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Ce qui me semble le plus difficile dans l'écriture d'une préface, c'est que
souvent celui qui la rédige ne connaît qu'imparfaitement le sujet traité et
que faute de temps et de savoir, il a le sentiment de ne pouvoir embrasser
· dans un volume si réduit une telle somme de connaissances. En revan
che, plus qu'une façon de s'instruire, c'est toujours pour lui l'occasion
de saisir le lien personnel qui l'unit à celui qui l'a chargé de cette tâche.
Dans cet ouvrage, le lien, c'est une amitié de plus de vingt ans avec le
coordinateur scientifique et traducteur de l'édition française, le Docteur
François Le Doze qui fut successivement interne, chef de clinique puis
praticien hospitalier dans le service de neurologie du Centre Hospitalier
et Universitaire de Caen dont j'avais la direction. Neurologue de forma
tion, il n'a cessé de s'intéresser aux intrications des domaines organi
ques, psychiques et psychosomatiques de ses patients. N'étant pas attiré
par la psychanalyse classique, il a découvert cette nouvelle méthode de
psychothérapie appelée IFS. Il a entrepris de l'appliquer, avec succès m'a
t-il dit, aux différents types de patients dans l'unité de soins dont il a la
charge. C'est donc F. Le Doze qui m'a fait connaître cette méthode et
son inventeur le Docteur Richard C. Schwartz.
La psychothérapie n'est pas née d'hiei: Selon Alain Rey, le mot fut
utilisé pour la première fois en 1888. En 1911, Jules Dejerine, titu
laire de la chaire de clinique de neurologie depuis un an à l'hôpital
de la Salpêtrière, publia avec son élève Gauckler un ouvrage intitulé :
« Les manifestations fonctionnelles des psychonévroses, leur traitement
par la psychothérapie ». En opposition avec Charcot qui considérait
l'hystérie comme une maladie organique, il préconisait le respect et
l'isolement de ces malades et l'abord verbal de leurs doléances. L'essor
de la psychanalyse qui s'explique par le génie convainquant de son
créateur mit l'accent sur des notions nouvelles comme le refoulement,
l'inconscient profond, le ça et le surmoi, le sens des rêves. Elle permit
de pratiquer, à côté de la cure type, des psychothérapies plus courtes
en face à face adaptées aux traitements de situations pathologiques
précises, par exemple les phobies. Comme tous les grands penseurs,
Freud eut ses disciples et ses dissidents. Si l'école d'Adle1; attachée au
« complexe d'infériorité » n'a plus, je pense, d'adhérents, celle de Jung
reste toujours représentée en France et en Amérique ; bien qu'assez po
lymorphe dans sa formulation, on peut dire qu'elle vise essentiellement
à la reconstitution du Self. Plus récemment sont apparues les thérapies
familiales. Qu'elles soient d'obédiences psychanalytiques ou purement
systémiques, elles sont caractérisées par les traitements d'un groupe, les
patients ne sont pas pris en charge lors de colloques singuliers.
VIII
Bernard Lechevalier
Professeur émérite de neurologie
Membre de l'Académie Nationale de Médecine
AVANT-PROPOS
À L'ÉDITION FRANÇAISE
François Le Doze
Neurologue, médecine psychosomatique,
Service de neurologie, CHU de Caen
REMERCIEMENTS
DE L'ÉDITION ORIGINALE
Richard C. Schwartz
SOMMAIRE
1. Avec l'accord de l'auteur, le terme "client" a été traduit par "patient". Aucune des
deux traductions n'étant pleinement satisfaisante, l'aspect commercial connoté par le
terme "client" nous a fait cependant préférer le terme "patient". Cette option n'impli
que pas l'adhésion au modèle médical de la relation d'aide entre un professionnel et
une personne présentant un trouble, qui se réfère habituellement a une prééminence du
savoir du professionnel dans la résolution de la problématique. Bien au contraire, cette
relation est placée dans le cadre IFS sous le signe de la collaboration créative. (NdT)
moins actif, chez Assagioli et chez Jung m'a apporté une confirmation
et un encouragement à poursuivre ma recherche, lorsque j'ai compris
que personne encore n'avait complètement exploré le potentiel du Self
leadership.
Certains auteurs jungiens ont peaufiné le processus d'imagination
active (Hillman, 1975 ; Johnson, 1986) ; d'autres jungiens ont dévelop
pé une approche appelée « dialogue intérieur » (voice dialogue) dans
le but de faciliter l'interaction avec ce qu'ils appelaient les « voix inté
rieures » ainsi que pour mieux connaître le Self (Stone et Winkelman,
1985). À la même époque, j'ai rencontré plusieurs fois Sandra
Watanabe, une thérapeute de ma région qui avait développé une mé
thode similaire au voice dialogue pour travailler avec ce qu'elle appelait
les « personnages intérieurs » (Watanabe, 1986). Je me suis aussi fami
liarisé avec les travaux d'autres auteurs qui semblaient suivre le même
chemin (Beahrs, 1982 ; J. Watkins, 1978 ; M. Watkins, 1986), ou bien,
comme dans le cas de la technique de la chaise vide de la Gestalt
thérapie (Perls, 1969), qui avaient développé des méthodes pour ac
céder et travailler avec la multiplicité de l'esprit (voir aussi Bandler et
Grinder, 1982). En explorant toutes ces sources, j'ai laissé mes patients
et leurs sous-personnalités décider quels étaient les concepts et les mé
thodes qui leur étaient les plus utiles.
La lecture de ces auteurs m'a permis de me rendre compte qu'une
grande différence me séparait de ces « explorateurs ». Pour la plupart,
ces théoriciens concevaient et traitaient les sous-personnalités indivi
duellement. Ils invitaient leurs patients à les découvrir une par une. Ils
ne disaient rien des relations que ces différentes parties entretenaient les
unes avec les autres, du fonctionnement du système intrapsychique, ni
des relations possibles entre le système intrapsychique d'une personne
et son système familial. De même, la plupart des techniques de travail
avec les sous-personnalités ne les prenaient en compte qu'individuel
lement. Les méthodes pour traiter un groupe de sous-personnalités en
tant que système (que j'appelle la « famille intérieure ») n'avaient pas
encore été développées. C'est ce vide que j'ai tenté de combler en utili
sant ma formation de thérapeute familial.
Thérapie familiale
En partie élaborés en réaction contre les excès de la part de la psycha
nalyse, les modèles systémiques de thérapie familiale ont évité toute
intrusion dans le domaine intrapsychique : le contexte familial était le
plus important niveau systémique à changer pour entraîner des chan
gements dans la vie intérieure de chaque membre de la famille. Ce dog
me de la non-prise en compte des phénomènes intrapsychiques a sans
doute freiné le développement de ce courant, mais il a eu pour effet
bénéfique de permettre à ses théoriciens de concentrer leur réflexion à
un seul niveau (la famille) jusqu'à ce que la pensée systémique évolue,
à la faveur de certaines adaptations .
Durant les huit premières années de ma vie professionnelle, j'ai fait
partie de ces thérapeutes familiaux qui consacrent leur travail à la prise
en compte exclusive du système extérieur. J'ai obtenu un doctorat en
thérapie conjugale et familiale, ce qui m'a donné le prétexte à une im
mersion dans ce monde de la pensée systémique qui me fascinait tant.
Je me suis tout particulièrement intéressé à la branche structuraliste de
la thérapie familiale (Minuchin, 1974 ; Minuchin et Fishman, 1981),
en grande partie à cause de sa philosophie foncièrement optimiste.
Salvador Minuchin soutenait que notre structure familiale nous limite dans
l'accès aux compétences nécessaires pour gérer notre vie, compétences
dont nous serions pourtant chacun naturellement dotés : pour rendre
à l'individu l'accès à ces compétences, il fallait changer la structure de
la famille. Le modèle IFS partage la même philosophie, mais suggère
que la famille externe n'est pas la seule à imposer des contraintes et
n'est donc pas la seule qui doive changer. Il favorise la différenciation
en appliquant certaines méthodes empruntées à la thérapie systémi
que structurale, en particulier la technique du renforcement de certains
principes permettant une meilleure délimitation des frontières entre
sous-personnalités.
I;école stratégique de la thérapie familiale systémique (Haley, 1976;
Watzlawick, Weakland et Fish, 1974) m'a enseigné l'importance de re
pérer et de comprendre les séquences d'interaction. La boucle de feed
back positif, connue aussi sous le nom du cercle vicieux ou « more
of-the-same2 », occupe une place centrale dans ma façon de penser
les systèmes psychiques. Schématiquement, lorsque le membre A d'une
famille veut changer le membre B de la même famille, ce dernier réagit
en renforçant sa position. Le membre A redouble alors d'effort dans
sa stratégie. Le membre B réagit de la même façon, ce qui génère une
relation rigide et polarisée entre ces deux membres.
Jay Haley (1980) s'est intéressé à des séquences circulaires de ce
type dont les cycles peuvent couvrir des mois, voire des décennies dans
certaines familles. Cloe Madanes (1981) a mis l'accent sur le rôle pro
tecteur que jouent certains membres symptomatiques de la famille.
