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Serge De Souza, L’écriture du Tragique chez Foungbé dans Bânin : noces ensanglantées (déc. 2020).

L’écriture du tragique chez Foungbé


(dans Bânin : noces ensanglantées)

Ce roman de Félicité Annick Foungbé, Bânin : noces ensanglantées, publié par Edilivre-Paris,
en 2014, dénonce les Mutilations Génitales Féminines et leurs conséquences sur la santé
physique, psychologique, sexuelle, morale et sociale des femmes, dans les sociétés qui les
pratiquent, s’échelonnent sur 116 pages et compte sept (7) chapitres avec chacun un titre.

Résumé de l’œuvre

Soucieuse de se plier aux injonctions de la coutume, quant il est question de sauver l’honneur
de son homme, Momba ira spontanément à l’excision. Toutefois, les conséquences de son
geste lui rappelleront qu’il y a des sacrifices à ne jamais consentir, même par amour.
Au soir des secondes noces de l’époux bien-aimé, Momba baignera dans son sang, sur l’autel
de la trahison amoureuse et du mépris total de la coutume.
Avec en toile de fond, la problématique des Mutilations Génitales Féminines, ce récit traite du
respect des droits de la femme, dans une Afrique contemporaine rattachée à ses valeurs
ancestrales.

I. L’œuvre dans l’histoire de l’auteure

1. « L’histoire d’une frustration personnelle »

« […] Ce qu’il faut retenir c’est que le manuscrit de Bânin à l’époque intitulé Pour sauver ton
honneur, est vieux de neuf ou dix ans. Je l’ai écrit par une journée pluvieuse, l’âme
enveloppée de blues, la mémoire titillée par une expérience que je relate dans l’avant propos.
J’ai ensuite proposé le manuscrit à FratMat éditions et aux éditions l’Harmattan. L’un et

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Serge De Souza, L’écriture du Tragique chez Foungbé dans Bânin : noces ensanglantées (déc. 2020).

l’autre m’ont répondu favorablement. Nous envisagions une coédition, lorsqu’on ne sait trop
pourquoi, les choses en restèrent là.
L’Harmattan qui m’avait déjà adressé un contrat d’édition, entendait publier Bânin, toutefois
je privilégiais la piste d’un éditeur local, en raison de la thématique. C’est ainsi qu’un ami me
mit en relation avec les éditions Vallesse. L’idée d’une coédition avec l’Harmattan fit encore
son bout de chemin, avant d’être abandonnée faute d’accord définitif. C’est alors que j’optai
pour une cession exclusive des droits d’exploitation aux éditions Vallesse, avec la signature
d’un excellent contrat à compte d’éditeur.
Vallesse authentifia tout de suite la qualité du manuscrit et le proposa au Ministère de
l’Education Nationale pour une inclusion dans le programme scolaire. En principe, les élèves
en classe de seconde devraient l’étudier. Nous étions bien avancés et avions même bouclés les
corrections et exigences de réécriture. Il s’agissait en effet de proposer à des élèves mineurs,
un ouvrage conçu pour un public plus averti.
Puis les années se mirent à passer dans le statuquo total. Vallesse avait peut-être l’excuse
d’être au cœur de la tourmente. Pendant ce temps, d’autres ouvrages traitant de la même
problématique émergeaient sur le marché du livre. Alors, je pris une décision peut-être
insensée. L’égrenage des années ayant rendu le contrat caduc en quelque sorte, je le proposai
hardiment aux éditions Edilivre.
Mon but était de le faire enfin publier, près de dix ans après l’achèvement du manuscrit. Peu
m’importait qu’il fût classé au rang de best-seller, j’entendais simplement lui faire revêtir
l’étiquette d’ouvrage publié (enfin !!!) […] ».
[Extrait de « L’histoire d’une frustration personnelle : Bânin, noces ensanglantées », publié
sur le web le 23/03/2015]

