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LA THÉRAPIE
FAMILIALE
ISBN 978-2-7154-1046-6
ISSN 0768-0066
Dépôt légal – 1re édition : 2017
2 édition mise à jour : 2022, mars
e
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épistémologique commune. Il paraît donc nécessaire
de revenir sur les principaux apports de ce mouvement
de pensée qui a bouleversé le XXe siècle.
Le célèbre anthropologue Gregory Bateson
(1904-1980) est à l’origine de l’École de Palo Alto 1.
Chercheur passionné et ouvert à de multiples disci-
plines, il participe dès les années 1940 au mouve-
ment de pensée de la cybernétique, au sein duquel des
scientifiques issus de tous horizons (mathématiques,
physique, neurophysiologie, sciences sociales…) par-
tageaient le fruit de leurs recherches pour fonder une
théorie de l’information et des systèmes.
La cybernétique désigne une ambition intellectuelle :
élaborer une théorie générale des systèmes, de l’infor-
mation et de la communication qui puisse s’appliquer
aux sciences naturelles, physiques et humaines. Les
chercheurs qui s’engagèrent dans cette voie aspiraient
à dégager les grands principes par lesquels un système
ouvert (humain, animal, mécanique ou autre) régule ses
échanges avec son environnement, maintient son équi-
libre interne ou encore se préserve de la désorganisation.
On distingue classiquement deux étapes de la pen-
sée cybernétique. La « première cybernétique » (des
années 1940 aux années 1960) s’intéresse aux processus
qui permettent à un système ouvert sur son environne-
ment de maintenir son équilibre interne. La « deuxième
cybernétique » étudie, à partir des années 1970, les
mécanismes qui permettent à un système de changer,
de créer de nouvelles structures et de passer d’un équi-
libre à un autre. On confond souvent la « deuxième
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cybernétique » avec la « cybernétique de deuxième
ordre ». Cette dernière expression désigne une dimen-
sion de la recherche cybernétique qui s’intéresse à l’effet
que produit l’observateur sur le système observé. Il
est à noter que cette orientation est antérieure à la
deuxième cybernétique (on en trouve des prémices dès
les années 1950, notamment chez Bateson).
C’est dans cette atmosphère d’émulation intel-
lectuelle que Gregory Bateson fonde, au début des
années 1950, le groupe de recherche qui sera rétro-
activement appelé « École de Palo Alto » (du nom de la
ville de Californie où l’équipe a été réunie). Pendant
dix ans, l’anthropologue s’entoure de chercheurs éclec-
tiques comme Don Jackson (1920-1968) ou Jay Haley
(1923-2007), qui deviendront de grands représentants
de la thérapie familiale. Parmi les membres successifs
de cette équipe, Paul Watzlawick (1921-2007) est
certainement l’un des plus connus ; ses travaux sur
la communication ont en effet rencontré une large
audience de par le monde.
Les théoriciens de l’École de Palo Alto utilisèrent les
concepts issus de la cybernétique pour penser le fonc-
tionnement des familles (leurs mécanismes régulateurs,
la fonction homéostatique des symptômes), mais aussi
l’organisation du système thérapeutique (qui inclut la
famille et les thérapeutes) et les phénomènes d’in-
fluence réciproque entre les thérapeutes et la famille.
Les deux grands principes de la théorie générale
des systèmes constituent ainsi le cœur conceptuel de
la thérapie familiale :
– Le principe de totalité : un système (c’est-à-dire
un ensemble d’éléments en interaction) se définit
11
par son unité, ses principes autorégulateurs et
l’interdépendance de ses parties (la modification
d’un élément se répercute mécaniquement sur
les autres). Ce principe est résumé par la célèbre
formule : « Le tout est plus que la somme de ses
parties » (par exemple un organisme animal est
plus que la somme de ses cellules).
– Le principe d’homéostasie : tout système tend à
maintenir son équilibre et à réguler les variations
internes ou externes susceptibles de le déstabi-
liser. Les éléments qui constituent un système
sont liés entre eux (et avec leur environnement)
par des relations de causalité non pas linéaire,
mais circulaire : chacun répond aux comporte-
ments de l’autre, qu’il influence par ses réponses.
La rétroaction (feedback) est positive lorsqu’elle
tend à accentuer le comportement auquel elle
répond, et négative lorsqu’elle vise à l’amortir. La
rétroaction négative est le principal mécanisme
par lequel un système assure son homéostasie
face aux changements internes et externes. Par
exemple : un thermostat maintient la température
d’une pièce en déclenchant la chaudière lorsque
le thermomètre descend en dessous d’un certain
seuil et en l’arrêtant lorsqu’il dépasse un autre
seuil.
En utilisant l’approche systémique, les psychothéra-
peutes de Palo Alto ont adopté une perspective entiè-
rement nouvelle. Contrairement à la psychiatrie et à
la psychanalyse de l’époque, ils n’ont plus cherché à
isoler l’individu de son environnement ni à explorer sa
vie intrapsychique. Ils ont plutôt orienté leur attention
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vers les interactions entre individus et les contextes de
leurs échanges.
La famille est apparue ici comme le premier contexte
relationnel à considérer. Don Jackson, qui pratiquait
déjà la thérapie familiale en tant que psychiatre avant
d’intégrer l’équipe de Bateson, a largement nourri cette
réflexion autour de la famille comme groupe relation-
nel. La théorie générale des systèmes apportait des
outils conceptuels permettant de penser le système
familial. Chaque famille est en effet un petit groupe
social, dans lequel des adultes et des enfants inter-
agissent et partagent un quotidien, des émotions, des
valeurs, des liens, des affinités, des conflits. Chaque
famille est donc une entité en soi, un « tout » qui repré-
sente plus que la somme de ses parties. La famille
apparaît en elle-même comme un système interactif
qui, dans une certaine mesure, s’impose aux individus
qui le font fonctionner. Elle est – comme le couple –
une coconstruction qui nourrit ses propres logiques, sa
propre répartition des rôles et sa propre culture. Cette
organisation lui donne une cohérence et une identité,
qui lui permettent de perdurer sur le long terme.
Le système familial est homéostatique : il tend à pré-
server son fonctionnement et à se défendre de certains
changements, de manière à maintenir son équilibre et
son unité. Il évolue néanmoins au gré des événements
heureux et malheureux (naissance, mariage, déména-
gement, accident, décès, séparation…) et des étapes
du cycle de la vie familiale (l’autonomisation du jeune
adulte, la formation du couple, la famille avec des
enfants en bas âge, la scolarisation des enfants, l’ado-
lescence, le départ des enfants, la retraite des parents,
la fin de vie). Le passage d’un équilibre familial à un
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autre se fait de façon plus ou moins fluide, souvent à
travers des périodes de relative désorganisation (« crises
de développement ») 1.
Chaque famille est un système dynamique qui
englobe lui-même plusieurs sous-systèmes : le couple
parental, la fratrie ou encore un lien particulièrement
étroit entre un parent et un enfant. Il est aussi articulé à
d’autres métasystèmes : les familles étendues paternelle
et maternelle, une communauté religieuse, un cercle
d’amis, une nation, etc. L’homéostasie d’une famille
repose sur l’harmonie relative entre ces différents sys-
tèmes, qui s’emboîtent ou se recoupent. Dans certains
cas, les problèmes d’une famille résultent moins d’un
déséquilibre interne que de tensions entre elle et son
environnement (par exemple dans des situations d’im-
migration, de décalage entre milieux sociaux ou de
crise économique).
L’équipe de Bateson, qui était initialement consa-
crée à la recherche, a donné naissance à un centre de
consultation psychothérapeutique, le Mental Research
Institute (MRI), créé par Don Jackson. C’est dans ce
contexte que des pionniers de la thérapie familiale,
comme Jay Haley ou Virginia Satir, ont développé
leurs méthodes.
Les représentants de l’École de Palo Alto ont
forgé une théorie de la communication applicable au
domaine psychiatrique. Ils interprètent les troubles
psychopathologiques comme des perturbations de la
communication entre la personne et son entourage
ou elle-même. La théorie emblématique de cette
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approche est celle de la « double contrainte » (double
bind), observée par Bateson entre des jeunes schizo-
phrènes et leurs parents. Le parent envoie des mes-
sages contradictoires à son enfant (il demande par
exemple verbalement un rapprochement affectueux
tout en adoptant une expression de rejet) et empêche
l’enfant d’entreprendre toute tentative pour échapper
à ce paradoxe. L’enfant se voit ainsi enfermé dans
un dilemme où il ne peut qu’avoir tort. Selon cette
théorie, une telle situation relationnelle pourrait expo-
ser l’enfant au risque de développer des symptômes
psychotiques, si elle se reproduit de façon récurrente
et si l’enfant est dans l’incapacité de métacommuniquer,
c’est-à-dire d’interpeller son parent sur l’incohérence
de ses messages. Cette théorie, publiée par l’équipe de
Bateson en 1956, a eu des répercussions considérables
dans le champ psychiatrique. Pour la première fois, la
logique d’un trouble psychopathologique était replacée
dans le contexte de l’interaction.
Cette première description laisse penser qu’il y a un
initiateur (le parent) et une « victime » (l’enfant) de la
communication dysfonctionnelle ; mais, par la suite,
les théoriciens de Palo Alto mettront de plus en plus
de côté la question de l’origine du dysfonctionnement,
pour s’intéresser essentiellement au système interactif
lui-même, que chaque protagoniste tend à renforcer
par ses rétroactions. Avec l’approche systémique, la
question de l’étiologie des symptômes est d’une cer-
taine manière mise entre parenthèses. Du point de vue
circulaire, des causes peuvent être renforcées par leurs
conséquences, des conséquences peuvent devenir des
causes, etc. Les thérapeutes ne cherchent donc pas à
savoir si des dysfonctionnements familiaux ont entraîné
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des troubles psychopathologiques ou l’inverse ; pour
eux, les deux phénomènes peuvent être vrais en même
temps. Ils s’intéressent en revanche à la manière dont
les symptômes et les relations familiales font système
(par exemple : comment la mésentente des parents
s’articule avec la phobie sociale de leur adolescent).
Même si un thérapeute était capable d’identifier la
cause première d’un trouble, cela ne lui permettrait
pas nécessairement de l’apaiser, car les mécanismes qui
sont à l’origine d’un symptôme sont souvent différents
de ceux qui assurent son maintien. C’est pourquoi
les thérapeutes systémiciens s’intéressent davantage à
l’ici-et-maintenant qu’au passé.
