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« Ce sont des êtres humains qui te regardent. L’indignation face aux atrocités commises diminue d’autant
à mesure que les victimes ressemblent moins aux lecteurs normaux, à mesure qu’elles sont plus
brunes, plus « sales », qu’elles ressemblent plus aux « dagos1 ». Cela nous ne nous en dit pas moins
sur le massacre lui-même que sur ses spectateurs. Il est possible que ce soit le schématisme social
de la perception qui soit ainsi fait chez les antisémites qu’ils ne voient même plus du tout les Juifs
comme des êtres humains. L’opinion qu’on rencontre sans cesse, d’après laquelle les sauvages, les
Noirs, les Japonais ressemblent aux animaux, par exemple aux singes, contient déjà la clé du
pogrom. Qu’il devienne ou non possible, cela se décide dans le moment où l’œil d’un animal blessé
à mort rencontre celui des hommes. La rébellion intérieure avec laquelle celui-ci repousse ce regard
loin de lui – « ce n’est qu’un animal » - se répète sans répit dans les atrocités commises sur les
hommes, dont les auteurs doivent sans cesse se confirmer de nouveau que « Ce n’est qu’un animal »,
Dans la société répressive le concept d’homme lui-même est une parodie de ressemblance.
C’est le propre du mécanisme de la « projection pathique » de faire que ceux qui détiennent le
pouvoir ne perçoivent comme des hommes que ceux qui leur reflètent leur propre image, au lieu
de refléter l’humain comme ce qui est différent. Le meurtre est alors la tentative toujours
recommencée de faire passer pour raisonnable la folie d’une telle perception fausse, à l’aide d’une
folie encore plus grande : ce qu’on n’a pas vu comme un homme, et qui en est pourtant un, est
réifié, pour qu’aucun mouvement ne puisse plus remettre en cause le regard maniaque. »
Theodor W. Adorno, Minima Moralia (1951), §68 : « Ce sont des êtres humains qui te regardent »,
trad. E. Kaufholz (modifiée), éd. Payot, p. 142
1 (Anglais) Terme injurieux et méprisant pour désigner un hispanophone.