Vous êtes sur la page 1sur 9

La longue histoire des réunions

non mixtes
Le 08 Avril 2021

« Les associations qui pratiquent les réunions non-mixtes, notamment dans le cadre de l’antiracisme,
ne sont pas des groupes de parole "interdits aux Blancs" mais plutôt des réunions "pour les personnes
victimes de discriminations" », selon l'historienne Audrey Célestine.
PHOTO : Nadia_bormotova / Getty Images

« – Qu’est-ce que vous pouvez vous dire qu’on peut pas entendre ?
Je ne comprends pas !

– Des trucs de femmes !

– Mais on est comme des femmes nous ! »

Dans Le Péril jeune (1994), le réalisateur Cédric Klapish moquait ces


héros masculins qui ne comprenaient pas d’être exclus d’une réunion
politique réservée… aux femmes. Vingt-cinq ans après, les réunions
non mixtes et les réactions passionnées qu’elles déchaînent ne font
plus rire personne.

mais on est comme des femmes nous...

Après plusieurs jours de polémique autour des réunions de l’Unef


réservées aux personnes discriminées (femmes, LGBT, racisé.e.s), le
Sénat a adopté le 1er avril, dans le cadre de la discussion de la loi
« séparatisme », un amendement autorisant la dissolution
d’associations « qui interdisent à une personne ou un groupe de
personnes à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance
ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une
religion déterminée de participer à une réunion ».

Le sujet est si clivé qu’il est bien difficile de trouver des paroles
nuancées et argumentées. Une plongée dans le passé montre
pourtant que ces réunions entre soi ont une histoire longue, au sein
de mouvements sociaux de différentes natures. Leur postulat
commun, c’est que, lorsqu’on appartient à une minorité ou à un
groupe social dominé, « partir de soi », se raconter à la première
personne, devant des personnes concernées par les mêmes
problématiques et sans le regard d’un « dominant » permet de
libérer le discours sur les violences de tous ordres vécues.

Une histoire qui remonte au XIXe siècle


Les syndicats ouvriers en sont l’un des premiers exemples au
XIXe siècle.
« Dans le cadre syndical, quand les travailleurs et travailleuses se
réunissent pour penser leurs conditions de travail, ils et elles le
font d’abord sans leurs employeurs, ça parait normal. On a bien
conscience que les choses ne pourraient pas être dites de la
même façon en présence des employeurs. Cette idée de se
réunir sans celles et ceux qui exercent des formes de pouvoir sur
nous est quelque chose de très ancien et qui structure de
nombreuses luttes sociales », rappelle la sociologue Marion
Charpenel.

Ces groupes de parole ne se cantonnent pas aux luttes sociales. Les


femmes, notamment, prennent rapidement conscience de
l’importance de se retrouver entre elles pour dialoguer sans la
présence d’hommes.

Au milieu du XIXe siècle, rappelait récemment l’historienne Ludivine


Bantigny, des ouvrières new-yorkaises se réunissent et « en
[appellent] à la galanterie des hommes de cette ville et leur
[demandent] respectueusement de ne pas être présents à cette
réunion ». Alban Jacquemart, maître de conférences à l’université
Paris-Dauphine et spécialiste des questions de genre, explique que
ces réunions sont apparues en France sous la IIIe République : « Au
tournant du XIXe et du XXe siècle, c’est une pratique qui s’installe
chez les plus modérées des féministes, dans un courant issu de la
philanthropie catholique et surtout protestante et juive. »

Pour autant, les hommes participent toujours à ces mouvements


féministes, y compris dans les associations qui pratiquent la non-
mixité.

« Il y a de nombreuses manifestations ou congrès auxquels les


hommes sont invités à parler. Les femmes font le travail militant
et les hommes peuvent avoir des places d’honneur. Elles se
:
réunissent en non-mixité et organisent leur vie militante en non-
mixité mais dans un environnement où les hommes monopolisent
le pouvoir politique. De ce point de vue, la non-mixité est très peu
critiquée », ajoute Alban Jacquemart.

Ces réunions sont aussi mises en place dans les années 1930 par
certains hommes noirs, comme Aimé Césaire ou Léopold César
Senghor, qui se retrouvent pour discuter de politique. Cette « non-
mixité de fait » n’est jamais revendiquée en tant que telle. Comme
pour les ouvriers, elle est en partie issue de la proximité
géographique qu’engendre la ségrégation qu’ils subissent en
habitant dans des quartiers où ils forment les communautés
majoritaires. Sans que ce soit l’objectif initial, ils peuvent dès lors
discuter de leur situation d’hommes noirs, discriminés et victimes
d’inégalités.