Lorsqu’une famille consulte un thérapeute, c’est
généralement parce que ses problèmes l’ont arrêtée
dans sa trajectoire et qu’elle se trouve ainsi fixée à
une étape de son développement. Les symptômes
psychopathologiques et les problèmes familiaux cor-
respondent souvent à une forme d’immobilisation : le
symptôme est figé, la famille est « pétrifiée ». Dans
ce cas, le principal enjeu de la thérapie est d’offrir un
contexte qui permette la remise en mouvement de
la dynamique familiale. L’approche systémique nous
rappelle néanmoins qu’il est nécessaire de considérer un
équilibre – même insatisfaisant – dans la fonction qu’il
remplit pour le système. Cet équilibre peut notamment
protéger la famille d’une crise plus grave : séparation
conjugale, violence, suicide, etc. Il paraît donc toujours
important de considérer les « avantages » de la situation
actuelle, voire de les valoriser, et de réfléchir avec la
famille aux inconvénients qu’un changement pourrait
induire. La situation actuelle manifeste également des
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intentions, des valeurs et des besoins, qui doivent être
pris en compte.
On a beaucoup parlé à ce sujet de la « fonction » du
symptôme dans le système familial. Cette notion doit
être utilisée avec précaution, car, dans une perspective
finaliste, elle peut donner à penser qu’un « malin génie »
tire les ficelles et crée de toutes pièces un symptôme
– fort d’une signification symbolique – propice à préser-
ver l’homéostasie familiale. Or, un symptôme s’installe
souvent de façon fortuite et se rigidifie à la suite d’une
multitude de microrétroactions, auxquelles participent
parfois des facteurs contextuels extérieurs à la famille.
Le symptôme et l’identification d’un membre-problème
constituent alors la « meilleure solution » que la famille
a trouvée pour maintenir son équilibre et peut-être
pour éviter un danger plus important.
Les thérapeutes de Palo Alto ont poursuivi dans
cette direction et ont cherché à identifier les schèmes
interactifs dans lesquels s’inscrivent des symptômes ou
des difficultés relationnelles. Ils ont décrit cinq axiomes
de la communication, qui sont devenus des références
en thérapie systémique :
1. On ne peut pas ne pas communiquer. Dès lors que
deux individus sont en contact, tout comporte-
ment est un message (y compris le silence ou
le détournement du regard). Tout symptôme,
fût-il autocentré (comme l’abattement dépressif,
par exemple) a donc valeur de communication.
2. Toute communication présente deux aspects : le contenu
et la relation. Le sens d’une information et la façon
dont il peut être interprété dépendent de la nature
de la relation établie entre les interlocuteurs
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(par exemple : amicale, amoureuse, profession-
nelle, hiérarchique, bienveillante, utilitaire…).
Deux interlocuteurs peuvent ainsi avoir l’impres-
sion qu’ils sont en désaccord sur le contenu de la
communication, alors que leur malentendu porte
sur la relation, ou inversement.
3. La nature d’une relation dépend de la ponctuation
des séquences de communication entre les partenaires.
Une séquence de communication ne prend son
sens qu’au regard des autres séquences, de leur
succession et de la manière dont les interlocuteurs
les « ponctuent » (les commencent et les finissent,
les mettent en lien les unes avec les autres, etc.).
Des divergences de ponctuation entre les pro-
tagonistes peuvent introduire des problèmes de
communication, divergences qui alimentent sou-
vent l’accusation de l’interlocuteur. Par exemple,
l’un peut dire : « Je suis obligé d’être ferme avec
mes enfants car ma femme leur passe tout » ;
et l’autre : « Je me montre compréhensive pour
compenser la rigidité de mon mari. »
4. La communication humaine utilise simultanément
deux langages : le langage digital et le langage ana-
logique. Le premier désigne le langage articulé
et verbal ; le second correspond au langage non
verbal (expressions, gestes, onomatopées, ton de
la voix…). Cette distinction rejoint le deuxième
axiome : le langage digital est généralement utilisé
pour signifier le contenu du message, alors que le
langage analogique définit la relation et la manière
dont le message doit être reçu.
5. Les interactions humaines s’organisent selon deux
types de relation : la relation symétrique et la relation
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complémentaire. La relation symétrique renvoie aux
interactions égalitaires, où le comportement de
chaque interlocuteur entraîne un comportement
équivalent chez l’autre (les formules de poli-
tesse, les logiques du don/contre-don, etc.). Une
telle relation devient dysfonctionnelle lorsqu’elle
entraîne une « escalade symétrique » (une dispute
conjugale où, plus l’un agresse l’autre, plus l’autre
en fait autant, et ainsi de suite, chacun essayant
d’avoir le dessus sur l’autre). La relation complé-
mentaire désigne les interactions qui reposent sur
la différenciation des rôles : l’un est en « position
haute » et l’autre en « position basse » (maître/
élève, soignant/soigné, parent/enfant, courtisé/
courtisant…). Ce type d’interaction peut poser
des difficultés lorsqu’elle ne peut plus évoluer et
qu’elle aboutit à une « complémentarité rigide »
(chacun est enfermé dans son rôle et en devient la
caricature). Il est à noter qu’une relation ne peut
maintenir son équilibre si elle n’est que symétrique
ou que complémentaire. En effet, une relation
symétrique est régulée par des interactions com-
plémentaires et vice versa.
Les chercheurs de Palo Alto ne se sont pas conten-
tés de théoriser le dysfonctionnement, ils ont égale-
ment essayé d’identifier les processus de changement,
afin de perfectionner leurs dispositifs thérapeutiques.
Ils ont notamment distingué deux grands types de
changement. Un changement de type 1 correspond aux
rétroactions vues plus haut, nécessaires à l’homéostasie
du système ; le système continue de fonctionner de
la même façon, mais un réajustement paramétrique
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lui permet de retrouver son équilibre (des parents qui
observent un relâchement scolaire chez leur enfant se
montrent plus exigeants avec lui et consacrent plus
de temps à surveiller son travail). Un changement
de type 2 correspond à un changement systémique ;
le système change son propre fonctionnement ou
intègre un nouvel élément (des parents réfléchissent
avec leur enfant à la façon dont il pourrait devenir plus
autonome dans son travail scolaire ou sollicitent un
professeur particulier). Cette distinction est centrale
dans la thérapie systémique. Lorsqu’une personne (par
exemple un parent) a l’impression que ses tentatives
pour résoudre un problème ne sont pas efficaces, elle
peut avoir tendance à insister (à faire « toujours plus
de la même chose », comme le disent les chercheurs de
Palo Alto), au risque de renforcer le problème qu’elle
entend résoudre (la réticence de son enfant à faire ses
devoirs pour l’école). Les thérapeutes commencent
donc par faire l’inventaire des tentatives de solution qui
ont déjà été expérimentées en vain et essaient de mettre
fin à ces solutions qui renforcent le problème (« Le
problème, c’est la solution », écrit Paul Watzlawick).
Ils encouragent ensuite la famille à voir ses problèmes
autrement et donc à changer de cadre de référence, de
manière à s’engager dans un changement systémique.
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avec ces écueils. Du point de vue des usagers qui sou-
haitent s’engager dans une thérapie de famille ou de
couple, il est donc très important qu’ils s’assurent que
le professionnel qu’ils consultent a bien suivi une for-
mation spécifique. Ils peuvent notamment consulter les
annuaires des sociétés représentatives des thérapeutes
familiaux.
Toutes ces difficultés expliquent en partie le fait
que la thérapie familiale ne se développe pas autant
qu’elle le mériterait. Si l’on considère les difficultés
techniques inhérentes à l’animation d’un entretien
familial, les contraintes logistiques que suppose le
fait de réunir tous les membres d’une même famille
et le fonctionnement des systèmes de soins et de
remboursement des prises en charge, on comprend
que l’entretien individuel reste et restera toujours plus
aisé à animer, plus simple à organiser et plus rentable
pour les praticiens.
La thérapie familiale s’adresse bien à un groupe qui
transcende la somme de ses parties. Rassembler les
membres d’une famille, c’est faire émerger cette entité
supérieure, le système familial, qui détient sa propre
culture, sa propre organisation et sa propre force.
Face à ce groupe, le thérapeute se trouve en position
d’étranger. À la manière d’un anthropologue, il doit
s’intéresser à la culture de la famille et prendre le temps
de la découvrir : son ambiance, ses codes, sa répartition
des rôles, ses mythes, sa structure. Les familles sont
aussi diverses et singulières que les individus ; c’est
pourquoi le thérapeute familial doit s’y intéresser et
entrer dans leur monde. Un thérapeute qui n’appré-
hende les familles en ne se fondant que sur quelques
postulats théoriques généralistes (la fonction paternelle,
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la fonction maternelle, le complexe d’Œdipe, etc.) ne
sera pas en mesure de percevoir leurs singularités. C’est
pourquoi il est généralement très bénéfique pour un
thérapeute familial d’étudier la sociologie, la psycho-
logie et l’anthropologie de la famille, de manière à
élargir son champ de vision concernant cet objet si
complexe que constitue la famille 1.
La thérapie familiale s’adresse à la famille, mais
est-elle une thérapie de la famille ? Certains pionniers
de la thérapie familiale, comme Nathan Ackerman
ou Salvador Minuchin, cheminaient dans cette direc-
tion : le thérapeute avait pour tâche de « restructu-
rer » des familles perçues comme dysfonctionnelles
(par exemple en restaurant l’autorité hiérarchique
des parents). Certaines théories sous-entendent en
effet que la famille est la « cause » des symptômes
développés par un de ses membres (on retrouve ici
le raisonnement linéaire auquel l’approche systémique
s’est opposée). Il est vrai que certains modèles de
la thérapie familiale sont relativement normatifs et
avancent des critères de ce que devrait être une famille
« fonctionnelle », comme nous le verrons plus loin
(chap. II). Mais la majorité des thérapeutes familiaux
considèrent plutôt qu’ils doivent accueillir les familles
telles qu’elles sont, mobiliser leurs ressources et les
aider à résoudre leurs problèmes tout en respectant
leurs valeurs et leur façon de vivre (Ausloos, 1995).
Selon cette perspective, la thérapie familiale est consi-
dérée non comme une thérapie de la famille, mais
comme une thérapie en famille.
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Le thérapeute familial ne vise pas à culpabiliser l’en-
tourage d’une personne qui présente des difficultés.
Il sollicite en revanche les sentiments de solidarité
et de responsabilité des membres de la famille. En
mobilisant le groupe familial, il favorise l’implication
de chacun ; chaque membre d’une famille est d’autant
plus enclin à se remettre en question et à porter sa part
de responsabilité qu’il perçoit que les autres en font
autant. Il suffit parfois que chaque membre engage
un petit changement à son niveau pour que toute la
dynamique familiale se réorganise différemment (ce qui
est plus difficile quand un seul membre est à l’origine
du changement). Le thérapeute valorise la contribu-
tion de tous à la résolution des problèmes ; chaque
membre, enfant ou adulte, peut apporter quelque chose
d’utile à l’avancement de la thérapie (un point de vue
différent, une information nouvelle, une proposition,
un trait d’humour, etc.). Le thérapeute familial ne
se positionne donc pas comme le seul thérapeute en
jeu ; chacun est mobilisé dans ses compétences et sa
capacité à faire évoluer la situation. Il s’agit ici d’une
autre rupture avec le modèle psychiatrique classique.
