entre 1757 et 1785, 40 % rapportent de 24 % à 60 % et plus du
capital investi, alors que 20 % se terminent par des pertes allant jusqu'à 23 % de la mise de départ27. Pour grossiers qu'ils soient, ces résultats attestent la
réussite globale du négoce négrier dont la particularité est d'offrir aux investisseurs la possibilité de toucher gros.
Encore faut-il préserver les chances de hauts profits. Le meilleur moyen d'y parvenir est de limiter les risques. L'assurance des navires, le
fractionnement en parts de la mise de départ qui multiplie les actionnaires et surtout la diversification des activités consistant à associer commerces
stables et trafics aléatoires vont dans ce sens. « Concevoir la pratique négrière isolément est donc un non-sens. À la base de la réussite d'une famille
d'armateurs, il y a toujours plusieurs trafics s'épaulant mutuellement28. » C'est pourquoi, malgré ses aléas et sa faible rentabilité moyenne, la traite reste
pendant longtemps au centre de réseaux marchands, dans lesquels profits et pertes se compensent de multiples façons. En permettant de tirer de gros lots,
elle joue « un rôle essentiel [...], chez des négociants généralistes jouant simultanément sur plusieurs tableaux, comme un moyen d'amorcer, d'accélérer
ou d'affiner la spirale de l'enrichissement »29.
Si tant de chercheurs s'acharnent depuis les années 1970 à déterminer le niveau des profits de la traite négrière anglaise, c'est parce qu'E. Williams a
voulu, il y a cinquante ans, établir un lien entre capital négrier et financement de la révolution industrielle. Pour illustrer ce lien, Williams adopte une
démarche qui consiste à retrouver les attaches, parfois lointaines et distendues, unissant banquiers et industriels anglais au commerce négrier et au
système de plantation esclavagiste. Sur cette approche qualitative par itinéraires individuels, sur laquelle nous reviendrons, des essais de saisie globale
ont pris le dessus. Le plus connu est celui de Stanley Engerman, repris et commenté par Barbara Solow30.
En péchant par excès, c'est-à-dire en supposant que la totalité des profits issus de la traite est réinvestie en Angleterre, l'apport du capital négrier durant
une grande partie du XVIIIe siècle oscille, selon Engerman et Solow, entre 0,1 % et 0,5 % du revenu national, entre 2,4 % et 7,8 % de la formation brute
de capital fixe, et entre 16 % et 39,8 % du total des investissements bruts dans le commerce et l'industrie. Dans l'hypothèse où les profits du trafic négrier
sont entièrement réinvestis dans l'industrie, ils représenteraient vers 1770 environ 54 % de la formation du capital dans le secteur secondaire.
Il y a évidemment une part d'arbitraire et de fortes marges d'erreur dans ce genre de calcul. Les estimations pour l'année 1770 des profits négriers vont
de 44 200 à 342 200 livres sterling. Celles du revenu national britannique de 62,8 à 130 millions de livres sterling. Si bien que la part du capital négrier
dans le total des richesses produites en 1770 en Grande-Bretagne peut osciller entre un minimum de 0,03 % et un maximum de 0,54 %. Et sa part dans
les investissements bruts de l'industrie britannique entre 7 % et 54 %31. Selon des estimations plus récentes, l'investissement britannique dans la traite
s'élèverait vers 1790 à environ 1,5 million de livres sterling, dégageant des profits de quelque 150 000 livres sterling par an. En supposant, comme le
propose l'auteur de ces estimations, un taux de réinvestissement de 30 %, les bénéfices de la traite représenteraient moins de 1 % de la formation brute de
capital fixe de la Grande-Bretagne32.
Comment interpréter ces chiffres? S. Engerman considère que ces pourcentages sont suffisamment faibles pour rejeter l'assertion d'E. Williams. B.
Solow les trouve, quant à elle, remarquablement élevés. Selon elle, l'exercice statistique d'Engerman, dont l'objectif est de calculer la contribution
maximale du capital négrier à la croissance de la Grande-Bretagne, révèle en fait que cet apport peut être « énorme ». Ce qui, bien sûr, ne prouve pas
qu'il l'a été. S'il est vrai que vers 1770 les profits de la traite peuvent représenter jusqu'à plus de la moitié de la formation du capital dans l'industrie, cela
conforte plutôt le point de vue d'E. Williams, sans lui donner pour autant raison.
Poussant son exercice plus loin afin de mieux coller à la thèse de Williams, pour qui la traite négrière ne doit pas être isolée du système de plantation
esclavagiste, Engerman ajoute aux profits du trafic des esclaves ceux générés dans les colonies anglaises à sucre des West Indies. Il aboutit à un total (2,9
millions de livres sterling) qui, en 1770, avoisinerait les 5 % du revenu national de la Grande-Bretagne (62,8 millions de livres sterling), c'est-à-dire une
proportion proche du taux d'investissement de l'économie britannique durant une bonne part de la seconde moitié du XVIIIe siècle33.
Robin Blackburn s'est lancé récemment dans un exercice34 qui s'inspire en partie de celui inauguré par Engerman, mais dont l'objectif est plus
ambitieux puisqu'il s'y propose d'évaluer les profits directs et indirects du « commerce triangulaire ». Par profits directs, Blackburn entend ceux générés
par la traite négrière et le système de plantation esclavagiste au niveau de la production. Par profits indirects, ceux induits par les échanges de
marchandises entre la Grande-Bretagne, l'Afrique et l'Amérique dans le cadre du système commercial atlantique.
Le total obtenu par Blackburn est, vers 1770, de 2,8 millions de livres sterling selon une hypothèse basse et de 4,3 millions selon une hypothèse
haute35. Ces chiffres donnent une idée de l'importance des richesses produites dans les plantations des Antilles britanniques au XVIIIe siècle. A ce titre,
les West Indies sont sans conteste la perle du premier empire britannique. Grâce à la productivité des esclaves et à la rentabilité du commerce du sucre,
elles « pèseraient » en 1774 plus de 50 millions de livres sterling, dégageant chaque année des revenus à hauteur de 10-11 millions de livres sterling36. En
retenant l'hypothèse basse, les profits directs et indirects du «commerce triangulaire » représenteraient, durant la phase cruciale de la révolution
industrielle, 70 % de la formation brute de capital fixe de la Grande-Bretagne. En supposant un taux de réinvestissement de 30 % - taux retenu par la
plupart des auteurs - ils suffiraient à eux seuls à financer les investissements bruts dans l'industrie et le commerce vers 1770.
Les profits du « commerce triangulaire » dépassent de loin ceux amassés à l'époque dans les autres bastions de l'empire. Au milieu du XVIIIe siècle,
les grands propriétaires fonciers anglais tirent de l'exploitation de leurs domaines agricoles d'Irlande quelque 750 000 livres sterling par an37. D'après P.J.
Marshall, les revenus directement transférés du Bengale en Grande-Bretagne s'élèvent de 1710 à 1784 à 10,4 millions de livres sterling, soit environ 140
000 livres sterling par an. À leur apogée entre 1770 et 1784, ces transferts atteignent presque 390 000 livres sterling par an. En additionnant les revenus
du Bengale prenant le chemin des îles britanniques par des voies indirectes, Marshall aboutit à un total de plus de 14 millions de livres sterling pour la
période 1757-1784, soit une moyenne supérieure à 500 000 livres sterling par an. Effrayé peut-être par ces « sommes impressionnantes », Marshall
s'empresse de conclure que ce montant annuel ne représente après tout qu'une très faible fraction (0,36 %) du revenu national britannique de 177038.
Considérons un dernier exercice de quantification. Il s'agit de celui tenté par Patrick O'Brien, l'un des historiens économistes les plus en vue du monde
anglo-saxon. O'Brien se propose de mesurer la contribution de la périphérie au développement économique de l'Europe moderne39. Par « périphérie », il
entend l'Amérique latine, les Caraïbes, l'Afrique, l'Asie, auxquelles est ajouté le Sud des États-Unis (Virginie, Maryland, Carolines, Géorgie) où domine
le système de plantation esclavagiste. Pour les besoins de sa cause, O'Brien choisit d'évaluer pour la fin du XVIIIe siècle la valeur totale des profits
empochés par les «capitalistes» britanniques (marchands, transporteurs, assureurs, investisseurs, commissionnaires) engagés dans le commerce avec la
périphérie.
Selon ses estimations, les profits engrangés en Grande-Bretagne dans le cadre des échanges avec la périphérie s'élèvent en 1784-86 à 5,7 millions de
livres sterling par an, soit 55,3 % du total des investissements bruts du pays (estimés à 10,3 millions de livres sterling). En supposant un taux de
réinvestissement de 30 %, cette part est ramenée à 16,5 %. En tenant compte du fait que la formation du capital dans l'industrie avoisine 20 % du total
des investissements bruts de la Grande-Bretagne, les « profits mercantiles » suffiraient à assurer entièrement le financement des capitaux fixes
immobilisés dans le secteur secondaire durant les années 1780. Le manque à gagner en cas de non-existence de la périphérie correspondrait à environ 7
% de l'investissement total de la Grande-Bretagne et à près de 40 % de l'investissement dans l'industrie.
O'Brien se montre très prudent et nuancé dans l'appréciation de ces chiffres. Il se demande si la proportion des profits du commerce au loin dans la
formation du capital de la Grande-Bretagne doit être considérée comme importante ou réduite40. Peut-être, s'interroge-t-il, que la périphérie - c'est-à-dire
pour l'essentiel l'empire - contribue à élever le taux d'investissement de l'économie britannique au-dessus de celui des économies rivales du Continent
européen. Après avoir souligné que le rôle du commerce extérieur (et donc de ses profits) dans la révolution industrielle ne doit être ni dénigrée, ni
exagérée, il se résout en fin de compte à admettre que ce rôle est plus significatif dans le cas de la Grande-Bretagne que pour les autres économies
européennes.
L'intérêt de tous les calculs qui viennent d'être sommairement présentés est de suggérer l'importance potentielle de la contribution des gains tirés de la
traite négrière, du système américain de plantation esclavagiste, du commerce colonial ou d'autres activités liées à l'empire à l'investissement en Grande-
Bretagne au moment de la révolution industrielle. Ces calculs ne nous disent cependant rien sur la destination finale de l'accumulation des richesses
tirées des relations de la Grande-Bretagne avec l'Afrique, l'Amérique ou l'Asie.
Il est entendu que, de quelque manière qu'il soit dépensé, l'argent des négriers, des planteurs ou des nababs41 contribue à accroître le revenu national
britannique. Que cet argent soit investi dans la pierre et la terre, qu'il serve à la création d'une banque, qu'il finance l'achat d'équipements et de machines
industriels, ou qu'il soit dilapidé par de nouveaux riches écervelés menant grand train de vie ne change rien à l'affaire. Il va sans dire que plus les gains
de l'empire sont épargnés pour être réinvestis, plus la contribution au revenu national, via les effets induits et le mécanisme multiplicateur, sera élevée.
Il reste que ce qui a retenu l'attention des historiens s'étant positionnés en faveur ou contre la « thèse » de Williams, c'est le lien entre profits d'outre-
mer et industrialisation. À cet égard, certains mettent en exergue les canaux par lesquels l'argent de la traite et du système de production esclavagiste
irrigue, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les activités manufacturières. D'autres dénient toute importance à d'éventuelles sources de financement
extérieures de l'industrialisation britannique en avançant deux arguments. Le premier met en avant la simplicité des techniques au début de la révolution
industrielle qui, en réduisant le coût des investissements industriels, permet aux capitaux d'être réunis facilement sur place. Le second repose sur le fait
établi que la première génération des industriels anglais ne se recrute pas dans la communauté des grands marchands et des manieurs d'argent: la plupart
des filateurs ont des origines modestes; chez les métallurgistes, beaucoup viennent de petits ateliers locaux.
Les arguments de la faiblesse du volume des investissements au début de la révolution industrielle et des origines non-marchandes des premiers
manufacturiers s'appliquent le plus souvent à l'industrie de la filature du coton, l'une des branches phare du démarrage réussi de la Grande-Bretagne. Vu
la simplicité des techniques et des machines, la possibilité d'utiliser des bâtiments existants (granges ou hangars) et la taille réduite des premières
entreprises industrielles, il ne fait pas de doute que le capital de départ peut être aisément réuni. Si bien que la nouvelle branche de la filature du coton
accueille, à ses débuts, de modestes capitaux d'origine locale, venant le plus souvent de branches traditionnelles de l'industrie textile. Autrement dit,
point n'est besoin, pour une activité dont le seuil d'entrée est si bas, de recourir à d'importantes sources de financement extérieures.
S'il est vrai que, de 1780 à 1830, le capital fixe ne représente qu'une fraction réduite - environ un tiers - des investissements totaux dans l'industrie du
coton, alors y démarrer ne pose effectivement guère de problème. Plus difficile est, en revanche, de tenir la distance. La très courte espérance de vie des
biens d'équipement avant le XIXe siècle - probablement pas plus de cinq à six ans - exige un entretien ou un remplacement représentant une forte
proportion de la valeur totale d'origine42. Plusieurs études montrent par ailleurs que, sur le long terme, la réussite des filateurs dépend beaucoup de leur
capacité à disposer de capital circulant, afin de payer les matières premières, les salaires, le loyer43. Or, de tels crédits ne sont accordés, le plus souvent de
façon informelle, qu'à des industriels jouissant d'appuis familiaux, d'un réseau social, de relations d'affaires. Les entrepreneurs d'origine humble,
dépourvus de «capital social », en sont habituellement privés. Ce qui réduit fortement les chances de survie de ces « small men ». Les institutions
financières vers lesquelles ils pourraient se tourner ne leur sont que de peu de secours. Elles sont, à cette époque, beaucoup trop instables pour des
entreprises ayant besoin de crédits réguliers. Les plus sûrs fournisseurs de crédits restent en fin de compte les marchands, notamment ceux engagés dans
le commerce de longue distance44.
Quant à la question de l'origine sociale des premiers capitaines d'industrie, Carlo Cipolla lui a depuis longtemps tordu le cou à sa façon inimitable.
«L'expansion maritime de l'Europe contribua à l'avènement de la Révolution Industrielle. Le nier en prenant pour argument qu'aucun marchand des West
Indies et aucun aventurier des Indes orientales ne figurent parmi les "entrepreneurs" ayant fondé des usines en Europe est aussi sensé que nier toute
relation entre la Révolution Scientifique et la Révolution Industrielle sous prétexte que ni Galilée ni Newton n'installa d'usine textile à Manchester45. »
On le voit, prendre parti ici est difficile, tant il est rare que les liens entre profits d'outre-mer et investissement industriel soient directs et clairement
marqués. Bien sûr, il existe des planteurs qui, après avoir fait fortune dans les West Indies, retournent dans les îles britanniques et s'engagent directement
dans l'industrie textile ou métallurgique. Mais leur nombre est très réduit46. Les grands barons du sucre antillais et les nababs du Bengale sont en fait
beaucoup plus attirés par les placements fonciers et les emprunts d'État que par les investissements dans l'industrie naissante. Ces détenteurs de gros
revenus ont une préférence marquée pour les placements sûrs et de prestige47. Les grands négociants de Liverpool sont réputés pour avoir établi plus de
châteaux que d'usines.
Si, comme le fait C. Cipolla, les liens directs et immédiats sont délaissés au profit des effets induits à terme, d'autres mécanismes en jeu apparaissent.
Des marchands, enrichis par les activités coloniales, se révèlent les dispensateurs de crédits indispensables au développement d'industries nouvelles qu'ils
n'ont pas pris l'initiative de lancer. Ces mêmes marchands peuvent être à l'origine du financement d'infrastructures régionales (canaux, équipements
divers), nécessaires à l'essor des manufactures. E. Williams laisse entendre que la « précieuse invention » de la machine à vapeur a été sauvée par des
avances de fonds consenties par des marchands-banquiers mêlés au commerce triangulaire48. Des banques (à l'exemple de la Barclay ou des Lloyd's)
peuvent prendre leur essor en engrangeant de substantiels profits tirés de la traite négrière. Des profits tirés de la sphère atlantique, se portant d'abord
vers des emplois financiers, peuvent se retrouver en partie mobilisés pour le développement de l'industrie.
L'ennui avec ces cas où le capital marchand nourrit l'industrie et la banque est qu'il est pratiquement impossible de distinguer les gains issus du
commerce d'outre-mer de ceux d'autres activités marchandes et de crédit. C'est cette opacité, si difficile à percer, qui rend si peu convaincante la tentative
d'E. Williams de pénétrer les voies par lesquelles les bénéfices du « commerce triangulaire » alimentent « l'ensemble du système de production »
britannique49.
Établir par ailleurs, comme le font plusieurs études régionales, qu'autour de Londres, Bristol, Liverpool et Glasgow les bénéfices du commerce
transocéanique viennent directement s'investir dans la construction navale, le raffinage du sucre, les industries du tabac, du verre, des métaux, du textiles
ou dans les mines de charbon50, ne prouve pas pour autant que le capital accumulé par les marchands dans les activités coloniales soit crucial pour
l'industrialisation de la Grande-Bretagne.

Système américain de plantation esclavagiste et approvisionnement en matière première de l'industrie cotonnière

L'industrie du coton est l'une des branches clé de la révolution industrielle. Son développement tient essentiellement à la combinaison de trois facteurs:
le protectionnisme, le machinisme et la disponibilité de matière première.
Les origines de l'industrie anglaise du coton remontent à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, la quantité et la
qualité de la production restent médiocres. L'industrie locale est, à cette époque, incapable de concurrencer les tissus de coton importés d'Asie. «Il y a
une relation très étroite, bien qu'assez difficile à définir, entre cette importation ancienne d'une part, et cette production naissante de l'autre51. » Elle
s'établit par l'entremise de l'industrie lainière qui, se sentant menacée par l'afflux des tissus de coton et de soie fabriqués en Asie, réussit en 1700 à faire
interdire leur importation. Cette mesure se révélant insuffisante, le Parlement est assailli de nouvelles plaintes52. Joignant l'acte à la parole, des
« tisserands, exaspérés par des chômages prolongés, attaquèrent, en pleine rue, les personnes qui portaient sur elles des étoffes de coton, déchiraient ou
brûlaient leurs vêtements; des maisons même furent prises d'assaut et saccagées »53. Une nouvelle loi de prohibition, plus radicale que la précédente, sera
votée en 1721. Elle touche également l'industrie cotonnière locale qui se voit autorisée à ne fabriquer que des tissus mêlés de coton. L'interdiction de
produire des tissus de coton pur, plus ou moins respectée, sera levée en 1774.
Une fois protégée de la concurrence asiatique, l'industrie cotonnière, implantée dès sa naissance dans le Lancashire, s'efforcera de se saisir d'un
marché intérieur que désormais lui offrent les mesures prohibitives. De cette histoire de l'industrie du coton à ses débuts, Paul Mantoux tire la conclusion
que la « nouvelle industrie est fille du commerce des Indes. C'est l'importation d'une marchandise étrangère qui en a déterminé la naissance [...]. C'est de
la prohibition de 1700 que date le succès des cotonnades anglaises, succédanés des tissus indiens »54.
L'avènement du machinisme serait, en la circonstance, une suite inévitable à l'extension du commerce: «L'industrie du coton en Angleterre [...] est née
de l'imitation d'une industrie exotique; le germe en a été apporté [...] sur les navires de la Compagnie des Indes. » Ce processus bien connu
d'industrialisation par substitution d'importations est prédit en 1701 déjà par l'auteur inconnu d'un pamphlet, intitulé Considérations sur le Commerce des
Indes Orientales: «Le commerce des Indes nous procure des marchandises produites avec moins de travail et à plus bas prix qu'en Angleterre. Le résultat
probable sera l'invention d'instruments ou de machines permettant de faire une économie de travail équivalente [...] et par là d'abaisser les prix des objets
manufacturés55. »
La mécanisation du travail textile donnera corps à cette prophétie. Elle commence au stade de la filature car, vers le milieu du XVIIIe siècle, il faut 8 à
9 fois plus d'heures de travail pour produire le fil que pour le tisser56. Les progrès techniques décisifs ont lieu durant les années 1770 (le brevet de
Richard Arkwright date de 1769). Ils concernent le coton qui se révèle une fibre se prêtant beaucoup mieux au travail mécanique que la laine ou le lin.
Les mesures prohibitives et les méthodes de production économisant le travail ne suffisent toutefois pas à l'industrie cotonnière anglaise pour résister
aux textiles indiens à bas prix et de qualité. Il lui faut également pour cela des sources de matière première sûres, abondantes et bon marché. L'essor dans
le Nouveau Monde du système de plantation esclavagiste permettra à l'industrie cotonnière anglaise de satisfaire sa demande croissante de « la plus
précieuse de toutes les productions végétales d'Amérique »57. De 1760 à 1840, la consommation de coton brut en Grande-Bretagne est multipliée par près
de 200. Cette facilité d'approvisionnement donne à l'industrie cotonnière un avantage comparatif, en la libérant rapidement du problème de fourniture de
matière première que d'autres branches manufacturières de la révolution industrielle mettent longtemps à résoudre58.
Jusqu'aux années 1770, alors que l'industrie cotonnière est encore dans l'enfance, les principaux fournisseurs de coton brut de la Grande-Bretagne sont
le Levant (surtout la Turquie) et les Antilles anglaises et françaises (Guadeloupe et Saint-Domingue). À partir des années 1780, le Sud des États-Unis et
le Brésil deviennent les principales sources d'approvisionnement. Si bien que, dès le milieu du XVIIIe siècle, de 85 % à 90 % du coton brut importé en
Grande-Bretagne est fourni par le système de plantation esclavagiste américain (Sud des États-Unis, Brésil, Caraïbes), et ce jusqu'au milieu du XIXe
siècle59. L'Inde ne devient un fournisseur attitré qu'à partir de la toute fin du XVIIIe siècle. Malgré les tentatives de l'East India Company de substituer le
coton brut aux tissus imprimés dans ses cargaisons de retour, le coton indien n'apparaît que très épisodiquement dans ses statistiques d'importation
(1697-99, 1701-4, 1707-8 et début des années 1780 et 1790) et en quantité négligeable.
C'est dire que, durant les phases cruciales du décollage économique, ce sont les hommes et les femmes arrachés à l'Afrique qui produisent la matière
première stratégique de l'une des principales branches motrices de la première nation industrielle. Le Lancashire, « qui mérite, entre tous les comtés
d'Angleterre, d'être appelé le berceau de la grande industrie »60, sera approvisionné régulièrement et à bon compte par Liverpool, grand port du coton
depuis 1795, dont la prospérité découle de la traite négrière et de ses relations avec les colonies.
Certains auteurs trouvent pourtant que la mariée est trop belle. Ils mettent en doute l'importance des colonies américaines comme source
d'approvisionnement indispensable au développement de l'industrie cotonnière de la Grande-Bretagne, en relevant que les importations de coton brut
sont apparues trop tardivement dans le processus de croissance économique britannique61. Le succès de l'industrie cotonnière anglaise tient, on le sait, en
grande partie à la forte baisse du prix de revient du fil de coton: baisse d'environ 70 % entre 1786-87 et 1798-1800, et de 75 % entre 1798-1800 et
183262. La question est de savoir si cette performance, qui rend irrésistibles les cotonnades anglaises sur les marchés extérieurs, est due au progrès
technique ou à la disponibilité de matière première bon marché produite par des esclaves. D'après les données disponibles, il apparaît que, du milieu des
années 1780 aux années 1840, le prix du coton filé baisse plus fortement que celui du coton brut importé. Autrement dit, l'explication de la hausse de la
productivité induite par la mécanisation l'emporterait sur celle de l'efficience du système de production esclavagiste. Qui plus est, la baisse de prix de la
matière première importée a lieu surtout durant le premier tiers du XIXe siècle et non durant la phase cruciale de la révolution industrielle63.
Cet argument, s'il est recevable, n'enlève cependant rien à l'importance du coton dans le processus de mécanisation du travail textile qui a tant marqué
les débuts de la révolution industrielle. Paul Bairoch est convaincu que sans la réussite préalable de la mécanisation de la filature du coton, la mise au
point de machines capables de travailler avec succès d'autres fibres textiles n'est guère concevable. Sans ce saut qualitatif, « il se serait [...] produit un
blocage de la croissance qui aurait probablement mis en cause, ou du moins fortement handicapé, tout le processus de développement économique »64.
Quoi qu'il en soit, les progrès du machinisme, le durcissement des mesures protectionnistes dans les années 178065 et la disponibilité de sources
d'approvisionnement en matière première permettront à la Grande-Bretagne de ravir à l'Inde le titre de premier fournisseur de textiles du monde. Le
renversement sera rapide et brutal. Les premiers envois en Inde de cotonnades fabriquées à Manchester ont lieu dès 178666. Très vite, les employés de
l'East India Company comprennent que les mécaniques du Lancashire seront à terme gagnantes. Un rapport, remis à la Compagnie en 1793, établit que
la productivité des fileuses indiennes est 400 fois inférieure à celle des fabriques du Lancashire67. Le renversement sera complet lorsque l'Angleterre
protectionniste réussira à « ouvrir » l'Inde, en voie de subordination, aux manufacturés britanniques exempts de taxes à l'importation ( chapitre 8 ).

Débouchés d'outre-mer et industrialisation

Le commerce colonial est, selon Adam Smith, le lieu d'une lutte entre le bien et le mal. Le mal est enraciné dans le monopole, « expédient misérable et
malfaisant du système mercantile». Le bien réside dans la « très grande utilité » des colonies, « vaste marché » ouvert aux produits industriels de
l'Europe en général et de la Grande-Bretagne en particulier. C'est un avis que partage Eric Williams. L'issue de la lutte ne fait, d'après A. Smith, pas de
doute: « Les bons effets naturels du commerce colonial font plus que compenser pour la Grande-Bretagne les mauvais effets du monopole, de sorte que
[...] ce commerce est [...] extrêmement avantageux. Le nouveau marché et le nouvel emploi, qui sont ouverts par le commerce colonial, sont d'une bien
plus grande étendue que la portion de l'ancien marché et de l'ancien emploi que fait perdre le monopole. Le nouveau produit et le nouveau capital créé, si
l'on peut dire, par le commerce colonial, entretiennent en Grande-Bretagne une plus grande quantité de travail productif que celle qui a pu être jetée sur
le pavé par le détournement du capital d'autres commerces dont les retours sont plus fréquents68. »
L'idée de décloisonnement - nous dirions aujourd'hui mondialisation - est au centre du chapitre VII, livre IV, de l'Enquête sur la nature et les causes
de la richesse des nations. La découverte de l'Amérique et celle d'un passage maritime vers les Indes par le Cap de Bonne Espérance mettent les villes
commerçantes de l'Europe à l'unisson du monde. «Au lieu d'être les manufacturiers et les rouliers que d'une très petite partie du monde » (l'Europe du
littoral atlantique et le pourtour méditerranéen), ces villes «sont maintenant devenues les manufacturiers des cultivateurs nombreux et prospères de
l'Amérique, ainsi que les rouliers, et à certains égards aussi les manufacturiers, de presque toutes les différentes nations d'Asie, d'Afrique et d'Amérique.
Deux mondes nouveaux ont été ouverts à leur industrie, chacun d'eux beaucoup plus grand et étendu que l'ancien69. »
Le décloisonnement dont fait état A. Smith induit une intensification des échanges à longue distance et une modification de la structure géographique
du commerce extérieur qu'illustrent parfaitement les statistiques commerciales de la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle ( tableau 7 ).
L'« américanisation », ou ce qui revient à peu près au même la « colonialisation », des échanges extérieurs de la Grande-Bretagne est particulièrement
frappante70. D'un bout à l'autre du XVIIIe siècle, la part de l'Europe continentale dans les exportations et les importations britanniques diminue
respectivement de 82 % à 21 % et de 62 % à 29 %. Dans le même temps, les colonies anglaises du Nouveau Monde accroissent leur part des exportations
métropolitaines de 10 % à 57 % et celle des importations de 20 % à 32 %.
Les marchands anglais réussissent particulièrement bien sur les marchés dont l'accès leur est réservé par les Actes de navigation, en vigueur de 1651 à
1849. Le premier de ces actes est une incitation à se défaire des courtiers hollandais par lesquels passe l'Europe entière pour trafiquer avec le reste du
monde. Il réserve le transport des produits des colonies aux navires anglais et interdit aux flottes étrangères d'importer en Angleterre d'autres
marchandises que celles de leur pays d'origine. Les actes suivants renforcent le dispositif défensif en imposant notamment aux colonies de n'acheter et de
vendre qu'à la métropole, faisant des marchés coloniaux des chasses gardées. Au bout du compte, « le commerce entre l'Asie, l'Afrique, l'Amérique et les
ports anglais, (est ainsi) réservé exclusivement aux navires construits en Angleterre, appartenant à des armateurs anglais, et montés par des équipages
anglais »71.
À la fin du XVIIIe siècle, environ deux tiers des échanges de la Grande-Bretagne (non compris les réexportations) s'effectuent avec l'Amérique, l'Asie
et l'Afrique, contre un cinquième vers 1700 ( tableau 7 ). Les colonies d'Amérique du Nord et des Caraïbes, dont la population augmente entre 1700 et
1815 de 0,4 à 9,3 millions d'habitants72, ainsi que l'Afrique du littoral atlantique et l'Asie des comptoirs forment avec la Grande-Bretagne la plus vaste
zone de libre-échange du monde, largement ouverte aux manufacturiers anglais73. Grâce à ces nouveaux marchés lointains, la Grande-Bretagne a la
possibilité, surtout à partir du milieu du XVIIIe siècle, de contourner les difficultés rencontrées sur les marchés traditionnels d'une Europe protectionniste
fermée à ses produits industriels.
La croissance spectaculaire du commerce extérieur de la Grande-Bretagne, tirée par les marchés d'outre-mer, s'effectue dans le cadre de structures
singulières. Le degré d'ouverture de l'économie britannique (mesuré ici par le rapport entre le montant des exportations et celui du produit national) est
particulièrement élevé: il s'accroît de 8 % à 16 % environ entre 1700 et 180074. Par ailleurs, d'un bout à l'autre du XVIIIe siècle, les exportations de la
Grande-Bretagne sont dominées par les produits industriels (quelque 80 % du total, avec une concentration dans les lainages, les cotonnades et les
produits métalliques), et ses importations par les matières premières et les biens alimentaires (près de 90 % du total de 1750 à 1800, avec en tête de liste
le coton brut, le tabac, le sucre, le café et le thé). La singularité du cas britannique réside dans sa précocité: avec environ un siècle d'avance, il possède un
taux d'exportation et une structure par produits des échanges caractéristiques des économies industrialisées contemporaines.
D'autres spécificités sont à relever. De 1700 à 1800, jusqu'à 25 %-30 % de la production industrielle de l'Angleterre est exportée75. Durant la seconde
moitié du XVIIIe siècle, cette proportion dépasse 50 % dans l'industrie du coton, tourne autour de 40 % dans la branche lainière et se situe vers 20 %
dans l'industrie du fer76. Les colonies figurent parmi les meilleurs clients des manufacturiers anglais. Plus des trois quarts des exportations britanniques à
travers l'Atlantique sont des produits industriels. L'Amérique du Nord et les Caraïbes absorbent à elles seules la moitié des exportations d'articles
manufacturés de la Grande-Bretagne vers la fin du XVIIIe siècle77.
L'« utilité » des colonies ne s'arrête pas là. Sur le trafic colonial, véritable clef de voûte du réseau commercial atlantique, viennent se greffer toute une
série de circuits d'échanges annexes. Les différentes parties de cet ensemble ainsi formé - réunissant des portions d'Europe, d'Amérique, d'Afrique et
d'Asie - entretiennent entre elles des liens d'interdépendance d'intensité variable.
Le commerce avec l'Afrique, composé de produits échangeables contre des captifs destinés à être asservis dans les plantations américaines, en est une
première illustration. Contrairement à une idée reçue, l'Afrique occidentale, d'où provient la grande majorité des esclaves vendus en Amérique ( chapitre
6 ), n'est pas un marché constitué de consommateurs frivoles et naïfs prêts à échanger des êtres humains contre des babioles. La nature et l'origine de la
cargaison d'un navire négrier révèlent tout le contraire. Elle est composée d'un assortiment dominé par cinq grands groupes de produits: les textiles
viennent largement en tête avec 50 à 60 % de la valeur totale; suivent avec environ 15 % les métaux (fer, cuivre, plomb) en barres, en lingots ou
façonnés; les armes à feu et la poudre, ainsi que les alcools (vins, eau-de-vie, rhums) représentent chacun quelque 10 % de la cargaison; le reste est
constitué de tabacs, de cauris (coquillages utilisés surtout comme signes monétaires) et des « guinéailleries » (miroirs, sonnettes, perles de verre ou de
corail, etc.). Cet assortiment de marchandises, où dominent largement les produits manufacturés, représente environ deux tiers de l'investissement d'une
expédition négrière au XVIIIe siècle78. La composition de la cargaison de traite révèle la diversité des structures économiques de l'Afrique occidentale,
constituée d'entités de niveau de développement différent. Celles dépourvues d'industrie métallurgique sont plutôt acheteuses de barres de fer; là où le
tissage local est insuffisant, les étoffes sont particulièrement recherchées.
La variété des biens exigés par le marché africain est telle qu'aucune nation négrière n'est en mesure de les produire tous à elle seule. Si bien que la
rubrique des textiles est dominée par les cotons imprimés importés des Indes orientales, même si leur succès sur les côtes africaines incitent les
manufacturiers de Manchester à les contrefaire. Les alcools et les armes à feu viennent d'un peu partout en Europe79. Le tabac vient du Brésil et de
Virginie; les cauris des îles Maldives dans l'océan Indien.
Sur l'ensemble du XVIIIe siècle, la proportion des produits de fabrication étrangère dans le total des exportations anglaises à destination de l'Afrique
occidentale tourne en moyenne autour de 30 % à 40 %. Pour une partie de ses approvisionnements en produits asiatiques, la Grande-Bretagne peut puiser
dans les entrepôts londoniens de l'East India Company. Pour le reste, elle doit s'adresser directement aux producteurs européens ou se tourner vers les
riches entrepôts d'Amsterdam. L'interdépendance des circuits d'échanges dans le cadre de la traite atlantique est parfaitement illustrée par le fait que
durant le XVIIIe siècle plus du quart des exportations anglaises vers l'Afrique est composé de textiles fabriqués dans les Indes orientales, payés aux deux
tiers avec des métaux précieux extraits d'Amérique80. L'or et l'argent américains, on le sait, permettent à l'Europe occidentale d'entretenir puis
d'intensifier ses relations commerciales avec l'Asie, peu intéressée par les produits d'exportation européens81.
D'autres liens d'interdépendance peuvent être marqués. Ainsi, les exportations de produits anglais et la réexportation d'articles étrangers vers l'Afrique
dépendent de la demande d'esclaves des planteurs américains, qui elle-même est liée à la demande de sucre des consommateurs britanniques82. De 1700 à
1800, la consommation de sucre par habitant en Angleterre et au pays de Galles augmente de 2,5 kg à 17 kg83. Soit vers la fin du XVIIIe siècle, quelque
45 grammes par jour, ce qui représente une consommation par habitant d'environ 15 fois plus élevée qu'en France. Cet important écart est habituellement
expliqué par l'apparition au XVIIIe siècle de nouvelles habitudes alimentaires en Grande-Bretagne, celle en particulier prise par presque toutes les
couches de la société de boire de plus en plus de thé et de café sucrés. Ce changement dans l'ordinaire des Anglais, reflet de l'évolution de leur niveau de
vie, accompagne des transformations structurelles liées à la révolution agricole et industrielle. La satisfaction de la demande grandissante de sucre passe
par l'essor du système de plantation dans les West Indies, source d'approvisionnement privilégiée de la Grande-Bretagne. Autrement dit, les importations
métropolitaines de sucre à prix protégés, en augmentant le pouvoir d'achat des colonies antillaises dévoreuses d'esclaves africains, conditionnent les
exportations britanniques à destination des Caraïbes et de l'Afrique.
Les excédents engrangés par les colonies de peuplement d'Amérique du Nord dans leurs relations commerciales avec les colonies à sucre des West
Indies jouent dans le même sens. En effet, les ventes de produits alimentaires, de matériel de construction et d'emballages du colonat blanc aux planteurs
antillais permettent à celui-ci de financer en partie ses importations de produits manufacturés anglais84.
Ces liens d'interdépendance montrent d'une part la complexité des relations à travers l'Atlantique entre la traite négrière, le système de plantation
américain et la croissance économique de la Grande-Bretagne; et d'autre part la difficulté d'opérer une nette distinction entre facteurs internes et externes
de développement. Nous reviendrons plus loin sur ce point.
Avant cela, il nous reste à voir rapidement comment le trafic colonial lubrifie, par le biais des réexportations de produits exotiques, les relations
commerciales de la Grande-Bretagne avec l'Europe continentale. Ces réexportations concernent le tabac et le riz d'Amérique du Nord, le café et le rhum
des Antilles, ainsi que les cotonnades et le thé d'Asie. Au cours du XVIIIe siècle, plus du tiers des exportations de la Grande-Bretagne est composé par
les réexportations85. Dans le cas extrême de l'Europe du Nord-Ouest (France, Allemagne, Hollande, Flandres), ce taux dépasse les 70 % durant le dernier
tiers du siècle; en 1797-98, les réexportations y sont jusqu'à quatre fois plus élevées que les exportations de produits britanniques ( tableau 7 ).
En complétant la liste des exportations nationales de la Grande-Bretagne, les produits exotiques d'Amérique coloniale et des comptoirs asiatiques de
l'East India Company remplissent une double fonction. Ils permettent à la Grande-Bretagne d'équilibrer sa balance commerciale avec plusieurs pays
européens, dont le protectionnisme barre la route aux articles manufacturés britanniques, mais laisse passer les denrées tropicales. Les réexportations de
denrées coloniales soldent par ailleurs en grande partie les achats britanniques de matières premières d'Europe septentrionale. Il s'agit principalement de
résine, de goudron, de bois, de chanvre, de lin et de fer, indispensables à la construction des navires de la flotte marchande et de la marine de guerre;
activité qui fournit du travail à plusieurs milliers de marins et d'ouvriers britanniques86.
Nous avons jusqu'ici considéré surtout l'étendue du commerce colonial qui, de façons diverses, déborde sur d'autres circuits marchands. Il s'agit
maintenant d'essayer d'en mesurer le poids. Si, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, c'est-à-dire durant les phases cruciales de la révolution
industrielle, le taux d'exportation de l'économie britannique est de 12 %-13 %, qu'environ 30 % de la production industrielle est vendu sur les marchés
extérieurs, que les colonies captent quelque 40 % du total des exportations de la Grande-Bretagne et près de 45 % de ses exportations de produits
manufacturés87 ; alors les marchés coloniaux d'outre-Atlantique absorbent, durant ce demi-siècle, environ 5 % du produit national de la Grande-Bretagne
et 13 % à 14 % de sa production industrielle.
La question est de savoir quelle importance accorder à ces pourcentages somme toute réduits88. S'il s'agit d'évaluer le rôle des marchés coloniaux dans
le démarrage industriel de la Grande-Bretagne, quel est le seuil à partir duquel un débouché additionnel peut avoir une influence significative sur la
performance d'une branche manufacturière particulière? Quelques pourcentages suffisent parfois à une réussite. Il n'est pas possible, pour contrer cet
argument, de prétendre que le marché colonial, parce qu'il est protégé et donc trop facile, est un oreiller de paresse pour des branches vieillottes et
déclinantes de l'économie métropolitaine. Durant la seconde moitié du XVIIe siècle, la demande coloniale concerne surtout les produits en voie de
standardisation d'industries nouvelles et dynamiques.
Quoi qu'il en soit, de plus en plus d'auteurs en viennent à se demander si mesurer la contribution de la demande étrangère en la rapportant à des
agrégats tels que le produit national ou la production industrielle totale est une méthode valable pour apprécier son rôle dans la dynamique de la
croissance. Pour prendre une image, cela reviendrait à mesurer l'importance des roulements à billes pour la performance d'un moteur de voiture en
rapportant leur prix au coût total de construction du véhicule89.
À partir de là, on est en droit de penser que, même si la demande extérieure est beaucoup moins importante que la demande intérieure, le grand
commerce peut avoir une importance cruciale pour quelques branches innovantes et en pleine croissance, telles que les industries textile et sidérurgique,
ou pour des pôles régionaux d'industrialisation, comme le couple Liverpool-Manchester, les unes et les autres résolument tournés vers le « grand large »
atlantique.
Que dire de l'argument, souvent avancé pour réduire le rôle du commerce extérieur, selon lequel les exportations ne sont que la résultante des
importations, et non un facteur stimulant? Si la demande d'exportation de l'étranger est conditionnée par les importations britanniques, c'est-à-dire en
dernier ressort par des changements à l'intérieur de l'économie et de la société britannique, il devient difficile de faire des exportations une composante
exogène ayant un rôle moteur d'entraînement dans la révolution industrielle. Poussé plus loin et généralisé, l'argument rejoint la loi classique des
débouchés de Jean-Baptiste Say: la demande est la résultante de l'offre; ce n'est ni la demande étrangère ni la demande interne qui comptent dans la
révolution industrielle, mais l'offre, c'est-à-dire la quantité et la qualité des facteurs de production et les innovations techniques.
Dans sa version étroite, l'argument n'est pas valable pour tous les types de commerce90. Pour le trafic avec les Antilles, c'est bien la demande intérieure
britannique de sucre, dont le prix est maintenu au-dessus du niveau mondial par le système du monopole, qui fournit aux planteurs des West Indies de
quoi financer leurs achats renouvelés d'esclaves africains et les importations en provenance de la métropole et d'Amérique du Nord. En revanche, il ne
s'applique ni à l'Amérique du Nord, dont les importations de produits manufacturés anglais suivent plutôt la courbe de croissance de la population,
multipliée par presque 20 durant le XVIIIe siècle essentiellement par croît naturel; ni, pour des raisons évidentes, au commerce de réexportation vers
l'Europe continentale.

La part des choses

Comment conclure sur un dossier aussi complexe et sensible? La tâche est d'autant plus rude que les recherches historiques des dernières décennies
mettent à mal d'anciennes certitudes. Karl Marx ne doutait pas que « le butin directement prélevé hors d'Europe par le pillage, la mise en esclavage, les
crimes crapuleux, etc., refluait vers la mère patrie et, là, se transformait en capital ». Plus précisément: « La découverte des contrées aurifères et
argentifères d'Amérique, l'extermination et l'asservissement de la population indigène, son ensevelissement dans les mines, les débuts de la conquête et
du sac des Indes orientales, la transformation de l'Afrique en garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi est faite l'aurore de
l'ère de la production capitaliste. Ces processus idylliques sont des moments majeurs de l'accumulation initiale91. » John Meynard Keynes, quant à lui,
était convaincu que « la plus grande part des fruits du progrès économique et de l'accumulation du capital (dans l'Angleterre des XVIe, XVIIe et XVIIIe
siècles), c'est au trafiquant plutôt qu'au travailleur salarié qu'on le doit ». [...] « Ainsi le rythme auquel la richesse du monde s'est accumulée a été plus
variable que les habitudes de frugalité »92. Sur la question de la contribution de l'outre-mer à la révolution industrielle, Eric Williams se situe dans la
lignée de Marx et Keynes. Avec Capitalisme et esclavage, il a façonné un schéma critique et non-conformiste, interpellant la communauté des historiens
économistes à une époque où l'explication du développement de l'Occident par les facteurs endogènes avait le vent en poupe. L'importance de son livre
se mesure à la longévité de ses effets.
Le chantier ouvert par Williams s'est aujourd'hui beaucoup étendu, mais garde un caractère inachevé. En faisant le tour de ce domaine de l'histoire, il
apparaît que les profits du «commerce triangulaire » suffiraient, à eux seuls, à financer les investissements dans l'industrie britannique naissante. Il reste
pourtant difficile de déterminer leur contribution effective à l'accumulation du capital dans le secteur secondaire. Par ailleurs, sans le système de
plantation esclavagiste américain, l'industrie du coton n'aurait pas connu l'histoire à succès qui fut la sienne. Qui peut cependant démontrer que, sans
cette réussite, le processus d'industrialisation aurait avorté? Enfin, pourquoi donner plus de crédit à ceux qui affirment que l'industrie est le fruit du
commerce qu'à ceux qui soutiennent l'inverse? L'historien ne dispose pas de trébuchet, petite balance de laboratoire pour les pesées délicates, qui lui
permettrait de fixer précisément le poids des facteurs internes et externes.
Et même s'il le pouvait, il resterait toujours des zones rebelles à la quantification. Les exportations anglaises de cotonnades et de produits
sidérurgiques à destination des colonies accroissent la demande de fibre textile, de minerai de fer et de charbon, ainsi que celle de services (transports
terrestres et maritimes, assurances, intermédiaires financiers). Comment mesurer ces effets induits ?93. Même difficulté avec les effets de démonstration:
les industries d'exportation, en tant que branches les plus avancées du secteur manufacturier, ouvrent le chemin, montrant au reste de l'économie la voie à
suivre.
D'autres effets indirects, non-mesurables, pourraient être cités: l'essor du commerce atlantique au XVIIIe siècle, basé sur la traite négrière et les
colonies sucrières d'Amérique, contribue à l'amélioration et à la sophistication des outils de financement des opérations maritimes, des techniques
d'assurance et des pratiques commerciales94. C'est autant de « lubrifiants » dans les rouages économiques. Le grand commerce colonial joue aussi un rôle
dans « l'affirmation de valeurs et d'élites nouvelles, lesquelles, à la fin du XVIIIe siècle, contribuèrent pour une part à l'ère des révolutions »95.
Il y a encore les effets fugaces des « petits mariages temporaires ». L'Afrique n'absorbe au XVIIIe siècle qu'une part très réduite des exportations de la
Grande-Bretagne ( tableau 7 ). Il lui arrive pourtant de jouer pour un temps un rôle non négligeable, en tant que débouché, pour des branches
particulières. Des années 1750 aux années 1780, l'Afrique occidentale reçoit en moyenne 30 % à 40 % des exportations de cotonnades anglaises. Par la
suite, au fur et à mesure que la part des cotonnades augmente dans les exportations anglaises, la fraction qu'elle absorbe diminue, au point de végéter
autour de 2 % jusqu'au milieu du XIXe siècle96. Cet exemple laisse penser que l'une des clefs du succès de la Grande-Bretagne est d'avoir disposé, plus
que toute autre puissance européenne, d'une multiplicité de marchés de taille variable mais relativement bien intégrés, donnant à ses branches
industrielles de pointe l'avantage d'amortir les effets fâcheux d'inévitables variations épisodiques.
Ce chapitre soulève une autre question délicate. Celle de la possible liaison entre facteurs internes et externes, habituellement isolés pour en faire des
composantes indépendantes du progrès économique. Nous avons vu que ce sont les importations croissantes de sucre de la Grande-Bretagne à partir du
milieu du XVIIIe siècle qui renforcent l'interdépendance des grandes régions industrielles anglaises avec le système esclavagiste américain. Celle-ci
« façonne pour longtemps les conditions économiques et sociales des deux côtés de l'Atlantique »97.
Lorsque de tels liens existent, il convient de les marquer. Reste la préséance. Le démarrage économique de l'Angleterre aurait eu lieu sans les
avantages et gains générés par la traite négrière, le commerce colonial et le système esclavagiste des plantations américaines. Manchester aurait existé
sans Liverpool. Le « commerce triangulaire » n'aurait pas suffi, à lui seul, à provoquer et soutenir une révolution de mode de production. Les profits tirés
de la traite négrière auraient pu assurer la moitié des investissements alloués à l'industrie, mais la révolution industrielle n'est pas qu'affaire de formation
du capital dans le secteur secondaire. Celui-ci fait partie d'une économie nationale dont le développement dépend d'une multitude de facteurs
économiques, sociaux, politiques et culturels. Les facteurs endogènes de développement, tels que les progrès agricoles, l'essor démographique, la vigueur
du marché national, les structures sociales ou la nature de l'État, jouent un rôle essentiel dans une révolution industrielle, émergeant du temps long.
Eric Williams ne l'ignorait pas. Il a lutté pour que ne soit pas escamotée ou dénigrée la contribution des colonies américaines et des esclaves africains.
Leur rôle ne peut pas être écarté d'un simple revers de la main. Pas plus qu'il ne doit être exagéré98. C'est un apport parmi d'autres et non la condition
préalable ou privilégiée de la révolution industrielle. Sans cet apport, le rythme de la croissance économique de la Grande-Bretagne aurait été
incontestablement plus lent. Dans quelle mesure ? Il est difficile de le déterminer. Quelle incidence ce ralentissement aurait pu avoir sur le devenir de
l'Occident ? Nul ne saurait vraiment le dire.
Tableau 6
. Structure géographique des importations de coton brut de l'Angleterre, XVIIIe siècle et première moitié du XIXe siècle, moyennes
annuelles, en pourcentages du total, total en millions de livres anglaises

1699-1701 1759-61 1778-80 1796-1805 1829-31 1839-41

Levant 43,7a 9,6a 9,0a 2,0 2,3 1,2


Turquie ... ... ... ... ... 0,0
Égypte - - - ... 1,2
Inde - - - 6,7 8,2b 15,1
Caraïbes 51,9 84,1 68,1 35,5 1,5 0,2
Antilles ... ... ... 17,0 1,4 0,2
anglaises
Autres ... ... ... 18,5c 0,1 0,0
États-Unis - - - 31,4 75,8 78,8
Brésil - - - 16,7 12,1 3,3
Autres 4,4 6,3 22,9 7,7 0,1 1,4
Total 1,6 2,6 6,4 47,6 258,5 490,0
- : Strictement nul
... : Non disponible
0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue
a) Principalement Turquie. b) Y compris île Maurice. c) Principalement Antilles françaises occupées par les Anglais durant les guerres napoléoniennes.
Sources : 1699-1701, 1759-61 et 1778-80, d'après A.P. Wadsworth & J.L. Mann, The Cotton Trade and Industrial Lancashire 1600-1780, Manchester, Manchester University Press, 1931, p. 520-
521. 1796-1805 ; S. Drescher, Econocide. British Slavery in the Era of Abolition, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1977, p. 84-85. 1829-31, d'après E. Baines, History of the Cotton
Manufactures in Great Britain, London, Frank Cass, 1966 (1re édition 1835), p. 309-310. 1839-41, d'après J.R. McCulloch, Dictionary, Practical, Theoretical, and Historical, of Commerce and
Commercial Navigation, London, Longman, Brown, Green and Longmans, 1844, p. 432.
Note : une livre anglaise (le pound, abrégé Ib) vaut habituellement 453,592 grammes.
Remarques : Les importations en provenance du Brésil commencent à partir de 1781 ; des États-Unis à partir de la fin des années 1780 (avec une accélération à partir de 1793 grâce à l'invention de
l'égreneuse d'Eli Whitney qui réduit le coût d'importation du coton américain) ; d'Egypte à partir de 1823.

Tableau 7
. Structure géographique du commerce extérieur de la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, en pourcentages des totaux, totaux en
milliers de livres sterling, moyennes annuelles

1700-1 1730-1 1750-1 1772-3 1797-8


Exportations
Europe 82,0 76,5 69,4 39,2 21,1
dont Nord-Ouest 43,5 28,3 26,9 15,1 11,3
Irlande 3,2 5,3 7,6 9,9 9,0
Amérique du Nord 5,7 6,7 10,6 26,0 32,2
Caraïbes 4,6 7,2 4,9 12,0 25,2
Afrique 1,8 2,0 1,0 4,8 3,6
Asie 2,6 2,2 6,4 8,1 9,0
Autres -
Total 4 461 5 203 9 125 10 196 18 298
Réexportations
Europe 77,3 70,1 62,1 65,4 77,5
dont Nord-Ouest 62,4 60,0 52,5 55,8 68,3
Irlande 7,4 11,5 17,8 18,2 10,9
Amérique Nord 5,0 6,9 11,2 8,7 3,1
Caraïbes 6,1 6,1 4,1 2,5 4,1
Afrique 3,0 4,3 2,9 4,1 3,7
Asie 0,5 1,1 2,0 1,0 0,6
Autres 0,7 - - - 0,0
Total 2 136 3 002 3 428 6 930 11 802
Importations
Europe 61,5 51,8 46,5 34,1 29,3
dont Nord-Ouest 23,8 19,3 14,3 9,0 10,1
Irlande 4,9 4,4 8,8 10,6 13,1
Amérique Nord 6,4 8,9 11,2 14,5 7,1
Caraïbes 13,5 21,5 18,9 23,7 25,0
Afrique 0,4 0,6 0,5 0,6 0,3
Asie 13,3 12,8 14,0 16,2 24,2
Autres - 0,0 0,0 0,2 1,0
Total 5 819 7 386 7 855 13 595 23 903
- : Strictement nul
0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue
Source : D'après P. Deane & W.A. Cole, British Economic Growth 1688-1959. Trends and Structure, Cambridge, Cambridge University Press, 1964, 87 et 315-322.
p. Notes et remarques : A partir de 1772-3 Grande-Bretagne, avant Angleterre. Exportations de produits nationaux et importations de produits consommés en Angleterre ou en Grande-Bretagne.
Totaux exprimés en « valeurs officielles », calculées sur la base de prix inchangés, ce qui donne une bonne image de l'évolution du volume du commerce extérieur. L'Europe comprend la Turquie.
L'Europe du Nord-Ouest inclut l'Allemagne, la France, la Hollande et les Flandres.

