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CRITIQUE DE LA RELIGION, CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE, ET
RETOUR
Étienne Balibar
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Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2018/2 n° 64 | pages 47 à 59
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130801887
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2018-2-page-47.htm
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Pour citer cet article :


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Étienne Balibar, « Critique de la religion, critique de l’économie, et retour », Actuel
Marx 2018/2 (n° 64), p. 47-59.
DOI 10.3917/amx.064.0047
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PRÉSENTATION DOSSIER EN DÉBAT INTERVENTIONS LIVRES

CRITIQUE DE LA RELIGION,

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CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE,
ET RETOUR
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Par Étienne BALIBAR

Ce qui semble caractériser la « crise » actuelle, à la fois locale et globale,


et qui n’est sans doute pas étranger aux connotations de « fin du monde »
dont elle se pare dans certains discours, c’est une superposition de deux
« phénomènes », à première vue très hétérogènes, mais qu’on peut essayer
de mettre en relation l’un avec l’autre dans un même schéma d’analyse et
de discussion. Le premier, c’est le surgissement d’une économie de violence
généralisée, traversant les frontières, combinant des guerres endémiques
avec d’autres types de violence exterminatrice, ou plus exactement élimi-
natrice – car il ne s’agit pas nécessairement de mort au sens strict (bien
_
qu’il y ait en ce moment beaucoup de morts, sous différentes modalités) : il
peut s’agir d’exclusion, ou mieux, pour reprendre la catégorie dont Saskia 47
Sassen vient de faire un usage impressionnant de force et d’amplitude, _
d’expulsion généralisée des individus et des groupes de leur « place » dans
le monde, dans un monde quelconque1. La violence, bien sûr, est de
tous les temps et de toutes les formes, de toutes les causes, elle est une
caractéristique anthropologique de l’humain comme tel. Mais la violence
qui semble en mesure de déborder toute frontière ou même de l’utiliser
comme l’instrument de sa propre généralisation est un phénomène, en
un sens, nouveau, ou auquel il est nouveau que tous les humains à la fois
soient potentiellement confrontés.

ÉCONOMIE ET THÉOLOGIE : LE CHASSÉ-CROISÉ DE LA


VIOLENCE
Le second phénomène, c’est la superposition, ou mieux encore le
chassé-croisé de l’économie politique et du théologico-politique. Je pro-
poserai, comme formulation du sentiment que nourrissent aujourd’hui
beaucoup de citoyens et de militants autour de nous : plus assez d’écono-
mie politique (ou de politique dans l’économie), mais trop de théologie
politique (ou trop de théologie dans la politique). Dans ce qu’on appelle

1. Sassen Saskia, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale (2014), trad. Pierre Guglielmina, Paris, Gallimard, 2016.

Actuel Marx / no 64 / 2018 : Religions

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É. BALIBAR, Critique de la religion, critique de l’économie, et retour

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communément le « retour du religieux2 », j’inclus naturellement certaines
formes de revendication ou d’imposition de la « laïcité », en tant que
forme elle-même profondément religieuse de réaction à ce qui est perçu
comme une « re-théologisation » des conflits sociaux ou des modalités
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de leur conscience de soi (mais comment séparer les conflits sociaux de


leur conscience de soi, puisque c’est elle justement qui les rend « conflic-
tuels » ?). Et je n’éprouve pas le besoin de parcourir et d’additionner tout
le champ des fondamentalismes islamiques, mais aussi hindous, chrétiens
(dans une partie importante du monde occidental et des pays du Sud),
en face desquels, naturellement, il faudrait dresser aussi le tableau tout
aussi impressionnant des pratiques de non-violence ou d’antiviolence, qui
puisent leur inspiration, leur langage ou les modèles de conduite qu’ils
tentent de mettre en œuvre et de faire partager dans des traditions reli-
gieuses plus ou moins réinterprétées. Ainsi que le demandait Derrida, « les
guerres ou les interventions militaires conduites par l’Occident judéo-
chrétien au nom des meilleures causes […] ne sont-elles pas aussi, par
quelque côté, des guerres de religion ? […] Pour déterminer une guerre de
_
religion comme telle, il faudrait être sûr de pouvoir délimiter le religieux.
48 Il faudrait être sûr de pouvoir distinguer tous les prédicats du religieux3 ».
_ Pour ma part, je dirai que le critère phénoménologique mis en œuvre
dans bien des analyses actuelles, c’est précisément que le religieux surgit
là où l’économie cesse d’être pensée et pratiquée elle-même comme une
institution politique, conformément à sa vieille dénomination (political
economy) qui a été progressivement abandonnée à mesure que la puissance
des États apparaissait plus décalée par rapport à l’autonomisation des
marchés, et notamment des marchés financiers. Le chassé-croisé est donc
toujours déjà présent à l’intérieur de chacun des deux phénomènes, qui
n’est pas indépendant de l’autre.
D’où les deux questions qui, prises ensemble, taraudent nos contem-
porains : comment repenser le théologico-politique ? Comment évaluer
le degré d’écartement possible entre l’économie et ses propres modes de
régulation politique ? La question de la signification du complexe théolo-
gico-politique continue de tourner dans le cercle qui lui a été prescrit par
les deux inventeurs de la formule, à presque trois siècles d’intervalle, donc
aux deux extrémités de la modernité : Spinoza et Carl Schmitt4. C’est-à-
dire qu’elle est prise alternativement pour signifier que le « théologique »

