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Séminaire : Outils critiques pour l’étude des littératures postcoloniales

Intersectionnalité et savoir situé :


à la croisée des oppressions
dans Femmes, race et classe d’Angela Davis

Présenté par :

JAMAL Laura, Master 2 Littérature générale et comparée, 21306146


ADJAOUD Dyhia, Master 1 Humanités numériques, 22004145

Année universitaire 2020-2021


Table des matières

Introduction ............................................................................................................................................. 3

Partie I : Le(s) discours féministe(s) : rapports sociaux et complexes de domination............ 7


Lutte abolitionniste et naissance du mouvement suffragiste féminin...................................................... 8
Le féminisme du positionnement : subjectivité, connaissance / savoir et marginalisation ................... 10
Idéologie du féminisme blanc ............................................................................................................... 13

Partie II : Entre clichés et invisibilité, les noir.e.s toujours mal représenté.e.s ..................... 15
Le pouvoir des stéréotypes .................................................................................................................... 16
Mythe du matriarcat des femmes noires ........................................................................................... 16
Dissonances cognitives des violences sexuelles.................................................................................... 18
Les politiques sexuelles du viol pour les Noir.e.s ............................................................................. 19

Partie III : Eugénisme, stérilisation forcée et infanticide ........................................................ 22

Conclusion ............................................................................................................................................. 25
Bibliographie ......................................................................................................................................... 26

2
Introduction
L’esclavage a été juridiquement aboli aux Etats-Unis en 1865, quelques mois après la fin de la
guerre de Sécession, par l’adoption du 13e amendement à la Constitution. Ce qui mit fin aux deux siècles
de servitude involontaire des Noirs par les Blancs anglo-saxons, bien que la Déclaration d’indépendance
de 1776 et la Constitution américaine adoptée en 1789 soulignaient déjà la liberté et l’égalité en tant que
fondements des Etats-Unis d’Amérique. Ce changement juridique majeur mentionne pour la première
fois l’esclavage comme illégal. Le siècle suivant l’abolition voit pourtant la mise en place de nouvelles
perspectives de discrimination raciale et sexistes, des Noir.e.s par les Blanc.he.s, qui empêcheront les
Noir.e.s, ancien.ne.s esclaves et descendant.e.s d’esclaves, d’accéder pleinement à leurs droits de citoyen
américain.
La lutte anti-esclavagiste est le mouvement de départ qui donna naissance aux revendications
pour l’égalité pour les Noir.e.s, et créa ainsi un espace de formation politique entrepris par les femmes,
qui commencent, à partir des années 1830, à militer et à revendiquer leurs droits sur la scène politique.
Ces combats de revendications féministes se sont concrétisés par le mouvement suffragiste américain
(« première vague » féministe) qui associait les luttes pour le suffrage des Noirs et le suffrage des
femmes. L’histoire du féminisme noir est alors indissociablement liée à l’histoire de l’esclavage nord-
américain et des mouvements abolitionnistes.

Si dans un premier temps, les mouvements pour les droits des Noir.e.s et des femmes, deux
groupes minoritaires opprimés, mènent leurs luttes de manière conjointe pour combattre l’esclavage au
sud des Etats-Unis, ils finissent par échouer à faire front commun et à revendiquer le suffrage à la fois
pour les Noirs et pour les femmes. L’union va progressivement se scinder et se heurter sur la question
de la priorité des luttes, notamment sur la question du droit de vote. Le hiatus entre le mouvement des
« Femmes » et le mouvement des « Noir.e.s » s’impose au travers de l’histoire des suffrages, et achoppe
alors sur cette conclusion réductive que « All the women are white, all the Blacks are men, but some of
us are brave... »1 comme le proclame l’ouvrage fondateur des études sur les femmes noires et de couleur
(Black Women’s studies). En considérant que les femmes seraient prioritaires par rapport aux Noirs, on
exclut d’une part la femme noire de la catégorie « femme », et d’autre part, on suppose que toutes les
femmes sont blanches et que tous les Noirs sont des hommes (DORLIN, 2007).
A cette époque, le discours féministe est principalement tenu par les défenseures des grandes
associations et fédérations pour le suffrage féminin. Elles revendiquaient la priorité des femmes sur les
Noirs, au nom d’une norme racisée de la féminité, dans leur lutte pour les droits civiques. Devant un
journaliste du Chicago Tribune, la présidente de la Fédération générale des clubs de femmes, Rebecca
Lowe, justifie la décision de ne pas accepter Josephine Ruffin parmi ses membres, en ces termes : « Mrs

1
BELL-SCOTT Patricia, HULL Akasha Gloria et SMITH Barbara (eds.). All the Women Are White, All the Blacks
Are Men, But Some Of Us Are Brave. New-York : The Feminist Press. 1982.

3
Ruffin appartient à son propre peuple. Là, elle sera un leader et pourra faire beaucoup de bien, mais
parmi nous elle ne peut que créer des problèmes » (citée par hooks 2000, p. 379).

En 1851, à l’occasion d’une convention des femmes à Akron dans l’Ohio composée en grande
majorité d’hommes blancs et de femmes blanches, Sojourner Truth, une esclave affranchie, prononça
son discours ‘’Ain’t I a Woman !’’2. Devant un public huant les oratrices et craignant qu’elle détourne
l’attention du suffrage féminin, au profit de l’abolition de l’esclavage, Truth leur a opposé sa propre
oppression en tant que femme noire, subissant des violences et des humiliations physiques, des heures
interminables de travail forcé non payé, et donnant naissance à des bébés qui leur seront arrachés et
réduits eux aussi à l’esclavage. Ce discours visait à montrer qu’il n’y avait rien de commun entre les
oppressions que les suffragettes blanches subissent et les leurs, et qu’il est nécessaire de reconnaître
l’expérience noire dans la lutte pour les droits des femmes.

Le féminisme noir/africain-américain/Black Feminism trouve ses origines au courant des années


1950, dans le contexte des revendications anti-racistes et du mouvement des droits civiques. Sa
généalogie, indubitablement liée à la fois aux mouvements féministes et abolitionnistes, a conduit les
femmes noires à réfléchir sur leurs vécus singuliers face à un ensemble d’oppression intriquées. Leur
point de vue donne lieu à des luttes, à une appréhension des rapports de force et à une construction de
l’identité politique et féministe. Elsa Dorlin explique le Black Feminism comme étant « un courant de
pensée politique qui, au sein du féminisme, a défini la domination de genre sans jamais l’isoler des
autres rapports de pouvoir, à commencer par le racisme ou le rapport de classe »3. Il revendique un point
de vue particulier des femmes afro-américaines sur le féminisme en général et sur les luttes contre la
ségrégation raciale. L’auteure ajoute que le Black Feminism inclut toutes les féministes de couleur, donc
les Mexico-américaines, les Chicanas, les Sino-américaines, les Amérindiennes… et pas seulement la
femme noire dans un féminisme noir. Toutes ces catégories ethniques font partie des Colored Women
studies. 4

Angela Davis, historienne, militante, professeure, ancienne détenue, deux fois candidate du Parti
communiste américain à la vice-présidence des Etats-Unis et recherchée sur la liste des « most wanted
» du FBI, est une figure historique de la conquête des droits civiques aux États-Unis et icône de la
rébellion américaine. Née en 1944 à Birmingham en Alabama, où la ségrégation raciale fait rage, elle
restera profondément marquée par les humiliations et le climat de violence qui y règnent. Après un

2
Aujourd’hui considéré comme fondateur de la pensée féministe noire.
3
DORLIN, Elsa. « Black Feminism Revolution ! » La Révolution du féminisme noir aux États-Unis In : Genre,
postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes [en ligne]. Genève : Graduate Institute Publications, 2010
(généré le 20 novembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/iheid/5897>. ISBN :
9782940503926. DOI : https://doi.org/10.4000/books.iheid.5897.
4
DORLIN Elsa, Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, 2007.

