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Camille

LEQUEUX

Littérature et Culture Brésil

« On attend de la femme Noire qu'elle réalise certaines fonctions, comme très bien cuisiner,
danser, chanter, mais jamais écrire. Parfois on me demande : “Vous chantez ?” Je réponds “Je ne
chante pas, je ne danse pas. J'écris” » (Evaristo, p62). En effet, la femme Noire doit subir toutes
sortes de préjugés et inégalités sociales portées principalement sur le machisme ou le racisme. Cette
tendance à voir la femme Noire comme un être inférieur et faible est dénoncée par Conceição
Evaristo dans nombreuses de ses œuvres. C'est la cas par exemple d'Insoumises, qui relate
différentes histoires de femmes noires, leurs souffrances, leurs peines mais également leur force. On
peut alors se demander : En quoi cette œuvre peut-elle représenter une arme dans le combat des
femmes noires à travers la mémoire ? Dans un premier temps nous allons nous intéresser à la
violence et aux injustices dont les femmes Noires peuvent être victimes au quotidien. Ensuite, nous
étudierons comment et sous quelle forme les femmes puisent une force en elle malgré toutes les
souffrances endurées. Et pour finir, nous nous pencherons sur la notion de mémoire collective, qui
fait le lien entre passé, présent et futur.

I-Une lutte menée contre les violences et les injustices.

Les femmes Noires doivent supporter de nombreux préjudices tout au long de leur vie, allant
du stéréotype au violences raciales et/ou conjugales. Insoumises relate différents discours mettant
en scène les douleurs par lesquelles ces femmes brésiliennes sont passées. On peut alors remarquer
différentes souffrances et différentes injustices qu'elles ont dû affronter. Les propos sexistes vont
faire partie de la vie d'une femme au quotidien, et ce, dès le plus jeune âge « Chaque conte dépeint
la douleur, la violence et l'humiliation subies quotidiennement par les femmes noires dans la société
brésilienne »1 (Carneiro, 2021). Il s'agira par exemple de ce que les femmes ont le droit de faire ou
non, de ce qui est convenable ou non, et de créer des inégalités sociales entre hommes et femmes,
que ce soit au sein de la famille, du travail ou de la société en général. Dans le cas de Natalina
Soledad, la violence de son père n'a d'autre raison que son sexe féminin, alors considéré comme une
atteinte à la masculinité du patriarche : « De son sexe dur ne naissait que des mâles ! Avait-il eut un
raté ? » Ces remarques terriblement machistes ponctuèrent l'enfance de Natalina qui fut appelée en
premier lieu « Bidule ». Il s'agit d'une violence morale que cette femme a porté pendant de longues
années. Les propos sexistes vont alors se transmettre aux nouvelles générations à travers l'éducation
1 Traduction libre : « Cada conto retrata dores, violências e humilhações sofridas diariamente pelas mulheres negras
na sociedade brasileira »
chez ses neveux et nièces. Cette masculinité à travers le sexe est également représentée dans le
discours d'Adelha Santana qui raconte comment la virilité de son mari n'était vue que par sa
capacité à avoir une relation sexuelle. Cette femme, remettant en question son physique quant au
désir, a fait preuve de grande résilience en autorisant son mari à aller voir ailleurs. D'autre part, le
stéréotype de la femme qui a besoin d'un mari dans sa vie est bien présent dans la société : « dans
mon innocence, j'ignorais les idées de ma famille à son sujet – une femme célibataire, ayant fait des
études, et qui habitait seule dans la capitale » (Evaristo, p72). On a ici, une vision de la femme
comme étant dépendante de l'homme intellectuellement, financièrement et affectivement. De plus,
la société possède une vision de la femme seule, fondant une famille monoparentale où le père s'est
enfui. Cette femme est alors considérée dans le besoin, influençant la vision de la femme
dépendante de l'homme. Elle va notamment être résumée à un corps et se voir refuser des
opportunités à cause de celui-ci. C'est le cas de Rose Dusreis qui souffre de la barrière que constitue
son corps à son rêve de danseuse.

On va retrouver dans de nombreux cas, la violence du sentiment de ne pas avoir sa place.