2. Danièle Hervieu-Léger date des années 1970 la diffusion de l’expression « retour du religieux » (La Religion pour mémoire, Paris, Le
Cerf, 1993). Régis Debray (Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001) en fait le contrecoup communautaire ou la résistance de « l’esprit
de corps » aux progrès de la mondialisation utilitariste et uniformisatrice.
3. Derrida Jacques, Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le Pardon, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 37. Dans Saeculum. Religion, culture,
idéologie (Paris, Galilée, 2012), j’ai cité et commenté cette formule parmi d’autres qui, aujourd’hui, mettent en question l’évidence de
la catégorie de « religion ».
4. Sur l’histoire et les fluctuations de la notion de « théologico-politique », voir en particulier Assmann Jan, Herrschaft und Heil. Politische
Theologie in Altägypten, Israel und Europa, Munich, Carl Hansel Verlag, 2000.

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ou le « théocratique » est un régime politique particulier, ou mieux encore
une tendance à la sacralisation du pouvoir (voire du contre-pouvoir) qui
travaille tous les autres régimes politiques, ou bien pour signifier que les
modèles séculiers de l’autorité politique, et notamment ceux qui se fondent
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sur le droit en tant que subordination plus ou moins complète de l’excep-


tion à la norme, dérivent leur signification et leur puissance symbolique
de modèles religieux. Mais si ce cercle s’est remis à tourner, n’est-ce pas
justement parce que la référence du politique (et de l’action politique) à
l’État, soit comme son cadre nécessaire, soit comme le système de pouvoir
qu’elle tente de déborder, ou dont elle tente de se libérer (et dont par là-
même elle risque de rester plus que jamais dépendante) est une réalité de
moins en moins consistante, en tout cas de moins en moins autonome ? La
« légitimité charismatique » wébérienne apparaît ici comme une catégorie
à la fois significative et trop restrictive.
À la question de Derrida portant sur l’inconnu des « prédicats du
religieux », il faudrait donc en ajouter encore deux autres, portant sur les
prédicats du politique et sur ceux de l’économie. Il n’en reste pas moins
_
que l’économie de violence généralisée, dans laquelle se manifestent à la
fois, et se surdéterminent l’un l’autre les phénomènes de retrait du poli- 49
tique à l’intérieur de l’économie, et de vacillation du théologico-politique _
entre une politisation du théologique et une théologisation du politique,
se laisse décrire comme une double crise : à la fois une crise des affiliations
ou des appartenances historiques des individus (ce qui voulait dire aussi
une hiérarchisation de ces appartenances au profit d’un ordre politique
souverain), et une crise des modalités établies, progressivement institu-
tionnalisées, de la conflictualité sociale, ou si l’on veut de la « lutte » et
des « partis5 ». Dans cette conflictualité la lutte des classes avait repré-
senté pendant deux siècles, en Europe et ailleurs, une forme limite, ou
une forme de radicalisation qui se tient au « bord » du politique (Jacques
Rancière) : plus précisément à la frontière mouvante séparant et articulant
des modalités civilisées de la « guerre sociale » (dite elle-même à l’occasion
« guerre civile » par antiphrase), tout en ouvrant la possibilité d’appar-
tenances transcommunautaires et en particulier transnationales qu’on
pourrait dire nomades au regard des communautés politiques instituées
et territorialisées.
On voit que je me dirige vers la position suivante : d’un côté il faut
prendre au sérieux l’hypothèse suivant laquelle ledit « retour du religieux »,
sous la forme d’une affirmation croissante des identités collectives de type
religieux – pour toutes sortes de buts antithétiques entre eux – au détri-
ment des identités assignées ou reconnues par les États, en concurrence
5. Sur la crise de la « forme-parti », qui sous-tend et déborde la crise du parlementarisme, voir en particulier Revelli Marco, Finale di
partito, Milan, Einaudi, 2013.

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avec elles ou en les reprenant de l’intérieur, serait un contrecoup du déclin
des « subjectivations collectives » que suscitaient les formes antérieures
de conflictualité politique ou de conflit civil6. Mais cette hypothèse ne
peut être qu’un point de départ et une formulation provisoire, parce que
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nous ne sommes pas en mesure de dire si ce religieux qui « revient » est le


même que celui qui était – plus ou moins réellement – « parti », comme
un retour du refoulé. C’est-à-dire que nous ne savons pas, au fond, ce
qu’est le « religieux », s’il y a un « religieux » en général, et de quel point
de vue on peut l’unifier, voire simplement le comparer. Et de même nous
ne savons pas comment la gouvernance économique subordonnant l’État
aux impératifs du marché, qu’il est tentant d’expliquer en termes d’entrée
dans le « capitalisme pur », ou le « capitalisme absolu », s’articule avec des
affirmations d’identité religieuse pour engendrer le nouveau champ dans
lequel les sociétés sont confrontées à la violence inconvertible7.