1. Composée de l'Angleterre, du pays de Galles (depuis 1301) et de l'Écosse (depuis 1707). La Grande-Bretagne et l'Irlande (entre 1800 et 1921), puis dès 1922 la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord
(Ulster) forment le Royaume-Uni. Vers 1800, l'Angleterre et le pays de Galles représentent 85 % de la population de la Grande-Bretagne (58 % du Royaume-Uni) et assurent 88 % du produit intérieur brut
britannique (73 % du Royaume-Uni). D'après A. Maddison, L'économie mondiale : une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 264.
2. Voir à ce sujet J. Inikori, «Capitalism and Slavery, Fifty Years After: Eric Williams and the Changing Explanations of the Industrial Révolution », in H. Cateau & S.H.H. Carrington eds, Capitalism
and Slavery. Fifty Years Later. Eric Eustace Williams. A Reassessment of the Man and His Work, New York, etc., Peter Lang, 2000, p. 51-80.
3. Il y aura d'abord un colloque organisé en 1984 à Bellagio (Italie) pour marquer le quarantième anniversaire de la publication de Capitalism and Slavery (1944). Les actes de ce colloque rédempteur
seront édités par Barbara Solow et Stanley Engerman (B.L. Solow & S.L. Engerman, British Capitalism and Caribbean Slavery. The Legacy of Eric Williams, Cambridge, Cambridge University Press,
1987). B. Solow éditera seule, peu après, les actes d'un colloque tenu à Harvard (septembre 1988) sur un thème voisin: «Slavery and the Rise of the Atlantic System » (B.L. Solow ed., Slavery and the Rise
of the Atlantic System, Cambridge, Cambridge University Press, 1991). S. Engerman, associé à Joseph Inikori, poursuivra le réexamen des idées d'E. Williams dans un ouvrage collectif (J.E. Inikori & S.L.
Engerman eds, The Atlantic Slave Trade. Effects on Economies, Societies, and Peoples in Africa, the Americas, and Europe, Durham and London, Duke University Press, 1992). Enfin, le cinquantième
anniversaire de Capitalism and Slavery a donné lieu à un colloque à Trinité et Tobago, lieu de naissance d'E. Williams (H. Cateau & S.H.H. Carrington eds, Capitalism and Slavery. Fifty Years Later, op.
cit.).
4. E. Williams, Capitalisme et esclavage, Paris, Présence africaine, 1968, p. 5-6.
5. Idem, p. 17.
6. Idem, p. 27 et 52.
7. Idem, p. 73-74.
8. Idem, p. 146-147.
9. Idem, p. 55.
10. Idem, p. 74. C'est moi qui souligne.
11. Idem, p. 78-79.
12. Idem, p. 114.
13. Idem, p. 139-140. C'est moi qui souligne.
14. Idem, p. 162-168 passim.
15. Sur l'apport et les limites de la « thèse » de Williams, voir B.L. Solow & S.L. Engerman, « British Capitalism and Caribbean Slavery: The Legacy of Eric Williams: An Introduction », in B.L. Solow
& S.L. Engerman, British Capitalism and Caribbean Slavery, op. cit., p. 1-23. Ainsi que S. Drescher, « Capitalism and Slavery : After Fifty Years », in H. Cateau & S.H.H. Carrington eds, Capitalism and
Slavery. Fifty Years Later, op. cit., p. 81-97.
16. Voir les chiffres pour les expéditions lancées depuis Liverpool et Bristol au XVIIIe siècle dans K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge
University Press, 2000, p. 37.
17. Expérience citée par E. Williams, Capitalisme et esclavage, op. cit., p. 57.
18. J. Wallace, A General and Descriptive History of the Ancient and Present State of the Town of Liverpool, Liverpool, 1795 ; cité par K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, op.
cit., p. 37.
19. E. Williams, Capitalisme et esclavage, op. cit., p. 54.
20. Il est par exemple repris par P. Richardson, Empire and Slavery, London, Longman, 1968, p. 21.
21. D. Richardson, « Profitability in the Bristol-Liverpool Slave Trade », in Revue française d'Outre-Mer, tome LXII, n° 226-227, 1975, p. 304-305. Les livres de compte de William Davenport ont
également été exploités par J. Inikori, « Market Structure and the Profits of the British African Trade in the Late Eighteenth Century », in Journal of Economic History, vol. XLI, n° 4, December 1981,
p. 745-775.
22. R. Anstey, The Atlantic Slave Trade and British Abolition 1760-1810, London, Macmillan, 1975, p. 47. Voir également du même auteur « The British Slave Trade, 1761-1807: A Comment », in
Journal of African History, vol. XVII, n° 4, 1976, p. 606-607.
23. D. Hancock, Citizens of the World : London Merchants and the Integration of the British Atlantic Community, 1735-1785, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 419-424.
24. D. Richardson, «The British Empire and the Atlantic Slave Trade, 1660-1807 », in P.J. Marshall ed., The Oxford History of British Empire, vol. 11 : The Eighteenth Century, Oxford, Oxford
University Press, 1998, p. 460-461. Sur les débats récents autour de cette question, voir K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, op. cit., p. 41-44.
25. D'après J. Meyer, L'armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1969; et les résultats d'une recherche de W.S. Unger, repris par D. Richardson, « Profitability in the
Bristol-Liverpool Slave Trade », art. cité, p. 306.
26. En conclusion d'un article passant en revue les méthodes de calcul des profits de la traite, Guillaume Daudin avance que «le commerce d'esclave était un investissement plus liquide, plus court et plus
profitable que le crédit notarié sans être plus risqué. Il était moins risqué et plus court que l'achat de dette de l'État sans être moins profitable ou moins liquide ». G. Daudin, « Comment calculer les profits
de la traite? », in Outre-mer. Revue d'histoire, tome 89, n° 336-337, 2002, p. 43-62.
27. D'après D. Richardson, «Profitability in the Bristol-Liverpool Slave Trade », art. cité, p. 304-305. Au milieu des années 1780, le bilan des expéditions nantaises oscille entre des pertes de 42 % et des
gains de 57 % ; chiffres cités par O. Pétré-Grenouilleau, La traite des Noirs, Paris, PUF, 1997, p. 79.
28. O. Pétré-Grenouilleau, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette, 1998, p.231.
29. O. Pétré-Grenouilleau, La traite des Noirs, op. cit., p. 82.
30. S.L. Engerman, « The Slave Trade and British Capital Formation in the Eighteenth Century: A Comment on the Williams Thesis », in Business History Review, vol. XLVI, n° 4, Winter 1972, p.430-
443. B. Solow, « Carribean Slavery and British Growth. The Eric Williams Hypothesis », in Journal of Development Economics, vol. XVII, 1985, p. 99-15.
31. D'après S.L. Engerman, «The Slave Trade and British Capital Formation », art. cité, p.440.
32. D. Richardson, «The British Empire and the Atlantic Slave Trade », art. cité, p. 461.
33. P. Deane & W.A. Cole, Brtitish Economic Growth 1688-1959. Trends and Structure, Cambridge University Press, Cambridge, 1964, p. 259-264.
34. R. Blackburn, The Making of New World Slavery. From the Baroque to the Modern 1492-1800, London, Verso, 1997, p. 527-545.
35. Le total selon l'hypothèse basse (2 797 000 livres sterling) se répartit de la façon suivante: profits directs issus de la traite (115 000) et des plantations (1 307 000), profits indirects issus du commerce
avec l'Afrique (300 000) et les West Indies (1 075 000). Idem, tableau XII. 12, p. 541.
36. D'après les plus récentes estimations citées par K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, op. cit., p. 57. Sur les débats entourant l'estimation de la richesse des West Indies au
XVIIIe siècle, voir les p. 49-57 de ce même ouvrage.
37. C. Hill, Reformation to Industrial Revolution : 1530-1870, Baltimore, Penguin Books, 1986, p. 164. Cité par R. Blackburn, The Making of New World Slavery, op. cit., p. 543.
38. P.J. Marshall, East Indian Fortunes. The British in Bengal in the Eighteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 219-256. L'estimation du revenu national de la Grande-Bretagne en 1770
retenue par Marshall est 140 millions de livres sterling.
39. Ses résultats sont présentés et commentés dans deux articles: P. O'Brien, « European Economic Development: The Contribution of the Periphery », in The Economic History Review, vol. XXXV, n°
1, February 1982, p. 1-18. Et « The Foundations of European Industrialization : From the Perspective of the World », in J. Casa Pardo ed., Economic Effects of the European Expansion, 1492-1824,
Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1992, p. 463-502.
40. Voir sur ce point la réflexion esquissée par K. Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton & Oxford, Princeton University Press,
2000, p. 187-188.
41. Terme désignant au XVIIIe siècle les Anglais ayant fait fortune en Inde.
42. Voir S. Kuznets, « Capital Formation in Modem Economic Growth (and some Implications for the Past) », in Troisième Conférence Internationale d'Histoire Économique, Munich 1965, Paris & La
Haye, Mouton, 1968, p. 44-50 notamment.
43. Voir entre autres K. Honeyman, Origins of Enterprise: Business Leadership in the Industrial Revolution, Manchester, Manchester University Press, 1982, p. 60-61, 79-82, 108-109 et 163-170.
44. Idem, p. 61-62 et 162-163.
45. C.M. Cipolla, Guns, Sails and Empires: Technological Innovation and the Early Phases of European Expansion 1400-1700, lieu d'édition non précisé, Minerva Press, 1965, p. 146.
46. Voir les rares cas cités par W. Darity, «British Industry and the West Indies Plantations », in Social Science History, vol. 14, n° 1, Spring 1990, p. 127; et K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the
British Economy, op. cit., p. 53.
47. Parmi les nababs du Bengale, un certain Claud Alexander fonde, à son retour en Angleterre en 1785, une usine textile, puis une cité industrielle. Sur ce cas atypique, voir P.J. Marshall, East Indian
Fortunes, op. cit., p. 215.
48. E. Williams, Capitalisme et esclavage, op. cit., p. 136-137.
49. Idem, p. 132-142. Voir également la récente tentative de R. Blackburn, The Making of New World Slavery, op. cit., p. 543-554.
50. Voir par exemple l'étude de Melinda Elder (The Slave Trade and the Economic Development of Eighteenth-Century Lancaster, Halifax, Krumlin, 1992) qui établit des liens directs entre le capital issu
de la traite négrière et le développement industriel. Les recherches de T.M. Devine, pour l'Écosse et Glasgow (« The Colonial Trades and Industrial Investment in Scotland, c. 1700-1815 », in The
Economic History Review, vol. XXIX, n° 1, 1976, p. 1-13. The Tobacco Lords. A Study of the Tobacco Merchants of Glasgow and their Trading Activities c. 1740-90, Edinburgh, John Donald Publishers,
1975, notamment p. 34-48) aboutissent aux mêmes résultats, mais pour le capital issu du commerce colonial. D'autres études de ce type sont rapidement présentées par K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade
and the British Economy, op. cit., p. 59-60.
51. P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle. Essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, Paris, Éditions Génin, 1959, p. 195.
52. Sur les plaintes des manufacturiers anglais contre les importations de textiles indiens et sur les mesures prohibitives prises par le Parlement, voir A.P. Wadsworth & J.L. Mann, The Cotton Trade and
Industrial Lancashire 1600-1780, Manchester, Manchester University Press, 1931, p. 131-144.
53. P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle, op. cit., p. 196.
54. Idem, p. 200. Point de vue largement partagé par P.K. O'Brien (« The Reconstruction, Rehabilitation and Reconfiguration of the British Révolution as a Conjoncture in Global History », in Itinerario.
European Journal of Overseas History, vol. XXIV, n° 3/4, 2000, p. 117-143, notamment p. 130).
55. Cité par P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle, op. cit., p. 124-125.
56. P. Bairoch, Victoires et déboires, op. cit., tome I, p. 308.
57. A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995, livre IV, chapitre VII, p. 640.
58. Sur ce point, voir E.A. Wrigley, « The Supply of Raw Materials in the Industrial Revolution », in R.M. Hartwell ed., The Causes of the Industrial Revolution in England, London, Methuen, 1976,
p.97-120. Pour une mise en perspective plus large de la question, voir D.S. Landes, « The "Great Drain" and Industrialisation : Commodity Flows from Periphery to Centre in Historical Perspective », in
R.C.O. Mattews ed., Economic Growth and Resources, Proceedings of the Fifth World Congress of the International Economic Association held in Tokyo, Japan, vol. 2 : Trends and Factors, London,
Macmillan, 1980, p. 294-327.
59. Pour une confirmation de ces chiffres par d'autres sources statistiques, voir R. Davis, The Industrial Revolution and the British Overseas Trade, Leicester & Atlantic Highlands N.J., Leicester
University Press & Humanities Press, 1979, p. 110-125.
60. P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle, op. cit., p. 95.
61. Argument avancé notamment par D. Eltis & S.L. Engerman, «The Importance of Slavery and the Slave Trade to Industrializing Britain », in The Journal of Economic History, vol. 60, n° 1, March
2000, p. 123-144.
62. P. Bairoch, Révolution industrielle et sous-développement, Paris, SEDES, 1969, p. 237.
63. Pour un autre son de cloche, voir D.A. Farnie, The English Cotton Industry and the World Market 1815-1896, Oxford, Clarendon Press, 1979, p. 82-83 ; et R. Blackburn, The Making of New World
Slavery, op. cit., p. 555.
64. P. Bairoch, Victoires et déboires, op. cit., tome I, p. 30 ; voir également du même auteur Révolution industrielle et sous-développement, op. cit., p. 238.
65. Voir P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle, op. cit., p. 259-261.
66. H. Furber, John Company At Work. A Study of European Expansion in India in the Late Eighteenth Century, Cambridge, Harvard University Press, 1951, p. 295.
67. Idem, p. 300.
68. A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, op. cit., p. 699-700.
69. Idem, p. 719-720.
70. Voir B. Etemad, « Colonial and European Domestic Trade. A Statistical Perspective over Time », à paraître.
71. P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle, op. cit., p. 78, note 2.
72. La population des parties d'Amérique du Nord qui deviendront les États-Unis augmente de 275 000 à 8 419 000 habitants. Celle des West Indies de près de 150 000 à 877 000. K. Morgan, Slavery,
Atlantic Trade and the British Economy, op. cit., p. 65. Historical Statistics of the United States. Colonial Times to 1970, United States Department of Commerce, Bureau of the Census, Washington D.C.,
1975, Part 1, p. 8. J.W. Ward, «The British West Indies in the Age of Abolition, 1748-1815 », in P.J. Marshall ed., The Oxford History of British Empire, vol. II : The Eighteenth Century, op. cit., p. 433.
73. K. Berrill, « International Trade and the Rate of Economic Growth », in Economic History Review, vol. XII, n° 3, April 1960, p. 358.
74. N.F.R. Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 131. W.A. Cole, «Factors of Demand 1700-1800 », in R. Floud & D. McCloskey eds,
The Economic History of Britain since 1700, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, vol. 1, p. 38. À titre de comparaison, le coefficient d'ouverture de l'économie française vers 1780 est d'environ
10 %. J.-C. Asselain, Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil, 1984, tome 1, p. 57.
75. W.A. Cole, « Factors of Demand 1700-1800 », art. cité, p. 40.
76. N.F.R. Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution, op. cit., p. 143. P. Bairoch, « Commerce international et genèse de la révolution industrielle anglaise », art. cité, p. 561. Voir
également K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, op. cit., p. 69 ; et J.M. Price, « What Did Merchants Do? Reflections on British Overseas Trade, 1660-1790 », in The Journal of
Economic History, vol. XLIX, n° 2, June 1989, p. 283.
77. R. Davis, The Industrial Revolution and the British Overseas Trade, op. cit., p. 96. Voir également N.F.R. Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution, op. cit., p. 145.
78. Un quart de l'investissement est constitué par le navire et son équipement, environ 10 % par les vivres et moins de 5 % par les avances à l'équipage.
79. La multiplicité des lieux de fabrication des produits de traite a amené Serge Daget à parler d'« Europe négrière ». F. Renault & S. Daget, Les traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985, p. 84-
94.
80. D. Richardson, « West African Consumption Patterns and their Influence on the Eighteenth-Century English Slave Trade », in H.A. Gemery & J.S. Hogendorn eds, The Uncommon Market. Essays in
the Economie History of the Atlantic Slave Trade, New York, Academic Press, 1979, p. 306-307. H.S. Klein, « Economic Aspects of the Eighteenth-Century Atlantic Slave Trade », in J.D. Tracy ed., The
Rise of Merchant Empires. Long Trade in the Early Modern World, 1350-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 292.
81. Sur la fonction remplie par les métaux précieux d'Amérique dans les échanges de l'Europe avec l'Asie, voir notamment B. Waites, Europe and the Third World. From Colonisation to Decolonisation,
c. 1500-1998, London, Macmillan, 1999, p. 34-41 ; et K. Pomeranz, The Great Divergence, op. cit., p. 269-274.
82. D. Richarson, « The Slave Trade, Sugar, and the British Economy Growth, 1748-1776 », in B.L. Solow & S.L. Engerman, British Capitalism and Caribbean Slavery, op. cit., p. 103-133.
83. D'après E.B. Schumpeter, English Overseas Trade Statistics 1697-1808, Oxford, Clarendon Press, 1960, p. 61-62.
84. Environ 20 % vers 1770. D. Richarson, « The Slave Trade, Sugar, and the British Economy Growth, 1748-1776 », art. cité, p. 129-130.
85. Vers 1780, la part réexportée des importations coloniales est de quelque 60 % dans le cas de la Grande-Bretagne, d'environ 65 % pour la France en 1787 et pour les Pays-Bas dans les années 1770, et
plus de 75 % dans le cas du Portugal. B. Etemad, «Colonial and European Domestic Trade. A Statistical Perspective over Time », à paraître.
86. J.M. Price, « The Impérial Economy, 1700-1776 », in P.J. Marshall ed., The Oxford History of British Empire, vol. II : The Eighteenth Century, op. cit., p. 86.
87. Voir les références citées aux notes 74 à 76 et tableau 7 .
88. Voir à ce sujet les interprétations divergentes de P. Hudson, The Industrial Revolution, London, Edward Arnold, 1992, p. 181-200; et l'introduction de Joel Mokyr à l'ouvrage qu'il a édité: The
Industrial Revolution. An Economic Perspective, Boulder, Westview Press, 1993, 68-78.
89. Image suggérée par Peter Mathias à K. Morgan (K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, op. cit., p. 48)
90. J.M. Price, «What Did Merchants Do ? », art. cité, p. 276-277.
91. K. Marx, Le capital. Critique de l'économie politique, Paris, PUF, 1993, livre premier, septième section, chapitre XXIV, p. 843 et 846.
92. J.M. Keynes, A Treatise of Money, London, Macmillan, 1930, vol. II, p. 149 et 156-157.
93. Sur les effets induits, voir P. O'Brien, « The Foundations of European Industrialization », art. cité, p. 496-497 ; ainsi que P. O'Brien & S.L. Engerman, « Exports and the Growth of the British
Economy from the Glorious Révolution to the Peace of Amiens », in B.L. Solow ed., Slavery and the Rise of the Atlantic System, op. cit., p. 190-192.
94. K. Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, op. cit., p. 74-83.
95. O. Pétré-Grenouilleau, La traite des Noirs, op. cit., p. 91.
96. R. Davis, The Industrial Revolution and British Overseas Trade, op. cit., p. 86-125. J. E. Inikori « Slavery and the Révolution in Cotton Textile Production in England », in J. E. Inikori & S.L.
Engerman eds, The Atlantic Slave Trade, op. cit., p. 344-379.
97. D. Richarson, « The Slave Trade, Sugar, and the British Economy Growth, 1748-1776 », art. cité, p. 133.
98. Comme a tendance à le faire Joseph Inikori dans son dernier livre (Africans and the Industrial Revolution in England. A Study in International Trade and Economic Development, Cambridge,
Cambridge Unversity Press, 2002).
TROISIÈME PARTIE

« N'exploite pas le monde qui veut »


Cette partie contient cinq chapitres, consacrés chacun à une étude de cas. On verra ainsi défiler la Grande-Bretagne, la France, le Portugal, les Pays-
Bas et la Belgique. La période couverte varie selon les cas. Pour prendre les extrêmes, elle englobe cinq siècles dans le cas du Portugal et moins de 80
ans dans celui de la Belgique. L'étude du cas britannique, abordée dans le chapitre précédent, est étendue ici à la période contemporaine ( chapitre 8 ). La
représentativité de ces cinq pays peut être difficilement mise en doute : ensemble, ils « disposent » d'environ 95 % du domaine colonial européen durant
l' ère contemporaine (tableau Annexe B).
L'absence de l'Espagne de cette brochette de métropoles pourra surprendre. Elle s'explique par le fait que c'est la seule puissance colonisatrice qui ne
se relève pas du déplacement du centre de gravité de la colonisation de l'Amérique à l'Asie. L'émancipation des possessions européennes de l'Amérique
continentale entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle chasse pratiquement le Nouveau Monde et l'Espagne de la scène coloniale (tableaux
Annexe A et B).
Durant cette période de première « décolonisation », la Grande-Bretagne et les Pays-Bas connaissent des phases contrastées de reculs et d'avancées. La
France et le Portugal parviennent à « compenser » la perte de colonies par la création de nouvelles. L'Espagne, elle, perd pied irrémédiablement,
n'arrivant pas même à contenir l'effritement des vestiges (Cuba, Porto Rico, Philippines, enclaves africaines) qui lui restent de sa première grandeur
impériale.
L'absence de l'Allemagne et de l'Italie s'explique par l' inconsistance de leur expérience coloniale. De tous les domaines coloniaux contemporains,
celui de l'Allemagne a la vie la plus courte. Né en 1884, il disparaît à la fin de la Première Guerre mondiale. Quant à l'Italie, elle est le dernier pays
européen à entrer dans l'arène coloniale - avec la mainmise en 1890 sur l'Erythrée - et l'un des premiers à en sortir. Vaincue lors de la Deuxième Guerre
mondiale, elle doit renoncer à pratiquement toutes ses colonies.
Enfin, afin d'inscrire les différentes situations sur un fond d'unité et de donner ainsi sens aux comparaisons, les métropoles non-européennes (États-
Unis, Japon) et les empires continentaux d'un seul tenant (par exemple empires ottoman et russe) sont également exclus de notre échantillon.
Les cinq cas retenus révèlent l'extrême diversité, dans le temps et l'espace, de l'utilité des colonies. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, le coût
financier de constitution, de maintenance et de dissolution des domaines coloniaux n'est pas un facteur de différenciation. En dépit de la rareté et du
caractère souvent incertain des données chiffrées dans ce domaine, il ne fait aucun doute que les cinq empires considérés sont acquis pour une bouchée
de pain et que leur administration n'est pas un fardeau pour le contribuable métropolitain.
La charge financière des guerres de conquête menées entre le milieu du XIXe siècle et la veille de la première mondiale ne dépasse pas 0,2 % à 0,3 %
du PNB de l'Europe colonisatrice1. En Asie et en Afrique, les budgets coloniaux, alimentés par les impôts prélevés sur les populations assujetties,
assurent les frais d'administration générale et le remboursement des emprunts d'équipement. Le financement des « sales » guerres de décolonisation en
Indochine, en Algérie, en Angola ou au Mozambique ne plombe pas la croissance économique de la France et du Portugal2.
Le principal facteur de différenciation de l'utilité des empires est bien le niveau de développement et l'expérience de croissance économique des
métropoles. Aussi, il n'est guère surprenant qu'au Portugal, métropole la plus pauvre et la moins industrialisée d'Europe, l'historiographie nationale
privilégie le lien entre empire et retard économique, alors qu'en Grande-Bretagne, métropole la plus riche et la plus industrialisée, le débat porte sur la
contribution des colonies à une réussite économique précoce.
De là à dire que l'utilité d'un empire est maximale lorsqu'il y a concomitance entre sa constitution et le démarrage économique de la métropole, il n'y a
qu'un pas. Or, dans toute l'histoire de l'expansion coloniale de l'Europe, ce synchronisme n'a lieu qu'une fois lors de la révolution industrielle anglaise.
Au milieu du XVIIIe siècle, les débouchés, les sources d'approvisionnement et les profits coloniaux se conjuguent pour soutenir la première expérience
d'industrialisation réussie dans le monde. Mieux que les autres métropoles, la Grande-Bretagne aura su saisir les opportunités offertes par les marchés
d'outre-mer.
En France, l'impulsion du commerce colonial n'est pas suffisamment forte et durable pour porter le premier élan de croissance économique durant la
seconde moitié du XVIIIe siècle ( chapitre 9 ).
Aux Pays-Bas, le commerce des produits asiatiques et l'économie américaine de plantation esclavagiste ne contribuent qu'à maintenir le niveau de
développement du pays le plus riche d'Europe durant les XVIIe et XVIIIe siècles. Les marchés d'outre-mer jouent par la suite un rôle accessoire dans une
industrialisation qui ne s'enracine qu'à la toute fin du XIXe siècle ( chapitre 11 ).
Avant de se lancer dans l'aventure coloniale dans le dernier tiers du XIXe siècle, la Belgique a déjà acquis son statut de « deuxième nation
industrielle » et s'est placée à l'avant-garde de la modernisation économique de l'Europe continentale, sans devoir quoi que se soit à l'outre-mer. En
Belgique, il y a plus d'un siècle de décalage entre révolution industrielle et colonisation du Congo ( chapitre 12 ).
Le décalage entre colonisation et développement économique est particulièrement frappant dans le cas du Portugal3. Premier pays d'Europe à partir à
l'assaut du monde, le Portugal reste après cinq siècles d'expansion coloniale l'une des nations les plus indigentes et les moins industrialisées du Vieux
Continent ( chapitre 10 ).
Voilà confirmée la sentence de Fernand Braudel : « N'exploite pas le monde qui veut » !
Chapitre 8

Le plus grand des empires au service d'une économie dominante


Le cas de la Grande-Bretagne
d'après la révolution industrielle

Ce chapitre est la suite du précédent. Il couvre le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Durant ce siècle et demi, la Grande-Bretagne dispose
du plus grand empire de tous les temps et s'impose au monde comme économie dominante.
L'empire britannique n'est pas seulement exceptionnel par sa taille, mais également par sa diversité. C'est la seule construction impériale européenne
de l'ère contemporaine à comprendre tous les grands types de colonie : colonies d'exploitation, dont le prototype est l'Inde ; colonies de peuplement
européen « pures », avec le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ; et colonies mixtes, avec l'Afrique du Sud où une minorité blanche hégémonique
marginalise une majorité noire.
Ces caractéristiques sont connues et généralement bien soulignées. L'hétérogénéité de l'empire britannique en induit une autre rarement relevée : à
partir de la fin du XIXe siècle, le PIB par habitant de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada dépassant celui de la Grande-Bretagne, les écarts
de développement deviennent plus importants à l'intérieur du domaine colonial qu'entre la métropole et ses possessions d'outre-mer. Ainsi, durant la
première moitié du XXe siècle, les colonies de peuplement européen ont un revenu par habitant de 5 % à 10 % plus élevé que la métropole, mais de près
de huit fois supérieur à celui de l'Inde4.
Cette situation singulière ne doit pas cacher le fait que pendant environ un siècle et demi la Grande-Bretagne est une économie dominante. De la fin du
XVIIIe siècle aux années 1870, la prédominance de la Grande-Bretagne sur l'économie mondiale ne cesse de s'accroître. La révolution industrielle étant
restée pendant plus d'un demi-siècle un phénomène isolé aux seules îles britanniques, la Grande-Bretagne vit sur son avance. Elle est la « première
nation industrielle », au double sens de l'antériorité et de la supériorité.
Vers 1860, avec 2 % de la population de la planète, la Grande-Bretagne assure un cinquième de la production manufacturière et des exportations du
monde et la moitié du stock mondial des capitaux à l'étranger. À ce moment, elle a sur les autres pays une supériorité écrasante. Par la suite, la diffusion
de l'industrialisation à un nombre grandissant de nations occidentales et le ralentissement de la croissance britannique réduisent les écarts. Malgré des
signes d'essoufflement, la Grande-Bretagne maintient pourtant son leadership jusque dans l'entre-deux-guerres, préservant sa puissance commerciale et
financière, alors que son déclin relatif est très marqué dans le domaine industriel5.
La contribution de l'empire à la métropole varie au gré de ces évolutions. Elle est plutôt discrète lorsque la Grande-Bretagne monte en puissance et
troque le mercantilisme le plus étroit pour le libre-échange le plus radical. Sa visibilité devient plus grande lorsque l'économie métropolitaine, sur le
déclin, opte pour un protectionnisme relativement doux. La contribution de l'empire varie aussi en fonction de sa composition propre.

De la « petite Angleterre » à la « plus grande Bretagne »

La conquête de l'Inde de la seconde moitié du XVIIIe siècle au premier tiers du XIXe siècle, l'indépendance des Treize colonies d'Amérique du Nord
en 1776 et dans une moindre mesure la redistribution des possessions européennes en faveur de l'Angleterre au Congrès de Vienne (1815) modifient
considérablement la nature et les dimensions du domaine britannique6 (carte 7). D'empire colonial de « race » (sous-entendu blanche), confiné à
l'Amérique, il devient un empire de « couleur », beaucoup plus dispersé, dont le centre de gravité se déplace de l'hémisphère occidental à l'hémisphère
oriental. La conquête de l'Inde déclasse les West Indies, fleuron de l'empire au XVIIIe siècle, et noie dans la multitude asiatique les futurs dominions7.
Terres de déportation et de bagne (Australie), terres d'accueil de partisans de la Couronne britannique chassés des États-Unis après 1776 (Canada), terres
de refuge pour Huguenots après la révocation de l'Édit de Nantes ou « station de rafraîchissement » sur la route des Indes (Le Cap), les nouvelles
colonies de peuplement ne totalisent que 1,2 million d'habitants de souche européenne en 18308. Soit moins de 1 % de la population totale des colonies
britanniques. Grâce à la colossale prise indienne, l'empire britannique détient en 1830 90 % des 8,2 millions de km2 de terres colonisées par l'Europe, et
« contrôle » 92 % des 205 millions d'habitants qui les peuplent. Aucune puissance coloniale de l'ère contemporaine n'atteindra une telle suprématie.
Le grignotage de l' Inde apparaît bien comme l'événement majeur de l'histoire de la colonisation britannique au XIXe siècle. Au milieu du XVIIIe
siècle, la présence anglaise en Inde ressemble par sa nature et par son importance à celle des autres puissances européennes (Portugal, Hollande, France)
installées dans le sous-continent. Tolérée par l'Empire moghol, elle n'obéit qu'à des considérations commerciales et se limite à des points d'appui sur les
côtes. Avec la mort en 1707 d'Aurangzeb, dernier grand empereur moghol, cet empire entre dans une phase de déclin et de lente dissolution, après avoir
atteint son apogée au XVIe siècle. La perte de l'unité indienne et la fragmentation du pouvoir qui s'ensuit durant la première moitié du XVIIIe siècle ont
un effet déterminant. Celui de réduire l'énorme écart existant entre la puissance terrestre indienne et les moyens d'action des compagnies européennes. La
décomposition progressive de l'Empire moghol est en soi une incitation pour l'East India Company à se démarquer de la politique consistant à éviter
toute souveraineté territoriale en Inde. Par une habile politique faite d'intrigues et d'alliances mouvantes, l'East India Company parvient, en jouant ou en
suscitant des rivalités locales, à s'emparer du Bengale dans les années 1760 et à se faire accorder la gestion financière de cette riche province de l'Inde
orientale.
Une telle prise ne pouvait être laissée entièrement aux bons soins d'une entreprise privée. Dès 1784, l'État britannique institue un contrôle sur
l'administration de l'Inde en se faisant représenter sur place par un gouverneur général. À Londres, un Board of Control supervise l'action des directeurs
de la Compagnie. Ce double système fonctionnera jusqu'en 1858, date à laquelle le Parlement anglais « convertit » l'Inde en colonie de la Couronne et
met un terme aux activités de la Compagnie des Indes Orientales, qui en 1813 avait perdu le monopole du commerce indien et en 1833 celui du
commerce du thé chinois.
La conquête de l'Inde s'achève pratiquement entre 1816 et 1818, années durant lesquelles les Britanniques prennent la mesure du puissant empire
marathe, occupant le centre et l'ouest de l'Inde. Vers 1830, seuls le Pendjab, le Sind, la frontière du nord-ouest et une grande partie de la Birmanie
échappent encore à l'emprise britannique. Ayant imposé leur domination sur les trois quarts d'un ensemble regroupant aujourd'hui l'Inde, le Pakistan, le
Bangladesh et Myanmar (Birmanie), les Anglais vont désormais se préoccuper de le défendre, en créant un glacis autour de ce qui constitue désormais la
pièce maîtresse d'un réseau colonial dont la mise en place se poursuit jusqu'à la fin du XIXe siècle.
La première menace sur cet édifice vient des Français et de leurs alliés hollandais. Elle sera écartée au terme de plus de vingt ans de guerres
révolutionnaires et napoléoniennes, dont la Grande-Bretagne sort victorieuse. Maîtresse incontestée des océans, celle-ci jouira l'espace d'une décennie
(1805-1815) d'un monopole colonial sans précédent, suite à sa mainmise en 1811 sur la quasi-totalité des possessions françaises et hollandaises. Si la
Grande-Bretagne avait conservé ses gains coloniaux, elle aurait été la seule puissance européenne à disposer d'un empire digne de ce nom en 1830, les
domaines coloniaux ibériques d'Amérique ayant été entre-temps laminés.
Soit par calcul mercantile, soit pour ménager les régimes restaurés de France et des Pays-Bas, la Grande-Bretagne décide de restituer un grand nombre
de ces butins de guerre (îles, comptoirs et points d'appui), dont pour des raisons stratégiques elle s'approprie une part. La redistribution a lieu au Congrès
de Vienne (1815). Les principales positions clefs soustraites à la France et à la Hollande sont Ceylan et la presqu'île de Malacca en Asie ; l'île Maurice
(ex-île de France) dans l'océan Indien ; Le Cap en Afrique ; une poussière d'îles dans les Caraïbes ; plus une partie de la Guyane hollandaise en
Amérique du Sud (tableau 8).
Hormis la conquête complète de l'Inde, un autre changement majeur intervient dans l'empire britannique au milieu du XIXe siècle. Sa structure
mercantiliste, qui aura résisté tant bien que mal à la perte des Treize colonies, aux progrès de la révolution industrielle et à l'abolition du monopole du
commerce asiatique de l'East India Company, est entièrement démantelée. L'adoption du libre-échangisme en 1846, puis la suppression des Actes de
navigation en 1849 et des préférences douanières (notamment sur le sucre colonial) en 1854 et 1860 ouvrent l'ère de l'empire libre-échangiste, qui dure
jusqu'en 1931. Devenue la première puissance commerciale, industrielle et financière du monde, la Grande-Bretagne peut mettre fin au système clos
régissant les relations économiques intra-impériales depuis le XVIIe siècle9. Pendant près d'un siècle, non seulement les produits métropolitains ne
jouissent plus de préférences sur les marchés des colonies d'exploitation, mais les dominions ont la liberté (dès 1859) de se protéger des produits
britanniques en les taxant à l'entrée de leurs frontières.
Il est normal dès lors que la Grande-Bretagne s'interroge sur l'extension, voire l'existence, des colonies. Le commerce avec les pays indépendants n'est-
il pas plus profitable que celui avec des colonies, dont la maintenance semble coûteuse ? Ne serait-il pas plus « rentable de rechercher des clients plutôt
que des sujets » ? La possession de colonies apparaît de surcroît comme source de conflits armés avec les puissances coloniales rivales ou avec les
populations à assujettir. En 1857, au terme d'un siècle d'avancée territoriale en Inde, Richard Cobden, un champion du libéralisme économique, déclare :
« Ce sera un jour bienheureux celui où l'Angleterre ne possédera plus un acre de terre sur le sol asiatique. »
Le débat doctrinal qui s'engage autour de ces questions entre les années 1840 et 1870 va agir de façon ambiguë sur la politique coloniale britannique.
Certes, l'Angleterre victorienne donne en matière d'expansion la préférence à la domination informelle, c'est-à-dire à une non-extension des conquêtes
territoriales : « Le commerce n'y perdrait rien et le Trésor y trouverait son compte10. » Mais, si nécessaire, elle considère comme légitime d'utiliser les
moyens en son pouvoir pour assurer ou perpétuer sa suprématie économique. Ce qui débouche sur une politique hésitant entre malthusianisme colonial et
impérialisme.
Dans les faits, et alors que beaucoup d'Anglais sont opposés à ou réticents face à l'extension coloniale, plus de 15,3 millions de km2 - soit plus de trois
fois la superficie de l'Europe sans la Russie ou 63 fois celle de la « mère-patrie » - sont ajoutés entre 1830 et 1880 aux territoires sur lesquels flotte
l'Union Jack. C'est la plus forte avancée coloniale anglaise de l'ère contemporaine. Elle concerne principalement le Canada et l'Australie, dans une
moindre mesure l'Afrique du Sud et à partir de 1840 la Nouvelle-Zélande. Ces terres d'émigration blanche concentrent en 1880 près de 80 % de la
superficie totale du domaine britannique. Le reste se trouve pour l'essentiel en Inde, qui concentre de son côté 94 % de la population de l'empire. Ce qui
donne une idée de l'écart de densité de peuplement entre dominions et colonies d'exploitation.
Si la préférence affichée dans certains cercles dirigeants et parmi de nombreux théoriciens de l'impérialisme pour une non-extension des conquêtes
coloniales a eu un effet, c'est donc uniquement dans le cas des colonies d'exploitation, où l'heure est à la consolidation des positions acquises.
En Inde, la conquête est consolidée vers l'est (Birmanie) et le nord-ouest (pays de l'Indus). Au moment même où le sous-continent devient entièrement
anglais, son existence est mise en péril par la Grande Mutinerie de 1857. Cette manifestation d'hostilité d'une fraction des Indiens à la domination
britannique, qui donne le coup de grâce à l'East India Company, est perçue par les Anglais comme un phénomène de rejet. Le colonisateur met dès lors
un frein à sa « mission civilisatrice » et à sa politique d'occidentalisation menée avec ardeur depuis les années 1830. L'accent est désormais mis sur la
modernisation de l'administration et le maintien de l'ordre. C'est dans cette nouvelle perspective qu'il convient de resituer la multiplication à cette époque
des signes et des symboles de la puissance anglaise. En érigeant par exemple l'Inde en Empire, la Grande-Bretagne accorde le sceau impérial à la plus
grande et la plus peuplée de toutes ses possessions. Par ailleurs, en 1876, le Parlement proclame la reine de Grande-Bretagne et d'Irlande, Victoria
Alexandrine de Brunswick-Lunebourg, impératrice des Indes. Par ce geste symbolique, le gouvernement veut à la fois « souligner la place privilégiée de
l'Inde, glorifier une grandiose réalisation historique, et flatter l'orgueil national des Britanniques et la vanité des princes indigènes [...]. La reine
d'Angleterre recueille ainsi la succession de l'antique empire des Mogols aboli en 1858 »11. Victoria pourra désormais signer son courrier « Regina et
Imperatrix ».
Les autres acquisitions de la Grande-Bretagne, à savoir Aden (1839), gardien de la mer Rouge, et Hong Kong (1842), sa première colonie au « seuil
du monde jaune », tout comme celles faites dans le Pacifique (îles Fidji, îles Tonga, Nouvelles-Hébrides, etc.) ou en Méditerranée (Gibraltar, Malte,
Chypre), ont surtout une utilité stratégique. D'autant plus que l'ouverture du canal de Suez en 1869 accroît l'importance de la voie méditerranéenne vers
l'Inde et l'Extrême-Orient. Vu leur position géographique, ces possessions renforcent le contrôle et la sécurité des grandes voies maritimes : « Ce sont
des anneaux [...] de cette chaîne ininterrompue de possessions anglaises qui bande la terre dans les deux hémisphères, ce sont des stations intermédiaires
entre les grandes masses territoriales appartenant à l'Angleterre, des points d'appui le long des grandes voies du commerce mondial12. »
Curieusement, ce n'est pas durant le dernier quart du XIXe siècle, c'est-à-dire à l'apogée de l'impérialisme, que la Grande-Bretagne fait ses plus
importantes acquisitions territoriales. Cette « anomalie » s'explique, comme indiqué, par les évolutions très contrastées des dominions et des colonies
d'exploitation. Dans les années 1880, l'emprise territoriale sur les premiers atteint ses limites : tout l'espace est contrôlé, il reste à le peupler. Dans le cas
des colonies d'exploitation, le mouvement est inverse. Nous avons vu que les opposants à l'extension des colonies, les tenants d'une « petite Angleterre »,
réussissent à contenir temporairement l'expansion en zone tropicale. Mais à partir des années 1880, ils cèdent du terrain devant les partisans de la « plus
grande Bretagne » - du titre du livre (Greater Britain) publié par Charles Dilke en 1868. Ceux-ci veulent faire du Royaume-Uni « au lieu d'un petit pays
isolé, la métropole d'un immense et cohérent Empire »13.
Faut-il rappeler que ces positions antagoniques sont le reflet de situations historiques différentes ? La conception d'une « little England » est
compatible avec l'absence de rivalités coloniales et maritimes avec d'autres puissances, qui dispense d'étendre les limites de l'Empire. La suprématie
économique de l'Angleterre et le régime prédominant de libre-échange permettent l'accès à des marchés d'outre-mer, sans être contraint de les conquérir
par la force. La Grande Dépression (1873-1896), le retour du protectionnisme en Europe continentale, le déclin économique relatif de la Grande-
Bretagne confrontée sur les marchés extérieurs à la concurrence de l'Allemagne, des États-Unis et du Japon changent les données à partir des années
1880.
On comprend dès lors le souci des expansionnistes de « peindre de nouvelles taches roses » sur la carte du monde (carte 7). C'est en Afrique que le
travail de coloriage sera le plus intense. Sur les 9,6 millions de km2 ajoutés à l'empire britannique entre 1880 et 1913, 7,6 millions sont situés sur ce
continent.
Le processus démarre dans la vallée du Nil par l'annexion de l'Égypte (Le Caire est occupé en 1882). À son origine, il y a bien entendu la volonté
britannique de contrôler le canal de Suez inauguré en 1869. Benjamin Disraeli, l'illustre initiateur du nouvel impérialisme anglais, n'a-t-il pas affirmé que
« si le canal est construit, l'Angleterre sera tôt ou tard obligée d'annexer l'Égypte » ? Pour dominer le bassin du Nil, l'étape suivante est la conquête du
Soudan. La participation de contingents australiens et canadiens à l'expédition soudanaise, dérisoire du point de vue militaire, est un symbole de l'« unité
impériale », devenue l'idée-force des colonialistes anglais, tout comme la proclamation de Victoria impératrice des Indes était un symbole extérieur de
l'autorité impériale.
À l'autre extrémité du continent, la mainmise sur l'Afrique du Sud est complète après la guerre des Boers (1899-1902). Marquée par une série
d'offensives et de reculs, l'avancée britannique dans cette zone fluctue en fonction, outre de l'antagonisme anglo-boer, des intérêts miniers (diamants, or)
et de l'existence d'un colonat blanc volontiers exclusif. En Afrique noire, la progression anglaise s'effectue dans trois directions : Afrique occidentale,
orientale et méridionale (tableau 8). La part que se taille la Grande-Bretagne dans le partage de l'Afrique modifie sensiblement la face de l'empire. En
1880, la superficie des colonies d'exploitation ne constituait que le quart de celle des dominions ; à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, cette part
s'accroît à plus de 75 %.
Au vu de ce qui précède, et à tout prendre, c'est peut-être la vision mondialiste de Joseph Chamberlain qui colle le mieux à la réalité coloniale
britannique d'après 1880. Fils de cordonnier devenu ministre des Colonies en 1895, longtemps hostile à toute expansion territoriale avant d'être persuadé
que le développement des colonies stimulerait une activité économique métropolitaine menacée dans sa suprématie, J. Chamberlain, surnommé le
« missionnaire de l'Empire », peut, à l'aube du XXe siècle, exalter à juste titre « un empire qu'aucun autre empire dans le monde ne pourra surpasser en
grandeur, en population, en richesse ou en diversité de ressources ».

De la fin de l'empire mercantiliste à l'empire libre-échangiste

L'utilité de l'empire pour l'économie britannique durant l'ère contemporaine ne se laisse pas saisir facilement. Probablement en raison du grand nombre
de facteurs dont il faut tenir compte pour la déterminer. En métropole, la maturation de la révolution industrielle transforme la Grande-Bretagne en un
pays économiquement avancé. Ce qui n'est pas sans conséquence sur la fonction dévolue à l'empire. En outre-mer, l'empire, en même temps qu'il s'étend
et se diversifie, cesse d'être mercantiliste pour devenir libre-échangiste. À partir du milieu du XIXe siècle, la Grande-Bretagne choisit de le mettre en
valeur en l'intégrant dans une économie mondiale dont elle devient la figure dominante. Pour autant, les relations intra-impériales - à travers la
circulation des marchandises, des capitaux et des hommes - n'ont pas partout la même intensité, ni la même signification : les colonies de peuplement ne
« servent » pas la métropole de la même manière que les colonies d'exploitation.
Toutes ces caractéristiques - niveau de développement élevé de la métropole, immensité et hétérogénéité de l'empire, insertion des possessions d'outre-
mer dans un système international d'échanges dominé par la Grande-Bretagne - font l'originalité et l'intérêt du cas britannique après la révolution
industrielle, mais aussi sa complexité. Depuis les années 1950, l'historiographie coloniale britannique n'ignore aucune de ces particularités14. Les travaux
récents mettent de préférence l'accent sur l'intégration des échanges intra-impériaux dans les grands courants de l'économie mondiale15, en insistant sur la
transformation entre le XVIIIe et le XIXe siècle du cadre général au sein duquel l'empire offre une éventuelle utilité.
Vers le milieu du XIXe siècle apparaît un système international qui se distingue de celui en place au XVIIIe siècle16. Ce dernier est caractérisé par une
division internationale du travail opposant économies coloniales exportatrices de denrées tropicales et pays européens concurrentiels vendant tous à peu
près les mêmes types de produits alimentaires et manufacturés. Les faibles disparités de développement entre pays européens font de l'économie
internationale du XVIIIe siècle un système conflictuel, marqué par de fortes rivalités commerciales.
Le système international qui se met en place au XIXe siècle est en revanche le produit de l'élargissement des écarts de développement à l'intérieur du
bloc occidental. Au sein de ce nouveau système, le règlement des conflits économiques ne s'effectue plus par la force politique mais par des négociations
économiques. Cette « dépolitisation de l'économie » est possible parce que s'instaure autour de l'économie désormais dominante de la Grande-Bretagne -
position reconnue et acceptée en tant que telle par tous - une division du travail entre pays occidentaux en voie d'industrialisation. La distribution des
rôles s'effectue en fonction du degré d'élaboration et de la qualité des produits fabriqués dans et exportés par les industries nationales. Autour de la
Grande-Bretagne, qui en tant que pionnière de l'industrialisation sert de référence, les autres pays exportateurs de produits manufacturés sont « obligés de
trouver leurs spécialisations dans les interstices de la production et du commerce »17 de la nation leader.
Ce système de division internationale des tâches en matière industrielle, fondé sur une « hiérarchisation des fonctions et une complémentarité des
rôles », ne peut fonctionner de façon harmonieuse que si chaque pays y garde la place qui lui est attribuée. La diffusion rapide de l'industrialisation à
partir des années 1860-1870 à un nombre grandissant de pays occidentaux perturbe son fonctionnement. Le nombre croissant des participants, en
diminuant les chances pour les nouveaux pays industriels (Allemagne, États-Unis) de trouver des spécialisations complémentaires, augmente les risques
de relations conflictuelles.
Dans le cas de l'économie britannique, ce système renforce la spécialisation dans deux grands groupes de produits d'exportation. Il s'agit d'abord de
cotonnades grossières et bon marché, fabriquées à l'aide d'un équipement très mécanisé, et dans une moindre mesure de certains produits métallurgiques
(fer, matériel de transport). Les limites du marché intérieur et le protectionnisme de l'Europe continentale et des États-Unis, interdisant l'accès sur leur
marché à ce type de produits, incitent les industriels de ces branches à se rabattre sur les débouchés extra-européens (empire, Amérique latine, Moyen-
Orient, Chine).
Il s'agit ensuite de produits exportés vers les pays d'Europe occidentale et les États-Unis et pour lesquels la Grande-Bretagne a un avantage comparatif
en termes d'avance technologique et d'antériorité dans le processus de fabrication. Ces produits, comme les filés fins, la fonte ou certains biens
d'équipement, passent les barrières protectionnistes, parce que les pays occidentaux en voie d'industrialisation soit ne savent pas les fabriquer, soit ne les
fabriquent pas encore en quantités suffisantes.
Dans l'autre sens, la diversification et la spécialisation de la production industrielle en cours sur le Vieux Continent font de la Grande-Bretagne un
gros importateur de produits manufacturés. En 1913, un quart du total des importations britanniques est constitué par des biens industriels, fabriqués
pour l'essentiel en Europe continentale.
Quelle est la place de l'empire dans ce système où se côtoient et se combinent une ancienne et une nouvelle division internationale du travail ? Quelle
fonction remplit-il pour l'économie britannique qui en est la clef de voûte ?
Le fait que l'avancée coloniale ne soit qu'un aspect d'une expansion beaucoup plus large et multiforme, par laquelle la Grande-Bretagne réussit à
intégrer dans l'économie mondiale aussi bien des contrées extra-européennes exportatrices de produits bruts (Amérique latine, Moyen-Orient, Chine) que
des pays occidentaux en voie d'industrialisation, donne à l'importance économique de l'empire une stabilité relative. C'est particulièrement vrai pour le
commerce impérial, c'est-à-dire pour la fonction de débouchés et de sources d'approvisionnement des possessions coloniales ( tableau 9 ).
Durant l'ère libre-échangiste, la part des exportations totales de la Grande-Bretagne absorbée par les colonies est continûment d'environ un tiers. Qui
plus est, la structure par produits et géographique des exportations britanniques vers l'empire ne subit pas de transformations majeures entre le milieu du
XIXe siècle et le début du XXe siècle. Les textiles (plus de la moitié) et les produits métallurgiques (moins d'un tiers) demeurent les principaux articles
(environ 80 %) vendus par la Grande-Bretagne dans l'empire. Le seul changement est un léger recul relatif des exportations textiles, dû au
développement, à partir du dernier tiers du XIXe siècle, de l'industrie cotonnière moderne en Inde. L'empire absorbe également une part non négligeable
des exportations d'autres produits industriels ( tableau 10 ).
Autre signe de stabilité : entre le moment où s'achève la conquête de l'Inde et la fin des années 1920, le sous-continent reste en raison de sa taille
démographique le premier débouché de l'empire. Il tient le rang qui était celui des Antilles anglaises à la fin de l'empire mercantiliste. C'est bien malgré
elle que l'Inde occupe cette position en vue. Sa primauté vient de son « ouverture » forcée à l'industrie britannique et notamment aux cotonnades dont les
ventes à l'étranger s'envolent jusqu'à atteindre 48 % du total des exportations de la Grande-Bretagne au milieu des années 1830, contre 6 % à la fin du
XVIIIe siècle. Sous la pression des manufacturiers de Lancashire en mal de débouchés, le gouvernement britannique utilise le contrôle politique qu'il
exerce sur l'Inde pour « ouvrir » le sous-continent aux cotonnades de la métropole, en abolissant en 1813 le monopole commercial de l'East India
Company.
Jouissant du privilège de la souveraineté, les Britanniques font de l'Inde « le seul grand marché dans le monde où aucune protection douanière »
n'existe. « On peut trouver là l'un des principaux avantages économiques que la possession d'un Empire (assure) à l'Angleterre18. » En absorbant 18 % du
total des exportations de cotonnades britanniques19, l'Inde devient au milieu du XIXe siècle le premier débouché d'une branche-clé de l'économie
métropolitaine, dont 65 % à 75 % de la production est exportée20.
Quant aux colonies de peuplement, leur part dans les exportations britanniques est tirée vers le haut par l'Australie et la Nouvelle-Zélande à partir du
début du XIXe siècle. Compte tenu des écarts de revenu per capita entre colonies d'exploitation et futurs dominions, les meilleurs clients dans l'empire
des industries métropolitaines sont sans conteste les Blancs implantés dans les colonies de peuplement à climat tempéré. Vers 1860, les exportations
britanniques à destination de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande (1,2 million d'habitants d'origine européenne) sont, par habitant, 100 fois plus élevées
que celles à destination de l'Inde (233 millions d'« indigènes »).
Les possessions britanniques remplissent leur fonction de débouché car, hormis le Canada et accessoirement l'Inde, il n'y a guère dans l'empire de
branches manufacturières susceptibles de concurrencer les industries métropolitaines. En l'absence de tarifs préférentiels après les années 1850, le
« facteur impérial » joue en outre un rôle primordial, réservant les débouchés coloniaux aux branches industrielles exportatrices de la métropole. Dans
les colonies de peuplement, les relations commerciales intra-impériales sont favorisées par les liens institutionnels et culturels les attachant à la Grande-
Bretagne. Dans les colonies d'exploitation, l'administration britannique s'adresse naturellement à des fournisseurs métropolitains pour l'équipement de
possessions, où elle jouit du privilège de la souveraineté.
La même stabilité caractérise les importations britanniques en provenance de l'empire, dont la part dans le total des achats à l'étranger de la métropole
tourne autour d'un cinquième ( tableau 9 ). Après les guerres napoléoniennes, le bois du Canada, le café du Ceylan, l'étain de Malaisie et la laine
d'Australie et de Nouvelle-Zélande détrônent le sucre et le coton des West Indies et les cotonnades et soieries d'Inde. Avec le temps, la gamme des
produits bruts fournis par l'empire s'étend ( tableau 10 ) : à la laine et à l'étain s'ajoutent le thé d'Inde et de Ceylan, le caoutchouc des plantations de
Malaisie, les graines oléagineuses d'Inde et d'Afrique occidentale, le jute d'Inde et les denrées alimentaires du Canada, d'Australie et de Nouvelle-
Zélande21.
En dépit de l'extension du domaine colonial, la part de l'empire dans le total des matières premières importées par les industries métropolitaines stagne
autour de 25 %-30 %. On notera que pour certaines matières premières importantes - comme le coton22, les minerais métallifères ou les combustibles
minéraux - l'empire ne fournit que des quantités relativement limitées. Par ailleurs, les importations de denrées alimentaires d'origine impériale
augmentent plus rapidement que celles des matières premières. Enfin, les colonies de peuplement apparaissent, à partir de la fin de l'empire mercantiliste,
comme des fournisseurs de produits bruts plus prometteurs que les colonies d'exploitation ( tableau 10 ).
Que se serait-il passé si la Grande-Bretagne n'avait pas disposé de débouchés et de sources d'approvisionnement coloniaux ? Qu'aurait-elle perdu ou
gagné dans un monde privé d'empire ? Ces questions d'« histoire-fiction », typiquement anglo-saxonnes, dominent ce qu'il est convenu d'appeler la
« comptabilité impériale ». Les auteurs qui s'y adonnent depuis une vingtaine d'années23 retiennent, pour évaluer les coûts et les bénéfices du commerce
colonial de 1870 à 1914, deux situations contre-factuelles imaginées par Michael Edelstein24.
La première situation suppose que les possessions d'outre-mer seraient soit indépendantes soit entre les mains d'autres puissances coloniales. Dans ce
cas, et pour autant que ce monde sans empire connaisse un niveau de croissance générale inchangé entre 1870 et 1914, la Grande-Bretagne subirait des
tarifs douaniers - de 20 % à 40 % ad valorem - comparables à ceux érigés durant cette période par les pays indépendants. La métropole perdrait donc les
bénéfices de l'ouverture, forcée ou non, du marché impérial.
La seconde situation, plus radicale, suppose qu'en l'absence d'empire les possessions britanniques d'outre-mer seraient moins intégrées à l'économie
mondiale. Dans ce cas, M. Edelstein estime que les exportations de biens et de services de la Grande-Bretagne à destination des colonies de peuplement
diminueraient de 30 % (rejoignant ainsi le niveau d'un pays comme l'Argentine) et celles à destination des colonies d'exploitation de 75 % (équivalant au
niveau de la Chine ou de la Turquie).
Le gain issu de la possession de l'empire, mis en lumière par ces hypothèses contre-factuelles, s'élèverait, dans la situation impliquant une hausse des
tarifs, à 1,6 % du PNB britannique en 1870 et à 3,8 % en 1913. Dans la situation où le volume des échanges est supposé baisser, ce gain serait de 4,3 %
du PNB en 1870 et de 6,5 % en 1913.
Les propositions contre-factuelles et les calculs d'Edelstein ont donné lieu à un vif et riche débat, qui aujourd'hui n'est toujours pas clos25. Ses
évaluations n'en demeurent pas moins largement acceptées, tout au moins comme des ordres de grandeur des gains pouvant au maximum être dégagés du
commerce impérial durant le dernier tiers du XIXe siècle. L'importance relative de ces gains, équivalant à ceux générés par la construction du réseau
ferroviaire ou l'instauration du libre-échange, est loin d'être négligeable.
Mais la nature et la composition du commerce colonial ne ternissent-elles pas l'éclat du gain de l'empire ? Une vieille argumentation, reprise
régulièrement depuis les années 196026, dénonce le « refuge impérial », accusé de ramollir les exportateurs britanniques, confrontés au protectionnisme
européen et américain et malmenés sur le marché mondial par la concurrence de nouveaux pays industriels. La facilité d'accès aux débouchés coloniaux
et surtout au marché indien exercerait à terme sur l'économie britannique un « effet d'assoupissement », en détournant les exportateurs métropolitains des
marchés véritablement concurrentiels. Elle ferait privilégier les activités exportatrices à croissance lente (textiles et produits métallurgiques) au détriment
de branches à expansion rapide (machines, matériel électrique, automobile), contribuant ainsi au déclin relatif de l'économie métropolitaine.
Cette manière de jeter le discrédit sur le débouché impérial ne convainc plus guère aujourd'hui. D'abord parce que le déclin de l'industrie britannique,
particulièrement marqué durant le dernier tiers du XIXe siècle, ne s'accompagne pas d'une augmentation de la part de l'empire dans les exportations
métropolitaines. Ensuite parce que les rigidités structurelles de l'économie britannique déclinante ne peuvent être véritablement imputées à la
disponibilité de marchés lointains languissants. Ne subsistent-elles pas jusqu'à la décolonisation et même après la perte de l'empire ? Accuser les
débouchés coloniaux d'être à l'origine de la faible performance des industries d'exportation britannique sur les marchés concurrentiels serait comme
accuser le lit d'hôpital de rendre malade le patient27.
Ajoutons, à la décharge du débouché colonial, qu'en deux circonstances il sert opportunément la métropole. De 1860 à 1890, les exportations vers
l'empire jouent un rôle stabilisateur pour l'économie britannique : lors des crises dans le monde industrialisé, les investissements anglais se réorientent
vers l'empire et soutiennent les échanges commerciaux avec les colonies. Tant que l'économie britannique occupe une position dominante dans
l'économie mondiale, ce mécanisme amortit les effets déséquilibrants des crises économiques générales. Dans le dernier quart du XIXe siècle, la
concurrence des articles manufacturés américains, allemands ou belges, qui pénètrent sur les marchés non protégés des possessions britanniques,
changent les règles du jeu, et ce mécanisme stabilisateur cesse de fonctionner.
Par ailleurs, l'empire joue un rôle primordial dans le système mondial de règlements multilatéraux qui se met en place dans le dernier quart du XIXe
siècle. Son fonctionnement est pour l'essentiel le suivant28. La Grande-Bretagne, qui sur l'ensemble du XIXe siècle possède une balance commerciale des
marchandises déficitaire, a des échanges fortement déficitaires avec les États-Unis et l'Europe continentale, auxquels elle achète des quantités croissantes
d'articles manufacturés, et avec le Canada, l'Argentine, l'Afrique du Sud et la Nouvelle-Zélande, pays fournisseurs de denrées alimentaires et de produits
primaires. Elle bénéfice en revanche de surplus considérables avec l'Inde et moindres avec l'Australie, la Malaisie, les colonies d'Afrique occidentale, la
Chine, le Japon et la Turquie. A la fin du XIXe siècle, les pays industriels d'Europe et les États-Unis augmentent fortement leurs achats de produits bruts
et de matières premières aux contrées extra-européennes, plus particulièrement à l'Inde (jute, oléagineux, coton brut) et accessoirement à l'Australie
(laine), la Malaisie (étain et caoutchouc) et l'Afrique occidentale (palmistes), territoires avec lesquels ils enregistrent un déficit croissant.
Le système de règlements multilatéraux, fonctionnant grâce à la politique libre-échangiste de la Grande-Bretagne, offre à celle-ci la possibilité
d'utiliser ses surplus, issus principalement de ses échanges avec l'Inde, pour combler en partie son déficit avec ses autres partenaires. À la fin de la
Première Guerre mondiale, « la Grande-Bretagne (dépend) de plus en plus de (son) surplus (avec l'Inde) pour combler le déficit croissant de ses
transactions avec les autres pays. [...] L'Inde (est) ainsi devenue la clef de voûte du système des paiements britanniques, et de tout le réseau mondial de
relations multinationales. Le trafic avec elle (assure) donc à l'Angleterre des avantages considérables »29.
Ce sont, en fin de compte, les revenus des exportations « invisibles » qui viennent combler le déficit commercial global de la Grande-Bretagne. Ces
revenus proviennent d'une part de la vente des services à d'autres pays : transport des marchandises et services commerciaux, financiers et d'assurances
afférents ; bourses de matières premières de Londres et de Liverpool ; divers services assurés par des maisons de commerce britanniques implantées à
l'étranger ; activités de la City de Londres et des banques anglaises finançant à court terme une grande partie du commerce international. Les revenus
« invisibles » résultent d'autre part d'investissements de capitaux britanniques à l'étranger.
Peu manifeste au niveau de la circulation des marchandises, l'opposition entre empire mercantiliste et libre-échangiste est nette au niveau de celle des
capitaux. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les investissements dans l'empire sont négligeables. Ils augmentent par la suite rapidement, passant de 1,3 à 8,8
milliards de dollars courants entre 1870 et 191430.
À la veille de la Première Guerre mondiale, les investissements dans l'empire de la métropole, devenue le « banquier du monde », représentent environ
45 % du total des actifs britanniques à l'étranger. La répartition géographique de ces actifs - pour l'essentiel des investissements de portefeuille placés
dans les équipements de base (ports, chemins de fer) facilitant l'ouverture des possessions d'outre-mer au commerce international - révèle la
prédominance des colonies de peuplement. ( tableau 11 )
Les futurs dominions concentrent environ 70 % des investissements dans l'empire, contre quelque 20 % pour l'Inde. Qui plus est, vers 1914, les
investissements métropolitains au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande sont, par habitant, 60 fois plus élevés qu'en Inde. Il y a une corrélation
étroite entre exportations de capitaux et flux d'émigration vers les « terres de l'homme blanc » de l'empire. De 1853 à 1920, celles-ci absorbent près de la
moitié des 9,7 millions de personnes émigrant des îles britanniques (non compris l'Irlande). C'est 30 fois plus que durant la période 1750-185031.
L'investissement dans l'empire sert-il la métropole ? Les intérêts et les dividendes qu'il assure, auxquels s'ajoutent d'autres revenus « invisibles »
vendus à l'empire32 contribuent à rendre largement excédentaire la balance des paiements de la métropole avec ses possessions d'outre-mer. La viabilité
du système mondial de règlements multilatéraux dépend de l'existence de cet excédent, qui permet à la Grande-Bretagne de payer ses dettes aux pays
industriels occidentaux. La Grande-Bretagne « a des balances de paiements déficitaires avec l'Europe continentale et les États-Unis, ainsi qu'avec de
nombreux territoires de l'Empire : l'Afrique du Sud, l'Afrique orientale, Ceylan, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, le Canada. Mais elle jouit de surplus
importants et croissants dans ses transactions avec ses colonies d'Afrique occidentale, avec l'Australie et surtout avec l'Inde. C'est grâce à ses surplus et
aux importants revenus invisibles de la Grande-Bretagne que sa balance des paiements globale se trouve équilibrée et même excédentaire, et le circuit est
ainsi fermé »33.
Pour autant, le gain de l'investissement dans l'empire ne semble pas déterminant pour l'économie métropolitaine. Dans le meilleur des cas - c'est-à-dire
dans la situation contre-factuelle « radicale » proposée par Michael Edelstein, impliquant ici un niveau moins élevé des investissements dans l' empire -
le fait de posséder un empire assurerait à la Grande-Bretagne un gain de 0,3 % du PNB en 1870 et de 0,5 % en 191334. Comme dans le cas du commerce
colonial, Edelstein suppose que les ressources engagées à l'étranger sont des surplus de l'économie nationale. Si en revanche l'on considère que le
commerce avec les colonies et les investissements dans les possessions d'outre-mer sont une mauvaise allocation des ressources métropolitaines,
l'économie britannique ne sort-elle pas perdante de la comptabilité impériale ?
Posé en ces termes, le problème paraît insoluble. Il n'est pas sûr, comme nous l'avons vu, que la large disponibilité de marchés d'outre-mer détourne la
Grande-Bretagne d'une modernisation de son appareil de production industriel. De même, il n'est pas dit que les lenteurs de la croissance et du progrès
technologique, signes du déclin relatif de notre économie dominante, soient dues à un excès d'investissement à l'étranger35.
À l'instar de Keynes, les partisans de la thèse de la diversion des ressources sont convaincus que la City de Londres est la « menace la plus grave à la
prospérité de l'Angleterre », car elle détourne l'épargne de l'industrie au profit des placements à l'étranger. Les millions investis par la Grande-Bretagne
dans les contrées d'outre-mer seraient, selon eux, suffisants pour moderniser l'économie britannique et la rendre plus compétitive sur les marchés
internationaux. Pour d'autres auteurs, il n'y a cependant « aucune preuve que les exportations de capitaux aient privé l'industrie britannique de fonds dont
elle aurait eu besoin pour se rééquiper et adopter des innovations »36. S'il est vrai qu'en compensation à son déclin industriel, la Grande-Bretagne s'est de
plus en plus repliée sur ses fonctions d'intermédiaire et de banquier, rien ne prouve non plus qu'une réallocation des ressources au profit des
investissements intérieurs libère le potentiel de croissance et favorise les changements de structure de l'économie britannique.
Il nous reste à considérer le dernier exercice, cher aux tenants de la « comptabilité impériale ». Il consiste à mettre en regard bénéfices de l'empire et
coûts de sa maintenance. Dans le domaine britannique, le coût financier de la conquête et de la défense de l'empire n'est assumé par la métropole que
dans le cas des dominions37. L'Inde et les colonies d'exploitation ne disposent pas comme le Canada, la Nouvelle-Zélande, l'Australie et l'Afrique du Sud
du pouvoir institutionnel pour refuser de porter le fardeau des dépenses militaires. La quasi-totalité du coût financier faramineux de la guerre anglo-boer
(octobre 1899-mai 1902) est par exemple à la charge du contribuable anglais38. Ceci dit, vers 1913, plus de 90 % des troupes coloniales britanniques sont
stationnées dans les colonies d'exploitation, dont 80 % en Inde. Or, la conquête et la défense de l'Inde ne coûtent pas un sou à la métropole. Elles sont
entièrement financées par les revenus prélevés dans les territoires successivement conquis entre le milieu du XVIIIe siècle et les années 1810. Non
seulement le coût de maintien des troupes autochtones est à la charge des Indiens, mais également celui des régiments britanniques stationnés dans le
sous-continent. Qui plus est, l'Inde supporte en grande partie la charge financière des troupes indiennes utilisées dans les aventures coloniales anglaises
ailleurs en Asie et en Afrique.
Au total, la défense de l'empire absorbe probablement la moitié des dépenses militaires de la Grande-Bretagne39. Celles-ci représentent environ 3 % du
revenu national britannique entre 1870 et 1913, soit une charge moins élevée qu'en France, en Allemagne ou en Russie40. Si bien que le bilan de la
colonisation pour l'économie britannique s'établirait, pour le dernier tiers du XIXe siècle, de la façon suivante : gain total maximum (5,5 % environ du
PNB), coût de maintenance (probablement 1,5 % du PNB). Dans le meilleur des cas, la contribution de l'empire s'élèverait donc à environ 4 % du PNB,
ce qui n'est pas négligeable, mais pas décisif non plus. Sans l'empire, le PNB par habitant de la Grande-Bretagne dépasserait toujours en 1913 de loin
celui des pays européens les plus industrialisés (tableau Annexe C).
La « comptabilité impériale » s'arrête à la veille de la Première Guerre mondiale. Un seul auteur a tenté d'établir, pour une phase ultérieure, un bilan
coûts-bénéfices de l'empire. Il s'agit de Peter Cain qui, en s'inspirant de la démarche de Michael Edelstein, évalue la contribution des possessions d'outre-
mer à l'économie métropolitaine à la veille de la Deuxième Guerre mondiale41. Selon ses calculs, le commerce avec et l'investissement dans l'empire
généreraient, au maximum, un gain de 3,8 % à 4 % du PNB britannique en 1937. En supposant toujours que les coûts de défense de l'empire représentent
environ la moitié du total des dépenses militaires de la Grande-Bretagne (3,8 % du PNB), la contribution « nette » des colonies à l'économie
métropolitaine serait, dans le meilleur des cas, de 2 % environ du produit national britannique.

