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AUX ORIGINES DE LA MODERNITÉ LITTÉRAIRE : LA DISSOCIATION

DU BEAU, DU VRAI ET DU BIEN


Gisèle Sapiro

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2010/2 n° 6 | pages 13 à 23
ISSN 1969-2269

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ISBN 9782130580102
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Pour citer cet article :


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Gisèle Sapiro, « Aux origines de la modernité littéraire : la dissociation du Beau, du
Vrai et du Bien », Nouvelle revue d’esthétique 2010/2 (n° 6), p. 13-23.
DOI 10.3917/nre.006.0013
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ÉTUDES

GISÈLE SAPIRO

Aux origines de la modernité littéraire:


la dissociation du Beau, du Vrai et du Bien

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C’est au XIXe siècle que l’art a affirmé son autonomie par rapport à la morale; ou,
plus précisément, à ce qu’on appellera ici la «morale publique», et qui renvoie à la doxa
et à l’idéologie dominante[1]. Revenir sur ce moment fondateur permet de comprendre
les enjeux et les principes qui ont sous-tendu l’élaboration d’une éthique du créateur
encore largement actuelle. Plus qu’une simple transgression de la morale ordinaire dont
la pratique n’avait rien de nouveau comme en témoignent les nombreux écrits licencieux
des siècles précédents, cette éthique s’est constituée à travers la remise en cause de
l’association du « Beau », du « Bien » et du « Vrai » sur laquelle reposait l’esthétique
classique. La séparation entre l’art et la morale est réalisée au nom de deux valeurs, le
Beau et le Vrai, qui s’autonomisent par le biais du développement de l’esthétique et de la
science. Elle est mise en œuvre au moyen de procédés qui sont reprochés aux auteurs
concernés par les gardiens de l’esthétique classique (majoritaires parmi les critiques de
l’époque) : le beau style (quel que soit le sujet traité) d’un côté, les techniques narratives
réalistes de l’autre.
Cette remise en cause de la conception classique du lien étroit entre le Beau, le Vrai
et le Bien est l’œuvre des deux grands courants romanesques de la première moitié du
XIXe siècle, le romantisme et le réalisme. Le premier en posant les prémices de la théorie
de l’art pour l’art qui va dissocier le Beau de l’«Utile», le second en distinguant le Vrai
du «beau idéal», supposé avoir un effet de moralisation selon la doctrine classique. De
ces deux courants, Flaubert opère une synthèse originale, qui lui vaudra d’être traduit
en justice.
La disjonction des trois concepts a pour effet d’ouvrir un nouvel espace des possibles
1. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, «La produc-
concernant les rapports entre éthique et esthétique. En littérature, elle pose une série de tion de l’idéologie dominante», Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 2-3, 1976, p. 4-73.
questions relatives au rapport entre l’œuvre et la réalité (idéalisation vs description
réaliste), entre l’auteur et le narrateur (apparition du narrateur impersonnel chez
Flaubert), entre le narrateur et les personnages (jugement ou observation impartiale, nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 13
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ÉTUDES | Éthiques d’artistes

position de surplomb ou adoption de points de vue intradiégétiques), questions qui ont


des répercussions au niveau du style (recours à la technique du discours indirect libre par
Flaubert) et du langage (introduction du vocabulaire scientifique et de la langue parlée,
notamment le parler populaire, par les naturalistes).
Du point de vue des implications éthiques de cette disjonction, les deux courants, le
romantique et le réaliste, oscillent entre le désintéressement de l’art pour l’art ou de
l’objectivité scientifique, qui fait du Beau ou du Vrai la valeur suprême, et l’engagement
en faveur d’une morale alternative, qu’elle soit individualiste ou collectiviste. Deux
postures qui leur valent, tout comme les transgressions esthétiques qu’ils effectuent dans
leurs œuvres, la réprobation des gardiens de la morale publique.

L’AMORALITÉ DU BEAU

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La réception de l’esthétique kantienne en France
La dissociation du Beau et du Bien, du Beau et de l’Utile, qui fonde la conception
moderne de l’art, s’esquisse dès la fin du XVIIIe siècle, à travers la réception de la
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philosophie kantienne et de la théorie néoplatonicienne du « beau idéal » de


