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UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE

La production locale du Welfare des précaires en Argentine à l’ère du capitalisme


postindustriel

Gabriel Vommaro

Presses de Sciences Po | « Gouvernement et action publique »

2019/1 VOL. 8 | pages 35 à 60


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ISSN 2260-0965
ISBN 9782724635874
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-gouvernement-et-action-publique-2019-1-page-35.htm
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UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE
MOUVANTE
La production locale du Welfare des précaires
en Argentine à l’ère du capitalisme postindustriel

Gabriel Vommaro

Résumé : Depuis les années 2000, des politiques d’assistance aux catégories les plus
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instables des classes populaires se consolident en Argentine comme dans la plupart
des pays de l’Amérique latine. Une partie de ces politiques est gérée de manière
conjointe par des dirigeants et des activistes locaux de partis et de mouvements
sociaux. Il s’agit d’une véritable coproduction de l’intervention sociale de l’État dans
les quartiers populaires. Basé sur un travail ethnographique dans trois quartiers popu-
laires argentins, cet article analyse la production quotidienne des politiques sociales et
notamment les activités de ses médiateurs qui jouent le rôle de bureaucrates para-
étatiques. Issus eux-mêmes des classes populaires, ils sont à la fois des relais – pas
toujours institutionnalisés – de l’État dans les quartiers populaires et des courroies de
transmission des demandes des habitants de ces milieux face à l’État. L’analyse montre
que le statut instable et les conditions de travail de ces bureaucrates, ainsi que leurs
relations de dépendance avec les fonctionnaires étatiques les habilitant à distribuer des
biens publics sont centraux pour comprendre les traits fondamentaux du rapport à
l’État des couches les plus instables des classes populaires comme des logiques de
fonctionnement du Welfare dans ces quartiers.

MOTS-CLÉS : AMÉRIQUE LATINE – ARGENTINE – BUREAUCRATIE DE RUE – CLASSES POPULAIRES –


CLIENTÉLISME – ÉCONOMIE MORALE – POLITIQUES SOCIALES – SOCIOLOGIE DES GUICHETS ET DE
L’ACTION PUBLIQUE

A SHIFTING PARA-STATE BUREAUCRACY. LOCAL PRODUCTION OF PRECA-


RIOUS WELFARE IN ARGENTINA IN THE POST-INDUSTRIAL CAPITALIST ERA
Abstract: Since the 2000s, policies of assistance to unstable sectors of the popular classes are
consolidating in Argentina as in most Latin American countries. Local leaders and political party
and social activists have participated in the administration of some parts of these policies. Accor-
dingly, genuine coproduction of the social intervention of the State in popular districts has taken
place. Based on ethnographic work in three Argentine neighborhoods, this article analyzes the
everyday production of social policies on the ground and in particular the role of its mediators:
para-state bureaucrats. These actors also come from the popular classes, and they are both relays
– that are not always institutionalized – of the State in the popular districts on the one hand, and
belts of transmission of the demands of the inhabitants of these districts back to the State on the

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other. We argue that the status and working conditions of these bureaucrats, as well as their
reliance on unstable political relations with state officials to ensure the continuity of access to
goods to be distributed at the local level, make it possible to grasp fundamental features of the
relationship between the state and popular classes, as well as of the forms of welfare provided by
the former.
KEYWORDS: ARGENTINA – CLIENTELISM – MORAL ECONOMY – LATIN AMERICA – POPULAR
CLASSES – SOCIAL POLICIES – SOCIOLOGY OF PUBLIC DESK AND PUBLIC ACTION – STREET-LEVEL
BUREAUCRACY

Depuis le tournant dans la conception des politiques sociales qui a eu lieu en Argentine
comme dans la plupart des pays de l’Amérique latine dans les années 1990 et 2000 (Garay,
2017 ; McGuire, 2011), des politiques d’assistance aux catégories les plus instables des
classes populaires se consolident. Une partie de ces politiques est gérée de manière
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conjointe par des dirigeants et des activistes locaux de partis et de mouvements sociaux,
dans la perspective affichée d’améliorer le « capital social » de ces couches précaires qui
seraient déconnectées des marchés formels1. Ces politiques renforcent une interface socio-
étatique de production du Welfare pour les populations précaires. Des ONG et des asso-
ciations locales participent de ce fait à la gestion quotidienne des programmes d’aide
alimentaire, d’assistance aux femmes enceintes, aux jeunes au chômage, etc. On est donc
face à une prise en charge de la gestion des politiques sociales par des acteurs sociaux
non étatiques – des activistes des associations de quartier, des militants de mouvements
sociaux implantés territorialement, des militants de partis politiques assurant la permanence
de comités de base, etc. – qui se consacrent à l’intermédiation entre la bureaucratie formelle
de l’État2 et les bénéficiaires à travers l’administration quotidienne de guichets de proximité.
Il s’agit d’une véritable coproduction de l’intervention sociale de l’État dans les quartiers
populaires.

Plusieurs études ont analysé les transformations des politiques sociales en Amérique
latine depuis les années 1990, au prisme des publics ciblés ou des critères qui s’imposent
(Lautier, 2010 ; Garay, 2017). Des controverses scientifiques portent actuellement sur les
causes de ces transformations, qui seraient dues à la « vague rose » caractérisant les évo-
lutions politiques dans la région à cette période (Huber, Stephens, 2012 ; Niedzwiecki,
Pribble, 2017) ou encore à l’augmentation de ressources étatiques en vertu de la hausse
du prix des matières premières (Garay, 2017). Des études ont aussi constaté, dans les cas
des gouvernements de gauche, l’arrivée aux ministères et secrétariats d’État d’activistes des

1. Le concept de capital social a été objet de débat dans le domaine d’études des politiques sociales. Même
lorsqu’il a été promu par la Banque mondiale, l’ampleur et le sens du terme n’ont pas été univoques. On se
contentera ici d’une définition minimale en tant qu’ensemble de ressources et de relations permettant aux
acteurs la coordination de stratégies et/ou l’action collective (Fox, 2003).
2. Il s’agit, d’une part, du personnel des administrations centrales, tant au niveau local (municipal) qu’au niveau
provincial et national, qui s’occupe de la gestion des programmes et, d’autre part, des fonctionnaires ayant
un contact direct avec les bénéficiaires, chargés d’allouer les ressources distribuées par ces programmes
dans des rapports de face à face. L’Argentine étant un pays fédéral, les politiques publiques peuvent être
financées et surtout gérées par les États fédérés avec une certaine autonomie. Toutefois, l’État national
demeure la principale source de financement des politiques publiques en général et des politiques sociales
en particulier.

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mouvements sociaux (Abers, Keck, 2013 ; Abers, Tatagiba, 2015 ; Perelmiter, 2016) qui
désormais participent à la conception et à la gestion des politiques adressées aux groupes
qu’ils prétendent représenter. Toutefois, au-delà de ces riches travaux sur les sommets des
institutions publiques, on sait peu de chose de la production quotidienne des politiques
sociales sur le terrain et sur ses médiateurs, que l’on propose ici de nommer des bureau-
crates para-étatiques. Issus eux-mêmes des classes populaires, ils participent en Argentine
activement à l’action publique, en étant à la fois des relais – non toujours institutionnalisés
– de l’État dans les quartiers populaires et des courroies de transmission des demandes
des habitants de ces quartiers (les vecinos) face à l’État. L’intégration de ces acteurs dans
l’analyse de l’action publique permet de comprendre le fonctionnement concret de l’État
social au quotidien dans les quartiers populaires argentins, où s’imbriquent des logiques
politiques impulsées par les acteurs politiques centraux et locaux avec certains rapports de
clientèles déjà largement étudiés dans le cas des milieux populaires latino-américains
(Auyero, 2000 ; Combes, Vommaro, 2015). Ce faisant, nous suivons la ligne initiée par des
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travaux récents qui ont attiré l’attention sur la possibilité d’utiliser la boîte à outils de l’étude
de la bureaucratie de rue pour analyser la participation des associations locales à la mise
en œuvre des politiques publiques (Weill, 2014 ; Barrault-Stella, 2013, p. 495-567). Quel type
de statut ont ces acteurs ? Comment le Welfare des précaires se réalise-t-il, dans les quar-
tiers populaires, au travers des interactions entre bureaucrates et bénéficiaires ?

Cet article contribue à ces questions en analysant l’activité des bureaucrates para-
étatiques des quartiers populaires de l’Argentine contemporaine. L’implantation locale des
partis et des mouvements sociaux est particulièrement intense dans ce pays, en vertu de la
forte présence locale du parti péroniste (Levitsky, 2003) ainsi que de militants sociaux orga-
nisant les couches informelles des classes populaires depuis les années 1980 (Merklen,
2005)3. Il s’agit donc d’un véritable laboratoire pour saisir la participation des acteurs locaux
au fonctionnement quotidien du Welfare des précaires. Croisant les études de street-level
bureaucracy, la sociologie des guichets de l’État (Dubois, 1999) et celle de l’économie morale
(Thompson, 1971) des rapports politiques personnalisés, notre analyse porte ainsi sur la
façon dont ces militants et les dirigeants sociaux et politiques des classes populaires réalisent
des tâches d’administration des programmes sociaux et de délivrance de biens publics. La
notion d’économie morale induit « une conception relationnelle de la légitimation » de l’action
publique et invite « à penser ensemble contestation et paternalisme, patronage et rumeur,
déférence à l’égard des autorités et injonction à ce que ces dernières se comportent comme
de “bonnes autorités” » (Siméant, 2010, p. 145). Ce nouveau type d’agents chargés de la
distribution des ressources publiques a par ailleurs dans le cas argentin un statut instable,
et donc très différent de la bureaucratie de rue étudiée aux États-Unis (Lipsky, 1980) ou en
France (Weller, 1999). La notion de bureaucratie est donc utilisée ici de façon hétérodoxe,
car il s’agit en l’espèce de bureaucrates para-étatiques, ne faisant pas nécessairement partie

3. Les transformations des classes populaires dans ce pays, suite à la crise du modèle industriel, se sont
accompagnées des transformations du mouvement péroniste. Les syndicats, auparavant le principal soutien
du péronisme, ont été remplacés dans la distribution du pouvoir interne par les hommes politiques profes-
sionnels, le parti étant désormais basé sur des réseaux territoriaux (clientélaires et non-clientélaires) (Levitsky,
2003). La densité organisationnelle et la porosité de la présence des différents courants partisans et de
mouvements sociaux dans les quartiers populaires, loin de diminuer, ont ainsi augmenté suite à la crise du
monde industriel.