Cette notion m'a aidé à comprendre les rôles protecteurs que certaines
sous-personnalités sont souvent forcées d'adopter. I;hypnothérapeute
Milton Erickson, qui a fortement influencé l'école stratégique, a été
3. l:adjectif « extrême » est utilisé dans le texte pour indiquer que les comportements,
pensées et émotions qu'il qualifie sont éloignés de ceux qui caractérisent le Self. Ces
comportements, émotions et pensées sont qualifiés sur un continuum selon qu'ils of
frent plus ou moins d'harmonie et d'équilibre dans le système. Sont qualifiés d'ex
trêmes ceux qui s'éloignent le plus de l'état harmonieux et équilibré. Les qualificatifs
« pathologiques » ou « dysfonctionnels » qui leur sont souvent attribués ne prennent
pas en compte leur véritable nature. (NdT).
Enfin, Virginia Satir (1972, 1978a, 19786) est celle qui a le plus
avancé dans la voie de l'étude combinée des sous-personnalités intrap
sychiques et des théories systémiques. A ce jour, elle est la seule des
thérapeutes familiaux qui ait mentionné la notion de l'existence de
sous-personnalités chez ses patients (Satir, 1978a ; Satir et Baldwin,
1983 ). Tandis que d'autres sont demeurés figés dans le monde détaché
et froid d'une pensée systémique mécanique, elle a choisi d'écouter son
· cœur et, malgré le dédain que le monde de la psychothérapie lui vouait,
a persisté à favoriser le travail d'ouverture de la conscience dans le but
de permettre. au patient d'améliorer son estime de soi. Pour avoir été
de ceux, pendant mes années de formation, qui trouvaient son travail
trop fondé sur le ressenti, mon admiration pour son travail réellement
innovant n'est venue que plus tard, surtout lorsque ce même type de
critique m'a été fait.
Ces influences provenant de la thérapie familiale sont décrites en
détail dans notre livre intitulé Metaframeworks : Transcending the Mo
dels of Family Therapy (Breunlin, Schwartz et Mac Kune-Karrer, 1992).
Doug Breunlin, Betty Mac Kune-Karrer et moi-même y avons regroupé
les éléments utiles des différentes écoles de thérapie familiale en six
cadres conceptuels reliés par des présupposés communs. Le modèle de
thérapie IFS constitue l'un de ces cadres, qui comprennent aussi l'orga
nisation, les séquences relationnelles, le développement, la question du
rapport masculin/féminin, et la culture. D'une certaine façon, cet ou
vrage développe certaines des idées présentées dans Metaframeworks,
mais !'IFS constitue le cadre général de celui-ci.
CHAPITRE 1
Les concepts fondamentaux :
multiplicité et système
]'éprouvais à l'égard de mon père un sentiment de reconnaissance cha
leureuse. Ses commentaires et ses encouragements avaient été bénéfi
ques à l'élaboration de mon livre, sur le point d'être achevé. Je lui dis
tout excité : « J'ai finalement trouvé le début du livre. Je vais commen
cer par une anecdote personnelle. » Mon père me regarda, derrière son
journal, et me dit: « C'est une bonne idée», d'un ton distrait et morne.
Je ressentis alors une vague de ressentiment naître du plus profond de
moi, le sang me monter au visage et se mettre à battre au niveau de
mes tempes. L'affection et l'enthousiasme que j'avais ressentis avaient
soudain disparu. Je me dis en moi-même : « Mon travail lui est com
plètement égal. Il n'a aucun intérêt pour mes idées, ni pour moi. » Je
regardai ce visage qui me semblait devenu plus angulaire, plus dur. Je
sentais que je réagissais de façon excessive, mais cela ne m'empêcha pas
de partir en claquant la porte, en me promettant de ne jamais plus lui
parler de mon livre.
Que s'est-il passé ? Est-ce que je me suis sünplement laissé empor
ter par ma colère (et que veut dire « se laisser emporter par la co
lère » ?) ? D'une certaine façon, je suis en fait devenu temporairement
une personne autre, avec des émotions et des pensées différentes, mais
aussi avec une perspective différente sur le monde, ainsi qu'une autre
manière de marcher et de parler. Mon père m'apparaissait lui aussi
complètement différent du fait de ce changement intérieur: plus mena
çant et moins compatissant. Qu'est-il advenu de la personne que j'étais
avant la transformation ? La vague de ressentiment a-t-elle balayé la
personne que j'étais ou l'a-t-elle simplement cachée ? Qui suis-je donc ?
Suis-je celui qui est affectueux ou celui qui a du ressentiment, ou les
deux ? Ou bien suis-je celui qui savait que je réagissais avec excès, ou
bien encore quelqu'un d'autre ?
Que faut-il penser de ce qui semble bien indiquer l'existence de plu
sieurs personnalités à l'intérieur de chacun de nous ? S'agit-il simple
ment de groupes de pensées et d'émotions, ou bien de quelque chose de
plus ? Comment ces personnalités sont-elles apparues et se sont-elles
4. Pour employer un anglicisme. Une approche « non pathologisante » signifie que les
troubles ne sont pas étiquetés selon la terminologie diagnostique qui prévaut dans la
nosologie médicale et psychologique servant à les définir habituellement. Ne seront
pas utilisés, à titre d'exemple, les vocables comme : névrose hystérique, narcissique,
passif-agressif, état limite, etc. (NdT)
saires pour s'en sortir. D'après le modèle IFS, le patient n'est pas défi-
cient, mais c'est de la polarisation des relations à la fois avec lui-même
et avec autrui que naît la difficulté à accéder aux ressources innées. Le
modèle est conçu pour aider à se libérer de ce type de contrainte, et
rendre l'accès aux ressources.
Parce qu'il sait que son patient dispose de ses propres ressources
pour résoudre ses conflits, le thérapeute collabore avec lui plus qu'il
ne l'éduque, ne se confronte à lui, ou ne comble en lui d'hypothétiques
carences psychologiques ou familiales. Cela rend son travail beaucoup
plus léger et facile, car il n'a pas à endosser seul la responsabilité de la
conduite de la thérapie, ni celle de trouver les bonnes interprétations ou
les meilleures directives. Celles-ci émergeront spontanément en cours
de thérapie à mesure que le patient parvient à une plus grande connais
sance de lui-même et des autres. Le thérapeute est ainsi conduit sur le
chemin fascinant du monde intérieur de son patient (ainsi que du sien),
en même temps que sur celui de son monde extérieur, vers une plus
grande liberté de choix et l'accès accru aux ressources.
Il est utile de préciser que, pour utiliser ce modèle efficacement, il
n'est pas nécessaire d'adopter la totalité des concepts et des méthodes
présentés. La plupart des principes et des techniques peuvent être as
sociés ou intégrés à d'autres modèles avec lesquels le lecteur pourrait
être plus familier. Ce serait une erreur d'identifier totalement le modèle
IFS avec les techniques présentées aux chapitres 4 et 5. Un grand nom
bre de celles-ci peuvent être utilisées pour accéder à la multiplicité du
psychisme en tant que telle. Je présente celles qui me paraissent les plus
aisées à utiliser et que j'ai le plus pratiquées. De la même façon que la
thérapie familiale n'est pas un ensemble de techniques à utiliser pour
travailler avec la famille, mais plutôt une façon de concevoir la per
sonne prise dans le contexte de ses relations familiales, le modèle IFS
est une nouvelle façon de comprendre la personne qui peut inspirer une
grande variété de méthodes. L'ensemble des principes décrits ici définit
mieux la thérapie IFS qu'un ensemble quelconque de techniques.
Pour illustrer le modèle IFS, j'ai tiré la plupart des exemples de mon
expérience avec des patientes boulimiques et leurs familles. La question
de la boulimie m'a passionné pendant plus de 10 ans, et c'est de mes
patientes que j'ai appris la majorité de ce que vous trouverez dans ce
livre. Il est difficile d'étudier la boulimie sans noter que la probléma
tique qui la sous-tend se retrouve non seulement au niveau intrapsy
chique, mais aussi au niveau familial, culturel ainsi qu'au niveau de la
société elle-même. Peu d'autres situations offrent de tels parallélismes
tant au niveau intrapersonnel qu'interpersonnel. Enfin, il y a quelque
chose d'universel dans la problématique posée par la boulimie. Nous
avons en effet tous été blessés dans la vie, et avons utilisé, comme les j
boulimiques, des stratégies pour apaiser la souffrance induite par ces ,,!
14 Système familial intérieur : blessures et guérison
r
blessures. Chacun d'entre nous entretient une relation avec l'alimenta
tion, et nous avons tous été susceptibles, au moins temporairement, de
développer des comportements excessifs dans ce domaine.
Bien que nombre des exemples de ce livre se réfèrent à la boulimie,
l'approche IFS est applicable à toutes sortes de situations cliniques.
Mes collègues, mes étudiants et moi-même faisons de ce modèle notre
approche de base des systèmes humains. Nous appliquons les aspects
de ce modèle dans notre travail psychothérapeutique à une grande
variété de problématiques et de syndromes. La question de la contre
indication éventuelle de cette thérapie à certaines situations est com
plexe; elle sera abordée plus en détail dans le chapitre 9. L'IFS consti
tuant pour moi une approche de base de l'individu, il devient presque
impossible de ne pas l'utiliser, au moins au niveau de la compréhension
de la personne et de sa problématique. Le modèle peut être utilisé à
différents niveaux de prise en charge, depuis la simple utilisation du
langage des « parties » jusqu'à un travail d'exploration intrapsychique
élaboré. Le thérapeute peut donc adapter le niveau d'application du
modèle en fonction de la gravité des troubles ou de la complexité de
la situation.
