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2010/2 n° 6 | pages 13 à 23
ISSN 1969-2269
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ISBN 9782130580102
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ÉTUDES
GISÈLE SAPIRO
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C’est au XIXe siècle que l’art a affirmé son autonomie par rapport à la morale; ou,
plus précisément, à ce qu’on appellera ici la «morale publique», et qui renvoie à la doxa
et à l’idéologie dominante[1]. Revenir sur ce moment fondateur permet de comprendre
les enjeux et les principes qui ont sous-tendu l’élaboration d’une éthique du créateur
encore largement actuelle. Plus qu’une simple transgression de la morale ordinaire dont
la pratique n’avait rien de nouveau comme en témoignent les nombreux écrits licencieux
des siècles précédents, cette éthique s’est constituée à travers la remise en cause de
l’association du « Beau », du « Bien » et du « Vrai » sur laquelle reposait l’esthétique
classique. La séparation entre l’art et la morale est réalisée au nom de deux valeurs, le
Beau et le Vrai, qui s’autonomisent par le biais du développement de l’esthétique et de la
science. Elle est mise en œuvre au moyen de procédés qui sont reprochés aux auteurs
concernés par les gardiens de l’esthétique classique (majoritaires parmi les critiques de
l’époque) : le beau style (quel que soit le sujet traité) d’un côté, les techniques narratives
réalistes de l’autre.
Cette remise en cause de la conception classique du lien étroit entre le Beau, le Vrai
et le Bien est l’œuvre des deux grands courants romanesques de la première moitié du
XIXe siècle, le romantisme et le réalisme. Le premier en posant les prémices de la théorie
de l’art pour l’art qui va dissocier le Beau de l’«Utile», le second en distinguant le Vrai
du «beau idéal», supposé avoir un effet de moralisation selon la doctrine classique. De
ces deux courants, Flaubert opère une synthèse originale, qui lui vaudra d’être traduit
en justice.
La disjonction des trois concepts a pour effet d’ouvrir un nouvel espace des possibles
1. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, «La produc-
concernant les rapports entre éthique et esthétique. En littérature, elle pose une série de tion de l’idéologie dominante», Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 2-3, 1976, p. 4-73.
questions relatives au rapport entre l’œuvre et la réalité (idéalisation vs description
réaliste), entre l’auteur et le narrateur (apparition du narrateur impersonnel chez
Flaubert), entre le narrateur et les personnages (jugement ou observation impartiale, nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 13
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L’AMORALITÉ DU BEAU
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La réception de l’esthétique kantienne en France
La dissociation du Beau et du Bien, du Beau et de l’Utile, qui fonde la conception
moderne de l’art, s’esquisse dès la fin du XVIIIe siècle, à travers la réception de la
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décréter que «l’art a sa loi», comme le fait Victor Hugo dans la préface aux Feuilles
d’automne (1831), mais aussi qu’il est «désintéressé», «pur», qu’il est son propre but[4].
Cette affirmation du primat du jugement esthétique désintéressé et de l’autonomie
de l’art se heurte cependant à la croyance prédominante dans les effets sociaux de l’art et
dans son potentiel pédagogique, que partagent alors conservateurs, catholiques, libéraux
et socialistes. À partir de 1830, les attaques contre «l’art pour l’art» romantique se
multiplient, émanant aussi bien des catholiques sociaux (L’Avenir de Lammenais) que
des revues libérales (Revue des deux mondes, Le Globe) et des tribunes républicaines et
socialistes (Revue encyclopédique de Pierre Leroux et Hippolyte Carnot, la Revue
républicaine, Revue du progrès)[5]. Tous, de droite à gauche, assignent à l’art une utilité
sociale et à l’écrivain une mission édifiante. On reproche aux romantiques leur
individualisme égoïste et leur refuge dans le passé lointain du Moyen Âge, on condamne
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l’idée d’un art qui soit son propre but. L’art est conçu comme un sacerdoce laïque qui
doit contribuer au progrès de la civilisation et à la moralisation du peuple. Proudhon le
définit comme «une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du
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perfectionnement physique et moral de notre espèce», lui assignant une «mission morale
et hygiénique»[6]. L’artiste a, de ce fait, une responsabilité.