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d’une institution publique, ni d’une « administration professionnalisée, dépolitisée et rationa-


lisée » (Bezes, 2007, p. 9). Ils deviennent toutefois des intermédiaires indispensables à la
présence étatique dans certains territoires, remplissant régulièrement des tâches adminis-
tratives et participant de la distribution de biens publics. Ces acteurs constituent le mode
routinier de fonctionnement quotidien des guichets de l’État social, même si en pratique,
leur reconnaissance institutionnelle n’est que partielle et qu’on ne leur assure pas de statut
et de condition de travail stable par contraste avec les cas classiques de bureaucraties
observées ailleurs. Par ailleurs, la nature des droits sociaux qu’ils garantissent s’inscrit dans
une même logique ambiguë : assurée par les politiques sociales officielles, la réalisation de
ces droits est, dans les faits, sujette à des négociations récurrentes au quotidien dans les
relations de face à face entre les bénéficiaires et les bureaucrates para-étatiques. C’est la
raison pour laquelle, pour caractériser le rapport de ces bureaucrates para-étatiques aux
usagers la notion d’économie morale apparaît particulièrement adaptée. Notre argument est
que le statut et les conditions de travail de ces bureaucrates, ainsi que leur position fragile
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et leurs relations de dépendance avec les fonctionnaires étatiques les habilitant à distribuer
des biens publics, permettent de saisir des traits fondamentaux du rapport à l’État des
couches les plus instables des classes populaires et du Welfare argentin lui-même : une
présence des agences étatiques permanente mais incertaine, ainsi qu’une faible légitimité
en matière d’accès des précaires au bien-être.

L’analyse est basée sur un travail ethnographique (voir encadré) dans trois quartiers
populaires argentins : dans la ville de Santiago del Estero, dans le nord-ouest du pays, une
province dont l’économie est fortement dépendante de l’emploi public ; à La Matanza, la
ville la plus peuplée de la banlieue de la ville de Buenos Aires, anciennement un bassin
industriel ; et dans le quartier de Villa Soldati de cette ville, une zone à concentration de
bidonvilles très élevée. Nous avons suivi l’activité quotidienne des bureaucrates para-étati-
ques, en nous intéressant à leurs rapports tant aux bénéficiaires et aux militants dans l’espace
local qu’aux administrations publiques et aux sièges des organisations auxquelles ils appar-
tiennent (des partis et des mouvements sociaux).

Notre immersion de terrain ainsi que la lecture exhaustive de la littérature empirique sur
la gestion des biens publics par des militants locaux en Argentine (entre autres : Besana et
al., 2015 ; Manzano, 2013 ; Merklen, 2005 ; Natalucci, 2018 ; Perelmiter, 2016 ; Quirós,
2013 ; Vommaro, 2007 ; Zarazaga, 2015) permettent d’identifier trois types principaux d’acti-
vistes locaux participant à l’action publique territoriale, en fonction du lieu prédominant où
leur travail se déroule : 1) les bureaucrates au foyer, gérant des guichets fonctionnant dans
des locaux très fréquemment placés dans leurs lieux d’habitation ; 2) les bureaucrates
nomades : travaillant dans des dispositifs mobiles installés dans les différents quartiers popu-
laires pendant un certain temps – généralement, environ une semaine ; 3) les bureaucrates
de porte-à-porte, parcourant une surface géographique plus ample et s’occupant de rap-
procher des activistes locaux, parfois eux-mêmes des bureaucrates au foyer, des pro-
grammes étatiques. Ces trois types de bureaucrates para-étatiques ayant été construits de
manière inductive, ils comprennent les types empiriques identifiés jusqu’à présent mais
n’épuisent pas les types logiquement possibles. La variété de cette typologie rend compte
de la manière dont les médiations locales, depuis les années 1990, participent à la présence
des agences sociales de l’État dans le monde populaire. S’agissant de types au sens

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wébérien, ils stylisent et accentuent des traits qui se confondent dans la réalité. Ainsi, les
bureaucrates para-étatiques que l’on trouve dans les quartiers populaires ne correspondent
pas toujours à un type pur.

Encadré 1. Une ethnographie multi-située de l’action publique


des bureaucrates para-étatiques
Nous nous appuyons sur une immersion au long cours dans la vie politique locale des
fractions précaires des classes populaires en Argentine. Un travail d’archives sur les
transformations des politiques sociales d’assistance dans ce pays depuis les années
1980 et jusqu’aux années 2000 a été entrepris. Celui-ci a été combiné avec des entre-
tiens (18) auprès des fonctionnaires étatiques et d’experts des organismes multilaté-
raux qui ont travaillé à la redéfinition des politiques sociales de lutte contre la pauvreté
en Argentine et en Amérique latine dans cette période-là. Par ailleurs, nous avons
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réalisé un travail ethnographique portant sur l’étude de l’activité des bureaucrates
para-étatiques. Il a été réalisé en deux périodes : le premier en 2006-2007, au cours
du cycle des gouvernements péronistes national-populaires ; le deuxième en 2016,
au cours du tournant à droite observable en Argentine. Le caractère multi-situé et
séquentiel de cette recherche ethnographique permet d’identifier des traits constants
dans des localités du pays présentant des caractéristiques sociodémographiques dif-
férentes et à des moments où les orientations programmatiques des gouvernements
sont également distinctes. Par ailleurs, le nombre de localités retenues correspond à
la méthode ethnographique autorisant la proposition de conclusions de portée géné-
rale à partir d’une enquête localisée (Harper, 2005 [1992]). À chaque étape, nous nous
appuyons sur l’approche ethnographique de l’action publique proposée par Dubois,
qui autorise à saisir « les pratiques et les relations au travers desquelles l’action
publique se réalise » (Dubois, 2012, p. 84), par l’observation concrète du travail de
ces bureaucrates para-étatiques. Nous avons suivi leur quotidien à Santiago del Estero
(cinq cas), à Villa Soldati (cinq cas) et à La Matanza (quatre cas). Nous avons observé,
d’une part, leur rapport aux bénéficiaires des programmes sociaux que ces bureau-
crates para-étatiques gèrent ; d’autre part, leur interaction avec les fonctionnaires
publics lors des réunions avec de hauts fonctionnaires des ministères, des visites de
contrôle des bureaucrates de rue, des activités de prosélytisme avec des hommes
politiques occupant des postes de gouvernement. Enfin, nous avons observé les inte-
ractions avec d’autres bureaucrates para-étatiques, ce qui a permis d’appréhender
les formes de concurrence et de coopération entre ces acteurs. Les observations ont
été complétées par des entretiens (25) visant à reconstruire le parcours social et poli-
tique de ces acteurs ainsi que les enjeux organisant la vie politique des quartiers où
ils agissent.

Afin de mieux saisir les traits principaux de ces trois types de bureaucrates para-étati-
ques, nous avons sélectionné trois cas parmi les 14 acteurs étudiés en profondeur dans
notre terrain (encadré 1). Ces cas concentrent de façon particulièrement claire les traits prin-
cipaux de chaque élément de la typologie. Il s’agit de Tuty, dirigeant d’un mouvement social
à La Matanza ; de Lucy, activiste du mouvement Barrios de Pie, à l’époque allié du péro-
nisme, dans la ville de Santiago del Estero ; et de Jonathan, militant du groupe des jeunesses

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péronistes La Cámpora, base de soutien militant du second gouvernement de Cristina Fer-


nández de Kirchner (2011-2015), dans le quartier de Villa Soldati4. Le premier réalise un
travail de porte-à-porte, visitant des associations de quartier pour relever des besoins et des
urgences et organisant des coopératives dans différentes municipalités de la banlieue de
Buenos Aires. La deuxième travaille comme bureaucrate para-étatique depuis son domicile,
dans un quartier populaire de Santiago del Estero, la ville capitale de la province éponyme
au Nord-ouest de l’Argentine. Le troisième, Jonathan, participe à des opérations à durée
déterminée dans des bidonvilles de la zone Sud de la ville de Buenos Aires. Tous les trois
sont issus des classes populaires, n’ont pas fait d’études supérieures – seul Jonathan a
terminé le cycle du secondaire – et habitent dans des quartiers très populaires, mal desservis
par les transports publics, ayant des rues boueuses les jours de pluie, des taux de pauvreté
et de chômage élevés et des conditions de santé précaires.

L’analyse de l’action de l’État social à travers les activités de ces bureaucrates para-
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étatiques est menée en quatre points. Dans un premier temps, nous décrivons les principaux
traits des formes de cogestion de l’action publique du Welfare des couches les plus désta-
bilisées des classes populaires entre les agences étatiques et les activistes locaux ayant eu
lieu en Argentine depuis les années 1990. Dans un deuxième temps, nous présentons les
trois cas des bureaucrates para-étatiques qui nous permettent d’approfondir, dans un troi-
sième temps, l’étude des activités concrètes de ces acteurs inattendus de l’action publique.
Dans un quatrième temps, nous mettrons au jour les conditions sociales et morales de
distribution des biens d’origine publique réalisée par ces bureaucrates ; ce faisant, nous
décrirons l’économie morale du Welfare populaire en Argentine. Enfin, nous conclurons avec
quelques remarques sur les problèmes de légitimation de cette bureaucratie para-étatique
et du Welfare qu’elle assure, ainsi que sur ce que l’étude de son activité peut apporter plus
généralement à la sociologie de l’État et de l’action publique.

Les politiques sociales de transfert direct :


des nouvelles formes de Welfare pour les précaires
La réponse de l’État argentin face à la déstabilisation des conditions de vie des classes
populaires et aux premières manifestations populaires de demande d’emploi dans ce pays
a été, dans les années 19905, conforme à ce qui s’est passé dans d’autres pays de la région
(Agudo Sanchíz, 2015) : la mise en œuvre de politiques sociales ciblées de lutte contre la
pauvreté visant à compenser les « perdants » des réformes par le transfert de ressources
d’appropriation collective – petites infrastructures, soutien aux associations de quartier – ou
individuelle – les allocations sociales, nommées « plans sociaux ». Ces plans – financés au
niveau national par les ministères du Travail et de la Prévoyance, de la Santé, de l’Éducation
et, depuis 1999, au Développement social, et dans certains cas gérés de façon décentralisée

4. Les noms des enquêtés ont été modifiés.


5. En 1995, l’Argentine a connu une crise majeure du marché de l’emploi : le taux de chômage a atteint environ
20 %, encore plus élevé dans les milieux populaires et davantage parmi les jeunes. Le nombre d’emplois
précaires a, quant à lui, continué de progresser pour atteindre 47,6 % en 2004 (source : Institut national de
la statistique et des recensements de l’Argentine).

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par les provinces et les municipalités6 – incluaient comme « contrepartie7 » la réalisation d’un
type de travail social dans ces associations de quartier. Au cours des années 2000, ces
politiques ont été partiellement réformées par les gouvernements péronistes national-popu-
laires des époux Kirchner (2003-2015). Ce courant du péronisme a renforcé le poids de ces
acteurs locaux, notamment en tant que médiations entre l’État et les bénéficiaires des poli-
tiques sociales. Des organisations à base territoriale financées en partie par des ressources
de l’État (par exemple, La Cámpora) ont été créées, en même temps que les organisations
préexistantes acceptant de devenir des alliés (par exemple, Barrios de Pie pendant une
certaine période) ont été renforcées8.

