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L'INSTABILITÉ DE LA LIBERTÉ COMME NON-INTERFÉRENCE : LE
CAS D'ISAIAH BERLIN
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Philip Pettit

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Raisons politiques »

2011/3 n° 43 | pages 93 à 123


ISSN 1291-1941
ISBN 9782724632415
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2011-3-page-93.htm
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Pour citer cet article :


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Philip Pettit, « L'instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d'Isaiah
Berlin », Raisons politiques 2011/3 (n° 43), p. 93-123.
DOI 10.3917/rai.043.0093
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PHILIP PETTIT
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L’instabilité de la liberté
comme non-interférence :
le cas d’Isaiah Berlin*

Introduction

La plupart des théories relatives à ce qui rend les individus


libres par rapport au monde extérieur considèrent que les obstacles
dérivant de la mauvaise volonté d’autrui sont les principales restric-
tions de la liberté. En d’autres termes, elles assimilent la liberté
extérieure à la liberté sociale 1. Les limitations naturelles réduisent
la sphère dans laquelle vous pouvez jouir de votre liberté à l’égard
de la volonté d’autrui, et peuvent même contribuer à vous rendre
vulnérable à l’égard de cette volonté – et c’est pour ces raisons qu’il
faut y remédier. Mais selon ces théories, de telles limitations ne
vous ôtent pas en elles-mêmes votre liberté ; elles ne vous rendent
pas non libres comme peuvent le faire d’autres agents. Kant formule

* J’ai donné une version de cet article sous la forme d’une Routledge Lecture in Philo-
sophy à l’Université de Cambridge en octobre 2009, et sous la forme d’une présentation
à l’Université Paris Descartes, en octobre 2009. J’en ai présenté d’autres versions à
l’occasion de deux conférences : l’une à l’Université de British Colombia, Vancouver,
en octobre 2008, l’autre à l’Université de Iceland, Reykjavik, en juin 2010. Les commen-
taires de l’audience de chacune de ces conférences m’ont beaucoup aidé. J’ai aussi
grandement bénéficié de conversations sur des sujets apparentés avec Selim Berker et
Sven Rosenbrank. Et j’ai également énormément profité, à l’étape de la révision finale,
des commentaires de John Christman, Rainer Forst et des lecteurs/éditeurs anonymes.
1. N’en déplaise, par exemple, à Philippe Van Parijs, Real Freedom for All, Oxford, Oxford
University Press, 1995.

Raisons politiques, no 43, août 2011, p. 93-124.


© 2011 Presses de Sciences Po.
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un présupposé auquel ces théories pourraient souscrire à l’unisson :

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« En quelque condition qu’il se trouve, l’être humain est dépendant
de nombreuses choses extérieures [...]. Mais la soumission d’un être
humain à la volonté d’autrui est plus dure et moins naturelle que
ce joug de la nécessité. Aucun malheur ne peut être plus terrible
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pour celui qui est accoutumé à la liberté 2. »


En dépit du présupposé commun selon lequel la liberté exige
principalement la non-soumission à la volonté d’autrui, ces théories
de la liberté extérieure se séparent toutefois nettement sur la ques-
tion de savoir ce que signifie cette non-soumission. Pour l’exprimer
dans des termes que j’expliquerai plus loin, certaines théories affir-
ment que la liberté est réduite lorsque autrui vous frustre, certaines
lorsque autrui interfère dans vos choix, et d’autres lorsque autrui
vous domine. En adoptant cette perspective, elles peuvent se
concentrer sur la liberté d’un choix particulier ou sur la liberté de
la personne, alors que la liberté des individus en tant que personnes
est habituellement identifiée à leur liberté de faire des choix impor-
tants dans un éventail commun, sur une base sociale et légale
commune. La controverse entre ces différentes théories est extrê-
mement importante pour la théorie politique, car les conditions
institutionnelles requises pour la promotion de la liberté comme
non-frustration dans une société sont plus faibles que les conditions
requises pour la promotion de la liberté comme non-interférence,
et ces dernières sont, à leur tour, plus faibles que les conditions
requises pour la promotion de la liberté comme non-domination 3.
Isaiah Berlin est le partisan le plus connu de la conception
intermédiaire – la liberté comme non-interférence – et je développe
une argumentation en faveur de la conception plus forte de la liberté
comme non-domination en interrogeant ses écrits 4. Je soutiens que
bien qu’il ait avancé des considérations convaincantes à l’encontre
de la liberté comme non-frustration, celles-ci auraient dû le

2. Emmanuel Kant, Notes and Fragments, éd. par Paul Guyer, Cambridge, Cambridge
University Press, 2005, p. 11.
3. Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. de
l’angl. par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004 [1997].
4. Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty, Oxford, Oxford University Press, 1969 (Éloge de
la liberté, trad. de l’angl. par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Cal-
mann-Levy, 1988). Ce texte contient la conférence de Berlin de 1958, « Two Concepts
of Liberty » (« Deux conceptions de la liberté »), mais aussi commentaire plus tardif
substantiel, en particulier dans la longue Introduction. Dans le texte, je distingue
souvent les références à la conférence elle-même des références au commentaire. [NdT :
toutes les citations d’Isaiah Berlin renvoient à Éloge de la liberté, et ont été retraduites.]
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conduire – et devraient nous conduire – à ne pas se satisfaire de la

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liberté comme non-interférence, et au contraire à aller jusqu’au
bout pour embrasser la notion de liberté comme non-domination.
La position qu’il a adoptée est un compromis instable entre les deux
autres positions.
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Quoique l’on ait beaucoup écrit sur la conception de la liberté


comme non-interférence de Berlin, peu de commentaires mettent
au premier plan sa critique de la conception plus faible de la liberté
comme non-frustration. C’est Hobbes qui adopte le plus clairement
cette conception, même si Berlin ne semble pas avoir reconnu en
lui un adversaire 5. Je présente la conception hobbesienne dans la
première section de l’article et j’analyse la manière dont Berlin s’en
écarte. Ensuite, dans la seconde section, j’examine l’argument de
Berlin pour rejeter cette conception et adopter la liberté comme
non-interférence. Dans la troisième section, je montre comment
cet argument suggère une conception plus radicale de la liberté
comme non-domination, et je démontre que la notion de liberté
comme non-interférence est instable. Et dans la quatrième section,
je renforce l’argument de l’instabilité en montrant que la concep-
tion plus radicale convient également mieux à la conception que se
fait Berlin des conditions de la liberté personnelle. Dans une courte
conclusion, je m’interroge sur la raison pour laquelle Berlin n’a pas
réussi à endosser l’idée de liberté comme non-domination.
De nombreuses études récentes estiment que la conception de
la liberté comme non-domination est républicaine dans le sens clas-
sique, néo-romain du terme 6. Bien sûr, Hobbes a consacré une
grande partie de son œuvre à tenter de supplanter cette conception
de la liberté, qu’il dénigre comme un héritage malheureux de la
pensée classique 7. Quand on saisit les motifs pour lesquels Berlin

5. Le penseur chez qui Berlin trouve l’idée qu’il rejette n’est pas Hobbes mais John Stuart
Mill (I. Berlin, p. 187). C’est étrange, car Hobbes endosse assez clairement cette
conception alors que Mill est tout au plus coupable d’utiliser une formulation qui
peut sembler la soutenir, c’est-à-dire une formulation qui se réfère au fait d’être dans
une position de faire ce qu’on veut effectivement faire, plutôt que de faire quoi que
ce soit que l’on pourrait vouloir faire.
6. Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit. ; Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme
[1998], trad. de l’angl. par Muriel Zagha, Paris, Seuil, 2000 ; Maurizio Viroli, Répu-
blicanisme, trad. de l’angl. par Christopher Hamel, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2011
[2002] ; John Maynor, Republicanism in the Modern World, Cambridge, Polity Press,
2003.
7. Q. Skinner, « Freedom as the Absence of Arbitrary Power », in John Maynor et Cécile
Laborde (dir.), Republicanism and Political Theory, Oxford, Blackwell, 2008.
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s’oppose aux affirmations centrales de Hobbes, on voit combien il

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aurait dû être très bien disposé à l’égard de la tradition républicaine
que Hobbes rejeta.
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La rupture de Berlin avec Hobbes

La liberté comme non-frustration chez Hobbes

La conception hobbesienne de la liberté – la liberté corporelle,


pour être exact 8 – est résumée dans la célèbre définition de l’homme
libre formulée dans le Léviathan : « un homme libre est celui qui,
s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent
d’accomplir, n’est pas empêché de faire celle qu’il a la volonté de
faire 9 ». Si l’on met de côté la question de savoir comment Hobbes
conçoit l’obstacle – j’en parlerai plus loin –, deux thèses surpre-
nantes sont intégrées à cette définition 10. La première est qu’être
empêché extérieurement dans le choix d’une option donnée ne vous
ôte la liberté que si vous avez « une volonté de » la poursuivre, que
si vous préférez cette option. La seconde est qu’être un
« homme libre » – mériter que l’on vous accorde ce statut – c’est
échapper à tout obstacle extérieur dans les options que vous préférez
poursuivre.
La première thèse est surprenante parce qu’elle rend trop facile
le fait d’être libre dans une situation de choix : la suppression ou

8. Ph. Pettit, Made with Words : Hobbes on Language, Mind and Politics, Princeton, Prin-
ceton University Press, 2008, chap. 8.
9. Thomas Hobbes, Léviathan (1651), trad. de l’angl. par François Tricaud, Paris, Sirey,
1971, p. 222.
10. Je laisse ici de côté les questions soulevées par l’hypothèse de Hobbes selon laquelle
la liberté présuppose la capacité de suivre les options où l’on est libre : elles doivent
faire partie des « choses que [votre] force et [votre] intelligence [vous] permettent de
faire » (ibid.). Il convient de rappeler que Berlin nie que la liberté présuppose une
capacité en ce sens, et insiste sur le fait que vous pouvez être libre de voter même si
vous êtes trop malade pour vous rendre aux urnes : « la simple incapacité d’atteindre
un but ne constitue pas un défaut de liberté politique » (I. Berlin, p. 172). Pour être
juste avec Berlin, il soutenait que pour conférer à la liberté une valeur authentique,
il pourrait être nécessaire d’instituer des politiques de protection sociale de façon à
donner aux individus des capacités adaptées à leurs libertés politiques : « qu’est-ce
que la liberté pour ceux qui ne peuvent pas l’utiliser ? Quelle est la valeur de la liberté
sans conditions adéquates pour en faire usage ? » (ibid., p. 173 ; voir aussi p. 49-50).
John Rawls le suit dans cette argumentation selon laquelle la valeur et la nature de
la liberté sont distinctes, John Rawls, Théorie de la justice, trad. de l’angl. par Cathe-
rine Audard, Paris, Seuil, 1987 [1971].
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le remplacement d’une option ne vous rend pas non libre s’il se