Winckelmann en France. Distinguant, dans sa Critique de la faculté de juger[2], les
jugements de goût des jugements de connaissance, Kant caractérise le goût esthétique
comme un jugement sans concept, subjectif, à l’instar de l’attrait pour l’agréable.
Cependant, alors que ce dernier vise à satisfaire des inclinations, donc un intérêt, le plaisir
esthétique est quant à lui désintéressé. Ce trait le différencie également du jugement
moral qui, se rapportant à un concept, vise à satisfaire un intérêt rationnel, une utilité.
Le goût pour le Beau est, au contraire, contemplatif, il est son propre but. Attaché à la
forme de la représentation, ce jugement est une « finalité sans fin » qui prétend à
l’universalité malgré son caractère subjectif. Si la troisième Critique ne paraîtra en
traduction française qu’en 1846, la théorie kantienne, mâtinée de celle du «beau idéal»
(malgré leur incompatibilité philosophique puisque, sans être relativiste, l’approche
kantienne n’est pas objectiviste), est relayée en France dès le début du XIXe siècle par
Mme de Staël dans De l’Allemagne ; celle-ci y énonce ce qui va devenir la règle de
l’autonomie de l’œuvre par rapport à la morale, en conférant à la distinction kantienne
2. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger du Beau et de l’Utile le sens que lui donnent les romantiques d’Iéna réunis autour de
[1790], trad. fr., Paris, Gallimard, coll. «GF Flam- Friedrich et August Wilhelm Schlegel:
marion», 1995, première partie.
3. Mme de Staël, De l’Allemagne, IIe partie, chap. VI. «Sans doute tout ce qui est beau doit faire naître des sentiments généreux, et ces
t. II, p. 74. Voir Christian Helmreich, «La récep-
tion cousinienne de la philosophie esthétique de
sentiments excitent à la vertu; mais dès qu’on a pour objet de mettre en évidence
Kant. » Revue de Métaphysique et de Morale, un précepte de morale, la libre impression que produisent les chefs-d’œuvre de
vol.2, n° 34, 2002, p. 43-60. Voir aussi Paul Béni-
chou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830 [1973], l’art est nécessairement détruite»[3].
Paris, Gallimard, 1996, p. 243, et Albert Cas-
sagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez
les derniers romantiques et les premiers réalistes Neuve dans un pays où prédomine la conception de la mission morale et sociale de
[1906], Paris, Champ Vallon, 1997, p. 70.
l’art, cette idée se diffuse sous la Restauration par le biais de la philosophie spiritualiste,
notamment Victor Cousin et son élève Théodore Simon Jouffroy, avant d’être
nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 14 réappropriée et radicalisée par la génération romantique. Il ne s’agit pas seulement de
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La dissociation du beau, du vrai et du bien | GISÈLE SAPIRO

décréter que «l’art a sa loi», comme le fait Victor Hugo dans la préface aux Feuilles
d’automne (1831), mais aussi qu’il est «désintéressé», «pur», qu’il est son propre but[4].
Cette affirmation du primat du jugement esthétique désintéressé et de l’autonomie
de l’art se heurte cependant à la croyance prédominante dans les effets sociaux de l’art et
dans son potentiel pédagogique, que partagent alors conservateurs, catholiques, libéraux
et socialistes. À partir de 1830, les attaques contre «l’art pour l’art» romantique se
multiplient, émanant aussi bien des catholiques sociaux (L’Avenir de Lammenais) que
des revues libérales (Revue des deux mondes, Le Globe) et des tribunes républicaines et
socialistes (Revue encyclopédique de Pierre Leroux et Hippolyte Carnot, la Revue
républicaine, Revue du progrès)[5]. Tous, de droite à gauche, assignent à l’art une utilité
sociale et à l’écrivain une mission édifiante. On reproche aux romantiques leur
individualisme égoïste et leur refuge dans le passé lointain du Moyen Âge, on condamne

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l’idée d’un art qui soit son propre but. L’art est conçu comme un sacerdoce laïque qui
doit contribuer au progrès de la civilisation et à la moralisation du peuple. Proudhon le
définit comme «une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du
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perfectionnement physique et moral de notre espèce», lui assignant une «mission morale
et hygiénique»[6]. L’artiste a, de ce fait, une responsabilité.
Cette vision va faire des recrues parmi les romantiques. Lamartine et George Sand
sont les premiers à répondre aux attentes, le premier en s’engageant dans une carrière
politique, la seconde en se ralliant, sous l’influence des saint-simoniens, puis de
Lammenais et de Pierre Leroux, à une conception de l’art engagé développée dans la Revue
indépendante qu’elle fonde, avec ce dernier, à la fin 1841. S’opère alors une reconfiguration
du champ littéraire[7] autour de l’opposition entre «l’art pour l’art» et «l’art social». Le
romantisme humanitaire d’après 1830 propose une synthèse du «philosophe» et du
«poète», figures que le siècle précédent avait distinguées. Hugo, Vigny, Lamartine
endossent la posture du «poète penseur[8] », laissant «l’art pour l’art» à la jeune génération,
en particulier Théophile Gautier, bientôt relayé par Baudelaire et par les parnassiens.

