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ELSEVIER

Système familial intérieur :


blessures et guérison
Système familial intérieur :
blessures et guérison
Un nouveau modèle de psychothérapie
PRÉFACE DE L'ÉDITION FRANÇAISE

Ce qui me semble le plus difficile dans l'écriture d'une préface, c'est que
souvent celui qui la rédige ne connaît qu'imparfaitement le sujet traité et
que faute de temps et de savoir, il a le sentiment de ne pouvoir embrasser
· dans un volume si réduit une telle somme de connaissances. En revan­
che, plus qu'une façon de s'instruire, c'est toujours pour lui l'occasion
de saisir le lien personnel qui l'unit à celui qui l'a chargé de cette tâche.
Dans cet ouvrage, le lien, c'est une amitié de plus de vingt ans avec le
coordinateur scientifique et traducteur de l'édition française, le Docteur
François Le Doze qui fut successivement interne, chef de clinique puis
praticien hospitalier dans le service de neurologie du Centre Hospitalier
et Universitaire de Caen dont j'avais la direction. Neurologue de forma­
tion, il n'a cessé de s'intéresser aux intrications des domaines organi­
ques, psychiques et psychosomatiques de ses patients. N'étant pas attiré
par la psychanalyse classique, il a découvert cette nouvelle méthode de
psychothérapie appelée IFS. Il a entrepris de l'appliquer, avec succès m'a­
t-il dit, aux différents types de patients dans l'unité de soins dont il a la
charge. C'est donc F. Le Doze qui m'a fait connaître cette méthode et
son inventeur le Docteur Richard C. Schwartz.
La psychothérapie n'est pas née d'hiei: Selon Alain Rey, le mot fut
utilisé pour la première fois en 1888. En 1911, Jules Dejerine, titu­
laire de la chaire de clinique de neurologie depuis un an à l'hôpital
de la Salpêtrière, publia avec son élève Gauckler un ouvrage intitulé :
« Les manifestations fonctionnelles des psychonévroses, leur traitement
par la psychothérapie ». En opposition avec Charcot qui considérait
l'hystérie comme une maladie organique, il préconisait le respect et
l'isolement de ces malades et l'abord verbal de leurs doléances. L'essor
de la psychanalyse qui s'explique par le génie convainquant de son
créateur mit l'accent sur des notions nouvelles comme le refoulement,
l'inconscient profond, le ça et le surmoi, le sens des rêves. Elle permit
de pratiquer, à côté de la cure type, des psychothérapies plus courtes
en face à face adaptées aux traitements de situations pathologiques
précises, par exemple les phobies. Comme tous les grands penseurs,
Freud eut ses disciples et ses dissidents. Si l'école d'Adle1; attachée au
« complexe d'infériorité » n'a plus, je pense, d'adhérents, celle de Jung
reste toujours représentée en France et en Amérique ; bien qu'assez po­
lymorphe dans sa formulation, on peut dire qu'elle vise essentiellement
à la reconstitution du Self. Plus récemment sont apparues les thérapies
familiales. Qu'elles soient d'obédiences psychanalytiques ou purement
systémiques, elles sont caractérisées par les traitements d'un groupe, les
patients ne sont pas pris en charge lors de colloques singuliers.
VIII

La vaste culture du docteur Richard Schwartz lui a permis d'être au


courant de ces différentes écoles. De même que dans un groupe, le thé­
rapeute tente de faire apparaître les éléments pathogènes que recèlent
les personnes en présence, chez un individu pris isolément, il s'attaque
aux conflits intrinsèques qui peuvent devenir pathogènes. Cette nouvelle
approche a été inspirée par la théorie des personnalités multiples très en
honneur aux États-Unis, chaque personne étant habitée par plusieurs
personnalités dont l'une peut devenir temporairement prédominante.
Dans son Internai Family Systems, Richard Schwartz considère que la
personnalité globale comprend plusieurs « sous personnalités » qu'il
appelle « parties ». Au cours d'entretiens individuels, il parvient plus
ou moins facilement à faire prendre conscience au patient de l'existence
et de l'importance respectives de ces parties et des conflits qui peuvent
naître du fait de la rupture d'harmonie qui s'est installée entre elles. Le
i
patient réussit à identifer ces parties en leur donnant même un nom
propre com1ne s'il assistait à la représentation de sa propre histoire.
l;auteur (à qui on pourrait reconnaître une méthodologie inspirée de
Descartes dans le « Traité des passions ») analyse qualitativement ces
différentes parties et les classes en : manager, exilé, pompier. Ces der­
niers sont des intervenants d'urgence dans le conflit mais font souvent
plus de dégâts que de bien. Une partie remarquable de la théorie est que
le véritable Self est « au dessus des parties », c'est grâce à lui que l'har­
monie sera retrouvée pour l'instant tout au moins. On pourrait parler
d'aide à l'introspection dirigée. Tout l'ouvrage tourne autour du traite­
ment de la boulimie ce qui donne un aperçu concret de la méthode, et
trouve une application courante chez les jeunes à notre époque. Mon
travail n'est pas de résumer le livre. Je pense que sa lecture aisée peut
ouvrir des horizons thérapeutiques, faire réfléchir et donner un aperçu
plus élevé qu'une approche hyper 1natérialiste comme celle que nous
proposent les thérapies comportementales qui ne font pas tellement de
différence entre l'homme souffrant et un animal de laboratoire !
Le travail de Richard Schwartz est basé sur sa longue expérience
de psychothérapie, d'abord dans le cadre des thérapies familiales puis
selon sa propre méthode. Titulaire d'un PhD, l'équivalent de notre doc­
torat en psychologie, il a exercé et enseigné dans diverses universités
américaines. Sa méthode peut constituer une aide intéressante et utile
dans la prise en charge de certains patients.

Bernard Lechevalier
Professeur émérite de neurologie
Membre de l'Académie Nationale de Médecine
AVANT-PROPOS
À L'ÉDITION FRANÇAISE

Avec la publication de ce livre, le modèle de psychothérapie Interna!


Family SystemsSM (IFS) est désormais disponible pour le lecteur franco­
phone. Il s'agit pour moi d'une étape importante sur un chemin com­
mencé il y a quelques années, lorsque j'eus l'occasion d'être introduit à
la richesse de ce modèle par Nanna Michaël, psychologue et psychothé­
rapeute. Ma pratique médicale fut profondément influencée par cette
rencontre. Je recherchais depuis longtemps un cadre qui puisse contenir
et faire progresser cette intuition que j'avais eue dès le début de ma
pratique médicale : la mobilisation des ressources psychiques devait
pouvoir être mise à la disposition du patient pour l'aider à modifier
favorablement le cours évolutif de sa maladie. L'utilisation, au début
hésitante puis de plus en plus assurée, de !'IFS chez mes patients m'a
permis de réaliser que ce modèle correspondait précisément à ce que
je recherchais. Il s'agissait d'une approche facilement acceptable par
mes patients, qui ne se trouvaient pas en recherche directe d'un travail
d'ordre psychologique sur eux-mêmes, mais qui cependant y étaient
ouverts. Les effets positifs, parfois spectaculaires non seulement sur le
psychisme mais aussi sur les symptômes des maladies, m'ont convaincu
de suivre cette voie qui m'a conduit, avec l'accord de Richard Schwartz,
à faire publier la version française de son livre introductif au modèle.
Cette expérience de traduction fut très riche, en particulier du fait
des échanges intellectuels et humains que j'ai eus avec Monique Vazire,
psychologue, psychothérapeute et formatrice à !'IFS, d'origine française
et vivant en Californie. Je la remercie pour avoir mis sa grande connais­
sance du modèle au service de cette publication.
L'introduction d'un nouveau modèle de psychothérapie par un mé­
decin neurologue peut apparaître singulière. Elle est à tout le moins
inattendue de la part d'un médecin dit « somaticien », c'est-à-dire exer­
çant en dehors du champ de la psychiatrie. À y regarder de plus près,
il y quelque chose somme toute d'assez naturel à cela, si l'on prend en
compte à la fois la nature même du modèle présenté et la nature même
de la médecine.
R. Schwartz se trouve à l'avant-poste d'une nouvelle manière de
penser et de pratiquer la psychothérapie. Il se situe moins de mon point
de vue comme un psychologue de l'inconscient que c01nme un psycho­
logue de la conscience. Son objectif ultime est de contribuer à restaurer
le Self leadership, condition indispensable à la guérison. Le Self, siège
de la conscience, doté de qualités inaltérables comme la compassion
X

et la confiance, reprend la maîtrise de la vie psychique. Cet état est ca­


ractérisé par un contact renouvelé avec l'intuition profonde du sens de
l'existence. Celle-ci guide les prises de décision et rend aisée leur mise
en œuvre en lien harmonieux avec le monde des sous personnalités,
appelées « parties ». Ces parties auront été au service de tentatives
de survie par rapport à certaines circonstances traumatiques ou à des
contraintes de l'environnement. Les parties les plus fragiles pour avoir
été directement exposées à ces circonstances, et qui auront été isolées
par d'autres parties nommées«protecteurs», sont appelées«exilés».
Sur ce chemin, le psychothérapeute est appelé à mettre lui aussi en
œuvre ces qualités de Self leadership sous la forme de ce que d'aucuns
appellent la«présence inconditionnelle». Être là, simplement présent,
conscient, ouvert et sans jugement dans une invitation vis-à-vis du pa­
tient à créer de nouvelles relations empruntes de compréhension avec
ses parties, constitue un puissant outil de transformation. J'en ai été et
en reste encore le témoin. J'ai pu en effet observer, souvent de façon
inattendue, comment certains symptômes (migraine, eczéma atopique,
pelade ... ) s'estompaient à mesure que les polarisations (ou opposi­
tions) entre parties étaient traitées, les exilés soulagés de leurs fardeaux
constitués d'émotions ou de croyances, et le Self leadership restauré.
En ce sens l'attitude de présence inconditionnelle peut être consi­
dérée comme un outil, un traitement tout comme les autres outils
proposés par R. Schwartz et spécialement le déchargement de l'exilé.
Le psychothérapeute devient un thérapeute et le médecin qui l'utilise
avec ses patients atteints de troubles organiques, un soignant. Prati­
quer l'art du diagnostic constitue une part irréductible de la pratique
médicale. Pratiquer le soin l'est tout autant. Nombreux sont les outils
qui figurent dans ce qu'il est convenu d'appeler l'arsenal thérapeutique.
La psychothérapie, et tout particulièrement la pratique du modèle IFS,
doit y trouver sa place en tant que moyen de traitement des maladies
somatiques.
La médecine occidentale a vécu dans le courant du vingtième siècle
des avancées considérables, mais souvent au prix d'une hyperspéciali­
sation de ses praticiens, qui ont parfois perdu de vue la perspective de
la globalité de la personne malade. Ils ont pu être conduits à rétrécir
leur champ de conscience et se sont par la force des choses coupés
de ressources essentielles partagées par le patient et le médecin, pour-.
tant mobilisables avec tellement de puissance dans le colloque singulier
qu'ils mènent ensemble. Certaines barrières entre spécialités (comme
entre la neurologie et la psychiatrie), utiles en leur temps pour favoriser
la progression de la connaissance, peuvent désormais s'abaisser au ser­
vice de la réunification de la pratique médicale et ultimement au service
de la réunification de la personne malade. Le domaine de la médecine
psychosomatique, qui devrait grandement bénéficier du modèle IFS, est
certainement l'un des cadres privilégiés qui peuvent voir (parfois expé­
rimentalement) opérer ces rapprochements entre domaines auparavant
distants, comme la médecine somatique et la psychologie.

François Le Doze
Neurologue, médecine psychosomatique,
Service de neurologie, CHU de Caen
REMERCIEMENTS
DE L'ÉDITION ORIGINALE

Un livre entier serait nécessaire pour remercier équitablement tous ceux


dont les idées et l'aide ont eu une influence sur le modèle du système
familial intérieur (Interna! Family Systems [IFS]). J'ai eu la chance de
rencontrer de nombreux guides sur mon chemin, et je continue de
m'appuyer sur plusieurs d'entre eux.
Je ne peux malheureusement pas remercier publiquement les nom­
breux patients qui ont aidé à la création de ce modèle de thérapie, mais
une grande partie du mérite leur revient. Mon rôle s'est souvent limité à
celui de journaliste : je ne faisais que documenter les expériences extra­
ordinaires dont ils me faisaient part. Je ne pourrai jamais complètement
mesurer le courage qu'il leur a fallu pour pénétrer et demeurer dans ce
qui parfois ressemblait à une chambre d'horreur ou un abysse de déses­
poir au sein de leur monde intérieur. Ils m'ont aussi appris à approcher
mon propre monde intérieur, et à y vivre différemment. Je recommande
à tout thérapeute de laisser à ses patients la possibilité de lui servir de
guide dans la pratique de la psychothérapie et l'apprentissage de la vie.
Il s'agit d'une expérience révélatrice et transformatrice.
Nombreux sont les collègues, étudiants et participants aux ateliers
qui ont influencé le modèle, quelquefois simplement en mentionnant un
livre ou une méthode, ou bien en questionnant une idée ou une techni­
que à laquelle j'avais donné forme. Quelques-uns parmi eux ont consa­
cré une grande partie de leur énergie professionnelle au développement
du modèle et y ont contribué de façon spécifique. Deborah Gorman­
Smith a participé à cette exploration à mes côtés pendant plusieurs an­
nées. Du fait de sa sensibilité aux problèmes rencontrés par les victimes
d'abus sexuel et à la relation thérapeute-patient, elle a énormément
enrichi le modèle. Son sens critique inébranlable a donné au modèle
une base solide. Regina Goulding a passé d'innombrables heures à dis­
cuter du modèle avec moi, m'aidant ainsi à le clarifier et à le mettre au
point. Dès le début, la créativité clinique d' Ann Womack a beaucoup
contribué à faire naître de nombreuses idées et techniques. Ses efforts
pour appliquer le modèle dans le domaine médical m'ont inspiré. Le
travail sur plusieurs projets avec Rich Simon m'a permis d'aiguiser ma

Système familial intérieur : blessures et guérison


© 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
XIV Système familial intérieur : blessures et guérison

pensée et mon écriture, y ajoutant clarté et profondeur. De plus, il m'a


généreusement autorisé à reprendre plusieurs extraits d'articles que
j'avais écrits pour la revue Family Therapy Networker. Le soutien, les
corrections et les conseils de Mike Nichols ont également été précieux.
Mon travail avec Bart Mann, bien que trop court, a été extrêmement
fructueux, de même que les échanges avec Teresa Jacobson.
Parmi celles et ceux qui ont clarifié certains aspects du modèle IFS ou
ont initié certaines applications, je voudrais mentionner Susan Hoke ;
Annette Hulefeld, Tom Holmes, Paul Ginter et Nancy Ging ; Sharon
Pelletier, Barbarra Gould et Ken Cozzi ; Trish Fazzone ; Rob Pasik et
Nancy Burgoyne ; Bob Thorud, Susan Gregory et l'équipe d'Onarga
Academy ; Peter Thomas ; David Calof ; Sandra Watanabe ; Dorsey
Cartwright et Joel Van Dyke.
J'ai eu la grande chance, au cours de toutes ces années, d'être en re­
lation avec cinq collègues qui ont influencé ma pensée, et ont contribué
et soutenu le développement du modèle IFS. Doug Breunlin a été le
partenaire de mes premières aventures cliniques et intellectuelles. Notre
collaboration a fait naître le fondement de la pensée systémique que j'ai
plus tard importée dans l'analyse des processus intrapsychiques. Au dé­
but des années 1980, j'ai beaucoup appris du courage et des intuitions
de Mary Jo Barrett quand nous essayions de comprendre et de traiter
nos patientes boulimiques. Avec une acuité considérable, elle a souligné
le caractère souvent forcé et excessif-des pensées et des comportements
qui affligeaient ses patientes. Betty Mac Kune-Karrer a contribué à la
perspective multiculturelle unique et son support administratif m'a
donné une plus grande liberté d'exploration. Howard Liddle a apporté
sa connaissance de la thérapie familiale structurelle et sa passion pour
l'écriture. Doug Sprenkle m'a aidé à avoir plus confiance en moi-même
et à penser avec plus de rigueur.
Je voudrais aussi remercier celles et ceux qui ont facilité l'édition de
ce livre. Il a été merveilleux de travailler avec une éditrice qui a montré
tant d'enthousiasme. Suzanne Little, des éditions Guilford Press, a com­
pris la vision de ce livre et a aidé à sa création. Je suis très reconnaissant
envers Seymour Weingarten qui m'a soutenu et a attendu si patiemment
que je finisse d'écrire cet ouvrage. J'ai aussi reçu des commentaires utiles
de Michael Huss, Schlomo Ariel, Ted Schwartz et d'Alan Gurman.
Enfin, j'ai eu la très grande chance d'être entouré de mes deux fa-.
milles, celle d'origine et celle que j'ai créée. L'amour et la sensibilité de
Gen Schwartz m'ont aidé à nourrir mes familles extérieure et intérieure
de la même façon. Ted Schwartz a instillé en moi une curiosité insatia­
ble et un sens de la compassion qui m'animent encore. Tous deux ont
créé un environnement de stimulation intellectuelle que mes cinq frères
· - Steven, Michael, David, Jonny et Tommy - et moi maintenons encore
les uns avec les autres. Mes trois filles - Jessie, Sarah et Hali -, quand
elles ne s'écriaient pas : « Fiche nous la paix, papa, avec tes trucs sur
les parties » ont découvert dans leur vie intérieure une véritable joie, et
m'ont même parfois laissé l'entrevoir. Elles ont aussi aidé à dévoiler des
parties de moi dont j'ignorais l'existence et que j'ai appris à aimer. J'ai
la plus grande dette envers ma femme, Nancy. Elle a toléré ma passion
pour ce modèle tout en le questionnant et en y contribuant, et a fait
bien des sacrifices au nom de la recherche. Au cours de ces années, nos
protecteurs intérieurs se sont combattus et blessés l'un l'autre, mais no­
tre Self et d'autres parties de notre psychisme ont maintenu un amour
sans faille. Ce processus a contribué à ma croissance et à mon appren­
tissage de la vie.

Richard C. Schwartz
SOMMAIRE

Préface de l'édition française.......... .......... VII


Avant-Propos à l'édition française............... . IX
Remerciements de l'édition originale.... .... ...... XIII
Introduction ............. .......... . ...... . . 1
CHAPITRE 1 Les concepts fondamentaux :
multiplicité et système. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Le concept de multiplicité du psychisme ..... ...... 14
Penser en termes de systèmes.. . . . . .............. 22
L'exemple de la boulimie.... . ..... . ............ 27
CHAPITRE 2 L'individu est aussi un système. . . . . . . . . . . . . . . 35
Concevoir l'individu comme un système . ........ .. 35
Le multiple dans l'unité.......... ...... . . ...... 41
Types de partie .................. ............ 51
De retour à Sarah avec un nouveau regard ......... 65
Résumé.................................... 69
CHAPITRE 3 Illustration par un cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Son histoire ........................... .'. .... 73
Le contexte au début de la thérapie............... 75
Deuxième séance......... . .. ............... .. 76
. " ,
Tr01s1eme seance ............................. 82
Quatrième séance ............................ 86
., ,.
C.mqu1eme seance ............................ 88
Sixième séance............................... 89
Septième séance.............................. 90
Huitième séance ............................ . 92
Neuvième séance............................. 94
De la onzième à la quatorzième séa_nce ............ 95
Suivi ...................................... 96
Discussion.................................. 97
CHAPITRE 4 Changer le système intérieur . . . . . . . . . . . . . . . . 99
La relation patient-thérapeute. ....... . . ......... 99
Introduire le langage IFS ..... . . ......... . ...... 105
Discuter des relations intérieures.. . . ........ .... • 108
Accéder sans risque au système intérieur ........... 111
Collaborer avec les managers ... ................ 115
Ramener dans le présent les parties figées
dans le passé ... .... . ......... .......... ... . . 122
Se délivrer des fardeaux. . .............. . . ...... 127
Résumé.................................... 128
XVIII

CHAPITRE 5 Méthodes de travail : regard intérieur


' d.1rect . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
et acces 131
. , .
Regard mteneur ............................. 131
L, acces
, d'Jrect ................................ 143
Précautions à prendre lors du travail intérieur....... 147
Conclusion ................................. 152
CHAPITRE 6 Les familles vues à travers le modèle IFS . . . . . . . 153
Développement ............ ........... ... .... 154
Équilibre. ................ ....... . .... . ..... 161
Harmonie ...... .... ... . .... ......... .. . .. .. 166
Leadership. . .. . . ... ..... ..... .... ........ . .. 172
Conclusion . .. . ......... . .... . ........ . ..... 178
CHAPITRE 7 Le travail avec les familles .................. 181
Rôle du thérapeute : Self-leadership et prise de
conscience des parties .. ..... . ... . ... ...... ... . 181
Comprendre les échanges au sein de la famille ...... 183
Aider les familles à changer. . ... .. . .. .. . ... . .... 192
Conclusion ... . . ..... . .... . ........... ... . .. 213
CHAPITRE 8 Applications du modèle aux niveaux
culturel et sociétal ...... . . ........... . .... 215
Les parties et le Self d'une société ......... ... . . .. 215
Les fardeaux culturels . . . ............ . .... ..... 216
Le contexte de la classe moyenne dominante aux
États-Unis ........ ........ . . .............. .. 218
Les contextes ethniques traditionnels ........ .... . 226
Les familles en transition....... . ........ ....... 229
Typologie des familles ...... ... . ........... .... 230
Les différences entre les familles en transition
et les familles hyper-américanisées................ 231
CHAPITRE 9 Questions et recommandations finales......... 247
Le modèle peut-il être utilisé sans risque avec
.
tous 1es patients ., ............................ 247
Quelles sont les difficultés fréquemment
, ,
rencontrees par 1es th'erapeutes ................. . 250
Conclusion ................................. 257
ANNEXE A Comment travailler avec un patient : principales
recommandations ........ . ......... . ..... 259
ANNEXE B Glossaire des concepts ............ . ........ 267
ANNEXE C Bibliographie des modèles de la multiplicité. .... 269
Références ..... . ..... . ........... . ...... 271
Index . ................................. 277
Introduction
Vers-un nouveau modèle
Les concepts développés par les psychiatres dans
le but de comprendre la famille en tant que système
viendront à être appliqués dans la compréhension de
l'individu. Cela constituera un changement fonda­
mental dans le champ de la psychologie ...
Gregory Bateson (1970), p. 243

Ce livre présente des principes et des techniques innovateurs qui vi­


sent à aider à la compréhension et à la transformation des systèmes
intrapsychiques. Leur champ d'application s'étend également aux sys­
tèmes humains en général : aux familles, aux diverses communautés et
aux nations.
Il est le résultat d'un cheminement qui a accaparé ma vie pendant
plus d'une décennie. Dès les premiers temps, au début des années 1980,
lorsque, à mon grand étonnement, mes patients 1 ont commencé à dé­
crire ces entités intérieures qu'ils appelaient « parties de moi », jusqu'à
l'épiphanie de la découverte lorsque le fonctionnement du système inté­
rieur a commencé à devenir plus clair, ce modèle m'a tenu en haleine. Je
reste admiratif devant le phénomène de la multiplicité (la nature mul­
tiple du psychisme, qui sera décrite plus en détail dans le chapitre 1),
et je continue à vivre, au travers de chaque séance avec mes patients,
une aventure extraordinaire qui me permet de découvrir un nouveau
principe ou une nouvelle technique.
l.;aventure est aujourd'hui moins précaire et plus productive. Cela
est dû au fait que mes patients, mes collègues et moi-même avons déve­
loppé les méthodes et les concepts fondamentaux décrits dans ce livre,

1. Avec l'accord de l'auteur, le terme "client" a été traduit par "patient". Aucune des
deux traductions n'étant pleinement satisfaisante, l'aspect commercial connoté par le
terme "client" nous a fait cependant préférer le terme "patient". Cette option n'impli­
que pas l'adhésion au modèle médical de la relation d'aide entre un professionnel et
une personne présentant un trouble, qui se réfère habituellement a une prééminence du
savoir du professionnel dans la résolution de la problématique. Bien au contraire, cette
relation est placée dans le cadre IFS sous le signe de la collaboration créative. (NdT)

Système familial intérieur : blessures et guérison


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2 Système familial intérieur : blessures et guérison

qui permettent au travail psychologique d'être focalisé, efficace et sans


danger. Nous avons dû apprendre comment pénétrer avec sensibilité et
respect dans l'univers intrapsychique ; comment aider chaque patient à
différencier son Self, ce centre de compassion et de puissance intérieure ;
comment dépolariser nos ennemis intérieurs en conflit, et comment les
aider à adopter des rôles plus valorisants qui leur conviennent mieux.
Nous avons aussi appris comment puiser dans ces ressources cachées
pour rétablir l'harmonie et l'équilibre dans les couples et les familles.
Le modèle de thérapie présenté dans ce livre - modèle de thérapie du
système familial intérieur (Interna! Family Systems [IFS]) - est original.
Son développement n,e repose pas sur d'autres modèles, mais il n'est
pas pour autant le fruit d'une génération spontanée. Il s'inscrit dans
un courant d'idées et de méthodes provenant de deux sources différen­
tes : l'exploration des processus intrapsychiques, et celle des processus
observables dans les familles. Une part de l'originalité de ce modèle
provient de ce qu'il combine ces deux courants, créant non seulement
une synthèse source d'un enrichissement réciproque, mais aussi une
nouvelle approche : l'abord systémique de la vie intrapsychique.
A l'époque où je construisais ce modèle, j'appris que d'autres modèles
prenaient aussi en compte ce concept de la multiplicité du psychisme.
Leur découverte, leur analyse et leur compréhension généraient chaque
fois en moi une réaction mitigée. Je me demandais si je n'étais pas en
train de développer un modéle qui existait déjà, mais je comprenais
vite (et avec soulagement) qu'au-delà des similitudes apparentes, mon
modèle apportait bien son originalité propre. J'éprouvais aussi le senti­
ment d'être sur une voie juste. En effet, différents thérapeutes ou théori­
ciens avaient déjà, et indépendamment les uns des autres, conceptualisé
l'existence de sous-personnalités. Comme moi, aucun de ces pionniers
n'avaient d'opinion préconçue au sujet de la multiplicité mentale, et
aucun n'avait entrepris de créer un nouveau modele avec l'intention
de prendre en compte cette dimension. Chacun âyi!it été mené à tirer
sa conclusion personnelle, en écoutant soigneusethent et sans préjugés
leurs patients décrire leur vie intérieure.

Faire confiance aux patients


Travailler avec les « parties de soi » n'est pas original. (Les chamans de
cultures indigènes variées font un travail semblable depuis des siècles ;
voir Harner, 1990; Ingerman, 1991.) Chaque thérapeute accueille tous
les jours des patients qui se révèlent de véritables « maîtres » dans ce
domaine. Il n'est donc pas étonnant que nombre d'entre eux aient déve­
loppé des moyens créatifs de travailler de la sorte. Ce livre veut bien
plus honorer et compléter ce courant plutôt que le remplacer.
La majeure partie de ce que cet ouvrage contient m'a été ensei­
gnée par mes patients. Ils m'ont appris à les écouter en leur faisant
confiance lorsqu'ils me décrivaient ce qui se passait à l'intérieur d'eux­
mêmes, sans tenter de faire correspondre leurs descriptions avec mes
idées préconçues. Cet enseignement a duré plusieurs années et ils ont
souvent dû me corriger. Combien de fois m'ont-ils forcé à rejeter certaines
de mes idées que je considérais à ce moment comme des piliers de
la théorie ! Je me suis souvent débattu avec mes propres « parties »
sceptiques, qui ne pouvaient pas croire ce qu'elles entendaient et se de­
mandaient comment mes collègues universitaires allaient réagir. Je crois
que si un grand nombre a pu adopter facilement ce modèle (sur des ba­
ses souvent intuitives) c'est que j'ai été capable de mettre de côté mes
idées préconçue� et mon scepticisme, afin d'adopter une écoute en toute
authenticité.
L'histoire de la psychothérapie offre de nombreux exemples de thé­
rapeutes ayant cessé d'écouter. Comme le rapporte Judith Herman
(1992), les premières investigations de Sigmund Freud sur l'hystérie
portaient bien cette marque de qualité provenant d'une écoute et d'une
curiosité authentiques, fruits d'heures innombrables que lui-même et
Pierre Janet avaient passées à s'entretenir avec des femmes atteintes de
ce trouble.
'' Le travail au travers des cas [que Freud] rapporte révèle qu'il
était un homme animé d'une telle curiosité qu'il était capable
de mettre de côté ses propres idées préconçues pour écouter. Ce
qu'il el)-tendait était épouvantable. Ses patientes lui parlaient
sans cesse d'histoires de maltraitance, d'abus sexuels et d'in­
ceste. (Herman, 1992, p. 13)
Cette curiosité l'a ainsi amené à entrevoir ce qui était alors culturel­
lement même impensable. Après avoir écrit un premier article sur ses
découvertes concernant les traumatismes sexuels, Freud se rétracta et
commença à élaborer des explications alternatives qui n'impliquaient
pas la responsabilité des hommes envers ces femm�s. Pour y arriver, il
dut s'arrêter d'écouter et commencer à interpréfer. A la différence de
ses articles du début qui relevaient d'une relation de collaboration avec
ses patientes, dans son dernier article sur l'hystérie - au sujet de Dora,
que son père offrait à ses amis comme objet sexuel -, Freud décida
d'ignorer l'humiliation et la colère intérieure de la victime, et insista
pour explorer ses sentiments érotiques, comme si elle avait désiré la
situation (Herman, 1992).
Du fait de ce passage de Freud d'une écoute respectueuse et ouverte
à l'interprétation intellectualisée, la psychanalyse s'est efforcée de faire
coïncider des explications compliquées, isolées du contexte de l'expé­
rience de l'individu (comme l'envie du pénis, la satisfaction des désirs,
4 Système familial intérieur : blessures et guérison

la théorie des pulsions), avec des observations sur l'inconscient par


ailleurs cliniquement pertinentes (par exemple le transfert, la projec­
tion, la compulsion de répétition et même ce qui peut être considéré
comme des descriptions de groupes de parties : le ça, le moi et le sur­
moi). Freud a ainsi influencé des générations de théoriciens à croire
leurs théories plutôt que leurs patients.
Carl Gustav Jung ne devint capable d'écouter qu'après avoir rompu
avec Freud. Parce qu'il n'avait plus de théorie sécurisante sur laquelle
s'appuyer, il dut se laisser guider par ses patients :
'' Après ma séparation d'avec Freud, une période d'incertitude
intérieure commença pour moi. Je n'exagérerais pas si je par­
lais de désorientation. Je me sentais comme entre deux eaux,
n'ayant pas encore trouvé mes propres repères. Je pensais par­
dessus tout qu'il était important de développer une nouvelle
attitude envers mes patients. Je décidai pour le moment de ne
pas m'imposer de présupposés théoriques, mais d'attendre et
de voir ce qu'ils diraient d'eux-mêmes. (1962, p. 165)
Ce n'est qu'assez récemment que les thérapeutes ont commencé à se
dégager des théories obscures et à se remettre à écouter vraiment. De
nouveau, ils entendent parler d'histoires d'abus sexuels et d'autres for­
mes de traumatisme. Ils entendent aussi parler des parties de soi.