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trouve que vous ne voulez pas la choisir. La seconde thèse est sur-
prenante parce que, à l’inverse, elle rend incroyablement difficile
d’être considéré comme un homme ou une personne libre. Vous
devez avoir suffisamment de chance, ou peut-être être suffisamment
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puissant, pour qu’aucun de vos choix ne soit frustré ; ce n’est pas


assez, par exemple, d’échapper à la frustration dans un éventail de
choix donné.
Si, comme on le verra, Berlin rompt avec Hobbes sur ces deux
thèses, je me concentre dans cette partie sur son refus de la pre-
mière. Cette première thèse n’est pas seulement une conséquence
de la définition qui aurait pu échapper à l’attention de Hobbes.
C’est une thèse sur laquelle il met aussi l’accent ailleurs. Il le fait
de la manière la plus frappante dans un débat avec l’Évêque Bram-
hall sur les conditions requises pour avoir le choix ou non de jouer
au tennis.
Bramhall suggère que si vous vous demandez si vous allez jouer
au tennis ou pas – supposons que vous ayez un partenaire dispo-
nible –, et si finalement vous décidez de ne pas jouer, il se peut
que vous ayez eu tort de penser que vous disposiez d’un choix libre.
Après tout, il se peut que quelqu’un ait fermé à votre insu la porte
du (« vrai ») court de tennis. Hobbes n’est guère ébranlé par cette
thèse, et affirme que pour n’importe qui dans cette situation, « le
fait que la porte est fermée ne constitue pas un obstacle pour lui
tant qu’il n’a pas la volonté de jouer 11 ». Nous pourrions tous être
d’accord sur le fait que vous avez librement décidé de ne pas jouer
au tennis, et que vous pourriez par conséquent être considéré
comme responsable de cette décision 12. Cela ne revient toutefois
pas à dire que votre choix était effectivement libre, mais seulement
que vous avez pris une décision à partir du présupposé erroné selon
lequel votre choix était libre. Hobbes, lui, n’est pas de cet avis : il
pense que votre liberté de choix exige seulement que l’option que
vous préférez et que vous avez l’intention de poursuivre vous soit
disponible.
La conception hobbesienne assimile la liberté à la non-frus-
tration de votre préférence et de votre choix. Vous ne serez pas

11. T. Hobbes et J. Bramhall, Hobbes and Bramhall on Freedom and Necessity, éd. Vere
Chappell, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 91.
12. Harry Frankfurt, « Alternate Possibilities and Moral Responsibility », Journal of Phi-
losophy, vol. 66, 1969, p. 829-839.
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frustré si une option qu’en réalité vous ne préférez pas – dans ce

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cas, jouer au tennis – vous est refusée ; vous ne serez frustré que si
l’option que vous préférez est entravée. Et selon Hobbes, vous
jouirez de la liberté dans tout choix où vous évitez cette frustration.
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La proposition de Berlin

Berlin est d’accord avec Hobbes sur l’idée que la liberté de


choix exige l’absence d’obstacle extérieur, et se concentre – à la
différence de Hobbes – sur « l’interférence délibérée d’autrui 13 ».
Tous deux soutiennent qu’une telle intervention menace la liberté
qui les intéresse – selon la référence explicite de Hobbes, la liberté
requise pour être un homme libre. Mais le problème pour Berlin
est de savoir si Hobbes a raison de dire que l’intervention visant à
entraver une option non préférée n’est pas pertinente pour la liberté
de choix d’un agent. Supposons que je sois disposé à interférer non
pas dans l’option que vous choisissez, mais dans une option que
vous auriez pu choisir et que vous n’avez pas choisie ; supposons
que je ne sois pas disposé à frustrer votre préférence mais seulement
à bloquer une option qu’en fait vous ne préférez pas. Cela vous
ôte-t-il votre liberté de choix ?
Dans la première partie de sa conférence de 1958, Berlin
semble suivre la réponse hobbesienne selon laquelle, non, cela ne
vous l’ôte pas. Il endosse ainsi explicitement la définition de
Hobbes, quoique sans commenter cette implication 14. Il suggère
que selon « la définition “négative” de la liberté dans sa forme clas-
sique », l’interférence est « mauvaise en tant que telle » parce
qu’« elle frustre les désirs humains » 15. Et dans son commentaire

13. I. Berlin, p. 171. Dans la mesure où Hobbes pense que toute forme d’obstacle exté-
rieur vous ôte votre liberté, il n’appartient pas à l’école de pensée décrite dans l’intro-
duction. Toutefois, en le présentant comme un repoussoir pour Berlin, je me
concentre seulement sur l’obstacle imposé par autrui ; je le considère comme s’il
appartenait à cette école. Berlin défend le fait qu’il se concentre sur les effets qui font
obstacle à l’action humaine en citant la thèse de Rousseau selon laquelle « il est dans
la nature de l’homme d’endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la
mauvaise volonté d’autrui » (ibid., p. 172, citant Jean-Jacques Rousseau, Émile, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1969 [1762], p. 156). La référence à la mauvaise volonté
suggère fortement, comme d’autres passages le font également, que l’intention est
nécessaire ; mais Berlin poursuit de manière confuse en disant que lorsque autrui
limite notre liberté, cette action nous opprime, qu’elle soit accomplie « avec ou sans
intention de le faire ». Je considère ceci comme une simple étourderie.
14. I. Berlin, p. 172.
15. Ibid., p. 177.
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plus tardif, il décrit la première manière d’aborder la liberté dans

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cette conférence – « la formulation par laquelle j’ai commencé » –
comme confondant à tort la liberté avec l’absence de cette
frustration 16.
Mais quoique cette formulation initiale de l’idée de liberté ait
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pu être hobbesienne en ce sens, il insiste dans ce commentaire tardif


sur le fait que les principaux arguments de la première conférence
n’étaient pas affectés par cette « authentique erreur ». Et il en va
certainement ainsi, car il soutient explicitement au cours de la confé-
rence que la liberté négative n’est pas garantie par le fait d’être en
position de faire ce que de fait on veut faire ; il faut être en position
de faire tout ce que l’on pourrait vouloir faire ou tenter de faire
parmi les différentes possibilités pertinentes 17. Selon sa formulation
plus tardive, la liberté n’est pas « l’absence d’obstacles à l’accom-
plissement des désirs d’un homme », mais « l’absence d’obstacles à
des choix et des activités possibles » 18.
Dans son analyse plus tardive, Berlin exprime de façon révé-
latrice son point de vue non-hobbesien. Les options dans un choix
sont, dit-il, comme des portes que vous poussez. L’étendue du choix
dépend du nombre de portes qu’il y a. L’importance du choix
dépend de ce vers quoi les portes conduisent. Et, de manière cru-
ciale, la liberté dans l’exercice du choix dépend de la question de
savoir si les portes sont ouvertes et dans quelle mesure elles sont
ouvertes. « La liberté négative d’un homme dépend pour ainsi dire
de la question de savoir quelles portes et combien sont ouvertes, à
quel point elles le sont, et sur quelles perspectives elles ouvrent 19. »

16. Ibid., p. 36.


17. Ibid., p. 187. Au sens strict, il est problématique de dire que pour être libre dans le
choix de A, cela doit être le cas que vous auriez pu choisir l’autre possibilité, B, si
vous aviez voulu – si vous l’aviez préférée à A. Cette condition pourrait être irréalisable
si vous étiez le genre de personne qui ne voudrait B que si B n’était pas disponible ;
le mot piquant de Groucho Marx, selon lequel il ne voudrait se joindre qu’à un club
qui ne l’accepterait pas comme membre, permet de mettre en évidence cette possi-
bilité. Le problème peut être dépassé si la condition est que vous auriez pu choisir B
si vous aviez essayé de le faire, mais non que, dans cette éventualité, vous eussiez
effectivement préféré choisir B. Pour des commodités d’expression, j’ignore cette
complication dans le texte. Je remercie Lara Buchak pour avoir attiré mon attention
sur ce problème.
18. Ibid., p. 38.
19. Ibid., p. 46 ; voir aussi p. 38. Dans la conférence originelle, il endosse presque la
métaphore des portes ouvertes, et ce quoiqu’il approuve Hobbes, lorsqu’il dénonce
ceux qui voudraient « fermer toutes les portes sauf une », fût-ce une porte s’ouvrant
sur une « perspective noble » (ibid., p. 176).
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Le point important de cette métaphore est que la liberté de

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choix repose non seulement sur la question de savoir si la porte que
vous poussez est ouverte, mais encore sur celle de savoir si toutes
les portes sont ouvertes, y compris celles que vous auriez pu pousser
mais que vous n’avez pas poussées. Il se peut que l’interférence soit
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l’ennemie de la liberté, mais ce qui compte n’est pas seulement


l’interférence qui frustre – l’interférence dans l’action qui, de fait,
a été choisie – comme c’est le cas dans la description de Hobbes.
Le fait que vous auriez subi une interférence dans le choix d’une
autre option, même si vous n’en subissez pas dans l’option que vous
poursuivez, supprimera également votre liberté de choix. On peut
formuler sa thèse en disant que la liberté comme non-interférence
exige davantage que la liberté comme non-frustration.
Lorsque Hobbes parle d’obstacle extérieur affectant la liberté,
même l’obstacle dont autrui est l’origine, il n’a à l’esprit que le type
d’obstacle qui supprime l’une des options d’un agent 20. Lorsque
Berlin parle d’interférence, il a à l’esprit une catégorie d’intervention
plus large, comme beaucoup de philosophes qui écrivent sur la
liberté sociale. Cette catégorie comprend non seulement le fait
d’ôter une option mais le fait de la remplacer par une autre option
pénalisée, comme dans le cas de la menace coercitive ; et elle peut
comprendre non seulement le fait d’intervenir dans les options dis-
ponibles mais également le fait de miner par la tromperie ou la
manipulation le caractère informé et délibératif du choix 21.
Ces différentes approches suggèrent différentes lectures de la
métaphore des portes ouvertes. Dans le scénario hobbesien, une
porte ne sera ouverte que dans le cas où elle n’est pas fermée. Dans
le scénario que propose Berlin, une porte peut ne pas être fermée
sans être strictement ouverte : pour illustrer l’interférence non obs-
tructive par des analogies, on pourrait penser par exemple à une
porte encombrée, dissimulée ou représentée de façon trompeuse