C'est le cas par exemple d'Isaltina Campo Belo, qui étant homosexuelle, ne trouve pas de repère et
se force à cacher et réprimer sa sexualité de peur d'être rejetée. La société devient alors un endroit
menaçant où elle est une « étrangère dans ce nid où les paires sont formées d'un homme et d'une
femme » (Evaristo, p14). C'est également le cas de Natalina Soledad, qui ne trouvait pas sa place
dans une famille misogyne et où elle devait raser les murs pour ne pas se faire remarquer. La femme
est d'ailleurs considérée comme inférieure à l'homme. Dans certains cas, on lui fait remarquer dès
son enfance : « Quand il s'adressait à elle, c'était toujours pour la dévaloriser en prononçant des
mots injurieux » (Evaristo, p46). L'homme fait alors preuve d'une grande cruauté qui blesse
psychologiquement. La question de la place des noirs dans la société se pose également. En effet, le
racisme est vécu par ces femmes dès le plus jeune âge : « J'attendis aussi des explications justifiant
mon remplacement, au dernier moment, par une petite fille blanche grimée en noire, qui prétendit
être la poupée noire que j'étais » (Evaristo, p124). La jeune Rose doit alors redoubler d'efforts
devant les violences raciales afin de réaliser son rêve de danseuse. « Le racisme perpétué depuis
l'esclavage a été structuré, construit et articulé de manière à ce que les lieux de subalternité sont
occupés par des corps noirs et les lieux de pouvoir restent hégémoniquement blancs » 2 (Gomes,
2019). Les inégalités raciales sont très présentes au Brésil. Conceição Evaristo dénonce cet aspect
de la société en racontant les histoires de familles noires, souvent pauvres. Face à la misère, ces
familles doivent se séparer et envoyer les enfants travailler pour survivre, créant ainsi une douleur

2 Traduction libre : « O racismo perpetuado desde a escravidão foi estruturado, construído e articulado para que os
lugares de subalternidade sejam preenchidos por corpos negros e os lugares de poder permaneçam
hegemonicamente brancos »
de déchirement pour les parents comme pour les enfants. L'exploitation des femmes au travail,
comme rappel de l'esclavagisme est d'ailleurs souligné, de même que l'injustice qui les conduit à
être licenciées ou menées à la police. Le racisme est si imprégné dans la société brésilienne qu'elle
se retrouve dans les moindres commentaires du quotidien comme les commérages. L'auteure nous
invite par ailleurs à prendre conscience que « le sexisme, le racisme et les conditions socio-
économiques inégales auxquelles sont confrontées les femmes noires sont issues de la période
coloniale, et culminent dans la continuité historique de l'objectivation des femmes noires qui
perpétue les inégalités ayant un impact sur l'accès aux droits »3 (Gomes, 2019).

Par ailleurs, beaucoup de ces femmes vont témoigner de la sexualisation de l'image de la


femme noire. En effet, pour certains, la femme ne va être considérée comme une femme qu'à partir
du moment où elle pourra avoir des enfants. C'est à dire, à partir du moment où elle aura ses règles
et aura un rapport sexuel. Ainsi, lorsque Isaltina confie sentir un homme au fond d'elle, la réponse
de son compagnon est qu'elle se sentira femme quand elle aura couché avec lui, et qu'il l'aura en
quelques sortes “guérit” : « Il m'apprendrait, me réveillerait, me ferait femme. Et il affirma avec
véhémence qu'il était sûr de ma flamme, car après tout, j'étais une femme noire ! » (Evaristo, p16).
Non seulement Isaltina n'est pas acceptée comme elle est, mais en plus de cela, elle est associée au
stéréotype de la femme noire hétérosexuelle et avide de rapports sexuels. C'est par la suite qu'elle
raconte avoir été violée par cinq hommes qui « disaient, entre eux, qu'ils l'apprenaient à être une
femme » (Evaristo, p16). La violence de cet acte l'amènera à faire un déni de grossesse et marquera
sa vie pendant de longues années.

La violence sous forme de viols est un acte dont de nombreuses femmes, noires ou blanches
sont victimes. Il s'agit d'un acte si difficile à en parler et si traumatisant qu'il semble alors important
de montrer son existence à travers cet ouvrage. Le viol d'Aramides va ainsi décrire les effets post-
traumatique de celle-ci et de l'impression de souille qui ne la quitte pas : « Jamais la bouche d'un
homme, comme un corps, ne me causa autant de douleur et de dégoût » (Evaristo, p9). La violence
est également subie par les femmes noires sous forme d'agression physiques. Ainsi, Aramides va
voir son mari tenter de faire du mal à leur enfant à travers son ventre de femme enceinte. La
violence des gestes, motivés par la jalousie crée un environnement quotidien angoissant où la
violence est perçue même dans l'inaction. La peur est ressentie à la fois par la mère et par le bébé : «
Même dans les bras de sa mère, il éclatait en pleurs dès qu'il sentait son père approcher ».
L'ambiance est alors pesante et la femme vit dans la peur d'un acte de violence. Les coups et le viol

