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Gary, La Promesse de l’Aube, Chapitre

Texte étudié
Nous avions des voisins et ces voisins n’aimaient pas ma mère. La petite
bourgeoise de Wilno n’avait rien à envier à celle d’ailleurs, et les allées
et venues de cette étrangère avec ses valises et ses cartons, jugées
mystérieuses et louches, eurent vite fait d’être signalées à la police
polonaise, très soupçonneuse, à cette époque, à l’égard des Russes réfugiés.
Ma mère fut accusée de recel d’objets volés. Mais n’eut aucune peine à
confondre ses détracteurs, mais la honte, le chagrin, l’indignation, comme
toujours, chez elle, prirent une forme violemment agressive. Après avoir
sangloté quelques heures, parmi ses chapeaux bouleversés – les chapeaux de
femmes sont restés jusqu’à ce jour une de mes petites phobies – elle me prit
par la main et, après m’avoir annoncé (qu’ils ne savent pas à qui ils ont
affaire), elle me traîna hors de l’appartement, dans l’escalier. Ce qui
suivit fut pour moi un des moments les plus pénibles de mon existence – et
j’en connus quelques uns.

Ma mère allait de porte en porte, sonnant, frappant et invitant tous les


locataires à sortir sur le palier. Les premières insultes à peine échangées –
là, ma mère avait toujours et incontestablement le dessus – elle m’attira
contre elle et, me désignant à l’assistance, elle m’annonça, hautement et
fièrement, d’une voix qui retentit encore en ce moment à mes oreilles :

– Sales petites punaises bourgeoises ! Vous savez à qui vous avez l’honneur
de parler ! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la Légion
d’honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele d’Annunzio ! Il…

Il s’habillera à Londres !

J’entends encore le bon gros rire des (punaises bourgeoises) à mes oreilles.
Je rougis encore, en écrivant ces lignes. Je les entends clairement et je
vois les visages moqueurs, haineux, méprisants – je les vois sans haine : ce
sont des visages humains, on connaît ça. Il vaut mieux dire tout de suite,
pour la clarté de ce récit, que je suis aujourd’hui Consul Général de France,
compagnon de la Libération, officier de la Légion d’honneur et que je suis ni
devenu Ibsen, ni d’Annunzio, ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Et qu’on ne s’y trompe pas : je m’habille à Londres, mais je n’ai pas le


choix.

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Je crois qu’aucun événement n’a joué un rôle plus important dans ma vie que
cet éclat de rire qui vint se jeter sur moi, dans l’escalier d’un vieil
immeuble de Wilno, au n°16 de la Grande-Pahulanka. Je lui dois ce que je suis
; pour le meilleur comme pour le pire, ce rire est devenu roi.

Ma mère se tenait debout sous la bourrasque, la tête haute, me serrant contre


elle.

Il n’y avait en elle ni trace de gêne ou d’humiliation. Elle savait.

Introduction
Nous allons étudier un extrait de « La Promesse de l’aube » de Romain Gary
tiré du chapitre VI. Ce texte est organisé en trois parties dont la première
se passe en Pologne. C’est un passage du récit où il y a une prise en compte
au moment de l’écriture, « il vaut mieux », montre le travail de l’écrivain.
L’autobiographe s’inquiète et travaille son récit. Il parle avec le lecteur,
il revit son passé. C’est un hommage rendu à sa mère. On a une double
impression à propos de l’épisode, c’est mitigé. On peut penser que c’est une
tragi-comédie, car cela ne se finit pas mal et il y a des émotions dominantes
tout au long de l’extrait. C’est tragique pour la cruauté d’accusation non
fondée, il y a cependant une tonalité comique par la réaction de la mère,
elle ne prend pas une position de victime. Son sanglot est assez
spectaculaire, surtout après l’agressivité. Elle défend son idée. Dans le but
d’étudier ce passage, nous verrons dans un premier temps la scène tragi-
comique, dans un second temps, nous analyserons la préfiguration de son
destin, enfin la présence marquée de l’auteur narrateur, c’est-à-dire, le
travail autobiographique.

I. Une scène tragi-comique


1. Le tragique

Nous avons une cruauté d’accusation non fondée, une sorte de xénophobie. La
dénonciation est signalée à la police, « elle fut accusée », cependant, nous
n’avons pas de complément d’agent. La mère est une victime innocente, La
description des voisins et leurs réactions sont comiques. Nous ressentons la
méfiance de Romain Gary et de sa mère. Il tourne la scène au comique grâce à
la combativité de la mère qui dans ce cas de figure incarne la démesure.

