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1 J’entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d’assez touchant.

2 Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait
3 une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je
4 l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses
5 habits l’enlaidissaient si peu que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait
6 néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage
7 aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait
8 venir d’un sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette
9 malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui
10 demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort
11 générales. Nous l’avons tirée de l’Hôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de
12 Police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l’ai
13 interrogée plusieurs fois sur la route, elle s’obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je
14 n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques égards
15 pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un
16 jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa
17 disgrâce ; il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer Il faut que ce
18 soit son frère ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était
19 assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de
20 la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distingue, au premier coup d’œil, un homme
21 qui a de la naissance et de l’éducation. Je m’approchai de lui. Il se leva ; et je découvris dans
22 ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis
23 porté naturellement à lui vouloir du bien.

Introduction :
L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, plus communément appelé Manon
Lescaut, est un roman-mémoires de l’abbé Prévost, de son nom Antoine François Prévost,
faisant partie des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde (7
volumes, rédigés de 1728 à 1731).
Le livre fût jugé scandaleux par deux fois en 1733 et 1735, saisi et condamné à être brûlé.
L’auteur publia alors en 1753 une nouvelle édition de Manon Lescaut revue, corrigée et
augmentée. L’abbé Prévot dépeint dans son roman des personnages, Manon et le chevalier des
Grieux, passant de la fortune à la misère et de la liberté à l’enfermement portés par un
sentiment amoureux puissant. Montesquieu s’exprimera ainsi sur le roman : « J'ai lu le 6 avril
1734, Manon Lescaut, roman composé par le P. Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman,
dont le héros est un fripon et l'héroïne une catin qui est menée à la Salpêtrière, plaise, parce
que toutes actions du héros, le chevalier des Grieux, ont pour motif l'amour, qui est toujours
un motif noble, quoique la conduite soit basse ». Le roman a depuis donné lieu à de multiples
opéras, ballets et films de cinéma ou de télévision. Situation de l’extrait : c’est l’incipit du
roman.
L’incipit a deux fonctions essentielles
1) Plaire au lecteur
2) Informative (personnages, lieu, époque, sujet)
Dans cet incipit, l’auteur présente les personnages principaux à travers deux portraits : celui
de Manon et celui de DG. Les personnages sont introduits de manière singulière à travers le
regard de Renoncour (ce qui facilite l’identification du lecteur) : Manon est présentée à
travers un groupe de prostituées condamnées à l’exil, dont elle se distingue cependant. DG
quant à lui est présenté comme un jeune homme qui suit Manon, il semble extrêmement
malheureux.
PB : En quoi l’incipit remplit il les fonctions principales pour plaire au lecteur ?
Mouvements : 1 er mouvement un portrait pathétique
je vis, en effet, quelque chose d'assez touchant.
Le texte débute à travers le point de vue de Renoncour, ce qui permet au lecteur, de
s’identifier et « voir » à travers ses yeux la scène de présentation des personnages. La litote «
assez touchant » suscite notre curiosité de lecteur. La construction syntaxique de la phrase,
l’abondance des virgules, semble souligner la démarche hasardeuse du narrateur et sa
difficulté à voir la scène à cause de la « foule » renvoyant ainsi à l’attente qui tenaille le
lecteur quant à la découverte des personnages principaux. Le connecteur « en effet » tend à
ralentir la scène et a accentuer l’effet d’attente, de suspens.
Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait
une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je
l'eusse prise pour une personne du premier rang.
Renoncour décrit la scène avec précision : un groupe de 6 prostituées « enchainées » traitées
comme des esclaves, prisonnières de leurs chaines. Au milieu de ce groupe, Manon se
distingue : on voit une opposition entre les 12 filles et le déterminant « une ». Cette jeune
femme s’oppose au groupe par sa condition « si peu conforme à sa condition » le marqueur
d’intensité « si » insiste sur cette différence, « une personne du 1er rang ». Cette expression «
1er rang » est paradoxale dans une situation où les filles sont des prostituées. Immédiatement,
le lecteur s’interroge sur ce personnage mis en avant par la description de R. « si peu que » :
subordonnée concessive : Manon est incomparable aux autres.
Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue
m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa
chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs.
Le portrait de Manon inspire la pitié : on peut observer le champ lexical du pathétique «
tristesse, saleté, l’enlaidissaient, pitié » et le chiasme tristesse/pitié et respect/saleté.
Cependant, Manon se détourne des regards, ce qui prouve un comportement qui dénote avec
sa condition de prostituée : elle a honte et fait preuve de modestie comme le souligne
l’adverbe « néanmoins ». De par le portrait physique et son comportement, Manon se détache
de la figure de la prostituée : elle semble même tout le contraire.
L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment
de modestie.
Manon n’apparait pas à sa place : son « naturel », « sa modestie » font d’elle un personnage
qui nous apparait comme une victime : dans notre pensée de lecteur on se dit qu’il doit y avoir
une erreur, qu’elle est victime d’une fausse accusation… La subordonnée relative qui
complète le nom « effort » : qu’elle faisait montre que la pudeur de Manon et son désir de ne
pas être vue, observée. Elle apparaît comme vulnérable, fragile, pudique.
Transition : le premier personnage présenté dans cet incipit suscite la pitié et les
questionnements du lecteur : elle ne semble pas à sa place dans ce cortège de prostituées.