La théorie de l’art pour l’art 4. Victor Hugo, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard,
Prenant le contre-pied de la doctrine classique, la théorie de l’art pour l’art présente coll. «Bibliothèque de la pléiade», 1964, p. 713.
5. Voir Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour
désormais l’Utile comme le contraire du Beau[9]. Comme l’exprime à l’excès Théophile l’art…, op. cit., p. 74 sq.
Gautier dans la préface à Mademoiselle de Maupin (1834) : « Il n’y a de vraiment beau 6. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’art et
de sa destination sociale, Paris, Garnier, 1865,
que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de p. 43 et 199.
7. Pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu,
quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles[10] ». La littérature moralisatrice ne Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1993.
peut, de ce fait, être que mauvaise, car l’art qui récompense la vertu renvoie à une morale 8. José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire, Paris,
Honoré Champion, 2007, p. 285 et 368 sq.
inférieure, qui fait appel à l’intérêt. À l’occasion d’un article sur Théophile Gautier paru 9. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art…,
le 13 mars 1859 dans l’Artiste, où il plaide pour la dissociation du Beau, du Vrai et du op. cit. p. 218. Voir aussi p. 227-230.
10. Théophile Gautier, préface de Mademoiselle de
Bien, Baudelaire explique que « si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa Maupin, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF»,
1966, p. 45.
force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise »
(Œuvres complètes, II, p. 113). Cette idée va devenir un credo au pôle autonome du
champ littéraire : « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait la mauvaise littérature », nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 15
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ÉTUDES | Éthiques d’artistes

écrira André Gide dans son Journal en 1921, à une époque où il est taxé d’immoralisme
par la critique catholique[11].
La représentation du « Mal » est au cœur de la polémique avec les gardiens de la
morale. Gautier leur rétorque : « Proscrire de l’art la peinture du mal équivaudrait à la
négation de l’art même[12] ». Dans un de ses projets de préface aux Fleurs du mal où il
lance une pique à « ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau
langage », Baudelaire dit avoir voulu « extraire la beauté du Mal » et présente son livre
comme « essentiellement inutile »[13]. Pour Baudelaire, la beauté absout l’art. Dans
l’article qu’il publie sur Madame Bovary dans L’Artiste du 18 octobre 1857, après sa
propre condamnation survenue au mois d’août, le poète avance que « si les magistrats
avaient découvert quelque chose de vraiment reprochable dans le livre, ils l’auraient
néanmoins amnistié, en faveur et en reconnaissance de la BEAUTÉ dont il est revêtu… »

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(OC, II, p. 77). Tel n’est pas l’avis des magistrats du Second Empire qui ont assigné
Flaubert et Baudelaire en justice, percevant la portée subversive de cette dissociation du
Beau et du Bien.
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Radicalisant le principe romantique de la liberté de l’art qui conduit à placer l’artiste


au-dessus des lois sociales, les tenants de l’art pour l’art, de Théophile Gautier à Baudelaire,
revendiquent, en effet, le droit de faire passer les valeurs de leur art avant la morale
ordinaire. Pour eux, le Beau fonde une morale supérieure. Ainsi, dans les notes à l’intention
de son avocat, en vue de son procès, Baudelaire différencie la «morale positive et pratique
à laquelle tout le monde doit obéir» de la «morale des arts» (OC, I, p. 194).
Si, pour la défense, le souci du Beau est un argument attestant le sérieux, la sincérité
et la bonne foi de l’artiste, il n’en va pas de même aux yeux des gardiens de la morale
publique, pour lesquels cette attitude est un symptôme de pathologie, dans la mesure où
elle témoigne d’un défaut de «sens de la pudeur», comme l’insinue le procureur impérial
Pinard lors du procès de Baudelaire. Cette stigmatisation sera reprise dans le cadre des
théories de la dégénérescence qui se développent dans la seconde moitié du XIXe siècle, à
une époque où la morale subit un processus de médicalisation. Elle trouve une de ses
expressions idéaltypiques dans l’ouvrage du médecin et critique Max Nordau sur la
«dégénérescence», publié en 1892, et qui, traduit deux ans plus tard, connut une vogue
en Angleterre et en Europe au printemps 1895 peu après la condamnation d’Oscar Wilde
pour homosexualité. Dans le chapitre consacré aux artistes décadents et aux esthètes,
Nordau, qui s’inspire entre autres du livre du criminologue italien Cesare Lombroso,
L’Homme de génie, explique que la société a autant à craindre de ces artistes que des idiots,
11. André Gide, Journal, t. I, Paris, Gallimard, coll. des fous, des mystiques et des pires criminels. Des artistes comme Baudelaire, Ibsen et
«Bibliothèque de la Pléiade», 1996, p. 1151.
12. Cité d’après Albert Cassagne, La Théorie de l’art Wilde représentent un danger social précisément parce qu’ils croient que la différence est
pour l’art…, op. cit., p. 227. une vertu positive et que l’individualisme incarne un idéal de perfectionnement de soi.
13. Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. II, Paris,
Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», Les chapeaux de soie rose et les cravates à dentelles d’or de Barbey d’Aurevilly, le jabot à
1975, rééd. 2008, p. 181. (Désormais: OC.)
dentelle et le pourpoint de satin de Joséphin Péladan, les étranges costumes dont s’attife
Oscar Wilde, révèlent une «envie hystérique d’être remarqué, d’occuper de [soi] le monde,
nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 16 de faire parler de [soi] ». Nordau y voit un «signe d’égotisme anti-social», une «aberration
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pathologique d’un instinct de l’espèce»[14]. Il dresse un diagnostic quasi clinique des traits
de dégénérescence mentale des artistes: émotivité, exaltation de l’imagination, prédilection
pour la rêverie, aversion pour l’action, caractère impulsif, démence, inadaptation,
égotisme, absence d’instinct social, désir d’assouvir les plus vils instincts. Ces dispositions
en font des parasites et de véritables dangers pour la société, tant par l’exemple de leur
existence improductive et anti-sociale que par la confusion qu’ils sèment dans les esprits.
Mais c’est surtout dans l’exaltation de l’art pour l’art que transparaît le caractère
pathologique de la doctrine des «esthètes». Avec les parnassiens, ils prétendent que l’œuvre
d’art est son propre but; avec les diaboliques, que point ne lui est besoin d’être morale,
l’immoralité étant même préférable; avec les décadents, qu’il lui faut éviter le naturel et la
vérité; «et avec toutes ces écoles égotistes de dégénérescence, que l’art occupe un rang plus
haut que toute autre fonction humaine[15] ». Pas plus que le criminel, l’«artiste dégénéré»