Explorateurs de l'espace intérieur


Certains thérapeutes et théoriciens ont cependant continué à écouter
authentiquement leurs patients, et ce faisant m'ont montré le chemin.
Ils m'ont éclairé sur certains aspects de ce voyage intérieur. Mais pour
le reste, je n'ai eu que mes patients comme guides. Durant les pre­
mières années de ce voyage, j'ai pris bien soin d'éviter de lire des publi­
cations, de peur que mes observations ne fussent influencées par les
opinions préconçues d'autres auteurs. Progressivement, je me suis senti
suffisamment sûr de moi pour comparer mes observations avec celles
de collègues qui avaient travaillé de façon directe avec des entités in­
trapsychiques identifiées. J'ai été très surpris par les similitudes que j'ai
pu relever entre nombre de ces observations, mais également étonné
par certaines différences. Je tiens à mentionner ici quelques-unes des
influences les plus notables qui ont marqué ma réflexion.
Le psychiatre italien Roberto Assagioli (1973, 1965/1975) serait
pour certains le penseur occidental qui a découvert la multiplicité du
psychisme. Initialement défenseur de la psychanalyse freudienne, il
se mit à écrire au sujet des sous-personnalités dans les années 1900.
Ses idées favorisèrent le développement d'une école de psychothéra­
pie (qui ne devint cependant jamais un courant majeur de la psycho-
thérapie) connue sous le nmn de psychosynthèse. Quand je découvris
la psychosynthèse, je fus émerveillé en même temps que je me sentis
confirmé dans ma démarche. J'y retrouvais ce que mes patients me ra­
contaient au sujet de leurs sous-personnalités et de leur Self. Toutefois,
les tenants de la psychosynthèse m'apparaissaient plus enclins à aider
leurs patients à reconnaître leurs sous-personnalités qu'à comprendre
et à changer leurs systèmes intérieurs en tant que tels. De même, ils
· me semblaient plus intéressés à les aider à développer le potentiel de
leurs sous-personnalités qu'à résoudre leurs problèmes et à les guérir
de leurs symptômes. Néanmoins, la lecture de leurs travaux renforça
ma conviction que j'étais sur le bon chemin et me donna de nouvelles
directions à explorer.
Jung était de 13 ans l'aîné d' Assagioli qu'il connaissait personnelle­
ment. Il demeure le partisan le plus connu du concept de multiplicité
de l'esprit. Ce qu'il a appris à connaître des entités psychiques pro­
venait surtout d'expériences personnelles directes vécues à l'occasion
d'un voyage intérieur qu'il entreprit au milieu de sa vie. Assagioli a
décrit des variétés de sous-personnalités alors que Jung a identifié des
« complexes » d'entités exerçant généralement une influence négative,
et des « archétypes » dotés d'une influence positive. Il a adopté pour les
décrire les termes de persona, d'ombre, d'animus et <l'anima. Jung pré­
suppose la nature de ces entités psychiques dont l'origine se tiendrait
dans l'inconscient collectif. En ce sens, sa conception de la multiplicité
(Jung, 1962, 1968, 1969) est plus éloignée de la mienne que celle
d' Assagioli. La technique que j'appelle « in-sight » (regard intérieur)
décrite dans les chapitres 4 et 5 de ce livre est cependant proche de la
technique d'interaction directe avec les parties de soi appelée imagina­
tion active (Hannah, 1981) qu'Assagioli a développée.
Aussi bien Jung qu'Assagioli souscrivent à l'idée qu'à côté des sous­
personnalités, chaque personne dispose d'un Self (Soi) ou Centre, dif­
férent des sous-personnalités. Comme ces deux auteurs l'ont remarqué,
ce Self est un état à atteindre, depuis lequel la perspective devient claire
et dépourvue de jugement (Jung a cependant parfois décrit le Self com­
me la totalité de la personnalité). Selon Jung, le Self est un état depuis
lequel l'observation s'opère de façon passive. Assagioli considère pour
sa part qu'une personne peut évoluer de telle sorte que le Self d'obser­
vateur passif devienne manager actif de la personnalité.
Beaucoup de mes patients m'avaient rapporté l'existence de ce cen­
tre en eux-mêmes, le Self, bien avant que je ne lise ces auteurs, et nous
avions fait l'expérience que ce Self pouvait guider le travail avec les
sous-personnalités. Travaillant avec des techniques empruntées à la
thérapie familiale, j'avais l'opportunité d'utiliser ces méthodes pour
aider mes patients à rapidement trouver le chemin de ces ressources
et à les mettre en œuvre. La description d'un Self semblable, bien que
6 Système familial intérieur : blessures et guérison

moins actif, chez Assagioli et chez Jung m'a apporté une confirmation
et un encouragement à poursuivre ma recherche, lorsque j'ai compris
que personne encore n'avait complètement exploré le potentiel du Self­
leadership.
Certains auteurs jungiens ont peaufiné le processus d'imagination
active (Hillman, 1975 ; Johnson, 1986) ; d'autres jungiens ont dévelop­
pé une approche appelée « dialogue intérieur » (voice dialogue) dans
le but de faciliter l'interaction avec ce qu'ils appelaient les « voix inté­
rieures » ainsi que pour mieux connaître le Self (Stone et Winkelman,
1985). À la même époque, j'ai rencontré plusieurs fois Sandra
Watanabe, une thérapeute de ma région qui avait développé une mé­
thode similaire au voice dialogue pour travailler avec ce qu'elle appelait
les « personnages intérieurs » (Watanabe, 1986). Je me suis aussi fami­
liarisé avec les travaux d'autres auteurs qui semblaient suivre le même
chemin (Beahrs, 1982 ; J. Watkins, 1978 ; M. Watkins, 1986), ou bien,
comme dans le cas de la technique de la chaise vide de la Gestalt­
thérapie (Perls, 1969), qui avaient développé des méthodes pour ac­
céder et travailler avec la multiplicité de l'esprit (voir aussi Bandler et
Grinder, 1982). En explorant toutes ces sources, j'ai laissé mes patients
et leurs sous-personnalités décider quels étaient les concepts et les mé­
thodes qui leur étaient les plus utiles.
La lecture de ces auteurs m'a permis de me rendre compte qu'une
grande différence me séparait de ces « explorateurs ». Pour la plupart,
ces théoriciens concevaient et traitaient les sous-personnalités indivi­
duellement. Ils invitaient leurs patients à les découvrir une par une. Ils
ne disaient rien des relations que ces différentes parties entretenaient les
unes avec les autres, du fonctionnement du système intrapsychique, ni
des relations possibles entre le système intrapsychique d'une personne
et son système familial. De même, la plupart des techniques de travail
avec les sous-personnalités ne les prenaient en compte qu'individuel­
lement. Les méthodes pour traiter un groupe de sous-personnalités en
tant que système (que j'appelle la « famille intérieure ») n'avaient pas
encore été développées. C'est ce vide que j'ai tenté de combler en utili­
sant ma formation de thérapeute familial.

Thérapie familiale
En partie élaborés en réaction contre les excès de la part de la psycha­
nalyse, les modèles systémiques de thérapie familiale ont évité toute
intrusion dans le domaine intrapsychique : le contexte familial était le
plus important niveau systémique à changer pour entraîner des chan­
gements dans la vie intérieure de chaque membre de la famille. Ce dog­
me de la non-prise en compte des phénomènes intrapsychiques a sans
doute freiné le développement de ce courant, mais il a eu pour effet
bénéfique de permettre à ses théoriciens de concentrer leur réflexion à
un seul niveau (la famille) jusqu'à ce que la pensée systémique évolue,
à la faveur de certaines adaptations .
Durant les huit premières années de ma vie professionnelle, j'ai fait
partie de ces thérapeutes familiaux qui consacrent leur travail à la prise
en compte exclusive du système extérieur. J'ai obtenu un doctorat en
thérapie conjugale et familiale, ce qui m'a donné le prétexte à une im­
mersion dans ce monde de la pensée systémique qui me fascinait tant.
Je me suis tout particulièrement intéressé à la branche structuraliste de
la thérapie familiale (Minuchin, 1974 ; Minuchin et Fishman, 1981),
en grande partie à cause de sa philosophie foncièrement optimiste.
Salvador Minuchin soutenait que notre structure familiale nous limite dans
l'accès aux compétences nécessaires pour gérer notre vie, compétences
dont nous serions pourtant chacun naturellement dotés : pour rendre
à l'individu l'accès à ces compétences, il fallait changer la structure de
la famille. Le modèle IFS partage la même philosophie, mais suggère
que la famille externe n'est pas la seule à imposer des contraintes et
n'est donc pas la seule qui doive changer. Il favorise la différenciation
en appliquant certaines méthodes empruntées à la thérapie systémi­
que structurale, en particulier la technique du renforcement de certains
principes permettant une meilleure délimitation des frontières entre
sous-personnalités.
I;école stratégique de la thérapie familiale systémique (Haley, 1976;
Watzlawick, Weakland et Fish, 1974) m'a enseigné l'importance de re­
pérer et de comprendre les séquences d'interaction. La boucle de feed­
back positif, connue aussi sous le nom du cercle vicieux ou « more­
of-the-same2 », occupe une place centrale dans ma façon de penser
les systèmes psychiques. Schématiquement, lorsque le membre A d'une
famille veut changer le membre B de la même famille, ce dernier réagit
en renforçant sa position. Le membre A redouble alors d'effort dans
sa stratégie. Le membre B réagit de la même façon, ce qui génère une
relation rigide et polarisée entre ces deux membres.
Jay Haley (1980) s'est intéressé à des séquences circulaires de ce
type dont les cycles peuvent couvrir des mois, voire des décennies dans
certaines familles. Cloe Madanes (1981) a mis l'accent sur le rôle pro­
tecteur que jouent certains membres symptomatiques de la famille.
Cette notion m'a aidé à comprendre les rôles protecteurs que certaines
sous-personnalités sont souvent forcées d'adopter. I;hypnothérapeute
Milton Erickson, qui a fortement influencé l'école stratégique, a été

2. Expression idiomatique qui décrit la surenchère qu'entretiennent les protagonistes


pris dans une séquence relationnelle rigide et qui alimente la problématique. Véquiva­
lent pourrait en être : « Plus on en fait, moins ça change. » (NdT).
8 Système familial intérieur : blessures et guérison

un des premiers à soutenir que l'inconscient est une source de sagesse


plutôt que d'instincts perturbateurs.
Certaines des idées de Murray Bowen (1978) ont aussi eu une forte
influence. Elles se rapprochent de certains cl.es concepts de l'IFS. Son
concept de différenciation du Self est assez similaire à celui de l'IFS,
bien que sa représentation du Self soit peut-être plus intellectuelle que
celle du Self de l'IFS. Son objectif d'arriver à maintenir une différen­
ciation du Self du patient en présence d'autres membres de la famille
et son invitation à « rendre visite aux familles d'origine » se retrou­
vent également dans l'IFS. Son intuition que les dysfonctionnements
familiaux se reproduisent et évoluent sur plusieurs générations ont fait
de lui un pionnier. De la même façon, le modèle IFS se penche sur la
façon dont les croyances ou les émotions extrêmes3 , que j'appelle « far­
deaux», sont transmises sur plusieurs générations.
Les années 1980 ont vu une évolution du rôle du thérapeute qui
s'est éloigné de la position dirigiste et interventionniste qu'il tenait des
écoles stratégique et structurale pour devenir plus collaboratif. Cer­
tains tenants de l'école de Milan (Selvini Pallazzoli, Boscolo, Cecchin
et Prata, 1978) furent à l'avant-garde de ce changement ; ils invitèrent
les thérapeutes à accorder aux familles une écoute aussi authentique et
ouverte que possible (Cecchin, 1987). Ce mouvement mit au point une
technique d'entretien appelée le « questionnement circulaire » (Tomm,
1985, 1987, 1988). L'approche fondamentalement collaborative et res­
pectueuse qui est celle du thérapeute IFS découle de l'influence de ce
mouvement.
L'influence de l'Australien Michael White (White, 1989, 1991, 1992;
White et Epston, 1990) est plus récente. Comme de nombreux théra­
peutes familiaux, il a abandonné le concept de système pour adopter la
métaphore narrative, selon laquelle la vie de l'individu est déterminée
par les récits narratifs qui lui ont été transmis au cours de sa vie. Cet
auteur aide le patient à trouver sa propre version en se libérant des dis­
cours incapacitants qui lui ont été imposés par sa famille ou sa culture.
Les patients IFS font, au cours de leur thérapie, une expérience de libé­
ration similaire grâce à la différenciation de lèur Self, en observant les
convictions (fardeaux) accumulées par leurs sous-personnalités.

3. l:adjectif « extrême » est utilisé dans le texte pour indiquer que les comportements,
pensées et émotions qu'il qualifie sont éloignés de ceux qui caractérisent le Self. Ces
comportements, émotions et pensées sont qualifiés sur un continuum selon qu'ils of­
frent plus ou moins d'harmonie et d'équilibre dans le système. Sont qualifiés d'ex­
trêmes ceux qui s'éloignent le plus de l'état harmonieux et équilibré. Les qualificatifs
« pathologiques » ou « dysfonctionnels » qui leur sont souvent attribués ne prennent
pas en compte leur véritable nature. (NdT).
Enfin, Virginia Satir (1972, 1978a, 19786) est celle qui a le plus
avancé dans la voie de l'étude combinée des sous-personnalités intrap­
sychiques et des théories systémiques. A ce jour, elle est la seule des
thérapeutes familiaux qui ait mentionné la notion de l'existence de
sous-personnalités chez ses patients (Satir, 1978a ; Satir et Baldwin,
1983 ). Tandis que d'autres sont demeurés figés dans le monde détaché
et froid d'une pensée systémique mécanique, elle a choisi d'écouter son
· cœur et, malgré le dédain que le monde de la psychothérapie lui vouait,
a persisté à favoriser le travail d'ouverture de la conscience dans le but
de permettre. au patient d'améliorer son estime de soi. Pour avoir été
de ceux, pendant mes années de formation, qui trouvaient son travail
trop fondé sur le ressenti, mon admiration pour son travail réellement
innovant n'est venue que plus tard, surtout lorsque ce même type de
critique m'a été fait.
Ces influences provenant de la thérapie familiale sont décrites en
détail dans notre livre intitulé Metaframeworks : Transcending the Mo­
dels of Family Therapy (Breunlin, Schwartz et Mac Kune-Karrer, 1992).
Doug Breunlin, Betty Mac Kune-Karrer et moi-même y avons regroupé
les éléments utiles des différentes écoles de thérapie familiale en six
cadres conceptuels reliés par des présupposés communs. Le modèle de
thérapie IFS constitue l'un de ces cadres, qui comprennent aussi l'orga­
nisation, les séquences relationnelles, le développement, la question du
rapport masculin/féminin, et la culture. D'une certaine façon, cet ou­
vrage développe certaines des idées présentées dans Metaframeworks,
mais !'IFS constitue le cadre général de celui-ci.
CHAPITRE 1
Les concepts fondamentaux :
multiplicité et système
]'éprouvais à l'égard de mon père un sentiment de reconnaissance cha­
leureuse. Ses commentaires et ses encouragements avaient été bénéfi­
ques à l'élaboration de mon livre, sur le point d'être achevé. Je lui dis
tout excité : « J'ai finalement trouvé le début du livre. Je vais commen­
cer par une anecdote personnelle. » Mon père me regarda, derrière son
journal, et me dit: « C'est une bonne idée», d'un ton distrait et morne.
Je ressentis alors une vague de ressentiment naître du plus profond de
moi, le sang me monter au visage et se mettre à battre au niveau de
mes tempes. L'affection et l'enthousiasme que j'avais ressentis avaient
soudain disparu. Je me dis en moi-même : « Mon travail lui est com­
plètement égal. Il n'a aucun intérêt pour mes idées, ni pour moi. » Je
regardai ce visage qui me semblait devenu plus angulaire, plus dur. Je
sentais que je réagissais de façon excessive, mais cela ne m'empêcha pas
de partir en claquant la porte, en me promettant de ne jamais plus lui
parler de mon livre.
Que s'est-il passé ? Est-ce que je me suis sünplement laissé empor­
ter par ma colère (et que veut dire « se laisser emporter par la co­
lère » ?) ? D'une certaine façon, je suis en fait devenu temporairement
une personne autre, avec des émotions et des pensées différentes, mais
aussi avec une perspective différente sur le monde, ainsi qu'une autre
manière de marcher et de parler. Mon père m'apparaissait lui aussi
complètement différent du fait de ce changement intérieur: plus mena­
çant et moins compatissant. Qu'est-il advenu de la personne que j'étais
avant la transformation ? La vague de ressentiment a-t-elle balayé la
personne que j'étais ou l'a-t-elle simplement cachée ? Qui suis-je donc ?
Suis-je celui qui est affectueux ou celui qui a du ressentiment, ou les
deux ? Ou bien suis-je celui qui savait que je réagissais avec excès, ou
bien encore quelqu'un d'autre ?
Que faut-il penser de ce qui semble bien indiquer l'existence de plu­
sieurs personnalités à l'intérieur de chacun de nous ? S'agit-il simple­
ment de groupes de pensées et d'émotions, ou bien de quelque chose de
plus ? Comment ces personnalités sont-elles apparues et se sont-elles

Système fan�ilial intérieur : blessures et guérison


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12 Système familial intérieur : blessures et guérison

développées ? Comment communiquent-elles les unes avec les autres


et avec les autres personnes ? Comment sont-elles affectées par le pas­
sé de la personne, sa famille ou sa culture ? Peuvent-elles changer ?
Comment?
Il s'agit là de questions fondamentales que les philosophes ont
abordées depuis des millénaires, mais dont les psychologues n'ont
commencé à se préoccuper véritablement qu'au XXe siècle. Les répon­
ses ont déterminé la nature de nos relations avec les autres et avec nos
problèmes en tant qu'individus. Elles ont influencé notre civilisation et
sont donc très importantes. Ce livre en soulève de nouvelles, en grande
partie inspirées par les patients eux-mêmes.
À travers cet ouvrage, je tente de présenter une nouvelle façon de
concevoir la condition humaine et de la changer ; il s'agit du modèle
du système familial intérieur (interna! family systems [IFS]). Bien que
certaines de ses caractéristiques soient similaires à certains éléments
d'autres modèles de thérapie, et qui en cela rendront le modèle fami­
lier à beaucoup de lecteurs, !'IFS est une synthèse de deux paradigmes.
Le premier est appelé la multiplicité du psychisme, selon lequel nous
recelons plusieurs entités au sein de notre psychisme. L'autre est celui
de la pensée systémique. Ces deux courants se sont développés depuis
maintenant plusieurs dizaines d'années, mais indépendamment l'un de
l'autre. Leur association en un unique ensemble produit un modèle de
psychothérapie original et riche.
Le fait de concevoir les processus intrapsychiques dans le cadre d'un
système permet aux thérapeutes utilisant le modèle IFS de traiter cha­
que niveau d'un système - intrapsychique, familial, communautaire,
culturel, sociétal- à l'aide des mêmes concepts et des mêmes méthodes.
Ces concepts et méthodes répondent aux critères d'une certaine écolo­
gie en ce qu'ils permettent de comprendre et de respecter les réseaux
de relations entre les humains à chaque niveau de système. Ainsi, cette
approche écologique ne déclenche dans l'équilibre de.'[a vie psychique
qu'un changement minimal nécessaire afin de permettie de prendre des
décisions éclairées concernant la validité de ces changements ainsi que
le moment à retenir pour les mettre en œuvre.
Cette façon de pratiquer la psychothérapie se veut collaborative, sa­
tisfaisante et« non pathologisante4 », en ce sens que les personnes sont
perçues non pas comme souffrant d'une pathologie ou d'une déficience,
mais au contraire comme possédant en elles toutes les ressources néces-

4. Pour employer un anglicisme. Une approche « non pathologisante » signifie que les
troubles ne sont pas étiquetés selon la terminologie diagnostique qui prévaut dans la
nosologie médicale et psychologique servant à les définir habituellement. Ne seront
pas utilisés, à titre d'exemple, les vocables comme : névrose hystérique, narcissique,
passif-agressif, état limite, etc. (NdT)
saires pour s'en sortir. D'après le modèle IFS, le patient n'est pas défi-
cient, mais c'est de la polarisation des relations à la fois avec lui-même
et avec autrui que naît la difficulté à accéder aux ressources innées. Le
modèle est conçu pour aider à se libérer de ce type de contrainte, et
rendre l'accès aux ressources.
Parce qu'il sait que son patient dispose de ses propres ressources
pour résoudre ses conflits, le thérapeute collabore avec lui plus qu'il
ne l'éduque, ne se confronte à lui, ou ne comble en lui d'hypothétiques
carences psychologiques ou familiales. Cela rend son travail beaucoup
plus léger et facile, car il n'a pas à endosser seul la responsabilité de la
conduite de la thérapie, ni celle de trouver les bonnes interprétations ou
les meilleures directives. Celles-ci émergeront spontanément en cours
de thérapie à mesure que le patient parvient à une plus grande connais­
sance de lui-même et des autres. Le thérapeute est ainsi conduit sur le
chemin fascinant du monde intérieur de son patient (ainsi que du sien),
en même temps que sur celui de son monde extérieur, vers une plus
grande liberté de choix et l'accès accru aux ressources.
Il est utile de préciser que, pour utiliser ce modèle efficacement, il
n'est pas nécessaire d'adopter la totalité des concepts et des méthodes
présentés. La plupart des principes et des techniques peuvent être as­
sociés ou intégrés à d'autres modèles avec lesquels le lecteur pourrait
être plus familier. Ce serait une erreur d'identifier totalement le modèle
IFS avec les techniques présentées aux chapitres 4 et 5. Un grand nom­
bre de celles-ci peuvent être utilisées pour accéder à la multiplicité du
psychisme en tant que telle. Je présente celles qui me paraissent les plus
aisées à utiliser et que j'ai le plus pratiquées. De la même façon que la
thérapie familiale n'est pas un ensemble de techniques à utiliser pour
travailler avec la famille, mais plutôt une façon de concevoir la per­
sonne prise dans le contexte de ses relations familiales, le modèle IFS
est une nouvelle façon de comprendre la personne qui peut inspirer une
grande variété de méthodes. L'ensemble des principes décrits ici définit
mieux la thérapie IFS qu'un ensemble quelconque de techniques.
Pour illustrer le modèle IFS, j'ai tiré la plupart des exemples de mon
expérience avec des patientes boulimiques et leurs familles. La question
de la boulimie m'a passionné pendant plus de 10 ans, et c'est de mes
patientes que j'ai appris la majorité de ce que vous trouverez dans ce
livre. Il est difficile d'étudier la boulimie sans noter que la probléma­
tique qui la sous-tend se retrouve non seulement au niveau intrapsy­
chique, mais aussi au niveau familial, culturel ainsi qu'au niveau de la
société elle-même. Peu d'autres situations offrent de tels parallélismes
tant au niveau intrapersonnel qu'interpersonnel. Enfin, il y a quelque
chose d'universel dans la problématique posée par la boulimie. Nous
avons en effet tous été blessés dans la vie, et avons utilisé, comme les j
boulimiques, des stratégies pour apaiser la souffrance induite par ces ,,!
14 Système familial intérieur : blessures et guérison
r
blessures. Chacun d'entre nous entretient une relation avec l'alimenta­
tion, et nous avons tous été susceptibles, au moins temporairement, de
développer des comportements excessifs dans ce domaine.
Bien que nombre des exemples de ce livre se réfèrent à la boulimie,
l'approche IFS est applicable à toutes sortes de situations cliniques.
Mes collègues, mes étudiants et moi-même faisons de ce modèle notre
approche de base des systèmes humains. Nous appliquons les aspects
de ce modèle dans notre travail psychothérapeutique à une grande
variété de problématiques et de syndromes. La question de la contre­
indication éventuelle de cette thérapie à certaines situations est com­
plexe; elle sera abordée plus en détail dans le chapitre 9. L'IFS consti­
tuant pour moi une approche de base de l'individu, il devient presque
impossible de ne pas l'utiliser, au moins au niveau de la compréhension
de la personne et de sa problématique. Le modèle peut être utilisé à
différents niveaux de prise en charge, depuis la simple utilisation du
langage des « parties » jusqu'à un travail d'exploration intrapsychique
élaboré. Le thérapeute peut donc adapter le niveau d'application du
modèle en fonction de la gravité des troubles ou de la complexité de
la situation.
Ce livre offre bien une approche systémique des processus intra­
psychiques au niveau individuel, mais son objectif est plus large, car les
principes du 1nodèle IFS sont également applicables au niveau familial,
culturel et sociétal. S'il peut communiquer au lecteur la passion d'étu­
dier ces parallélismes entre les différents niveaux d'organisation des
systèmes humains, il aura atteint son but.
Il l'aura atteint tout autant si le lecteur développe une curiosité pour
la question de la multiplicité psychique, et devient désireux d'appliquer
le modèle IFS, dans le respect des précautions à prendre. Ce modèle
a évolué progressivement mais de façon significative au cours de la
dernière décennie. Ce n'est que depuis ces quelques dernières années
que mes collègues et moi-même nous sentons sûrs d'avoir identifié les
principaux obstacles à une utilisation sans danger de ce modèle en psy­
chothérapie courante, et d'y avoir apporté des solutions.