À la fin du boom des matières premières, en 2009, le gouvernement de Cristina F.


de Kirchner stabilise en Argentine des politiques sociales en matière de redistribution éco-
nomique, orientées vers les factions formelles des classes populaires (Etchemendy, Garay,
2011), renforçant à la fois l’ampleur – universalisation – des programmes de transfert condi-
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tionné d’argent (cash transfert programs) (Garay, 2017) et les nouvelles formes d’organisa-
tion sociale territoriale, liées à une « économie populaire » basée sur la production et la
commercialisation de produits alimentaires et textiles fabriqués avec des subventions publi-
ques (Natalucci, 2018). Ces deux types de politiques sociales s’incarnent dans deux pro-
grammes phares. Premièrement, un système d’allocations familiales appelé « allocation
universelle par enfanta (AUH) – étendant les allocations pour les familles à faibles revenus
aux travailleurs précaires et aux chômeurs (Arcidiacono, Zibecchi, 2017) –, qui représente la
massification et la quasi-universalisation des programmes de transfert de fonds présents
dans d’autres pays de la région (Garay, 2017). Il est géré par l’Administration nationale de
la sécurité sociale (ANSeS). Deuxièmement, le programme de travail en coopératives,
« Argentine travaille » et « Elles le font », dont les membres se chargent de réaliser de petits
travaux au niveau du quartier. Ces programmes attribuent un salaire social à leurs bénéfi-
ciaires. Ils sont mis en place avec la participation des organisations sociales locales. L’AUH
– a priori conçu pour éviter les intermédiaires – exige un suivi par les bénéficiaires de certaines
procédures administratives qui sont souvent résolues par des médiateurs politiques locaux
(Zarazaga, 2015). Les programmes de financement de coopératives ont été explicitement
conçus dans le but d’être mis en œuvre au niveau local par des mouvements sociaux et
des associations politiques (Natalucci, 2018). À ces deux principaux programmes s’ajoute
un éventail de programmes sociaux gérés par d’autres ministères – moins importants en
termes de budget –, comme celui finançant la finalisation des études secondaires – « Plan
FINES » – du ministère de l’Éducation, et celui d’aide à l’accès à la santé pour les personnes
sans couverture médicale – « Plan NACER » – du ministère de la Santé. Ils suivent les mêmes

6. La gestion des dépenses en matière sociale – notamment en matière de santé et d’éducation – a été modifiée
depuis la fin des années 1970 lorsque les premières réformes de décentralisation vers les provinces et les
municipalités sont entamées. Cette décentralisation a été achevée dans le courant des années 1990. Tou-
tefois, le financement des programmes sociaux est demeuré dans la plupart des cas aux mains des ministères,
au niveau national.
7. La notion de contrepartie fait référence à l’activité que les bénéficiaires des programmes sociaux doivent
réaliser pour satisfaire aux exigences d’accès à ces biens.
8. Si les organisations nées sous le gouvernement des époux Kirchner ont été fortement affaiblies suite au
tournant à droite produit avec la victoire de l’alliance Cambiemos en 2015, les organisations alliées ont réussi
à maintenir leur accès aux ressources publiques et leur position de médiation entre les agences de l’État et
les populations.

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logiques de cogestion territorialisée – le plan FINES, par exemple, a promu l’installation de


salles de cours dans des associations, voire dans les maisons des dirigeants de quartier.

Cette réorientation des politiques sociales a eu plusieurs conséquences bien analysées


par la littérature. Une brève revue de cette littérature permet de restituer les conditions
institutionnelles du travail des bureaucrates para-étatiques ainsi que du Welfare des précaires
qu’ils contribuent à mettre en œuvre au niveau local. Premièrement, la mise en place des
nouvelles politiques sociales a entraîné des transformations institutionnelles au sein de l’État.
En 1994, un secrétariat au Développement social a été créé, puis est devenu un ministère
en 1999. Cette agence a progressivement concentré la plupart des programmes sociaux
adressés aux couches informelles des classes populaires. Les politiques sociales adressées
aux pauvres urbains n’étaient donc pas de simples initiatives marginales d’aide sociale
(Fassin, 1996) ; elles occupaient au contraire le cœur des modes d’intervention étatique.

Deuxièmement, la bureaucratie recrutée dans le cadre de ce processus a également


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connu diverses mutations. La faiblesse de la bureaucratie de l’État argentin a été étudiée
ailleurs (Oszlak, 1999) et la fonction publique a une existence inégale dans les différentes
zones de l’État. Le secteur social est l’un des secteurs aux structures bureaucratiques les
plus faibles. Le patronage ne s’y limite pas à la prise de contrôle partisane des agences de
l’État – ce qui équivaut au pouvoir des élites des partis au gouvernement de désigner les
cadres supérieurs des administrations publiques –, mais touche les couches inférieures de
ces administrations (Scherlis, 2013). Ainsi, depuis sa création, le personnel du ministère du
Développement social a muté en fonction de changements politico-électoraux. Dans les
années 2000, des experts en pauvreté, issus des sciences sociales, embauchés dans les
années 1990, notamment des économistes et des sociologues, ont été remplacés par une
catégorie d’agents valorisant leur capacité à « s’engager corps et âme » (Perelmiter, 2016),
ce qui signifiait privilégier un savoir-faire de proximité plutôt que les compétences techniques
de gestion à distance. Le territoire est devenu l’espace fondamental d’action des agences
d’aide sociale de l’État.

En même temps, la porosité entre les mouvements sociopolitiques d’implantation locale


et les agences étatiques a augmenté, en particulier dans le cas des courants national-
populaires qui ont par la suite soutenu le gouvernement des époux Kirchner. Certains de
ses principaux dirigeants sont même devenus des fonctionnaires dans le domaine social.
Avec eux, des dizaines de militants sont entrés dans les agences de l’État, tant au niveau
central qu’en qualité de représentants des programmes sociaux au niveau du quartier
(Natalucci, 2018 ; Perelmiter, 2016). Ce processus a favorisé l’augmentation du flux de res-
sources de l’État vers le tissu militant au niveau local. Des études sur l’entrée de militants
sociaux dans les administrations étatiques afin de travailler à la mise en place des politiques
publiques au Brésil (Abers, Keck, 2013 ; Abers, Tatagiba, 2015) ont montré que ces acti-
vistes, d’une part, renforcent le lien de l’État avec les mouvements sociaux qu’ils représen-
tent et, d’autre part, essayent de réformer les structures bureaucratiques en faveur
des demandes qu’ils mobilisent9. Ils deviennent ainsi des « activistes institutionnels »

9. En France, de nombreux travaux ont étudié la participation à l’action publique des membres des associations
de défense de différentes causes (Le Naour, 2005 ; Fischer, 2009 ; Pette, 2014).

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 43

(Abers, Tatagiba, 2015). Fondées sur le joint-effect model proposé par la littérature
d’influence anglo-saxonne sur l’incidence des mouvements sociaux dans l’État (par exemple,
Giugni, 2004), ces études illustrent par ailleurs la nature diffuse de la frontière entre l’État et
la société civile dès lors que les activistes entrent dans les administrations publiques et
participent à la gestion des politiques.

Enfin, des travaux récents sur le cas argentin se sont intéressés au fonctionnement des
guichets publics dans les quartiers populaires. Même s’ils ne mobilisent pas de manière
systématique la littérature sur l’action publique et se concentrent plutôt sur les dynamiques
d’action collective des acteurs locaux (Manzano, 2013) ou bien sur le développement de
rapports politiques de clientèle (Zarazaga, 2015), ces études ont souligné qu’en Argentine,
contrairement au cas français (par exemple Dubois, 1999), les guichets territoriaux ne sont
pas des bureaux étatiques stables mais des espaces précaires, en partie gérés par des
bureaucraties informelles. La littérature sur le sujet identifie trois types de guichet de coges-
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tion des politiques sociales au niveau local, en fonction du lieu prédominant où l’action
publique se déroule. D’abord, ceux installés dans les maisons des dirigeants politiques et
sociaux de quartier, agissant à la fois comme des locaux des partis et des mouvements
sociaux au niveau territorial (des comités de base) et comme des centres d’inscription des
bénéficiaires des programmes sociaux et de réalisation des contreparties (Manzano, 2013 ;
Quirós, 2011 ; Vommaro, 2007 ; Zarazaga, 2015). Ensuite, certains travaux ont montré
l’importance des « opérations » comme modèle de l’action publique des années 2000 (Perel-
miter, 2016). Il s’agit des campagnes de rapprochement des populations au travers des-
quelles des distributions massives de biens d’origine publique sont faites, depuis les retraites
pour les personnes âgées jusqu’aux pièces d’identité. Ces opérations ont donné lieu à des
dispositifs – utilisant des containers et des tentes facilement transportables – installés pen-
dant un certain temps – généralement une semaine – dans des quartiers populaires éloignés
des bureaux étatiques locaux accueillant des guichets des agences étatiques dont les ser-
vices sont liés aux couches précaires des classes populaires : des aides alimentaires, des
contrôles médicaux pour les bénéficiaires de l’AUH, des cartes subventionnées pour le trans-
port public, etc.

Dans ce contexte, on sait peu de choses du type de personnel qui matérialise cette
présence de l’État dans les quartiers populaires et qui s’occupe de la mise en place des
programmes sociaux mais aussi de l’organisation des demandes sociales envers l’État. Cette
bureaucratie para-étatique fait partie de l’existence quotidienne de l’État dans les quartiers
populaires, ainsi que de la dynamique de réalisation contradictoire des droits sociaux que
les gouvernements successifs ont déclarés, mais dont l’accomplissement est sujet à des
négociations récurrentes dans les relations de face à face avec les bénéficiaires. Dans le
point suivant, nous analyserons l’activité de ces acteurs, en fonction des types précédem-
ment définis : les bureaucrates au foyer, travaillant dans leurs lieux d’habitation ; les bureau-
crates nomades, personnels des « opérations » des guichets des territoires populaires ; les
bureaucrates de porte-à-porte, personnels mobiles parcourant des quartiers populaires et
s’occupant des problèmes des activistes locaux.

❘ volume 8/numéro 1 ❘ Janvier-mars 2019 ❘ L’ACTION PUBLIQUE AUX FRONTIÈRES DE L’ÉTAT...


44 ❘ Gabriel Vommaro

Le travail quotidien d’une bureaucratie para-étatique


mouvante
Quelle est l’activité des différents types de bureaucrates para-étatiques ? Que nous dit
l’activité de ces acteurs sur la manière dont se déroule quotidiennement le Welfare des
précaires ? Dans les quartiers étudiés, nous avons suivi l’activité quotidienne d’acteurs rele-
vant de ces trois types de bureaucrates para-étatiques. À partir des trois cas retenus à des
fins analytiques, nous nous proposons de saisir leur contribution à l’action publique au prisme
des ressources qu’ils ont cumulées dans leurs parcours comme activistes sociaux.