Nous verrons plus loin que le thérapeute peut se placer
en « position haute » et en « position basse » selon ses
visées thérapeutiques, mais, de façon générale, il se
positionne en « deuxième ligne » et laisse à la famille
(aux parents d’enfants mineurs notamment) la première
place ; il veille à ne pas se substituer à l’un ou l’autre
membre de la famille.
La thérapie familiale repose sur la conviction que la
famille est capable de résoudre elle-même ses difficultés
mais que, pour ce faire, elle peut avoir besoin d’être
accompagnée. Cette approche s’appuie également sur
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un axiome de la psychologie sociale, identifié par Kurt
Lewin : il est plus aisé de modifier les habitudes d’un
groupe que celles d’individus pris séparément 1. Il est
aussi possible d’utiliser la « force » de la famille, qui
peut nouer des problèmes, pour les dénouer. Dans
certains cas, elle permet même des améliorations spec-
taculaires. C’est donc avant tout par souci d’efficacité
que les thérapeutes sollicitent la famille. Les recherches
sur le changement en psychothérapie ont en effet mon-
tré que 40 % de l’efficacité thérapeutique relèvent de
facteurs propres aux patients et à leur entourage ; ce
sont ces ressources que la thérapie familiale cherche à
mobiliser (Isebaert et alii, 2015, p. 227).
Pionniers
et principes fondamentaux
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coalition (l’association de deux membres contre un ou
plusieurs membres de la famille). Le thérapeute doit
être vigilant aux phénomènes qui renversent la hié-
rarchie entre parents et enfant(s) : coalition entre un
parent et un enfant contre l’autre parent, parentali-
sation d’un enfant, implication d’un enfant dans les
conflits conjugaux, etc.
Du point de vue psychothérapeutique, le modèle
accorde donc une grande place à l’observation.
Minuchin a ainsi très rapidement inclus le miroir
sans tain, la vidéo et la présence de cothérapeutes
superviseurs dans son dispositif. Pour formaliser leurs
observations, les cothérapeutes dressent une « carte
familiale ». Il s’agit de représenter de façon graphique
la dynamique relationnelle de la famille telle qu’elle
se manifeste au thérapeute à ce moment précis de
son évolution : la plus ou moins grande proximité des
membres de la famille, la nature de leurs relations, la
qualité des frontières qui séparent les sous-systèmes,
les rapports de hiérarchie, etc.
L’action thérapeutique comprend trois dimensions
principales :
– L’affiliation avec la famille (joining). Pour être en
mesure d’accompagner la famille vers le change-
ment, il est indispensable que le thérapeute noue
une bonne alliance avec ses membres. Ce lien
repose sur l’accommodation du thérapeute (qui
s’adapte aux codes verbaux et non verbaux de la
famille) et par des signes répétés de considération
et d’empathie pour ce que vivent ses membres.
– L’évaluation. Dès la première séance, les cothéra-
peutes observent minutieusement les interactions
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entre les membres de la famille : les schèmes
transactionnels répétitifs (patterns), les éven-
tuelles alliances et coalitions, les règles explicites
et implicites de fonctionnement, les rapports hié-
rarchiques, les jeux d’influence, etc.
– La restructuration. L’objectif de la thérapie struc-
turale est d’offrir à la famille un contexte (le sys-
tème thérapeutique qui inclut la famille et les
thérapeutes) dans lequel elle pourra faire l’expé-
rience de nouvelles transactions relationnelles,
susceptibles de débloquer sa situation. Minuchin
induit activement ces changements, aussi bien en
séance (en invitant la famille à rejouer ses conflits
devant lui, en changeant les personnes de place,
en encourageant un membre à se rapprocher
d’un autre, en demandant à un membre d’aider
au rapprochement de deux autres, etc.) que dans
l’intervalle entre les séances (tâches thérapeutiques
qui visent à réorganiser autrement la dynamique
familiale).
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Exemple de génogramme
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V. – Iván Boszormenyi-Nagy
et la thérapie contextuelle
Psychiatre d’origine hongroise, Iván Boszormenyi-
Nagy (1920-2007) a émigré aux États-Unis dans les
années 1950, où il a développé une approche originale
de la thérapie familiale. Impliqué à la fois dans le cou-
rant systémique et dans le courant psychanalytique, il
a ouvert un champ indépendant de ces deux approches
(Michard, 2005 ; Ducommun-Nagy, 2006).
L’originalité de l’approche contextuelle tient à ce
qu’elle est centrée sur une dimension anthropologique
fondamentale : celle des échanges interhumains (don/
contre-don), des relations de confiance et des liens de
loyauté. Cette dimension, que Boszormenyi-Nagy
appelle l’éthique relationnelle, est essentielle dans les
relations familiales (et plus largement affectives). Tout
lien est en effet nourri par l’échange et repose sur
un principe de réciprocité. Chaque partenaire donne,
reçoit, rend et demande (de l’affection, des soins, de
l’attention, du temps, des services, des cadeaux, etc.).
Ces quatre opérations rythment les échanges, que ce
soit dans la vie familiale quotidienne ou à l’échelle plus
large des relations entre générations : donner autorise
à recevoir, recevoir invite à rendre, demander apporte
à l’interlocuteur l’occasion de donner, etc.
Ces échanges nourrissent les relations de confiance,
qui font le ciment des familles : confiance des enfants
en leurs parents, des parents en leurs enfants, des par-
tenaires d’un couple l’un en l’autre, de chaque membre
de la famille dans le groupe familial (sentiments d’ap-
partenance et de sécurité familiales)…
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Les liens de loyauté unissent des personnes qui sont
engagées les unes envers les autres, que ce soit sur
la base de la filiation, de l’alliance, de la fraternité,
de l’amitié ou de l’appartenance (fidélité à la culture
familiale, par exemple). Ces liens ne sont pas toujours
visibles pour un observateur extérieur et ne sont parfois
pas conscients pour les personnes concernées (loyautés
« invisibles »). Ils ne relient pas seulement des per-
sonnes en interaction directe mais aussi des personnes
qui ont rompu tout contact, ainsi que des vivants et des
morts. Ces liens peuvent même inclure des personnes
qui n’existent pas encore (comme de potentiels enfants
à naître). Boszormenyi-Nagy oriente son attention sur
cette trame de loyautés enchevêtrées, qu’il appelle le
contexte relationnel. Ce dernier dépasse largement le
cadre des interactions familiales observables dans l’ici-
et-maintenant, sur lesquelles les premiers thérapeutes
familiaux systémiques portaient leur attention.
L’éthique relationnelle fournit aussi la base d’une
théorie de l’autonomie et de la confiance dans les rela-
tions. Avoir l’occasion de donner et de se sentir utile
est essentiel pour l’estime de soi (que ce soit pour les
adultes ou pour les enfants). Elle apporte à celui qui
donne un sentiment de valeur personnelle et de légiti-
mité (comme membre d’une famille, comme père, mère,
fils ou fille, comme membre de la société, etc.). Dans
la continuité de Murray Bowen et de John Bowlby,
Boszormenyi-Nagy développe ainsi une théorie rela-
tionnelle de l’autonomie. Cette dernière serait favorisée
par la loyauté, la confiance et la réciprocité. À l’inverse,
un enfant qui a l’impression de ne pas pouvoir compter
sur ses parents ou qui n’a jamais l’occasion de leur
donner quelque chose peut développer le sentiment
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d’être dépourvu de valeur, de porter une dette infinie,
d’avoir été lésé ou au contraire que tout lui est dû. Le
déséquilibre des échanges peut entraîner la dépendance
affective aussi bien que des réclamations infinies.
L’approche contextuelle met en évidence la diversité
des « comptes relationnels » qui peuvent organiser les
échanges et les loyautés dans une famille et pour cha-
cun de ses membres. Elle s’intéresse plus particulière-
ment aux déséquilibres (injustices) dans les échanges, à
leurs origines – qui peuvent se loger dans des relations
passées –, ainsi qu’à leurs conséquences.
Boszormenyi-Nagy a notamment mis en évidence le
phénomène de la légitimité destructrice : une personne qui
a subi une injustice relationnelle (négligence ou maltrai-
tance dans l’enfance, par exemple) peut avoir tendance
à « faire payer » cette injustice à d’autres personnes qu’à
celles qui l’ont commise : la personne lésée présente
la « facture » à un tiers innocent (théorie de l’ardoise
pivotante). La victime est légitime dans sa demande
de réparation du préjudice subi, mais cette légitimité
est destructrice dans le sens où elle entraîne une nou-
velle injustice. Ce phénomène est souvent à l’origine
du processus de parentification 1 : un adulte qui a man-
qué d’attention parentale dans l’enfance peut attendre
d’une tierce personne (conjoint ou enfant notamment)
qu’elle compense ce manque. Les enfants sont particu-
lièrement sensibles à cette attente du parent. L’enfant
– « premier tribunal de l’humanité » selon Boszormenyi-
Nagy – cherche à réparer les injustices subies par son
parent. Il est prêt à tout pour le sustenter, parce qu’il sent
que son parent est fragilisé, mais aussi tout simplement
49
parce que lui-même a besoin de son parent. Lorsque la
parentification s’instaure, l’enfant fait primer les besoins
de son parent sur les siens et endosse un rôle parental
(il se préoccupe de son parent, prend soin de lui, inhibe
ses propres besoins, néglige ses centres d’intérêt pour
se consacrer à lui, etc.). Ce faisant, l’enfant donne en
quelque sorte à son parent ce que ses grands-parents
ne lui ont pas donné. Lésé à son tour, l’enfant risquera
d’adresser une demande de réparation similaire à des
tierces personnes lorsqu’il deviendra adulte (« spirale de
la légitimité destructrice »). La parentification donne
en outre à l’enfant une position haute de pouvoir qu’il
risquera de reproduire dans ses relations futures, en
s’octroyant le « monopole du don ».
L’approche contextuelle aide ainsi à comprendre
nombre de phénomènes qui s’inscrivent dans un désé-
quilibre des échanges familiaux ou dans des conflits
de loyauté (maltraitances, violences conjugales, échecs
d’adoption, implication des enfants dans des conflits
entre parents séparés…).
La thérapie contextuelle est un modèle inclusif. Le
thérapeute veille à considérer simultanément les quatre
dimensions de la réalité relationnelle : les faits sur lesquels
la thérapie n’a aucun pouvoir (événements, paramètres
sociohistoriques, handicaps, contraintes diverses, etc.),
la psychologie des personnes impliquées (personnalités,
motivations conscientes et inconscientes), les interactions
systémiques et l’éthique relationnelle. Le thérapeute prend
en compte le contexte relationnel tel que nous l’avons
défini précédemment, c’est-à-dire l’ensemble des liens
de loyauté qui peuvent être impliqués dans la situation
qui se présente à lui (qu’ils concernent des personnes
présentes ou absentes, vivantes ou non). Le thérapeute
50
est particulièrement attentif aux éventuels conflits que
pourrait entraîner la thérapie. Par exemple, il fait atten-
tion à ne pas placer une personne ou une famille en
conflit de loyauté entre lui-même (le thérapeute) et
d’autres personnes.
