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LES (DES)RAISONS

RÉSONNENT

“Tout désordre comprend ainsi deux choses : en dehors de nous, un ordre ; en nous, la représentation d’un ordre
différent qui est seul à nous intéresser.”

Henri BERGSON - La Pensée et le Mouvant

INTRODUCTION
Les troubles psychiques recoupent un ensemble de pathologies diverses (schizophrénie, bipolarité, trouble
borderline…). Ce terme recoupe donc des personnes et des situations distinctes.

Ce type de pathologies sont, a priori, incurables. Une personne concernée vivra donc toute sa vie avec un
trouble psychique. Dans les faits, là aussi les hypothèses sont diverses : certaines personnes connaîtront
des épisodes de rechutes fréquentes, d’autres espacées ou sans récurrence.

Là aussi, ce terme est utilisé pour des personnes qui vivent des symptômes communs de manière absolue
mais font l’expérience de ces derniers de manière très différentes.

Utiliser le terme de trouble pour une personne qui vit des années ou des décennies sans symptômes peut
paraître surprenant. Le trouble est latent, si ce n’est absent, mais il définit encore l’individu. Le terme de
psychique quant à lui est peu connu du grand public. On le confond avec le terme psychologique, avec lequel
il peut entretenir des liens.

Définir un individu qui vit une vie sans trouble par l’adjonction d’un autre terme que peu de personnes sont
capables de définir à part des spécialistes paraît correspondre de manière lointaine à la réalité d’un grand
nombre de personnes menant une vie jugée “normale” au sein de la société.

Désigner ainsi ces personnes peut avoir comme conséquence de les marginaliser, ou au moment du
diagnostic de les placer dans la situation d’une personne condamnée à perpétuité.
LA FOLIE : UN ÉPISODE DE DÉRAISON AIGUË

La folie est également un terme générique et vague. Il est employé dans une variété de situations,
mélioratives comme péjoratives.

Il renvoie généralement à une situation qui sort de l’ordinaire.

Il est à noter que les personnes touchées par un trouble psychique représentent une minorité de la
population, cette minorité est en réalité représentative (notamment en incluant les états dépressifs).

Le terme de fou semble donc peu utile pour désigner ces personnes tant leur nombre fait d’eux un partie
intégrante de la société.

Il se pose ici le problème de trouver une manière de désigner les personnes rencontrant ou ayant rencontré
dans leur chemin de vie un parcours psychiatrique.

Le terme de déraison peut être choisi : il replace la personne concernée dans le champ du connu. On peut
définir comme un pas de côté sur ce que l’on croit connaître de la raison ; ou une raison, une manière de
raisonner, un raisonnement divergent.

Le terme médical de “crise maniaque” peut ainsi être traduit par celui de “période de déraison aiguë”.

Pour les personnes concernées et le grand public le terme a plusieurs avantages : un “crise” est un terme
générique qui renvoie à tout et à rien, celui de “maniaque” évoque généralement le rangement.

Ce terme rappelle aussi que la nécessité de soins en hôpital est souvent de courte durée comparée à
l’existence de la personne concernée. Elle annule le caractère définitif qu’induit le fait d' “être schizophrène,
bipolaire…” ou de “vivre avec un trouble psychique”.

Elle ne nie pas non plus la spécificité des personnes concernées mais replace leur pathologie dans un
cheminement de vie qui ne les condamne pas.

Enfin, il permet d’introduire le sujet d’un état de santé sans divulguer l’entièreté d’un diagnostic et respecte
donc la diversité des situations des personnes concernées par un “trouble psychique”.

Il permet également de placer sur une différence de degré et non de nature les personnes ayant connu une
hospitalisation et des personnes qui connaissent des dérèglements certains ne nécessitant pas de soins
médicamenteux.
CRÉATION ET DÉRAISON : DU PROCESSUS CRÉATIF

Jean Dubuffet soulevait déjà l’amalgame fait entre création et “folie”. Lui, qui a parcouru les asiles de
France, tranchait la question en affirmant qu’il n’y avait pas plus d’artistes véritables à l’intérieur des asiles
qu’en dehors.

Cette affirmation pose la question de la “valeur” des productions artistiques et de leur expression. La
créativité demeure cependant une qualité que l’on reconnaît au sein de personnes ayant connu un épisode
de déraison aiguë.

On constate que cette créativité n’est pas seulement artistique et peut toucher des domaines d’activités
variés.

Cependant, on ne doit pas faire ici un nouvel amalgame : personne n’a d’injonction à créer.