UN DÉTOUR PAR MARX


À ce point, il sera utile de faire à nouveau le détour par Marx, parce qu’il
_
est beaucoup question en ce moment de la façon dont son héritage théo-
50 rique aurait contribué à obscurcir l’importance du problème théologico-
_ politique, et plus généralement celle du facteur religieux dans l’histoire, en
fixant exclusivement l’attention sur les causes sociales et les contradictions
économiques du capitalisme comme soubassement principal, déterminant
« en dernière instance », des processus historiques dont il faut trouver la
manifestation dans l’actualité. C’est vrai et faux à la fois, mais en la matière
la modalité est plus intéressante que la thèse d’ensemble, ou plutôt elle
contribue à en déterminer le sens8.
On peut partir des célèbres formulations qui ouvrent (et ferment)
l’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, parue en
1844 dans les Annales franco-allemandes :

La critique de la religion est pour l’essentiel achevée, et la


critique de la religion est la condition de toute critique […].
Voici le fondement de la critique irréligieuse [das Fundament
der irreligiösen Kritik] : c’est l’homme qui fait la religion, et
non la religion qui fait l’homme […]. Mais l’homme n’est
pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L’homme

6. Les formes institutionnelles de la politique dans le cadre « bourgeois » à l’époque moderne, ce sont essentiellement les formes
nationales et les formes de classe. Dans plusieurs textes récents (par exemple Noi operaisti, Roma, Derive Approdi, 2009), Mario Tronti
a soutenu que la lutte des classes menée par le mouvement ouvrier organisé au xxe siècle, est une « civilisation » des violences et des
antagonismes du capitalisme, dont la force est aujourd’hui épuisée.
7. Sur l’usage de la catégorie du « capitalisme absolu » par opposition au « capitalisme historique », voir ma contribution au débat lancé
par Immanuel Wallerstein : « Bifurcation dans la “fin” du capitalisme », in Wallerstein Immanuel, Wieviorka Michel, et al, La Gauche
globale, Paris, Éditions de la MSH, 2017.
8. Voir par exemple Birnbaum Jean, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Éditions du Seuil, 2016.

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c’est le monde de l’homme [der Mensch, das ist die Welt des
Menschen], c’est l’État, c’est la société [Staat, Sozietät] […] la
critique de la religion contient le germe de la critique de la
vallée de larmes, dont la religion est l’auréole […] la critique
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du ciel se transforme en critique de la terre, la critique de


la religion en critique du droit, la critique de la théologie en
critique de la politique9.

Je ne crois pas que Marx soit jamais revenu sur cette formulation, et
même s’il est important d’enregistrer la différence séparant la critique du
droit et de la politique d’une critique de l’économie politique – qu’on
l’appelle ou non une « coupure » –, l’idée d’un achèvement de la critique
de la religion demeurera le présupposé de toute son entreprise critique.
On peut même dire qu’elle le deviendra d’autant plus que l’objet de la
critique de la « vallée de larmes » sera devenu plus « terrestre », ou plus
étroitement lié à l’étude des conditions de production et de reproduction
des conditions matérielles d’existence des sociétés humaines. La critique
_
de l’économie politique intervient dans l’après-coup d’une sécularisation
considérée comme achevée. 51
Or ce qui frappe tout de suite en relisant ce texte, c’est à quel point il _
est indissociable de l’insistance de la question anthropologique chez Marx.
Anthropologie « matérialiste » contre anthropologie « spiritualiste » : c’est
l’homme social qui fait la religion, non la religion qui le « fait », c’est-à-
dire qui détermine elle-même les modalités de constitution de l’imagi-
nation religieuse, et les fonctions qu’elle peut remplir dans l’histoire, soit
pour consolider des modes de domination, soit pour « protester » contre
eux. Anthropologie de la relation ou du « rapport », et non de l’essence
ou du « genre » : de ce point de vue il y a bien une incompatibilité radi-
cale entre la tradition marxiste et la « tradition sociologique », portée à sa
perfection par Durkheim, pour qui la religion est toujours, en dernière
analyse, la source de ce qu’Althusser appelait « l’effet de société », fonction
qui en retour la définit10. On peut voir dans un texte comme celui-là (et
d’autres contemporains, qui le complètent, en particulier les Thèses sur
Feuerbach) le fondement de l’anthropologie philosophique marxienne11.
« C’est l’homme qui fait la religion » est une thèse humaniste par défi-
nition, on pourrait même dire que – dans le contexte d’une entreprise

9. Marx Karl, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction », que je citerai ci-après Einleitung (Marx-Engels
Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1970, vol. 1, pp. 378-391).
10. Voir Karsenti Bruno, La Société en personnes. Études durkheimiennes, Paris, Economica, 2006.
11. Ici je prends position contre un amalgame qui a été pratiqué en son temps par l’école de lecture et d’interprétation de Marx dans
laquelle je me suis formé et que j’avais contribué à mettre sur pied sous la direction d’Althusser : l’amalgame des positions philoso-
phiques « humanistes » et de la question anthropologique en général. Voir mon essai « Anthropologie philosophique ou Ontologie de la
relation ? Que faire de la Sixième Thèse sur Feuerbach ? », in Balibar Étienne, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, Paris, 2014.