20. Hillel Steiner, An Essay on Rights, Oxford, Blackwell, 1994 ; Ian Carter, A Measure
of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999, et Matthew H. Kramner, The
Quality of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 2003, adopent cette approche.
21. I. Berlin, op. cit., p. 202-203. Quoique je parle dans ce qui suit de l’interférence sans
restrictions, il pourrait être plus approprié et même plus fidèle au point de vue de
Berlin – mais pas, en fait, plus fidèle à ses formulations précises – de considérer qu’il
n’a à l’esprit que l’interférence non autorisée. Telle que je la conçois, l’interférence
autorisée ou non-arbitraire prend forme à partir des termes énoncés par celui qui la
subit, comme dans l’exemple du traitement que les marins réservent à Ulysse ;
Ph. Pettit, « Republican Liberty : Three Axioms, Four Theorems », in C. Laborde et
J. Maynor (dir.), Republicanism and Political Theory, op. cit.
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 101

dans un jeu de miroirs. Nous n’aurons guère de motif de revenir

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sur cette divergence, mais il faut signaler que c’est la conception la
plus large de l’interférence que j’aurai à l’esprit quand je discuterai
plus loin les implications radicales de la ligne argumentative de
Berlin.
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L’argument de Berlin

Pas de liberté par l’adaptation

Berlin ne s’appuie pas seulement sur la métaphore des portes


ouvertes pour mettre en cause la conception de la liberté comme
non-frustration. Il propose un argument inventif contre cette
conception 22. Cet argument a un intérêt général et constitue peut-
être la contribution la plus durable de Berlin à notre conception de
la liberté.
Sous sa forme complète, et peut-être pédante, l’argument fonc-
tionne ainsi :
1. Supposons avec Hobbes que vous jouissez de la liberté dans
un choix entre A et B seulement dans le cas où vous évitez l’inter-
férence dans l’option que vous choisissez effectivement ; vous évitez
la frustration.
2. Par hypothèse, vous ne jouissez pas de la liberté de choix
dans le cas où A s’attire mon interférence, B ne le fait pas, et vous
choisissez A.
3. Mais par hypothèse, vous jouiriez de la liberté de choix
dans le cas où vous choisiriez B.
4. En conséquence, si vous connaissez la situation, il semble
que vous puissiez assurer votre liberté de choix sans contraindre
mon interférence, en adaptant votre préférence et en choisissant B.
5. Or, cela est absurde. Vous ne pouvez pas vous rendre libre
simplement en vous accommodant de ma disposition d’interférer.
6. Le présupposé initial selon lequel la non-frustration suffit
pour la liberté doit donc être faux.
On peut aisément illustrer l’idée maîtresse de cet argument.
Imaginons que je sois un prisonnier ; emprisonné par la force, je
ne possède pas la liberté de choisir entre rester derrière les barreaux
et vivre dans le monde extérieur. Ne suis-je privé de liberté que

22. I. Berlin, p. 37-38.


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102 – Philip Pettit

parce que l’option que je préfère est de vivre en dehors de la prison,

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comme le suppose la conception de la liberté comme non-frustra-
tion ? Si c’est le cas, je peux me rendre libre – je peux me donner
la liberté dans le choix entre vivre en prison et en dehors de la
prison – simplement en adaptant mes préférences pour faire en
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sorte de vouloir rester en prison. Selon la formulation que Berlin


donne de cette idée dans sa conférence originelle : « pour me rendre
libre, j’ai seulement besoin de limiter ou de supprimer mes sou-
haits 23 ». Ou, ainsi qu’il le développe plus tard, « si être libre –
négativement – c’est simplement ne pas être empêché par d’autres
personnes de faire tout ce que je veux, alors l’une des manières de
parvenir à cette liberté consiste à supprimer mes désirs 24 ».
Dans l’exemple de la prison, comme dans tout exemple que
l’on pourrait utiliser pour illustrer la leçon de Berlin, le choix entre
vivre en prison et vivre hors de prison est conçu comme donné et
l’observation cruciale consiste à dire qu’adapter ses préférences
lorsque l’on est confronté au fait qu’une option ou une autre est
obstruée ne peut pas vous rendre libre dans ce choix. Mais il
convient de remarquer qu’il y a un contexte apparenté où l’adap-
tation ne pose pas de problème. Supposons que vous vouliez passer
du temps avec moi le week-end, mais que vous ne partagiez pas ma
préférence pour la randonnée. Il serait raisonnable que vous cher-
chiez à faire en sorte d’aimer la randonnée pour être en bonne
compagnie le week-end. Et vous étant rallié à ma façon de voir,
votre adaptation à ma préférence vous donnerait alors un choix
entre un week-end en randonnée avec moi et un week-end chez
vous. Ce type d’adaptation est destiné à accroître vos options et vos

23. Ibid., p. 187.


24. Ibid., p. 37. Voir cependant I. Carter, A Measure of Freedom, op. cit. et M. H. Kramer,
The Quality of Freedom, op. cit. Ils soutiendront que là où l’adaptation – et aussi, si
j’anticipe, le fait de s’insinuer dans les bonnes grâce d’autrui (ingratiation) – sont
requis pour être en mesure de se décider en faveur d’une option particulière, l’agent
y perd dans l’ensemble sur le plan de la liberté, n’étant pas en position de choisir
l’option sans adaptation ou l’option sans courtisanerie (without-ingratiation). Il se
peut que cela atténue la difficulté à accepter la conclusion de l’argument de Berlin –
i.e., on peut se rendre libre dans un choix donné par l’adaptation ou en s’insinuant
dans les bonnes grâces d’autrui –, mais elle ne la fait pas disparaître ; demeure l’intui-
tion selon laquelle on ne peut pas parvenir à la liberté dans un choix donné simple-
ment en adaptant ses préférences ou simplement en s’insinuant dans les bonnes grâces
d’un agent qui fait obstruction. Pour une analyse générale des limites de cette ligne
argumentative fondée sur la liberté globale, voir Ph. Pettit, « Republican Liberty :
Three Axioms, Four Theorems », in C. Laborde et J. Maynor (dir.), Republicanism
and Political Theory, op. cit.
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 103

choix en faisant de moi un partenaire disposé à certaines activités

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communes. Il n’est pas destiné, comme l’adaptation qui intéresse
Berlin, à vous rendre libre dans un choix entre des options données.

La liberté et la satisfaction des préférences


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On peut éviter la conséquence contre-intuitive qui mine la


conception hobbesienne au moyen de l’argument des portes
ouvertes, selon lequel toute option dans un choix libre doit échapper
à l’interférence. Et c’est cela qui devient l’argument principal de
Berlin à l’appui de sa thèse. L’importance de cette thèse se perçoit
dans le fait, souligné chez Amartya Sen, que l’idéal de la liberté est
distinct de celui de la satisfaction des préférences – c’est-à-dire de
la satisfaction des préférences non adaptées 25. Ce dernier idéal exige
seulement que l’interférence effective et la frustration effective d’une
préférence soient évitées. L’idéal de la liberté de choix exige égale-
ment d’éviter l’interférence contrefactuelle. Berlin souligne avec pré-
cision la différence entre les deux idéaux : « expliquer à un homme
que s’il ne peut obtenir ce qu’il veut, il doit apprendre à ne vouloir
que ce qu’il peut obtenir, peut contribuer à son bonheur ou à sa
sécurité ; mais cela n’accroîtra pas sa liberté civile ou politique 26 ».
La conception que Berlin se fait de la métaphore des portes
ouvertes implique que la liberté a une dimension modale. Vous êtes
libre dans un choix non seulement parce que vous jouissez de la
non-interférence dans le monde actuel où vous choisissez A, mais
également parce que vous en jouissez dans un éventail de mondes
possibles : vraisemblablement le ou les mondes qui se rapprochent
le plus de celui où vous choisissez B 27. Vous êtes libre dans le monde

25. Voir Ph. Pettit, « Capability and Freedom : A Defence of Sen », Economics and Phi-
losophy, vol. 17, 2001, p. 1-20.
26. I. Berlin, op. cit., p. 37.
27. Il pourrait suffire, selon Berlin, que vous jouissiez de la non-interférence dans le ou
les mondes les plus proches de celui où vous choisissez l’autre option, B. Ou il pourrait
être requis qu’il y ait un éventail plus grand de mondes possibles où la non-interfé-
rence est absente. On pourrait définir ces mondes d’une manière qui soit sensible au
contexte, mais on ne pourrait certainement pas y inclure tous les mondes possibles
où vous choisissez B. Par exemple, le fait que vous vous attireriez une interférence
dans le monde possible éloigné où B entraînerait la fin de toute vie sensible, montre
difficilement que vous êtes en fait non libre dans le choix entre A et B. Je fais ici
abstraction de cette question, de même que je fais abstraction de la question corré-
lative de savoir s’il est nécessaire non pas seulement qu’effectivement vous ne subissiez
pas d’interférence en choisissant A, mais que vous n’en subiriez pas dans un éventail
d’autres mondes possibles où je choisis A : c’est-à-dire de mondes qui diffèrent du
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104 – Philip Pettit

réel non pas seulement parce que c’est un monde sans interférence,

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mais aussi parce que c’est un monde dont certaines caractéristiques
impliquent que vous ne subiriez pas d’interférences même si vous
choisissiez autre chose que ce que vous avez effectivement choisi.
L’argument de Berlin montre de manière très efficace que la
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liberté de choix est un but distinct de la satisfaction des préférences