4
cursus scolaire en partie réalisé en Europe, elle revient aux États-Unis à la fin des années 1960 et adhère
une section du Parti communiste américain réservée aux Noirs, et devient membre du Black Panther
Party. Surveillée par le FBI, Angela Davis est renvoyée de son poste d’enseignante à l’Université de
Californie à cause de son engagement politique. Accusée d’avoir fourni les armes d’une prise d’otages,
elle est condamnée comme terroriste et ennemie de l'Etat, incarcérée pendant 16 mois et libérée grâce à
la campagne internationale ‘’Free Angela Davis’’ : près de 100 000 personnes défilent à Paris pour
demander sa libération. John Lennon et Yoko Ono ainsi que les Rolling Stones composent des chansons
en son honneur (Angela et Sweet Black Angel). Après son acquittement et sa libération en 1972, elle
publie des essais où elle défend la paix au Vietnam, la cause féministe, l’antiracisme… Ses travaux,
marqués par la théorie critique et son bagage d’activiste, tournent principalement autour de la question
de genre, de la place des Noirs aux États-Unis et du système carcéral. Ses ouvrages les plus connus sont
S’ils frappent à la porte à l’aube (Éditions sociales, 1971), Femmes, race et classe (Des femmes, 1983)
et Autobiographie (Albin Michel, 1975)
Dans Femmes, race et classe, elle analyse l’apport intersectionnel5 des têtes de lutte du XIXe
siècle à partir de leurs représentations du système patriarcal et décrit le féminisme comme étant un grand
mouvement qui s’étend sur une longue période et qui possède des courants et des tendances très divers,
allant de positions conservatrices à d’autres très progressistes, car le féminisme n’est pas le fruit d’une
seule et même voix.
Cette brève généalogie de l’histoire des mouvements pour les droits de la femme est nécessaire
à la prise de conscience du caractère dynamique des rapports d’exploitation, de domination et
d’oppression. En retraçant brièvement la vie d’Angela Davis, qui ne recula jamais devant le racisme et
le sexisme dont elle était la cible, nous voulons souligner son discours féministe étroitement lié à la
force révolutionnaire.

Dans ce travail, il convient d’historiciser, sans toutefois historiciser un seul rapport social au
détriment des autres. Il s’agit de voir les intercroisements qui forment un nœud au cœur d’une
individualité ou d’un groupe minoritaire. Le croisement des occurrences « sexe », « race » et « classe »
est loin d’être étranger aux divisions dues aux inégalités. Ces catégorisations construites socialement
sont le résultat de la discrimination comme production idéologique6. Cette conscience des multiples
appartenances (sexe/race/classe) amènent les femmes noires à revendiquer leur existence, leur
expérience et leur positionnement, ignorés jusque-là par le mouvement féministe largement dominé par
les femmes blanches.

5
Etudes des formes de domination et de discrimination, et des différences entre les femmes, permettant d’aller au-
delà de la notion même de féminisme. Cette perspective offre un nouvel espace de visibilité aux femmes qui
subissent à la fois le sexisme et le racisme et par extension, toutes les autres formes d’oppression (classisme,
sexisme, racisme, homophobie… et parfois même au sein du féminisme
6
GUILLAUMIN Colette (1972). L'idéologie raciste. Gallimard, coll. « Folio essais », Paris. 2002

5
« Seule l’opprimée peut analyser et théoriser son oppression et par conséquent choisir les
moyens de la lutte »7, Mouvement de libération des femmes en France, 1970.

Patricia Hill Collins développe la notion de « point de vue situé » pour définir l’expérience
concrète et le recours au dialogue permettant d’évaluer les savoirs des femmes noires. L’oppression de
ces femmes est un enjeu à la fois social, sexuel et racial. Ces intercroisements sont le cœur de ce qu’on
appelle désormais l’intersectionnalité des rapports sociaux8. A l’instar des notions d’intersectionnalité
et de savoir situé, la notion d’interlocking systems9 rend également compte de l’imbrication des systèmes
de sexe, de classe et de race.
Au-delà du cumul et du croisement, les modalités d’expériences reflètent les singularités. Ce
travail consiste à dénaturaliser les constructions différentialistes qui s’inscrivent dans les différentes
inégalités, sans pour autant dématérialiser les rapports sociaux. Notre première partie traitera de
l’intersectionnalité structurelle, c’est-à-dire, la manière dont le(s) discours féministe(s) se positionne(nt)
dans les rapports sociaux et complexes de domination et de résistance, à l’intersection de la race et du
genre. La deuxième partie portera sur l’intersectionnalité politique : notamment la marginalisation de la
question de la violence contre les femmes de couleur induite par les politiques féministes et antiracistes.
Enfin, en troisième partie, nous rendrons compte de l’examen des conséquences de l’approche
intersectionnelle dans le champ du contrôle des naissances.

7
« Libération des femmes, année zéro. Libération des femmes », Partisans, juil.-oct. 1970.
8
COENGA-OLIVEIRA Danielle. « La pensée féministe noire, de Patricia Hill Collins [traduit de l’anglais par
Diane Lamoureux], Montréal, Les éditions du Remue-ménage, 2016, 479 p. » Politique et Sociétés, volume 37,
numéro 2, 2018, p. 192–194. https://doi.org/10.7202/1048884ar
9
HILL COLLINS Patricia, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment
(Boston: Unwin Hyman, 1990), pp. 221–238 http://www.hartford-hwp.com/archives/45a/252.html

6
Partie I : Le(s) discours féministe(s) : rapports sociaux et complexes de domination

« L’intersectionnalité est un concept nécessaire, quotidien, qui permet de comprendre, au-delà


du cumul et du croisement, comment les identités des femmes sont elles-mêmes intersectionnelles ;
comment la domination aujourd’hui se définit par des oppressions multiples. C’est un outil, qui fait voir
des formes extrêmes, mais ordinaires de discrimination et de vulnérabilité ; et tout particulièrement
celles subies par les femmes noires aux Etats-Unis. »10

Depuis quelques décennies maintenant, le monde universitaire n’est pas étranger à l’utilisation
de la notion d’intersectionnalité forgée aux Etats-Unis dans les années 1980. Dans le sillage des travaux
d’Angela Davis, le terme intersectionnality a été inventé et introduit par la juriste, universitaire féministe
afro-américaine Kimberlé Crenshaw, dans deux enquêtes, publiées en 198911 et en 199112, portant sur
les violences et discriminations subies par les femmes de couleur issues des classes défavorisées aux
États-Unis. En France, le terme est étudié à partir des années 2000 par la philosophe Elsa Dorlin et dans
plusieurs travaux féministes. Désormais abondamment mentionné dans les travaux de sciences sociales,
ses premiers usages font partie de l’histoire des mouvements minoritaires des Etats-Unis. Concept-clé
pour comprendre le féminisme aujourd’hui, Kimberlé Crenshaw l’explique comme un outil pour étudier
les formes de domination et de discrimination, telles que le racisme, le sexisme, l’homophobie, la
misogynie, la transphobie…, dans leurs rapport entre elles et non de manière distinct. Les rapports de
domination ne peuvent pas être entièrement expliqués s’ils sont étudiés séparément. Il désigne la
situation de personnes subissant des formes combinées et imbriquées de domination ou de
discrimination dans une société. L’intersectionnalité permet d’étudier les intersections au sein de ces
différentes oppressions.

10
https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20190109.OBS8245/kimberle-crenshaw-la-juriste-qui-a-invente-l-
intersectionnalite.html
11
CRENSHAW Kimberle (1989) "Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique
of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics," University of Chicago Legal Forum:
Vol. 1989 , Article 8. Available at: https://chicagounbound.uchicago.edu/uclf/vol1989/iss1/8
12
CRENSHAW Kimberle, ORISTELLE Bonis (1991) « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique
de l’identité et violences contre les femmes de couleur » Dans Cahiers du Genre 2005/2 (n° 39), pp.51-82.