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critique – c’est la thèse humaniste par excellence. Mais le fait de la remettre
en question, en particulier en reprenant de façon matérialiste la question
de savoir ce que veut dire « le monde de l’homme », n’implique pas de
liquider la question anthropologique. Au contraire c’est une façon de la
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reformuler et de la tourner dans une autre direction. On le voit bien,


en posant la question de savoir comment s’articulent les deux réductions
auxquelles Marx va devoir procéder pour interpréter l’idée du « monde
de l’homme » : d’une part la réduction de l’être ou essence humaine à un
« ensemble de rapports sociaux » (dont on peut dire que c’est paradoxa-
lement une réduction expansive, parce qu’elle dirige notre attention vers
une intersubjectivité ou transindividualité généralisée, dont fait partie
la construction des communautés religieuses, ou plus généralement des
communautés imaginaires aussi bien que celle des « sociétés civiles ») ;
d’autre part la réduction de l’ensemble des rapports sociaux au statut d’un
travail ou d’un produit qui, en dernière analyse, est dérivé de l’activité pro-
ductive et reproductive elle-même, « manuelle » et « intellectuelle » (voir
L’Idéologie allemande). Ce qui, ne l’oublions pas, est solidaire de l’idée que
_
ce que les hommes « font », ils peuvent aussi le « transformer » (Verändern)
52 ou le refaire autrement, donc le « faire » en tant que réalité « transfor-
_ mable » (veränderbar)12. C’est pourquoi, comme Marx le dira plus tard,
« l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ».
À nouveau, ici, on observe une bifurcation, non pas entre anthropologie
(humaniste) et ontologie (matérialiste), mais à l’intérieur de l’anthropolo-
gie, et de l’ontologie qu’elle implique. Après l’ouverture vers la multiplicité
des réalisations sociales de la condition humaine « relationnelle », vient le
resserrement sur un historicisme univoque.
Quelles conclusions, cependant, tirer de cette constatation, qui
constitue elle-même d’une certaine façon une critique de Marx, ou une
application à Marx lui-même de l’instrument critique ? Je pense qu’il faut
procéder ici avec un certain discernement. D’un côté on peut dire que
Marx a partagé la thèse qui fait du mouvement de l’histoire à l’époque
moderne un processus de sécularisation progressive, même s’il l’a fait de
façon originale, en installant au principe de la transformation des sociétés
le rétablissement, ou le devenir visible de la causalité matérielle qui, depuis
les « origines », aurait engendré toutes les modalités sous lesquelles elles
« font » ou « produisent » leurs propres rapports sociaux, ainsi que les
formes phénoménales (Erscheinungsformen) sous lesquelles ceux-ci doivent
apparaître à leur sujets ou porteurs suivant les « modes de production ».
Cela va de pair avec un évolutionnisme fondamental, qui n’est pas propre

12. Cette implication a été particulièrement soulignée dans le commentaire des Thèses sur Feuerbach proposé par Ernst Bloch en 1953
et ultérieurement incorporé au volume I du Principe Espérance (trad. F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976) : « La transformation du monde
ou les onze thèses de Marx sur Feuerbach ».

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à Marx au xixe siècle (et au-delà), même s’il en a produit une variante ori-
ginale, plus contradictoire que d’autres, et finalement plus instable. D’un
autre côté, la radicalité de la thèse qui veut que la source de l’aliénation reli-
gieuse soit à rechercher dans l’unique fonction anthropologique du travail
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et dans les rapports de production qui en donnent l’expression historique,