Tableau 1. Les trois types de bureaucrates para-étatiques

Nom Type Organisation Activité Type


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et lieu de bureaucrate d’appartenance principale de contrat

Tuty (La Matanza, De porte-à-porte Coopérative La Visite des associations CDD, ministère
banlieue de Juanita/parti de quartier et du
Buenos Aires) Coalition Civique organisation de Développement
(centre) coopératives dans les social
différents quartiers
populaires

Lucy (Santiago Au foyer Mouvement Sélection des Allocation sociale


del Estero) Barrios de Pie bénéficiaires des PEC, ministère du
(national-populaire) allocations PEC et Développement
d’autres programmes social
sociaux dans son
quartier. Organisation
des activités de
contrepartie à son
domicile : potager,
cours de soutien
scolaire, goûter pour
des enfants

Jonathan (Villa Nomade La Cámpora Agent des opérations à CDD, ANSeS


Soldati, ville de (mouvement durée déterminée
Buenos Aires) proche des époux installant des guichets
Kirchner) des agences sociales
de l’État dans des
bidonvilles de la zone
Sud de la ville de
Buenos Aires.

Tuty : l’action publique de porte-à-porte


Ancien ouvrier métallurgiste devenu dirigeant du Mouvement des travailleurs sans emploi
de La Matanza, Tuty est conseiller du ministère du Développement social, un euphémisme
qui, en pratique, signifie agir comme bureaucrate de porte-à-porte recueillant les besoins

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 45

des acteurs territoriaux et les reliant aux agences publiques. Il travaillait pour le gouvernement
national de la coalition de centre-droit, Cambiemos, qui l’a emporté lors des présidentielles
de 2015. Opposé au gouvernement péroniste depuis 2003, il s’était inséré dans d’autres
circuits de distribution de ressources adressées aux classes populaires, notamment ceux
du mécénat d’entreprise et des ONG à portée internationale. Depuis 2015, Tuty a aban-
donné sa distance par rapport à l’État et est devenu son partenaire direct dans la gestion
des politiques sociales. Pour le nouveau gouvernement, il est un allié-clé permettant de
s’approcher d’un milieu où la plupart des acteurs sont liés au péronisme. C’est pourquoi
Tuty visite les mairies autour de la ville de Buenos Aires, une région qu’il connaît de par son
expérience militante, afin d’identifier les demandes des associations de quartier, des mou-
vements sociaux et des coopératives. Ensuite, il recherche des solutions parmi l’éventail de
ressources fournies par le ministère. Il participe également à relier les organisations sociales
avec des programmes de financement des travaux publics, qui ont commencé à être mis
en place dans les années 2000 afin de promouvoir la formation des coopératives au niveau
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local, réalisant des travaux d’arrivée d’eau potable et de canalisation des égouts, financés
par la compagnie d’eau contrôlée par l’État. La provision de services publics dans les quar-
tiers populaires est en effet problématique en Argentine. Les dirigeants sociaux et politiques
de ces lieux s’occupent de la relation avec les prestataires de services et canalisent les
revendications des habitants sur la qualité des services, en même temps qu’ils organisent
des coopératives de travail en charge de la maintenance, comme dans le cas de réseaux
d’électricité et d’eau (Besana et al., 2015). Ces tâches multiples permettent de saisir la
double appartenance des acteurs du quartier : comme visage de l’État dans les quartiers
populaires et comme voix des habitants de ces quartiers auprès des agences publiques.
Ainsi, il n’est pas surprenant que les personnes qui remplissent ce rôle de bureaucrate
para-étatique mènent des actions de protestation contre les agences publiques classiques,
mobilisant les habitants qui réalisent des contreparties sous leur supervision (Manzano,
2013).

Dans notre travail de terrain, nous avons observé les réunions où Tuty, assis à côté d’un
ancien allié lié au mouvement coopératif et d’un militant du parti centriste dont il fait partie,
encadrait des militants sociaux de la banlieue Sud et Ouest de Buenos Aires qu’il visitait
assidûment afin de promouvoir, au nom de l’entreprise publique d’eau, leur participation à
un programme permettant aux coopératives de travailler pendant plusieurs années à la mise
en place de l’eau potable et des égouts.

Un matin froid de juin dans le quartier de La Juanita, à La Matanza. Après avoir rendu visite aux
dirigeants de quartier de la banlieue Sud et Ouest de Buenos Aires afin de recueillir leurs demandes,
Tuty les rassemble dans les locaux de sa coopérative pour leur proposer de participer à un pro-
gramme social financé par l’entreprise publique de gestion de l’eau. Depuis les gouvernements
des époux Kirchner, cette société finance des programmes de travaux d’arrivée d’eau potable et
de canalisation des égouts gérés par des organisations sociales locales. Des coopératives de
travail formées dans les quartiers populaires, dont leurs membres reçoivent une allocation sociale,
s’occupent des travaux. Depuis 2016, Tuty a accès à ce programme. Le ministère du Dévelop-
pement social lui requérant de visiter les quartiers populaires de la banlieue où il connaît des
dirigeants sociaux, Tuty recueille des demandes de toutes sortes, la plus importante étant celle
d’avoir accès à des plans. Ce programme de financement de coopératives représente une

❘ volume 8/numéro 1 ❘ Janvier-mars 2019 ❘ L’ACTION PUBLIQUE AUX FRONTIÈRES DE L’ÉTAT...


46 ❘ Gabriel Vommaro

occasion de satisfaire une partie de ces demandes. Devant son audience, à majorité masculine,
assise en cercle dans la salle de réunion, le bureaucrate de porte-à-porte commence par expliquer
les caractéristiques du programme. Son ton est doux et ses mots clairs. Il maîtrise la parole en
public. Au cours de la discussion, il mentionne plusieurs ressources auxquelles il a accès, renfor-
çant sa position de médiateur. Selon lui, il s’agit d’un projet « durable », financé sur quatre, six ou
huit ans. Aucune des personnes présentes ne réclame des précisions sur ce point. Personne ne
sera surpris de l’incertitude liée à la durée du programme et donc de l’allocation. Tuty explique
que les coopératives doivent avoir au moins six membres, bien que le nombre idéal soit de huit
personnes. Si les dirigeants n’arrivent pas à solliciter tous les membres, il se chargera de les aider :
« nous installerons un siège avec une base de données des bénéficiaires potentiels, nous pouvons
aller les chercher dans les quartiers où ils se trouvent ». Selon Tuty, l’entreprise finance toute la
logistique du programme, y compris l’organisation des bénéficiaires. Les atteindre est un objectif
fondamental. Tuty occupe dans cette tâche une position centrale. La société de gestion de l’eau
finance également la formation aux thèmes techniques et administratifs de deux membres de
chaque coopérative, qui doivent ensuite s’occuper de former leurs associés. Le choix de ces deux
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personnes sera basé sur la « confiance » des membres du groupe, un euphémisme pour dire que
les places seront occupées par les dirigeants de quartier et leurs proches. Le patronage s’appuie
ici sur le besoin de certaines compétences politiques préalables, car la fonction de ces deux
personnes sera également de coordonner l’organisation du travail des coopératives avec les dif-
férentes mairies. « Si les mairies ne veulent pas de nous, je vais m’occuper de la gestion politique
des activités », affirme Tuty, rappelant sa place de médiateur entre les bénéficiaires et l’État à ses
multiples niveaux. Parallèlement à l’assistance politique, Tuty apporte une assistance comptable.
« On travaillera ici comme dans une entreprise », dit-il. Conformément aux mots d’ordre de l’alliance
Cambiemos, Tuty cherche à incorporer certains éléments de l’esprit entrepreneurial dans les
classes populaires. Un ethos d’entrepreneur promu dans ce cas par le biais d’un programme
financé par une entreprise publique.
Son collaborateur lié au mouvement coopératif prend la parole pour décrire les caractéristiques
organisationnelles de ce type d’entreprise. Lorsque Tuty reprend le contrôle de la conversation, il
demande s’il y a des questions. Une femme de la ville de Moreno qui est en charge d’une asso-
ciation locale remercie Tuty pour l’aide (nourriture, vêtements) qu’il a apportée dans son quartier
lors d’inondations, quelques semaines plus tôt. Elle fait confiance à Tuty et accepte de participer
au programme avec son groupe. Tuty reçoit les remerciements en silence. « Le plus important est
que nous ayons une opportunité et que cela dépende de nous », affirme le collaborateur militant
du parti de Tuty. La réunion touche bientôt à sa fin. Quelques semaines plus tard, lors d’un
entretien, Tuty affirme que la compagnie de gestion de l’eau a reporté le début de la nouvelle
phase du programme. Toutefois, trois mois plus tard la formation commence. Selon le site Internet
de cette société, le programme a touché 1 409 760 personnes10. Son succès est en grande partie
le produit de la cogestion entre les agences publiques et les bureaucrates para-étatiques.

Le cas de Tuty permet ainsi de voir comment des agences publiques passent par des
bureaucrates para-étatiques afin d’atteindre des dirigeants de quartier pouvant à leur tour
identifier les bénéficiaires de programmes sociaux. Dans ce cas, en allant les chercher sur
leurs lieux de vie, ces bureaucrates agissent ainsi comme les relais locaux d’un État qui,
seul, parvient mal à contrôler certains territoires. Dans le même temps, ces bureaucrates
para-étatiques rapprochent de fait ces activistes locaux d’un État opaque qui leur apparaît
parfois bien étranger.