7
Lutte abolitionniste et naissance du mouvement suffragiste féminin
Les années 1830 voient les premières revendications abolitionnistes menées par des femmes
blanches issues des classes moyenne et supérieure. Par « femmes blanches », il faut comprendre par-là,
les épouses modèles de la classe dirigeante, qui incarnaient alors le sujet du féminisme de la première
vague : femme réputée douce et sensible, à la morale pieuse, pudique et surtout, maternelle. Encadrées
par l’idéologie de la « vraie femme d’intérieur américaine » et frustrées par leur statut domestique de
mère et d’épouse13, les femmes de « race anglo-saxonne » découvrent avec l’abolitionnisme un moyen
de sortir de leur quotidien, de politiser leur propre condition, lorsqu’elles remettaient en question
l’autorité masculine, à savoir, l’autorité paternelle et maritale : « Mais l'image de l'esclavage était plus
souvent brandie par les femmes de la classe aisée pour décrire le mariage »14.
Angela Davis prend l’exemple d’Elizabeth Cady Stanton, fille de juriste et épouse d’un leader
abolitionniste, qui déplore sa vie de femme au foyer. Elle devient alors chef de file du mouvement
américain féministe dans le camp abolitionniste avec Lucretia Mott, qui elle, fonde en 1833 la Société
des Femmes de Philadelphie contre l’Esclavage, juste après la première Convention de la Société Anti-
esclavagiste Américaine, à laquelle elle revendiqua oralement son engagement abolitionniste alors
qu’elle n’était qu’une auditrice/spectatrice, car « les femmes ne s’exprimaient jamais dans des réunions
publiques »15.

Comme le souligne Elsa Dorlin, « Les femmes engagées dans la lutte abolitionniste font donc
l'apprentissage de l'action politique – réunions publiques, prises de parole, action directe, tracts, affiches
– et élaborent progressivement des revendications féministes : c'est de la mobilisation abolitionniste
qu'est né le mouvement suffragiste américain. »16

En 1838, les sœurs Grimké, Sarah et Angélina (issues de la bourgeoisie blanche esclavagiste du
sud), publient des essais et participent à des conférences contre l’esclavage, argumentant la nécessité de
lutter contre les inégalités entre les hommes et les femmes : « les liens qui unissaient les droits des
femmes à l’abolitionnisme n’échappaient à personne »17. Angélina prononce lors d’un discours
« comment aider les esclaves quand nous sommes nous-même asservies par l’homme, honteusement
réduites au silence ? »18.

Angela Davis explique : « Au sein du mouvement abolitionniste, les femmes blanches ont
compris la nature de l'oppression humaine et masculine et ce faisant, celle de leur assujettissement. En
refusant l'esclavage, elles ont protesté, ouvertement ou implicitement, contre leur exclusion de l'arène

13
DAVIS, Femmes, race et classe, Des Femmes, Paris, 1983, p.153.
14
DAVIS, op.cit., p.47.
15
DAVIS, op.cit., p.51.
16
DORLIN, « La révolution du féminisme Noir », in Black Feminism, p.15.
17
DAVIS, op.cit., p.57.
18
DAVIS, op.cit., p.57.

8
politique ; si à cette époque, elles ne pouvaient pas encore présenter de revendications collectives, elles
surent plaider la cause d'un autre groupe d'opprimés. »19 En effet, l’union des mouvements abolitionniste
et suffragiste donne l’occasion de mettre en lumière deux systèmes d’oppression distincts et de lier des
enjeux de sexe et de race.
Les associations de femmes contre l’esclavage font l’expérience de la phallocratie dans les rangs
de luttes et se confrontent à la dureté de la scène politique. Au milieu du XIXe siècle, lorsque les
mobilisations féministes américaines pour le suffrage féminin ont émergées, les militantes afro-
américaines, anciennes esclaves ou descendantes d’esclave, sont violemment confrontées à une double
discrimination : celle des abolitionnistes misogynes et celle d’une partie des militant.e.s abolitionnistes
et féministes anglo-saxonnes20. Nombre de ces femmes blanches appartenant à des associations sudistes
pour le suffrage des femmes, « refusent en effet de s’allier aux militantes noires, évoquant leur moralité
douteuse et mobilisant, par conséquent, un topos de l’idéologie sexiste et raciste moderne qui a autorisé
les pratiques parmi les plus violentes de cette histoire. »21 Elles tiennent à conserver la supériorité de
rang que leur confère leur « race anglo-saxonne ». Elizabeth C. Stanton et Susan B. Anthony fondent la
National American Women’s Suffrage Association (NAWSA) qui s’inscrit dans une démarche
stratégique raciste afin de rallier les femmes blanches sudistes pour se concentrer uniquement sur les
droits des femmes. Selon l’idéologie dominante, les femmes noires ne rentrent pas dans la norme de la
féminité, donc logiquement, ne bénéficient pas des privilèges de cette féminité, ce qui ne signifie pas
pour autant qu’elles ne sont pas dominées comme des femmes. Ainsi, elles n’intègrent aucune des
revendications pour l’émancipation des Noir.e.s. Pour Stanton, « les Noirs devaient céder la priorité du
vote aux femmes (anglo-saxonnes, s’entend) »22.

Dans ces déchirements, les militantes noires se voient exclues et marginalisées. En prétendant
parler au nom de toutes les femmes, en créant une catégorie politique « femme », les dirigeantes
blanches occultent la position autre des femmes non-blanches simultanément assujetties aux oppressions
de race, de genre et de classe. L’implication d’une norme de la féminité s’est donc effectuée en
opposition avec les femmes noires, réputées lubriques, violentes, rustres, « mauvaises mères », ou encore
« matriarches » abusives23. Le racisme et la reconnaissance de la seule féminité blanche n’empêchent
pas certaines militantes africaines-américaines de se mobiliser, telles que Mary Church Terrell
(Présidente de la National Association of Colored Women), Ida B. Wells, Maria W. Stewart (première
femme noire américaine à parler devant un public lors de conférences à Boston), Frances E. W. Harper

19
DAVIS, op.cit., p.53.
20
DAVIS, op.cit., p.179.
21
DORLIN, op.cit., p.18.
22
DAVIS, op.cit., p.92.
23
DORLIN, op.cit., p.86.

9
(célèbre poétesse), ou encore Joséphine Saint-Pierre Ruffin (Représentante de l’organisation New Era
Club), exclues des Conventions et manifestations de la NAWSA.

Les divisions entre les féministes blanches et noires perdurent et provoquent l’éclosion de la
deuxième vague du mouvement féministe. En effet, au tournant des années 1970, les revendications qui
émergent avec le Women’s Liberation Movement témoignent encore d’un racisme larvé. Alors, des
féministes comme Angela Davis, Audre Lorde, bell hooks… se sont exprimées de diverses façons contre
l’hégémonie du féminisme « blanc » et les biais de race, mais aussi de genre de la catégorie « femme »
que celui-ci mobilise. Elles incarnent les premières figures de lutte contemporaine, à l’image de leurs
précurseures du XIXe siècle.

Le féminisme du positionnement : subjectivité, connaissance / savoir et


marginalisation
Une fois la mise en concurrence des luttes assumée et affirmée, autrement dit, la prise de position
publique et politique des femmes américaines blanches, les Afro-Américaines vont être amenées à
réfléchir sur leur propre condition et position de femme. L’intersectionnalité apporte une nouvelle
complexité à la compréhension des rapports de domination : ces femmes noires ont été marginalisées,
exclues, en raison de leur position de race et de classe. Les féministes blanches façonnent un « nous
femmes » faussé, exclusif. Hazel Carby, féministe américaine noire, déplore en 2000 : « Le féminisme
doit se transformer s’il veut s’adresser à nous. Nous ne voulons pas non plus que nos mots soient
déformés dans des généralités comme si chacune de nous représentait la totalité des expériences de
toutes les femmes noires »24. Contrairement au féminisme blanc, le mouvement féministe non blanc
rend compte de l’expérience de toutes les femmes en dénonçant l’oppression simultanée de race, de sexe
et de classe, et refuse l’unicité pour valoriser la diversité et l’hétérogénéité. L’origine de l’exclusion des
mouvements féministes et anti racistes pour les Afro-Américaines se traduit par le manque de
considération des oppressions intersectionnelles. En effet, la réalité des femmes noires est prise en
compte seulement lorsqu’elle correspond à celle des femmes blanches.