effectives et, si l’on suppose qu’elle est désirable, qu’elle est aussi
un idéal distinct. Il présuppose a priori – ce qui est révélateur sur
la manière dont nous conceptualisons la liberté – que vous ne
pouvez pas vous rendre libre en vous accommodant de contraintes
restrictives, mais seulement en les contestant. Il montre ensuite que
si l’on veut être fidèle à ce présupposé en prenant soin de votre
liberté, il faut chercher à s’assurer que les portes correspondant à
vos différentes options soient toutes ouvertes. On ne peut pas se
résoudre à la stratégie plus parcimonieuse qui consiste à se soucier
de maintenir une option ouverte seulement dans la mesure où il
est vraisemblable que vous la choisiriez. Ce serait se soucier de la
satisfaction de vos préférences, et non strictement de votre liberté
de choix 28.
Il y a bien sûr des situations où il faudrait se résoudre à l’idéal
le plus parcimonieux. Il est possible que l’on ne puisse pas protéger
votre accès aux deux options A et B, du moins pas à un coût
raisonnable, et que l’on ne puisse donc pas assurer votre liberté de
choisir entre ces options. Dans cette situation, cela aurait certaine-
ment du sens d’investir nos ressources pour protéger les options en
fonction de la probabilité que vous les choisissiez. Autrement dit,
étant donné l’impossibilité d’assurer la liberté de choix, cela aurait
du sens de se résoudre à promouvoir une satisfaction espérée des
préférences 29. Mais le fait que, faute de mieux, ces circonstances

monde réel sur des points intuitivement non pertinents. Sur les questions qui portent
sur la relation entre non-interférence et liberté, et sur le degré de robustesse que doit
avoir la non-interférence pour constituer la liberté, voir Ph. Pettit, « Capability and
Freedom... », art. cité ; Christian List, « The Impossibility of a Paretian Republican ?
Some Comments on Pettit and Sen », Economics and Philosophy, vol. 20, 2004,
p. 65-87. Ces questions sont parallèles aux questions épistémologiques portant sur la
relation entre la croyance vraie et la connaissance. Voir, par exemple, Timothy Wil-
liamson, Knowledge and its Limits, Oxford, Oxford University Press, 2000.
28. Que les idéaux soient distincts n’écarte toutefois pas la possibilité que l’interférence
avec frustration soit pire, en termes de liberté, que l’interférence sans frustration.
29. Jeremy Waldron, « Pettit’s Molecule », in Geoffrey Brennan, Robert E. Goodin,
Frank Jackson et Michael Smith (dir.), Common Minds : Themes from the Philosophy
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 105

puissent nous imposer cette stratégie ne signifie pas qu’il y ait, de

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manière générale, une raison de donner la priorité à la satisfaction
des préférences sur la liberté de choix, ou de traiter les deux objectifs
comme équivalents. Le message de Berlin reste intact.
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L’importance du message

On perçoit nettement l’importance de ce message dans le fait


que l’erreur hobbesienne contre laquelle il se prémunit est toujours
présente dans la littérature contemporaine. Dans un article récent,
Robert Goodin et Frank Jackson soutiennent que se soucier de la
liberté – de la liberté négative, comme ils le suggèrent – exige ration-
nellement la maximisation de la non-interférence espérée 30. Cette
thèse correspond au point de vue hobbesien, et elle est profondé-
ment opposée à la ligne argumentative de Berlin lui-même 31.
Maximiser la non-interférence espérée, c’est minimiser l’inter-
férence espérée. Et deux probabilités sont pertinentes pour cet
objectif. Premièrement, la probabilité hypothétique que quelqu’un
interférera dans votre choix si vous choisissez une option X. On
peut représenter cette probabilité comme suit : P(Int si X) 32. Et
deuxièmement, la probabilité absolue que vous choisissiez cette
option : selon la formulation habituelle, P(X). Dès lors, dans un
choix entre A et B, vous augmenterez la non-interférence espérée –
vous réduirez l’interférence espérée – dans la mesure où vous pouvez
réduire cette somme : P(A) P(Int si A) + P(B) P(Int si B).
Cela nous permet de voir pourquoi l’argumentation de
Goodin-Jackson est incompatible avec la thèse centrale de Berlin.
Si je peux rationnellement servir la cause de ma propre liberté en

of Philip Pettit, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 143-160. Mais voir éga-
lement la note précédente.
30. R. E. Goodin et F. Jackson, « Freedom from Fear », Philosophy and Public Affairs,
vol. 35, 2007, p. 249-265.
31. Ph. Pettit, « Freedom and Probability : A Comment on Goodin and Jackson », Phi-
losophy and Public Affairs, vol. 36, 2008, p. 206-220.
32. La probabilité hypothétique, P(Int si X), devrait être comprise non comme une pro-
babilité conditionnelle, mais selon l’une des autres modalités compatibles avec la
théorie de la décision causale, comme par exemple la probabilité de la vérité dans un
conditionnel contrefactuel approprié. Voir James M. Joyce, The Foundations of Causal
Decision Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. La probabilité condi-
tionnelle P(Int/X) – la probabilité de l’interférence, étant donné X – peut être basse
du fait de preuves (evidential reasons) plutôt que pour des raisons objectives ou cau-
sales ; disons, parce que le fait que choisissiez X serait une preuve adéquate que je
suis bien disposé à votre égard et peu susceptible d’interférer.
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106 – Philip Pettit

réduisant cette somme par tous les moyens possibles, ainsi qu’ils le

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suggèrent, alors je peux rationnellement servir la cause de ma liberté
en choisissant l’option pour laquelle la probabilité hypothétique
correspondante est la plus basse. Je peux ainsi promouvoir ma
propre liberté de choix entre A et B en adaptant mes préférences
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de manière à sélectionner l’option qui a le moins de chance de


déclencher l’interférence. S’il est vraisemblable que B s’attire une
interférence, et si ce n’est pas le cas de A, je peux me rendre libre
en faisant en sorte de vouloir et de choisir A, en établissant P(B) à
zéro. Cette approche entre directement en conflit avec le message
anti-hobbesien de Berlin.
En utilisant ce langage probabiliste, il peut être utile de for-
muler schématiquement l’opposition entre les positions qu’adop-
tent les berliniens et les hobbesiens :

Autrui peut le faire interférer interférer


et le fera si vous choisissez A si vous choisissez B
(Int si A) (Int si B)
De fait, vous 1. choisissez A 2. choisissez A
De fait, vous 3. choisissez B 4. choisissez B

Les hobbesiens pensent que je suis libre dans les cas 2 et 3.


Les berliniens pensent qu’aucune interférence ne doit se produire.
Ils soutiennent que si vous choisissez A ou B, la liberté de choix
exige que P(Int si A) et P(Int si B) soient toutes deux convenable-
ment basses.

Élaborer à partir de l’argument de Berlin

Pas de liberté par la courtisanerie (ingratiation)

Berlin soutient que pour qu’un choix, disons entre les options
A et B, soit libre, il est nécessaire que chacune des options demeure
accessible, que chaque porte demeure ouverte. Mais est-ce suffisant
pour la liberté de choix ? C’est la question que je souhaite soulever
dans cette section. J’essaie de montrer qu’une argumentation parallèle
à celle de Berlin contre Hobbes suggère que cela ne suffit pas. De
même qu’il argumente en faveur de la liberté comme non-interférence
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 107

contre la liberté comme non-frustration, il est possible d’argumenter

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de façon parallèle en faveur de la liberté comme non-domination
contre la liberté comme non-interférence.
L’argument de Berlin commence avec le présupposé selon
lequel on ne peut pas se rendre libre en adaptant ses préférences
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aux contraintes imposées par l’interférence d’autrui, et il utilise ce


présupposé dans une reductio ad absurdum de la théorie hobbe-
sienne de la liberté. L’argument est que si la théorie hobbesienne
est vraie, il s’ensuit de façon absurde que l’on peut se rendre libre
par une forme appropriée d’adaptation des préférences. Il s’avère
cependant qu’un genre d’absurdité similaire s’ensuit si la propre
théorie de Berlin est vraie, de sorte que sa position est elle aussi
exposée à une reductio équivalente.
Voici comment fonctionne l’argument :
1. Supposons avec Berlin que vous jouissez de la liberté dans
un choix entre A et B seulement dans le cas où les deux options
sont ouvertes ; vous évitez l’interférence dans chaque option, et pas
seulement l’interférence dans l’option préférée.
2. Par hypothèse, vous ne jouissez pas de la liberté de choix
dans le cas où j’ai un pouvoir d’interférence et suis disposé, par
mauvaise volonté, à interférer dans une option ou dans l’autre.
3. Or, si j’étais disposé, malgré mon pouvoir, à n’interférer
dans aucune des deux options, vous jouiriez par hypothèse de la
liberté de choix dans ce cas.
4. Si vous connaissez la situation, il semble donc que vous
puissiez vous rendre libre, sans réduire mon pouvoir d’interférence,
simplement en vous insinuant dans mes bonnes grâces et en obte-
nant de moi que je vous laisse n’en faire qu’à votre tête.
5. Or, cela est absurde. Vous ne pouvez pas vous rendre libre
en vous accommodant de mon pouvoir d’interférence ; vous ne
serez libre que si ce pouvoir disparaît.
6. L’hypothèse de départ selon laquelle la non-interférence
suffit à la liberté doit donc être fausse.
L’argument de Berlin contre Hobbes repose sur l’intuition
selon laquelle adapter vos préférences de manière à choisir les choses
qui sont accessibles ne peut pas vous rendre libre, même si cela peut
accroître votre confort ou votre satisfaction. Contre Berlin, cet argu-
ment repose sur l’intuition selon laquelle, de la même manière,
adapter vos attitudes de façon à vous insinuer dans mes bonnes
grâces – ou dans celles de n’importe quel pouvoir dans votre vie –
ne peut pas vous rendre libre même si, de nouveau, cela peut rendre
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108 – Philip Pettit

votre vie plus confortable. Selon cet argument, vous ne pouvez pas

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vous rendre libre en caressant les puissants dans le sens du poil et
en faisant qu’ils restent gentils. Ce type de déférence – de flagor-
nerie, de servilité, de courbettes, pour utiliser des termes désobli-
geants – atteste de la non-liberté dans laquelle vous vous trouvez ;
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ce n’est pas une stratégie par laquelle vous pouvez recouvrer votre
liberté. De même qu’on ne peut obtenir la liberté par l’adaptation,
on ne peut l’obtenir par la courtisanerie.