3 Traduction libre : « sexismo, racismo e condições socioeconômicas desiguais enfrentadas pelas mulheres negras têm
origem no período colonial, e culminam na continuidade histórica da objetificação das mulheres negras perpetuando
desigualdades que impactam no acesso a direitos »
sont alors des événements traumatisants que la femme subit. Les agressions peuvent alors être
dirigées vers les filles comme c'est le cas de Séni dans l'histoire de Shirley. Les violences physiques
sont alors assumées puisqu'elles sont réalisées sous les yeux de la fratrie. Dans ce genre de violence
inoubliables, l'homme est présenté comme un animal caractérisé par des pulsions agressives : « Au
bout de quelques minutes, tel un chien enragé, il revint dans le salon, s'approcha de moi et me traîna
jusqu'à la buanderie » (Evaristo, p 114). La seule préoccupation de Lia Gabriel, est qu'il n'arrive rien
à ses enfants et de les protéger à tout prix. Cependant, si les enfants n'ont pas été touchés
directement, Maxime, le cadet, à la vision de ces terribles scènes a développé des crises
incontrôlables.

D'autre part, le sentiment de honte, d'impuissance et de culpabilité sont récurrents dans les
histoires racontées par les femmes noires. En effet, dans le cas d'Isaltina, elle exprime une certaine
culpabilité d'avoir senti cet homme à l'intérieur d'elle, d'être homosexuelle, ainsi que la honte au vu
de l'impuissance face à la violence du viol collectif qu'elle a subit : « Jusqu'alors j'avais considéré
mon viol comme une punition méritée car je n'étais pas attirée par les hommes » (Evaristo, p18).
Dans le cas d'Aramides, la culpabilité va se faire ressentir lorsqu'elle raconte qu'elle s'est trompé sur
la nature de l'homme avec qui elle avait décidé de passer sa vie, et que ainsi, elle n'avait pas à se
tromper si elle ne voulait pas que cela arrive. Le sentiment de culpabilité peut également venir de
l'homme de manière directe. Ainsi, on remarquera que le père de Natalina Soledad accuse la mère
s'ils ont eu une fille, même si l'explication est complètement invraisemblable. Il voit d'ailleurs dans
cet acte une trahison. La mère, sous l'emprise de son mari, reconnaîtra ses torts et fera tout pour se
faire pardonner. Lorsqu'il s'agit d'une jeune fille, d'une enfant, comme dans le cas de Maria du
Rosaire, ces sentiments récurrents sont impossibles à ne pas ressentir : « Une honte me consumait.
Une honte et une culpabilité de m'être séparée des miens » (Evaristo, p63). L'enfant ne prend pas en
compte (encore moins que l'adulte) que les faits extérieurs à ses décisions l'ont laissé dans
l'impuissance. Dans le cas de Lia Gabriel, ces sentiments sont liés au fait qu'à cause du père, ses
enfants ont souffert, et l'un d'entre eux se retrouve dans un hôpital psychiatrique : « Culpabilité,
honte, remord d'avoir choisi cet homme pour être le père de mes enfants » (Evaristo, p116).

On peut remarquer l’obsession de l'homme à vouloir que la femme lui appartienne : «


l'homme regarda son fils dans son berceau, puis demanda à Aramides quand elle serait de nouveau à
lui, rien qu'à lui » (Evaristo, p27). Il s'agit d'une déshumanisation de la femme où elle n'est qu'un
objet, « sa chose ». C'est une atteinte à sa liberté où l'image de la femme noire est fortement
dégradée. L'homme s’obstine à ce que le corps de la femme, ou de la fille, dans le cas de Séni lui
appartienne : « Un homme hurlant et essayant d'attraper, de posséder, de violenter le corps nu d'une
enfant » (Evaristo, p48). Cette appropriation du corps de la jeune fille lui fera vivre un choc post-
traumatique bien après cet événement d'une redoutable violence. Ces actes supposent que les
femmes n'ont pas de liberté, ne serait-ce que de leur propre corps. L'histoire de Maria du Rosaire
rejoint cette idée puisqu'elle est kidnappée, enlevée à sa famille et n'est pas libre de mouvement.
Elle est comme un objet de décoration qui souffre de la solitude et de la distance avec sa famille.
Elle est alors emmenée de maison en maison comme si elle était un bien, où elle devait travailler
dans des conditions très difficiles, similaires à celles d'une esclave domestique. Ce kidnapping aura
été si traumatisant qu'il influencera les désirs de famille de Maria du Rosaire. D'autre part, la notion
du corps des femmes noirs appartenant aux hommes est mise en lien avec l'esclavagisme : « Famille
commencée du temps où les hommes de la maison de maître étaient les maîtres du corps des
femmes, des hommes et des enfants du quartier des esclaves » (Evaristo, p126). L'auteure montre
alors que l'esclavagisme a encore de nombreuses traces dans la société brésilienne actuelle,
notamment concernant les femmes noires. L'homme représente alors un danger qui perpétue les
horreurs du passé où le corps des femmes noires est un corps-objet : « Les jeunes maîtres blancs,
encouragés par leurs famille, conservaient les habitudes du temps de l'esclavage. Ils couraient après
les jeunes filles, comme les maîtres d'esclaves qui prenaient le corps des femmes esclaves et de
leurs filles » (Evaristo, p154).