10. Cf. [www.aysa.com.ar/Que-Hacemos/Plan-de-obras/A-T_C-T].

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 47

Lucy : le foyer comme guichet de l’État


À des centaines de kilomètres de La Matanza, dans la ville de Santiago del Estero, Lucy
est une dirigeante de quartier liée au mouvement social Barrios de Pie, dont le leader a été
secrétaire d’État dans le domaine social lors du gouvernement de Nestor Kirchner. En 2003,
le nouveau gouvernement, en quête de soutien politique au-delà des bases traditionnelles
du péronisme, s’est approché des mouvements sociaux les plus enclins au dialogue avec
l’État et les a intégrés à l’action publique, en leur proposant différentes positions au sein des
agences étatiques (Natalucci, 2018). Depuis le ministère du Développement social, les mili-
tants de quartier ont organisé des programmes sociaux pour promouvoir ce que l’on appelait
alors « l’organisation populaire » (Perelmiter, 2016). Lucy a été militante péroniste et faisait
partie des réseaux de distribution de biens d’origine publique et de mobilisation politique de
ce parti, mais après une crise politique interne au niveau local déstabilisant le groupe avec
lequel elle travaillait, elle a décidé de quitter l’activité partisane et de se consacrer à ce qu’elle
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appelle le « travail social », c’est-à-dire les activités visant à résoudre les problèmes des
habitants des quartiers populaires (Auyero, 2000), basées sur la distribution des biens d’ori-
gine publique et la gestion de l’accès et de la permanence des bénéficiaires dans les pro-
grammes sociaux. C’est alors qu’elle a été contactée par un dirigeant de Barrios de Pie, qui
l’a invitée à rejoindre ce mouvement. Depuis 2005, elle est devenue « promotrice commu-
nautaire » et a réussi à obtenir une quarantaine de plans sociaux du Programme d’emploi
communautaire (PEC) qu’elle a distribués aux habitants de son quartier. Il s’agissait d’une
allocation d’un montant, à l’époque, d’environ 50 euros11. La mise en place du PEC permet
de saisir le besoin de l’État de passer par ces acteurs territoriaux pour atteindre les popu-
lations pauvres avec ses programmes sociaux. Il ne pouvait pas le faire en passant par ses
propres bureaucrates de rue, soit par manque de personnel, soit à cause de la faiblesse de
la structure étatique au niveau local. La contrepartie demandée par le PEC consistait à
participer à des activités communautaires, à la fois productives (travaux de jardinage) et
sociales (cantines et goûters populaires, cours de soutien scolaire). Pour remplir cette exi-
gence, Lucy a organisé un goûter populaire – une sorte de « soupe populaire » à l’heure du
goûter – chez elle, ainsi qu’au sein du potager d’une maison voisine.

Ainsi, à l’arrière de la maison de Lucy se trouve le four en argile où les pains sont servis
au goûter populaire géré par les bénéficiaires du programme PEC. Cinquante enfants du
quartier y participent ; ils reçoivent également des cours de soutien scolaire. La maison de
Lucy, comme celle d’autres dirigeants du quartier, est organisée suivant une distribution de
l’espace qui donne à voir cette combinaison entre lieu d’habitation et bureau de gestion de
ressources publiques : la salle à manger fait office de salle d’accueil des habitants du quartier
arrivant avec une demande ; dans un coin, il y a des piles de cartons avec la marchandise
nécessaire au goûter, fournis par « le ministère » toutes les quatre semaines ; à côté de la
salle à manger se trouve la salle qui sert exclusivement à l’action publique, où ont lieu les
activités éducatives pour les enfants. Les maisons de ces bureaucrates para-étatiques sont
des points de repère pour les habitants du quartier qui ont besoin de faire des démarches

11. Les promoteurs communautaires sont des agents du ministère du Développement social dans les quartiers
populaires qui se consacrent à la détection des demandes liées à l’assistance sociale et à la promotion de
formes d’organisation territoriale.

❘ volume 8/numéro 1 ❘ Janvier-mars 2019 ❘ L’ACTION PUBLIQUE AUX FRONTIÈRES DE L’ÉTAT...


48 ❘ Gabriel Vommaro

auprès de la municipalité, connaître l’état d’une procédure administrative liée aux pro-
grammes sociaux, ou tout simplement aller chercher un sac de nourriture dans le cadre des
programmes d’aide alimentaire du ministère du Développement social.

« Tout le monde frappe à ma porte », dit Lucy. « Si quelqu’un meurt, leurs proches viennent nous
demander de leur procurer le cercueil ; si quelqu’un tombe malade, nous obtenons les médica-
ments par l’intermédiaire du ministère et nous les apportons ici ; lorsqu’il y a des opérations de
distribution de lunettes, nous gérons les tours des habitants du quartier ; chez moi, nous recevons
également les sacs de nourriture distribués par la mairie et auparavant, avec les filles bénéficiaires
du plan, nous avons organisé un atelier de couture pour la confection de vêtements que nous
avons également distribués ici, chez moi. Maintenant, nous présentons des projets pour des
micro-entreprises... ». Pendant que nous discutons avec Lucy dans la salle de sa maison, son
téléphone portable sonne à plusieurs reprises. Lucy résout les problèmes de logistique des béné-
ficiaires du programme PEC, gère le temps de travail de contrepartie qu’elles effectuent, coor-
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donne les achats de produits alimentaires pour le goûter et est, dans le même temps, en contact
permanent avec le dirigeant de Barrios de Pie qui est son « chef politique ». Elle sait que la conti-
nuité du flux des ressources et la permanence de son rôle de bureaucrate para-étatique dépendent
désormais des liens que le mouvement social entretient avec le gouvernement : « si le mouvement
ne faisait pas pression sur le gouvernement, on n’aurait même pas eu un sac de nourriture. Nous
n’avons à faire de pression sur personne pour obtenir ce que nous avons, car ils l’ont déjà fait
avant nous. »

Les maisons des bureaucrates au foyer fonctionnent ainsi comme un espace de service
public 24 heures sur 24. Leurs propriétaires sont facilement visibles dans ces endroits ou
dans les rues du quartier, lors des promenades qu’ils réalisent, et ils peuvent être consultés
en tout temps. Ces maisons-bureaux para-étatiques sont ainsi un point de rencontre entre
public et privé, entre activités familiales et activités publiques. Contrairement aux bureaux
mobiles, ce sont des références permanentes dans le quartier. Cependant, leur fonctionne-
ment en tant qu’agence dépend de la capacité du leader local à accéder aux biens publics,
cette dernière reposant fortement sur le pouvoir de pression de son organisation d’appar-
tenance (un parti politique, un mouvement social, un groupe ecclésial) vis-à-vis des agences
étatiques. Cet assemblage spatial entre le leader local et la fonction publique place l’action
de l’État au niveau local dans une situation précaire et instable : elle suit un rythme marqué
par les hauts et les bas des carrières politiques des acteurs qui fournissent aux bureaucrates
para-étatiques l’accès aux biens publics.

Jonathan et l’action publique nomade

Jonathan habite dans le quartier Los Piletones. Son travail principal comme bureaucrate
para-étatique nomade l’est en tant que personnel des « opérations » organisées par l’ANSeS.
Ces opérations faisant partie du programme d’« Inclusion à la sécurité sociale » ont été
intégrées au programme « L’État dans ton quartier » depuis 2015, lors de l’arrivée au pouvoir
de l’alliance Cambiemos. Elles consistent en l’installation de guichets dans les quartiers
populaires et dans des villages habités par des populations autochtones. Dans ces guichets,
les habitants effectuent des démarches relatives à l’attribution de différentes allocations
sociales, ainsi qu’à l’inscription dans des programmes de logement, à l’accès aux cartes de

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 49

subvention du transport public et aux cartes de crédit de la banque publique, entre autres.
Selon Jonathan,

Nous nous occupons des habitants du quartier, de sorte qu’ils n’aient pas à attendre des heures
dans un bureau étatique12 et nous faisons les démarches qu’ils nous demandent, nous leur expli-
quons les conditions qu’ils doivent remplir pour avoir accès à telle ou telle allocation sociale, nous
avons une connexion directe avec des réseaux de l’ANSeS13.

Rapidement installables et prêts à être déplacés, ces bureaux mobilisent les médiations
de quartier, intégrant des dirigeants locaux qui y travaillent. Leur présence temporaire
explique le manque de prévisibilité avec lequel les bénéficiaires doivent gérer leur accès aux
agences publiques. Par ailleurs, bien que l’horaire de travail soit semblable à celui de la
plupart des bureaux publics (de 10 h à 16 h), le travail de Jonathan dépasse les obligations
bureaucratiques, ce qui donne à voir la forte porosité entre le temps de travail et le temps
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de l’activisme de quartier ; c’est aussi le cas des bureaucrates de quartier qui reçoivent par
exemple des habitants du quartier chez eux : « il y a beaucoup de consultations, ces guichets
sont parfois interministériels, puis je bosse du lundi au vendredi, mais les samedis je
m’occupe de toutes les demandes de mes voisins de quartier, parfois je reçois beaucoup
d’appels, et j’essaie de voir les employés interministériels afin de leur demander pour des
démarches de tel ou tel habitant... Et dans mon quartier, je reçois aussi des consultations
et je m’occupe de résoudre des problèmes en consultant avec l’avocat [travaillant dans le
cadre de l’Agence territoriale pour l’accès à la justice], par exemple, et l’avocat me répond
et le samedi suivant j’arrive au quartier avec cette réponse pour l’habitant ». Bien que son
bureau ne se trouve pas sur son lieu de résidence, Jonathan représente dans une certaine
mesure pour ses voisins un moyen d’accès aux agences de l’État et, dans le même temps,
une manière pour l’État d’atteindre les bénéficiaires des politiques sociales dans ce quartier
populaire. En ce sens, son rôle comme « relais » dans les quartiers populaires contribue à
minorer le problème de « non-recours » aux prestations sociales décrit dans d’autres
contextes (Warin, 2016). Par ailleurs, son cas permet de saisir dans quelle mesure les bureau-
crates para-étatiques que l’on trouve sur le terrain ne correspondent pas à des types purs :
Jonathan agit aussi, à certains moments, en tant que bureaucrate au foyer, son domicile
étant une sorte de prolongement des guichets mobiles auquel il consacre sa journée de
travail.

Fin 2015, l’arrivée du nouveau gouvernement de Cambiemos a failli le laisser sans


emploi : comme la plupart des militants travaillant à la gestion des biens d’origine publique,
Jonathan avait un contrat précaire. Après plusieurs mois d’incertitude, il a réussi à conserver
son poste, et a poursuivi son travail dans les guichets de « L’État dans ton quartier », mais
son accès à des solutions aux demandes des habitants de Los Piletones a diminué, tout
comme le réseau de camarades travaillant dans l’administration publique : la plupart d’entre
eux, embauchés en contrat précaire, ont été licenciés par le nouveau gouvernement au nom
de la « modernisation » de l’administration publique.

12. La longue attente est une caractéristique centrale de la relation de ces secteurs avec les agences publiques
(Auyero, 2012).
13. Entretien avec l’auteur, réalisé le 6 novembre 2015.

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50 ❘ Gabriel Vommaro

Une bureaucratie pas comme les autres...


L’analyse des activités quotidiennes des trois cas retenus autorise au total à saisir les
traits principaux de la position d’intermédiaire occupée par les bureaucrates para-étatiques
entre les agences publiques et des populations. Cela permet de mettre en exergue les
supports institutionnels et matériels de la participation de ces acteurs à l’action de l’État
social, d’abord au prisme des relations instables, voire conflictuelles des bureaucrates para-
étatiques avec les agences de l’État, puis sous l’angle de leurs interactions avec les usagers
des milieux populaires.