Ce livre offre bien une approche systémique des processus intra
psychiques au niveau individuel, mais son objectif est plus large, car les
principes du 1nodèle IFS sont également applicables au niveau familial,
culturel et sociétal. S'il peut communiquer au lecteur la passion d'étu
dier ces parallélismes entre les différents niveaux d'organisation des
systèmes humains, il aura atteint son but.
Il l'aura atteint tout autant si le lecteur développe une curiosité pour
la question de la multiplicité psychique, et devient désireux d'appliquer
le modèle IFS, dans le respect des précautions à prendre. Ce modèle
a évolué progressivement mais de façon significative au cours de la
dernière décennie. Ce n'est que depuis ces quelques dernières années
que mes collègues et moi-même nous sentons sûrs d'avoir identifié les
principaux obstacles à une utilisation sans danger de ce modèle en psy
chothérapie courante, et d'y avoir apporté des solutions.
Jung (1935/1968, 1963, 1968, 1969), dans ses descriptions d e_s ar
chétypes etdes complexc:s, a poussé la notion de multiplic:ite-�n peu
plus loin car, pour lui, il s'àgit de bien plus que d'objets introjectés. En
1935, il décrit le complexe comme ayant :
'' une tendance à former une petite personnalité en elle-même.
Il a une sorte de corps, doté jusqu'à un certain point de sa
propre physiologie. Il peut vous faire mal à l'estomac, trou
bler votre respiration, perturber les battements de votre cœur;
en bref, il se conduit comme une personnalité partielle. [ ... ]
Je soutiens que notre inconscient personnel aussi bien que
collectif consiste en un nombre indéfini, car inconnu, de
complexes ou de personnalités fragmentaires. (1935/1968,
p. 80-81)
Roberto Assagioli (1973, 1965/1975 ; Ferrucci, 1982), le jeune
contemporain de Jung, soutenait également que nous sommes consti
tués d'un ensemble de sous-personnalités, ainsi que je l'ai écrit dans
l'introduction. Depuis Assagioli, un grand nombre de théoriciens ont
reconnu cet état naturel de multiplicité et ont fait des observations
qui se recoupent de façon remarquable. Un historique détaillé de la
multiplicité est présenté dans l'ouvrage de Rowan, Subpersonalities
(1990). De plus, une liste de références sur les approches qui rendent
compte de la multiplicité du psychisme est fournie dans l'annexe C de
ce livre.
Quelle que soit leur orientation, la plupart des théoriciens qui ont
exploré les processus intrapsychiques y ont toujours reconnu un cer
tain degré de multiplicité. Si nous passons en revue les psychothérapies
les plus influentes de notre époque, nous trouvons que : les « relations
d'objet » représentent les objets introjectés (Klein, 1948 ; Gunthrip,
1971 ; Fairbairn, 1952 ; Kernberg, 1976 ; Winnicott, 1958, 1971) ;
la psychologie du Self parle de Self grandiose par opposition au Self
idéalisant (Kohut, 1971, 1977) ; les jungiens identifient les complexes
et les archétypes (Jung, 1968, 1969) ; l'analyse transactionnelle évo
que de nombreux états du moi (ego states) différents les uns des autres
(Berne, 1961, 1972) ; la Gestalt-thérapie travaille avec les notions de
dominant et de dominé (Perls, 1969 ; Fagan et Sheppard, 1970) ; et
la thérapie cognitivo-comportementale décrit une série d'idées ou de
motifs appelés « schémas » et de Self possibles (Markus et Nurius,
1987 ; Dryden et Golden, 1986). Ces théories attribuent à ces entités
des degrés d'autonomie et des capacités émotionnelles et cognitives
variables, et n'en font pas une représentation d'entités mentales spé
cialisées, unidimensionnelles et interdépendantes. Elles se rejoignent
cependant toutes pour proposer que notre monde mental est loin
d'être unitaire.
La théorie du traumatisme, qui prévaut dans la littérature concer
nant les troubles dissociatifs de l'identité (TDI) 5, considère ces entités
comme des fragments issus d'une personnalité auparavant unitaire. Les
experts reconnaissent la multiplicité chez leurs patients, mais l'inter
prètent comme le résultat d'un éclatement de la personnalité en sous
personnalités (états de personnalité), à la suite d'un traumatisme précoce
(Kluft, 1985 ; Bliss, 1986 ; Putnam, 1989).
Quelle que soit la conception théorique de ces entités intérieures
(traumatisme, apprentissage, introjection, inconscient collectif, ou en
core état naturel de notre esprit), certains auteurs considèrent ces der
nières comme des personnalités en tant que telles. Ils partagent l'opinion
que ces entités intérieures sont plus que de simples agrégats de pensées
ou d'émotions, ou plus que des états de la pensée. Ils les considèrent
comme des personnalités distinctes, chacune avec un large éventail
d'émotions, de désirs, d'âge, de tempéraments, de capacités et même de
sexe. Ces personnages intérieurs ont aussi un large degré d'autonomie
en ce sens qu'ils pensent, parlent et ressentent indépendamment de la
personne à l'intérieur de laquelle ils se trouvent. Les théoriciens des
TDI partagent ce point de vue, mais le limitent aux victimes de trauma
tismes très profonds.
Les écrits tardifs de Jung ainsi que le « dialogue intérieur », issu du
courant jungien (Stone et Winkelman, 1985), décrivent les archétypes
et les complexes d'une façon qui se rapproche de l'idée de multiplicité
autonome. De la même manière, la thérapie des états du moi (ego state
therapy), développée par les hypnothérapeutes John et Helen Watkins
(J. Watkins, 1978 ; J. Watkins et Johnson, 1982; J. Watkins et Watkins,
1979), ainsi que la psychosynthèse d' Assagioli soutiennent l'existence
d'une multiplicité reposant sur des personnalités à part entière.
C'est aussi le postulat de ce livre. Considérer ces entités intérieures
comme des personnalités autonomes, des personnages intérieurs, va à
l'encontre de la représentation que nous avons spontanément de nous
mêmes : une personne n'a qu'un corps, un seul cerveau ; il ne devrait
donc y avoir qu'un seul être dans cette personne. C'est en partie la rai
son pour laquelle les approches mentionnées plus haut sont considérées
comme ésotériques, et sont restées hors des courants majeurs de la psy
chologie. Cette façon d'anthropomorphiser ces entités peut être difficile
ment acceptable pour certains, et cela peut les rendre enclins à reléguer
!'IFS dans la catégorie de l'ésotérisme. C'est pourtant bien de cette façon
que nos patients décrivent ces entités intérieures (ou que ces entités se
décrivent elles-mêmes) au fur et à mesure qu'ils apprennent à les connaître.
5. Cette nouvelle terminologie (en anglais, dissociative identity disorder [DID]) remplace
la terminologie multiple personality disorder (MPD) utilisée originellement dans le
présent ouvrage, devenue caduque. (NdT)
18 Système familial intérieur : blessures et guérison
8. Ou de la même façon qu'un État contient des départements et des municipalités tout
en faisant partie de l'Union européenne. (NdT)
Allons plus loin. Selon la définition du terme de système adoptée ici, un
amas de pièces détachées d'une automobile ne constitue pas un système.
Une fois que ces pièces sont assemblées d'une certaine façon, celles-ci de
viennent un système qui représente plus que la somme des pièces. Il s'agit
désormais d'une voiture : un assemblage de pièces fonctionnant d'une
façon structurée et constituant un système utilisé pour le transport.
Une voiture n'est pas un système cybernétique, en ce sens qu'elle ne
peut pas se corriger elle-même ; elle dépend d'un chauffeur ou d'un
mécanicien pour son fonctionnement ou ses réparations. Les systèmes
cybernétiques s'autorégulent en réponse à leur environnement grâce
au phénomène du rétrocontrôle, ou feed-back. Une voiture contient
quelques sous-systèmes cybernétiques, par exemple le thermostat ou le
régulateur automatique de vitesse. Lorsque le système dans son ensem
ble fonctionne, ces sous-systèmes cybernétiques ont pour but de main
tenir un état stable (homéostatique), comme une fourchette donnée de
valeurs de vitesse ou de température dans l'habitacle.
Les systèmes cybernétiques fonctionnent grâce à des capteurs qui
détectent le feed-back induit par les changements intervenus dans l'en
vironnement de la voiture et déclenchent des adaptations automatiques
à ce feed-back. La voiture pénètre dans une zone froide, et le chauffage
se met en route; elle aborde une montée, le régulateur compense. L'aug
mentation de la chaleur ou de la vitesse est appelée un feed-back négatif
car celui-ci a pour effet de réduire la déviation par rapport à l'état
stable - c'est-à-dire, de ramener le système à l'intérieur de la fourchette
homéostatique de température ou de vitesse. Le feed-back positif, lui,
amplifie la déviation (dans le cas présent, la température ou la vitesse
continueraient d'augmenter bien au-delà des limites voulues).