II-La force des femmes noires malgré ce qu'elles ont pu endurer.

Conceição Evaristo met en avant la théorie selon laquelle une grande partie de la force des
femmes noires proviendraient de la sororité qui existe entre elles. En effet, les relations entre ces
femmes sont marquées par la complicité dès les premières lignes de l'auteur. La complicité entre la
narratrice et Isaltina Campo Belo est une caractéristique notable. L'accueil est chaleureux et
agrémenté de rires. Contrairement à la société brésilienne qui s'acharne sur la population noire,
l'auteure décide de mettre en valeur la femme noir et son visage accueillant, doté d'un « sourire si
généreux » les caractérisant. La porte ouverte à l'Autre de Maria du Rosaire insiste sur cette
bienveillance féminine. La sororité est alors présentée dans l'histoire de Shirley comme « une
alliance féminine qui nous renforçait » (Evaristo, p44). Cette force est malheureusement nécessaire
pour affronter les difficultés qu'une femme noire peut traverser. Ainsi, Maria du Rosaire se trouve
démunie, seule, et n'a pas le courage de chercher sa famille, sûrement parce que la sororité lui
faisait défaut. Néanmoins, la force ne l'a jamais quittée, faisant en quelque sorte partie d'elle malgré
tout : « A vrai dire, bien que j'eûs continuellement l'impression de nager dans un fleuve aux eaux
inconnues et dangereuses, je n'ai jamais cessé de nager. Je n'ai jamais cessé de vivre » (Evaristo,
p62). Cela montre qu'abandonner n'est pas possible pour la jeune femme, même si elle le voulait.
Ces femmes sont dotés d'une force instinctive qui les relie à la vie. Face à la dureté de la vie des
femmes noires, la notion de survie est mise en avant en montrant leur force et leur courage : « Les
miens et moi avons survécu. Les miens et mois survivons. Depuis toujours » (Evaristo, p65). On
peut remarquer une continuité dans le fait de devoir se battre et survivre. C'était le cas dans le passé,
c'est le cas dans le présent, et ce le sera dans le futur. On peut notamment observer la notion de
groupe formé par « les miens et moi » sans préciser à qui cela correspond, donnant la sensation qu'il
s'agit d'un nombre incalculable de personnes. Cette notion d'infinité et de continuité sont mises en
avant sur la couverture du livre où une fleur (dont la signification sera détaillée ultérieurement)
représente des figures humaines, sûrement des femmes, se tenant la main et où le lecteur n'arrive
pas à voir jusqu'où va cette chaîne humaine.

On peut remarquer une certaine confiance entre ces femmes, qui sans se connaître,
éprouvent déjà une certaine sororité. Ainsi, dès les premiers instants, Aramides va confier son
enfant à la narratrice, en signe de bienveillance. Cette complicité s'installe souvent
automatiquement, comme c'est le cas pour Shirley et ses belles filles : « elles scellèrent tout de suite
leur sororité » (Evaristo, p 44). Le terme « sceller » fait penser à un pacte qu'il est impossible de
rompre, une sororité donc indestructible. Cette solidarité est par ailleurs héréditaire et se transmet au
fur et à mesure du temps. En effet, la descendance de Shirley en est la preuve : « Notre sororité,
notre confrérie de femmes, est aujourd'hui renforcée par une génération de petites filles naissantes »
(Evaristo, p50). L'union entre ces femmes fait ainsi leur force. Dans une même famille le lien
spécial unissant les femmes est mis en avant dans le discours de Maria du Rosaire : « nom de sainte
femme est le produit du catholicisme exagéré de ma famille. Ma mère, mes tantes, ma marraine et
ma grand-mère... » (Evaristo, p53). Les figures féminines représentent ainsi un groupe solide. La
famille donne ainsi une image de racine qui provoque un appel irrésistible chez les femmes qui
sentent alors une douloureuse saudade. Ainsi, lorsque la sœur de Maria du Rosaire se trouve en
présence de celle-ci, la sororité enfouie est révélée à la surface et se trouve plus forte que l'habitude
de faire tout ce qu'on lui disait de faire : « Je fus incapable de m'asseoir – et pourtant on me le
demanda. Je fus incapable de partir » (Evaristo, p64). Il s'agit d'une solidarité familiale qui n'a pas
besoin d'être formulée pour le ressentir. La famille forme une sorte de communauté qui rend les
femmes plus fortes. La femme noire est même comparée à une reine, maîtresse de son destin : « Je
pris dans mes mains le sceptre de mon destin et donnai le sens que je voulais à ma vie » (Evaristo,
p144). On peut interpréter cette phrase comme étant un moyen de lutter contre le joug de l'homme
et du blanc. En effet, les influences de l'esclavagisme sont toujours présentes dans la société
brésilienne. Cependant, Régina ne se laisse pas faire et montre sa résistance à la volonté de l'élite
blanche de tout posséder. Elle possède alors une véritable détermination à montrer qu'elle ne vaut
pas moins que les blancs en montant sa propre boulangerie.