2. L’occasion et finalité de l’œuvre

« Tant de choses ont été dites sur les mutilations génitales féminines. Le chapitre est loin
d’être clos, car chaque jour que Dieu fait, elles sont nombreuses, les femmes et les jeunes
filles qui en font les frais. Suite à une expérience qui a occasionné l’écriture du présent
ouvrage, j’ai longtemps retourné la question pour tenter d’y trouver une amorce de réponse.
Il y a en effet quelques années, je foulai avec plaisir le sol d’un coquet village de ma région.
Je m’extasiai ce jour-là sur la beauté du paysage, la simplicité des gens, toute cette aura de
convivialité propice à l’épanouissement, au repos... Cependant à l’approche de mon départ, il
se produisit un fait pour le moins insolite. Raccompagnée par mes hôtes peu avant le
crépuscule, nous aperçûmes une fillette à l’allure de chiot malade.
Je m’excuse d’employer pareille expression, mais je ne saurais trouver mieux pour dépeindre
l’immense mélancolie qui se dégageait des traits de cette enfant. Retirée de la marmaille qui
se livre à des jeux bruyants quand le soir tombe, elle s’approcha de nous avec déférence pour
saluer sa marraine.
C’était la dame la plus âgée du groupe, une sexagénaire débordante de sympathie. Elle
louangea la gamine et m’expliqua la bravoure de l’enfant qui venait de subir l’excision avec

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brio. Troublée par une telle révélation, je me gardai d’exprimer mon indignation, ce d’autant
plus que la vieille dame y allait avec entrain à propos de la récente cérémonie d’initiation. Elle
formulait le souhait de voir toutes les fillettes du monde accourir spontanément à
l’excision. […]
On a jusque-là l’impression que les femmes luttent pour les femmes et que le combat
concerne seulement la gente féminine. Les femmes obtiennent par exemple de leurs sœurs
qu’elles renoncent à cette pratique pour le bien-être de la femme. Le langage s’adresse surtout
aux femmes. Dans la même foulée, on obtient des autorités qu’elles promulguent des lois à
l’encontre des récidivistes. Mais puisque le mal semble pernicieux, il serait intéressant
d’essayer autre chose. Si dans un village, le chef et les notables sincèrement gagnés à la
noblesse de la lutte, décident d’abroger la pratique de l’excision, alors en vérité, les exciseuses
rangeront leur coutelas et la communauté amorcera une démarche nouvelle. Quand le général
a signé la reddition, les soldats se voient obligés de ranger les armes. […]
Or puisque l’excision semble avoir été pensée pour l’homme, qui mieux qu’un homme peut
en sensibiliser un autre dans une Afrique rattachée à ses valeurs ? Il se dit en effet qu’une
femme excisée ignore la frivolité, est froide dans la tête, donc fait la fierté de son homme.
Ainsi quand l’homme aura compris que son honneur peut être valorisé autrement, la femme
sera épargnée. […]
Pour en revenir au contenu du présent ouvrage, j’ai voulu revêtir la peau de l’héroïne pour
mieux exprimer les sentiments d’une femme bafouée, étant donné que nul autre qu’une
femme ne peut réussir dans un tel domaine. Je me suis attelée à employer des termes propres à
ma langue maternelle pour appuyer le caractère un peu particulier du récit. Tout y est
symbolisme et j’ose espérer que le lecteur ne se sentira point dépaysé puisque les réalités
dépeintes se rencontrent un peu partout.
Le terme bânin qui apparaît de manière récurrente désigne l’excisée. Quand l’héroïne se
nomme Loh Momba, c’est en réalité une interrogation que je formule, quant à l’heure où
sonnera pour la femme, le plein épanouissement. Dans la même foulée, le nom de l’autre
personnage principal Gnikè Mimbo désigne ceux qui pratiquent l’excision.
Le troisième personnage Sily est relatif à l’épervier. C’est une mise en garde énoncée pour
dire que la mère poule qui se laisse charmer par le vol de l’épervier en paiera le prix fort.
Quant à Souyo, c’est un adjectif employé pour dépeindre les personnes de mauvais caractère.
Sohossi la sœur du héros désigne le rire et la moquerie.
Houndon et Lola, le père et la mère de l’héroïne se rapportent à savoir et sagesse, tandem
incontournable pour l’épanouissement du sexe dit faible.
Lohokè, Koyaba et N’péha sont les frères de l’héroïne. Il faut entendre par là, « Aime-là et
veille sur elle, je te le demande ». Ceci est une supplique adressée à l’homme pour prendre
soin du trésor que Dieu lui a donné à travers la femme. Enfin, par les villages d’Ampébi et
Kopézé, il faut simplement entendre Chez eux et Ici, chez nous.
Voilà sommairement présentés les termes majeurs auxquels le lecteur sera confronté durant ce
voyage de l’âme.