Mouvement 2 : Un garde sous le charme
Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la
chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de
cette belle fille.
Dans ce 2e mouvement, on peut voir une disproportion entre les gardes et la bande de
prostituées : on observe les chiffres 1 garde pour 2 prostituées, ce qui semble excessif ; mais
aussi l’adjectif « malheureuse » qui suscite une fois de plus la pitié. Par la suite, R va
questionner le garde au sujet de Manon : ces interrogations rejoignent celles du lecteur. R la
décrit comme une « belle fille » et met ainsi en avant sa beauté.
Il ne put m'en donner que de fort générales. Nous l'avons tirée de l'Hôpital, me dit-il, par
ordre de M. le Lieutenant général de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y eût été
renfermée pour ses bonnes actions. Je l'ai interrogée plusieurs fois sur la route, elle
s'obstine à ne me rien répondre.
Les interrogations de R trouvent une réponse très générale auprès du garde : l’auteur
entretient ainsi le mystère autour de Manon. Le garde s’exprime au discours direct ce qui
provoque la curiosité du lecteur. Cependant, on est déçu puisqu’il n’y a rien à apprendre sur
Manon. Manon elle-même ne dévoile rien, ce qui rend son personnage très mystérieux. Les
informations données sont lacunaires et l’effet d’attente est maintenu, celui du suspens aussi.
La négation « ne…rien » souligne le mutisme de Manon, ce qui la rend encore plus
énigmatique.
Mais, quoique je n'aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas
d'avoir quelques égards pour elle, parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses
compagnes.
Ici, on observe un contraste avec la position du gardien qui est sensée être neutre et les
sentiments qu’il semble avoir développés pour Manon : il a « quelques égards pour elle » et il
lui semble « qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes ». La position du garde est
importante car elle renforce l’idée qu’on ne peut résister aux charmes de Manon. Le
modalisateur « semble » montre la subjectivité du garde et le regard bienveillant qu’il pose
sur elle malgré sa condition de garde. La subordonnée circonstancielle de cause tend à
justifier l’attitude du garde : Manon n’est pas comme les autres.
3eme mouvement : Le portrait pathétique de DG
Voilà un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la
cause de sa disgrâce ; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer.
Il faut que ce soit son frère ou son amant.
L’emphase « voilà » permet d’introduire le personnage de Des Grieux. Il est immédiatement
mis en valeur. Cependant, nous le découvrons par le biais du regard de l’archer, de manière
détournée, indirecte donc et non pas directement. La subordonnée relative « qui pourrait vous
instruire » semble indiquer que Des Grieux possède des informations sur Manon mais le
conditionnel « pourrait » refuse les certitudes : les attentes du lecteur ne seront donc peut-être
pas comblées. DG est présenté comme un frère ou amant fidèle car sa tristesse est excessive
comme le montre le complément circonstanciel de manière « sans cesser presque un moment
de pleurer ». Première piste concrète pour le lecteur dans cet incipit : Peut-être une histoire
d'amour ? Pour l'instant le lecteur ne le sait pas ; hypothèses, curiosité.
Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait
enseveli dans une rêverie profonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur.
Le portrait réalisé de Des Grieux par Renoncour est pathétique : le regard du lecteur suit celui
de Renoncour qui découvre alors le jeune chevalier. Utilisation de la description : L'auteur
décrit la scène en détaillant les actions et les impressions. Utilisation de l'imparfait et du passé
simple : Ces temps verbaux sont employés pour situer les actions dans le passé et pour décrire
les circonstances. Utilisation d'expressions imagées : L'expression "enseveli dans une rêverie
profonde" souligne le caractère absent de Des Grieux qui semble ailleurs et vulnérable. Le
lecteur découvre un personnage par le biais d’un autre personnage et ce dernier qui se dévoile
déjà très peu semble absent de la scène. L’effet d’attente et de mystère se renforce. Utilisation
de la négation pour renforcer le propos : La négation ("Je n'ai jamais vu...") souligne
l'intensité de l'impression ressentie : Renoncour est touché et troublé par cette image de la
tristesse et de la vulnérabilité. Manon et Des grieux sont donc deux personnages qui ont
suscité de la pitié.
Il était mis fort simplement ; mais on distingue, au premier coup d'œil, un homme qui a de
la naissance et de l'éducation. Je m'approchai de lui. Il se leva ; et je découvris dans ses
yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble que je me sentis
porté naturellement à lui vouloir du bien.
Le présent de vérité générale « on distingue » indique qu’il est impossible de faire erreur et
que Des Grieux est un homme qui possède de l’éducation et qui appartient à une bonne
famille. Il y a donc une possibilité qui se dessine : amour impossible entre un jeune homme de
bonne famille et une fille de joie ? Antithèse entre le portrait de Manon et celui de Des
Grieux. Le topos de l'histoire d'amour entre deux protagonistes que tout oppose. Portrait
mélioratif de Des Grieux avec marqueurs d’intensité « si » qui renforce l’idée qu’il est un
homme honnête, de bonne naissance, que sa place n’est pas ici, dans cette scène entre gardes
et prostituées. Renoncour avoue être touché par Des Grieux et l’adverbe « naturellement »
montre qu’il va aller vers lui pour en savoir plus, il est du côté de Manon et Des Grieux
d’emblée et entraîne le lecteur avec lui dans cette position.
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