Le repli sur l'empire

C'est au moment où, à en croire les résultats de la « comptabilité impériale », l'empire devient d'un moins bon rapport que semblent enfin prendre
forme les rêves d'autarcie et d'isolement de certains milieux protectionnistes. Le repli sur l'empire, prôné sans succès depuis la fin du XIXe siècle,
s'impose progressivement entre la Première Guerre mondiale et la décolonisation, période durant laquelle les fondements de la puissance britannique
sont remis en cause. Guerres, secousses monétaires et crises économiques donnent à l'empire - partenaire solide et fidèle, voire bienveillant - une valeur
et une utilité dont la métropole prend la pleine mesure.
La couleur est annoncée avec la Première Guerre mondiale qui, en entravant les transactions monétaires, réduit les vertus compensatrices d'un système
d'échanges international où le déficit commercial britannique est contrebalancé par les bénéfices des règlements « invisibles ». Dans le même temps, le
financement de la guerre par l'emprunt et l'inflation affaiblit la livre sterling, à laquelle le gouvernement britannique choisit dès 1918 de faire retrouver
son pouvoir d'achat d'avant guerre. Le retour à une monnaie forte est une faveur octroyée aux banquiers et aux prêteurs de capitaux de la City, soucieuse
de retrouver intact son instrument de travail international. Il pénalise en revanche les milieux industriels, en aggravant notamment les problèmes de
débouchés des grandes industries d'exportation (textiles, métallurgie).
Incapable de restaurer ses équilibres extérieurs, la Grande-Bretagne se résout au début des années 1930 à tourner le dos au libéralisme, de moins en
moins adapté à sa position déclinante dans un monde hérissé de barrières économiques de toutes sortes. En septembre 1931, la libre convertibilité de la
livre est suspendue. Son flottement sur le marché des changes équivaut à une dévaluation de fait. Cet abandon d'un des dogmes du système britannique,
imposé par le déséquilibre des paiements extérieurs, est rapidement suivi du renoncement au libre-échange, « symbole quasi religieux de la vieille
société capitaliste concurrentielle »42. Entre novembre 1931 et février 1932, le gouvernement instaure un système protectionniste, établissant des droits
sur les importations et le contingentement des produits étrangers, en particulier agricoles.
Pour les pays ayant comme principal partenaire économique la Grande-Bretagne, la dévaluation de la livre signifie celle de leur propre monnaie. Se
constitue ainsi une « zone sterling », comprenant une quinzaine de pays d'Europe, d'Asie, d'Amérique du Sud, et l'empire moins le Canada, ce dernier
tourné vers son voisin américain accordant sa préférence au dollar. À partir de 1939, suite à l'instauration du contrôle des changes par la Grande-
Bretagne, la plupart des pays étrangers s'écartent de la zone sterling qui épouse dès lors les contours de l'empire (Canada excepté).
Le système protectionniste, mis en place après près d'un siècle de libre-échangisme, réserve à l'empire un traitement à part. En été 1932, la Grande-
Bretagne engage des négociations avec les dominions en vue d'établir avec eux un système de « préférence impériale ». Aux accords signés à Ottawa en
août 1932, la métropole obtient, non sans difficultés, que les dominions abaissent leurs barrières douanières devant les produits britanniques. Elle
s'engage en contrepartie à acheter des quantités déterminées de denrées agricoles en provenance des dominions et à les taxer faiblement à leur entrée
dans les ports britanniques. Ce système de préférence est étendu, selon des modalités particulières, à certaines possessions africaines, à l'Inde, à Ceylan et
à la Malaisie. Il se maintient tant bien que mal jusqu'aux années 196043.
Son effet le plus évident est un resserrement des liens intra-impériaux. C'est une nouvelle tendance, illustrée par les chiffres du tableau 9, en rupture
avec la précédente, marquée par le développement des relations commerciales de l'empire avec l'étranger et par son intégration dans l'économie
internationale. C'est au rabais, pourrait-on dire, que la Grande-Bretagne jouit des avantages du système de préférence impériale. Ainsi, même s'il favorise
plus les exportations de l'empire à destination de la Grande-Bretagne que les ventes de la métropole à ses possessions d'outre-mer, il permet à celle-ci de
compenser, du moins partiellement, la perte de débouchés étrangers. De même, l'effondrement des prix des produits bruts exportés par l'empire avantage
d'un côté les producteurs et les consommateurs britanniques, mais il rétrécit de l'autre les débouchés potentiels des possessions d'outre-mer. Enfin, en
accordant des préférences tarifaires généreuses aux dominions, c'est-à-dire en maintenant ouvert son marché à leurs produits agricoles, la Grande-
Bretagne sait qu'elle leur permet de mieux s'acquitter de leur dette envers elle.
Ce dernier point nous ramène à la zone sterling qui, sur le plan financier et monétaire, est mise au service de la métropole. À partir des années 1930, la
Grande-Bretagne n'assure plus qu'en partie son rôle de banquier du monde. La part des capitaux britanniques investis à l'étranger diminue par exemple de
8 % du PNB en 1911-13 à 0,6 % en 1954-6444. La reprise des investissements extérieurs après la Première Guerre mondiale s'effectue, sur un mode
mineur, en direction de la zone sterling. Elle est favorisée par la libre circulation des capitaux à l'intérieur de la zone, qui devient le lieu privilégié des
placements extérieurs de la métropole. Selon des données partielles, plus des deux tiers des capitaux britanniques investis à l'étranger se dirigent vers
l'empire entre les années 1930 et les années 195045. L'existence de la zone sterling permet donc à l'économie britannique de préserver certains de ses
champs d'activité extérieurs.
Par ailleurs, la Grande-Bretagne fait de la zone sterling un instrument monétaire au service de sa stratégie économique. La zone est officiellement
définie en 1940 comme « un système coopératif de contrôle des changes pratiqué par une association de pays divers, sur la base d'une monnaie qui a
cessé d'être convertible, et avec mise en commun des ressources en or et en devises ». Au sein de ce système directif, les membres mettent en commun à
Londres les dollars et les autres devises qu'ils gagnent et reçoivent en échange des livres sterling, inscrits à leur compte bancaire londonien. La Grande-
Bretagne bénéficie de l' avantage de se procurer à crédit des produits en provenance de la zone et d'utiliser pour ses achats extérieurs les devises et l'or
disponibles46.
La préférence impériale et la zone sterling fonctionnent, on le voit, comme des coussins amortisseurs, qui permettent à la métropole de mieux
supporter les turbulences de la grande dépression, de mieux affronter l'épreuve de la Deuxième Guerre mondiale et de mieux relever le défi de la
reconstruction. Les nouvelles conditions de l'économie mondiale après les années 1950 rendront ces « béquilles impériales »47 d'abord de moins en moins
utiles, puis suffisamment encombrantes pour qu'il faille s'en débarrasser.
Somme toute, l'utilité de l'empire n'aura jamais été aussi grande que durant la phase de déclin économique de la métropole. Du début des années 1930
à la fin des années 1950, l'empire est la bouée de sauvetage qui maintient à flot l'économie d'exportation britannique et donc la balance des paiements et
la livre sterling. Pourtant, contrairement au cas français ( chapitre 9 ), le rêve de certains Britanniques d'édifier un bloc autarcique, fondé sur des
économies complémentaires, ne s'est jamais pleinement réalisé. Dans le cas britannique, la constitution d'un bloc économique colonial, idée chère à
Joseph Chamberlain, se heurte à l'évolution des écarts de développement entre la métropole et une partie de son empire.
À partir de la Première Guerre mondiale, les dominions gagnent en autonomie économique, leur niveau d'industrialisation s'élève, le niveau de vie de
leur population européenne figure parmi les plus élevés du monde. Autrement dit, ils ne sont plus condamnés, comme les colonies d'exploitation, à n'être
que des fournisseurs de produits bruts et des consommateurs de biens manufacturés. L'érosion de la complémentarité entre l'économie britannique et
celle des colonies blanches vient aussi du fait que, durant la première moitié du XXe siècle, la métropole est de moins en moins en mesure de garantir
aux productions des dominions un débouché suffisant et de les approvisionner à bon compte en produits manufacturés variés.
Au terme d'un article, dans lequel il se demande ce que vaut l'empire pour l'économie britannique, Peter Cain se dit convaincu qu'une véritable
perspective de la contribution coloniale ne peut être obtenue qu'en regardant au-delà des confins de l'analyse coûts-bénéfices. Pour cet auteur, s'il est
difficile de savoir dans quelle mesure l'économie britannique profite de l'empire, il ne fait pas de doute que la colonisation, dont les bénéfices sont
accaparés par les élites traditionnelles, freine le changement politique et social de la métropole, en perpétuant une distribution inégale des richesses48.
Selon un proverbe anglais, il y a plusieurs façons d'écorcher un chat. Une autre manière de franchir les limites du bilan coûts-bénéfices serait de
considérer ce que l'empire, et plus particulièrement les « pures » colonies de peuplement européen, ajoutent aux ressources de la Grande-Bretagne49. Le
Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ajoutent environ 30 % à la population et au revenu national de la Grande-Bretagne en 1913 et environ 50 %
en 1950. La création de ces « nouvelles Britannias » - dans des contrées au climat tempéré, aux populations clairsemées et aux ressources naturelles
potentiellement vastes - n'obéit pas à des calculs d'épicier. Elle découle d'une opportunité économique unique. Entre la fin du XVIIIe siècle et le début du
XIXe siècle, la Grande-Bretagne se saisit des immenses ressources agricoles et du sous-sol de ces « pays neufs » et, pour répondre aux besoins des
marchés urbains de la « vieille Europe », les exploite en y envoyant ses hommes et ses capitaux. Deux à trois millions d'Indiens du Canada, d'Aborigènes
d'Australie et de Maoris de Nouvelle-Zélande paieront de leur vie la mise en valeur de ces nouvelles « terres de l'homme blanc ».
Comme elle l'avait fait auparavant avec les États-Unis, la Grande-Bretagne établit avec ces entités anglophones d'outre-mer des liens économiques,
sociaux, politiques et sentimentaux qui formeront un système de parenté durable. Ce que ces extensions lointaines de la Grande-Bretagne lui apportent
comme ressources supplémentaires dépasse de très loin ce que l'empire peut rapporter à l'économie métropolitaine proprement dite.
La métropole mesurera la valeur de ses dominions à leur contribution en hommes et en ressources durant les conflits mondiaux. Grâce aux liens et aux
connexions multiples créés par le passé, Londres est assuré du soutien sans faille des « nouvelles Britannias ». Lors des deux guerres mondiales, la
Grande-Bretagne peut compter sur 3,3 millions d'hommes fournis par les dominions, soit un quart de ses forces armées50. Peter Cain considère la
contribution de l'empire en temps de guerre, et plus particulièrement celle des colonies de peuplement européen, comme vitale : elle permettrait, selon
lui, à la Grande-Bretagne de préserver son existence en tant que nation indépendante51.
Plus généralement, la contribution de l'empire facilite, en des temps difficiles, le processus d'adaptation du système britannique. La Grande-Bretagne
saura l'utiliser pour préserver une forme d'expansion économique, une sorte de cohésion nationale et une remarquable stabilité institutionnelle.
Tableau 8. Principaux territoires du domaine colonial britannique de 1609 à nos jours
Territoires « Durée de vie » des colonies Phases durant lesquelles les colonies « changent de mains »

AMÉRIQUE
Antigua 1635-1967
Bahamas 1671-1973
Barbade 1628-1966
Belize (Honduras britannique) 1786-1981
Bermudes 1609-
Canada 1760-1931
Dominique 1768-1978
États-Unis 1607-1776
Falkland îles 1766-74, 1834-
Grenade 1762-1967 France 1650-1762
Guyana 1803-1966
Jamaïque 1655-1962 Espagne 1509-1655
Sainte-Lucie 1781-83, 1796-1802, 1803- 1979 France 1783-96, 1802-3
Terre-Neuve (Newfoundland) 1611-1949
Tobago 1764-81, 1793-1802,1803- 1962 France 1781-93, 1802-3
Trinité 1797-1962 Espagne 1532-1797

ASIE
Aden 1839-1963
Bahrein 1900-1971
Brunei 1888-1984
Hong Kong 1841-1997
Inde' 1757-1947
Irak 1920-32 *
Jordanie (Transjordanie) 1920-46 *
Koweit 1904-61
Malaisieb 1786-1957
Palestine 1920-47 *
Sri Lanka (Ceylan) 1796-1948 Pays-Bas 1640-1796

AFRIQUE
Afrique du Sud 1795-1910 Pays-Bas : Le Cap 1652-1795,1803-6
Botswana (Bechuanaland) 1885-1966
Cameroun 1916-61 * Allemagne 1885-1916
Égypte 1883-1922 France 1789-1801
Gambie 1661-1965
Ghana (Gold Coast) 1874-1957
Kenya 1888-1963
Lesotho (Basutoland) 1868-1966
Malawi (Nyasaland) 1889-1964
Maurice île 1810-1968 Pays-Bas 1638-1710 France 1722-1810
Nigeria 1861-1960
Ouganda 1890-1963
Sainte-Hélène 1659-
Sierra Leone 1787-1961
Somalie britannique 1884-1960
Soudan (anglo-égyptien) 1899-1956
Swaziland 1895-1968
Tanzanie (Tanganyika) 1920-61 * Allemagne 1885-1918
Tanzanie (Zanzibar) 1890-1963
Zambie (Rhodésie du Nord) 1891-1964
Zimbabwe (Rhodésie du Sud) 1890-1980

OCÉANIE
Australie 1788-1901
Fidji îles 1874-1987
Nauru 1924-68 * Allemagne 1888-1914
Nouvelle-Zélande 1840-1907
Papouasie-Nouvelle-Guinée 1884-1975 Allemagne 1885-1914
Seychelles îles 1810-1976
Vanuatu (Nouvelles-Hébrides) 1887-1980 Condominium anglo-français

EUROPE
Chypre 1878-1960
Gibraltar 1704-
Malte 1799-1964
* mandats de la Société des Nations
a) Actuels Inde, Pakistan, Bangladesh, Myanmar (Birmanie). b) La Fédération de Malaisie (Federation of Malaysia), qui voit le jour en 1948, devient indépendante le 31 août 1957. Elle inclut alors
les Etats des Détroits et leurs dépendances (Penang, Malacca ; dépendances : Wellesley, Dindings, Labuan, îles Christmas et Cocos-Keel ; en février 1935, les Dindings sont rattachés à Perak) ; les
États malais fédérés (Perak, Selangor, Negri-Sembilan, Pahang) ; les États malais non-fédérés (Johore, Kedah, Kelantan, Perlis, Trengganu) ; mais non pas Singapour. Le 16 septembre 1963 est
créée la Grande-Fédération de Malaisie (Malaysia). Elle comprend, outre l'ancienne Fédération de Malaisie, Singapour acquis en 1819, Sabah (possession britannique depuis 1882 sous le nom de
Bornéo du Nord) et Sarawak (cédé depuis 1841 à la famille anglaise Brooke et qui devient en 1946 colonie de la Couronne). En août 1965, Singapour quitte la Grande-Fédération.
Source : D'après D.P. Henige, Colonial Governors from the Fifteenth Century to the Present, Madison (Milwaukee), The University of Wisconsin Press, 1970, p. 73-190.

Tableau 9
. Part de l'empire dans le commerce extérieur de la Grande-Bretagne, 1860-1950, en pourcentages des exportations et des importations
britanniques, moyennes annuelles

1859-61 1879-81 1911-13 1927-29 1936-38 1949-51


Exportations
Colonies d'exploitationa 20,5 18,2 18,0 20,1 18,5 22,4
Amérique 1,9 1,3 0,7 0,5 1,6 1,7
Asie 16,6 15,5 15,0 15,3 11,7 12,6
dont Inde 13,6 12,5 12,3 11,4 7,6 5,0
Afrique noire 0,7 0,5 1,9 3,2 4,4 7,2
Océanie 0,0 0,1 0,1 0,1 0,1 0,1
Dominions 12,4 14,8 18,0 19,7 25,1 27,3
Canadab 2,8 3,3 4,7 4,7 5,3 5,3
Australie-Nlle-Zélande 8,1 8,4 8,9 10,7 11,5 15,8
Afrique du Sud 1,5 3,0 4,4 4,4 8,3 6,3
Total 32,9 33,0 36,0 39,8 43,6 49,7
Totalc 209,3 347,0 855,5 1 395,9 1028,2 3 304,1
Importations
Colonies d'exploitationa 14,4 11,5 8,6 9,4 13,2 20,8
Amérique 3,0 1,7 0,4 0,5 1,2 1,6
Asie 10,3 9,4 7,5 6,5 8,2 10,8
dont Inde 8,6 7,5 5,9 4,6 5,8 4,0
Afrique noire 0,9 0,3 0,5 2,3 3,3 8,0
Océanie 0,0 0,0 0,0 0,0 0,1 0,2
Dominions 7,5 10,7 11,8 13,4 22,4 21,8
Canadab 3,5 3,0 4,4 4,8 9,1 7,6
Australie-Nlle-Zélande 3,2 6,4 6,6 7,5 12,0 12,5
Afrique du Sudd 0,8 1,3 0,9 1,2 1,3 1,7
Total 21,9 22,2 20,4 22,8 35,6 42,6

Totalc 215,6 422,4 619,0 1 211,6 1 522,0 3 805,1

0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue


a) Y compris Malte & Gozo, Gibraltar, Chypre ; et les mandats. b) Y compris Newfoundland & Labrador. c) À destination et en provenance des colonies, en millions de dollars améicains courants.
d) Avant 1911-13, y compris les diamants importés du Cap.
Notes : Non compris Eire, Channel Islands et l'Égypte (ce dernier territoire étant intégré dans l'empire de 1915 à 1922). Exportations : non compris réexportations. Importations : non compris le
commerce de transit à partir de 1911-13. Non compris les métaux précieux.
Sources : D'après United Kingdom, Board of Trade, Statistical Abstract for the United Kingdom, London, n° 19, 38, 70, 83. Complété avec United Kingdom, Board of Trade, Trade and Navigation
of the United Kingdom, London, diverses livraisons.
Taux de change utilisés : jusqu'en 1913, un dollar américain équivaut à 0,2055 livre sterling ; en 1927-29 à 0,2056 ; en 1936 à 0,2006, en 1937 à 0,2023, en 1938 à 0,2046 ; en 1949 à 0,2687, en
1950 à 0,3573, en 1951 à 0,3575.

Tableau 10
. Part de l'empire dans les principaux groupes de produits industriels exportés et de produits bruts importés par la Grande-Bretagne,
1830-1950, en pourcentages du total

1830 1880 1913 1929 1937 1950


Exportations
Charbon 43,5 14,9 3,7 5,8 7,6 6,3
Filés de coton 9,0 31,8 19,3 17,7 17,5
Tissus de coton 21,2 44,1 51,7 50,0 53,7 61,2a
Lainages 28,1 25,4 33,5 31,8 33,0 41,1
Fer, fonte et acier 39,9 31,2 48,2 51,4 54,4 57,1
Machines 36,4 18,3 32,5 43,5 54,4 48,0
Locomotives - 67,5 58,6 69,5
Wagons de ch. de fer - 56,9 58,4 43,8
Navires à vapeur - - 36,1 40,6
Véhicules à moteur - - 67,4 81,2 57,2b 53,6b
Matériel électrique - 43,0 61,6 56,5 63,0 44,2
Importations
Céréales et farines 5,8 15,7 35,3 32,1 51,7 61,9
Viande 0,9 3,0 24,7 16,4 37,5 34,1
Beurre 1,5 4,8 19,0 35,4
Fromage - 15,1 81,7 86,0 46,0c 51,0c
Cacao 54,8 52,4 50,9 93,1 95,1 76,9
Sucre 64,7 28,7 8,7 42,5 71,7 35,7
Thé 0,7 26,7 87,3 85,8 91,8 98,3
Café 76,0 62,2 18,7 34,5 49,3 41,2
Tabac 0,2 1,8 0,9 10,7 15,6 43,0
Oléagineux 26,5 42,8 53,3 48,6 61,4 67,0
Coton brut 8,4 11,3 3,0 14,5 20,3 22,4
Laine brute 70,6 87,0 80,2 85,8 81,6 93,3
Jute 92,1 99,8 99,4 96,9 99,9 99,9
Cuirs et peaux 33,1 54,7 41,8 48,0 38,5 45,2
Caoutchouc 11,2 19,5 57,2 82,1 80,5 87,0
Minerai de fer 0,0 0,3 8,4 12,7 7,8 6,5
Combustibles minéraux - 0,0 16,2 9,3 2,1 38,8
Matières premières 26,2 31,9 28,0 28,8 41,4d 53,7d
- : Strictement nul
0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue
a) Tissus et filés. b) Y compris locomotives, wagons, navires et avions. c) Fromage et beurre. d) Pas comparable avec les années précédentes pour des problèmes de changements de nomenclature.
Sources : D'après W. Schlote, British Overseas Trade from 1700 to the 1930s, Basil Blackwell, Oxford, 1952, p. 99, 121-124 et 164-167 ; et United Kingdom, Board of Trade, Trade and Navigation
of the United Kingdom, London, diverses livraisons.

Tableau 11
. Investissements britanniques dans l'empire colonial en 1870, 1914 et 1938

1870 1914 1938


Par région, en % du total
Colonies d'exploitation 65,2 26,9 39,4
dont Indea 59,3 21,3 26,3
Dominions 34,8 73,1 60,6
Total, en millions de dollars américains courants 1 314 8 773 1 159
Part de l'empire dans le total des avoirs extérieurs de la Grande-Bretagne, en % 34,4 47,3 50,6
Investissements dans l'empire en % du PNB britannique 23,4 65,7 41,1
a) Y compris Ceylan.
Sources et notes : 1870, d'après A.H. Cairncross, Home and Foreign Investment, 1870-1913, Cambridge, Cambridge University Press, 1953, p. 182. 1914, d'après plusieurs estimations reprises par
A.J. Christopher, The British Empire at its Zenith, London, Croom Helm, 1988, p. 68. Le montant du stock des investissements britanniques dans l'empire retenu ici se situe approximativement au
milieu d'une fourchette d'estimations les plus citées : pour le haut de la fourchette, voir W. Woodruff, Impact of Western Man. A Study of Europe's Role in the World Economy 1750-1960, London,
Macmillan, 1966, p. 154-155 ; pour le bas, L.E. Davis & R.A. Huttenback, Mammon and the Pursuit of Empire. The Political Economy of British Empire, 1860-1912, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986, p. 40-41 (estimation intermédiaire). 1938 : d'après C. Lewis, Debtor and Creditor Countries : 1938, 1944, Washington, Brookings Institute, 1945, p. 292-297. Les
estimations de T. Balogh (Studies in Financial Organization, Cambridge, Cambridge University Press, 1947, p. 254) pour 1936, souvent retenues, sont reconnues pour sous-évaluer le stock des
investissements britanniques à l'étranger à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. PNB aux prix du marché : B.R. Mitchell, European Historical Statistics 1750-1970, London, MacMillan, 1975,
p. 783 et 790.
Taux de change utilisés : en 1870 et 1914, un dollar américain équivaut à 0,2055 livre sterling ; en 1938 à 0,2046. En 1938, les investissements britanniques représentent 68,1 % du total des
investissements étrangers dans l'empire. Sans le Canada, cette proportion est de 85,8 %. D'après C. Lewis, Debtor and Creditor Countries, op. cit., p. 292-297.

1. B. Etemad, La possession du monde. Poids et mesures de la colonisation. XVIIIe-XXe siècles, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 78-81.
2. J.-C. Asselain, « "Boulet colonial" et redressement économique (1958-1962) », in J.-P. Rioux sous la dir. de, La guerre d'Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p. 289-303. G. Clarence-Smith,
The Third Portuguese Empire 1825-1975. A Study in Economic Imperialism, Manchester, Manchester University Press, 1985, p. 194-195.
3. Ainsi que dans le cas de l'Espagne. Voir P. O'Brien & L. Prados de la Escosura eds, The Costs and Benefits of European Imperialism from the Conquest of Ceuta, 1415, to the Treaty of Lusaka, 1974.
Numéro spécial de la Revista de Historia Economica, Año XVI, n° 1, Madrid, Invierno 1998, p. 41-45, 123-156, 265-290.
4. D'après A. Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, passim.
5. Pour une mesure de la suprématie britannique, voir P. Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1997, tome 2, p. 28-32 et
tome 3, p. 411-416.
6. Parmi les très nombreuses histoires générales de l'empire britannique, il y en a deux qui se distinguent parce qu'elles allient élégance de l'écriture et solidité scientifique : B. Porter, The Lion's Share. A
Short History of British Imperialism 1850-1983, London, Longman, 1984 ; ainsi que la Cambridge Illustrated History of the British Empire, ed. by P.J. Marshall, Cambridge, Cambridge University Press,
1996.
7. Ces colonies de peuplement européen (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) ou à prépondérance blanche (Afrique du Sud) acquièrent vers le milieu du XIXe siècle une autonomie politique. Elles
reçoivent une souveraineté intérieure totale avec le statut de dominions : le Canada en 1867, suivi de l'Australie en 1901, la Nouvelle-Zélande en 1907 et l'Afrique du Sud en 1909. Selon le statut de
Westminster, promulgué en 1931, la Grande-Bretagne et les dominions sont des « communautés autonomes dans le cadre de l'Empire britannique, de statut égal, et qui ne sont, en aucune manière,
subordonnées l'une à l'autre pour tout ce qui touche leurs affaires intérieures et extérieures, quoique unies par une commune allégeance à la Couronne et librement associées comme membres du
Commonwealth britannique des Nations ». L'emploi du mot dominion est abandonné en 1947.
8. Non compris les Indiens et Esquimaux du Canada, les Aborigènes d'Australie ou les Hottentots de la région du Cap, dont le nombre vers 1830 ne dépasse pas 250 000.
9. Succédant comme économie dominante à la Grande-Bretagne après la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis deviendront également les champions du libre-échangisme après avoir été, depuis leur
création, des défenseurs acharnés du protectionnisme.
10. H. Grimai, De l'empire britannique au Commonwealth, Paris, Armand Colin, 1971, p. 84.
11. F. Bedarida, L'Angleterre triomphante 1832-1914, Paris, Hatier, 1974, p. 142.
12. G. Mondaini, La colonisation anglaise, Paris, Éd. Bossard, 1920, vol. II, p. 362.
13. H. Grimal, De l'empire britannique au Commonwealth, op. cit., p. 153.
14. Grâce surtout aux travaux de J. Gallagher et R. Robinson (notamment « The Imperialism of Free Trade », in Economic History Review, vol. VI, 1953, p. 1-15).
15. À l'exemple de l'impressionnante synthèse de P.J. Cain & A.G. Hopkins, British Imperialism, London, Longman, 1993, 2 volumes.
16. Pour opérer cette distinction, je me suis en partie inspiré de P. Verley, « Spécialisations industrielles, structures sociales, activités financières et intégration économique internationale au XIXe siècle :
le cas de la Grande-Bretagne et de la France », in Revue d'histoire du XIXe siècle, n° 23, 2001, p. 47-71.
17. Idem, p. 48.
18. F. Crouzet, « Commerce et empire : l'expérience britannique du libre-échange à la Première Guerre mondiale », in Annales E.S.C., 19e année, n° 2, 1964, p. 306.
19. D.A. Farnie, The English Cotton Industry and the World Market 1815-1896, Oxford, Clarendon Press, 1979, p. 91.
20. P. Deane & W.A. Cole, British Economic Growth 1688-1959 : Trends and Structures, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 187.
21. Une fraction (près de 30 % vers 1913) des produits impériaux importés (laine, jute, caoutchouc et étain surtout) est réexportée vers l'étranger.
22. En 1870, 19 % des importations britanniques de coton brut vient de l'empire. Cette part baisse par la suite, les industriels britanniques se détournant du coton indien de qualité médiocre. W. Schlote,
British Overseas Trade from 1700 to the 1930s, Oxford, Basil Blackwell, 1952, p. 96 ; S.B. Saul, Studies in British Overseas Trade, 1870-1914, Liverpool, Liverpool University Press, 1960, p. 191-192.
23. Sur les travaux en Grande-Bretagne et aux États-Unis prônant une telle approche, voir A. Offer, « The British Empire, 1870-1914 : A Waste of Money ? », in Economic History Review, vol. XLVI, n°
2, 1993, notamment p. 215-216.
24. Pour un aperçu à jour des travaux d'Edelstein sur le bilan colonial, voir son article : « Imperialism : Cost and Benefit », in R. Floud & D.N. Mc Closkey eds, The Economic History of Britain since
1700, vol. 2 : 1860-1939, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 197-216.
25. Débat présenté de manière claire et impartiale par P.J. Cain, « Was it Worth Having ? The British Empire 1850-1950 », in Revista de Historia Economica, Ano XVI, n° 1, Invierno 1998, p. 354-356.
26. Argumentation développée par S.B. Saul, Studies in British Overseas Trade, op. cit., p. 208-229 ; reprise par F. Crouzet, « Commerce et empire », art. cité, p. 303 ; et plus récemment par P.K.
O'Brien, « The Costs and Benefits of British Imperialism, 1846-1914 », in Past and Present, vol. 120, 1988, p. 170 et 184.
27. L'expression est de Catherine R. Schenk, qui, analysant la situation des années 1950, rejette l'accusation et considère cette argumentation comme un cliché (Britain and the Sterling Area. From
Devaluation to Convertibility in the 1950s, London, Routledge, 1994, p. 78-87 et 129-131).
28. Système décrit dans le détail par S.B. Saul, Studies in British Overseas Trade, op. cit., p. 43-89.
29. F. Crouzet, « Commerce et empire », art. cité, p. 305-306. Pour un avis relativisant l'importance de ce système, voir P.K. O'Brien, « Debate : The Costs and Benefits of British Imperialism, 1846-
1914 », in Past and Present, vol. 125, 1989, p. 192-194.
30. Le montant cumulé des actifs britanniques à l'étranger, et donc dans l'empire, au XIXe siècle fait l'objet d'évaluations divergentes. Sur l'évolution et les enjeux de ce dossier, voir P.J. Cain & A.G.
Hopkins, British Imperialism, op. cit., vol. 1, p. 173-179.
31. La majorité des personnes émigrant d'Angleterre, du pays de Galles et d'Écosse entre la fin du XVIIIe siècle et l'entre-deux-guerres se rendent aux États-Unis. P.J. Cain, « Economies and Empire :
The Metropolitan Context », in The Oxford History of the British Empire, vol. III : The Nineteenth Century, ed. by A. Porter, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 36-37 et 46-47.
32. Une évaluation chiffrée des ces revenus « invisibles » est donnée par P.J. Cain dans l' article cité dans la note précédente (p. 49-50).
33. F. Crouzet, « Commerce et empire », art. cité, p. 304.
34. M. Edelstein, « Imperialism : Cost and Benefit », p. 204-210. Voir également sur ces calculs, les commentaires de A. Offer, «Costs and Benefits, Prosperity, and Security, 1870-1914 », in The Oxford
History of the British Empire, vol. III : The Nineteenth Century, ed. by A. Porter, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 698-700 et de P.J. Cain, « Was it Worth Having ? », art. cité, p. 356-358.
35. Sur cette question, voir F. Crouzet, L'économie de la Grande-Bretagne victorienne, Paris, SEDES, 1978, p. 347-351 ; A. Offer, « Costs and Benefits, Prosperity, and Security », art. cité, p. 700-703 ;
et P.J. Cain, « Was it Worth Having ? », art. cité, p. 358-359.
36. F. Crouzet, L'économie de la Grande-Bretagne victorienne, op. cit., p. 348-349.
37. Voir L.E. Davis & R.A. Huttenback, Mammon and the Pursuit of Empire. The Political Economy of British Empire, 1860-1912, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 154-156. Le
chapitre 5 de cet ouvrage est consacré aux coûts de défense de l'empire britannique.
38. Sur le coût exorbitant de ce conflit, voir T. Lloyd, « Africa and the Hobson's Imperialism », in Past and Present, n° 55, May 1972, p. 143.
39. M. Edelstein, « Imperialism : Cost and Benefit », art. cité, p. 210-213.
40. J.M. Hobson, « The Military-Extraction Gap and the Wary Titan : The Fiscal-Sociology of British Defence Policy, 1870-1913 », in The Journal of European Ecouomic History, vol. 22, 1993, p. 461-
506 ; et A. Offer, « Costs and Benefits, Prosperity, and Security », art. cité, p. 703-705.
41. P.J. Cain, « Was it Worth Having ? », art. cité, p. 361 et 372-374.
42. E. J. Hobsbawm, Histoire économique et sociale de la Grande-Bretagne, tome 2 : De la révolution industrielle aux années 70, Paris, Le Seuil, 1977, p. 224.
43. Sur ses particularités et ses vicissitudes, voir D.K. Fieldhouse, « The Metropolitan Economies of Empire », in The Oxford History of the British Empire, vol. IV : The Twentieth Century, ed. by J.M.
Brown & W.R. Louis, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 89-92.
44. Idem, p. 97.
45. Ibidem ; et H. Grimal, De l'empire britannique au Commonwealth, op. cit., p. 363-364.
46. Pour plus de précisions sur ce point, voir P.J. Cain & A.G. Hopkins, British Imperialism, op. cit., vol. 2, p. 76-105.
47. L'expression est de D.K. Fieldhouse, « The Metropolitan Economies of Empire », art. cité, p. 113.
48. P.J. Cain, « Was it Worth Having ? », art. cité, p. 365-371. Cain reprend ici une thèse qu'il a défendue avec A. Hopkins dans P.J. Cain & A.G. Hopkins, British Imperialism, op. cit.
49. C'est la démarche proposée par A. Offer, « Costs and Benefits, Prosperity, and Security », art. cité, p. 708-710.
50. D'après Cambridge Illustrated History of the British Empire, op. cit., p. 79 et 87.
51. P.J. Cain, « Was it Worth Having ? », art. cité, p. 364.
Chapitre 9

La France et son empire : une histoire teintée de soupçons


La France possède une histoire coloniale hésitante et heurtée. Partie précocement dans l'exploration des contrées d'outre-mer, elle met près de quatre
siècles pour acquérir le statut de grande puissance impériale. Par ailleurs, entre la fin d'un premier domaine centré sur les Antilles et l'édification d'un
empire en Afrique et en Asie s'écoule près d'un siècle.
Cette longue inconsistance et cette discontinuité ne sont pas sans conséquences. D'une part, elles compliquent singulièrement l'étude de la contribution
des colonies au développement économique de la métropole, en donnant à la périodisation un caractère désordonné. De l'autre, elles donnent une
importance inhabituelle, dans l'historiographie nationale, à l'idée que les colonies sont au mieux inutiles ou au pire une source de pauvreté et de retard
économique.
Une autre tradition historiographique, plus ancienne et plus riche, s'attache à comparer l'expérience de croissance de la France à celle de la Grande-
Bretagne. La comparaison sur le long terme des niveaux de développement des deux plus grandes puissances coloniales de l'ère contemporaine permet
de marquer les différences et les ressemblances, de mettre en parallèle les forces et les faiblesses, de dégager l'originalité des chemins empruntés.
À la prise en compte des écarts de développement entre les deux grandes métropoles européennes, nous joindrons, vers la fin de ce chapitre, celle des
disparités de revenu entre la France et ses colonies. Sans cela, la question de l'utilité de l'empire ne peut être posée valablement.

D'un édifice colonial fragile à un empire de 100 millions d'âmes

Le premier domaine colonial français aura duré environ trois siècles (circa 1530-1830). Le temps des premières expériences coloniales, rarement
couronnées de succès, s'étend sur le XVIe siècle. Au XVIIe siècle, l'expansion s'amorce lentement. Elle culmine vers le milieu du XVIIIe siècle en un
apogée aussi surprenant qu'éphémère. En 1811, ce premier édifice colonial s'écroule totalement1 (carte 8).
François Ier (règne 1515-47) s'est vu décerner par les historiens la paternité du premier « empire » français. Clément Marot, poète et valet de chambre
de François Ier, ne souhaite-t-il pas à son roi de « gouverner demain les quatre coins du monde pour le bien de la ronde Machine » ? Et même si la France
ne participe pas au mouvement des « grandes découvertes », ses marins suivent très tôt les nouveaux itinéraires. L'un d'eux - Jean de Verrazane,
Lyonnais d'origine italienne - est envoyé par François Ier à la recherche d'un passage vers l'Asie. L'expédition débouche en fait sur la découverte, en avril
1524, de l'actuel site de New York.
En 1533, François Ier obtient du pape Clément VII une interprétation libérale de la bulle d'Alexandre VI (1493) qui partageait les nouveaux mondes
entre l'Espagne et le Portugal. En retenant que cette bulle « ne (concerne) que les continents connus et non les terres ultérieurement découvertes par les
autres couronnes », François Ier fait sauter le verrou et ouvre l'Amérique à l'implantation de « nouvelles Frances ». Il soutient par la suite les expéditions
de Jacques Cartier (1534-43) dont la mission est également de découvrir le « passage de Cathay (Chine) et de Cipangu (Japon) ». C'est lui enfin qui, dit-
on, fait cette célèbre réponse à un ambassadeur d'Espagne qui en 1541 lui fait part des inquiétudes de Charles Quint face aux projets français de
colonisation : « Le soleil luit pour moi comme pour les autres, et je voudrais bien voir la clause du testament d'Adam qui m'exclut du partage du
monde. »
Mais la voie ouverte est difficile et la porte étroite. La tentative de colonisation du Canada échoue totalement. Les essais d'implantation outre-mer de
l'amiral Gaspar de Coligny, qui rêvait de fonder une « France antarctique », ne sont pas plus concluants. Ils finissent tragiquement au Brésil (1554-60) et
en Floride (1562-68).
Les premières installations françaises en Amérique ne sont effectives qu'après les guerres de Religion (1562-98). Si bien qu'au début du XVIIIe siècle
la France dispose d'un domaine colonial, centré sur l'Amérique du Nord et les Antilles, probablement plus étendu que celui de l'Angleterre. Avec en
Amérique : les pays du Saint-Laurent et des Lacs, la Louisiane, Guadeloupe, Martinique, Saint-Domingue (actuel Haïti), la Guyane ; en Afrique : les
établissements au Sénégal (Saint-Louis, Gorée), la Réunion (île Bourbon jusqu'en 1848), un comptoir à Madagascar (Fort-Dauphin) ; en Asie : des
comptoirs et des loges en Inde (Surate, Pondichéry, Mazulipatan, Chandernagor, Calicut).
La rivalité anglaise que la France subit outre-mer, de la mort de Colbert (1683) à l'internement de Napoléon Ier à Sainte-Hélène (1815), empêche la
consolidation de ce domaine colonial. Incertaine au début, l'issue de cette lutte sera fatale à la France. Les traités d'Utrecht (1713-15) imposent à la
France de céder à l'Angleterre la baie d'Hudson, l'Acadie et Terre-Neuve. Durant la guerre de Sept Ans (1756-63), l'Angleterre l'emporte partout sur le
front colonial : au Canada, dans les Antilles et en Inde. Après s'être hissée vers 1750 au rang de première puissance coloniale - par la population mais
non par la superficie - la France rétrograde à la dernière place, suite aux pertes entérinées par le traité de Paris (1763).
Vaincue sur terre et sur mer, elle est contrainte d'abandonner ses possessions et ses zones d'influence au Canada et en Inde où elle ne conserve
respectivement que les îlots de Saint-Pierre et Miquelon, et cinq comptoirs (Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal et Mahé). En Afrique, tous les
établissements du Sénégal deviennent anglais, excepté l'îlot de Gorée. La Louisiane est cédée à l'Espagne. Le démantèlement ne touche en revanche
guère les Mascareignes, les Antilles et l'Amérique du Sud : la Réunion et l'île Maurice ; la Martinique, Guadeloupe et la partie occupée de Saint-
Domingue ; la Guyane restent françaises.
Pour la France de Louis XV, le traité de Paris, quoique humiliant, n'a pas revêtu sur le plan colonial le caractère désastreux qu'on lui prête
généralement. Au regard des priorités économiques de l'époque, il préserve en fait l'essentiel. Pour l'esprit éclairé du XVIIIe siècle, dominé en matière
économique par les conceptions mercantilistes, la perte des colonies de peuplement est un moindre mal. L'abandon des tentatives de « peuplade » au
Canada ou de toute prétention de conquête territoriale de l'empire indien du Grand Moghol permet à la France coloniale de se concentrer sur l'aspect
mercantile. Et de ce point de vue, seules comptent les colonies d'exploitation ou de plantation.
La France renonce sans remords au Canada, puisqu'elle sauve le sucre des Antilles, la gomme et les esclaves du Sénégal, les épices d'Extrême-Orient,
et la morue de Terre-Neuve2. Après tout, elle fait plus d'un cinquième de son commerce extérieur avec ses possessions antillaises (voir section suivante).
À la fin du XVIIIe siècle, la valeur de la production (sucre, café, indigo) des Antilles françaises dépasse de plus de 40 % celle des possessions anglaises
dans les Caraibes3 . L'approvisionnement en main-d'œuvre servile du domaine antillais est assuré en partie depuis l'îlot de Gorée. La morue pêchée au
large de Saint-Pierre et Miquelon est indispensable à la nourriture des esclaves déportés dans les plantations sucrières. Au-delà du Cap de Bonne
Espérance, l'île Maurice et la Réunion servent d'escales aux navires français sillonnant l'océan Indien et la mer de Chine. Aux Indes proprement dites, la
France conserve ses cinq comptoirs qui lui fournissent une grande variété de produits locaux (textiles, opium, poivre, etc.). Dont certains, comme les
toiles de Coromandel ou les cauris de Maldives, se rattachent au commerce colonial dans la mesure où ils « lubrifient » la traite négrière.
De 1763 à 1830, l'effritement du domaine français se poursuit. Au terme de la période qui va du début de la Révolution à la fin du premier Empire, il
sera même réduit à zéro. En 1811, lorsque tombe le comptoir français de Tamatave (Madagascar), le domaine colonial de la France cesse d'exister. Les
Anglais, qui se sont emparés de la totalité de ses possessions, en rendront une partie aux traités de Paris de 1814 et 1815, qui mettent fin aux guerres
napoléoniennes. Par rapport à la situation de 1763, la France coloniale est alors amputée de l'île de France, à laquelle les Anglais restituent son ancien
nom de Maurice, et de la partie occidentale de Saint-Domingue dont l'indépendance est proclamée en 1804 - mais reconnue par la France qu'en 1825 - et
qui reprend le nom indien d'Haïti (tableau 12).
En 1830, personne en France ne pouvait prévoir que l'expédition d'Alger poserait la première pierre d'un nouvel édifice colonial - qui méritera cette
fois le nom d'empire - et dont les bases seront jetées entre 1830 et 1880. Durant cette phase de reconstitution, les champs de la nouvelle expansion sont,
hormis l'Algérie, l'Afrique occidentale, l'Extrême-Orient et le Pacifique4 (carte 8).
En Algérie, la France se trouve en présence d'une situation où se combinent de manière inédite trois caractéristiques particulières : proximité
géographique de la colonie, poids démographique important (environ 3 millions d'habitants vers 1830), société indigène héritière d'une haute civilisation.
Le cas de l'Algérie dans le nouvel édifice français a une autre singularité : dès le début il est conçu comme une colonie de peuplement5. Comparée à
d'autres possessions, l'Algérie peut prétendre à ce statut : dans les années 1920, les quelque 850 000 Européens qui y sont installés constituent 14 % de la
population totale, alors qu'en Asie et en Afrique noire les Blancs sont noyés dans les masses indigènes.
Ceci dit, l'Algérie ne rappelle pas les « pures » colonies de peuplement d'Amérique du Nord (Canada, États-Unis) et d'Océanie (Australie, Nouvelle-
Zélande). Elle restera jusqu'à la décolonisation une colonie mixte, où la cohabitation du colonat blanc et des Algériens musulmans est sources de
tensions, d'incompréhensions, d'inégalités économiques et d'injustices sociales. Ce qui la rapproche plutôt du cas sud-africain, même si elle s'en distingue
par certains traits.
La mainmise sur la propriété du sol et du sous-sol révèle à quel point la formule de la colonie mixte est plus inégalitaire en Afrique du Sud. Là, la
minorité blanche accapare 87 % des terres cultivées, alors qu'en Algérie la dépossession des fellahs met « seulement » un quart des surfaces cultivées
entre les mains des Européens6. Au-delà des différences, l'Algérie et l'Afrique du Sud relèvent bien du même type colonial en raison de l'inégalité dans la
répartition des populations et des terres. Elles seraient devenues de véritables colonies de peuplement si les populations européennes, comme en
Amérique du Nord et en Océanie, l'avaient emporté numériquement sur les populations indigènes. Comme il se passa le contraire, les privilèges des
minoritaires européens étaient condamnés à disparaître à terme face aux revendications de la masse des populations autochtones.
Le domaine français d'Afrique du Nord est complété en 1881 par l'acquisition de la Tunisie, « annexe naturelle » de l'Algérie, puis en 1912 par celle
du Maroc. Affaiblie par de graves difficultés économiques, en cessation de paiements depuis les années 1860, la Tunisie est une proie d'autant plus facile
et tentante que la France est à la recherche d'un succès extérieur depuis 1871 (perte de l'Alsace-Lorraine) et qu'elle bénéficie, dans cette quête, de la
bienveillance des grandes puissances au congrès de Berlin (juin-juillet 1878). La conquête de la Tunisie débouche sur une première pour la France, à
savoir l'établissement d'un protectorat. Cette formule maintient de manière fictive le pouvoir absolu du bey, mais réserve au résident français le contrôle
des affaires intérieures et extérieures de la Régence.
Le scénario marocain est quelque peu différent. Certes la France y établit également un protectorat et y remporte un nouveau succès diplomatique.
Celui-ci est cependant très long à se dessiner probablement en raison du nombre élevé de prétendants (Angleterre, Espagne, Allemagne, États-Unis). Par
ailleurs, seule entité du Maghreb à n'avoir pas connu le joug ottoman et seul pays d'Afrique, avec l'Abyssinie, à avoir conservé son indépendance jusqu'à
la fin du XIXe siècle, le Maroc tout entier se soulève à l'annonce de la signature du traité de protectorat du 30 mars 1912. La résistance durera jusqu'en
1934. « La conquête du Maroc (permet) à la France de reconstituer à son profit l'unité du Maghreb que seuls les Romains avaient réalisée avant elle »7
dix-neuf siècles plus tôt.
À l'autre bout de la Méditerranée, la France prend pied dans le Croissant Fertile en participant au partage des dépouilles de l'Empire ottoman. À la
conférence de San Remo (avril 1920), la Société des Nations lui octroie le mandat sur la Syrie et le Liban.
La deuxième région où s'effectue l'avancée française entre 1830 et 1880 est l'Afrique au sud du Sahara. Au Sénégal, elle est due à l'action de Louis
Faidherbe. Ailleurs en Afrique occidentale (Côte-d'Ivoire, Dahomey, Gabon), la France acquiert toute une série d'établissements et de points d'appui sur
les côtes. Ces possessions fragiles, peu étendues et aux limites mal définies, sont réunies en 1859 en une entité sous le nom d'« Établissements français
de la Côte de l'Or et du Gabon ». À Madagascar, la France étend également sa présence - elle y occupe déjà l'île Sainte-Marie depuis 1821 - en
s'emparant des îles de Nossi-Bé et Mayotte, ainsi que de quelques franges côtières.
L'expansion française en Afrique subsaharienne aboutit à la constitution de deux ensembles : l'Afrique Occidentale Française créée en 19048 et
l'Afrique Équatoriale Française9 constituée en 1910. Avec la conquête du Sahara (1890-1914), la France dispose en Afrique d'un bloc compact, dont la
formation est symbolisée par la jonction en 1900, près du lac Tchad, de trois expéditions parties à l'ouest du Soudan, au nord du Sahara algérien et au sud
du Congo. Cet empire africain d'un seul tenant inclut après la Première Guerre mondiale des colonies perdues par l'Allemagne. La France reçoit en effet
de la Société des Nations le mandat d'administrer les deux tiers du Togo et la plus grande partie du Cameroun.
La conquête de Madagascar, après une première tentative avortée en 1883, reprend en 1890. À l'origine de la conquête, la plus meurtrière sans doute
de l'histoire de la colonisation française après celle de l'Algérie, l'on trouve les colons de souche européenne de la Réunion. À la recherche d'hommes et
d'espace, ces planteurs ont fonctionné en la circonstance en véritables « sous-impérialistes ». Favorables au départ à la formule du protectorat, les
Français y renoncent rapidement en raison des coûts exorbitants occasionnés par les opérations de conquêtes et de répression. Si bien que Madagascar et
les îles qui en dépendent sont annexés et rattachés au ministère des Colonies.
Un siècle après avoir été contrainte par les Anglais de se retirer d'Asie en renonçant à toute conquête territoriale en Inde, la France s'installe dans le
Sud-Est asiatique en grignotant le royaume d'Annam10. En 1858, la division navale de « l'expédition de Chine et de Cochinchine », envoyée dans la
région pour protéger les missionnaires et les chrétiens, et à laquelle Napoléon III avait associé l'Espagne, bombarde le port de Tourane (Da Nang) et le
prend d'assaut. La Cochinchine, grenier à riz de l'Annam, est occupée en deux temps (1862 et 1867). En 1863, un protectorat est établi sur le Cambodge,
ainsi soustrait aux appétits des souverains siamois et annamites. Pour affirmer leur ascendant, ceux-ci imposaient les modes vestimentaires à la cour
khmer, dont les membres étaient tenus de s'habiller tantôt à la mode thaïe, tantôt à la mode annamite. Les Français, eux, préféreront changer les
souverains, plutôt que leur garde-robe.
Entre 1880 et 1900, la France étend son implantation dans la péninsule indochinoise et se ménage de la sorte une voie d'accès vers la Chine
méridionale, but initial de sa présence dans la région. Elle conquiert par les armes le Tonkin, resserre son emprise sur le Cambodge en réprimant au
passage une insurrection (1884-87) et étend sa domination au Laos voisin en usant de la diplomatie. Une série d'accords avec le Siam et la Chine fixe les
limites territoriales de l'Indochine française, formée en 1887 avec la colonie de la Cochinchine et des protectorats d'Annam, du Tonkin et du Cambodge,
auxquels s'ajoute le Laos en 1897. À cette entité, est rattachée la baie de Kouang-Tcheou-Wan cédée à bail, pour 99 ans, par Pékin (mai 1898).
La dernière zone d'expansion de la France est le Pacifique. Devancée par l'Angleterre en Nouvelle-Zélande et en Australie, la France s'empare d'abord
de Tahiti et d'autres îles moins importantes (1837 à 1842). Puis en 1853 prend possession de la Nouvelle-Calédonie. Dans ce dernier territoire,
l'immigration libre, l'arrivée en 1871 de plusieurs milliers de Communards déportés, la découverte de mines de nickel menacent l'équilibre des
communautés indigènes et provoquent, en 1878, une violente insurrection canaque.
La seconde expansion coloniale française, centrée autour des nouveaux noyaux que sont l'Algérie, le Sénégal et l'Indochine, marginalisera les
« anciennes colonies », presque toutes touchées par l'abolition de l'esclavage votée en 1848. Cette décision et celle de supprimer, par la loi de juillet
1861, le régime de l'Exclusif (première version du pacte colonial) marquent véritablement la fin de l'ancien système colonial français11. Le décret
d'abolition du 27 avril 1848, « purifiant » les colonies françaises « de la servitude (article 6), posera moins de problème de main-d'œuvre à la Réunion
qu'aux Antilles. D'abord parce qu'une traite clandestine continue dans l'océan Indien jusqu'au début du XXe siècle, mais surtout en raison de la possibilité
de puiser dans un autre réservoir de travailleurs bon marché. Il s'agit de coolies indiens, recrutés principalement dans les établissements de l'Inde et
notamment à Pondichéry et Karikal, qui à l'instar des autres comptoirs et loges ont perdu tout autre intérêt économique depuis la mainmise britannique
sur le sous-continent.
Pour affirmer la grandeur de cet empire à son apogée, des termes évocateurs fleurissent durant l'entre-deux-guerres : la « plus grande France » ou celle
des « cent millions de Français ». Le Centenaire de l'Algérie française est célébré en 1930 de manière solennelle. Quant à l'Exposition coloniale
internationale de 1931, dont le but déclaré est de « donner aux Français conscience de leur Empire », elle accueille pendant six mois à Vincennes environ
7-8 millions de visiteurs. Son programme comprend des expositions, concerts, ballets ; des visites de pavillons où sont reconstitués des palais
maghrébins, des villages africains, des temples et demeures asiatiques ; des défilés de caravanes, des courses de chameaux et des promenades en
pirogues malgaches12.
La France aura donc attendu jusqu'au dernier tiers du XIXe siècle, véritable « âge d'or » de son expansion outre-mer, pour s'adjuger finalement un titre
qui lui échappait depuis trois siècles et demi : celui de grande puissance coloniale. L'accélération de l'expansion a lieu à un rythme tel qu'elle prend
même de vitesse un ministre des Colonies étourdi, qui, considérant au début du XXe siècle sur un atlas la carte de l'empire s'étalant en taches roses,
s'étonne : « Les colonies [...] ? Je ne savais pas qu'il y en eut tant. »
C'est toute la différence entre le premier et le second domaine colonial français. L'« empire » d'Ancien Régime, fondé sur un nombre réduit de
territoires, est riche, mais c'est un édifice instable. Son rythme d'expansion et de contraction est tantôt lent, tantôt heurté. Sa base est particulièrement
étroite. Vers 1760, c'est un domaine exigu (65 000 km2) et faiblement peuplé (moins de 600 000 habitants). Aujourd'hui, les vestiges de l'empire français
représentés par les Départements et Territoires d'Outre-Mer (DOM-TOM) - « poignées d'îles et quelques épaves continentales » 13 — sont dix fois plus
étendus que les dépouilles du premier domaine colonial au moment de la prise d'Alger14. Comparé à ce frêle édifice, le deuxième empire prend des
allures de géant. Le domaine colonial français de 1913 est 150 fois plus étendu et 80 fois plus peuplé que celui de 1760.

Une évaluation brouillée de la contribution coloniale

L'étude de la contribution des colonies, de quelque « génération » qu'elles soient, au développement économique de la France se heurte à deux
difficultés. La première tient à l'économie française qui, « dans son histoire, est complexe, contrastée, et quasi insaisissable »15. Pour évaluer l'utilité des
colonies, il faudrait pouvoir établir clairement le modèle et les étapes de la croissance de l'économie métropolitaine. Plusieurs facteurs rendent cette tâche
malaisée.
Il y a d'abord le caractère hybride ou intermédiaire du développement de l'économie française qui - par sa périodisation, son rythme et son intensité -
place l'Hexagone à mi-chemin entre la Grande-Bretagne et les pays européens d'industrialisation tardive. Il y a ensuite les incertitudes entourant la
« performance » de la France. À l'image traditionnelle d'une France à la performance économique calamiteuse est opposée, depuis les années 1960, celle
d'un pays dont la croissance moderne d'une part débuterait au XVIIIe siècle, en même temps qu'en Angleterre ; et d'autre part atteindrait un rythme voisin
de celui de la Grande-Bretagne au XIXe siècle et proche de la moyenne des pays occidentaux sur une longue durée (ce que laissent supposer les chiffres
réunis dans le tableau Annexe C). Les retouches apportées à l'image traditionnelle sont plus ou moins radicales selon les auteurs16. Il y a enfin, dans le
cas de la France, le casse-tête du repérage de la période de décollage. Pour Jean-Charles Asselain, « aucune période ne s'impose vraiment comme période
de décollage ». La singularité de la croissance française jusqu'au milieu du XXe siècle serait de se présenter comme un processus étalé sur une longue
période à partir de la fin du XVIe siècle, sans discontinuité majeure. Pour autant, il ne s'agirait pas d'une croissance régulière. Des phases de croissance
sans accélération rapide - les trois dernières décennies de l'Ancien Régime ; la monarchie de Juillet et le Second Empire (1830-1870) ; les deux dernières
décennies du XIXe siècle (1895-1914) - alterneraient avec des phases d'arrêt ou de ralentissement prolongé - guerres de la Révolution et de l'Empire ;
« grande dépression » des années 1870 aux années 1890 ; crise des années 193017.
La deuxième difficulté dans l'appréciation de l'impact colonial sur le développement de l'économie française tient au fait que la plupart des auteurs
abordant la question font la part belle au cartiérisme. Du nom de Raymond Cartier, journaliste à Paris-Match dans les années 1950, le « cartiérisme [...]
désigne une attitude de désengagement égoïste de la métropole envers le fardeau de l'homme blanc considéré comme coûteux et encombrant »18.
Ajoutons, pour préciser cette définition, que la charge coloniale est considérée comme d'autant plus lourde qu'elle détournerait les capitaux de la
métropole. « Il est temps de consacrer au Lot-et-Garonne et aux Basses-Alpes, les dizaines de milliards que nous gaspillons au Sénégal et à
Madagascar » écrit R. Cartier de retour d'un reportage-enquête en Afrique noire.
Le journaliste de Paris-Match savait-il que son argumentaire est vieux d'au moins deux siècles ? Il est avancé, semble-t-il, pour la première fois par
Voltaire dans les années 1760 pour stigmatiser le Canada - « habité par des Barbares, des ours et des castors » - colonie de peuplement réputée
improductive et coûteuse. « Si la dixième partie de l'argent englouti dans cette colonie avait été employée à défricher nos terres incultes de France, on
aurait fait un gain considérable, mais on a voulu soutenir le Canada et on a perdu cent années de peine avec tout l'argent prodigué sans retour19. »
La perte du Canada après 1763 et celle des colonies d'Asie et d'Afrique après la Deuxième Guerre mondiale ne peuvent, dans l'esprit de Voltaire et de
Cartier, qu'enrichir la métropole. Cette même conviction naît toutefois de situations différentes. Au milieu du XVIIIe siècle, la mise en exploitation du
Canada est jugée inutilement dispendieuse car ses coûts dépassent pendant trop longtemps les bénéfices attendus. On sait tout le profit que tirera par la
suite la patiente Grande-Bretagne de son dominion du Canada, vaste terre d'émigration, partenaire commercial privilégié et lieu de placement
rémunérateur de capitaux. Dans les années 1950 en revanche, l'empire français commence à être considéré comme un fardeau après avoir été une source
de richesse et de puissance. On y reviendra. Dans les deux cas pourtant, perdre une colonie équivaut à une délivrance, les fonds gaspillés en outre-mer
pouvant être plus profitablement affectés à la mise en valeur de la métropole.
Ces deux exemples illustrent parfaitement une constante dans l'histoire de l'exploitation des empires d'outre-mer, vue des métropoles. Chaque fois que
les espoirs de gain rapide sont déçus ou que les colonies cessent d'être une source de profit, les entreprises impériales sont dénoncées comme trop
coûteuses.
Un autre cartiériste avant la lettre est l'agronome et économiste anglais Arthur Young (1741-1820), contemporain d'Adam Smith et des physiocrates.
Auteur de célèbres carnets de voyages en France, rédigés en 1792, A. Young considère la possession de colonies comme une calamité, ce qui
paradoxalement ne l'empêche pas d'être séduit par la prospérité des villes maritimes françaises, telles que Bordeaux, Nantes ou Le Havre. Selon lui, les
contrées d'outre-mer détournent les métropoles de ce qui fait la richesse ou la pauvreté des nations, à savoir le capital employé dans l'agriculture. Toute
déviation de cette voie royale est méprisable. D'où l'attaque portée contre les colonies sucrières des Antilles à leur apogée.
« Le capital de la France, écrit Young, s'est égaré [...] dans les îles productrices de sucre. [...] De quelle démence absolue, de quel aveuglement
témoigne une pareille conduite ! Ne pouvons-nous conclure avec raison que la plus grande faveur qu'un ennemi - ou plutôt un ami - pourrait faire à la
France, ce serait de s'emparer de ses colonies et, de cette façon, d'arrêter cette misérable déperdition de capital ? » Si les esclaves noirs, insiste-t-il,
chassaient les Européens des Antilles, « ils seraient nos meilleurs amis, car les capitaux de la nation trouveraient l'emploi qu'ils auraient dû trouver
depuis longtemps ». Si bien que la possession de Saint-Domingue, la perle des Antilles françaises, « doit être considérée comme une cause de pauvreté et
de faiblesse, non de richesse et de force ».
A. Young se risque à pousser son idée plus loin encore. « Ce n'est pas seulement le capital français employé dans les îles sucrières [...] qui est détourné
directement de l' agriculture ; on peut en dire autant de tout le capital qui est employé dans le commerce extérieur. » La France n'est d'ailleurs pas la
seule concernée. « La possession d'îles sucrières, aussi riches et aussi prospères que celles de la France et de l'Angleterre, éblouit l'esprit humain, qui
n'est apte qu'à voir qu'un côté des choses ; il ne considère ici que la navigation, la réexportation, le profit commercial, une grande circulation ; il ne voit
pas le revers de la médaille, des capitaux détournés du pays, d'une façon nuisible [...]. On ne voit pas que la culture de la Martinique a pour rançon les
landes de Bordeaux, la richesse de la Guadeloupe, la misère de la Sologne. Si vous acquérez les richesses provenant de l'Amérique au prix de la pauvreté
et de la misère de provinces entières, êtes-vous assez aveugles pour penser que le bilan se chiffre par un bénéfice ? Tous les arguments que j'ai employés
contre les îles sucrières françaises sont applicables à celles de l'Angleterre ; les unes et les autres, je les considère comme des obstacles à la prospérité des
deux royaumes, et, autant que puisse valoir l'expérience de la perte de l'Amérique du Nord, je suis autorisé par ce fait si grand, si important, à penser
qu'un pays peut perdre le monopole d'un empire éloigné, et cependant, par l'effet même de cette perte imaginaire, devenir plus riche, plus puissant et plus
prospère !20. »
Rappelons, pour la petite histoire, qu'A. Young s'est révélé meilleur théoricien que praticien21. Avant d'écrire des traités sur l'agriculture, il échoue en
tant qu'exploitant agricole et songe à émigrer en Amérique.
Près d'un siècle après le passage d'Arthur Young dans les campagnes françaises, celles-ci résonnent toujours d'échos cartiéristes. « Ils (les
administrateurs) envoient des colons vers des terres lointaines pour cultiver le désert, regrette un Breton, et le désert est ici. » « Ils construisent des
chemins de fer en Afrique » (du Nord), écrit la Revue du Limousin en 1862 : « Si au moins ils nous traitaient comme des Arabes ! » Une revue agricole
reprend le cri : « Il y a au cœur de la France une région à coloniser qui demande seulement qu'on lui accorde les mêmes conditions d'exploitation que les
colonies22. »
Les vitupérations de Voltaire ou les « principes » d'A. Young et de R. Cartier, à force d'être repris et cités par des auteurs ne faisant pas toujours la part
des choses, ont instillé en France l'idée que la colonisation appauvrit la métropole et, selon un raisonnement analogue, la traite les villes négrières23. Cette
vénérable stratégie du soupçon dont est victime la colonisation reste en vogue aujourd'hui : l'un des historiens économistes français les plus en vue s'est
récemment dit convaincu que, « globalement et dans la longue durée, le bilan de l'Empire est désastreux. L'expansion coloniale est l'un des facteurs ayant
fait de la France un pays arriéré, misérable, pauvre et pitoyable »24.
Entre cette stratégie du soupçon et l'autre - tout aussi ancienne mais moins prégnante en France - qui consiste à faire de la colonisation un moteur de la
croissance métropolitaine, y a-t-il un juste milieu ? Pour tenter de répondre, il faut opérer des coupes dans la longue période coloniale. Avant le XVIIIe
siècle, le domaine français est trop inconsistant pour avoir un quelconque poids économique. Il en est de même entre la Révolution et le Second Empire
(1789-1870), phase durant laquelle il périclite, disparaît puis renaît et se recompose lentement. Restent deux temps forts : le XVIIIe siècle qui, surtout
dans sa seconde moitié, connaît un apogée colonial en même temps qu'il ressent les premiers frémissements de la croissance moderne ; et le court siècle
du deuxième empire colonial (des années 1880 aux années 1950), durant lequel l'alternance de phases de croissance avec des moments de crise donne à
l'évolution économique de la France une allure contrastée.
« Annoncer une périodisation, avertit Jean-Charles Asselain, c'est implicitement prendre position pour une certaine interprétation [...] des
interrelations dominantes25. » Si l'on renonce à considérer la croissance de l'économie française depuis le XVIIIe siècle comme dépourvue d'accélération
spectaculaire, pour placer durant la période napoléonienne une révolution industrielle - assimilée à la première percée des méthodes de production
industrielle modernes - et durant la monarchie de Juillet et le Second Empire un décollage - défini comme une nette accélération de la production
manufacturière - alors l'inutilité économique de disposer d'un empire colonial devient évidente, puisque durant ces deux moments clefs, ou supposés
comme tels, de la « modernisation » de la France, la colonisation atteint son niveau plancher.