Frederik Douglass, ancien esclave et figure emblématique des mouvements abolitionnistes, s’est
rallié à la position selon laquelle le suffrage des Noir.e.s est prioritaire sur celui des femmes, car
« l'ancienne population d'esclaves continuait à lutter pour survivre, et aux yeux de Douglass, seul le vote
pouvait lui assurer la victoire. Par contre, les femmes blanches de la classe moyenne, représentées par
E. Stanton et Susan Anthony, ne pouvaient prétendre que leur vie était en danger. Elles n'étaient pas,
comme le peuple noir, engagées dans une véritable guerre de libération. En effet, pour les Noirs du Sud,

24
Cité par DORLIN dans Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris,
L’Harmattan, 2008. p.110

10
la victoire de l'Union n'avait pas mis un terme à la violence. »25. Le suffrage étaient pour les Afro-
Américain, une question de vie ou de mort. Il étoffe son argument pour une dernière tentative de
ralliement des luttes suffragistes des femmes anglo-saxonnes et des noir.e.s lors du vote du 15e
amendement « qui interdisait toute privation du droit de vote pour des raisons discriminatoires de race,
couleur ou condition (mais pas de sexe !) »26 : « Quand on arrachera les femmes à leur maison,
simplement parce que ce sont des femmes ; quand on les pendra à des réverbères ; quand on leur enlèvera
leurs enfants pour leur écraser la tête sur le trottoir ; quand on les insultera à tous les coins de rue ; quand
elles risqueront à tout moment de voir leurs maisons incendiées s’effondrer sur leur tête ; quand on
interdira l’entrée des écoles à leurs enfants, alors il sera urgent de leur octroyer le droit de vote » 27. Il
évoque le quotidien des femmes noires, celui de l’oppression et de la violence normalisées des minorités
et espère ainsi susciter l’intérêt du mouvement dominant.

Lors de sa prise de parole à la conférence d’Akron, Sojourner Truth aborde la nécessité de


reconnaître l’expérience noire dans la lutte pour les droits des femmes. Par cette intervention, elle montre
qu’il y a un fossé entre le mythe idéologique de « la féminité », forcément blanche, donc qui partage la
même identité28, et la réalité des expériences concrètes des femmes non blanches. Truth suit le chemin
des féministes noires qui, comme elle, se sont positionnées de façon critique dans les luttes en mettant
en avant leur propre expérience des multiples oppressions qu’elles subissaient. En réponse à leur
exclusion et marginalisation, les Noires américaines du XIXe siècle étaient les premières à avoir repensé
ce « nous collectif », cette catégorie sociale à laquelle elles ne se s’étaient pas identifiées et ont été
exclues.

Anna Julia Cooper, militante contre le racisme et le sexisme, mit en exergue la position
singulière de la femme noire qui « is confronted by both a woman question and a race problem, and is
as yet an unknown or an unacknowledged factor in both »29. Appartenant à la fois aux catégories
« Noirs » et « femmes », les Afro-Américaines furent exclues du suffrage en raison de leur sexe par le
biais du 15e amendement, alors que les hommes noirs l’obtinrent. Bien qu’elles fussent partie des deux
catégories concernées, elles n’étaient donc représentées et défendues dans aucun des deux mouvements.

Les femmes blanches issues des classes moyennes ne peuvent pas rendre compte de la pluralité
des expériences féminines. En effet, Patricia Hill Collins estime que les femmes noires sont un groupe

25
DAVIS, op.cit., p.100.
26
DAVIS, op.cit., p.103.
27
Cité par DAVIS, op.cit., p.103.
28
FRASER Nancy, « Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale. Genèse de l'impasse actuelle
de la théorie féministe », Cahiers du Genre, No. 39, 2005
29
COOPER Anna Julia, A Voice from the South, 1892, cité dans Guy-Sheftall, « Black Feminist Studies: The
Case of Anna Julia Cooper », African American Review, Vol. 43, No. 1, 2009, p.11

11
spécifique, hétérogène et marginalisé par le sexe et la race30. Dans ce contexte, leur résistance et leur
militantisme, au regard de leur identité multiple, peuvent être la cible de stéréotypes émanant à la fois
de clichés racistes et sexistes. Par exemple, elles sont constamment victimes des mythes du matriarcat
noir ou des mœurs sexuelles décadentes : « L'éternelle question du « libertinage des femmes noires » ou
de leurs tendances « matriarcales » ne faisait qu'obscurcir leur condition au lieu de l'éclairer »31. Les
combats pour l’émancipation des femmes n’étaient définitivement pas les mêmes selon les couleurs de
peau. L’intersectionalité révèle ici que le féminisme blanc hégémonique de la première vague voilait la
complexité des situations d’exclusion vécues par les femmes issues des minorités.

30
HILL COLLINS Patricia, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of
Empowerment (Boston: Unwin Hyman, 1990), p.64.
31
DAVIS, op.cit., p.11.

12
Idéologie du féminisme blanc
Femmes, race et classe analyse la condition des femmes afro-américaines à partir de l’héritage
de l’esclavage et ouvre sur la nécessité d’articuler trois niveaux de contradiction, la race, la classe et le
sexe, pour comprendre les luttes pour la libération des femmes. Angela Davis y aborde notamment les
questions de privilèges blancs : elle affirme que les femmes blanches ignorent les privilèges inhérents à
la blanchité et définissent le terme « femme » selon leur propre expérience. Elles occultent
volontairement la position des femmes non blanches32, dont l’expérience et la tradition sont trop
étrangères pour être comprises33. De plus, « les gens de couleur, qu'ils soient américains ou étrangers,
étaient décrits comme des barbares ; les femmes blanches étaient plus strictement réduites à leur rôle de
mère et leur raison d'être était la sauvegarde des mâles de l'espèce. Elles apprenaient que la maternité
leur conférait une responsabilité particulière dans la lutte pour la sauvegarde de la suprématie blanche.
Après tout, elles étaient les ‘’mères de la race’’. Bien que le terme ‘’race’’ fut une référence à la ‘’race
humaine’’, le regain de popularité de l'eugénisme transformait en fait le terme ‘’race’’ en synonyme de
‘’race anglo-saxonne’’ »34. Ainsi, la suprématie blanche s'affirme au profit exclusif des hommes, et par
l'exclusion genrée et racisée de l'accès au droit de vote. A l’inverse, les mouvances identifient
l’intersection de certains rapports de pouvoir, mettent à jour les privilèges conférés aux femmes par leur
appartenance de race et de classe, et proposent une réflexion sur la responsabilité des femmes blanches
dans l’oppression des femmes de couleur. Ce qui a débuté par une réaction au racisme des féministes
blanches est rapidement devenu une quête autour du travail des féministes de couleur à définir leur
propre féminisme, établissant par le fait même l’idée d’une coexistence de différents féminismes ainsi
que celle de différences entre femmes.
Selon Françoise Vergès, l’idéologie du féminisme blanc implique pour une femme blanche,
d’occuper une position de privilège et de pouvoir, et de ne pas en questionner les causes. Plus
précisément, c’est une idéologie raciale qui assure aux femmes blanches, des privilèges et des positions
de pouvoir, créés par l’histoire de l’esclavage, reconfigurée depuis par les mouvements abolitionnistes.
Elle est complice du racisme d’État, de l’impérialisme et du capitalisme, qui ont contribué à l’ancrage
de la blanchité : « Au cours des dix dernières années du XIXe siècle, le racisme se propagea
dangereusement et bénéficia du soutien des institutions et de l'idéologie. Ce fut aussi l'époque de
l'expansion impérialiste aux Philippines, à Hawaï, Cuba et Porto Rico. Cette volonté d'asservissement
était aussi responsable de la misère des Noirs et de toute la classe ouvrière américaine. Le racisme
nourrissait l'impérialisme et il était conditionné par la stratégie et les nécessités de l'impérialisme »35. Le
féminisme blanc peut être indifférent aux racisé.e.s, comme agent de leur oppression. bell hooks

32
DAVIS, op.cit., p.90.
33
DAVIS, op.cit., p.193.
34
DAVIS, op.cit., p.153.
35
DAVIS, op.cit., p.147.

13
souligne que « le racisme inculque un sentiment d'estime de soi démesuré, notamment lorsqu'il est
associé au privilège social »36.