La thérapie se centre sur l’histoire des comptes rela-
tionnels qui organisent les échanges entre les membres
de la famille. La dimension de l’éthique relationnelle
paraît d’autant plus pertinente qu’elle a un caractère
universel : quels que soient son âge, son milieu social,
sa culture ou ses éventuels troubles psychopathologiques,
chacun se préoccupe généralement de l’équité et de la
confiance dans les relations ; chacun aspire à recevoir
et à donner.
Le thérapeute adopte une technique spécifique pour
mener l’entretien : la partialité multidirectionnelle. Il
s’adresse successivement à chaque membre de la famille
en lui montrant la même considération pour son point de
vue sur la situation : ses attentes, ses demandes, ce qu’il
pense avoir donné et reçu dans la relation à chacun des
protagonistes, ce qu’il voudrait donner, ses difficultés à
donner et à recevoir, etc. Pour ce faire, le thérapeute se
montre directif : il protège le temps de parole de chacun,
empêche les éventuelles interruptions, pose des questions
qui aident chacun à exprimer son point de vue et à mieux
percevoir les échanges familiaux. Il s’agit de permettre aux
membres de la famille de s’exprimer autrement qu’ils ne
le font en temps normal. Le thérapeute ne se positionne
pas comme un juge (il sait que la justice relationnelle est
toujours intersubjective) mais il encourage en revanche
chacun à se soucier du point de vue des autres. Il invite
notamment les parents à reconnaître les contributions des
enfants, c’est-à-dire ce qu’ils essaient de donner à leur
51
entourage, favorisant ainsi un dialogue – médiatisé par
le thérapeute – susceptible de faire émerger des mouve-
ments d’attention, de sollicitude et d’engagement au sein
de la famille, dans le but de restaurer ainsi le cycle des
échanges. Il est moins question de résoudre les problèmes
relationnels que de redonner à chacun la possibilité de
proposer des solutions nouvelles et de faire des choix.
Le symptôme ou le problème initial devient alors une
occasion pour chaque membre de mieux percevoir les
besoins et les intentions de ses proches.
Il faut préciser que cette méthode, riche de potentia-
lités, est délicate à appliquer. Un thérapeute non averti
risque en effet d’engendrer des séances de « règlement
de comptes », qui peuvent être contre-productives.
Aborder le domaine délicat des injustices relationnelles
et des attentes frustrées chez les différents membres
de la famille nécessite un cadrage serré de l’entretien
par le thérapeute.
Que ce soit du point de vue technique ou théorique,
l’approche contextuelle a ouvert une nouvelle perspec-
tive à la thérapie familiale. Elle met l’accent sur ce qui
constitue les ingrédients essentiels de la vitalité et de la
continuité du système familial : la loyauté, la confiance
et l’engagement réciproque, au-delà des aléas et des
problèmes dont toute histoire familiale est parsemée.
62
inséparable de la crise, notamment pour les systèmes
familiaux figés dans leur développement.
La deuxième vague
67
I. – Constructivisme
et constructionnisme social
La deuxième vague est souvent associée à deux para-
digmes qui émanent de la théorie de la connaissance :
le constructivisme et le constructionnisme social. De
la même façon que la première génération de théra-
peutes familiaux s’était appuyée sur la cybernétique, la
deuxième génération a vu dans ces deux paradigmes
des références théoriques pour étayer leurs modèles.
On trouve dans la cybernétique de deuxième ordre
(Heinz von Foerster) et dans la théorie de la com-
munication (Paul Watzlawick) des prémices aux idées
constructivistes : chacun perçoit la réalité différemment,
selon son point de vue et ses catégories mentales et
culturelles (principe d’autoréférence) ; l’observateur ne
peut pas être dissocié du système observé. Il serait
inexact d’avancer que les thérapeutes de la deuxième
vague ont découvert l’influence du thérapeute sur le
système familial qu’il reçoit. On retrouve en effet la
prise en compte de cette dimension chez les premiers
thérapeutes familiaux et chez Bateson 1. En revanche,
les constructivistes sont les premiers à centrer leur
approche sur cette dimension et plus particulièrement
sur les phénomènes de coconstruction qui émergent
dans la rencontre thérapeutique. Ils rappellent aux
thérapeutes le fait qu’ils ne rencontrent jamais des
familles en soi, mais des familles en situation de thé-
rapie, c’est-à-dire en interaction avec eux (Neuburger,
2003, p. 229).
68
Alors que les thérapeutes systémiciens de la première
génération portaient leur attention sur les comporte-
ments et les interactions au sein de la famille dans
l’ici-et-maintenant, les thérapeutes constructivistes
accordent une grande importance au langage, aux
représentations et aux significations. Le psychiatre
belge Mony Elkaïm (1941-2020) fut la figure de proue
de cette orientation, qui est fortement représentée dans
les pays francophones.
Les thérapeutes constructivistes s’intéressent aux
constructions, qu’elles soient individuelles (propres à
chaque membre de la famille ou à chaque thérapeute)
ou collectives (propres à la famille ou émergeant dans
la rencontre avec les thérapeutes). Les représentations
qu’une personne ou une famille se fait d’elle-même,
de son histoire, du monde qui l’entoure et de ses pro-
blèmes peuvent avoir de fortes répercussions sur le
processus thérapeutique, que ce soit en le freinant ou
en le facilitant.
Elkaïm (1989) distingue le « programme officiel »
d’une personne ou d’une famille (ce à quoi elle aspire
explicitement) de sa « construction du monde » (les
croyances sur elle-même et sur les autres qu’elle a for-
gées au fil de son expérience et qui lui indiquent ce
qui est possible et impossible). Ces deux dimensions
ne vont pas toujours de concert l’une avec l’autre. Par
exemple : une mère peut se plaindre de ne pas être
mieux considérée par son mari et ses enfants, tout en
ayant intériorisé la croyance selon laquelle personne ne
pourrait jamais lui apporter la reconnaissance dont elle
a besoin. Les membres d’un couple ou d’une famille
peuvent enclencher des cercles vicieux qui font en sorte
que chacun renforce involontairement la construction
69
du monde de l’autre et donc les frustrations réciproques
(concept de double contrainte réciproque).
Parmi les constructivistes, Robert Neuburger (1984,
1995, 2003) est peut-être celui qui a le plus théorisé
les constructions proprement familiales (et non pas
individuelles). Il s’intéresse à la manière dont chaque
famille procure un sentiment d’appartenance à ses
membres, que ce soit par le partage d’un mythe familial
(croyances, valeurs, codes, récits…) ou par l’application
de rituels (schèmes répétitifs de comportements). En
règle générale, les éléments mythiques et rituels se
renforcent mutuellement. Par exemple : nous sommes
une famille heureuse, donc nous ne nous disputons
jamais ; nous ne nous disputons jamais, donc nous
sommes une famille heureuse. La question de l’ap-
partenance est souvent impliquée dans les situations
de crise familiale ou dans l’émergence d’un « patient
désigné ». Par exemple : le mythe familial est trop
rigide pour permettre l’autonomisation de l’un des
membres de la famille ou pour passer à une nouvelle
étape du cycle de vie familial ; le problème attaque le
mythe familial, le renforce ou les deux à la fois ; les
rituels qui soutenaient le mythe ne sont plus appliqués,
etc. Il importe au thérapeute familial de considérer ces
constructions familiales structurelles qui soutiennent
à la fois l’identité collective et l’identité de chaque
membre. La thérapie doit permettre à la famille de
reprendre son évolution en continuant à fonction-
ner comme groupe d’appartenance, tout en offrant à
chaque membre l’occasion d’acquérir une autonomie
qui ne requiert pas la manifestation de symptômes.
Ce processus passe parfois par l’élaboration de nou-
veaux rituels ou de nouvelles constructions mythiques
70
(« greffes mythiques ») qui permettent à la famille de
changer tout en maintenant sa cohésion.
Les thérapeutes constructivistes s’engagent avec
les membres de la famille dans un travail sur leurs
représentations. Ils ne se considèrent pas comme
étant extérieurs à la famille mais comme faisant partie
du « système thérapeutique » qui rassemble les thé-
rapeutes et la famille. Il s’agit donc d’un travail de
coconstruction, dans lequel les thérapeutes sont for-
tement impliqués. La définition qu’une famille donne
de son problème contribue parfois à entériner celui-ci
et n’autorise aucune résolution. Dans la suite des thé-
rapeutes familiaux de la première vague qui utilisaient
le recadrage du problème, les constructivistes incitent la
famille à « ouvrir le champ des possibles », c’est-à-dire
à renouveler ses représentations, à mobiliser d’autres
images et à donner de nouvelles significations à ses
problèmes, susceptibles d’inviter au changement.
Les thérapeutes constructivistes cherchent moins à
identifier les mécanismes qui maintiennent l’homéo-
stasie d’un système familial (première cybernétique),
qu’à mobiliser des leviers de transformation. Elkaïm
s’est notamment inspiré de la deuxième cybernétique
(Ilya Prigogine) pour penser le processus de change-
ment : un système ouvert en état de déséquilibre peut se
réorganiser de manière imprévisible par l’amplification
de certains paramètres (réactions en chaîne, « effet
papillon »). Le thérapeute est sensible à l’émergence
de tout élément nouveau (un thème de discussion,
une image, une information, un comportement) sus-
ceptible d’être amplifié et de faire basculer la famille
vers le changement. Il ne s’agit pas de chercher une
quelconque vérité mais de participer à l’élaboration
71
d’un nouveau récit, d’une nouvelle construction qui
permette à la famille de poursuivre son développement.
Les thérapeutes constructivistes concentrent leur
action sur la séance elle-même. Tout le système théra-
peutique (qui inclut famille et thérapeutes) est impliqué
dans ce travail de coconstruction. Elkaïm accorde une
attention particulière aux ressentis et aux associations
du thérapeute. Lorsqu’un élément apporté par la famille
produit une résonance chez lui (évocation d’un épisode
de son histoire personnelle, réaction émotionnelle, aga-
cement, etc.), le thérapeute peut l’utiliser comme source
d’informations, voire comme levier thérapeutique. Cet
éprouvé a-t-il une fonction pour la famille ? Quelle
construction du monde la famille cherche-t-elle à ren-
forcer en provoquant cette réaction chez le thérapeute ?
Le thème qu’elle évoque en lui est-il important pour
cette séance et peut-il être travaillé ?
