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Dissertation

Sujet : Le chevalier des Grieux est-il un personnage auquel le lecteur peut s'identifier ?
Vous développerez votre argumentation en vous appuyant sur Manon Lescaut.

Introduction
[Accroche] Le roman a longtemps été considéré comme immoral, et beaucoup d'ouvrages,
comme Manon Lescaut, ont été condamnés et censurés. C'est qu'il existe une proximité entre les
personnages et les lecteurs qui semble assez importante pour menacer l'ordre social. [Analyse des
termes du sujet] S'identifier à un personnage, pour un lecteur, c'est se sentir proche de lui à
travers des similitudes de caractère, d'expérience ou de valeurs. Cela permet de se mettre à la
place du personnage et de ressentir les mêmes émotions que lui au fil du récit : on compatit (du
latin cum, « avec » et patior, « souffrir »). En revanche, il est difficile de s'identifier à un
personnage avec lequel on ne partage pas un certain nombre de valeurs morales. Le chevalier des
Grieux cherche la compassion de son auditeur, mais l'obtient-il ? Il semble utile de rappeler,
lorsque nous parlons de ce personnage, qu'il possède deux facettes bien distinctes : celui qui vit
les mésaventures racontées, et celui qui les raconte. Le lecteur n'a pas nécessairement la même
posture face aux deux aspects du chevalier. Des Grieux est un personnage en marge de la société,
notamment à la suite d'une série d'actions immorales, ce qui l'empêche d'entrer en connivence
complète avec son auditeur. [Problématique] Dès lors, est-il possible pour le lecteur de se sentir
assez proche du chevalier des Grieux pour compatir à ses malheurs, ou le récit le condamne-t-il
d'emblée à nos yeux ? [Annonce du plan] Nous verrons dans un premier temps que l'attitude et
l'immoralité du chevalier en font un personnage condamnable aux yeux du lecteur. Nous
nuancerons ensuite ce point de vue en examinant le chevalier en tant que conteur de talent. Enfin,
nous analyserons la posture d'observation du lecteur, une attitude prudente, entre prise en compte
des sentiments du personnage et recherche de vérité.