Dans le féminisme blanc, les privilèges n’étant pas d’ordre strictement pécuniaire, les femmes
blanches, sans avoir accès aux droits civiques, tel que le droit de vote, avaient quand même le droit de
posséder des esclaves. Puisque les femmes blanches avaient ce droit, la lutte pour les droits des
femmes en général est restée muette face à la question de l’esclavage et du privilège blanc. Dans un
texte de 1979, Adrienne Rich dénonçait le « solipsisme blanc »37 : théorie selon laquelle il n’y aurait
pour le sujet pensant que d’autre réalité que lui-même : les femmes appartenant à la bourgeoisie blanche
luttaient contre « une oppression commune » ethnocentrique face au patriarcat, tandis que le féminisme
noir américain était fondé sur une situé sur un carrefour à l’intersection de différents rapports sociaux.
C’est une mouvance construite sur une identification universelle des femmes à une de ses catégories les
plus privilégiées – les femmes blanches de la bourgeoisie. Selon l’auteure, la représentation politique de
la domination de genre au prisme exclusif d’un sujet socialement situé dans les classes privilégiées
interdisait de penser les différentes formes de subordination auxquelles sont soumises les femmes de
couleur ou les femmes de la classe ouvrière, dont l’oppression n’est pas réductible à la figure principale
de l’ennemi patriarcal.

36
HOOKS bell, « Sororité : la solidarité politique entre les femmes », in DORLIN, op.cit., p.125)
37
RICH Adrienne, « Disloyal to Civilization. Feminism, Racism, Gynephobia », dans On Lies, Secrets and Silence.
Selected Prose 1966-1978, New York, Norton, 1979.

14
Partie II : Entre clichés et invisibilité, les noir.e.s toujours mal représenté.e.s

La femme noire a été stigmatisée par l’idéologie masculine blanche dominante, comme
matriarche, mauvaise mère, libertine, brute. Ces stéréotypes ont « servi » de raisons aux hommes blancs
à sévir en toute impunité : violence discriminatoire, viol, lynchage, stérilisation forcée… La femme
noire est considérée comme une sous-question dans le combat anti-raciste et dans la lutte pour
l’émancipation des femmes. Car doublement marginalisée par son sexe et sa race, longtemps occulté
dans l’histoire de l’esclavage, elles tombent entre les mailles du filet. Afin de se réapproprier leur
histoire, les féministes anglophones inventent le terme Herstory, une façon ironique de rendre compte
du jeu de mot entre History et Her story. Au tournant des années 1970, une tension se créée entre les
féministes de la seconde vague : le principe de sororité qui anime le Women’s Lib est mis à mal par les
féministes africaines-américaines qui dénoncent l’ignorance ou l’indifférence du mouvement pour la
condition des femmes de couleur et leur expérience de l’oppression patriarcale, laquelle est étroitement
conditionnée par un racisme pourtant lié à l’histoire du mouvement féministe. Le mouvement est
largement remis en cause par nombre de textes postérieurs, notamment par le Black Women’s Manifesto
ou par les écrits de bell hooks. L’une des hypothèses pour expliquer cette révolution est l’analyse même
du rapport de domination subi par les femmes noires.
En 1969, Mary Ann Weathers rédige un des textes fondateurs du féminisme noir des Etats-Unis,
An argument for Black women’s liberation as a revolutionary force. Elle y explique que les femmes
subissent toute, malgré leur différences ethniques et sociales, une oppression commune : « female’s
oppression in common », et pour la combattre, il fallait s’unir autour de ce facteur commun « common
factor ». A travers son analyse, Elsa Dorlin notifie les deux grandes problématiques qui ont influé le
mouvement féministe pendant les années 1970 et 1980 : la relation entre le mouvement féministe blanc
et le mouvement noir qui aborde la question du séparatisme féministe conduisant au séparatisme « racial
» ; et l’existence d’une forme d’organisation sociale de la famille dans laquelle les femmes noires
domineraient, autrement dit, le développement du mythe du « matriarcat noir » et des stéréotypes de la
« féminité noire indigente », alimentés par l’idéologie raciste, mais aussi par un certain discours
féministe ou antiraciste, depuis la période esclavagiste et ségrégationniste jusqu’à aujourd’hui. Weathers
évoque les « oppressions multiples » (de sexe, de couleur, de race, etc.), comme s’ajoutant l’une à l’autre,
et en induit que le sexisme est le rapport de domination commun à toutes les femmes. Selon elle, c’est
au nom de cette oppression commune que les femmes peuvent construire et transformer la force
révolutionnaire38. Elle part d’un constat d’addition des formes de domination, qui lui permet de conclure
l’universalité de la domination de sexe. D’autres analyses critiquent cette approche subsidiaire, au profit
d’autres modèles explicatifs, comme le Combahee River Collective qui pense en termes d’ « oppressions
simultanées » pour « une politique de la coalition, plutôt qu’une sororité de principe, entre féministes

38
http://scriptorium.lib.duke.edu/wlm/fun-games2/argument.html

15
noires et féministes blanches, entre femmes noires et hommes noirs, etc. »39. L’ennemi commun est le
patriarcat, la phallocratie, le sexisme, ou encore la misogynie, tous synonymes d’un système prônant la
domination masculine.

En 1970, paraît le texte du collectif Third World Women’s Alliance, Black Women’s Manifesto
: «The black woman is demanding a new set of female definitions and a recognition of herself as a
citizen, companion and confidant, not a matriarchal villain or a step stool baby-maker. Role integration
advocates the complementary recognition of man and woman, not the competitive recognition of same.
»40

Le pouvoir des stéréotypes


Selon le Trésor de la Langue Française Informatisé, un stéréotype est une « idée, opinion toute faite,
acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, par une personne ou un
groupe, et qui détermine, à un degré plus ou moins élevé, ses manières de penser, de sentir et d'agir ». Il
constitue une certaine forme d’essentialisme car il suppose que tous les individus d’un même groupe,
partagent les mêmes traits de caractère ou les mêmes comportements. Pour les sociologues, les
stéréotypes sont vus comme des moyens de communication qui nous permettent de simplifier les
questions complexes, à cet égard, ils peuvent être considérés comme « une économie manifeste de la
pensée »41. En d’autres termes, les stéréotypes permettent d’associer une idée à un individu. En tant que
produits culturels et sociaux, ils émanent souvent des personnes ou des groupes puissants et influents
dans une société. Ces derniers créent des stéréotypes péjoratifs, discriminatoires, dépréciatifs sur les
catégories auxquelles ils ne partagent pas les mêmes idéologies.
En raison de la structure patriarcale, esclavagiste et ségrégatoire de la société américaine, les
hommes blancs devaient être virils, ils incarnaient les gardiens de la famille, alors que les hommes noirs
étaient perçus comme dénué de leur masculinité car ils ne pouvaient protéger leur famille, les femmes
noires étant les gardiennes : « a on a imposé à la communauté noire une structure matriarcale qui la met
en marge de la société américaine, qui freine sérieusement l'évolution du groupe et écrase l'homme noir.
Cette situation rejaillit sur la plupart des femmes noires. »42

Mythe du matriarcat des femmes noires


La notion du matriarcat dans les familles noires-américaines est souvent attribuée au sociologue Afro-
Américain Evelyn Franklin Frazier dans son livre The Negro Family, publié en 1939. Ce mythe fut

39
Cité par DORLIN dans Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris,
L’Harmattan, 2008. p.110
40
Third World Women’s Alliance. 1970. Black Women’s Manifesto, New York,
n.d. http://scriptorium.lib.duke.edu/wlm/blkmanif/
41
Gianpaolo Ferrari, « Le corps et le stéréotype », Hermès, No. 30, 2001, p.85
42
DAVIS, op.cit., p.23.