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Serge De Souza, L’écriture du Tragique chez Foungbé dans Bânin : noces ensanglantées (déc. 2020).

Puisse-t-il au-delà de mes limites, être touché par le message véhiculé et revêtir pourquoi pas,
le bâton de pèlerin…. » [Félicité Annick Foungbé, Extrait de la Préface de l’œuvre].

II. L’esthétique du tragique dans Bânin

1. Le tragique de l’Eros

Ce soir-là, environ un mois et demi après notre première rencontre, Gnikè découvrit
ma nudité. Il m’aima comme aucun autre avant lui. Je me sentais fondre sous ses
mains expertes. A l’entrée de mon jardin secret, ses doigts s’animèrent, titillant ma
douce sentinelle à n’en point finir. Il y eut en moi un tel déferlement d’orgasme, que
j’en frémis encore. Lorsqu’il s’unit à moi, je réalisai tout le sens de l’amour résultant
en l’union charnelle entre un homme et une femme. Je n’avais rien vécu de plus beau,
et je souhaitais ardemment franchir le cap espéré par toutes les femmes amoureuses
dans une relation.

Malgré le ton tragique du roman, on constate une part belle faite à la romance et aux scènes
sensuelles, peintes avec un réalisme zolien. Le lecteur comprend aisément que chez Foungbé
la romance est folie et passion :
Eros constitue un grain de sable qui se glisse dans les mécanismes au semblant bien
rodés, il affole les codes, remet en question l’ordre social par le plaisir œdipien de
l’adultère et le libertinage1.
Alors que son avenir s’annonçait sous de bons auspices, Momba, jeune et belle, éduquée,
professeure de Lettres, fait la rencontre d’un homme, de dix-sept ans son aîné, qui va

1
Cf. Préface de L’espace de l’éros : représentation textuelles et iconique, sous la direction Eduardo Ramos-
Izquierdo, Angelika Schober., cité dans Serge De Souza, Foungbé et l’esthétique de l’irrationnel : le Treizième
apôtre et sa réception hypertextuelle (Abidjan, 2020). Cf. www.foungbefelya.com.