est justement ce qui ouvre la porte à l’analyse de l’économie comme une
« anti-religion ». Je parle ici d’anti-religion en prenant intentionnellement
le préfixe « anti » dans sa double signification logique : anti-religion est ce
qui s’oppose à la religion pour la détruire, la « profaner » comme dit Marx
dans le Manifeste communiste, mais c’est aussi ce qui en face de la religion
en reproduit comme en miroir, mimétiquement, le fonctionnement ima-
ginaire, en particulier les effets de croyance et d’assujettissement. De sorte
que la réflexion sur Marx et la relecture de son œuvre, bien loin de rendre
impossibles et impensables des gestes critiques destinés à réintroduire la
question théologico-politique comme une question fondamentale pour
la politique auprès de la question de l’économie politique, ou même en
son sein et toujours déjà entremêlée avec elle, en serait plutôt une des
_
conditions de possibilité.
Ce qu’il faut retenir de Marx, c’est que dans les sociétés « sécularisées » 53
par l’emprise de plus en plus totalitaire de l’économie, il y a du théologique _
(par exemple dans l’argent), et même du religieux, sous la forme des rituels
de la vie quotidienne commandés par le fétichisme de la valeur d’échange,
et par la perception hallucinatoire du « corps » des marchandises comme
« incarnation » de leur valeur, même si ces rituels se donnent en dehors de
l’espace traditionnel de la « religion » au sens historique du terme, en tant
qu’espace institutionnel légalement et politiquement sanctionné13. Et peut-
être même, sans la prise en compte de l’antireligion entendue en ce sens,
toute la question des métamorphoses du religieux à l’époque capitaliste
(incluant les « retours du religieux » dans le moment de sa crise) demeu-
rera-t-elle inaccessible à une analyse critique. Mais il faut aussi poser sans
relâche la question de savoir comment opèrent au sein de l’œuvre de Marx
les conséquences aveuglantes du postulat dont il était parti : « la critique
de la religion est achevée », en particulier dans la forme d’une dénégation
persistante – et paradoxale au regard de ce que je viens de dire – du fait
qu’il y ait dans la thèse anthropologique ramenant l’essence de l’homme
à l’idée du producteur (dont n’est évidemment pas absente la connotation
du créateur) une signification antireligieuse qui peut toujours à nouveau
se renverser en signification religieuse. Dans son opposition constitutive

13. Cette thèse est indiquée par Marx lui-même dans une notation du Livre III du Capital (publié par Marx) qui se réfère à la « religion de
la vie quotidienne », et surtout dans un fragment de Walter Benjamin sur le « capitalisme comme religion » datant de 1921 (« fragment
74 ») : voir Benjamin Walter, Gesammelte Schriften, Berlin, Suhrkamp, vol. VI, 1985, pp. 100-103 (qui ne se réfère pas à Marx mais à
Weber et Freud).

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entre la fonction du « travail vivant » et celle du « travail mort » que le
premier doit constamment « ressusciter » (beleben), la critique marxienne
n’est évidemment pas extérieure à tout discours théologique14.
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LE RÉGIME DE CONSTITUTION DES CORPS


Inutile d’insister longuement ici sur la façon dont, à la fin du même
texte (l’Einleitung zur Kritik de 1844), surgit la figure messianique du
prolétariat comme rédempteur de l’humanité, en tant que producteur
radicalement dépossédé de sa propre création, qui sera plus que jamais
insistante dans le célèbre passage du Capital sur « l’expropriation des
expropriateurs », non plus que sur la façon dont ce messianisme a été plus
tard « routinisé » par les religions séculières du socialisme historique, dit
socialisme réel15. Il me paraît plus intéressant de chercher à identifier un
point sensible pour l’articulation d’une nouvelle critique de l’économie
politique, prolongeant, approfondissant mais aussi rectifiant celle de
Marx, et d’une critique de la religion, au double sens de compréhension
de sa signification et de résistance à sa prétention d’universalité exclusive.
_
Je suis tenté pour cela d’utiliser l’expression pascalienne et foucaldienne
54 de « point d’hérésie », bien que cette fois il ne s’agisse pas de décrire une
_ divergence à partir d’un fond « épistémologique » commun, mais plutôt
une convergence virtuelle, qui ne peut cependant conduire à aucune véri-
table réunification. Il me semble qu’on peut identifier ce point d’hérésie
dans la façon dont une critique de l’économie politique (ou du capita-
lisme) et une critique de la théologie politique (ou du religieux) doivent
traiter du statut et de la fonction des corps, et par conséquent décrire les
différences anthropologiques qui sont inséparables de la façon dont les
êtres humains font usage de leur propre corps, ou encore de la façon dont
les « sociétés humaines » s’humanisent (et en s’humanisant se déshuma-
nisent) en prescrivant aux individus qui les composent un certain usage
des différences liées au corps, ce qui vaut en particulier pour la différence
des aspects manuels et intellectuels du travail, et pour la différence des
sexes. Et qui, bien entendu, ouvre la voie à différentes formes de résistance
et d’émancipation « incarnées16 ».
Ceci bien entendu n’est qu’un programme de réflexion. Mais, en
essayant de décaler le discours actuellement courant sur la « biopoli-
tique » tout en le côtoyant sur plusieurs points, je voudrais avancer deux

14. C’est dans les Écrits de jeunesse de Hegel (jusqu’à la Phénoménologie de l’Esprit comprise) qu’il faut ici chercher le « maillon
manquant » entre la théologie de l’Esprit Saint chez Jean et Paul, et la dialectique du travail « vivant » dans les Grundrisse et le Capital.
15. Je pense avoir été le premier à signaler que la fameuse formule sur laquelle se conclut (ou plutôt s’inachève) le Livre I du Capital de
Marx : « c’est l’expropriation des expropriateurs » (Die Expropriateurs werden expropriirt), outre ses évidentes connotations révolution-
naires « françaises » (marquées par l’adaptation de la langue), comporte aussi une référence messianique venue de la formule biblique :
« ils opprimeront leurs oppresseurs » (Isaïe 14, 1-4 et 27, 7-9).
16. Agamben Giorgio, L’Uso dei corpi, Vicenza, Neri Pozza, 2014.