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ne doit être autorisé à «épanouir son individualité sous forme d’œuvres immorales».
Poussant l’analogie jusqu’au bout, Nordau va jusqu’à assimiler le second au premier:
«L’artiste qui représente avec complaisance ce qui est dépravé, vicieux, criminel, qui
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l’approuve, peut-être le glorifie, ne se distingue que quantitativement et non


qualitativement du criminel qui pratique en fait ces choses-là[16]. »
Outre la peinture du Mal, le décrochage du Beau de la morale publique s’opère par la
rupture d’une autre convention classique qui veut que le traitement esthétique reflète la
hiérarchie sociale. Le traitement sérieux était en effet réservé aux personnages appartenant
à l’élite, les gens du peuple n’ayant droit qu’à un traitement secondaire comique ou
grotesque. C’est ce que rappelle l’influent critique catholique et légitimiste Armand de
Pontmartin à propos de Madame Bovary:
« La personnalité humaine, représentée par toutes les supériorités, de naissance,
d’esprit, d’éducation et de cœur, laissait peu de place, dans l’économie du récit,
aux personnages secondaires, encore moins aux objets matériels. Ce monde
exquis ne regardait les petites gens que par la portière de ses carrosses, et la
campagne que par la fenêtre de ses palais. De là un grand espace, et 14. Max Nordau, «L’égotisme», Dégénérescence, t. II,
Paris, Alcan, 1894, p. 134-135.
admirablement rempli, pour l’analyse des sentiments, plus fins, plus 15. Ibid., p. 142.
compliqués, plus difficiles à débrouiller dans les âmes d’élite que chez le 16. Ibid., p. 149.
17. Armand de Pontmartin, «Le roman bourgeois et
vulgaire. » le roman démocrate. MM. Edmond About et
Gustave Flaubert», Le Correspondant, juin 1857,
p. 303-304. Cette notion de «démocratie litté-
L’usage du beau style pour peindre des personnages placés au bas de l’échelle sociale raire» est reprise par Jacques Rancière pour
qualifier le régime nouveau d’identification de
est considéré comme attentatoire à l’ordre social et donc à la morale publique. Armand de l’art d’écrire qui émerge avec la littérature
Pontmartin y voit un symptôme de la «démocratie littéraire.[17] » Dans leur préface à moderne, rompant avec l’ordre de représenta-
tion classique qui devait se conformer aux
Germinie Lacerteux, publié en 1865, les frères Goncourt revendiqueront le «droit au hiérarchies sociales. Politique de la littérature,
roman» pour «ce qu’on appelle “les basses classes” », dans un temps «de suffrage universel, Paris, Galilée, 2007, p. 11-40 (notamment p. 20).
18. Edmond et Jules de Goncourt, préface à la pre-
de démocratie, de libéralisme»[18]. mière édition de Germinie Lacerteux, Paris,
Flammarion, coll. «GF», 1990, p. 55.
Si le projet de Madame Bovary s’inscrit par le travail du style dans la tradition de l’art
pour l’art, le choix d’appliquer un traitement sérieux à une héroïne située au bas de la
hiérarchie sociale et de la montrer succombant à la tentation du «mal» est tributaire de nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 17
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ÉTUDES | Éthiques d’artistes

la tradition réaliste, à laquelle Flaubert emprunte l’autre moyen de détacher l’art de la


morale en lui opposant le principe de vérité emprunté au paradigme scientifique.

LA VÉRITÉ CONTRE LA MORALE PUBLIQUE


Le paradigme scientifique
En effet, le courant réaliste a développé une nouvelle conception des rapports entre
esthétique et morale. Comme les tenants de l’art pour l’art[19], les écrivains réalistes
considèrent qu’on ne peut retrancher la peinture du mal ou de l’immoralité sans fausser
la représentation du monde, sans réduire la vraisemblance de l’œuvre. La morale qui
cherche à dissimuler la vérité n’est qu’hypocrisie sociale. Mais montrer le mal ne signifie
pas l’approuver. Au contraire, même. Ce n’est pas au moyen de l’idéalisation mais de la
description de la réalité telle qu’elle est, en disant la vérité, que la littérature est utile.

