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Asghar Farhadi : « L’enjeu socio-

économique est central dans Un


héros »
14/12/2021

Peintre-calligraphe de son métier, Rahim purge une peine de prison


pour une dette qu’il a contractée sans parvenir à la rembourser. Son
régime de détention lui permet néanmoins de sortir tous les deux
mois pour rendre visite à son fils, Siavash, et à la famille de sa sœur,
Malileh, qui a accueilli ce dernier, ainsi qu’à Farkhondeh, sa nouvelle
petite amie qu’il espère épouser.

Lors d’une permission, celle-ci lui annonce avoir trouvé dans la rue
un sac contenant une dizaine de pièces d’or et lui propose de les
revendre pour rembourser une partie de la dette et convaincre le
créancier de retirer sa plainte. Alors qu’ils s’apprêtent à mettre ce
plan à exécution, Rahim change subitement d’avis et décide de
remettre le sac à la police.

Ce geste va entraîner toute une série de conséquences que notre


« héros » n’avait pas imaginée. Le directeur de la prison décide en
effet de médiatiser son histoire et le voilà érigé en modèle de vertu.
Tout s’enchaîne : tandis que nombre d’anonymes, le reconnaissant,
le félicitent dans la rue, une association caritative décide d’organiser
une collecte pour solder sa créance et l’administration lui offre un
emploi pour favoriser sa réinsertion. Mais, c’est sans compter sur
l’inspecteur des mœurs qui, soupçonneux, décide de vérifier la
véracité de l’histoire.

Guerre d’usure
Un héros, le dernier film du réalisateur Asghar Farhadi, propose,
comme dans ses précédents longs métrages, à la fois un portrait
acerbe de la société iranienne et un conte moral à portée universelle.
En plaçant une histoire d’endettement en son centre, le récit fait
écho au Marchand de Venise, qui nous rappelait déjà que la dette est
avant tout un rapport social reposant sur la confiance, mais
impliquant également une tension irréductible entre la logique
arithmétique et la prise en compte de l’humain.

On découvre ainsi incidemment qu’il est possible en Iran de payer


une caution non seulement pour faire sortir quelqu’un de prison,
mais aussi pour lui éviter la peine capitale. Mais ici, Barham, le
créancier, n’est pas un usurier sans vergogne à l’instar du Shylock
shakespearien : c’est au contraire son prêt qui a permis de tirer
Rahim des griffes d’un tel énergumène, et il a dû pour cela sacrifier la
dot de sa propre fille. D’où l’acrimonie qu’il entretient vis-à-vis de
son débiteur, qu’il est le premier à ne pas voir comme un héros.

La mauvaise réputation
A travers cette fable contemporaine, Un héros aborde de
nombreuses autres thématiques socio-économiques tout aussi
actuelles : les difficultés d’insertion d’une frange de la jeunesse, la
domination masculine, le pouvoir personnel des bureaucrates, les
suicides en prison, la solidarité ordinaire dans les couches
populaires, sans oublier l’emprise des médias et désormais des
réseaux sociaux, qui peuvent en un clic faire et défaire les
réputations, véritable capital symbolique individualisé.

Pour autant, Asghar Farhadi évite tout manichéisme. La dureté du


frère de Farkhondeh, qui entend régir la vie de cette dernière,
pourtant âgée de 37 ans, au prétexte qu’elle habite chez lui, est
contrebalancée par la douceur d’Hossein, le mari de Malileh.
Et le personnage de Rahim, magistralement campé par Amir Jadidi,
apparaît lui-même comme humain, trop humain, ni héros, ni salaud,
traversé constamment par des dilemmes moraux et conscient d’être
utilisé par des autorités soucieuses, en mettant en avant ses hauts
faits, de repeindre métaphoriquement la façade du régime à peu de
frais.

De ce récit à la trame serrée, servi par plusieurs plans magnifiques,


on ressort, comme souvent avec les films d’Asghar Farhadi et de ses
compatriotes, avec l’idée qu’en dépit de ses particularités, la société
iranienne tend un miroir particulièrement confondant aux tensions
qui traversent celles qui se croient plus « modernes ».

A l’occasion de son passage à Paris, le réalisateur a accepté de


répondre aux questions d’Alternatives Economiques.