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hypothèses. D’abord je reprendrai et prolongerai une idée esquissée à la
fin de mon petit essai Saeculum, où elle était suggérée par l’intensité des
controverses en cours à propos de la compatibilité et de l’incompatibilité
de l’Islam avec les « valeurs » ou « normes » de comportement public
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et privé plus ou moins sacralisés de l’Occident laïque de provenance


chrétienne. Je voudrais revenir sur l’idée que le point où s’articulent des
pratiques culturelles collectives et une architecture symbolique de type
religieux est une prescription qui concerne les corps, et en particulier
la manifestation de la différence des corps sexués (qu’ils soient deux ou
davantage). Les pratiques culturelles, on le sait, peuvent être très diverses
et très contradictoires entre elles, non seulement parce qu’elles se sont
développées sur une longue durée dans des contextes de civilisation très
différents, mais parce qu’elles combinent diverses formes d’« invention »
et de « respect » de la tradition, avec des tendances contradictoires d’adap-
tation ou de résistance à la modernisation et à la marchandisation. Dans le
discours religieux (en particulier celui des religions révélées, monothéistes)
se superposent et s’imbriquent étroitement des rituels et des croyances, ou
_
encore – comme le suggère Derrida dans sa refonte de l’idée des « deux
sources de la religion » – une espérance de salut, de libération du mal ou 55
d’immunité, et une référence à la loi qui fait lien de communauté idéale _
ou institutionnelle entre les croyants. Le nom de la loi peut être équi-
voque, il peut être « instrumentalisé » par des forces, des idéologies ou des
pouvoirs qui changent au cours de l’histoire, mais il faut d’abord qu’il soit
inscrit dans une forme de sacralité ou d’interdit, – ce qui fait la différence
entre le religieux proprement dit et ce qui est simplement culturel, ou
désigne ce qui dans le religieux est toujours en excès par rapport au cultu-
rel, pour revenir ensuite le marquer et le diriger de façon plus ou moins
conflictuelle. Disons alors que la différence des discours religieux et leur
point d’intraductibilité mutuelle réside en particulier – peut-être même
spécifiquement – non pas dans la différence des dogmes, ou des récits de
fondation (bien que ceux-ci soient toujours étroitement liés à l’institution
des différences anthropologiques, à commencer par la différence sexuelle
et la nécessité du travail), mais dans les régimes différents, incompatibles
entre eux, de prescription et d’interdit pour l’usage des corps, ou d’ins-
titution de la visibilité des corps et de leur accessibilité17. De sorte que
ces universels concrets ou ces universalités pratiques que sont les discours
religieux, en particulier les discours religieux « révélés », ne se contredisent
et ne se combattent pas au point où ils énoncent des vérités générales,
17. Je ne donne aucunement ce point comme évident. Dans l’introduction de son livre Parting ways : Jewishness and the critique of
Zionism, Judith Butler m’a reproché de postuler l’intraductibilité de certains discours et d’identifier cette limite avec « le religieux », ce
qui ferait de celui-ci ipso facto un obstacle à l’action politique commune de ceux qui les professent, ou lui sont assignés (Butler Judith,
Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme (2012), trad. Gildas Le Dem, Paris, Fayard, 2013, pp. 29-31). Je reconnais qu’il faut
expliciter mieux la dialectique du traduisible et de l’intraduisible entre les cultures.

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É. BALIBAR, Critique de la religion, critique de l’économie, et retour

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des croyances salutaires ou des prescriptions de moralité universalisables
faisant l’objet d’une prédication – sur ce point l’œcuménisme ou le « dia-
logue interreligieux » est toujours au moins virtuellement possible – mais
surtout dans la mesure où ils font du corps sexué le site même où doivent
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se déployer et se manifester les marques de la pureté, de l’élection, de