Aux Etats-Unis, le phénomène est encore différent. Selon


l’historienne Audrey Célestine, ces réunions sont la conséquence
directe d’une ségrégation légale au sein de l’espace public, mise en
place depuis la fin du XIXe siècle par les lois dites Jim Crow :

« Ce sont des réunions qui sont liées à une condition sociale


particulière, celle de vivre dans la ségrégation. Les Noirs se
réunissent là où ils se rencontrent, donc beaucoup dans les
églises, dans les universités. Ça permet à ces personnes de se
politiser, entre Afro-Américains. Ce qui fait que la question de la
non-mixité n’est pas posée directement, elle est plutôt subie. »

Sans être jamais théorisées, les réunions non mixtes s’intègrent donc
petit à petit dans un ensemble de pratiques militantes qu’utilisent
plusieurs minorités pour revendiquer leur droit à l’égalité.

Le tournant des années 1960


:
Dans le féminisme comme dans l’antiracisme, l’après-guerre marque
un tournant. Le deuxième sexe (Simone de Beauvoir, 1949), texte
fondateur de la seconde vague féministe, fait de l’expérience
personnelle des femmes un élément nouveau de la lutte pour
l’égalité des sexes. Désormais, « le privé est politique » et les
femmes parlent d’elles, sans se faire confisquer la parole.

En mettant en avant ce point de vue personnel jusqu’ici ignoré, les


femmes font de leurs expériences une source de savoirs dans
lesquels elles peuvent se reconnaître. Cette tendance à se retrouver
entre femmes s’accélère dans les années 1970 avec le Mouvement
de libération des femmes (MLF).

« Ces groupes de parole sont aussi des réactions post-68 aux


réunions dans lesquelles leur parole était marginalisée : les
questions qu’elles soulevaient n’étaient pas discutées ou
seulement à la fin de l’ordre du jour », retrace Marion Charpenel,
qui rappelle d’emblée que les réactions sont virulentes : « A
l’université de Vincennes dans les années 1970, quand ont été
organisées les premières grandes réunions militantes féministes
non mixtes, ça a donné lieu à des réactions très violentes des
militants étudiants qui étaient là. »

Aujourd’hui, même si leur usage n’est pas systématique, ces groupes


de parole sont très courants dans les milieux féministes, « depuis les
groupes anarchistes ou révolutionnaires jusqu’aux réseaux de
femmes en entreprise », précise Alban Jacquemart.

Un tel consensus est loin d’être atteint dans la sphère des


mouvements antiracistes, qui s’est divisée entre autres sur cette
question entre associations historiques et collectifs plus récemment
apparus. En 2016, déjà, Alain Jakubowicz, président de la Licra
(Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), qualifiait
:
des réunions non mixtes racisées de « racisme qui ne dit pas son
nom ».

« La logique folle et prétendument "antisystème" qui préside à


l’organisation de ce type d’événement est exactement la même
qui conduit les identitaires d’extrême droite à l’affirmation d’une
France "blanche" : les extrêmes, chacun à leur manière,
organisent le séparatisme et véhiculent la même logique
d’apartheid. Sous couvert d’antiracisme, notre pays risque de voir
émerger des "Ku Klux Klan inversés" où le seul critère qui vaille
sera la couleur de peau », écrivait-il à l’époque.

Ce à quoi les militantes Fania Noël et Sihame Assbague répondaient


par exemple :

« Il ne s’agit pas du tout d’exclure les Blancs de la lutte comme


on a tendance à le caricaturer mais à les faire jouer leurs rôles
d’alliés. Le racisme pose la question du pouvoir. Lutter contre le
racisme c’est donc aussi reprendre le pouvoir sur son existence
et ça, ça passe par une autonomie intransigeante. »

Là encore, ces réunions (dont on ne connaît évidemment ni le


nombre ni la fréquence) ne sont qu’un élément parmi d’autre de la
panoplie d’actions militantes à disposition des associations. Tous nos
interlocuteurs le rappellent : la non-mixité est une action militante
parmi d’autres, et en aucun cas une fin politique.

Dans le cadre de la lutte féministe, « les associations qui pratiquent


ces réunions ne font pas l’apologie de la séparation des sexes. C’est
un outil de lutte qui est privilégié par certaines militantes mais rien
de plus », assure Alban Jacquemart.