L’approche constructiviste est avant tout un position-
nement éthique : respecter les valeurs et la construction
du monde de chaque personne et de chaque famille,
conserver une attitude thérapeutique non prédictive
(ne pas imposer une solution au problème ou une issue
déterminée à la thérapie), garder à l’esprit le carac-
tère relatif et limité de toute théorie. Les thérapeutes
cherchent à se dégager de l’asymétrie qui caractérise
classiquement la relation thérapeutique : ils essaient
de nouer des relations horizontales avec la famille, se
laissent enseigner par elle et prennent en considéra-
tion leur propre vécu. La visée thérapeutique dernière
est de stimuler les compétences qui appartiennent en
propre à la famille.
Le courant constructiviste a exercé une forte influence
chez les thérapeutes familiaux francophones, comme
72
Guy Ausloos et Édith Goldbeter-Merinfeld. Dans cette
même orientation, Philippe Caillé et Yveline Rey ont
proposé plusieurs outils thérapeutiques (appelés « objets
flottants ») propices à stimuler la circulation et le renou-
vellement des représentations au sein de la famille (le
conte systémique, le blason familial, la chaise vide, etc.) 1.
Le constructionnisme social (Kenneth J. Gergen)
s’inscrit à la fois en rupture et en continuité avec le
constructivisme. Fondée aux États-Unis, cette théorie
s’inscrit dans la perspective du postmodernisme et de la
critique sociale, et s’inspire de philosophes, tels Michel
Foucault ou Jacques Derrida. Comme le constructi-
visme, le constructionnisme social interroge l’objectivité
de l’homme et des sciences (critiques du réalisme).
Cette théorie s’intéresse plus particulièrement à la
manière dont notre rapport au monde est déterminé
par des relations sociales, le langage et des codes par-
tagés au sein d’un groupe. Selon cette théorie, même
le constructivisme peut être relativisé et critiqué, du
fait qu’il repose sur une vision moderne et occiden-
tale déterminée : la fiction d’un individu psychologique
(un « soi ») qui serait capable de construire ses propres
images de la réalité, faisant fi des codes et du lan-
gage qui nous conditionnent. Nos représentations du
monde seraient moins déterminées par des processus
psychologiques endogènes que par les catégories de
langage que nous utilisons pour l’appréhender et par les
relations sociales dans lesquelles nous sommes engagés
(au sein d’une famille, d’un groupe professionnel, d’une
communauté, d’une nation, etc.).
1. P. Caillé, Y. Rey, Les Objets flottants. Méthodes d’entretiens systé-
miques, Paris, Fabert, 2008, 5e éd.
73
Le constructionnisme social remet en question
les théories psychologiques, les modèles psycho-
thérapeutiques et les catégories de langage qui les
formatent. Chaque culture et chaque époque déter-
minent des manières arbitraires de parler de la souf-
france et de la folie. Cette critique est d’autant plus
utile à notre époque où les termes psychologiques
sont entrés dans le langage courant et où tout un
chacun a tendance à parler de lui-même et de ses
proches en termes psychopathologiques (par exemple :
« Je suis déprimé(e) », « Mon enfant est hyperactif »,
« Mon ex-mari est un pervers narcissique », etc.). Les
constructionnistes pointent le caractère performatif et
réifiant de ces éléments de langage qui ont tendance à
restreindre les manières d’appréhender un problème.
Dans ce contexte, la thérapie doit permettre une
remise en question des termes et du récit qui sont
utilisés pour décrire un problème et ouvrir à d’autres
récits possibles. Le thérapeute adopte une position
de non-savoir (qui rappelle la neutralité bienveillante
des psychanalystes) et s’engage avec la famille dans
une « conversation » susceptible de croiser différents
langages et de réinscrire la famille dans une nouvelle
lecture de sa situation, de son histoire et de son avenir
(voir infra, p. 76-81). L’approche constructionniste
engage en outre le thérapeute à rester attentif aux
représentations induites par ses propres références
théoriques, par l’institution où il travaille et par les
différents professionnels qui peuvent être impliqués
auprès d’une même famille (médecin généraliste, psy-
chiatre, travailleur social, etc.).
Le constructivisme et le constructionnisme social
ont fait l’objet de plusieurs critiques.
74
Celles-ci ont d’abord porté sur leurs formes radi-
cales, qui tendent à un relativisme absolu, voire au
solipsisme (la réalité, les symptômes et les problèmes
de la vie ne seraient que des « vues de l’esprit »).
Certains thérapeutes critiquent également la ten-
dance de ces approches centrées sur le langage et
les représentations à se focaliser sur les adultes et à
mettre les enfants de côté (Andolfi, in Elkaïm, 1995,
p. 126). En effet, il apparaît que les représentants de
ces approches s’investissent principalement dans la thé-
rapie de couple et la thérapie familiale d’adultes.
Des thérapeutes familiaux ont enfin pointé le risque
que représentait une approche centrée essentiellement
sur les postulats théoriques constructivistes/construc-
tionnistes et qui s’affranchirait des principes théra-
peutiques dégagés par les pionniers. Des thérapeutes
débutants peuvent en effet avoir l’illusion que la thé-
rapie pourrait reposer sur une simple conversation
thérapeutique, où chacun ferait part de ses ressentis
et de sa vision des choses, dans le but de mobiliser
les compétences spontanées de la famille à résoudre
seule ses problèmes (Meynckens-Fourez, Henriquet-
Duhamel, 2005, p. 207). Mal contrôlée, l’utilisation par
le thérapeute de ses propres résonances peut au demeu-
rant aboutir à des écarts déontologiques et à une indif-
férenciation des places entre thérapeutes et patients.
Elkaïm lui-même met en garde les thérapeutes face
au risque d’envahir les patients avec leurs résonances
(Elkaïm, 1995, p. 655). Pour beaucoup, les approches
constructiviste et constructionniste ne peuvent pas se
suffire à elles-mêmes. Elles représentent plutôt des
compléments utiles aux modèles des pionniers.
75
II. – L’approche narrative
89
Virginie, 15 ans, a été hospitalisée après plusieurs fugues
et une tentative de suicide. Une thérapie familiale est
proposée à la famille (les deux parents, Virginie et sa sœur
cadette). Les thérapeutes découvrent alors une famille
repliée sur elle-même, dont le fonctionnement est resté
figé depuis l’enfance de Virginie : la vie familiale est faite
de nombreuses habitudes partagées qui ne correspondent
plus à une adolescente de 15 ans (rituels du lever et du
coucher, dessins animés regardés ensemble, langage enfan-
tin…). Les parents peinent à voir leur fille comme une
jeune femme et à la laisser grandir et gagner en auto-
nomie. Pendant des années, la famille a vécu ainsi, pai-
siblement, jusqu’à ce que les comportements de Virginie
provoquent une crise familiale.
En interrogeant la mère sur sa propre histoire, les théra-
peutes découvrent qu’elle est née dans un pays étranger,
au sein d’une famille très attachée à ses traditions, et que
ses parents ont essayé de la marier lorsqu’elle était ado-
lescente. La seule façon qu’elle a trouvée pour s’opposer
à ses parents a été de fuir sa famille et de rompre les
liens avec elle. Pour elle, le passage à l’âge adulte rime
ainsi avec la douleur et la perte. Il lui est donc difficile
d’accompagner sa fille vers l’autonomie. Virginie, qui ne
connaissait que très peu de chose du parcours de sa mère,
a été très attentive à ce récit.
Cette séance a permis d’apaiser les tensions entre Virginie
et ses parents, de restaurer la communication – rompue
depuis plusieurs mois – et d’engager tous les membres de la
famille dans un travail de réorganisation de leurs relations,
tout en tenant compte des craintes et des besoins de chacun.
92
aux États-Unis et plus largement dans le monde anglo-
saxon que ces modèles ont émergé. Le système américain
de financement des soins valorise en effet les protocoles
spécifiques à chaque pathologie et leur évaluation per-
manente, en termes d’efficacité mais aussi de renta-
bilité. Il existe désormais de nombreux protocoles de
thérapie familiale, dont certains impliquent l’usage d’un
« manuel » (les thérapeutes doivent suivre une méthodo-
logie et des phases thérapeutiques standardisées).
Dans le domaine de l’enfance et de l’adolescence,
des modèles ont été développés pour prendre en charge
les troubles du comportement (violence, délinquance,
absentéisme scolaire, conduites à risque, fugues…) et
les problématiques d’addiction à l’alcool et aux drogues.
Parmi ces modèles, nous pouvons mentionner la thérapie
brève familiale stratégique (qui intègre des techniques
structurales et stratégiques), la thérapie familiale multi-
dimensionnelle (qui articule des entretiens familiaux
avec une prise en charge individuelle du jeune, l’ac-
compagnement des parents et des interventions auprès
des partenaires médico-sociaux), la thérapie familiale
fonctionnelle (qui rassemble des méthodes systémiques,
cognitives et comportementales) et la thérapie multi-
systémique (qui privilégie les interventions à domicile et
dans les différents cercles de socialisation du jeune). Il
faut noter que ces protocoles impliquent des ressources
institutionnelles importantes : équipe de plusieurs théra-
peutes (de deux à cinq selon les dispositifs), intervention
éventuelle d’un superviseur, séances fréquentes (jusqu’à
plusieurs par semaine), visites à domicile, réactivité en
cas de crise, etc.
Dans le domaine plus large des problèmes familiaux,
une équipe suisse a forgé le modèle de l’intervention
93
systémique brève (ISB). Ce dispositif est à la fois stan-
dardisé (il renvoie à des outils spécifiques et à l’usage
d’un manuel) et généraliste (il est capable de s’adapter
à des situations très diverses, qui recouvrent aussi bien
des troubles psychopathologiques individuels – pré-
sentés par des enfants ou des adultes – que des crises
dans le développement de la famille ou du couple).
La famille s’engage avec un binôme de thérapeutes
pour un contrat de six séances, qui peut être réévalué.
L’ISB intègre des méthodes et des théories issues de
la première et de la deuxième vague. Les principes et
les techniques issus de la thérapie brève centrée sur les
solutions et les compétences (voir supra, p. 81-87)
y occupent un rôle prévalent : valorisation de l’auto-
nomie et des compétences de la famille, recherche des
exceptions et des solutions, technique du feed-back en
début de séance (la famille est amenée à faire part
de ses impressions sur la séance précédente et sur les
méthodes employées par les thérapeutes), etc.
Nous pouvons également mentionner la thérapie
multifamiliale 1 qui est proposée à des familles aux prises
avec des symptomatologies lourdes, comme les troubles
du comportement alimentaire, la schizophrénie, les
troubles bipolaires, les troubles obsessionnels compul-
sifs, les conduites suicidaires ou encore la dépression
majeure. À mi-chemin entre la thérapie familiale et
la thérapie de groupe, ce dispositif réunit plusieurs
familles aux prises avec des problématiques similaires.