Des Grieux peut apparaître comme un personnage négatif, un exemple à rejeter. En effet,
avant même le début du récit, la première description du chevalier nous donne une image assez
négative du personnage. [Des exemples dans le texte : citations et / ou passages racontés]
Ainsi, l'adjectif péjoratif « terrible » est le premier à qualifier Des Grieux dans l'Avis de l'auteur.
Il le décrit comme un « jeune aveugle ». Des antithèses montrent son caractère contradictoire :
« un contraste perpétuel de bons sentiments et d'actions mauvaises » et plein de paradoxes :
« avec toutes les qualités » ; « préfère, par choix, une vie obscure ». [Interprétation] D'emblée,
le narrateur empêche le lecteur de voir le chevalier comme un personnage entièrement positif. En
lisant sa première description, le lecteur est invité à percevoir ses défauts et à le voir comme une
nature difficile à comprendre. [Élément de réponse à la problématique] Cette incompréhension
et ce regard critique empêchent une identification complète du lecteur au personnage de Des
Grieux.
En outre, le personnage ne devient pas vraiment une figure positive au fil des péripéties.
Le meurtre qu'il commet au sein d'un établissement religieux est une faute grave, et son attitude
est exempte de remords, montrant un homme insensible, un meurtrier froid. C'est une figure
d'anti-héros. Son attitude de fierté face à cet acte traduit un manque de jugement, d'autant qu'il se
déresponsabilise en rejetant la faute sur le saint homme : « Voilà de quoi vous êtes cause, mon
Père ». Il apparaît ici comme une figure d'anti-héros, irresponsable, cruel et mauvais. Si la fuite,
les tromperies ou les petites tricheries au jeu paraissent de petites erreurs que l'on peut commettre
par amour, celle-ci est bel et bien démesurée. Sa passion le rend incontrôlable et lui ôte jusqu'à la
conscience de la responsabilité de ses propres actions. Elle le pousse à des extrémités qui le
rendent dangereux pour la société dont le lecteur fait partie. À ce moment de l'intrigue, il n'est pas
possible de s'identifier à un tel personnage, et si son caractère contrasté pouvait paraître digne de
pitié, ce n'est soudain plus le cas.
Des Grieux enchaîne également les erreurs de jugement ainsi, lorsque Manon vient le voir
au parloir, c'est lui qui devrait contrôler la situation, puisque c'est son milieu et qu'il excelle dans
l'art de la rhétorique. Pourtant, alors qu'elle lui raconte l'avoir trompé pour de l'argent, il se laisse
manipuler par son discours au point de lui donner un pouvoir de décision complet : « Je lui
demandai quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires ». L'emploi du mot
« ordre » montre bien l'aveuglement du personnage, d'autant que Manon vient d'employer son
antonyme « désordre » pour parler des désirs impulsifs qui l'ont poussée à venir le voir. Elle
explique elle-même ne suivre que « l'impétuosité de ses désirs ». Des Grieux prend ce désordre
pour un « nouvel ordre » et quitte les ordres sacrés dans lesquels il était entré. Par la suite, Manon
et Des Grieux ne peuvent jamais rester dans un endroit sans être contraints de le quitter : jamais
ils ne peuvent rétablir un ordre dans leur vie. Ces mésaventures pourraient leur attirer la pitié du
lecteur, mais leur conduite est loin d'être innocente : les punitions et coups du sort ne semblent
jamais complètement injustes. Ainsi, les erreurs de jugement et les mauvaises actions de Des
Grieux empêchent le lecteur de se sentir en connivence avec lui, et la compassion ne peut s'établir
entre eux, puisque le personnage, naïf à l'extrême, ne reste jamais assez innocent pour que l'on ait
réellement pitié de lui.
Le lecteur ne s'identifie donc pas au personnage du chevalier lorsqu'il traverse ses
péripéties. Ce dernier apparaît comme un anti-héros naïf et coupable. Cependant, le personnage
du chevalier conteur, ayant du recul sur ces événements, est écouté attentivement par Renoncour,
homme de qualité en qui le lecteur peut avoir confiance. Nous nous demandons donc si le conteur
de l'histoire, plus âgé et plus expérimenté, a été changé par ses aventures au point que l'on puisse
s'identifier à lui.