Dans Un héros, la question de la dette joue un rôle central et ce


de plusieurs manières : pourquoi ce choix ?

Asghar Farhadi : Les enjeux économiques sont présents dans ce


film d’une manière plus évidente que dans mes films précédents.
Certes, dans Une séparation par exemple, la question des rapports
socio-économiques de classes est déjà présente, en mettant en
présence une famille de milieu aisé et une autre provenant des
couches modestes de la société iranienne.

Mais dans Un héros, c’est un enjeu qui est vraiment central :


l’ensemble des personnages du film sont en prises avec des
difficultés économiques. Sans doute qu’inconsciemment je me suis
inspiré de la crise que traverse actuellement le pays.

Aviez-vous en tête des travaux de sciences sociales sur cette


question, ou des œuvres artistiques, telles que Le Marchand de
Venise de Shakespeare, en abordant cette question ?
:
A. F. : Le concept même du héros, ou du culte du héros, m’a été
inspiré par La vie de Galilée de Brecht, dont j’ai vu une représentation
par des camarades lorsque j’étais étudiant en théâtre. Mais les
influences et les inspirations ont été assez inconscientes ici, à la
différence d’un film comme Le client qui m’a été directement inspiré
par la lecture d’un texte d’Arthur Miller. Dans Un héros, ce n’est pas
le cas, c’est plus diffus.

Le système pénal iranien permet de mettre fin à sa peine pour


dette par un accord avec son créancier, ou d’éviter la peine de
mort en payant une caution. S’agissait-il avant tout de critiquer
ces règles ou de mettre en évidence les relations
interpersonnelles qui les sous-tendent ?

A. F. : C’est tout cela à la fois : ce sont différents aspects d’une


même histoire, d’un même enjeu. Je pense qu’il y a trois dimensions :
d’abord, le fait que ces règles particulières sont les fondements
même de l’histoire : le conflit central vient de là. Ensuite, cela donne
lieu à toute une série de frictions entre les personnages qui
permettent de se pencher sur les personnes, leurs interactions et
leurs réactions. Enfin, bien sûr, à travers le traitement même de ces
questions, il y a aussi une critique du système.

Comme dans vos autres films, la question de la famille et des


relations familiales joue un rôle majeur. Vous montrez qu’elle
peut être à la fois refuge et ressource, mais aussi à l’origine de
problèmes et d’entraves. Est-ce un trait particulier de la société
iranienne ?

A. F. : Je ne pense pas que ce soit spécifique à l’Iran. Partout dans le


monde, la famille est le lieu où vous êtes le plus en confiance, et
donc là où vous vous dévoilez le plus. Là où finalement vous vous
sentez dans des relations qui vous permettent de vous ouvrir, de
:
vous exprimer, de vous sentir plus proche de votre vraie nature, de
vos propres opinions.

Mais, cette ouverture vous expose également davantage à des


frictions, à des réactions, à de potentielles confrontations. Ce
terreau-là est particulièrement intéressant à observer dans n’importe
quelle culture.

Le personnage du fils bègue du personnage principal est


particulièrement touchant, quels messages avez-vous cherché
à véhiculer à travers lui ?

A. F. : Je n’ai pas cherché à véhiculer de message particulier, mais en


l’occurrence, la relation qui lie ce père et ce fils est vraiment l’un des
axes principaux du récit, l’une des dimensions porteuses de
l’évolution des personnages, puisque ce concept même d’héroïsme,
qui est questionné tout au long du film, ne s’incarne et ne revêt un
sens qu’aux yeux de cet enfant finalement.

Il n’y a que pour cet enfant qu’à la fin son père reste ou devient un
héros. Et pour le père lui-même, la seule chose qui semble importer,
c’est que son fils ait le regard le plus juste possible sur lui.

Justement, à travers cette relation, vous critiquez beaucoup les


réseaux sociaux et la manière dont ils font et défont les
réputations. Ne pensez-vous pas que ceux-ci constituent
également un outil privilégié pour contourner les censures et
contrebalancer le poids des médias traditionnels dominants ?