16
ensuite repris dans l’étude gouvernementale The Negro Family : The Case for National Action, publié
en 1965 et couramment appelé le rapport Moynihan d’après le nom de son auteur, le sociologue Daniel
Patrick Moynihan. Pour ce dernier, la structure matriarcale contribuait à l’oppression des personnes
noires car elle différait de la majorité des familles blanches. Il ajoutait que c’était l’esclavage qui était
la cause de ce dysfonctionnement car la majorité des femmes noires travaillaient et remplissait un rôle
traditionnellement masculin, comparé aux femmes blanches des classes moyennes et supérieures, qui
elles, travaillaient que très rarement. Ces études ont été largement influencées par des mythes qui
n’étaient pas forcément vérifiés et qui provenaient des stéréotypes liés à la femme noire.

« Les nègres sont des serviteurs et les serviteurs des nègres. »43
Beaucoup de stéréotypes sur les Afro-Américaines émergèrent pendant la période de
l’esclavage. La littérature américaine et les média exploitent les stéréotypes de la servante noire fidèle
et patiente comme Mamma dans Autant en emporte le vent, Berenice Sadie Brown dans Member of the
wedding, Aunt Jemina du groupe Pepsico (à l’image de l’Oncle Ben’s), Aibileen Clark dans La Couleur
pourpre, Elisa qui laisse un mot à sa maîtresse avant de s’enfuir dans La Case de l’oncle Tom… « La
définition tautologique des domestiques noirs est un des piliers de l'idéologie raciste »44 affirme Angela
Davis. Plus largement, les figures stéréotypiques les plus connus dans la civilisation américaine sont :
Mammy (en surpoid, maternelle, aime être au service des blancs, loyale, complètement désexualisée),
Sapphire (dominatrice, castratrice, réputée pour embarrasser son mari et leurs enfants), ou encore
Jézabel (considérée comme sensuelle et séductrice, sa peau est plus claire). Ces personnages culturels
perpétuent des stéréotypes raciaux, sont propres aux femmes noires et diffèrent donc des stéréotypes de
genre attachés aux femmes et aux Noirs en général, en ce qu’ils sont plus spécifiques et parfois,
radicalement opposés.
Sapphire, contrairement aux autres figures stéréotypiques, incarne le « myth of Black
matriarchy ». Toni Morrison indique que Sapphire est « a name of oppobrium black men use for the
nagging black wife »45 : cette image, créée par des hommes, est utilisée pour représenter une femme
noire dominatrice constamment en colère, masculine et castratrice46.
Le pouvoir des stéréotypes est tel qu’il influençait les mouvements antiracistes et féministes, et
était accepté par l’ensemble de la société, comme le prononce Angela Davis dans une interview avec la
Women’s House of Detention en 1970 : « we are inveterate matriarchs, implying we have worked in
collusion with a white oppressor to ensure the emasculation of our men ». Pauli Murray appuie cette

43
DAVIS, op.cit., p.116.
44
DAVIS, op.cit., p.118.
45
Toni Morrison, « What the Black Woman Thinks about Women’s Lib », 1971, dans Carolyn C. Denard (ed.),
Toni Morrison: What Moves at the Margin. Selected Nonfiction, Jackson : University Press of Mississippi, 2008,
p.23
46
WEST M Caroline, « Mammy, Jezebel, Sapphire and their Homegirls: Developing an ‘Oppositional Gaze’
toward the Images of Black Women », dans J. Chrisler, C. Golden, P. Rozee. (eds.), Lectures on the Psychology
of Women, Long Grove, Illinois : Waveland Press, 2012, p.295-296.

17
théorie de l’émasculation de l’homme noir et ajoute qu’elle résulta également en un « backlash of a new
male aggressiveness against Negro women »47. Ces stéréotypes alimentent le mythe que les familles
noires ont une structure matriarcale. Mais du mythe à la réalité, la vérité est tout autre et bien plus
complexe.
Moynihan considérait la structure familiale des Noirs américains comme étant un échec vers
l’égalité, ce qui est un cas typique de « blaming the victim ». Même cas pour l’écrivain noir
contemporain, Calvin Hernton, qui affirme dans son étude Sex and Racism : « La femme noire devint
"débauchée, impudique et facile" En fait, elle finit par se regarder avec les yeux des gens du Sud, car
elle n'avait aucune autre morale à suivre. ». Angela Davis le cite car « il tombe dans le piège qui consiste
à blâmer la victime pour la sauvage punition qu'elle a dû endurer au cours des siècles ».48
Dans le même sillage et pour introduire notre deuxième sous-partie : Shulamith Firestone, dans
La Dialectique du Sexe, « succombe comme les autres au vieux sophisme raciste qui consiste à blâmer
la victime. […] Leur myopie historique les empêche de comprendre qu'en dépeignant le Noir comme un
violeur, on invite ouvertement le Blanc à faire usage du corps de la femme noire. […] Une fois que l'on
a accepté que les Noirs ont une sexualité bestiale et des besoins irrépressibles, la race entière est investie
de la même bestialité. Si les Noirs regardent les femmes blanches comme des objets sexuels, les femmes
noires doivent certainement accepter avec plaisir les attentions sexuelles des hommes blancs » 49.

Dissonances cognitives des violences sexuelles


Les mobilisations féministes contre le viol émergent au début des années 1970, dans un contexte
historique et dans un espace de mobilisations qui rendent possible la remise en cause des normes sexuées
et sexistes. En effet, certaines organisations incitèrent les femmes victimes d’agressions sexuelles à en
parler, dans le cadre de sensibilisation du mouvement féministe. Cette libération de parole, avec une
intention particulière portée aux expériences individuelles permit à la dénonciation de jouer un rôle dans
la formation de la lutte des dominations : « battering and rape, once seen as private (family matters) and
aberrational (errant sexual aggression), are now largely recognized as part of a broad-scale system of
domination that affects women as a class »50. Le viol est donc dénoncé par les féministes noires pour sa
fonction sociale au travers d’un système d’oppression multiple « qu’il contribue à maintenir ; le rendre
visible dans la sphère publique, grâce à la prise de parole des femmes, est considéré comme un outil de
lutte à part entière »51. L’engagement des militantes dans les milieux de gauche et la désillusion qui s’est

47
MURRAY Pauli, « The Negro Woman in the Quest for Equality », 1964, dans Keetley et Pettegrew (eds.),
Public Women, Public Words. A Documentary History of American Feminism. Volume III : 1960 to the Present,
Lanham : Rowman and Littlefield Publishers, 2002, p.58.
48
DAVIS, op.cit., p.118.
49
DAVIS, op.cit., p.228
50
CRENSHAW Kimberlé, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against
Women of Color », Stanford Law Review, Vol. 43, No. 6, 1991, p.1241
51
DELAGE Pauline. « Après l’année zéro. Histoire croisée de la lutte contre le viol en France et aux États-
Unis », Critique internationale, vol. 70, no. 1, 2016, p.24

18
ensuivie pour certaines d’entre elles (lorsqu’elles se sont rendues compte qu’elles n’étaient pas des cas
isolés) ont largement contribué à la prise de conscience de l’importance du sexisme et des violences
sexuelles.
La violence exercée sur les femmes noires est un thème qui revient régulièrement dans Femmes,
race et classe. Certaines féministes prétendent que la violence que subissent les femmes est en partie
due aux mythes du matriarcat noir et celui de la virilité perdue des hommes noirs. Par exemple, comme
le cite Elsa Dorlin, les viols perpétués sur les femmes noirs, se justifie par la lubricité et l’immoralité de
ces dernières. Ces stéréotypes racisés de genre ont une fonction dans un système à la fois sexiste et
raciste, Angela Davis considère pour sa part que l’accusation de viol des Noirs est une attaque politique52
visant la communauté noire : « Dans l'histoire des États-Unis, la fausse inculpation de viol est l'un des
plus énormes subterfuges que le racisme ait inventé. On a systématiquement brandi le mythe du violeur
Noir chaque fois qu'il a fallu justifier une nouvelle vague de violence et de terrorisme contre la
communauté Noire »53. Les partisans du lynchage, trouvèrent ainsi avec les accusations de viol, parfois
même pas avérées, un moyen légitime de venger les agressions subies par les sudistes blanches54.