D'autre part, la solidarité entre femmes et ce contact bienveillant permettra à Isiltina de


s'accepter comme homosexuelle et à affirmer sa féminité. Il s'agit également pour elle de se
découvrir à travers l'autre : « J'apprendrais également à me connaître, à m'accepter heureuse et en
paix avec moi-même » (Evaristo, p19). La sororité dont font preuve ces femmes sert également à
créer un refuge où se sentir protégée et écoutée. C'est le cas par exemple de Séni quand elle se
blottit contre sa belle-mère. L'union avec Shirley et ses sœurs va être un moyen de surpasser ses
traumatismes. Par ailleurs l'union féminine souligne l'importance de la capacité à demander de l'aide
comme étant une force et non une faiblesse. En effet, le besoin de soutien est normalisé dans cette
solidarité sans jugement. Les miroirs autour de la danseuse Rose, donnent l'impression qu'il y a un
groupe qui l'écoute, donnant à la femme une sensation de force. « En plus de traiter de la question
féminine en soi, elle (l'auteure) présente aux lecteurs à la fois l'écoute et le discours afro-brésilien » 4
(Cruz, 2012).

Les relations entre ces femmes noires sont marquées également par l'empathie et la
préoccupation pour l'autre et ses douleurs. Dans le cas de Mirtes Aparecida da Luz, la narratrice
accepte de se mettre dans la même situation de cécité, montrant ainsi une certaine solidarité quant à
la position de l'autre. Cette sororité est également représentée par le fait de rassurer l'autre alors
qu'on est soi-même paniquée, comme lorsque Adelha dû apaiser l'angoisse d'une inconnue face au
malaise de son mari. Le fait d'être entourée donne la possibilité à la femme de découvrir la raison de
ses douleurs afin de mieux les appréhender. C'est le cas par exemple de Libia qui retrouve ses
souvenirs grâce à l'union et la force que sa famille lui porte : « Ce retour dans le passé me permit de
trouver un sens à la souffrance que je portais, que j'avais porté toute ma vie » (Evaristo, p104). C'est
au milieu de cette sororité que la femme noire fait preuve d'une force et d'un courage, même dans
les situations les plus dangereuses, comme lorsque le compagnon de Lia s'en prend à elle et qu'elle
s'efforce de mettre ses enfants en sécurité.

Souvent, les femmes noires ne se rendent pas compte de la puissance de leur force qui
correspond à bien plus que ce qu'elles n'imaginent : « Car ce qui se présente comme une révélation
sous nos yeux, à nos oreilles, garde d'insondables profondeurs de non-vu et de non-dit. Et je
précise : de non-écrit » (Evaristo, p130). On peut supposer ici que l'auteure cherche à nous dire que
4 Traduction libre : « além de tratar da questão feminina em si, apresenta aos leitores tanto a escuta quanto a fala afro-
brasileira »
si les femmes noires ne se rendent pas compte de la force qu'elles ont en elles, il n'est pas non plus
possible de voir cette force ou de la décrire à l'écrit. Cela ajoute un aspect mythique à
l'interprétation de cette puissance interne qui peut être interprétée comme étant issu d'une force
suprême et inconnue. Cette notion est renforcée par la religion selon laquelle ces femmes sont
accompagnées de saints et de divinités. C'est également une manière de souligner que ces femmes
ne sont jamais seules, d'où leur force en lien avec la sororité des femmes religieuses.

