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Lecture linéaire n°13 : Manon Lescaut/ la mort de Manon

L’Abbé Prévost écrit en 1731 l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut qui est le 7 e
tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité. Il prendra par la suite le titre de Manon
Lescaut. Ce roman raconte la passion dévorante entre deux jeunes gens que socialement tout sépare.
Cet amour transgressif est très vite condamné par la société et entraînera les 2 amants dans des
aventures tumultueuses. DG vient de se battre en duel contre Synnelet, le neveu du gouverneur qui
voulait épouser Manon de force. DG a été blessé au bras par Synnelet et croit à tord avoir tué ce
dernier, ils s’enfuient donc du Nouvel Orléans dans le désert dans le but de rejoindre une colonie
anglaise. L’extrait commence après qu’ils aient parcourus deux lieux, l’équivalent de 8 km. Ils sont
épuisés.
Comment l’Abbé Prévost parvient-il à livrer un dénouement tragique sans tomber dans le pathos ?
• L 2132 à 2149 → les soins mutuels apportés
• L 2149 à 2156 → la déploration de DG
• L 2157 à 2173 → les derniers instants de Manon

• les soins mutuels apportés

➢ « Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer
davantage. Il était déjà nuit ; nous nous assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu
trouver un arbre pour nous mettre à couvert. »
Le mot accablée ne laisse présager aucune fin heureuse. Dès le début de l’extrait, la fin funeste de
Manon est annoncée. La fatigue de Manon est témoignée par les mots lassitude et accablée qui
s’explique par les longues heures de marches effectuées. On sait que Manon avait déjà une santé
fragile, en effet, déjà au cours du combat de DG, elle était « à demi morte de frayeur et
d’inquiétude ». On obtient des informations sur le cadre spatio-temporel avec nuit et vaste plaine.
Manon et DG sont laissés sans protection dans le désert, où il fait très froid la nuit, ce qui ne laisse
rien présager de bon pour la suite. Le désert est un lieu hautement symbolique, c’est en effet dans ce
dernier que Jésus se retire pendant 40 ans après avoir traversé la mer rouge. C’est le symbole d’une
épreuve de laquelle on sort plus fort. Ainsi, DG réintègre l’ordre social après la mort de Manon.
➢ « Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même
avant notre départ. »
On observe que Manon s’occupe de DG et fait preuve de tendresse même si elle est faible. Le mot
soin montre l’abnégation de Manon qui fait passer DG avant « sa propre conservation ». La
proposition subordonnée relative nous informe que Manon s’était déjà occupée de DG avant leur
départ. Alors qu’avant, Manon semblait représenter Eve et son péché, elle représente à présent
Marie Madeleine qui est une femme qui avait pêché et qui s’est ensuite fait pardonner. Il y a ici une
idée que Manon se repend.
➢ « Je m’opposai en vain à ses volontés ; j’aurais achevé de l’accabler mortellement si je lui
eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa
propre conservation. Je me soumis durant quelques moments à ses désirs ; je reçus ses soins
en silence et avec honte. »
L’adverbe mortellement révèle que Manon ne vit plus que pour soigner DG. DG utilise ici une
ironie tragique, car au moment où il raconte l’histoire, il sait que Manon va mourir. Le style très
simple de l’écriture rappelle l’idéal classique de cet époque. La conjonction circonstancielle de
manière dévoile que les gestes tendres des 2 amants l’un envers l’autre se passent de paroles, ils se
comprennent sans parler. Le nom honte témoigne du fait que DG aurait voulu s’occuper d’elle, et
qu’il se sent indigne en la laissant le soigner alors qu’elle est déjà faible. On retrouve ici un idéal
classique d’amour courtois, en effet, Dg incarne une des ses valeurs, qui est d’être soumis à sa
dame.
➢ « Mais lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas
son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en
les étendant sous elle. »
La conjonction de coordination à valeur d’opposition mais révèle que les rôles s’inversent.
L’exclamative témoigne de la hâte de DG à s’occuper de sa dame. DG fait ensuite à Manon un lit
avec ses habits, il ne veut pas que le sol la souille car pour lui elle est un être pur. Il fait ici don de
soi en ôtant tout ses habits.
➢ « Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer
de moins incommode. J’échauffais ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de
mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un
sommeil doux et paisible. »
On observe ici une certaine pudeur de DG qui n’évoque pas en détails ce qu’il a fait pour Manon. Il
reste volontairement vague, ce qui met l’accent sur la situation difficile de Manon. On retrouve un
champ lexical de la chaleur avec les mots « ardents », « échauffai » et « chaleur ». Le mot soupir
montre que la mort de Manon est aussi la mort de DG car ils sont unis par leur passion. DG se
révèle très attentionné car il passe la nuit entière à veiller su Manon sans se reposer. Il prie pour que
Manon ait une mort paisible car il comprend qu’elle vit ses derniers instants. Il en appelle à la
religion. La périphrase du sommeil est un euphémisme de la mort de Manon. La dernière phrase est
un alexandrin blanc qui apporte de la musicalité au texte.
C’est au cours d’une halte que Manon va mourir. Ce premier mouvement dévoile au lecteur
l’ensemble des oins apportés mutuellement par les deux amants. Manon se révèle très différente de
ce qu’elle a été durant le roman. La simplicité dont sont emprunt les gestes correspond à l’idéal
classique de l’époque.

