Vous êtes sur la page 1sur 129

Sébastien Dupont

LA THÉRAPIE
FAMILIALE

Deuxième édition mise à jour


3e mille
À lire également en
Que sais-je ?
COLLECTION FONDÉE PAR PAUL  ANGOULVENT

Jean Maisonneuve, La Psychologie sociale, no 458.


René Kaës, Les Théories psychanalytiques du groupe, no 3458.
Serge Tisseron, Les Secrets de famille, no 3925.
Dominique Picard, Edmond Marc, L’École de Palo Alto, no 3954.
Chantal Collard, Françoise Zonabend, La Parenté, no 3999.
Liliane Daligand, Les Violences conjugales, no 4052.

ISBN 978-2-7154-1046-6
ISSN 0768-0066
Dépôt légal – 1re édition : 2017
2  édition mise à jour : 2022, mars
e

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2022


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
Introduction

La thérapie familiale occupe une place à part


dans le champ des psychothérapies contemporaines.
Contrairement aux modèles classiques, elle ne s’adresse
pas à l’individu, mais au groupe familial, uni par des
liens conjugaux, filiaux et fraternels. À une époque
où les difficultés individuelles et relationnelles sont
abordées comme des pathologies et surmédicalisées,
cette approche thérapeutique réhabilite un postu-
lat humaniste  : les problèmes humains s’inscrivent
et s’expriment avant tout dans un contexte affectif,
celui de l’entourage le plus proche. Les familles et les
couples, malgré les souffrances qu’ils peuvent engendrer
ou entretenir, détiennent souvent les clés du mieux-être
de leurs membres. Les thérapeutes familiaux cherchent
ainsi à mobiliser leurs ressources et leurs compétences
pour traverser une crise, qu’elle soit individuelle ou
collective.
La thérapie familiale a commencé à se développer
aux États-Unis, dans les années  1950 et  1960. Des
psychiatres et des psychologues, ayant observé l’inter-
dépendance entre l’évolution des patients et celle de
leur entourage, ont placé la famille au cœur de leurs
dispositifs thérapeutiques. Ils ont commencé à rece-
voir simultanément les membres d’une même famille,
parfois sur trois générations.
Cette approche repose sur la prise en compte
de  la dynamique propre au système familial. Il s’agit
3
de replacer les symptômes et les conflits dans le fonc-
tionnement de la famille, au regard de la place qu’ils
occupent dans l’équilibre des interactions. Les théra-
peutes considèrent la culture et les valeurs du groupe
familial, ainsi que les besoins et les ressources de
chaque membre, de manière à accompagner la famille
vers un changement « systémique ».
Ce modèle a été importé en Europe dans les
années  1970 et s’est ensuite largement diversifié et
développé. Les pionniers de la thérapie familiale
(Don  Jackson, Salvador Minuchin, Jay Haley, Carl
Whitaker, Mara Selvini Palazzoli, Maurizio Andolfi…)
ont établi les principes fondamentaux de ce nouveau
champ psychothérapeutique et en ont proposé plu-
sieurs orientations possibles (structurale, stratégique,
symbolique-expérientielle, contextuelle, psychanaly-
tique…).
Le champ de la thérapie familiale a beaucoup évo-
lué dans les décennies qui ont suivi. C’est en effet à
partir des années 1980 qu’a émergé une « deuxième
vague », donnant naissance à de nouvelles approches
(constructivisme, thérapie narrative, thérapie brève…).
Nous aborderons en premier lieu la révolution que
représente la thérapie familiale dans le champ des
psychothérapies (chap. I). Nous parcourrons ensuite les
modèles historiques bâtis par les pionniers (chap. II) et
les approches nées de la « deuxième vague » (chap. III).
Nous décrirons enfin les caractéristiques techniques et
les principaux domaines d’application de ce dispositif
thérapeutique (chap. IV).
CHAPITRE PREMIER