En dehors de cette notion de groupe donnant de la force à chacune, l'autonomie est une
valeur récurrente des femmes noires. En effet Natalina Soledad est un exemple de femme qui, dès le
plus jeune âge, montre cette capacité à apprendre par elle-même faisant de l'autonomie sa plus
grande force. C'est ainsi qu'elle va pouvoir tenir tête au plus grand nombre en forçant tout le monde,
adultes y compris à prononcer son nom en entier. Une fois la majorité obtenue, elle a réussi grâce à
cette force obtenue, à se déconstruire pour ensuite mieux se reconstruire avec un nouveau nom : «
Bidule Silveira alla à la mairie pour se déshabiller de son nom et de son ancienne condition »
(Evaristo, p39). Il s'agit alors de se redéfinir afin d'enlever une charge pesante, et cela, sans l'aide de
personne, démontrant une force d'esprit remarquable. La force avec laquelle elle affirme son
nouveau nom peut être considérée comme une revanche contre le mépris de sa famille et de la
solitude qu'elle a subit. De la même manière, le courage est une aptitude montrant la force des
femmes noires, même dans la jeunesse. On peut ainsi remarquer l'exemple de Séni qui prend son
courage à deux mains alors qu'elle est seule contre son ravisseur et crie avec force. Les larmes que
cette famille partage ne sont pas synonyme de faiblesse mais de sororité. Ainsi, le titre est mis en
valeur par cette notion : « elles pleuraient, malheureuses. Elles et moi. Des larmes insoumises »
(Evaristo, p110). Ces larmes expriment la douleur mais pas la faiblesse. En effet, derrière cette
tristesse se cache une force qui va leur permettre de surmonter et de lutter contre les injustices dont
elles sont victimes.

Par ailleurs, Mary Benedita nous fait une démonstration de force à travers sa résolution à
obtenir son but dans la vie qu'était voyager et peindre : « Je continuais telle une pierre, plus solide,
plus déterminée dans mon désir de gagner le monde » (Evaristo, p70). Mary va alors avoir l'aide de
sa tante, sa complice et son alliée dans le combat pour réaliser ses rêves. Sa détermination va l'aider
à exprimer ses pensées et obtenir gain de cause auprès de ses parents. Cela nous montre le pouvoir
de la parole et de l'expression de ses sentiments. La détermination est également mise en valeur
dans l'histoire de Lia Gabriel, qui, dans une famille monoparentale, se doit d'être autonome et
débrouillarde pour faire survivre sa famille. Elle compare alors la vie avec un objet mécanique : «
J'ai réparé ma vie, dont les ressorts rouillaient. Toute seule, j'ai imprimé de nouveau mouvements à
mes jours » (Evaristo, p111). Cela nous montre la puissante force de cette femme noire et sa
détermination à s'en sortir coûte que coûte. « Evaristo énonce les discours les plus variés sur les
préoccupations, les peurs, les rêves, les orientations sexuelles, les défis et les relations affectives de
ces narratrices qui refusent de céder aux pressions dévastatrices de leurs cruelles expériences
personnelles avec le racisme, les préjugés, le sexisme et les conventions ethno-raciales dégradantes
qui reflètent leurs expériences tout au long de la vie. »5 (Liebig, 2016).

III-La notion de mémoire collective, entre passé, présent et futur.

On peut considérer que l’œuvre de Conceição Evaristo s'inscrit dans le registre de la


mémoire collective de part ses « énonciations [qui] apparaissent comme un événement, provoquant
des fissures dans les réseaux qui constituent la tissu de la mémoire nationale » 6 (Remenche, 2019).
En effet, il s'agit de divulguer des histoires inventées mais pouvant représenter la vie de nombreuses
femmes noires au Brésil. L'auteure se fait ainsi passer pour le relais entre les souffrances des
femmes noires et le lecteur : « Je fais mienne la voix d'autrui, je fais mienne ses histoires »
(Evaristo, p5). Il s'agit ainsi d'un travail d'invention et non pas d'une autobiographie. Cependant,
Evaristo constitue la porte-parole d'un grand nombre de brésiliennes pouvant s'identifier à son récit
comme elle-même elle le fait : « Ainsi, ces histoires ne sont pas entièrement miennes, mais elles
m'appartiennent presque, dans la mesure où, parfois, elles se (con)fondent avec les miennes »
(Evaristo, p5). L'auteure nomme alors son œuvre un « écrit-vie » où les histoires vraisemblables
peuvent être vécues par le lecteur ou son entourage.