« La raison d’être de ces réunions est de


changer la société »
:
Pour autant, ces réunions ne sont pas sans soulever des questions.
Où, par exemple, commence et s’arrête le groupe concerné ? Est-ce
que certaines personnes ne sont pas invisibilisées dans ces
réunions ? Pour Audrey Célestine, c’est un faux problème :

« Les associations qui pratiquent les réunions non mixtes,


notamment dans le cadre de l’antiracisme, ne sont pas des
groupes de parole "interdits aux Blancs" mais plutôt des réunions
"pour les personnes victimes de discriminations". Personne n’a un
nuancier à l’entrée de la salle pour dire qui peut rentrer ou non.
Une personne blanche et voilée est concernée si elle est
discriminée. »

Autre critique opposé à ces réunions : elles réserveraient leurs


discours aux communautés concernées, sans les faire exister dans le
débat public. Selon Marion Charpenel, avec les mouvements
féministes, c’est l’inverse qui s’est produit : « Cette non-mixité s’est
altérée avec le temps : des discours jusque-là réservés à l’entre-soi
féminins ont gagné en légitimité et ont pu être exprimés dans
l’espace public. »

Loin de groupes de parole à vocation psychanalytique comme cela a


pu leur être reproché, « la raison d’être de ces réunions est de
changer la société. Les femmes parlent de ce qu’elles vivent, elles
échangent pour faire changer la société. » Ces réunions donnent en
fait lieu à de nombreuses publications, toujours dans le but de rendre
publique une parole qui était tue jusqu’ici.

Le mouvement antiraciste va-t-il suivre le même chemin et voir ses


arguments se diffuser plus largement ? Danièle Obono, députée La
France Insoumise, très impliquée dans l’antiracisme, revendique
l’universalisme de ces réunions et la portée de ces arguments :
« Mon antiracisme est fondamentalement universel : les personnes
:
sont égales au regard de la loi et doivent être traitées sans
distinction. Il faut qu’elles aient des espaces pour l’exprimer et ces
réunions peuvent l’être. »

Audrey Célestine ne dit pas le contraire quand elle explique que le


but de ces réunions « n’est pas d’exacerber ce qu’on appelle la race,
au contraire c’est de la démanteler ».

« Une polémique dans la lignée de l’islamo-


gauchisme »
Aujourd’hui, les critiques se concentrent avant tout sur les réunions
non mixtes antiracistes et « la non-mixité des groupes de parole
féministes n’est attaquée que par ricochet, estime Alban
Jacquemart. Mais dans les deux cas, ces attaques sont le fait de
personnes issues de groupes sociaux dominants pour qui tous les
espaces sont accessibles. Ils sont heurtés que certains leur soient
interdits. »

Cet interdit théorique – « Eric Zemmour ne souhaiterait sans doute


pas intervenir à une de ces réunions … », ironise Alban Jacquemart –
fait réagir et oppose dans les médias deux visions de l’antiracisme.

Pour Audrey Célestine, « le débat serait entre ceux qui défendraient


la République et l’universalisme, et ceux qui seraient contre. Mais
c’est une fausse dichotomie. Il y a ceux qui défendent une forme très
abstraite d’universalisme face à des gens qui veulent bien y croire,
mais à qui la vie quotidienne et l’histoire montrent que ça ne marche
pas. La question qu’ils se posent, c’est pourquoi cet universalisme
ne s’applique pas à nous ? L’une des stratégies pour répondre à
cela, ce sont ces réunions. »

Loin du « nationalisme noir » américain des années 1960,


aujourd’hui, aucune association ne revendique d’ailleurs la non-
:
mixité comme projet politique à part entière. Qu’elles soient
antiracistes, féministes ou voulant permettre la libération de la parole
des minorités sexuelles, ces réunions ne sont en fait que des outils à
disposition des militants. « C’est une stratégie politique », résume
Alban Jacquemart.

Finalement, après une si longue histoire des réunions non mixtes,


pourquoi y a-t-il aujourd’hui un emballement médiatique autour de
cette question ? Pour Danièle Obono, c’est la polarisation du débat
public autour de ces sujets qui alimente la controverse : « C’est une
polémique dans la lignée de celle sur l’islamo-gauchisme. »

« La République n’est pas fracturée de la faute de ces réunions mais


plutôt des conditions matérielles d’existence dans lesquelles vivent
les personnes concernées », conclut Audrey Célestine. Un sujet qui,
curieusement, fait beaucoup moins souvent la Une des médias.
:

Vous aimerez peut-être aussi