Cette vision va faire des recrues parmi les romantiques. Lamartine et George Sand
sont les premiers à répondre aux attentes, le premier en s’engageant dans une carrière
politique, la seconde en se ralliant, sous l’influence des saint-simoniens, puis de
Lammenais et de Pierre Leroux, à une conception de l’art engagé développée dans la Revue
indépendante qu’elle fonde, avec ce dernier, à la fin 1841. S’opère alors une reconfiguration
du champ littéraire[7] autour de l’opposition entre «l’art pour l’art» et «l’art social». Le
romantisme humanitaire d’après 1830 propose une synthèse du «philosophe» et du
«poète», figures que le siècle précédent avait distinguées. Hugo, Vigny, Lamartine
endossent la posture du «poète penseur[8] », laissant «l’art pour l’art» à la jeune génération,
en particulier Théophile Gautier, bientôt relayé par Baudelaire et par les parnassiens.
La théorie de l’art pour l’art 4. Victor Hugo, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard,
Prenant le contre-pied de la doctrine classique, la théorie de l’art pour l’art présente coll. «Bibliothèque de la pléiade», 1964, p. 713.
5. Voir Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour
désormais l’Utile comme le contraire du Beau[9]. Comme l’exprime à l’excès Théophile l’art…, op. cit., p. 74 sq.
Gautier dans la préface à Mademoiselle de Maupin (1834) : « Il n’y a de vraiment beau 6. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’art et
de sa destination sociale, Paris, Garnier, 1865,
que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de p. 43 et 199.
7. Pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu,
quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles[10] ». La littérature moralisatrice ne Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1993.
peut, de ce fait, être que mauvaise, car l’art qui récompense la vertu renvoie à une morale 8. José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire, Paris,
Honoré Champion, 2007, p. 285 et 368 sq.
inférieure, qui fait appel à l’intérêt. À l’occasion d’un article sur Théophile Gautier paru 9. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art…,
le 13 mars 1859 dans l’Artiste, où il plaide pour la dissociation du Beau, du Vrai et du op. cit. p. 218. Voir aussi p. 227-230.
10. Théophile Gautier, préface de Mademoiselle de
Bien, Baudelaire explique que « si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa Maupin, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF»,
1966, p. 45.
force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise »
(Œuvres complètes, II, p. 113). Cette idée va devenir un credo au pôle autonome du
champ littéraire : « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait la mauvaise littérature », nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 15
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écrira André Gide dans son Journal en 1921, à une époque où il est taxé d’immoralisme
par la critique catholique[11].
La représentation du « Mal » est au cœur de la polémique avec les gardiens de la
morale. Gautier leur rétorque : « Proscrire de l’art la peinture du mal équivaudrait à la
négation de l’art même[12] ». Dans un de ses projets de préface aux Fleurs du mal où il
lance une pique à « ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau
langage », Baudelaire dit avoir voulu « extraire la beauté du Mal » et présente son livre
comme « essentiellement inutile »[13]. Pour Baudelaire, la beauté absout l’art. Dans
l’article qu’il publie sur Madame Bovary dans L’Artiste du 18 octobre 1857, après sa
propre condamnation survenue au mois d’août, le poète avance que « si les magistrats
avaient découvert quelque chose de vraiment reprochable dans le livre, ils l’auraient
néanmoins amnistié, en faveur et en reconnaissance de la BEAUTÉ dont il est revêtu… »
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(OC, II, p. 77). Tel n’est pas l’avis des magistrats du Second Empire qui ont assigné
Flaubert et Baudelaire en justice, percevant la portée subversive de cette dissociation du
Beau et du Bien.
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pathologique d’un instinct de l’espèce»[14]. Il dresse un diagnostic quasi clinique des traits
de dégénérescence mentale des artistes: émotivité, exaltation de l’imagination, prédilection
pour la rêverie, aversion pour l’action, caractère impulsif, démence, inadaptation,
égotisme, absence d’instinct social, désir d’assouvir les plus vils instincts. Ces dispositions
en font des parasites et de véritables dangers pour la société, tant par l’exemple de leur
existence improductive et anti-sociale que par la confusion qu’ils sèment dans les esprits.
Mais c’est surtout dans l’exaltation de l’art pour l’art que transparaît le caractère
pathologique de la doctrine des «esthètes». Avec les parnassiens, ils prétendent que l’œuvre
d’art est son propre but; avec les diaboliques, que point ne lui est besoin d’être morale,
l’immoralité étant même préférable; avec les décadents, qu’il lui faut éviter le naturel et la
vérité; «et avec toutes ces écoles égotistes de dégénérescence, que l’art occupe un rang plus
haut que toute autre fonction humaine[15] ». Pas plus que le criminel, l’«artiste dégénéré»
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ne doit être autorisé à «épanouir son individualité sous forme d’œuvres immorales».