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Le principe est emprunté au paradigme scientifique: la connaissance du mal constitue
une étape nécessaire pour en découvrir le remède. Les réalistes vont même plus loin: dans
le domaine moral, la connaissance du mal et de ses conséquences a une vertu préventive.
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Balzac l’a formulé en réponse à un article critique du journaliste Hyppolite Castille dans
la Semaine du 11 octobre 1846:
« Moraliser son époque est le but que tout écrivain doit se proposer, sous peine de
n’être qu’un amuseur de gens; […] Or, le procédé ancien a toujours consisté à
montrer la plaie.» [C’est Balzac qui souligne]

C’est cette idée qu’allègue la défense dans les procès pour offense aux bonnes mœurs.
«L’excitation de la vertu par l’horreur du vice», telle a été l’intention «éminemment
morale» de Flaubert, résume son avocat Me Sénard. La description réaliste est la condition
du caractère moral du livre: la faute doit être montrée. La plaidoirie du défenseur de
Baudelaire, Me Chaix d’Est-Ange, qui s’appuie sur la citation de Balzac, est tout entière
centrée sur l’idée que Baudelaire a voulu inspirer «la haine et le dégoût» du mal. Le principe
n’était pourtant pas admissible par les magistrats du Second Empire. Selon le procureur
impérial Pinard, à supposer l’œuvre de Flaubert morale, une conclusion morale n’eût pas
19. Théophile Gautier développe cet argument dans suffi à amnistier les détails «lascifs» qu’on y trouve. Le jugement du tribunal va dans le
la préface à Mademoiselle de Maupin, op. cit.,
p. 25 et 34. Et Baudelaire écrit à son avocat: même sens: «la mission de la littérature doit être d’orner et de récréer l’esprit en élevant
«Qu’est-ce que c’est que cette morale prude, l’intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d’imprimer le dégoût du vice en
bégueule, taquine […] ? Cette morale-là irait
jusqu’à dire: désormais on ne fera que des livres offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société[20] ». Flaubert a échappé
consolants et servant à démontrer que l’homme est
né bon, et que tous les hommes sont heureux –
à la sanction car ses intentions ont été reconnues pures, mais Baudelaire a été condamné.
abominable hypocrisie!» (OC, I, p. 196; c’est Les écrivains concernés sont ambivalents face à ce plaidoyer de leurs défenseurs. Car tout
Baudelaire qui souligne).
20. Gustave Flaubert, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, le projet flaubertien consiste précisément dans le refus de «conclure»[21] ». Or, en s’abstenant
1951, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», p. 682. de juger la conduite d’Emma Bovary, Flaubert rompt avec la convention qui veut que l’auteur
21. Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, Paris, Gal-
limard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1973, prenne position, délivre un message, il déroge, en cela, à sa responsabilité d’écrivain. C’est
p. 680.
précisément ce que lui reproche le porte-parole de la morale publique Pinard.
Flaubert emprunte à la science la justification de ce regard qui se veut objectif.
nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 18 L’écrivain adopte la posture du savant qui doit se dégager de toute normativité pour
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La dissociation du beau, du vrai et du bien | GISÈLE SAPIRO

observer, représenter, plutôt que juger et prêcher. Flaubert va faire de ce principe son
éthique professionnelle[22]. Prédisposé à l’observation par son habitus de fils de médecin
ayant grandi dans un hôpital et que son père emmenait dans ses visites, il transpose ce
principe dans sa posture d’artiste.
La référence à la science sert à fonder l’autorité de l’écrivain et sa revendication
d’autonomie par rapport au champ de production idéologique. Plus qu’une posture, elle
imprègne très fortement la démarche artistique des écrivains réalistes[23], tant au plan des
sujets que de la méthode. Des personnages issus du monde scientifique font leur
apparition dans l’univers romanesque de Balzac, Flaubert, puis de Zola: ingénieurs,
savants, médecins, inventeurs, pharmaciens. Les descriptions de maladies, soins,
interventions chirurgicales, scènes de laboratoire, se multiplient. Quant à la méthode, ils
lui empruntent un regard à la fois plus distancié et plus précis sur le monde, un regard à