Premier empire : des liens incertains entre secteur colonial et industrialisation

Si l'on admet que le premier élan de la croissance française a lieu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, d'où vient l'impulsion ? Sans aucun doute
du commerce extérieur, dont le rythme de croissance au XVIIIe siècle est le double de celui de l'économie française26. Sous cette poussée, la part de la
France dans le commerce mondial s'accroît de 8 % en 1720 à 12 % en 1780, soit à cette date un niveau proche de celui de la Grande-Bretagne. Dans la
foulée, le degré d'ouverture de l'économie française - mesuré par le rapport entre le montant des exportations et celui du produit brut — augmente au
XVIIIe siècle de 6 %-8 % à 10 %-12 %27.
L'essor du commerce extérieur se fonde sur les trafics d'outre-mer. La part du commerce colonial dans le total des échanges de la France triple entre
1716 et 178728. À elles seules, les Antilles (Guadeloupe, Martinique et surtout Saint-Domingue) assurent plus de 80 % du commerce colonial vers le
milieu des années 1780 ( tableau 13 ). L'expansion des îles sucrières, responsable de la « colonialisation » du commerce extérieur français, se nourrit de
la traite des Noirs. Le nombre de captifs africains transportés par les négriers français vers les Antilles passe de 40 000 dans la seconde moitié du XVIIe
siècle à 741 000 entre 1751 et 1800, soit environ un cinquième des Noirs déportés d'Afrique vers les Amériques dans la deuxième moitié du XVIIIe
siècle29.
Animé par les trafics coloniaux et la traite négrière, le grand commerce donne une impulsion à l'économie française aussi bien par l'élargissement des
marchés que par l'accumulation du capital. Le commerce d'outre-mer peut exercer un effet industrialisant soit en dopant, au niveau national, la demande
de produits manufacturés par l'ouverture de nouveaux débouchés extérieurs ; soit en stimulant, au niveau régional, la demande directement liée à
l'intensification des activités maritimes. Le même effet industrialisant peut s'exercer du côté de l'offre, par le biais de l'investissement de profits d'origine
commerciale dans la production manufacturière.
Plaçons-nous d'abord du côté de la demande. Vers la fin du XVIIIe siècle, les colonies absorbent plus du tiers des exportations d'articles manufacturés
de la France. Dans le cas de la métallurgie et du textile, qui ensemble assurent près de 40 % de la valeur ajoutée industrielle, cette part est plus élevée
encore30. Du clou à la chaudière à sucre, les fourneaux et les forges de France fournissent tout l'équipement domestique et productif nécessaire aux
Antilles. Tous les textiles, pour habiller les esclaves et les planteurs, viennent de métropole : « Toute la France industrielle est représentée, toiles
blanches du Maine, toiles de cotons et siamoises de Rouen, bonneterie de Troyes et des Mauges, draperies de Sedan, dentelles du Puy, rubans et soieries
de Saint-Étienne et Lyon31. » Près de 90 % des toiles de coton exportées par la France est écoulé dans ses possessions d'Amérique et d'Afrique.
L'Afrique des années 1780 illustre le fait qu'un débouché marginal peut temporairement se révéler intéressant pour certaines industries d'exportation.
Avec 0,1 % du total des exportations françaises ( tableau 13 ), l'Afrique32 est, de toutes les zones du monde avec lesquelles commerce la France, celle qui
lui achète proportionnellement le plus de « produits fabriqués ». L'intensification de la traite négrière, si gourmande en articles manufacturés, explique la
fraction élevée (plus de 60 %) des produits industriels, et plus particulièrement des toiles de coton et du fer, dans les exportations françaises à destination
de l'Afrique. À titre de comparaison, les « produits fabriqués » représentent 34 % des exportations de la France, toutes destinations confondues ; environ
30 % vers l'Europe et l'Asie ; et 50 % vers l'Amérique33.
Selon d'autres mesures, le rôle des marchés coloniaux comme stimulant de l'industrie française paraît pourtant très médiocre. Étant donné que le taux
d'exportation de l'économie française est de 10 %-12 %, que 12 %-14 % de la production industrielle est écoulé sur les marchés extérieurs, que les
colonies captent quelque 23 % du total des exportations de la France (non compris les réexportations) et près de 38 % de ses exportations de biens
manufacturés ; on peut en déduire que les marchés coloniaux absorbent environ 5 % de la production industrielle de la France et quelque 2,5 % de son
produit brut. Autrement dit, vers la fin du XVIIIe siècle, le débouché colonial pèse deux fois moins dans l'économie française que dans celle de la
Grande-Bretagne et près de trois fois moins dans le secteur industriel34.
Les effets industrialisants des trafics d'outre-mer apparaissent-ils comme plus consistants, si l'on change d'échelle en descendant au niveau régional ?
À la veille de la Révolution, quatre grands ports (Nantes, Bordeaux, Marseille, Le Havre-Rouen) concentrent plus de 90 % du grand commerce
atlantique. L'industrie régionale s'y met le plus souvent au service du négoce roi35. En amont du grand commerce maritime, il s'agit principalement de la
construction navale et du textile.
À partir de la fin du XVIIe siècle, chaque région portuaire se dote de chantiers navals, notamment Nantes et Bordeaux, et tend à se suffire à elle-même.
Les besoins de la navigation stimulent directement d'autres branches, telles que la sidérurgie (fer et fonte pour la construction et l'armement des navires
marchands), la fabrication de cordages, de voiles ou de canons.
Les interactions entre négoce portuaire et industrie textile sont particulièrement visibles à Nantes et à Rouen36. Elles concernent la production de toiles
destinées aux Antilles et surtout la fabrication d'indiennes (étoffes de coton peintes ou imprimées) qui, rappelons-le, constituent le gros de la cargaison
d'un navire négrier ( chapitre 7 ).
D'importantes indienneries sont fondées à Nantes, premier port négrier de France, auquel revient la moitié des 3 709 expéditions négrières lancées
depuis l'Hexagone durant toute la traite atlantique. Ce qui donne à Nantes une place dans la traite française plus importante que celle de Liverpool dans
la traite anglaise (Liverpool assure 39 % des 7 642 expéditions lancées depuis l'Angleterre)37. L'établissement d'une grande manufacture de tissage, en
1719 déjà, est lié au décollage négrier de Nantes. De même, la douzaine d'indienneries, établies sur l'initiative de marchands-fabricants suisses dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle, se spécialise dans l'impression de toiles de traite, dont l'unique débouché est l'Afrique38. Elles produisent « en série de
grandes quantités de textiles, dont les motifs sont souvent réalisés spécialement afin de plaire à la clientèle africaine qui les achète. Standardisation du
produit, ampleur du marché, essor de la production, voilà des caractères véritablement industriels »39.
Contrairement à Nantes, l'essor manufacturier de Rouen précède celui des marchés coloniaux et de la traite négrière. Il s'enracine dans un riche passé
industriel. La branche cotonnière normande, créée à la fin du XVIIe siècle, se développe rapidement au cours du second quart du XVIIIe siècle. Une
bonne partie des toiles rouennaises, dont la production est majoritairement écoulée vers les marchés extérieurs, est alors exportée aux Antilles. Grâce à
ses traditions manufacturières bien établies, Rouen saura profiter de la levée en 1759 de l'interdiction, promulguée en 1686, de fabriquer des indiennes en
France. Le nombre d'indienneries augmente de deux à près d'une cinquantaine entre 1763 et 1785, plaçant la Normandie, aux côtés de l'Alsace et de l'Ile-
de-France, aux premiers rangs de l'indiennage en France, loin devant les autres régions.
Comme à Nantes, les indiennes rouennaises sont presque exclusivement destinées à la traite négrière, dans laquelle s'engage Le Havre à partir des
années 1760. Les contrefaçons d'indiennes produites à Rouen sont particulièrement appréciées sur le marché africain grâce à l'introduction du
machinisme, permettant d'offrir aux courtiers noirs des produits de qualité à de bas prix de revient. À Nantes en revanche, il ne semble pas que l'essor du
textile se soit accompagnée d'une mécanisation.
Pour Pierre Boulle, le développement de la traite havraise ne permet pas seulement à l'industrie textile de la Haute-Normandie de diversifier ses
débouchés. Il constitue également un « élément essentiel de croissance pendant une période de récession ». Il se peut, selon lui, que « le déclin des
industries textiles à Rouen entre 1763 et 1783, à l'exception des indiennes, ait été moins le fait de banqueroutes que celui de transferts voulus de capitaux
d'un secteur en déclin à un autre, plus prometteur. Dans ce cas, la traite négrière aurait permis à Rouen et à sa région de faire encore un pas vers la
Révolution industrielle, car c'est principalement dans l'industrie cotonnière que se développa le machinisme et qu'eut lieu, avec lui, une concentration
encore plus poussée des capitaux. C'est aussi pour seconder l'imprimerie sur tissu que certaines industries chimiques [...] furent créées à Rouen à partir
des années 1770. Ces industries allaient avoir un rôle à jouer dans un stade suivant de l'industrialisation »40.
Cette supposée interaction entre traite et industrie textile est concomitante d'une répartition des tâches qui s'opère progressivement entre les deux villes
jumelées du bassin inférieur de la Seine : Le Havre se spécialise dans les trafics de haute mer, tandis que Rouen se concentre dans le secteur des
manufactures.
Les exemples de Nantes et de Rouen illustrent autant la portée que les limites de l'effet industrialisant des trafics d'outre-mer au niveau régional. Ils
révèlent que la croissance de l'industrie textile, dérivée du grand commerce colonial, ne repose pas sur des bases solides. La guerre de Sept Ans (1756-
63), le traité de libre-échange franco-anglais de 1786, la révolte des Noirs à Saint-Domingue (1791), la perte de cette « perle » des Antilles (1792), les
guerres maritimes ou l'arrêt de la traite négrière entre 1792 et 1814, coupent à chaque fois l' élan insufflé de l' extérieur.
Malgré la reprise de la traite (1815-31), les indienneurs nantais ne retrouvent pas à la Restauration leur superbe de la fin de l'Ancien Régime. Trop
dépendant du commerce colonial, Nantes n'aura connu que des « flambées industrielles ». Moins impliqué dans les marchés d'outre-mer, plus vite dégagé
des affaires du Havre, Rouen réussira dans les années 1820 une « échappée industrielle »41, qu'elle doit surtout au dynamisme d'un milieu entrepreneurial
local et à la mécanisation d'une production orientée vers un marché national protégé.
Du côté de la demande passons à celui de l'offre pour considérer l'impulsion donnée par le grande commerce colonial au développement industriel, via
l'accumulation du capital. Le commerce d'outre-mer dégage des profits qui, s'ils sont rapatriés et réinvestis, peuvent alimenter la formation du capital
industriel en France. Inutile de dire que les historiens ont toutes les peines à quantifier pour le XVIIIe siècle un tel mécanisme. Dans son Histoire
économique de la France, Jean-Charles Asselain résume l'appréciation portée il y a vingt ans sur cette question42. Le grand commerce passe alors pour
représenter une « source exceptionnelle de profits », étant entendu que « ces profits sont difficiles à mesurer, et certainement très variables selon les
risques ». Le taux de profit du grand commerce, calculé par rapport au capital engagé, est considéré comme pouvant atteindre un maximum de 10 %-12
% par an, et la part des profits commerciaux dans la formation du capital industriel un maximum de 6 %-8 %. La conclusion tirée de telles évaluations
est que, du côté de l'offre, l'effet industrialisant du grand commerce ne peut être que limité.
Peut-on en dire plus aujourd'hui, alors que les mêmes difficultés de quantification demeurent ? Si l'évaluation des profits du grand commerce colonial
reste toujours malaisée, c'est parce que ce dernier est composé de plusieurs aires d'échanges interdépendantes. Commerce de droiture avec les
Amériques, traite négrière avec l'Afrique, échanges avec les Indes orientales ne sont guère dissociables. D'une certaine façon, le commerce de la France
avec les pays européens est, par le biais des réexportations, un prolongement du commerce d'outre-mer.
La complémentarité de ces différentes aires d'échanges du grand commerce empêche d'opposer la rentabilité d'une à celle de l'autre. La cargaison en
esclaves d'un navire négrier permet le chargement de plusieurs navires en denrées d'Amérique. Les Antilles fournissent le sucre, le café, le cacao, le
coton brut et l'indigo réexportés en Europe. Le commerce avec le Vieux Continent fournit une partie des marchandises de traite pour l'Afrique. Les
échanges avec l'Amérique espagnole procurent les métaux précieux indispensables pour lubrifier ceux avec les Indes orientales, qui de leur côté
fournissent les textiles pour la traite négrière.
Comment calculer des taux de profit pour des trafics pris dans un réseau si complexe ? En s'appuyant sur 400 observations provenant de 43 sources
différentes, G. Daudin attribue au commerce colonial français du XVIIIe siècle un taux de profit « habituel » de 17 %-29 % sur une rotation complète du
capital et de 5 %-5,5 % par an43. Sans atteindre les taux élevés retenus par J.-C. Asselain, les profits coloniaux seraient tout de même de 15 % à 20 %
supérieurs à ceux des activités « domestiques » de l'économie française. De telles évaluations ne doivent pas être prises pour argent comptant, tant leur
marge d'erreur est importante.
Il n'empêche. Des signes évidents de la supériorité des taux de profit du commerce d'outre-mer existent : la prospérité des villes maritimes, tant
admirée par Arthur Young ; l'attraction que leur enrichissement exerce sur les détenteurs de capitaux étrangers, originaires de Hollande, d'Allemagne et
de Suisse principalement ; la montée des fortunes négociantes attestée par les monographies portuaires. L'enrichissement des ports de l'Atlantique vient
autant de leur fonction d'approvisionnement des Antilles que de leur fonction d'entrepôt. Les minoteries et les caves de Bordeaux par exemple travaillent
en bonne partie pour le marché colonial. De 1785 à 1789, environ trois quarts des denrées coloniales importées par la France sont réexportés. Le taux de
réexportation atteint 70 % à 90 % dans le cas du café et du sucre des Antilles44. Bordeaux, Nantes, Le Havre et Marseille sont les principaux centres de
redistribution. Les ports de l'Atlantique réexportent vers les pays de la mer du Nord et de la Baltique ; Marseille, à une moindre échelle, vers l'Italie et le
Levant.
L'évaluation de la contribution des bénéfices coloniaux à la formation du capital en France est aussi problématique que celle des taux de profit des
trafics d'outre-mer. Très peu d'historiens se sont d'ailleurs risqués à l'entreprendre. La tentative qui suit s'inspire de la méthode adoptée par P. O'Brien
pour évaluer la contribution de la « périphérie » au développement économique de la Grande-Bretagne (chapitre 7 ) et des calculs effectués sur ce
registre pour la France par G. Daudin45. Voici les résultats de cette démarche, dont le principal avantage est d'offrir des ordres de grandeur permettant de
comparer la situation de la France avec celle de la Grande-Bretagne.
Vers le milieu des années 1780, les profits issus du grand commerce colonial tourneraient en France autour de 127 millions de livres tournois46, soit
33,2 % du total des investissements bruts du pays (estimés à 382 millions de livres), contre 55,3 % en Grande-Bretagne. En supposant un taux de
réinvestissement de 30 %, cette part se réduirait à 10 %, contre 16,5 % en Grande-Bretagne. En tenant compte du fait que la formation du capital dans
l'industrie constitue environ un cinquième du total des investissements bruts de la France (soit 76 millions), les profits coloniaux suffiraient à assurer
entièrement le financement des capitaux fixes immobilisés dans l'industrie.
Quel serait le manque à gagner en cas de non-existence du secteur extra-européen ? En pareil cas, le capital s'investirait ailleurs. P. O'Brien fait
l'hypothèse que les utilisations alternatives seraient moins rentables. Il suppose, en péchant volontairement par excès, que les profits coloniaux sont deux
fois plus importants que dans le secteur « domestique ». La perte serait donc de moitié. Si vers le milieu des années 1780 les profits coloniaux sont de
127 millions de livres, le manque à gagner en cas de non-existence de l'extra-européen serait d'environ 63 millions ou, en supposant un taux de
réinvestissement de 30 %, de 19 millions.
En l'absence du système colonial, les dépenses d'investissement diminueraient donc de 5 % (19 millions divisés par 382 millions) dans l'économie
française, contre 7 % dans l'économie britannique ; et de 25 % (19 millions divisés par 76 millions) dans l'industrie, contre près de 40 % dans l'industrie
britannique. On retiendra de cet exercice de quantification que, vers la fin du XVIIIe siècle, l'importance potentielle de la contribution des gains
coloniaux à l'investissement industriel est d'une part moins grande en France qu'en Grande-Bretagne et d'autre part qu'elle est plus élevée que ne le
laissent supposer les chiffres retenus par J.-C. Asselain.
Un tel exercice ne nous dit pas où va effectivement l'argent des négociants qui font fortune dans les trafics d'outre-mer. On sait que les négociants,
toujours soucieux de diversifier leurs investissements, placent une partie de leurs capitaux dans la production industrielle. En France, l'argent du négoce
et de la traite contribue ainsi au développement de la construction navale et d'industries transformatrices de denrées coloniales importées (raffineries de
sucre, distilleries, manufactures de tabac). C'est notamment le cas à Bordeaux. À Nantes, une manufacture, produisant dès 1719 des cotonnades pour les
côtes de Guinée, est établie avec des capitaux marchands locaux. Mais l'indiennage nantais, à son apogée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, est
abandonné par les négociants-armateurs à des industriels protestants originaires de Suisse.
Pour Olivier Pétré-Grenouilleau, cet exemple est révélateur d'un comportement particulier. Ses travaux47 tendent à montrer qu'en France le milieu
maritime participe, dans un premier temps, à la mise sur pied d'industries transformant ou produisant sur place les produits qui lui sont nécessaires. Puis,
il marque, dans un second temps, un désintérêt et un désengagement, laissant les manufacturiers professionnels et les techniciens s'en occuper. Pour les
« industriels d'occasion » que sont les négociants, « il n'y a aucune nécessité économique, à l'échelle des comportements individuels et familiaux, à
s'engager dans (des) activités d'amont et d'aval, mal connues et peu appréciées. Le commerce maritime a sa suffisante dignité. S'il faut légitimer une
fortune [...] d'autres pistes s'ouvrent dans les sociétés européennes du XVIIIe siècle »48.
Les plus courantes sont la recherche d'alliances avec les élites ; l'achat de terres et de vignobles de qualité, de charges anoblissantes, d'hôtels
particuliers urbains, de châteaux et de demeures campagnardes. Plusieurs historiens français ont dénoncé ces dépenses, qualifiées d'ostentatoires, les
accusant d'avoir mis en bière les fortunes marchandes dans des enterrements de première classe. Rien ne sert d'en vouloir aux négociants de ne s'être pas
transformés en entrepreneurs industriels. Leur comportement d'investissement ne diffère en fait guère de celui des autres acteurs économiques : « Ils
(montrent) une prédilection pour les placements dans les sphères qu'ils (connaissent) et (maîtrisent) le mieux49. » Sans doute, l'épargne marchande ne
s'est pas dirigée en France vers les industries les plus dynamiques. Pour autant, son utilisation ne peut être considérée comme improductive. Les
investissements dits de prestige des négociants ont le double avantage de procurer de la considération et de constituer un bon placement.
Essayons, en guise de conclusion à cette section, de fixer la portée et les limites des effets industrialisants du commerce colonial de la France, en la
comparant avec la Grande-Bretagne50. Au XVIIIe siècle, les deux pays ont une croissance industrielle comparable et disposent d'un marché colonial
dynamique, absorbant une fraction croissante de la production industrielle et du produit brut. À la fin des années 1780, la taille du secteur colonial,
mesurée par l'ensemble des profits et des salaires qu'il génère (autrement dit par sa valeur ajoutée), est aussi importante en France qu'en Grande-
Bretagne. Le poids de ce secteur est, en France, comparable à celui de la branche lainière et supérieur à celui du papier et du cuir, de coton, de la soie ou
du bois51.
Pourtant, le commerce colonial est plus favorable à l'industrialisation en Grande-Bretagne qu'en France. À la fin du XVIIIe siècle, nous l'avons vu, le
débouché colonial pèse deux fois plus dans le produit brut et près de cinq fois plus dans la production industrielle de la Grande-Bretagne. Au fil du
siècle, l'importance relative des marchés européens pour les exportations britanniques est divisée par quatre, mais par un quart seulement pour les
exportations françaises. Qui plus est, les marchés européens les plus compétitifs (Pays-Bas, Allemagne, Europe du Nord) prennent une place croissante
dans les ventes d'articles manufacturés français, alors que dans le cas britannique ce sont les marchés captifs (Irlande, colonies américaines) qui
deviennent les meilleurs débouchés de l'industrie. Cette différence peut s'expliquer par le fait que les exportations industrielles françaises sont dominées
par des produits haut de gamme et les exportations britanniques par des articles standardisés. Rapportée au produit total et industriel, la valeur ajoutée du
secteur colonial pèse environ deux fois plus en Grande-Bretagne52. Enfin, l'importance potentielle de la contribution des profits coloniaux à
l'investissement industriel est beaucoup plus grande en Grande-Bretagne qu'en France.
Fernand Braudel pense que si la France la plus moderne au XVIIIe siècle, celle des grands ports « où s'installent la fortune et un capitalisme précoce »,
ne peut « jouer seule et gagner », c'est pour une raison de taille53. Quant à Paul Mantoux, qui privilégie le rôle du commerce au loin et des grands
marchands capitalistes dans le déclenchement de l'industrialisation anglaise et qui sait qu'en comparant le volume d'une activité de pointe à l'ensemble de
l'économie on la fait rentrer dans le rang au point de l'annuler, il soutient qu'« il ne faut qu'une très petite quantité d'un ferment pour modifier dans sa
constitution intime une masse énorme de matière »54. La France, au territoire immense et à la démographie imposante - 25 millions d'habitants à la fin du
XVIIIe siècle, contre 8 millions pour l'Angleterre et le pays de Galles - avait peut-être besoin, pour être transformée, d'un ferment particulièrement actif.
Le commerce colonial français ne semble pas l'avoir été suffisamment. Son rayonnement, concentré sur quelques ports, repose sur une base étroite et
fragile. Le domaine français est moins vaste et varié que l'empire britannique, dont les colonies de peuplement d'Amérique du Nord, au niveau de vie
relativement élevé, constituent des marchés sûrs et dynamiques pour l'industrie métropolitaine. L'industrialisation française au XVIIIe siècle a, de son
côté, des points faibles. Son infériorité est évidente si l'on retient le critère de la production par habitant. Son taux de croissance est certes comparable à
celui de la Grande-Bretagne, mais son niveau de départ est plus bas. Sa croissance surtout ne modifie guère les structures proto-industrielles
traditionnelles.
Une toute dernière question subsiste. Elle est posée par J.-C. Asselain. À plus ou moins long terme, le développement du grand commerce aurait-il pu
« susciter un pôle d'industrialisation capable de jouer pour la France le rôle de Liverpool-Manchester en Angleterre » ? L'anéantissement de l'îlot de
prospérité atlantique lors des guerres de la Révolution et de l'Empire fait que son « potentiel de croissance [...] ne sera jamais connu avec certitude »55.

Le deuxième empire : « un champ privilégié d'expansion du capitalisme français » ?

Ce n'est pas avant les années 1870 que, pour reprendre la formule de Jules Ferry, la politique coloniale pourra être fille de la politique industrielle. En
effet, de la fin de l'Ancien Régime (1789) au début de la IIIe République (1870), la France demeure, avec moins de 0,5 % du total des superficies et des
populations coloniales, la lanterne rouge de l'Europe impériale. Durant ce siècle de recul et de « recueillement » colonial, le rythme de la croissance
économique et le niveau d'industrialisation de la France s'élèvent régulièrement.
La périodisation de la croissance française fait apparaître les années 1815-1860 comme une phase d'accélération, suivie d'une phase de trente ans
(1860-1890), qui est la seule du XIXe siècle français à connaître le libre-échangisme et un ralentissement économique. Plus précoce et plus marqué
qu'ailleurs en Europe, cet essoufflement de la croissance française affecte beaucoup plus l'agriculture que l'industrie. La dépression agricole, en bloquant
le pouvoir d'achat des agriculteurs, et le retour au protectionnisme de la plupart des pays d'Europe à partir des années 1870 freinent la demande intérieure
et extérieure de produits industriels. L'affaiblissement de la croissance durant les années 1860-1890 n'introduit toutefois pas de rupture dans le processus
d'industrialisation, axé jusqu'au milieu du XIXe siècle sur la production de biens de consommation (textiles, biens alimentaires), puis la métallurgie,
dopée dans les années 1850 par la construction de matériel ferroviaire et la fabrication de machines à vapeur.
Les années 1890-1913 constituent une phase d'accélération de la croissance, de retour progressif (dès 1881) au protectionnisme et de regain du
dynamisme industriel. Un nouvel élan est donné à l'industrialisation aussi bien par de nouvelles branches (automobile, chimie, électricité, aéronautique),
à partir desquelles se diffuse l'innovation, que par des industries plus traditionnelles (notamment les textiles) qui retrouvent un deuxième souffle. Durant
cette phase, où une fraction croissante de la production industrielle est exportée, la demande extérieure joue un rôle moteur. L'évolution de l'industrie
française de 1890 à 1913 d'une part révèle que la « phase protectionniste correspond [...], paradoxalement, à une intégration croissante de l'économie
française à l'économie mondiale » et d'autre part remet en question « l'image trop schématique d'une France endormie dans les facilités du
protectionnisme »56
Au moment où se reconstitue un marché colonial digne de ce nom, la France a un niveau d'industrialisation par habitant appréciable, certes très
inférieur à celui de la Grande-Bretagne, mais juste au-dessus de celui de l'Allemagne. Sa particularité est d'être le plus agricole des grands pays
occidentaux et de le rester jusqu'à l'entre-deux-guerres. Le marché captif potentiel, que lui offrent ses conquêtes coloniales du dernier tiers du XIXe
siècle, acquiert rapidement une dimension imposante. De 1880 à 1913, la population des territoires conquis par la France passe de 7 à 48 millions
d'habitants, pour dépasser 70 millions en 1938.
Les chiffres du tableau 13 montrent dans quelle mesure le marché colonial, après un intermède d'environ un siècle, peut à nouveau jouer un rôle dans
la croissance de la France en remplissant la fonction de débouché de produits industriels métropolitains et d'approvisionnement de produits tropicaux.
Dans la version abrégée de sa thèse de doctorat publiée il y a vingt ans, Jacques Marseille estime que le marché colonial, à la croissance régulière et
soutenue, joue dans le long terme un rôle de « volant régulateur de la conjoncture ».
«De 1880 à 1958, les exportations vers l'empire en francs [...] constants se sont accrus au rythme moyen de 3,8 % alors que les ventes à destination de
l'étranger ne s'accroissaient que de 1 % par an. » En 1928, l'empire devient le premier partenaire commercial de la France, place qu'il ne quittera plus
jusqu'à la fin de la période coloniale. La fonction régulatrice du débouché colonial s'accentue à partir de 1929 : « Alors qu'entre 1927 et 1936, les
exportations vers l'étranger s'effondraient de 65,8 %, les ventes à destination de l'empire ne reculaient, pour la même période, que de 1,7 %57. »
L'analyse sectorielle du commerce entre la France et son empire révèle de plus le « poids considérable », avant la Première Guerre mondiale déjà, du
marché colonial pour certaines branches importantes de l'industrie métropolitaine ( tableau 14 ). En devenant un « débouché privilégié pour des branches
essentielles du capitalisme français », l'empire joue précocement un « rôle fondamental dans la croissance économique de la France »58.
Les colonies remplissent leur fonction d'approvisionnement de produits tropicaux avec le même dynamisme. De 1880 à 1958, le réservoir colonial
pallie la langueur des importations en provenance de l'étranger. Alors qu'en 1958, celles-ci retrouvent leur niveau de 1930, les importations coloniales
sont multipliées par 2,8. Avant 1914 déjà, l'empire est une source d'approvisionnement essentielle pour des branches comme l'industrie des corps gras,
l'industrie sucrière, la fabrication des pâtes et des semoules, mais aussi pour l'industrie des superphosphates. De surcroît, le réservoir colonial offre, dans
le long terme, l'avantage de soutenir à la fois les phases dépressives et les phases d'accélération de la croissance59.
L'évolution de la part des colonies dans les avoirs extérieurs de l' Hexagone ( tableau 15 ) confirme qu'à la veille de la Première Guerre mondiale
« l'empire est bien devenu l'un des lieux privilégiés d'expansion du capitalisme français »60. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les colonies n'apparaissent
pas dans les statistiques, au demeurant extrêmement fragiles, des investissements à l'étranger. Durant les années 1852-1881, elles accueillent moins de 5
% du total des placements extérieurs français61. Pour l'entre-deux-guerres, J. Marseille estime le montant des investissements métropolitains dans
l'empire colonial à 4,1-7,5 milliards de francs-or en 1914, soit 8 % à 15 % du total des capitaux placés à l'étranger par la France ; à 6,3-10 milliards en
1929, soit 30 % à 40 % du total ; et à 10-15 milliards en 1939, soit 40 % à 50 % du total62.
Au-delà des grosses marges d'erreur dont elles sont entachées, ces évaluations établissent sans contredit qu'en plus d'être le premier partenaire
commercial de la France à la veille de la crise des années 1930, l'empire devient également à cette date son premier actif financier extérieur. « Le
placement colonial cumule alors deux avantages majeurs, la rentabilité et la sécurité qu'offre la domination politique directe. » Jusqu'à la grande
dépression, le rendement des investissements coloniaux laisse rêveur : dans les mines, les plantations, le commerce, la banque et les transports, les taux
de profit s'échelonnent de 20 % à plus de 120 %63.
L'importance de l'empire en tant que débouché et source d'approvisionnement de l'industrie française et comme lieu de placement des capitaux
métropolitains s'accroît avec la dépression des années 1930 (tableaux 13 , 14 et 15). La crise affecte particulièrement le commerce extérieur, un des
moteurs de la croissance française depuis les années 1880. Certaines disparités structurelles s'aggravent au sein de l'industrie, où les branches textile et
alimentaire perdent pied. En 1938, ni la production industrielle, ni le revenu national n'ont retrouvé le niveau de 1929. Une interruption de la croissance
d'aussi longue durée est sans précédent. Elle est aussi sans équivalent parmi les grands pays industriels. Le déclin, absolu et relatif, de la position
internationale de l'économie française incite au repli sur l'empire colonial.
Pour la plupart des historiens, l'importance grandissante de l'empire à partir des années 1930 masque toute une série d'effets limitatifs et pervers64. La
suspicion se porte d'abord sur le rôle du débouché colonial, qui se modifie sous l'influence des mutations de l'économie française. Facile d'accès parce
que non-concurrentiel, il devient un « refuge structurel » pour des branches auparavant motrices mais désormais en perte de vitesse. Il sert d' « oreiller de
paresse » pour les industries textiles et alimentaires qui l'accaparent pour freiner leur déclin et retarder leur nécessaire reconversion. En assurant la survie
de canards boiteux, le marché colonial entraverait la compétitivité de l'ensemble de l'économie française. « À industrie déclinante, débouché colonial
privilégié. »
En revanche, pour les nouvelles branches dynamiques - comme l'industrie de transformation des métaux, les industries chimique et électrique,
l'industrie automobile - le marché colonial n'est qu'un « refuge conjoncturel ». Une fois passé le mauvais temps, ces branches retournent à leur débouché
« naturel » en regagnant les marchés concurrentiels des pays industriels. « À industrie ascendante, débouché étranger privilégié65. »
Une telle analyse doit être nuancée et complétée. Premièrement, rien ne prouve qu'en l'absence ou en cas de « perte » du marché colonial dans les
années 1930 une meilleure allocation de la main-d'œuvre et des capitaux aurait lieu au bénéfice de branches compétitives. Relevons au passage que le
repli sur l'empire de branches déclinantes, protégées de la concurrence par des tarifs élevés, limite le coût social de restructurations brutales.
Deuxièmement, le caractère alterné du rôle de l'empire, d'abord élément moteur de la dynamique puis frein à la croissance, tient autant à l'évolution des
disparités de revenu entre la France et ses colonies à partir du milieu du XIXe siècle qu'aux mutations de l'appareil productif métropolitain.
De 1870 à 1950, les écarts de revenu par tête entre la France et l'Indochine augmentent de 3,8 à 8,3 : les enquêtes des années 1930 mettent à jour la
« misère indicible des masses rurales indochinoises ». En 1950, les disparités du PIB réel par habitant sont moins marquées entre la métropole et les
colonies d'Afrique noire (6,5) ou le Maghreb français (3,9)66 . La présence numériquement forte d'Européens en Algérie, au Maroc et en Tunisie - ils y
sont 45 fois plus nombreux qu'en Indochine - fausse toutefois les comparaisons. En Algérie, le revenu individuel moyen de l'agriculteur européen est en
1954 35 fois plus élevé que celui de l'agriculteur musulman. A la même date, le revenu moyen d'une famille européenne est 8 fois supérieur à celui d'une
famille algérienne. Trois quarts des Français d'Algérie ayant un revenu inférieur de 15 % à 20 % au niveau moyen de la métropole, l'écart de revenu
entre la France et l'Algérie musulmane est proche de celui enregistré en 1950 pour l'Indochine67.
L'utilité du réservoir colonial, en voie d'élargissement, est également mise en doute. Incapable de fournir à la métropole, en quantité suffisante et à bon
compte, des fibres textiles, des minerais, des métaux et des combustibles minéraux, « le réservoir colonial n'a pas joué, dans le long terme, le rôle
stratégique qui en aurait fait un atout indispensable à la croissance économique française »68. L'empire est surtout accusé de ne pas procurer à la
métropole les produits bruts dont elle a besoin à des prix inférieurs à ceux du marché mondial. Pourtant, dans le cas des produits qui couvrent, comme le
café, le cacao, le sucre et les oléagineux, la plus grande partie des besoins de la métropole ( tableau 14 ), la charge résultant du surprix colonial est plus
que compensée par l'économie de devises.
Une dernière suspicion plane sur l'empire, cette fois en tant que lieu de placement de capitaux. Après les années 1930, les capitaux privés français dans
l'empire amorcent un mouvement de retraite, en raison principalement de la baisse tendancielle des taux de profit dans les activités coloniales. C'est
l'investissement public qui pallie au désinvestissement privé. Après avoir préparé le terrain de l'investissement privé en créant depuis la fin du XIXe
siècle l'infrastructure nécessaire au développement des firmes métropolitaines, l'investissement public prend le relais en assurant après les années 1930
l'essentiel des exportations des capitaux outre-mer.
Pour autant, la France métropolitaine devient-elle, comme le prétendent les cartiéristes, une « bonne affaire » pour des colonies pesant, tel un fardeau
fiscal, sur le dos des contribuables français ? De 1900 à 1946, l'équipement de l'empire (chemins de fer, routes, canaux, installations portuaires) est
financé soit sur les ressources budgétaires des colonies, soit sur des fonds d'emprunts, entièrement remboursés par des revenus issus de prélèvements
locaux (droits de douane, impôts sur la consommation). Autrement dit, les équipements publics sont pour l'essentiel à la charge des populations
indigènes. Après la Deuxième Guerre mondiale, au moment où cesse l'obligation faite aux colonies de couvrir leurs dépenses par leurs ressources
propres, les investissements publics dans l'empire représentent moins de 5 % des dépenses totales de l'État métropolitain. Soit un « taux d'effort » deux
fois moins élevé qu'à la veille de la Première Guerre mondiale69.
Le deuxième empire a une durée de vie « utile » plus longue que le premier. Il est plus vaste et plus varié. Sa contribution à la croissance
métropolitaine n'en est que mieux assurée. Des années 1880 à la fin des années 1920, soit durant une période de croissance soutenue de l'économie
française, le marché colonial remplit pleinement les fonctions qui lui sont dévolues. Celle de débouché de branches industrielles motrices ; celle de
pourvoyeur de matières premières de toute une série d'industries métropolitaines ; celle enfin de lieu de placement sûr et rémunérateur de capitaux
français.
Bien sûr, la France aurait voulu que la mariée coloniale soit belle jusqu'au bout. Elle aurait voulu que le débouché colonial se développe de telle sorte
qu'il puisse continûment soutenir des branches industrielles tirant la croissance économique vers le haut. Elle aurait voulu que l'empire lui procure les
matières premières susceptibles d'alimenter avant tout les branches ascendantes. Elle aurait préféré que les colonies soient plus un réservoir de produits
tropicaux variés qu'un large débouché, ce qui lui aurait permis d'économiser des devises fortes, le déficit étant réglé en francs. En un mot, la France
coloniale aurait voulu le beurre et l'argent du beurre.
En un sens, elle l'a eu. Compte tenu de l'évolution des écarts de développement entre la France et son empire entre le milieu du XIXe siècle et le milieu
du XXe siècle, celui-ci remplit entièrement le rôle qui lui est assigné. Les limites de la contribution coloniale à l'économie métropolitaine auraient pu être
dépassées et ses effets pervers éliminés. Il aurait fallu pour cela que la France modifie sa stratégie coloniale et paie le prix de la « mise en valeur » de son
empire.
La comparaison avec la Grande-Bretagne se révèle encore une fois éclairante. Dans le cas britannique, l'empire joue son rôle stabilisateur au sein d'une
économie dominante prônant pendant près d'un siècle le libre-échangisme, alors que dans le cas français le même résultat est atteint par l'intermédiaire
du protectionnisme douanier. Alors que « c'était en tant qu'organisme dynamique, ouvert, intégré dans le grand courant de l'économie mondiale que
l'Empire était source de richesse pour la Grande-Bretagne, c'est en tant que "mécanisme défensif' que l'Empire français joua ce rôle »70.
La stratégie de « mise en valeur » de l'empire est imposée en France par les petites et moyennes entreprises des industries cotonnière, métallurgique et
alimentaire, auxquelles les colonies offrent un marché protégé de la concurrence étrangère. Jusqu'à la fin de la période coloniale, les liens économiques
entre métropole et colonies se développent à l'intérieur d'une zone protégée dans laquelle les productions des deux entités, ne formant qu'un seul bloc,
sont complémentaires. Ce système fonctionnant en circuit fermé71 implique non seulement une large protection de la production française, mais
également une revalorisation du prix des produits coloniaux, afin que l'empire puisse absorber les biens industriels métropolitains.
Ce n'est donc pas le marché colonial mais la stratégie de repli sur l'empire, imposée par certaines branches du capitalisme français, qui à terme isole et
sclérose l'économie métropolitaine. Le niveau de développement économique de la France et les rapports de force au sein du capitalisme métropolitain
auront permis à cette stratégie de l'emporter jusqu'à ce qu'elle entre, dans les années 1950, en contradiction avec les forces de « modernisation » à l'œuvre
dans l'Hexagone.
Cet aspect de l'histoire finissante de la France coloniale est bien connu pour avoir été étudié par J. Marseille dans la deuxième partie de sa thèse
souvent citée. Un autre, qui en revanche est passé sous silence, doit être relevé : la métropole n'avait pas les moyens de changer de stratégie de « mise en
valeur » de l'empire. C'est un aspect qui a échappé au cartiérisme ambiant. Durant l'entre-deux-guerres, les investissements français dans l'empire sont
inférieurs à 10 % du PNB de la métropole ( tableau 15 ). C'est un « taux d'effort » qui place la France derrière la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la
Belgique et... le Portugal72.
On comprendra mieux cette piètre « performance » de la France dans les contrées d'outre-mer en rappelant que de 1913 à 1939 la part des
investissements français à l'étranger recule de 19,9 % à 7 % du total mondial73. Du point de vue qui est le nôtre, c'est-à-dire celui de l'utilité des colonies
pour l'économie métropolitaine, la France n'aura eu en fin de compte que l'empire qu'elle méritait.
Tableau 12. Principaux territoires du domaine colonial français de 1604 à nos jours
Territoires « Durée de vie » des colonies Phases durant lesquelles les colonies « changent de mains »

AMÉRIQUE

Canada françaisa 1604-1763


Guadeloupe 1635-1759, 1763-1810, 1816- Grande-Bretagne 1759-63, 1810-16
Guyane 1664-1809, 1817- Portugal 1809-17
Haïti 1641-1804 Espagne 1492-1640
Louisiane 1699-1765 Espagne 1765-1803
Martinique 1635-
Saint-Pierre et Miquelon 1763-

ASIE

Inde françaiseb 1668-1954


Indochine :
Cambodge 1863-1954
Laos 1897-1949
Vietnam 1858-1954
Kouang-Tchéou-Wan 1898-1943
Syrie-Liban 1919-46 *

AFRIQUE
Algérie 1830-1962
Bénin (Dahomey) 1878-1960
Burkina (Haute-Volta) 1919-60
Cameroun 1916-60 * Allemagne 1885-1916
Congo 1882-1960
Côte-d' Ivoire 1893-1960
Djibouti 1884-1977
(Somalie française)
Gabon 1843-1960
Guinée 1882-1958
Malagasy (Madagascar) 1886-1960
Mali (Soudan français) 1880-1960
Maroc 1912-56
Maurice île 1722-1810 Pays-Bas 1638-1710 Grande-Bretagne 1810-1968
Mauritanie 1902-60
Mayotte 1843-
Niger 1881-1960
Rép. centrafricaine (Oubangui-Chari) 1894-1960
Réunion 1664-1810, 1815- Grande-Bretagne 1810-15
Sénégal 1854-1960
Tchad 1897-1960
Togo 1916-60 * Allemagne 1885-1914
Tunisie 1881-1956

OCÉANIE
Nouvelle-Calédonie 1853-
Polynésie française 1841-
Vanuatu (Nouvelles-Hébrides) 1887-1980 Condominium anglo-français
* mandats de la Société des Nations
a) Acadie (1604-1710), île Royale ou Cap Breton (1714-45, 1749-58), Île Saint-Jean (1720-58), Montréal (1642-1760), Nouvelle-France (1612-1763). b) Pondichéry, Karikal, Yanaon ; Mahé ;
Chandernagor. Enclaves connues sous le nom d'Établissements français de l'Inde.
Source : D'après D.P. Henige, Colonial Governors from the Fifteenth Century to the Present, Madison (Milwaukee), The University of Wisconsin Press, 1970, p. 13-63.

Tableau 13
. Part des colonies dans le commerce extérieur de la France, 1787-1958, en pourcentages du total des exportations et des importations
françaises, non compris le commerce de transit, moyennes annuelles

Amérique Afrique Asie Océanie Total Totala


Maghreb Afrique noire Total
Exportations
1787 18,0 - 0,1 0,1 5,3 - 23,4 13,7
1879-81 1,0 4,5 0,5 5,0 0,2 0,0 6,2 41,0
1911-13 0,5 10,5 1,6 12,1 1,2 0,1 14,0 177,0
1927-29 0,6 11,5 2,6 14,1 2,5 0,2 17,5 359,8
1936-38 1,1 19,6 4,6 24,1 3,6 0,2 29,0 270,6
1957-59 1,3 22,6 8,9 31,5 1,3 0,4 34,4 1854,5
Importations
1787 17,2 - 0,0 0,0 3,0 - 20,2 14,3
1879-81 1,4 2,5 0,8 3,3 0,2 0,0 4,8 44,7
1911-13 1,1 6,0 1,8 7,8 1,5 0,2 10,7 170,1
1927-29 1,1 7,0 2,9 9,9 1,4 0,1 12,6 271,4
1936-38 1,5 13,8 6,5 20,3 4,3 0,3 26,4 404,8
1957-59 1,4 12,8 9,4 22,2 0,9 0,7 25,2 1435,9
-: Strictement nul
0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue
a) Exportations et importations de la France à destination et en provenance des colonies, en millions de dollars américains courants.
Sources :
1787 : mes estimations d'après P. Butel, L'économie française au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1993, p. 85 et 88 ; et R. Romano, « Documenti e prime considerazioni intorno alla "balance du
commerce" della Francia dal 1716 al 1780 », in Studi in onore di Armando Sapori, Milano, Istituto editoriale cisalpino, 1957, p. 1291-1292.
1879-81 : d'après Annuaire statistique de la France, Statistique générale de France, Paris, livraisons 1881 à 1883 ; complété par Tableau général du commerce de la France avec ses colonies et les
puissances étrangères, Paris, Direction générale des douanes, livraison de 1881. 1911-13, 1927-29, 1936-38: d'après Tableau général du commerce et de la navigation. Devient : Tableau général du
commerce extérieur, Paris, Direction générale des douanes, différentes livraisons.
1957-59 : d'après Statistiques mensuelles du commerce extérieur de la France, Paris, Direction générale des douanes, livraisons de décembre 1957, 1958 et 1959.
Les taux de change utilisés pour passer des francs français aux dollars sont les suivants : un dollar américain équivaut à 5,129 francs en 1787 ; à 5,183 en 1879-81 et 1911-13 ; à 25,51 en 1927-29 ; à
16,31 en 1936, à 24,71 en 1937, à 34,74 en 1938 ; à 350 en 1957, à 425,6 en 1958, à 490,5 en 1959.

Tableau 14
. Part de l'empire dans les exportations de produits industriels et dans les importations de produits bruts de la France, 1890-1958, en
pourcentages du total

1890 1913 1929 1938 1958


Exportations
Tissus de coton 34,8 33,1 49,9 84,6 83,6
Tissus de laine 3,0 4,7 4,7 15,7 29,7
Tissus de soie 0,8 1,4 3,4 17,9 56,1
Fers et aciers 10,0 21,6 11,9 17,6 22,8
Ouvrages en métaux 13,3 41,4 32,3 47,0 56,4
Machines et mécaniques 8,1 29,9 30,7 41,2 39,0
Produits chimiques 3,1 7,0 8,3 12,2 37,8
Automobiles - 15,7 33,4 45,5 36,8
Importations
Céréales 10,2 12,1 29,4 80,5 78,0
Sucre 71,8 100,0 16,5 77,8 94,0
Café 0,4 1,9 3,7 42,7 75,9
Cacao 3,8 2,2 56,1 88,4 85,5
Oléagineux 17,8 25,1 25,0 54,4 77,8
Caoutchouc - 14,1 9,3 25,1 30,9
Coton brut 0,0 0,1 2,2 3,6 18,0
Phosphates 0,0 54,8 42,6 42,0 97,2
Minerais et métaux 1,8 3,2 8,6 5,6 11,1
— : Strictement nul
0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue
Source : Tiré de J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, p. 54-55.

Tableau 15
. Investissements français (directs et de portefeuille) dans l'empire colonial, 1914 et 1939

1914 Vers 1939a


Par région, en % du total
Maghreb 61,7 58,6
dont Algérie 41,5 50,7
Afrique noire 17,9 19,4
Indochine 15,8 18,1
Autres 4,7 3,9
Total, en millions de dollars américains courants 803 1 171
Part de la métropole dans le total des investissements dans l'empire, en % ... 91,5
Part des investissements privés dans le total des investissements métropolitains, en % 30,7 76,2
Part de l'empire dans le total des avoirs extérieurs de la Franceb , en % 8,9 30,3
Investissements métropolitains dans l'empire en % du PIB de la France 8,4 9,8
... : Non disponible
a) Taux de change de 1938, voir tableau 13. b) Voir texte pour d'autres estimations.
Sources : D'après J. Marseille, « La politique métropolitaine d'investissements coloniaux dans l'entre-deux-guerres », in La position internationale de la France. Aspects économiques et financiers
XIXe-XXe siècles, textes réunis et présentés par M. Lévy-Leboyer, Paris, Éditions de l'EHESS, 1977, p. 388 ; J. Bouvier, R. Girault et J. Thobie, La France impériale (1880-1914), Paris, Megrelis,
1982, p. 111 ; C. Lewis, Debtor and Creditor Countries : 1938, 1944, Washington, Brookings Institute, 1945, p. 292-297 ; W. Woodruff, Impact of Western Man. A Study of Europe's Role in the
World Economy 1750-1960, London, Macmillan, 1966, p. 154. Les données sur le PIB français sont tirées de J.-C. Toutain, Le produit intérieur brut de la France de 1789 à 1982, Paris, Économies
et sociétés, Cahiers de l'ISMEA, Série Histoire quantitative de l'Économie française, n° 15, 1987, p. 155 et 157.

1. Sur le premier domaine colonial français, voir P. Pluchon, Histoire de la colonisation française. Le premier Empire colonial. Des origines à la Restauration, Paris, Fayard, 1991. J. Meyer, J. Tarrade,
A. Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale. Des origines à 1914, Paris, Armand Colin, 1990.
2. D'après une formule de H. Brunschwig citée par J. Tarrade, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime : l'évolution du régime de l'Exclusif de 1763 à 1789, thèse pour le doctorat
d'État, Université de Paris, Faculté des lettres et sciences humaines, Paris, 1972, tome 1, p. 14.
3. D. Eltis, « The Slave Economies of the Caribbean : Structure, Performance, Evolution and Significance », in The UNESCO General History of the Caribbean, vol. 3 : The Slave Societies of the
Caribbean, ed. by F. Knight, London, Macmillan, 1997, p. 113.
4. Sur le deuxième édifice colonial français, voir D. Bouche, Histoire de la colonisation française. Flux et reflux (1815-1962), Paris, Fayard, 1991. J. Thobie, G. Meynier, C. Coquery-Vidrovitch & C.-R.
Ageron, Histoire de la France coloniale 1914-1990, Paris, Armand Colin, 1990.
5. Une seule autre expérience française de colonisation de peuplement a lieu au XIXe siècle. Elle concerne la Nouvelle-Calédonie, mais s'effectue sur une très petite échelle. En 1946, seulement 16 000
Européens sont implantés sur l'île.
6. En Afrique, cette double inégalité dans la répartition des populations et des ressources est la plus forte en Rhodésie du Sud, où 7 % de Blancs détiennent 49 % des terres cultivées ; au Swaziland et en
Namibie où respectivement 3 % et 6 % d'Européens s'approprient 51 % et 65 % des terres. (Chiffres valables à la veille de la décolonisation de ces trois territoires).
7. J. Ganiage, L'expansion coloniale de la France sous la Troisième République (1871-1914), Paris, Payot, 1968, p. 273.
8. Sénégal, Soudan français (appelé de 1904 à 1920 Haut-Sénégal-Niger, actuel Mali), Guinée française, Côte-d'Ivoire et Dahomey (République du Bénin) ; en 1920, la Mauritanie, le Niger et la Haute-
Volta (Burkina) sont érigés en colonies et intégrés à cet ensemble.
9. Colonies du Gabon, du Moyen-Congo (République du Congo), de l'Oubangui-Chari (République centrafricaine) et du Tchad.
10. Les Français appellent Annam, ou Cochinchine, ce qui à l'époque est le royaume unifié du Vietnam, vassal de la Chine. Annam, qui signifie « Sud pacifié », désigne en fait le pays des Vietnamiens -
regroupés alors dans le nord de l'actuel Vietnam - sujets de l'empereur de Chine entre le IIe siècle avant J.-C. et le Xe siècle après J.-C. Quant au vocable Indochine, les Français l'ont créé pour désigner
l'ensemble de la péninsule du Sud-Est asiatique. L'actuel Vietnam est la réunion de trois entités auxquelles le colonisateur donnait les noms de Cochinchine (Sud), Annam (Centre) et Tonkin (Nord).
11. Au régime de l'Exclusif succédera une nouvelle version du pacte colonial, continuant à « réserver » à la métropole le commerce avec les possessions d'outre-mer.
12. Sur l'Exposition de 1931, voir C.-R. Ageron, «L'Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? », in Les lieux de mémoire, sous la dir. de P. Nora, vol. I : La République, Paris,
Gallimard, 1984, p. 561-591 ; et C. Hodeir & M. Pierre, L'exposition coloniale, Bruxelles, Éditions Complexe, 1991.
13. X. Yacono, Histoire de la colonisation française, Paris, PUF, p. 6.
14. Les Départements d'Outre-Mer comprennent la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion ; les Territoires d'Outre-Mer la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, ainsi que les Îles
Wallis et Futuna ; Mayotte et Saint-Pierre et Miquelon ont le statut de Collectivités Territoriales. Ensemble, ils constituent les « débris d'empire » de la France.
15. F. Crouzet, « Réflexions sur l'histoire économique de la France contemporaine », in L'économie française du XVIIIe au XXe siècle. Perspectives nationales et internationales. Mélanges offerts à
François Crouzet, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 38.
16. Sur ces controverses, voir idem, notamment p. 21-40.
17. J.-C. Asselain, Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil, 1984, tome 1, p. 9-21.
18. C. Liauzu, Colonisation : droit d'inventaire, Paris, Armand Colin, 2004, p. 5.
19. Ces citations de Voltaire, tirées de l'Essai sur les mœurs (1756) et du Précis du siècle de Louis XV (1768), sont intégrées par Charles-André Julien dans l'un de ses cours à la Sorbonne. C.-A. Julien,
Les Français en Amérique, Paris, Centre de documentation française, 1955, p. 53.
20. A. Young, Voyages en France. 1787, 1788, 1789, Paris, Armand Colin, 1976, tome 2, p. 787-789 et 916-917.
21. Encore que son traducteur et préfacier français, H. Sée, dit de lui qu'il « n'est pas un savant remarquable ».
22. Citations tirées de E. Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870-1914), Paris, Fayard, 1983, p. 694-695.
23. É. Saugera (Bordeaux port négrier. Chronologie, économie, idéologie XVIIe-XIXe siècles, Paris, Karthala, 1995, p. 281) se demande ainsi si la traite n'a pas appauvri Bordeaux. Il n'est pas sûr que le
cartiérisme ait disparu avec la décolonisation : en avril 2004, de proches collaborateurs de Jacques Chirac lancent un cri d'alarme dans la presse hexagonale, réclamant du président de s'occuper davantage
des Français et moins des « Inuits ou des peuplades rares d'Afrique ».
24. F. Crouzet, « Additional Suggestions », in Revista de Historia Economica, Año XVI, n° 1, Invierno 1998, p. 347. Ces suggestions additionnelles complètent un article écrit par F. Crouzet et J.-P.
Dormois dans cette même revue (p. 323-344) sur l'empire colonial et le développement économique de la France (1815-1960).
25. J.-C. Asselain, Histoire économique de la France, op. cit., tome 1, p. 20.
26. G. Daudin, Le rôle du commerce dans la croissance : une réflexion à partir de la France du XVIIIe siècle, Thèse de doctorat en sciences économiques, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne, 2001,
p. 6-23, 370 et 607.
27. J.-C. Asselain, Histoire économique de la France, op. cit., tome 1, p. 56-57 ; et G. Daudin, Le rôle du commerce dans la croissance, thèse citée, p. 367.
28. Elle passe de 8,3 à 30,2 % (y compris les réexportations). D'après P. Butel, L'économie française au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1993, p. 88.
29. D'après D. Eltis, « The Volume and Structure of the Transatlantic Slave Trade : A Reassessment », in William and Mary Quarterly, vol. LVIII, n° 1, January 2001, p. 43 et 45.
30. Situation du commerce de 1787 à 1789, Bureau de la statistique générale de France, Paris, non daté et non paginé. T.J. Markovitch, L'industrie française de 1789 à 1964, Cahiers de l'ISEA, AF 6, n°
174, Paris, juin 1966, tableau 4 de l'annexe.
31. P. Butel, L'économie française au XVIIIe siècle, op. cit., p. 119-120.
32. Plus précisément l'entité Sénégal-Guinée.
33. D'après P. Léon, « Structure du commerce extérieur et évolution industrielle de la France à la fin du XVIIIe siècle », in F. Braudel et al. éds, Conjoncture économique, structures sociales. Hommage à
Ernest Labrousse, Paris-La Haye, Mouton, 1974, p. 407-432.
34. Paul Butel et François Crouzet (« Empire and Economie Growth : The Case of 18th Century France », in Revista de historia economica, Año XVI, n° 1, Invierno 1998, p. 183) aboutissent, pour la
France, à des évaluations quelque peu différentes. Pour les données concernant la Grande-Bretagne, se reporter au chapitre 7 .
35. Sur les interactions entre négoce et industrie en France au XVIIIe siècle, voir la synthèse tentée par O. Pétré-Grenouilleau, Les négoces maritimes français XVIIe-XXe siècle, Paris, Belin, 1997, p. 197-
216.
36. Voir P.H. Boulle, « Marchandises de traite et développement industriel dans la France et l'Angleterre du XVIIIe siècle », in Revue française d'Outre-Mer, tome LXII, 1975, n° 226-227, notamment
p. 313-323.
37. Chiffres cités par H. Klein, The Atlantic Slave Trade, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 88-89.
38. Certaines de ces entreprises emploient jusqu'à mille ouvriers.
39. O. Pétré-Grenouilleau, Les négoces maritimes français, op. cit., p. 210.
40. P.H. Boulle, « Marchandises de traite et développement industriel », art. cité, p. 320-321.
41. Expressions empruntées à O. Pétré-Grenouilleau, Les négoces maritimes français, op. cit., p. 213.
42. J.-C. Asselain, Histoire économique de la France, op. cit., tome 1, p. 64 et 68.
43. G. Daudin, Le rôle du commerce dans la croissance, thèse citée, p. 525.
44. Le sucre et le café représentent plus de 90 % des denrées réexportées ; viennent ensuite le cacao, l'indigo et le coton brut. D'après J. Tarrade, Le commerce colonial de la France à la fin de l'Ancien
Régime, thèse citée, p. 752-755.
45. G. Daudin, Le rôle du commerce dans la croissance, thèse citée, p. 557-644. Ces calculs concernent le « commerce extra-européen », notion qui exclut les échanges avec le Levant, l'Empire ottoman
et l'Amérique du Nord.
46. Entre 1770 et 1800, une livre sterling vaut de 23 à 25 livres tournois.
47. O. Pétré-Grenouilleau, L'argent de la Traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris, Aubier, 1996, p. 73-84 et 218-227 ; Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris,
Hachette, 1998, p. 225-241 ; Les négoces maritimes français, op. cit., p. 141-145 et 208-216.
48. D. Woronoff, « Expansion coloniale et retombées économiques en France et en Angleterre au XVIIIe siècle », in Le bulletin de la S.H.M.C. (Société d'histoire moderne et contemporaine), n° 1-2,
1997, p. 136.
49. G. Daudin, Le rôle du commerce dans la croissance, thèse citée, p. 647.
50. Pour une comparaison des deux expériences de croissance, voir F. Crouzet, « Angleterre et France au XVIIIe siècle : analyse comparée de deux croissances économiques », in Annales ESC, vol. XXI,
n° 2, mars-avril 1966, p. 254-291.
51. G. Daudin, Le rôle du commerce dans la croissance, thèse citée, p. 604-606.
52. Idem, p. 605-606.
53. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 3 : Le temps du monde, op. cit., p. 269-301 passim.
54. P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle. Essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, Paris, Éditions Génin, 1959, p. 89.
55. J.-C. Asselain, Histoire économique de la France, op. cit., tome 1, p. 70.
56. Idem, p. 182 et 188.
57. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, p. 41-44.
58. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français, op. cit., p. 52 et 57.
59. Idem, p. 45 et 53.
60. Idem, p. 106.
61. R. Cameron, France and the Economic Development of Europe 1800-1914, Princeton, Princeton University Press, 1961, p. 85-88.
62. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français, op. cit., p. 99-103.
63. Idem, p. 109-115 et 368.
64. Ces effets sont particulièrement mis en évidence par J.-P. Dormois & F. Crouzet, « The Significance of the French Colonial Empire for French Economie Development (1815-1960) », in Revista de
Historia Economica, Año XVI, n° 1, Invierno 1998, p. 323-349. Voir également l'article écrit dans le même esprit, mais pour une période plus courte par E.P. Fitzgerald, « Did France's Colonial Empire
Make Economic Sense ? A Perspective from the Postwar Decade, 1946-56 », in Journal of Economic History, vol. 48, n° 2, June 1988, p. 373-385.
65. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français, op. cit., p. 85-86.
66. D'après A. Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, passim.
67. Sur les écarts de revenu en Algérie, voir J. Ganiage, Histoire contemporaine du Maghreb de 1830 à nos jours, Paris, Fayard, 1994, p. 532 ; et B. Stora, Histoire de l'Algérie coloniale 1830-1954,
Paris, La Découverte, 1991, p. 94 et 107.
68. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français, op. cit., p. 90.
69. Idem, p. 104.
70. J. Marseille, « Les relations commerciales entre la France et l'Empire colonial 1880-1913 », in Revue d'histoire moderne et contemporaine, tome XXXI, avril-juin 1984, p. 291 et 307.
71. L'un des signes de la fermeture du système est la part très élevée (91,5 %) des investissements métropolitains dans le total des capitaux étrangers placés dans les colonies à la veille de la Deuxième
Guerre mondiale ( tableau 15 ).
72. B. Etemad, « L'Europe et le monde colonial. De l'apogée des empires à l'après-décolonisation », in Revue économique, vol. 51, n° 2, mars 2000, p. 265.
73. D'après W. Woodruff, Impact of Western Man. A Study of Europe's Role in the World Economy 1750-1960, New York, St. Martin's Press, 1967, p. 154-157.
Chapitre 10

Une colonisation de pauvres : le cas du Portugal


Dans l'énorme bouleversement cosmique qu'introduisent l'expansion géographique de l'Europe, à la fin du XVe siècle, et son explosion sur le
monde »1, le premier rôle revient au Portugal. En s'insérant le premier dans le réseau de distribution de l'or africain ; en développant précocement dans
les îles de l'Atlantique un système de plantation sucrière, venu de l'Orient méditerranéen, et en le transposant sur une large échelle aux Amériques ; en
inaugurant la traite négrière atlantique ; en ouvrant la route maritime des Indes orientales, le Portugal montre à l'Europe les futures voies de son
expansion.
Le premier pays d'Europe à se lancer à l'assaut du monde est aussi la plus menue des nations colonisatrices, la plus pauvre, celle qui restera jusqu'au
XXe siècle la moins industrialisée (tableau Annexe C). Un pays dont le développement économique est entravé par de nombreux obstacles : ressources
limitées, marché intérieur étriqué, haut niveau d'analphabétisme, agriculture arriérée, absence de politique volontariste d'industrialisation chez les élites.
Quoi d'étonnant dès lors que la question des liens entre empire et retard économique soit au cœur de l'historiographie nationale ? La question,
formulée dès les premières conquêtes, est double. Les fruits abondants et suaves de l'empire ne détourneraient-ils pas les forces vives du pays de
l'édification d'une véritable économie nationale ? Les richesses tirées de l'outre-mer ne seraient-elles pas gaspillées en dépenses somptuaires au lieu d'être
investies dans des secteurs productifs ?
Le lien improbable entre exploitation des contrées lointaines et développement du pays fait entrevoir dès le XVIe siècle les « barbares trésors » comme
un facteur de décadence et une source de malheurs accablant la mère-patrie. Le désarroi de la petite et pauvre métropole sera telle que dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, voyant sa colonie brésilienne la dépasser en population et richesse, elle imaginera un transfert du siège du pouvoir central de
l'autre côté de l'Atlantique.
L'indigence du Portugal est d'autant plus frappante que l'empire qu'il se taille est d'une longévité sans pareille, d'une démesure telle qu'il en acquerra
un caractère mythique. Un empire qui combine des possessions si nombreuses, de nature si diverse — points d'appui, comptoirs, colonies de peuplement
et d'exploitation — de taille si différente que l'historiographie lui accorde trois vies (carte 9).