Le concept de multiplicité du psychisme


La plupart d'entre nous avons été conditionnés à penser notre esprit
comme une entité monolithique. Nous avons appris que, bien qu'une
personne ait des pensées et des émotions multiples et v�riées, celles-ci
émanent toutes d'une personnalité une et indivisible. Comme le re­
grettait Hermann Hesse : « il semble que ce soit un besoin impéra­
tif et inné pour tous les hommes de se considérer soi-même en tant
qu'unité. Bien que souvent mise à mal, cette illusion se perpétue »
(Hesse, 1927/1975). Il en découle que la plupart d'entre nous avons
une piètre image de nous-mêmes, puisque nous nous identifions aux
pensées et émotions le plus souvent excessives, désagréables ou que
nous pensons inadéquates, que nous qualifierons d'extrêmes, et qui
nous habitent. Comme l'écrit Elizabeth O'Connor (1971) : « Si je dis:
"Je suis jalouse", cela décrit la totalité de qui je suis, et je suis boule­
versée par les conséquences de cette conviction. Le caractère absolu
de cette affirmation ne peut en l'occurrence que me conduire à me
mépriser moi-même. »
Cette conception unitaire de la personnalité aboutit à toute sorte de
tourments inutiles. Par exemple, quand la colère de Bill masque son
affection pour sa femme, Mary, il panique car il croit qu'il ne l'aime
plus. Quand il se sent incompétent et sans espoir, il est paralysé, et croit
que c'est ce qu'il est réellement. Quand, au milieu d'une dispute, Mary
lui dit: « Je te déteste », Bill croit que, même après les excuses qu'elle
lui fait, elle le déteste réellement car « elle ne l'aurait pas dit si elle ne
le pensait pas ».
Malgré l'existence de théories psychologiques qui décrivent bien
la complexité de l'être humain, notre approche pratique de la santé
mentale n'en demeure pas moins très influencée par cette propension
..à considérer l'individu de façon monolithique. Les catégories diagnos­
tiquessoni devenues des critères utiiisés pour décrire la personnalité
unitaire. Il n'est pas rare d'entendre les thérapeutes parler de leur pa­
tient « borderline » ou « déprimé », ou d'utiliser tout autre étiquette
diagnostique, comme si celle-ci résumait qui était le patient. Nous nous
focalisons sur les émotions et les pensées les plus extrêmes en les consi­
dérant comme les caractéristiques de la nature essentiellement déficien­
te de l'individu.
Malgré les nombreux modèles psychologiques ayant vu le jour qui
prennent en compte la notion de multiplicité de l'esprit, cette vision mo­
nolithique imprègne notre culture. Freud a révélé la réalité dérangeante
qu'il existe en nous des aspects reclus et mystérieux de notre person­
nalité qui s'expriment de façon symbolique. Il a mis au jour l'existence
d'une face cachée du psychisme. Comme il a dû lui sembler étrange
de comprendre que des éléments inconscients du psychisme peuvent
échapper à cette pensée rationnelle en charge de la gestion de notre
vie, avec laquelle pourtant nous nous identifions ! Freud (1923/1961) a
ouvert la porte à l'exploration de la multiplicité avec son introduction
du ça, du moi et du surmoi. Plusieurs théoriciens post-freudiens sont
allés au-delà de ce modèle tripartite en discutant l'existence d'entités
psychiques. La plus influente a peut-être été Melanie Klein, dans les
années 1940, avec la théorie de « relations d'objets », qui suggère que
notre vie psychique est sous�tendue par des « objets » introjectés, tels
des hologrammes représentant les personnes ayant eu une influence im­
portante dans notre vie (Klein, 1948 ; Gunthrip, 1971).
16 Système familial intérieur : blessures et guérison

Jung (1935/1968, 1963, 1968, 1969), dans ses descriptions d e_s ar­
chétypes etdes complexc:s, a poussé la notion de multiplic:ite-�n peu
plus loin car, pour lui, il s'àgit de bien plus que d'objets introjectés. En
1935, il décrit le complexe comme ayant :
'' une tendance à former une petite personnalité en elle-même.
Il a une sorte de corps, doté jusqu'à un certain point de sa
propre physiologie. Il peut vous faire mal à l'estomac, trou­
bler votre respiration, perturber les battements de votre cœur;
en bref, il se conduit comme une personnalité partielle. [ ... ]
Je soutiens que notre inconscient personnel aussi bien que
collectif consiste en un nombre indéfini, car inconnu, de
complexes ou de personnalités fragmentaires. (1935/1968,
p. 80-81)
Roberto Assagioli (1973, 1965/1975 ; Ferrucci, 1982), le jeune
contemporain de Jung, soutenait également que nous sommes consti­
tués d'un ensemble de sous-personnalités, ainsi que je l'ai écrit dans
l'introduction. Depuis Assagioli, un grand nombre de théoriciens ont
reconnu cet état naturel de multiplicité et ont fait des observations
qui se recoupent de façon remarquable. Un historique détaillé de la
multiplicité est présenté dans l'ouvrage de Rowan, Subpersonalities
(1990). De plus, une liste de références sur les approches qui rendent
compte de la multiplicité du psychisme est fournie dans l'annexe C de
ce livre.
Quelle que soit leur orientation, la plupart des théoriciens qui ont
exploré les processus intrapsychiques y ont toujours reconnu un cer­
tain degré de multiplicité. Si nous passons en revue les psychothérapies
les plus influentes de notre époque, nous trouvons que : les « relations
d'objet » représentent les objets introjectés (Klein, 1948 ; Gunthrip,
1971 ; Fairbairn, 1952 ; Kernberg, 1976 ; Winnicott, 1958, 1971) ;
la psychologie du Self parle de Self grandiose par opposition au Self
idéalisant (Kohut, 1971, 1977) ; les jungiens identifient les complexes
et les archétypes (Jung, 1968, 1969) ; l'analyse transactionnelle évo­
que de nombreux états du moi (ego states) différents les uns des autres
(Berne, 1961, 1972) ; la Gestalt-thérapie travaille avec les notions de
dominant et de dominé (Perls, 1969 ; Fagan et Sheppard, 1970) ; et
la thérapie cognitivo-comportementale décrit une série d'idées ou de
motifs appelés « schémas » et de Self possibles (Markus et Nurius,
1987 ; Dryden et Golden, 1986). Ces théories attribuent à ces entités
des degrés d'autonomie et des capacités émotionnelles et cognitives
variables, et n'en font pas une représentation d'entités mentales spé­
cialisées, unidimensionnelles et interdépendantes. Elles se rejoignent
cependant toutes pour proposer que notre monde mental est loin
d'être unitaire.
La théorie du traumatisme, qui prévaut dans la littérature concer­
nant les troubles dissociatifs de l'identité (TDI) 5, considère ces entités
comme des fragments issus d'une personnalité auparavant unitaire. Les
experts reconnaissent la multiplicité chez leurs patients, mais l'inter­
prètent comme le résultat d'un éclatement de la personnalité en sous­
personnalités (états de personnalité), à la suite d'un traumatisme précoce
(Kluft, 1985 ; Bliss, 1986 ; Putnam, 1989).
Quelle que soit la conception théorique de ces entités intérieures
(traumatisme, apprentissage, introjection, inconscient collectif, ou en­
core état naturel de notre esprit), certains auteurs considèrent ces der­
nières comme des personnalités en tant que telles. Ils partagent l'opinion
que ces entités intérieures sont plus que de simples agrégats de pensées
ou d'émotions, ou plus que des états de la pensée. Ils les considèrent
comme des personnalités distinctes, chacune avec un large éventail
d'émotions, de désirs, d'âge, de tempéraments, de capacités et même de
sexe. Ces personnages intérieurs ont aussi un large degré d'autonomie
en ce sens qu'ils pensent, parlent et ressentent indépendamment de la
personne à l'intérieur de laquelle ils se trouvent. Les théoriciens des
TDI partagent ce point de vue, mais le limitent aux victimes de trauma­
tismes très profonds.
Les écrits tardifs de Jung ainsi que le « dialogue intérieur », issu du
courant jungien (Stone et Winkelman, 1985), décrivent les archétypes
et les complexes d'une façon qui se rapproche de l'idée de multiplicité
autonome. De la même manière, la thérapie des états du moi (ego state
therapy), développée par les hypnothérapeutes John et Helen Watkins
(J. Watkins, 1978 ; J. Watkins et Johnson, 1982; J. Watkins et Watkins,
1979), ainsi que la psychosynthèse d' Assagioli soutiennent l'existence
d'une multiplicité reposant sur des personnalités à part entière.
C'est aussi le postulat de ce livre. Considérer ces entités intérieures
comme des personnalités autonomes, des personnages intérieurs, va à
l'encontre de la représentation que nous avons spontanément de nous­
mêmes : une personne n'a qu'un corps, un seul cerveau ; il ne devrait
donc y avoir qu'un seul être dans cette personne. C'est en partie la rai­
son pour laquelle les approches mentionnées plus haut sont considérées
comme ésotériques, et sont restées hors des courants majeurs de la psy­
chologie. Cette façon d'anthropomorphiser ces entités peut être difficile­
ment acceptable pour certains, et cela peut les rendre enclins à reléguer
!'IFS dans la catégorie de l'ésotérisme. C'est pourtant bien de cette façon
que nos patients décrivent ces entités intérieures (ou que ces entités se
décrivent elles-mêmes) au fur et à mesure qu'ils apprennent à les connaître.

5. Cette nouvelle terminologie (en anglais, dissociative identity disorder [DID]) remplace
la terminologie multiple personality disorder (MPD) utilisée originellement dans le
présent ouvrage, devenue caduque. (NdT)
18 Système familial intérieur : blessures et guérison

Les caractéristiques et les structures des sous-personnalités décrites dans


ce livre ne sont pas le produit de mon imagination fiévreuse : elles sont
le produit des récits de mes patients. Pour cette raison, le terme d'an­
thropomorphisme n'est pas approprié, car il implique l'attribution de
qualités humaines à ce qui ne ressemble pas à l'humain.
Ce n'est qu'après de nombreuses années de travail passées au contact
et à l'étude des sous-personnalités, ou parties, de mes patients que j'ai
pu les considérer finalement sous un angle multidimensionnel. Je com­
prends donc la difficulté que beaucoup de lecteurs pourront avoir à ac­
cepter ce fait. C'est grâce à cet esprit de curiosité auquel je fais référence
dans l'introduction que j'ai pu m'en tenir à une attitude purement des­
criptive par rapport à ces parties, plutôt que d'imposer une construc­
tion théorique (par exemple, l'idée de schéma ou d'objet introjecté) qui
est pourtant plus généralement acceptée.
Un thérapeute n'a pas besoin de croire en l'existence ontologique des
parties pour utiliser le modèle IFS. Beaucoup ne voient dans ce concept
qu'une métaphore et rencontrent néanmoins du succès dans leur prati­
que. Quoi qu'il en soit, ces entités sont sensibles à notre respect ; il est
par conséquent préférable de les considérer en leur attribuant des qua­
lités et des réactions de type humain. Certains thérapeutes choisissent
de travailler en traitant les parties comme des personnes uniquement
pendant les séances, mais non quand ils se situent sur un plan théori­
que. Cette approche crée une dichotomie que je trouve déroutante. Ce
problème est abordé plus en détail dans le chapitre 5.
La notion de personnalités intérieures est en train de quitter le champ
ésotérique dans la société nord-américaine. Elle y a été popularisée ré­
cemment avec l'injonction de guérir « l'enfant intérieur blessé6 ». Ce
message s'est répandu avec le mouvement pour combattre les addic­
tions,« Les 12 étapes7 », et avec l'aide de leaders charismatiques comme
John Bradshaw. Il est récemment devenu un leitmotiv national. Le terme
« enfant intérieur » peut avoir des significations différentes selon les
auteurs. La plupart le considèrent comme une métaphore pour décrire
un état d'innocence, mais quelques-uns en font une sous-personnalité
aux caractéristiques enfantines. Bien qu'aucune nouvelle théorie n'ait
émergé de ce mouvement, il a aidé des milliers de personnes à devenir
conscientes qu'existent en elles différentes personnalités.

6. Le mouvement qui a introduit l'idée de « l'enfant intérieur » s'est développé et a


pris de l'ampleur aux États-Unis. John Bradshaw en est le tenant principal. Selon ce
mouvement, la majorité d'entre nous avons en nous un « enfant intérieur» vulnérable
et blessé, souvent responsable de nos réactions immatures ou compulsives. Ce mouve­
ment a développé des exercices, des ateliers et suggéré de se focaliser sur la guérison
de cet « enfant intérieur » pour résoudre les problèmes d'addictions. (NdT)
7. « Les 12 étapes » des Alcooliques Anonymes, par exemple. (NdT)
Le n1ouvement qui étudie les personnalités multiples, maintenant ap­
pelé troubles dissociatifs de l'identité (TDI), très représenté aux États­
Unis, a contribué à faciliter le travail des thérapeutes avec la notion
de sous-personnalités, et beaucoup d'entre eux en viennent à admettre
l'idée que leurs patients atteints de ces troubles ne sont pas les seuls
à avoir des sous-personnalités. L'accroissement du nombre de cas re­
censés de TDI est peut-être dû en partie au fait que de plus en plus de
· thérapeutes questionnent leurs patients à propos de leurs personnalités.
Si le patient fait état de plusieurs personnalités, certains thérapeutes
concluent alors qu'ils ont affaire à un patient souffrant de personnalités
multiples. Du point de vue de !'IFS, devenir « multiple », ou avoir un !)
TDI, correspond à une façon dont la famille intérieure de l'individu a \/
dû s'organiser à la suite de traumatismes sévères et chroniques ; cette J
famille intérieure est moins stable, moins cohérente, mais pas fonda-;\
mentalement différente de celle des patients qui n'ont pas subi de tels
traumatismes.
Notre culture semble donc s'accoutumer progressivement à l'idée de
multiplicité de l'esprit. Le fait que le mouvement postmoderniste, qui
a une influence majeure sur pratiquement toutes les sciences sociales,
ait rejeté l'idée d'un Self unitaire est un autre signe de cette évolution.
Beaucoup d'auteurs postmodernes célèbrent la multiplicité, exaltant les
vertus d'un Self qui contient une pluralité de personnalités disparates,
de la même façon qu'ils préconisent une vue pluraliste de la société.
L'auteur Hélène Cixous (1974, p. 397) écrit:
'' Comprendre la multiplicité pour ce qu'elle est: comporter tou­
jours plus qu'un, toujours diversifié, capable d'être tous ceux
qu'il deviendra, un groupe dont les membres agissent ensemble,
tout en étant composé d'êtres singuliers qui produisent l'énon­
ciation. Étant plusieurs et insubordonnés, le sujet peut résister
à la subjugation.
Sandra Harding (1986, p. 24 7) s'en fait l'écho : « Je soutiens la
primauté des identités fragmentées [... ] dans le cadre d'une opposition
unifiée, d'une solidarité contre les forces culturellement dominantes
de l'unitarisme. » Le pluralisme implique un effort pour maintenir un
équilibre entre l'unité et la diversité, pour apprécier les « plusieurs » à
l'intérieur du« un», pour résoudre les conflits sans imposer la synthèse
ou exclure les groupes, et pour célébrer la diversité. La multiplicité de
l'espr it implique cette sorte de pluralisme.
La plupart des postmodernes ne vont pas plus loin dans leurs dé­
clarations au sujet du Self à cause de leur aversion pour les théories et
les déclarations grandioses sur le monde intrapsychique qui, selon eux,
ont caractérisé le modernisme. Dans la mesure où le modèle IFS est une
théorie de grande envergure qui explore les processus intrapsychiques,
20 Système familial intérieur : blessures et guérison

il va à contre-courant du postmodernisme. Par conséquent, il risque


d'être ignoré par les penseurs postmodernes même si ceux-ci célèbrent
la multiplicité.
Parallèlement à cette évolution dans le champ de la psychothérapie
et dans la société, on observe, dans le champ de l'intelligence artifi­
cielle et de la neuropsychologie, une tendance à percevoir de plus en
plus l'esprit du point de vue de la multiplicité. Michael Gazzaniga, par
exemple, est un chercheur connu dans le domaine des neurosciences
cognitives dont les travaux dans les années 1950 et 1960 ont changé
notre compréhension des fonctions respectives de l'hémisphère droit et
de l'hémisphère gauche. Ses recherches les plus récentes l'ont amené à
conclure que la distinction originale entre le cerveau droit et le cerveau
gauche était simpliste. Dans son livre The So_c,i_aLBraiti_ (Gazzaniga,
1985), il soutient que l'esprit humain consiste en vérité en un nombre
indéterminé d'unités qu'il appelle « modules », fonctionnant indépen­
damment, chacun d'eux ayant un rôle spécifique à remplir. Selon
Gazzaniga, notre vie émotionnelle et cognitive est façonnée par les
relations entre ces modules. Sa description des modules et de la façon
dont ils fonctionnent est remarquablement similaire au concept de
parties ou sous-personnalités de !'IFS.
Les domaines de l'informatique et de l'intelligence artificielle sont
aussi en train de converger vers un modèle analogue à celui de la mul­
tiplicité de l'esprit humain. Selon le concept original utilisé par les in­
formaticiens (modèle de von Neumann), l'information était censée être
stockée dans une zone et traitée dans une autre. On pensait qu'une
seule unité, ou groupe, d'information était traitée à la fois, l'information
circulant linéairement d'une zone à l'autre, comme dans une chaîne de
montage dans une usine.
Plus récemment, les chercheurs ont développé des ordinateurs avec
processeurs en parallèle (qui travaillent en même temps) communi­
quant les uns avec les autres, mais largement indépendants les uns des
autres. Ces ordinateurs parallèles sont capables de « penser » d'une
façon beaucoup plus proche de celle de l'intelligence humaine que les
ordinateurs en série d'autrefois (Wright, 1986). Marvin Minsky (1986),
l'un des fondateurs de l'intelligence artificielle, conclut :
'' Utiliser l'image de l'agent unique est devenu un sérieux han­
dicap dans l'élaboration de nouvelles idées en psychologie. La
compréhension de l'esprit humain est sûrement l'une des tâches
les plus ardues à laquelle l'intelligence humaine fait face. La
légende d'un Self unique et simple ne peut que nous distraire
du but de cette recherche. (p. 51) [ ... ] Tout cela suggère qu'il
est raisonnable de penser qu'il existe, à l'intérieur de notre cer­
veau, une société d'esprits. Comme les membres d'une famille,
les différents esprits peuvent travailler ensemble pour s'aider
les uns les autres, chacun ayant cependant sa propre expérience
mentale dont les autres ne savent rien. (p. 290)
Dans le domaine de la psychothérapie, des indices qui soutiennent
la thèse de la multiplicité méritent d'être mentionnés. John et Helen
Watkins (1979) ont poursuivi les recherches d'Ernest Hilgard (1977,
1979), qui a décrit ce qui a été appelé le phénomène de l'« observateur
caché ». Hilgard a travaillé avec des sujets qu'il a rendus sourds par
hypnose, ce qui ne les a pas empêchés de répondre à l'injonction de
lever un doigt. De la même façon, avec des sujets qu'il avait rendus
insensibles à la douleur par hypnose, il a pu montrer que, tout en
gardant leur main dans l'eau glacée très longtemps, une certaine partie
d'eux faisait l'expérience de la douleur malgré leur apparente absence
de réaction. Watkins et Watkins ont reproduit l'expérience de l'eau
glacée de Hilgard avec certains de leurs patients qui avaient suivi une
thérapie des « états du moi » (ego state therapy). Ils leur ont demandé
si certaines parties d'eux ressentaient la douleur, et ont également
demandé à parler à ces parties. Un ou plusieurs de ces « états du moi »
avec lesquels ils avaient travaillé ont émergé et, souvent, se sont plaints
de la douleur (J. Watkins et Watkins, 1979).
Il semble donc que nous soyons à l'orée d'une transformation dans
la façon dont l'être humain est compris - une transformation qui a
des implications profondes. Si nous sommes naturellement multiples, '(
il est alors possible que nos émotions et nos pensées les plus extrêmes :'
soient le résultat de petites parties de nous devenues extrêmes, plutôt \
que d'une pathologie qui affecterait notre essence. Les remarques cri- \�
tiques ou blessantes que nos proches prononcent à notre égard durant
une dispute ne représenteraient pas leurs sentiments « réels », mais
seraient l'expression de l'opinion d'une ou de deux de leurs sous­
personnalités intérieures en colère, pendant que les autres personnalités
restées silencieuses peuvent demeurer aimantes. De nombreux troubles
médicaux et psychiatriques peuvent être reformulés selon ces mêmes
principes. Les groupes de symptômes qui sont traditionnellement éti­
quetés à l'aide de certains diagnostics psychiatriques monolithiques
peuvent être compris en terme de multiplicité comme des tentatives
. que les sous-personnalités d'un individu ont élaborées pour survivre.
·• Plutôt que de diagnostiquer les troubles d'une personne, le thérapeute
qui partage l'orientation de la multiplicité aura ainsi à cœur de l'aider à
explorer son système de sous-personnalités pour comprendre lesquelles
souffrent et pourquoi.
La multiplicité nous transporte d'un monde où l'esprit humain est
une unité vers un système d'entités psychiques en interaction. Cette
découverte permet d'appliquer les 1nêmes concepts qui ont permis
22 Système familial intérieur : blessures et guérison

de comprendre les familles, les entreprises, les sociétés et les cultures


au psychisme. Celui-ci peut alors être considéré comme un système
hu1nain inscrit dans d'autres systèmes. Il peut être compris avec les
1nêmes principes systémiques et transformé à l'aide des mêmes techniques
systémiques. Nous pouvons également 1nieux comprendre comment les
différents systèmes externes affectent l'esprit humain et sont affectés
par lui lorsque nous les considérons en termes de systèmes.
Le modèle IFS est né à la suite de la reconnaissance du phénomène
de la multiplicité de l'esprit et de l'effort pour le comprendre et l'aider
à changer en utilisant la pensée systémique. Cela a eu deux conséquen­
ces inattendues. Premièrement, l'étude du système intérieur a enrichi
la compréhension des systèmes humains en général. Par exemple, la
compréhension des quatre concepts introduits dans la section suivante
- l'équilibre, l'harmonie, le leadership et le développement - repose
sur l'importance centrale qu'ils revêtent pour les systèmes intérieurs.
Deuxièmement, l'application des concepts systémiques aux systèmes
intérieurs a conduit au développement de méthodes qui aident les pa­
tients à changer leur réalité intrapsychique. Elles représentent un pro­
grès par rapport aux approches existantes.

Penser en termes de systèmes


Un « systè1ne » peut être défini comme une entité dont les parties sont
en relation les unes avec les autres selon un schéma (ou modèle) donné.
Les systèmes comportent donc toutes sortes d'objets, comme les mon­
tres, les télévisions, ou les réseaux de transport en commun. De plus,
selon cette définition, tous les organismes biologiques, depuis les bacté­
ries jusqu'aux baleines, sont des systèmes. Les systèmes humains recoù­
vrent tous les niveaux depuis l'échelon individuel jusqu'à la dimens.ion
de la nation, ainsi que les systèmes de croyances (les lois, les traditions
culturelles, etc.).
Un système donné est composé de systèmes plus petits (sous­
systèmes), et appartient à un ou des systèmes plus grands, de la même
façon qu'un État contient des départements et des municipalités, tout
en représentant une nation 8 • Selon le point de vue adopté, ce sera donc
le système visé, un sous-système de celui-ci, ou un système plus grand
qui fera l'objet d'un examen. Par exemple, certains chapitres de ce livre
traitent de la famille : la famille est le système visé ; les 1nembres de
la famille et les relations qu'ils entretiennent entre eux sont des sous­
systèmes de ce système ; et la société ou le groupe ethnique auxquels la
famille appartient est un système plus grand qui le contient.

8. Ou de la même façon qu'un État contient des départements et des municipalités tout
en faisant partie de l'Union européenne. (NdT)
Allons plus loin. Selon la définition du terme de système adoptée ici, un
amas de pièces détachées d'une automobile ne constitue pas un système.
Une fois que ces pièces sont assemblées d'une certaine façon, celles-ci de­
viennent un système qui représente plus que la somme des pièces. Il s'agit
désormais d'une voiture : un assemblage de pièces fonctionnant d'une
façon structurée et constituant un système utilisé pour le transport.
Une voiture n'est pas un système cybernétique, en ce sens qu'elle ne
peut pas se corriger elle-même ; elle dépend d'un chauffeur ou d'un
mécanicien pour son fonctionnement ou ses réparations. Les systèmes
cybernétiques s'autorégulent en réponse à leur environnement grâce
au phénomène du rétrocontrôle, ou feed-back. Une voiture contient
quelques sous-systèmes cybernétiques, par exemple le thermostat ou le
régulateur automatique de vitesse. Lorsque le système dans son ensem­
ble fonctionne, ces sous-systèmes cybernétiques ont pour but de main­
tenir un état stable (homéostatique), comme une fourchette donnée de
valeurs de vitesse ou de température dans l'habitacle.
Les systèmes cybernétiques fonctionnent grâce à des capteurs qui
détectent le feed-back induit par les changements intervenus dans l'en­
vironnement de la voiture et déclenchent des adaptations automatiques
à ce feed-back. La voiture pénètre dans une zone froide, et le chauffage
se met en route; elle aborde une montée, le régulateur compense. L'aug­
mentation de la chaleur ou de la vitesse est appelée un feed-back négatif
car celui-ci a pour effet de réduire la déviation par rapport à l'état
stable - c'est-à-dire, de ramener le système à l'intérieur de la fourchette
homéostatique de température ou de vitesse. Le feed-back positif, lui,
amplifie la déviation (dans le cas présent, la température ou la vitesse
continueraient d'augmenter bien au-delà des limites voulues).
Une voiture possède des limites clairement définies, en ce sens qu'il
est normalement facile de décider de ce qui fait partie de la voiture ou
non. Cependant, les limites ne sont pas fixes, car on peut ajouter ou
remplacer des pièces. Quand une voiture entre sur une autoroute, elle
devient « incluse » dans un système plus grand, qu'elle influence et par
lequel elle est influencée. Si la voiture s'arrête soudainement au milieu
d'un trafic intense, elle aura une influence très forte sur la circulation.
De la même façon, sa vitesse et sa manœuvrabilité sont contraintes par
les voitures qui l'entourent. Si le trafic est fluide, la voiture est moins
contrainte par le système plus grand. Ainsi, les systèmes s'influencent
les uns les autres : ils exercent plus ou moins de contraintes les uns sur
les autres et leur degré d'inclusion réciproque varie.
Venons-en aux systèmes humains. Tous les concepts mentionnés ci­
dessu s s'appliquent également aux systèmes humains : structure, limi-\,
tes, feed-back positif et négatif, homéostasie, et degrés de contrainte ou�
d'inclusion réciproques. Les systèmes humains sont assurément des sys-
1

tèmes cybernétiques. Les individus s'organisent entre eux pour main-


24 Système familial intérieur : blessures et guérison

tenir une fourchette d'homéostasie, qu'il s'agisse de relation de proxi­


mité ou de relations conflictuelles. De plus, chaque personne détient
une multitude de sous-systèmes cybernétiques, depuis la régulation du
taux de sucre dans le sang jusqu'à la régulation de l'expression des
émotions. La thérapie familiale a utilisé ces principes issus de l'étude
des systèmes mécaniques ou biologiques pour essayer de comprendre
le fonctionnement des familles. Cependant, les êtres humains ne sont
pas des machines réagissant simplement au feed-back de leur environ­
nement. Les principes cybernétiques sont nécessaires mais insuffisants
pour les décrire. D'autres principes dérivés de la recherche sur les sys­
tèmes vivants doivent être utilisés.
Les systèmes humains diffèrent des systèmes mécaniques sur un
point important et cette différence est au cceur du modèle IFS. Celui-ci
, postule que les êtres humains font preuve d'une sagesse et de tendances
innées, qui ont pour objectif la préservation de leur bien-être et de leur
santé. Les êtres humains ne cherchent pas seulement à maintenir un état
stable et à réagir à un feed-back ; ils éprouvent un élan naturel vers la
créativité_eJ l'i11timité. Ils naissent dotésçlesrêssourêes nécessaires pour
mener à bie11 µne vie harmonieuse (dans la relation à soi�rriême ou aux
autres). A partir de cette affirmation, on peui: int:erpr�ter l'existence de
difficultés chroniques chez un individu comme un défaut d'accès aux
ressources et à la sagesse innées. Certains éléments des systèmes dans
lesquels la personne est incluse ou qui sont inclus en elle limitent l'accès
de celle-ci à ces ressources. La thérapie IFS est conçue dans l'objectif
d'aider la personne à reconnaître ces contraintes et à s'en libérer.