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chambouler sa vie et ses valeurs. Cette histoire d’amour va la faire basculer dans le chaos,
malgré les avertissements de ses parents sur le risque d’une telle union :
 Quel âge a cet homme, Momba ? voulu savoir mon père au bout d’un instant.
 En quoi est-ce si important, Père ? lui opposai-je peu encline à révéler l’âge
de mon bien-aimé.
 Veux-tu bien me répondre sans détour ? me pressa mon père impatienté.
Je me triturai nerveusement les doigts avant de lui répondre d’une voix incertaine :
 Gnikè a quarante ans, père.
Mes parents écarquillèrent les yeux. Je me tins penaude, consciente du handicap que
constituait cet écart de dix sept années entre mon bien-aimé et moi.
 Quarante ans !!! Dieu du ciel !!! Mais il a quasiment le double de ton âge !
s’était alors exclamée ma mère.
 Quelle importance, mère ? du moment que l’on s’aime ? plaidai-je avec la
fougue de mon jeune âge.
 Ma pauvre enfant, soupira t’elle de commisération. Si tu avais le quart de
notre expérience, tu entreverrais les choses sous un autre angle. A son âge, la plupart
des hommes ont une vie de couple solidement établie, ainsi qu’une ribambelle de
gosses à éduquer et…
Malgré les balises coutumières que sa belle-famille lui imposait comme condition sine qua
non à leur union, Momba refusait d’appréhender le danger :
 Tu sais ma fille, me dit belle-maman qui suivait la discussion avec intérêt ; les
choses ne sont pas aussi simples. Ton mari est de la fière lignée des Gnikè Mimbo.
Dès lors, procéder comme tu le souhaiterais, requiert certains préalables.
Elle marqua une pause tandis que je demeurais suspendue à ses lèvres :
 Ne te vexe surtout pas de ce que je vais dire, mais tu n’es pas bânin et Gnikè
n’est pas ton premier homme. Là réside toute la difficulté.
Je regardai la vieille Souyo avec effarement. Que venaient chercher l’excision et la
virginité dans le débat ?
 Telles sont malheureusement nos lois, mon enfant, m’opposa-t-elle sans
sourciller.
Aucun argument raisonnable ou sensé ne pouvait contredire la passion et l’idylle qu’elle
semblait vivre, et elle s’y accrochait, comme à une bouée de sauvetage :
Au moment de l’orgasme, je réalisai qu’il venait de me marquer d’une empreinte
indélébile. Jamais je ne pourrais me séparer de lui, encore moins en aimer un autre.
Alors qu’il reposait endormi à mes côtés, je me fis le serment de tout mettre en œuvre
pour la bonne marche de notre union. J’étais prête à consentir n’importe lequel des
sacrifices, pour l’amour de mon Gnikè.
Mais elle sera vite rattrapée par certains démons des traditions réfractaires à l’épanouissement
de la femme. Relisant sa vie avant de se donner la mort, elle constate amèrement : « « Je paye
le prix de ma naïveté et de ma sottise. A-t-on idée d’être aussi immature ? Pauvre de moi ;
quand je pense à la folie de mon existence ! »

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Serge De Souza, L’écriture du Tragique chez Foungbé dans Bânin : noces ensanglantées (déc. 2020).

En fait, la vie de Momba dans la narration connait deux phases principales : une phase
ascendante avec ses rêves, ses passions, ses illusions et ses espoirs d’un lendemain meilleur et
une phase descendante, marquée par ses déboires, l’échec de son mariage et son désespoir
jusqu’à sa mort.
Le dédale vers celle-ci commença par un acte insensé, de folie, formulé par des interrogations
chargées d’une émotion forte, puisque avec la mort de la douce sentinelle, les ébats, autrefois
épanouissants, sont désormais vécus et ressentis comme un viol:
Qu’avais-je fait ? Mon Dieu, qu’avais-je fait ? J’essayai de me figurer l’entrée de mon
jardin secret ; à quoi pouvait-il ressembler, maintenant que je m’étais fait mutiler ?
[…] Trop tard ! Il était trop tard pour faire machine arrière. Gnikè, oh Gnikè !
saisissais-tu réellement la portée de l’acte que je venais de poser pour toi ? […] Voilà
que pour sauver ton honneur, j’acceptais librement de me faire mutiler. Fasse le Ciel
que je n’ai surtout pas à le regretter un jour […].
Ce soir-là, après un dîner un peu arrosé, je lus clairement le désir dans les prunelles de
mon mari. Je répondis à ses baisers avec ardeur. Je me laissai prendre à la douceur et
à la chaleur de ses paumes viriles. Pourtant, je me raidis de tous mes membres, lorsque
sa main s’aventura en direction de mon jardin secret. Gnikè aurait-il oublié la mort de
la douce sentinelle ? […] Et pourtant… plus rien n’était pareil, chéri ! Plus rien ne
serait jamais pareil ! Je n’y sentais plus du tout la douceur subtile de tes doigts. Elle
s’était envolée, cette magie dont toi seul avait autrefois le secret. Tu t’agitais comme
« un eunuque impatient de forcer une jeune fille », pour paraphraser l’auteur du
Siracide. Tes doigts m’irritaient profondément. Je ne les avais jamais sentis aussi
rugueux. Je réprimai un soupir de soulagement lorsque tu les retiras. Or le pire restait
à venir : ta virilité qui autrefois me fascinait tant, se mua en bourreau en se frayant
douloureusement un passage à travers mes chairs meurtris. Je retins mes larmes pour
ne pas te frustrer. Que m’arrivait-il ? Mon Dieu, que m’arrivait-il ? Quand je pense
qu’il devait en être ainsi toutes les nuits !