Une révolution dans le champ


des psychothérapies

I. – Une rupture avec le paradigme


psychiatrique classique

Les psychothérapies occidentales sont héritières


de la médecine moderne, dont elles reprennent les
principes fondamentaux : les désordres humains sont
considérés comme des « symptômes » dont le théra-
peute devrait rechercher l’étiologie, selon le modèle
anatomoclinique de la « lésion » qui implique une rela-
tion linéaire de cause à effet (par exemple la recherche
d’un  traumatisme, d’une culpabilité inconsciente
ou  d’un dérèglement des neurotransmetteurs). Le
trouble est généralement interprété selon le schéma
déficitaire, c’est-à-dire comme le signe d’une carence
ou d’un dysfonctionnement. Selon ce paradigme,
commun à des approches aussi différentes que la
psychanalyse, la pharmacothérapie ou les thérapies
cognitives et comportementales, il apparaît comme
une évidence que le trouble émerge de l’individu lui-
même (son inconscient, son cerveau, ses cognitions,
ses conditionnements, son histoire) et que la théra-
pie s’adresse exclusivement à lui. Les psychothérapies
contemporaines sont ainsi, dans leur grande majorité,
5
fondées sur l’entretien individuel. Le thérapeute reçoit
l’individu seul, à l’écart de son environnement, de la
même manière qu’un chirurgien isole le patient qu’il
installe sur sa table d’opération. Même les thérapies de
groupe s’inscrivent dans la continuité de ce modèle :
elles rassemblent généralement des individus qui ne se
connaissent pas au préalable ; il s’agit donc ici encore
de soigner des individus en les isolant de leur entou-
rage habituel.
Ce paradigme médical et individualisant des psycho-
thérapies est commun à la plupart des modèles actuels.
Si les représentants des différentes approches entre-
tiennent d’importantes querelles pour savoir quelle est
la plus efficace, ce point ne suscite quant à lui que peu
de débats  : il est entendu qu’une psychothérapie est
a priori individuelle.
Les institutions médico-sociales et les systèmes de
remboursement des soins sont construits sur la base
de ce postulat : les thérapeutes reçoivent des personnes
et non des couples, des familles ou des groupes d’amis.
Les soins psychiatriques et psychothérapeutiques
sont destinés à des individus (considérés comme des
malades) et sont organisés en ce sens, du dossier
médical au financement des prises en charge. Il peut
arriver qu’un psychiatre reçoive la famille d’un patient
hospitalisé, mais cet acte est souvent considéré comme
auxiliaire à des soins qui restent fondamentalement
centrés sur l’individu.
De ce point de vue, la thérapie familiale sort
du cadre classique de la psychiatrie et des psycho-
thérapies (Miermont, 2010). Elle ne reçoit pas des
individus séparés de leurs proches, mais des groupes
dits « naturels » en langage sociologique (des familles
6
et des couples), qui préexistent à la thérapie et qui ont
leurs propres règles de fonctionnement. Il ne s’agit pas
seulement d’associer ponctuellement un ou plusieurs
membres de la famille à la thérapie, comme peuvent le
faire des praticiens de toutes obédiences, mais d’orga-
niser la thérapie autour du groupe familial lui-même.
Cette innovation constitue l’acte de naissance de la
thérapie familiale et la place d’emblée à la marge des
autres modèles psychothérapiques.
Aussi anodin qu’il puisse paraître, ce pas épistémo-
logique représente une rupture avec le paradigme
médical et psychiatrique. Dès lors qu’il s’adresse à un
couple ou à une famille, le thérapeute doit prendre
en considération l’unité et la dynamique propres à
ce groupe, respecter sa hiérarchie, ses valeurs et sa
culture, se préoccuper des effets que ses interventions
produisent sur son fonctionnement, le laisser définir
ce qui est un problème et ce qui ne l’est pas, etc.
Recevoir une famille, c’est aussi dépasser les catégories
d’âge ou de pathologie autour desquelles sont organi-
sées les institutions : le thérapeute familial réunit des
personnes de tous âges (des enfants, des parents, des
grands-parents…), des personnes identifiées comme
porteuses de symptômes et d’autres qui ne le sont pas
ou qui présentent d’autres difficultés (par exemple une
mère souffrant de dépression et une fille présentant
des troubles obsessionnels compulsifs).