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la fois critique et détaché. Si les romantiques ont introduit la couleur locale contre
l’abstraction classique, le courant réaliste va pousser beaucoup plus loin le souci
d’exactitude historique et d’observation minutieuse de la réalité, fondées chez Flaubert et
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les Goncourt, comme plus tard chez Zola, sur des recherches approfondies et une vaste
documentation. Ce souci de documentation est déjà présent chez certains romantiques
et chez Balzac. Mais la jeune génération emprunte aussi à la science sa méthode
impersonnelle et sa «neutralité» axiologique, gages de son «objectivité».
De Balzac à Flaubert, la fonction dénonciatrice revendiquée par les écrivains réalistes
évolue de la prédication, caractéristique de la prophétie du malheur, au diagnostic,
emprunté au modèle médical. Ceci leur vaut des reproches de la part de critiques
conservateurs tels que Cuvillier-Fleury, pour qui l’art se caractérise par le reflet de l’«âme
de l’auteur» dans son œuvre; or, explique le critique, les procédés réalistes de la
reproduction photographique font «disparaître l’homme dans le peintre: il ne reste
qu’une plaque d’acier[24] ». À cette question de la relation entre la morale de l’œuvre et la
morale de l’auteur qui sous-tend celle, juridique, de l’intention de nuire, les auteurs
attaqués répondent en posant, à l’image du savant, la sincérité, la probité, la recherche de
la vérité dans l’exercice de l’art comme fondement de leur éthique professionnelle et donc
de la moralité de l’artiste.
Selon cette conception, la vérité ne peut être immorale. «La moralité de l’artiste est
dans la force et la vérité de sa peinture», écrit Barbey d’Aurevilly[25]. Plus, l’intervention –
directe ou indirecte – de l’auteur visant à rectifier la représentation du réel pour démontrer, 22. Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Paris, Galli-
mard, 1935, p. 31.
louer ou condamner, est un artifice qui fausse le caractère de vérité et de sincérité de 23. Voir Robert Fath, Influence de la science sur la lit-
l’œuvre. «Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire, écrit Baudelaire à térature française dans la deuxième moitié du
XIXe siècle, Lausanne, Payot, 1901.
propos de Madame Bovary. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la 24. Alfred-Auguste Cuvillier Fleury, «Revue litté-
morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.» (L’Artiste du raire», Journal des débats, 26 mai 1857.
25. Jules Barbey d’Aurevilly, «Préface à la nouvelle
18 octobre 1857; OC, II, p. 81-82). Seule la vérité peut avoir un effet moral: tout comme édition», Une vieille maîtresse [1851], Paris,
Achille Faure, 1866, p. 13.
les tenants de l’art pour l’art l’ont fait pour le Beau, Flaubert renverse le rapport de
dépendance entre le Vrai et le Bien, faisant dériver le deuxième terme du premier. Ainsi
qu’il l’écrira à George Sand en 1876 : nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 19
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ÉTUDES | Éthiques d’artistes

« Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le
lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car
du moment qu’une chose est Vraie, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont
même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas «comme
ça» dans la vie[26]. »

Ceci suppose un transfert de la responsabilité de l’auteur au lecteur. Cette conception


se heurte cependant au problème de l’accroissement du lectorat et aux craintes que suscite
l’accès de nouveaux lecteurs non préparés à des œuvres qui ne délivreraient pas de message
univoque. À la représentation de lecteurs – et surtout de lectrices – « immatures» et
incapables de jugement autonome, les écrivains réalistes de la génération suivante vont
opposer non seulement la croyance scientifique selon laquelle la connaissance fonde la

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raison, mais l’idée que tout être humain est capable de discernement et de jugement si on
lui représente la réalité de manière véridique. Il est en mesure de tirer la «hautaine leçon
des faits», comme le formule Zola:
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« L’auteur n’est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce


qu’il trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs concluront, s’ils le veulent,
chercheront la vraie moralité, tâcheront de tirer une leçon du livre. Quant au
romancier, il se tient à l’écart, surtout par un motif d’art, pour laisser à son œuvre
son unité impersonnelle, son caractère de procès-verbal, écrit à jamais sur le
marbre. Il pense que sa propre émotion gênerait celle de ses personnages, que son
jugement atténuerait la hautaine leçon des faits. C’est là toute une poétique
nouvelle dont l’application change la face du roman[27]. »

L’objectivité comme méthode narrative


L’objectivité implique un nouveau rapport entre l’auteur et son œuvre, dont il
n’assume plus que la responsabilité formelle, puisque le contenu se veut un reflet de la
réalité. Trois procédés permettent à Flaubert de mettre en œuvre ce principe: la technique
narrative – le narrateur «impersonnel» et le discours indirect libre –, la méthode
descriptive (le réalisme) et le principe de composition fondé sur l’enchaînement causal.
Au point de vue narratif, l’objectivité implique une différenciation entre trois voix:
celle de l’auteur, celle du narrateur et celle du personnage. Pour produire l’effet
26. Gustave Flaubert, Correspondance, t. V, op. cit., d’objectivité, il faut que l’auteur disparaisse en tant que sujet. La technique narrative est
p. 12, souligné par Flaubert.
27. Émile Zola, Les Romanciers naturalistes [1890],
empruntée à la tradition théâtrale: l’effet dramatique repose sur la monstration plutôt
dans Œuvres complètes, Paris, Fasquelle, 1906, que sur la démonstration. Les maîtres de Flaubert en la matière sont Shakespeare et
p. 275.
28. Léon Degoumois, Flaubert à l’école de Goethe, Goethe, chez qui il trouve une théorie de l’impassibilité narrative et son application au
Genève, Sonor, 1925, p. 31-32 et Norbert Christian genre romanesque[28].
Wolf, «Ästhetische Objektivität. Goethes und
Flauberts Konzept des Stils», Poetica, vol. 34, Cependant, à la différence du théâtre, le roman requiert une voix narrative quand il
n° 1-2 (2002), p. 125-169.
ne prend pas la forme épistolaire très en vogue au XVIIIe siècle, et que Gautier emploie dans
Mademoiselle de Maupin. Pour Flaubert, cette voix doit néanmoins se démarquer de la
nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 20 personnalité de l’auteur et s’effacer autant que faire se peut. Le modèle de Flaubert est ici
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La dissociation du beau, du vrai et du bien | GISÈLE SAPIRO