,J
La pensée systémique nous aide à identifier les différents systèmes
entourant une personne ou inclus en elle, puis à trouver et à libérer
1 contraintes qui s'exercent sur eux. Ce 1 es-ci
es 1 peuvent rési der dans e1
système de sous-personnalités du patient, dans ses relations familiales,
dans l'organisation générale de la famille, au niveau des "différentes ins­
titutions (école, lieu de travail, système de santé mentale, etc.), ou en­
core au niveau de l'influence defocommunauté ethnique et dela société
sur les valeurs et -croyance§ de la fa111ille. Tous ces systèllles humains
sont inclûi les uns dans les mitres et s'inflÛencent mutuellement.
Essayer de comprendre les niveaux de systèmes humains dans leur
ensemble serait une tâche démesurée et trop complexe si les différents
niveaux ne fonctionnaient pas de façon similaire. Les quatre princi­
pes présentés ci-après sont à la base du fonctionnement des systèmes
humains, et n'ont pas fait l'objet d'une analyse dans le cadre des para­
graphes consacrés aux systèmes cybernétiques : équilibre, harmonie,
leadership et développement. Ces principes se sont imposés à moi à
l'occasion de mon travail avec les systèmes intérieurs (intrapsychiques)
et familiaux, mais me semblent universels. Ils font l'objet d'une descrip­
tion détaillée dans les chapitres 4 et 6.
1. Équilibre. Les systèmes humains fonctionnent de façon optimale
quand ils sont en équilibre. Qu'est-ce que cela signifie ? Quelles sont
les qualités qui, lorsqu'elles sont en déséquilibre, induisent des dysfonc­
tionnements ? Il existe d'après moi quatre dimensions dont l'équilibre
est crucial pour la santé du système :
• le degré ci'influence qu'une personne ou un groupe exerce sur le
processus de prise de décision dans le système;
• le degré d'accès aux ressources du système dont chaque personne
ou groupe dispose; ·
• le p_iveau de responsabilité de chaque personne ou groupe au sein
du système;
• le degré de rigidité 011 cl�so11plesse_ clesJimites9 et des règles
régissant l'inclusion et l'exclusion au sein du système et des sous­
sytèmes.
Dans un système équilibré, chaque personne (ou groupe) est dotée d'un
degré d'infli.Îenc;e, d;accès �ùx ressources, efd'un niveau de responsabi�
lités approprié à ses besoins et au rôle qu'elle occupe dans le système,
et ce de façon égale aux autr�s membres qui ont des rôles similaires. De
plus,Jes règles définissant l'appartenance au système et les modalités de
participation au fonctionnement de certains sous-systèmes ne sont ni
trop rigides ni trop souples.
2. Harmonif. Le concept d'harmonie s'applique aux relations entre
membres ci'un même système. Dans les systèmes harmonieux, un ef­
fort est fait pour attribuer à chaque membre le rôle qu'il désire et qui
lui convient. Les membres travaillent de façon coopéraJive en cher­
chant à adopter une yision èomt11t111.e, tout en soute:11<111! �t valorisan�
les différen<::e,<, individuelles de style et de vision. Le système permet
ainsi à chacun de trouver et de poursuivre sa propre vision, tout en
essayant de l'intégrer dans la vision d'ensemble du système. Dans une
telle atmosphère, les membres sont prêts à sacrifier une partie de leurs
propres ressources et de leurs clé1,irs pour le l:Jé11éfice du groupe. Ils se
sentent apprécies pour leurs qualités personnelles de même que pour
leu rs contributions, et ils attachent de l'importance au bien-être des
autres. Leur communication est de qualité en ce sens qu'ils sont sen-

9. Le terme « boundaries » utilisé en anglais dans le champ de la psychologie fait réfé­


rence à l'existence de délimitations (souvent inconscientes) entre les individus d'un
groupe et entre les parties du système intérieur. Ces délimitations sont optimales
lorsqu'elles ne sont ni trop souples ni trop rigides et lorsqu'elles sont claires. Les déci­
sions d'inclure ou d'exclure des membres du groupe de certains échanges (en fonction
du sujet abordé) reflètent leur degré de rigidité et de perméabilité. Plus concrètement,
ce terme de boundaries fait référence à la tendance chez certains individus à tolérer les
interférences des autres et à s'autocensurer (frontière trop perméable), ou au contraire,
à se permettre d'interférer, tout en restreignant l'influence ou la participation des
autres (frontière trop rigide). (NdT)
26 Système familial intérieur : blessures et guérison

sibles et répondent à l'information qui circule parmi les membres du


groupe. Le courant d'information qui circule entre les membres à l'in­
térieur d'un système sera appelé feed-within 10_dans ce livre, pour le
distinguer des informations écha'�gées avec l'environnement, appelé
feed-back.
J,e contraire de l'h<1xmonie est la poJqy_isation. Dans une relation polari­
sée, chaque personne passe d'une position harmonieuse et flexible à une
position rigide et extrême, en opposition ou �n C()n1p(t_ition avec celle
de l'autre personne. J'aborderai plus loin les différentes manières dont
les polarisations contraignent les systèmes.
). Leaders�fp. L'équilibre et l'harmonie dans les systèmes humains re­
qÜÎerent ;.;-� leadership efficace . .Çhaqu� 111�rnbre _4ll systè111�doitavoir
l'assurance :
• d'être rrspecté et reconnu pour avoir la capacité d'offrir une mé­
diation en cas de polarisation et de faciliter le courant des informa­
tions à l'intérieur du système (feed-within) ;
• que tous les membres sont protégés, pris en charge en cas de be­
soin et qu'ils se sentent valorisés et encouragés à poursuivre leur
vision personnelle dans les lirniies des besoins du système ;
• que seront 1tttribués de façon juste les ressources, les responsa­
bilités et le niveau d'infbenëe · respeci:îf de chaque ÎrÏdividu sur· 1e
r--- - -- - ····· -

système;
• de pouvoir apporter au système une perspective et une vue d'en­
semble qui tienne compte du contexte au sens le plus la�ge ;
• que le leader représente le------système
------------.. . ----·
. - -- ·--
en interaction avec les autres
systèmes;
• que le leadtTinterprète--
honnêtement le feed-backprovenant des
--- ---·- ---···--··---·-·-----
' ' -... ·-·---- ------· ,-- --- . ---····· .
. autres systemes.
Comme je l'ai mentionné plus haut, les systèmes humains possèdent
fort heureusement les ressources nécessaires pour cette sorte de lea­
dership. Ces ressources sont cependant souvent contraintes, limitées
par un certain nombre de facteurs détaillés plus loin.
4. Développement. Bien que les êtres humains soient nés dotés des
rêssourèês-hêcëssâires pour vivre en harmonie et en équilibre, ils ont
besoin de ten1ps pour que ces ressources se développent. Ce processus
peut être comparé à une nouvelle équipe de basket. Les membres de
l'équipe apportent leurs talents, mais chacun doit s'accoutumer aux
habitudes des autres, et développer respect et confi_gµc_eenvers l' eptraî­
neur.ays\nt de pouvoir jàüer de façonopi:imale. De 1� même-façon, les
systèmes. huma1rÏs disposent nat;_;;êüêinent de sagesse, mais ils doivent
disposer de temps afin de développer les talents et les relations néces-

10.Nous avons décidé de conserver le terme anglais dans le texte. (NdT)


saires pour la mettre en œuvre. Le leadership et k développement de
règles d'inclusion et d'exclusion claires se mettent en place progres­
sivement et sont influencés par l'environnement. Si le système est inclus
dans un système plus i!Ilportant:, harmonieux et équilibré, il est plus
probable qu'il trouvera la liberté et le soutien nécessaires pour lui­
même trouver ['harmonie et l'équilibre. La capacité d'un système humain
d'utiliser ses ressources pour un développement sain sera limitée s'il se
situe au sein d'un système pol_<trisé, déséquilil:ir�,
. dont il adoptera
--- les
croyances et les émotions extrêmes.
Un système se verra limité dans son développement s'il accumule
des fardeaux (contraintes) sur son chemin. Cela se produit quand le
système est traulllatiséji[perd SOil �qui[ibre) avant des'êfrecomplète­
men1: développé. Le traumatisme a aussi pour effet cle figer les membres
du système dans le temps, au moment où il survient. Ces membres ainsi
figés non seulement ne sont plus disponibles pour aider, mais de plus
imposent, du fait de leurs émotions extrêmes, des contraintes supplé­
mentaires au système, en forçant certains mellllJ_resà adopter des rôles .
surprotecteurs.
A parti;de ces quatre principes - équilibre, harmonie, leadership
et développement -, un système humain peut être évalué à n'importe
lequel de ses niveaux d'organisation, aussi bien au niveau du système
qui le contient qu'à ceux des systèmes qui y sont inclus., En cas de
dysfonctionnement d'un système, un travai[peut être accompli avec
ses 1nembres pour identifier les contraintes et libérer les ressources.
Ces contraintes peuvent être des déséquilibres, des polarisations, des
problèmes de leadership, ou encore des développements entravés. Le
modèle IFS est une approche qui vise à libérer ces contraintes. Les cha­
pitres 4 et 5 étudient les plus courantes d'entre elles.

l'exemple de la boulimie
Mes collègues et moi-même avons commencé à travailler avec des pa­
tientes boulimiques et leurs familles au début des années 1980, avant
que l'étiologie et le traitement de la boulimie ne soient bien connus.
En fait, ma première expérience de ce syndrome est intervenue avant
même que je n'en aie entendu parler. Je me trouvai face à une patiente
adolescente, l'écoutant, tout en essayant de cacher mon étonnement,
me confesser avec honte qu'elle connaissait des épisodes où elle avalait
tout ce qu'elle pouvait trouver dans la maison pour ensuite vomir l'en­
semble dans les toilettes. Elle disait qu'elle se haïssait elle-même pour
sa conduite, mais ne pouvait se contenir. Elle se sentait désemparée non
seulement par la façon dont elle mangeait, mais aussi par les sentiments
de solitude et de rage qui semblaient s'emparer d'elle, tour à tour. Elle
cherchait désespérément de l'aide.
28 Système familial intérieur : blessures et guérison

Je me sentis immédiatement désorienté, intrigué et bouleversé. Pour­


quoi se comporter ainsi : engouffrer des monceaux de nourriture pour
les vomir quelques minutes plus tard ? Cette séance fut le début d'un
cheminement qui a transformé ma perception des êtres humains, de
la thérapie et de la société américaine. En essayant de comprendre un
comportement qui à première vue semblait si étrange, je me trouvai
forcé d'examiner toutes les dimensions du contexte dans lequel se trou­
vaient mes patientes : leur vie intérieure, leur famille, leur culture. Ce
faisant, je dus rejeter bon nombre de mes convictions les plus chères au
sujet du genre humain et de la psychothérapie, au profit de celles expo­
sées dans l'introduction et qui définissent l'approche IFS.
Dans les années ayant suivi cette première séance, la boulimie est
sortie de l'obscurité du monde psychiatrique pour devenir un syndrome
fréquemment évoqué et reconnu. Elle a généré de nombreux articles
professionnels, et est devenue un vocable communément utilisé par le
grand public. Un nombre incalculable de personnes (principalement
des jeunes femmes) sont devenues esclaves de leurs impulsions à man­
ger sans pouvoir s'arrêter avant de se purger, en quelque sorte, par
des vomissements, l'ingestion de laxatifs ou de diurétiques, l'exercice
physique sans limites ou encore 'le jeûne poussé à l'extrême. La nature
apparemment illogique de ce comportement, et la croissance exponen­
tielle de l'incidence de la boulimie, ressemblait à une malédiction mé­
diévale, comme si un sort avait été jeté. Comme s'exclamait le frère
exaspéré d'une patiente, lors d'une séance de thérapie familiale : « Que
se passe-t-il ? Il y a six semaines j'ai appris que ma sceur était atteinte, et
maintenant ma petite amie vient de m'apprendre cette semaine qu'elle
est boulimique depuis un an ! »
Que se passe-t-il en effet ? Il est clair que la vie de nombreuses fem­
mes et de quelques hommes se trouve organisée autour de ce type d'ha­
bitudes alimentaires. On cite le chiffre de 20 % de� jeunes femmes,
chiffre probablement exagéré. L'estimation de 1 à 2 % dans chaque
sous-groupe de population de jeunes femmes (Fairburn, Hay et Welch,
1993) est plus fiable et n'en reste pas moins non négligeable. Ce synd�o­
me cause une grande souffrance, même si ses aspects douloureux .sdnt
souvent sous-estimés. L'extravagance gloutonne de tels excès alimen­
taires ainsi que le caractère repoussant des vomissements sont prétextes
à se moquer des personnes qui en souffrent ou à les prendre à la légère.
Le caractère apparemment aberrant des troubles contribue à nourrir
le sentiment de honte, de mépris de soi et de confusion que ressentent
les patientes boulimiques envers elles-mêmes, ainsi que l'impatience de
leurs familles et amis à les voir se défaire de ce trouble.
La société américaine en général et la culture dominante aux États­
Unis en particulier sont peu enclines à valoriser ceux qui manquent ap­
paremn1ent de volonté. Cela est particulièrement vrai dans le domaine
des comportements alimentaires. Tandis que la volonté forcenée que
déploient les anorexiques est de nature à parfois susciter un respect ré­
ticent, voire des sentiments envieux de la part des proches, les excès des
boulimiques sont souvent perçus comme la marque d'une faiblesse de
caractère qui inspire pitié ou mépris. Les médias jouent sur la peur en
mettant l'accent sur les dommages physiques potentiel� qui accornpa­
gnent les pratiques bouliniiqUês. Ces tactiq�es ·qui ne font qu'ajouter la
peur à la hont.e età l'autodénigrelllent que les patientes ressentent déjà
intensifient l'angoisse et le sentiment d'ünpatience que leurs proches
6prouvent à les voir dans l'incapacité de changer.
Il n'est pas question de minimiser les dangers médicaux réels asso­
ciés à la boulimie, mais plutôt de souligner la situation difficile dans
laquelle se trouvent les boulimiques et leurs familles. Les patientes veu­
lent désespérément arrêter mais, se trouvant dans l'impossibilité de le
faire, elles se sentent faibles et se dévalorisent. Elles pensent qu'elles se
font du mal et qu'elles déçoivent leur entourag� Les membres de leurs
t
fanilles, alternant entre colère et répugnance pour cet apparent man­
que de volonté, se senteîifimpµissants àJoûï:riîr de l'aide, éprouvent de
la culpabilité, s'accusent d'être la cause du Jygclrome;, et ont peur que
les patientes ne causent des dommages 1r;:êparables à leur propre santé.
Les solutions ne sont pas faciles à trouver au milieu d'un climat émo­
tionnel aussi chargé, et les thérapeutes se trouvent facilement entraînés
dans la polarisation. Ils ont besoin de trouver une approche qui vise à
réduire les polaris;;it�QflS et à donner aUXJ>a!ï.entes-ainsiqu'à leur�fa­
milles le sentiment qu'elles ont la capacité de sortirde cette situation.
. Certaines approches de Ta boulkië ont contribue ariseiiifrrîèntd'îm­
puissance des patientes en les enfermant dans une catégorie diagnostique
pathologique, ou en les considérant comme victimes de leurs familles ou
de leur culture. De la même façon, les membres de la famille ont parfois
été accusés de mauvaises attitudes parentales, ou <:l'utiliser les symptômes
de leur proche dans le but d'évîter d'avoir à faire face à leurs -propres
problèmes, ou encorë d'en avoir besôîn së
pour rassurer à l'idée que lellr
proche ;_tteint du trouble ne parviendrait pas à se comporter en adulte
responsable et donc qu'il ne les quitterait pas. Sans nier que cela puisse
être le cas parfois, les thérapeutes qui s'arrêtent à de telles justifications
auront du mal à manifester le respect et la confiance nécessaires envers
la patiente, sa famille et leurs ressources, ainsi que l'empathie vis-à-vis
de tous les membres impliqués. Ils se trouvent souvent en présence d'un
individu et d'une famille fortement limités par de multiples contraintes à
la fois externes et internes. Il leur revient d'emprunter une approche qui
soulage ces contraintes plutôt qu'elle ne les accentue.
Au début de mon travail avec les patientes boulimiques, j'étais un
jeune thérapeute, adepte invétéré des approches systémiques structurale
et stratégique de la thérapie familiale. Je pensais que le niveau familial
30 Système familial intérieur : blessures et guérison

était le niveau de système le plus influent, et que les membres de la


famille avaient besoin des symptômes de la personne boulimique pour
faire diversion. Ces idées eurent plusieurs conséquences négatives. Je
,sous-estimaisJ_g___c:apacité de mes
t
patientes de changer par elles-mêmes.
}'étais devenu un �étective d la_ patJ:.i9l_<:>giedeTa famille,
. ' . -�---- - --------- ess'a.yaU:t de
·•- ....... --

« flairer » les problèmes « réels » que la boulimie cachait ou la manière


'

,..,)

dont elle détournait la famille de ses difficultés. Je sous-estimais aussi


le rôle que la culture jouait dans ces questions, à travers la pression
qu'elle exerce sur les femmes en ce qui concerne leur apparence, ou
leur position subalterne dans la société. Par conséquent, je me focalisais
exagérément sur un seul (celui de la famille) des multiples niveaux dans
lesquels la problématique de la boulimie se trouve insérée ; et à ce ni­
veau, i� mefq_ç_:c1Jisais exagfrément sur les faiblesses
· de· · la famiHe · · ···· · plutôt
··
que sur ses points forts.
7
. Mês colfèguesetrnof:même (R.C. Schwartz, Barrett et Saba, 1985)
avions rapporté que de nombreuses f.9:miHes de boµlirniques ressern­
,blaient aux « familles psychosomatiques » · décrites par Minuchin,
Rosman ëfBakëi: (1978), dans Ta mesuré où elles présentaient certaines
caractéristiques : @anque d'individuation, surprotection, rigidité et
absence de résolution de �or{flits. Elles nous semblaie�t aussi très iso­
{êes, haut����i��t1cieüsésdes apparences, attdbuant une importance
particulière à taHmentation et aux repas. Root, Fallon et Friedrich
(1986) décrivaient les familles de boulimiques comme perfectionnistes,
surprotectric(ès, ou ch;ot:iques, selon la manière dont elles s'y prenaient
pour résoudre les conflit�, ou pour élever les enfants. Mes collègues et
moi-même, ainsi que Root et al., préconisions l'implication des proches
dans le traitement. Leur participation était considérée comme cruciale
dans la perspective d'une évolution favorable.
Cependant, le traitement de la boulimie s'est principalement fixé
pour objet le combat ipJ;é.deur que les patientes e11tr_etknnent avec
,, eHes-mêmes. La majorité de la littérature dans ce domaine est issue
de Papproche cognitivo-comportementale, qui essaie de changer à la
fois le comportement et les croyances irrationnelles qui sous-tendent
la boulimie, que ce soit dans le cadre de la thérapie individuelle ou
de groupe (voir, par exemple, Fairburn, Marcus et Wilson, 1993). Des
formulations plus traditionnelles dans l'optique psychodynamique ont
également été proposées. Il me semble que, bien que le modèle psycho­
thérapeutique appelé « relation d'objet» n'ait pas dominé la littérature,
une majorité de patientes boulimiques soit traitée aux États-Unis par
cette approche du fait de sa popularité (Johnson, 1991 ; H. Schwartz,
1986 ; Swift et Letven, 1984 ).
Enfin, l'approche pharmacologique, qui présuppose aussi que le pro­
blèn1e se situerait uniquement au sein de la personne, a gagné du terrain
sur la base de certaines études publiées (voir Walsh, 1992, pour une
revue). èes auteurs ont tendance à minimiser l'impact de la dimension
systémique à tous les niveaux, à l'exception du niveau physiologique.
L'importance que j'accordais aux facteurs familiaux par rapport
aux autres facteurs me plaçait moi aussi au sein de ce groupe dispa­
rate d'approches partielles « non globalisantes », favorisant un niveau
d'influence au détriment des autres. Lorsque plusieurs examinateurs
observent un éléphant dans l'obscurité, chacun d'entre eux, à partir de
son poste d'observation, se fait de ce gros animal une représentation
incomplète, partielle, « tunnellisée », fondée sur des jugements pré­
conçus qui déforment l'image qu'ils se font chacun de l'animal dans
son ensemble. Dans le cas de la boulimie, chaque courant a développé
son approche à partir de présupposés théoriques limités. Un modèle
général qui permettrait de passer aisément d'un niveau à l'autre des
systèmes humains, en utilisant les mêmes principes pour comprendre
chaque niveau, a jusque-là fait défaut dans le champ de la psychothé­
rapie. Cela ne s'applique pas seulement à la question de la boulimie
mais à tous les syndromes psychiatriques. Le modèle IFS tente d'y re­
médier en proposant le mode de pensée systémique comme outil pour
comprendre chaque niveau des systèmes humains, et permettre aux
parallèles et aux interconnexions qui existent entre niveaux de devenir
apparents.
Je voudrais terminer cette introduction à la boulimie en invitant le
lecteur à la prudence. C'est une erreur de considérer la boulimie - ou
tout autre syndrome psychiatrique - comme un problème homogène
qui peut être traité par un algorithme, un programme thérapeutique
défini pas par pas. Les personnes souffrant de boulimie viennent d'ho­
rizons très différents, s'engagent dans toutes sortes de situations et de
styles d'interaction, et présentent de nombreux symptômes associés.
Chez certaines, la boulimie est au centre de leur vie, tandis que chez
d'autres, ce n'est qu'un de leurs problèmes majeurs. Certaines patientes
semblent généralement passives et dans l'insécurité, tandis que d'autres
s'emportent à la moindre provocatiop. ëertainès ont extrêmement
_honte de leurs symptÔITleS et �hèrd1.ent à les cacher à tout prix, tan­
dis q11e d'autres en parlent très ouvertement. J2eaucoup ont fait l'expé­
rience d'abus se:icllel�_ mais pas toutes. Enfi11, pour un grand nombre de
personnes, la boulimie n'est rien d'autre qu'une expérience transitoire
qu'elles ont résolue sans avoir recours à la thérapie.
Les systèmes familiaux des patientes boulimiques sont tout aussi hé­
térogènes. Certaines patientes vivent dans des contextes familiaux sur­
protecteurs ou conflictuels, si bien qu'elles sont convaincues, toutcom­
me leurs. prochès, quelasurvie de leurfamillé:dépendd'elle�. D'autres
ont été ignorées ou négligées par les membres clés de leurs familles, et
ne jouent pas de rôle protecteur. Dans certaines familles, d'autres mem­
bres sont en proie à des problèmes d'addiction (abus de substance, ad-
32 Système familial intérieur : blessures et guérison

diction au jeu). Dans d'autres familles encore, la personne boulimique


semble être la seule à avoir des J:)!9blèmes de contrôle de soi-même.
Comment le thérapeute peut-il y voir clair dans cette diversité ? Si
un syndrome ne peut être analysé d'une façon simple - comme une ten­
tative pour protéger un autre membre de la famille, comme un signal
de détresse pour une demande d'attention, comme le résultat d'abus
sexuels dans l'enfance, ou de comportements de parents inadéquats
dans la petite enfance, comme une lutte d'influence entre le patient et
les parents, ou encore comme une excuse pour le patient qui a peur de
devenir un adulte -, sur quelle base un thérapeute peut-il décider de sa
façon de procéder ?
Quand mes collègues et moi-même avons commencé notre projet
thérapeutique en 1981, la boulimie était un syndrome nouveau pour le­
quel n'existaient ni explication systémique, ni protocole de traitement.
Mus par notre anxiété, nous avons utilisé les cadres théoriques et les
techniques que des thérapeutes familiaux structuraux avaient dévelop­
pés pour d'autres troubles, et les avons appliqués à chaque patiente
boulimique. A plusieurs reprises, cette approche a fonctionné. Nous
en avons conclu que }: mécanisme essentiel était la triangulatio11 de
ce
La p3:tiegte '1\f{:C ses parent�--Dans sens, nous sommes devenus « es-.
sentialistes » ; nous pensions avoir trouvé l'essence du problème et en
avons donc conclu que nous pouvions arrêter d'explorer et simplement
utiliser la même formule dans tous les cas. Les données de nature à
contredire ces hypothèses étaient interprétées comme le résultat d'ob­
servations erronées ou d'une mise en œuvre imparfaite de la thérapie.
Heureusement, nous travaillions aussi au sein d'un projet d'étude
dans lequel nous étions tenus de prêter attention au détail des étapes de la
mise en œuvre de la thérapie ainsi qu'à ses résultats. Chemin faisant, nos
efforts pour essayer de faire coïncider des observations contradictoires à
l'intérieur de notre modèle étroit devinrent intenables. Nous fûmes forcés
de quitter la sécurité et la simplicité offertes par notre modèle original
pour faire face à l'inconnu, marque du changement. Nous fûmes aussi
forcés d'écouter nos patientes de plus près quand elles parlaient de leur
expérience et de ce qui était de nature à les aider. Nous dûmes également
mettre de côté notre attitude d'experts, pleine d'opinions préconçues et
d'autorité, et adopter ce que les bouddhistes appellent l'attitude du dé­
butant qui consiste en une attitude ouverte et collaborative. « L'attitude
du débutant laisse la porte ouverte à beaucoup de possibilités ; celle de
l'expert les limite à très peu » (Suzuki, 1970, p. 21). En ce sens, nos pa­
tientes nous ont aidés à changer tout autant sinon plus que nous né les
avons aidées à le faire pour elles-mêmes.
C'est dans cet esprit ouvert et collaboratif que le modèle IFS a été
développé. Il encourage l'attitude du débutant car, bien que les théra­
peutes IFS gardent à l'esprit la multiplicité de l'esprit, les patients_;;ont
Jes exp_�rts au sujetc:leleurs exp§i:irnces, Ce sont eux qui décrivent leurs /
sous-personnalités et les relations qu'elles ont entre elles ainsi qü'avec
les membres de la famille externe. Plutôt que d'imposer des solutions
èn assenant des rnterprétations ou en donnant des directives, les thé­
rapeutes collaborent avec les patients en respectant leur expertise et
leurs ressources. Parce que chaque patient est un collaborateur expert,
le thérapeute n'a pas besoin de faire usage d'un arsenal d'opinions pré­
conçues sur la nature des problèmes d'un patient ou de sa famille. La
réponse à la question posée plus haut, concernant la façon dont un
thérapeute doit agir en l'absence de cadre de référence unique et simple,
est la suivante: iln'a plusp�sgind'être cetexpert grâce ··· ··· à une ··· ,1nce ..
· confi
accrue dans les ressources du patient.
Par conséquent:, les prindpêsetmÊthodes présentés dans ce livre sont
de nature à fournir des suggestions concernant les situations cliniques
les plus communes, mais ne sont pas des formules à suivre ou à imposer
aux patients. Ils devront être facilement oubliés s'ils ne correspondent
pas à l'expérience de ces derniers. Il est beaucoup plus important pour
le thérapeute de maintenir une attitude de collaboration, de curiosité et
de créativité, ce que je décris plus loin sous le terme de Self-leadership,
que d'avoir des réponses toutes préparées aux problèmes qui se posent
à lui.
Ce livre traite donc du modèle IFS 11 . Les chapitres 2 à 5 décrivent la
théorie IFS et les techniques appliquées aux individus. Les chapitres 6
et 7 traitent de la famille. Le chapitre 8 décrit l'utilisation des principes
IFS dans le cadre de la compréhension des groupes culturels et de la
société en général, et le chapitre 9 traite de questions diverses.
En résumé, _le modèle IFS aide le thérapeute �créer des relations
avec les pa,tients et leurs fomilles .gui contribuent à restaurer l'unité ët
à éliminer la culpabilité. Il donne au p;;.tiel'.lt un
accès àdês rêssou;ces
qui lui p�;rnett:ront Je:��jili�rerdeJimit�s. contr,1igf!antes, et l'aideront:
à se cornpre!lc!re lµi�même_,!insi que les ;�tr;s-�e-mbres ck sa famille
9�1:1.ne façon quifavorisel'expression o.uverte de chacun, l'empathie et
le respect..

11. Ces idées sont développées et le fonctionnement de la famille intérieure en général est
illustré dans l'ouvrage intitulé The Mosaic Mind: Empowering the tormented selves
of child abuse survivors, de R. Goulding et R.C. Schwartz (1995), le modèle IFS y
étant utilisé avec les victimes d'abus sexuels dans l'enfance.
CHAPITRE 2
L'individu est aussi un système
Est-ce que je me contredis moi-même ?
Bon, d'accord, je me contredis moi-même,
(Je suis vaste, je contiens des multitudes.)
Walt Whitman (1855/1959, p. 68)

Concevoir l'individu comme un système


Le modèle IFS introduit la pensée systémique dans le monde intrapsy­
chique. Pourquoi est-ce si important ? Pour de nombreuses raisons.

Les sous-personnalités dans leur contexte


La première raison en est que ce concept nous permet d'appréhender la
personne dans son contexte. La thérapie familiale a amené les cliniciens
à comprendre que le comportement extrême de certaines personnes
n'est pas forcément le �ésÙltat d'une p;thologie personnelle, mais _prg­
\'ient SO!JY�ntdirectement �lé:JeJ:Ir_ contexte familial. Le comportement
ext�ê�e et destructeur de certaine;;ous-personnalités peut faire croire
au thérapeute qu'elles sont réellement telles qu'elles apparaissent alors
qu'elles sont tout simplement figées dans un rôle. Si le thér�eute sait
re connaître dan�_quel système cett�_sous-persqnnalité se trouve- c'est- J
à-dire dans quel réseau de relations elle est maintenue dans ce rôle-, il
peut l'aborder sous un nouveau jour.
Dans le roman Night Secrets Thomas Cook (1990), le héros décrit sa
perception d'une partie cruciale de lui-même :
'' Il sentait la vague malveillante grandir à l'intérieur de lui-mê­
me, celle qui rendait tout un peu plus vide que ça ne l'était
déjà [ ... ]. Elle montait en lui, sortie de nulle part, sans que rien
en lui ait besoin de la convoquer. Elle occupait simplement sa
place, une présence qui allait en s':1 ssombrissan,t_,_J'9cc:c:Qblant
d'accusations sur sa façonde vi\Tre. Pendant longtemps il avait
cru que tout le monde était possédé par cette même entité malé­
fique. Cependant, il avait bien entraperçu une fois ou l'autre un
couple au restaurant qui riait, un père qui jouait au parc avec

Système familial intérieur : blessures et guérison


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36 Système familial intérieur : blessures et guérison

sa fille, ou une vieille dame solitaire, contente de lire son jour­


nal sur son perron. Il lui semblait que ces gens avaient échappé
à la poigne de ce tyran sans merci : comme s'ils avaient fermé
la porte et tiré le verrou juste à temps, de telle sorte que l'ombre
reste pantelante au-dehors, dans le couloir. (p. 161-162)
C'est ainsi que la ___plupart des personnes perçoivent leurs_ sous­
JJersonnalités : des forces sinistre's;maive1flantes.D'aut�;s leur semblent
fa�s en ou Jemand_e, d'autres encore i[1:clêc�;;:tes. Avec de tels sentiments,
il n'esi: pas étonnant que la plupart essaient désespérément de fermer la
porte et de tirer le verrou, d'enfermer ces sous-personnalités, de les exile1:
De nombreuses patientes boulimiques ont ainsi des sous-personnalités
qui critiquent durement leur apparence physique, et tout particulièrement
leur poids. A les examiner hors de leur contexte, on pourrait facilement
considérer que ces parties sont par nature introjectées des parents. A les
écouter, on apprend à faire connaissance avec les autres parties avec lesquel­
les ces sous-personnalités sont polarisées 12 : celles qui, par exemple, poussent
la patiente à manger sans limites, ou bien celles qui sont en colère ou tristes
dès qu'elle se trouve tant soit peu satisfaite d'elle-même. Dans ce contexte, le
caractère très critique de ces sous-personnalités s'explique mieux, et la façon
de parvenir à les libérer de leurs rôles extrêmes devient plus claire.

Les cartes écologiques


De même qu'il est important de comprendre comment les familles
(externes) fonctionnent, il est important de pouvoir .tr�cer un schéma
�mille� Si un thérapeute comprend comment les sous­
personnalités fonctionnent en relation les unes avec les autres - les
:i,ili<!nces__eJ:J�2��itions, les rés�aux qu'elles torment�iI-ar�is�nqulles
a amenés à se former-, il pourra intervenir avec plus de tact et d'effica­
cité. Il pourra anticiper les réactions défensives du système et planifier
ses propres interventions en conséquence. Il pourra aussi comprendre
et anticiper les réactions des systèmes extérieurs (la famille, les amis
et les autres relations intimes), et se représenter comment les systèmes
intérieurs et extérieurs s'influencent réciproquement. Cette approche
systémique contribue à restaurer l'équilibre, l'harmonie et le leadership
efficace dans la famille intérieure, en minimisant le désarroi et en opti­
nüsant la mise en jeu des ressources propres du patient.