Mme  D. consulte une psychologue pour son fils âgé de


10 ans, Mateo, qui présente des problèmes de compor-
tement à l’école et dont les résultats scolaires baissent
de manière significative. Il apparaît rapidement que les
7
troubles du garçon sont liés à une crise que traversent
son père et toute la famille. M. D., 45 ans, est alcoolique
depuis une quinzaine d’années, oscillant entre des phases
d’abstinence et de rechute. Il souffre de sa situation, mais
il peine à se faire aider et à accorder sa confiance à un
professionnel. Ces derniers mois, son addiction a pris une
ampleur sans précédent et a des répercussions importantes
sur sa vie comme sur celle de ses proches  : conduite en
état d’ivresse, rappels à l’ordre par son employeur, conflits
de couple, etc. La psychologue propose à la mère une
thérapie familiale et prend directement contact avec le
père, qui finit par accepter un rendez-vous.
Le père se montre méfiant mais rassuré par le fait que l’at-
tention des thérapeutes n’est pas uniquement portée sur lui
et sur ses problèmes d’alcool. Les thérapeutes s’intéressent
à toute la famille et autant à ce qui fonctionne qu’à ce
qui pose des problèmes dans leur quotidien. Au cours des
premières séances, ils perçoivent que les difficultés de la
famille font système : les problèmes de couple accentuent
l’addiction du père à l’alcool et vice  versa ; les tensions
familiales suscitent des comportements agités et agres-
sifs chez Mateo, qui alimentent en retour les dissensions
entre les parents et l’addiction du père. Les thérapeutes
découvrent que chaque parent a une histoire personnelle
et familiale douloureuse qui affecte sa faculté à investir
son rôle de parent et à avoir confiance dans ses capacités
éducatives. Des phénomènes paradoxaux apparaissent : la
crise alcoolique du père permet à la mère de se rapprocher
de son fils et de prendre la position de parent protec-
teur, chose qu’il lui était difficile de faire auparavant ;
les membres de la famille, très distants affectivement,
ne parviennent à exprimer leurs émotions que dans les
moments d’ivresse du père.
Dans cette situation, les symptômes apparents (addic-
tion du père et troubles du comportement du fils) sont
non seulement liés, mais inscrits au cœur même du
8
fonctionnement familial. L’amélioration des relations et
l’apaisement des symptômes exigeront ainsi la participa-
tion de tous les membres de la famille et la réorganisation
de leur système relationnel, parallèlement à une prise en
charge du père en addictologie.

Dès les années 1930, plusieurs psychiatres se sont


engagés sur cette voie de la thérapie familiale, mais leurs
théories (psychopathologiques et psychanalytiques),
reposant sur l’individu et l’intrapsychique, ne leur
permettaient pas de fonder épistémologiquement leur
nouvelle approche. La théorie des systèmes et l’École
dite de Palo Alto ont alors eu des répercussions consi-
dérables ; elles ont donné aux thérapeutes les fonde-
ments théoriques dont ils avaient besoin pour asseoir
leur modèle et le faire exister dans le panorama des
psychothérapies 1.

II. – L’héritage de Palo Alto

La thérapie familiale a un lien particulièrement


étroit avec l’École de Palo Alto et la théorie générale
des systèmes, à tel point que l’expression « thérapie
systémique » est parfois utilisée comme un synonyme
de thérapie familiale. Tous ses courants n’émanent pas
directement de l’École de Palo  Alto, mais la plupart
considèrent ses concepts et théories comme une base

1. Les thérapies systémiques constituent depuis lors un courant psycho-


thérapeutique à part entière, plus large que celui de la thérapie familiale
(N. Pommepuy, « Thérapies systémiques », EMC Psychiatrie, vol. 14,
no 4, 2017, p. 1-15).