L’hypothèse anti-courtisanerie (anti-ingratiation)

De même que la théorie de la liberté comme non-frustration


défendue par Hobbes entraîne l’idée que l’adaptation est un moyen
possible de libération, la théorie de la liberté comme non-interfé-
rence que défend Berlin entraîne l’idée que la courtisanerie est un
moyen possible de libération. Et cette implication milite contre la
théorie de Berlin, de même que l’implication correspondante milite
contre la théorie hobbesienne. Accordez le présupposé anti-adapta-
tion, et la théorie de Hobbes échouera. Accordez le présupposé
anti-courtisanerie et c’est celle de Berlin qui échouera. Le problème
n’est pas que l’adaptation ou la courtisanerie sont intuitivement
inacceptables dans des contextes pertinents, comme c’est certaine-
ment le cas, ou même qu’elles se produisent très souvent, ce qui
pourrait ne pas être le cas. Le problème est surtout que ni l’une ni
l’autre ne peuvent être considérées comme un moyen possible de
libération, et toute théorie qui implique qu’elles puissent jouer un
rôle libérateur est nécessairement insatisfaisante.

Si le présupposé anti-adaptation est que toutes les options dans


un choix libre doivent être ouvertes, le présupposé anti-courtisa-
nerie est que n’importe quelle manière de les ouvrir ne conviendra
pas. Il se peut que vous soyez libre dans un choix entre A et B dans
la mesure où l’accessibilité de ces options provient d’obstacles natu-
rels à mon interférence (ou à celle de quiconque), ou d’autres agents
(agencies) qui vous protègent de mon interférence, ou de votre pou-
voir de riposter à mon interférence, ou des différents coûts sociaux,
voire psychologiques, qu’entraînera une telle interférence. Mais le
présupposé anti-courtisanerie est que vous ne serez certainement
pas libre si je ne laisse les options ouvertes et à votre disposition
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 109

que par volonté, goût ou faveur – comme c’est le cas lorsque l’on

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parvient le mieux à s’insinuer dans les bonnes grâces de quelqu’un 33.
L’idée n’est pas que l’affirmation selon laquelle vous étiez libre
de choisir une option ou l’autre dans un tel cas serait un solécisme
– dans des contextes pertinents, cette affirmation serait parfaitement
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correcte en français. L’idée est plutôt que le type de latitude dont


on jouit dans ce cas-là n’exclut pas la soumission à ma volonté et
n’est pas à la hauteur des connotations les plus exigeantes de la
liberté. En particulier, ce type de latitude n’est pas à la hauteur de
l’idée selon laquelle vous n’êtes libre dans un choix donné que dans
la mesure où vous n’êtes pas soumis à la volonté d’autrui pour
déterminer ce choix. Selon Berlin, vous serez soumis à ma volonté
dans un choix entre A et B si, vraisemblablement sans votre per-
mission, j’interfère délibérément dans l’option que vous choisissez
effectivement, A, ou dans l’option que vous auriez pu choisir, B.
Mais vous serez également soumis à ma volonté si le fait que je me
réjouisse que vous choisissiez comme le voulez entre A et B n’est
que le simple effet d’un goût ou d’une inclination, et non d’une
contrainte quelconque. Lorsque je vous accorde la faveur de choisir
comme vous le voulez, il demeure que si ma volonté changeait,
j’interférerais dans l’une ou l’autre option. Que vous continuiez à
pouvoir choisir entre A et B dépend donc de ce que ma volonté
vous reste favorable. Votre choix parmi ces options n’est ouvert que
parce que je veux bien que vous disposiez de ce choix.
En analysant l’adaptation, j’ai mentionné le fait que bien
qu’elle ne soit pas un moyen d’obtenir la liberté dans un choix
entre des options données, il existe un type de contexte apparenté

33. Que dire si vous étiez presque certain que je ne serais contrarié par aucune des
possibilités pour laquelle vous opteriez dans le choix entre A et B, ou dans tout autre
choix de ce type ? Que dire si vous étiez sûr de mes attitudes favorables à votre égard
au point de n’avoir aucune crainte de m’aliéner et de déclencher l’interférence ? Votre
choix serait-il encore soumis à ma volonté en un sens quelconque ? La bonne réponse
à cette question est que vous ne pourriez pas me considérer comme une telle entité
mécaniquement prédéterminée – et vous ne pourriez certainement pas manifester
cette idée – tout en continuant à me voir et à me considérer comme un agent.
Supposons que vous soyez enclin à me tenir responsable en tant qu’agent pour tout
ce que je fais dans un choix donné affectant vos intérêts, de sorte que vous ressentirez
de la gratitude ou du ressentiment selon la décision que je prends. Vous devez donc
me penser, avant que la décision ne soit prise, comme un être susceptible de choisir
une voie ou une autre, selon ce que je veux. Et cette attitude exclut le type de certitude
dont il était ici question. Pour la défense d’un tel point de vue, voir le travail d’un
collègue contemporain de Berlin, Peter Strawson, Freedom and Resentment and Other
Essays, Londres, Routledge, 2008 [1974].
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110 – Philip Pettit

où elle pourrait jouer un rôle utile. Dans l’exemple donné, vous

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pourriez travailler sur vos préférences afin de faire naître un plaisir
à randonner et de devenir un partenaire pour le type de week-end
qui me convient. Vous pourriez ainsi vous donner un choix entre
deux week-ends, l’un à randonner avec moi, l’autre chez vous. Il
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est clair que ce qui est vrai de l’adaptation l’est tout autant de la
courtisanerie (ingratiation) ; vous pourriez également devenir un
partenaire pour le type de week-end qui me convient en usant de
vos charmes et en rusant pour me gagner à votre cause. L’adaptation
et le fait de s’insinuer dans les bonnes grâces d’autrui peuvent être
des moyens raisonnables pour faire en sorte de me disposer, ou de
disposer quiconque, à participer à des activités communes, et elles
peuvent jouer ce rôle pour vous donner davantage d’options et plus
de choix. Mais cela est tout à fait cohérent avec la thèse selon
laquelle dans un choix entre des options données, aucune de ces
initiatives ne doit être considérée comme un moyen possible
d’obtenir la liberté, c’est-à-dire un moyen de vous procurer la liberté
dans ce même choix.

La liberté comme non-domination

Le résultat de cette discussion est le suivant : dans la mesure


où j’ai les ressources – c’est-à-dire, le pouvoir et la connaissance
requis – pour interférer dans votre choix, votre capacité de choisir
dépend de ce que je veux que vous fassiez, et vous êtes en ce sens
soumis à ma volonté. Dans la mesure où je dispose du pouvoir
d’interférer sans risque dans votre choix, je vous domine ; je suis
dans la position que l’on associe emblématiquement au maître ou
dominus 34. Ainsi, adopter le présupposé anti-courtisanerie et l’argu-
ment dans lequel il figure conduit à remplacer la conception de la
liberté comme non-interférence par la conception de la liberté
comme non-domination. Pour nier que s’insinuer dans les bonnes
grâces de quelqu’un soit un moyen possible pour chercher à se
libérer, le prix à payer est de considérer que la liberté exige la
non-domination 35.

34. Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit., chap. 2.


35. Il est inévitable que cette présentation de la liberté comme non-domination ne soit
pas aussi prudente qu’elle pourrait l’être. Deux précisions notamment doivent être
mentionnées. La première est que vous ne dépendez pas de la volonté d’autrui dans
le sens pertinent simplement en vertu du fait que vos options dépendent de ce
qu’autrui, ignorant peut-être votre existence, choisit de faire ; dans ce cas, vous ne
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 111

La domination est un phénomène qui se fait sentir un peu

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partout, et soutenir que la liberté l’exclut, c’est faire de la liberté
un idéal bien exigeant. La domination par laquelle je vous ôte votre
liberté dans un choix entre A et B peut ne pas se manifester par le
fait que je frustre ce choix, ni même par le fait que j’interfère dans
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le choix sans le frustrer, c’est-à-dire dans une option non préférée.


Elle peut simplement consister dans mon pouvoir d’interférer et
éventuellement de frustrer le choix, si ma volonté allait dans ce
sens 36. Et elle peut consister dans la possession d’un tel pouvoir,
même si la domination est la dernière chose que je cherche. Si le
pouvoir d’interférer est un pouvoir auquel je ne peux renoncer ou
que je ne peux contenir – si j’en jouis par exemple par la grâce du
statut légal de supériorité dont les maris disposaient autrefois sur
leurs épouses, et les maîtres sur leurs serviteurs – je ne peux rien
au fait qu’il dépend de l’état de ma volonté que vous subissiez ou
non mon interférence. Ce qui vous rend non libre, c’est l’existence
de mon pouvoir d’interférer de façon peu coûteuse dans votre choix,
et non l’exercice de ce pouvoir – pas même son exercice à l’encontre
d’une option non préférée. L’idéal de la liberté comme non-domi-
nation militerait donc en faveur de limitations spectaculaires du
pouvoir qu’une personne ou un groupe de personnes pourraient
avoir d’imposer à autrui leur volonté.
Cet idéal a des racines profondes dans l’histoire de la pensée :
une longue tradition considère que si les options dans un choix
sont ouvertes seulement en vertu de la bonne volonté des puissants,

dépendez pas de sa volonté pour déterminer votre choix : autrui pourrait n’avoir
aucun souhait quant à ce que vous devriez faire. La seconde est que vous ne dépendez
pas de la volonté d’autrui simplement en vertu du fait qu’une majorité de gens dans
votre société pourrait s’allier et vous prendre en grippe : en l’absence de cette alliance,
ils ne forment pas un agent réel qui vous domine et la possibilité d’un tel dévelop-
pement n’atteste que d’une domination possible, non d’une domination effective.
36. Les possibilités de domination sont en fait plus nombreuses que je ne le suggère ici.
Je peux interférer dans vos choix, ainsi qu’on l’a expliqué plus haut, en ôtant ou
remplaçant une option, en vous refusant une information sur les options, ou en
minant votre capacité de raisonner convenablement sur ces dernières. Mais cela
signifie que je peux avoir le pouvoir d’interférer dans l’un de vos choix si ma volonté
incline dans cette direction – i.e., je peux vous dominer – non seulement en vertu
de ressources supérieures, comprises intuitivement, mais encore en vertu de votre
croyance que je les aie. Si vous croyez que je dispose de ces ressources, j’aurais le
pouvoir de vous tromper dans votre choix : par exemple, en vous menaçant pour de
faux, afin de vous faire abandonner une option ou une autre. Tout cela illustre l’idée
de Hobbes selon laquelle « la réputation de posséder un pouvoir est un pouvoir »,
Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 10, p. 82.
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112 – Philip Pettit