Nouvelle théorie et nouvelle technique


L'application de la pensée systémique aux familles a permis de comprendre
les patients et de les. aider à changer. Ce même phénomène s'observe

12. Le concept de polarisation sera dévéloppé par l'auteur p.52. (NdT)


dans les familles intérieures. Si le modèle IFS partage avec d'autres
modèles des points communs d'ordre conceptuel, il reste caractérisé
par des hypothèses et des techniques nouvelles. Son approche fon­
damentalement systémique qui associe les aspects théoriques et opé­
rationnels lui donne un caractère plus inclusif et un haut niveau de
cohérence. La connexion entre la théorie et la pratique est très claire.

Libération et sens de son pouvoir


En fin de compte, cette combinaison de la pensée systémique avec le
concept de la multiplicité de l'esprit permet de libérer le patient et de
lui restituer le sens de son pouvoir. Les individus sont perçus comme
possédant les ressources dont ils ont besoin pour mener une vie harmo­
nieuse et équilibrée. Le modèle IFS les aide à reconnaître les contraintes
qui pèsent sur ces ressources et à s'en libérer, tant au niveau interne
qu'externe.
'
Evolution du modèle du système familial intérieur
(IFS) : illustration
Dans l'introduction et le chapitre 1, j'ai décrit en termes generaux
comment le modèle IFS s'est développé. On trouvera ici une brève des­
cription d'un cas pour donner une vue plus détaillée de la façon dont
le modèle s'est développé. Dans les chapitres suivants, je décrirai les
principes fondamentaux que le modèle IFS propose pour comprendre
les systèmes intérieurs.
Au cours de l'hiver 1983, je travaillais avec Sarah depuis un an dans
le cadre d'une étude sur l'application de la thérapie familiale pour traiter
les personnes boulimiques (R.C. Schwartz et al., 1985). Mes collègues
et moi-même utilisions avec succès nos modèles systémiques structural
et stratégique, et la famille de Sarah avait aussi fait des progrès promet­
teurs. Sarah était une jeune fille attrayante de 23 ans qui était en thé­
rapie pour dépression et état suicidaire qu'elle avait présenté à la suite
d'épisodes boulimiques suivis de vomissements. Bien que les patientes (il
s'agissait principalement de femmes) qui présentent ces comportements
soient loin de former un groupe homogène, la plupart d'entre elles par­
lent souvent d'une lutte intérieure constante contre leur compulsion,
lutte dont l'issue conditionne directement leur niveau d'estime de soi.

La détriangulation n'est pas suffisante


Dans le cas de Sarah, la thérapie l'avait aidée à lâcher son rôle de pro­
tectrice vis-à-vis du père contre la mère; les deux parents s'étaient bien
adaptés à ce nouveau statut. Comme c'est le cas pour beaucoup de
38 Système familial intérieur : blessures et guérison

patientes boulimiques, Sarah avait été très impliquée dans la relation


entre ses parents. Elle était la confidente de son père et la rivale de
sa mère, tout en se sentant responsable et coupable de la tristesse de
cette dernière. De nombreuses séances apportant un matériel émotion­
nel abondant avaient été nécessaires pour découvrir puis dénouer cette
triangulation difficile.
Prudemment, Sarah avait quitté ses parents pour s'installer dans son
propre appartement, trouvé un emploi qui la satisfaisait, et commencé
à se faire des amis pour la première fois. A plusieurs reprises, l'intensité
croissante de la détresse de ses parents, consécutive à leurs disputes, l'avait
amenée à s'occuper d'eux à nouveau. Ils avaient commencé une thérapie
conjugale et il me semblait que le système familial était en train d'évoluer.
A l'occasion de ces bouleversements, les symptômes boulimiques de
Sarah s'estompaient pour réapparaître de temps à autre. Maintenant
qu'elle était « sortie de ce triangle familial » et qu'elle était indépen­
dante, hors de l'emprise des crises familiales et des loyautés inconscien­
tes, je pensais qu'elle allait se débarrasser de cette« mauvaise habitude».
Après tout, elle n'en avait plus « besoin » et sa famille non plus . A mon
grand désarroi, Sarah, inconsciente de sa « guérison », continuait son
comportement de boulimique, bien que moins souvent et avec moins
d'intensité. Elle se laissait aller à des accès de boulimie-vomissement
assez fréquents pour qu'elle ne puisse se considérer comme guérie,
m'interdisant de croire, moi le « chercheur-qui-croit-aux-méthodes­
scientifiques», que j'avais réussi à la guérir. Sarah suivait religieusement
une série de directives stratégiques directes et paradoxales que je lui
suggérais, pour n'obtenir que des résultats temporaires.

Le dilemme : intimité ou protection


Le centre d'intérêt de Sarah avait changé : au lieu de se focaliser sur ses
parents, elle se focalisait maintenant sur ses relations avec les hommes,
ce qui l'entraînait dans un tourbillon émotionnel effréné. Quand elle
commença à faire des rencontres, son humeur devint très changeante.
Elle était heureuse quand elle pensait qu'un homme l'aimait peut-être.
Mais dès que celui-ci se montrait plus intéressé, elle le considérait
comme un oppresseur dangereux, ou se voyait elle-même comme laide
et repoussante. Elle s'éloignait alors de lui, se sentant désespérément
seule et abandonnée ; elle croyait que c'en était fini, et que plus aucun
homme ne s'intéresserait à elle.
Ce besoin désespéré de trouver quelqu'un, associé au sentiment de
se sentir repoussante, confinait Sarah dans une situation sans issue. Elle
désirait être aimée et pensait ne pouvoir s'en sortir qu'avec un homme
qui la prendrait en charge. Elle était cependant convaincue que per­
sonne ne pourrait aimer une femme aussi repoussante qu'elle, et que
les hommes la rejetteraient aussitôt qu'ils découvriraient qui elle était
vraiment. Elle répétait ainsi les mêmes séquences de comportement : se
laisser rapidement séduire, puis soudain battre en retraite d'une façon
imprévisible.

La boulimie : un amant et un persécuteur


Ces retraites occasionnaient des vagues de boulimie. Sarah se rabattait
sur la nourriture, parce qu'elle craignait toute intimité avec un homme.
La nourriture lui apportait un réconfort temporaire, une récompense
méritée, une façon de calmer un sentiment de vide intérieur. Il s'agissait
d'un plaisir secret, qui lui apportait du bien-être tout en lui causant
de l'anxiété, car elle ne pouvait ignorer le surcroît d'apport calorique
que tout cela engendrait. Les vomissements ne la répugnaient plus de­
puis longtemps, et l'impression de purification qu'ils lui procuraient la
maintenait dans un état de dépendance. Elle s'était autorisée une ré­
compense puis ressentait un calme temporaire, voisin de l'état qui suit
un orgasme ou tout autre décharge biologique.
Sarah devenait de plus en plus obsédée par son poids. Elle était
convaincue que ses atouts se résumaient à son apparence. Elle se sen­
tait à la merci de l'opinion des hommes ou de la lecture de la balance.
Si l'une ou l'autre était négative, elle devenait encline aux accès de
boulimie, en même temps qu'elle s'en sentait complètement victime.
Elle était persuadée que si elle pouvait s'en débarrasser, elle ne serait
pas si effrayée par l'intimité avec les hommes et pourrait enfin obtenir
l'amour qu'elle désirait tant.
La situation sans issue de Sarah est caractéristique de celle de beau­
coup de patientes en proie à une addiction. Elles détestent cette dernière
mais ne peuvent s'en passer, car elle leur apporte intimité, réconfort
et diversion, tout en les empêchant, à leurs yeux, d'obtenir ce qu'elles
désirent. Elles aimeraient qu'on prenne soin d'elles, mais se sentent re­
poussantes et, par conséquent, effrayées par un rejet rendu inéluctable.
Lorsqu'elles fuient les relations intimes, elles se rabattent sur la bouli­
mie, l'abus de substance ou tout autre comportement d'addiction. Tout
cela les pousse à s'isoler, ce qui enclenche un cercle vicieux.

Briser le tabou
La thérapie familiale systémique, caractérisée par l'attention exclu­
sive qu'elle porte à la famille extérieure, ne me donnait pas les moyens
d'aider Sarah en prise avec ses dilemmes. J'avais atteint les limites du
modèle de thérapie structurale et stratégique. Insatisfait, je décidai de
violer la règle implicite qui gouverne la thérapie familiale systémique :
je m'aventurai sur le terrain intrapsychique.
40 Système familial intérieur : blessures et guérison

Je demandai donc à Sarah ce qu'elle ressentait juste avant de s'adon­


ner à un accès de boulimie-vomissement. Elle décrivit une cacophonie
déroutante de « voix » intérieures qui semblaient tenir des conversa­
tions intenses ou des débats internes. Quand je lui demandai de diffé­
rencier ces voix, elle découvrit - à ma surprise et à la sienne - qu'elle
pouvait assez facilement en identifier plusieurs qui s'engageaient dans
des débats passionnés. Une de ces voix était extrêmement critique à pro­
pos de tout ce qui se rapportait à elle, particulièrement son apparence.
Une autre la défendait contre cette dernière et accusait ses parents ou
la boulimie elle-même d'être responsables de ses problèmes. Une autre
encore la rendait triste, désespérée et impuissante. Une dernière prenait
le devant de la scène et décidait délibérément d'entraîner Sarah dans
un épisode de boulimie . .Je trouvais sa vie intérieure fascinante, et au
fur et à 1nesure que je posais les mêmes questions aux autres patientes
boulimiques, je remarquais de très nombreuses similitudes.
La plupart d'entre elles me racontaient que leur perception d'elles­
mêmes - leurs émotions, leurs pensées et leurs comportements - pou­
vait changer brusquement et radicalement, comme si elles étaient pos­
sédées par plusieurs personnes extrêmement différentes. Une de rr1es
patientes se plaignait ainsi : « Je passe d'un état où je suis raisonnable
et sensée à un état où je suis une enfant effrayée et anxieuse, puis une
garce, pour finir comme une machine à n1anger indifférente et obstinée,
et tout ça en l'espace de 10 minutes. Je n'ai aucune idée de qui je suis
réellement, mais qui que je sois, je me déteste. » Inviter mes patientes
à s'observer intérieurement semblait les aider à différencier cette caco­
phonie intérieure en un groupe d'entités qu'elles appelaient « parties »
d'elles-mêmes : « Cette partie de 1noi est comme une petite fille, et cette
partie est plus mûre mais rigide. » Elles n'aimaient pas la plupart de
ces parties, mais les identifier les rendait d'une certaine façon moins
intimidantes et perturbantes. Elles sentaient en leur for intérieur que ces
parties d'elles-mêmes qui agissaient de façon si extrême ou éprouvaient
des émotions si intenses n'étaient pas qui ces personnes étaient profon­
dément, leur vrai Self.

Poser des questions


Lors de ces explorations avec Sarah comme avec d'autres patientes, je
n'avais aucune opinion préconçue et je passais de nombreuses séances
à lui poser simplement des questions sur ces entités et les conversations
intérieures qu'elles entretenaient entre elles. À quoi ressemblaient­
elles ? Que voulaient-elles ? Comment s'entendaient-elles les unes
avec les autres ? Lesquelles mes patientes préféraient-elles, écou­
taient-elles ? Lesquelles détestaient-elles ? Desquelles avaient-elles
peur ? Lesquelles ignoraient-elles ? Plus j'explorais ces thèmes, plus
les descriptions me paraissaient familières, comme lorsque, en tant
que thérapeute, j'interrogeais un membre de la famille au sujet du
reste de la famille. Chaque « voix » semblait avoir une personnalité
distincte, avec ses propres désirs, son style de communication, son
tempérament. En outre, ces voix avaient des relations entre elles si­
milaires à celles des membres d'une famille : tour à tour se protégeant
ou faisant diversion, formant des alliances, ou rentrant en conflit.
Plus j'en apprenais sur ces« familles intérieures» de Sarah et des autres
patientes, plus je devenais curieux de savoir si les principes et les tech­
niques de la pensée systémique, qui rendaient le travail avec les familles
extérieures si efficace, pouvaient s'appliquer à ces systèmes intérieurs. Je
décidai de les appliquer à ce que les théoriciens systémiques avaient jus­
que-là considéré comme la « boîte noire » de notre psychisme.

le multiple dans l'unité


De toutes les personnes que je suis, les multiples
voix à l'intérieur de moi, laquelle va dominer ? Qui, ou
comment vais-je être ? Quelle partie de moi décide ?
Douglas Hofstadter (1986, p. 782)

La multiplicité du psychisme implique que chacun d'entre nous


possède plusieurs sous-personnalités. Les « voix » de Sarah émanaient
bien de personnalités distinctes, possédant chacune une certaine auto­
nomie, puisque Sarah ne contrôlait pas ce qu'elles disaient ni fai­
saient. Il m'a fallu longtemps pour accepter cette idée de multiplicité
- même après mon expérience initiale avec les voix de mes patientes
boulimiques -, cette idée étant radicalement différente de la façon
monolithique dont nous nous concevons. De plus, notre langage nous
conditionne à maintenir cette vision monolithique de nous-mêmes.
Nous utilisons des qualificatifs tels que « hostiles », « dépendants »,
« chaleureux » ou « surprotecteurs » pour décrire nos patients,
comme si l'essence de leur personnalité pouvait se résumer à un ou
deux de ces adjectifs. Une fois l'idée de multiplicité acceptée, les sim­
ples descriptions ou catégories diagnostiques deviennent insuffisantes
pour rendre compte de ce que nous pensons, ressentons, de qui nous
sommes.

Révéler les conversations cachées


Au cours d'une même journée, nous passons d'une personnalité à
Une autre selon la situation. La rapidité et la fluidité de ce processus,
42 Système familial intérieur : blessures et guérison

ainsi que notre manque de vocabulaire pour différencier ces entltes


intérieures, nous empêchent de nous pencher sur la façon dont cette
communauté intérieure fonctionne. Au cours d'une thérapie, un thé­
rapeute peut facilement se laisser absorber par le contenu en ignorant
les processus d'interaction. De la même manière, nous pouvons noter
les pensées qui nous traversent l'esprit sans remarquer qu'elles font
partie de conversations répétitives que nous avons avec nous-mêmes.
Nous pouvons conduire plusieurs dialogues simultanément. En outre,
nous pouvons converser avec nous-mêmes en plusieurs « langues » ;
certaines voix utilisent un vocabulaire idiosyncrasique d'images ou de
sensations physiques plutôt que des mots.
J'ai été frappé par la facilité avec laquelle la plupart de mes pa­
tients prenaient conscience de leurs personnalités intérieures quand
je leur demandais d'y prêter attention. Pour la plupart d'entre nous,
une fois franchi l'obstacle culturel de la conception monolithique
de la personnalité, la multiplicité en tant que telle semble devenir
rapidement une évidence. Étant donné la complexité de nos vies et le
fait que nous pensons et agissons sans cesse, il est logique que nous
ayons plusieurs centres de décision. Ces centres fonctionnent simul­
tanément avec un certain degré d'autonomie et de communication
interne pour mener à bien, de façon simultanée, la multitude des
tâches quotidiennes.
La multiplicité de la personnalité explique aussi de nombreux phé­
nomènes mentaux, tels qu'une soudaine « inspiration spontanée » qui,
en plein milieu de la nuit, apporte une solution à nos problèmes. La
plupart d'entre nous avons parfois fait l'expérience de changements
soudains de personnalité. Ceux-ci sont particulièrement prononcés
dans certains cas tels que la conversion religieuse, l'intoxication alcoo­
lique ou aux drogues, le coup de foudre, la perte soudaine d'intérêt
après l'amour fou, ou le trouble dissociatif de l'identité. Ces manifes­
tations ne sont pas simplement dues à des changements .d'humeur ou
de pensées ; elles représentent souvent un changement totii.l de perspec­
tive, chacune avec ses propres valeurs, intérêts, croyances et émotions.
Quand on a intégré le concept de la multiplicité, il est bien plus facile
d'éprouver de ['empathie pour les membres d'une famille qui se plai­
gnent de la transformation soudaine de l'un d'entre eux, « comme s'il
devenait quelqu'un d'autre ».

Sous-personnalités ou parties
Comment nommer ces entités intérieures ? Selon le modèle thérapeuti­
que, elles ont pu être baptisées : sous-personnalités, sous-Self, person­
nages intérieurs, archétypes, complexes, objets internes, états du n1oi,
ou encore voix, comme nous l'avons vu au chapitre 1. Quel que soit le
terme théorique utilisé, je pense que les cliniciens devraient utiliser celui
avec lequel les patients sont le plus à l'aise. Pour cette raison, j'ai adopté
le terme de partie, car c'est celui que mes patients utilisent le plus sou­
vent pour décrire leurs conflits intérieurs : « Une partie de moi a peur,
mais une autre partie me dit: "Vas-y ! " » Ce terme est loin d'être idéal:
il a des connotations mécaniques et ne satisfait pas les professionnels
qui préféreraient un terme plus spécifique ; il est cependant très prati­
que dans le travail clinique.
Certains patients ne sont pas à l'aise avec ce vocable de partie. Dans
ce cas, il est recommandé d'utiliser le terme que le patient préfère. Par
respect pour les préférences de mes patients, j'ai été amené à utiliser
des termes tels que : aspect (de moi), pensée, caractère, sentiment ou
personne. Mais la plupart de mes patients utilisent le terme de partie
sans difficulté.
Le Compact Edition of the Oxford English Dictionnary (1971)
donne une définition obscure de ce mot qui tendrait à valider cet
usage : « Une qualité ou un attribut personnel, naturel ou acquis,
en particulier dans le domaine intellectuel (relatif au caractère ou à
l'esprit) » (p. 2084). Dans la pièce de Shakespeare Beaucoup de bruit
pour rien (1598/1974), Bénédict demande à Béatrice : « De quelles
mauvaises parties de moi êtes-vous tombée amoureuse en premier ? »
(V.ii.60-61). Ben Jonson, en 1598, fait référence à« un gentleman[...]
doté de très bonnes parties ». On trouve aussi dans la bible : « Nos os
ont séché et nous avons perdu espoir : nous sommes séparés de nos
parties» (Ezekiel 37:11). Il existe donc des références anciennes et de
valeur.
J'utilise le terme de parties dans cet ouvrage quand je me réfère
aux sous-personnalités. Une partie n'est pas simplement un état émo­
tio nnel temporaire ou un schéma habituel de pensée ; c'est un sys­
tème mental autonome et distinct qui présente un éventail d'émotions
spécifiques, son propre style d'expression, ses propres talents, désirs
et perception du monde. En d'autres termes, nous avons en nous un
groupe d'identités, chacune avec des centres d'intérêt, des talents, des
tempéraments et des âges différents. En ce sens, nous avons tous des
personnalités multiples, très peu d'entre nous souffrant toutefois de
trouble dissociatif de l'identité (TDI). Les patients chez qui ce diag­
nostic est posé sont des personnes si profondément traumatisées que
leurs parties se sont polarisées au point d'être complètement isolées
les unes des autres.

Les parties sont des personnes intérieures


Bien que j'utilise des tennes simples pour désigner les parties indivi­
duelles (par exemple la Battante, le Juge, le Sûr-de-soi, la Protectrice,
44 Système familial intérieur : blessures et guérison

le Pessimiste passif, etc.), c'est une erreur d'identifier une partie avec
son nom. Par exemple, lorsque la Battante de Sarah lui dit qu'elle veut
qu'elle réussisse et qu'elle a pour rôle de la pousser dans cette direction
(voir plus loin), cela ne signifie pas que le succès soit sa seule motiva­
tion. Il est plus exact de concevoir cette partie comme une personne
qui a été contrainte à adopter ce rôle. Elle éprouve une gamme entière
d'émotions et possède d'autres qualités que cette appellation de Bat­
tante ne recouvre pas à elle seule ; elle peut être destinée à adopter un
rôle très différent qui lui conviendrait mieux. Il en est de même pour
chaque partie. Par exemple, une partie qui est en colère peut aussi se
sentir blessée ou craintive, mais si son identité se limite à « la partie en
colère », ses autres émotions risquent de ne pas être reconnues, et elle,
d'en être réduite à ce rôle. Si, au contraire, elle est conçue comme une
personne en colère (souvent un enfant ou un adolescent), ses autres
émotions pourront être prises en compte et elle pourra découvrir ce
rôle différent auquel elle aspire.
Encore une fois, l'analogie avec la famille nous aide à comprendre .
Dans les familles traumatisées, les enfants sont poussés à adopter
certains rôles que je qualifierais d'extrêmes, qui ne leur conviennent
pas et qu'ils ne sont pas prêts à tenir. Mais ils pensent qu'adopter
ce rôle est nécessaire pour leur survie ainsi que celle de leur famille.
Dans les familles d'alcooliques, par exemple, un des enfants se sent
souvent responsable du bien-être collectif, un autre cherche à dis­
traire tout le monde, un autre encore joue le rôle du rebelle en colère
ou celui du héros, etc. C'est la dynamique de la famille qui contraint
les enfants à adopter ces rôles ; une fois libérés de ceux-ci, ils chan­
gent radicalement et deviennent capables de découvrir qui ils sont
réellement. Les mêmes processus sont observables dans les familles
intérieures.

Les différences avec les autres modèles


1
Le modèle IFS présente évidemment des sim.ilitudes avec les autres mo­
dèles de thérapie qui adoptent le concept de multiplicité. Il en diffère
cependant sur plusieurs points. L'attentiüri est non seulement portée sur
les parties à titre individuel, mais également sur le réseau des relations
dans lequel celles-ci se trouvent impliquées. Le modèle IFS tente ainsi de
comprendre et de travailler avec le système intérieur tout entier. Il dif­
fère aussi en ce qu'il prend en compte les connexions entre les systèmes
extérieurs (par exemple la famille, la culture) et les systèmes intérieurs,
en utilisant les mêmes concepts et techniques à chacun de ces niveaux.
Il diffère enfin en ce qui concerne les qualités et les fonctions de ce que
nous appelons le Self.
le Self
Dès que vous prenez confiance en vous-même
vous découvrez comment vivre.
Johann Wolgang von Goethe

Une personne se résume-t-elle à un ensemble de parties ? Est-elle


bien plus ? J'ai penché initialement pour la première hypothèse car
mes patients me parlaient essentiellement de leurs parties. J'écoutais
ainsi Sarah décrire ses relations avec chacune de ses parties, ce qu'elle
éprouvait à leur sujet, comment elle écoutait chaque partie, comment
elle subissait son contrôle, mais aussi comment elle, Sarah, se mettait à
l'écoute de ce que cette partie éprouvait envers elle. J'ai donc commen­
cé à me demander qui exprimait ces observations. Qui était le reporter
à l'écoute de cette partie et de ses émotions, qui me décrivait tout cela ?
Était-ce une autre partie, ou bien y avait-il encore une autre présence ?

Mieux délimiter les parties entre elles


Je demandais à mes patients de dialoguer, en ma présence, avec une de
leurs parties, en utilisant la technique de la chaise vide mise au point
par la Gestalt-thérapie, puis en utilisant l'imagerie mentale. La conver­
sation se déroulait bien jusqu'à ce que parfois le patient s'énerve contre
cette partie et change complètement d'attitude. Parfois encore, le pa­
tient réagissait négativement vis-à-vis d'elle dès le début. En travaillant
avec les familles, j'avais appris que, lorsqu'une interaction entre deux
membres d'une famille se passe mal, c'est souvent parce qu'un troisième
membre interfère - par des remarques, des grimaces, une alliance avec
l'un ou contre l'autre, ou plus généralement, un non-respect des limites
qui définissent l'individualité de chacun des membres d'un groupe. Les
thérapeutes familiaux structuralistes (Minuchin et Fishman, 1981) ont
développé une technique pour faire respecter ces limites. Cette techni­
que consiste simplement à demander au troisième membre de ne pas
int erférer et de respecter les limites.
J'en ai tiré la conclusion que, lorsqu'un patient éprouve une difficulté
à dialoguer avec une partie, c'est sans doute parce qu'une autre partie in­
terfère. Je suggérais alors à mon patient de se demander si une autre partie
n'essayait pas de l'influencer négativement par rapport à cette première
Par tie. Ainsi, Sarah avait initialement décrit une partie en colère, qu'elle
avait appelé le Monstre, et qui lui faisait peur. Je lui demandai quelle était
cette partie en elle qui avait peur (et de s'en détacher). Une Petite Fille ef­
frayée lui apparut alors. Après avoir, en imagination, placé la Petite Fille en
heu sûr, puis l'avoir convaincue de tenir sa peur à distance, Sarah ressentit
46 Système familial intérieur : blessures et guérison

immédiatement de la compassion pour le Monstre. Celui-ci avait lui aussi


changé à l'issue de ce processus, paraissant beaucoup moins effrayant. Sa
conversation avec la partie en colère en devint beaucoup plus productive.

Au centre de la tornade
Lorsque je demandais à mes patients de se différencier de leurs parties
polarisées et extrêmes, la plupart d'entre eux ressentaient rapidement de la
compassion et de la curiosité envers elles, et devenaient alors spontanément
capables de leur apporter de l'aide. Chaque individu semblait disposer
intrinsèquement de la capacité d'atteindre un état qui permettait l'accès
aux qualités caractérisant le leadership. C'est grâce à ce respect de la non­
ingérence tel que décrit dans le paragraphe précédent, ou processus de diffé­
renciation, que je découvrais peu à peu ce que mes patients appelaient leur
« vraie nature » ou« vrai Self ». Ce Self leur apparaissait comme différent
des parties. Je découvris plus tard que d'autres approches thérapeutiques
décrivaient un état similaire. La plupart du temps, cependant, ces théories
voient dans le Self un observateur neutre dans un état passif, ou un témoin,
dans la ligne de la tradition des religions orientales, tandis que le modèle
IFS voit dans le Self un leader actif, animé de compassion.
Le travail que j'ai effectué pendant plus d'une décennie, avec des cen­
taines de patients, m'a amené à cette conclusion que chacun dispose d'un
Self intact, quelle que soit la sévérité de ses symptômes, ou le degré de po­
larisation de son système intérieur. Le Self possède une perspective claire
ainsi que d'autres qualités qui font de lui un guide efficace. Lorsqu'il est
complètement différencié, l'individu fait l'expérience de ce sentiment de
clarté. Cela peut survenir à la faveur d'un exercice d'imagerie mentale,
par exemple quand le thérapeute demande au patient d'imaginer qu'il es­
calade une montagne, et suggère que les parties demeurent dans la vallée.
Les patients disent alors se sentir« centrés», dans un état de bien-être, de
calme et de légèreté. Ils disent se sentir libres, confiants et le cceur ouvert.
Ils disent « être dans le présent » (état où il y a absence de pensée, pré­
sence de l'expérience seule). Leur sentiment d'isolement disparaît, et ils
éprouvent un sentiment de connexion, une fusion avec l'univers. Cet état
est similaire à celui dont certains font l'expérience lorsqu'ils méditent.
A l'occasion de la pratique d'activités sportives, artistiques, ou
d'autres activités créatives, il est possible de faire une expérience du
même ordre. Le psychologue Mihalyi Csikszentmihalyi (1990) a étu­
dié cet état, qu'il appelle inspiration 13 • I.:inspiration est caractérisée
par une concentration profonde et unè absence de pensées pouvant
faire diversion, un désintérêt pour ce qui ne concerne pas l'activité en
elle-même, un sentiment d'assurance, de maîtrise et de bien-être, une

13. Flow en anglais. (NdT)


perte de la notion de temps ou du souci de l'opinion d'autrui, et un sen­
timent de transcendance. L'attention est totalement investie dans l'ac­
tivité elle-même, sans souci de récompense ni de reconnaissance. Ayant
observé que les individus, partout dans le monde, décrivent ce même
état lorsque leur attention est pleinement absorbée dans une activité,
Csikszentmihalyi en a conclu qu'il s'agit d'une expérience universelle.
Cette expérience de l'inspiration (ce que j'appelle le Self-leadership)
n'est donc pas limitée à ceux qui pratiquent la méditation. Il est pos­
sible d'être profondément engagé dans la vie tout en étant dans cet
état- un état que les bouddhistes appellent pleine conscience 14• Le Self
n'est donc pas seulement un témoin passif de notre vie ; il peut aussi
être un leader actif, à la fois dans le domaine de la vie intérieure et celui
de la vie relationnelle avec autrui.

Les particules et les ondes


Le lecteur aura remarqué que j'ai décrit le Self de deux manières dif­
férentes : comme un leader actif, plein de compassion, et comme un
état sans limites, en expansion. Comment est-il possible que le Self se
manifeste sous deux aspects ? Certains modèles font la différence en­
tre un Self « évolué » et un Self plus ordinaire, une sorte de directeur,
appelé aussi l'ego. Mon expérience clinique m'amène à refuser cette
dichotomie : le Self de mes patients en relation avec leurs parties est
le même que celui qui, s'étant séparé des parties pour se diriger vers le
sommet de la montagne, arrête progressivement de penser et atteint un
état transcendantal. Je crois que le Self est à la fois une entité et un état
de conscience, de même que la lumière est à la fois une particule et une
onde, comme l'explique la physique quantique. En effet, les photons
qui constituent la lumière se comportent parfois comme des particules,
des petites boules, et parfois comme des vagues dans l'eau. Ils sont do­
tés de ces deux attributs (Zohar, 1990). Le Self peut accéder à cet état
expansif (une vague), comme la personne en méditation qui atteint plei­
nement la séparation d'avec ses parties, pour ensuite devenir une entité
(une particule) qui aide ses parties ou rentre en relation avec d'autres
personnes. Il s'agit du même Self, dans différents états.
Quand elle est dans un état ondulatoire, vibratoire, la personne se sent
très connectée avec l'univers et avec les autres. Dans ce cas, les vibrations
de chaque personne se combinent, créant un sentiment de communion et
de compassion. Par conséquent, aider les patients à différencier leur Self
leur permet non seulement d'harmoniser leur univers intérieur, mais aussi
d'atténuer leurs sentiments d'isolement et de différence par rapport aux
autres, par le renforcement d'un sentiment de connexion profonde.