A. F. : D’une part, cette réputation qui est faite et défaite dans le film
n’est pas simplement le fait des réseaux sociaux. Ceux-ci le font
conjointement à la presse traditionnelle, télévision et journaux. Ce
sont tous ces médias, ensemble, qui procèdent à cette montée et
cette chute racontées dans le film.
:
D’autre part, il ne s’agit pas dans le film de livrer une critique à
charge des réseaux sociaux, car ceux-ci donnent bien sûr aussi une
voix à ceux qui ne l’ont pas, permettent à des individus de pouvoir
s’exprimer. Mais, en l’occurrence, dans cette histoire-là, si un travers
des réseaux sociaux est abordé, il ne s’agit pas de dire que ces
derniers se résument à cet aspect.

Dans le film, vous passez très vite sur la manière dont la fiancée
du « héros » trouve les pièces d’or, élément central du récit,
ainsi que sur l’identité de la femme qui les a perdues, pourquoi ?

A. F. : Je pense que l’on en dit suffisamment pour les nécessités du


récit. C’est vraiment une question de dosage à trouver : la fiancée
raconte comment elle les a trouvées et l’on voit la femme qui les a
perdues.

Il me semble que si l’on en dit davantage, d’une part, c’est un


préambule trop long, trop développé pour ce qui nous intéresse dans
l’histoire. Et je pense, d’autre part, que dans un récit, plus vous
insistez sur quelque chose et plus le spectateur risque de se montrer
sceptique. Il peut trouver que c’en est trop.

De manière plus générale, dans votre cinéma, si l’on met de côté


Le passé et Everybody knows, vous proposez d’explorer
certains aspects et contradictions de la société iranienne et en
même temps vous brossez des fables qui présentent toujours
une valeur plus universelle. Est-ce un équilibre que vous
recherchez volontairement ou est-ce que vous privilégiez l’un
de ces deux pôles ?

A. F. : C’est une lecture a posteriori que l’on a de l’extérieur, et je le


conçois tout à fait. Mais au moment où j’écris mes films, je ne le vois
pas du tout en ces termes. Je ne me demande jamais ce qui sera
perçu comme iranien ou comme universel.
:
Parce qu’en fait, lorsque j’écris, je n’ai qu’un seul spectateur en tête :
moi-même. Je me demande toujours si moi je serais convaincu, si je
serais touché, si ce serait acceptable pour moi en tant que
spectateur. Et c’est vraiment à partir de là que j’écris et que le film se
développe.

De fait, le premier public auquel je destine mes films est toujours le


public iranien, tout en sachant bien qu’ils seront également vus à
l’étranger. Mais ce ne sont pas des éléments que je dose : il s’agit
pour moi d’écrire des histoires qui soient vraiment ancrées dans la
société iranienne.

Je ne vois pas de contradiction ou de complémentarité entre le local


et l’universel. Il me semble qu’à partir du moment où vous êtes
sincèrement local, vous êtes de fait universel.

Vous avez eu l’occasion, avec Le passé et Everybody knows, de


tourner en France et en Espagne. Vous êtes désormais produit
par une société française. Trouvez-vous très différent de
tourner en Iran et en Europe ?

A. F. : S’il s’agit de l’expérience d’un tournage, d’être sur un plateau


avec un chef opérateur, des lumières, des acteurs, le maquillage, etc.
C’est vraiment le même travail, c’est assez similaire où que l’on soit.

Pour autant, lorsqu’il s’agit d’écrire, de créer à l’étranger, je suis


toujours dans un souci de vérifier que ce que je crée, imagine,
invente est conforme à la réalité du lieu, que cela ne détonne pas. Et
j’ai donc toujours besoin de m’entourer de conseillers, de
consultants, qui confirment mes élans et permettent de m’assurer
que je ne m’engage pas sur des voies erronées. Ce dont je n’ai
absolument pas besoin en Iran, où je suis plus autonome et
davantage seul à créer et à déterminer si mon récit est conforme ou
non au réel.
:
Et les conditions pour produire et tourner un film en Iran sont
restées équivalentes depuis le début de votre carrière ?

A. F. : Quand je tourne à l’étranger, tout se multiplie : l’équipe est


beaucoup plus nombreuse, les budgets sont beaucoup plus
importants, c’est vraiment une autre échelle. En Iran, on fait des films
avec beaucoup moins de moyens, de fait.