les sciences naturelles: comme la narration scientifique, le narrateur se caractérise par son
impersonnalité et son impartialité. De là découle ce qu’on a appelé l’impassibilité du
narrateur flaubertien.
Si, comme l’ont pointé certains commentateurs, cette objectivité narrative trouve ses
limites dans l’ironie, celle-ci apparaît comme une technique supplémentaire de
distanciation du narrateur par rapport au monde décrit et constitue une marque de
détachement par rapport aux passions qui s’y agitent. Cette distance ironique est la
contrepartie nécessaire de la duplicité qui naît de la restitution du point de vue des
personnages par le procédé du discours indirect libre. Le narrateur est à la fois dedans et
dehors.
Selon Barthes, Flaubert manie l’ironie de sorte qu’«on ne sait jamais s’il est responsable
de ce qu’il écrit (s’il y a un sujet derrière son langage)», afin d’empêcher de répondre à la

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question «Qui parle?»[29]. Mais en fait, l’ironie est ce qui rend possible la distinction entre
la responsabilité subjective de l’auteur, son intention, qui ne porte que sur la forme, et sa
responsabilité objective, à savoir les effets sociaux de l’œuvre indépendamment de cette
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intention[30]. L’incertitude de la voix narrative est ce qui, selon Jonathan Culler, a un effet
«dé-moralisateur», parce qu’elle vide littéralement l’œuvre de son contenu moral[31].
Le recours à la technique novatrice du discours indirect libre a induit l’erreur
d’interprétation du procureur impérial Pinard: il a identifié le narrateur, l’auteur et
l’écrivain. L’avocat de Flaubert, Me Sénard, distingue quant à lui le narrateur des
personnages, mais pas de l’écrivain. Selon Dominick LaCapra, l’auteur qui recourt au
discours indirect libre sait ce qu’il rejette dans la société, mais ne sait pas quelle alternative
proposer[32]. Cette hypothèse réduit cependant le procédé narratif à la position morale de
l’auteur. Or le discours indirect libre s’articule avec le projet réaliste de Flaubert de rendre
compte de l’univers étudié en toute objectivité, sans porter de jugement.
On peut rapprocher de ce procédé l’attitude du «comédien» que Baudelaire revendique
dans l’avertissement à la rubrique «Révolte» des Fleurs du mal: présentant les poèmes de
cette rubrique comme un «pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur», il 29. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, coll. «Points»,
1970, p. 146 (c’est Barthes qui souligne).
explique avoir dû «en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes et à toutes 30. Cette distinction est empruntée au sociologue du
les corruptions» (OC, I, p. 1075-76). Dans ses poèmes, il parle comme Flaubert du point droit durkheimien Paul Fauconnet (la Responsa-
bilité, Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1920),
de vue de ses personnages: je est un autre. De même, pendant l’écriture de son roman, dont j’ai adapté la théorie de la responsabilité au
Flaubert, qui, enfant, rêvait d’être un acteur, se met littéralement dans la peau de ses cas des crimes commis par voie de presse; Gisèle
Sapiro, «De la responsabilité pénale à l’éthique
personnages, jusqu’à ressentir le goût d’encre provoqué par le poison qu’a absorbé Emma. de responsabilité. Le cas des écrivains», Revue
française de science politique, vol. 58, n° 3, décem-
Mais le passage d’un point de vue à un autre et la distance ironique du narrateur bre 2008, p. 877-898; et id., La Responsabilité de
contribuent à relativiser le vécu de chacun des personnages et à l’objectiver en le l’écrivain, Littérature, Droit et Morale en France
XIX-XXe siècle, Paris, Seuil, à paraître.
rapportant à sa position dans l’espace socio-historique décrit. L’objectivation impartiale 31. Jonathan Culler, Flaubert. The Uses of Uncer-
induit un relativisme moral qui caractérise la «neutralité» scientifique. L’œuvre de tainty, Ithaca/NY, Cornell University Press, 1974,
p. 90.
Flaubert, comme celle de Baudelaire, est traversée par ce rapport problématique à la 32. Dominick LaCapra, “Madame Bovary” on Trial,
Ithaca, Cornell University Press, 1982, p. 62.
morale, qu’elle relativise en la prenant pour objet. C’est ce qui fait que les lectures
contradictoires de l’accusation et de la défense puissent y trouver des appuis tout en étant
réductrices et donc erronées. nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 21
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ÉTUDES | Éthiques d’artistes