Contrairement aux groupes de psychoéducation ou aux
groupes de parole pour proches, les familles viennent ici
94
au complet, avec le patient désigné. Il s’agit de stimu-
ler des mécanismes d’identification, de mise en pers-
pective, d’apprentissage mutuel et d’entraide entre les
familles. Les thérapeutes utilisent diverses techniques
pour favoriser les échanges, qui peuvent venir aussi
bien du champ de la thérapie familiale que de celui
des thérapies de groupe (jeux de rôle, exercices méta-
phoriques, etc.). Ils peuvent former des sous-groupes
(tous les pères, toutes les mères, tous les frères…),
constituer temporairement des « familles fictives » (en
rassemblant des membres de familles différentes) ou
encore proposer à un sous-groupe d’interagir sous le
regard du reste de l’assemblée.
À la lisière entre thérapie familiale et prise en charge
psychiatrique classique, les thérapeutes cognitivo-
comportementalistes ont développé la psychoéducation 1.
Il s’agit d’impliquer les proches d’un patient présentant
un trouble psychiatrique grave et diagnostiqué (schizo-
phrénie, autisme, trouble déficitaire de l’attention avec
ou sans hyperactivité…) au travers de séances pendant
lesquelles un thérapeute les informe du fonctionne-
ment de la maladie et leur enseigne les réactions les
plus adaptées pour prévenir les rechutes et améliorer
la vie de tous. À la différence de la thérapie familiale
proprement dite, ce modèle n’est pas centré sur la
dynamique propre à une famille particulière mais sur
le trouble présenté par le patient désigné.
* * *
95
Après plus d’un demi-siècle de développement,
après une première puis une deuxième vague, le
champ de la thérapie familiale s’est enrichi d’une
multitude de modèles. Passé une période pendant
laquelle chaque approche affirmait sa différence à
l’égard des autres, la tendance actuelle est plutôt au
rapprochement des écoles et à l’intégration des diffé-
rentes méthodes. La plupart des thérapeutes familiaux
contemporains ne se limitent pas à une seule perspec-
tive : ils s’intéressent à la fois aux comportements et
aux représentations, à l’ici-et-maintenant, au passé et
au futur, aux problèmes et aux solutions, au système
familial et aux individus qui le composent, au fonc-
tionnement propre à la famille et à ses interactions
avec les thérapeutes, etc.
Le champ de la thérapie familiale montre toujours
une certaine diversité, mais celle-ci tient moins à des
partis pris théoriques et techniques qu’à la variété de
ses domaines d’application (psychiatrie, protection
de l’enfance, addictologie, thérapie de couple…), au
contexte d’exercice (institution versus pratique libérale,
demande spontanée versus soin sous contrainte…) et à
l’étape du cycle de vie où se situe la famille (présence
ou non d’enfants en séance, âge des enfants…). La
plupart des thérapeutes familiaux s’inspirent de plu-
sieurs approches et adaptent leur méthode à chaque
famille, à chaque problématique rencontrée et même,
dans certains cas, à chaque séance. Certaines familles
ou certaines étapes d’une thérapie répondent en effet
préférentiellement à telle ou telle approche. Du point
de vue éthique, il semble préférable que les choix des
thérapeutes soient orientés par les besoins des familles,
96
plutôt que par l’adhésion à tel ou tel modèle de réfé-
rence 1.
Arrivée à ce niveau de maturité, la thérapie fami-
liale se montre de plus en plus ouverte et disposée à
intégrer les apports issus d’autres champs, comme la
théorie de l’attachement 2, la psychotraumatologie 3,
l’addictologie ou encore des méthodes cognitives et
comportementales. Certains auteurs voient dans l’évo-
lution contemporaine de la thérapie familiale l’émer-
gence d’une « troisième vague » qui serait centrée sur
la régulation émotionnelle dans la famille (poursuivant
ainsi les travaux de plusieurs pionniers comme Bowen
ou Whitaker) 4.
Le dispositif thérapeutique
100
La famille est alors libre de solliciter ou non le dis-
positif qui lui a été indiqué.
La demande de thérapie familiale ne peut pas émer-
ger de la même manière qu’une demande de thérapie
individuelle, ne serait-ce que parce qu’elle concerne
plusieurs personnes. La famille est une entité grou-
pale qui ne peut pas formuler une demande en son
nom, « comme un seul homme ». La demande est donc
généralement portée par un (ou plusieurs) membre(s)
de la famille, mais rarement par tous.
Robert Neuburger (1984) propose de distinguer trois
composantes de la demande : le symptôme, la souffrance
et l’allégation (c’est-à-dire la demande d’aide propre-
ment dite). Dans certains cas, ces trois composantes
sont réunies chez la même personne. Par exemple : un
homme souffre de symptômes phobiques et demande
de l’aide à un thérapeute sur la base de ses symptômes
et de sa souffrance. Il s’agit ici d’une demande pour
laquelle une thérapie individuelle classique peut être
appropriée. Dans d’autres cas, ces trois composantes
sont réparties entre plusieurs membres d’une même
famille : un adolescent se trouve en situation d’échec
scolaire et d’isolement social mais ne s’en plaint pas ;
son père souffre profondément, mais en silence, de
cette situation ; et la mère, moins inquiète, adresse
néanmoins une demande d’aide à des professionnels.
Dans de telles configurations – bien connues des
thérapeutes et des travailleurs sociaux – il peut être
contre-productif de recevoir isolément l’un ou l’autre
membre de la famille. Ce n’est qu’en accueillant le
groupe familial entier que les thérapeutes pourront ras-
sembler les éléments épars de la demande, et donc les
ingrédients d’un changement possible. En s’inspirant
101
du questionnement circulaire de l’École de Milan,
Neuburger propose des techniques de questionnement
qui permettent d’explorer les éléments de la demande
en sollicitant chaque membre de la famille. « À votre
avis, qui pose le plus de problèmes à la famille actuel-
lement ? », « Qui souffre le plus de la situation ? »,
« Qui se montre le plus volontaire pour changer les
choses ? », etc.
Neuburger apporte ainsi aux thérapeutes familiaux
un modèle qui leur permet d’appréhender sereinement
le fait que les différents membres d’une famille arrivent
en thérapie avec des attentes et des niveaux d’implica-
tion qui peuvent être très différents. Lors du premier
entretien, si un membre de la famille manifeste expli-
citement sa réticence, les thérapeutes vont la considérer
mais ne pas s’y attarder et plutôt valoriser l’effort que
celui-ci a consenti en venant malgré tout, ainsi que les
compétences que les autres membres de la famille ont
mises en œuvre pour le faire venir. Il serait en effet
illusoire d’attendre que tous les membres d’une famille
– et même déjà les deux membres d’un couple – se
montrent indistinctement motivés à entreprendre une
thérapie familiale. Les difficultés rencontrées par la
famille au moment où les thérapeutes la reçoivent ont
au demeurant parfois largement mis à mal la capacité
de ses membres à se fédérer autour d’une action com-
mune. Les thérapeutes familiaux ne s’arrêtent donc
pas aux attentes (ou à l’absence d’attentes) exprimées
par chacun dans les premiers temps de la rencontre.
L’enjeu du premier (ou des premiers) entretien(s) est
d’accueillir chacun en respectant son point de vue, de
s’affilier tant que possible à lui et de favoriser l’adhésion
et la participation de tous à la démarche entreprise. Les
102
thérapeutes sont avertis du fait qu’une demande n’est
jamais univoque et contient toujours une part d’ambi-
valence : chaque personne comme chaque famille peut
souhaiter à la fois le changement et le non-changement
(ou le retour à un état antérieur inaccessible du fait de
l’évolution du contexte).
Il existe en outre des situations où la demande de
thérapie familiale est principalement portée par un
tiers (psychiatre prescripteur, services sociaux, juge,
etc.). Dans certains cas, la famille se trouve dans la
situation d’être vivement encouragée, voire contrainte,
d’engager une thérapie pour laquelle elle n’exprime
aucune demande. L’analyse systémique du contexte
est ici très précieuse. Les thérapeutes doivent en effet
trouver une manière d’aider la famille sans former une
coalition, que ce soit avec la famille ou avec le tiers
prescripteur (le « mandant »). Il peut être pertinent de
consacrer un premier temps du travail à clarifier les
rôles et les demandes de chaque partie, de manière à
définir les relations. Qui demande quoi ? Pour qui ?
Avec quel objectif ? Que se passera-t-il si la famille
refuse la thérapie ?… Lorsqu’ils le jugent pertinent,
les thérapeutes peuvent convier le tiers prescripteur
à une séance ou lire devant la famille la demande de
prise en charge qui leur a été envoyée. Des théra-
peutes ont développé des modèles spécifiques pour
ces contextes de contrainte ou de semi-contrainte 1. Il
s’agit d’adapter à ces situations complexes la méthode
d’analyse de la demande proposée par Neuburger et
de l’étendre aux institutions qui entourent la famille :
103
« Qui pose un problème à qui ? Qui souffre le plus ?
Qui souhaite quoi 1 ?… » Les thérapeutes n’attendent
pas de la famille qu’elle fasse sienne une demande
qui n’émane pas d’elle. En revanche, ils essaient de
mobiliser les membres de la famille en partant de leur
propre vision de la situation, de leurs propres besoins
et de la compréhension qu’ils peuvent avoir du point
de vue du tiers prescripteur. Il s’agit de valoriser les
compétences et l’autonomie de la famille et de lui per-
mettre de s’approprier tant que possible la thérapie en
définissant ses propres objectifs.
Certains thérapeutes familiaux nuancent la distinc-
tion théorique qui oppose la demande volontaire et la
demande contrainte. En effet, une thérapie familiale
est rarement entreprise comme un « soin de confort ».
Toute famille qui se résout – même de sa propre ini-
tiative – à s’y engager le fait généralement dans un
contexte de nécessité. Face à un problème qu’elle ne
parvient pas à résoudre seule, la famille est d’une cer-
taine manière contrainte de solliciter une aide exté-
rieure.
Dans tous les cas, l’engagement de la famille est
déterminant. C’est pourquoi les thérapeutes familiaux
favorisent son implication – quel que soit son niveau
d’engagement initial – et veillent à se prémunir du
risque d’inversion de la demande (la famille s’installe
dans une position passive et répond aux sollicitations
des thérapeutes comme si la demande venait d’eux).
En revanche, lorsque la thérapie n’avance plus, les
104
thérapeutes n’hésitent pas à demander de l’aide à la
famille (« Aidez-nous à vous aider », « Aidez-nous à
mieux comprendre »…) de manière à mobiliser leurs
ressources et à établir une relation de collaboration,
avec pour visée les objectifs définis par la famille.
La définition des objectifs occupe une place essen-
tielle en thérapie familiale, mais de manière différente
selon les modèles. Dans tous les cas, il est important de
noter que la formulation des objectifs favorise l’alliance
thérapeutique et l’engagement de la famille.