Poussant l’analogie jusqu’au bout, Nordau va jusqu’à assimiler le second au premier:
«L’artiste qui représente avec complaisance ce qui est dépravé, vicieux, criminel, qui
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Le principe est emprunté au paradigme scientifique: la connaissance du mal constitue
une étape nécessaire pour en découvrir le remède. Les réalistes vont même plus loin: dans
le domaine moral, la connaissance du mal et de ses conséquences a une vertu préventive.
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Balzac l’a formulé en réponse à un article critique du journaliste Hyppolite Castille dans
la Semaine du 11 octobre 1846:
« Moraliser son époque est le but que tout écrivain doit se proposer, sous peine de
n’être qu’un amuseur de gens; […] Or, le procédé ancien a toujours consisté à
montrer la plaie.» [C’est Balzac qui souligne]
C’est cette idée qu’allègue la défense dans les procès pour offense aux bonnes mœurs.
«L’excitation de la vertu par l’horreur du vice», telle a été l’intention «éminemment
morale» de Flaubert, résume son avocat Me Sénard. La description réaliste est la condition
du caractère moral du livre: la faute doit être montrée. La plaidoirie du défenseur de
Baudelaire, Me Chaix d’Est-Ange, qui s’appuie sur la citation de Balzac, est tout entière
centrée sur l’idée que Baudelaire a voulu inspirer «la haine et le dégoût» du mal. Le principe
n’était pourtant pas admissible par les magistrats du Second Empire. Selon le procureur
impérial Pinard, à supposer l’œuvre de Flaubert morale, une conclusion morale n’eût pas
19. Théophile Gautier développe cet argument dans suffi à amnistier les détails «lascifs» qu’on y trouve. Le jugement du tribunal va dans le
la préface à Mademoiselle de Maupin, op. cit.,
p. 25 et 34. Et Baudelaire écrit à son avocat: même sens: «la mission de la littérature doit être d’orner et de récréer l’esprit en élevant
«Qu’est-ce que c’est que cette morale prude, l’intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d’imprimer le dégoût du vice en
bégueule, taquine […] ? Cette morale-là irait
jusqu’à dire: désormais on ne fera que des livres offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société[20] ». Flaubert a échappé
consolants et servant à démontrer que l’homme est
né bon, et que tous les hommes sont heureux –
à la sanction car ses intentions ont été reconnues pures, mais Baudelaire a été condamné.
abominable hypocrisie!» (OC, I, p. 196; c’est Les écrivains concernés sont ambivalents face à ce plaidoyer de leurs défenseurs. Car tout
Baudelaire qui souligne).
20. Gustave Flaubert, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, le projet flaubertien consiste précisément dans le refus de «conclure»[21] ». Or, en s’abstenant
1951, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», p. 682. de juger la conduite d’Emma Bovary, Flaubert rompt avec la convention qui veut que l’auteur
21. Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, Paris, Gal-
limard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1973, prenne position, délivre un message, il déroge, en cela, à sa responsabilité d’écrivain. C’est
p. 680.
précisément ce que lui reproche le porte-parole de la morale publique Pinard.
Flaubert emprunte à la science la justification de ce regard qui se veut objectif.
nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 18 L’écrivain adopte la posture du savant qui doit se dégager de toute normativité pour
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observer, représenter, plutôt que juger et prêcher. Flaubert va faire de ce principe son
éthique professionnelle[22]. Prédisposé à l’observation par son habitus de fils de médecin
ayant grandi dans un hôpital et que son père emmenait dans ses visites, il transpose ce
principe dans sa posture d’artiste.
La référence à la science sert à fonder l’autorité de l’écrivain et sa revendication
d’autonomie par rapport au champ de production idéologique. Plus qu’une posture, elle
imprègne très fortement la démarche artistique des écrivains réalistes[23], tant au plan des
sujets que de la méthode. Des personnages issus du monde scientifique font leur
apparition dans l’univers romanesque de Balzac, Flaubert, puis de Zola: ingénieurs,
savants, médecins, inventeurs, pharmaciens. Les descriptions de maladies, soins,
interventions chirurgicales, scènes de laboratoire, se multiplient. Quant à la méthode, ils
lui empruntent un regard à la fois plus distancié et plus précis sur le monde, un regard à
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la fois critique et détaché. Si les romantiques ont introduit la couleur locale contre
l’abstraction classique, le courant réaliste va pousser beaucoup plus loin le souci
d’exactitude historique et d’observation minutieuse de la réalité, fondées chez Flaubert et
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les Goncourt, comme plus tard chez Zola, sur des recherches approfondies et une vaste
documentation. Ce souci de documentation est déjà présent chez certains romantiques
et chez Balzac. Mais la jeune génération emprunte aussi à la science sa méthode
impersonnelle et sa «neutralité» axiologique, gages de son «objectivité».