• La déploration de DG

➢ « Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous
résolu de ne pas les exaucer ! »
L’apostrophe directe à Dieu montre la prière de DG accentuée par l’exclamation. On observe une
opposition entre le souhait sincère de DG qui est de faire vivre Manon et le refus divin indiqué par
le « rigoureux jugement ». DG considère que Dieu a été rigoureux alors qu’ils se sont bien
comportés en Amérique. La remise en cause de Dieu est proche du blasphème.
➢ « Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui
n’eut jamais d’exemple ; toute ma vie est destinée à le pleurer. »
Le récit change par la suite de destinataire, DG s’adresse directement au marquis de Renoncourt
avec un retour au présent, ce qui renforce l’émotion , la souffrance de DG est encore présente, ce
qui montre qu’elle n’a pas de fin. Il est influencé par un idéal classique du XVIIe car il faut écrire
les choses en simplicité. Le verbe tuer confirme que la mort de Manon est en quelque sorte la
sienne. L’hyperbole accroît la façon dont on perçoit le malheur de DG et crée un effet d’attente pour
le lecteur. Il finie sur un alexandrin blanc qui rappelle le fatum de la tragédie classique.
➢ « Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur
chaque fois que j’entreprends de l’exprimer. »
L’horreur de DG face à ce souvenir s’oppose à sa volonté de le raconter quand même. DG est le
garant de la mémoire de Manon. Tout est préparé pour que le lecteur sache ce qui va se passer tout
en attendant d’apprendre comment cela est arrivé. Le romancier est le maître du jeu, un
marionnettiste qui joue avec ses personnages et avec le lecteur.

• Les derniers instants de Manon Lescaut

➢ « Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse
endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son
sommeil. »
On observe ici un retour au passé avec l’emploi du plus que parfait, le récit reprend son cours.
L’utilisation du pronom « nous » révèle une union des deux personnages, DG quitte le pronom de la
première personne du singulier pour revenir à la première personne du pluriel qui montre la fusion
des êtres. L’adverbe « tranquillement » révèle un moment d’apaisement dans l’horreur de la
situation. La mort de Manon est évoquée avec délicatesse et pudeur, dans un tableau touchant où la
mort est associée au sommeil. Le verbe croire au passé fait comprendre au lecteur qu’il était dans
l’erreur. Il y a ici un décalage entre DG et le lecteur : le lecteur sait que Manon va mourir
contrairement à DG. Les allitérations en m évoquent les murmures, les paroles retenues et la
douceur. Le fait que DG retienne son souffle amplifie l’ambiguïté entre le sommeil et la mort.
➢ « Je m’aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et
tremblantes ; je les approchai de mon sein pour les échauffer. »
Les adjectifs montrent l’agonie de Manon et sont indicateurs de son mauvais état. La vie de Manon
s’en va en même temps que le jour se lève, ce qui est symbole de renouveau, d’un nouveau départ.
On remarque la proximité des corps des deux amants, DG fait tout pour ramener Manon dans des
gestes amoureux. Les phrases sont très courtes, on observe la sobriété du style.
➢ « Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une
voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un
langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de
l’amour. »
Les dernières paroles se font murmures avant de céder place au silence. Elles sont restituées au
discours indirect comme si la voix de Manon s’éteignait. Le discours narrativisé qui suit rappelle
l’intention initiale du narrateur. Les mots manquent à DG pour traduire l’infinie douleur qu’il
ressent. Les pronoms utilisés sont désormais « je » et « elle », et non plus le « nous » car la mort
sépare les deux amants. Manon évoque sa mort par la périphrase « dernière heure », là où DG dans
le déni ne voit que le « langage ordinaire de l’infortune ».
➢ « Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains,
dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses
malheurs approchait. »
La conjonction de coordination à valeur d’opposition mais marque une rupture et la prise de
conscience de DG. L’énumération ne laisse plus de doutes pour le lecteur, c’est dans les détails que
le lecteur comprend que Manon s’en va.
➢ « N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses
dernières expressions. »
Cet impératif révèle que DG s’adresse de nouveau à l’homme de qualité. DG exprime
l’impossibilité de poursuivre son récit pas les négations employés. La mort de Manon entraîne le
silence de DG qui achève son récit sans plus de détails. L’auteur raconte la mort de Manon en
respectant la règle de bienséance de l’idéal classique.
➢ « Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est
tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement. »
La mort est évoquée au cours d’une très courte phrase de 3 mots : « je la perdis », ce qui condense
la douleur de DG. Le lexique tragique se déploie avec les mots fatal et déplorable.

• conclusion

L’AP parvient à relater la mort de Manon sans tomber dans le pathos car DG reste pudique en ayant
beaucoup recours à des euphémismes. Cette mort se déroule dans la tendresse et rappelle l’amour
qui unit nos deux personnages. C’est une des rares scènes où DG est réellement sincère, où il ne
demande pas au lecteur de s’apitoyer sur son sort. Ce récit nous présente Manon et le chevalier DG
comme des amants maudits, à l’image de Roméo et Juliette. On peut souligner le côté théâtral du
roman. La mort de Manon est en quelque sorte la mort de DG par l’union de leurs âmes.

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