Pour les premiers thérapeutes familiaux, l’objectif
thérapeutique se résumait généralement à la résolution
du problème mis en avant par la famille dès le premier
contact. Cette démarche volontariste et pragmatique,
insufflée par l’École de Palo Alto, est à resituer dans
le contexte de l’époque, où les thérapeutes systémiciens
cherchaient à se démarquer de l’attentisme fréquem-
ment observé en psychiatrie et en psychanalyse. Chez
certains thérapeutes familiaux de la première géné-
ration, ce volontarisme s’accompagnait d’une vision
relativement normative de la famille. Des thérapeutes
pouvaient ainsi orienter la famille vers un fonctionne-
ment considéré comme plus normal ou plus fonctionnel
(Elkaïm, 1995, p. 46-47).
Rapidement, et notamment avec la deuxième vague,
les thérapeutes ont de plus en plus considéré qu’il fallait
laisser à la famille la liberté de définir et de redéfinir
elle-même ses objectifs, quel que soit le problème ini-
tial qu’elle eût mis en avant. Cette conception résulte
au demeurant d’un constat empirique : le problème a
tendance à se déplacer ou à changer de sens, la famille
et le contexte évoluant, si bien que les objectifs doivent
pouvoir être redéfinis en conséquence. De plus en plus
105
de thérapeutes familiaux adoptent une démarche non
prédictive, sans pour autant éviter de définir des objec-
tifs de concert avec la famille. En outre, les modèles
centrés sur les solutions nous ont appris que l’objectif
ne pouvait pas seulement être défini comme la dispa-
rition de quelque chose. Les thérapeutes doivent aider
la famille à identifier non pas seulement ce qu’elle ne
veut plus vivre, mais également ce à quoi elle aspire. En
définitive, les objectifs thérapeutiques doivent repré-
senter des moyens intermédiaires pour rapprocher la
famille de ses valeurs et de ses choix de vie.
Les thérapeutes doivent dans tous les cas veiller à
ne pas adhérer exclusivement à la définition du pro-
blème ou des objectifs proposée par un seul membre
ou par un sous-système de la famille. Il s’agit de
permettre à chacun d’exprimer ses attentes, même si
celles-ci sont contradictoires les unes avec les autres.
Pour les thérapeutes familiaux, le désaccord n’est
pas préjudiciable en soi. Il est au contraire l’occasion
d’engager le débat familial et de mettre en place des
conditions propices à l’émergence d’idées nouvelles ou
à des réaménagements inattendus des relations. Dans
certains cas – notamment en début de thérapie –, les
thérapeutes essaient de dégager un objectif commun
à tous les membres de la famille, fût-il minime, de
manière à favoriser l’engagement et la collaboration,
avant d’aborder des problèmes spécifiques à tel ou
tel membre.
De la même façon, lorsque la vie de la famille est
accaparée par un problème très important qui occupe
le devant de la scène (par exemple des tendances suici-
daires ou une addiction de tel ou tel de ses membres),
il semble important que les thérapeutes se montrent
106
attentifs non seulement à ce problème central, mais
aussi à toutes les préoccupations (même secondaires)
de la famille. Cela lui permet de conserver une vision
globale du système et de s’engager avec la famille dans
un travail qui ne vise pas uniquement la simple dispa-
rition apparente du symptôme principal.
Il faut enfin ajouter que la thérapie familiale n’est
pas une démarche exclusive et qu’elle peut, dans cer-
tains cas, être engagée en parallèle à d’autres prises en
charge (une hospitalisation, un traitement médicamen-
teux, un sevrage, une thérapie individuelle, etc.). On ne
considère plus aujourd’hui que les différentes méthodes
thérapeutiques entrent automatiquement en rivalité
les unes avec les autres. De plus en plus souvent – et
notamment dans des cas graves –, c’est plutôt la com-
plémentarité qui est privilégiée. Il s’agit de trouver avec
le patient et sa famille la combinaison thérapeutique la
plus appropriée. Dans le cas où la thérapie familiale est
associée à d’autres prises en charge, la difficulté réside
dans leur articulation. Celle-ci demande en effet aux
différents acteurs un effort de coordination, de manière
à éviter l’effet doublon, l’incohérence thérapeutique (les
différents thérapeutes impliqués entraînent la famille
dans des directions opposées) ou encore la démotiva-
tion des patients (épuisés par trop de rendez-vous).
Certains thérapeutes familiaux proposent aux autres
professionnels impliqués de participer à une ou à
plusieurs séances avec la famille. Il s’agit alors non
seulement de définir les rôles de chacun devant la
famille, mais aussi de nourrir un échange où tous les
interlocuteurs contribuent au travail thérapeutique 1.
107
II. – Le cadre
109
de la famille aux dépens des autres), de forger des
hypothèses de travail, de questionner la manière dont
le thérapeute se représente la famille ou encore de
stimuler sa créativité (Neuburger, 2003, p. 227-239).
Lorsque le thérapeute qui anime l’entretien est en dif-
ficulté ou souhaite prendre du recul, il peut quitter la
pièce et chercher conseil auprès des superviseurs, sur
sa propre initiative ou sur la proposition de ceux-ci.
L’entretien peut également être animé par un
binôme de thérapeutes ; on parle alors de cothérapie.
Plusieurs répartitions des rôles sont possibles. Souvent,
un thérapeute se met en avant et mène l’entretien,
tandis que l’autre observe les interactions, intervient
pour relancer les échanges autrement, donne la parole
à un membre de la famille qui se manifeste par son
expression non verbale, empêche les autres d’inter-
rompre les échanges, etc. Le cothérapeute représente
au demeurant une sorte de « filet de sécurité » pour le
thérapeute qui anime l’entretien de front. Il permet à
ce dernier de prendre plus de risques, dans la mesure
où son collègue peut intervenir en cas de difficulté.
Certains binômes mettent également la cothérapie
à profit pour se répartir les tâches d’animation. Par
exemple, dans la « cothérapie scindée » proposée par
Guy Ausloos (1995, p. 67-68), un thérapeute se centre
sur la dynamique familiale, pendant que l’autre soutient
le patient désigné. De façon générale, la cothérapie
apporte de la circularité et de la fluidité aux inter-
actions avec la famille et évite souvent la cristallisation
de phénomènes délétères (prise à partie du thérapeute,
connivence avec un membre de la famille, coalition…).
Certains dispositifs conjuguent les deux méthodes :
cothérapie et supervision. On retrouve ici le modèle
110
de l’École de Milan : deux cothérapeutes animent
l’entretien, pendant que deux superviseurs observent
depuis une autre pièce. Mara Selvini Palazzoli et ses
collaborateurs (1975, p. 18) plaidaient en outre pour
la mixité des binômes. La présence des deux sexes
parmi les cothérapeutes permet en effet un plus grand
éventail d’interactions avec les membres de la famille,
que ce soit en termes d’identification, d’affiliation ou
de mise en exergue de leurs représentations de ce qu’est
un homme ou une femme : une personne peut ainsi
s’adresser préférentiellement au thérapeute de même
sexe, chercher son approbation ou au contraire entrer
en rivalité avec lui ; une coalition entre les femmes de
la famille peut se manifester par la prise à partie de
la thérapeute femme et par la disqualification systé-
matique du thérapeute homme. Dans tous les cas, la
mixité de l’équipe thérapeutique apparaît comme une
source de richesses et d’informations. Elle peut aussi
favoriser l’affiliation de tous les membres de la famille
et éviter qu’un membre ait le sentiment de ne pas
avoir sa place dans le dispositif parce qu’il est le seul
de son sexe. Il faut aussi considérer les résonances des
thérapeutes et le risque, chez eux comme chez tout un
chacun, d’être influencés par des stéréotypes de genre
ou par leur propre expérience en tant qu’homme ou
femme.
La méthode de la supervision en direct requiert deux
pièces, séparées par un miroir sans tain ou reliées par
un système de retransmission vidéo. Un tel contexte
peut paraître de prime abord artificiel, voire étrange,
mais l’expérience a montré que les familles s’y habituent
rapidement et sont le plus souvent sensibles à l’éner-
gie qui est déployée par l’équipe de thérapeutes pour
111
les aider dans la résolution de leurs problèmes. Une
troisième pièce (ou une salle d’attente) peut également
être utile, car elle permet de faire sortir ponctuelle-
ment certains membres de la famille (pour mener par
exemple une partie d’entretien avec un sous-système).
L’aménagement de la salle d’entretien a lui aussi son
importance. Les thérapeutes évitent généralement la
présence d’un bureau ou de tout mobilier qui tend à
créer une distance hiérarchique entre eux et la famille.
La plupart du temps, ils installent des fauteuils en
cercle et agrémentent la pièce d’une table basse, de
quelques jouets ou crayons de couleur à destination
des enfants et d’un paper board (qui peut notamment
être utile pour dresser le génogramme). La taille de la
pièce peut elle aussi avoir son importance. Une pièce
trop petite pour accueillir une famille peut induire
une atmosphère oppressante, inhiber les mouvements
physiques et empêcher les thérapeutes d’utiliser des
techniques qui mettent en jeu le corps (changements
de place, sculptures familiales, jeux de rôles…). À l’in-
verse, une pièce trop grande peut induire une certaine
distance relationnelle dans les échanges et favoriser la
dispersion des enfants.
Avant d’engager une thérapie familiale, l’une des pre-
mières questions qui se posent est celle de la présence
des différents membres de la famille aux rendez-vous.
Selon les thérapeutes et les modèles, il existe différentes
manières d’appréhender cette question. Certains théra-
peutes exigent de la famille que tous les membres soient
présents à tous les rendez-vous (au risque d’annuler
une séance en cas d’absence de l’un des membres),
alors que d’autres se montrent plus flexibles et laissent
aux différents membres la possibilité de venir ou pas
112
selon les séances. En revanche, la plupart des théra-
peutes s’entendent sur le fait que tous les membres d’un
même ménage familial doivent être présents au premier
rendez-vous, quitte à ce que le travail se poursuive
ensuite avec certains sous-systèmes ou avec la famille
entière selon les séances et les besoins de la famille.
Cette règle permet d’affirmer d’emblée le caractère
familial de la thérapie. Il offre aussi aux thérapeutes
l’occasion de faire connaissance avec le système familial
entier (comme unité), dont la logique dépasse l’addition
de ses membres et de ses sous-systèmes (principe de
totalité). Certains thérapeutes, comme Whitaker ou
Mara Selvini Palazzoli, appliquaient rigoureusement
cette règle au premier rendez-vous. Ce fonctionne-
ment est annoncé et expliqué en amont, dès le premier
contact téléphonique 1. Ce principe protège la thérapie
des conséquences délétères que peut amener le fait
de recevoir dans un premier temps un seul membre
ou un sous-système de la famille : établissement d’un
lien de connivence, adhésion des thérapeutes à une
seule définition du problème, difficultés à intégrer
ultérieurement les autres membres de la famille qui
se sont sentis exclus, difficultés de la famille à s’engager
pleinement dans la thérapie (l’absence d’un membre
incarne l’ambivalence de toute la famille), etc.