De Balzac à Flaubert, la fonction dénonciatrice revendiquée par les écrivains réalistes
évolue de la prédication, caractéristique de la prophétie du malheur, au diagnostic,
emprunté au modèle médical. Ceci leur vaut des reproches de la part de critiques
conservateurs tels que Cuvillier-Fleury, pour qui l’art se caractérise par le reflet de l’«âme
de l’auteur» dans son œuvre; or, explique le critique, les procédés réalistes de la
reproduction photographique font «disparaître l’homme dans le peintre: il ne reste
qu’une plaque d’acier[24] ». À cette question de la relation entre la morale de l’œuvre et la
morale de l’auteur qui sous-tend celle, juridique, de l’intention de nuire, les auteurs
attaqués répondent en posant, à l’image du savant, la sincérité, la probité, la recherche de
la vérité dans l’exercice de l’art comme fondement de leur éthique professionnelle et donc
de la moralité de l’artiste.
Selon cette conception, la vérité ne peut être immorale. «La moralité de l’artiste est
dans la force et la vérité de sa peinture», écrit Barbey d’Aurevilly[25]. Plus, l’intervention –
directe ou indirecte – de l’auteur visant à rectifier la représentation du réel pour démontrer, 22. Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Paris, Galli-
mard, 1935, p. 31.
louer ou condamner, est un artifice qui fausse le caractère de vérité et de sincérité de 23. Voir Robert Fath, Influence de la science sur la lit-
l’œuvre. «Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire, écrit Baudelaire à térature française dans la deuxième moitié du
XIXe siècle, Lausanne, Payot, 1901.
propos de Madame Bovary. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la 24. Alfred-Auguste Cuvillier Fleury, «Revue litté-
morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.» (L’Artiste du raire», Journal des débats, 26 mai 1857.
25. Jules Barbey d’Aurevilly, «Préface à la nouvelle
18 octobre 1857; OC, II, p. 81-82). Seule la vérité peut avoir un effet moral: tout comme édition», Une vieille maîtresse [1851], Paris,
Achille Faure, 1866, p. 13.
les tenants de l’art pour l’art l’ont fait pour le Beau, Flaubert renverse le rapport de
dépendance entre le Vrai et le Bien, faisant dériver le deuxième terme du premier. Ainsi
qu’il l’écrira à George Sand en 1876 : nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 19
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« Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le
lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car
du moment qu’une chose est Vraie, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont
même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas «comme
ça» dans la vie[26]. »
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raison, mais l’idée que tout être humain est capable de discernement et de jugement si on
lui représente la réalité de manière véridique. Il est en mesure de tirer la «hautaine leçon
des faits», comme le formule Zola:
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les sciences naturelles: comme la narration scientifique, le narrateur se caractérise par son
impersonnalité et son impartialité. De là découle ce qu’on a appelé l’impassibilité du
narrateur flaubertien.
Si, comme l’ont pointé certains commentateurs, cette objectivité narrative trouve ses
limites dans l’ironie, celle-ci apparaît comme une technique supplémentaire de
distanciation du narrateur par rapport au monde décrit et constitue une marque de
détachement par rapport aux passions qui s’y agitent. Cette distance ironique est la
contrepartie nécessaire de la duplicité qui naît de la restitution du point de vue des
personnages par le procédé du discours indirect libre. Le narrateur est à la fois dedans et
dehors.
Selon Barthes, Flaubert manie l’ironie de sorte qu’«on ne sait jamais s’il est responsable
de ce qu’il écrit (s’il y a un sujet derrière son langage)», afin d’empêcher de répondre à la
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question «Qui parle?»[29]. Mais en fait, l’ironie est ce qui rend possible la distinction entre
la responsabilité subjective de l’auteur, son intention, qui ne porte que sur la forme, et sa
responsabilité objective, à savoir les effets sociaux de l’œuvre indépendamment de cette
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intention[30]. L’incertitude de la voix narrative est ce qui, selon Jonathan Culler, a un effet
«dé-moralisateur», parce qu’elle vide littéralement l’œuvre de son contenu moral[31].