l’obéissance, du sacrifice, de l’ascèse et de l’alliance.
C’est pourquoi sans doute il n’est d’étude du caractère religieux de
l’humanité que de façon comparative. Mais il s’agit d’une comparaison
sans point de vue extérieur, parce qu’aucun regard humain n’est suf-
fisamment « éloigné » du corps pour voir du dehors la différence des
différences qui s’inscrivent sur le corps. D’où la violence des conflits qui
ont éclaté, chez nous et ailleurs, autour de la question du voile islamique
et du régime d’invisibilité visible qu’il impose à la différence des sexes.
Loin de moi l’idée de dénier que le voile islamique ait quelque chose à
voir avec la reproduction de rapports hiérarchiques entre les sexes, qui
peuvent cependant être modulés et négociés (ou comme dit Butler « resi-
gnifés ») de différentes façons. Mais, dans les réactions phobiques qu’il
_
provoque dans l’espace de la « laïcité » à la française, a fortiori lorsque
56 ces réactions sont institutionnalisées et prescrites comme règles de fonc-
_ tionnement des institutions publiques, scolaires et autres, on voit bien
que ce qui émerge est un conflit profondément religieux. C’est un conflit
d’universalismes religieux concentré autour de la singularité du régime
corporel que chacun comporte en son sein – la question étant d’ailleurs
ouverte de savoir s’il s’agit d’un vieux conflit, par exemple entre les deux
grandes versions du monothéisme occidental inégalement « sécularisées »
et « modernisées », ce dont je ne suis pas sûr, ou d’un conflit relativement
nouveau, comportant autant de travail interprétatif que de répétition des
archétypes théologiques, et qui est comme tel une façon de réagir à la
violence d’autres conflits sociaux, dès lors qu’ils ne sont plus ni régulés
par un État « hégémonique », ni pris en charge par des espérances et des
mouvements révolutionnaires.

« CORPS SYMBOLIQUE » ET « CORPS PRODUCTIF »


Une deuxième hypothèse peut alors recouper la précédente, de façon à
former avec elle une machinerie théorique (disjonctive, comme aurait pu
dire Deleuze) pour « lire » certains des aspects de la violence généralisée
qui caractérise la crise actuelle. Je me place cette fois sur le versant d’une
reprise de la critique de l’économie politique. On a pu dire que la critique
opérée par Marx à partir de sa lecture des économistes classiques avait
produit un effet contradictoire : elle mettait en pleine lumière un conflit
violent logé au cœur de la définition du capital, en tant que celui-ci impose

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au « travail vivant » la loi ou la mesure du « travail mort » accumulé ; mais
ce faisant, elle soustrayait aussi à l’examen certains postulats idéologiques
de la même économie classique, en particulier ceux qui sont liés à la défi-
nition de la « substance de la valeur » comme travail (ou travail abstrait,
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travail humain générique) et ceux qui tendent à subordonner les crises du


capitalisme à une harmonie préétablie (« main invisible ») fondée sur la
distribution par la société des forces de travail, donc, en dernière analyse,
des corps productifs dont elle dispose, en fonction des besoins qu’elle
doit satisfaire pour se perpétuer. Tout cela est recueilli dans l’idée d’une
économie politique du travail, qui est aussi une économie politique des
travailleurs en face de l’économie politique du capital, comme son renver-
sement interne et la manifestation de son principe caché. Le mouvement
ouvrier organisé a puisé aux deux sources : revendication de l’émancipa-
tion du travail, et postulat de l’économie planifiée comme dépassement de
l’anarchie du marché.
Il n’y a là rien de simple cependant parce que, comme l’ont montré
tous les meilleurs commentateurs de Marx chacun à sa façon, Marx ne
_
reprend jamais à son compte un concept de l’économie classique sans
le transformer. Ceci vaut en particulier pour le « travail », ou le « travail 57
social », à partir du moment où il est inséparable du surtravail, producteur _
de survaleur. Ce qui compte n’est pas tant le fait qu’on puisse l’invoquer
idéalement, dans sa « substance » abstraite, pour rendre compte de la com-
mensurabilité des marchandises sur le marché, mais c’est le fait qu’il doit
être simplifié, chronométré, prolongé et intensifié de façon à pouvoir s’ajou-
ter à lui-même, en créant une différentielle d’accumulation. Le postulat sur
lequel repose toute l’argumentation de la « critique », où se combinent et
se complètent une analyse des catégories abstraites et une phénoménologie
de l’expérience vécue, c’est que l’articulation du surtravail et de la surva-
leur doit être pensable à la fois au niveau de la société tout entière, du
Gesamtkapital « organiquement » composé d’un certain rapport entre du
travail mort et du travail vivant, et de la plus petite unité d’exploitation,
voire de chaque instant de la vie d’un ouvrier, en tant qu’il s’agit d’une vie
de producteur exploité, ou d’une vie productive aliénée. Mais dans tout
ce grand travail critique, qui fait surgir l’antagonisme et l’exploitation au
cœur des « contradictions » de l’économie, Marx n’en a pas moins repris de
façon acritique certaines idées fondamentales de l’économie politique qui
lui servent à se représenter la société et l’économie comme des « machines »
ou des « processus » équilibrés, autorégulés et autoreproductifs, même si
c’est au prix d’inégalités, de crises, ou de luttes de classes, aussi longtemps
du moins que le capitalisme n’a pas atteint sa « limite historique ». Et la
plus fondamentale de ces idées, c’est justement l’idée de la reproduction en