Une voiture possède des limites clairement définies, en ce sens qu'il
est normalement facile de décider de ce qui fait partie de la voiture ou
non. Cependant, les limites ne sont pas fixes, car on peut ajouter ou
remplacer des pièces. Quand une voiture entre sur une autoroute, elle
devient « incluse » dans un système plus grand, qu'elle influence et par
lequel elle est influencée. Si la voiture s'arrête soudainement au milieu
d'un trafic intense, elle aura une influence très forte sur la circulation.
De la même façon, sa vitesse et sa manœuvrabilité sont contraintes par
les voitures qui l'entourent. Si le trafic est fluide, la voiture est moins
contrainte par le système plus grand. Ainsi, les systèmes s'influencent
les uns les autres : ils exercent plus ou moins de contraintes les uns sur
les autres et leur degré d'inclusion réciproque varie.
Venons-en aux systèmes humains. Tous les concepts mentionnés ci
dessu s s'appliquent également aux systèmes humains : structure, limi-\,
tes, feed-back positif et négatif, homéostasie, et degrés de contrainte ou�
d'inclusion réciproques. Les systèmes humains sont assurément des sys-
1
,J
La pensée systémique nous aide à identifier les différents systèmes
entourant une personne ou inclus en elle, puis à trouver et à libérer
1 contraintes qui s'exercent sur eux. Ce 1 es-ci
es 1 peuvent rési der dans e1
système de sous-personnalités du patient, dans ses relations familiales,
dans l'organisation générale de la famille, au niveau des "différentes ins
titutions (école, lieu de travail, système de santé mentale, etc.), ou en
core au niveau de l'influence defocommunauté ethnique et dela société
sur les valeurs et -croyance§ de la fa111ille. Tous ces systèllles humains
sont inclûi les uns dans les mitres et s'inflÛencent mutuellement.
Essayer de comprendre les niveaux de systèmes humains dans leur
ensemble serait une tâche démesurée et trop complexe si les différents
niveaux ne fonctionnaient pas de façon similaire. Les quatre princi
pes présentés ci-après sont à la base du fonctionnement des systèmes
humains, et n'ont pas fait l'objet d'une analyse dans le cadre des para
graphes consacrés aux systèmes cybernétiques : équilibre, harmonie,
leadership et développement. Ces principes se sont imposés à moi à
l'occasion de mon travail avec les systèmes intérieurs (intrapsychiques)
et familiaux, mais me semblent universels. Ils font l'objet d'une descrip
tion détaillée dans les chapitres 4 et 6.
1. Équilibre. Les systèmes humains fonctionnent de façon optimale
quand ils sont en équilibre. Qu'est-ce que cela signifie ? Quelles sont
les qualités qui, lorsqu'elles sont en déséquilibre, induisent des dysfonc
tionnements ? Il existe d'après moi quatre dimensions dont l'équilibre
est crucial pour la santé du système :
• le degré ci'influence qu'une personne ou un groupe exerce sur le
processus de prise de décision dans le système;
• le degré d'accès aux ressources du système dont chaque personne
ou groupe dispose; ·
• le p_iveau de responsabilité de chaque personne ou groupe au sein
du système;
• le degré de rigidité 011 cl�so11plesse_ clesJimites9 et des règles
régissant l'inclusion et l'exclusion au sein du système et des sous
sytèmes.
Dans un système équilibré, chaque personne (ou groupe) est dotée d'un
degré d'infli.Îenc;e, d;accès �ùx ressources, efd'un niveau de responsabi�
lités approprié à ses besoins et au rôle qu'elle occupe dans le système,
et ce de façon égale aux autr�s membres qui ont des rôles similaires. De
plus,Jes règles définissant l'appartenance au système et les modalités de
participation au fonctionnement de certains sous-systèmes ne sont ni
trop rigides ni trop souples.
2. Harmonif. Le concept d'harmonie s'applique aux relations entre
membres ci'un même système. Dans les systèmes harmonieux, un ef
fort est fait pour attribuer à chaque membre le rôle qu'il désire et qui
lui convient. Les membres travaillent de façon coopéraJive en cher
chant à adopter une yision èomt11t111.e, tout en soute:11<111! �t valorisan�
les différen<::e,<, individuelles de style et de vision. Le système permet
ainsi à chacun de trouver et de poursuivre sa propre vision, tout en
essayant de l'intégrer dans la vision d'ensemble du système. Dans une
telle atmosphère, les membres sont prêts à sacrifier une partie de leurs
propres ressources et de leurs clé1,irs pour le l:Jé11éfice du groupe. Ils se
sentent apprécies pour leurs qualités personnelles de même que pour
leu rs contributions, et ils attachent de l'importance au bien-être des
autres. Leur communication est de qualité en ce sens qu'ils sont sen-
système;
• de pouvoir apporter au système une perspective et une vue d'en
semble qui tienne compte du contexte au sens le plus la�ge ;
• que le leader représente le------système
------------.. . ----·
. - -- ·--
en interaction avec les autres
systèmes;
• que le leadtTinterprète--
honnêtement le feed-backprovenant des
--- ---·- ---···--··---·-·-----
' ' -... ·-·---- ------· ,-- --- . ---····· .
. autres systemes.
Comme je l'ai mentionné plus haut, les systèmes humains possèdent
fort heureusement les ressources nécessaires pour cette sorte de lea
dership. Ces ressources sont cependant souvent contraintes, limitées
par un certain nombre de facteurs détaillés plus loin.
4. Développement. Bien que les êtres humains soient nés dotés des
rêssourèês-hêcëssâires pour vivre en harmonie et en équilibre, ils ont
besoin de ten1ps pour que ces ressources se développent. Ce processus
peut être comparé à une nouvelle équipe de basket. Les membres de
l'équipe apportent leurs talents, mais chacun doit s'accoutumer aux
habitudes des autres, et développer respect et confi_gµc_eenvers l' eptraî
neur.ays\nt de pouvoir jàüer de façonopi:imale. De 1� même-façon, les
systèmes. huma1rÏs disposent nat;_;;êüêinent de sagesse, mais ils doivent
disposer de temps afin de développer les talents et les relations néces-
l'exemple de la boulimie
Mes collègues et moi-même avons commencé à travailler avec des pa
tientes boulimiques et leurs familles au début des années 1980, avant
que l'étiologie et le traitement de la boulimie ne soient bien connus.
En fait, ma première expérience de ce syndrome est intervenue avant
même que je n'en aie entendu parler. Je me trouvai face à une patiente
adolescente, l'écoutant, tout en essayant de cacher mon étonnement,
me confesser avec honte qu'elle connaissait des épisodes où elle avalait
tout ce qu'elle pouvait trouver dans la maison pour ensuite vomir l'en
semble dans les toilettes. Elle disait qu'elle se haïssait elle-même pour
sa conduite, mais ne pouvait se contenir. Elle se sentait désemparée non
seulement par la façon dont elle mangeait, mais aussi par les sentiments
de solitude et de rage qui semblaient s'emparer d'elle, tour à tour. Elle
cherchait désespérément de l'aide.
28 Système familial intérieur : blessures et guérison
,..,)
11. Ces idées sont développées et le fonctionnement de la famille intérieure en général est
illustré dans l'ouvrage intitulé The Mosaic Mind: Empowering the tormented selves
of child abuse survivors, de R. Goulding et R.C. Schwartz (1995), le modèle IFS y
étant utilisé avec les victimes d'abus sexuels dans l'enfance.
CHAPITRE 2
L'individu est aussi un système
Est-ce que je me contredis moi-même ?
Bon, d'accord, je me contredis moi-même,
(Je suis vaste, je contiens des multitudes.)
Walt Whitman (1855/1959, p. 68)
Briser le tabou
La thérapie familiale systémique, caractérisée par l'attention exclu
sive qu'elle porte à la famille extérieure, ne me donnait pas les moyens
d'aider Sarah en prise avec ses dilemmes. J'avais atteint les limites du
modèle de thérapie structurale et stratégique. Insatisfait, je décidai de
violer la règle implicite qui gouverne la thérapie familiale systémique :
je m'aventurai sur le terrain intrapsychique.
40 Système familial intérieur : blessures et guérison
Sous-personnalités ou parties
Comment nommer ces entités intérieures ? Selon le modèle thérapeuti
que, elles ont pu être baptisées : sous-personnalités, sous-Self, person
nages intérieurs, archétypes, complexes, objets internes, états du n1oi,
ou encore voix, comme nous l'avons vu au chapitre 1. Quel que soit le
terme théorique utilisé, je pense que les cliniciens devraient utiliser celui
avec lequel les patients sont le plus à l'aise. Pour cette raison, j'ai adopté
le terme de partie, car c'est celui que mes patients utilisent le plus sou
vent pour décrire leurs conflits intérieurs : « Une partie de moi a peur,
mais une autre partie me dit: "Vas-y ! " » Ce terme est loin d'être idéal:
il a des connotations mécaniques et ne satisfait pas les professionnels
qui préféreraient un terme plus spécifique ; il est cependant très prati
que dans le travail clinique.
Certains patients ne sont pas à l'aise avec ce vocable de partie. Dans
ce cas, il est recommandé d'utiliser le terme que le patient préfère. Par
respect pour les préférences de mes patients, j'ai été amené à utiliser
des termes tels que : aspect (de moi), pensée, caractère, sentiment ou
personne. Mais la plupart de mes patients utilisent le terme de partie
sans difficulté.