14. Mindfulness en anglais. (NdT)


48 Système familial intérieur : blessures et guérison

Se protéger
Comment se fait-il que nous disposions tous d'un tel Self ? Comment
est-il possible que même celles et ceux qui ont été gravement traumati­
sés ou n'aient pas bénéficié de parents aimants dans leur enfance aient
la capacité de guider, à l'aide de leur intuition, leurs propres parties ?
Ces questions m'ont rendu perplexe jusqu'à ce que j'interroge certaines
de mes patientes qui avaient subi des abus sexuels graves dans l'enfan­
ce. Elles m'ont fait comprendre comment le système intérieur protège le
Self à tout prix. Au cours d'un épisode traumatique ou d'une émotion
intense, les parties isolent ainsi le Self des sensations physiques ; elles
ont recours à la dissociation. Si la peur ou la douleur deviennent trop
fortes, elles sentent que leur Self quitte leur corps pour se protéger. Voici
le récit d'une personne qui a été violée :
,, À ce moment, j'ai quitté mon corps. Je flottais à côté de mon
lit, observant ce qui se passait [ ... ]. Je me tenais à côté de moi­
même et je voyais cette forme sur le lit[ ... ]. J'avais l'impression
d'être vide. J'étais simplement là. Quand je revois la pièce, je ne
la revois pas depuis le lit. Je la vois comme si j'étais à côté du
lit. C'est de là que j'observais. (Warshaw, 1988, p. 56)
Cette description donne une idée claire des expériences « hors­
du-corps » si fréquentes pendant les traumatismes. D'autres survivants
de traumatisme racontent que le Self, plutôt que d'observer, est mis en
lieu sûr, comme dans les « limbes », où il n'a pas conscience de ce qui
se passe. C'est pourquoi les victimes sont souvent amnésiques après un
traumatisme ou un événement très intense. Le siège de la conscience, le
Self, est alors absent de la scène.

Faire confiance au Self


À partir du moment où les parties se sont trouvées forcées de prendre le
contrôle de la situation, elles perdent confiance dans la capacité du Self
de les guider, et ont tendance à considérer qu'elles doivent le remplacer.
Un des objectifs principaux de la thérapie IFS est alors d'aider le patient
à différencier son Self des parties, jusqu'à ce que celles-ci apprennent à
lui faire de nouveau confiance. Pour de nombreux patients, cela inter­
vient assez vite et se traduit par une amélioration rapide de leur état.
Chez d'autres, les parties hésitent, voire refusent de faire confiance au
Self, et ne se séparent pas suffisamment de lui pour le laisser prendre la
direction du système intérieur. Voici une illustration de ce phénomène.
Jusqu'à ce que Sarah découvre l'existence de la Petite Fille effrayée,
elle croyait que c'était elle-même qui éprouvait cette peur en face du
Monstre coléreux. Si la Petite Fille avait refusé de contenir sa peur, en
d'autres termes, si le Self de Sarah était resté non différencié de la Petite
Fille et identifié ou « mélangé 15 » avec sa peur, Sarah n'aurait pas pu
connaître ni aider le Monstre comme elle put le faire une fois libérée de
la peur de la Petite Fille.
Quand le Self ne fonctionne pas au mieux de sa capacité, ce n'est
pas parce qu'il est défectueux, immature ou inadéquat, comme le sou­
tiennent d'autres modèles de thérapie. En fait, le Self possède toutes les
qualités requises d'un leader 16 parfait, mais il se trouve entravé par les
parties qui craignent de se différencier de lui. De nombreux thérapeutes
acceptent difficilement cette hypothèse. Certains en voient rapidement
le bien-fondé, alors que d'autres ne l'acceptent pleinement qu'après
l'avoir vue confirmée maintes fois dans leur utilisation du modèle.

le chef d'orchestre intérieur


J'ai utilisé l'analogie de l'orchestre, en plus de celle de la famille, pour ex­
pliquer la façon dont les parties et le Self se comportent (Beahrs, 1982, a
aussi utilisé cette métaphore). Les musiciens sont les pendants des parties
et le chef d'orchestre celui du Self. Je l'ai décrit ailleurs en ces termes :
'' Un bon chef d'orchestre est conscient de la valeur de chaque
famille d'instruments et des talents de chaque musicien. Il a une
telle connaissance de la musique qu'il sait, à propos, mettre en
avant certains groupes d'instruments au détriment d'autres. En
fait, il est important que les musiciens sachent moduler l'intensité
de leurs jeux individuels au profit de l'ensemble. Même si chacun
d'entre eux a à cœur d'être entendu, veut prouver son talent et
mettre en avant le groupe d'instruments dont il fait partie, il sait
qu'il doit s'en remettre aux instructions et aux décisions du chef
d'orchestre. Ce genre de système est (littéralement) harmonieux.
,, Cependant, si le chef d'orchestre préfère les cordes et les favori­
se systématiquement au détriment des cuivres, ou s'il ne se tient
pas à l'esprit général de l'œuvre, ou bien encore s'il s'arrête tout

15. « Mélangé » traduit le l'adjectif « blended » en anglais. Lorsque les limites entre
deux individus ou deux parties sont trop floues et perméables, les émotions de l'une
envahissent l'autre ou le Self. Il en résulte un défaut de différenciation. Le processus
de séparation des émotions (et convictions) qui appartiennent à chacune et qui les
différencient du Self sera abordé au chapitre 4. (NdT)
16, Il y a bien sûr des exceptions à cette affirmation que le Self a toutes les qualités
requises pour un excellent leadership. Certaines anomalies génétiques ou blessures
cérébrales peuvent incapaciter la physiologie d'un individu. Cependant, le modèle
IFS a été utilisé avec succès auprès de nombreux patients atteints de handicaps
modérés ou graves. Bien que ces clients n'atteignent en général pas le sommet du
potentiel humain, ils peuvent rencontrer leurs parties et apprendre comment les
traiter différemment.
50 Système familial intérieur : blessures et guérison

simplement de diriger, la symphonie devient cacophonie. De la


même façon, si l'un des musiciens essaie de s'imposer en tant
que chef d'orchestre, alors qu'il n'a ni les aptitudes ni la vue
d'ensemble requises pour diriger, le résultat sera incohérent et
confus. (R.C. Schwartz, 1987, p. 31)

Self-leadership
En résumé, l'existence, au plus profond de nous, en ce lieu où siège la
conscience, d'un Self différent des parties, est un des principes fonda­
mentaux de l'IFS. C'est de ce point qu'une personne observe, fait ses
expériences et entre en relation avec les autres individus ainsi qu'avec
ses propres parties. Le Self détient en lui la compassion, la perspective, la
confiance et la vision requises pour mener une vie intérieure et extérieure
harmonieuse et sensible. Il n'est pas uniquement un observateur passif :
le Self peut être un acteur de la scène intérieure et extérieure. Beaucoup
d'entre nous, à la faveur de la radicalisation,de certaines de nos parties,
avons fait des expériences au cours desquelles nous avons appris à ne
plus nous en remettre à notre Self, ses ressources devenant alors inacces­
sibles. De plus, je peux me représenter mes parties à l'aide de l'imagerie
n1entale, mais le Self m'est invisible d'une façon ou d'une autre, puisque
c'est justement l'instance à partir de laquelle je fais ces observations.
C'est la raison pour laquelle nous nous identifions pour la plupart à
nos parties, inconscients que nous sommes de notre Self. Nous nourris­
sons ainsi une opinion négative de nous-mêmes ; quand nous nous pen­
chons sur notre scène intérieure, nous ne découvrons que des personna­
ges agités ou belligérants. Une fois que les patients deviennent conscients
du fait que ce ne sont pas leurs parties qui constituent leur vraie nature,
et qu'ils ont su différencier leur Self, ils se sentent mieux et deviennent
plus confiants. Un autre des principaux objectifs de la thérapie IFS est
d'aider chaque patient à différencier son Self aussitôt que possible, de
façon à ce que celui-ci puisse reprendre la direction de la vie psychique.
Quand le Self-leadership est en place, les parties y répondent très vite.
Le Self du patient a le pouvoir de rétablir l'harmonie dans le système
intérieur, le thérapeute collaborant à ce processus avec le patient.
Le Self-leadership est un style de leadership collaboratif, non coer­
citif. Il essaie de comprendre les parties, et d'aider les personnes à se
libérer de leurs rôles in1posés ; il ne tente pas de les contraindre à chan­
ger. Il est semblable au bon dirigeant décrit par Lao Tseu dans le Tao Te
Ching, il y a des siècles. « Le meilleur guide est celui qui est peu connu.
Un guide moins bon est celui qui est obéi et applaudi. Le pire des guides
est celui qui est n1éprisé. La population pourra dire, quand l'œuvre du
bon guide sera achevée : "Nous l'avons fait nous-mêmes." »
Types de partie
Comme je l'ai évoqué plus haut, le système intérieur est conçu comme
une communauté de membres de différents âges, un peu comme dans
une tribu 17. Certains de ses membres sont de jeunes enfants sensibles et
vulnérables. D'autres sont des enfants plus âgés, des adolescents ou en­
core des adultes. Ils ont également des tempéraments, des talents et des
désirs variés. Quand le Self guide cet ensemble et que les parties sont
en relations harmonieuses, la personne se perçoit comme unifiée. De ce
point de vue, la personnalité offre les mêmes caractéristiques que tous
les autres systèmes, qu'il s'agisse d'une colonie de fourmis, d'une équi­
pe de basket ou d'une société commerciale : quand elle fonctionne bien
et que tous ses membres agissent en concertation, elle forme une unité.
Ses membres gardent leurs existences propres et, séparées du groupe,
ils demeurent distincts et autonomes. La coordination qui règne entre
eux leur permet de constituer une communauté harmonieuse.
Par contraste, dans les systèmes polarisés (quel que soit le niveau),
les membres cherchent à se distinguer les uns par rapport aux autres.
C'est pourquoi les personnes qui souffrent se décrivent comme frag­
mentées, non pas qu'elles soient constituées d'un plus grand nombre de
personnalités que « normalement », mais celles-ci sont en conflit entre
elles au lieu de coopérer. L'objectif n'est pas de fusionner toutes ces per­
sonnalités entre elles pour n'en former qu'une seule, mais de restaurer
le leadership, l'équilibre et l'harmonie, de telle sorte que chaque partie
puisse trouver son propre rôle préféré 18 , valorisant.
Pourquoi les parties se trouvent-elles forcées d'adopter des rôles des­
tru cteurs et extrêmes ? Comment les systèmes polarisés évoluent-ils ?
Qu'est-ce qui interfère avec le Self-leadership ? Telles sont les questions
qui seront abordées dans la suite de ce chapitre.

Pourquoi les parties adoptent-elles des rôles


extrêmes?
Les familles en déséquilibre
Du fait que tous les systèmes humains sont appelés à évoluer, ils sont
fortement influencés par leur environnement. La famille en tant que

17, Le terme « tribu » est pris ici dans le sens d'une communauté plus large que ne l'est
celle que constitue une famille, car elle peut comprendre certaines fonctions (un juge,
1111 gendarme, un instructem; un mentor, etc.), facilitant l'organisation d'une petite
communauté. Mais il n'implique pas ici la notion de fonctionnement archaïque que
connote par ailleurs ce terme. (NdT)
18, Le rôle naturel de ces parties, qu'elles ont été contraintes d'abandonner et qu'elles
souhaitent retrouver. (NdT)
52 Système familial intérieur : blessures et guérison

système est influencée par la culture du pays. Aux États-Unis, la famille


américaine 19 favorise les enfants qui manifestent de l'ambition et de
l'indépendance, aux dépens de ceux qui semblent plus fragiles et plus
dépendants. Le parent qui gagne plus d'argent bénéficie de plus de res­
pect et de pouvoir. Ces traits culturels créent des déséquilibres : certains
membres reçoivent plus de ressources, d'influence et de responsabilités
que d'autres du même âge ou tenant le même rôle. Dans de nombreuses
familles imprégnées de valeurs patriarcales, les garçons sont clairement
plus valorisés que les filles.
C'est également vrai au niveau intrapsychique. La famille d'un
patient valorisera et adoptera certaines de ses parties pour en rejeter
d'autres. Le patient, en retour, adoptera la même attitude vis-à-vis de
ses parties, instaurant ainsi un déséquilibre intérieur. C'est un principe
de base de l'IFS : nous avons envers nos propres parties les mêmes atti­
tudes que celles qu'ont adoptées notre fa1nille et nos proches envers ces
mêmes parties (que ce soit leurs propres parties ou celles des autres).
Prenons l'exemple d'une femme auprès de qui les parents ont
souligné l'importance de se montrer attrayante physiquement, et
qui lui ont peut-être fait honte quand elle se mettait en colère. Elle
laisse alors les parties d'elle-même qui recherchent l'approbation
des autres dominer sa vie et cherche à écarter les parties qui in­
sistent pour qu'elle s'affirme. Les parties qui cherchent l'approba­
tion d'autrui ont trop d'influence, alors que les parties qui veulent
s'affirmer en ont trop peu.
Polarisation
Les systèmes en déséquilibre, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs,
ont tendance à se polariser. C'est-à-dire que les membres sont pous­
sés à délaisser leur rôle préféré au profit de rôles qui les. mettent en
compétition, ou en opposition vis-à-vis de ceux des autres membres.
Les parents deviennent des ennemis, les frères et sœurs deviennent
des rivaux, les parties entre elles deviennent antagonistes. Chaque
membre de la polarisation a peur que, à la faveur de la perte de
l'influence qui est la sienne, un autre membre n'en profite et que le
système n'en souffre.

19. L'auteur fait référence ici aux familles de souches européennes installées aux États­
Unis depuis plusieurs générations par opposition aux familles arrivées plus récem­
ment et/ou d'autres horizons culturels (hispaniques, noires, asiatiques, etc.). L'auteur
utilisera, dans le chapitre 8, l'expression« familles hyper-américanisées" pour quali­
fier les familles du premier groupe; l'expression « familles ethniques "pour qualifier
celles appartenant au deuxième groupe ; et enfin l'expression « familles en transi­
tion " pour celles qui se trouvent à un stade intermédiaire d'intégration. (NdT)
Paul Watzlawick et ses collègues (1974) aiment cette métaphore nau­
tique que j'utilise ici pour illustrer ce que sont les systèmes polarisés. Ils
évoquent l'image de « deux marins assis chacun à un bord d'un voilier,
penchés vers l'extérieur pour le stabiliser : plus l'un des deux se penche,
plus l'autre doit se pencher dans le sens opposé pour assurer la stabilité
du bateau, alors que le bateau serait resté stable sans tous ces efforts »
(p. 36). Les deux marins ont abandonné leur rôle préféré et mettent ainsi
le bateau en danger, car si l'un d'eux se relève brusquement, le bateau
chavire. Les deux marins sont aussi limités et rigides l'un que l'autre
dans leurs attitudes. Ils se sentent tous deux contraints de conserver cet­
te position extrême, s'étant mutuellement interdits toute possibilité de
sortir de cette impasse. Le comble est qu'aucun d'eux n'apprécie le rôle
dans lequel il se trouve, et qu'ils ne désirent rien d'autre que de retrouver
l'harmonie. Mais aucun ne peut abandonner son poste unilatéralement,
par crainte que le bateau ne chavire.
Chaque marin sait que le bateau va se renverser s'il se relève, car
l'autre sera toujours en contre-gîte. La seule solution est qu'ils se
relèvent ensemble. Comme ils ne se font pas confiance, il leur faut
trouver un tiers en qui ils aient tous deux confiance et qui pourra
leur assurer que, si l'un d'eux se relève, l'autre le fera aussi. S'ils pou­
vaient compter sur un capitaine fiable, celui-ci pourrait convaincre
chacun de se relever en même temps. Une fois libéré de l'effort et de
la contrainte de cette polarisation, chaque marin pourrait de nou­
veau se déplacer librement sur le bateau et ainsi revenir à son rôle
préféré, persuadé que le capitaine a bien repris le bateau en main,
pour le bénéfice cje tous.
Revenons maintenant à Sarah. Nombre de ses parties étaient po­
larisées. Elle entendait constamment une voix lui dire qu'elle devrait
travailler plus, s'occuper de son appartement et de son travail. Si elle
s'asseyait quelques instants, cette voix la critiquait, la traitait de pares­
seuse, et lui rappelait tout ce qu'elle avait à faire. Je suggérai à Sarah de
demander à cette partie, la Battante, ce qu'elle craignait, pour pousser
Sarah à toujours en faire plus. La voix répondit qu'elle serait déprimée
et ne sortirait plus de son lit. Sarah elle-même avoua que, lorsqu'elle
faisait une pause, elle devenait triste et restait parfois recluse pendant
plusieurs jours. « Dès que je ralentis mon rythme, c'est comme si la
tristesse me rattrapait. »
Pour sa défense, la partie Triste lui disait qu'elle devait saisir chaque
moment de fatigue pour s'arrêter, tellement la Battante lui en demandait
toujours plus et parvenait à masquer toute la tristesse de Sarah. Chaque
Part ie était convaincue que, si elle devenait moins extrême, l'autre en
Profiterait pour prendre l'ascendant, provoquant ainsi le naufrage du
bateau. Ces deux parties étaient dans une impasse. Aucune des deux ne
Pouvait lâcher prise à moins d'être sûre que l'autre n'en fasse autant.
54 Système familial intérieur : blessures et guérison

La majorité des proches de Sarah (ainsi qu'un précédent thérapeu­


te), qui n'avait pas conscience de cette dynamique du système inté­
rieur, lui donnait ce conseil de bon sens : « Pourquoi ne pas prendre
ton temps ? » Mais ces personnes ne savaient pas qu'elles prenaient
le parti de la Triste, et renforçaient ainsi l'opposition avec)a Battante.
Tant que les thérapeutes (et pas seulement eux) ne comprendront pas
le fonctionnement des polarisations, ils continueront à faire les mêmes
erreurs. Dans une famille, comme dans les affaires internationales, les
membres d'un groupe ne peuvent changer unilatéralement. Cela sou­
ligne l'importance de considérer chaque partie dans le contexte dans
lequel elle se trouve. Cette prise en compte fournie par l'approche
systémique permet également aux parties de changer plus facilement
de rôle.
Les relations polarisées ont spontanément tendance à se renforcer,
si bien qu'un différend mineur peut rapidement dégénérer. Plus Sa­
rah excluait la Triste, plus celle-ci se sentait abandonnée, sans espoir ;
plus la Battante poussait Sarah à exiler la Triste, plus cette dernière
devenait triste, et ainsi de suite. Cette dynamique illustre le feed-back
positif (ou cercle vicieux) central dans la pensée systémique. Quand el­
les deviennent conscientes du système, les parties peuvent revoir leurs
positions, et se dépolariser rapidement, mais jamais durablement, tant
que les déséquilibres sous-jacents ne sont pas résolus. La Battante et
la Triste se devaient d'abandonner leurs positions extrêmes et de faire
connaissance: la Battante devait accepter de prendre moins de respon­
sabilité, d'avoir moins d'influence et d'utiliser moins de ressources,
tandis que la Triste devait en prendre davantage. [;équilibre et l'har­
monie sont des objectifs étroitement liés : l'un ne peut pas être atteint
sans l'autre.
Comme la métaphore du bateau le montre, atteindre l'équilibre et
l'harmonie dans l'équipage n'est pas possible sans un leadership effi­
cace. Heureusement, chacun de nous dispose déjà, dans le Self, d'un
capitaine de bord compétent. Une fois différencié de ses parties, le Self
de Sarah a su convaincre la Battante et la Triste de se rencontrer et de
cesser la lutte pour gagner la position dominante dans la vie de Sarah.
Finalement, la Battante a adopté un rôle de conseiller, capable de définir
des buts raisonnables et de mettre au point une stratégie pour les attein­
dre. De son côté, une fois que la Triste eut obtenu l'attention dont elle
avait besoin, elle se sentit moins triste et moins isolée, et a pu retrouver
un peu de l'insouciance et de la joie de l'enfance.
En résumé, les schémas d'interactions entre les membres de la famille
d'origine, ainsi que ses valeurs, conditionnent la dynamique systémique
interne de l'individu. Certaines parties disposent de plus d'influence,
de responsabilité et d'accès aux ressources que d'autres. Ces déséqui­
libres créent des polarisations qui peuvent s'amplifier très vite, jusqu'à
paralyser le système dans son ensemble. L'accès à un niveau suffisant de
leadership favorise le processus de dépolarisation, de telle sorte que les
parties deviennent libres de reprendre leur rôle préféré.

Traumatisme
Les interactions et les valeurs familiales déséquilibrées ne sont pas la seu­
le source de polarisation. Quand une personne est rejetée, abandonnée,
effrayée ou victime d'abus (physique, sexuel ou émotionnel), son système
intérieur se polarise. Des centaines de patients traumatisés nous ont dé­
crit, à mes collègues et à moi-même, les schémas les plus courants de
polarisation que des épisodes aussi traumatisants peuvent provoquer.
Quand un système humain - une famille, une société ou un pays -
est victime d'un traumatisme, il s'organise pour protéger ses leaders et
ses membres les plus vulnérables. La famille intérieure fonctionne de la
même façon. Revenons à cette image d'une famille intérieure composée
d'une tribu de membres d'âges et de niveaux de vulnérabilité variables.
Face au danger, la famille mettra son chef, le Self, en lieu sûr, et certai­
nes parties monteront au front pour faire face à la situation.
Comparons le Self et les parties d'une personne à un pays. Si un pays
tiers menace d'attaquer, le chef d'État est placé en lieu sûr (aux États­
Unis, il est en vol au-dessus de la bataille), les civils se réfugient dans
des abris, et les militaires se mobilisent pour défendre le pays. Si le pré­
sident reste calme et s'il peut rassurer la population sur sa capacité de
résoudre la crise d'une façon satisfaisante, cet épisode peut contribuer à
renforcer la confiance de la population en son leader. Si, en revanche, le
président ne peut empêcher le ravage du pays, il perd toute crédibilité,
et les militaires risquent de prendre le pouvoir pour protéger et assurer
le bon fonctionnement du pays.
Les familles intérieures fonctionnent de la même façon. Les pa­
tients traumatisés physiquement ou émotionnellement nous ont appris
qu'avant ou pendant le traumatisme, le Self est plus ou moins coupé des
sensations corporelles afin de le protéger, selon le degré perçu d'intensi­
té de l'abus. Les membres les moins vulnérables de la famille intérieure,
souvent les plus âgés ou les adultes, prennent le contrôle et tentent de
protéger le système. Ils utilisent pour ce faire différents moyens. Cer­
tains vont pousser la personne à exploser de colère ; d'autres essaient
de trouver une échappatoire ; d'autres encore rendent la personne to­
talement passive et la paralysent. Ces protecteurs tentent ainsi d'anes­
thésier l'individu pour diminuer les sensations susceptibles d'interférer
avee le Self et les autres parties.
Malgré tous ces efforts, les membres les plus vulnérables et les plus
sensibles (souvent les plus jeunes de la famille intérieure) sont forte­
tnent affectés par l'expérience traumatisante. Ce sont eux qui ressentent
56 Système familial intérieur : blessures et guérison

le plus intensément les émotions et les sensations (douleur, terreur, dé­


sespoir, abandon, trahison, etc.). Leur capacité d'adaptation se trouvent
rapidement saturée. Ils demeurent figés dans le passé au moment du
traumatisme en revivant fréquemment les émotions et les sensations
qui y sont attachées. Lorsque le Self, pendant ou après le traumatisme,
sait limiter l'étendue des dommages et réconforter les parties blessées
en les aidant à se libérer de leurs peurs, il regagne leur confiance dans
sa capacité de préserver la sécurité, en évitant les polarisations. Le trau­
matisme aura alors permis une maturation de la personnalité plutôt
que sa fragilisation.
Quelles sont les conditions à remplir pour que le Self soit capable
de conduire à bon port la famille intérieure au travers de l'expérience
traumatique ? Lorsque la victime est un enfant, cela dépend beaucoup
de la réaction de ses proches. Si, après l'événement, l'enfant est mis
en sûreté, soutenu et rassuré, s'il reçoit de l'aide pour comprendre et
accepter ce qui lui est arrivé, son Self va pouvoir réagir de la même
façon envers ses parties blessées, c'est-à-dire avec amour, réconfort
et acceptation. Dans ce scénario idéal, les parties blessées peuvent
guérir puisqu'elles obtiennent l'assurance que la personne comprend
ce qu'elles ont subi et qu'elles sont appréciées. De ce fait, elles ne
restent pas bloquées au moment du traumatisme, peuvent se libérer
de la douleur, des souvenirs et revenir à leur rôle préféré au sein du
système intérieur.
Si, en revanche, le Self se montre impuissant à protéger le système,
n'ayant pas été autorisé à aider les parties les plus traumatisées, celles-ci
perdent confiance dans sa capacité de les guider. En conséquence, elles
prennent le parti de le surprotéger, ainsi que les parties traumatisées.
La personne se trouve alors dominée par ses parties protectrices et dit
souvent n'avoir aucun sens de son Self. De nombreux théràpeutes en
concluent que leur ego est faible ou inexistant. Il est important de se
souvenir que, même dans ce cas, le Self est toujours présent; le patient
ne peut simplement pas en utiliser les ressources, souvent séparées du
corps de la personne ou devenues inaccessibles du fait du comporte­
ment des parties protectrices.
Nous pouvons comparer ces phénomènes à une éclipse solaire.
Autrefois, quand la lune obscurcissait le soleil, les populations avaient
peur de l'obscurité et pensaient que le soleil avait disparu pour tou­
jours. Les individus traumatisés croient ainsi que leur soleil intérieur
a disparu. Beaucoup se sentent déconnectés de la vie, psychiquement
étrangers à ce monde, comme si leur esprit était ailleurs ou mort. Ils se
vivent comme existant dans un brouillard. Le modèle IFS peut les aider
à reconnaître que leur Self demeure disponible et qu'à l'instar du soleil,
il brille toujours.
Les trois groupes les exilés, les managers et les
pompiers
Les processus décrits plus haut (polarisations, traumatismes et désé­
quilibres) conduisent à l'organisation des systèmes humains en trois
catégories de parties. L'un d'entre eux est constitué de membres très
protecteurs qui appréhendent le monde par anticipation, en élaborant
des stratégies. Ils cherchent à contrôler l'environnement pour préser­
ver la sécurité. Nous les appellerons les managers. Une autre catégorie
regroupe les membres les plus sensibles. Blessés ou en colère, ils font
l'objet de l'attention des managers dont la fonction est de les mainte­
nir à l'écart, de les isoler pour protéger le système dans son ensemble,
lorsque ceux-ci sont menacés. Ils deviennent des exilés. Le troisième
groupe réagit automatiquement et intensément, une fois les exilés acti­
vés, pour calmer ou réprimer leurs émotions. Ces membres sont appelés
les pompiers. Chez de nombreux individus, les polarisations existent
non seulement entre ces trois groupes, mais également au sein de cha­
cun d'entre eux.
La façon dont beaucoup de personnes réagissent à un traumatisme
résulte en une polarisation entre les exilés et les parties qui essaient de
protéger et de gérer le système. Plus les exilés (en colère, effrayés, ou
en proie à des pulsions sexuelles) sont maintenus à l'écart, plus ils ren­
forcent leur charge émotionnelle, et plus les managers et les pompiers
craignent de relâcher leur emprise. Ces derniers en viennent à renforcer
leur contrôle en ayant recours à des méthodes répressives. Plus les exi­
lés sont opprimés, plus ils tentent de se libérer. Ces trois groupes sont
ainsi entraînés dans un cercle vicieux qui se renforce lui-même. Judith
Herman (1992) décrit ce cercle vicieux:
'' [Une survivante de traumatisme] n'a que deux options, revivre
le traumatisme ou l'oublier : prise entre un afflux d'émotions
bouleversantes ou un état aride sans aucun sentiment, entre des
actes impulsifs et perturbants et une complète inhibition qui
interdit toute action. L'instabilité qui résulte de ces alternances
périodiques ne fait qu'aggraver son sentiment d'impuissance et
d'insécurité. (p. 4 7)

les exilés
Souvent, les enfants sont encouragés à redouter et à réprimer leurs pei­
nes et leurs frayeurs . Les adultes réagissent fréquemment aux émotions
d'un enfant blessé de la même façon qu'ils réagissent envers leur propre
enfant intérieur blessé : avec impatience, déni, critique, répugnance ou
en trouvant une diversion. Les managers de l'enfant apprennent bien
58 Système familial intérieur : blessures et guérison