Les trois vies de l'empire portugais

Aux origines de l'expansionnisme portugais se mêlent intimement esprit d'aventure et de découverte, recherche de profits mercantiles et idéal de
croisade.
Une tradition bien établie fait démarrer la chronologie de la colonisation portugaise en 1415, date de la prise de Ceuta, port stratégique du nord du
Maroc et l'un des points d'arrivée des caravanes d'or du Sahara. Cette prise en terre d'islam est habituellement présentée comme un prolongement lointain
de la Reconquista du Portugal qui s'achève en 1250 déjà avec le rétablissement de la pleine souveraineté sur un territoire correspondant aux frontières
actuelles, mettant fin à quatre siècles de domination arabo-berbère d'inégale extension et durée selon les régions.
De 1415 à la fin du XVe siècle s'étale une période de lente et difficile reconnaissance de la côte africaine, marquée par deux moments décisifs. Le
premier est le passage du cap de Bojador (26,5° N, dans l'actuel Sahara occidental) en 1434 par Gil Eanes, qui, démentant les récits fabuleux hérités du
Moyen Âge, prouve que le monde ne se termine pas à ce promontoire pénétrant profondément dans la mer. Plus d'un demi-siècle après que soit doublé ce
« cap de la peur », enveloppé de brouillards épais durant une partie de l'année et assailli de vagues hautes de quinze mètres par vent d'ouest, a lieu le
second événement majeur : l'arrivée de Bartolomeu Dias au cap de Bonne-Espérance en 1487. L'équipée de Dias est le prélude à la découverte d'une
route maritime vers l'Asie (Vasco de Gama, 1498), donnant aux Portugais un accès direct aux très convoitées épices d'Orient, dont ils s'arrogent le
monopole lucratif pendant environ un siècle. L'ouverture de la route du Cap court-circuite le réseau méditerranéen des produits de luxe (épices, sucre)
dominé par les Vénitiens et les intermédiaires arabes.
Cette phase initiale d'exploration débouche sur l'occupation d'une série d'îles de l'Atlantique (Madère 1419-1420, les Açores 1427 et les archipels du
Cap Vert, de São Tomé et Principe 1450-1470), ainsi que sur l'ouverture d'une route maritime qui double les pistes caravanières acheminant l'or africain
à travers le Sahara.
Les Portugais utiliseront les îles de l'Atlantique et la fine bande du littoral africain comme un laboratoire expérimental pour l'Asie et l'Amérique. Les
îles atlantiques, de taille minuscule et pratiquement inhabitées, sont colonisées au sens premier du terme : installation — de gré ou de force —
d'émigrants, mise en valeur des terres dans le cadre de systèmes de production importés. D'une île à l'autre, population blanche libre et main-d'œuvre
africaine servile se côtoient dans des proportions changeantes. Colonie de peuplement européen « pur », les Açores produisent du vin, des céréales et des
matières colorantes sans recourir à des esclaves noirs. Mélange de colonie de peuplement et d'exploitation, les autres îles connaissent surtout le système
de plantation esclavagiste (sucre).
L'or étant extrait et les esclaves « produits » sur le continent noir dans le cadre d'États africains structurés, les Portugais se contenteront d'en
commercialiser une partie en établissant sur les côtes points d'appui, comptoirs et forteresses, tenus par une poignée de métropolitains. Un exemple de ce
type d'implantation est Saint-Georges de la Mine (ou Elmina, près de l'actuel Cape Coast au Ghana), « capitale » des établissements du golfe de Guinée
qui ensemble constituent la principale source du commerce de l'or.
Le trafic des esclaves s'effectue d'abord au nord vers la Mauritanie actuelle, puis s'étend plus bas jusqu'en Angola. Il est précédé d'opérations à but non
lucratif. Pour complaire à l'infant Henri le Navigateur, Antão Gonçalves embarque en 1441 deux captifs noirs sur la côte occidentale du Sahara. De
même que G. Eanes apporte, comme signe de son exploit, des roses sauvages cueillies au-delà du cap de Bojador, des navigateurs portugais enlèvent des
Noirs pour les exhiber comme preuves de leur périple africain. La première opération de traite négrière à proprement parler complète a lieu en 1445 :
Antão Gonçalves, encore lui, troque directement en Afrique noire neufs captifs et un peu de poudre d'or contre des marchandises provenant d'Europe2.
Les points d'appui côtiers ou les îles atlantiques serviront à l'occasion d'escales. São Tomé et Principe remplissent par exemple cette fonction sur la
route maritime des Indes orientales et, plus tard, sur l'itinéraire du trafic d'esclaves entre l'Afrique et le Brésil.
En Asie, les Portugais trouvent des États démographiquement étoffés, économiquement avancés et politiquement structurés. Face à de telles entités
aux forces terrestres imposantes, leur principal atout est la puissance de feu de leurs navires, équipés de nombreuses pièces maniées par des artilleurs
expérimentés. Ils apprendront dès leur arrivée en Inde que l'antagonisme entre hindous et musulmans, s'il est habilement exploité, peut en constituer un
autre.
En moins de dix ans, les Portugais conquièrent - grâce à l'intelligence politique et à la ténacité d'Alfonso de Albuquerque - Goa (1510), Malacca
(1511) et Ormuz (1508-1515), les trois points clefs pour le contrôle des routes du commerce des épices. Dans l'océan Indien comme sur le littoral
africain, ils préféreront le profit à la conquête, car dans les deux cas leurs positions restent précaires.
En Asie, leur présence est faite d'alliances inconstantes avec des États locaux. Elle est marquée par des guerres endémiques avec des adversaires pour
la plupart musulmans, prompts à prendre les armes pour les déloger. Leurs places fortes sont sans cesse attaquées. Ils doivent de surcroît faire face à la
concurrence des Hollandais et des Anglais, présents sur la scène asiatique dès le début du XVIIe siècle.
Le Brésil, « découvert » en avril 1500 par Pedro Alvares Cabral, aura une destinée qui rappelle celle des îles de l'Atlantique, notamment de Madère. À
leur arrivée, les Portugais y rencontrent des communautés amérindiennes aux effectifs clairsemés et à un niveau de développement technique proche de
l'âge de la pierre. Sur cette terre aux richesses apparemment beaucoup moins prometteuses que celles des Indes orientales se forment, aux XVIe et XVIIe
siècles, quelques noyaux de peuplement portugais le long du littoral.
D'abord simple entreprise de pillage et d'extraction, le Brésil deviendra, par la grâce des techniques et des capitaux européens, une partie intégrante de
l'économie de production du Vieux Continent. Le succès au Brésil de la première grande entreprise de colonisation agricole, lancée par des Européens en
Amérique, tient en grande partie à l'expérimentation réussie, un demi-siècle plus tôt et sur une toute petite échelle, du système de production du sucre
dans les îles de l'Atlantique. Ce modèle réduit de référence fournit également la solution au problème de la main-d'œuvre, d'autant plus aisé à régler pour
les Portugais vu leur connaissance du marché esclave africain.
Le premier empire portugais, « porté par la mer »3, couvre au XVIe siècle les trois quarts de la circonférence de la terre, du Brésil à l'ouest à Timor à
l'est ( tableau 16 ). Aucun des empires maritimes et commerciaux précédents, qu'il s'agisse de ceux constitués par les Phéniciens, les Athéniens, les
Carthaginois ou par les républiques de Gênes et Venise, n'atteint les dimensions de la thalassocratie portugaise. Ce siècle d'or, durant lequel le Portugal
fait figure de première puissance navale et maritime de l'Europe, dont le souverain endosse le titre de roi de Portugal et des Algarves, « seigneur de la
Conquête, de la Navigation et du Commerce d'Éthiopie, d'Arabie, de Perse et de l'Inde », ne cessera d'être par la suite glorifié par les élites
métropolitaines.
Si le petit royaume ibérique, peuplé d'environ un million d'habitants, parvient à gérer un empire aussi démesuré et éclaté, c'est parce que le type de
possession créé n'exige pas de la métropole qu'elle dégarnisse ses effectifs humains pour peupler les implantations d'outre-mer. De fait, le nombre de
Portugais installés dans les îles de l'Atlantique, en Afrique, en Orient et au Brésil ne dépasse pas les 100-150 000 dans la seconde moitié du XVIe siècle4.
En plus de faire appel à des marins, des techniciens et des capitalistes étrangers pour promouvoir leurs intérêts dans les contrées d'outre-mer (voir section
suivante), les Portugais s'y font seconder par des populations non-européennes, auxquelles ils n'hésitent à se mélanger si nécessaire.
La moitié des 100 000 captifs arrachés à l'Afrique durant le premier siècle de la traite occidentale est absorbée par les îles de l'Atlantique. Au XVIe
siècle, le nombre d'esclaves africains au Brésil dépasse celui des résidents métropolitains. En Inde, les troupes portugaises décimées par les maladies se
reconstituent en recrutant des soldats d'origine hindoue. Goa, remodelée à l'image d'une cité portugaise, accueille des hindous et des musulmans
convertis, ainsi que des individus venant des quatre coins de l'empire. Au milieu de cette multitude colorée, une minorité de Portugais, mariés pour la
plupart à des femmes autochtones préalablement baptisées, se fond en Asie donnant naissance à des métis chrétiens. De même, sur les rives de
l'Atlantique sud, Luso-Africains et Afro-Brésiliens forment des communautés créoles, mélange de populations assimilées d'origines diverses, parlant une
forme « créolisée » du portugais et de confession catholique. Ils s'insèrent dans ce qu'ils connaissent le mieux : la traite négrière.
La fin du XVIe et le début du XVIIe siècle marquent le déclin du premier empire portugais. Durant la phase où il est uni à l'Espagne (1580-1640), le
Portugal perd le meilleur de ses comptoirs d'Orient cependant qu'une bonne partie du Brésil est occupée par les Hollandais ( tableau 16 ). À sa sortie de
l'union dynastique, le Portugal se retrouve dans une situation extrêmement difficile. Son monopole sur le commerce des épices asiatiques et l'or africain
est démantelé. L'Espagne, dont il vient de se séparer et qui ne reconnaîtra son indépendance qu'après plus d'un quart de siècle, devient une menace pour
son intégrité territoriale. Face à une telle situation, le Portugal choisit d'aliéner une part de sa souveraineté contre la protection d'une grande puissance.
Son alliance avec l'Angleterre, scellée par une série d'accords (en 1642, 1654, 1661 et 1703), marquera la vie économique et politique du pays jusqu'à la
fin du XIXe siècle.
« La persistance du petit royaume appauvri dans la seconde moitié du XVIIe siècle d'une part, sa renaissance au XVIIIe siècle d'autre part (en tant que
puissance coloniale), ne peuvent s'expliquer qu'en admettant la situation particulière de semi-dépendance que le gouvernement portugais accepte comme
forme de souveraineté5. » En devenant l'allié de l'Angleterre, le Portugal parvient à s'ériger en métropole d'un deuxième empire, axé sur l'Atlantique sud,
faisant s'interpénétrer le Brésil et l'Afrique (carte 9).
Aussi « démesuré sur la carte » que le premier empire, « mais d'une opulence moins factice et plus durable », ce deuxième empire est « solidement
amarré aux plantations et aux mines (brésiliennes), il offre pendant deux siècles au moins une chambre d'expansion à l'émigration et des ressources
apparemment inépuisables à la Couronne et aux revendeurs des productions américaines »6. Mais que serait le Brésil esclavagiste sans sa « mère »
l'Afrique, à laquelle il enlève environ quatre millions de Noirs ? ( tableau 5 ). Il se verra pour cela décerner le nom de « nouvelle Guinée » au XVIIe
siècle.
Colonie de peuplement autant que d'exploitation, le Brésil devient dès la fin du XVIe siècle la principale destination de l'émigration en provenance de
la péninsule Ibérique. Il le restera jusqu'aux années 1950, avant d'être détrôné par la France. À la différence de l'Asie où environ deux tiers des Portugais
arrivés jusqu'au début du XVIIe siècle retournent dans la mère-patrie, le taux de retour de la population émigrée au Brésil est inférieur à 10 %7.
Il n'est pas jusqu'à la cour portugaise in corpore qui s'y soit expatriée ! Pour échapper à l'armée napoléonienne qui envahit le Portugal, Jean VI quitte
l'estuaire du Tage en novembre 1807. La flotte qui l'emmène au Brésil, escortée par des vaisseaux de guerre anglais, comprend 20 navires et transporte
près de 15 000 personnes. A-t-on jamais vu situation aussi singulière : des élites métropolitaines s'embarquant pour une traversée de deux mois à
destination d'une colonie-refuge ? L'arrivée à Bahia en janvier 1808 du premier monarque européen sur le sol de l'Amérique8 sera suivie de peu par
l'indépendance du Brésil (1822).
Commence alors pour le Portugal une longue et difficile quête : celle d'un nouvel empire, le troisième du nom, à édifier à partir des points d'appui qu'il
conserve en Asie et en Afrique ( tableau 16 ), susceptibles de lui servir de têtes de pont pour ancrer son rêve d'un « nouveau Brésil ». L'Afrique centrale
seule semble lui offrir du champ libre. En Angola, pourvoyeur attitré en esclaves pendant trois siècles de son empire sud-américain, le Portugal tient sur
le versant atlantique les villes de Luanda et de Benguela et leur arrière-pays. Au Mozambique, dans cette partie de l'Afrique tournée vers le monde
indien, il est implanté dans quelques ports éparpillés sur le front de mer et dans la vallée du Zambèze.
L'avancée territoriale portugaise en Angola sera facilitée d'une part par l'existence de communautés créoles jouant le rôle d'intermédiaires ; et d'autre
part par la bienveillance de son allié britannique9. L'Angola deviendra après la Deuxième Guerre mondiale l'« Algérie du Portugal », attirant pour la
première et la dernière fois de l'histoire du troisième empire une fraction significative des émigrants portugais. Évoluant vers une colonie de type mixte,
l'Angola abritera une population européenne de plus en plus nombreuse: 12 000 Blancs vers 1913, 78 000 en 1950, 175 000 en 1961 et 335 000 en 1975.
Ces émigrants délaissent pour la plupart les colonies agricoles blanches de l'intérieur pour se concentrer dans les villes côtières.
En regard de cet Angola entièrement investi, le Mozambique apparaît comme une colonie qu'à moitié portugaise. Confrontés aux convoitises des
puissances coloniales voisines et dépourvus des moyens financiers nécessaires pour la mise en valeur d'un pays à l'environnement ingrat, les Portugais
doivent faire appel à de grandes compagnies étrangères (notamment britanniques) auxquelles près de la moitié du territoire actuel du Mozambique sera
concédée.
L'un des paradoxes de la colonisation portugaise sur le continent africain est d'être la première à se manifester (dès le XVIe siècle), mais la dernière à
s'y implanter effectivement. Ce trait particulier s'explique principalement par les moyens limités dont dispose le colonisateur lusitanien pour éliminer les
résistances autochtones qui continuellement entravent son expansion. Ce n'est finalement qu'au prix d'harassants efforts militaires que le Portugal
parviendra, durant l'entre-deux-guerres, à asseoir sa souveraineté sur une portion de l'Afrique subsaharienne équivalant à moins d'un quart de l'actuel
territoire du Brésil.
Jusqu'à la fin - tardive - de son aventure coloniale, le Portugal réussira à marquer sa différence d'avec les autres empires européens. La « révolution
des Œillets » d'avril 1974, qui liquide le troisième empire portugais, est née à Lisbonne parmi les officiers ayant combattu les mouvements de libération
nationale de la Guinée, de l'Angola et du Mozambique. « C'est la première fois que l'encadrement d'une armée devenue essentiellement coloniale abat un
régime qui, plus que tout autre (en Europe), avait fondé sa mystique sur les valeurs impériales et avait tout fait pour les défendre jusqu'à la rupture10. »
Ce qui frappe, en fin de compte, dans l'expérience coloniale du Portugal, c'est sa capacité, malgré des moyens limités, à édifier une série de structures
impériales combinant différents types d'implantation. Si le petit royaume parvient à conserver plusieurs domaines d'outre-mer, se succédant l'un à l'autre
durant cinq siècles en divers points du globe, c'est sûrement grâce à la faculté d'enracinement et d'absorption de ses ressortissants.
Une très longue présence sur le terrain, combinée à des conditions de vie précaires ne les coupant pas des colonisés, font de la plupart des Portugais
sous les tropiques des « agents d'acculturation et de cohésions inter-ethniques d'une redoutable efficacité »11. Cela est vrai pour le Brésil, mais aussi pour
plusieurs zones en Asie (Goa), en Afrique (Angola, Mozambique) et dans les îles de l'Atlantique. Cette faculté d'infiltration fait qu'après avoir été la
« langue franche » du commerce inter-asiatique jusqu'au XVIIIe siècle, le portugais est parlé aujourd'hui par plus de 200 millions de personnes vivant
hors de l'ex-métropole.
Reste encore à s'interroger sur le lien entre l'étroitesse de la base métropolitaine et la démesure d'un empire censé la compenser par sa masse ou ses
richesses. « Qu'est-ce donc ce pays si petit qui a voulu construire un empire démesuré ? » se demande l'écrivaine portugaise Lidia Jorge. « N'est-ce pas à
cause de cette histoire si particulière, à la fois trop fantastique et trop réelle, que beaucoup de personnages de notre littérature n'ont pas le sens de la
réalité terrestre, et ont souvent du mal à savoir quelle est la mesure de leur corps ? » Les mêmes questions pourraient se poser pour l'économie et la
société portugaise.

Premier empire (1415-1640)

Personne ne sait véritablement quelle est la contribution du premier empire à l'économie portugaise. Et rien ne permet de dire aujourd'hui qu'elle
puisse être jamais déterminée. En période pré-statistique, il faut savoir se contenter de signes et d'approximations. De déductions aussi, comme celle-ci :
un petit pays tel que le Portugal, mal doté par la nature, à l'économie chétive, aux structures sociales grippées, ne peut, en toute logique, se saisir seul et
pleinement des gains et des opportunités offerts par un empire aux dimensions démesurées.
Comme rien n'est jamais sûr quand il s'agit de fixer le niveau de développement des nations en remontant loin dans le temps, celui du Portugal au XVe
et au début du XVIe siècle fait forcément l'objet d'appréciations différentes. Dans l'Europe de la fin du Moyen Age, fragmentée en une multitude d'entités
étatiques de médiocre étendue, le Portugal ne serait « ni anormalement étroit, ni anormalement pauvre, ni enfermé en lui-même »12. À en croire pourtant
les voyageurs européens qui s'y rendent au XVIe siècle, le Portugal, comparé à l'Italie du Nord, à la France ou à l'Espagne, étonne par son indigence et
son isolement socioculturel. On ne se tromperait guère en disant que le niveau de développement du petit royaume est, à la veille de le Renaissance, dans
la moyenne basse en Europe. Pendant quatre siècles, il ne quittera pas le fond du classement.
L'un des signes du manque d'épaisseur de l'économie lusitanienne est la forte présence d'étrangers dans l'expansion portugaise. À l'instar de l'Espagne
sa voisine, le Portugal se doit d'ouvrir aux autres nationalités son empire qui non seulement pâtit de la démographie anémique du royaume et du déficit
d'émigrants, mais a également besoin, pour tourner, du savoir-faire et des capitaux de marchands et d'investisseurs italiens, allemands, hollandais et
castillans. Installés pour la plupart à Lisbonne, ces négociants et manieurs d'argent étrangers s'attachent les services des Juifs expulsés d'Espagne en 1492
et absorbés par le Portugal. Convertis pour la forme, ces « nouveaux chrétiens »13 sont les intermédiaires attitrés dans les échanges du royaume avec
l'Afrique, l'Asie et le Brésil.
Ainsi, l'industrie du sucre à Madère se développe avec la participation d'investisseurs génois et de techniciens siciliens, la commercialisation du
produit passant par Anvers. L'introduction de la canne à sucre en Amérique s'effectue par des Portugais, associés à Hispaniola14 à des capitalistes italiens
et au Brésil à des Hollandais, appréciés autant pour leur capacité commerciale que pour leur puissance financière. Quoi d'étonnant dès lors que des
étrangers s'approprient une fraction, impossible à évaluer mais sans doute significative, des surplus issus des activités d'outre-mer ?
Un autre signe des moyens limités du Portugal sont les dons d'équilibriste que le pays démontre dans l'exercice de l'empire. La Couronne utilise les
revenus tirés du trafic de l'or africain pour financer la coûteuse circumnavigation de l'Afrique, lui donnant un accès direct aux épices d'Asie. Elle amortit
par la suite la perte des ressources issues de son empire commercial et maritime d'Asie avec les revenus générés par le système de plantation esclavagiste
brésilien. Ceux-ci financent en outre la longue et ruineuse guerre d'indépendance qui suit la sortie en 1640 de l'union dynastique d'avec l'Espagne.
Il n'est pas exagéré de dire que c'est de telles acrobaties que dépend, en plusieurs circonstances, la survie du Portugal en tant qu'État indépendant15. De
fait, aucun empire de l'ère moderne ne joue en Europe un rôle aussi prépondérant que le domaine portugais dans la construction et la pérennité d'un État
métropolitain. Les prélèvements sur le commerce des épices d'Asie et de l'or africain ne fournissent-ils pas au XVIe siècle entre 50 % et 60 % de l'argent
entré dans les coffres de l'État portugais ?16.
Laissée brièvement à ses débuts à des initiatives personnelles, l'expansion portugaise est « nationalisée » par le roi de la fin du XVe siècle à 157017. Le
gros des trafics d'outre-mer devient la chasse gardée du roi, de quelques nobles et d'un nombre réduit de marchands, pour la plupart étrangers, ayant
passé contrat avec le monarque. Seul le commerce avec le Brésil reste ouvert à tous les sujets portugais.
C'est peu dire que la constitution du premier empire ne touche pas la plus grande partie de la population et des activités du pays18. Hormis
l'introduction du maïs dans le nord-ouest et l'emploi en nombre limité d'esclaves noirs dans quelques domaines du centre-sud, région dépeuplée depuis la
fin de la Reconquista et la Grande Peste de 1348, l'agriculture n'en ressent guère les effets.
Quant à l'industrie portugaise, elle ne fournit qu'une gamme limitée des biens (armes, bateaux, textiles, denrées alimentaires) nécessaires à l'édification
de l'empire. L'approvisionnement des marchés lointains en biens industriels s'effectue dans le cadre d'un système d'échanges multilatéral, classique dans
l'Europe colonisatrice d'Ancien Régime. Le Portugal exporte vers le nord de l'Europe, l'Espagne et les pays méditerranéens ses produits traditionnels
(vin, sel, huile d'olive, fruits secs, poisson). Il importe de ces parties d'Europe des biens alimentaires (céréales notamment), des métaux (argent et cuivre)
et des articles manufacturés (textiles), dont une grande partie est réexportée vers l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, qui reçoivent également les produits
d'exportation traditionnels portugais. Une autre partie, plus réduite, des importations d'Europe sert à la consommation nationale. La clef de voûte de ce
système est le commerce d'outre-mer, à l'origine d'un gros trafic de transit à l'avantage du Portugal qui fournit le Vieux Continent en denrées tropicales,
affluant des quatre coins de l'empire vers le royaume.
On devine la critique qui sera formulée dès le XVIe siècle à l'encontre des trafics d'outre-mer : en fournissant les recettes nécessaires pour payer les
produits manufacturiers étrangers, ils engourdiraient l'essor industriel de la métropole. Nous verrons dans la section suivante que les tentatives
d'industrialisation du Portugal aux XVIIe et XVIIIe siècles ont justement lieu lorsque le commerce au loin ne parvient plus à remplir sa fonction
régulatrice.
Si l'impact du premier empire sur l'économie portugaise est faible, où vont les gains tirés de l'expansion ? Sans qu'il soit possible de faire une pesée de
chaque rubrique, une part est utilisée pour le maintien de l'empire (dépenses administratives et militaires) ; une autre est empochée par des marchands et
des investisseurs étrangers ; une autre va à l'État et à des particuliers métropolitains. L'affectation de cette dernière part, sans doute la plus consistante et
également la mieux étudiée par les historiens, dépend du rapport de forces et du système des valeurs au sein des classes dirigeantes.
L'histoire politique du Portugal, aux premiers temps de son expansionnisme outre-mer, est marquée par les velléités centralisatrices de la monarchie,
auxquelles s'oppose la grande noblesse. Le roi réussit à attirer à lui certains nobles et à les amadouer en leur offrant charges publiques et subsides d'État.
Une distinction s'instaure dès lors entre noblesse terrienne de province et noblesse de service, dont les membres soit fréquentent la cour royale, soit
représentent le roi dans les provinces. Ces fidalgos19, qu'ils soient de rangs inférieurs ou supérieurs de la noblesse, se voient confier par la Couronne la
gestion militaire et administrative de l'empire d'Asie. L'expansion, dans laquelle ils s'insèrent en exerçant bientôt toutes sortes d'activités commerciales,
les enrichit et renforce leur position sociale.
Le fait que la première expansion portugaise soit essentiellement une entreprise d'Etat et que la Couronne s'attache les services d'une fraction de la
noblesse, lui permettant de se saisir d'une partie importante des bénéfices de l'empire, bloque la montée d'une bourgeoisie nationale. Tenue à l'écart de
l'Asie, concurrencée par les marchands étrangers et les Juifs convertis, la bourgeoisie portugaise doit modestement se rabattre sur les îles de l'Atlantique
et l'Afrique occidentale.
V.M. Godinho, suivi par d'autres historiens portugais, est d'avis que le capitalisme commercial d'État, noyauté par des fidalgos qui se reconnaissent
uniquement dans les valeurs traditionnelles de la noblesse, aurait retardé le développement du royaume en renforçant les institutions seigneuriales, plutôt
que la bourgeoisie urbaine20.
Comment lui donner tort ? Fort peu de Portugais partent pour l'Asie au XVIe siècle avec l'intention de s'y établir. Les fidalgos de rang inférieur s'y
rendent dans l'espoir de faire fortune et de constituer ainsi leur propre patrimoine au Portugal. À l'exemple de Vasco de Gama - membre de la petite
noblesse d'épée, sans terre et plutôt désargentée - dont le rêve après son retour des Indes est de recevoir la seigneurie du coin de terre au sud de Lisbonne
où il est né. Ceux de rang supérieur font le déplacement dans le but de consolider leur statut et leurs privilèges. Ensemble, ils personnifient le retornado
qui, après avoir survécu aux maladies tropicales, rapporte des Indes orientales des richesses affectées le plus souvent, dans le royaume, à l'achat de
maisons, de domaines et de rentes.
La plupart des « nouveaux chrétiens », faisant fortune en Asie, adoptent le même comportement, utilisant leurs revenus pour accéder aux rangs
inférieurs de la noblesse. L'État ne s'écarte pas de cette ligne : sa préférence va aux dépenses somptuaires, à la construction de palais et d'églises. La plus
belle réalisation, financée par les richesses tirées d'Asie, est sans conteste le monastère des Hiéronymites à Lisbonne. Sa construction, décidée par
Manuel Ier en 1496, dure près d'un siècle. À l'entrée du monastère seront placés les tombeaux de Vasco de Gama et du grand poète Camoëns qui en a
chanté son odyssée (1572).
Contrairement à l'Asie, le Brésil retient mieux les Portugais qui s'y rendent, ainsi que leurs capitaux, réinvestis sur place dans de nouvelles terres et de
nouveaux esclaves. Il attire notamment la fraction de la bourgeoisie marchande portugaise qui se sent à l'étroit dans les structures de l'économie
métropolitaine.
La distribution foncièrement inégalitaire au sein de la société portugaise des richesses rapatriées d'Asie a par ailleurs sur la métropole un effet de
stratification géographique. Elle aggrave l'opposition littoral-intérieur, et plus particulièrement l'opposition Lisbonne/reste du pays. Capitale politique,
siège de l'administration royale et principal port des trafics d'Afrique et d'Asie, Lisbonne acquiert dès le XVIe siècle une surcharge pondérale. Sa
population augmente de 65 à 130 000 habitants entre 1500 et 1600, avant d'atteindre les 180 000 en 1700. C'est moins que Londres ou Paris, mais plus
que n'importe quelle ville de la péninsule Ibérique21. « Pour le Portugal, (c'est) une ville monstrueuse, une tête trop grosse pour un petit corps22. »
Lisbonne, qui grandit en se nourrissant surtout des fruits du système impérial, atteint une taille disproportionnée par rapport aux fonctions qu'elle assume
dans l'économie nationale.
Si l'on s'en tient à ce qui précède, il n'est guère surprenant que le premier empire portugais ne trouve pas grâce aux yeux de son meilleur spécialiste.
V.M. Godinho considère que l'expansion commerciale ne fait évoluer ni les mentalités ni les structures sociales ; qu'avec elle le Portugal ne devient ni
rationnel ni capitaliste. Restant toujours aussi archaïque et seigneurial, le royaume serait condamné, dès la fin du XVIe siècle, à l'arriération. Cette
économie et cette société, renforcées dans leurs structures féodales par l'empire, ne parviendront pas, par la suite, à « s'industrialiser ni à accéder à
l'univers de la science ou à celui de la citoyenneté »23.
Faut-il s'étonner que les apports d'outre-mer apparaissent comme précaires et fragiles, lorsqu'ils ne peuvent être pleinement saisis et intégrés dans un
processus de croissance interne, aux racines anciennes et profondes ? L'effondrement, à la fin du XVIe siècle, du trafic entre Lisbonne et les Indes
orientales tarit la principale source de revenus de la Couronne, de la noblesse et des grands marchands. Du coup, les épices, qui étaient la substance de
l'Inde portugaise et représentaient (avec l'or) les fondements de l'État portugais, semblent se dissiper tel un mirage. À l'évidence, les fortunes privées
rapatriées d'Asie par les retornados au XVIe siècle ne peuvent avoir la même consistance, ni les mêmes potentialités au Portugal, à l'économie poussive,
que les fortunes rapatriées par les nababs anglais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en Angleterre, engagée dans sa révolution industrielle.

Deuxième empire (1640-1822)

Au XVIIe siècle, l'empire portugais change de peau : d'oriental, il devient atlantique. Pour le bien de la métropole. « Tout ce que le Portugal peut
perdre du côté de l'Océan Indien [...], il le regagne du côté de l'Atlantique en assise territoriale, en floraison démographique, en ressources agricoles, en
trafic commercial, en solidité24. » L'essor et la montée en puissance du Brésil peuvent être exprimés en quelques chiffres. La colonie attire la plupart des
850 à 900 000 Portugais qui émigrent du milieu du XVIIe au début du XIXe siècle25. Le nombre d'Africains qui y sont déportés passe de 360 000 à 2,5
millions entre le XVIIe et le XVIIIe siècle26. Au total, sa population augmente de 800 000 en 1600 à 4,5 millions en 1820, dont 11 % d'Indiens, 56 % de
Noirs et de métis, et 33 % d'Européens27. Au nombre et à la diversité des hommes s'ajoute, en une succession de cycles, la variété des produits exploités :
bois (1510-1570), sucre (1570-1700), or et diamants (1700-1790), coton (1760-1820), sans oublier le tabac et plus tard le café.
Au milieu du XVIIe siècle, le Brésil fournit les neuf dixièmes de la consommation du sucre du monde occidental. Au XVIIIe siècle, près des deux tiers
de l'or expédié en Europe viennent de la colonie portugaise28. C'est au Brésil et dans le sud des États-Unis que les esclaves peinent dans les plantations de
coton pour que soit assuré l'approvisionnement des filatures mécanisées de l'Angleterre en voie d'industrialisation. Le Brésil du sucre et de l'or a un
revenu par habitant plus élevé que la moyenne européenne29, autrement dit très au-dessus de celle du Portugal. Inutile de préciser que cette richesse est
concentrée entre les mains d'une infime minorité d'Européens - nés en métropole, sur le Vieux Continent ou sur place - menant grand train.
Pour la métropole, le Brésil est un partenaire commercial privilégié30 et une source irremplaçable de revenus. Ce qui a fait dire à un historien lusitanien
que non seulement il constitue l'essence du deuxième empire, mais également « l'essence du Portugal. [...] C'est le Brésil [...] qui (fait) respecter le
Portugal par les nations civilisées d'Europe »31. C'est la Grande-Bretagne, pourrait-on ajouter, qui permet au petit royaume de garder sa colossale colonie
américaine et c'est surtout l'Angola qui fournit à cette dernière son lot indispensable d'esclaves. L'inégalité et la dépendance marquent les relations,
parfois ambivalentes, entre ces quatre participants du système luso-atlantique.
En échange des garanties politiques qu'elle octroie au Portugal, l'Angleterre en fait son vassal commercial. Un observateur français, traversant le
Portugal du milieu du XVIIIe siècle, taxe le royaume de « colonie » anglaise. Les Anglais développent les vins de Porto, produit d'exportation par
excellence du pays, dont ils contrôlent la commercialisation. Ils inondent le royaume de leurs textiles, « de quoi habiller tous les paysans du Portugal et
de quoi submerger le marché lointain du Brésil ». Leurs capitaux lubrifient les rouages du commerce des marchandises et des hommes vers le Brésil. Le
Portugal est trop petit, trop faible, trop « indolent selon F. Braudel32, pour prétendre au protectionnisme et à l'industrialisation.
Reconnaissons-lui la capacité de mobiliser l'énergie d'un solide protecteur qu'il paie avec les richesses arrivant du Brésil dans l'estuaire du Tage. Ce
faisant, il laisse échapper une partie non négligeable des gains de l'empire que les Anglais ne sont au demeurant pas les seuls à détourner de la métropole.
Fuyant les structures étriquées du Portugal, une fraction de la bourgeoisie commerçante de Lisbonne, souvent d'origine juive, s'installe au Brésil.
Beaucoup de « nouveaux chrétiens » portugais, pourchassés par l'Inquisition, se réfugient en Europe du Nord-Ouest. Etablis dans les villes côtières du
Brésil, à Londres ou à Amsterdam, gardant des contacts à Lisbonne, les Juifs portugais, auxquels le roi Joseph Ier (règne 1750-77) voulait faire porter un
bonnet jaune pour les distinguer des « bons chrétiens », se joignent aux Hollandais investissant dans les plantations de canne au Brésil ou s'engagent aux
côtés des Anglais actifs dans le commerce luso-brésilien33.
Au Portugal même, seule l'aristocratie marchande de Lisbonne, suffisamment influente pour s'imposer comme relais, profite de l'alliance avec
l'Angleterre, en commercialisant dans le royaume et au Brésil une partie des produits manufacturés importés, notamment les lainages fins anglais. Les
marchands portugais en moins bonne posture doivent se contenter de lots de consolation décernés par l'empire. Ils doivent cependant, et c'est une
singularité de l'expérience coloniale portugaise, les disputer à d'autres acteurs économiques en place dans les territoires d'outre-mer et les trafics
coloniaux34.
La traite négrière est une bonne illustration de cette situation inédite. Les Portugais sont les premiers et parmi les derniers à pratiquer la traite vers
l'Amérique. Les premiers envois datent des années 1510, les derniers, clandestins, des années 186035. De 1519 à 1867, les Portugais déportent plus de 5
millions de Noirs, soit 46 % du total des 11 millions de captifs arrachés à l'Afrique. Le Portugal est le plus important transporteur d'esclaves, loin devant
la Grande-Bretagne (28 %) et la France (13 %). Les zones écrémées par les Portugais, à savoir l'Angola, le Congo et le Mozambique principalement,
fournissent près de la moitié des départs. Le Brésil, à lui seul, accueille 40 % des 9,6 millions de captifs arrivés en Amérique de 1519 à 1867 (tableaux 3
et 5).
Pour autant, le Portugal ne peut être considéré comme une puissance négrière de premier plan. Dans la mesure où la traite « portugaise » fonctionne en
grande partie en échappant au contrôle de la métropole36. De la seconde moitié du XVIIe siècle jusqu'au premier tiers du XIXe siècle, cette traite se trouve
dans la mouvance des populations créoles du Brésil et de l'Angola qui, pour financer leurs opérations « intercoloniales », passent par des bailleurs de
fonds d'Europe du Nord-Ouest, qui ont leurs représentants à Lisbonne.
Ce montage particulier date du moment où Luanda est rendu au Portugal en 1648, suite à une expédition lancée depuis Rio de Janeiro pour déloger de
ce point de la côte angolaise les Hollandais qui y étaient installés depuis 1641. Pendant un demi-siècle, Luanda est administré par des gouverneurs venus
du Brésil, liés pour la plupart à des planteurs de Pernambouc et Bahia, qu'ils approvisionnent en esclaves avec l'appui de Luso-Africains et de courtiers
noirs d'Angola.
À l'occasion, comme au début du XIXe siècle, des marchands portugais en exil à Rio parviennent à pénétrer la traite à Luanda, avec le soutien
financier de commerçants et d'agents anglais, intéressés autant par le marché brésilien que le marché angolais. Pour les auteurs qui privilégient le rôle de
la traite négrière dans le système luso-atlantique, « le commerce d'esclaves entre le Brésil et l'Angola se présente comme l'axe central de l'enchâssement
de l'économie portugaise dans l'économie anglaise »37.
Au Portugal même, la traite négrière ne servirait, selon J.C. Miller, que d'appoint pour des groupes d'intérêt métropolitains poussés aux marges de
l'empire, car incapables de tenir la comparaison avec les élites marchandes autochtones ou étrangères. Miller n'hésite pas à présenter la traite portugaise
comme une activité inférieure, sale et dégradante, tout juste bonne pour des perdants, des gagne-petit, écartés en métropole des créneaux porteurs. À le
lire, Portugais, Luso-Brésiliens et Luso-Africains prolétarisent la traite atlantique.
Au fond, la traite n'acquerrait ses éventuelles lettres de noblesse que lorsqu'elle est pratiquée par des marchands et des financiers de nations
occidentales engagées sur le chemin de la croissance. Alors seulement elle apparaît comme un « commerce riche », un trafic hautement spécialisé. Pour
le dire comme le révérend Gordon, honorable clergyman dans l' Angleterre du premier quart du XVIIIe siècle, la traite en Afrique se hisse au rang de « la
plus intéressante branche » du commerce des nations du Nord-Ouest de l'Europe38.
Le rôle de la traite dans l'économie portugaise a été très peu étudié. On sait seulement que des capitaux lusitaniens sont attirés au début du XIXe siècle
vers le Brésil, plaque tournante de la traite « portugaise ». Pernambouc joue alors un rôle de relais pour des manufacturiers portugais approvisionnant le
marché angolais. L'Angola apparaît comme un débouché privilégié pour des fabricants métropolitains de textiles et d'autres produits industriels,
incapables de soutenir au Brésil la concurrence des produits anglais ou des textiles asiatiques commercialisés par des marchands portugais insérés dans le
circuit des Indes orientales39. Nous verrons dans la section suivante qu'après l'indépendance du Brésil, les négriers portugais de Rio rapatrieraient au
Portugal une partie de leurs capitaux.
Les lignes qui précèdent laissent deviner un début d'industrialisation au Portugal. À deux reprises, l'industrie apparaîtra en effet comme une solution
aux crises du trafic colonial. La première tentative d'industrialisation, inspirée du colbertisme, date des années 1680, à un moment où l'industrie sucrière
brésilienne bat de l'aile. Elle combine, de façon assez classique, protectionnisme, création de manufactures nationales et appel à des techniciens
étrangers. Après deux décennies de cette politique d'industrialisation par substitution aux importations, le Portugal parvient à faire pratiquement cesser
ses achats de tissus de laine étrangers40.
L'or du Brésil et le vin de Porto auront raison de cette manifestation du mercantilisme portugais. La découverte du métal jaune dans la province de
Minas Geiras à la fin du XVIIe siècle offrira, après les épices asiatiques et le sucre brésilien, la solution de facilité pour équilibrer la balance
commerciale. En même temps, grands producteurs de vins portugais et exportateurs de draps anglais au Portugal et au Brésil trouvent dans le
développement rapide du vin de Porto le moyen de faire échouer la politique protectionniste du royaume.
Le traité de Methuen, conclu en 1703 avec l'Angleterre, enverra aux oubliettes l'une des rares tentatives portugaises d'industrialisation de l'ère
moderne. Grâce à cet accord, le Portugal consolide sa position politique en Europe et sa présence au Brésil. Grâce à lui, ses vins bénéficient d'une
situation privilégiée sur le marché anglais. En contrepartie, le royaume renonce à tout développement manufacturier en acceptant de lever les restrictions
à l'entrée des biens industriels anglais.
L'or du Brésil donnera au Portugal du XVIIIe siècle une apparence de richesse. « Au lieu de consacrer à des investissements productifs les énormes
revenus que lui (procure) cette manne, le roi Jean V les (gaspillera) en dépenses somptuaires. Même si l'on peut rendre hommage à ses qualités de
mécène, on ne doit pas passer sous silence son écrasante responsabilité dans la décadence de son royaume et dans sa mise sous tutelle par l'Angleterre
qui, profitant de l'indolence [...] du souverain, (saura) attirer à elle les flots d'or qui (submergent) Lisbonne41. »
Visiblement, la Couronne, la grande noblesse et le haut clergé portugais, principaux bénéficiaires des trésors du Brésil, préfèrent les basiliques, les
bibliothèques, les monastères et les palais aux ateliers et aux fabriques. Ce penchant vaut aux visiteurs des environs de Lisbonne d'admirer aujourd'hui à
Mafra le plus vaste monastère de la péninsule Ibérique. La construction de ce palais-couvent, bâti sur quatre hectares, a nécessité le travail pendant 34
ans (de 1717 à 1750) de 50 000 ouvriers. Ceux qui ne goûtent ni son gigantisme, ni sa lourdeur - dont est rendu responsable l'architecte prussien choisi
par Jean V - disent abusivement que tout l'or du Portugal passa dans sa réalisation.
Il n'empêche, à la mort de Jean V en 1750, il n'y a pas de quoi dans le trésor royal pour payer ses funérailles ; ni les cochers de la reine, privés de
salaire depuis cinq ans42. Adoptant le point de vue de l'économiste, Celso Furtado est d'avis que « c'est l'or du Brésil qui est en grande partie responsable
de l'important retard relatif pris par le Portugal au cours (du XVIIIe) siècle dans le processus de développement économique de l'Europe »43.
La deuxième tentative d'industrialisation du Portugal a lieu pendant les années 1770, au moment où la production aurifère du Brésil se contracte
fortement suite à l'épuisement des gisements. Privé comme durant les années 1680 de sa capacité à importer, le Portugal sera de nouveau tenté de
fabriquer les biens manufacturés sur place plutôt que de les acheter à l'extérieur. L'une des originalités de la politique d'industrialisation des années 1770,
initiée par le marquis de Pombal44, est l'attention portée à l'industrie du coton, qui se concentre autour de Lisbonne et Porto, dont l'approvisionnement en
« or blanc » est assuré par la mise en place d'un système de monopole au Brésil et qui bénéficie de la protection et du soutien financier de l'État45.
Cette politique d'industrialisation s'insère dans un ensemble de réformes, censées encourager la formation d'une nouvelle élite intellectuelle,
marchande et industrielle, capable de relever le défi de la modernisation. Le despotisme dont Pombal sera accusé peut être interprété comme la
manifestation de son implacable volonté à abattre les forces conservatrices et traditionalistes, opposées à sa tentative de « régénération » d'un Portugal
arriéré.
Après la disgrâce de Pombal et le démantèlement partiel du dispositif qu'il avait mis en place, le développement industriel du Portugal se poursuit dans
le cadre étriqué du mercantilisme. Les progrès concernent principalement les branches du textile (coton, lin, soie) tournées vers les marchés extérieurs.
Au crépuscule du deuxième empire, près de 70 % de la production des cotonnades sont exportés ; les textiles représentent plus des deux tiers du total des
exportations portugaises ; et le Brésil à lui seul absorbe environ 90 % des exportations de biens industriels de la métropole. C'est dire l'importance du
débouché colonial dans le développement industriel du Portugal de la fin du XVIIIe siècle46.
L'essor des manufactures métropolitaines ne doit toutefois pas faire illusion. Le Portugal de la fin du deuxième empire reste essentiellement une
économie d'entrepôt, tirant avantage de sa position d'intermédiaire entre les pays étrangers et ses colonies. À la veille de l'invasion des troupes
napoléoniennes (1807), 60 % des importations en provenance des nations étrangères sont réexportés. Plus de 85 % des importations en provenance du
Brésil (sucre, coton, tabac, cuirs) sont réexportés à Hambourg, en Angleterre et ailleurs en Europe. Les exportations vers l'empire sont composées
d'environ 20 % de produits fabriqués au Portugal, de 25 % de produits coloniaux, essentiellement des textiles d'Asie, et de plus de 50 % de produits en
provenance des nations étrangères, principalement des biens manufacturés d'Angleterre et du reste de l'Europe47.
Tant que la Grande-Bretagne passe par le Portugal pour accéder au marché brésilien, le système luso-atlantique, dont la particularité est de tourner
autour d'un axe qui n'est pas la métropole mais la colonie, aura offert des possibilités de gains au petit royaume. À la fin du XVIIIe siècle, ce système sera
dénoncé comme dépassé. Adam Smith choisit, pour illustrer la malfaisance du mercantilisme et les entraves artificielles au libre commerce, l'exemple
des relations commerciales anglo-portugaises régies par le traité de Methuen.
Comme en écho lointain à son prêche, le roi du Portugal Jean VI, exilé de l'autre côté de l'Atlantique, signe en 1810 un traité de commerce établissant
des relations directes entre son « royaume du Brésil » et l'Angleterre, éliminant du même coup Lisbonne de son rôle d'intermédiaire. Le côté incongru de
l'affaire est que jusqu'en 1818 les Portugais paieront dans leur colonie en titre des droits de douane de 1 % plus élevés que les Anglais.
Il est dommage que la « perte » de la colonie qui, de toute l'histoire de l'expansion européenne, aura le plus compté pour sa métropole n'ait pas fait
l'objet à ce jour d'une quantification. On pourrait se débarrasser de la question en se contentant de rappeler que jauger la part de l'empire dans les
richesses nationales du Portugal, en période pré-statistique, relève de l'art divinatoire. Prenons le risque d'un guess estimate. En additionnant les
différents types de gains que tire le Portugal du système atlantique, et en tenant compte du fait qu'au début du XIXe siècle le revenu national du royaume
représente probablement le dixième de celui de la Grande-Bretagne, il est à parier que le poids du deuxième empire à son apogée ne soit pas inférieur à
un tiers du PNB du Portugal.

Troisième empire (1822-1974)

Le poids dans l'économie portugaise du troisième empire - centré sur l'Afrique - n'atteindra jamais, durant le XIXe et le XXe siècle, celui du Brésil au
XVIIIe siècle. Pourtant, si l'on s'en tient aux statistiques commerciales ( tableau 17 ), son utilité pour la métropole ne cesse de s'accroître entre la fin du
XIXe siècle et le milieu du XXe siècle.
Avant de voir quelles fonctions les colonies africaines (Angola, Mozambique, Guinée, São Tomé et Principe, îles du Cap Vert) remplissent pour
l'économie métropolitaine après les années 1880, revenons brièvement sur la traite portugaise, qui atteint son apogée durant la première moitié du XIXe
siècle. Jusqu'en 1850, année durant laquelle le gouvernement brésilien prend des mesures drastiques d'interdiction de la traite, les Portugais sont les plus
grands négriers du monde. Ils exercent leurs activités de préférence depuis le Brésil, loin des fièvres létales des côtes africaines.
Cette traite de la dernière heure, comme celle des phases précédentes, échappe en grande partie au Portugal. Bien que les études en ce domaine soient
rares et lacunaires48, il y a lieu de croire que les capitaux sont avancés soit par des marchands anglais établis à Rio, soit par des négriers portugais
réinvestissant dans le trafic honteux une fraction de leurs profits, accumulés au Brésil aussi bien dans le commerce des esclaves que dans d'autres trafics.
Pas plus que les capitaux, les marchandises de traite ne sont d'origine portugaise : il s'agit principalement de biens manufacturés anglais ou de rhums et
de tabacs américains. Comme les bateaux transportant les captifs sont en partie construits aux États-Unis, le seul véritable « ingrédient » fourni par le
Portugal ne peut être que les hommes d'équipage des négriers.
Selon G. Clarence-Smith, le Portugal tire malgré tout avantage de la traite, une fois qu'elle est abolie au Brésil, en tant que lieu d'accueil de profits
rapatriés par de riches négriers résidant dans l'ex-colonie. Cet argent de la traite, dont le montant et la destination - placements financiers, achats de titres
de noblesse, dépenses somptuaires ou investissements dans des activités productrices - ne sont pas connus, contribuerait à la « prospérité économique et
à la stabilité politique du Portugal durant le troisième quart du XIXe siècle »49.
La traite et l'esclavage une fois abolis, les colonies africaines rempliront pour l'économie métropolitaine des fonctions assez similaires à celles
dévolues au Brésil au XVIIIe siècle. Elles deviennent des débouchés protégés, des sources d'approvisionnement de produits bruts et, à ces deux titres,
contribuent à l'équilibre de la balance des paiements portugaise, chroniquement en difficulté.
Le protectionnisme étroit pour lequel opte le Portugal en 1892 est censé justement résoudre son problème récurrent de comptes extérieurs. La sortie du
système de l'étalon-or (1891) obéit à la même préoccupation. La dévaluation monétaire qui s'en suit ravive une industrialisation par substitution aux
importations qui, en induisant un accroissement des achats à l'étranger de matières premières et de produits intermédiaires, maintient une pression
persistante sur la balance des paiements. C'est dans ce contexte que les colonies viennent en aide et rendent service à la métropole.
D'abord en tant que débouchés protégés ( tableau 18 ) de deux productions métropolitaines, les cotonnades et les vins, auxquelles le tarif douanier de
1892 garantit les marchés coloniaux. Jusqu'aux années 1960, ces deux types de produit dominent largement les exportations portugaises à destination des
colonies. L'Angola, puis à partir des années 1930 le Mozambique, jouent un rôle particulièrement important pour l'industrie du coton, dont ils absorbent
plus de 80 % des exportations entre 1870 et 196050. Les cotonnades exportées dans les colonies ne génèrent pourtant qu'une faible valeur ajoutée en
métropole, une fraction non négligeable d'entre elles étant constituées de tissus importés de Grande-Bretagne, teints, emballés et expédiés à des
populations au pouvoir d'achat restreint. Elles sont par ailleurs extrêmement sensibles aux recettes d'exportation des colonies. Le cas de l'Angola,
principal marché portugais en Afrique, dont les importations de cotonnades métropolitaines chutent à la fin du XIXe siècle suite à la baisse de ses ventes
de caoutchouc brut, illustre la précarité du débouché colonial.
En tant que marchés captifs, les débouchés coloniaux n'ont pas manqué d'être accusés d'encourager le maintien, dans l'industrie textile portugaise, de
structures archaïques, jusqu'au delà des années 195051. Mais ce n'est qu'une face de choses. Nombre d'entreprises de la branche utiliseront, après la
Deuxième Guerre mondiale surtout, les profits élevés engrangés en Angola et au Mozambique pour moderniser leurs équipements, se détourner des
marchés coloniaux à l'avenir incertain et courtiser les consommateurs européens au pouvoir d'achat prometteur.
Les exportations de vins à destination des colonies africaines évoluent selon un même schéma, si ce n'est que ces dernières absorbent, d'un bout à
l'autre du troisième empire, une fraction relativement modeste des exportations de vins du Portugal (tableau 18 ). Encore que, durant de courtes phases,
le débouché colonial acquiert une importance particulière pour certains types de vin. Ainsi, durant les années 1930 et 1940, plus de la moitié des
exportations de vins ordinaires est absorbée par les colonies, et dans les années 1950 jusqu'à 80 %. Mais, comme les industriels du textile, les
producteurs de vins portugais privilégieront, à partir des années 1970, les produits de qualité destinés à une clientèle aisée d'Europe du Nord-Ouest.
Le rôle des colonies africaines dans l'équilibre de la balance des paiements du Portugal, et indirectement leur contribution à la croissance économique
de la métropole, semble plus important en tant que sources d'approvisionnement qu'en tant que débouchés. Les colonies fournissent d'un côté du sucre,
des palmistes et oléagineux, puis à partir des années 1930 du coton brut, principalement consommés en métropole ; et de l'autre du caoutchouc - jusqu'à
la fin du XIXe siècle - du cacao, du café, puis tardivement des produits miniers ( tableau 18 ), largement réexportés depuis Lisbonne vers l'Europe du
Nord et les États-Unis.
Des années 1880 jusqu'au milieu des années 1960, les recettes provenant du commerce de réexportation de produits coloniaux africains, soumis à un
traitement spécial dans le cadre du tarif de 1892 puis à partir des années 1930 à un système de contrôle des changes, constituent, avec les transferts
d'argent des émigrés portugais du Brésil, la principale source de devises nécessaires au financement extérieur de l'économie du Portugal et plus
particulièrement de son industrialisation52.
Si tous les auteurs s'accordent à dire que c'est à ce niveau que l'utilité du troisième empire est la plus grande, il reste qu'au milieu des années 1950,
c'est-à-dire au moment où la contribution des colonies à l'économie métropolitaine atteint son apogée, les gains issus de l'empire ne dépassent
probablement pas 6 % du PIB métropolitain53. Le bas niveau de développement et d'industrialisation qui, rappelons-le, singularise le Portugal jusqu'à la
fin de la période coloniale, l'empêche de mettre en valeur valablement ses colonies et celles-ci de contribuer significativement au revenu national
métropolitain.
Pour stimuler cette contribution, le Portugal se doit d'accroître la capacité d'absorption et de production de ses possessions africaines. Or, les capitaux
portugais sont non seulement rares, mais également peu enclins jusqu'aux années 1960 à s'investir dans le domaine colonial. Fidèle à une pratique vieille
de plusieurs siècles, le Portugal fait appel, à partir des années 1890, à des investisseurs étrangers (anglais, belges, français, américains) afin de
développer les moyens de transport et d'exploiter les richesses agricoles et minières de l'Angola et du Mozambique54
Si bien que vers 1938, seulement 49 % du total des capitaux investis dans les colonies portugaises sont d'origine métropolitaine, alors que cette part est
en moyenne de 93 % dans les colonies anglaises, françaises et belges d'Afrique noire. À la même date, les investissements métropolitains dans les
colonies portugaises s'élèvent à 8,5 dollars par habitant, contre 19,9 dollars en moyenne dans les autres colonies d'Afrique noire55.
La dépendance du Portugal envers le capital étranger dans la mise en valeur de ses possessions d'outre-mer ne signifie pas une totale subordination.
Pour autant qu'il soit arrosé du privilège de la souveraineté, l'arbre de l'« impérialisme du pauvre » peut fructifier. Selon G.R. Pirio, les « bourgeoisies
métropolitaines » - classes marchandes de Lisbonne, milieux industriels, grands producteurs de vins - interviennent auprès de l'État portugais pour qu'il
manipule les politiques d'investissement des groupes financiers étrangers dans un sens favorable aux intérêts métropolitains, c'est-à-dire le plus souvent
aux leurs propres56. L'interdiction faite aux investisseurs étrangers de se lancer dans des productions susceptibles de concurrencer celles de la métropole
préserve, sur les plus importants marchés de l'Afrique portugaise, les positions des exportateurs portugais de cotonnades et de vins. Quitte à générer des
effets pervers : la garantie de débouchés est une solution de facilité qui sclérose certaines techniques de production.
Les milieux d'affaires métropolitains parviennent par ailleurs à utiliser le privilège de la souveraineté dont jouit le Portugal dans ses colonies pour
orienter les investissements étrangers vers l'exploitation de matières premières utiles à l'approvisionnement de certaines industries lusitaniennes. La
culture du coton brut, imposée sans vergogne aux paysans mozambicains, est confiée à de larges firmes concessionnaires étrangères, pour l'intérêt bien
compris de manufacturiers métropolitains, ainsi approvisionnés entre les années 1930 et les années 1960 en matières premières de qualité réputée
médiocre, mais abondantes et plutôt à bon comptes57.
Les dix dernières années du troisième empire seront marquées par un relâchement du pacte colonial, ouvrant d'improbables perspectives de
développement d'une Afrique portugaise aux prises avec trois guerres de décolonisation. En métropole, la « mystique coloniale », célébrée depuis les
années 1930, s'essouffle. Non sans quelques réticences, le Portugal se résout à tourner le dos au grand large pour nouer son sort à celui du Vieux
Continent. Commencent alors les années de rattrapage, facilité par la manne des fonds structurels accordés par la Communauté européenne aux pays la
rejoignant avec un niveau de développement inférieur à la moyenne de ses membres.
L'adieu à l'empire, renoncement à une forme de démesure, n'aura pas manqué de troubler les esprits. « Avec la chute du plus ancien empire colonial
européen, note l'essayiste portugais Eduardo Lourenço, tout un pan de notre espace symbolique s'est effondré. Il va devenir - il est à l'heure actuelle —
pur espace de rêve attardé et de nostalgie. Sans point de fuite, nous rejoignons l'Europe davantage par nécessité que par passion58. »
Le bilan du troisième empire, comme celui de cinq siècles d'expansion coloniale, tient en quelques mots : sans l'outre-mer, les Portugais, voire le
Portugal, auraient été plus pauvres encore.
Tableau 16
. Principaux territoires du domaine colonial du Portugal de 1415 à nos jours
Territoires « Durée de vie » des colonies et des points d'appui Phases durant lesquelles les colonies et les points d'appui « changent de mains »

AMÉRIQUE

Brésil 1504-1822 Pays-Bas 1624-54

ASIE
Ormuz (Golfe arabo-persique) 1515-1622
Inde portugaise (Goa, Diu, Damâo) 1510-1961
Macao 1557-1999
Malacca (Malaisie) 1512-1641 Pays-Bas 1641-1795 Grande-Bretagne 1795-1818 1825-1957
Sri Lanka (Ceylan) 1518-1658 Pays-Bas 1640-1796 Grande-Bretagne 1796-1948
Timor c. 1520-1976

AFRIQUE
Angola 1575-1975
Cap Vert (îles du) 1550-1975
Ceuta 1415-1640 Espagne 1640-
Guinée Bissau 1614-1973
Mombasa (Afrique orientale) 1593-1698, 1728-29
Mozambique 1501-1975
São Tomé et Principe 1485-1975
Açores' c. 1430-
Madère' c. 1420-
a) Les Açores et Madère sont complètement intégrées à la métropole en 1832.
Source : D'après D.P. Henige, Colonial Governors from the Fifteenth Century to the Present, Madison (Milwaukee), The University of Wisconsin Press, 1970, p. 227-270. Notes: La date de
création d'une colonie correspond soit à celle de sa conquête ou annexion, soit à celle de l'arrivée du premier gouverneur. Ce tableau ne comprend pas les innombrables établissements créés en
Afrique et en Asie au xve siècle et au début du XVIe siècle, puis perdus principalement au XVIIe siècle (carte 9).

Tableau 17
. Part des colonies dans le commerce extérieur du Portugal, 1796-1971, en pourcentages du total des exportations et des importations
portugaises, commerce spécial, moyennes annuelles

Exportations Importations

Brésil Afrique Asie Total Totala Brésil Afrique Asie Total Totala
1796 30,3 0,2 0,0 31,0 2,4 19,4 0,3 16,9 39,7 4,4
1819 20,1 0,7 0,1 21,3 1,4 28,5 0,0 6,7 37,9 4,7
c. 1830 - 2,0 0,0 2,0 0,2 - 1,5 0,0 1,5 0,2
c. 1860 - 3,0, 0,0 3,0 0,4 - 2,5 0,0 2,5 0,7
1879-81 - 3,1 0,1 3,2 0,8 - 2,0 0,1 2,0 0,8
1911-13 - 13,9 0,2 14,1 5,3 - 3,2 0,0 3,2 2,7
1927-29 - 11,6 0,2 11,8 5,2 - 7,4 0,0 7,4 9,0
1936-38 - 11,4 0,2 11,6 5,8 - 10,5 0,0 10,5 10,4
1956-58 - 25,4 0,5 25,9 75,3 - 12,8 0,0 12,8 60,4
1970-72 - 19,5 0,2 19,7 216,0 - 12,7 0,4 13,0 244,5
- : Strictement nul
0,0: Plus petit que la moitié de l'unité retenue
a) Exportations et importations du Portugal à destination et en provenance des colonies, en millions de dollars américains courants.
Sources:
- 1796 et 1819, d'après A. Balbi, Essai statistique sur le royaume du Portugal et d'Algarve, comparé aux autres États de l'Europe, Paris, Rey et Gravier, 1822, vol. 2, p. 430-445.
- Circa 1830 et 1860, d'après P. Lains, « An Account of the Portuguese African Empire, 1885-1975 », in Revista de Historia Economica, Año XVI, n° 1, Invierno 1998, p. 240.
- 1879-81, d'après Statistical Abstract for the Principal and other Foreign Countries, 1872 to 1881-82, n° 10, Board of Trade, London, 1883, p. 124-125.
- 1912 à 1937, d'après Estatistica comercial. Comercio e navegaçâo, Direcção general de estatistica (titre varie), Lisboa, diverses livraisons.
- 1957 et 1971, d'après Yearbook of International Trade Statistics, New York, United Nations, diverses livraisons.
Notes : En 1796 et 1819, Madère et les Açores sont comprises dans le total colonies. Les taux de change utilisés pour passer des milreis (avant 1911) et des escudos (après 1911) aux dollars sont les
suivants: un dollar américain équivaut à 0,733 unité monétaire nationale en 1796; à 0,858 en 1819; à 0,916 vers 1830; à 0,925 de 1860 à 1913 ; à 21,54 en 1927-29 ; à 22,33 en 1936-38 ; à 28,90 en
1956-58.