Le Compact Edition of the Oxford English Dictionnary (1971)
donne une définition obscure de ce mot qui tendrait à valider cet
usage : « Une qualité ou un attribut personnel, naturel ou acquis,
en particulier dans le domaine intellectuel (relatif au caractère ou à
l'esprit) » (p. 2084). Dans la pièce de Shakespeare Beaucoup de bruit
pour rien (1598/1974), Bénédict demande à Béatrice : « De quelles
mauvaises parties de moi êtes-vous tombée amoureuse en premier ? »
(V.ii.60-61). Ben Jonson, en 1598, fait référence à« un gentleman[...]
doté de très bonnes parties ». On trouve aussi dans la bible : « Nos os
ont séché et nous avons perdu espoir : nous sommes séparés de nos
parties» (Ezekiel 37:11). Il existe donc des références anciennes et de
valeur.
J'utilise le terme de parties dans cet ouvrage quand je me réfère
aux sous-personnalités. Une partie n'est pas simplement un état émo
tio nnel temporaire ou un schéma habituel de pensée ; c'est un sys
tème mental autonome et distinct qui présente un éventail d'émotions
spécifiques, son propre style d'expression, ses propres talents, désirs
et perception du monde. En d'autres termes, nous avons en nous un
groupe d'identités, chacune avec des centres d'intérêt, des talents, des
tempéraments et des âges différents. En ce sens, nous avons tous des
personnalités multiples, très peu d'entre nous souffrant toutefois de
trouble dissociatif de l'identité (TDI). Les patients chez qui ce diag
nostic est posé sont des personnes si profondément traumatisées que
leurs parties se sont polarisées au point d'être complètement isolées
les unes des autres.
le Pessimiste passif, etc.), c'est une erreur d'identifier une partie avec
son nom. Par exemple, lorsque la Battante de Sarah lui dit qu'elle veut
qu'elle réussisse et qu'elle a pour rôle de la pousser dans cette direction
(voir plus loin), cela ne signifie pas que le succès soit sa seule motiva
tion. Il est plus exact de concevoir cette partie comme une personne
qui a été contrainte à adopter ce rôle. Elle éprouve une gamme entière
d'émotions et possède d'autres qualités que cette appellation de Bat
tante ne recouvre pas à elle seule ; elle peut être destinée à adopter un
rôle très différent qui lui conviendrait mieux. Il en est de même pour
chaque partie. Par exemple, une partie qui est en colère peut aussi se
sentir blessée ou craintive, mais si son identité se limite à « la partie en
colère », ses autres émotions risquent de ne pas être reconnues, et elle,
d'en être réduite à ce rôle. Si, au contraire, elle est conçue comme une
personne en colère (souvent un enfant ou un adolescent), ses autres
émotions pourront être prises en compte et elle pourra découvrir ce
rôle différent auquel elle aspire.
Encore une fois, l'analogie avec la famille nous aide à comprendre .
Dans les familles traumatisées, les enfants sont poussés à adopter
certains rôles que je qualifierais d'extrêmes, qui ne leur conviennent
pas et qu'ils ne sont pas prêts à tenir. Mais ils pensent qu'adopter
ce rôle est nécessaire pour leur survie ainsi que celle de leur famille.
Dans les familles d'alcooliques, par exemple, un des enfants se sent
souvent responsable du bien-être collectif, un autre cherche à dis
traire tout le monde, un autre encore joue le rôle du rebelle en colère
ou celui du héros, etc. C'est la dynamique de la famille qui contraint
les enfants à adopter ces rôles ; une fois libérés de ceux-ci, ils chan
gent radicalement et deviennent capables de découvrir qui ils sont
réellement. Les mêmes processus sont observables dans les familles
intérieures.
Au centre de la tornade
Lorsque je demandais à mes patients de se différencier de leurs parties
polarisées et extrêmes, la plupart d'entre eux ressentaient rapidement de la
compassion et de la curiosité envers elles, et devenaient alors spontanément
capables de leur apporter de l'aide. Chaque individu semblait disposer
intrinsèquement de la capacité d'atteindre un état qui permettait l'accès
aux qualités caractérisant le leadership. C'est grâce à ce respect de la non
ingérence tel que décrit dans le paragraphe précédent, ou processus de diffé
renciation, que je découvrais peu à peu ce que mes patients appelaient leur
« vraie nature » ou« vrai Self ». Ce Self leur apparaissait comme différent
des parties. Je découvris plus tard que d'autres approches thérapeutiques
décrivaient un état similaire. La plupart du temps, cependant, ces théories
voient dans le Self un observateur neutre dans un état passif, ou un témoin,
dans la ligne de la tradition des religions orientales, tandis que le modèle
IFS voit dans le Self un leader actif, animé de compassion.
Le travail que j'ai effectué pendant plus d'une décennie, avec des cen
taines de patients, m'a amené à cette conclusion que chacun dispose d'un
Self intact, quelle que soit la sévérité de ses symptômes, ou le degré de po
larisation de son système intérieur. Le Self possède une perspective claire
ainsi que d'autres qualités qui font de lui un guide efficace. Lorsqu'il est
complètement différencié, l'individu fait l'expérience de ce sentiment de
clarté. Cela peut survenir à la faveur d'un exercice d'imagerie mentale,
par exemple quand le thérapeute demande au patient d'imaginer qu'il es
calade une montagne, et suggère que les parties demeurent dans la vallée.
Les patients disent alors se sentir« centrés», dans un état de bien-être, de
calme et de légèreté. Ils disent se sentir libres, confiants et le cceur ouvert.
Ils disent « être dans le présent » (état où il y a absence de pensée, pré
sence de l'expérience seule). Leur sentiment d'isolement disparaît, et ils
éprouvent un sentiment de connexion, une fusion avec l'univers. Cet état
est similaire à celui dont certains font l'expérience lorsqu'ils méditent.
A l'occasion de la pratique d'activités sportives, artistiques, ou
d'autres activités créatives, il est possible de faire une expérience du
même ordre. Le psychologue Mihalyi Csikszentmihalyi (1990) a étu
dié cet état, qu'il appelle inspiration 13 • I.:inspiration est caractérisée
par une concentration profonde et unè absence de pensées pouvant
faire diversion, un désintérêt pour ce qui ne concerne pas l'activité en
elle-même, un sentiment d'assurance, de maîtrise et de bien-être, une
Se protéger
Comment se fait-il que nous disposions tous d'un tel Self ? Comment
est-il possible que même celles et ceux qui ont été gravement traumati
sés ou n'aient pas bénéficié de parents aimants dans leur enfance aient
la capacité de guider, à l'aide de leur intuition, leurs propres parties ?
Ces questions m'ont rendu perplexe jusqu'à ce que j'interroge certaines
de mes patientes qui avaient subi des abus sexuels graves dans l'enfan
ce. Elles m'ont fait comprendre comment le système intérieur protège le
Self à tout prix. Au cours d'un épisode traumatique ou d'une émotion
intense, les parties isolent ainsi le Self des sensations physiques ; elles
ont recours à la dissociation. Si la peur ou la douleur deviennent trop
fortes, elles sentent que leur Self quitte leur corps pour se protéger. Voici
le récit d'une personne qui a été violée :
,, À ce moment, j'ai quitté mon corps. Je flottais à côté de mon
lit, observant ce qui se passait [ ... ]. Je me tenais à côté de moi
même et je voyais cette forme sur le lit[ ... ]. J'avais l'impression
d'être vide. J'étais simplement là. Quand je revois la pièce, je ne
la revois pas depuis le lit. Je la vois comme si j'étais à côté du
lit. C'est de là que j'observais. (Warshaw, 1988, p. 56)
Cette description donne une idée claire des expériences « hors
du-corps » si fréquentes pendant les traumatismes. D'autres survivants
de traumatisme racontent que le Self, plutôt que d'observer, est mis en
lieu sûr, comme dans les « limbes », où il n'a pas conscience de ce qui
se passe. C'est pourquoi les victimes sont souvent amnésiques après un
traumatisme ou un événement très intense. Le siège de la conscience, le
Self, est alors absent de la scène.
15. « Mélangé » traduit le l'adjectif « blended » en anglais. Lorsque les limites entre
deux individus ou deux parties sont trop floues et perméables, les émotions de l'une
envahissent l'autre ou le Self. Il en résulte un défaut de différenciation. Le processus
de séparation des émotions (et convictions) qui appartiennent à chacune et qui les
différencient du Self sera abordé au chapitre 4. (NdT)
16, Il y a bien sûr des exceptions à cette affirmation que le Self a toutes les qualités
requises pour un excellent leadership. Certaines anomalies génétiques ou blessures
cérébrales peuvent incapaciter la physiologie d'un individu. Cependant, le modèle
IFS a été utilisé avec succès auprès de nombreux patients atteints de handicaps
modérés ou graves. Bien que ces clients n'atteignent en général pas le sommet du
potentiel humain, ils peuvent rencontrer leurs parties et apprendre comment les
traiter différemment.