Malgré son contenu répréhensible et l'attitude de son personnage, le récit de Des Grieux
réussit à remporter l'adhésion du lecteur qui suit avec intérêt ses aventures. Tout d'abord, c'est un
conteur talentueux. Ainsi, le plaisir apporté au lecteur par le récit du chevalier crée tout de même
un lien entre eux. Des Grieux sait manier le registre lyrique : « enfin tous les biens [...] sont des
biens méprisables, puisqu'ils ne sauraient tenir un instant dans mon cœur contre un seul de tes
regards », mais aussi le pathétique : « rien ne pouvait me paraître plus doux que la mort », et
l'épique : « Bourreau ! lui dis-je en mettant l'épée à la main ». Il a eu le temps de polir son
discours à force de faire le récit de ses aventures à différents interlocuteurs. Contrairement à la
harangue maladroite qu'il tente de faire face à son père, entrecoupée de points de sus pension et
marquée par ses tremblements, le récit que nous lisons est agréable à entendre et efficace pour
atteindre l'objectif que le chevalier se fixe à chaque fois : susciter la compassion. (« vous auriez
eu compassion d'elle et de moi »).
En effet, il faut distinguer le chevalier personnage du chevalier conteur. Ce dernier divertit
le lecteur pour s'attirer un regard compatissant, et même complice. Le récit qu'il fait fourmille de
détails divertissants. Comme s'il était à la comédie, le lecteur s'amuse des travestissements lors de
la fuite de l'Hôpital : « Manon en habit d'homme » ; du comique de mœurs « on est accoutumé, à
Paris [...] de voir prendre aux femmes toutes sortes de formes » ; mais également des détails
farcesques « je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte ». Des Grieux n'hésite pas
à employer l'ironie pour porter sur lui-même un regard plein d'auto-dérision : « par un tour de
génie qui m'est particulier, je fus touché de l'ingénuité de son récit ». Ici, il emploie ironiquement
le mot « génie » pour qualifier sa propre naïveté. Il n'hésite pas non plus à rapporter les paroles
grinçantes des autres personnages pour nous faire sourire à ses dépens. Ainsi, Tiberge le qualifie
ironiquement de « janséniste », courant religieux excessivement strict. Le chevalier conteur,
grâce à regard critique et plein d'auto-dérision sur ses aventures, entre en connivence avec le
lecteur qu'il divertit.
À force de se laisser emporter par un récit efficace et drôle, le lecteur se rapproche de ce conteur
avec lequel il partage un point de vue distancié sur l'histoire. À la fin du récit, sa peine ne paraît
plus excessive puisqu'elle fait suite à la mort d'un être cher, et nous avons envie de compatir.
Toutefois, à de nombreuses reprises au cours de l'intrigue, le chevalier a eu l'occasion de
raconter son histoire. Généralement, il ne le fait pas de façon désintéressée. Il cherche à obtenir
quelque chose en échange. Il attendrit Tiberge pour obtenir de l'argent, et au fur et à mesure du
récit, devient de moins en moins scrupuleux quant à ce procédé. À la fin du roman, la
récompense suit de plus en plus rapidement le récit de ses peines, comme une suite logique et
inévitable : « Je racontai naturellement ma pitoyable aventure. Synnelet [...] eut la générosité de
solliciter ma grâce ». Le chevalier se présente comme un homme apaisé, et la mort de Manon l'a
libéré de l'emprise de la passion qui le rendait incontrôlable. Pourtant, la confiance en son récit ne
peut être complète, le texte nous ayant montré sa manière d'agir. De plus, à plusieurs reprises, le
lecteur a pu s'irriter ou s'amuser de la naïveté de Des Grieux, de Tiberge, ou d'autres personnages
face aux discours qu'ils entendent. Le lecteur est invité à adopter une attitude prudente et à
prendre du recul vis-à-vis de ce qui lui est raconté.
Le chevalier conteur est talentueux, assez pour que nous puissions nous sentir plus proches de lui
que du personnage qu'il était quelques mois plus tôt. Cependant, le lecteur est mis en garde au fil
du texte contre les récits du chevalier : il garde donc une distance prudente avec ce conteur.