l’agent n’est pas libre en faisant ce choix. Cette tradition remonte

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au moins à la conception républicaine romaine de la liberté, et elle
a perduré à la Renaissance et pendant la République anglaise –
malgré Hobbes – pour devenir une pièce maîtresse de la pensée
politique du 18e siècle. Vous n’êtes libre dans aucun choix, pour
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citer Richard Price, un républicain du 18e siècle, si votre accès aux


options dépend d’une « indulgence » de ma part, ou d’une « clé-
mence accidentelle » 37. La liberté, comme Algernon Sidney l’a for-
mulé dans les années 1680, est « l’indépendance à l’égard de la
volonté d’autrui 38 ». Selon l’expression des Cato’s Letters, un tract
populaire au 18e siècle, « la liberté, c’est vivre selon ses propres
règles ; la servitude, c’est vivre à la simple merci d’autrui 39 ».

Modélisation et illustration de cette liberté

On saisit nettement l’idée républicaine avec l’image tradition-


nelle du cheval libre. Le cheval qu’on laisse libre ou dont on tient
les rênes de façon lâche peut aller dans telle ou telle direction ; mais
cela implique-t-il qu’il jouisse de la liberté de choix ? Ce pourrait
être le cas si la liberté exigeait simplement que les options perti-
nentes soient ouvertes : après tout, le cheval peut aller dans la direc-
tion qu’il veut. Mais il ne jouira pas de la liberté de choix si
l’accessibilité des options ne peut dépendre que de la volonté
d’autrui. Car le fait que le cheval puisse aller dans une direction ou
une autre dépend de la volonté du cavalier. Selon les républicains,
le cheval sera non-libre précisément en vertu de la présence du
cavalier sur la selle ; il ne suffit pas que les rênes soient lâchées pour
que le choix soit libre.
Mais on peut également exprimer l’idée républicaine à l’aide
de la métaphore des portes ouvertes sur laquelle s’appuie Berlin.
Êtes-vous libre seulement dans la mesure où les deux portes sont
ouvertes dans le choix entre A et B ? Pas nécessairement. Ce que la
liberté exige idéalement selon les républicains n’est pas seulement
que les portes soient ouvertes mais qu’il n’y ait pas de gardien qui

37. Richard Price, « Observations on the Nature of Civil Liberty » (1776), in D.


O. Thomas (dir.), Political Writings, Cambridge, Cambridge University Press, 1991,
p. 26.
38. Algernon Sidney, Discourses Concerning Government (1681-1683), éd. T.G. West,
Indianapolis, Liberty Fund, 1996, I, 5, p. 17.
39. John Trenchard et Thomas Gordon, Cato’s Letters (1720-1723), éd. R. Hamowy,
Indianapolis, Liberty Fund, 1995, vol. 1, Lettre 62, p. 430.
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 113

puisse à volonté et impunément en fermer une – ou l’encombrer,

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ou la dissimuler. Elle exige qu’il n’y ait pas de gardien de la bonne
volonté duquel vous dépendiez pour que l’une ou l’autre des portes
demeure ouverte. Si je suis dans la position d’un tel gardien, votre
accès aux options A et B n’est par conséquent pas assuré comme
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l’exige strictement la liberté de choix.


De même que le présupposé anti-adaptation est convaincant
parce qu’il implique que toutes les portes doivent être ouvertes dans
un choix libre, le présupposé anti-courtisanerie est convaincant
parce qu’il implique que personne ne doive dépendre des bonnes
grâces d’un portier. Quand vous vous insinuez dans mes bonnes
grâces et que je vous laisse passer par la porte que j’aurais pu fermer,
vous ne cessez pas d’être soumis à ma volonté. Vous n’avez pas
échappé à la contrainte qui, initialement, vous rendait non libre,
ni fait quoi que ce soit pour réduire la réalité de la contrainte – par
exemple en augmentant les coûts physiques ou psychologiques
garantis ou attendus qu’entraînerait mon interférence. Tout en agis-
sant toujours sous le joug de ma volonté, vous vous êtes simplement
adapté pour rendre votre vie plus confortable. Vous avez fait exac-
tement le genre de chose que fait le prisonnier en s’adaptant à la
vie derrière les barreaux.
Si l’image du prisonnier illustre l’illusion de la liberté par adap-
tation, de nombreuses images sont disponibles pour illustrer l’illu-
sion de la liberté par courtisanerie. La description que propose Mary
Wollstonecraft de la sujétion des femmes à son époque fournit l’une
des images les plus frappantes 40. La femme qui vit soumise à la
volonté de son mari peut compter sur une attitude affectée et des
sourires séduisants pour maintenir son mari gentil et pour faire ce
qu’elle veut dans différentes situations de choix. Mais ce faisant,
elle ne parvient pas à se soustraire à sa volonté, en échappant à la
contrainte que cela constitue. Elle peut s’illusionner sur sa liberté,
comme le prisonnier qui s’adapte peut s’illusionner sur la sienne,
mais personne ne devrait se tromper. Wollstonecraft est très claire :
aussi bienveillant ou crédule soit-il, et quelle que soit sa tendance
à se laisser faire, le mari reste le maître. Et vivre sous la volonté ou
le pouvoir d’un maître – vivre in potestate domini – c’est ne pas être
libre.

40. Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme (1792), trad. de l’angl. par Marie-
Françoise Cachin, Paris, Payot, 2005.
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114 – Philip Pettit

La robustesse modale

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On peut formuler cet enseignement à l’aide du langage des
probabilités utilisé plus haut. Dans l’approche hobbesienne, vous
pouvez vous rendre libre dans un choix entre A et B – vous pouvez
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réduire la somme P(A) P(Int si A) + P(B) P(Int si B) – en établissant


soit P(A) soit P(B) à zéro, i.e. en vous adaptant de manière à choisir
l’option qui contient la probabilité la plus faible d’interférence
venant de moi ou d’autrui. Dans l’approche de Berlin, vous ne
pouvez pas vous procurer la liberté de choisir entre A et B au moyen
de l’autocensure, mais vous pouvez le faire en visant la réduction
de la même somme, en vous insinuant dans mes bonnes grâces et
dans celles d’autres pouvoirs pertinents dans l’espoir d’abaisser P(Int
si A), P(Int si B) ou les deux.
La révision berlinienne de Hobbes exige que l’interférence
demeure improbable – dans l’idéal, absente – que vous choisissiez
A ou que vous choisissiez B. Les choses doivent être telles que la
perspective de l’interférence soit basse dans les deux mondes pos-
sibles, de sorte que la non-interférence soit modalement robuste.
La révision républicaine de Berlin exige qu’il en soit bien ainsi, mais
d’une manière qui soit indépendante de ma bonne volonté ou de
celle d’autrui. P(Int si A) et P(Int si B) doivent rester basses indé-
pendamment de la question de savoir si ceux qui possèdent un
pouvoir dans votre existence sont bien disposés ou hostiles, de sorte
que la non-interférence devienne encore plus robuste. Si l’on écrit
« D » pour bien disposé et « H » pour hostile, il y a quatre possi-
bilités, et dans chaque scénario la probabilité de l’interférence doit
être basse. Elle doit être basse en présence de A & D, c’est-à-dire
lorsque vous choisissez A et que nous autres sommes bien disposés.
Et elle doit aussi être basse en présence de A & H, B & D et B &
H. Vous devez jouir d’une protection, ou être doté d’un pouvoir,
qui soit tel que dans le monde réel, l’interférence soit peu probable
pour chacun de ces scénarios 41.

41. Ainsi, imaginons que vous ayez le choix entre les options A et B. Selon Berlin, il est
nécessaire que vous évitiez l’interférence à la fois dans le scénario A (le monde où
vous choisissez A) et dans le scénario B. Selon les républicains, vous devriez éviter
l’interférence dans les quatre scénarios correspondants, A-D, A-H, B-D et B-H. Mais
cette description des positions soulève naturellement une question parallèle à celle
soulevée plus haut dans une précédente note de bas de page sur Berlin. Qu’est-ce
que doit englober le scénario A-D (et les scénarios A-H, B-D et B-H) ? Au minimum,
il pourrait se réduire à un singleton : le monde possible qui se rapproche le plus,
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 115

Ces considérations mettent en relief, je crois, que de même

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que nous devrions être convaincus par l’argument de Berlin contre
Hobbes sur le choix libre – contre la conception de la liberté comme
non-frustration –, nous devrions être convaincus par les arguments
analogues contre la conception de la liberté comme non-interfé-
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rence. Nous devrions adopter l’idée qu’un choix est libre dans la
mesure où il n’est pas fait dans des conditions de dépendance à
l’égard de la bonne volonté d’autrui ; nous devrions donc adopter
l’idée qu’un choix est libre dans la mesure où il n’est pas fait en
présence du pouvoir d’interférence que possède d’autrui. La non-
liberté de choix dont je pâtis comme effet de la domination peut
se détériorer aussi bien en cas d’interférence qu’en cas de frustration.
Mais si l’on veut lui substituer la liberté, il est essentiel qu’une telle
domination n’existe pas ; l’absence de frustration et d’interférence
ne suffit pas en elle-même pour garantir ce résultat.