Tuty, Lucy et Jonathan jouent le rôle d’agents permanents de la gestion des programmes
sociaux au niveau du quartier. Les administrations étatiques sont censées être autonomes
vis-à-vis du tissu social des quartiers où elles s’installent. Elles s’associent de fait aux acteurs
de ces quartiers participant à la cogestion des bureaux de proximité. Les intermédiaires
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étudiés sont donc devenus une sorte de fonctionnaires sui generis des agences étatiques.
Contrairement aux bureaucrates de rue étudiés en France (Siblot, 2005) ou aux États-Unis
(Lipsky, 2010 [1980]), la relation contractuelle de ces bureaucrates para-étatiques avec l’État
est précaire : ils n’ont pas de statut stable de fonctionnaire, ni même équivalent à un CDD
en France. Parfois, ils n’ont même pas un salaire en tant que fonctionnaires précaires :
comme nous l’avons vu dans le cas de Lucy, de nombreux activistes sociaux de quartier
sont bénéficiaires des mêmes programmes sociaux qu’ils gèrent ou d’autres programmes
spécifiquement conçus pour financer le travail social des habitants du quartier (Lucy reçoit
une allocation du PEC). Dans d’autres cas, comme ceux de Jonathan et Tuty, ils ont des
emplois en CDD dépendant du patronage des partis auxquels ils sont liés ; ces postes
suivent donc le cycle des succès ou des échecs des dirigeants politiques qui arrivent à les
contrôler. Une partie de leur travail est ainsi liée au maintien de leur position de médiation :
entretenir des rapports avec des gouvernements leur permettant de garder leurs postes,
mais aussi montrer qu’ils donnent accès au territoire, qu’ils sont donc utiles pour la mise en
place des programmes sociaux. En suivant Tuty dans son quotidien, nous avons constaté
qu’il agit en tant que « guide » des fonctionnaires du gouvernement de Cambiemos et des
hommes politiques de cette coalition partisane dans certains quartiers populaires. Nous
avons participé à des visites – organisées par Tuty – des possibles candidats dans des
quartiers périphériques, où ils réussissent à avoir un contact direct avec des populations
avec lesquelles ils n’avaient pas de liens.

Les conditions de travail des bureaucrates para-étatiques sont aussi très précaires : dans
les cas des bureaucrates au foyer et ceux de porte-à-porte, ils n’ont pas de bureaux formels
– bien qu’ils soient largement repérables dans leurs quartiers – ni de plage horaire de travail.
Les bureaucrates nomades, quant à eux, ont des bureaux mouvants, dont les lieux exacts
d’installation ne sont connus de la population qu’avec peu d’anticipation. Ces bureaux mou-
vants sont dans certains cas des tentes prêtes à être déplacées. Ces conditions matérielles
représentent la façon dont l’État reconnaît partiellement leur participation à l’action publique :
si les agences étatiques ne peuvent pas ne pas passer par eux dans les quartiers populaires,
ils ne sont pas traités comme des bureaucrates à part entière, et leur statut officiel n’est
reconnu que partiellement. Cette instabilité vient ainsi s’ajouter aux conditions de travail
difficiles identifiées par Lipsky dans le cas de la street-level bureaucracy aux États-Unis (2010

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 51

[1980]) : la pénurie des ressources par rapport aux tâches à effectuer, des demandes dépas-
sant toujours les biens à distribuer, des objectifs fixés par les organismes centraux souvent
mal définis, voire contradictoires. Ainsi, de la même manière que pour les bénéficiaires, pour
les bureaucrates para-étatiques, l’État apparaît également incarné dans les liens qu’ils entre-
tiennent avec les fonctionnaires et les hommes politiques. Les agences publiques sont, dans
le cas étudié, étroitement associées au nom du responsable qui gère les contrats prévoyant
la rétribution des bureaucrates para-étatiques, ainsi qu’aux ressources distribuables. Déper-
sonnaliser au moins en partie la relation avec l’État impliquerait d’avoir accès à un statut
juridique clair et à des conditions de travail ne dépendant pas des cycles politiques.

S’agissant de la formation de ces bureaucrates para-étatiques pour répondre aux


demandes des habitants des quartiers populaires, elle est basée sur leur expérience en tant
que militants de terrain. Dans certains cas, les organisations auxquelles ils appartiennent
offrent des formations davantage liées à l’activité politique qu’à la gestion de ressources
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publiques. Or, certaines organisations ont leur propre personnel technique qu’elles mettent
à disposition de leurs dirigeants de quartier et qui fonctionne alors comme des véritables
bureaux publics parallèles. Une enquête ethnographique menée par Virginia Manzano au
sein d’un mouvement aux racines maoïstes, qui participe depuis la fin des années 1990 à
la gestion de programmes sociaux, montre qu’elle a développé ses propres « équipes tech-
niques » au niveau national et provincial pour faire face aux « tâches telles que la saisie des
données dans les systèmes informatiques, la mise en relation de chaque bénéficiaire avec
les activités productives ou communautaires, la centralisation des registres de présence des
différents projets, la centralisation des attestations des allocations de cent cinquante pesos
envoyées par les ANSeS et des demandes pour des démarches échouées » (Manzano,
2013, p. 185). Ainsi, la gestion des programmes sociaux est une compétence autogérée
que les dirigeants et leurs organisations cherchent à assurer pour servir les habitants du
quartier, plutôt qu’un résultat du transfert de compétences de la part des agences étatiques.

En ce sens, les bureaucrates para-étatiques ne peuvent pas être considérés comme


ayant une profession (Abbot, 1988). Leur travail mobilise une expertise faiblement établie
– les compétences expertes étant acquises sur le tas –, leur statut est instable, ce qui permet
rarement d’entreprendre une carrière ; leur domaine est concurrencé par d’autres acteurs
aux ressources plus importantes, car ils doivent partager avec les bureaucrates de rue des
tâches pour lesquelles ils sont moins bien payés et n’ont pas été formés. C’est donc plutôt
leur insertion locale dans les milieux populaires qui leur permet d’occuper cette position de
gestionnaires des programmes sociaux.

Quelle est, en définitive, la relation entre ces bureaucrates para-étatiques et les usagers
des programmes sociaux ? Comme la sociologie des guichets publics en France l’a montré
(Dubois, 1999 ; Siblot, 2005), les relations administratives sont des rapports de domination,
mais aussi d’intégration sociale. Dans les cas étudiés ici, cette domination est exercée en
partie par la bureaucratie para-étatique de la société civile. Les habitants des quartiers popu-
laires doivent négocier leurs droits avec ces acteurs. Dans ces négociations, les acteurs
étudiés combinent des critères liés aux relations interpersonnelles de longue durée, des
moyens de connaissance du quartier que les bureaucrates mobilisent comme des indica-
teurs pratiques de la situation du besoin des habitants (Vommaro, 2007), ainsi que des

❘ volume 8/numéro 1 ❘ Janvier-mars 2019 ❘ L’ACTION PUBLIQUE AUX FRONTIÈRES DE L’ÉTAT...


52 ❘ Gabriel Vommaro

relations de fidélité politique et personnelle plaçant les personnes appartenant au cercle


intime de ces bureaucrates dans de meilleures conditions pour accéder aux biens d’origine
publique. La tension entre logique personnalisée de la gestion de biens et logique imper-
sonnelle des droits sociaux est à la base de la relation conflictuelle de ces bureaucrates
para-étatiques avec certains habitants du quartier.

Dans ce contexte, les acteurs étudiés mobilisent une distinction entre travail politique et
travail social, ce qui leur permet d’organiser les demandes et les devoirs encadrant leurs
relations. Si le travail politique fait référence aux activités liées à la campagne électorale et à
la mobilisation des populations à des manifestations et/ou des meetings partisans, le travail
social est lié directement à la mise en place des programmes sociaux au niveau local et a
lieu notamment, dans la phase de distribution des biens d’origine publique ainsi que dans
la phase d’administration des programmes sociaux. La plupart du temps, les bureaucrates
para-étatiques réalisent des missions de travail social, et organisent l’exécution des tâches
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quotidiennes dans les potagers, les cantines populaires, les cours de soutien scolaire qui
se déroulent chez eux ou dans des centres communautaires et dont la réalisation est une
première façon d’établir des obligations relatives à l’accès et la permanence dans les pro-
grammes sociaux. Sans contrepartie, il n’y a pas de « plan ». Le travail politique, quant à lui,
permet aux bureaucrates para-étatiques d’entretenir leurs rapports aux partis et aux mou-
vements leur donnant accès aux biens d’origine publique. Ils demandent donc aux bénéfi-
ciaires dont ils sont les plus proches de les accompagner (Quirós, 2011) dans ce travail, afin
de contribuer à la continuité de leur position de médiation14. Ainsi, la distinction entre travail
social et travail politique permet de séparer la logique partisane de la logique étatique de
l’activité de ces bureaucrates. Cela ne signifie pas que la bureaucratie para-étatique ne jouit
pas, comme la bureaucratie de rue étudiée par Lipsky, d’un pouvoir discrétionnaire dans la
détermination des critères de distribution des « bénéfices » à chaque usager. Ces marges
de manœuvre sont présentes dans les différents moments des relations avec les habitants
du quartier. Dans la phase de distribution, ces bureaucrates accordent les allocations aux
habitants suivant les possibilités offertes par les règles organisant les différents programmes
sociaux : pour les mères célibataires, pour les jeunes, pour les chefs de ménage... Dans
certains cas, ils notent des personnes sur les listes qui touchent une allocation pour le
compte d’autrui. Dans la phase d’organisation du travail social, ils établissent des règles
informelles régulant l’activité et permettent des remplacements ou des congés dans des cas
justifiés. Pour Lucy et d’autres dirigeants locaux, la contrepartie est un moyen de rendre les
relations avec « leurs administrés » plus solides et continues, car les tâches se déroulent
quotidiennement. Pour les bénéficiaires qui participent à l’espace politique dans lequel évolue
Lucy, cette contrepartie est à la base de leur perception de la participation en tant que
travail.

Notre enquête montre d’ailleurs que le rôle joué par le pouvoir discrétionnaire des bureau-
crates para-étatiques et celui des régulations juridiques forment un système en tension.
Depuis la massification des programmes sociaux en 2002, suivant une rhétorique

14. En ce sens, les bureaucrates para-étatiques sont à la fois des nœuds des réseaux clientélaires et des agents
des politiques sociales. L’échange de biens d’origine publique habilite une série de négociations qui ne
peuvent pas être vues comme des purs échanges clientélaires – i. e. relevant d’une domination basée sur
le contrôle d’un monopole. Cf. sur ce point, Quirós, 2011 ; Vommaro, 2007 ; Zarazaga, 2015.