9
épistémologique commune. Il paraît donc nécessaire
de revenir sur les principaux apports de ce mouvement
de pensée qui a bouleversé le XXe siècle.
Le célèbre anthropologue Gregory Bateson
(1904-1980) est à l’origine de l’École de Palo  Alto 1.
Chercheur passionné et ouvert à de multiples disci-
plines, il participe dès les années  1940 au mouve-
ment de pensée de la cybernétique, au sein duquel des
scientifiques issus de tous horizons (mathématiques,
physique, neurophysiologie, sciences sociales…) par-
tageaient le fruit de leurs recherches pour fonder une
théorie de l’information et des systèmes.
La cybernétique désigne une ambition intellectuelle :
élaborer une théorie générale des systèmes, de l’infor-
mation et de la communication qui puisse s’appliquer
aux sciences naturelles, physiques et humaines. Les
chercheurs qui s’engagèrent dans cette voie aspiraient
à dégager les grands principes par lesquels un système
ouvert (humain, animal, mécanique ou autre) régule ses
échanges avec son environnement, maintient son équi-
libre interne ou encore se préserve de la désorganisation.
On distingue classiquement deux étapes de la pen-
sée cybernétique. La « première cybernétique » (des
années 1940 aux années 1960) s’intéresse aux processus
qui permettent à un système ouvert sur son environne-
ment de maintenir son équilibre interne. La « deuxième
cybernétique » étudie, à partir des années  1970, les
mécanismes qui permettent à un système de changer,
de créer de nouvelles structures et de passer d’un équi-
libre à un autre. On confond souvent la « deuxième

1. Pour de plus amples informations, voir D. Picard, E. Marc, L’École


de Palo Alto, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2020, 3e éd.