Tableau 18
. Part des colonies dans quelques grands groupes de produits exportés et importés par le Portugal, 1913, 1929, 1937, 1957 et 1971, en
pourcentages du total

1913 1929 1937 1957 1971


Exportations
Vins et liqueurs 12,0 11,7 9,7 30,0 20,1
Tissu de coton 90,8 99,2 79,3 65,6 32,8
Importations
Sucre 24,0 76,4 98,7 77,5 86,3
Cacao 96,7 87,9 100,0 100,0 73,4
Café 80,0 63,7 69,5 99,9 99,9
Thé 0,4 0,7 16,9 85,3 66,4
Peaux brutes 12,7 37,8 34,3 21,9 28,0
Palmistes 70,1 93,1 88,7 100,0 50,9
Oléagineux 53,2 74,0 35,3 76,7 38,6
Coton brut 0,6 5,2 28,7 57,3 73,6
Cuivre - - 0,1 7,0 3,8
- : Strictement nul
Sources: D'après Estatistica comercial. Comercio e navegação, Direcção geral de estatistica, Lisboa, diverses livraisons. Cette publication change de titre à plusieurs reprises: Comercio externo
après la Deuxième Guerre mondiale, puis Estatisticas do comercio externo dans les années 1970.
1. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 3 : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 14.
2. S. Daget, La traite des Noirs, Rennes, Éditions Ouest-France, 1990, p. 33.
3. L'expression (seaborne empire) est de Charles R. Boxer (The Portuguese Seaborne Empire 1415-1825, New York, A.A. Knopf, 1969).
4. Sur la population et l'émigration portugaise, voir V.G. Godinho, « Portuguese Emigration from the Fifteenth to the Twentieth Century : Constants and Changes », in P.C. Emmer & M. Mörner eds,
European Expansion and Migration. Essays on the Intercontinental Migration from Africa, Asia, and Europe, New York/London, Berg, 1992, p. 13-48 ; et S.L. Engerman & J.C. das Neves, « The Bricks
of an Empire 1415-1999 : 585 Years of Portuguese Emigration », in The Journal of European Economic History, vol. XXVI, n° 3, Winter 1997, p. 471-510.
5. C. Furtado, La formation économique du Brésil de l'époque coloniale aux temps modernes, Paris-La Haye, Mouton, 1972, p. 35.
6. R. Pélissier, « La colonisation portugaise en Afrique. Aperçus sur quelques mythes et certaines réalités », in Matériaux pour l'histoire de notre temps, n° 32-33, juillet-décembre 1993, p. 2.
7. J.M. Pedreira, « "To Have and to Have not". The Economic Conséquences of Empire : Portugal (1425-1822) », in Revista de Historia Economica, Año XVI, n° 1, Invierno 1998, p. 107 et V.G.
Godinho, « Portuguese Emigration », art. cité, p. 31-32.
8. La famille royale et sa suite retournent au Portugal en juillet 1821.
9. Bienveillance au demeurant limitée, puisque le projet portugais d'une continuité territoriale entre l'Angola et le Mozambique échouera en 1890-91 en raison de l'opposition de la Grande-Bretagne.
10. Il s'agit du régime fondé par A. de O. Salazar (1932-1968), auquel succède M. Caetano (1968-1974). La citation est de R. Pélissier, « La colonisation portugaise en Afrique », art. cité, p. 8.
11. R. Pélissier, «De la colonisation portugaise moderne en Afrique », in L'Afrique noire depuis la Conférence de Berlin, Colloque international organisé par le Centre des hautes études sur l'Afrique et
l'Asie modernes (Berlin 13-16 mars 1985), Paris, CHEAM, 1985, p. 108.
12. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., tome 3, p. 115.
13. Le sort des juifs au Portugal est instable et la position des autorités à leur égard ambiguë. D'un côté, il existe un ordre royal d'expulsion promulgué en 1496 ; de l'autre, toute une série de mesures sont
imaginées pour qu'ils se convertissent au christianisme au lieu de quitter le pays.
14. Déformation de La Isla Española, l'Île espagnole, nom donné par Christophe Colomb à l'île que se partagent aujourd'hui Haïti et la République dominicaine.
15. J.M. Pedreira, « "To Have and to Have not" », art. cité, p. 101-106.
16. V.M. Godinho, Les Découvertes XVe-XVIe: une révolution des mentalités, Paris, Éditions Autrement, 1990, p. 67.
17. La liberté de commerce avec l'Orient est partiellement établie en 1570, puis complètement en 1642.
18. J.M. Pedreira, « "To Have and to Have not" », art. cité, p. 110-113.
19. Littéralement filho de algo, fils de quelqu'un ; équivalent du castillan hidalgo.
20. Cité par S. Subrahmanyam, L'empire portugais d'Asie 1500-1700. Une histoire économique et politique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, p. 305.
21. P. Bairoch, P. Batou & P. Chèvre, La population des villes européennes, 800-1850. Banque de données et analyse sommaire des résultats, Genève, Éditions Droz, 1988, p. 57. Entre 1600 et 1750,
Lisbonne est la cinquième plus grande ville d'Europe (p. 276-280).
22. A.H. de Oliveira Marques, Histoire du Portugal et de son empire colonial, Paris, Éditions Karthala, 1998, p. 197.
23. Cité par S. Subrahmanyam, L'empire portugais d'Asie, op. cit., p. 336.
24. F. Mauro, Le Portugal et l'Atlantique au XVIIe siècle. 1570-1670. Étude économique, Paris, SEVPEN, 1960, p. 512-513.
25. D'après S.L. Engerman & J.C. das Neves, « The Bricks of an Empire », art. cité, p. 485.
26. Contre 50 000 entre 1519 et 1600. Le nombre d'esclaves importés augmente à partir de 1570 avec l'essor de la production sucrière. D'après D. Eltis, « The Volume and Structure of the Transatlantic
Slave Trade : A Reassessment », in William and Mary Quarterly, vol. LVIII, n° 1, January 2001, p. 45.
27. A. Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 252.
28. D'après M. Morineau, Incroyables gazettes et fabuleux métaux. Les retours des trésors américains d'après les gazettes hollandaises (XVIe-XVIIIe siècles), Cambridge, Cambridge University Press,
1985, p. 120-165 et 570.
29. C. Furtado, La formation économique du Brésil, op. cit., p. 43.
30. En 1796 et 1819, le Portugal effectue respectivement 37,2 % et 32,1 % du total de ses échanges avec le Brésil. D'après A. Balbi, Essai statistique sur le royaume du Portugal et d'Algarve, comparé
aux autres États de l'Europe, Paris, Rey et Gravier, 1822, vol. 2, p. 430-445.
31. A.H. de Oliveira Marques, Histoire du Portugal, op. cit., p. 311.
32. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., tome 2, p. 181-182.
33. C.R. Boxer, The Portuguese Seaborne Empire, op. cit., p. 333-334.
34. Cette idée que la conquête coloniale, lorsqu'elle est menée par un pays au niveau de développement faible, ne garantit pas à la métropole une exploitation économique réussie apparaît chez L.F. de
Alencastro, « The Apprenticeship of Colonization », in B.L. Solow ed., Slavery and the Rise of the Atlantic System, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 151-176. Pour illustrer le fait que les
gains d'outre-mer n'atteignent pas tous la métropole, Alencastro cite (p. 158) les cas du Mozambique et de Goa. Pour G. Clarence-Smith, le Mozambique d'avant le XIXe siècle est une sorte de colonie de
l'Inde portugaise (G. Clarence-Smith, The Third Portuguese Empire. 1825-1975. A Study in Economic Imperialism, Manchester, Manchester University Press, 1985, p. 34).
35. La suppression de la traite date de 1839 au Portugal et de 1850 au Brésil. Celle de l'esclavage de 1878 dans les colonies portugaises et de 1888 au Brésil.
36. Sur cet aspect peu connu, voir les travaux de Joseph C. Miller, notamment son imposant ouvrage Way of Death. Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade 1730-1830, London, James
Currey, 1988 ; dont plusieurs idées sont reprises et développées dans un article : « A Marginal Institution on the Margin of the Atlantic System : The Portuguese Atlantic Slave Trade in the Eighteenth
Century », in B.L. Solow ed., Slavery and the Rise of the Atlantic System, op. cit., p. 120-150.
37. L.F. de Alencastro cité par O. Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d'histoire globale, Paris, Gallimard, 2004, p. 366.
38. Cité par S. Daget, La traite des Noirs, op. cit., p. 52.
39. O. Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d'histoire globale, Paris, Gallimard, 2004, p. 365-368 ; et J.M. Miller, « A Marginal Institution », art. cité, p. 131-133.
40. Cette expérience d'industrialisation est analysée, sous toutes ses coutures, dans C.A. Maxwell, Economy and Society in Baroque Portugal, 1668-1703, London, Macmillan, 1981.
41. J.-F. Labourdette, Histoire du Portugal, Paris, Fayard, 2000, p. 356.
42. C.R. Boxer, The Portuguese Seaborne Empire, op. cit., p. 162.
43. C. Furtado, La formation économique du Brésil, op. cit., p. 72.
44. Sebastião José de Carvalho e Melo, marquis de Pombal, est le tout-puissant Premier ministre (de 1756 à 1777) de Joseph Ier. Grande figure politique de l'Europe du XVIIIe siècle, il est connu pour
avoir dirigé avec vigueur la reconstruction de Lisbonne après le tremblement de terre de 1755 et expulsé les Jésuites en 1759. Après la mort de Joseph Ier son protecteur, il est banni de la cour en 1781.
45. La protection accordée aux cotonnades ne contrevient pas au traité de Methuen, qui ne mentionne spécifiquement que les lainages. Pour plus de détails sur l'expérience d'industrialisation de Pombal,
voir C.A. Maxwell, Economy and Society in Baroque Portugal, op. cit., notamment p. 131-166.
46. Voir A. Balbi, Essai statistique sur le royaume du Portugal, op. cit., p. 430-445 ; ainsi que J.M. Pedreira, « "To Have and to Have not" », art. cité, p. 110-118.
47. Mes calculs d'après A. Balbi, Essai statistique sur le royaume du Portugal, op. cit., p. 430-445.
48. Voir les éléments épars réunis il y a près de vingt ans par G. Clarence-Smith, The Third Portuguese Empire, op. cit., p. 30-51.
49. Idem, p. 22 et 46.
50. D'après idem, p. 68 ; et M.A. Pitcher, Politics in the Portuguese Empire. The State, Industry, and Cotton, 1926-1974, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 284-285. Voir également tableau 18 .
51. M.A. Pitcher insiste sur ce point à plusieurs reprises (Politics in the Portuguese Empire, op. cit., p. 229-248).
52. Sur ces mécanismes changeants, voir P. Lains, « An Account of the Portuguese African Empire, 1885-1975 », in Revista de Historia Economica, Año XVI, n° 1, Invierno 1998, notamment p. 238-
258.
53. Estimation d'A. Castro, cité par idem, p. 256-257.
54. Sur ces capitaux étrangers, voir G. Clarence-Smith, The Third Portuguese Empire, op. cit., p. 99, 129-133, 166, 170-176, 204-213.
55. Mes calculs d'après C. Lewis, Debtor and Creditor Countries : 1938, 1944, Washington, Brookings Institute, 1945, p. 292-297. En retenant le total des investissements étrangers (métropolitains et
non-métropolitains), l'écart se réduit fortement : 17,4 dollars par habitant dans les colonies portugaises, contre 22,2 dollars dans les autres colonies d'Afrique noire.
56. G.R. Pirio, Commerce, Industry and Empire : the Making of Modern Portuguese Colonialism in Angola and Mozambique, 1890-1914, Ph.D., Los Angeles, University of California, 1982, p. 303-304
et 318-323.
57. Sur les relations, parfois conflictuelles et contradictoires, entre l'État portugais, l'industrie textile métropolitaine et les producteurs coloniaux de coton brut durant une grande partie du XXe siècle, voir
M.A. Pitcher, Politics in the Portuguese Empire, op. cit.
58. Cité par J.-F. Labourdette, Histoire du Portugal, op. cit., p. 635.
Chapitre 11

Pays—Bas : « parties les Indes, partie la prospérité » ?


Au premier abord, les Pays-Bas frappent par leur petitesse. Sans les eaux intérieures, sur lesquelles semble flotter leur étroite terre, les Pays-Bas (34
000 km2) disposent de moins d'espace que la minuscule Suisse. Avec les eaux intérieures, le territoire (41 000 km2) ne dépasse pas un dixième de
l'étendue de la Californie.
Hormis de courts intermèdes, ce territoire n'a guère varié depuis la seconde moitié du XVIe siècle. Au moment où ils tombent en mains espagnoles, les
Pays-Bas comprennent, outre le territoire de l'actuel royaume, la Belgique, le Luxembourg et une partie de la France (Artois, Flandre, Hainaut). En
révolte contre l'Espagne, les sept provinces du Nord (Hollande, Zélande, Gueldre, Utrecht, Frise, Overijssel et Groningue) forment en 1579 la
République des Provinces-Unies, dont la durée de vie dépasse deux siècles. Après une brève occupation française (1795-1813), les provinces
septentrionales se retrouvent associées à la Belgique dans l'éphémère Royaume-Uni des Pays-Bas (1814-1830). Autrement dit, de 1830 à nos jours, les
actuels Pays-Bas s'étendent sur le même territoire que celui couvert, de 1579 à 1795, par la République des Provinces-Unies.
Donc un sol continûment exigu, sur lequel se tiennent 1 à 2 millions de personnes entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la barre des 2 millions n'étant
franchie qu'au XIXe siècle (tableau Annexe C). L'étroitesse territoriale et la petitesse démographique des Pays-Bas ne sont pas étrangères aux démesures
et à l'excellence du pays dans certains registres, ni à sa large ouverture sur le monde.
Les Provinces-Unies ont la densité de peuplement et le taux d'urbanisation — la moitié de la population vit dans les villes — les plus hauts d'Europe.
Terre d'immigration, elles réclament aux pays voisins, notamment l'Allemagne, une main-d'œuvre peu qualifiée pour les travaux agricoles, l'armée, la
flotte, l'outre-mer. L'arrivée d'artisans étrangers stimulent les activités industrielles (textiles, chantiers navals, raffineries de sucre, etc.). Terre de refuge,
la République accueille des possesseurs de capitaux — protestants français ou Juifs de la péninsule Ibérique — qui contribuent à sa richesse.
L'exiguïté de l'espace fait, dès le XVIe siècle, de la République « La Mecque des agronomes ». Quantitativement limitée au niveau de la production,
l'agriculture néerlandaise, à peine capable de fournir la moitié des grains consommés dans le pays, montre par ses progrès dans les méthodes culturales et
les rendements le chemin à suivre à l'Angleterre dans sa révolution agricole.
Le degré d'ouverture du pays n'apparaît pas seulement dans l'intensité des flux migratoires. Avec une flotte imposante qui, dans la seconde moitié du
XVIIe siècle équivaut à près de la moitié (450 à 500 000 tonnes métriques) de l'ensemble de la charge utile des flottes marchandes européennes1, les
Pays-Bas affirment leur singulière ouverture sur la mer. Par ailleurs, le pays est, jusqu'à la caricature, un modèle réduit de l'Europe fragmentée et
décentralisée. Les Provinces-Unies sont formées de sept États minuscules, constitués chacun d'un réseau de villes. « Chacune de ces villes se gouverne,
perçoit ses impôts, rend la justice, [...] ne cesse de défendre ses prérogatives, son autonomie. [...] Ce compartimentage de l'État [...] crée une certaine
liberté des individus2. »
Pour des générations d'historiens, le « miracle » hollandais tient au succès des Provinces-Unies à faire naviguer partout leur flotte, à la capacité de
leurs marchands et prêteurs d'argent de pénétrer et de monopoliser des circuits et des trafics. Autrement dit, la fortune des Pays-Bas, dont le revenu par
habitant est probablement le plus élevé d'Europe aux XVIIe et XVIIe siècles, est liée au coefficient d'ouverture de leur économie. Dans les années 1770,
la somme des exportations nationales et des réexportations représente environ un tiers du revenu national néerlandais3.

De l'empire du négoce à un domaine colonial centré sur l'Insulinde

Les méthodes grâce auxquelles les Hollandais parviennent, dès le milieu du XVIe siècle, à dominer l'Europe marchande leur donneront par la suite la
suprématie commerciale dans des mers lointaines. La part grandissante des denrées tropicales dans le commerce extérieur de la République est le reflet
d'une expansion batave dans les contrées d'outre-mer, bien mieux réussie en Asie qu'en Amérique ou en Afrique ( tableau 19 et carte 10). De 1596, date
d'arrivée de la première flotte hollandaise — celle de Cornélius de Houtman — dans les eaux insulindiennes, à 1602, date de la création de la Compagnie
des Indes orientales (Verenigde Oost Indische Compagnie ou VOC), une quinzaine de flottes s'aventurent dans les eaux asiatiques, cherchant les épices
(poivre, cannelle, clous de girofle, muscade) à leurs sources. Le bilan de ces premières opérations est globalement positif. Il faut croire que les bénéfices
ont dépassé le coût des nombreux naufrages et les pertes en vies humaines. Sur les quelque 250 hommes emmenés par Houtman, deux tiers manquaient à
l'appel deux ans et demi après leur départ.
Le monopole de ce commerce prometteur sera octroyé à la VOC. Dirigée à Amsterdam par un Conseil des Directeurs — les « XVII Messieurs » — et
sur place par un Gouverneur général, elle a le droit de conclure des traités avec les princes orientaux, de lever des armées, construire des forteresses,
déclarer la guerre, battre monnaie et récolter des impôts. Son règne s'étend jusqu'à l'extrême fin du XVIIIe siècle4.
À son apogée au XVIIe siècle, la Compagnie atteint dans l'hémisphère oriental la plupart de ses objectifs: enlever aux Portugais le contrôle des ports et
des routes maritimes, résister à la concurrence britannique, démanteler les réseaux des communautés marchandes asiatiques (Malais, Indiens, Chinois).
Les Hollandais arrivent de la sorte à mettre en place leur propre réseau. Dans l'archipel indonésien, ils prennent d'abord pied dans les Moluques, fondent
comptoirs et loges sur la côte occidentale de Sumatra, s'installent fermement dans le sud-ouest des Célèbes. Ils font d'un fortin construit en 1619 dans le
port de Djakarta le centre de leur réseau commercial en Asie. Fortin qu'ils nomment Batavia, en l'honneur de la patrie batave.
Plus à l'ouest, les Hollandais s'établissent aux abords des marchés malais, indien, chinois. Malacca est enlevé en 1641 ; puis Surate, Cochin, Calicut
sur la côte indienne des Malabars. Le dispositif est complété avec Ceylan, Formose et l'île de Dechima face au Japon. De tous ces points d'appui côtiers
les Portugais sont chassés.
Ce réseau permettra à la Hollande de dominer au XVIIe siècle et durant une bonne fraction du XVIIIe siècle le commerce interasiatique ou d'« Inde en
Inde ». La Compagnie exporte dans un sens toiles indiennes, opium et indigo, et rapporte de l'autre épices, soieries chinoises, cuivre japonais.
L'exploitation de cet ensemble de comptoirs requiert l'établissement de relais: île Maurice dans l'océan Indien, qui reçoit le prénom du prince de Nassau ;
Cap de Bonne Espérance, enlevé encore aux Portugais, converti en « point d'eau » ; Tasmanie, du nom de son découvreur Abel Tasman, faisant figure de
poste de guet en terre australe.
La réussite des Hollandais en Asie tient à leur bonne compréhension des articulations et des subtilités du riche commerce interasiatique, reliant des
pôles économiquement différents séparés les uns des autres par de longues distances. Ils apprennent à s'en servir, faisant appel à des sources locales de
métaux précieux (notamment or chinois, argent japonais) pour limiter le recours à l'argent tiré d'Amérique, principal moyen de paiement des
marchandises d'Asie. Cette habileté à s'insérer dans le « country trade », comme l'appellent les Anglais, se double d'une brutalité extrême lorsqu'il s'agit
d'établir un monopole commercial sur les épices fines: noix de muscade et son enveloppe aromatique (macis), clou de girofle, cannelle. « Chaque fois,
note F. Braudel, la solution a été la même: enfermer la production dans un territoire insulaire étroit; le tenir solidement, s'en réserver le marché,
empêcher ailleurs des cultures analogues5. » Dans les Moluques et les Célèbes, à Ceylan, des monocultures sont imposées, des productions limitées, le
cas échéant en arrachant les plants et en détruisant les surplus. Au besoin, des populations sont décimées afin que la VOC conserve son monopole
lucratif sur les épices fines.
Dans l'hémisphère occidental, l'expansion hollandaise aura, malgré des débuts prometteurs, une destinée moins brillante qu'en Asie. Dans la première
moitié du XVIIe siècle, les Hollandais sont installés sur les deux rives de l'Atlantique : sur les côtes d'Afrique occidentale d'où sont embarqués les
esclaves; au Brésil dans la région de Pernambouc (Nouvelle-Hollande) ; sur la côte est des États-Unis en Nouvelle-Néerlande dont l'un des
établissements, Niew-Amsterdam, deviendra New York; et aux Caraïbes ( tableau 19 ).
Dès les années 1660, le Portugal et l'Angleterre les chassent du Brésil et d'Amérique du Nord. Le domaine hollandais dans le Nouveau Monde reste
dès lors circonscrit à la Guyane (Surinam) et aux Antilles dites néerlandaises. Ces territoires, résidus d'empire, avaient été eux-mêmes enlevés aux
Espagnols. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, leur population totale, inférieure à 50 000 habitants, est composée d'une majorité d'esclaves africains
et d'un cinquième environ de ressortissants hollandais6.
Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, l'empire néerlandais du négoce, «immense toile d'araignée [...] fragile et flexible [...] de trafics et d'échanges »7,
fonctionne en Asie sans aucune base territoriale. Batavia a beau compter une trentaine de milliers d'habitants, dont moins de 10 % d'Européens, elle reste
résolument tournée vers l'extérieur, coupée de son arrière-pays. Les directeurs de la VOC restent opposés à toute conquête territoriale. Le rêve de Jan
Pietersz Coen, un des premiers gouverneurs (1617-23, 1627-29) de la VOC dans l'Insulinde, de créer sur l'Archipel une «grande Néerlande » en y
organisant un peuplement hollandais se dissipera rapidement. À une proposition de conquête de Ceylan de l'un des agents de la Compagnie, le Conseil
des Directeurs répond que « (c'est) là une entreprise digne d'un roi puissant et ambitieux et non celle de marchands qui ne (cherchent) qu'à faire des
bénéfices »8.
Le premier intérêt territorial du gouvernement de Batavia naît d'un changement dans la conjoncture politique javanaise. À l'instar de ses homologues
français et anglais en Inde, la VOC s'immisce dans les affaires intérieures du royaume de Mataram, principale puissance de Java en proie à des divisions
et à des intrigues à partir des dernières décennies du XVIIe siècle.
L'affaiblissement politique de la royauté javanaise rappelle celui de l'Empire moghol. Au moment où les Anglais se lancent dans leur première
conquête territoriale au Bengale, les Hollandais mettent à profit des querelles dynastiques qui déchirent le centre de Java pour pénétrer l'île. La scission
de Mataram en deux principautés rivales intervient, à deux années près, au même moment que la bataille de Plassey (1757). Elle permet à la VOC de
pêcher en eaux troubles, de régner après avoir divisé.
La progression hollandaise à Java coïncide paradoxalement avec le déclin de la VOC. La Compagnie souffre de l'inefficacité de son système
mercantiliste, de la diminution des bénéfices du commerce d'« Inde en Inde », de la gestion frauduleuse de ses employés. La guerre anglo-hollandaise
(1780-84), les guerres révolutionnaires et napoléoniennes en Europe précipitent son déclin, sanctionné par sa dissolution. Soixante ans avant l'East India
Company anglaise, elle disparaît en 1799. Son privilège arrivant à expiration n'est pas renouvelé. L'État batave assure alors toutes ses dettes (d'un
montant de 119 millions de florins, soit environ le quart du revenu national hollandais) et prend en charge la gestion de ses territoires.
Pendant deux siècles, la VOC aura régné — souvent avec brutalité — sur quelques parcelles du vaste archipel indonésien. Le souci commercial de la
Compagnie élimine toute préoccupation de mise en valeur directe. Hormis quelques cultures de plantation, notamment de café à l'ouest de Java, les
Hollandais n'interviennent pas au niveau de la production agricole. Ce qui limite le nombre de résidents européens. Celui-ci ne dépasse guère 7 500 vers
1760. Le seul comptoir du domaine hollandais à se transformer à cette époque en colonie de peuplement est Le Cap. En Insulinde, le maintien de l'ordre,
la perception des prestations en nature imposées aux indigènes, la livraison des produits tropicaux s'effectuent en superposant aux structures
traditionnelles le réseau d'agents de la Compagnie.
Les guerres révolutionnaires et napoléoniennes en Europe, en faisant passer les Provinces-Unies sous l'hégémonie française et dont les effets se
prolongent jusqu'à Java, ouvrent une première brèche dans ce système d'exploitation d'Ancien Régime qui limite l'impact hollandais sur les sociétés et les
économies de l'Archipel. En quelques années, l'île passe en mains françaises puis anglaises. Le temps pour elle de subir deux expériences très brèves de
mise en valeur coloniale, en totale rupture avec la politique économique de la VOC. Menées par H.W. Daendels (1808-11) — gouverneur nommé par
Louis Bonaparte, roi de Hollande — puis par Sir T.S. Raffles (1811-15), promu lieutnant-governor de Java, ces deux expériences favorisent la
colonisation privée, l'aliénation des terres et la mise en place de systèmes de prélèvement de surplus (travail forcé, rente foncière). Toutes ces mesures
menacent directement les intérêts des groupes dominants indigènes.
Le traité de Vienne (1815) met fin à ce double intermède. Après avoir dépouillé les Pays-Bas de toutes leurs possessions coloniales, l'Angleterre
consent à les leur rétrocéder, sans oublier de conserver pour elle-même Ceylan, Le Cap, une partie de la Guyane et Tobago.
Avec le retour des Hollandais dans l'Archipel, s'ouvre une phase troublée, ponctuée de rébellions et de guerres. Le soulèvement le plus significatif est
sans aucun doute celui du prince Diponegoro à Java entre 1825 et 1830. Par ses prolongements, il apparaît comme l'équivalent indonésien de la Grande
Mutinerie indienne de 1857. La révolte une fois matée et Diponegoro exilé, les Hollandais, comme plus tard les Anglais en Inde, renonceront à
« occidentaliser » la gestion de leur colonie, préférant contrôler les populations indigènes par l'intermédiaire de la noblesse locale.
La conquête de Java, achevée en 1830, est concomitante de l'instauration du « système des cultures » forcées (kultuurstelsel). Inégalement appliqué
selon les régions, le système des cultures, sur lequel nous reviendrons plus en détail, donnera lieu à des abus. Aux Pays-Bas, l'établissement d'institutions
plus démocratiques à partir de 1848 permet aux détracteurs de ce système, qui serait à l'origine d'une détérioration des conditions de vie des paysans
javanais, de se faire entendre. En 1860, E.D. Dekker, sous le nom de guerre de Multatuli (qui signifie « j'ai beaucoup souffert »), publie son fameux
roman Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie néerlandaise9. Il y dénonce les abus du monopole d'État et la rapacité des chefs indigènes
envers les paysans, mais sans jamais contester le bien-fondé du principe de l'« excédent colonial ». Son livre est un succès en Europe. E.D. Dekker a
vécu dans l'Archipel presque sans interruption de 1839 à 1856, période durant laquelle il a travaillé dans l'administration coloniale. Son témoignage,
ainsi que les révélations antérieures de W.R. Van Hoevell — pasteur à Batavia puis député « anti-colonialiste » en Hollande — seront à l'origine de
réformes, telle que l'abolition de l'esclavage dans les colonies néerlandaises (1863).
De plus en plus décrié pour ses outrances, inadapté aux conditions nouvelles créées notamment par l'instauration aux Pays-Bas du libre-échange en
1862 et par l'industrialisation tardive mais effective de la métropole dans le dernier tiers du XIXe siècle, le système des cultures sera progressivement
abandonné au profit de plantations privées. C'est une page de l'histoire coloniale hollandaise qui se tourne, celle du système du monopole octroyé d'abord
à la Compagnie des Indes néerlandaises puis adopté par l'Etat batave pour son propre compte.
À partir des années 1870, l'ère du capitalisme colonial succède en Indonésie à l'épisode du système des cultures. Avec l'arrivée de capitaux hollandais
et étrangers qui vont s'investir dans de nouvelles cultures (hévéa, tabac, palmier à huile) et dans l'exploitation du sous-sol (étain, pétrole), un nouveau
seuil est franchi dans l'expansion territoriale. Cette avancée de la frontière, qui s'effectue sous la houlette de l'entreprise privée, crée véritablement les
Indes néerlandaises.
L'ouverture des Indes néerlandaises aux capitaux privés, la forte poussée territoriale, la consolidation partout de la pax neerlandica s'accompagnent de
l'augmentation du nombre d'Européens sur place. Ce d'autant plus que l'avènement de la vapeur et l'ouverture du canal de Suez (1869) rapprochent
l'Insulinde de la métropole. De 10 000 environ en 1830, le nombre des Européens passe à plus de 40 000 en 1880, à 129 000 en 1913 et à 260 000 en
1938. Désormais plus nombreuse, la société coloniale européenne s'homogénéise du même coup. Les clivages économiques, sociaux et culturels entre
« ethnies » s'accentuent.
En marquant la fin de l'avancée territoriale hollandaise dans l'Archipel, l'année 1913 marque non seulement l'acte de naissance des Indes néerlandaises
mais également l'émergence de l'idée d'une nation indonésienne. Dans leur intégralité, les Indes néerlandaises n'auront finalement existé qu'une trentaine
d'années, jusqu'à l'occupation japonaise de l'Indonésie (1942-1945), rapidement suivie de l'indépendance (1949).
L'importance pour l'économie métropolitaine de l'empire du négoce, puis celle du domaine colonial n'ont pas manqué de faire l'objet d'appréciations
aussi hâtives que douteuses. Dans les années 1780, l'un des « XVII Messieurs » les plus en vue, Van der Oudermeulen, proclame que la prospérité
commerciale de la République repose sur les activités, en Asie et en Amérique, des Compagnies des Indes orientales et occidentales et que la seule
disparition de la VOC serait un désastre pour l'économie des Provinces-Unies et une menace grave sur le niveau de vie de chaque citoyen hollandais.
Pour d'autres, la VOC serait au contraire devenue une entrave au développement de la mère-patrie. Première société par actions de l'histoire, sa lente
transformation en un quasi-organe de l'État à la taille démesurée en aurait fait un poids mort. Les événements de la fin du XVIIIe et du début du XIXe
siècle, marqués par la déconfiture de la VOC et la rupture des liens commerciaux entre la République et ses colonies, donneront tort au camp des
alarmistes : les Pays-Bas, privés de leur empire, ne se retrouvent pas sur la paille.
Les oiseaux de mauvais augure ne disparaîtront pas pour autant. Au XIXe siècle et durant l'entre-deux-guerres, l'idée selon laquelle l'économie
hollandaise dépend à ce point de l'Indonésie que la « perte » de la colonie signifierait sa ruine gagne plusieurs milieux métropolitains. Cette conviction
sera exprimée, au début du XXe siècle, en une formule-choc: « Indië verloren, rampspoed geboren » (« parties les Indes, partie la prospérité »).
Or, après l'indépendance des Indes néerlandaises en 1949, la catastrophe n'a pas lieu. Non seulement l'émancipation de la colonie n'exerce pas les
effets désastreux attendus, mais il semble même qu'elle permette aux Pays-Bas de mobiliser leurs ressources et de concentrer leurs efforts pour se lancer
avec succès dans une politique de développement économique rapide. À la vue de cette réussite économique, certains historiens n'hésitent pas à conclure
d'une part que si la « perte » de l'Indonésie ne cause pas l'infortune de la métropole, c'est que son importance n'était pas si grande pour l'économie
hollandaise, et d'autre part que c'est parce qu'ils renoncent à l'empire que les Pays-Bas connaissent un tel essor à partir des années 1950.
Ce dernier point sera monté en épingle par le cartiérisme qui fera de la Hollande un cas emblématique. Le journaliste Raymond Cartier aime citer
l'exemple des Pays-Bas qui, « ayant perdu les Indes Orientales dans les pires conditions », ne mettent que quelques années pour connaître « plus de bien-
être et d'activité qu'autrefois ». La Hollande ne serait, selon lui, pas dans la même situation « si au lieu d'assécher le Zuyderzee et moderniser ses usines,
elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo »10.
Ces conclusions, pour n'être pas entièrement inexactes, n'en sont pas moins réductrices. Elles ne rendent qu'imparfaitement compte de trois siècles et
demi de relations changeantes entre la Hollande et ses possessions d'outre-mer. Celles-ci sont tantôt des sources de richesses, tantôt des fardeaux et des
charges. Qu'elle soit directe ou induite, la contribution de la VOC ou des colonies américaines au XVIIIe siècle, comme plus tard de Java et des Indes
néerlandaises à l'économie hollandaise est multiforme. Elle est variable dans le temps et selon les secteurs d'activité. Pour l'apprécier à sa juste mesure, il
faut la replacer dans les grandes phases de la croissance économique des Pays-Bas et de l'évolution de leur niveau de développement. J'en ai retenu trois:
la première va des années 1580 au dernier tiers du XVIIIe siècle; la deuxième des années 1780 aux années 1860; la dernière des années 1870 au milieu
du XXe siècle.

De l'« Âge d'or » à la fin du « miracle » hollandais

Des années 1580 aux années 1660, les Provinces-Unies vivent leur « Âge d'or », synonyme d'enrichissement général et rapide. À partir du dernier tiers
du XVIIe siècle, l'économie hollandaise entre dans une phase de ralentissement qui dure environ un siècle, durant lequel reculs et avancées sectoriels se
côtoient.
Le premier essor néerlandais a lieu en Europe septentrionale avec la mainmise sur le trafic des grains, des biens d'équipement naval (planches, mâts,
goudron, résines) et des articles manufacturés redistribués non seulement dans l'Atlantique Nord, mais également dans la péninsule Ibérique afin de s'y
procurer le métal blanc américain, lubrifiant nécessaire pour garder le commerce de la Baltique.
L'importance de cette ligne de trafic se devine sur la carte géographique des échanges de la République. Au milieu du XVIIe siècle, les produits en
provenance d'Europe constituent le gros des échanges. Les produits « coloniaux » en provenance d'Asie et d'Amérique, avec seulement 11 % du total des
importations, ne jouent que les seconds rôles. À partir de la fin du XVIIe siècle, le commerce colonial se substitue graduellement, en tant que moteur des
échanges, au réseau marchand reliant la mer du Nord et la Baltique à la Méditerranée. La part de l'Asie et de l'Amérique dans le total des importations
passe à 22 % dans les années 1720, puis à près de 45 % dans les années 1770. Du coup, la fonction d'entrepôt du commerce néerlandais s'accentue au
XVIIIe siècle: les réexportations, dominées désormais par les épices, le café, le thé, le tabac, le sucre et les textiles d'outre-mer, dépassent de très loin les
exportations nationales11.
L'essor du commerce des denrées tropicales a lieu dans un contexte de perte de dynamisme économique des Provinces-Unies. La politique
économique agressive et restrictive menée à leur égard par l'Angleterre et la France, puissances montantes auxquelles la République sera opposée dans
une série de conflits armés au XVIIIe siècle, est dommageable aux intérêts hollandais. Les monopoles commerciaux des Pays-Bas sont mis à mal par les
Actes de navigation anglais et des dispositions similaires prises par Colbert, complétés par un arsenal de mesures protectionnistes, restreignant ou
interdisant l'accès des navires et des produits hollandais aux ports et aux colonies britanniques et français.
À contre-courant de cette Europe mercantiliste et protectionniste, les Hollandais pratiquent chez eux le laisser-faire et restent attachés à l'extérieur au
libre-échange et à la liberté des mers. Tout les y incite: la structure d'un État peu capable d'intervention, l'exiguïté du marché national, le taux d'ouverture
d'une économie diversifiée et sophistiquée.
L'érosion de la position internationale des Provinces-Unies affecte surtout les pêcheries, la construction navale, la production industrielle. Le déclin de
ces secteurs contraste avec la montée du commerce colonial et le développement des activités financières. Les recettes extérieures dégagées par les
capitaux placés à l'étranger — principalement en Angleterre et en France et dont le montant atteint vers 1790 presque le double du revenu national de la
République12 — compensent en grande partie la baisse de valeur ajoutée des branches déclinantes. Pertes et gains s'équilibrent, si bien que la Hollande
du XVIIIe siècle subit moins un recul absolu qu'un déclin relatif. De la fin du XVIIe siècle au milieu du XVIIIe siècle, le revenu par habitant de la
République dépasse — probablement de 15 à 20 % — celui de la Grande-Bretagne, son challenger le plus sérieux. L'écart se réduit par la suite, le
renversement des positions ayant lieu durant le premier tiers du XIXe siècle13.
Le commerce des produits asiatiques et l'économie américaine de plantation esclavagiste contribuent également au maintien du niveau de
développement des Provinces-Unies. Activités à haut risque, ils fournissent à la Hollande des quantités croissantes de denrées tropicales, mais échouent à
dégager les hauts profits attendus. Leur impact sur l'économie néerlandaise, nous allons le voir, n'est pas le même.

La Compagnie hollandaise des Indes occidentales: un mauvais élève du capitalisme marchand ?

L'objectif de la Verenigde West Indische Compagnie (WIC, 1621-1791), créée sur le même modèle que la VOC, est la mise en place à travers
l'Atlantique d'un système d'échanges rappelant le commerce triangulaire : ventes de marchandises par la République à l'Afrique, d'esclaves noirs par des
négriers hollandais aux planteurs du Nouveau Monde, de sucre américain à destination de la mère-patrie, où le nombre de raffineries augmente de 29 à
environ 150 de 1622 au milieu du XVIIIe siècle14.
Un semblant de réseau atlantique émergera, sous l'égide de la WIC, avec la participation à partir des années 1620 à la traite négrière15, la mainmise sur
le nord-est du Brésil, l'acquisition des premiers points d'appui dans les Antilles et l'intégration possible au système de la Nouvelle-Néerlande, sur la côte
est des actuels États-Unis, en tant que fournisseuse de denrées alimentaires.
L'illusion sera de courte durée. En l'espace d'une trentaine d'années, les Portugais d'abord récupèrent les plantations sucrières du nord-est brésilien
(1654) et en chassent les propriétaires, pour la plupart des Juifs séfarades d'Amsterdam d'origine portugaise, dont beaucoup émigrent dans les Antilles
(Barbade, Guadeloupe, Martinique), où ils introduisent de nouvelles techniques de production et de commercialisation de la canne; la WIC ensuite ne
parvient pas à conserver son monopole sur le commerce atlantique qui, au milieu du XVIIe siècle, est ouvert aux transporteurs et marchandes privés,
contre versement d'indemnités à la Compagnie ; les Anglais enfin délogent les Hollandais d'Amérique du Nord en s'emparant de la Nouvelle-Néerlande
(1664).
Le rêve de la WIC d'établir un réseau atlantique intégré une fois dissipé16, la Compagnie se contentera de commercer entre la côte de Guinée et les
possessions hollandaises d'Amérique, dont elle a la charge administrative. Elle approvisionne en captifs africains Curaçao, converti en centre de revente
d'esclaves aux planteurs anglais et français des Antilles, et Surinam (Guyane néerlandaise), dont les Juifs portugais d'Amsterdam — refoulés de la
Barbade, de la Martinique et de la Guadeloupe — font une colonie à sucre.
La traite négrière et l'économie de plantation se révéleront d'une rentabilité médiocre pour les investisseurs hollandais. De 1625 à l'aube du XIXe
siècle, quelque 520 000 captifs africains sont transportés par les négriers néerlandais vers le Nouveau Monde, soit 7,1 % du total des Noirs déportés dans
le cadre de la traite atlantique aux XVIIe et XVIIIe siècles ( tableau 4 ). Les profits de la traite hollandaise ne dépasseraient pas 2,5 % par an entre les
années 1730 et 1790 ( chapitre 7 ), c'est-à-dire 3 à 4 fois moins que les traites anglaise et française17.
Le compte d'exploitation des quelque 700 plantations établies dans les années 1770 en Guyane néerlandaise, auxquelles 85 000 esclaves noirs sont
attachés, laisse apparaître des résultats financiers décevants18. Qui plus est, les plantations hollandaises n'assurent, à leur apogée, que 3 %-4 % de la
production mondiale de sucre de canne et moins de 25 % des importations de sucre des Provinces-Unies19. Les raffineries hollandaises, concentrées
autour d'Amsterdam et dont la production est en majeure partie exportée en Europe, doivent, pour leur ravitaillement, faire appel à des fournisseurs
étrangers, tout particulièrement aux Français qui, grâce au boom sucrier dans leur colonie de Saint-Domingue (Haïti), les approvisionnent massivement
et à bon compte.
Les difficultés financières des planteurs hollandais, qui plombent durant une grande partie du XVIIIe siècle l'économie des possessions gérées par la
WIC, s'expliquent probablement par l'ouverture du marché métropolitain. Contrairement à la Grande-Bretagne et à la France qui garantissent
l'écoulement, à des prix élevés, de leur sucre antillais sur de larges marchés nationaux, la République n'accorde pas chez elle de préférence au sucre
produit dans ses colonies. De là vient la vulnérabilité des possessions hollandaises d'Amérique, soumises à la concurrence de rivaux avantagés par la
taille et protégés par des États mercantilistes. De là vient également le caractère risqué et la rentabilité hasardeuse des capitaux métropolitains qui
s'investissent dans la traite négrière et l'économie de plantation, rares secteurs à croissance rapide au XVIIIe siècle.

La Compagnie hollandaise des Indes orientales : une réputation de premier de classe

La haute tenue de la VOC en Extrême-Orient fait apparaître le parcours de la WIC dans l'Atlantique comme médiocre. L'une subit la concurrence de
ses rivaux européens, l'autre jouit pendant longtemps d'un monopole grâce à son contrôle de la production, de la commercialisation et des prix des épices
d'Asie. Le succès aidant, la VOC atteint, par la dimension de ses activités, un gigantisme qu'illustre à bien des égards sa contribution à l'économie des
Provinces-Unies20.
Durant les deux siècles de son existence (1602-1799), la Compagnie arme à 4 500 reprises un navire pour l'Orient. En tenant compte du nombre et du
tonnage de ses navires, ainsi que des énormes distances qu'ils parcourent jusqu'à l'Extrême-Orient, la VOC assure dans les années 1770 environ un quart
du transport maritime hollandais.
Vers le milieu du XVIIIe siècle, les importations et les réexportations de marchandises d'Asie prises en charge par la VOC représentent une fraction
guère impressionnante — environ 13 % — de la valeur totale des échanges extérieurs de la République. Pourtant, privés des réexportations de produits
asiatiques, les marchands hollandais ne pourraient maintenir leur position dans les trafics européens, tant il est vrai que les excédents du commerce au
loin compensent les déficits des échanges de proximité.
L'outre-mer n'absorbe qu'une fraction négligeable de la production industrielle hollandaise, fortement handicapée par la fermeture des marchés
européens à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. En un temps où les productions occidentales sont beaucoup moins prisées en Asie que les
métaux précieux américains, les commandes de la VOC aux manufactures néerlandaises ne peuvent que limiter les dégâts de la désindustrialisation des
Provinces-Unies. Le débouché extrême-oriental n'est par exemple pas d'un grand secours pour l'industrie lainière de Leiden, dont la production est
divisée par cinq entre 1671 et 179521.
Tout autre est l'influence de la VOC sur le marché du travail hollandais. La Compagnie passe au XVIIIe siècle pour le plus gros employeur du monde.
Au milieu du siècle, au moment où elle atteint sa plus grande taille, la VOC emploie plus de 36 000 personnes en Asie: marins et soldats pour la plupart,
flanqués de fonctionnaires, marchands, artisans, médecins, pasteurs22. De 1602 à 1799, près de 975 000 personnes s'embarquent pour le compte de la
Compagnie, dont la moitié ne revoit jamais l'Europe, soit pour avoir choisi de résider quelque part au-delà du cap de Bonne Espérance, soit plus
sûrement parce que victimes de maladies tropicales.
Les effectifs humains des Pays-Bas ne suffisant pas aux besoins en hommes de la VOC, moins de la moitié des 975 000 personnes transitant sur ses
bateaux sont des Hollandais de souche, le reste étant recruté dans l'Europe du Nord-Ouest (Allemagne, Scandinavie). La proportion des nationaux
grimpe au XVIIIe siècle, avec la hausse du chômage et du taux de pauvreté dans les villes néerlandaises. Les milliers de matelots et de soldats prélevés
chaque année par la Compagnie vide pour ainsi dire les cités hollandaises de leurs mendiants et sans-travail.
Des effets induits, difficilement mesurables, se sont à coup sûr exercés. Les quelque 30 000 marins engagés sur les navires marchands hollandais
opérant dans la Baltique et la Méditerranée doivent indirectement leur gagne-pain à la VOC qui, avec les produits d'Asie, fournit le lubrifiant nécessaire
au maintien de ces trafics européens23. « Les produits d'Extrême-Orient (portent) le commerce hollandais à travers l'Europe24. »
En outre, la VOC, à la différence de la Compagnie anglaise des Indes orientales, construit ses propres bateaux (1400 au total) sur son chantier naval
d'Amsterdam, réputé pour être le plus grand complexe industriel d'Europe. « Pour chaque navire à construire, il (faut) faire appel à des fournisseurs de
matériel de base comme le bois, la corde, la poix, le goudron, le fer, les clous, le verre, les drapeaux, les lanternes et la toile à voiles. (Doivent) être
fournis en outre des armes, des munitions, des instruments de navigation et du matériel d'emballage. Pour les voyages, on (a) besoin d'énormes quantités
de nourriture [...]. Il (faut) pour les Indes des textiles, du plomb, des briques, de l'outillage et des objets de ménage de toute sorte, depuis le papier et
l'encre jusqu'aux lunettes et aux tabatières. [...] La compagnie se (procure) toutes ces marchandises auprès de fournisseurs locaux25. »
Tout aussi difficile à évaluer est la contribution de la VOC à la formation du capital. Il faudrait pour cela pouvoir d'abord déterminer si l'entreprise a
été lucrative. À en croire un spécialiste de l'histoire de l'expansion européenne, l'« affaire a été bonne »26. Sur un capital initial de 6,4 millions de florins
— soit dix fois celui de la Compagnie anglaise des Indes orientales — la VOC distribue durant les deux siècles de son existence 231,8 millions de
dividendes, soit 18,5 % de la valeur nominale par an. Les paiements sont au début souvent effectués en nature (épices) ou en obligations sur l'État, puis à
partir du milieu du XVIIe siècle régulièrement en argent. Cueillant les « fruits d'or du commerce d'Asie »27 pendant près d'un siècle et demi, les
actionnaires ne sont pas à plaindre. Les bénéfices réels de la Compagnie sont pourtant loin d'être mirobolants. Le taux de profit annuel des capitaux
investis entre 1630 et 1670 avoisine les 6 %. De 1680 à 1730, période durant laquelle la VOC augmente passablement sa voilure, il baisse à 3,5 %28. A
partir des années 1730, face à l'érosion de ses bénéfices, la Compagnie choisit de maintenir les dividendes à un niveau élevé en recourant à l'emprunt. Ce
choix précipitera sa perte.
Pour Braudel, l'explication de la modicité des profits de la Compagnie est claire: « La VOC est, selon lui, une machine qui s'arrête là où commence le
bénéfice des monopoles marchands. » Dès le début, un « mécanisme d'appropriation (des gains) au sommet » serait en place, qui réserve à un syndicat de
gros négociants capitalistes les opérations les plus profitables. Le bilan financier mitigé de la VOC cacherait ainsi un processus de transfert de revenu et
de concentration du capital à l'intérieur de la République, processus favorisant les gros actionnaires au détriment des petits29.
Rappelons, au terme de cette section, l'essentiel: la vitalité des Pays-Bas au XVIIe siècle tient d'abord à l'intensification de leur agriculture et à l'essor
de leur industrie. Elle se trouve confirmée par la poussée démographique, le développement de l'urbanisation et l'intensité des mouvements migratoires.
Vu le degré d'ouverture du pays, elle déborde en Europe et aux quatre coins de la planète. Pendant près d'un siècle, les petites Provinces-Unies dominent
le commerce maritime mondial et, avec Amsterdam — le « Wall Street du XVIIe siècle » — le système financier international. Le libéralisme et la
structure fortement décentralisée de l'État, reflets de leur haut niveau de développement, maintiendront le revenu par habitant de la République parmi les
plus élevés d'Europe, lorsque viendra le déclin.
La contribution de l'outre-mer va dans le même sens. Le commerce des produits asiatiques et dans une moindre mesure le système américain de
plantation offrent aux Provinces-Unies des possibilités de préserver leur potentiel de développement et de résister à l'érosion de leur position
internationale30.
Ce soutien de l'outre-mer est-il mesurable ? Compte tenu de la rareté et de la dispersion des données nécessaires, l'exercice tient autant du bricolage
que de l'acrobatie. Comme il se doit, les résultats obtenus varient en fonction des hypothèses formulées. D'après mon estimation, les revenus générés par
le commerce d'outre-mer, la traite négrière, les capitaux placés en Amérique et en Asie, ainsi que les activités de la VOC aux Pays-Bas se situent, vers la
fin du XVIIIe siècle, entre 5 % et 10 % du PNB néerlandais, et autour de 8 % à 10 % du revenu national31.
Une fraction non négligeable de la contribution de l'outre-mer au revenu national des Provinces-Unies est liée à l'esclavage32. C'est évident dans le cas
de la Guyane et des Antilles néerlandaises, alimentées en esclaves africains par les négriers hollandais. Ce lien existe dans la plupart des autres colonies,
même s'il est habituellement moins mis en évidence. Au Cap, la population européenne à la fin du XVIIIe siècle est numériquement inférieure à celle des
esclaves déportés d'Asie (Archipel indonésien, sous-continent indien, Sri Lanka), d'Afrique orientale, de Madagascar et de l'île Maurice. Dans l'Archipel
indonésien, où la population des îles à épices compte jusqu'à 20 % d'esclaves, l'esclavage ne sera aboli qu'en 1863. Partout dans le domaine hollandais
les esclaves sont employés dans les activités de production, mais nulle part autant qu'en Guyane et au Cap.

Portée et limites de l'« utilité » du système des cultures forcées

La période s'étendant des années 1780 aux années 1860 marque une nette détérioration de la position internationale des Pays-Bas. Sévèrement touché
par la guerre anglo-hollandaise (1780-84), l'occupation française (1795-1813) et la « perte » de la Belgique (1830), le pays cède du terrain face à ses
concurrents européens.
Premiers au classement international du revenu par habitant jusqu'au début du XIXe siècle, les Pays-Bas se retrouvent dans les années 1860 non
seulement devancés par la Grande-Bretagne et la Belgique, mais également talonnés par la France, l'Allemagne ou la Suisse33. L'occupation française et
le blocus maritime anglais, auquel Napoléon réplique par le blocus continental, frappent durement l'industrie hollandaise, coupée de ses débouchés et de
ses sources d'approvisionnement de matières premières. Comparés à leurs rivaux européens engagés dans la première révolution industrielle, les Pays-
Bas ont au milieu du XIXe siècle un niveau d'industrialisation calamiteux (tableau Annexe C). L'exemple type de la branche sinistrée est la construction
navale: au début du XIXe siècle, la flotte néerlandaise ne représente plus que 5 % de celle de l'Europe, contre environ 50 % dans la seconde moitié du
XVIIe siècle.
Sur le front colonial, les Anglais chassent les Hollandais de Ceylan, du Cap et d'une partie de la Guyane, et les délogent du lucratif commerce
interasiatique. Par ailleurs, la faillite des Compagnies des Indes orientales et occidentales, la prise en charge par l'État néerlandais de leurs dettes et de
leurs possessions d'outre-mer; ainsi que les dépenses militaires consenties pour récupérer, en vain, la Belgique sécessionniste et conquérir Java (1825-30)
plongent le budget des Pays-Bas dans un déficit abyssal34.
L'économie néerlandaise à bout de souffle trouvera un ballon d'oxygène en mettant en coupe réglée Java nouvellement acquis. Jamais sans doute dans
l'histoire de l'expansion européenne colonie n'aura autant rapporté à sa métropole, ni lui aura été si « utile ». Deux hommes d'État hollandais sont à
l'origine de ce tour de force: le roi Guillaume Ier, qui règne de 1814 à 1840, et Johannes Van den Bosch, gouverneur général des Indes orientales de 1830
à 1833 puis ministre des colonies de 1834 à 1839.
Le premier, soucieux de relever la situation budgétaire de son royaume, fait appel au second et lui donne carte blanche pour faire de Java une
possession susceptible de dégager au plus vite de larges excédents. C'est dans ce but que Van den Bosch y instaure le « système des cultures » forcées.
Celui-ci consiste essentiellement à accroître le surplus agricole non pas en augmentant la taxe foncière, mais en intensifiant le prélèvement traditionnel
effectué par les élites locales sur les récoltes et le temps de travail paysan. C'est une forme de tribut. L'État réquisitionne dans chaque village un
cinquième des bonnes terres ; chaque actif masculin est tenu en outre de lui fournir un cinquième de son temps de travail. Sur ces terres, des plantations
sont créées. Elles sont cultivées par la main-d'œuvre ainsi mobilisée. Pour assurer la discipline du travail, il existe — depuis 1816 — un système de pass
qui permet de contrôler les déplacements de la population indigène et des Chinois expatriés. Ce système, qui reste en place jusqu'en 1914, rappelle celui
qui sera implanté par la suite en Afrique du Sud ou au Kenya. Une compagnie maritime d'État, créée par Guillaume Ier, a le monopole de l'écoulement et
du transport des récoltes de café, de sucre et d'indigo ainsi obtenues. Le produit de leurs ventes en Europe est versé intégralement au Trésor hollandais.
Ajoutons encore que les administrateurs coloniaux supervisent l'application des mesures à chaque étape du processus. Ils touchent, ainsi d'ailleurs que les
régents javanais, un pourcentage sur les récoltes.
Encensé ou décrié, le système des cultures se révèle, du point de vue du colonisateur, très efficace, en ce sens qu'il permet à l'État métropo-litain
d'empocher durant près d'un demi-siècle un « excédent colonial » (batig slot) mirobolant. De 1830 à 1870, plus de la moitié des revenus tirés de Java
seront transférés directement au gouvernement néerlandais sous forme de tribut financier. Cet « excédent colonial », équivalant au quart du total des
recettes budgétaires de l'État métropolitain, représente une somme globale de 870 millions de florins, soit le montant du revenu national des Pays-Bas en
187035. Ce qui a fait dire au meilleur spécialiste de cet épisode de l'histoire coloniale hollandaise que Van den Bosch réussit à « tirer de l'or de Java
comme Moïse de l'eau du rocher dans le désert aride »36.
Non content d'imposer à la population des Indes orientales la charge de renflouer les caisses de l'État métropolitain, le colonisateur néerlandais lui fait
payer également les coûts de conquête et de domination. En 1844, Java est contraint d'endosser une dette fictive de 236 millions de florins, couvrant les
emprunts contractés pour conquérir l'île (132 millions), le reste servant au passage à liquider les dettes de la VOC. Quant aux dépenses d'administration
nécessaires au maintien de l'ordre colonial, elles sont entièrement couvertes par des taxes locales, notamment sur l'opium et le sel.
En métropole, Guillaume Ier puise dans les excédents dégagés par le système des cultures pour financer l'extension du réseau ferroviaire et du système
des canaux, ainsi que l'amélioration des installations portuaires de Rotterdam et Amsterdam. Le tribut fiscal versé par Java sert également à régler la
dette contractée lors des opérations militaires infructueuses contre la Belgique ; à dédommager (12 millions de florins) les propriétaires d'esclaves des
Indes occidentales après l'abolition ; et à différer l'introduction en métropole d'un impôt sur le revenu.
Guillaume Ier, mélange de néo-mercantiliste et d'adepte d'un nationalisme économique avant la lettre, utilise en outre la manne coloniale pour soutenir,
d'un bout à l'autre de son règne autoritaire, plusieurs branches de l'économie hollandaise en leur accordant protection et subsides. Il créera à cette fin
toute une série d'organes paraétatiques, dont le plus important est sans conteste la Compagnie maritime des Pays-Bas (Nederlandsche Handel-
Maatschappij) ou NHM, fondée en 1824 avec ses propres deniers37. Le monarque en fait un instrument personnalisé d'intervention dans le commerce et
dans l'industrie, échappant au contrôle du parlement.
La NHM recevra le monopole de l'écoulement et du transport des produits échangés entre les Pays-Bas et les Indes orientales. Sa création et la mise en
place du système des cultures dopent le trafic colonial ( tableau 20 ) et la flotte marchande hollandaise, laminés au sortir des guerres napoléoniennes.
Dans sa logique interventionniste, Guillaume Ier étendra l'action de la NHM à l'appareil de production des Pays-Bas et plus particulièrement à
l'industrie textile hollandaise, sommée de fournir contre les denrées coloniales (café, sucre, indigo, etc.) les nécessaires frets de retour. Ce que veulent les
dirigeants de la NHM et Van den Bosch, en sa qualité de ministre des colonies, c'est substituer les Pays-Bas aux provinces belges de la Flandre dans la
fourniture de textiles aux Indes orientales. Ils essaient, sans grand succès, de faire remplir cette fonction par d'anciens centres de production textile des
provinces de Hollande (Haarlem, Leiden), en encourageant notamment des industriels belges à s'y installer. Une même tentative donnera de meilleurs
résultats dans la région excentrée de Twente, située dans la partie orientale de la province d'Overijssel, une des rares zones des Pays-Bas à connaître la
proto-industrialisation38.
L'État réussira, à coup de commandes à prix élevés, de tarifs protectionnistes, de subsides déguisés à l'exportation, de garanties contre les pertes et de
prêts à taux réduit, à faire de l'industrie textile de Twente le principal fournisseur de cotonnades des Indes orientales. De 1835 à 1848, elle assure près de
60 % des importations de cotonnades de Java et Madura39.
En plus d'approvisionner les Indes orientales en articles manufacturés, les industries que la NHM et Van den Bosch aident à renaître de leurs cendres
se voient assigner une autre fonction: celle d'offrir du travail aux pauvres et aux chômeurs de la métropole. Cette préoccupation philanthropique explique
la préférence de l'Etat pour les petites unités de production et sa méfiance à l'égard de nouvelles technologies soupçonnées de créer des économies
d'échelle malvenues. On comprend dès lors que l'industrie textile de Twente augmente fortement le volume de sa production et le nombre de ses
travailleurs sans dépasser vraiment les limites de la pré-industrie.
Il apparaît clairement, au terme de cette section, que les Indes orientales — converties en source de profit, en source d'approvisionnement abondante et
bon marché de produits bruts et en débouché commode de biens industriels — deviennent, entre 1830 et 1870, le compagnon des mauvais jours de la
métropole. À l'évidence, le système des cultures et le régime de la NHM permettent aux Pays-Bas de desserrer l'étau à un moment critique de leur
croissance économique. Les larges excédents coloniaux contribuent au financement de grands travaux d'infrastructure, à la relance des échanges
extérieurs ; ils stimulent la marine marchande et profitent à des branches industrielles.
L'« utilité » indéniable de Java pour l'économie néerlandaise entre 1830 et 1870 ne doit toutefois pas être exagérée. Elle repose sur des bases fragiles;
sa portée est réduite et limitée dans le temps. Le système mis en place par Guillaume Ier et Van den Bosch repose en Insulinde sur l'exploitation des
richesses et de la population de Java, et en métropole sur un interventionnisme étatique rigide. Ses travers, dénoncés dès les années 1850, le feront
rapidement disparaître. Le cas particulier de l'industrie cotonnière de Twente, gérée par l'État néerlandais comme une institution de charité, révèle en
outre que ce système n'encourage pas la modernisation de l'appareil de production des Pays-Bas. Il contribue tout au plus à faire disparaître le chômage
et la pauvreté dans la région de Twente dans les années 1830 et 1840. Durant sa courte existence, il n'aura en fin de compte constitué qu'un cadre étriqué
à l'intérieur duquel un nombre réduit de branches industrielles se sera accroché à la bouée de sauvetage coloniale.
Le bilan de la contribution de l'empire à l'économie métropolitaine entre les années 1780 et les années 1860 est donc mitigé. Il n'est pas sûr qu'il soit
globalement négatif. Il y a lieu de croire que la combinaison étatisme-empire permet à la métropole de négocier, sans trop de dommages, la difficile
transition entre le capitalisme marchand de la République des Provinces-Unies et le capitalisme industriel du Royaume des Pays-Bas de la fin du XIXe
siècle40. Lorsqu'à partir des années 1860 l'industrie néerlandaise cesse d'être aidée et protégée, elle se révélera suffisamment forte pour résister à la
concurrence des produits anglais et belges. Quant à l'empire, après avoir joué temporairement le rôle de béquille qui lui a été assigné, nous allons voir
qu'il sera livré aux entreprises privées et au capital financier.