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tant que moment séparé de la production bien que nécessaire à sa perpé-
tuité, sans laquelle il n’y a ni société ni accumulation du capital. C’est ici le
lieu, naturellement, de se souvenir que la notion de « reproduction » (qui a
immédiatement engendré des schismes au sein du marxisme dont la trace
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se prolonge jusqu’à aujourd’hui) recouvre un jeu de mots fondamental sur


sa double signification, économique et biologique18.
Dire cela n’enlève rien à l’admiration qu’on peut avoir pour la construc-
tion par Marx (dans le Livre II du Capital) des « schémas de reproduc-
tion » ; mais cela conduit à essayer d’exhiber les présupposés latents de la
grande distinction entre le « travail productif » et les « travaux improduc-
tifs », parmi lesquels tombent divers « services », notamment les services
sociaux et éducatifs, mais aussi le service des femmes qui rendent possible
la consommation des ouvriers. J’en suis venu à penser qu’il y avait derrière
cette aporie non seulement des préjugés sexistes, une incapacité de voir
l’exploitation dans certains des lieux et des moments où elle est cependant
la plus violente, mais aussi une condition politique qui est liée à la transi-
tion vers le capitalisme « pur » ou à l’entrée dans un régime de « capitalisme
_
absolu » et de la transformation qu’elle fait subir aux conditions de la résis-
58 tance, voire à la possibilité même de la lutte des classes. Car cette résistance,
_ depuis l’époque de la révolution industrielle et surtout des premières légis-
lations sociales jusqu’à celle du welfare state et de la « société salariale », était
aussi rendue possible par le fait que la vie des producteurs se distinguait en
deux moments, au moyen d’une grande coupure ou différence anthropolo-
gique entre le moment du travail et celui de la reproduction, chacun com-
portant des formes de socialisation différentes19. Mais ceci n’est plus le cas
dans le capitalisme actuel, où la reproduction, à travers les transformations
de la consommation, de la santé, des loisirs, et de l’éducation en champs
d’investissement du « capital humain », est complètement incorporée à la
production elle-même20. Cela se traduit aussi tendanciellement par le fait
que la différence des sexes n’a plus la même nécessité « fonctionnelle » au
point de vue du capital (mais non pas bien entendu qu’elle disparaisse,
même en tant que différence de statuts sociaux, car elle a d’autres fonc-
tions et fondements historiques). Il faudrait de même se demander si la
« différence intellectuelle » – entre travailleurs éduqués et non éduqués par
l’école – subsiste dans les mêmes fonctions et avec les mêmes contenus,
car je soupçonne une extraordinaire mystification dans ce qu’on appelle
« intellectualisation du travail ». La grande division, essentiellement

18. Voir mon article « Exploitation, Aliénation, Domination », in Colliot-Thélène Catherine, Que reste-t-il de Marx ? Rennes, Presses Uni-
versitaires de Rennes, 2017, ainsi que Weinbaum Alys Eve, Waywards reproductions : Genealogies of Race and Nation in Transatlantic
Modern Thought, Duke, Duke University Press, 2004.
19. Voir Castel Robert, Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, rééd. 2000.
20. Pour la santé et sa « subsomption réelle » sous les opérations du capital financier, voir Rajan Kaushik Sunder, Biocapital : The Consti-
tution of Postgenomic Life, Duke, Duke University Press, 2006.

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flottante comme on sait, réalisant une sorte de projection instantanée
de ce que Marx appelait l’armée industrielle de réserve, c’est la division
entre les précaires employés et les précaires sans emploi, et l’on sait que,
surdéterminée par d’autres facteurs d’inégalité hérités de la colonisation,
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cette différence est potentiellement meurtrière. Elle affecte indistinctement


leurs facultés « manuelles » et « intellectuelles » profondément disloquées et
recomposées par l’organisation du travail « post-taylorienne » informatisée.
Nous observons donc un nouveau régime de la production, de la distribu-
tion et de l’usage des corps dans le capitalisme, qui concerne l’ensemble des
différences anthropologiques et produit un « homme nouveau », qui est un
homme souffrant, brutalisé.

CONCLUSION
Au terme de ce parcours nous n’aboutissons donc ni à une théorie,
ni même à une problématique critique – à la façon de la réification, de
l’homme unidimensionnel, ou même de la « biopolitique » postfoucal-
dienne – bien qu’il faille s’approprier certaines de leurs questions. Ce que
_
je cherche à désigner, c’est un « site » lui-même abstrait, bien sûr, pour
analyser la rencontre entre les déterminations religieuses et les détermi- 59
nations économiques de la crise exceptionnelle dans laquelle nous nous _
trouvons, caractérisée par une extension planétaire et une intensification
meurtrière de très grandes violences. Ce site serait le « corps » mais qui
aussitôt se divise à nouveau, dans une tension entre deux aspects à la fois
inséparables et distincts, dont l’unité est l’énigme du discours anthropo-
logique : « corps symbolique » (ou signifiant) et « corps productif » (ou
utilitaire), vers lequel convergent sans se confondre une nouvelle critique,
post-marxienne, de l’économie politique et une critique de la religion qui
ne serait pas « achevée ». n

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