10
cybernétique » avec la « cybernétique de deuxième
ordre ». Cette dernière expression désigne une dimen-
sion de la recherche cybernétique qui s’intéresse à l’effet
que produit l’observateur sur le système observé. Il
est à noter que cette orientation est antérieure à la
deuxième cybernétique (on en trouve des prémices dès
les années 1950, notamment chez Bateson).
C’est dans cette atmosphère d’émulation intel-
lectuelle que Gregory Bateson fonde, au début des
années  1950, le groupe de recherche qui sera rétro-
activement appelé « École de Palo Alto » (du nom de la
ville de Californie où l’équipe a été réunie). Pendant
dix ans, l’anthropologue s’entoure de chercheurs éclec-
tiques comme Don Jackson (1920-1968) ou Jay Haley
(1923-2007), qui deviendront de grands représentants
de la thérapie familiale. Parmi les membres successifs
de cette équipe, Paul Watzlawick (1921-2007) est
certainement l’un des plus connus ; ses travaux sur
la communication ont en effet rencontré une large
audience de par le monde.
Les théoriciens de l’École de Palo Alto utilisèrent les
concepts issus de la cybernétique pour penser le fonc-
tionnement des familles (leurs mécanismes régulateurs,
la fonction homéostatique des symptômes), mais aussi
l’organisation du système thérapeutique (qui inclut la
famille et les thérapeutes) et les phénomènes d’in-
fluence réciproque entre les thérapeutes et la famille.
Les deux grands principes de la théorie générale
des systèmes constituent ainsi le cœur conceptuel de
la thérapie familiale :
– Le principe de totalité  : un système (c’est-à-dire
un ensemble d’éléments en interaction) se définit
11
par son unité, ses principes autorégulateurs et
l’interdépendance de ses parties (la modification
d’un élément se répercute mécaniquement sur
les autres). Ce principe est résumé par la célèbre
formule : « Le tout est plus que la somme de ses
parties » (par exemple un organisme animal est
plus que la somme de ses cellules).
– Le principe d’homéostasie  : tout système tend à
maintenir son équilibre et à réguler les variations
internes ou externes susceptibles de le déstabi-
liser. Les éléments qui constituent un système
sont liés entre eux (et avec leur environnement)
par des relations de causalité non pas linéaire,
mais circulaire  : chacun répond aux comporte-
ments de l’autre, qu’il influence par ses réponses.
La  rétroaction (feedback) est positive lorsqu’elle
tend à accentuer le comportement auquel elle
répond, et négative lorsqu’elle vise à l’amortir. La
rétroaction  négative est le principal mécanisme
par lequel un système assure son homéostasie
face aux changements internes et externes. Par
exemple : un thermostat maintient la température
d’une pièce en déclenchant la chaudière lorsque
le thermomètre descend en dessous d’un certain
seuil et en l’arrêtant lorsqu’il dépasse un autre
seuil.
En utilisant l’approche systémique, les psychothéra-
peutes de Palo Alto ont adopté une perspective entiè-
rement nouvelle. Contrairement à la psychiatrie et à
la psychanalyse de l’époque, ils n’ont plus cherché à
isoler l’individu de son environnement ni à explorer sa
vie intrapsychique. Ils ont plutôt orienté leur attention
12
vers les interactions entre individus et les contextes de
leurs échanges.
La famille est apparue ici comme le premier contexte
relationnel à considérer. Don  Jackson, qui pratiquait
déjà la thérapie familiale en tant que psychiatre avant
d’intégrer l’équipe de Bateson, a largement nourri cette
réflexion autour de la famille comme groupe relation-
nel. La théorie générale des systèmes apportait des
outils conceptuels permettant de penser le système
familial. Chaque famille est en effet un petit groupe
social, dans  lequel des adultes et  des  enfants  inter-
agissent et partagent un quotidien, des émotions, des
valeurs, des liens, des affinités, des conflits. Chaque
famille est donc une entité en soi, un « tout » qui repré-
sente plus que la somme de ses parties. La famille
apparaît en elle-même comme un système interactif
qui, dans une certaine mesure, s’impose aux individus
qui le font fonctionner. Elle est – comme le couple –
une coconstruction qui nourrit ses propres logiques, sa
propre répartition des rôles et sa propre culture. Cette
organisation lui donne une cohérence et une identité,
qui lui permettent de perdurer sur le long terme.
Le système familial est homéostatique : il tend à pré-
server son fonctionnement et à se défendre de certains
changements, de manière à maintenir son équilibre et
son unité. Il évolue néanmoins au gré des événements
heureux et malheureux (naissance, mariage, déména-
gement, accident, décès, séparation…) et des étapes
du cycle de la vie familiale (l’autonomisation du jeune
adulte, la formation du couple, la famille avec des
enfants en bas âge, la scolarisation des enfants, l’ado-
lescence, le départ des enfants, la retraite des parents,
la fin de vie). Le passage d’un équilibre familial à un
13
autre se fait de façon plus ou moins fluide, souvent à
travers des périodes de relative désorganisation (« crises
de développement ») 1.
Chaque famille est un système dynamique qui
englobe lui-même plusieurs sous-systèmes : le couple
parental, la fratrie ou encore un lien particulièrement
étroit entre un parent et un enfant. Il est aussi articulé à
d’autres métasystèmes : les familles étendues paternelle
et maternelle, une communauté religieuse, un cercle
d’amis, une nation, etc. L’homéostasie d’une famille
repose sur l’harmonie relative entre ces différents sys-
tèmes, qui s’emboîtent ou se recoupent. Dans certains
cas, les problèmes d’une famille résultent moins d’un
déséquilibre interne que de tensions entre elle et son
environnement (par exemple dans des situations d’im-
migration, de décalage entre milieux sociaux ou de
crise économique).
L’équipe de Bateson, qui était initialement consa-
crée à la recherche, a donné naissance à un centre de
consultation psychothérapeutique, le Mental Research
Institute (MRI), créé par Don Jackson. C’est dans ce
contexte que des pionniers de la thérapie familiale,
comme Jay Haley ou Virginia Satir, ont développé
leurs méthodes.
Les représentants de l’École de Palo  Alto ont
forgé une théorie de la communication applicable au
domaine psychiatrique. Ils interprètent les troubles
psychopathologiques comme des perturbations de la
communication entre la personne et son entourage
ou elle-même. La théorie emblématique de cette

1. S. Dupont (dir.), Le Cycle de vie des familles contemporaines, Toulouse,


Érès, 2022.

