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Émasculinité.

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L’inhabitable genre
des hommes noirs
« To choose to write on Black males is to de couleur. Pourtant, d’étranges crampes
accept that you and they are in conversation mentales semblent interdire aux commenta-
with death. » teurs et aux intellectuels de questionner cette
Curry Tommy J., The Man-Not, 2017, p. 141. violence en termes de genre. Or, tout indique
qu’il s’agit bien d’une violence genrée, dont les
Le 2 février 2016 à Aulnay-sous-Bois, en ban- victimes sont les hommes Noirs et Arabes. C’est
lieue parisienne, Théo Luhaka est violé par la spécifiquement pour les cibler que les forces de
matraque télescopique d’un agent de police suite l’ordre saturent l’espace urbain de ces check-
à un contrôle au faciès, occasionnant de graves points mobiles que sont les contrôles d’identité
blessures qui le laisseront handicapé de façon guidés par le profilage racial. Aux États-Unis,
permanente. Le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur- le philosophe noir Tommy Curry a souligné
Oise, en banlieue parisienne, Adama Traoré est qu’ignorer la dimension genrée du racisme que
pris en chasse et immobilisé par trois gendarmes subissent les hommes noirs interdit de com-
qui pèsent sur son corps de tout leur poids, à la prendre pourquoi, à des taux bien plus élevés
suite à un contrôle au faciès ; il s’éteint quelques que les femmes non blanches, ils sont criminali-
heures plus tard à la gendarmerie, menottes aux sés, incarcérés, victimes d’homicides et de
poignets. La liste continue. Selon un rapport crimes policiers 4 .
émis en janvier 2018 par le Défenseur des droits Pour le théoricien queer Jack Halberstam :
français, les jeunes hommes Noirs et Arabes ont « Dans notre société, la masculinité évoque les
vingt fois plus de chances de subir un contrôle notions de pouvoir, de légitimité et de privilège ;
d’identité par les forces de l’ordre. La population elle réfère souvent de manière symbolique au
carcérale française est masculine à plus de 95% ; pouvoir d’État et à la répartition inégale des
l’anthropologue Didier Fassin documente que, richesses » 5 . Mais que l’on songe un instant à
dans une maison d’arrêt où il a mené une enquête la masculinité noire, et ce sont les notions de
approfondie, « les hommes noirs et arabes violence, d’illégitimité et de précarité qui s’im-
représentaient les deux tiers de l’ensemble des posent naturellement à l’esprit. Les hommes
détenus et même plus des trois quarts des moins noirs ne sont ni les bénéficiaires ni les déposi-
de trente ans, lesquels constituaient la moitié de taires du pouvoir d’État, mais au contraire ses
l’effectif total » 1 . Cette proportion de détenus principales cibles ; ils sont à travers l’Europe,
non Blancs mâles est du même ordre que celle notamment à travers la figure de l’exilé africain,
des États-Unis 2 . les visages même de la misère la plus incurable,
Cette violence d’État a de toute évidence une la plus poisseuse, celle qui transpire du continent
forte coloration raciale. Conviction que renforce le plus indigent entre tous : le cul-de-sac sub-
encore la généalogie coloniale, liée aux pro- saharien. Si Frantz Fanon écrit, au début de
dromes de la guerre d’Algérie, des brigades de Peau noire, masques blancs : « Dussé-je encou-
police généralement attachées au maintien de rir le ressentiment de mes frères de couleur, je
l’ordre dans les quartiers ségrégués de France où dirai que le Noir n’est pas un homme » 6 , prenons
sont concentrées les prolétaires et sous-prolé- au sérieux cette convocation de la fraternité et
taires noirs et arabes 3 . Les principales victimes lisons le mot « homme » au-delà de tout huma-
du racisme d’État apparaissent incontestable- nisme abstrait. En d’autres termes : l’homme
ment comme les garçons et les jeunes hommes noir n’est pas de genre masculin. Il est autre
chose ; quelque chose qui ne saurait servir de
synecdoque pour désigner l’humanité toute
1
Fassin Didier, L’Ombre du monde. Une anthropologie de
la condition carcérale, Paris, Seuil, 2017, p. 130. Voir aussi :
Traoré Assa et De Lagasnerie Geoffroy, Le Combat Adama,
Paris, Stock, 2019. 4
Curry Tommy J., The Man-Not. Race, class, genre,
2
La population carcérale étatsunienne, masculine à and the dilemmas of Black manhood, Philadelphia, Temple
93,2%, compte 34,8% d’Hispaniques, 34,5% de Noirs, 27,1% University Press, 2017, p. 132.
de Blancs et 3,6% d’individus d’autres ethnies. Chiffres du 5
Halberstam Jack, Female masculinity, Durham,
Federal Bureau of Prisons, au 25 février 2017. Duke University Press, 1998, p. 2.
3
Rigouste Matthieu, La Domination policière. Une 6
Fanon Frantz, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011,
violence industrielle, Paris, La Fabrique, 2012, pp. 22-23. p. 63.