La liberté de la personne

La conception de la personne libre chez Berlin

Malgré tout ce qui a été dit jusqu’à présent, on pourrait croire


que Berlin suit l’esprit de la conception hobbesienne de ce qu’est
un « homme libre » ou une personne libre. Berlin pourrait dire que
vous n’êtes une personne libre que si vous jouissez de la liberté dans
tous vos choix : parmi les choses que vous avez la capacité de faire
– ou bien par vous-même, ou bien en présence de partenaires volon-
taires –, vous ne subissez pas d’interférence d’autrui. Berlin pourrait
aussi suivre une version modifiée de cet idéal, version selon laquelle
vous êtes une personne libre dans la mesure où vous ne subissez
pas d’interférences ; vous jouissez d’autant plus d’une telle liberté
que l’éventail des choix où vous êtes libre est grand.

comme on dit, du monde où A-D est vrai ; et j’ai implicitement écrit comme si
c’était ainsi qu’on pensait : cela correspond à la lecture classique du conditionnel
contrefactuel. Au maximum, il pourrait comprendre tous ces mondes possibles où
A-D est vrai, y compris les mondes extrêmement peu vraisemblables où, disons, une
espèce plus puissante et extragalactique envahit la terre. Selon la compréhension la
plus plausible, on devrait toutefois considérer que cela nous renvoie à un éventail de
mondes possibles, saillants sur la base d’une compréhension d’arrière-plan qui soit
sensible au contexte, où vous choisissez A et où autrui est bien disposé. Je ne peux
discuter davantage la question dans ce contexte.
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116 – Philip Pettit

Mais il n’en est rien. Sans commenter explicitement la relation

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entre l’idéal qui consiste à avoir un choix libre et l’idéal qui consiste
à être une personne libre, Berlin est très clair sur le fait que sa
conception est sur ce point très différente de celle de Hobbes.
Lorsqu’il commente sa conférence de 1958, il dit qu’être libre – de
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fait, être une personne libre – c’est « se voir accorder un espace [...]
où l’on est son propre maître » ; c’est jouir d’une sphère où l’on
« n’est pas obligé de rendre compte de ses activités à quiconque tant
que cela est compatible avec l’existence de la société organisée » 42.
Ainsi qu’il le formule dans la conférence elle-même, c’est avoir accès
à « un certain espace minimum de liberté personnelle qui ne doit
être violé sous aucun prétexte 43 ».

Une conception républicaine

Ce n’est pas un hasard si Hobbes a rendu si difficile de consi-


dérer quelqu’un comme un homme libre, en soutenant que cela
exigeait la jouissance de la liberté dans l’éventail complet des
choix ; et ce n’est pas un hasard s’il a marginalisé de la sorte cet
idéal. Cette marginalisation l’aurait fait jubiler, car aux yeux des
républicains, la liberté de la personne ou du citoyen était un élé-
ment central dans la pensée politique. Dans la pensée romaine,
être une personne libre, c’était précisément être un citoyen incor-
poré dans une matrice de protection de certains choix fondamen-
taux accordée à chacun – en théorie, accordée également à chacun
– par le règne de la loi. Dans cette approche, ainsi que le formule
un commentateur : « la pleine libertas coïncide avec la civitas 44 » ;
être une personne libre ne signifie rien de plus et rien de moins
qu’être un citoyen. En rendant la catégorie de l’homme libre ou
liber impossible à réaliser, Hobbes mit en cause un concept fon-
dationnel dans l’idéologie de ses principaux adversaires. Il se bat-
tait contre ceux qui, dans le Parlement et ailleurs, pensaient que

42. I. Berlin, p. 56.


43. Ibid., p. 173. Je fais abstraction de la question de savoir si, selon Berlin, établir cet
espace minimal, et permettre ainsi à chaque personne d’être libre, exige aussi d’assurer
la valeur de cette liberté au sens discuté dans une note de bas de page précédente,
c’est-à-dire si cela exige de donner au peuple les moyens de jouir de l’exercice du
choix dans cette aire. Je suppose qu’au moins une version mise à jour de l’idéal
républicain de la personne libre, mentionné plus loin dans cette section, exigerait un
tel soutien.
44. Chaim Wirszubski, Libertas as a Political Ideal at Rome, Oxford, Oxford University
Press, 1968, p. 3.
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 117

la liberté de l’homme libre est un statut dont tous les citoyens

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devraient être susceptibles de jouir 45.
Sans faire le lien entre Hobbes et les parlementaires, Berlin
montre que sur cette question, il est clairement du côté républicain,
notamment lorsqu’il reconnaît que ce sont les conventions légales,
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non les droits métaphysiques, qui déterminent l’éventail de choix


qui doit être également protégé : la « sphère de l’action libre des
hommes doit être limitée par la loi 46 » et doit être « artificiellement
délimitée s’il le faut 47 ». Il est également du côté républicain
lorsqu’il soutient que toute manière de délimiter cette sphère n’est
pas satisfaisante. La « sphère du libre choix » – l’éventail des choix
ou des libertés qui doivent être protégés 48 – devrait être accessible
également à chacun, et elle devrait être aussi grande que possible
tout en étant « compatible avec l’existence de la société orga-
nisée 49 ». La société devrait fournir à chacun « un degré maximum
de non-interférence compatible avec les exigences minimales de la
vie sociale 50 ».
Alors que la sphère du libre choix envisagée par Berlin contient
clairement les libertés traditionnelles – de pensée, de parole, d’asso-
ciation, de résidence, d’occupation, de propriété, etc. –, ces
commentaires montrent qu’il les pense comme des libertés établies
et diversement interprétées selon les conventions et les lois des
sociétés particulières. À l’instar de la tradition républicaine, il les
voit comme des artefacts institutionnels, legs d’un patrimoine
culturel et juridique, non comme des droits naturels donnés par
Dieu. Elles sont le produit de ce qu’il considère comme des « règles
si largement et depuis si longtemps acceptées que leur respect fait
partie de la conception même de ce qu’est un être humain
normal 51 ».
C’est aux « pères du libéralisme, Mill et Constant 52 », que
Berlin associe l’idéal d’une vie dans une société qui vous rend
capable d’être votre propre maître et qui élargit cette possibilité à

45. Q. Skinner, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, op. cit.


46. I. Berlin, op. cit., p. 173.
47. Ibid., p. 56.
48. Ph. Pettit, « The Basic Liberties », in M. Kramer (dir.), Essays on H. L. A. Hart,
Oxford, Oxford University Press, 2008.
49. I. Berlin, p. 56.
50. Ibid., p. 208 ; voir aussi, p. 57-58.
51. Ibid., p. 212.
52. Ibid., p. 208.
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tout le monde ; mais il est clair que cet idéal est intimement

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conforme à la pensée républicaine antérieure. L’idée directrice est
qu’« être libre de choisir est un élément constitutif de ce qui fait
que des êtres humains sont humains 53 ». Les auteurs libéraux aux-
quels se réfère Berlin ont particulièrement insisté sur cette idée et
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lui ont ajouté de nouvelles connotations, mais elle était déjà pré-
sente dans l’image républicaine d’agents qui vivent, selon la formule
de Sidney, « indépendamment de la volonté d’autrui », ou de
citoyens qui, dans les termes du droit romain, vivent sui juris, selon
leurs propres règles.

Une conception qui exige la non-domination

Mais ce n’est pas seulement par cet idéal particulier de la liberté


de la personne que Berlin rejoint la tradition plus ancienne ; je
souhaiterais maintenant faire observer qu’il ne peut pas réellement
garantir cet idéal tout en soutenant que la liberté qu’il exige dans
des choix donnés est la liberté comme non-interférence. Si la per-
sonne libre ne se voyait garantir que la liberté comme non-interfé-
rence dans la « sphère du libre choix », cette garantie n’assurerait
pas qu’il s’agit d’une aire « où l’on est son propre maître ». Ainsi
que Berlin le dit à un moment, pour être libre en ce sens, il doit y
avoir « un espace à l’intérieur duquel je ne dois légalement rendre
des comptes de mes mouvements à personne 54 ». Or, j’aurai cer-
tainement des comptes à rendre à autrui si je dépends de sa bonne
volonté pour pouvoir faire un choix en faveur d’une option ou
d’une autre dans un domaine donné. Il se peut que je ne sois ni
légalement ni moralement obligé par autrui, mais je serais obligé
dans le sens plus commun de la prudence ; je serais obligé de
rester dans les petits papiers d’autrui, sous peine de faire échouer
mes intérêts. Jouir de la liberté comme non-interférence dans
ce domaine n’est pas incompatible, on le sait, avec une telle
dépendance. La liberté requise par l’idéal de la personne libre
défendu par Berlin doit donc être plus exigeante : elle doit corres-
pondre à quelque chose qui se rapproche de la liberté comme
non-domination.
Comment une société peut-elle chercher à promouvoir la
liberté comme non-interférence parmi ses membres sans leur donner

53. Ibid., p. 55.


54. Ibid., p. 203.
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 119

la liberté comme non-domination ? Un régime juridique qui don-

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nerait des récompenses à ceux qui sont relativement puissants pour
ne pas interférer dans les choix de ceux qui sont relativement faibles
– des récompenses que la loi pourrait créer artificiellement, ou que
la gratitude des bénéficiaires pourrait offrir – pourrait faire l’affaire.
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Un tel régime réussirait mieux à maximiser la non-interférence glo-


bale – notamment dans la sphère du choix fondamental – qu’un
régime qui établirait des protections ou des effets dissuasifs pour
protéger les faibles. Et donc, malgré tout ce que la liberté comme
non-interférence exige, un tel régime serait une perspective plus
attractive.
Un autre régime susceptible de réussir à maximiser la liberté
comme non-interférence tout en menaçant la liberté comme non-
domination est la dictature bienveillante. Ce régime donnerait le
pouvoir suprême et incontestable à un individu ou un corps d’indi-
vidus parfaitement vertueux. Étant bienveillant, le dictateur ne
commettrait aucune interférence indue contre les citoyens de la
société et empêcherait les citoyens d’interférer dans les choix des
autres. Il se pourrait que cette dictature réussisse également bien
mieux à promouvoir la non-interférence que n’importe quel système
de protections et d’effets dissuasifs établis démocratiquement 55.
Berlin aurait trouvé ces deux régimes choquants et répugnants
au nom du seul motif de la liberté. Car sous ces deux régimes, il
est clair que de nombreux individus seraient obligés envers d’autres
et devraient leur rendre des comptes, puisqu’ils ne jouiraient de la
non-interférence – même de la non-interférence dans la sphère,
supposée retranchée, du libre choix – qu’en dépendant de la stabilité
de la bonne volonté de ceux dont ils dépendent. Nous avons vu
plus haut que cet argument contre la liberté comme non-frustration
et en faveur de la liberté comme non-interférence suggère des rai-
sons d’aller encore plus loin et penser que la liberté de choix exige
la non-domination. Nous voyons désormais que cet idéal de la
personne libre va dans la même direction. Cet idéal n’exige pas
simplement la liberté comme non-interférence, mais aussi cette
forme plus radicale de liberté dans les choix qui sont socialement
privilégiés – les libertés de base.