vite à adopter ces mêmes attitudes, et empêchent le Self de prendre soin


de ces jeunes membres de la famille intérieure. Cet état de fait prédis­
pose aux polarisations qui font suite aux traun1atismes. Nous sommes
enclins à oublier les événements pénibles aussi rapidement que possible,
à repousser les exilés hors de la conscience, ajoutant ainsi à leur dé­
tresse la blessure due au rejet. Ces parties sont semblables à des enfants
blessés que l'on écarte et abandonne à cause de leur vulnérabilité. Elles
deviennent des exilés, enfermés, submergés par des fardeaux de honte,
de culpabilité et la conviction de ne pas mériter l'amour.
Comme tous les groupes opprimés, ces exilés adoptent les compor­
tements désespérés les plus extrêmes. Ils cherchent toutes les occasions
de sortir de leur prison et de faire savoir ce qui leur est arrivé. Ils sont à
la source de flash-back, de cauchemars, ou d'accès soudains de terreur
et de souffrance. Tout comme des enfants abandonnés, nombre de ces
exilés désirent ardemment être aimés et appréciés. Ils recherchent sans
relâche un sauveur.
Ils peuvent aussi devenir les réceptacles d'émotions que les autres
parties ne veulent pas ressentir. Les managers qui gèrent la vie de la
personne transmettent ainsi aux exilés le fardeau de leur peur, leur hon­
te, leur douleur ou d'autres émotions qui risqueraient de les empêcher
d'accomplir leur tâche efficacement. De leur côté, les exilés cherchent à
se débarrasser de cet excès d'émotions et tentent de les transmettre aux
autres parties ou au Self, à la moindre occasion.
Dans cet état de désarroi et de dépendance, les exilés constituent un
danger pour la personne. Ils sont figés dans le passé et enfermés comme
dans une forteresse, ce qui les rend moins vulnérables face aux événe­
ments du présent. Les libérer risquerait non seulement de submerger
la personne de souvenirs et d'émotions trop pénibles, mais aussi de la
fragiliser. Par ailleurs, une fois libérés, les exilés mettent directement la
personne en danger. Ils cherchent un sauveur qui ait le même profil de
personnalité que la personne qui les a rejetés dans le passé ( ou l'auteur
de la maltraitance lui-même), de façon à soulager la douleur causée par
le rejet et à trouver l'amour et la protection qui leur permettront de se
sentir enfin en sécurité. Ces exilés sont souvent prêts à payer le prix
nécessaire pour obtenir la plus petite marque d'affection, d'acceptation
et de protection dans l'espoir d'être rachetés. En échange, ils acceptent
avilissement et maltraitance - en pensant souvent les mériter -, et re­
cherchent des relations de dépendance dont ils ont du mal à se défaire.
Ils prennent l'ascendant sur la personne, la mettent en danger et l'expo­
sent à être de nouveau rejetée.
Les managers peuvent légitimement redouter ces exilés, blessés et
vulnérables. D'autres parties peuvent aussi fréquemment être considé­
rées comme dangereuses et ainsi forcées à l'exil ; ces parties ont réagi
au traumatisme (en particulier s'il y a eu abus) par la colère et sont sou­
vent à la recherche d'une vengeance. Lors des abus sexuels, les parties
qui ont été stimulées sexuellement apparaissent repoussantes ou dange­
reuses aux autres parties et sont aussi rejetées dans la prison intérieure.
Elles sont associées à l'auteur de l'abus. Leur présence fait croire à la
victime qu'elle est aussi mauvaise que lui.
les managers
Les managers redoutent que les exilés échappent à leur contrôle. Ils es­
saient d'éviter toute situation ou interaction qui risquerait de les activer
et, ainsi, de laisser resurgir dans la conscience des émotions, sensations
ou souvenirs refoulés. Chaque manager adopte sa propre stratégie. Il
est important de se souvenir qu'ils adoptent des rôles qui ne leur plai­
sent pas toujours mais qui leur paraissent nécessaires. En voici quelques
exemples.
L'un des managers les plus courants, que les patients appellent sou­
vent le Contrôleur, garde le contrôle de toutes les relations et situations.
Il craint que le moindre manque d'égard envers la personne ou encore
un événement inattendu ne déclenche une réaction de la part de l'une
des jeunes parties vulnérables. Il peut être intellectuel et très apte à
résoudre les problèmes, mais est dominé par le besoin de réprimer les
émotions.
Le Battant se focalise sur le succès professionnel ou la richesse, de fa­
çon à obtenir un statut enviable afin d'éviter les émotions indésirables.
Il se révèle souvent un critique féroce, jamais satisfait, convaincu qu'il
motive ainsi la personne à fonctionner au mieux.
Le Juge est perfectionniste quant à l'apparence et au comporte­
ment, convaincu que la personne ne sera pas abandonnée ni blessée
tant qu'elle demeure parfaite et appréciée de tout le monde. Chez les
patientes boulimiques, il se focalise sur le poids, les traite de « grosses »
ou de « gloutonnes ».
Le Dépendant tente de maintenir l'individu dans un rôle de vic­
time, afin que quelqu'un prenne soin de lui, tout en le maintenant
dan s son rôle de personne blessée et sans défense, dans un état de
Passivité
.t Le Pessimiste passif essaie d'éviter les risques inhérents aux situa­
ions intimes, particulièrement les situations qui pourraient susciter de
la colère, de la peur ou stimuler la sexualité. Il tend à rendre la personne
comp lètem ent apathique et réservée, afin qu'elle ne s'approche pas trop
de qui que ce soit. Cette partie altère souvent la confiance en soi de la
Personne et sabote ses efforts dans le but de l'empêcher de poursui­
vre ses rêves. Elle peut aussi insister sur les défauts de l'objet du désir
afin de saper tout effort pour l'obtenir. Chez ceux et celles qui ont été
60 Système familial intérieur : blessures et guérison

gravement traumatisés, cette partie devient un Terroriste intérieur. Elle


s'attribue les traits de l'auteur de l'abus et terrorise les exilés qui, en re­
tour, forcent la personne à se replier sur elle-même encore davantage.
Dans notre culture, de nombreuses femmes sont conditionnées à
se fier à un manager qu'on peut appeler la Protectrice, qui peut les
pousser à ignorer leurs propres besoins au bénéfice de ceux des autres.
Cette partie critique souvent la personne et la traite d'égoïste si elle
ose s'affirmer.
Un autre manager très courant est l'Inquiet, qui se sent constamment
en danger, et se met en alerte permanente. Il évoque toujours les pires
scénarios quand la personne évalue les risques. Le Rationaliste s'efforce
de déformer la réalité et les perceptions pour protéger la personne des
feed-back négatifs.
Celui-qui-croit-que-tout-lui-est-dû est un type de manager qui en­
courage l'individu à obtenir ce qu'il veut, quelles qu'en soient les consé­
quences pour les autres (les hommes sont souvent conditionnés à adop­
ter ce manager).
Il est important de se souvenir que le but principal des managers
est de garder les exilés hors de portée non seulement pour les protéger
eux-mêmes, mais aussi pour protéger l'ensemble du système. Leur but
est d'éviter que le flot des émotions et des pensées pénibles n'envahisse
ce dernier, afin de lui permettre de continuer à fonctionner en sécurité.
Les deux stratégies primordiales des managers consistent d'une part à
devancer l'activation des exilés en gardant la personne à tout moment
sous contrôle, à l'abri du danger (c'est-à-dire des situations imprévues
ou inconnues), et d'autre part à pousser la personne à plaire à ceux
dont elle dépend.
De façon à garder cette sorte de contrôle interne (contrôle des émo­
tions) et externe (plaire aux autres), certains managers poussent la
personne à réussir en lui fournissant la motivation et la détermina­
tion nécessaires pour atteindre un succès professionnel, universitaire
ou financier réel ou apparent, souvent impressionnant. Ce succès offre
un contrôle sur les relations et les choix, mais peut aussi aider à faire
diversion ou à permettre à l'individu de compenser certains sentiments
comme la honte, la peur, la tristesse, ou encore le désespoir. Lorsque la
personne est dominée par un Pessimiste passif, un Dépendant ou un
Inquiet, sa vie peut se caractériser par une série de tentatives avortées
et d'échecs, qui lui donnent une excuse pour éviter les responsabilités
ou les déceptions. Les stratégies que les managers emploient volontiers
comportent : les obsessions, les compulsions, l'isolement, la passivité, le
détachement émotionnel avec un sentiment d'irréalité, les phobies, les
attaques de panique, les plaintes somatiques, les épisodes dépressifs, les
cauchemars et l'hypervigilance.
Plus les managers sentent la personne en danger (à tort ou à raison),
plus ils accentuent leurs stratégies. Ils sont ainsi amenés à endosser da­
vantage de responsabilités qu'ils ne sont capables d'en assumer. Non
seulement ils ont la charge de protéger la personne contre un monde
extérieur qu'ils perçoivent comme dangereux, mais de plus ils tentent
désespérément de contenir les exilés et de protéger le Self contre les
assauts intérieurs et extérieurs. Au bout du compte, ils finissent par se
sentir dépassés, négligés et craintifs, comme des enfants investis de la
charge d'une famille dysfonctionnelle.
Ce passage tiré du livre d'Alice Miller, Le Drame de l'enfant doué,
décrit la situation d'une petite fille qui se sent en charge de sa famille,
tout comme de nombreux managers le sont dans les familles intérieures.
La patiente de Miller était la première enfant d'une femme qui avait fait
carrière :
'' J'étais le joyau de la couronne de ma mère. Elle disait souvent:
« Je peux compter sur Maja. Elle s'en sort toujours. » J'élevais
mes frères et sœurs à sa place pour qu'elle puisse se consacrer
à sa carrière. Elle est devenue célèbre, mais je ne l'ai jamais vue
heureuse. Je l'attendais souvent, le soir. Les petits pleuraient et
je les réconfortais, mais je ne pleurais jamais. Qu'aurait-elle
fait d'une enfant qui pleurait ? Je ne pouvais me faire aimer de
ma mère que si j'étais compétente, posée et raisonnable, si je
ne lui demandais rien ni ne lui montrais pas combien elle me
manquait. (p. 68)
Dans le cadre des séances, en faisant la connaissance de ces managers
tels le Perfectionniste, ou Celui-qui-recherche-l'approbation-des-autres
ou encore Celui-qui-fait-faire-toujours-plus-d'efforts, on découvre à
quel point ces parties se contraignent à cacher leur sentiment de so­
litude, leur peine, tant elles s'estiment responsables de devoir tenir les
rên es de cette famille intérieure en l'absence d'un tiers qui assumerait
cette responsabilité. Tout comme les exilés, les managers voudraient
être consolés et encouragés, mais ils sont convaincus qu'ils doivent ca­
cher leur vulnérabilité et se sacrifier pour le système. Plus ils deviennent
compétents, plus le système compte sur eux, et plus ils croulent sous le
Poids de leurs responsabilités et de leur pouvoir. Ils finissent par croire
qu'ils sont les seuls à assumer la responsabilité du succès et de la sécu­
rité. Partant, ils perdent de plus en plus confiance dans le Self.
Les �ompiers
En dépit des efforts des managers, il arrive que les exilés soient activés
et soient sur le point de s'échapper de leur geôle et d'envahir le système.
Pour ten ter d'éviter cela, un autre groupe de parties entre en jeu en
62 Système familial intérieur : blessures et guérison

réprimant les sentiments, images ou sensations pénibles que portent


en elles ces parties. J'appelle ce groupe les pompiers parce que ceux­
ci réagissent automatiquement quand les exilés sont activés. Lorsque
l'alarme sonne, les pompiers se mobilisent pour éteindre l'incendie des
émotions intenses. Ils prennent toutes les mesures nécessaires pour pro­
voquer une dissociation et ainsi éviter ces états émotionnels tant redou­
tés, sans se soucier des conséquences de leurs actions.
Les pompiers ont recours à toutes sortes d'activités telles que l'auto­
mutilation, les accès boulimiques, l'abus de drogue ou d'alcool, la
masturbation compulsive ou la promiscuité sexuelle. Ils prennent le
contrôle total de la personne de telle sorte que celle-ci ne ressent plus
rien qu'un besoin urgent de s'adonner à une activité qui l'apaisera ou
provoquera en elle une dissociation. Ces activités rendent la personne
exigeante et indifférente aux autres (narcissique), et comme poussée
par une force irrépressible à satisfaire ses propres besoins, sans tenir
compte d'autrui. Elles prennent des formes variées : la colère qui donne
parfois à la personne un sentiment de torpeur ou de protection, ou
l'euphorie de s'adonner au vol, ou encore l'apaisement que procure la
perspective d'une fuite de la réalité, voire le suicide.
Bien que l'objectif des pompiers soit le même que celui des mana­
gers - maintenir les exilés hors de la conscience -, leurs rôles et leurs
stratégies sont différents, voire en conflit avec ceux des managers. Ces
derniers tentent de prévenir les réactions des exilés en contrôlant la per­
sonne à tout moment et en essayant de plaire à tout le monde, surtout à
ceux dont la personne dépend. Ils sont souvent très rationnels, organi­
sés, capables d'anticiper et de neutraliser les situations dangereuses. Les
pompiers, au contraire, réagissent une fois que les exilés sont activés.
Ils sont souvent impulsifs, irrationnels, incontrôlables et font perdre
son contrôle à la personne qui devient difficile à vivre pour ses proches.
Alors que les managers tendent à réprimer les exilés, les pompiers vont
plutôt essayer de trouver une activité qui va temporairement les calmer,
et éteindre l'incendie des émotions pénibles.
Managers et pompiers constituent un couple mal apparié. Les mana­
gers comptent sur les pompiers en les appelant en cas d'urgence, mais se
retournent ensuite contre eux de façon méprisante, en leur reprochant
d'avoir fragilisé la personne, de l'avoir rendue complaisante, insensible
aux autres, et de l'avoir mise en danger. De leur côté, les pompiers
déclenchent souvent une avalanche de critiques de la part des mana­
gers intérieurs (propres à la personne) aussi bien qu'extérieurs (ceux
des proches). Critique et désapprobation rendent les exilés encore plus
agités et effrayés, ce qui pousse en retour les pompiers à intervenir à
nouveau, et ainsi de suite. La personne est ainsi prise dans un autre
cercle vicieux : plus les exilés essaient de sortir de leur enfermement,
plus les managers et les pompiers essaient désespérément de les conte­
nir. Mais leurs efforts ne font que causer encore plus de détresse chez
les premiers.
La plupart d'entre nous, même sans avoir fait l'expérience de gra­
ves blessures psychologiques, avons organisé notre psychisme selon ces
trois catégories de sous-personnalités : les managers, les pompiers et
les exilés. En effet, les contraintes de la société nous conditionnent à
exiler certaines de nos parties, ce qui rend indispensable l'intervention
de managers et de pompiers. Les symptômes des patients reflètent cette
organisation intérieure ; ils indiquent lequel de ces trois groupes do­
mine. Par exemple, les victimes d'addiction sont dominées par leurs
pompiers ; les dépressifs chroniques, par leurs managers ; et ceux qui
sont profondément tristes ou ont peur, par leurs exilés. La durée du
traitement et la rapidité des changements dépendent de la confiance
des parties envers le Self ainsi que du degré de polarisation, plutôt que
de la gravité apparente des symptômes eux-mêmes. En général, plus
une personne a été profondément blessée et sur une longue période,
plus le système est polarisé, et moins les parties sont capables de faire
confiance au Self.

Les fardeaux
Jusqu'à présent, nous avons vu que les parties sont contraintes à adop­
ter des rôles extrêmes soit parce qu'elles sont polarisées avec d'autres
parties, soit parce qu'elles protègent d'autres parties, soit enfin parce
qu'elles sont figées dans le temps (en continuant à revivre le passé). Il
Y a cependant une autre raison qui mérite d'être soulignée. A la suite
d'événements ou d'interactions avec d'autres individus, les parties peu­
vent en adopter les valeurs, les comportements ou les émotions qu'elles
endossent comme des fardeaux qui les limitent et les conditionnent.
Les parties sont d'autant plus susceptibles d'endosser ces fardeaux
que la personne est plus jeune. l?enfant ne peut vivre sans soutien, et se
trouve par conséquent extrêmement dépendant de ses parents. Il pres­
sent que le coût du manque d'intérêt de ses parents à son égard sera
l'abandon, ou bien un traumatisme profond, voire la mort. Cela ex­
plique pourquoi les enfants sont extrêmement sensibles aux messages
qu'ils reçoivent de leurs parents. Quand les messages sont cohérents
�t rass urants, cette hypersensibilité disparaît rapidement, et le système
lDtéri eur de l'enfant n'est pas entravé dans son développement har­
f 0 �ieux. A l'inverse, si durant cette période de grande dépendance, la
a�1lle et la société dans lesquelles l'enfant se développe sont déséquili-
6 rees ou polarisées, il reçoit, au mieux, des messages contradictoires en
ce qui concerne sa propre valeur.
64 Système familial intérieur : blessures et guérison

Le sentiment de dévalorisation et la quête de la réparation


Quand un enfant a une faible opinion de sa propre valeur ou est peu
sûr de lui, il cherche à comprendre et à faire en sorte d'obtenir l'appro­
bation de ses parents. Ce besoin, par ailleurs légitime, devient une ob­
session de telle sorte qu'il s'imprègne des messages négatifs qu'il reçoit.
Lorsqu'il reçoit le message qu'il n'a aucune valeur aux yeux des autres,
que ce message soit verbal ou non, ses parties les plus jeunes l'adop­
tent et s'organisent autour de ce postulat. Elles désespèrent d'obtenir
réparation de la part de ceux qui les jugent. Ces parties sont tellement
convaincues qu'elles ne méritent pas d'être aimées qu'elles ne peuvent
se débarrasser de ce fardeau, même si l'enfant devient ultérieurement
l'objet de remarques positives. La personne qui a dévalué l'enfant lui
a volé son estime de soi et demeure, à ses yeux, la seule personne qui
peut la lui rendre. La personne dont l'enfant dépend devient ainsi son
sauveur. Elle seule pourra lui rendre cette estime volée, dont sa survie
dépend. Ce n'est pas toujours un parent, mais toute personne dont l'en­
fant a pu dépendre.
Ces jeunes parties chargées de fardeaux exercent une influence détermi­
nante dans les choix amoureux de la personne ; celle-ci va constamment
chercher réparation et revalorisation auprès de celui ou celle qui va enfin
la délivrer du mauvais sort l'empêchant d'être aimée. Elles se tourneront
soit vers la personne qui a détruit cette estime de soi, soit vers quelqu'un
qui présente les mêmes traits de personnalité. Une série de relations amou­
reuses insatisfaisantes ou abusives en sont souvent le résultat.

Les autres fardeaux


Par ailleurs, d'autres parties de l'enfant vont manifester certains
traits de la personne qui a privé ce dernier de son estiqie de soi et de
son sentiment de sécurité. Elles désespèrent en effet tellement d'en
recevoir l'approbation qu'elles imitent cette personne en espérant
que l'enfant sera ainsi mieux accepté ; ces parties prennent ainsi
chez l'enfant la fonction de managers. Souvent critiques ou morali­
satrices, elles deviennent perfectionnistes dans l'espoir que l'enfant
soit racheté.
Selon le même schéma, des parties peuvent adopter d'autres far­
deaux ou croyances et convictions : devoir protéger un membre de la
famille ; devoir réussir à tout prix pour la fierté de la famille ; ou bien
avoir la certitude que l'on ne va jamais réussir ou que le monde est
très dangereux. N'importe quelle partie d'un parent ou d'une personne
en position d'autorité peut être imitée par ces parties qui recherchent
l'approbation de façon tellement désespérée. C'est ainsi que les mêmes
fardeaux (croyances ou convictions) sont souvent transmis d'une géné­
ration à l'autre (voir chapitre 6).
Ce processus de transfert des fardeaux est l'aspect de !'IFS qui res­
semble le plus à ce qu'on appelle l' « introjection ». Cependant, il faut
noter une différence importante : la plupart du temps, seul le fardeau
- la croyance ou la conviction en l'occurrence - est internalisé, mais
ce fardeau ne définit pas la nature même de la partie. La disparition
du fardeau permet ainsi à la partie de se soustraire à son influence ;
elle peut alors reprendre son rôle préféré de façon constructive. Si, au
contraire, la partie n'est considerée que comme un « objet introjecté »,
ses qualités et sa capacité de changer seront sous-estimées.

De retour à Sarah avec un nouveau regard


Pour illustrer plus concrètement ce point, revenons à Sarah. Comme
nous l'avons vu, Sarah alternait entre des périodes d'activité intense et
de brefs épisodes de tristesse et de grande solitude. Cette alternance re­
flétait l'ascendant que prenaient alternativement ses managers actifs et
ses exilés, les jeunes parties blessées. Sarah passait par une série de rela­
tions amoureuses difficiles et remarquait que ses épisodes boulimiques
survenaient en synchronie avec cette alternance. Quand elle n'était pas
engagée dans une relation, ni ne se trouvait obsédée par son travail, elle
s'adonnait à des accès de boulimie avec régularité (une fois par jour, en
rentrant du travail) ; ces épisodes n'interféraient que très peu avec ses
activités. Ils étaient contrôlés par la Battante qui les utilisait comme un
palliatif, pour calmer la solitude des exilés, lesquels interféraient ainsi
moins avec les activités de Sarah.
Une fois que Sarah eût cédé à la pression des exilés et qu'elle eût
commencé à sortir avec des hommes, la tension intérieure augmenta, et
ses épisodes boulimiques devinrent plus fréquents et moins prévisibles.
La Pessimiste passive se mit à utiliser la boulimie pour la convaincre
qu'elle était repoussante, déficiente, et qu'aucun homme ne s'intéresserait
à elle. Plus elle se rapprochait d'un homme, plus ses symptômes s'intensi­
fiaient jusqu'à ce qu'elle se retirât de la relation, provoquant la confusion
et la colère chez son partenaire. Cette colère devenait alors le signal qui
lui indiquait qu'elle devait fuir en cessant de répondre aux sollicitations
de cet homme jusqu'à ce que celui-ci renonçât à la fréquenter.
Bien que toujours à l'origine des ruptures, Sarah se sentait fragile
et désespérément triste. Après les séparations, ses exilés, se sentant à
nouveau rejetés et ignorés, reprenaient le dessus pendant des semai­
fes. Convaincus par la Pessimiste qu'ils ne seraient jamais aimés, ils
�, c?nfinaient à la maison la plupart du temps, sauf pour se rendre à
1 ep1cerie, dans un état d'intense abattement. Elle s'adonnait alors à des
accès de boulimie répétés suivis de vomissements violents. Ses pompiers
s:activaient sans relâche pour essayer d'éteindre le feu nourri d'émo­
tions incontrôlables. Celles-ci finissaient par se calmer en laissant les
66 Système familial intérieur : blessures et guérison

managers reprendre le contrôle : ils l'aidaient à trouver un nouvel em­


ploi (elle en avait perdu plusieurs à la suite de ces périodes de retrait) et
la forçaient à se concentrer sur son travail, jusqu'à ce qu'elle rencontrât
un autre homme et que le même scénario se reproduisît.
À l'intérieur de ce scénario de base, se déroulaient d'autres scéna­
rios plus courts, mais similaires. Par exemple, Sarah avait des contacts
fréquents avec ses parents qui, comme on s'en souvient, travaillaient à
améliorer leur relation conjugale dans le but de favoriser le développe­
ment de leur fille. Malgré son soulagement de ne plus avoir à protéger
ses parents, Sarah les quittait souvent confuse et mécontente après une
visite, alors que tout s'était pourtant bien passé entre eux. L'intimité
particulière qu'elle avait entretenue avec son père manquait à ses exilés,
qui étaient jaloux de constater qu'il s'était rapproché de son épouse.
Malgré ses efforts pour étouffer ce qu'elle considérait comme des réac­
tions irrationnelles et inappropriées, Sarah ne pouvait surmonter son
sentiment d'avoir été supplantée et trahie, ayant perdu son statut de
petite fille chérie auprès de son père.
Ses réactions contradictoires face à son besoin d'être particulière­
ment aimée de son père illustrent bien comment les managers se polari­
sent entre eux pour gérer les exilés. La Battante lui disait que son père
ne l'appréciait plus, qu'elle devait donc l'oublier et s'occuper de sa car­
rière. Elle voulait aussi la convaincre que ses parents étaient la cause de
sa boulimie et qu'elle ferait mieux de ne pas les fréquenter autant. D'un
autre côté, la Pessimiste passive, inquiète qu'elle ne s'en sorte pas toute
seule, prenait le parti opposé. Elle insistait pour qu'elle retourne vivre
chez ses parents, argumentant que sa boulimie était la preuve qu'elle ne
pourrait pas s'en sortir sans eux.
Je veux montrer par cet exemple que, bien que les pompiers fussent
directement responsables des accès boulimiques, ils étaient poussés à
agir de la sorte par d'autres parties, et ce pour diverses raisons. La bou­
limie de Sarah était une façon pour elle de s'apaiser et de se dissocier ;
elle était aussi utilisée comme preuve de son incapacité de s'en sortir
dans la vie. Le pessimisme la protégeait contre les rejets possibles et les
risques d'échecs au cas où elle quitterait la maison. On voit donc qu'il
y avait plusieurs raisons sous-jacentes au comportement boulimique
de Sarah et que toute explication unique ou simplificatrice serait insuf­
fisante. Les parties utilisaient chacune les comportements-symptômes
pour des raisons particulières. Cela implique que, pour se libérer, Sarah
devait affranchir chacune de ces parties de son conditionnement.
Comment le système de Sarah a-t-il développé ces polarisations ? À
l'occasion de nos séances, les parties de Sarah ont parfois fourni des
réponses complexes à cette question. D'une certaine façon, ces pola­
risations et ces déséquilibres intérieurs reflétaient ceux de sa famille
extérieure. Son père était l'incarnation même du Battant, qui en vou­
lait toujours plus et se poussait lui-même ainsi que son entourage à se
surpasser et à présenter une apparence impeccable. Il ne supportait pas
que sa femme ou sa fille se plaignent de quoi que ce soit ; il croyait au
pouvoir de la pensée positive. Il avait besoin de croire que Sarah était
heureuse en permanence, obligeant cette dernière à cacher sa tristesse
en la présence de son père. Il était aussi impatient, dynamique, ne s'in­
téressait qu'aux résultats scolaires ou professionnels de sa fille, et ne se
montrait jamais satisfait, même quand elle réussissait.
La mère de Sarah semblait amère et ne parvenait pas aussi bien
qu'elle à garder un masque souriant en présence de son mari. Elle se
plaignait souvent à Sarah des absences de son père justifiées par sa
charge de travail. Elle se préoccupait beaucoup de l'apparence de sa
fille, critiquant sa coiffure et ses vêtements. Sarah ayant pris du poids
avant l'adolescence, elle commença à lui faire des remarques afin qu'el­
le mange moins. Sarah s'était soumise à un régime sévère alors qu'elle
elle était en classe de première et avait perdu beaucoup de poids, puis
avait commencé à se faire vomir régulièrement par peur de grossir de
nouveau.
Quand elles ne se disputaient pas à propos du poids ou d'autres
sujets délicats, Sarah et sa mère passaient beaucoup de temps ensemble.
Sarah s'efforçait de distraire sa mère tout en cachant son propre déses­
poir. Alors qu'elle était en classe de première, elle commença à s'isoler
pendant de longues périodes dans sa chambre, où elle s'adonnait en
secret à des accès de boulimie.
Les parties de Sarah ont hérité de plusieurs fardeaux provenant de
la famille : de son père, le fardeau du Battant perfectionniste qui doit
réussir à tout prix; de sa mère, l'évaluation critique de son apparence;
et de ses deux parents, le dédain vis-à-vis de sa partie triste et de celle
qui désire qu'elle s'affirme. D'autres parties se sentaient aussi responsa­
bles du bonheur de ses parents et étaient convaincues que Sarah avait
échoué dans ce rôle (particulièrement envers sa mère). Les managers
fure nt conditionnés à adopter leurs rôles du fait de ces fardeaux. Ils
prirent l'ascendant dans la vie de Sarah jusqu'en classe de première, au
moment où la Passive-pessimiste prit le dessus, ainsi que sa boulimie
(le pompier), qui la protégeait contre toute cette tension intérieure. Les
managers de Sarah étaient donc divisés entre d'une part ceux de ses
managers qui la poussaient à plaire aux autres et à réussir, et d'autre
Part ce ux qui cherchaient à la cacher derrière la boulimie et les murs
de sa chambre.
Bien qu'elle n'eût pas vécu de traumatisme grave, Sarah, à cause des
attitudes de sa famille, dut exiler ses parties sensibles, solitaires et en
colère. Les traumatismes qu'elle put subir par la suite n'en rendirent
68 Système familial intérieur : blessures et guérison

ses exilés que plus oppressants. Au cours de la thérapie, quelques-unes


des jeunes parties blessées eurent l'occasion de montrer à quel moment
dans le passé elles étaient restées figées. L'une d'entre elles évoqua un
épisode durant lequel la mère de Sarah avait été hospitalisée alors que
celle-ci n'avait que 5 ans, et que personne ne lui avait expliqué ce qui se
passait. L'absence soudaine de sa mère eut pour effet de terrifier Sarah,
d'autant que son père semblait préoccupé et mal à l'aise avec sa fille. Sa
grand-mère s'était bien déplacée, mais elle n'était pas chaleureuse. Une
fois revenue, sa mère avait fait comme si de rien n'était ou comme si elle
rentrait d'un court voyage. Sarah n'apprit que plus tard que sa mère
avait eu une « dépression nerveuse ». Sa Petite Fille était ainsi restée
figée à cette époque de confusion, de solitude et de peur de l'abandon.
Elle croyait qu'elle était responsable du départ de sa mère et se sentait
coupable.
Un autre exilé rappela à Sarah une scène dans laquelle, quand elle
avait 7 ans, un cousin adolescent lui avait fait toucher son pénis. C'était
un incident dont Sarah n'avait aucun souvenir jusqu'à ce que sa partie
ne le lui rappelât. Cette partie âgée de 7 ans ressentait du dégoût, de la
honte et de la confusion. Elle aurait voulu être secourue par ses parents,
se sentant impuissante et sale, mais avait trop honte et peur pour en
parler à qui que ce fût.
Il y eut plusieurs autres périodes traumatiques associées chacune à
un exilé bloqué. Durant ces périodes, les managers de Sarah abandon­
nèrent la partie qui avait le plus souffert, pour inviter le reste du sys­
tème à aller de l'avant, laissant ainsi pour compte la partie blessée. Au
cours de la thérapie, chaque exilé put être libéré de l'état dans lequel il
était figé (à l'aide des techniques décrites plus loin), et ses managers et
ses pompiers devinrent progressivement capables de se débarrasser de
leurs fardeaux et de leurs rôles extrêmes, pour trouver des rôles mieux
adaptés et plus satisfaisants.
La famille intérieure de Sarah reflétait les déséquilibres et les polari­
sations de sa famille extérieure. Elle était aussi marquée par les épisodes
traumatiques, qui avaient laissé certaines parties, submergées par des
émotions et des convictions extrêmes, figées dans le passé. Son univers
tant intérieur qu'extérieur était ainsi le siège de tensions permanentes.
Elle alternait entre les seules solutions que son système intérieur avait
trouvées : s'adonner à des épisodes boulimiques suivis de vomissements,
se renfermer sur elle-même, ou travailler d'une manière compulsive.
Dans un tel contexte, d'autres familles intérieures trouvent des solu­
tions variées couvrant toute la gamme des symptômes décrits dans les
manuels diagnostiques de psychiatrie et de psychologie. Malgré cette
grande diversité, il demeure toujours possible de les analyser grâce à
cette grille de lecture que fournit ['IFS avec ses trois catégories de parties.
Les différences tiennent aux comportements induits par les pompiers,
aux stratégies propres aux managers et aux besoins propres des exilés.