50 Système familial intérieur : blessures et guérison
Self-leadership
En résumé, l'existence, au plus profond de nous, en ce lieu où siège la
conscience, d'un Self différent des parties, est un des principes fonda
mentaux de l'IFS. C'est de ce point qu'une personne observe, fait ses
expériences et entre en relation avec les autres individus ainsi qu'avec
ses propres parties. Le Self détient en lui la compassion, la perspective, la
confiance et la vision requises pour mener une vie intérieure et extérieure
harmonieuse et sensible. Il n'est pas uniquement un observateur passif :
le Self peut être un acteur de la scène intérieure et extérieure. Beaucoup
d'entre nous, à la faveur de la radicalisation,de certaines de nos parties,
avons fait des expériences au cours desquelles nous avons appris à ne
plus nous en remettre à notre Self, ses ressources devenant alors inacces
sibles. De plus, je peux me représenter mes parties à l'aide de l'imagerie
n1entale, mais le Self m'est invisible d'une façon ou d'une autre, puisque
c'est justement l'instance à partir de laquelle je fais ces observations.
C'est la raison pour laquelle nous nous identifions pour la plupart à
nos parties, inconscients que nous sommes de notre Self. Nous nourris
sons ainsi une opinion négative de nous-mêmes ; quand nous nous pen
chons sur notre scène intérieure, nous ne découvrons que des personna
ges agités ou belligérants. Une fois que les patients deviennent conscients
du fait que ce ne sont pas leurs parties qui constituent leur vraie nature,
et qu'ils ont su différencier leur Self, ils se sentent mieux et deviennent
plus confiants. Un autre des principaux objectifs de la thérapie IFS est
d'aider chaque patient à différencier son Self aussitôt que possible, de
façon à ce que celui-ci puisse reprendre la direction de la vie psychique.
Quand le Self-leadership est en place, les parties y répondent très vite.
Le Self du patient a le pouvoir de rétablir l'harmonie dans le système
intérieur, le thérapeute collaborant à ce processus avec le patient.
Le Self-leadership est un style de leadership collaboratif, non coer
citif. Il essaie de comprendre les parties, et d'aider les personnes à se
libérer de leurs rôles in1posés ; il ne tente pas de les contraindre à chan
ger. Il est semblable au bon dirigeant décrit par Lao Tseu dans le Tao Te
Ching, il y a des siècles. « Le meilleur guide est celui qui est peu connu.
Un guide moins bon est celui qui est obéi et applaudi. Le pire des guides
est celui qui est n1éprisé. La population pourra dire, quand l'œuvre du
bon guide sera achevée : "Nous l'avons fait nous-mêmes." »
Types de partie
Comme je l'ai évoqué plus haut, le système intérieur est conçu comme
une communauté de membres de différents âges, un peu comme dans
une tribu 17. Certains de ses membres sont de jeunes enfants sensibles et
vulnérables. D'autres sont des enfants plus âgés, des adolescents ou en
core des adultes. Ils ont également des tempéraments, des talents et des
désirs variés. Quand le Self guide cet ensemble et que les parties sont
en relations harmonieuses, la personne se perçoit comme unifiée. De ce
point de vue, la personnalité offre les mêmes caractéristiques que tous
les autres systèmes, qu'il s'agisse d'une colonie de fourmis, d'une équi
pe de basket ou d'une société commerciale : quand elle fonctionne bien
et que tous ses membres agissent en concertation, elle forme une unité.
Ses membres gardent leurs existences propres et, séparées du groupe,
ils demeurent distincts et autonomes. La coordination qui règne entre
eux leur permet de constituer une communauté harmonieuse.
Par contraste, dans les systèmes polarisés (quel que soit le niveau),
les membres cherchent à se distinguer les uns par rapport aux autres.
C'est pourquoi les personnes qui souffrent se décrivent comme frag
mentées, non pas qu'elles soient constituées d'un plus grand nombre de
personnalités que « normalement », mais celles-ci sont en conflit entre
elles au lieu de coopérer. L'objectif n'est pas de fusionner toutes ces per
sonnalités entre elles pour n'en former qu'une seule, mais de restaurer
le leadership, l'équilibre et l'harmonie, de telle sorte que chaque partie
puisse trouver son propre rôle préféré 18 , valorisant.
Pourquoi les parties se trouvent-elles forcées d'adopter des rôles des
tru cteurs et extrêmes ? Comment les systèmes polarisés évoluent-ils ?
Qu'est-ce qui interfère avec le Self-leadership ? Telles sont les questions
qui seront abordées dans la suite de ce chapitre.
17, Le terme « tribu » est pris ici dans le sens d'une communauté plus large que ne l'est
celle que constitue une famille, car elle peut comprendre certaines fonctions (un juge,
1111 gendarme, un instructem; un mentor, etc.), facilitant l'organisation d'une petite
communauté. Mais il n'implique pas ici la notion de fonctionnement archaïque que
connote par ailleurs ce terme. (NdT)
18, Le rôle naturel de ces parties, qu'elles ont été contraintes d'abandonner et qu'elles
souhaitent retrouver. (NdT)
52 Système familial intérieur : blessures et guérison
19. L'auteur fait référence ici aux familles de souches européennes installées aux États
Unis depuis plusieurs générations par opposition aux familles arrivées plus récem
ment et/ou d'autres horizons culturels (hispaniques, noires, asiatiques, etc.). L'auteur
utilisera, dans le chapitre 8, l'expression« familles hyper-américanisées" pour quali
fier les familles du premier groupe; l'expression « familles ethniques "pour qualifier
celles appartenant au deuxième groupe ; et enfin l'expression « familles en transi
tion " pour celles qui se trouvent à un stade intermédiaire d'intégration. (NdT)
Paul Watzlawick et ses collègues (1974) aiment cette métaphore nau
tique que j'utilise ici pour illustrer ce que sont les systèmes polarisés. Ils
évoquent l'image de « deux marins assis chacun à un bord d'un voilier,
penchés vers l'extérieur pour le stabiliser : plus l'un des deux se penche,
plus l'autre doit se pencher dans le sens opposé pour assurer la stabilité
du bateau, alors que le bateau serait resté stable sans tous ces efforts »
(p. 36). Les deux marins ont abandonné leur rôle préféré et mettent ainsi
le bateau en danger, car si l'un d'eux se relève brusquement, le bateau
chavire. Les deux marins sont aussi limités et rigides l'un que l'autre
dans leurs attitudes. Ils se sentent tous deux contraints de conserver cet
te position extrême, s'étant mutuellement interdits toute possibilité de
sortir de cette impasse. Le comble est qu'aucun d'eux n'apprécie le rôle
dans lequel il se trouve, et qu'ils ne désirent rien d'autre que de retrouver
l'harmonie. Mais aucun ne peut abandonner son poste unilatéralement,
par crainte que le bateau ne chavire.
Chaque marin sait que le bateau va se renverser s'il se relève, car
l'autre sera toujours en contre-gîte. La seule solution est qu'ils se
relèvent ensemble. Comme ils ne se font pas confiance, il leur faut
trouver un tiers en qui ils aient tous deux confiance et qui pourra
leur assurer que, si l'un d'eux se relève, l'autre le fera aussi. S'ils pou
vaient compter sur un capitaine fiable, celui-ci pourrait convaincre
chacun de se relever en même temps. Une fois libéré de l'effort et de
la contrainte de cette polarisation, chaque marin pourrait de nou
veau se déplacer librement sur le bateau et ainsi revenir à son rôle
préféré, persuadé que le capitaine a bien repris le bateau en main,
pour le bénéfice cje tous.
Revenons maintenant à Sarah. Nombre de ses parties étaient po
larisées. Elle entendait constamment une voix lui dire qu'elle devrait
travailler plus, s'occuper de son appartement et de son travail. Si elle
s'asseyait quelques instants, cette voix la critiquait, la traitait de pares
seuse, et lui rappelait tout ce qu'elle avait à faire. Je suggérai à Sarah de
demander à cette partie, la Battante, ce qu'elle craignait, pour pousser
Sarah à toujours en faire plus. La voix répondit qu'elle serait déprimée
et ne sortirait plus de son lit. Sarah elle-même avoua que, lorsqu'elle
faisait une pause, elle devenait triste et restait parfois recluse pendant
plusieurs jours. « Dès que je ralentis mon rythme, c'est comme si la
tristesse me rattrapait. »
Pour sa défense, la partie Triste lui disait qu'elle devait saisir chaque
moment de fatigue pour s'arrêter, tellement la Battante lui en demandait
toujours plus et parvenait à masquer toute la tristesse de Sarah. Chaque
Part ie était convaincue que, si elle devenait moins extrême, l'autre en
Profiterait pour prendre l'ascendant, provoquant ainsi le naufrage du
bateau. Ces deux parties étaient dans une impasse. Aucune des deux ne
Pouvait lâcher prise à moins d'être sûre que l'autre n'en fasse autant.
54 Système familial intérieur : blessures et guérison
Traumatisme
Les interactions et les valeurs familiales déséquilibrées ne sont pas la seu
le source de polarisation. Quand une personne est rejetée, abandonnée,
effrayée ou victime d'abus (physique, sexuel ou émotionnel), son système
intérieur se polarise. Des centaines de patients traumatisés nous ont dé
crit, à mes collègues et à moi-même, les schémas les plus courants de
polarisation que des épisodes aussi traumatisants peuvent provoquer.