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 53

universaliste utilisée depuis par les gouvernements successifs, les plans sociaux sont
devenus, dans une certaine mesure, des droits pour les pauvres. Cette notion de droit a
également été mobilisée par les mouvements sociaux exigeant des biens publics aux bureaux
de l’État, et représente la manière dont les habitants des quartiers populaires perçoivent leur
rapport à ces biens. Les frontières entre droit et « bénéfice »15 sont, par conséquent,
poreuses. Le concept juridique du droit n’a pas de manifestation automatique dans la vie
des pauvres urbains. Il est intriqué, comme l’a montré Siblot dans le cas français (2005),
avec d’autres notions telles que celle de la « bienfaisance ». Les acteurs développent alors
des compétences argumentatives pour faire valoir leurs droits, et pour éviter d’être impliqués
dans des relations où la dette générée par l’accès à un bien d’origine publique peut être
jugée excessive. Ces compétences sont déployées par rapport à une économie morale des
rapports interpersonnels façonnés par l’échange de biens d’origine publique comme on va
le voir.
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Les marges de manœuvre des bureaucrates para-étatiques
et les principes régulant l’économie morale du Welfare
des précaires
La relation entre les bureaucrates para-étatiques de la société civile et les usagers est
fortement influencée par la question des critères d’attribution des biens d’origine publique
ainsi que des obligations des bénéficiaires des programmes sociaux. Comme nous l’avons
vu, les bureaucrates para-étatiques construisent localement des cadres de référence qui
structurent leurs interactions avec les usagers. D’une part, la plupart des biens distribués
par ces bureaucrates ont des exigences d’accès liées aux contreparties : les bénéficiaires
doivent réaliser des tâches sociales dans les activités organisées par les bureaucrates para-
étatiques ; d’autre part, ces biens sont toujours moins nombreux que les bénéficiaires poten-
tiels. La construction du mérite, analysée dans d’autres cas (par exemple dans les politiques
sociales états-uniennes : Chelle, 2012), devient ici l’objet d’une négociation de face à face
entre les acteurs partageant un lieu d’habitat et, dans de nombreux cas, ayant des rapports
interpersonnels allant de la proximité majeure – le cercle intime – à la connaissance indirecte
– par l’intermédiaire de voisins ou d’amis communs. Durant notre enquête, nous avons
identifié certains principes moraux qui organisent l’activité distributive des bureaucrates para-
étatiques qui peuvent être pensés, suivant la notion de Thompson (1971), comme faisant
partie d’une véritable économie morale du Welfare instable du monde populaire précaire16,
ensemble de « pactes et d’attentes tacites » (Siméant, 2010, p. 151) régulant le rapport des
bureaucrates para-étatiques aux bénéficiaires. L’économie morale fait référence à la manière

15. Yasmine Siblot (2005) a travaillé sur la tension entre la notion de droit et le sentiment de devoir « demander
l’aumône » dans un quartier populaire de la banlieue rouge de Paris.
16. La notion d’économie morale a connu une revitalisation au cours des dernières décennies (Fassin, 2009 ;
Siméant, 2010). Dans son ouvrage fondateur, Thompson mobilisait l’économie morale pour expliquer la
façon dont la relation entre dominants et dominés dans l’Angleterre rurale du XVIIe siècle a été régulée. Ainsi,
il définit ce concept comme « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions
économiques appropriées jouées par les différentes parties de la communauté – ce qui, pris ensemble
constitue l’économie morale des pauvres » (Thompson, 1971, p. 79).

❘ volume 8/numéro 1 ❘ Janvier-mars 2019 ❘ L’ACTION PUBLIQUE AUX FRONTIÈRES DE L’ÉTAT...


54 ❘ Gabriel Vommaro

dont les relations sociales hiérarchiques sont organisées – « de manière appropriée » –


comme des relations morales. La régulation de ces formes de subordination renvoie à la
mobilisation – généralement implicite, mais parfois explicite – de certains principes de justice
qui les rendent légitimes. Dans ce cas, ces principes sont basés, premièrement, sur une
notion morale de droit des pauvres ; deuxièmement, sur la distinction entre travail politique
et travail social ; troisièmement, sur les régulations des contreparties des allocations sociales,
en miroir des règles du travail salarié classique ; enfin, sur le besoin comme fondement du
mérite. Après avoir restitué ces principes, sont mises en avant les conséquences de leur
application pratique sur l’économie morale du Welfare des précaires.

Les principes moraux du Welfare des précaires


L’économie morale du Welfare des précaires est basée premièrement sur une notion de
droits certainement favorisés par ceux qui ont conçu les politiques sociales, des années
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1980 aux années 2000. Cela reflète une ambiguïté de ces politiques : négociées au niveau
local, et donc soumises à des tensions, des incertitudes (on doit être « noté », le plan peut
être « coupé », les attentes peuvent parfois être très longues, etc.) et des procédures arbi-
traires (qui ne se concrétisent pas sans en connaître les raisons), les biens distribués par
ces politiques sont négociés et appropriés, en tant que ressources publiques, comme des
« droits des pauvres ». Ainsi, dans notre enquête, l’AUH n’apparaît pas aux yeux des béné-
ficiaires comme un plan obtenu dans des rapports de face à face, mais en tant que prestation
étatique qui n’est pas objet d’échange de dons. Ceci représente un premier principe orga-
nisant les rapports entre bureaucrates para-étatiques et habitants des quartiers. Les biens
d’origine publique ne sont pas les propriétés des premiers ; ils se réalisent donc dans la
circulation entre les bénéficiaires. Les critiques morales adressées aux bureaucrates para-
étatiques par les habitants lorsqu’ils ne respectent pas ce principe peuvent leur faire perdre
cette position privilégiée dans les quartiers populaires : lorsqu’au lieu d’agir comme des
intermédiaires ils font obstacle à la distribution de biens, ils peuvent être dénoncés auprès
des organisations auxquelles ils appartiennent ou auprès des bureaucraties de rue et des
agences étatiques. À Santiago del Estero et à Buenos Aires, les plaintes concernant les
dirigeants partisans étaient fréquentes et faisaient référence à l’accaparement des biens, ou
au fait qu’au lieu de les distribuer parmi les ayants droit, les dirigeants les vendaient. Dans
le cadre de l’économie morale des pauvres urbains dans la période contemporaine, ces
écarts peuvent même donner lieu à des plaintes devant la justice ou les médias. Le récit
d’un membre du cercle intime de Lucy sur les problèmes qu’il a eus avec un autre bureau-
crate para-étatique en est un exemple :

« Eh bien, nous avons travaillé, nous allions aux meetings... et elle nous prenait de l’argent [...] elle
faisait une loterie pour le jour des enfants, elle faisait ceci ou cela et toujours elle te demandait
trois pesos, ou te demandait d’apporter quelque chose, elle recevait les sacs [de nourriture] uti-
lisant nos pièces d’identité et remplissait sa maison avec des sacs et ne donnait rien à personne
[...] ma sœur gardait ses enfants, et elle vient un jour et me dit : “Regarde, il y a deux chambres
pleines de sacs, pleines, jusqu’au plafond.” » Dans notre terrain nous avons entendu des rumeurs
affirmant que cette bureaucrate para-étatique allait à la campagne pour vendre la nourriture qu’elle
obtenait en vertu de ses fonctions. Certains voisins ont fini par la dénoncer. Ils sont allés au bureau
du secrétariat au Développement social de la mairie de la ville.

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 55

Éventuellement, les médiateurs peuvent demander une contribution monétaire des béné-
ficiaires des programmes sociaux servant à soutenir l’espace politique local où ils réalisent
leurs contreparties. Cette contribution est une règle non écrite dans certains mouvements
sociaux financés par leurs militants (Manzano, 2013). Toutefois, elle doit être demandée en
respectant le deuxième principe de l’économie morale du Welfare des précaires : celui de
la distinction entre travail politique et travail social.

Identifier les biens des programmes sociaux comme des droits à exiger entraîne une
différenciation entre l’aspect politique et l’aspect social de l’activité des bureaucrates para-
étatiques, organisant les types de demandes qui peuvent être faites aux bénéficiaires. En
ce sens, la demande d’accompagnement politique – participer à une manifestation, à un
meeting partisan, à des activités de prosélytisme électoral ou mobiliser des habitants du
quartier lors d’une journée électorale – ne peut pas être vue comme faisant partie des contre-
parties de l’accès aux programmes sociaux. Ces programmes sont des biens que les domi-
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nants doivent aux dominés (pour légitimer et rendre acceptable leur domination). En même
temps, le travail social représente un premier engagement des bénéficiaires à la tâche
d’assistance et à la reproduction de l’espace politique local, car ils aident au fonctionnement
des cantines et des goûters populaires qui créent le prestige du dirigeant dans le quartier,
lié à sa capacité à résoudre les besoins des habitants. L’engagement politique, quant à lui,
est demandé au cercle plus proche – les parents, les voisins ayant un rapport d’amitié –, et
seulement suggéré aux plus éloignés (Vommaro, Quirós, 2011). Cette suggestion entraîne
cependant une attente de la part des médiateurs locaux : s’ils aident certains habitants du
quartier à résoudre des démarches administratives liées à l’accès aux biens d’origine
publique, espérer de l’accompagnement en retour est vu comme juste. Les bénéficiaires
doivent respecter ces obligations morales associées à la reproduction de l’espace politique
des leaders locaux.

Un troisième principe renvoie au caractère de « travail » du travail social. En effet, les


obligations des bénéficiaires sont aussi associées à la réalisation des activités organisées
par les bureaucrates comme contreparties des plans. Les jeunes touchant une allocation de
formation à un métier manuel doivent fréquenter les cours de manière régulière. La même
obligation vaut pour les adultes participant au programme de finalisation des études secon-
daires. Les personnes travaillant aux cantines et goûters populaires, aux potagers et aux
programmes de coopératives doivent respecter des plages horaires de travail établies, nor-
malement du lundi au vendredi. Les absences fréquentes entraînent le danger de perdre
l’accès aux allocations, les bureaucrates para-étatiques administrant une feuille de présence
que les bénéficiaires doivent signer tous les jours. On peut « fermer les yeux » pour des
absences si la personne se montre concernée par les activités sociales. En revanche, on
applique avec rigueur les normes face aux free riders. Des rattrapages d’heures de travail
peuvent être acceptés si les bénéficiaires doivent s’absenter des lieux de travail ; à l’inverse,
dans les « opérations », des collègues de Jonathan touchant une allocation du programme
des coopératives ont parfois le droit à une semaine de congé, en compensation du fait que
les horaires des guichets mobiles dépassent les quatre heures de travail demandées aux
bénéficiaires. En résumé, l’économie morale du Welfare sous cet aspect est un ensemble
de régulations associées aux contreparties organisées comme « travail », suivant des règles
et des horaires ressemblant à des emplois formels.

❘ volume 8/numéro 1 ❘ Janvier-mars 2019 ❘ L’ACTION PUBLIQUE AUX FRONTIÈRES DE L’ÉTAT...