2. L’irrationnel autour d’une membrane et d’un bout de chair

Toute la trame du récit et tout le drame de Momba, et par ricochet de la femme, dans ce récit
vient de l’observance stricte des coutumes qui voit d’abord dans la femme un objet sexuel. Ce
qui est d’autant plus frappant, quand ce sont des femmes qui valorisent ce regard réducteur.
Dès lors, la passion et l’atmosphère deviennent électriques voire oppressantes, lorsqu’un
soupçon se fait sur la vertu d’une femme :
Les larmes de Sily refermèrent bien vite la parenthèse. Je proposai à la malheureuse
enfant de consulter un gynécologue, pour lever toute équivoque sur sa virginité.
 Mais c’est qu’il ne serait pas convenable, de dévoiler ma nudité à un homme
autre que mon mari pour l’instant, me fit-elle remarquer.
 Nous prendrons le soin de consulter une dame qui exerce dans le domaine, la
rassurai-je. J’en connais d’ailleurs une qui jouit d’une excellente réputation dans un
cabinet médical, quelque part au centre ville. Je t’y emmène dès demain.

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Serge De Souza, L’écriture du Tragique chez Foungbé dans Bânin : noces ensanglantées (déc. 2020).

Sitôt dit, sitôt fait ; dès le lendemain, la vieille Souyo retrouva le sourire, car sa chère
protégée gardait sa virginité, malgré tous les doutes formulés. Ma belle-mère
m’adressa de chaleureux remerciements. Sily pleurait de gratitude. Gnikè était soulagé
de voir les choses clarifiées. L’honneur de Sily étant sauf, la bonne humeur et la gaieté
revinrent au sein du trio. Je ne tardai pas à m’éloigner, agacée par tout ce tintamarre
provoqué par une fine membrane de chair ; comme si la vraie valeur de la femme ne
tenait qu’à cela.
Il en est de même lorsque la tradition impose de regarder une bânin, une non-excisée avec
dédain, comme une paria, comme une femme sans féminité ou pire, une femme légère :
Elle haussa les épaules, une lueur moqueuse dans les yeux.
 Tu tiens vraiment à le savoir, Momba ? Eh bien puisqu’il en est ainsi… sache
que… c’est parce que tu n’es pas bânin !
Sur ce, elle empoigna serviette et éponge, et se sauva d’un rire moqueur en direction de
la douche. Je demeurai là, pantoise. Qu’est ce que l’excision venait encore chercher,
dans le débat ? Je m’affalai sur le matelas rembourré de paille sèche. Etait-ce donc la
raison pour laquelle, mes sœurs du village refusaient de m’intégrer franchement dans
leur rang ?
Mais, j’étais fière de mon statut de femme non excisée. J’étais fière, de n’avoir subi
aucune mutilation génitale. Pauvres imbéciles ! Voilà donc pourquoi elles me traitaient
de gamine à chaque fois. Mais qui était gamine, en réalité ?
Elles ignorent tout, ou font semblant de tout ignorer du rôle joué par ce bout de chair
dans l’équilibre physiologique de la femme. Elles sont froides, frigides, tandis que moi
je connais le plaisir, la volupté.