Mais, ma méthode de travail n’a pas changé, en matière de


production, j’ai travaillé de la même manière sur Une séparation ou
Un héros. Ma démarche est toujours la même, mon échelle est
toujours la même, même si je finance de plus en plus facilement mes
films.

Je ne rencontre plus aujourd’hui les difficultés que je rencontrais à


mes débuts pour financer mes films, mais ce n’est pas pour cela que
je passe à des superproductions : je continue de travailler dans le
même esprit.

On retrouve un élément dans plusieurs de vos films, depuis Les


enfants de Belleville, l’un de vos tout premiers, jusqu’à Un héros
aujourd’hui : le fait que les personnages principaux aient besoin
d’aller presque quémander une faveur – un pardon, la rémission
d’une dette, etc. – au-delà ou en deçà des institutions. S’agit-il
pour vous d’un fil directeur de votre cinéma et y en aurait-il
d’autres à vos yeux ?

A. F. : Vous avez tout à fait raison, certains de mes amis ont


également fait le lien entre ces deux films en disant qu’Un héros
ressemblait beaucoup aux Enfants de Belleville, un film auquel je suis
personnellement très attaché. Cela m’échappe, mais les deux ont
sûrement une racine commune que je porte en moi et qui fait une
apparition récurrente à travers le temps.
:
Et je pense que ce type de conflits et d’enjeux interpersonnels est
aussi à l’œuvre dans d’autres films comme Le client où un
personnage demande à un autre de le pardonner. La question de la
vengeance, du renoncement à un dû sont certainement des
questions qui me travaillent. Il y a sans doute des causes profondes,
des sources enracinées en chacun de nous et dont certains
éléments refont surface périodiquement, mais dont on n’a pas
conscience. Peut-être pour notre propre bien.

Vous disiez que les tournages en Iran étaient beaucoup moins


coûteux qu’à l’étranger, pourtant le cinéma iranien connaît
aujourd’hui un certain succès international. Est-ce que vous
vous expliquez ce relatif engouement ?

A. F. : Lorsque je parlais des budgets des films iraniens, c’était par


rapport à ceux des films occidentaux. En Iran, les tournages sont
beaucoup moins coûteux, pour autant, à l’échelle du pays, et eu
égard à la valeur de la monnaie iranienne [le rial officiellement, le
toman en pratique, qui est un multiple du premier, NDLR], beaucoup
de jeunes réalisateurs rencontrent de très grandes difficultés pour
réunir les fonds nécessaires au tournage de leurs films, s’endettent
pour le faire et ensuite ne parviennent pas à rembourser ces dettes.

C’est une industrie encore coûteuse et la situation est très difficile


pour de nombreux cinéastes et artistes en général. Je ne veux pas
qu’il y ait de malentendu concernant ce que je disais plus tôt.

Pour ce qui est du succès du cinéma iranien, cela tient notamment,


selon moi, à des individualités talentueuses et originales et à leur
persévérance. C’est cette persévérance, le fait de ne pas se
décourager, de surmonter les difficultés, d’essuyer des revers mais
de réessayer, qui a fait que le cinéma iranien continue d’exister et
d’être reconnu.
:
Un héros a été sélectionné pour représenter l’Iran à la prochaine
cérémonie des Oscars et vous avez récemment réagi avec
virulence à la décision du gouvernement iranien d’entériner ce
choix. Est-ce parce que vous craignez d’être instrumentalisé par
le régime ?

A. F. : En fait il y a un malentendu sur ce sujet. Cette lettre ouverte a


apparemment fait l’objet de traductions automatiques après que je
l’ai écrite, qui ont suscité des interprétations abusives et l’écriture
d’articles racontant que je m’opposais au fait que mon film soit
sélectionné aux Oscars.

La situation est beaucoup plus complexe : l’arrière-plan est peut-être


difficile à comprendre, mais c’est en raison de celui-ci que j’ai rédigé
cette lettre ouverte assez consistante. Maintenant qu’il en existe une
traduction officielle, vous pouvez la lire, et cela vous apportera un
éclairage plus précis sur cette question.

Un héros, par Asghar Farhadi, en salles le 15 décembre.


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