Les femmes fictives racontant leurs histoires, sont montrées comme animées de partager leur
vie et participer à cette mémoire collective. L'auteure se fait alors la porte parole du message selon
lequel la force des femmes noires est héréditaire : « Mais ma mère tirait sa force des ses ancêtres,
surtout les femmes, depuis toujours » (Evaristo, p151). La notion d'infinité du temps montre que les
récits survivent autant que la force dans la mémoire collective. Parfois, il est difficile de parler de
certains sujets traumatisants. L’œuvre est alors un moyen de les mettre en lumière. Les souvenirs
sont douloureux et parfois modifiés ou effacés pour échapper à la souffrance qu'ils génèrent.

5 Traduction libre : « Evaristo enuncia os mais variados discursos sobre as inquietações, os medos, os sonhos, as
orientações sexuais, os desafios e as relações afetivas dessas narradoras que se negam a ceder às pressões
devastadoras das suas cruéis experiências pessoais com o racismo, o preconceito, o sexismo e as degradantes
convenções étnico-raciais que refletem as suas experiências pela vida afora »
6 Traduction libre : « enunciados surgem como um acontecimento, provocando fissuras nas redes que constituem o
tecido da memória nacional »
Cependant, Evaristo tente de montrer à travers une narratrice qui va à la rencontre de femmes
noires, que la mémoire doit remonter à la surface et être racontée pour ne pas être oubliée et pouvoir
un jour se reconstruire, se libérer. De toutes les manière on ne peut pas échapper indéfiniment à la
révélation de ses souvenirs cachés. On peut alors prendre l'exemple de Maria du Rosaire qui,
lorsqu'elle entend des récits similaires à la sienne, perd pied et se rappelle de son histoire. L'auteure
insère alors la notion selon laquelle le corps porte notre histoire et est marqué par celle-ci : « l'air
timide mais déterminé, elle me confia vouloir me raconter un fait de sa vie. Elle voulait m'offrir son
corps-histoire » (Evaristo, p67). On peut notamment interpréter cela comme une référence à toutes
les violences que les femmes noires subissent sur leur corps, sexualisée et instrumentalisé.

Evaristo insiste sur l'importance de communiquer son expérience et son vécu aux nouvelles
générations. Il existe en effet une réelle préoccupation pour les nouvelles générations et la peur que
ces histoires tombent dans l'oubli. L'auteure met alors en valeur l'importance de raconter son
combat pour la liberté ou sa lutte contre la violence : « Ma mère nous racontait toujours avec fierté
la lutte de ses ancêtres pour acheter leur acte de libération » (Evaristo, p9). L'évocation de cela
permet aux nouvelles générations de prendre conscience du passé et de parler de la force de leurs
grand-parents avec fierté. Ainsi, la mémoire collective racontée depuis la plus tendre enfance reste
dans les esprits de ceux-ci. Lorsque Maria du Rosaire est kidnappée, elle imagine tout de suite
qu'elle va être vendue et devenir une esclave. Cela nous montre que l'histoire racontée possède un
poids d'une certaine importance. Les racines et les origines sont des grands axes de l'identité des
femmes noires. Il est ainsi important de relater les difficultés rencontrées, les souffrances mais
également la force dont elles sont pourvues. La transmission de savoir est une valeur fortement mise
en avant : « J'ai grandi en voyant ma mère faire – riche de ce savoir hérité de ma grand-mère, qui
l'avait elle-même reçu de ses aïeuls, depuis la terre africaine » (Evaristo, p78). Les connaissances en
lien avec ses origines sont alors une richesse que l'argent ne peut pas acheter, et dont il faut prendre
soin et transmettre à son tour afin de développer cette mémoire collective. Il faut alors comprendre
« la mémoire non pas comme quelque chose qui doit être compris dans son l'individualité, mais
comme une pratique ancrée dans la société »7 (Remenche, 2019). Celle-ci peut réapparaître dans
l'esprit à partir de l'art ou de l'écoute d'une musique par exemple : « une mélodie douce et vive à la
fois, comme des vocalises. Je pensais à un blues entonné par des Noires américaines » (Evaristo,
p121). Les racines des femmes noires sont en effet des plus importantes et influencent la vie de
celle-ci de manière continue. De cette manière, Rose danse par exemple, en s'inspirant de danses
traditionnelles africaines. C'est une manière de diffuser la mémoire collective tout en affirmant son
identité.
7 Traduction libre : « a memória não como algo que deve ser entendido na individualidade, mas como uma prática
inserida na sociedade »
Grâce à la mémoire collective, les histoires de chacune ne meurent pas et restent dans les
esprits. Adelha nous introduit à cette notion avec la phrase suivante : « Allongé sur son lit, mon
vieux essaya de lever les mains vers son entrejambe , dans un dernier geste. C'est ainsi que son
histoire s'acheva. Mais la mienne n'est pas finie... » (Evaristo, p95). Dans un premier temps, on peut
interpréter ses paroles comme étant le signe qu'elle a encore beaucoup à vivre et à raconter.
Néanmoins, on peut y voir un double sens, selon laquelle son histoire n'est pas finie puisqu'elle
vivra à travers son récit et ceux qui l'écouteront ou la liront en se basant sur le principe de la
mémoire collective. Cette notion est mise en avant par la narratrice plus tard, lorsqu'elle se souvient
des récits de différentes femmes créant ainsi une sorte de connexion spirituelle entre toutes ces
femmes noires. On peut notamment remarquer un rappel selon lequel les femmes continuent à vivre
en portant les traces sur leurs corps et en diffusant leur mémoire et leur force : « toutes ces femmes
qui égrènent leur chapelet infini de douleurs... A partir de leurs corps-femme, elles conçoivent leur
propre résurrection et continuent à vivre » (Evaristo, p107). La mémoire collective est ainsi une
manière de faire en sorte que ces femmes noires ne meurent jamais. Cette notion est en lien avec la
couverture et la fleur dont les pétales sont des femmes. Cette fleur, appelée « sempre viva » insiste
sur la force inoubliable et impérissable des femmes noires.