L'âge du capitalisme colonial

Ce dernier volet chronologique est en complète rupture avec les deux siècles précédents. Alors que durant une grande partie de la période s'étendant
des années 1670 aux années 1860 l'économie hollandaise végète dans un état proche de la stagnation, elle se redresse à partir des années 1870 et
enregistre jusqu'au début des années 1950 une croissance dont le rythme dépasse celui des pays d'Europe occidentale et plus particulièrement celui de la
Belgique et du Royaume-Uni41.
Cette croissance enfin retrouvée de l'économie hollandaise se nourrit des gains de productivité de l'agriculture, dont les produits élaborés (beurre,
fromages) sont absorbés à l'extérieur par le marché britannique, ainsi que d'un boom industriel à partir des années 1890, axé sur des industries lourdes
(métallurgie, construction de machines) et de nouvelles branches (notamment matériel électrique et moteurs à combustion), profitant de l'augmentation
de la demande interne dopée par une croissance démographique rapide et de l'extension des marchés européens due à la hausse des niveaux de vie sur le
Vieux Continent.
Le milieu du XIXe siècle marque une autre rupture avec le passé. Avec la Constitution de 1848, le Parlement néerlandais a pour la première fois voix
au chapitre dans la conduite de la politique économique du pays et dans les affaires coloniales. La majorité parlementaire, menée par les Libéraux, exige
et obtient une réduction drastique du rôle de l'État dans l'économie de la métropole et des Indes orientales. Durant le dernier tiers du XIXe siècle, les
Pays-Bas vivent ainsi au rythme de la dérégulation : toute possibilité de soutien à l'industrie est retirée à l'État, dont l'intervention est confinée aux grands
projets d'infrastructure ; le libre-échange, étendu au trafic colonial, l'emporte sur le protectionnisme et triomphe jusqu'aux années 1930.
Dans les Indes orientales, le système de monopole, vieux de deux siècles et demi, est battu en brèche. Le démantèlement progressif du système des
cultures forcées et la levée des entraves à l'entreprise privée changent la donne. Aussi, l'« excédent colonial » disparaît pratiquement du budget
métropolitain à partir du milieu des années 1870. La part gouvernementale dans les exportations indonésiennes tombe de 44 % en 1870 à 8 % en 1913 et
en dessous de 1 % en 193842. La loi agraire de 1870, tout en maintenant l'interdiction faite aux Hollandais de posséder la terre, autorise le Gouverneur
général des Indes orientales à céder des terres à bail à des entreprises privées pour une durée maximale de 75 ans.
Ce libéralisme à la sauce coloniale se traduit par une intensification de l'exploitation économique des Indes néerlandaises, dont les exportations totales
sont en termes réels multipliées par 12 entre 1870 et 193843. Cette « mise en valeur » accrue ne s'exprime cependant pas de manière attendue. Au lieu de
se resserrer, les liens commerciaux entre métropole et colonie se relâchent.
De 1869-71 à 1936-38, la part des exportations indonésiennes absorbée par la métropole diminue de 67,2 % à 19,6 %, et la fraction des importations
de l'Archipel fournie par les Pays-Bas passe de 28 % à 21,4 %44. Les chiffres du tableau 20 confirment ce relâchement des relations commerciales
bilatérales, en révélant une diminution de la part de l'Indonésie dans les importations des Pays-Bas à partir des années 1860 et 1870. La tendance est la
même pour les Antilles et la Guyane (Surinam) néerlandaises à partir de la Première Guerre mondiale.
Il y a plusieurs explications à cela45. L'une se trouve dans l'amélioration des réseaux internationaux de transport et de communication qui permet à une
part croissante des exportations de produits bruts de l'Indonésie (notamment le sucre, le caoutchouc et le café) d'être acheminée directement vers ses
partenaires commerciaux d' outre-mer, sans passer, comme auparavant, par les entrepôts d'Amsterdam d'où ces produits étaient redistribués après une
légère transformation. Une autre explication est que les exportations indonésiennes de certains produits augmentent si rapidement en volume (c'est le cas
notamment de l'étain) qu'elles dépassent la capacité d'absorption du marché métropolitain.
Au demeurant, l'Indonésie n'assure qu'une fraction réduite — autour de 10 % en moyenne durant l'entre-deux-guerres - du total des matières premières
importées par les Pays-Bas. En revanche, pour certains produits bruts comme le coprah, le tabac, le café, le sucre et le thé, l'Indonésie reste un
fournisseur important de la métropole ( tableau 21 ).
La baisse de la part des exportations néerlandaises absorbée par l'Indonésie à partir des années 1860 ( tableau 20 ) s'explique, quant à elle, par
l'abolition des monopoles et l'adoption du libre-échange qui, sur le marché colonial, exposent les produits hollandais à la concurrence internationale. Du
dernier tiers du XIXe siècle à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, la part des Pays-Bas dans les importations indonésiennes de textiles, de produits
métallurgiques et des machines diminue régulièrement46. Par ailleurs, durant le premier tiers du XXe siècle, entre un cinquième et un quart seulement des
exportations de produits manufacturés (textiles, produits métallurgiques, produits chimiques, machines et véhicules) des Pays-Bas est absorbé par
l'Indonésie ( tableau 21 ).
Le débouché colonial a ses propres limites. Compte tenu du niveau de développement des Indes néerlandaises et du niveau de vie de leur population47,
le marché indonésien est plus à même d'absorber des articles manufacturés dits de première génération (textiles, produits sidérurgiques) que des produits
issus de branches type de la deuxième révolution industrielle (chimie, électricité, moteur à explosion). Ce que confirment les chiffres du tableau 21
calculés pour les rubriques produits textiles et chimiques.
L'Indonésie se révèle donc, après les années 1860, relativement décevante en tant que partenaire commercial direct. Elle apparaît en revanche comme
beaucoup plus intéressante en tant que lieu de placement de capitaux hollandais48.
Durant la plus grande partie du XIXe siècle, les capitaux investis dans les Indes orientales sont d'origine publique, concentrés dans l'infrastructure et
financés par les excédents issus du système des cultures forcées. Les premiers investissements privés sont effectués à partir des années 1870 dans les
cultures tropicales: ils sont d'un côté relativement faibles, vu le bas seuil d'entrée dans la branche, et de l'autre alimentés par des fonds réunis sur place,
plutôt que sur le marché financier métropolitain. Dans un premier temps, la croissance des plantations privées (tabac, café, thé, etc.) est assurée
essentiellement par le réinvestissement des profits. Au fur et à mesure qu'elles augmentent de taille et que se complexifie leur organisation, ces
entreprises changent de statut juridique et de mains, passant sous le contrôle de firmes établies en métropole qui en deviennent les gestionnaires et les
principaux bailleurs de fonds. À partir des années 1910, des investisseurs non-métropolitains, en association avec des Hollandais, s'engagent dans
l'exploitation de nouveaux produits (pétrole, caoutchouc, palmistes).
Le tableau 22 résume en chiffres les principales caractéristiques des investissements placés en Insulinde. Durant le premier tiers du XXe siècle, de 75
% à 80 % des capitaux investis en Indonésie sont aux mains d'Hollandais, qu'ils soient originaires des Pays-Bas ou résidents de la colonie; le reste est
sous le contrôle de firmes anglaises et américaines. Les capitaux hollandais sont concentrés dans les cultures tropicales, l'extraction minière (étain), les
transports et les services. La part de l'Indonésie dans les investissements hollandais à l'étranger s'accroît entre 1885 et 1938 de 10 % à 45 %. Environ le
quart des capitaux hollandais dans l'Archipel est constitué d'investissements de portefeuille, principalement des emprunts publics garantis par l'État pour
financer des travaux d'infrastructure. Le reste, soit quelque 75 %, entre dans la catégorie des investissements privés directs.
En raison du caractère lacunaire des données chiffrées et de querelles méthodologiques, la question de la rentabilité des investissements hollandais en
Indonésie ne fait pas l'unanimité parmi les spécialistes. Pour certains, les entreprises coloniales de l'Archipel engrangeraient de juteux bénéfices. Pour
d'autres, elles ne seraient guère plus profitables que les placements « de père de famille », tels que les emprunts lancés par l'État colonial49. Relevons au
passage, sans vouloir trancher la question, que vers 1938 environ 70 % des revenus nets générés par les investissements néerlandais à l'étranger vient
d'Indonésie50, alors que la colonie détient à cette date 45 % des actifs extérieurs de la métropole.
Au-delà de cette question controversée de la rentabilité de l'investissement colonial, tout le monde s'accorde à reconnaître qu'au XXe siècle les revenus
des investissements hollandais placés dans la colonie et rapatriés en métropole constituent la majeure partie de la contribution de l'Indonésie au revenu
national des Pays-Bas. Cette contribution serait de 6 % en 1900, de 8,7 % en moyenne de 1900 à 1939, avec un sommet de 11,5 % dans les années 1920.
Ne sont comptabilisés ici que les revenus directs, c'est-à-dire ceux transférés des Indes néerlandaises aux Pays-Bas par les marchands, les transporteurs,
les assureurs, les investisseurs, les commissionnaires, les administrateurs, les cadres, les militaires, etc.
En tenant compte des effets induits exercés aux Pays-Bas par ces revenus directs, la contribution de la colonie au revenu national de la métropole
s'élèverait à 8,6 % en 1900, à 12,4 % de 1900 à 1939 et à un maximum de 16,4 % durant les années 192051. Ces résultats confirment ceux obtenus il y a
près de 60 ans par deux auteurs ayant entrepris le même exercice: leur estimation fixait la contribution directe et indirecte de l'Indonésie à 17,9 % du
revenu national néerlandais en 1926-29 et à 13,6 % en 193852.
Nous n'avons jusqu'à présent considéré que les relations bilatérales entre les Pays-Bas et l'Indonésie. Or, l'« utilité » de la colonie pour sa métropole
dépasse ce cadre. À l'instar de l'Inde britannique ( chapitre 7 ), les Indes néerlandaises sont l'élément-clé d'un réseau multilatéral dont la métropole tire
avantage53. Avant la Deuxième Guerre mondiale, l'Indonésie enregistre dans ses échanges avec les Pays-Bas un excédent de la balance des marchandises
et un déficit de la balance des services. Le solde positif de la première balance ne suffit cependant pas à compenser le solde négatif de la seconde. La
colonie doit, pour payer les revenus du travail54 et des capitaux hollandais, puiser dans l'excédent commercial croissant qu'elle enregistre avec les États-
Unis après la Première Guerre mondiale. Grâce aux produits indonésiens exportés en Amérique du Nord (caoutchouc, palmistes, tabac), les Pays-Bas se
procurent à bon compte les dollars qui leur sont nécessaires pour couvrir le déficit de leurs transactions avec les États-Unis et l'Allemagne, leurs
principaux partenaires commerciaux avec la Grande-Bretagne. Ce système triangulaire (Pays-Bas, Indonésie, États-Unis) de règlements internationaux
fonctionne à plein durant l'entre-deux-guerres.
Si, pour reprendre certaines métaphores imaginées depuis le début du XIXe siècle55, l'Indonésie est le cheval qui tire la charrette de l'économie
hollandaise ; si la colonie est pour la métropole une vache à lait, sa poule aux œufs d'or ou encore la planche sur laquelle elle flotte, pourquoi sa « perte »
en 1949 est si bien « digérée » et coïncide avec le début aux Pays-Bas d'une phase de croissance exceptionnelle56 ? Deux raisons peuvent être avancées.
À partir des années 1930, l'Indonésie perd graduellement de son attrait en tant que source de profit pour les milieux d'affaires métropolitains. Sitôt remise
de la dépression mondiale qui la frappe très durement, elle est soumise à une occupation japonaise (1942-45) dévastatrice pour l'agriculture et les
infrastructures de l'Archipel. Pour être remise à flots, l'économie indonésienne exigerait de la métropole de gros efforts financiers.
De leur côté, les Pays-Bas, qui subissent durant la Deuxième Guerre mondiale l'occupation allemande, bénéficient — comme les autres économies
européennes — du plan Marshall. Environ 8 % des 12,5 milliards de dollars distribués de 1948 à 1952 par les États-Unis sont versés aux Pays-Bas, qui
sont avec l'Autriche le pays qui reçoit le plus par habitant. Grâce à cette aide, ils parviennent à réorienter leur économie en la liant au Marché commun en
construction. Après avoir dépassé les 10 % dans les années 1920, la contribution (directe) de l'Indonésie au revenu national néerlandais tombe à 2-3 %57
au moment où les Pays-Bas tournent le dos à l'empire et entrent, libérés de toute contrainte de souveraineté coloniale, dans les « Trente Glorieuses ».
Tableau 19
. Principaux territoires du domaine colonial des Pays-Bas de 1608 à nos jours

Territoires « Durée de vie » des colonies et des points d'appui Phases durant lesquelles les colonies et les points d'appui « changent de mains »

AMÉRIQUE
Nouvelle-Néerlande (Amérique du Nord) 1624-64, 1673-74 Grande-Bretagne 1664-73 1674-1776
Nouvelle-Hollande (Nord-Est Brésil) 1624-54 Portugal 1654-1822
Antilles néerlandaisesa 1634-
Surinam (Guyane néerlandaise) 1665-1804, 1816-1975 Grande-Bretagne 1804-15

ASIE
Indonésie (Indes néerlandaises) 1609-1811, 1816-1949 Grande-Bretagne 1811-16
Japon 1942-45
Malacca (Malaisie) 1641-1795, 1818-25 Portugal 1521-1641
Grande-Bretagne 1795-1818 1825-1957
Ceylan (Sri Lanka) 1640-1796 Portugal 1518-1658
Grande-Bretagne 1796-1948
Coromandel (Inde) 1608-1780, 1785-95, 1818-25 Grande-Bretagne 1780-84, 1795-1816, 1825-1947
Malabar (Inde) 1663-1795 Grande-Bretagne 1795-1947
Taïwan (Formose) 1624-62 Japon 1895-1945

AFRIQUE

Côtes de Guinéec 1637-1872


Luandad 1641-48 Portugal 1649-1975
Le Cap (Afrique du Sud) 1652-1795, 1803-6 Grande-Bretagne 1795-1803 1806-1910
Maurice île 1638-1710 France 1722-1810
Grande-Bretagne 1810-1968
a) Comprend Curaçao et ses dépendances (Aruba et Bonaire), investis par les Anglais de 1800 à 1803 et de 1807 à 1816 ; ainsi que Saint-Eustatius et ses dépendances (Saint-Martin et Saba),
occupés par les Anglais de 1672 à 1682, de 1690 à 1696, en 1781, de 1801 à 1802, de 1810 à 1816, et par les Français de 1781 à 1784. Curaçao et Saint-Eustatius avec leurs dépendances formeront
les Antilles néerlandaises en 1845. b) Le Surinam forme avec Essequibo, Demerara et Berbice la Guyane néerlandaise. Ces trois possessions, de taille réduite, tombent entre les mains britanniques
en 1803. c) Série de forts: Axim, Kormantin, Takoradi, Elmina, Accra. d) Luanda, Benguela et localités côtières de l'Angola.
Source : D'après D.P. Henige, Colonial Governors from the Fifteenth Century to the Present, Madison (Milwaukee), The University of Wisconsin Press, 1970, p. 207-225.

Tableau 20
. Part des colonies dans le commerce extérieur des Pays-Bas, 1847-1938, en pourcentages des exportations et des importations
néerlandaises, non compris le commerce de transit, moyennes annuelles

Indonésie Antilles et Surinam Total Totala


Exportations
1847-56 19,0 1,5 20,5 9,8
1857-66 21,5 2,5 24,0 17,3
1879-81 16,0 3,5 19,5 29,1
1899-1901 14,5 4,5 19,0 41,6
1911-13 14,0 7,0 21,0 90,1
1927-29 8,2 0,6 8,8 69,2
1936-38 8,1 0,8 8,9 28,8
Importations
1847-56 32,5 1,5 34,0 21,4
1857-66 27,5 1,5 29,0 25,8
1879-81 22,5 2,5 25,0 51,0
1899-1901 16,0 4,5 20,5 53,1
1911-13 15,0 2,5 17,5 91,4
1927-29 4,9 0,5 5,5 57,7
1936-38 7,7 1,6 9,3 41,0
a) Estimations des exportations à destination et des importations en provenance des colonies, en millions de dollars américains courants
Notes : Afin d'éliminer le commerce de transit entre les années 1840 et 1911-13, je me suis servi des indications fournies par les auteurs suivants: J.T. Linblad & J.L. van Zanden, « De Buitenlandse
Handel van Nederland, 1872-1913 », in Economisch- en Sociaal-Historisch Jaarboek, vol. 52, 1989, p. 231-269 ; P. van der Eng, « Exploring Exploitation : The Netherlands and Colonial Indonesia
1870-1940 », in Revista de Historia Economica, vol. XVI, n° 1, Invierno 1998, p. 294-296; A. Lewis, « The Rate of World Trade, 1830-1973 », in S. Grassman & E. Lundberg eds, The World
Economic Order. Past and Prospects, London, Macmillan, 1981, p. 11-74. Les corrections amenées pour éliminer le commerce de transit modifient passablement la part de l'Indonésie dans le
commerce extérieur de la métropole au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. À titre d'exemple, d'après les statistiques officielles non corrigées, la part de l'Indonésie dans le total des
exportations hollandaises est de 5 % en 1911-13, contre 14 % après correction; de même, la part de l'Indonésie dans les importations totales des Pays-Bas en 1879-81 est de 6,9 % sans correction et
de 22,5 % après correction. Les taux de change utilisés pour passer des florins (ou guilders) aux dollars sont les suivants: un dollar américain équivaut à 2,488 florins jusqu'en 1913; à 2,490 en 1927-
29; et à 1,762 en 1936-38.
Sources : Pour les années 1840 à 1860, d'après Résumé statistique pour le Royaume des Pays-Bas 1850-1883, n°2, La Haye, 1884, p. 28 ; B.R. Mitchell, European Historical Statistics. 1750-1970,
London, Macmillan, 1975, p. 488, 490 et 540 ; Paris, Annales du commerce extérieur. Indes-occidentales néerlandaises. Faits commerciaux, n° 3, février 1863, p. 3-4. Pour 1879-81, d'après
Jaarcijfers over 1883 en vorige jaren, omrent Bevolking, Landbouw, Handel, Belastirigen, Onderwijs enz., La Haye, Statistiek in Nederland, n° 3, 1884, p. 28. Pour 1899-1901 à 1936-38, d'après
Jaarcijfers voor het Koninkrijk der Nederlanden, La Haye, diverses livraisons ; Statistiek van den in-, uit- en doorvoer, (titre varie), La Haye, diverses livraisons ; complété avec Statistical Abstract
of Foreign Countries, Washington, Department of Commerce and Labour, Bureau of Statistics, 1909, p. 102-105.

Tableau 21
. Part de l'Indonésie dans les principaux groupes de produits industriels exportés et de produits bruts importés par les Pays-Bas, 1911-
13, 1927-29, 1936-38, moyennes annuelles, en pourcentages du totala

1911-13 1927-29 1936-38


Exportations
Textiles 27,2 26,9 55,4
Produits métallurgiques 18,3 28,2 5,9
Produits chimiques 7,8 9,3 9,5
Machines et véhicules 19,9 37,0 27,9
Total ci-dessus 19,9 27,4 22,8
Importations
Matières premièresb 5,9 4,1 15,4
Produits brutsc 37,5 42,8 60,0
Coprah 93,6 61,0 84,8
Tabac 33,9 46,6 56,6
Café 15,1 30,6 32,6
Sucre 6,4 15,5 63,3
Thé 60,7 69,1 84,0
a) À titre d'exemple, le pourcent pour 1911-13 sur la première ligne et la première colonne (27,2 %) représente la part des exportations néerlandaises de textiles absorbée par l'Indonésie. b) Fibres
textiles ; cuirs et peaux; caoutchouc et gommes; bois; minéraux bruts; minerais métallifères; combustibles minéraux. c) Moyenne des cinq produits dominants (coprah, tabac, café, sucre, thé).
Notes : Des problèmes de définition et de changements de nomenclature (par exemple après la Première Guerre mondiale) rendent difficiles les calculs ci-dessus. Retenant d'autres définitions que
moi, J.B.D. Derksen (« De Economische Beteekenis van Nederlandsch-Indië voor Nederland met Cijfers en Statistieken Toegelicht », in W.H. van Helsdingen & H. Hoogenberk eds, Hecht
Verbonden in Lief en Leed, Amsterdam, Elsevier, 1946, p. 371) estime pour l'année 1938 la part de l'Indonésie dans les exportations néerlandaises de produits manufacturés à 13,9 % et sa part dans
les importations hollandaises de matières premières à 10,8 %. Quant à J.T. Lindblad (« De handel tussen Nederland en Nederlands-Indië, 1874-1939 », in Economisch en Sociaal-Historisch
Jaarboek, vol. 51, 1988, p. 294), il estime pour trois phases (1874-1904, 1905-1930, 1931-1939) l'évolution de la part moyenne de l'Indonésie dans les exportations de trois groupes de produits
manufacturés : textiles (respectivement 63 % ; 40,7 % ; et 40,3 %), machines (43 % ; 57 % ; et 7,8 %), produits métallurgiques (4,4 % ; 27,4 % ; et 13,3 %).
Sources : Mes calculs d'après Jaarstatistiek van den in-, uit- en doorvoer. Statistique annuelle du commerce des Pays-Bas avec les pays étrangers (le titre varie légèrement avant et après la Première
Guerre mondiale), La Haye, Centraal Bureau voor de Statistiek, diverses livraisons.

Tableau 22.
Investissements hollandais (directs et de portefeuille) en Indonésie, 1885-1938

1885 1900 1913 1930 1938


Total, en millions de US dollars courants 110 320 480 1510 2 190
Part de la métropole dans le total des investissements en Indonésie, en % 91,7 80,0 80,0 75,1 75,0
Part des investissements privés dans le total des investissements hollandais, en % 63,6 68,8 75,0 73,5 67,1
Part de l'Indonésie dans le total des avoirs étrangers des Pays-Bas, en % 11,0 20,3 36,5a ... 46,4
Investissements hollandais en Indonésie, en % du PNB des Pays-Bas 24,7 54,3 49,5 60,1 73,1
... : Non disponible
a) 1914
Sources et notes : — Les chiffres des investissements étrangers sont tirés de P. Creutzberg, Changing Economy in Indonesia. A Selection of Statistical Source Material from the Early 19th Century
up to 1940, vol. 3 : Expenditure on Fixed Assets, The Hague, Martinus Nijhoff, 1977, p. 18 et 61.
— J'ai estimé la part des investissements hollandais dans le total des investissements étrangers en Indonésie d'après l'étude de P. Creutzberg citée ci-dessus, p. 24 ; P. van der Eng, Economic Benefits
from Colonial Assets : The Case of the Netherlands and Indonesia 1870-1958, monographie publiée par le Groningen Growth and Development Centre, June 1998, p. 19 ; et C. Lewis, Debtor and
Creditor Countries : 1938, 1944, Washington, Brookings Institute, 1945, p. 292 et 295.
- La part des capitaux hollandais investis en Indonésie dans le total des avoirs étrangers des Pays-Bas est estimée d'après la monographie de van der Eng, p. 19, sauf pour le pourcentage de 1885
estimé d'après W. Woodruff, Impact of Western Man. A Study of Europe's Role in the World Economy 1750-1960, London, Macmillan, 1966, p. 150.
-Estimations du PNB (aux prix du marché) des Pays-Bas pour 1885, 1900 et 1913: J.-P. Smits, E. Horlings, J.L. van Zanden, Dutch GNP and its Components, 1800-1913, Groningen Growth and
Development Centre, Monograph Series n° 5, 2000, p. 220-221; pour 1930 et 1938: G.P. den Bakker, T.A. Huitker & C.A. van Bochove, « The Dutch Economy 1921-39 : Revised Macroeconomic
Data for the Interwar Period », in Review of Income and Wealth, Series 36, n° 2, June 1990, p. 210.
- Les taux de change utilisés pour passer des florins (ou guilders) aux dollars sont les suivants: un dollar américain équivaut à 2,488 florins en 1885, 1900 et 1913; à 2,485 en 1930; et à 1,818 en
1938.

1. D'après J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy. Success, Failure, and Perspective of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 297; et A.
Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 82.
2. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 3 : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 150.
3. D'après J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 497, 499 et 700-707.
4. Pour une référence en français sur l'histoire de la VOC, voir M. Morineau, Les grandes compagnies des Indes orientales XVIe-XIXe siècles, Paris, PUF, 1994. Pour une analyse détaillée des activités de
la VOC, voir la synthèse de J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 382-396 et 429-464.
5. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 184.
6. D'après B. Etemad, La possession du monde, Poids et mesures de la colonisation. XVIIIe-XXe siècles, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 311 et P. Emmer & W. Klooster, « The Dutch Atlantic,
1600-1800. Expansion Without Empire », in Itinerario. European Journal of Overseas History, vol. XXIII, n° 2, 1999, p. 48-69.
7. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 181.
8. Cité par K.M. Pannikar, L'Asie et la domination occidental du XVe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil, 1967, p. 67.
9. Traduction française en 2 tomes publiée en 1876 chez J.V.D. Hoeven (Rotterdam) et E. Dentu (Paris). Réédition en 1991 chez Actes Sud (Arles) sous un titre légèrement différent: Max Havelaar ou
les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas.
10. Paris-Match, n° 386, 1er septembre 1956.
11. J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 699-707. Vers 1770, 40 % des « produits coloniaux » importés par les Pays-Bas sont constitués de denrées coloniales réexportées par
la France et la Grande-Bretagne vers les entrepôts néerlandais (Idem, p. 497 et 499).
12. A. Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, op. cit., p. 87.
13. J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 699-707.
14. Sur les activités de la WIC, voir J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 396-402 et 464-481 ; ainsi que P. Emmer, The Dutch in the Atlantic Economy, 1580-1800, Aldershot,
Ashgate, 1998, p. 65-89.
15. Dès 1596 d'après idem, p. 33-34. Sur la traite hollandaise, voir M. Postma, The Dutch in the Atlantic Slave Trade, 1600-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1990; et P. Emmer, De
Nederlandse slavenhandel 1500-1850, Amsterdam, De Arbeiserspers, 2000.
16. Celui-ci n'aura duré que de 1630 à 1645 selon P. Emmer & W. Klooster, « The Dutch Atlantic, 1600-1800. Expansion Without Empire », art. cité, p. 48.
17. Pour une explication de la faible rentabilité de la traite hollandaise, voir idem, p. 55-57.
18. J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 472-475.
19. Idem, p. 473.
20. Idem, p. 457-464.
21. C.R. Boxer, The Dutch Seaborne Empire. 1600-1800, London, Hutchinson, 1965, p. 286.
22. Aux Pays-Bas mêmes, environ 3 000 personnes travaillent pour la VOC.
23. C.R. Boxer, The Dutch Seaborne Empire. 1600-1800, op. cit., p. 281.
24. D.K. Fieldhouse, Les empires coloniaux à partir du XVIIe siècle, Paris, Bordas, 1973, p. 134.
25. Amsterdam XVIIe siècle. Marchands et philosophes: les bénéfices de la tolérance, sous la dir. de H. Méchouan, Paris, éditions Autrement, 1993, p. 95-96.
26. D.K. Fieldhouse, Les empires coloniaux, op. cit., p. 134.
27. M. Morineau, Les grandes compagnies des Indes orientales, op. cit., p. 18.
28. J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 447.
29. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 195. Pour une confirmation, voir J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 464 ; et I. Wallerstein, Le
système du monde du XVe siècle à nos jours, tome II: Le mercantilisme et la consolidation de l'économie-monde européenne (1600-1750), Paris, Flammarion, 1984, p. 62.
30. Pour un autre son de cloche, voir les travaux de P. Emmer qui considère les capitaux placés dans l'économie de plantation à Surinam comme une erreur. Il va jusqu'à ranger cette « folie » parmi les
facteurs ayant entravé la révolution industrielle en métropole. P. Emmer, « Capitalism Mistaken? The Economic Decline of Surinam and the Plantation Loans, 1773-1850; A Rehabilitation », in Itinerario.
European Journal of Overseas History, vol. XX, n° 1, 1996, p. 17.
31. La fourchette que j'obtiens va de 8,4 % à 9,8 %. J'ai estimé les revenus issus du commerce d'outre-mer en retenant 35 % du montant des exportations et des importations des Provinces-Unies avec
l'Asie et l'Amérique (d'après J. de Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p.497 et 499 ; P. Emmer, The Dutch in the Atlantic Economy, op. cit., p. 25; P. O'Brien, « European Economic
Development : The Contribution of the Periphery », in The Economic History Review, vol. XXXV, n° 1, February 1982, p. 6): soit 16,1 millions de florins. Ceux de la traite négrière (4,9 millions de
florins) d'après P. Emmer, The Dutch in the Atlantic Economy, op. cit., p. 25. Ceux des capitaux placés en Asie et en Amérique (5,8 millions de florins) d'après A. Maddison, L'économie mondiale. Une
perspective millénaire, op. cit., p. 87; P. O'Brien, « European Economic Development : The Contribution of the Periphery », art. cité, p. 6 ;
F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., p. 226. Vers 1790, les investissements hollandais à l'étranger se montent à 800 millions de florins; j'ai supposé que 30 % sont placés
en Asie et en Amérique, j'ai retenu un taux de rentabilité de 4 % et supposé que 60 % des profits sont rapatriés. Ceux générés par les activités de la VOC (12,5 millions) aux Pays-Bas sont calculés par J. de
Vries & A. van der Woude, The First Economy, op. cit., p. 461. Le PNB hollandais se situe entre 400 et 470 millions de florins à la fin du XVIIIe siècle (idem, p. 705). Le revenu national est estimé par De
Vries et Van der Woude à environ 370 millions, alors que Maddison (L'économie mondiale. Une perspective millénaire, op. cit., p. 87) le situe à 440 millions de florins.
32. Aspect mis en évidence par P. Emmer, The Dutch in the Atlantic Economy, op. cit., p. 25-31.
33. Voir les sources citées dans le tableau Annexe C.
34. M. Wintle, Economic and Social History of the Netherlands. Demographic, Economic and Social Transition, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 137-140.
35. J.-P. Smits, E. Horlings, J.L. van Zanden, Dutch GNP and its Components, 1800-1913, Groningen Growth and Development Centre, Monograph Series n° 5, 2000, p. 78-82, 172-174 et 212.
36. Selon l'expression citée par C. Fasseur, The Politics of Colonial Exploitation. Java, the Dutch, and the Cultivation System, Ithaca-New York, Cornell University, 1992, p. 25.
37. Après le règne de Guillaume Ier, la NHM se mue en une institution financière, intégrée aujourd'hui au sein du géant ABN-AMRO.
38. Sur ces deux tentatives, voir J. Mokyr, Industrialization in the Low Countries, 1795-1850, New Haven and London, Yale University Press, 1976, p. 94-114.
39. D'après les chiffres cités par Mokyr (Idem, p. 104).
40. C'est la position défendue notamment par M. Wintle (Economic and Social History of the Netherlands, op. cit. p. 83, 240-241).
41. A. Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, op. cit., p. 199.
42. D'après W.L. Korthals Altes, Changing Economy in Indonesia. A Selection of Statistical Source Material from the Early 19th Century up to 1940, vol. 12a: General Trade Statistics 1822-1940,
Amsterdam, Royal Tropical Institute, 1991, p. 64-75.
43. D'après B. van Ark, « The Volume and Price of Indonesian Exports, 1823 to 1940: The Long Term Trend and its Measurement », in Bulletin of Indonesian Economic Studies, vol. XXIV, n° 3,
December 1988, p. 118-120.
44. D'après W.L. Korthals Altes, General Trade Statistics, op. cit., p. 44-75 et 84-103.
45. Voir celles retenus par P. van der Eng, Economic Benefits from Colonial Assets : The Case of Indonesia 1870-1958, étude publiée par le Groningen Growth and Development Centre, June 1988, p. 7-
14. Cette étude, légèrement remaniée, a été republiée sous un autre titre: « Exploring Exploitation : The Netherlands and Colonial Indonesia 1870-1940 », in Revista de Historia Economica, vol. XVI, n° 1,
Invierno 1998, p. 291-321.
46. J.T. Lindblad, « De handel tussen Nederland en Nederlands-Indië, 1874-1939 », in Economisch en Sociaal-Historisch Jaarboek, vol. 51, 1988, p. 297-298.
47. Durant l'entre-deux-guerres, le PNB par habitant des Pays-Bas est 5 à 6 fois plus élevé que celui de l'Indonésie; le pouvoir d'achat des Européens y résidant dépasse celui des indigènes de 60 à 70 fois.
D'après A. Maddison, « Dutch Income in and from Indonesia 1700-1938 », in Modern Asian Studies, vol. XXIII, n° 4, 1989, p. 655, 658 et 665.
48. Sur ce point, l'étude la plus complète est celle de P. van der Eng, Economic Benefits from Colonial Assets, op. cit., p. 14-24; voir également J.T. Lindblad, « Foreign Investment in Late-Colonial and
Post-Colonial Indonesia », in Economic and Social History in the Netherlands, vol. 3, 1991, p. 183-208.
49. Pour des exemples d'entreprises coloniales très profitables, voir J.T. Lindblad, Foreign Investment in Southeast Asia in the Twentieth Century, London, Macmillan, 1998, p. 47-59.
50. H. Baudet, « The Netherlands after the Loss of Empire », in Journal of Contemporary History, vol. IV, n° 1, 1969, p. 133. La part des revenus nets des investissements privés néerlandais à l'étranger
provenant d'Indonésie en 1869-71 et en 1911-13 est respectivement de 7,8 % et 50,4 %. D'après J.-P. Smits, E. Horlings, J.L. van Zanden, Dutch GNP and its Components, op. cit., p. 88. Sur l'importance
de l'Indonésie, durant le dernier tiers du XIXe siècle, pour le revenu des capitaux immobilisés aux Pays-Bas, voir W. Verstegen, « National Wealth and Income from Capital in the Netherlands, c. 1805-
1910 », in Economic and Social History in the Netherlands, vol. 7, 1996, p. 73-108 (notamment p. 101).
51. P. van der Eng, Economie Benefits from Colonial Assets, op. cit., p. 26. A. Maddison (« Dutch Income in and from Indonesia 1700-1938 », art. cité, p. 647) estime la contribution directe de
l'Indonésie au revenu national néerlandais à 8-9 % de 1911 à 1938.
52. J.B.D. Derksen & J. Tinbergen, « Berekeningen over de Economische Beteekenis van Nederlandsch-Indië voor Nederland », in Maandschrift van het Centraal Bureau voor de Statistiek, vol. 40,
1945, p. 210-223. J.B.D. Derksen, « De Economische Beteekenis van Nederlandsch-Indië voor Nederland met Cijfers en Statistieken Toegelicht », in W.H. van Helsdingen & H. Hoogenberk eds, Hecht
Verbonden in Lief en Leed, Amsterdam, Elsevier, 1946, p. 374.
53. Voir P. van der Eng, Economie Benefits from Colonial Assets, op. cit., p. 27-28.
54. Sur les quelque 200 000 Hollandais résidant en Indonésie vers 1938, environ 75 000 sont des actifs, pour la plupart des fonctionnaires et des cadres des entreprises privées. H. Baudet, « The
Netherlands after the Loss of Empire », art. cité, p. 135-136 ; et H.L. Wesseling, « Post-Imperial Holland », in Journal of Contemporary History, vol. XV, n° 2, May 1980, p. 133.
55. H. Baudet, « The Economic Interest of the Netherlands in the Netherlands Est Indies », in Papers of the Dutch-Indonesian Historical Conference, tenue à Noordwijkerhout (Pays-Bas) du 19 au 22
mai 1976, p. 234-249.
56. R.T. Griffith, « The Dutch Economic Miracle », in J.L. van Zanden ed., The Economic Development of The Netherlands since 1870, Cheltenham, Elgar Publishing, 1996, p. 173-186.
57. H. Baudet, « The Netherlands after the Loss of Empire », art. cité, p. 133 ; et J.T. Lindblad, « The Economie Relations between the Netherlands and Colonial Indonesia, 1870-1940 », in J.L. van
Zanden ed., The Economic Development of The Netherlands since 1870, op. cit., p. 117.
Chapitre 12

La Belgique et le « magnifique gâteau africain »1


La Belgique fait partie, comme les Pays-Bas, du groupe des pays européens, petits par la superficie et la population (tableau Annexe C). Hormis le fait
que ces deux entités ont une destinée qui s'entremêle durant plusieurs siècles, le principal trait commun qu'elles partagent est une nécessaire insertion
dans l'économie européenne et mondiale. L'histoire comparative, on le sait, préfère aux similitudes les différences. Celles entre la Belgique et les Pays-
Bas sont nombreuses. Les principales, pour notre propos, se trouvent dans l'évolution économique et l'itinéraire colonial.
Les Pays-Bas, nous venons de le voir, se hissent, dès le milieu du XVIIe siècle, aux premières places du classement international du revenu par tête et
s'y maintiennent jusqu'à nos jours. La Belgique, elle, n'y accède qu'à partir du milieu du XIXe siècle, une fois devenue l'un des pays les plus industrialisés
du monde. Comparée aux Pays-Bas, qui donnent l'image d'une nation à l'industrialisation graduelle et à la croissance économique équilibrée, la Belgique
apparaît, par contraste, comme prise dans les tourbillons d'une révolution industrielle soudaine et animée par quelques branches spécialisées, imprimant à
la croissance un rythme soutenu.
L'autre différence a trait au profil colonial. Autant l'expansion outre-mer des Pays-Bas est précoce et multidirectionnelle, autant l'aventure coloniale de
la Belgique est tardive et circonscrite aux frontières de l'Afrique centrale. De toutes les nations colonisatrices qui se succèdent en Europe depuis la fin du
XVe siècle, la Belgique est la seule à se tailler un « empire » constitué d'une seule colonie, où sa présence n'excède pas 80 ans.
Pourquoi, dans les années 1880, la Belgique, dont le revenu par habitant est l'un des plus hauts d'Europe occidentale et qui après la Grande-Bretagne a
le niveau d'industrialisation le plus élevé du monde (tableau Annexe C), s'essaye à la colonisation dans l'une des régions les plus reculées et les plus
pauvres d'un continent noir encore largement inexploré ? La réponse à cette question nous conduira, à travers les sections de ce chapitre, à en aborder
une autre: à quoi le Congo, économiquement si peu complémentaire de la Belgique, lui a servi?
Cette question semble aujourd'hui passée de mode dans le plat pays. Contrairement aux Pays-Bas où il existe, dans les universités, des chaires et des
centres de recherche d'histoire de l'expansion européenne qui alimentent une historiographie riche et variée sur les liens des Pays-Bas avec l'outre-mer,
en Belgique ce champ d'étude est délaissé depuis une vingtaine d'années. La sur-représentation, dans les rares publications récentes sur les relations
économiques entre la Belgique et le Congo, de travaux vieux de trente à cinquante ans est révélatrice de ce relatif désintérêt.

Du Congo léopoldien au Congo belge


e
Aucun homme politique de l'Europe du XIX siècle n'a probablement entretenu de lien plus intense, plus passionnel avec la colonisation que Léopold
II. Durant tout son règne (1865-1909), le roi des Belges garde une foi inébranlable en sa mission: faire de la Belgique un État colonisateur. Rien ni
personne ne le détournera de cette véritable idée fixe. C'est que « sa conviction de l'utilité des colonies est totale, sans réserve »2.
Au début de son règne, le roi entretient les rêves coloniaux les plus fous. À l'étroit dans sa petite Belgique, « il aimerait être pharaon au Soudan,
empereur en Chine »3. Il voudrait offrir à sa patrie, dont l'économie est l'une des plus extraverties d'Europe (tableau Annexe C), de larges débouchés
commerciaux outre-mer. Fasciné par le système colonial hollandais établi par Van den Bosch à Java, seul modèle capable à ses yeux de dégager des
excédents, il multiplie les tentatives d' acquisition en Extrême-Orient (Philippines, Tonkin, Chine, Formose, Bornéo). Il apaisera finalement sa soif
d'espace en Afrique centrale, en s'y taillant un domaine à la mesure de sa voracité territoriale : l'« État Indépendant du Congo » (EIC), dont la Conférence
de Berlin (février 1885) lui reconnaît la souveraineté à titre personnel, sera 75 fois plus grand que la Belgique.
Au Congo, la politique de Léopold II rappelle, par ses deux traits fondamentaux, le modèle hollandais instauré à Java de 1830 à 1870. L'État -
autrement dit le roi lui-même - s'approprie les récoltes, principalement le caoutchouc, et les commercialise. La totalité des bénéfices dégagés,
considérables après 1895, sert à financer en métropole de gigantesques travaux publics.
Le rêve du roi des Belges d'offrir à son pays un nouveau Java, réalisé à force de ténacité et d'intrigues, est vécu par les indigènes comme un
cauchemar. L'excédent colonial, tant recherché, est obtenu en soumettant les populations congolaises à une exploitation impitoyable. Le Congo a la triste
singularité de subir plus de violences durant la phase de sa « mise en valeur » que durant la période de conquête.
La première phase de l'expansion européenne au Congo (1877-85), essentiellement de caractère commercial, ne donne pas lieu à d'affrontements
armés majeurs. L'expansion territoriale belge commence réellement après la constitution entre 1886 et 1888 de la Force Publique, dénomination donnée
à l'armée coloniale régulière. Les opérations militaires de conquête les plus décisives se déroulent entre 1889 et 1899. En 1914, la « pacification » du
Congo est terminée, bien que les Belges organisent jusque dans les années 1920 encore des actions de police contre des communautés africaines4.
Parallèlement à la phase d'occupation, un système d'exploitation déprédateur est mis en place par Léopold II. Ce système ne parvient à atteindre le but
qui lui est assigné, à savoir dégager le maximum de profit, qu'en imposant à une majorité d'actifs congolais un travail forcé intensif, qualifié d'inhumain
par les historiens les plus mesurés.
À l'extrême brutalité de l'exploitation des indigènes viendra s'ajouter la propagation de maladies (maladie du sommeil, maladies vénériennes, variole,
grippe espagnole), jusqu'alors inconnues ou peu répandues, induites par les déplacements de population. La baisse incontestable des effectifs humains
qui s'en suit reste encore aujourd'hui difficile à mesurer. Il est probable qu'entre 1880 et 1930 la population du Congo diminue de 15-20 millions à
environ 10 millions d'habitants5.
Les abus révoltants, dont le régime léopoldien est la source, seront rapidement dénoncés dans le cadre de campagnes internationales. Ils causeront sa
disparition, tout comme les outrances du système des cultures forcées à Java avaient mis fin à une expérience que le roi des Belges avait érigée en
modèle à imiter.
La virulence des campagnes contre le Congo léopoldien, qui ne manque pas de marquer l'opinion publique belge, est à l'origine de l'annexion du
Congo par la Belgique le 15 novembre 1908. La naissance du « Congo belge », qui au sens strict du mot existera jusqu'au 30 juin 1960, signifie le
démantèlement du régime colonial léopoldien, ce qui implique entre autres la suppression du travail forcé et une séparation entre finances de la colonie et
celles de la métropole.
Le Congo belge conservera néanmoins certains traits de la période léopoldienne. Dont le plus important est sans conteste la participation de l'État dans
le capital des entreprises coloniales, notamment des grandes compagnies minières. Cette présence de l'État au stade de la production est une exclusivité
belge en Afrique noire coloniale. L'intervention de l'État au stade de la production est en fait une tradition belge. En 1822, dans cette partie des Pays-Bas
qui deviendra la Belgique en 1830, l'Etat participe à la création de la première banque européenne (la future Société Générale de Belgique) tournée vers
l'investissement industriel. La Société Générale, nous le verrons, joue un rôle primordial dans l'économie belge et congolaise.
Contrairement à Léopold II, qui même installé dans son « jardin congolais », continuait à s'activer en Extrême-Orient et dans le Pacifique en quête de
nouvelles acquisitions, la Belgique après 1908 se satisfera du Congo. L'acquisition après la Première Guerre mondiale du Ruanda-Urundi n'obéit pas au
même motif que celle du Congo. C'est pour avoir participé aux opérations militaires contre les Allemands que la Belgique reçoit ce territoire, placé sous
mandat par la Société des Nations.
Voilà pour le profil colonial de la Belgique. La suite de ce chapitre aborde en deux temps, d'abord de 1885 à 1908 puis de 1908 à 1960, la question de
l'utilité du Congo pour la Belgique.

Le «jardin congolais » du roi des Belges (1885-1908)

Personne mieux que Jean Stengers n'a réussi à caractériser le système d'exploitation établi par Léopold II au Congo6. Le premier trait original du
Congo léopoldien est d'être géré comme le bien privé d'un monarque absolu qui y détient tous les pouvoirs. Le roi des Belges est le « propriétaire » du
Congo.
Le deuxième trait original découle de l'habileté du roi à contourner l'engagement pris au Congrès de Berlin de garder l'EIC ouvert à la liberté du
commerce. Faux champion du libre-échangisme en Afrique centrale, Léopold II s'empresse à partir du début des années 1890 d'instaurer un système de
monopole, appelé le régime domanial. L'État, c'est-à-dire le roi, s'approprie toutes les terres qui ne sont pas effectivement occupées par les communautés
africaines. Sur ces terres, décrétées vacantes, les produits de la cueillette (caoutchouc) et de la chasse (ivoire) deviennent propriété de l'État, seul habilité
à les commercialiser. Les indigènes ont, en outre, l'obligation de récolter ces produits, dits domaniaux, et de les livrer à des agents de l'État.
Dans certaines régions, l'État concède le droit à des sociétés commerciales privées d'exploiter des produits domaniaux (principalement les palmistes)
et celui de percevoir l'impôt. « L'État, en échange, (obtient) gratuitement la moitié des actions des sociétés (concessionnaires) et (touche) par conséquent
la moitié des dividendes7. » Dans des secteurs d'activité moins rapidement rémunérateurs, telles l'extraction minière et la construction de chemins de fer
qui exigent des investissements importants, l'État s'associe, à travers différentes formes de partenariat, avec le capital financier. C'est le troisième trait
original du système.
Pourtant, l'État léopoldien ne doit pas son succès à l'alliance avec le capital privé, mais à la manne caoutchoutière. Jusqu'en 1908, il reste fondé quasi
exclusivement sur une économie de cueillette soumise au régime de monopole. Le caoutchouc, relève Jean Stengers, transforme la « misère financière »
de Léopold II en « prospérité presque insolente »8.
Durant les dix premières années de son existence, le budget de l'EIC accumule les déficits, comblés en grande partie par les versements du roi, qui
puise dans sa fortune personnelle, et par des prêts de la Belgique. Sans le miracle du caoutchouc, l'aventure congolaise de Léopold II se serait peut-être
terminée comme la catastrophique entreprise coloniale de Léopold Ier au Guatemala en 18439. La multiplication par 60 du volume des exportations de
caoutchouc dope les recettes que l'EIC tire de son domaine, les faisant grimper de 150 000 francs belges en 1890 à plus de 18 millions en 1901.
À partir de 1900, les sommes considérables que le Congo procure à Léopold II sont en totalité rapatriées en Belgique. Elles ne sont pas versées dans
les caisses de l'État, comme le voudrait la formule hollandaise, mais placées dans la Fondation de la Couronne, créée par le roi en 1901 pour financer les
projets grandioses d'urbanisme et de travaux publics qu'il caresse pour sa patrie10. Domaines et résidences royaux, monuments nationaux et musées
seront construits ou rénovés; des ports (Ostende, Gand, Bruges, Anvers) seront modernisés11; le tout entièrement aux frais du Congo ; sans qu'il en coûte
rien à l'État belge qui en devient propriétaire.
Jean Stengers estime la valeur des biens ainsi reçus par la Belgique à plus de 60 millions de francs et ce que la Belgique donne au Congo — c'est-à-
dire essentiellement deux prêts consentis en 1890 et 1895, mais jamais remboursés — à environ 40 millions. « Un jeune État d'outre-mer qui, durant le
premier quart de siècle de son existence, rapporte ainsi à sa métropole [...] un nombre respectable de millions, est bien un cas d'exception12. »
Si l'on s'en tient aux relations financières entre l'EIC et la Belgique, façon la plus simple de considérer l'utilité du Congo durant l'ère léopoldienne, le
transfert de ressources en faveur de la Belgique représente environ 20 millions de francs belges. Cet excédent colonial que Léopold II extorque au Congo
et offre à son pays n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan des richesses créées en Belgique: guère plus de 0,3 % de son PNB à la veille de la Première
Guerre mondiale13. En y ajoutant les profits rapatriés des sociétés concessionnaires privées, la contribution du Congo n'excéderait pas 0,5 % du PNB
belge.
Pour dérisoires qu'elles soient sur le plan macro-économique, les réalisations architecturales financées par les fonds congolais sont, pour beaucoup de
Belges, les symboles d'une injustice. Durant l'entre-deux-guerres, la plupart des fonctionnaires belges revenant du Congo ne cachent pas leur malaise à la
vue des grandioses constructions érigées avec l'argent du caoutchouc, alors que la colonie et sa population africaine manquent d'infrastructure et
d'encadrement médical14.
Jusqu'à la fin de son règne, Léopold II restera persuadé que le Congo est à même d'offrir des « compléments de ressource pour développer et garantir
(la) prospérité » de la Belgique. Sur le besoin de tels compléments, le roi n'aura jamais vraiment convaincu ses concitoyens. Les opposants en Belgique à
l'aventure africaine ont beau jeu de mettre en avant l'absence de complémentarité entre les deux économies. « Quatre millions de nègres qui courent nus,
ne travaillent guère et n'ont pas de besoins, voilà donc ce qui, à entendre les congolâtres, va sauver notre commerce [...] et nos charbonnages15. » Même
si les « congophobes » minimisent le peuplement du Congo, les statistiques commerciales leur donnent raison sur le fond ( tableaux 24 et 25).
Par ailleurs, le Congo n'accueille vers 1913 que 5 % à 7 % des quelque 2 milliards de dollars investis dans le monde par la Belgique ( tableau 23 ). À
cette date, les champs privilégiés de l'exportation des capitaux belges sont l'Europe et l'Amérique latine16. Il faudra attendre la fin des années 1930 pour
que le Congo occupe la première place dans les placements extérieurs de la Belgique.

La chasse gardée du capitalisme belge (1908-1960)

En annexant le Congo, la Belgique démantèle le régime léopoldien de monopole, tout en choisissant d'en conserver les principaux ressorts. Après
comme avant 1908, le système colonial belge reste caractérisé par une centralisation marquée et par une concertation entre pouvoirs publics et privés,
ainsi illustrées par Jean Stengers : « Comme dans la Cité de Londres, on a pu [...] mettre le doigt, en regardant la carte de Bruxelles, sur le mille carré où
étaient groupés presque tous les organes qui décidaient de la politique congolaise. Là se trouvaient, à côté du Palais Royal et des Chambres législatives,
les bureaux du ministère des Colonies; là se trouvaient aussi le siège des grandes sociétés coloniales, et des organismes financiers belges auxquels la
majorité d'entre elles se rattachaient. Avec un peu de chance, un promeneur pouvait croiser en une journée, dans le Parc de Bruxelles, tous les hommes
qui dirigeaient le Congo17. »
La centralisation politique à Bruxelles et l'articulation entre pouvoir d'État et capital privé sont maintenues pour trois raisons principales. Garder
fermement le Congo entre les mains belges, malgré le statut international de la colonie depuis 1885. Partager celle-ci en espaces économiques réservés,
le lucratif domaine minier revenant aux grandes firmes capitalistes. Isoler le Congo de toute « contamination » politique et sociale venant de métropole.
La volonté d'emprise sur le Congo apparaît nettement dans l'attitude à l'égard des investisseurs non-belges et dans la politique de peuplement
européen. S'écartant de la pratique léopoldienne, la Belgique s'efforce de limiter après 1908 la pénétration des capitaux non-métropolitains dans sa
colonie. L'implantation au Congo du magnat anglais du savon William Lever, qui fonde en 1911 les Huileries du Congo belge, est un cas isolé qui
s'explique par des contingences politiques. Au total, la part des capitaux belges dans les investissements étrangers au Congo s'élève de 65 %-70 % à 80
%-86 % entre 1913 et 1936 ( tableau 23 ).
Le même besoin de contrôle s'exprime dans la politique de peuplement européen, dont le niveau et la nature ne sont pas laissés au hasard. La venue au
Katanga d'Anglo-Saxons en provenance d'Afrique australe à la veille de la Première Guerre mondiale et l'établissement au Kivu d'Italiens à la fin des
années 1920 seront perçus par la Belgique comme une menace, immédiatement contrecarrée par un encouragement à la colonisation belge. De 1908 à
1958, la proportion des Belges dans la population européenne du Congo — dont le nombre augmente de 2 900 à 109 400 — passe de 58,6 % à 79,3 %18.
Pourtant, même lorsque leur nombre atteint le niveau le plus élevé dans les années 1950, les Européens ne représentent pas plus de 0,7 % de la
population totale du Congo. L'immigration de paysans pauvres, d'ouvriers non-qualifiés ou de chômeurs urbains est découragée, de peur que ces
« pauvres Blancs » ne s'enracinent sur place et réclament à la métropole une part du gouvernement du Congo.
La colonie accueillera surtout des fonctionnaires, des cadres, du personnel qualifié issu de la petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie, dont le séjour est
limité à quelques années. Les Blancs doivent être des oiseaux de passage en nombre réduit et assurer un service de qualité. Garder au Congo sa nature de
colonie d'encadrement et empêcher que l'immigration n'y acquiert un caractère permanent, c'est non seulement contenir les tensions raciales avec la
majorité africaine, mais aussi éviter une remise en cause de la centralisation à Bruxelles et ne pas compromettre la solidité des liens entre le Congo et la
Belgique19.
Réduire le rôle du colonat blanc dans l'économie coloniale, l'isoler politiquement, mais aussi marginaliser l'agriculture commerciale indigène, c'est en
dernière instance asseoir la suprématie des grandes entreprises sur l'économie du Congo, où le cycle minier succède après la Première Guerre mondiale à
celui de l'ivoire et du caoutchouc. De fait, le cuivre, l'étain, l'or et le diamant20 — qui constituent rapidement deux tiers des exportations — ainsi que les
palmistes et le coton — qui représentent à peu près le tiers restant — seront produits par de grosses sociétés capitalistes. De toute l'histoire de l'expansion
européenne, aucune colonie ne tombe à ce point sous la coupe du « big business ».
Si le « Congo économique (est) essentiellement l'œuvre du capitalisme européen », il n'est pas pour autant l'« œuvre de l'entreprise libre »21. Les
grandes sociétés privées sollicitent l'État et obtiennent de lui qu'il les décharge en assurant de lourds investissements dans l'infrastructure, qu'il leur
accorde des garanties d'intérêts et les approvisionne en main d'oeuvre en mettant en place un système de recrutement guère différent du travail forcé22.
En retour, l'État reçoit des participations des entreprises privées, soit par la remise d'actions gratuites au moment de leur création, soit en contrepartie
d'un actif qu'il apporte à leur capital, soit en échange de la concession de droits miniers23.
Cet « État-holding », que n'aurait pas renié Léopold II, ne cherchera jamais à utiliser son énorme portefeuille d'actions pour s'immiscer dans la gestion
des grandes sociétés coloniales. Cette politique d'effacement de l'État est manifeste dans le domaine minier. Ce que Jean-Luc Vellut appelle le « bloc
colonial », c'est-à-dire cette conjonction qui réunit au Congo et en métropole pouvoirs publics et privés, vise à faire de la colonie une chasse gardée.
Grandes firmes et administration veilleront à ce que leur mainmise sur le Congo ne puisse être remise en cause que ce soit sur place par le colonat
blanc ou en Belgique par des forces de contestation (groupements politiques, syndicats). Jusqu'au début des années 1950, les acteurs du « bloc colonial »
réussiront à faire du Congo un îlot préservé de toute ingérence politique non désirée; le tenant à l'écart des mouvements radicaux métropolitains et de
leurs revendications sociales.
Dans cette zone protégée, les grandes sociétés coloniales pourront engranger des profits en étant soumises à un minimum de contraintes
institutionnelles. Dans la mesure où la plupart de ces sociétés sont entre les mains de quelques grands groupes financiers ayant le contrôle d'une bonne
partie de l'économie belge, l'utilité du Congo durant la première moitié du XXe siècle se devine. Pour bien la saisir, il faut quitter temporairement la
colonie pour considérer l'évolution économique et sociale de la métropole. Le seul auteur qui, à ma connaissance, effectue ce va et vient entre colonie et
métropole pour déceler à quel niveau peut se situer la contribution du Congo à l'économie belge est Jean-Philippe Peemans24.
À la veille de sa révolution industrielle, c'est-à-dire vers la fin du XIIIe siècle, la Belgique dispose de plusieurs atouts: des ressources considérables en
charbon et en minerai de fer; une tradition manufacturière ancienne du textile et du métal; une main-d'œuvre rurale bon marché. La révolution
industrielle belge est habituellement décrite comme un phénomène rapide et convulsif s'articulant autour de cinq pôles de croissance. Les trois premiers
— constitués par les axes Verviers-Liège (laine, charbon, métal) et Mons-Charleroi (charbon, métal), et la ville de Gand (industrie du coton) — ont un
caractère industriel. Ils sont soutenus par deux pôles tertiaires : Bruxelles et Anvers, tournés respectivement vers les activités bancaires et mercantiles25.
La dualité Wallonie-Flandre, l'un des signes distinctifs de la Belgique contemporaine, date des débuts de l'industrialisation. L'industrie lourde,
caractérisée par l'intégration entre houillères et sidérurgie au sein d'unités de production de grande taille, est localisée au sud en Wallonie. L'industrie
cotonnière mécanisée à Gand, qui avec la Révolution belge de 1830 souffrira temporairement de la perte du débouché hollandais et de ses colonies
asiatiques ( chapitre 11 ), est le seul secteur moderne situé dans le nord du pays.
Une autre singularité du développement économique de la Belgique sont les liens qui unissent l'État, le capital financier et la révolution industrielle.
La « haute banque » bruxelloise, dominée par la Société Générale de Belgique (ex- « Société générale des Pays-Bas pour favoriser l'industrialisation
nationale »), créée par Guillaume Ier en 1822, joue un rôle central dans la phase de consolidation de la révolution industrielle en lui apportant « argent,
services financiers, insertion dans un réseau dense de relations et de pouvoirs ».
Bruxelles « facilite le passage de la sphère industrielle à la sphère financière, puis à la sphère politique ». Dans et autour de la capitale, se mêlent et
s'allient gens d'influence : le roi, les hommes politiques, les grands commis de l'État, les financiers, une partie importante de la noblesse. « Formé de la
sorte, ce pôle [...] prend naturellement vocation à structurer l'espace national26. » Cet « impérialisme de réseaux », qui se niche à Bruxelles dans les
années 1840, n'est pas sans rappeler le « bloc » formé par l'establishment colonial durant la première moitié du XXe siècle.
Les liens qui s'établissent à partir du milieu des années 1830 entre l'industrie lourde wallonne et le système financier bruxellois feront passer la
première sous le contrôle du second. Une même politique de prise de participations permettra à la Société Générale de dominer l'industrie belge en
investissant ses secteurs de pointe (charbonnages et sidérurgie), puis à partir de la fin des années 1920 l'économie congolaise en contrôlant pleinement ou
partiellement la majorité des grandes sociétés coloniales. Métropole et colonie sont prises, avec un décalage de près d'un siècle, dans les filets de
l'« empire de la Générale », qui durant la seconde moitié du XIXe siècle concentre jusqu'à 40 % du total des actifs bancaires belges27.
Ce schéma de développement, centré sur de grands complexes industriels contrôlés par le capital financier, est confronté à plusieurs difficultés à partir
du dernier tiers du XIXe siècle. La révolution industrielle belge subit une crise de croissance durant la Grande Dépression (1873-1896). Les industries
houillères et sidérurgique, jusque-là secteurs de pointe à croissance rapide, commencent à donner des signes d'essoufflement. Le déclin de l'industrie
wallonne, clef de voûte de la révolution industrielle, introduit dans le système de production belge des inerties qui retarderont les adaptations au progrès
technologique. La modernisation en profondeur du tissu industriel n'aura lieu que dans les années 1970 et 1980 avec les douloureuses restructurations
initiées par de gros investisseurs étrangers qui s'implanteront surtout en Flandre.
À partir de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, chaque redémarrage de l'économie belge, après une crise ou une guerre mondiale, passera
moins par le développement de secteurs nouveaux (chimie ou électricité) que par l'expansion vers l'étranger, avec concentration des entreprises de la
grande industrie dans des ensembles capitalistes plus larges. Entre 1880 et 1913, les exportations par habitant de la Belgique atteignent des sommets
(tableau Annexe C).
L'expansion des débouchés extérieurs, au lieu d'inciter au renouvellement du tissu industriel, accentue au contraire certaines rigidités structurelles.
Dans le cas de la sidérurgie qui participe à la construction de réseaux de transport ferroviaire et urbain en Russie, au Moyen-Orient, en Chine ou en
Amérique latine, les nouveaux marchés deviennent un oreiller de paresse pour une branche qui se contente d'y écouler ses produits peu élaborés. Dans
ces régions lointaines, d'importants capitaux belges seront immobilisés.
À la contrainte des débouchés et au risque inhérent aux investissements dans des pays politiquement instables, s'ajoutera l'agitation des masses
laborieuses. La Belgique fait partie de ces pays d'Europe où l'industrialisation au XIXe siècle s'accompagne d'une très forte inégalité dans la distribution
des richesses produites. Dans les années 1880, le rapport entre capital et travail se détériore à un point tel que l'ordre social est menacé28. La bombe est
désamorcée par le patronat et les partis conservateurs (Catholiques et Libéraux) au pouvoir, avec la mise en place hésitante et à contrecœur d'une
législation sociale entre 1886 et 1914 et le vote tardif d'une loi électorale (1893) ouvrant les portes du Parlement au Parti socialiste et au Parti ouvrier
belge.
Ébranlées à l'intérieur par la virulence des mouvements sociaux, les positions du couple grande industrie-capital financier seront menacées de
l'extérieur par les fortes turbulences des zones d'expansion du capitalisme belge. Le gel des investissements belges en Russie après la Révolution de
1917, l'extrême instabilité de la Chine dans les années 1920, la montée au Moyen-Orient et en Amérique latine d'un nationalisme économique qui cultive
une méfiance à l'égard des investisseurs étrangers, feront apparaître, par effet de contraste, le Congo comme un « havre de paix sociale où l'accumulation
(peut) se poursuivre avec un minimum de contrainte »29.
Le Congo devient durant l'entre-deux-guerres un vaste champ d'action pour les capitaux privés belges, d'autant plus attractif qu'il leur procure un
« asile, où, à l'abri des lois et des institutions belges, ils sont mieux en sûreté. [...] Tant que le Congo restera belge », les capitaux métropolitains qui y
sont investis « s'y trouveront dans le complexe d'un régime qui [...] permet d'envisager leur rendement à venir, avec confiance. Ce n'est pas là un des
moindres services que le Congo accorde à la Belgique »30.
Il peut d'autant mieux rendre ce service que les milieux d'affaires et l'État, réunis dans le « bloc colonial », y acquièrent « un pouvoir de fait
disproportionné par rapport au poids réel de (leur) influence dans la métropole. La colonie est (leur) chasse gardée, et un espace protégé des influences et
des mouvements qui en Belgique avaient progressivement réduit l'hégémonie des classes dirigeantes traditionnelles » 31 Comme le vante un ouvrage
officiel, la Belgique mène sa « mission civilisatrice » au Congo « à l'abri des idéologies, germes de révolution »32.
L'attrait de la sécurité fait affluer les investisseurs privés vers la colonie, qui s'est révélé entre-temps un riche réservoir de matières premières. En
1938, le Congo attire une part du total des capitaux belges à l'étranger (28,3 %) supérieure à celle de l'Europe (25,1 %), de l'Amérique du Nord (12,5 %),
de l'Amérique du Sud (27,5 %) ou de l'Asie-Océanie (6,7 %)33.
Les rares informations chiffrées sur l'origine et la structure des capitaux investis au Congo laissent deviner d'une part l'omnipotence des holdings
belges, au sein desquels le groupe de la Société Générale occupe une « position impériale », et d'autre part l'importance des activités liées à l'extraction
minière. Quatre grands groupes, associés à l'État colonial, contrôlent dans les années 1930 et 1940 de 70 % à 75 % des capitaux placés au Congo. Les
principaux sont le groupe de la Société Générale, qui à lui seul détient de 45 % à 60 % des actifs34, le groupe Empain et le groupe de la Cominière.
Durant la première moitié du XXe siècle, environ trois quarts des capitaux se dirigent vers l'extraction minière et le réseau de transport construit pour
l'évacuation des produits du sous-sol35.
En dépit des inévitables placements infructueux et des habituelles difficultés rencontrées par plusieurs sociétés à leur début, les investissements
occidentaux au Congo s'avèrent au bout du compte très fructueux. Adoptant le point de vue de l'investisseur européen, le roi Albert de Belgique note en
1926 que la colonie et « ses habitants ont produit intensément et rapporté beaucoup d'argent à la Métropole ».
À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, le président d'une société minière au Congo rappelle avec bon sens que si le capitaliste européen
n'espérait ne pouvoir retenir que 4 % ou 5 % d'intérêt, jamais il n'engagerait ses capitaux dans une affaire coloniale. De fait, de 1936 à 1939, les taux de
profit des sociétés implantées au Congo sont en moyenne de 10 %, contre 7 % en Belgique. L'écart s'élargit durant les années 1950, ces taux atteignant
alors respectivement 18 %-20 % et 8 %-9 %36. Dans un discours souvent cité, prononcé en 1946, le gouverneur général du Congo, Pierre Ryckmans,
après avoir posé que « les profits réalisés (dans la colonie) sont le fruit de la richesse de son sol et du labeur de ses habitants, fécondés par le capital et le
génie métropolitains », précise que de 1927 à 1939 les sociétés belges établies au Congo réalisent des bénéfices nets de 7,8 milliards de francs belges
pour des capitaux immobilisés de 7,3 milliards. « Les seules sociétés minières (font) 4,2 milliards de bénéfices nets pour 1,7 milliard de capitaux
versés. » Pendant la même période, ajoute-t-il, le Congo verse 5,4 milliards de dividendes aux actionnaires belges37.
Henry Rosy, un ancien « colonial » du Congo, relève « en parcourant les pages de l'Annuaire des Valeurs cotées aux Bourses Belges, [...] qu'une
soixantaine de sociétés installées au Congo et au capital nominal global de 19 milliards et demi, (ont), pour la période 1951-1958, engrangé des
bénéfices répartissables de l'ordre de 45 milliards de francs. Soit en moyenne environ 5 milliards et demi par an ou un taux de rendement annuel proche
des 30 % »38.
L'utilité du Congo se laisse mieux saisir après cet aller-retour colonie-métropole. En devenant une chasse gardée des grands groupes financiers belges,
la colonie contribue à renforcer leurs positions dans l'économie et la société métropolitaine, en leur assurant un rendement sûr et élevé de leurs
investissements. Cette conclusion rappelle la thèse de Cain et Hopkins, pour qui la nature et la fonction de l'empire britannique ne peuvent être analysées
qu'à la lumière des rapports de force économiques et politiques existant en métropole. Selon ces deux auteurs, la colonisation anglaise ne prend tout son
sens que si elle est rapportée à la logique des gentlemen capitalists (ces élites des sphères de la finance et des services), qui pour préserver leurs positions
à l'intérieur étendent au monde leurs intérêts et leurs valeurs39.
Ainsi, le Congo « sert » mieux la Belgique en tant que lieu de placement de capitaux métropolitains que comme débouché de produits industriels ou
sources d'approvisionnement en matières premières ( tableaux 24 et 25).
Les principales matières premières du Congo approvisionnant l'industrie belge sont le caoutchouc, les palmistes, le coton, le cuivre, l'étain, le copal.
Elles ne représentent pas plus de 10 % du total des matières premières importées par la Belgique durant la première moitié du XXe siècle. De même, le
marché congolais constitue, pour l'industrie belge, un débouché fort modeste, principalement en raison du faible niveau de vie des masses indigènes — la
rémunération moyenne d'un salarié africain en 1956 est 45 fois moins élevée que celle d'un Européen — et de l'effectif réduit de la population blanche
sédentaire. Parmi les produits fabriqués que le Congo demande aux industries belges, il y a en premier lieu ceux nécessaires à la constitution de son
équipement économique, c'est-à-dire des produits de la métallurgie et de la construction mécanique.
Le cas de l'industrie textile est intéressant à considérer à plus d'un titre. Grâce à la politique commerciale de Léopold II, le Congo devient à partir des
années 1890 un marché où les tisseurs de coton belges jouissent d'un monopole de fait. À partir des années 1930, la part de la Belgique dans les
importations de tissus de coton chutent fortement, en raison d'une part de la concurrence japonaise et de l'autre du développement de l'industrie textile au
Congo, conséquence du dumping adopté par les exportateurs japonais pour supplanter les industriels belges d'un marché soumis au régime de la « porte
ouverte ».
La naissance dès le milieu des années 1920 d'une industrie de biens de consommation, protégée par une politique fiscale et douanière appropriée, n'est
pas seulement une réponse à la difficulté des exportateurs belges de lutter à armes égales contre la concurrence étrangère. Elle s' explique également par
la structure économique de la Belgique elle-même. Dans la mesure où se développe au Congo une industrie productrice de biens de consommation, la
structure économique de la colonie gagne en complémentarité avec celle de la Belgique, pays essentiellement exportateur de produits sidérurgiques bruts
et semi-finis, ainsi que de biens d'équipement. Cette complémentarité est favorisée par le gouvernement belge qui en 1934 crée une « Commission
d'interpénétration économique de la Belgique, du Congo et du Ruanda-Urundi ». Avec des résultats mitigés, comme le suggèrent les chiffres du tableau
25 .
Le rôle du Congo comme débouché et source d'approvisionnement de la Belgique est encore moins important que ne l'indiquent les statistiques
officielles. Jusqu'à la fin de l'entre-deux-guerres, toutes les marchandises partant d'Anvers à destination du Congo sont considérées comme étant
d'origine belge, alors que certaines sont d'origine étrangère. De même, des produits congolais comptabilisés comme étant destinés à la métropole n'y sont
ni consommés ni transformés, mais réexportés40.
Quoi qu'il en soit, le débouché colonial et le développement au Congo d'industries de biens de consommation jouent le même rôle d'assoupissement
que les autres marchés étrangers. Ensemble, ils maintiennent l'industrie lourde métropolitaine dans ses structures vieillissantes.