Quand un système humain - une famille, une société ou un pays -
est victime d'un traumatisme, il s'organise pour protéger ses leaders et
ses membres les plus vulnérables. La famille intérieure fonctionne de la
même façon. Revenons à cette image d'une famille intérieure composée
d'une tribu de membres d'âges et de niveaux de vulnérabilité variables.
Face au danger, la famille mettra son chef, le Self, en lieu sûr, et certai
nes parties monteront au front pour faire face à la situation.
Comparons le Self et les parties d'une personne à un pays. Si un pays
tiers menace d'attaquer, le chef d'État est placé en lieu sûr (aux États
Unis, il est en vol au-dessus de la bataille), les civils se réfugient dans
des abris, et les militaires se mobilisent pour défendre le pays. Si le pré
sident reste calme et s'il peut rassurer la population sur sa capacité de
résoudre la crise d'une façon satisfaisante, cet épisode peut contribuer à
renforcer la confiance de la population en son leader. Si, en revanche, le
président ne peut empêcher le ravage du pays, il perd toute crédibilité,
et les militaires risquent de prendre le pouvoir pour protéger et assurer
le bon fonctionnement du pays.
Les familles intérieures fonctionnent de la même façon. Les pa
tients traumatisés physiquement ou émotionnellement nous ont appris
qu'avant ou pendant le traumatisme, le Self est plus ou moins coupé des
sensations corporelles afin de le protéger, selon le degré perçu d'intensi
té de l'abus. Les membres les moins vulnérables de la famille intérieure,
souvent les plus âgés ou les adultes, prennent le contrôle et tentent de
protéger le système. Ils utilisent pour ce faire différents moyens. Cer
tains vont pousser la personne à exploser de colère ; d'autres essaient
de trouver une échappatoire ; d'autres encore rendent la personne to
talement passive et la paralysent. Ces protecteurs tentent ainsi d'anes
thésier l'individu pour diminuer les sensations susceptibles d'interférer
avee le Self et les autres parties.
Malgré tous ces efforts, les membres les plus vulnérables et les plus
sensibles (souvent les plus jeunes de la famille intérieure) sont forte
tnent affectés par l'expérience traumatisante. Ce sont eux qui ressentent
56 Système familial intérieur : blessures et guérison
les exilés
Souvent, les enfants sont encouragés à redouter et à réprimer leurs pei
nes et leurs frayeurs . Les adultes réagissent fréquemment aux émotions
d'un enfant blessé de la même façon qu'ils réagissent envers leur propre
enfant intérieur blessé : avec impatience, déni, critique, répugnance ou
en trouvant une diversion. Les managers de l'enfant apprennent bien
58 Système familial intérieur : blessures et guérison
Les fardeaux
Jusqu'à présent, nous avons vu que les parties sont contraintes à adop
ter des rôles extrêmes soit parce qu'elles sont polarisées avec d'autres
parties, soit parce qu'elles protègent d'autres parties, soit enfin parce
qu'elles sont figées dans le temps (en continuant à revivre le passé). Il
Y a cependant une autre raison qui mérite d'être soulignée. A la suite
d'événements ou d'interactions avec d'autres individus, les parties peu
vent en adopter les valeurs, les comportements ou les émotions qu'elles
endossent comme des fardeaux qui les limitent et les conditionnent.
Les parties sont d'autant plus susceptibles d'endosser ces fardeaux
que la personne est plus jeune. l?enfant ne peut vivre sans soutien, et se
trouve par conséquent extrêmement dépendant de ses parents. Il pres
sent que le coût du manque d'intérêt de ses parents à son égard sera
l'abandon, ou bien un traumatisme profond, voire la mort. Cela ex
plique pourquoi les enfants sont extrêmement sensibles aux messages
qu'ils reçoivent de leurs parents. Quand les messages sont cohérents
�t rass urants, cette hypersensibilité disparaît rapidement, et le système
lDtéri eur de l'enfant n'est pas entravé dans son développement har
f 0 �ieux. A l'inverse, si durant cette période de grande dépendance, la
a�1lle et la société dans lesquelles l'enfant se développe sont déséquili-
6 rees ou polarisées, il reçoit, au mieux, des messages contradictoires en
ce qui concerne sa propre valeur.
64 Système familial intérieur : blessures et guérison
Résumé
Ce chapitre présente un grand nombre de principes de !'IFS. Pour aider
à les organiser, j'en résumerai ici les principaux fondements.
Multiplicité
C'est la nature de l'esprit humain que d'être divisé en un nombre varia
ble de sous-personnalités appelées parties (la plupart des patients iden
tifient entre 5 et 15 parties durant leur thérapie). Ces parties consistent
en des personnages intérieurs d'âges, de tempéraments, de talents et de
désirs différents, qui forment ensemble une famille intérieure étendue
ou une tribu. Cette famille est organisée sur le même modèle que les
autres systèmes humains. Elle est en interaction avec les systèmes ex
térieurs.
Les parties existent depuis la naissance, en germe ou pleinement
réalisées. La multiplicité est inhérente à la nature humaine, et non le
résultat d'introjections. Cependant, les parties peuvent, pour des rai
sons variées, s'identifier à des représentations ou des comportements
émanant de personnes ayant joué un rôle important dans la vie du
sujet. Elles ne résultent pas non plus d'une fragmentation (secondaire
à un traumatisme) d'une personnalité supposée unitaire, même si le
traumatisme en lui-même est de nature à engendrer la polarisation des
parties préexistantes.
Toutes nos parties prennent part à l'enrichissement de notre vie in
téri eure et désirent y jouer un rôle constructif. Toutefois, les influences
extérieures, les déséquilibres et le caractère auto-entretenu des polari
sations les contraignent à adopter des positions extrêmes et à exercer
une influence destructrice dans la vie de l'individu. Elles retrouvent vo
lontiers leur rôle préféré une fois qu'elles estiment qu'il n'y a plus de
danger à le faire.
Le Self
En complément de cet ensemble de parties se trouve au cœur de notre
Vie intérieure le Self, siège de notre conscience. Dès la naissance, il dispo
se de toutes les qualités d'un excellent leader, telles que la compassion,
l a curiosité, la confiance en soi et la capacité d'accepter les événements
de la vie et de maintenir une "vision" dans sa vie. Le Self est le meilleur
leader, car il peut maintenir l'équilibre et l'harmonie intérieures, pour
autant que les parties le laissent exercer ses compétences. En cas de trau
lllatisme, celles-ci cherchent à le protéger à tout prix, le mettent à l'abri
70 Système familial intérieur : blessures et guérison
Self-leadership
Tous les systèmes humains - familles, sociétés, corporations, nations -
fonctionnent de façon optimale quand le leadership est clairement éta
bli, respecté, juste et compétent. Il en va de même pour les familles
intérieures. Quand le Self est libre de contraintes, il peut guider, c'est
à-dire soutenir les parties, contribuer à les dépolariser équitablement et
avec compassion. Il facilite la communication lorsqu'il s'agit de pren
dre d'importantes décisions en identifiant la direction à prendre en ce
qui concerne la vie de la personne et le monde extérieur.
Quand le Self-leadership est présent, les parties en tant que telles
ne disparaissent pas ; toutefois, le caractère extrême de leur rôle ainsi
que la rigidité du système ont tendance à s'atténuer. Les parties don
nent des conseils, suggèrent des solutions, offrent leurs talents et leurs
émotions. Chacune contribue de façon constructive au fonctionnement
du système à travers ses talents propres et les rôles particuliers et com
plémentaires que toutes peuvent jouer. D'une manière générale, les par
ties coopèrent entre elles plutôt qu'elles ne sont en compétition. Si un
conflit émerge, le Self agit en médiateur, si bien que la conscience que
la personne a de ses parties en tant que telles diminue, puisque celles-ci
sont moins réactives du fait qu'elles opèrent dans un système harmo
nieux. La personne éprouve alors un profond sentiment d'intégration
et de continuité intérieure.
Cela ne signifie pas qu'il ne faut jamais laisser une partie prendre le
leadership temporairement. Dans de nombreuses occasions, des parties
possèdent en effet les qualités requises pour exercer un leadership ap
proprié. Parfois, il est amusant, et même excitant, de laisser certaines
parties prendre le devant de la scène. Lorsque le Self-leadership est res
tauré, elles peuvent encore prendre les commandes, mais ce n'est plus
dans un but de protection ni de polarisation. Avec l'accord du Self et à
sa demande, elles peuvent lui rendre aisément son leadership.
Les polarisations
De nombreux événements passés ou présents peuvent affecter le Self
leadership, l'équilibre et l'harmonie du système intérieur d'un individu.
Au pren1ier rang de ces influences, se trouvent les attitudes et
comportements de la famille d'origine ainsi que les expériences trau
matisantes. Les parties prennent alors les commandes, se chargent de
fardeaux (émotions et convictions), restent figées dans le passé, ou sont
contraintes à tenir des rôles extrêmes, si bien que les relations intérieu
res perdent de leur harmonie et se polarisent. Quand une partie adopte
ainsi un rôle extrên1e, causant le déséquilibre dans la distribution des
ressources, des influences et des responsabilités, une autre en vient à
prendre la position opposée, dans un objectif de compensation ou de
compétition. En l'absence de Self-leadership, la tendance spontanée des
polarisations à se renforcer nourrit une escalade dans les tensions. Ce
faisant, l'opinion négative qu'une partie peut avoir d'une autre se voit
confirmée. Chaque partie se renforce dans sa position dans le but de
contrecarrer l'autre ou de la vaincre. Ce processus peut conduire à la
constitution de coalitions, d'alliances de parties, en opposition ou en
compétition avec d'autres coalitions.