3
entière, comme a pu le faire le signifiant uns par rapport aux autres dans des rapports
« Homme »7 durant des siècles. d’oppression » 10 . Tant que le recours à une
La philosophie féministe queer contempo- conception totalisante de la masculinité sera
raine a établi que le genre n’était ni une simple envisagé comme l’unique rempart au masculi-
émanation du sexe biologique, ni une répétition nisme (qui, par ailleurs, est souvent l’envers
culturelle de l’anatomie. Au contraire, pour d’une idéologie suprémaciste blanche), la posi-
Judith Butler, la notion de genre désigne « l’en- tion spécifique des hommes noirs vis-à-vis de
semble des moyens discursifs/culturels par la violence d’État qui les déshumanise systé-
quoi la “nature sexuée” ou un “sexe naturel” matiquement demeurera purement et simple-
est produit et établi » 8 . Le genre constitue un ment impensable. N’est-il pas significatif
faisceau de normes historiques qui sédimente la qu’emboitant le pas aux policiers, gendarmes
différence sexuelle et commande son apparition et procureurs, la sociologie critique de Falquet
dans l’espace public. À partir de cette idée d’une remise son traditionnel déterminisme pour
historicité du genre, la pensée féministe noire rétablir la responsabilité (morale ? pénale ?)
nord-américaine, prenant acte du caractère comme une catégorie non seulement légitime,
exceptionnel des sociétés issues de l’esclavage mais indispensable ?
moderne, a contesté le présupposé féministe Enfin, ce qui étonne le plus dans cet avertis-
d’une universalité politique du genre féminin : sement demeure son procès des symétries
« Ce que “femmes” désigne dans un contexte de hâtives. C’est trop vite oublier que le féminisme
captivité ne saurait s’expliquer en termes d’atta- européen a notamment bâti sa pensée politique,
chement à la vie domestique ou de protection, dès le XVIIIe siècle, sur un parallèle entre les
mais relève de la violence déniée du droit escla- femmes blanches et les esclaves nègres trans-
vagiste, de l’inviolabilité de la propriété privée, bordés, masculins à proportion d’environ deux
de la nécessité d’une soumission absolue, de la tiers, qu’elles étaient légalement en droit de
pathologisation du corps noir, de la restriction posséder comme des biens meubles. Comme
de la sensibilité noire, des innombrables usages l’écrit Françoise Vergès, la méconnaissance de
de la propriété et du statut précaire de l’esclave la violence et de la déshumanisation propres à
dans la sphère publique » 9 . l’esclavage qu’elle suppose fait « de cette analo-
La rigueur imposerait d’appliquer la même gie une usurpation » 11 . Or, de telles analogies
analyse au genre “hommes” et de refuser toute fautives, qui font du corps noir un vivier d’utiles
interprétation univoque de la masculinité. La métaphores, la théorie féministe française
limitation du questionnement sur l’imbrication regorge. Il relève de la gageure, aujourd’hui,
ou l’intersection de la race et du genre à la de tenir les hommes noirs, et plus généralement
question des femmes non blanches, qui est la les hommes et garçons non blancs, pour des
norme dans la théorie féministe actuelle, est êtres pensants ; ni de simples matières à
souvent aveugle à la race et homogénéise exemples, ni des brutes à mater pour exemple.
volontiers le masculin. La sociologue Jules
Falquet exemplifie cette doxa : « En plein déve-
loppement aujourd’hui, les travaux sur la mascu- Les Noirs ne sont pas des hommes un peu moins
linité sont sans cesse menacés de glisser – invo- privilégiés que leurs homologues blancs ; ils ap-
lontairement ou délibérément – vers des lec- partiennent à un tout autre ordre du genre, défini
tures masculinistes qui individualisent et déres- par un degré spécifique d’exposition à la bru-
ponsabilisent les hommes, voire les posent en talité policière, à l’incarcération, à la mort
victimes, effectuant des symétrisations hâtives prématurée et par un ensemble très spécifique
entre femmes, hommes, homosexuels et trans d’obsessions et d’investissement libidinaux qui
(en invisiblisant complètement les lesbiennes). saturent l’État. Fantasmés comme physique-
Pourtant ces groupes sont très clairement ment surpuissants, musculairement robustes,
hiérarchisés dans la société réelle et définis les sexuellement insatiables et moralement
licencieux, ils sont des rivaux que la masculinité
blanche hégémonique rêve de soumettre
7
Wynter Sylvia, « Beyond the word of Man: Glissant and
the new discourse of the Antilles », World Literature Today,
vol. 63, n° 4, pp. 637-648. 10
Falquet Jules, « Au-delà des larmes des hommes »,
8
Butler Judith, Trouble dans le genre, trad. Cynthia préface à : Selek Pinar, Devenir homme en rampant. Service
Kraus, Paris, La Découverte, 2005 p. 69. militaire en Turquie : Construction de la classe de sexe
9
Hartman Saidiya, Scenes of Subjection : Terror, slavery, dominante, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 21.
and self-making in nineteenth-century America, Oxford – 11
Vergès Françoise, Un Féminisme décolonial, Paris,
New-York, Oxford University Press, 1997, p. 100. La Fabrique, 2019, p. 46.

4
et de dominer. C’est pourquoi ils doivent
être humiliés, harcelés, violés, assassinés
– en somme : émasculés.
Le genre des garçons et des hommes
noirs est produit par le racisme d’État
comme émasculinité.

Norman Ajari

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