Il nous reste à considérer un dernier aspect du bilan colonial avant de conclure. Il s'agit du coût de fonctionnement du Congo. Contrairement à une
idée répandue, le Congo n'aura pas coûté cher à la Belgique. Les frais de l'équipement économique, dont nous venons de dire qu'ils sont fournis par la
métropole, sont supportés par la colonie, tout comme les charges de souveraineté.
L'aide financière de la métropole à sa colonie est, depuis l'adoption en 1908 du principe de séparation des comptes, tardive, ponctuelle et relativement
modeste41. Jusqu'au milieu des années 1930, la colonie subvient seule à toutes les charges de ses budgets ordinaire et extraordinaire, en recourant si
nécessaire à des emprunts dont elle assure entièrement le service. Les taux auxquels le Congo émet ses emprunts sont d'ailleurs relativement élevés (5 %
à 6 % après la Première Guerre mondiale) et garantis par l'État.
La dette congolaise n'a pas pour origine des déficits budgétaires, mais des dépenses de « mise en valeur » de la colonie. Elle est au demeurant faible
jusqu'en 1957. Ce n'est que durant les dernières années de présence belge que s'installe le déficit budgétaire.
La conclusion à ce chapitre s'impose d'elle-même : le Congo belge est une bonne affaire pour les détenteurs de capital, sa « perte » ne constitue pas
pour autant une catastrophe pour l'économie métropolitaine. C'est sur une telle conclusion que débouche une étude déjà ancienne qui, pour apprécier le
préjudice économique causé par la rupture avec la colonie, s'attache à déterminer ce qu'elle représente pour la métropole à la veille de la décolonisation42.
Son auteur retient à cette fin l'hypothèse la plus défavorable, « en supposant la perte totale du marché congolais, des investissements coloniaux et des
recettes de transfert provenant du Congo, le retour de tous les Belges d'Afrique et la reprise intégrale par la Belgique de la dette congolaise garantie par
elle »43. Il raisonne par ailleurs uniquement en termes de flux annuels, laissant de côté toutes pertes de capital.
L'étude, très fouillée, établit qu'en 1956 les exportations de biens et de services vers le Congo contribuent pour 13,5 milliards de francs à la formation
du PNB belge, assurant — directement ou indirectement — le travail de 75 000 personnes actives. Cet effectif, qui représente 2,1 % du total de la
population active, correspond à la moitié de l'emploi dans l'industrie charbonnière belge. La contribution au PNB s'élève à 17,6 milliards si l'on ajoute les
intérêts et dividendes perçus par la Belgique en provenance du Congo, soit 3,3 % du PNB.
La répartition des revenus issus de la part du PNB imputable au Congo révèle que la colonie joue un rôle déterminant pour les « bénéficiaires de
profits [...] typiquement capitalistes »44 autrement dit les particuliers et les sociétés qui s'approprient les intérêts et les dividendes en provenance du
Congo.
En tenant compte de la haute conjoncture économique des années 1960 et en faisant l'hypothèse que la perte du marché congolais est en grande partie
compensée par une pénétration sur d'autres marchés d'exportation, l'étude conclut que la rupture avec le Congo ne peut provoquer à long terme qu'une
perte annuelle de 1,4 % du PNB, pénalisant surtout les couches aisées de la population, à savoir les catégories qui contribuent le plus à la formation de
l'épargne nationale.
Le mot de la fin sera pour donner raison à Léopold II. L'un de ses détracteurs Émile de Laveleye — professeur à l'Université de Liège, le plus connu
des économistes belges de son temps — s'est fourvoyé en déclarant dans les années 1880 que « les États qui n'ont pas de colonies peuvent s'en consoler,
et ceux qui en ont doivent s'apprêter à les perdre, et cette perte sera encore un gain »45. Le Congo a bien servi le capitalisme belge et n'a rien coûté à sa
métropole. Le roi des Belges n'en a jamais douté une seconde.
Tableau 23
. Estimations des investissements belges (directs et de portefeuille) au Congo, 1913, 1927 et 1936

1913 1927 1936


En millions de US $ courants 120 250 520
En % du total des investissements étrangers au Congo 66,7 72,5 82,2
Part du privé dans les investissements belges au Congo 60,4 56,0 68,8
En % du total des avoirs étrangers de la Belgique 6,0 ... 28,0
En % du PNB de la Belgique 9,6 14,2 21,8
... : Non disponible
Sources et notes :
-Pour les investissements étrangers, mes estimations et calculs d'après S.H. Frankel, Capital Investment in Africa, New York, Howard Fertig, 1969, p. 159-168 ; et M.W. van de Velde, Économie
belge et Congo belge, thèse de doctorat de l'Université de Nancy, 1936, p. 187-191.
— J'ai estimé la part des investissements belges dans le total des investissements étrangers au Congo à 65 %-70 % en 1913, à 70 %-75 % en 1927, à 80 %-85 % en 1936 (en retenant chaque fois le
milieu de la fourchette) d'après J.-P. Peemans, « Capital Accumulation in the Congo under Colonialism : the Role of the State », in P. Duignan & L.H. Gann eds, Colonialism in Africa 1870-1960,
vol. 4 : The Economics of Colonialism, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 182; et C. Lewis, Debtor and Creditor Countries : 1938, 1944, Washington, Brookings Institute, 1945,
p. 292.
- Le total des avoirs étrangers de la Belgique a été estimé pour 1913 d'après M. Dumoulin, « Les capitaux à l'étranger : investissements et réalisations », in La Belgique. Sociétés et cultures depuis
150 ans. 1830-1980, Bruxelles, ministère des Affaires étrangères, 1980, p. 258 ; et pour 1936 d'après C. Lewis, Debtor and Creditor Countries, op. cit., p. 292.
— Estimations du PNB de la Belgique en 1913, d'après C. Carbonnelle, « Recherches sur l'évolution de la production en Belgique de 1900 à 1957 », in Cahiers économiques de Bruxelles, n° 3,
1959, p. 359 ; en 1927 et 1936 : E. Buyst, « New GNP Estimates for the Belgian Economy during the Interwar Period », in Review of Income and Wealth, Series 43, n° 3, September 1997, p. 373.
- Les taux de change utilisés pour passer des francs belges aux dollars sont les suivants : un dollar américain équivaut à 5,18 francs en 1913; à 35,97 en 1927; et à 29,50 en 1936.

Tableau 24
. Part des colonies dans le commerce extérieur de la Belgique, 1900-1957, en pourcentages des exportations et des importations belges,
commerce spécial, moyennes annuelles

Congo Ruanda-Urundi Total Totala


Exportations
1899-1901 0,5 - 0,5 1,9
1911-13 0,7 - 0,7 5,3
1927-29 2,2 0,0 2,2 18,6
1936-38 1,5 0,1 1,6 12,1
1956-58 4,2 0,3 4,5 130,2
Importations
1899-1901 1,9 - 1,9 8,2
1911-13 1,2 - 1,2 10,8
1927-29 2,9 0,0 2,9 25,9
1936-38 7,9 0,2 8,1 66,6
1956-58 6,1 1,2 7,3 239,2
— : Strictement nul
0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue
a) Exportations et importations belges à destination et en provenance des colonies, en millions de dollars américains courants.
Sources : D'après diverses livraisons de Annuaire statistique de la Belgique et du Congo belge, ministère de l'Intérieur, Bruxelles; Tableau général du commerce de la Belgique avec les pays
étrangers, Administration des douanes, Bruxelles (titre varie) ; et Statistique du commerce extérieur du Congo belge, Bruxelles, ministère des Colonies.
Les taux de change utilisés pour passer des francs belges aux dollars sont les suivants : un dollar américain équivaut jusqu'en 1913 à 5,18 francs; à 35,94 en 1927-29; à 29,57 en 1936-38; à 502 en
1956-58.

Tableau 25
. Part du Congo dans les exportations de produits manufacturés et dans les importations de produits bruts de la Belgique, 1911-13,
1927-29, 1936-38, 1956-68, moyennes annuelles, en pourcentages du total

1911-13 1927-29 1936-38 1956-58


Exportations
Textiles 1,6 2,4 1,1 2,2
Ouvrages en métaux 1,9 2,3 1,5 2,9
Produits chimiques 0,0 1,1 1,1 3,5
Machines 3,7 7,9 7,3 10,3
Véhicules' 3,3 9,5 6,2 9,3
Armes et poudre à tirer 4,3 0,5 1,1 3,0
Total articles manufacturés 1,6 3,2 2,1 4,2
Importations
Cuivre 4,4 78,7 70,4 84,3
Coton brut 0,0 4,3 25,8 11,4
Caoutchouc 32,5 6,3 6,2 14,7
Palmistes 10,8 88,2 90,1 32,5
Ivoire brut 87,6 - - -
Cacao 9,1 8,4 12,4 6,5
—: Strictement nul
0,0 : Plus petit que la moitié de l'unité retenue
a) Y compris voitures pour chemin de fer.
Notes : Les pourcentages dans la rubrique « total articles manufacturés » exportés ne sont pas strictement comparables. En 1927-29, 1936-38 et 1956-58 le rapport calculé (moyenne pondérée) ne
concerne que les six groupes de produits industriels retenus ici et non, comme en 1911-13, le total des articles manufacturés.
Sources: D'après Tableau général du commerce de la Belgique avec les pays étrangers, Administration des douanes, Bruxelles (titre varie), diverses livraisons ; Bulletin mensuel du commerce avec
les pays étrangers, Institut national de statistique, Bruxelles, (titre varie) livraisons de décembre 1956, 1957 et 1958.

1. L'expression est du roi des Belges Léopold II.


2. J. Stengers, Congo. Mythes et réalités. 100 ans d'histoire, Paris-Louvain-la-Neuve, Duculot, 1989, p. 13.
3. R. Sédillot, Histoire des colonisations, Paris, Fayard, 1958, p. 552.
4. J.-L. Vellut, « La violence armée dans l'État Indépendant du Congo. Ténèbres et clartés dans l'histoire d'un État conquérant », in Cultures et développement, vol. XVI, n° 3-4, 1984, p. 671-707.
5. B. Etemad, La possession du monde. Poids et mesures de la colonisation, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 137.
6. J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit. Cet ouvrage réunit des articles et des contributions écrits de 1963 à 1988. Je me suis appuyé, dans cette section, plus particulièrement sur les chapitres 1 ,
2 , 4 et 8.
7. Idem, p. 100.
8. Idem, p. 58.
9. Sur cette déconfiture, voir M. Lafontaine, L'enfer belge de Santo Tomas. Le rêve colonial brisé de Léopold 1er, Ottignies, Quorum, 1997.
10. La comptabilité de la Fondation de la Couronne étant détruite, on ne connaîtra jamais avec exactitude l'importance de ses revenus.
11. Pour plus de détails sur ces multiples réalisations, voir B. Emerson, Léopold II. Le royaume et l'empire, Paris-Gembloux, Duculot, 1980, p. 263-269.
12. J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 103-104. Le bilan financier dressé par Stengers ne comptabilise pas les gains, qui passent pour très importants, des sociétés concessionnaires.
13. PNB belge estimé d'après C. Carbonnelle, « Recherches sur l'évolution de la production en Belgique de 1900 à 1957 », in Cahiers économiques de Bruxelles, n° 3, 1959, p. 359.
14. Rapporté par J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 31.
15. Cité par J. Boute et L. de Saint-Moulin, « Zaïre », in L'évaluation des effectifs de la population des pays africains, Groupe de démographie africaine, tome I, Paris, novembre 1984, p. 303.
16. En 1895, l'Europe et l'Amérique latine concentrent 83 % des investissements des sociétés belges à l'étranger. Voir G. Kurgan-van Hentenryk, Léopold II et les groupes financiers belges en Chine. La
politique royale et ses prolongements (1895-1914), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1972, p. 45 ; et M. Dumoulin, « Quelques aspects de l'impérialisme belge », in Enquêtes et documents
d'histoire africaine, vol. III, 1978, p. 211-212.
17. J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 182.
18. D'après Annuaire statistique de la Belgique et du Congo belge, ministère de l'Intérieur, Bruxelles, diverses livraisons.
19. Sur les ressorts de la politique de peuplement européen au Congo, voir J.-L. Vellut, « Les Belges au Congo », in La Belgique. Sociétés et cultures depuis 150 ans. 1830-1980, Ministère des affaires
étrangères, Bruxelles, 1980, p. 260-265 ; et J. Stengers, Émigration et immigration en Belgique au XIXe et XXe siècles, Académie royale des Sciences d'Outre-Mer, Bruxelles, 1978, p. 66-68.
20. Auxquels il convient d'ajouter, pour être complet, le cobalt, le radium et l'uranium, dont « l'importance s'est inscrite dans le ciel d'Hiroshima » (J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 217).
21. J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 210.
22. Sur la division des tâches entre État et entreprises privées, voir J.-L. Vellut, « Hégémonies en construction: Articulations entre État et entreprises dans le bloc colonial belge (1908-1960) », in Revue
canadienne des études africaines/Canadian Journal of African Studies, vol. 16, n° 2, 1982, p. 316-319 ; et J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 207-223.
23. L'osmose entre capital privé et État est facilitée par la politique de recrutement des sociétés coloniales, dont une partie des dirigeants et des cadres supérieurs vient du secteur public. Sur ce point, voir
J.-L. Vellut, « Hégémonies en construction », art. cité, p. 322-327.
24. Il entreprend cette démarche dans deux articles et une contribution: « Capital Accumulation in the Congo under Colonialism : the Role of the State », in P. Duignan & L.H. Gann eds, Colonialism in
Africa 1870-1960, vol. 4 : The Economics of Colonialism, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 165-212. « Imperial Hangovers : Belgium. The Economics of Decolonization », in Journal of
Contemporary History, vol. 15, n° 2, April 1980, p. 257-286. « Le modèle spécifique de développement hérité du système colonial belge », contribution à F. Bézy, J.-P. Peemans, J.-M. Wautelet éds,
Accumulation et sous-développement au Zaire 1960-1980, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 1981, p. 7-47.
25. Sur les origines et la première phase de la révolution industrielle belge, voir respectivement J. Mokyr, Industrialization in the Low Countries, 1795-1850, New Haven and London, Yale University
Press, 1976, p. 8-82; P. Lebrun et al., Essai sur la révolution industrielle en Belgique 1770-1847, Bruxelles, Palais des Académies, 1979.
26. P. Lebrun, « La haute banque et la révolution industrielle en Belgique », in Revue de la Banque, cahier 8/9, septembre 1980, p. 163-189.
27. Recensement économique et social 1937, Institut National de Statistique, vol. 2, p. 476-479. Cité par J.-P. Peemans, « Imperial Hangovers : Belgium. The Economics of Decolonization », art. cité,
p. 258.
28. Voir B.S. Chlepner, Cent ans d'histoire sociale en Belgique, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1972, notamment p. 47-154.
29. J.-P. Peemans, « Le modèle spécifique de développement hérité du système colonial belge », art. cité, p. 35.
30. M.W. van de Velde, Économie belge et Congo belge, Thèse de doctorat de l'Université de Nancy, 1936, p. 191-193.
31. J.-P. Peemans, «Le modèle spécifique de développement hérité du système colonial belge », art. cité, p. 34.
32. Le Congo belge et le Ruanda-Urundi, Casablanca, Éditions Fontana, 1957, p. 13-14.
33. D'après C. Lewis, Debtor and Creditor Countries: 1938, 1944, Washington, Brookings Institute, 1945, p. 292.
34. La réalité de l'« empire de la Générale » est, pour Jean Stengers, incontestable. Mais « il ne peut, selon lui, recevoir une définition chiffrée ». Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 219.
35. D'après les chiffres réunis par J.-P. Peemans, « Capital Accumulation in the Congo under Colonialism: the Role of the State », art. cité, p. 182-184.
36. P. Joye & R. Lewin, Les trusts au Congo, Bruxelles, Société populaire d'éditions, 1961, p.57.
37. P. Ryckmans, Etapes et jalons. Discours prononcés aux Séances d'Ouverture du Conseil de Gouvernement du Congo belge, Bruxelles, Maison Ferdinand Larcier, 1946, p. 215-216 et 221.
38. H. Rosy, Eux et nous au Congo belge. Propos et réflexions, manuscrit dactylographié, non publié et non daté, p. 565. Je remercie Henry Rosy de m'avoir tenu au courant de ses travaux.
39. P.J. Cain & A.G. Hopkins, British Imperialism, 2 volumes, London & New York, Longman, 1993.
40. À partir de la fin du XVIIIe siècle, la croissance d'Anvers est marquée par l'apparition d'entreprises spécialisées dans la transformation de denrées coloniales (riz, sucre, café, tabac, etc.), mais non
originaires du Congo. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Anvers devient, de façon intermittente, le centre de marchés de produits congolais: caoutchouc, ivoire, copal (résine fossile employée dans
l'industrie des vernis). Durant l'entre-deux-guerres, le trafic maritime avec le Congo ne dépasse guère 1 % à 2 % du volume des entrées et sorties du port d'Anvers. La croissance de l'économie anversoise
est en fait soutenue par le trafic de transit vers la France et surtout vers l'Allemagne.
41. En 1921, la Belgique finance plusieurs grands travaux. À partir de 1933, une subvention annuelle est accordée: elle représente 1 % à 2 % du total des dépenses budgétaires métropolitaines. Les
subventions de la métropole augmentent en 1959 et 1960 pour aider le Congo à financer des investissements de caractère économique et social.
42. R. de Falleur, « Le Congo et l'activité économique de la Belgique », in Cahiers économiques de Bruxelles, n° 8, octobre 1960, p. 569-640. L'auteur bénéficie, au cours de sa recherche, de l'appui et
des conseils d'une brochette d'économistes belges confirmés (C. Carbonnelle, M. Franck, H. Glejser, E. Kirschen et J. Waelbroeck).
43. Idem, p. 571.
44. Idem, p. 605-606.
45. Cité par J. Stengers, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 49.
Conclusion
«Pour certaines nations, [...] l'ouverture du monde fut une invitation à la richesse, au faste, à la prétention — la poursuite d'un ancien mode d'existence, mais en plus grand.
Pour d'autres, [...] ce fut l'occasion de faire des choses nouvelles de manière nouvelle, de chevaucher la vague du progrès technologique. Et pour d'autres encore, [...] ce fut
l'apocalypse, un sort terrible imposé de l'extérieur. »
David Landes1

À la question de l'« utilité » des empires pour les métropoles, il y a au moins trois réponses possibles. La première suggère que, sans l'apport de
l'outre-mer, la réussite de l'Europe aurait été moins assurée et moins éclatante; que, sans ce soutien, elle n'aurait pas si aisément passé en tête et creusé les
écarts. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, au moment où la Grande-Bretagne s'engage dans la révolution industrielle, le débouché colonial est en
phase avec la modernisation de l'appareil britannique de production manufacturière. Les colonies de plantation esclavagiste sont les meilleurs
fournisseurs de la matière première reine de l'industrialisation anglaise, à savoir le coton brut. Les gains qu'elles génèrent seraient suffisamment
importants pour financer presque à eux seuls la révolution industrielle. Pour autant, la contribution des possessions américaines et des esclaves africains
n'est pas un préalable à la révolution industrielle. Ni une condition privilégiée. C'est un apport parmi d'autres que la Grande-Bretagne, mieux que toute
autre métropole, est en mesure de faire fructifier.
La montée en puissance de l'Occident, que couronne la réussite industrielle anglaise, s'accompagne d'une extrême violence à l'égard des autres
populations de la planète. Dans les contrées d'outre-mer, les représentants de l'Europe de la Renaissance et des Lumières auront traité les peuples
indigènes avec brutalité et mépris. Averti des « terribles malheurs » occasionnés pour les « naturels » par le décloisonnement du monde, Adam Smith y
voit un basculement : « Dans les temps anciens les nations opulentes et policées trouvaient difficile de se défendre contre les nations pauvres et barbares.
Dans les temps modernes ce sont les nations pauvres et barbares qui trouvent difficile de se défendre contre les nations opulentes et policées2. »
La colonisation de l'Amérique fait disparaître, en un siècle et demi, de 45 à 50 millions d'habitants du Nouveau Monde. La déportation de 11,5
millions de captifs africains vers l'Amérique pourrait avoir coûté au préalable la vie à 30-40 millions de personnes à l'intérieur du continent noir. Du
début du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle, la traite négrière atlantique jette dans la fosse commune de l'océan plus de 1,5 million d'hommes, de femmes
et d'enfants noirs. Dans les zones d'importation, la captivité écourte de nombreuses vies d'esclave. L'écroulement des populations indigènes d'Océanie,
confrontées au « péril blanc », rappelle celui des Amérindiens décimés par l'irruption des conquistadores. La moindre capacité de leurs systèmes
immunitaires à résister aux agressions microbiennes étrangères, due à leur isolement, explique en grande partie l'effondrement rapide et parfois complet
de ces civilisations, de taille démographique plus réduite que celle des empires amérindiens. Entre le moment des premiers contacts avec l'Européen (fin
XVIIIe-début XIXe siècle) et celui où les populations océaniennes atteignent leur niveau plancher (fin XIXe-début XXe siècle), les effectifs humains de
l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, des îles Hawaï, Tonga, Samoa, Marquises, de Tahiti et de la Nouvelle-Calédonie dégringolent de 1,5-2,0 millions à
0,3 million. Soit une chute de l'ordre de 85 %.
Au total, la « découverte » et la mise en exploitation de l'Amérique et de l'Océanie entraînent, sur quatre siècles, la disparition de près de 100 millions
d'individus. Ces victimes sont à inscrire dans le « livre noir » de la première expansion coloniale de l'Europe3.
La deuxième réponse à la question de l'« utilité » des empires met en évidence un processus encore peu étudié par les historiens : plus les écarts de
développement entre métropoles et colonies s'élargissent, moins les secondes s'avèrent « utiles » pour les premières. L'accroissement des disparités de
revenu entre métropoles et colonies à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, dû à l'accélération et à l'extension du processus d'industrialisation de
l'Europe colonisatrice, va graduellement modifier la fonction remplie par les possessions d'outre-mer. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, dans le cas par
exemple de la Grande-Bretagne, ou jusqu'au début du XXe siècle, dans le cas de la France, certaines colonies d'Asie et d'Afrique peuvent constituer des
débouchés intéressants pour des biens industriels de première génération (produits textiles et sidérurgiques). Par la suite, le niveau de vie de leur
population et les structures de leur économie n'en font plus de bons clients pour des articles manufacturés issus de la deuxième révolution industrielle
(produits chimiques, machines-outils, automobiles, matériel électrique).
La troisième réponse consiste à relever que si les disparités de revenu entre métropoles et colonies s'aggravent par trop, les secondes peuvent devenir
des « boulets » pour les premières. C'est ce qui se passe durant l'entre-deux-guerres, moment particulier durant lequel l'Europe colonisatrice intensifie les
échanges avec ses possessions d'outre-mer afin de s'assurer, en des temps difficiles, des débouchés et des sources d'approvisionnement sûrs, ainsi que des
lieux de placement financier rémunérateurs. Certaines branches économiques métropolitaines en perte de vitesse mettent à profit ce « repli » temporaire
sur l'empire pour se réfugier sur des marchés coloniaux commodes mais dénoncés comme trop faciles, parce que protégés. Cette stratégie frileuse,
ressentie comme une entrave à la modernisation, est éprouvée d'autant plus tôt que le niveau de développement de la métropole est élevé.
Chacune de ces réponses a son heure et son pays de vérité. Elles deviennent toutes valables, pour autant que soit déroulée la longue chronologie
coloniale. Dans le cas de la Grande-Bretagne, l'empire est d'abord l'un des piliers tangibles de l'industrialisation. Par la suite, il « sert » plus modestement
la métropole lorsque celle-ci s'impose au monde comme économie dominante. Il révèle enfin toute l'étendue de son « utilité » lorsque vient le temps du
déclin et des reconversions douloureuses.
Toute chose a une fin. L'émancipation politique des colonies, ne faisant subsister aujourd'hui que des « débris d'empire », va fortement distendre les
liens économiques entre métropoles et possessions d'outre-mer4. Les nouveaux États d'Asie et d'Afrique issus de la décolonisation chercheront à réduire
le poids des ex-métropoles dans leurs échanges extérieurs. De leur côté, les puissances colonisatrices se tournent résolument dès les années 1950 vers des
partenaires commerciaux « de proximité » - c'est-à-dire proches par leur localisation et leur niveau de développement - membres du Marché commun
puis de l'Union européenne. Si bien qu'aujourd'hui, les ex-colonies d'exploitation d'Asie, d'Afrique et des Caraïbes n'assurent plus que 3 % des
exportations et des importations des ex-métropoles européennes. Nous sommes très loin des sommets de la fin des années 1930.
De même, durant les soixante dernières années, la part du stock des investissements directs des métropoles européennes placée dans les empires est
tombée de 20 % à moins de 5 %. Il est vrai que parallèlement la position internationale de l'Europe colonisatrice a aussi changé. Vers 1938, celle-ci
assure à elle seule près de 60 % du stock mondial des investissements directs à l'étranger, ce qui fait d'elle la « banquière du monde ». Aujourd'hui, les
ex-métropoles européennes ne peuvent se prévaloir que d'une part inférieure à un tiers.
La forte et rapide contraction des relations économiques entre ex-métropoles et ex-colonies est le résultat d'un changement de perspective qui
s'esquisse en Europe à partir des années 1930 et 1940. Affaiblies par la grande dépression puis par la guerre, les métropoles prennent conscience du
« fardeau colonial ». Ce qui leur fait entrevoir une éventuelle décolonisation comme l'occasion de se débarrasser des contraintes de la souveraineté. Les
métropoles européennes, une fois délivrées de ce fardeau, pourraient consacrer toutes leurs ressources à la modernisation de leur économie, à la
valorisation de leurs régions déprimées et au soutien de leurs populations nécessiteuses.
Est-ce pour cela que la fin des empires ne déclenche pas de graves crises dans les métropoles européennes ? La perte pour les Pays-Bas de l'Indonésie,
la « perle de l'Empire » ; celle de l'Algérie, meilleur client de la France; celle de l'Inde, le plus beau joyau de la Couronne britannique; celle du Congo, la
« dixième province de la Belgique» ; ou celle de l'Angola et du Mozambique, dont le Portugal pensait ne pouvoir se séparer sans perdre son identité;
aucune de ces ruptures n'a les effets catastrophiques redoutés par certains. Tout au contraire, l'Europe colonisatrice, comme libérée de ses contraintes de
souveraineté outre-mer et surtout portée par une haute conjoncture, va connaître avec les « Trente glorieuses » une phase exceptionnelle de croissance
économique.
Vue d'Europe, la décolonisation ressemble plutôt à un « divorce à l'amiable ». Le Tiers Monde, issu de la décolonisation, n'accepte-t-il pas la
coopération et l'aide au développement que lui propose cette Europe désireuse de s'acquitter d'une « dette d'honneur » ? La prise de conscience, au milieu
du XXe siècle, des larges inégalités dans la distribution mondiale des richesses incite l'Europe impériale non seulement à se débarrasser des « boulets
coloniaux », mais aussi à s'engager dans l'aide au développement. Sous-produit tardif de la situation coloniale, l'aide au développement est conçue pour
contribuer à réduire le fossé entre pays riches et pauvres. Un fossé ressenti comme un danger par les anciennes métropoles réunies dans une Union
européenne, soucieuse de la stabilité des relations Nord-Sud et tourmentée par la montée de l'immigration en provenance des ex-empires coloniaux.
Car la décolonisation, qui ramène formellement l'Europe sur les rivages de l'Occident, entraîne de vastes mouvements de population5. Les événements
politiques liés à la décolonisation dans les Caraïbes, en Asie, au Maghreb et en Afrique subsaharienne obligent la quasi-totalité des Européens de souche
qui y résident ainsi que les Européens nés dans ces colonies d'exploitation à les quitter et à se replier sur les métropoles. Mais les Européens ne rentrent
jamais seuls. Ils sont accompagnés par des « non-Européens » entraînés dans le mouvement de reflux des communautés blanches.
Les migrations de la décolonisation sont des phénomènes uniques dans le temps. Il est relativement aisé de fixer des dates au début et à la fin d'un
processus migratoire qui s'achève par épuisement des effectifs forcés au retour ou à l'exil. Parmi les mouvements de population induits par la
décolonisation, il en est pourtant de plus résistants au temps, car ils s'alimentent à des réservoirs humains plus imposants et relèvent de préoccupations
autant économiques que politiques. Aujourd'hui, les émigrants du sous-continent indien, du Maghreb, de l'Afrique subsaharienne ou des Caraïbes
continuent de se diriger vers les principales ex-puissances colonisatrices européennes. Cette préférence s'explique en raison des liens historiques tissés
par la colonisation entre les régions de départ et d'arrivée, mais aussi parce que la décolonisation a ouvert des voies migratoires menant aux sociétés
métropolitaines. Il apparaît donc que, dans un premier temps, les bouleversements politiques qui accompagnent ou suivent les décolonisations entraînent
vers l'Europe des mouvements de population limités dans le temps, mais qui peuvent, dans un second temps, s'étoffer en s'étendant à des migrants mus
par des motifs plutôt économiques.
Au total, depuis une quarantaine d'années, le mouvement de repli sur les métropoles européennes touche entre 5,4 et 6,8 millions d'individus. Si l'on
s'en tient aux seuls Européens gagnant les métropoles, leur nombre avoisine les 3,3-4,0 millions. Il apparaît en première approximation qu'environ 35 %
des migrants sont des Européens nés en métropole (militaires, administrateurs, commerçants, missionnaires, colons de première génération, etc.).
Quelque 20 % du total sont des Européens nés dans les colonies; ce deuxième groupe est dominé par les pieds-noirs d'Algérie. Le reste, c'est-à-dire
environ 45 % des effectifs, est composé de « non-Européens » : métis, juifs du Maghreb, ex-sujets d'empire en général, tous nés dans les colonies.
Le retour dans les métropoles de la très grande majorité des Européens vivant dans les colonies était prévisible, mais la poussée de l'émigration des ex-
colonisés vers les métropoles l'était beaucoup moins. L'exode des populations d'origine européenne tient sa part dans le renversement de tendance du
mouvement séculaire qui, depuis le XVIe siècle, pousse les Européens à émigrer vers les contrées d'outre-mer. Après la Deuxième Guerre mondiale, les
retours l'emportent désormais sur les départs. Parallèlement, le Vieux Continent devient terre d'émigration pour les Antillais, les Africains et les
Asiatiques.
Un demi-siècle après sa disparition, le monde colonial créé par et pour l'homme blanc peut ainsi paraître à l'Europe actuelle fort lointain, mais en
même temps très proche. Les pays des Caraïbes, d'Asie et d'Afrique, jadis soumis à la domination directe d'une Europe triomphante, ont cessé d'être des
partenaires commerciaux de choix. Ils n'attirent plus l'attention des investisseurs, si ce n'est lorsqu'une minorité d'entre eux parvient à se faire classer
dans la catégorie incertaine des économies « émergentes ».
L'Europe a cessé de porter son regard sur l'horizon infini des empires d'outre-mer pour limiter son champ de vision aux frontières du monde
développé. Aujourd'hui plus que jamais, les pays industrialisés occidentaux commercent et investissent à l'intérieur d'un monde dont ils sont les membres
fondateurs. Le fait que près de 80 % de leurs exportations et plus de 90 % du leur stock d'investissements directs à l'étranger ne dépassent pas les limites
de ce bloc est le signe que la « mondialisation » des économies occidentales s'effectue loin du Tiers Monde issu de la décolonisation.
D'ailleurs, les populations appauvries des ex-colonies européennes, qui souffraient il y a un demi-siècle de l'« attention » particulière que leur portait le
colonisateur blanc, se sentent aujourd'hui « délaissées ». Comme pour leur donner raison, James Wolfensohn, président de la Banque mondiale,
reconnaissait, dans un discours prononcé en avril 1999 à Washington à l'occasion de l'assemblée annuelle des institutions de Bretton Woods, qu'en
matière d'aide au développement « nous avons atteint le plus bas niveau (0,25 % du PIB des pays développés) en cinquante ans ».
Pourtant, l'empire survit et « contre-attaque » là où on ne l'attendait pas, à savoir dans les grandes villes du Vieux Continent. Là résident des Antillais,
des Asiatiques, des Africains, déplacés par la décolonisation. En France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Belgique et au Portugal vivent aujourd'hui
quelque 7,5 millions d'ex-sujets d'empire et leurs descendants, soit environ 5 % de la population totale de ces anciennes puissances coloniales
européennes. À titre de comparaison, les quelque 2,7 millions d'Européens résidant vers 1938 dans les empires6 ne représentait que 0,4 % de l'ensemble
des populations colonisées d'Asie, d'Afrique et des Caraïbes. Autrement dit, il y a aujourd'hui 12 à 13 fois plus d'ex-colonisés et leurs descendants
installés sur le Vieux Continent qu'il n'y avait d'Européens présents il y a soixante ans dans les possessions d'outre-mer. Ce qui a fait dire outrageusement
à un historien de l'expansion européenne que « la fin du colonialisme a été marquée par la colonisation des pays colonisateurs par les ex-colonisés »7.
Pour l'Europe à la démographie stagnante et tentée par un repli sur elle-même, ces immigrants et leurs descendants sont une chance et un tourment.
Aujourd'hui, cinq siècles après le début de l'expansion européenne, deux siècles et demi après la révolution industrielle et un demi-siècle après la
dissolution des empires coloniaux, les écarts de développement entre l'Occident et le reste du monde sont plus importants que jamais. Le temps est venu
de s'interroger sur l'« utilité » de l'Europe pour les ex-colonisés et leurs enfants.
1. D. Landes, Richesse et pauvreté des nations. Pourquoi des riches? Pourquoi des pauvres ?, Paris, Albin Michel, 2000, p. 226.
2. A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, PUF, 1995, livre V, chapitre I, p. 808-809.
3. B. Etemad, Le livre noir de l'homme blanc. Le coût humain de l'expansion européenne (XVIe-XXe siècles), à paraître.
4. B. Etemad, « L'Europe et le monde colonial. De l'apogée des empires à l'après-décolonisation », Revue économique, vol. 51, n° 2, mars 2000, p. 257-268.
5. Sur cet aspect de la décolonisation, voir B. Etemad, « Europe and Migration after Decolonisation », in Journal of European Economic History, vol. 27, n° 3, Winter 1998, p. 457-470.
6. Non compris les Européens vivant dans les dominions britanniques (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud).
7. R.F. Betts, Uncertain Dimensions. Western Overseas Empires in the Twentieth Century, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1985, p. 209.
Annexes
Tableau A. Superficies et populations coloniales par grandes régions, 1760-1938, en pourcentages, totaux en millions de km2 et
d'habitants

1760 1830 1880 1913 1938


Superficies
Afrique 0,3 5,9 7,1 48,8 51,4
Afrique du Nord - 0,0 1,3 9,9 7,9
Afrique subsaharienne 0,3 5,9 5,8 38,9 43,5
Amérique 98 15,9 39,3 19,4 18,2
Asie 1,6 45,2 20,8 15,7 15,3
Moyen-Orient - - - - 0,6
Océanie - 32,9 32,8 16,1 15,1
Total (millions de km2) 24,2 8,2 24,5 53,2 56,7
Populations
Afrique 0,4 0,4 2,7 20,4 19,9
Afrique du Nord - 0,0 1,3 4,6 2,6
Afrique subsaharienne 0,4 0,4 1,4 15,8 17,3
Amérique 78,3 1,6 2,7 2,1 2,3
Asie 21,0 97,7 93,5 76,0 76,2
Moyen-Orient - - - - 0,8
Océanie - 0,0 1,0 1,4 1,5
Total (millions d'habitants) 27,1 205,6 312,3 554,1 724,2
—: Strictement nul
Source : B. Etemad, La possession du monde. Poids et mesures de la colonisation (XVIIIe- XXe siècles), Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 175-176.
Notes : Les pourcentages étant arrondis, les totaux et sous-totaux ne correspondent pas toujours à la somme exacte de leurs éléments.
Les colonies « européennes » de la Grande-Bretagne - Gibraltar, Malte, Chypre, mais non compris l'Irlande du Nord — figurent dans les totaux, mais n'apparaissent pas ci-dessus, car leur
importance relative est marginale. De 1760 à 1938, leur superficie est inférieure à la moitié de l'unité retenue. Quant à leur population, elle ne dépasse pas 0,1 %-0,3 % du total.

Tableau B. Superficies et populations coloniales par puissances colonisatrices, 1760-1938, en pourcentages, totaux en millions de km2
et d'habitants

1760 1830 1880 1913 1938


Superficies
France 0,3 0,2 3,0 18,2 21,3
Royaume-Uni 13,0 90,1 92,8 60,8 59,3
dont dominionsa 12,9 46,5 73,1 35,6 33,3
Pays-Bas 0,8 3,1 1,7 3,9 3,7
Portugal 35,1 1,0 0,8 1,5 3,7
Espagne 50,8 5,7 1,7 0,6 0,6
Belgique - - - 4,4 4,2
Italie - - - 3,8 6,0
Allemagne - - - 5,5 -
Total Europe 100,0 100,0 100,0 98,8 98,9
États-Unis - - - 0,6 0,6
Japon - - - 0,6 0,6
Total (millions de km2) 24,2 8,2 24,5 53,2 56,7
Populations
France 2,2 0,3 2,3 8,7 9,7
Royaume-Uni 10,3 91,9 86,8 71,2 68,6
dont dominionsa 6,3 0,6 2,9 3,6 4,1
Pays-Bas 12,0 5,4 7,7 9,0 9,4
Portugal 6,0 0,3 0,6 1,0 1,5
Espagne 69,5 2,1 2,7 0,2 0,1
Belgique - - - 2,0 2,0
Italie - - - 0,3 1,8
Allemagne - - - 2,2 -
Total Europe 100,0 100,0 100,0 94,7 93,1
États-Unis - - - 1,8 2,6
Japon - - - 3,5 4,3
Total (millions d'habitants) 27,1 205,6 312,3 554,1 724,2
— : Strictement nul
a) 13 colonies d'Amérique du Nord, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud.
Source et notes: B. Etemad, La possession du monde. Poids et mesures de la colonisation (XVIIIe -XXe siècles), Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 183. Notes, voir tableau A.

Tableau C. Taille et niveau de développement des cinq principales puissances colonisatrices européennes
de l'ère contemporaine, 1830-1960
Royaume-Uni France Portugal Pays-Bas Belgique
Superficies 244 552 92 41 31
Populations
1830 23,9 32,7 3,0 2,6 3,8
1860 28,8 36,6 4,0 3,3 4,6
1880 34,6 37,5 4,7 4,0 5,5
1913 45,6 39,8 6,0 6,2 7,6
1928 45,6 41,1 6,7 7,7 8,0
1937 47,3 41,9 7,5 8,6 8,3
1960 52,4 45,7 8,8 11,5 9,2
PNB/hab.
1830 355 275 167 320 240
1860 575 380 159 410 400
1880 703 476 270 514 505
1913 1 035 670 284 740 815
1929 1 160 890 339 980 1 020
1938 1 280 855 391 940 1 000
1960 1686 1669 780 1418 1484
Niveaux d'industrialisation/hab.
1830 25 12 7 9 14
1860 64 20 8 11 28
1880 87 28 10 14 43
1913 115 59 14 28 88
1928 122 82 18 61 116
1938 157 73 19 61 89
1963 253 167 45 145 183
Exportations/hab.
1830 7,6 2,8 3,3 15,5 5,2
1860 22,1 11,4 3,3 21,8 18,3
1880 30,4 17,6 5,3 37,3 43,1
1912 52,1 31,8 6,3 70,3 97,2
1928 76,9 50,1 6,6 102,3 105,7
Exportations/hab.
1937 49,9 22,3 6,7 64,2 91,1
1960 210,1 143,8 35,9 364,4 398,7
Sources et notes :
Superficies (en milliers de km2) : d'après Annuaire statistique de la Société des Nations, Genève, diverses livraisons. Le Royaume-Uni comprend la Grande-Bretagne (Angleterre, Pays de Galles,
Écosse) et l'Irlande du Nord. La superficie des Pays-Bas comprend les eaux intérieures.
Populations (en millions d'hab.) : A. Maddison, Dynamic Forces in Capitalist Development. A Long-Run Comparative View, Oxford, Oxford University Press, 1991, p. 226-239; L'économie
mondiale 1820-1992. Analyse et statistiques, Paris, OCDE, 1995, p. 110-115. Annuaire démographique, New York, Nations Unies, diverses livraisons. Pour le Portugal du début du XIXe siècle : A.
Nunes, E. Mata, N. Valerio, « Portuguese Economie Growth 1833-1985 », in Journal of European Economic History, vol. 18, n° 2, Fall 1989, p. 292-295. Jusqu'en 1913, la population du Royaume-
Uni inclut celle d'Irlande du Sud (Eire).
PNB par habitant (en dollars et prix des États-Unis de 1960) : P. Bairoch, « Europe's Gross National Product : 1800-1975 », in Journal of European Economic History, vol. 5, n° 2, Fall 1976,
p. 286, 301 et 307 ; « How and Not Why. Economie Inequalities Between 1800 and 1913 : Some Background Figures », in J. Batou ed., Between Development and Underdevelopment 1800-1870,
Genève, Éditions Droz, 1991, p. 19 et 21 ; Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, tome II, p. 252 et tome III, p. 69 et 146. Pour
le Portugal : A. Nunes, E. Mata, N. Valerio, « Portuguese Economic Growth 1833-1985 », in Journal of European Economic History, vol. 18, n° 2, Fall 1989, p. 306 et 308.
Niveaux d'industrialisation par habitant (Royaume-Uni 1900 = 100) : P. Bairoch, « International Industrialization Levels from 1750 to 1980 », in Journal of European Economic History,
vol. 11, n° 2, Fall 1982, p. 294, 302 et 330-331.
Exportations par habitant (en dollars courants) : mes estimations d'après les sources citées dans les tableaux 9, 13, 17, 20 et 24. Complétées, pour 1960, avec Principaux indicateurs
économiques, 1955-1971, Paris, OCDE, 1973. Sauf pour les superficies et les populations, la quasi-totalité des chiffres pour les autres rubriques sont calculés sur la base de moyennes triennales.

Carte 1 - Pôles de puissance dans le monde au XVIe siècle


Carte 2 — Le peuplement indien de l'Amérique en 1492

Carte 3 — Routes et relations commerciales en Afrique au XVIe siècle


Carte 4 — L'Empire moghol à la fin du règne d'Aurangzeb, début XVIIIe siècle

Carte 5 - Divisions politiques de l'Europe au XVIe siècle


Carte 6 — La traite négrière atlantique

Carte 7 - L'Empire britannique


Carte 8 - L'Empire français

Carte 9 - L'Empire portugais


Carte 10 - L'Empire hollandais
Bibliographie
Cette bibliographie pourrait contenir des milliers de titres. Elle est volontairement réduite à l'essentiel. N'y figurent que des références ciblées, récentes
et dans la mesure du possible en langue française.

1. Formation et dissolution des empires

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2. Le monde à égalité avec l'Europe ?

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Index
Les termes — tels que Afrique, Amérique, Asie, Europe, Occident, tiers monde; ainsi que colonies françaises, possessions britanniques, empire
portugais, domaine hollandais ou métropoles européennes — dont l'occurrence dans le texte est élevée ne sont pas mentionnés dans cet index. Celui-ci
ne couvre, en outre, ni les notes en bas de page, ni les tableaux statistiques.

Abyssinie 185
Acadie 182
Açores 215-216
Aden 156
Afrique centrale 219, 270-273
Afrique du Nord 39, 44, 47, 51, 72, 100, 184-185, 205, 295
Afrique du Sud 10, 109, 151, 155, 157, 164-167, 184, 257
Afrique noire (cf. Afrique subsaharienne)
Afrique subsaharienne 6, 21-22, 24, 38, 40, 42-43, 48-53, 72, 75, 82, 96, 104, 109, 158, 184, 189, 216, 221, 236, 273
Agung sultan 54
Albert de Belgique 282
Albuquerque (Alfonso de) 216
Alexandre VI 75, 113, 181
Alger 183, 188
Algérie 6, 149, 183-187, 205-206, 220, 294-295
Allemagne 139, 148, 157, 160, 168, 184-185, 198, 200, 203, 241, 253, 256, 265
Alsace 184, 195
Amérique centrale 35, 87, 92
Amérique du Nord 27, 70, 107, 113-114, 120, 135-136, 139, 141, 152, 182, 184, 191,201,244,251,265,281
Amérique du Sud 7, 14, 27, 69, 126, 154, 160, 169, 182, 276, 280-281
Amérique latine 7, 14, 69, 126, 160, 276, 280-281
Amsterdam 68, 138, 228, 243, 251-252, 254-255, 258, 262
Angleterre 24, 54, 61, 63, 67, 72, 75-76, 85, 113-114, 118, 120, 124, 131-132, 135, 182, 184, 186, 190, 195, 201, 218-219, 226-230, 232, 242, 244,
246, 249
Angola 102-103, 105, 149, 216, 219-221, 227-229, 233-236, 294
Anjou (duc d') 75
Annam 186
Antigua 114
Antilles 116-118, 120, 125, 132, 139, 141, 161, 180, 182, 187, 190, 193, 195-198,244,251,256,262
Anvers 68, 222, 274, 279, 284
Araucanos 87
Argentine 31, 163-164
Arkwright (Richard) 131
Artois 241
Atahuallpa 33, 90
Atlantique 45, 68, 82, 98, 106-107, 121, 136, 139-140, 143, 198, 214-221, 224, 226, 232, 244, 249-252
Aurangzeb 153
Australie 151, 153, 155, 161-162, 165-167, 172, 184, 186, 292
Autriche 265
Aztèques 28-30, 33, 88, 90

Babur 55
Bacon (Francis) 78
Bahia 219, 229
Baltique 198, 249
Bangladesh 54, 154
Barbade 101, 114, 251
Barclay 129
Basses-Alpes 189
Batavia 243-247
Belgique 15, 148, 150, 208, 241, 256-258, 260, 270-285, 287, 294, 296
Bengale 63-64, 113, 125, 129, 153, 245
Benguela 219
Bénin 43, 47, 51-52, 105
Bénin City 47-48
Berbérie 46
Béring (détroit de) 26
Berlin (conférence de) 271
Berlin (congrès de) 184, 273
Biafra 47, 105
Bingham (Hiram) 31
Birmanie 54, 154, 156
Boers 157
Bojador (cap de) 215-216
Bolivie 31
Bombay 60, 115
Bonaparte (Louis) 246
Bonne Espérance (cap de) 12, 76, 114, 134, 183, 215, 243
Bordeaux 190, 194, 198-199
Bornéo 248, 271
Brésil 101, 103, 107, 132, 137, 181, 216-235,244,251
Bretton Woods 296
Bristol 121, 130
Bruges 274
Bruxelles 276-277, 279
Buxton (T.F.) 103

Cabral (P.A.) 217


Calcutta 60, 115
Calicut 182, 243
Californie 241
Cambodge 186
Cameroun 122, 185
Camoëns (Luis de) 225
Canada 115, 118, 151, 153, 155, 161-162, 164, 166-167, 169, 172, 181-184, 189
Canaries îles 98
Cap Vert 215, 233
Caraïbes 92-93, 101, 107, 113-115, 120, 126, 132, 135-138, 154, 183, 244, 293-296
Carolines 115, 126
Cartier (Jacques) 181
Cartier (Raymond) 189, 191, 248
Célèbes 243-244
Ceuta 215
Ceylan 54, 76, 154, 162, 166, 170, 243-246, 256-257
Chamberlain (Joseph) 158, 171
Chandernagor 182
Charlemagne 73
Charleroi 279
Charles Quint 31, 73, 75, 181
Chichimecas 87
Chili 31, 37, 87
Chine 20, 22-23, 34, 42-43, 54, 56, 61-62, 69, 72-73, 76-78, 83, 85, 160, 163, 165, 181, 183, 186, 271, 280-281
Chypre 156
Cieza de Leon (P.) 27, 31
Clément VII 181
Cobden (Richard) 155
Cochin 243
Cochinchine 186
Coen (Jan Pietersz) 245 Colbert 182, 250
Coligny (Gaspard de) 181
Colomb (Christophe) 75, 98
Colombie 31, 37, 87
Compagnie anglaise des Indes orientales 57, 60-61, 114, 131-134, 139, 153-156, 161
Compagnie hollandaise des Indes occidentales 250-252
Congo 150, 185, 228, 271-278, 281-285, 287-288, 294
Connecticut 115
Constantinople 72
Coromandel 183
Cortés (Hernan) 27-28, 33-34, 86, 88-91, 98
Côte de l'Or 105, 114, 185
Côte-d'Ivoire 185
Cromwell (Oliver) 114
Cuauhtemoc 91
Cuba 101, 148
Cuitlahuac 91
Curaçao 251
Cuzco 30-32, 86, 90

D'Alembert 20
Da Nang 186
Daendels (H.W.) 246
Dahomey 185
Dakar 108
Davenport (William) 122-123
Dechima 243
Dekker (E.D.) 246-247
Delaware 115
Delhi 55, 57, 63-64
Dias (Bartolomeu) 215
Diaz de Castillo (Bernal) 27-28
Diderot (Denis) 20
Dilke (Charles) 157
Diponegoro 246
Disraeli (Benjamin) 157
Djakarta 243
Djenné 44-45, 48, 53
Dubois (W.E.B) 103
Durban 10, 109

Eanes (Gill) 215-216


Écosse 117
Égypte 48, 157
El-Hadji Omar 46
Elizabeth Ire 76, 113-114
Empire byzantin 23
Empire moghol 23-24, 55-57, 63-64, 73, 79, 245
Empire ottoman 23, 51, 72, 100, 149, 185
Empire romain 23, 54, 73
Engels (Friedrich) 83
Équateur 31, 37
Érythrée 148
Espagne 15, 31, 33-34, 68, 72, 75-76, 97, 113, 115, 148, 181-182, 184, 186, 218, 222-225, 241
États-Unis 10, 20, 114-115, 118, 149, 153, 157, 160, 164-166, 172, 184, 227, 233,235,244,251,265
Éthiopie 50, 217
Euphrate 65

Faidherbe (Louis) 185


Fanon (Franz) 10
Ferry (Jules) 202
Fès 39
Fidji îles 156
Flandre 139, 241, 259, 279-280
Floride 181
Formose 243, 271
France 15, 23, 63, 72, 75, 109, 115, 138-139, 148-150, 153-154, 168, 180-208, 219, 222, 228, 241, 249-250, 252, 256, 293-296
François Ier 75, 113, 181
Frise 241

Gabon 185
Gama (Vasco de) 54, 76, 215, 224-225
Gambie 39, 114
Gand 274, 279
Gange 66
Gao 45-46, 48
Gênes 75, 217
Gengis Khan 55
Georges Ier 63
Géorgie 115, 126
Ghana 43-44, 46, 51, 216
Gibraltar 156
Glasgow 130
Goa 216, 218, 221
golfe Persique 76
Gonçalves (Antão) 216
Gorée 108, 182-183
Grande-Bretagne 15, 47, 85, 113, 115-121, 124-140, 143-144, 148-173, 180, 188-189, 192, 194, 198-203, 207-208, 227-228, 232-234, 250, 252, 256,
265, 270, 291, 293
Grèce 48, 72
Grenade 33, 39, 114
Groningue 241
Guadeloupe 101, 132, 182, 190, 193, 251
Guatemala 28, 274
Gueldre 241
Guillaume Ier 257
Guillaume Ier 257-260, 279
Guinée 39, 46, 98, 199, 216, 219-220, 233,251
Guyane 109, 154, 182, 244, 246, 251-252, 256-257, 262

Haarlem 259
Hainaut 241
Haïti (cf. Saint-Domingue)
Hambourg 232
Haute-Normandie 196
Hawaï îles 292
Hegel (G.W.F.) 40
Henri le Navigateur 216
Hispaniola 222
Hollande 59, 115, 139, 153-154, 198, 241, 243-250, 259
Honduras 114
Hong Kong 54, 156
Hong-Chou 72
Hongrie 72
Houtman (Cornelius de) 243
Huascar 90
Huayna Capac 90-91
Hudson (baie d') 182
Hyderabad 63

Ibn Battouta 45
Ile-de-France 195
Incas 28, 30-33, 36-37, 88
Inde 6, 19-20, 22, 25, 42, 54-64, 69, 72-73, 76, 78, 80, 85, 94, 100, 105, 120, 127,132-134, 145, 151-156, 161-162, 165-167, 170, 174, 176-177, 182,
186-187, 209-210, 216-218, 226, 228, 238, 243, 245-246, 264, 266, 294, 307, 317
Inde moghole (cf. empire moghol) Indes néerlandaises (cf. Indonésie) Indios Pampas 87
Indochine 6, 149, 186, 205
Indonésie 6, 247-248, 261-265, 294
Indus 65, 156
Insulinde 54, 100, 242, 245-247, 260, 263
Irlande 125, 156, 166, 200
Isabelle la Catholique 75
Istanboul 72
Italie 148, 198, 222

Jamaïque 101, 114


Japon 70, 149, 157, 165, 181, 243 Java 54, 76, 114, 245-246, 248, 257-260, 271-272
Jean V 230-231
Jean VI 219, 232
Jenno-Jeno 44
Jerez (F. de) 27
Joseph Ier 228

Kankan Moussa 45
Karikal 182, 187
Katanga 277
Kenya 102, 257
Keynes (John Meynard) 141-142, 167
Kipling (Rudyard) 55
Kivu 277
Kouang-Tcheou-Wan (baie de) 186
Koumbi 43-44

L
La Mecque 45
Lancashire 131-132, 134, 161
Las Casas 93
Lê Thanh Tôn 54
Le Caire 45, 72, 157
Le Cap 153-154, 215, 246, 256-257
Le Havre 190, 194-196, 198
Leiden 253, 259
Léon l'Africain 39, 46
Léon X 39
Léopold Ier 274
Léopold II 271-275, 278, 283, 286
Lever (William) 276
Liban 185
Liège 279, 286
Lisbonne 97-98, 220, 222, 225-232, 235-236
Liverpool 113, 121-123, 129-130, 133, 140, 143, 165, 195, 201
Lloyd's 129
Londres 61, 68, 121, 130, 154, 165, 167, 171, 173, 225, 228, 276
Lot-et-Garonne 189
Louis XIV 63, 73-74
Louis XV 182
Louisiane 182
Luanda 219, 229
Lyon 193

Machu Pichu 31
Madagascar 182-183, 185, 189, 256
Madère 98, 215, 217, 222
Madras 115
Madrid (traité de) 114
Madura 259
Maghreb (cf. Afrique du Nord)
Mahdi 46
Mahé 182
Maine 193
Malabars 243
Malacca 76, 154, 217, 243
Malaisie 54, 100, 162, 165-166, 170
Maldives 137, 183
Mali 42, 44-45, 50-51
Malte 156
Manchester 113, 129, 134, 137, 140, 143, 201
Manuel Ier 225
Maroc 39, 46, 72, 184-185, 205, 215
Marot (Clément) 181
Marquises îles 292
Marseille 194, 198
Martinique 101, 182, 190, 193, 251
Marx (Karl) 83, 141-142
Maryland 115, 126
Mascareignes 182
Massachusetts 115
Mataram 54, 245
Mauges 193
Maurice (île) 154, 182-183, 243, 256
Mauritanie 44, 216
Max Havelaar 246
Mayas 27
Mayotte 185
Mazulipatan 60, 182
Méditerranée 21, 48, 54, 72, 97, 156, 185, 249, 253
Mékong 66
Ménélik II 46
mer de Chine 76
mer du Nord 198, 249
mer Rouge 43, 100, 156
Mésopotamie 48
Methuen (traité de) 232
Méthuen (traité de) 230
Mexico 28-30, 36, 72, 86, 90-91, 98
Mexique 25, 27-29, 34-35, 87, 89-92
Minas Geiras 230
Moctezuma 88-91
Moluques 114, 243-244
Monomotapa 39
Mons 279
Montaigne 11, 82
Montesquieu 63, 73-74
Montserrat 114
Moyen-Orient 72, 160, 280-281
Mozambique 38, 102, 106, 149, 219-221, 228, 233-234, 236, 294
Multatuli 246

Nankin 72, 76
Nantes 122, 153, 190, 194-199
Nantes (édit de) 153
Napoléon Ier 182, 256
Napoléon III 186
Nevis 114
New Hampshire 115
New Jersey 115
New York 115, 181, 244
NHM (Nederlandsche Handel-Maatschappij) 258-259
Nicaragua 28
Niew-Amsterdam 244
Niger 45-46
Nigeria 47, 122
Nil 47, 65, 102, 157
Normandie 195-196
Nossi-Bé 185
Nouvelle-Angleterre 115, 118
Nouvelle-Calédonie 186, 292
Nouvelle-Néerlande 244, 251
Nouvelles-Hébrides 156
Nouvelle-Zélande 151, 155, 161-162, 164, 166-167, 172, 184, 186, 292

océan Indien 47, 51-52, 76, 100, 106-107, 109, 120, 137, 154, 183, 187, 217, 226, 243
Océanie 21-22, 184, 281, 292
Ormuz 217
Ostende 274
Ottawa 170
Oudh 63
Ousmane dan Fodio 46
Overijssel 241, 259

Pacifique 28, 31-32, 156, 183, 186, 273


Pakistan 54, 154
Panama 86
Paris 72, 94, 136, 191, 225, 245, 322
Paris (traité de) 182-183
Park (Mungo) 46
Pays-Bas 15, 67, 148, 150, 154, 200, 208, 241-242, 246-250, 253, 255-266, 270-271, 273, 279, 294, 296
Pékin 72, 76-77, 186
Pendjab 154
Pennsylvanie 115
Pernambouc 229, 244
Pérou 27-29, 31, 34, 36, 86-87, 90-92
Perse 61, 72, 217
Philippe II 73
Philippines 148, 271
Pizarro (Francisco) 27, 31, 86, 90
Plassey 54, 113, 245
Pombal (marquis de) 231
Pondichéry 182, 187
Porto 227, 230-231
Porto Rico 148
Portugal 15, 68, 75-76, 113, 115, 148-150, 153, 181, 208, 214-215, 217-237, 244, 246, 294, 296
Proche-Orient 47, 51, 72, 85
Provinces-Unies (cf. Pays-Bas)
Puy (Le) 193

Raffles (T.S.) 246


Réunion (La) 182-183, 185, 187
Rhodes Island 115
Rio de Janeiro 233
Rotterdam 258
Rouen 193-196
Rousseau (Jean-Jacques) 82, 86
Royaume-Uni 157, 241, 260, 296
Ruanda-Urundi 273, 284
Russie 25, 59, 63, 72, 75, 155, 168, 280-281
Ryckmans (Pierre) 282

Sahagun (B. de) 27


Sahara 39-40, 44, 48, 51-52, 100, 106-107, 185, 215-216
Sahel 39
Saint-Christophe 114
Saint-Domingue 101, 132, 182-183, 190, 193, 196, 252
Sainte-Hélène 182
Saint-Étienne 193
Saint-Georges de la Mine 216
Saint-Laurent 182
Saint-Louis 182
Saint-Pierre (Bernardin de) 82, 182-183
Saint-Pierre et Miquelon 183
Samoa 292
Samori Touré 46
São Tomé et Principe 98, 215-216, 233
Say (Jean-Baptiste) 141
Scandinavie 253
Sedan 193
Ségou 46
Seine 196
Sénégal 43, 102, 108, 182, 185-186, 189
Séville 97
Shaka 46
Shakespeare (William) 114
Sheffield 60
Siam 76, 186
Sind 154
Smith (Adam) 12, 20, 40, 42, 134-135,
190, 232-233, 292
Sofala 47
Soleiman II 72
Sologne 190
Somalie 39
Songhaï 43, 46, 50-51
Soudan 43-48, 50, 52, 157, 185, 271
Sri Lanka (cf. Ceylan)
Suez 156-157, 247
Suisse 198-199, 241, 256
Sumatra 76, 114, 243, 248
Surate 60, 64, 115, 182, 243
Surinam 154, 244, 251, 262
Syrie 185

Tage 219, 227


Tahiti 186, 292
Tamatave 183
Tamerlan 55
Tasman (Abel) 244
Tasmanie 244
Tchad (lac) 185
Tenochtitlan (cf. Mexico)
Terre-Neuve 118, 182
Tigre 65
Timor 217
Tlaxcalans 90
Tobago 114, 117, 246
Togo 185
Tombouctou 38, 42, 44-45, 48, 53
Tonga îles 156
Tonkin 186, 271
Tordesillas 114
Tortola 114
Totonaques 90
Tourane 186
Trinité 116
Troyes 193
Tunisie 184, 205
Turquie 132, 163, 165
Twente 259-260

URSS (cf. Russie)


Utrecht 241
Utrecht (traités d') 182

Valéry (Paul) 72
Van den Bosch 257-260, 271
Van der Oudermeulen 247
Van Hoevell (W.R.) 247
Venezuela 87
Venise 42, 217
Verrazane (Jean de) 181
Verviers 279
Victoria reine 156-157
Vienne (congrès et traité de) 152, 154, 246
Vietnam 54, 76
Vijayanagar 72
Vincennes 187
Virginie 113, 115, 126, 137
VOC (Verenigde Oost Indische Compagnie) 243-248, 250, 252-255, 258
Voltaire 189, 191

Wallonie 279
Williams (Eric) 116-121, 123-124, 127, 129, 134, 142, 144

Yanaon 182
Yangsé 66
Young (Arthur) 190-191, 198

Zambèze 220
Zélande 161-162, 172, 241
Zheng He 76
Zimbabwe 39, 43, 47-48, 51-53
Zuyderzee 248

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