Son histoire
Nin a était en mauvais termes avec sa famille. Pour ses parents, des émi
grés hongrois de la première génération, leurs enfants devaient rester
soumis et proches de leur famille. Dernière née (10 ans après le deuxiè
me enfant de la fratrie), elle avait pu observer les conséquences que de
telles règles avaient eues sur son frère et sa sœur. Ceux-ci avaient vécu
sous le toit parental avant de se marier à l'âge de 31 et 28 ans respecti
vement, puis avaient déménagé dans des logements situés à deux pas de
là. Nina voyait sa sœur courir se réfugier auprès de sa mère dès qu'elle
Système familial intérieur : blessures et guérison
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se disputait avec son mari. Elle avait observé les vains efforts que son
frère avait développés pour devenir l'avocat que son père avait voulu
qu'il devienne, pour terminer comme caissier, déprimé, dépendant émo
tionnellement et financièrement de ses parents.
Pour éviter leur sort, Nina résolut de vivre et de penser par elle-même.
Elle était la rebelle de la famille, se disputait fréquemment avec ses
parents (surtout sa mère) qui la limitaient dans ses sorties. Son père était
un charpentier, âpre au travail qui laissait à sa femme la charge de pren
dre les décisions concernant les enfants. Il prenait le rôle de conseiller de
la famille et faisait de longs discours moralisateurs. Il avait encouragé sa
der nière fille à poursuivre ses études scientifiques, mais bien sûr seulement
à l'université la plus proche pour être en situation de continuer à vivre à
la maison. Sa mère, de son côté, pensait que les études étaient une perte
de temps, car Nina aurait un jour, tout comme elle, une famille dont elle
devrait s'occuper. Nina poursuivit donc ses études à l'université la plus
proche, ainsi que les disputes avec sa mère.
Aussi loin qu'elle s'en souvenait, ses parents avaient toujours été
en conflit. Après chaque querelle, la mère se lamentait auprès de ses
enfants : ils étaient la seule raison pour laquelle elle n'avait pas encore
quitté leur père. Sa fille aînée était sa principale confidente. Nina, quant
à elle, essayait de rester à l'écart, mais se trouvait parfois dans la posi
tion de défendre son père.
Très tôt à l'université, elle était tombée amoureuse de Tom. Le double
fait qu'il fût d'origine grecque et plus âgé qu'elle de 7 ans avait provo
qué la désapprobation de ses parents. Il était cependant la première per
sonnê qui avait semblé réellement s'intéresser à elle. Grâce aux encou
ragements qu'il avait su lui prodiguer à l'issue de ses études, Nina avait
trouvé un emploi à temps plein et avaitemménagé dans son propre ap
partement, emportant ses affaires en cachette à l'occasion d'une absence
de ses parents, partis pour un week end. Leur réaction fut bien pire que
0
celle à laquelle elle s'attendait. Son père avait pris la décision de Nina
pour un affront personnel : lorsqu'une fille quitte la maison paternelle,
c'est qu'elle ne supporte pas ses parents ou que ceux-ci ne peuvent plus
subvenir financièrement à ses besoins. Il se sentit abandonné et décida de
ne plus lui parler. À cette époque, la sœur de Nina avait divorcé, et était
devenue, à la différence de Nina (mais pas à celle de sa n1ère), obèse.
Sa sœur profita de cette crise pour devenir le défenseur le plus acharné
des parents et quitter la position de « ratée » de la famille qu'elle avait
tenue jusqu'alors, blâmant Nina pour « ce qu'elle leur faisait endurer »
en quittant la maison. Nina, quant à elle, devint l'exclue, n'ignorant pas
que sa sœur et sa mère passaient des heures à la critiquer.
Un an plus tard, elle se maria avec Tom, et la mère de celui-ci, qui
était veuve, devint sa mère adoptive. Nina devenait, sous le regard ap
probateur de son mari, de plus en plus dépendante de lui ainsi que de
sa belle-mère. Il aimait sentir qu'elle s'appuyait sur lui. Neuf mois après
leur mariage, Tom découvrit qu'il avait un cancer. Pendant les 2 ans
qui précédèrent sa mort, Nina se dévoua totalement à lui, consacrant
toute son énergie à le réconforter et l'aider à lutter. Elle était terrifiée et
abattue à l'idée d'une vie sans Tom, mais pensait qu'elle ne devait pas
les laisser, lui ou sa mère, soupçonner ce qu'elle ressentait. Elle était par
ailleurs stupéfaite et blessée de constater que ses parents, son frère et sa
sœur avaient maintenu leurs distances avec elle pendant cette période
douloureuse, même si elle n'avait jamais directement exprimé auprès
d'eux un quelconque besoin d'aide. Après sa mort, elle en voulut à Tom
de l'avoir rendue si dépendante de lui, puis de l'avoir abandonnée, tout
en se sentant terriblement coupable d'avoir eu de telles pensées.
Deuxième séance
Au début de la deuxième séance, j'expliquai à Nina que nous avons
tous en nous (moi y compris) un nombre indéterminé de parties ou
sous-personnalités, et que notre but ensemble serait de faire en sorte
que ces parties coopèrent plutôt qu'elles ne s'affrontent. Si le terme
« partie » l'avait dérangée, j'aurais proposé d'autres termes tels qu' « as
pects », « sentiments » ou « pensées », mais ce terme lui convenait. Elle
m'avoua qu'elle avait toujours été consciente d'avoir différentes parties
en elle et qu'elle s'était demandée si, de ce fait, elle était anormale. Elle
fut soulagée d'apprendre qu'il en allait de même pour tout le monde.
Il est important d'expliquer au patient que la multiplicité est un
état normal, avant de commencer à explorer son système intérieur, car
il pourrait penser (ou croire que le thérapeute pense) qu'il est atteint
d'un trouble mental. Si le thérapeute intervient trop tard (après avoir
commencé à travailler avec la famille intérieure), le patient peut croire
à tort que le thérapeute essaie simplement de le rassurer lorsqu'il lui
fournit ses explications.
Lorsqu'elle évoquait sa boulimie, Nina était traversée par un senti
ment frénétique de désespoir. Je commençai donc par l'aider à identifier
cette partie d'elle-même qui était si perturbée. Comme nous le rever
rons au chapitre 5, je me tourne initialement vers le système protecteur
(les managers et les pompiers), car j'ai besoin de leur permission pour
prendre contact avec le système dans son ensemble. Cependant, Nina
s'identifiait complètement, à ce stade du travail, aux parties vulnérables
et effrayées qui la submergeaient, et n'avait accès ni aux managers ni
à son Self. Au début d'une thérapie, si un exilé se présente en premier,
je travaille avec lui juste assez longtemps pour permettre au patient de
s'en différencier.
Je demandai à Nina de porter son attention sur ce sentiment fréné
tique et de l'isoler dans une pièce imaginaire. Juste après avoir fermé
les yeux, elle décrivit une petite fille d'environ 6 ou 7 ans, en train
de pleurer. Elle commença alors à se calmer et affirma qu'elle pouvait
maintenant se séparer de cette partie.
La plupart des patients ne manifestent pas ce type de partie (vul
nérable, effrayée) aussi précocement dans le cours de la thérapie. Ils
veulent surtout raconter leur vie, et commencent en présentant des
managers qui souvent m'évaluent en tant que thérapeute, au travers
des conversations. D'autres hésitent à parler et répondent brièvement
à mes questions. Parfois, plusieurs séances se passent avant que je ne
parle de parties, et que je ne commence à négocier directement avec
les managers. Une longue période peut ainsi être nécessaire avant que
les managers ne me fassent suffisamment confiance pour me permettre
d'approcher les exilés.
La plupart des patientes boulimiques vivent des épisodes durant les
quels les parties blessées ou effrayées s'échappent de leur exil et les sub
mergent, comme nous avons pu l'observer avec Nina. Cela provoque
chez les managers un stress intense, car ils redoutent les conséquences
Possibles d'une telle vulnérabilité. Dans de tels cas, je travaille en prio
rité avec ces exilés, essayant d'obtenir qu'ils se séparent du Self, en
aidant ce dernier à les apaiser. Quand ce processus réussit, les managers
sont soulagés que le patient soit hors de danger, et reconnaissants en
vers le thérapeute d'avoir réussi à restaurer l'ordre et la paix. En règle
générale, quand les managers sont en train d'exercer leur contrôle, il
est imp ortant d'obtenir leur permission et leur confiance avant de tra
vailler avec les exilés. Mais lorsqu'un exilé se trouve en situation de
�,ubmerger le patient, le thérapeute peut s'en approcher, le calmer en
aidant à se séparer du Self, puis le renvoyer temporairement dans son
exil et gagner ainsi la confiance des managers. Il peut sembler étrange
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