En cas d’absence imprévue d’un membre à un rendez-
vous ultérieur, des techniques existent pour mener l’en-
tretien sans banaliser cette absence : symboliser l’absent
113
par une chaise vide et l’évoquer régulièrement, rédiger
un compte rendu de la séance que la famille lira au
membre absent à son retour au domicile, etc. (Selvini
Palazzoli et alii, 1975, p. 108-109).
Les situations de séparation parentale, de recom-
position familiale et de pluriparentalité amènent un
degré de complexité supplémentaire et exigent des
thérapeutes qu’ils redoublent leur attention dans l’amé-
nagement du cadre 1. De nombreuses solutions sont
envisageables, qui ne sont d’ailleurs pas exclusives les
unes des autres : recevoir l’enfant patient désigné avec
ses parents légaux, recevoir séparément chaque ménage
où vit l’enfant (avec les éventuels beaux-parents et
demi ou quasi-frères et sœurs), isoler des sous-systèmes
(une fratrie naturelle ou une fratrie recomposée, par
exemple)…
Au début des années 2020, les outils technologiques
permettant la consultation à distance se sont démo-
cratisés, notamment en raison de la pandémie de
coronavirus. La visioconférence permet aux théra-
peutes familiaux de réunir les membres d’une famille
dans un même espace-temps, à une époque où cela
se révèle plus difficile qu’autrefois (éparpillement géo-
graphique, emploi des femmes, etc.). Elle permet de
faire participer tout membre qui vit dans une autre
région ou travaille loin, mais qui pourrait se libérer le
temps de la séance. La modalité hybride semble être
la plus intéressante en thérapie familiale : certain(s)
membre(s) participe(nt) en présentiel et d’autre(s)
114
en distanciel. A contrario, il apparaît difficile de voir
toute une famille à distance, ne serait-ce que pour
des questions techniques : plus les personnes sont
nombreuses devant leur écran, plus elles s’en trouvent
éloignées et plus la perception de la parole et des
messages non-verbaux est difficile pour le thérapeute.
Dans une perspective systémique et multigénération-
nelle, la visioconférence ouvre des perspectives extra-
ordinaires : il devient aisé d’inclure, ne serait-ce que
pour une séance, tel ou tel membre significatif de la
famille élargie (grand-parent, oncle ou tante, parrain
ou marraine…). Alors que les contraintes logistiques
ont longtemps été le talon d’Achille de la thérapie
familiale en comparaison de la thérapie individuelle, la
visioconférence ouvre une nouvelle ère pour l’approche
systémique.
Quels que soient les options prises par les théra-
peutes et les aménagements mis en place pour chaque
thérapie, voire pour chaque séance, il semble impor-
tant que ces choix soient raisonnés et que les théra-
peutes restent toujours responsables de leur cadre. Une
famille peut en effet avoir spontanément tendance
à vouloir modeler ce cadre de manière à entretenir
son fonctionnement (nourrir une coalition, exclure
tel ou tel membre, empêcher le rapprochement entre
deux membres, éviter d’aborder tel ou tel sujet…). Il
serait contreproductif d’imposer un cadre autoritaire et
arbitraire à la famille, mais il paraît néanmoins impor-
tant de lui offrir l’occasion de vivre en séance une
expérience nouvelle, propice au changement, fût-ce
en négociant avec elle l’aménagement progressif du
dispositif (voir supra, chap. III, p. 83-86). Il faut
ainsi distinguer la position basse des thérapeutes eu
115
égard à la souveraineté familiale (les thérapeutes res-
pectent les choix, la singularité et les compétences
propres de la famille) de leur position haute eu égard
à leur cadre. Ce dernier doit être à la fois souple,
ferme et rassurant.
C’est également par l’emploi de nombreuses tech-
niques de questionnement et de médiation que les
thérapeutes familiaux donnent vie au cadre thérapeu-
tique. Ces techniques varient selon les approches et les
contextes. Plusieurs ont été abordées au cours des deux
chapitres précédents : le recadrage, la prescription de
tâche, le génogramme, le questionnement circulaire,
l’interruption de séance, les échelles de progrès… Il
s’agit chaque fois de stimuler les ressources de la famille
et d’éviter que la séance ne s’apparente à une conver-
sation de salon. Certaines techniques, qui impliquent
le corps, le langage non verbal ou les symboles, sont
particulièrement utiles pour aider la famille à ne pas
s’enfermer dans l’intellectualisation et le commentaire
abstrait de sa propre vie 1.
Chaque entretien dure en moyenne entre une heure
et une heure et demie. Les séances sont généralement
espacées (une séance toutes les trois semaines ou tous
les mois), mais elles peuvent être plus rapprochées en
cas de crise familiale (une séance par semaine ou toutes
les deux semaines). La durée des thérapies est variable.
Cependant, la plupart des thérapeutes privilégient les
suivis courts, parfois en planifiant avec la famille un
certain nombre de séances à l’avance.
116
III. – Efficacité et domaines d’application
117
était de 77 % pour les patients hospitalisés, contre
62 % pour ceux qui avaient suivi une thérapie fami-
liale. En revanche, un an après la fin des traitements,
la baisse n’était plus que de 40 % pour les premiers
contre 65 % pour les seconds. La thérapie familiale
semble ainsi particulièrement efficace pour prévenir
des rechutes.
Comme nous l’avons vu plus haut, la thérapie fami-
liale s’est d’abord développée dans le champ psychia-
trique. Dans un premier temps, ce sont des patients
adultes qui ont constitué une voie d’accès pour le travail
familial. Plus tard, la thérapie familiale s’est aussi dif-
fusée dans les services de psychiatrie de l’enfant et de
l’adolescent. Cette évolution était naturelle : l’enfant vit
quasiment toujours en famille, est très dépendant de
ses parents et particulièrement exposé au phénomène
du patient désigné. Il est à noter que l’implication
des enfants en thérapie familiale requiert des tech-
niques particulières, et notamment l’usage d’outils de
médiation 1.
La thérapie familiale a ensuite largement investi
le champ du travail social et des institutions médico-
sociales, que ce soit dans le domaine de la protection
de l’enfance ou des violences conjugales. Ce déve-
loppement a été encouragé par l’évolution des lois,
qui privilégient de plus en plus le maintien des liens
parents-enfants et l’accompagnement des familles.
Ces contextes de travail exposent fréquemment les
professionnels aux problèmes spécifiques à l’aide sous
contrainte, vus plus haut (p. 103-104).
118
Plus récemment, la thérapie familiale s’est étendue
au champ de la clinique interculturelle 1. L’approche
familiale s’accorde en effet assez naturellement avec
l’approche interculturelle : les thérapeutes familiaux
appréhendent chaque famille comme un univers à part
entière auquel ils sont « étrangers » et qu’ils doivent
apprendre à découvrir. Cette exploration se poursuit
sur le plan de la culture, lorsqu’une famille a connu
la migration et porte en elle des éléments issus de
plusieurs mondes culturels. Lorsqu’une personne ou
une famille qui a traversé l’expérience de la migration
rencontre des difficultés, la thérapie familiale peut se
révéler pertinente pour plusieurs raisons : pour ces
personnes, la famille représente souvent une ressource
essentielle ; l’épreuve de la migration a généralement
eu des répercussions importantes sur le système fami-
lial ; certaines cultures privilégient l’entraide familiale
à d’autres formes d’aide, etc.
Depuis les vingt dernières années, la branche de
la thérapie familiale qui connaît le plus grand essor
est celle de la thérapie de couple (Favez, Darwiche,
2016). Dans le contexte contemporain où le lien conju-
gal est à la fois valorisé et fragilisé, nombre de couples
cherchent des ressources pour traverser des périodes
de crise (incompréhension mutuelle, affaiblissement
du désir, conflits récurrents, relation extraconjugale,
etc.). Les psychothérapeutes sont ainsi aux prises avec
une augmentation des demandes émanant de couples.
Il est important de noter que la thérapie de couple est
une sous-catégorie de la thérapie familiale et non une
119
extension de la thérapie individuelle ou de la sexologie.
Le thérapeute de couple doit en effet être capable de
considérer les multiples facteurs qui peuvent avoir des
répercussions sur la relation conjugale : la famille d’ori-
gine de chaque partenaire, d’éventuelles divergences
entre les valeurs familiales de chacun, l’éducation des
enfants, etc. De fait, la relation conjugale ne peut pas
être isolée des autres dimensions de la vie familiale,
même si le thérapeute est attentif à la frontière qui
protège cette relation des influences extérieures. Les
thérapeutes de couple légitimement formés sont donc
en premier lieu des thérapeutes familiaux. Dès les
débuts de la thérapie familiale, des pionniers comme
Jay Haley (1963) et Virginia Satir (1964-1967) ont
élaboré des techniques spécifiques pour les couples. Plus
tard, des thérapeutes de la deuxième vague, comme
Mony Elkaïm (1989) et Robert Neuburger 1, ont cen-
tré leur attention sur l’articulation/désarticulation entre
les représentations individuelles de chaque partenaire
(« construction du monde », « programme officiel »…)
et entre celles-ci et les représentations conjugales (mythe
fondateur du couple, valeurs partagées…). L’approche
trigénérationnelle 2 replace quant à elle le couple et
ses difficultés dans l’histoire familiale de chaque parte-
naire et dans l’enchevêtrement de loyautés et de problé-
matiques transgénérationnelles qui y sont impliquées 3.
Il s’agit de permettre à chaque partenaire d’évoluer dans
120
sa relation à sa famille d’origine ou à ses enfants, tout en
bénéficiant de la présence et du soutien de son conjoint.
Les partenaires peuvent ainsi apprendre à mieux se
connaître et réinventer un contrat de couple, qui soit
non pas parasité mais enrichi par l’histoire de chacun.
Des thérapeutes ont également développé des modèles
intégratifs, centrés sur le renforcement des échanges
positifs, la communication, la restructuration cognitive,
les émotions ou encore l’acceptation des différences 1.
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Rivett M., Street E., Family Therapy : 100 Key Points and Techniques,
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Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseau, 2 numé-
ros par an, Bruxelles, De Boeck supérieur.
Family Process, 4 numéros par an, Hoboken (États-Unis), Wiley-
Blackwell.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction ................................................... 3
CHAPITRE PREMIER
Une révolution dans le champ
des psychothérapies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
CHAPITRE II
Pionniers et principes fondamentaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
CHAPITRE III
La deuxième vague . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
126
CHAPITRE IV
Le dispositif thérapeutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
I De la demande de la famille
aux visées thérapeutiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
II Le cadre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
III Efficacité et domaines d’application . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Composition et mise en pages
Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq