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Les derniers instants du couple – explication linéaire

Eléments d’introduction :

Le roman Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, publié pour la première fois par l’abbé Prévost en
1731, raconte le parcours amoureux des deux personnages éponymes qui traversent les vices corrompus de la
Régence de Philippe d’Orléans, et y prennent une part active, sans que cela puisse mettre un terme à leur passion.

Le récit de leurs aventures est intégré au tome VII des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde,
prétendument écrites par un certain Renoncour. Celui-ci recueillerait le témoignage d’un jeune homme inconsolable,
et retranscrirait ainsi les confessions de Des Grieux.

Le chevalier Des Grieux raconte en effet comment, après avoir fui Paris, puis la France pour trouver un refuge
éphémère en Amérique, a été témoin de la mort de sa maîtresse. C’est que, contraints une fois de plus de partir –
pour garder Manon, Des Grieux a laissé pour mort le neveu du gouverneur provoqué en duel – ils se retrouvent
isolés dans une plaine hostile qui s’avèrera être le tombeau de la jeune fille.

Problématique : De quelle manière le récit de ces derniers instants partagés par les amants, mené par un narrateur
subjectif, est traité sur le mode du pathétique ?

3 mouvements :

- Le portrait glorifié de Manon (l. 1 à 8)


- Une attention mutuelle (l. 8 à 16)
- Interruption dans le récit (l. 17 à 20)

Premier mouvement : le portrait glorifié de Manon

● une première phrase ancrée dans les modalités du récit

→ Le pronom personnel « nous » qui désigne Manon et Des Grieux renvoie à l’utilisation d’un narrateur
personnage : c’est par le biais de la subjectivité de Des Grieux que le lecteur a accès à l’histoire. L’utilisation du
passé-simple « marchâmes » nous situe dans les modalités du récit. Le sens du verbe est imperfectif : on insiste sur
l’action, et non sur son résultat, qui est déjà considéré comme hors de portée. Rappelons que les personnages en
fuite tentent d’atteindre une colonie anglaise pour y trouver refuge.

● Dès la première phrase, la focalisation est faite sur le personnage de Manon

→ Celle-ci est déterminée par un aspect positif : « le courage de Manon ». Cette idée est renforcée par l’emploi du
verbe « soutenir » : une valeur morale vient ainsi contrebalancer sa faiblesse physique.

● Est également perceptible la volonté de précision de narrateur dans son entreprise de restituer la réalité

→ la précision spatiale « C’est-à-dire environ deux lieues » repose sur un modalisateur« environ » qui produit un
effet de réel puisque le narrateur ne peut pas savoir exactement quelle est la distance parcourue. Mais elle permet
également de glorifier le personnage de Manon grâce à la proposition coordonnée : « car cette amante
incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt ». Le démonstratif« cette » valorise Manon en la rendant
unique, en l’érigeant en modèle, puisque l’adjectif « incomparable » est en même temps fort, de par son préfixe
privatif, et vague : il ne spécifie pas ses qualités, laissant entendre que la perfection de Manon s’étend à tous les
domaines. Le courage de la jeune fille est amplifié par sa détermination, ce dont témoigne l’adverbe
« constamment ».

● Après l’expression du courage de Manon, l’aveu de sa fragilité est atténué

→ L’hyperbole« accablée de lassitude » témoigne du fait qu’elle est allée jusqu’au bout de ses forces. La faiblesse de
son état est alors traduite par la passivité : la tournure et impersonnelle : « il lui était impossible d’avancer
davantage » met l’accent sur la souffrance qu’elle a endurée.

● L’ancrage du récit dans un cadre spatio-temporel


→ « Il était déjà nuit » a deux fonctions : recadrer l’action romanesque dans sa temporalité, et insister sur la
bravoure de Manon, grâce à l’adverbe « déjà », en précisant la durée de sa marche. Ensuite le narrateur ancre
l’action dans un décor « au milieu d’une vaste plaine ». L’utilisation de l’article indéfini et de l’adjectif « vaste »
efface les repères. La sobriété de la description de la nature traduit son inhospitalité. La nature, traditionnellement
berceau des amants, est ici déclinée sur le mode de l’absence « sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à
couvert » Tableau pathétique d’un couple sans protection.

● l’éloge de la sollicitude de Manon

→ « Son premier soin » marque l’empressement de Manon. Le narrateur trahit ici son attendrissement, en mettant
en parallèle la similitude des attentions de sa maîtresse, avant et après leur marche. Ainsi « son premier soin » fait
écho à « avant notre départ », et « changer le linge » à « avait pansée »

● L’impuissance du narrateur

→ « Je m’opposai en vain à ses volontés » Phrase courte qui mime la sommation irréfutable de Manon, et traduit
l’énergie qu’elle utilise entièrement au bénéfice de son amant, ce que vient renforcer l’usage de la locution
adverbiale « en vain ».

Dans ce récit de l’errance des amants, prétexte au portrait laudatif de la bravoure de Manon, le narrateur subjectif
introduit les germes du pathétique : une situation désespérée, une héroïne idéalisée, faisant preuve d’un amour
entier qui passe par l’oubli de soi.

Cet amour est bien entendu partagé, et les héros se rejoignent bientôt dans une même préoccupation totale de
l’autre.

Deuxième mouvement : Une attention mutuelle

● une interruption dans le récit qui laisse place au jugement du narrateur-personnage

→ « J’aurais achevé » : verbe au conditionnel passé qui induit une anticipation des effets de la scène sur Manon, ce
qui témoigne d’une connaissance approfondie de la psychologie de la jeune femme. L’hyperbole« achever
mortellement », rappelle l’état critique de Manon et préfigure déjà du dénouement tragique. Le verbe « refuser »
est également repris, mais ici dans une tournure hypothétique qui traduit l’irréel du passé : « si je lui eusse refusé ».
Des Grieux n’a d’autre choix que de céder, devant la détermination de sa maîtresse. L’amour que porte Manon au
narrateur est traduit par son instinct maternel : « la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger ». Le rythme
binaire traduit les deux préoccupations de Manon : le bien-être de son amant et sa sécurité. Cela permet de faire la
description d’un amour qui ne demeure pas passif, mais que se réalise dans le dévouement à l’autre. Celui-ci est par
ailleurs visible dans la hiérarchisation qu’elle opère : « avant que de penser à sa propre conservation ». Le terme
« conservation », par son caractère prosaïque, met l’accent sur l’oubli de soi qui est manifesté par Manon.

● La réaction de Des Grieux : caractérisée par son effacement

→ système de phrases brèves qui mettent en valeur sa passivité, visible dans les verbes « Je me soumis », puis « Je
reçus ». Jusqu’à présent, le narrateur s’est montré absent, passif, ou en train de céder, comme si le personnage
agissant laissait sa place au personnage racontant : toute son attention est tournée vers sa maîtresse. Ainsi, un
nouveau rythme binaire « en silence et avec honte » traduit par deux compléments circonstanciels de manière sa
culpabilité à n’être que celui qui reçoit.

● Une inversion des rôles

→ amorcée par la conjonction de coordination « Mais ». La phrase« Mais lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec
quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! » assume le rôle de transition, ce qui est perceptible par la
syntaxe : si Manon est le sujet de proposition subordonnée circonstancielle de temps, la proposition principale,
reposant sur une tournure exclamative, remet Des Grieux en position de sujet, par l’utilisation du pronom possessif
« la mienne ». Celui-ci reprend « sa tendresse » et met en valeur la complémentarité des deux amants. Cette idée est
renforcée par « son tour » qui rétablit l’équilibre.
● C’est au tour de Des Grieux de se dévouer : on retrouve le thème du sacrifice de soi, mais destinateur et
destinataire ont changé.

→ Le « Je » devient un sujet actif (4 occurrences dans les phrases suivantes). L’empressement de Manon est imité
par son amant : on perçoit de l’urgence dans le verbe « Je me dépouillai de tous mes habits », et son dévouement
est traduit par le déterminant « tous ». Cette fébrilité dans l’action est tournée vers un seul objectif, perceptible
dans le complément circonstanciel de but « pour lui faire trouver la terre moins dure », cependant le pouvoir de
l’amant est d’emblée limité. L’utilisation du comparatif d’infériorité « moins dure » induit une réussite relative de
son entreprise. Le Chevalier ne peut qu’atténuer les souffrances de sa maîtresse, non les faire disparaître.

● Le comportement des amants est caractérisé par une parfaite symétrie

→ Dans la phrase « Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de
moins incommode. » le verbe « fis consentir », dont Des Grieux est le sujet, fait écho au verbe « eusse refusé »,
analysé plus haut. De même, l’expression « malgré elle » rappelle « en vain » du premier mouvement.
L’empressement et les efforts de Des Grieux sont traduits par l’hyperbole« tout ce que je pus imaginer », qui traduit
encore une fois son total dévouement. Mais là encore, Le narrateur minimise les résultats de ses efforts par la même
tournure : « de moins incommode ».

● Le topos de l’amour courtois se mêle au pathétique de la scène.

→ Le champ lexical du feu présent dans la phrase suivante : « J’échauffais », « ardents », « chaleur » file la
métaphore de l’amour-brasier. Ce sont pourtant des préoccupations matérielles qui animent Des Grieux, puisqu’il
faut comprendre le verbe « échauffer » dans son sens propre, à savoir « rendre chaud ». La phrase suivante prolonge
le topos en présentant le tableau d’une scène amoureuse : « Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le
Ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. » De même que Manon s’était montré maternelle au début de
l’extrait, Des Grieux adopte ici un comportement protecteur. Le rythme binaire « à veiller » et « à prier » traduit
encore une fois son dévouement total, idée renforcée par le complément « la nuit entière ». De plus, comme s’il se
rendait déjà compte que ses efforts ne seront pas suffisants, il en appelle à une force supérieure, par l’emploi de la
métonymie« Le Ciel ».

● la tonalité élégiaque

→ La double exclamation de cette fin de paragraphe « Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! »traduit la
plainte du narrateur. Ce cri possède lui-même une double fonction :il annonce la mort de Manon sur le mode du
pathétique, et il permet de faire comprendre au lecteur que la douleur éprouvée par le personnage cette nuit-là
(dans le récit enchâssé) est encore vive longtemps après, quand il raconte son histoire à Renoncour (dans le récit
cadre). L’adresse directe à Dieu constitue une prise à témoin de sa tristesse, et la tonalité pathétique est également
perceptible à travers le lexique : l’opposition entre des termes à connotation positive « vifs et sincères » et négative
« rigoureux jugement » témoigne de la vanité de sa prière.

Ces derniers instants que les amants passent ensemble marquent le paroxysme de leur amour : jamais auparavant ils
n’avaient paru si proches l’un de l’autre. Cette complémentarité presque parfaite rend d’autant plus vive la douleur
du narrateur qu’elle accroît l’injustice de son sort.

Troisième mouvement

● La mort de Manon, préfigurée dans les phrases précédentes, est ici retardée par une interruption dans le récit.

→ Pause narrative qui permet à Des Grieux de s’adresser à Renoncour dans le récit cadre : « Pardonnez si j’achève
en peu de mots un récit qui me tue. » Ce retardement crée un effet de tension dramatique. Des Grieux narrateur
prend de la distance avec Des Grieux personnage en investissant totalement son rôle de conteur. Il donne ainsi des
précisions sur les modalités du récit : « en peu de mots ».

● En même temps, la souffrance extrême du personnage est mise en valeur


→ par le champ lexical de la douleur : « tue », « malheur », « pleurer », d’autant plus qu’il insiste sur la singularité de
son expérience : « Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple. ». L’exemplarité de la situation de Des
Grieux, ainsi que l’anéantissement de sa vie, donne à la scène une résonnance tragique : « toute ma vie est
destinée à le pleurer ». Comme il a mythifié Manon, Des Grieux se mythifie lui-même, en peignant pour lui un
supplice digne de Tantale.

● Le paradoxe de l’incommunicabilité

→ Comme l’induit le connecteur d’opposition « Mais », cette dernière phrase présente un personnage écartelé entre
un malheur qui occupe toute son existence et la difficulté à en parler. Ce paradoxe est mis en valeur par l’emploi
d’une proposition subordonnée circonstancielle de concession « quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire ».
Le langage paraît ainsi inefficace face à la douleur obsessionnelle : opposition des connecteurs temporels « sans
cesse » et « chaque fois ». Enfin, cette réflexion s’achève sur une séparation totale entre Des Grieux personnage,
représenté par métonymie« mon âme » et Des Grieux narrateur : « j’entreprends de l’exprimer. »

Ce passage consacré à l’expression de la douleur de Des Grieux qui éprouve une difficulté certaine à reformuler un
souvenir pourtant omniprésent dans sa mémoire ajoute une tension pathétique au récit qu’il va entreprendre, celui
de la mort de Manon.

Eléments pour une conclusion :

Dans ce passage relatant les derniers instants partagés par le couple, le narrateur nous livre une image idéalisée de
sa compagne, et peint avec exaltation leur parfaite complémentarité, les gestes suppléants aux paroles comme
autant de preuves d’amour. Ce tableau participe d’une représentation pathétique du couple, et transforme peu à
peu le narrateur en martyre.

Et c’est bien en effet de martyres qu’il s’agit, puisqu’après une vie de corruption les deux amants ont abordé le
nouveau monde comme le terme d’un pèlerinage, durant lequel ont fleuri en chacun des sentiments nouveaux et
purifiés.

L’Abbé Prévost nous propose donc, par-delà la morale de son siècle, un modèle idéal de relation amoureuse, modèle
dont l’exaltation a séduit toute la génération d’auteurs romantiques qui ont suivi.

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