Résumé
Ce chapitre présente un grand nombre de principes de !'IFS. Pour aider
à les organiser, j'en résumerai ici les principaux fondements.

Multiplicité
C'est la nature de l'esprit humain que d'être divisé en un nombre varia­
ble de sous-personnalités appelées parties (la plupart des patients iden­
tifient entre 5 et 15 parties durant leur thérapie). Ces parties consistent
en des personnages intérieurs d'âges, de tempéraments, de talents et de
désirs différents, qui forment ensemble une famille intérieure étendue
ou une tribu. Cette famille est organisée sur le même modèle que les
autres systèmes humains. Elle est en interaction avec les systèmes ex­
térieurs.
Les parties existent depuis la naissance, en germe ou pleinement
réalisées. La multiplicité est inhérente à la nature humaine, et non le
résultat d'introjections. Cependant, les parties peuvent, pour des rai­
sons variées, s'identifier à des représentations ou des comportements
émanant de personnes ayant joué un rôle important dans la vie du
sujet. Elles ne résultent pas non plus d'une fragmentation (secondaire
à un traumatisme) d'une personnalité supposée unitaire, même si le
traumatisme en lui-même est de nature à engendrer la polarisation des
parties préexistantes.
Toutes nos parties prennent part à l'enrichissement de notre vie in­
téri eure et désirent y jouer un rôle constructif. Toutefois, les influences
extérieures, les déséquilibres et le caractère auto-entretenu des polari­
sations les contraignent à adopter des positions extrêmes et à exercer
une influence destructrice dans la vie de l'individu. Elles retrouvent vo­
lontiers leur rôle préféré une fois qu'elles estiment qu'il n'y a plus de
danger à le faire.
Le Self
En complément de cet ensemble de parties se trouve au cœur de notre
Vie intérieure le Self, siège de notre conscience. Dès la naissance, il dispo­
se de toutes les qualités d'un excellent leader, telles que la compassion,
l a curiosité, la confiance en soi et la capacité d'accepter les événements
de la vie et de maintenir une "vision" dans sa vie. Le Self est le meilleur
leader, car il peut maintenir l'équilibre et l'harmonie intérieures, pour
autant que les parties le laissent exercer ses compétences. En cas de trau­
lllatisme, celles-ci cherchent à le protéger à tout prix, le mettent à l'abri
70 Système familial intérieur : blessures et guérison

du danger et l'écartent du leadership. Les parties envahissent alors le Self


avec leurs charges émotionnelles et leurs convictions, ce qui obscurcit
ainsi ses qualités de leader et le sépare des sensations physiques.
Le Self est complètement et spontanément capable de diriger, et n'a
pas à passer par des stades de développement ; le thérapeute n'a donc
pas à soutenir ni à renforcer le Self. De plus, le Self n'est pas seulement
un observateur passif ou un témoin ; une fois différencié des parties, il
devient un leader actif qui peut collaborer et faire preuve de compassion.
Dans cet état, c'est-à-dire lorsqu'il est dégagé des sentiments et des pen­
sées des parties, il regagne naturellement leur confiance, et reprend sa
place, y compris dans le corps : le Self-leadership est alors restauré.

Self-leadership
Tous les systèmes humains - familles, sociétés, corporations, nations -
fonctionnent de façon optimale quand le leadership est clairement éta­
bli, respecté, juste et compétent. Il en va de même pour les familles
intérieures. Quand le Self est libre de contraintes, il peut guider, c'est­
à-dire soutenir les parties, contribuer à les dépolariser équitablement et
avec compassion. Il facilite la communication lorsqu'il s'agit de pren­
dre d'importantes décisions en identifiant la direction à prendre en ce
qui concerne la vie de la personne et le monde extérieur.
Quand le Self-leadership est présent, les parties en tant que telles
ne disparaissent pas ; toutefois, le caractère extrême de leur rôle ainsi
que la rigidité du système ont tendance à s'atténuer. Les parties don­
nent des conseils, suggèrent des solutions, offrent leurs talents et leurs
émotions. Chacune contribue de façon constructive au fonctionnement
du système à travers ses talents propres et les rôles particuliers et com­
plémentaires que toutes peuvent jouer. D'une manière générale, les par­
ties coopèrent entre elles plutôt qu'elles ne sont en compétition. Si un
conflit émerge, le Self agit en médiateur, si bien que la conscience que
la personne a de ses parties en tant que telles diminue, puisque celles-ci
sont moins réactives du fait qu'elles opèrent dans un système harmo­
nieux. La personne éprouve alors un profond sentiment d'intégration
et de continuité intérieure.
Cela ne signifie pas qu'il ne faut jamais laisser une partie prendre le
leadership temporairement. Dans de nombreuses occasions, des parties
possèdent en effet les qualités requises pour exercer un leadership ap­
proprié. Parfois, il est amusant, et même excitant, de laisser certaines
parties prendre le devant de la scène. Lorsque le Self-leadership est res­
tauré, elles peuvent encore prendre les commandes, mais ce n'est plus
dans un but de protection ni de polarisation. Avec l'accord du Self et à
sa demande, elles peuvent lui rendre aisément son leadership.
Les polarisations
De nombreux événements passés ou présents peuvent affecter le Self­
leadership, l'équilibre et l'harmonie du système intérieur d'un individu.
Au pren1ier rang de ces influences, se trouvent les attitudes et
comportements de la famille d'origine ainsi que les expériences trau­
matisantes. Les parties prennent alors les commandes, se chargent de
fardeaux (émotions et convictions), restent figées dans le passé, ou sont
contraintes à tenir des rôles extrêmes, si bien que les relations intérieu­
res perdent de leur harmonie et se polarisent. Quand une partie adopte
ainsi un rôle extrên1e, causant le déséquilibre dans la distribution des
ressources, des influences et des responsabilités, une autre en vient à
prendre la position opposée, dans un objectif de compensation ou de
compétition. En l'absence de Self-leadership, la tendance spontanée des
polarisations à se renforcer nourrit une escalade dans les tensions. Ce
faisant, l'opinion négative qu'une partie peut avoir d'une autre se voit
confirmée. Chaque partie se renforce dans sa position dans le but de
contrecarrer l'autre ou de la vaincre. Ce processus peut conduire à la
constitution de coalitions, d'alliances de parties, en opposition ou en
compétition avec d'autres coalitions.

Les trois types de partie


Les systè1nes intérieurs qui sont fortement polarisés sont aussi rigides,
fragiles et réagissent à toute perturbation de manière excessive. Essayer
de changer une partie indépendamment du réseau dans laquelle elle
est incluse va probablement causer une résistance, qui est en réalité
une réaction naturelle et souvent nécessaire pour l'écologie du système.
C'est pour cela qu'il est important de dessiner une carte de ces relations
et de respècter les raisons qui sous-tendent les réactions protectrices.

Restaurer l'équilibre, l'harmonie et le leadership


lvlême les systèmes les plus fortement polarisés peuvent retrouver leur
état naturel de bien-être à condition que le thérapeute sache créer un
environnement sûr, chaleureux et indique la direction à suivre. En effet,
le système possède déjà les ressources nécessaires ; il doit simplement
trouver les moyens de les rendre accessibles et de les réorganiser. La
tendance naturelle des parties est d'établir des relations harmonieuses
avec les autres parties et le Self. Elles cessent donc très volontiers de
Jouer ces rôles qui les maintiennent dans des positions forcées une fois
qu'elles sentent qu'elles peuvent le faire en toute sécurité.
Si, en revanche, la personne vit dans un environnement dangereux ou
déséquilibré, le processus de rétablissement de l'harmonie intérieure sera
Plus long et difficile. Les parties hésiteront en effet à abandonner leurs
72 Système familial intérieur : blessures et guérison

rôles si elles se sentent constamment activées par leurs interactions avec


les autres. Les changements chez l'individu sont ainsi de nature à en­
gendrer des contre-réactions protectrices de la part de l'entourage. Pour
cette raison, le thérapeute et le patient devront identifier d'éventuelles
contraintes exercées par le milieu extérieur et trouver comment s'en li­
bérer. Les chapitres 6, 7 et 8 sont consacrés aux contraintes extérieures.

Les parallèles entre milieux extérieur et intérieur


Tel que le modèle IFS le conçoit, les mondes intérieur et extérieur du
patient qui forment ensemble un système plus large, qui fonctionne
selon les mêmes principes et réagit aux mêmes techniques thérapeu­
tiques. Dans la mesure où les systèmes en interface se reflètent les uns
les autres, les changements qui se produisent à un niveau provoquent
des changements parallèles aux autres niveaux. La famille intérieure
de Sarah, par exemple, reflète les valeurs et les structures de sa famille
extérieure. Les changements survenus dans sa famille extérieure (ses
parents se disputent moins et sont devenus de meilleurs parents) ont
produit un effet parallèle sur son système intérieur. Ses managers sont
devenus moins polarisés, ce qui a permis un meilleur Self-leadership.
Les relations de Sarah avec ses parents se sont améliorées dès qu'elle a
pu apaiser les parties d'elle-même qui s'inquiétaient à leur égard. Elles
ont alors cessé de prendre l'ascendant dans sa vie, offrant ce faisant
de meilleures délimitations des frontières psychiques internes (entre les
parties elles-mêmes ainsi qu'avec le Self). Les frontières au sein de sa
famille sont également devenues plus nettes et moins perméables,
La nature récursive du fonctionnement au sein de chaque sys­
tème et entre systèmes a plusieurs implications sur le plan pratique.
Premièrement, le thérapeute ne devrait pas travailler avec le système
intérieur d'un patient sans prendre en compte et intégrer son systè­
me extérieur. Deuxièmement, il est possible, pour un thérapeute, de
travailler exclusivement avec le système extérieur d'un patient dans le
but d'améliorer son leadership sans accéder pour autant à sa famille
intérieure, tout en engendrant des changements importants au .niveau
intérieur (voir chapitre 7). Le thérapeute qui sait accéder au.x deux ni­
veaux doit apprécier celui qui semble le plus accessible et susceptible de
changer. Il modifiera sa stratégie selon les besoins. Tout cela est rendu
possible parce qu'il semble que les systèmes humains soient régis par
les mêmes principes d'harmonie, d'équilibre et de leadership quels que
soient leurs niveaux.
CHAPITRE 3
Illustration par un cas
Ce chapitre illustre de façon concrète et vivante les concepts de !'IFS
au travers du récit de la thérapie d'une patiente. Il offre aussi des
commentaires destinés à mettre l'accent sur les situations et difficultés
les plus fréquemment rencontrées. Les techniques décrites dans les
chapitres 4 et 5 utilisées avec les patients en séances individuelles seront
plus facilement compréhensibles après la lecture de ce cas, qui offre une
vue d'ensemble de la façon dont cette thérapie opère.
Quand Nina est venue me voir pour la première fois, elle se présen­
tait comme une femme séduisante âgée de 27 ans. Elle se sentait très
seule et se maintenait recluse depuis la mort de son mari survenue 2 ans
plus tôt, après 3 ans de mariage. À l'occasion de la première séance, elle
me confia, honteuse, qu'elle avait régulièrement de très intenses accès
de boulimie suivis de vomissements provoqués. Ces épisodes avaient
commencé après l'enterrement de son mari et avaient progressivement
pris une place prédominante dans sa vie.
Nina vivait seule et, malgré son sentiment d'isolement, redoutait les
contacts avec les autres tellement elle se sentait triste. Elle ne voulait
pas les embarrasser avec son chagrin. Même au bout de 2 ans, cette
tristesse l'empêchait toujours de prendre part aux échanges sociaux les
plus anodins. Elle se reprochait d'être à ce point accablée par le chagrin,
sans pouvoir le surmonter. Elle pensait que sa vie était finie et envisa­
geait le suicide. La boulimie accentuait ce sentiment de désespoir, de
honte et d'impuissance. Elle se sentait complètement à sa merci.

Son histoire
Nin a était en mauvais termes avec sa famille. Pour ses parents, des émi­
grés hongrois de la première génération, leurs enfants devaient rester
soumis et proches de leur famille. Dernière née (10 ans après le deuxiè­
me enfant de la fratrie), elle avait pu observer les conséquences que de
telles règles avaient eues sur son frère et sa sœur. Ceux-ci avaient vécu
sous le toit parental avant de se marier à l'âge de 31 et 28 ans respecti­
vement, puis avaient déménagé dans des logements situés à deux pas de
là. Nina voyait sa sœur courir se réfugier auprès de sa mère dès qu'elle
Système familial intérieur : blessures et guérison
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74 Système familial intérieur : blessures et guérison

se disputait avec son mari. Elle avait observé les vains efforts que son
frère avait développés pour devenir l'avocat que son père avait voulu
qu'il devienne, pour terminer comme caissier, déprimé, dépendant émo­
tionnellement et financièrement de ses parents.
Pour éviter leur sort, Nina résolut de vivre et de penser par elle-même.
Elle était la rebelle de la famille, se disputait fréquemment avec ses
parents (surtout sa mère) qui la limitaient dans ses sorties. Son père était
un charpentier, âpre au travail qui laissait à sa femme la charge de pren­
dre les décisions concernant les enfants. Il prenait le rôle de conseiller de
la famille et faisait de longs discours moralisateurs. Il avait encouragé sa
der nière fille à poursuivre ses études scientifiques, mais bien sûr seulement
à l'université la plus proche pour être en situation de continuer à vivre à
la maison. Sa mère, de son côté, pensait que les études étaient une perte
de temps, car Nina aurait un jour, tout comme elle, une famille dont elle
devrait s'occuper. Nina poursuivit donc ses études à l'université la plus
proche, ainsi que les disputes avec sa mère.
Aussi loin qu'elle s'en souvenait, ses parents avaient toujours été
en conflit. Après chaque querelle, la mère se lamentait auprès de ses
enfants : ils étaient la seule raison pour laquelle elle n'avait pas encore
quitté leur père. Sa fille aînée était sa principale confidente. Nina, quant
à elle, essayait de rester à l'écart, mais se trouvait parfois dans la posi­
tion de défendre son père.
Très tôt à l'université, elle était tombée amoureuse de Tom. Le double
fait qu'il fût d'origine grecque et plus âgé qu'elle de 7 ans avait provo­
qué la désapprobation de ses parents. Il était cependant la première per­
sonnê qui avait semblé réellement s'intéresser à elle. Grâce aux encou­
ragements qu'il avait su lui prodiguer à l'issue de ses études, Nina avait
trouvé un emploi à temps plein et avaitemménagé dans son propre ap­
partement, emportant ses affaires en cachette à l'occasion d'une absence
de ses parents, partis pour un week end. Leur réaction fut bien pire que
0

celle à laquelle elle s'attendait. Son père avait pris la décision de Nina
pour un affront personnel : lorsqu'une fille quitte la maison paternelle,
c'est qu'elle ne supporte pas ses parents ou que ceux-ci ne peuvent plus
subvenir financièrement à ses besoins. Il se sentit abandonné et décida de
ne plus lui parler. À cette époque, la sœur de Nina avait divorcé, et était
devenue, à la différence de Nina (mais pas à celle de sa n1ère), obèse.
Sa sœur profita de cette crise pour devenir le défenseur le plus acharné
des parents et quitter la position de « ratée » de la famille qu'elle avait
tenue jusqu'alors, blâmant Nina pour « ce qu'elle leur faisait endurer »
en quittant la maison. Nina, quant à elle, devint l'exclue, n'ignorant pas
que sa sœur et sa mère passaient des heures à la critiquer.
Un an plus tard, elle se maria avec Tom, et la mère de celui-ci, qui
était veuve, devint sa mère adoptive. Nina devenait, sous le regard ap­
probateur de son mari, de plus en plus dépendante de lui ainsi que de
sa belle-mère. Il aimait sentir qu'elle s'appuyait sur lui. Neuf mois après
leur mariage, Tom découvrit qu'il avait un cancer. Pendant les 2 ans
qui précédèrent sa mort, Nina se dévoua totalement à lui, consacrant
toute son énergie à le réconforter et l'aider à lutter. Elle était terrifiée et
abattue à l'idée d'une vie sans Tom, mais pensait qu'elle ne devait pas
les laisser, lui ou sa mère, soupçonner ce qu'elle ressentait. Elle était par
ailleurs stupéfaite et blessée de constater que ses parents, son frère et sa
sœur avaient maintenu leurs distances avec elle pendant cette période
douloureuse, même si elle n'avait jamais directement exprimé auprès
d'eux un quelconque besoin d'aide. Après sa mort, elle en voulut à Tom
de l'avoir rendue si dépendante de lui, puis de l'avoir abandonnée, tout
en se sentant terriblement coupable d'avoir eu de telles pensées.

le contexte au début de la thérapie


Nina occupait tout son temps en travaillant comme monitrice sportive
dans un club de sport, et suivait un programme d'exercices physiques
très rigoureux. Chaque fois qu'elle tentait, même brièvement, d'arrêter
cette activité intense, sa dépression la rattrapait. De son côté, sa
belle-mère ressassait le chagrin de la perte de son fils avec force larmes
et souvenirs. Nina pensait qu'il était de son devoir de continuer à la
consoler à l'occasion des visites qu'elle lui rendait, une ou deux fois par
semaine. La seule requête provenant de sa belle-mère à laquelle Nina
opposait un ferme refus était de se rendre. sur la tombe de Tom tant elle
craignait de s'effondrer. Elle se trouvait ainsi dans la position de tenter
désespérément d'éviter les pensées sombres qui l'assaillaient, tout en
Y étant constamment confrontée par sa belle-mère. Elle se prétendait
forte et stoïque, alors qu'elle se sentait en fait totalement envahie par
le désespoir.
Tout en écoutant Nina, je l'invitai à me parler des parties d'elle-même
qui étaient activées par les relations avec sa famille et sa belle-mère. Je
lui demandai de décrire la vie qu'elle aimerait avoir, sur le plan de sa
relation à elle-même aussi bien qu'aux autres. Je lui demandai aussi
de me préciser à quel point ces relations étaient contraignantes. Nina
répondit que sa plus grande contrainte venait de sa peur d'accabler sa
belle-mère de sa propre tristesse, et attribuait la responsabilité de cette
situation bien plus à ses propres parties qu'au comportement de sa
belle-mère. J'accédai à sa demande de ne pas impliquer cette dernière
dans les séances de thérapie pour l'instant, et de ne travailler avec Nina
qu'individuellement. Nous ferions appel à l'implication d'autres mem­
bres de la famille ultérieurement, en cas de nécessité.
J'avais confiance dans la décision de Nina, en partie parce qu'il me
semblait que sa situation du moment était de nature à la laisser libre de
changer sans que cela ne perturbe certaines personnes de son entourage
76 Système familial intérieur : blessures et guérison

particulièrement réactives dont elle pourrait dépendre. Au contraire de


nombreux patients plus jeunes ou plus dépendants, Nina ne vivait pas
dans un contexte familial qui activait constamment ses parties, ou qui
était de nature à être déstabilisé à la suite de sa prise d'autonomie. Elle
ne dépendait de personne financièrement. Elle vivait seule, ne voyait
sa famille d'origine que rarement et ne prenait plus part aux querelles
avec ses parents, ni avec son frère ou sa sceur. Ses visites à sa belle­
mère la perturbaient toujours, mais elle savait les espacer pour qu'elles
ne puissent pas interférer avec notre travail. Elle n'était pas impliquée
dans une lutte d'influence ni dans d'autres types d'interaction qui exa­
cerbent les symptômes avec quiconque (à l'exception d'elle-même) ; elle
était sûre que personne ne connaissait son secret (sa boulimie). Étant
donné que sa problématique semblait surtout résider dans son système
intérieur (dans sa relation avec elle-même), c'est à ce niveau que nous
avons commencé le travail psychothérapeutique.
Au cours des 14 séances de thérapie avec Nina (10 à raison d'une
par semaine, et 4 à raison d'une toutes les 2 semaines), nous avons al­
terné le travail sur sa vie extérieure (relations avec les autres) et sa vie
intérieure (relation avec elle-même), selon les besoins et les événements
de sa vie. Durant la première séance, je recueillis les informations sur
son passé et sa vie actuelle, présentées ici, afin de prendre ensemble les
décisions concernant la marche à suivre.
Les deuxième et troisième séances furent émotionnellement intenses
pour Nina qui avait fait connaissance de quelques-uns des membres de
sa famille intérieure. Grâce à l'association de plusieurs des différentes
techniques IFS, nous en avons rencontré les membres clés. Au cours de
la thérapie, nous avons travaillé avec neuf parties : quatre d'entre elles
se sont manifestées dès la deuxième séance.

Deuxième séance
Au début de la deuxième séance, j'expliquai à Nina que nous avons
tous en nous (moi y compris) un nombre indéterminé de parties ou
sous-personnalités, et que notre but ensemble serait de faire en sorte
que ces parties coopèrent plutôt qu'elles ne s'affrontent. Si le terme
« partie » l'avait dérangée, j'aurais proposé d'autres termes tels qu' « as­
pects », « sentiments » ou « pensées », mais ce terme lui convenait. Elle
m'avoua qu'elle avait toujours été consciente d'avoir différentes parties
en elle et qu'elle s'était demandée si, de ce fait, elle était anormale. Elle
fut soulagée d'apprendre qu'il en allait de même pour tout le monde.
Il est important d'expliquer au patient que la multiplicité est un
état normal, avant de commencer à explorer son système intérieur, car
il pourrait penser (ou croire que le thérapeute pense) qu'il est atteint
d'un trouble mental. Si le thérapeute intervient trop tard (après avoir
commencé à travailler avec la famille intérieure), le patient peut croire
à tort que le thérapeute essaie simplement de le rassurer lorsqu'il lui
fournit ses explications.
Lorsqu'elle évoquait sa boulimie, Nina était traversée par un senti­
ment frénétique de désespoir. Je commençai donc par l'aider à identifier
cette partie d'elle-même qui était si perturbée. Comme nous le rever­
rons au chapitre 5, je me tourne initialement vers le système protecteur
(les managers et les pompiers), car j'ai besoin de leur permission pour
prendre contact avec le système dans son ensemble. Cependant, Nina
s'identifiait complètement, à ce stade du travail, aux parties vulnérables
et effrayées qui la submergeaient, et n'avait accès ni aux managers ni
à son Self. Au début d'une thérapie, si un exilé se présente en premier,
je travaille avec lui juste assez longtemps pour permettre au patient de
s'en différencier.
Je demandai à Nina de porter son attention sur ce sentiment fréné­
tique et de l'isoler dans une pièce imaginaire. Juste après avoir fermé
les yeux, elle décrivit une petite fille d'environ 6 ou 7 ans, en train
de pleurer. Elle commença alors à se calmer et affirma qu'elle pouvait
maintenant se séparer de cette partie.
La plupart des patients ne manifestent pas ce type de partie (vul­
nérable, effrayée) aussi précocement dans le cours de la thérapie. Ils
veulent surtout raconter leur vie, et commencent en présentant des
managers qui souvent m'évaluent en tant que thérapeute, au travers
des conversations. D'autres hésitent à parler et répondent brièvement
à mes questions. Parfois, plusieurs séances se passent avant que je ne
parle de parties, et que je ne commence à négocier directement avec
les managers. Une longue période peut ainsi être nécessaire avant que
les managers ne me fassent suffisamment confiance pour me permettre
d'approcher les exilés.
La plupart des patientes boulimiques vivent des épisodes durant les­
quels les parties blessées ou effrayées s'échappent de leur exil et les sub­
mergent, comme nous avons pu l'observer avec Nina. Cela provoque
chez les managers un stress intense, car ils redoutent les conséquences
Possibles d'une telle vulnérabilité. Dans de tels cas, je travaille en prio­
rité avec ces exilés, essayant d'obtenir qu'ils se séparent du Self, en
aidant ce dernier à les apaiser. Quand ce processus réussit, les managers
sont soulagés que le patient soit hors de danger, et reconnaissants en­
vers le thérapeute d'avoir réussi à restaurer l'ordre et la paix. En règle
générale, quand les managers sont en train d'exercer leur contrôle, il
est imp ortant d'obtenir leur permission et leur confiance avant de tra­
vailler avec les exilés. Mais lorsqu'un exilé se trouve en situation de
�,ubmerger le patient, le thérapeute peut s'en approcher, le calmer en
aidant à se séparer du Self, puis le renvoyer temporairement dans son
exil et gagner ainsi la confiance des managers. Il peut sembler étrange
78 Système familial intérieur : blessures et guérison

et paraître témoigner d'une certaine insensibilité de ne pas continuer à


aider un « enfant » effrayé et blessé, mais lorsqu'un exilé sait qu'il va
bientôt pouvoir être délivré de son exil - cette fois avec la collaboration
des managers plutôt que contre leur gré -, il se montre très patient. En
revanche, si le thérapeute travaille avec un exilé avant d'avoir obtenu
la permission des managers, les conséquences peuvent être graves (arrêt
de la thérapie, comportements destructeurs d'autopunition, etc.).
Je demandai à Nina de me laisser parler directement avec la Petite
Fille qui me répondrait par la voix de Nina, comme si cette dernière
était assise sur une autre chaise. Je décidai de parler directement à cette
partie (technique appelée « accès direct ») plutôt que de demander à
Nina de se concentrer et de parler elle-même à la Petite Fille (technique
appelée « regard intérieur »). Ces techniques ( « accès direct » et « re­
gard intérieur») sont décrites aux chapitres 4 et 5. La Petite Fille aurait
en effet pu se sentir abandonnée si je lui avais demandé trop tôt de se
séparer de Nina, ce qui aurait été nécessaire si la technique du « regard
intérieur » avait été utilisée. En utilisant l'accès direct, je lui laissais la
possibilité d'apprendre à me connaître et de comprendre que nous al­
lions l'aider. La Petite Fille me dit qu'elle était effrayée par toutes sortes
de choses, mais que récemment, elle avait eu peur que les conséquences
des vomissements ne ruinent la santé de Nina. Elle avait aussi eu peur
de demeurer seule pour toujours, car Nina pourrait ne plus jamais être
proche de quiconque. La Petite Fille aimait s'amuser, mais ne pouvait
le faire que quand elle se sentait en sécurité. Elle était triste de ne plus
pouvoir compter sur Tom, ni jouer avec lui.
Les managers gardaient la Petite Fille enfermée, car lorsque celle-ci
sortait de son exil, Nina se trouvait alors sous l'emprise de la peur, se
sentait abandonnée et vulnérable, au risque d'être blessée à nouveau.
C'est dans cet état qu'elle se trouvait en début de deuxième séance. La
Petite Fille croyait tenir dans le fait qu'elle se trouvait exilée la preuve
que Nina l'abandonnait et la rejetait, ses deux peurs les plus grandes.
Elle voulait juste être aimée par quelqu'un ; puisque Nina l'avait reje­
tée, elle saisirait la première occasion d'occuper le devant de la scène
pour trouver quelqu'un qui l'aimerait. Elle savait qu'en envahissant
Nina, elle faisait peur à tout le système, mais elle se sentait si désespéré­
ment seule et effrayée qu'elle ne pouvait pas s'en empêcher. Elle aurait
voulu disparaître pour ne pas être la cause de tant de détresse.
Lorsque je demandai à la Petite Fille si elle voulait que Nina prenne
soin d'elle plutôt que Nina ne devienne triste à son contact ou ne la
prenne pour bouc émissaire, elle répondit qu'elle ne croyait pas que
Nina veuille s'occuper d'elle et que même si Nina le désirait, elle ne
l'en croyait pas capable. Je dis à la Petite Fille que je savais que Nina
pouvait s'occuper d'elle et qu'elle s'y appliquerait. Je lui promis de tra-

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