56 ❘ Gabriel Vommaro

Toutes ces régulations se combinent, enfin, avec le principe du besoin, dont les bureau-
crates para-étatiques ne peuvent pas faire abstraction. Ils doivent toujours aller au secours
des familles ayant les besoins les plus urgents et, pour cela, ont accès à des aides directes
permettant de résoudre des problèmes liés à des situations inattendues telles que des inon-
dations, des incendies dans des maisons précaires, le décès d’un membre du foyer, etc.
Par exemple, lors des inondations, les administrations publiques passent par ces médiateurs
locaux afin de distribuer rapidement des aides. Pour identifier les plus nécessiteux, les
bureaucrates para-étatiques mobilisent une expertise territoriale – la connaissance du lieu
où ils habitent et de ses habitants –, établie en vertu de leur expérience de travail dans des
quartiers qu’ils parcourent au quotidien. Jonathan, lorsqu’il reçoit des sacs de nourriture
distribués par le ministère du Développement social, a une liste de familles « que tu dois
absolument visiter car tu les connais, parce que tu as parcouru le quartier et tu sais où tu
dois apporter des aides d’urgence ». Cette expertise est aussi validée par d’autres habitants
du quartier : « si l’on vient se plaindre pour que tu distribues de la nourriture de façon directe,
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tu peux leur donner les noms des familles, les gens les connaissent et savent qu’ils en ont
besoin ».

L’économie morale du Welfare des précaires


comme réalisation pratique
Cette économie morale ne répond pas toujours aux procédures établies par les concep-
teurs des politiques au niveau national. Par exemple, lorsqu’un voisin proche ne remplit pas
les conditions formelles d’accès à une allocation sociale, ces bureaucrates peuvent trouver
d’autres voies d’accès à l’argent public, notamment des programmes sociaux n’ayant pas
le même type de règles. De même, lorsque les allocations tardent à « arriver », ces gestion-
naires locaux de l’action publique obtiennent des ressources temporaires pour les personnes
qui attendent (de la nourriture, des emplois occasionnels, des remplacements de ceux qui
doivent s’absenter pour un temps d’un travail social de contrepartie). Ces marges de
manœuvre vont donc de tricheries au bricolage avec les règles, ces bureaucrates jouant en
même temps avec des normes ministérielles et des critères moraux locaux.

L’économie morale est ainsi une hybridation entre les nouvelles notions de droit des
précaires, associé aux transformations des politiques sociales, et les normes traditionnelles
de la sociabilité politique dans les quartiers. Les règles des programmes sociaux et les
valeurs promues par l’État sont incorporées par les membres des couches précaires des
classes populaires, elles s’intègrent aussi aux principes régulant les rapports de face à face
entre les bureaucrates para-étatiques et les habitants des quartiers. C’est dans des tensions
et des disputes entre habitants et activistes, dans des accords sur ce que l’on peut (ou non)
demander à un habitant, dans la distinction entre ceux qui font aussi du travail politique et
ceux qui ne s’engagent que dans le travail social, c’est dans ces querelles locales que
l’économie morale du Welfare des précaires est mise au jour. Ces relations construisent
ainsi, au fil du temps, des bricolages moraux17 : les opérations quotidiennes, réalisées de

17. La notion de bricolage moral découle d’un travail antérieur, réalisé avec Julieta Quirós (Vommaro, Quirós,
2011), dans lequel nous avons étudié cette articulation entre négociation et évaluations morales. Il a ensuite
été retravaillé (Combes, Vommaro, 2015).

❘ GOUVERNEMENT & a c t i o n p u b l i q u e ❘
UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 57

façon récurrente, explicitées seulement en cas de litige, qui produisent et reproduisent les
principes de justice organisant les relations entre les bureaucrates para-étatiques et les
habitants, ainsi qu’entre les bureaucrates para-étatiques et les fonctionnaires municipaux,
provinciaux ou nationaux. Cette économie morale apparaît aussi comme un ensemble
d’outils cognitifs encadrant les relations entre des personnes agissant à différents niveaux
(des fonctionnaires de l’État, des bureaucrates, des bureaucrates para-étatiques voisins),
ainsi que les distinctions entre différents types de ressources (des plans, des sacs de nour-
riture, des places dans les cantines populaires) et d’activités (travail politique et social). Le
coût de ces bricolages moraux, informels et locaux est, nous l’avons dit, l’incertitude quant
à leur durabilité. Les habitants des quartiers et les bureaucrates para-étatiques intègrent la
possibilité que ces droits soient refusés ou suspendus à certains moments. En même temps,
de nouvelles opportunités peuvent apparaître suite à des transformations dans les orienta-
tions des politiques sociales. Ainsi, l’inconstance ne signifie pas une absence de régulation
et la précarité ne doit pas être confondue avec l’arbitraire pur.
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Pour conclure : sur quelques problèmes
de légitimation du Welfare des précaires à l’ère
du capitalisme post-industriel

Dans le but de restituer les transformations récentes de l’action publique visant les
classes populaires en Argentine, nous avons saisi un type d’action publique qui suppose
l’activité de bureaucrates para-étatiques ; nous avons analysé par ailleurs les tensions
morales liées à la définition des modes d’accès aux ressources publiques que leur interven-
tion entraîne. Ceci permet de réfléchir aux problèmes de légitimité de l’action de l’État dans
ce contexte. La crise de la société salariale et de ses protections sociales a produit en
Amérique latine et ailleurs une redéfinition des cadres de l’action publique dans les milieux
populaires. En Argentine, cette crise a eu lieu en même temps que les réformes étatiques
orientées par le programme néo-libéral ainsi que concomitamment aux processus de démo-
cratisation. Suivant les recommandations des organismes multilatéraux, d’abord, et une stra-
tégie de renforcement des organisations de base soutenant les gouvernements, ensuite,
l’État argentin a déchargé une partie de ses tâches à l’activisme de quartier. Conséquence
non intentionnelle de ces politiques, un nouveau personnel spécialisé dans la gestion locale
des programmes sociaux s’est de fait constitué. Les élites administratives ont accepté cette
situation, tout en affichant publiquement leur refus des arbitraires politiques. La conception
des politiques « compensatoires » présentées comme transitoires a agi comme obstacle à
l’entreprise d’une réforme conséquente des administrations des politiques sociales répon-
dant à la nouvelle donne. Entre-temps, même de façon instable, l’action de ces bureaucrates
para-étatiques a permis d’assurer l’arrivée des politiques sociales dans des contextes
d’émergence – comme lors de la crise sociale de 2001 et 2002 – ainsi que de favoriser le
contact des populations avec l’État. Dans un moment d’expansion de la co-responsabilisa-
tion entre l’État et les bénéficiaires dans la prise en charge des politiques sociales observée
dans d’autres pays (Dubois, 2010), le cas argentin pourrait être ainsi vu moins comme un
cas exotique que comme un point d’entrée privilégié des caractéristiques assumées par

❘ volume 8/numéro 1 ❘ Janvier-mars 2019 ❘ L’ACTION PUBLIQUE AUX FRONTIÈRES DE L’ÉTAT...


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l’action publique lorsque l’État externalise son rapport aux populations et lorsque, « depuis
le bas », des entrepreneurs locaux réussissent à se reconvertir comme des points de pas-
sage obligé de l’accès aux droits sociaux des milieux populaires. En ce sens, cette copro-
duction localisée de l’action publique représente à la fois une multiplication de la capillarité
de l’État – de son pouvoir de pénétrer des territoires où sa présence est faible – et une
normalisation d’une présence précaire et instable des institutions du Welfare dans les cou-
ches les moins stables des classes populaires. L’analyse du cas argentin contribue sous ce
rapport à éclairer d’autres cas latino-américains où cette cogestion a été constatée, à l’instar
du Mexique (Agudo Sanchíz, 2015).

Quelles conséquences a l’action de ce personnel para-étatique quant à la légitimité de


la distribution de ressources publiques dans les milieux populaires ? Bien que le pouvoir
discrétionnaire de la bureaucratie para-étatique ne puisse être considéré que par rapport à
l’économie morale régulant son activité quotidienne, dans le cas argentin comme dans
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d’autres cas latino-américains, la question du clientélisme a été imposée comme grille de
lecture dominante de la logique gouvernant la distribution locale de biens d’origine publique
parmi les classes populaires (Combes, Vommaro, 2015). Dans une « société de la défiance »
(Rosanvallon, 2006), la distribution de biens d’origine publique suivant des critères instables
et locaux conduit à différents types de soupçons sur la justice et l’équité de cette distribution.
D’une part, les habitants qui ne font pas partie des circuits dans lesquels ces biens sont
distribués, et qui se sentent ainsi exclus de ces droits, critiquent souvent l’utilisation des
plans comme des « dons » manipulés politiquement. D’autre part, les différents publics qui
suivent la vie politique, en particulier ceux qui sont intéressés par les classes populaires, se
réfèrent souvent de façon critique à ce Welfare instable des pauvres urbains précaires ; ceci
en vertu à la fois des soupçons au sujet de la « paresse » des bénéficiaires et de la contes-
tation du « clientélisme » des dirigeants locaux. Ces agents centraux de l’action publique
dans les quartiers populaires que sont les bureaucrates para-étatiques sont alors au centre
des critiques sur le rapport de l’État à ces classes sociales. Les acteurs politiques et bureau-
cratiques centraux les reconnaissent de manière contradictoire, ne leur accordant ni statut
stable, ni conditions de travail à la hauteur de leur rôle, ni formation en fonction des tâches
qu’ils accomplissent. Si l’État et les politiques sociales existent en pratique à travers ces
acteurs dans les milieux populaires, l’État évite cependant d’assumer la coresponsabilité de
leurs actions.

Cette situation a un fort impact sur le consensus social faible soutenant ces formes de
Welfare qui, bien qu’instables, sont celles qui permettent aux citoyens pauvres, en lien pré-
caire avec le travail et l’emploi, d’accéder de façon plus ou moins continue aux ressources
publiques. Ces formes supposent un seuil minimum de conditions de vie qui, dans le cas
argentin, a montré des effets réduisant drastiquement les taux d’indigence (Agis et al., 2010).
Contrairement au consensus d’après-guerre autour des protections de la société salariale
(Castel, 1995), ce consensus post-industriel n’est toutefois pas robuste : il place cette
bureaucratie para-étatique face à la menace permanente de la déstabilisation de sa position,
et les bénéficiaires des programmes sociaux face à la nécessité de reconstruire, à chaque
fois que l’un de ces agents « tombe », des nouvelles relations avec d’autres guichets infor-
mels de l’État. En ce sens, le type de statut et la nature des activités entreprises par le
personnel para-étatique s’avèrent un point d’entrée fructueux pour comprendre comment

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UNE BUREAUCRATIE PARA-ÉTATIQUE MOUVANTE ❘ 59

la cogestion des politiques sociales par des acteurs sociaux non étatiques est à la fois une
façon de gouverner les classes populaires à la sortie du capitalisme industriel et une source
d’instabilité et de conflits plaçant ces classes dans la précarité et la menace permanente
d’illégitimité.

Gabriel Vommaro
CONICET, UNSAM, Argentine
gvommaro@unsam.edu.ar

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