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Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle – Personnages en marge, plaisir du romanesque

Texte 20 – Première rencontre de Michel et Lydia

1 Je descendais du taxi et la heurtai, avec ses paquets, en ouvrant la


portière: pain, œufs, lait se répandirent sur le trottoir - et c'est ainsi que nous
nous sommes rencontrés, sous la petite pluie fine qui s'ennuyait.
Elle devait avoir mon âge, à quelques années près. Un visage qui
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semblait avoir attendu les cheveux blancs pour réussir ce que la jeunesse et
l'agrément des traits n'avaient fait qu'esquisser comme une promesse. Elle
paraissait essoufflée, comme si elle avait couru et craint d'arriver trop tard. Je
ne crois pas aux pressentiments, mais il y a longtemps que j'ai perdu foi en
10 mes croyances. Les "je n'y crois plus " sont encore des certitudes et il n’y a
rien de plus trompeur.
J'essayai de ramasser ce qui restait de vivres à mes pieds et faillis
tomber. Je devais être assez clownesque.
- Laissez...
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- Je suis désolé, désolé....Excusez-moi...
Elle riait. Les rides se creusaient autour des yeux, et les années se
posaient, venaient reprendre leur place.
- Ce n'est vraiment pas grand-chose, comme casse. Il y a tellement
20 mieux…
Déjà, elle se détournait, et je craignis le pire: se manquer par "comme il
faut ", respect des convenances et bon usage du monde.
Ce fut le chauffeur du taxi qui nous sauva.

Romain Gary, Clair de femme, 1977


Introduction- Romain Gary est un romancier français juif d’origine lituanienne qui reçut deux fois le prix
Goncourt, sous le nom d’Emile Ajar et de Romain Gary. Clair de femme raconte l’histoire de Michel, qui
vient de perdre sa femme et bouscule en sortant d’un taxi une femme qui pourrait être la sienne. Elle
s’appelle Lydia, a perdu sa fille dans un accident et son mari, survivant, relève de la psychiatrie. L’extrait
proposé se situe dans l’incipit du roman. Il reprend une des situations les plus courantes de la littérature, la
scène de rencontre amoureuse. Nous nous demanderons comment le romancier renouvelle un poncif de la
littérature.

Mouvements du texte-
1) La descente burlesque du taxi et la rencontre avec la femme (§1)
2) Le portrait de la femme vue par le narrateur et son analyse de la situation (l.4 à 18)
3) Le départ imminent de la femme (l.19 et 20)
4) L’intervention du chauffeur de taxi (l.21)

Phr 1 - Je descendais du taxi et la heurtai, avec ses paquets, en ouvrant la portière: pain, œufs, lait se
répandirent sur le trottoir- et c'est ainsi que nous nous sommes rencontrés, sous la petite pluie fine qui
s'ennuyait.
Enonciation à la première personne.
Alternance imparfait « descendais »/ passé simple « heurtait » propre au récit au passé. L’imparfait
relatant ici une action non circonscrite dans le temps alors que l’action de heurter, ponctuelle, est
délimitée. 
Récit d’une rencontre fortuite
Rencontre burlesque. Comique de situation. L’accumulation des produits répandus sur le sol n’est pas sans
faire penser aux produits répandus par Perette dans la fable « Perette et le pot au lait » de La Fontaine
La rencontre commence sous le signe de la maladresse et ne pose pas le cadre habituel propice à la
rencontre amoureuse.
Pourtant le glissement de « je »/ « la » à « nous » laisse supposer que ces circonstances pour le moins
étonnantes préludent à la rencontre amoureuse ce que confirme la seconde partie de la phrase bien
délimitée par le signe diacritique du tiret « et c’est ainsi que »
La tournure emphatique « c’est…que » met cet événement en relief et laisse supposer que c’est un evt clé
dans la vie des deux personnages.
Effet d’attente sur le lecteur

Phr 2 - Elle devait avoir mon âge, à quelques années près


Modalisation « elle devait ».
La scène est racontée sur le mode de la focalisation interne, à travers les yeux du narrateur.
Il se livre à une évaluation de l’âge de la femme

Phrase 3- Un visage qui semblait avoir attendu les cheveux blancs pour réussir ce que la jeunesse et
l'agrément des traits n'avaient fait qu'esquisser comme une promesse.
Phrase nominale  focalisation sur la partie du corps décrite : le visage.
Le point de vue de la narration reste le point de vue interne comme le prouvent encore les modalisateurs :
« semblait ».
L’auteur casse les codes de la description de la beauté habituellement indexée à la jeunesse. Ici, la
jeunesse n’est que le prémisse de la beauté comme le montre dans la comparaison des mots comme
« attendre » et « esquisser » alors que l’âge mur est lu comme un aboutissement ;
La tournure restrictive « ne…que » atténue les atouts de la jeunesse pour valoriser l’âge mûr.