2. Le comique

Il se traduit au niveau des gestes dans un premier temps, « prirent une


forme, la victime devient l’agresseur, la dimension comique ressort ; Romain
Gary est peu présent dans l’extrait. L’enfant est sans gêne, sans honte mais

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en même temps, il ne se met pas en scène, il s’efface. Il est secondaire,
passif dans cet extrait, « elle me prit par la main ». Nous avons une
opposition entre l’attitude déterminée de la mère et l’attitude effacée de
l’enfant. Cet aspect est renforcé par la pudeur de l’expression.

Cette scène tragi-comique est révélatrice au niveau de la préfiguration de


son destin, nous allons à présent voir en quoi.

II. Préfiguration de son destin


1. La position de la mère

Elle a la position d’un prophète dans sa façon de parler « hautement », «


fièrement », « la voix qui retentit », « annonça » répété deux fois. Le verbe
introducteur donne un effet assez solennel. Nous avons également un effet
d’anticipation par rapport au rôle qu’elle s’attribue, elle annonce ce qui va
se passer. Le participe présent « me désignant » met en évidence des qualités
de ce fils avec la prophétie elle-même, « mon fils sera ». Le verbe savoir, «
elle savait » insiste sur ces idées encore mises en avant par l’italique et
l’imparfait.

2. Une mère qui réincarne le destin

Sa gesticulation est significative à cet égard. Elle est le sujet des verbes
d’action, « pris », « traîna ». L’imparfait éternise l’action, il charge le
temps d’actions longues et répétées. De ce fait, nous avons en outre un
comique de la répétition des gestes. L’effet de gradation, « sonnant », «
frappant » contribue à accélérer le rythme. Nous pouvons souligner
l’agressivité verbale de la mère accentuant ainsi l’aspect comique de la
situation. Nous avons un discours narrativité puis une justification.

3. Décalage entre les discours

Le langage est courant et populaire, « sale petite » mettant en avant le côté


méprisant et agressif. L’attitude digne contraste avec la manière de
s’exprimer. L’insulte reprise traduit sa difficulté d’expression. L’effet
comique produit sur l’auditoire vient de l’expression « petit bourgeois ». Le
passage du futur au présent, « je suis » par rapport « à sera » transcrit le
relais de cette prophétie. L’humour transparaît à travers l’expression « ce
n’est pas faute d’avoir essayé ». « S’habillera » reflète la fatalité à
venir, la prophétie va se réaliser, le fils est déterminé à suivre la route
que sa mère lui a tracée. Il ne peut que subir. « Je lui dis » traduit une
remarque annexe, sorte de traumatisme entraîné par cette scène. La « petite
phobie » marque la dérision, la légèreté qui marque une influence ponctuelle.

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Au-delà de la préfiguration du destin, cet extrait nous renseigne sur la
présence marquée de l’auteur narrateur, le travail est autobiographique.

III. L’écriture autobiographique


1. Les caractéristiques

Il s’agit du temps de l’écriture, « je rougis encore en écrivant ces lignes


». Une certaine complicité est d’emblée posée avec le lecteur, « on connaît
çà », cela traduit et représente le lecteur et le narrateur. Nous avons le
moment du passé et le moment où le récit est fait. Nous avons en outre une
réflexion sur la nature humaine, « ce sont… çà », il met en avant le visage
moqueur et la vision pessimiste de l’homme, une critique de la société
domine.

2. Faire revivre les émotions

L’émotion est toujours présente, elle est transcrite à travers les verbes au
présent, « je rougis ». L’utilisation des verbes de perception traduit la
capacité à faire revivre le passé. Il souhaite rendre la passé vraiment
présent. Nous avons une personnification de l’éclat, « un des moments les
plus… », « se jette… », cela montre l’hostilité et le sentiment d’agression.

Conclusion
Par rapport au premier chapitre, on a un recul car c’est un souvenir
d’enfance, cela traduit les difficultés de cette vie en Pologne. Nous pouvons
mettre en avant la capacité de l’auteur narrateur à prendre de la distance,
il veut faire sourire par rapport à cette époque pas très drôle.

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