Les politiques sexuelles du viol pour les Noir.e.s


« Dans les faits, les femmes de couleur étaient considérées comme les proies légitimes des
Blancs. Si elles opposaient quelque résistance, on les jetait généralement en prison, où elles restaient les
victimes d'un système qui n'était qu'un ‘’retour à une autre forme d'esclavage. »55
Le viol est présenté par Davis comme le paroxysme de l’oppression des blancs :
« Historiquement, les Blancs, surtout les détenteurs du pouvoir économique, ont toujours prétendu avoir
un droit incontestable sur le corps des femmes noires »56. Elle rappelle l’histoire de Joann Little, jeune
Afro-Américaine de 20 ans, qui fut violée par un gardien blanc, dans une prison où elle était la seule
femme incarcérée et parvint à le tuer, puis s’enfuit de sa cellule. L’affaire prit une grande ampleur et fut
particulièrement importante pour les mouvements de lutte contre le racisme, féminisme et anti-viol, car
la jeune femme n’échappa à la condamnation qu’au prix d’une mobilisation internationale et fut jugée
non coupable, avec la légitime défense retenue.
Dans la lutte antiraciste et les mouvements abolitionnistes, le thème du viol n’avait pas la même
signification pour les hommes et femmes noir.e.s, et les hommes et femmes blanc.he.s : si les femmes
noires furent victimes de nombreux viols, les hommes noirs furent accusés, le plus souvent à tort, de
nombreux viols sur des femmes blanches. Dans un contexte de mobilisations pour les droits civiques, la
dimension raciale est incontournable quand il s’agit de viol, car l’accusation d’agressions sexuelles des
hommes noirs sur des femmes blanches a servi à justifier de lourdes condamnations, assassinats et

52
DAVIS, op.cit., p.240.
53
DAVIS, op.cit., p.218.
54
DAVIS, op.cit., p.234.
55
DAVIS, op.cit., p.112.
56
DAVIS, op.cit., p.221.

19
lynchages, pendant la période esclavagiste et ségrégationniste : « En conséquence, peu de Blancs ont
été poursuivis pour violences sexuelles. Par contre, les Noirs, coupables ou innocents, ont été
aveuglément poursuivis. Ainsi, parmi les 455 hommes exécutés pour viol entre 1930 et 1967, 405 étaient
noirs ».57
Les mouvements féministes abordaient bien évidemment la question du viol, mais l’oppression
et les violences sexuelles spécifiques des femmes noires n’étaient pas vraiment mises en avant :
« L'absence remarquée des femmes noires dans les rangs du mouvement contre le viol peut s'expliquer
par son indifférence à l'accusation de viol comme alibi raciste ». 58
Angela Davis trouve une corrélation entre le stéréotype de l’homme noir violeur et le stéréotype
de la femme noire insatiable de sexe : « Le mythe du Noir violeur de femmes blanches est parallèle à
celui de la mauvaise femme noire. Tous deux servent à justifier et à faciliter l'exploitation des Noirs,
hommes et femmes. Les femmes noires qui ont pris conscience de ce phénomène se sont trouvées très
tôt aux premiers rangs de la lutte contre le lynchage »59.
Esclaves, les femmes noires subissaient les mêmes violences infligées aux hommes noirs, mais
elles étaient aussi victimes d’« agressions sexuelles et autres traitements barbares réservés aux
femmes »60.
Paradoxalement, le stéréotype de Jézabel représente la femme noire lubrique, profondément
immorale, et lié à la sexualité « bestiale »61 des femmes noires qui « sont considérées comme des
femmes de mauvaise vie et des putains »62, et véhicule l’idée ridicule que les femmes noires ne pouvaient
pas être victimes d’un viol car elles désiraient toujours avoir des rapports sexuelles. Ce stéréotype a
persisté à tel point que les violeurs étaient plus souvent acquittés quand il s’agissait d’une victime
noire63. Les blanc.he.s ont alors infusé sur l’image et l’idée que la femme noire est « inviolable »64.
Toutefois, le viol affectait également, d’une autre manière, les hommes noirs, au travers du mythe de
l’homme noir violeur de femmes blanches vertueuse du Sud. Ce mythe, qui présentait les Noirs comme
étant des prédateurs sexuels, était également l’un des arguments utilisés par certaines féministes
blanches pour prouver la domination masculine. Le climat politique hostile amena Susan Brownmiller,
avec son livre Against Our Will : Men, Women and Rape, à user du vieux mythe raciste du « violeur
noir » pour justifier le lynchage d’un adolescent noir : Emmett Till, un adolescent de quatorze ans, est
caractéristique. Ce jeune garçon avait sifflé une femme blanche dans le Mississipi, et peu après, on avait
retrouvé son corps mutilé au fond de la rivière Tallahatchie. « L'action de Till était plus qu'une

57
DAVIS, op.cit., p.218.
58
DAVIS, op.cit., p.218.
59
DAVIS, op.cit., p.219.
60
DAVIS, op.cit., p.219.
61
DAVIS, op.cit., p.228
62
DAVIS, op.cit., p.229
63
WEST, op.cit., p.294.
64
DUVAL Juliette, Universalisme et intersectionnalité : les femmes noires au sein des mouvements féministes et
antiracistes des années 1960 et 1970 aux États-Unis. Sciences de l’Homme et Société. 2019. ffdumas-02274901

20
plaisanterie insolente de gosse, dit-elle. […] Susan Brownmiller déplore la punition sadique infligée à
Emmett Till mais, néanmoins, elle accuse le jeune Noir de sexisme, et considère qu'il s'est rendu
presqu'aussi coupable que ses assassins racistes. Après tout, ajoute-t-elle, lui et ses meurtriers se
souciaient essentiellement d'affirmer leur droit de propriété sur les femmes »65.

Historiquement, l’appartenance des Afro-Américaines à différentes catégories sociales


(« femme » et « Noire ») influença les violences sexuelles dont elles étaient victimes : la représentation
stéréotypique des Noir.e.s comme ayant « une sexualité bestiale et des besoins irrépressibles »66 et des
femmes noires ne pouvant pas être violée, influa particulièrement la façon dont les victimes de violences
sexuelles étaient perçues par les agresseurs et par la loi. Les mythes du matriarcat noir et du violeur noir
créèrent et intensifièrent l’hostilité dans les différents mouvements féministes, mais aussi au sein de la
communauté noire, car les violences intraraciales étaient peu dénoncées par les femmes, par peur de
diffuser davantage les mythes de l’homme noir violent. Par ailleurs, le contrôle de la fertilité des femmes
noires par des institutions étatiques résultait de leur position dans plusieurs groupes minoritaires. Ainsi,
quelle que soit la nature des différentes violences subies par les Afro-Américaines, leur position
spécifique et singulière à l’intersection entre le racisme et le sexisme et la classe, influença la nature de
la violence, la façon dont cette violence était perçue ou encore la manière dont les femmes noires elles-
même percevaient, subissaient et dénonçaient ou non, ces violences. L’intersectionnalité transparaissait
définitivement dans les violences faites aux femmes noires.

65
DAVIS, op.cit., p.225.
66
DAVIS, op.cit., p.229.

21
Partie III : Eugénisme, stérilisation forcée et infanticide

Il existe nombre d’autres manières par lesquelles l’expérience ou les oppressions des femmes
diffèrent entre les femmes de différentes classes et races. Le mouvement féministe dominant des années
1960 et 1970 se mobilisait pour l’avortement sur la base du droit des femmes de mettre fin aux grossesses
non désirées. Une des préoccupations des féministes était la lutte pour le droit des femmes à contrôler
leur propre corps : moyens de contraception, avortement, liberté sexuelle, etc. C’est un droit crucial pour
toutes les femmes, sans lequel elles ne peuvent pas espérer l’égalité avec les hommes. Cette volonté de
se réapproprier son corps est particulièrement parlante pour les Afro-Américaines : de 1907 à 1932, 26
états américains ont adopté de nombreuses lois eugénistes afin d’autoriser la stérilisation des délinquants
ou des personnes jugées faibles d’esprit, mais ces lois étaient également utilisées comme prétexte pour
stériliser les individus de certaines minorités ethniques, comme les Afro-Américains par exemple. Peu
avant la Première Guerre mondiale, un mouvement social en faveur du contrôle des naissances se
propage partout aux États-Unis, porté par l’anarchiste Emma Goldman et la socialiste Margaret Sanger.
Petit à petit, le mouvement pour le contrôle des naissances noua des liens avec les eugénistes, ces
derniers étant également favorables à une réduction du taux de natalité des catégories de population dites
« inférieures »67.