D'autre part, l'histoire demeure dans les esprits de chacun et influence la vie des femmes
noires. Ainsi, l'origine du prénom de Régina Anastacia se réfère à une histoire de la mémoire
collective, d'une esclave d'une grande beauté qui se rebella même si elle a dû subir la douleur suite à
cela. Les figures de reines noires et leur force dans la mémoire collective sont les sujets de grande
fierté de ces femmes qui doivent lutter pour leur liberté et leurs droits. Certaines peuvent alors
s'identifier aux discours déjà présents dans cette mémoire collective. C'est le cas de la narratrice
quand elle entend l'histoire de Régina : « Régina Anastacia allait me raconter l'histoire de sa vie.
Très souvent, je n'entendrai pas simplement sa voix, amis aussi celles d'autres femmes de mon clan
familial » (Evaristo, p144). Les différents récits font ainsi écho à des souvenirs familiaux et ravivent
la mémoire collective.

Pour conclure, à travers son œuvre Insoumises, Conceição Evaristo s'engage dans un combat
social et racial : celui des femmes noires. Elle dénonce d'une part les violences que subissent ces
femmes. Elle met en lumière afin de participer à y mettre fin, le sexisme, les stéréotypes, le racisme,
la sexualisation du corps, les violes et agressions, les sentiments de culpabilité et de honte et la
volonté de l'homme à faire de la femme son objet. Par ailleurs, Evaristo décide d'évoquer la sororité
dont font preuve ces femmes. La complicité, la solidarité, mais également l'autonomie et la
détermination font la force de la femme noire. Le but de l'auteure est de créer une mémoire
collective, ou plutôt de l'alimenter pour qu'elle ne tombe pas dans l'oubli. A travers cet « écrit-vie »,
elle se fait la porte-parole des histoires de ces femmes noires qui racontent le combat de nombreuses
femmes. Le caractère immortel de la force des femmes noires est mis en valeur tout comme le fait
que l'histoire ne se termine pas et ne s'oublie pas grâce à la mémoire collective.

Bibliographie

Œuvre principale :

EVARISTO Conceição. Insoumises. Paris: Anacaona, 2018.

Articles secondaires :

CARNEIRO, Teresa Dias et VALENTE, Marcela Iochem. Insoumises, de Conceição Evaristo: a


tradução vista sob a lente de elementos paratextuais. Tradterm , 2021, vol. 39, p. 103-128.

CRUZ, Adélcio de Sousa. Conceição Evaristo : insubmissas lágrimas de mulheres. 2012.

GOMES, Elisangela, et al. Falas insubmissas : memória e comunicação na obra da escritora


Conceição Evaristo. 2019.

LIEBIG, Sueli M. Escrevivências”: Evaristo ea subversão de genero em Insubmissas lágrimas de


mulheres. Anaïs XII CONAGES–Colóquio Nacional Representação de Gêneros e de
Sexualidades. 2016.

REMENCHE, Maria de Lourdes Rossi et SIPPEL, Juliano. « A escrevivência de Conceição


Evaristo como reconstrução do tecido da memoria brasileira ». Cadernos de Linguagem e
Sociedade , 2019, vol. 20, p. 2.

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