Dans les faits, une période de déraison se traduit souvent par une hyperactivité pendant laquelle on fait un
pas de côté sur la raison telle qu’on croit la connaître.

Cette hyperactivité mène dans de nombreux cas à l’expérience du processus créatif.

Les auteurs de ces créations en jugeront personnellement la valeur et ressentiront, ou non, le besoin de les
poursuivre en l’état ou différemment. On peut reconnaître que l’expérience d’un processus créatif intense
peut faciliter l’émergence d’une pratique continue.

Un sujet connexe est le mode de pensée connu en période de déraison, à savoir : associations d’idées,
corrélation perçues comme causes et effets et enfin hallucinations (visuelles, auditives voir hallucinations
de la pensée).

Ces modes de pensée neutralisés, il en demeure ici aussi l’expérience.

Pour ne citer que quelques exemples de pratiques artistiques faisant appel à ce type de fonctionnement de
l’esprit, on pourrait nommer : la poésie et l’utilisation assidue de la métaphore, la peinture symbolique ou
surréaliste.

Enfin, la pratique artistique est également le seul domaine dans lequel la déraison est perçue de manière
positive. On ne cherchera pas a comprendre une œuvre et son auteur et conclura par : “quelle originalité,
c’est fou”. Il semble donc tout à fait naturel qu’une personne concernée y trouve un moyen d’être acceptée
pour ce qu’elle est.
LA BRUTE ÉTAIT POLICÉE

L’art brut a mis en lumière les créations d’artistes en dehors des circuits institutionnels dont des artistes
vivant dans des asiles. Il est à rappeler qu’à l’époque les traitements médicamenteux n’existaient pas ou
peu. La situation des personnes concernées était donc particulièrement précaire.

Des traitements ayant été mis en place, l’art brut, devenu lui-même institutionnel, désavoue les créations
des artistes issus du milieu psychiatrique.

L’efficacité des soins prodigués aux patients des hôpitaux se serait donc ressentie dans leurs créations
artistiques.

On peut ici se poser la question du statut de ces créateurs.

Une même personne qui aurait sans médicament produit des œuvres considérées comme brutes se retrouve
dans la situation paradoxale de n’avoir accès à aucun moyen de diffusion de ses créations.

L’art brut en tournant le dos à ces créateurs les condamne à une création silencieuse et prouve que si elle
s’intéresse à une production elle ne prend pas en compte l’humain qui la crée.

D’une certaine manière, cette posture entérine le poncif de l’artiste maudit.

Il est cependant absurde de penser qu’un personne ayant connu un épisode de déraison aiguë perde toute
valeur en tant que créateur par le simple fait d’avoir reçu des soins. Cette personne, qui connaît des modes
de raisonnement différents, se trouve entre deux mondes.

D’un côté elle connaît la création hallucinatoire et de l’autre une création rationnelle. Elle aura tendance à
utiliser des techniques conventionnelles tant qu’elle a les moyens mais ira nécessairement puiser dans les
expériences les plus originales de son existence.

Une nouvelle question se pose : comment qualifier ces œuvres?

Elles ne sont a priori pas brutes, ou ce sont des œuvres d’art brut simplement par dérivation. Par ailleurs,
ces pratiques ne connaissent pas d'homogénéité de médiums ou de style.

Le seul point commun à ces créateurs est l’expérience de la déraison. Elles forment un corps dans lequel
l’écho de la déraison résonne. Seul point commun non discutable à cet ensemble de créations.
CONCLUSION

On connaît peu ou mal les modes de raisonnement des personnes qui ont connu un épisode de déraison
aiguë.

Dans les faits, le traitement médicamenteux a pour but uniquement de les ramener dans une “normalité”.

Cependant, on reconnait facilement des qualités à ces mêmes personnes, des qualités qu’on peut qualifier
d’extraordinaire (notamment dans leurs capacités créatives). Cette constatation ne fait l’objet l’objet que
de peu ou d’aucun accompagnement.

Si la création est suffisamment étrange, elle sera qualifiée d’art brut ; si elle est suffisamment commune
elle pourra entrer dans les circuits de l’art contemporain.

On peut se sentir étriqué entre ces deux alternatives et se demander s' il n’est pas temps d'entériner un
mode de fonctionnement de la pensée et de la création des personnes ayant ou pas un diagnostic.

Un fil conducteur de créateurs capables de penser en systèmes et de rendre ces systèmes sinon effectifs,
compréhensibles.

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