Le recours à la technique novatrice du discours indirect libre a induit l’erreur
d’interprétation du procureur impérial Pinard: il a identifié le narrateur, l’auteur et
l’écrivain. L’avocat de Flaubert, Me Sénard, distingue quant à lui le narrateur des
personnages, mais pas de l’écrivain. Selon Dominick LaCapra, l’auteur qui recourt au
discours indirect libre sait ce qu’il rejette dans la société, mais ne sait pas quelle alternative
proposer[32]. Cette hypothèse réduit cependant le procédé narratif à la position morale de
l’auteur. Or le discours indirect libre s’articule avec le projet réaliste de Flaubert de rendre
compte de l’univers étudié en toute objectivité, sans porter de jugement.
On peut rapprocher de ce procédé l’attitude du «comédien» que Baudelaire revendique
dans l’avertissement à la rubrique «Révolte» des Fleurs du mal: présentant les poèmes de
cette rubrique comme un «pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur», il 29. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, coll. «Points»,
1970, p. 146 (c’est Barthes qui souligne).
explique avoir dû «en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes et à toutes 30. Cette distinction est empruntée au sociologue du
les corruptions» (OC, I, p. 1075-76). Dans ses poèmes, il parle comme Flaubert du point droit durkheimien Paul Fauconnet (la Responsa-
bilité, Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1920),
de vue de ses personnages: je est un autre. De même, pendant l’écriture de son roman, dont j’ai adapté la théorie de la responsabilité au
Flaubert, qui, enfant, rêvait d’être un acteur, se met littéralement dans la peau de ses cas des crimes commis par voie de presse; Gisèle
Sapiro, «De la responsabilité pénale à l’éthique
personnages, jusqu’à ressentir le goût d’encre provoqué par le poison qu’a absorbé Emma. de responsabilité. Le cas des écrivains», Revue
française de science politique, vol. 58, n° 3, décem-
Mais le passage d’un point de vue à un autre et la distance ironique du narrateur bre 2008, p. 877-898; et id., La Responsabilité de
contribuent à relativiser le vécu de chacun des personnages et à l’objectiver en le l’écrivain, Littérature, Droit et Morale en France
XIX-XXe siècle, Paris, Seuil, à paraître.
rapportant à sa position dans l’espace socio-historique décrit. L’objectivation impartiale 31. Jonathan Culler, Flaubert. The Uses of Uncer-
induit un relativisme moral qui caractérise la «neutralité» scientifique. L’œuvre de tainty, Ithaca/NY, Cornell University Press, 1974,
p. 90.
Flaubert, comme celle de Baudelaire, est traversée par ce rapport problématique à la 32. Dominick LaCapra, “Madame Bovary” on Trial,
Ithaca, Cornell University Press, 1982, p. 62.
morale, qu’elle relativise en la prenant pour objet. C’est ce qui fait que les lectures
contradictoires de l’accusation et de la défense puissent y trouver des appuis tout en étant
réductrices et donc erronées. nouvelle Revue d'esthétique n° 6/2010 | 21
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À la technique narrative qui objective les différentes perspectives sur le monde, s’ajoute
la technique descriptive réaliste, qui a également choqué les contemporains. La métaphore
médicale employée par Sainte-Beuve fut largement reprise. Le critique Paulin Limayrac,
dans le Constitutionnel du 10 mai 1857, déplore que le roman en soit arrivé, «de guerre
lasse, à se servir de la plume comme du scalpel, et à ne voir dans la vie qu’un amphithéâtre
de dissection». Cette référence négative à la médecine est retournée par les écrivains
réalistes comme source d’autorité pour fonder leur démarche. Outre Flaubert lui-même,
elle va imprégner celle des frères Goncourt (dans Germinie Lacerteux), puis de Zola et des
naturalistes.
Le réalisme renvoie au matérialisme non seulement comme méthode descriptive mais
comme ontologie, en ce qu’il écarte toute transcendance, ne cherchant la formation du
sens et des valeurs que dans les conditions socio-historiques: le roman devient
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l’instrument de cette recherche, de cette étude scientifique de la société[33]. Balzac se
désignait comme un «docteur de science sociale», prenant pour modèle d’écriture
l’histoire naturelle. Zola, dont le naturalisme se présente comme une version plus
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