Phrase 4 – Elle paraissait essoufflée, comme si elle avait couru et craint d'arriver trop tard.
L’essoufflement n’est pas un critère d’élégance chez une personne. Le narrateur casse les codes de l’éloge
Point de vue interne. Le narrateur établit des hypothèses sur la personne rencontrée
Procédé de mise en attente. Le lecteur voudrait valider ou invalider cette hypothèse.

Phrase 5 - Je ne crois pas aux pressentiments, mais il y a longtemps que j'ai perdu foi en mes croyances.
Phrase binaire avec une conjonction adversative le narrateur amorce une légère contradiction

Phrase 6 - Les "je n'y crois plus " sont encore des certitudes et il n’y a rien de plus trompeur. Il ressort de
cette phrase un effet de mystère du fait des diverses négations qui renvoient au contraire de ce qui est dit.
Effet de balancement chez le lecteur

Phrase 7 - J'essayai de ramasser ce qui restait de vivres à mes pieds et faillis tomber.
On persiste dans le registre comique avec la situation burlesque décrite. La maladresse du narrateur
persiste.

Phrase 8 - Je devais être assez clownesque.


Autodérision exprimée à travers cette énonciation ancrée. Le narrateur prend du recul et commente sa
posture
Cela traduit un certain humour et apporte une légèreté dans le ton.

Phrases 9 et 10
-Laissez...
-Je suis désolé, désolé....Excusez-moi...
Discours direct : dialogue entre les protagonistes. Effet de réel
Redondance des propos dans la réplique du narrateur : « désolé » X 2 « Excusez-moi »
Les points de suspension traduisent la gêne, l’embarras des personnages

Phrase 10 - Elle riait.


Phrase réduite à sa structure minimale V + sujet
L’acception franche du verbe rire montre une certaine détente dans l’atmosphère. Les personnages
laissent le naturel prendre le dessus et ne s’embarrassent pas de protocole ou de bienséance.

Phrase 11- Les rides se creusaient autour des yeux, et les années se posaient, venaient reprendre leur place.
Le visage s’anime avec des vbs de mvt : « se creusaient », « se posaient », « venaient reprendre leur place »
Dédramatisation des signes liés à l’âge et au temps.

Phrase 12 -Ce n'est vraiment pas grand-chose, comme casse.


Dédramatisation de l’incident. Cette réplique participe à la légèreté du ton
Phrase 13 - Il y a tellement mieux.
Expression ambigüe
« il y a tellement mieux » à faire ; à se dire, il y a pire comme casse ; ç’aurait pu être plus grave ?

Phrase 14- Déjà, elle se détournait, et je craignis le pire: se manquer par "comme il faut ", respect des
convenances et bon usage du monde.
Deux propositions dans lesquelles le temps verbal est important.
L’imparfait, qui croque ici une action en cours saisit le mouvement de la femme sur le vif et le fait durer.
Le verbe craindre au passé simple traduit la peur brutale du rendez-vous manqué.
Le rythme ternaire de la proposition circonstancielle de cause clôt la phrase et confirme le côté non
protocolaire des personnages. Les trois raisons citées (par comme il faut, respect des convenances, bon
usage du monde) sont associées au « pire ». Le narrateur souhaite une rencontre en dehors des
représentations habituelles

Phrase 15 - Ce fut le chauffeur du taxi qui nous sauva.


La scène décrite se clôt sur l’intervent° du 3è personnage, un peu oublié dans le récit : le chauffeur de taxi.
Le caractère trivial de ce personnage (profession banale, rôle de figurant) tranche avec le verbe
hyperbolique « sauva » qui érige ce personnage en héros. Adjuvant, facilitateur de la rencontre.
Le caractère allusif de la phrase ouvre une nouvelle scène et tient en haleine le lecteur.

Conclusion –
La suite de ce récit nous apprendra qu’au moment de régler la course, l’homme n’avait pas d’argent
et c’est la femme qui lui a avancé la somme. Cette scène de rencontre rompt avec les codes classiques de
la rencontre amoureuse tant dans le portrait élogieux d’une femme loin de correspondre pourtant aux
critères de la beauté idéale que dans les circonstances qui entourent cette rencontre pour le moins
burlesque. Gary , dans la mouvance d’ Aragon avec le portrait dépréciatif de Bérénice vu par Aurélien,
s’empare à son tour du motif de la rencontre amoureuse et déroge aux codes classiques par un
retournement original puisqu’il tourne les effets du temps à l’avantage de la femme.

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