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3. Une phraséologie du tragique

Dès l’entame, c’est le soliloque de l’héroïne qui traverse toute le récit, ce « Je » homo-
diégétique qui donne le ton tragique de l’œuvre, et surtout annonce sa fin tragique en
clausule : le ton est au regret, à la mélancolie, à la tristesse, au refus d’une nouvelle aube, au
désespoir, à l’errance de l’âme… dans les souvenirs.
Eéé Kouayô, yé kouayô mou kouayô ôôôh !!!
Les paroles de ce chant de réjouissance me pénètrent le cœur, telle une vrille tenue
par une main machiavélique. Couchée dans ma chambre, je souffre de l’aura festive
qui imprègne ma demeure, en ce jour que je maudis de toute mon âme. […]
J’ai assisté mélancolique, au lever du jour. Aujourd’hui, mon cœur n’a point exalté
l’apparition de la boule de feu qui blanchit le firmament, et sonne le réveil de
l’univers endormi. Combien de fois, n’ai-je imaginé des aubes semblables, en des
époques lointaines ? Combien de fois, n’ai-je transfiguré des pratiques imaginaires
dans le monde réel ? Mais ce jour, je n’ai point rendu hommage au roi soleil.
Car, cette aube sonnait le glas d’un bonheur que je me figurais éternel. Qui a dit que
le bonheur existe ici-bas ? […] En voilà une qui ne perd rien pour attendre… le
prototype parfait de la vipère ; une vipère, de paillettes revêtue et les crochets enrobés
de diamants. Je ne supporte plus sa face noiraude ainsi que sa carrure de mégère.
Tout en elle est archifaux. Elle a ôté son masque et m’a insufflé la morsure fatale, au
moment où je m’y attendais le moins ; et dire que j’ai sottement prêté le flanc… je
paye le prix de ma naïveté et de ma sottise. A-t-on idée d’être aussi immature ?
Pauvre de moi ; quand je pense à la folie de mon existence !
Comment oublier cette matinée pluvieuse au cours de laquelle je rencontrai l’homme
avec qui j’allais partager mon existence ? Toute ma vie devait de manière irréversible
basculer suite à cette rencontre. […] »

Cet incipit décrit l’opposition entre l’état d’âme de l’héroïne et le monde extérieur. Le monde
intérieur de celle-ci est non ensoleillé, encore dans l’obscurité, il est réclusion, repli sur soi,
refus d’être en syntonie avec la nature et les hommes en fête, c’est un monde de chaos
intérieur et d’errance.
Les oppositions dans les phrases sont frappantes : « Les paroles de ce chant de réjouissance
me pénètrent le cœur, telle une vrille tenue par une main machiavélique » ou « Je souffre de
l’aura festive qui imprègne ma demeure, en ce jour que je maudis de toute mon âme », ou
encore « J’ai assisté mélancolique, au lever du jour ».
Cette cassure entre monde intérieur et monde extérieur révèle de façon métaphorique qu’un
ressort en Momba est brisé, celui du goût pour la vie.
L’allitération en [l] évoque bien la psychologie mélancolique de celle-ci : « J’ai assisté
mélancolique, au lever du jour. Aujourd’hui, mon cœur n’a point exalté l’apparition de la
boule de feu qui blanchit le firmament, et sonne le réveil de l’univers endormi. »
Les images du piège ou de l’attaque de crotale accentuent la note tragique du récit. Momba
relit l’absurde de sa vie ou l’impensable de son choix, l’excision. Une vie qui a basculé dans