Des Grieux devient alors un sujet d'observation plutôt qu'un personnage avec lequel on
partage des émotions. Le lecteur écoute le récit tout en essayant de comprendre le personnage et
de saisir la vérité qui a pu échapper aux auditeurs précédents.
Dans un premier temps, le lecteur se place dans une situation d'observation. C'est une
image visuelle qui lui est présentée dans l'Avis de l'auteur, Renoncour emploie d'ailleurs le
champ lexical de la peinture, ce qui évoque bien l'idée d'un regard: « peindre », « tableau ». En
cela, le lecteur et le narrateur premier s'opposent au personnage « aveugle » qui ne peut observer
clairement sa propre situation. Le lecteur se sent clairvoyant. Lorsque que le jeune G... M...
décide de séduire Manon, le chevalier est convaincu que celle-ci ne le laissera pas pour une plus
grosse fortune : « lorsqu'il n'est question que du plus ou du moins, je ne la crois pas capable de
m'abandonner pour un autre ». Le lecteur qui, contrairement au chevalier, apprend par
l'expérience, sait bien que des Grieux se méprend sur le compte de Manon. L'observation lui a
permis de s'instruire, et le plaisir de la lecture en est augmenté : c'est avec un sentiment de
supériorité que l'on attend que le chevalier comprenne enfin la situation. Le lecteur ne s'identifie
pas : il observe et apprend, en même temps que le chevalier, mais mieux que lui.
En effet, le lecteur est un observateur épargné par la passion qui aveugle le chevalier, et sa
clairvoyance le conduit à mieux comprendre la réalité. Il adopte une posture de scientifique
menant des recherches sur le cœur humain. L'Avis de l'auteur nous explique qu'il cherche à
instruire par l'exemple, notamment sur « cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des
idées de bien [...] dont il s'éloigne dans la pratique ». Renoncour et le lecteur sont comme des
médecins disséquant une partie mystérieuse de l'anatomie du cœur pour l'observer et la
comprendre. Le chevalier clame d'ailleurs la nécessité de dire la vérité à ce sujet : « Prédicateurs,
qui voulez me ramener à la vertu, [...] ne me déguisez pas qu'elle est sévère et pénible » et
quelques digressions permettent des réflexions qui emploient un vocabulaire empruntant aux
sciences : « Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du
cœur », « sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature ». Cette recherche de vérité à
propos des sentiments peut créer un lien entre le lecteur et Des Grieux. Plutôt que de présenter
des situations dans lesquelles la passion n'est que rêvée, comme dans La Princesse de Clèves, ou
des situations caricaturales comme chez Molière, Prévost peint la réalité d'un cœur humain pour
mieux nous en faire voir la complexité.
Dès lors, le personnage du chevalier n'est pas à regarder de manière manichéenne : il n'est
pas complètement condamné par le texte, mais pas innocenté non plus. C'est au lecteur de porter
un jugement. Comme lors d'un procès, le cheva- lier conteur est libre de s'exprimer, le récit prend
alors des accents de plaidoyer. Les réflexions sur le bonheur, notamment, bien que scandaleuses
et blasphématoires, sont retranscrites dans leur intégralité par Renoncour. Au cours du récit, Des
Grieux présente sa défense en évoquant des circonstances atténuantes, se décrivant comme une
âme d'une noblesse supérieure à la moyenne, ce qui provoquerait des sensations extraordinaires
qui le « remu[ent] de mille façons différentes ». Si le lecteur ne comprend pas ce personnage, il
est en possession des informations nécessaires pour porter un jugement sur lui. Cette
responsabilité du lecteur, conférée par sa clairvoyance, l'oblige à regarder les aventures racontées
d'une manière objective, sans se laisser influencer par des plaintes. La compassion peut être un
des instruments du jugement, mais elle sera nuancée.
Ainsi, loin de se laisser manipuler par le conteur, le lecteur observe l'histoire avec une
volonté d'y voir clair et de com- prendre la vérité : une vérité générale sur le cœur humain face
aux passions et une vérité particulière quant au récit qu'il écoute. La clairvoyance du lecteur lui
permet de construire un savoir mais aussi de l'appliquer en se faisant lui-même juge de ce qu'il
entend.

[Conclusion] Le lecteur ne s'identifie donc pas à Des Grieux en tant que personnage, mais il peut
entrer dans une certaine connivence avec le chevalier, en tant que narrateur intra-diégétique : il
partage son point de vue distancié sur l'histoire et se laisse distraire par son récit. Cependant, il
reste en possession de sa capacité de jugement : il observe le personnage, il est témoin de sa
manière d'agir. Cela lui confère une certaine clairvoyance. Il peut ainsi utiliser sa compréhension
du cœur du chevalier, non pas seulement pour compatir, ce qui lui apporterait des émotions ; mais
pour apprendre des vérités générales et construire un jugement moral. Cela lui apporte un savoir
et lui permet de développer sa pensée. [Ouverture] Cette exigence de vérité et de vraisemblance
est annonciatrice du réalisme et peut faire écho à des romans postérieurs à cette époque, mettant
en scène des femmes aux mœurs légères : Nana d'Émile Zola ou Coralie dans Illusions perdues
de Balzac. Leur fin, toujours tragique, pousse le lecteur à se positionner en tant juge cette fin est-
elle injuste ? Ces héroïnes méritaient-elles leur sort ? La leçon n'est pas clairement donnée par le
texte et nous sommes libres de nous sentir plus ou moins proches de ces personnages.

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