55. Peut-être est-ce ce que Berlin lui-même réalisa en disant que le « lien entre démocratie
et liberté individuelle est bien plus ténu que ne l’ont cru de nombreux partisans de
l’une comme de l’autre », ibid., p. 179.
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120 – Philip Pettit

Conclusion

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Pourquoi Berlin manque-t-il l’orientation républicaine vers
laquelle un grand nombre de ses idées auraient dû le conduire ? La
question devient particulièrement révélatrice quand on considère le
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fait qu’en 1969, il commençait à élaborer son image de la personne


libre en des termes qui avaient des connotations très républicaines.
« La liberté, au moins dans son sens politique », dit-il, « coïn-
cide avec l’absence de brimade ou de domination » 56.
La réponse à cette question tient, je pense, au fait que son
histoire de la liberté lui a fait faux bond. La conception négative
de la liberté comme non-interférence, qu’elle prenne ou non une
forme hobbesienne, était l’idéal familier de la pensée libérale clas-
sique et utilitariste ; Bentham, qui se considère comme l’inventeur
de cette conception, la décrivait comme la « pierre angulaire » de
son système 57. Berlin s’identifia à cette tradition de pensée, alors
même que son argument anti-hobbesien aurait dû l’en éloigner. Et
je soupçonne qu’il s’y est identifié parce qu’il pensait que la seule
autre possibilité était la conception positive de la liberté, interprétée
institutionnellement. Dans cette conception, la réalisation de la
liberté sociale ou politique ne dépend pas seulement de la loi – et
peut-être, ainsi que le républicanisme l’exigerait, d’une loi démo-
cratique non-dominatrice 58. Être libre consiste à être un membre
doté du droit de vote, dans une collectivité qui s’autodétermine de
telle sorte que la volonté de ses membres participe à la volonté de
cette collectivité. Là où la conception négative ressemblait à la
manière moderne de penser la liberté, cette conception positive a
été présentée comme la seule autre possibilité pré-moderne : la
conception ancienne de la liberté, telle que décrite par Benjamin
Constant en 1818 59.
Loin d’être la seule possibilité pré-moderne, cette conception
positive fut la forme que prit la conception républicaine après la
reconstruction des idées républicaines proposée par Jean-Jacques

56. Ibid., p. 52.


57. Douglas C. Long, Bentham on Liberty : Jeremy Bentham’s Idea of Liberty in Relation
to His Utilitarianism, Toronto, University of Toronto Press, 1977, p. 54.
58. Ph. Pettit, « Law and Liberty », in Samantha Besson et José Luis Martí (dir.), Law
and Republicanism, Oxford, Oxford University Press, 2009.
59. Benjamin Constant, Écrits politiques, éd. par Marcel Gauchet, « De la liberté des
anciens et des modernes » (1819), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 121

Rousseau 60. Rousseau a lui-même adopté la conception de la liberté

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comme non-domination – comme non-dépendance à l’égard de la
volonté d’autrui – en accord avec la tradition italienne et atlantique
de la pensée républicaine, tradition née à Rome, mûrie dans l’Italie
de la Renaissance et popularisée dans le monde anglophone du
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18e siècle 61. Rousseau rejeta toutefois la croyance républicaine tradi-


tionnelle selon laquelle seule une constitution mixte et favorisant la
contestation (contestatory constitution) peut servir la cause d’une telle
liberté. Il a suivi en revanche Bodin et Hobbes en soutenant que
l’État doit être gouverné par un souverain unifié et donc, dans le
cadre d’une république, par une assemblée unifiée de citoyens. Il
créa ainsi une nouvelle forme de républicanisme où les citoyens sont
législateurs, et où leur liberté comme non-domination est garantie
par le fait qu’ils vivent sous des lois qu’ils ont faites collectivement :
ils vivent sous la volonté générale partagée. En prenant racine, ce
nouveau républicanisme donna naissance à l’idée que l’incorporation
à un autogouvernement collectif n’est pas seulement ce qui garantit
la liberté, mais la signification même de la liberté.
Ce que Berlin n’a pas vu est que s’il faut penser la liberté
comme un idéal négatif exigeant l’absence d’un mal, on peut consi-
dérer qu’elle consiste en l’absence d’un certain nombre de maux
différents. Dans le scénario hobbesien, le mal qui doit être absent
est la frustration ; dans le scénario de Berlin lui-même, c’est l’inter-
férence, actuelle ou contrefactuelle. Et dans le scénario républicain,
c’est toute forme de sujétion à la volonté d’autrui – toute forme de
domination –, qu’elle s’impose par l’interférence ou non. Si l’argu-
mentation de cet article est correcte, l’intérêt de Berlin pour la
conception hobbesienne de la liberté, ainsi que son propre idéal de
la personne libre, auraient dû le conduire vers la conception répu-
blicaine. S’il n’est pas parvenu à épouser la conception républicaine,
c’est précisément parce qu’il n’a pas reconnu qu’il s’agissait d’une
authentique possibilité, différente de la conception positive qu’il
rejeta de façon assez raisonnable. Il pensait que la seule solution –
ou du moins, vu ses arguments contre la liberté comme non-frus-
tration, la seule solution attirante – était la conception de la liberté
comme non-interférence.

60. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat Social (1762), éd. par Bruno Bernardi, Paris, GF,
2001.
61. Jean-Fabien Spitz, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF,
1995.
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122 – Philip Pettit

Une précaution pour conclure. Si je pense que son argument

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contre la conception hobbesienne et son attachement à l’idéal de
la personne libre auraient dû conduire Berlin vers la théorie répu-
blicaine, je ne dis pas qu’il aurait été prêt à endosser toutes les
implications d’une telle position. Selon moi, quand l’idéal de la
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personne libre est universalisé à tous les citoyens, il soutient un


programme largement égalitariste de politiques domestiques, une
conception de la démocratie contestataire et un idéal de peuples
non-dominés et bien ordonnés dans la sphère des relations inter-
nationales 62. J’ignore si Berlin aurait pu accepter de telles implica-
tions. Il avait des raisons d’endosser les prémisses sur la base
desquelles ces implications peuvent être défendues, mais il aurait
peut-être jugé que ces implications manifestent la nécessité de
réviser les prémisses. Il est possible que mon modus ponens eût été
son modus tollens. ◆

Traduit de l’anglais par Christopher Hamel

Philip Pettit est professeur de philosophie politique et morale à


l’Université de Princeton. Il est l’auteur de nombreux essais et ouvrages,
parmi lesquels Républicanisme (Gallimard, 2004), A Theory of Freedom
(Polity Press, 2001) ; Rules, Reasons, and Norms : Selected Papers (Oxford
University Press, 2002) ; avec Frank Jackson et Michael Smith, Mind,
Morality and Explanation : Selected Collaborations (Oxford University
Press, 2004) ; avec Geoffrey Brennan, The Economy of Esteem : An Essay
on Civil and Political Society (Oxford University Press, 2004).

Agrégé et docteur en philosophie, Christopher Hamel est actuelle-


ment post-doctorant à l’Université Libre de Bruxelles, et travaille sur le
rapport qu’entretiennent l’idéal républicain et le langage des droits. Auteur
de plusieurs articles d’histoire des idées politiques sur la pensée républi-
caine anglaise du 17e siècle et sur le 18e siècle français, sa thèse remaniée
sera prochainement publiée sous la forme de deux livres indépendants :
L’esprit républicain : droits naturels et vertu civique chez Algernon Sidney
(Paris, Garnier Classiques, à paraître) ; et Le républicanisme des droits :

62. Frank Lovett et Philip Pettit, « Neo-Republicanism : A Normative and Institutional


Research Program », Annual Review of Political Science, vol. 12, 2009, p. 11-29 ; Ph.
Pettit, « A Republican Law of Peoples », European Journal of Political Theory, vol. 9,
2010, numéro spécial « Republicanism and International Relations », p. 70-94.
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L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin – 123

liberté et dignité dans la pensée de John Milton (Paris, Vrin-Ehess, 2012).

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Il a par ailleurs traduit de l’italien le livre de Maurizio Viroli, Repubbli-
canesimo (Le bord de l’eau, 2011), et prépare pour Droz une traduction
de Visions of Politics (3 vols.) de Quentin Skinner.
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RÉSUMÉ

L’instabilité de la liberté comme non-interférence : le cas d’Isaiah Berlin


Chez Hobbes, la liberté de choix exige la non-frustration : l’option que vous
préférez doit être accessible. Chez Berlin, elle exige la non-interférence : toute
option, préférée ou non, doit être accessible – toutes les portes doivent être
ouvertes. Mais l’argument de Berlin à l’encontre de Hobbes suggère l’argument
parallèle selon lequel la liberté exige quelque chose d’encore plus robuste : à
savoir, que chaque option soit accessible et que personne n’ait le pouvoir d’en
bloquer l’accès ; les portes doivent être ouvertes, et il ne doit y avoir aucun portier
puissant. C’est la liberté comme non-domination. La thèse de cet article est que
la liberté comme non-interférence est une option instable entre la liberté comme
non-frustration et la liberté comme non-domination.
The Instability of Freedom as Non-interference : The Case of Isaiah Berlin
In Hobbes freedom of choice requires non-frustration: the option you prefer must be
accessible. In Berlin it requires non-interference: every option, preferred or un-pre-
ferred, must be accessible – every door must be open. But Berlin’s argument against
Hobbes suggests a parallel argument that freedom requires something stronger still:
that each option be accessible and that no one have the power to block access; the
doors should be open and there should be no powerful door-keepers. This is freedom
as non-domination. The claim is that freedom as non-interference is an unstable
alternative between freedom as non-frustration and freedom as non-domination.

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