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le néant, après une rencontre : « Toute ma vie devait de manière irréversible basculer suite à
cette rencontre. […] », suite à une chute, telle une proie prit au piège d’une vipère : « …le
prototype parfait de la vipère ; une vipère, de paillettes revêtue et les crochets enrobés de
diamants ».
L’allitération en [m] évoque le rapprochement entre la morsure du serpent et la mort
inévitable : « Elle a ôté son masque et m’a insufflé la morsure fatale, au moment où je m’y
attendais le moins ; et dire que j’ai sottement prêté le flanc… je paye le prix de ma naïveté et
de ma sottise. A-t-on idée d’être aussi immature ».
La métaphore hydrique dans Bânin renvoie de façon ambigüe à l’amour et à la mort. Elle
figure la mer, cet aman dangereux avec qui le contact est risqué, les cours d’eau et leur
beauté, elle figure la pluie provoquant souvenirs et mélancolie, elle figure les pleurs,
révélation d’un cœur triste, brisé par la trahison d’un homme, signe qu’une vie a basculé dans
le chaos, et préfigure l’ultime instant avant la fin par une coulée… de sang.
Je crus défaillir de chagrin, à la vue de cet adorable tableau de la mère de famille
comblée. Je quittai les lieux en toute hâte, la vue brouillée de larmes et le cœur meurtri.
Je pleurai longuement dans la solitude de ma chambre, sur ce malheureux virage que
j’avais sottement emprunté, aveuglée par l’amour d’un homme.

4. Temporalité du tragique : l’aspect duratif de l’imparfait

Chez Foungbé, dire l’indicible (la douleur, l’errance de l’âme), raconter l’ineffable (le
mystérieux, l’insensé, l’irrationnel) se manifeste par l’emploi d’une temporalité appropriée :
Dans ce roman, l’auteure alterne présent de narration pour rendre le récit dynamique, passé
simple et imparfait. Le passé simple indique bien que le temps des événements racontés est
révolu, et sans lien avec le temps de l’énonciation de l’héroïne, meublé par le désespoir et la
mélancolie. Tandis que l’imparfait aide à saisir cet état dans lequel se trouve le personnage,
plongée dans ses souvenirs, hélas sur lesquels, elle n’a aucune prise. L’aspect duratif de
l’imparfait évoque un monde de monotonie, de lenteur, comme si l’héroïne voulait revivre ce
temps de l’enfance qu’elle « se figurait éternel ». L’imparfait ralentit donc le temps des
souvenirs et le rythme de la narration, et plonge l’héroïne dans une forme d’errance dans son
Subconscient, dans sa mémoire.
Parcourant du regard la salle devenue exigüe, je dénichai une table libre, la seule
d’ailleurs, située quelque peu en retrait. En quelques enjambées, je m’y installai et
l’instant d’après, je sirotais une tasse de café, la face noyée de bien-être. Autrefois,
j’aimais beaucoup la pluie. Je passais de longues heures à regarder les gouttes
ruisseler, à travers les fenêtres de ma chambre. En vacances chez mes grands-parents,
je contournais parfois l’interdit paternel, et me douchais sous la pluie en compagnie de
mes petites cousines. Nos jeux innocents ressurgissaient des méandres de ma mémoire ;
j’avais la tête emplie de nos rires cristallins, en sirotant machinalement ma tasse de
café. Grand-père et grand-mère faisaient preuve d’une telle indulgence...

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Serge De Souza, L’écriture du Tragique chez Foungbé dans Bânin : noces ensanglantées (déc. 2020).

Le passé simple donne la sensation que Momba veut désormais passer à autre chose. Mais la
clausule, renseigne vite le lecteur que ce temps passé évoque aussi la brièveté, l’évanescence
et l’échec d’une vie, qu’elle avait voulu heureuse aux côtés de son homme.
L’emploi de l’imparfait apparait finalement en clausule, encore-là, comme mémoire des
souvenirs, regret du passé, mais surtout ultime ralentissement dans le rythme, avant de passer
à l’acte fatidique des désespérés :
C’est une lame de bistouri chipée à mon ami médecin, lors d’une partie de pêche.
C’était à l’île Boulay, par une merveilleuse journée ensoleillée. Il s’en servait pour
couper ou ajuster le fil des hameçons.
C’était le temps du bonheur, de l’insouciance ; je ne connaissais pas encore Gnikè. Par
la suite, je m’en suis servie pour me confectionner un collier de perles, les fameux
« baya2 » qui occasionnent une montée d’adrénaline chez l’homme. Seul un objet très
tranchant peut venir à bout du fil employé.
J’avais tellement en tête de séduire mon Gnikè, qu’il me fallait un « baya » en fine
porcelaine colorée. J’ai longtemps cherché et trouvé les perles, dans un magasin
spécialisé en lingerie féminine et autres petits gadgets pour femme. Gnikè prenait
plaisir à faire tinter les perles du « baya » dans le secret de notre alcôve. Mais tout cela
est bel et bien révolu !