« En 1932, la Société pour l'Eugénisme pouvait se targuer d'avoir fait voter des lois de
stérilisation obligatoire dans vingt-six Etats et d'avoir fait stériliser des milliers de gens «indignes» de
se reproduire. Margaret Sanger se félicita en public de ces résultats. Elle déclara à la radio qu'il fallait
stériliser les « arriérés, les débiles mentaux, les épileptiques, les illettrés, les pauvres, ceux qui ne
pouvaient pas travailler, les criminels, les prostituées et les toxicomanes»68. Ce n'est seulement depuis
1973 que le Ministère de la Santé a interdit cette pratique. Selon les spécialistes, plus de 60 000
Américains ont subi ces stérilisations contraintes.
Cette campagne ciblait en priorité les Afro-Américains. En effet, dans les années 1960 et 1970, les
femmes noires sont approchées par des institutions étatiques pour contrôler leur fertilité. Ce contrôle
pouvait être exercé par les institutions médicales, en attestent les stérilisations forcées subies par
certaines femmes afro-américaines. Cette pratique découlait de théories eugénistes de la volonté de
contrôler la « qualité » de la population. L’eugénisme dit positif visait à encourager les personnes ayant
un patrimoine génétique jugé « bon », à procréer. L’eugénisme négatif visait à empêcher « la
prolifération « des classes défavorisées », et comme un antidote au suicide de la race, dans la mesure où
l'on introduisait le contrôle des naissances chez les Noirs, les immigrés et chez les pauvres en général,

67
GORDON Linda et KELLEY Florence. « Une « guerre contre les femmes » ? Pas si simple. Le contrôle des
naissances et la politique américaine », Informations sociales, vol. 177, no. 3, 2013, pp. 126-135.
68
DAVIS, op.cit., p.270.

22
les Blancs prospères, de bonne souche yankee resteraient le groupe majoritaire »69. Paradoxalement, à
cette époque, les féministes blanches se réunissent autour des enjeux de la légalisation de l’IVG afin de
faire cesser les avortements clandestins, alors que les femmes noires américaines sont victimes d’un
programme d’« intérêt public » empêchant notamment les personnes « faibles d’esprit » de se reproduire,
à cause de ce que les racistes considéraient comme un risque de dégénérescence raciale.
Rappelant les stérilisations imposées dont ont été victimes les femmes Afro-Américaines,
Angela Davis analyse les modalités différentes des femmes selon leur race, étroitement liées aux
politiques eugéniques racistes menées au XXe siècle. Ces modalités différentes d’une même domination
ont ainsi généré des expériences clivées qui ont eu des conséquences sur la mouvance même des
mouvements féministes américains. Le mouvement dominant s’est focalisé presque exclusivement sur
l’avortement, et pendant ce temps, l’histoire des droits reproductifs rendait cet enjeu bien plus compliqué
pour les femmes noires, qui ont été la cible de la stérilisation forcée raciste.
Ainsi, les différentes tentatives pour contrôler la fertilité des femmes noires représentent un
aspect des oppressions intersectionnelles qu’elles pouvaient subir : les stérilisations forcées étaient
majoritairement exercées sur des femmes pauvres et issues des minorités ethniques tandis que cela
représentait une menace moindre pour les hommes noirs et les femmes blanches des classes supérieures.
En outre, « les féministes favorables au contrôle des naissances répandirent l'idée que les pauvres se
trouvaient dans l'obligation morale de limiter le nombre de leurs enfants, parce que les familles
nombreuses imposaient des charges fiscales et des dépenses de charité aux riches et que les enfants de
pauvres avaient moins de chances d'appartenir à l'élite »70.
Ce point de vue se caractérise par deux problématiques étroitement liées. D’une part, le statut
économique et politique des femmes Noires les confrontent à une série d’expériences qui les amènent à
percevoir la réalité matérielle selon une perspective différente de celle des autres groupes. Les
Africaines-Américaines vivent une autre réalité que celles.eux qui ne sont ni Noirs ni femmes. D’autre
part, ces expériences particulières mènent à une prise de conscience féministe Noire spécifique. Fannie
Lou Hamer affirme que « a black woman’s body was never hers alone »71.
L’avortement, tout comme l'infanticide dans le contexte historique de l'esclavage, sont à
l'origine « des actes de désespoir, motivés non pas par des troubles biologiques mais par l'oppression
liée à l'esclavage »72. « Dès les premiers temps de l'esclavage, les femmes noires ont avorté seules. De
nombreuses femmes esclaves refusaient de faire naître des enfants dans un monde de travaux forcés qui
n'avait pas de fin, synonyme pour les femmes de chaînes, de fouet, et de viol quotidiens »73. L'infanticide

69
DAVIS, op.cit., p.265.
70
DAVIS, op.cit., p.265.
71
Cité dans MCGUIRE Danielle L. At the Dark End of the Street, Black Women, Rape, and Resistance – A
New History of the Civil Rights Movement from Rosa Parks to the Rise of Black Power, New York : Vintage
Books, 2011, p.xix., p.156
72
DAVIS, op.cit., p.259.
73
DAVIS, op.cit., p.258.

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est d'autant plus traumatique que délibérée et voulue. Tuer un enfant destiné à subir l'esclavage, renferme
des motivations complexes et contradictoires. Comme Toni Morrison l'a si bien décrit avec Sethe, dans
Beloved (1987), les deux faces de l'infanticide sont : l'amour (épargner un être cher et innocent des
horreurs de la servitude) et la haine (du système esclavagiste, du maitre, de soi). C'est bien un acte de
résistance qui dérobe de la propriété au maitre : « Margaret Garner, esclave fugitive, tua sa fille et tenta
de se suicider quand elle fut reprise par les chasseurs d'esclaves. […] Elle se réjouit de la mort de sa
fille... "Désormais, elle ne connaîtrait jamais les souffrances des esclaves" Elle demanda à être jugée
pour meurtre... "J'irai à la potence en chantant plutôt que de retourner en esclavage !" »74.

74
DAVIS, op.cit., p.259.

24
Conclusion
Angela Davis entreprend dans Femmes, race et classe une analyse critique, comparative et
dialectique du féminisme dominant du siècle dernier et du féminisme contemporain, au regard des luttes
d’émancipation du peuple noir. L’intrication des dimensions de race, sexe et classe pose la nécessité
d’articuler ces trois niveaux d’oppression, comme un cumul handicapant, qui nous a permis de rendre
compte de la diversité des conditions féminines, mais aussi de la manière dont rapports raciaux,
rapports de genre et rapports de classe s’entrecroisent dans la vie des femmes. En tentant de
répondre aux problèmes de domination et des privilèges normalisés, ce travail met en avant le caractère
pluriel et fluctuant de l’identité au travers de l’intersectionnalité et des savoirs situés.

Ainsi le concept d’intersectionnalité est un outil heuristique fondamental de la pensée féministe


noire-américaine dans la mesure où il permet de problématiser autrement les rapports sociaux et
complexes de domination. Là est l’apport essentiel de cet ouvrage : reconsidérer, en associant
expériences et histoires individuelles, les discriminations dont les femmes sont victimes et qui
constituent un système d’oppressions imbriquées. Il s’agit de reconnaître l’existence d’une oppression
commune à tous les membres d’un groupe (les femmes, les minorités ethniques, les homosexuels, les
handicapés…), tout en admettant que tous les individus ne vivent pas les mêmes expériences
oppressives, et ainsi, lutter conjointement lorsque cela est nécessaire.

L’intersectionnalité et le savoir situé ont octroyé une grande importance à l’expérience et au


sujet comme axes de connaissance et ont soulevé le problème de la résistance, de la révolte et de
l’émergence de nouveaux mouvements sociaux et de nouveaux sujets politiques.

25
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