À la technique narrative qui objective les différentes perspectives sur le monde, s’ajoute
la technique descriptive réaliste, qui a également choqué les contemporains. La métaphore
médicale employée par Sainte-Beuve fut largement reprise. Le critique Paulin Limayrac,
dans le Constitutionnel du 10 mai 1857, déplore que le roman en soit arrivé, «de guerre
lasse, à se servir de la plume comme du scalpel, et à ne voir dans la vie qu’un amphithéâtre
de dissection». Cette référence négative à la médecine est retournée par les écrivains
réalistes comme source d’autorité pour fonder leur démarche. Outre Flaubert lui-même,
elle va imprégner celle des frères Goncourt (dans Germinie Lacerteux), puis de Zola et des
naturalistes.
Le réalisme renvoie au matérialisme non seulement comme méthode descriptive mais
comme ontologie, en ce qu’il écarte toute transcendance, ne cherchant la formation du
sens et des valeurs que dans les conditions socio-historiques: le roman devient

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l’instrument de cette recherche, de cette étude scientifique de la société[33]. Balzac se
désignait comme un «docteur de science sociale», prenant pour modèle d’écriture
l’histoire naturelle. Zola, dont le naturalisme se présente comme une version plus
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scientifique du réalisme, se réfère à l’expérimentation médicale et élabore le projet d’un


«roman expérimental».
L’observation et l’analyse sont les méthodes réalistes pour produire une meilleure
compréhension du monde social, révéler ses mécanismes, ses lois. Chez Flaubert, le
principe de composition mime le mécanisme de la causalité, les acteurs apparaissant
comme mus par des enchaînements de circonstances qui les dépassent. Dans Madame
Bovary, le lecteur de Spinoza qu’est Flaubert a substitué à la fatalité romantique le
déterminisme social, dont le principe échappe pourtant aux acteurs qui y voient, comme
Charles Bovary, «la faute de la fatalité»[34]. Ce «coup d’œil scientifique porté sur la vie et
les comportements humains, la “méthode des sciences physiques et naturelles” transportée
dans le roman, le déterminisme des événements, des situations, des caractères», est, selon
Maurice Nadeau, ce qui a fait scandale[35].
Cette nouvelle éthique professionnelle engendre, comme on l’a vu, une confrontation
avec les représentants de la morale publique et les porte-parole de l’idéologie dominante,
qui aboutit souvent à des poursuites en justice, parfois à des condamnations. Allant au
bout de l’affrontement, les écrivains mis en cause voient dans le scandale, la sanction, la
persécution, des signes de distinction. Révélant le «courage» de celui qui n’a pas renoncé
33. Voir Stephen Heath, Gustave Flaubert, Madame
Bovary, Cambridge/NY, Cambridge UP, 1992, à défendre les valeurs de son art, beauté, vérité, le stigmate de l’infamie se retourne en
p. 29.
34. Sur Flaubert lecteur de Spinoza, voir Jean Bru-
signe d’élection. Il devient un titre de gloire. Victor Hugo félicite Baudelaire de sa
neau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert, «flétrissure» comme d’une des rares «décorations» que le régime actuel peut accorder[36].
1831-1845, Paris, Armand Colin, 1962, p. 449-
453. Alors que Baudelaire n’en retient que le versant négatif, la souillure, Hugo en voit la
35. Maurice Nadeau, Gustave Flaubert écrivain, dimension positive: celle des valeurs à partir desquelles l’écrivain peut à son tour critiquer,
Paris, Denoël, 1969, p. 153.
36. Paul Fauconnet, La Responsabilité, op. cit., p. 11- condamner le régime qui les proscrit, et qui fondent un autre type de responsabilité, dont
14.
l’auteur des Misérables, lui-même exilé, banni, est l’incarnation.
La question des rapports entre éthique et esthétique soulève en effet celle du rapport
nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 22 entre l’écrivain et la société. Face aux tentatives des porte-parole de la morale publique,
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La dissociation du beau, du vrai et du bien | GISÈLE SAPIRO

législateurs, censeurs, magistrats, prêtres, ligues de moralité, d’assujettir la littérature et


d’en faire un instrument du maintien de l’ordre social, les défenseurs de l’autonomie
optent pour deux postures opposées, qui circonscrivent le nouvel espace des possibles au
pôle autonome du champ littéraire: l’art pour l’art, dont les figures de proue sont
Théophile Gautier, Gustave Flaubert, puis Oscar Wilde, et l’engagement, illustré par Victor
Hugo avant d’être redéfini par Émile Zola pendant l’Affaire Dreyfus puis, un demi-siècle
plus tard, par Sartre. Ces deux postures auront, à leur façon, contribué à remettre en cause
la doxa de leur époque et à la faire évoluer.

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nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 23

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