5. La technique de fragmentation chronologique et topographique

Cette technique de fragmentation chronologique et topographique est déterminante dans la


compréhension de Bânin : noces ensanglantées, par l’emploi quasi régulier du flash-back,
juxtaposant la chronologie du récit à celle des souvenirs de l’héroïne, avant son suicide. Ainsi
la linéarité du récit est sans cesse fragmentée par des analepses, c’est-à-dire des récits
rétrospectifs. Cette esthétique brise la linéarité du récit, reflète également la difficulté de la
lutte pour l’éradication de l’excision, durement contrariée par des coutumes ancestrales
réfractaires dans certaines sociétés africaines3.

6. La fin tragique de l’héroïne

D’ici peu, le sang de Sily maculera un drap de couleur blanche, profanant à jamais mes
amours avec Gnikè. Tous mes ennemis se délecteront à la vue de ce sang d’une jeune
vierge excisée, offerte en mariage à un valeureux fils de chef. Gnikè sera tellement
heureux et fier de décacheter ce grand cru, qu’il rampera à ses pieds, prêt à lui
décrocher la lune.
Puisqu’ils en veulent du sang… Fermant les yeux, j’accomplis le rituel des personnes
désespérées. Presque aussitôt, le liquide chaud et visqueux s’échappe à flots, tandis que
mon corps retombe sur le carrelage humide. Mon être bascule sur les rives de l’au-delà,
tandis que s’agrandit la coulée de rubis que j’offre à Gnikè et Sily pour célébrer leurs
noces maudites.

2
Vocable malinké, groupe ethnique originaire du nord de la Côte d’Ivoire.
3
Cf. Serge De Souza, Art., cit., in www.foungbefelya.com.

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Serge De Souza, L’écriture du Tragique chez Foungbé dans Bânin : noces ensanglantées (déc. 2020).

C’est une atmosphère colorée de sang qui annonce la fin de l’héroïne : « Puisqu’ils en veulent
du sang… » Ce silence, marqué par les points de suspension (…) ou blanc typographique,
annonce que l’absurde et le néant viennent de prendre le dessus, place désormais à la folie et à
l’impensable. La couleur rouge passion prévaut et domine : sang, vin, rubis.
Ce passage final montre bien la complicité sadique entre le tragique et le sexuel4. Se délecter
du sang comme de l’acte sexuel, et pire, comme on dégusterait un grand cru. Cette fin
tragique n’est pas sans rappeler le meurtre de Dionysos, fils de Zeus et de Perséphone, dieu
grec du vin et de la vigne, dans la tragédie grecque. C’est surtout l’évocation du ressenti que
les Grecs éprouvent devant le spectacle de la mort d’un enfant déchiqueté : non pas d’abord
une compassion vis-à-vis du héros souffrant, mais une assomption des instincts agressifs des
bourreaux, qui s’en trouvent finalement purifiés. Le spectacle de la passion chez les Grecs
provoque plaisir et joie, et donc soulagement.
Cette fin tragique n’est point choquante moralement pour le Grec qui y trouverait donc un
soulagement ou une purification (catharsis) de ses instincts violents.
Toutefois, cette fin tragique, mais littéraire, de l’héroïne Loh Momba, laisse un espace
d’interprétation et d’action au lecteur que l’auteure engage dans les sociétés africaines qui
pratiquent encore l’excision, malgré les lois répressives contre cette pratique. Plus jamais ça !
Plus jamais de sang versé d’une enfant excisée, d’une femme excisée, au nom de traditions
ancestrales mortifères.

Serge De Souza,
Un fidèle lecteur.

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Tragique vient de tragos, le bouc, animal lié à la violence et à la sexualité.

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