14
approche est celle de la « double contrainte » (double
bind), observée par Bateson entre des jeunes schizo-
phrènes et leurs parents. Le parent envoie des mes-
sages contradictoires à son enfant (il demande par
exemple verbalement un rapprochement affectueux
tout en adoptant une expression de rejet) et empêche
l’enfant d’entreprendre toute tentative pour échapper
à ce paradoxe. L’enfant se voit ainsi enfermé dans
un dilemme où il ne peut qu’avoir tort. Selon cette
théorie, une telle situation relationnelle pourrait expo-
ser l’enfant au risque de développer des symptômes
psychotiques, si elle se reproduit de façon récurrente
et si l’enfant est dans l’incapacité de métacommuniquer,
c’est-à-dire d’interpeller son parent sur l’incohérence
de ses messages. Cette théorie, publiée par l’équipe de
Bateson en 1956, a eu des répercussions considérables
dans le champ psychiatrique. Pour la première fois, la
logique d’un trouble psychopathologique était replacée
dans le contexte de l’interaction.
Cette première description laisse penser qu’il y a un
initiateur (le parent) et une « victime » (l’enfant) de la
communication dysfonctionnelle ; mais, par la suite,
les théoriciens de Palo Alto mettront de plus en plus
de côté la question de l’origine du dysfonctionnement,
pour s’intéresser essentiellement au système interactif
lui-même, que chaque protagoniste tend à renforcer
par ses rétroactions. Avec l’approche systémique, la
question de l’étiologie des symptômes est d’une cer-
taine manière mise entre parenthèses. Du point de vue
circulaire, des causes peuvent être renforcées par leurs
conséquences, des conséquences peuvent devenir des
causes, etc. Les thérapeutes ne cherchent donc pas à
savoir si des dysfonctionnements familiaux ont entraîné
15
des troubles psychopathologiques ou l’inverse ; pour
eux, les deux phénomènes peuvent être vrais en même
temps. Ils s’intéressent en revanche à la manière dont
les symptômes et les relations familiales font système
(par exemple  : comment la mésentente des parents
s’articule avec la phobie sociale de leur adolescent).
Même si un thérapeute était capable d’identifier la
cause première d’un trouble, cela ne lui permettrait
pas nécessairement de l’apaiser, car les mécanismes qui
sont à l’origine d’un symptôme sont souvent différents
de ceux qui assurent son maintien. C’est pourquoi
les thérapeutes systémiciens s’intéressent davantage à
l’ici-et-maintenant qu’au passé.
Lorsqu’une famille consulte un thérapeute, c’est
généralement parce que ses problèmes l’ont arrêtée
dans sa trajectoire et qu’elle se trouve ainsi fixée à
une étape de son développement. Les symptômes
psychopathologiques et les problèmes familiaux cor-
respondent souvent à une forme d’immobilisation : le
symptôme est figé, la famille est « pétrifiée ». Dans
ce cas, le principal enjeu de la thérapie est d’offrir un
contexte qui permette la remise en mouvement de
la dynamique familiale. L’approche systémique nous
rappelle néanmoins qu’il est nécessaire de considérer un
équilibre – même insatisfaisant – dans la fonction qu’il
remplit pour le système. Cet équilibre peut notamment
protéger la famille d’une crise plus grave : séparation
conjugale, violence, suicide, etc. Il paraît donc toujours
important de considérer les « avantages » de la situation
actuelle, voire de les valoriser, et de réfléchir avec la
famille aux inconvénients qu’un changement pourrait
induire. La situation actuelle manifeste également des
16
intentions, des valeurs et des besoins, qui doivent être
pris en compte.
On a beaucoup parlé à ce sujet de la « fonction » du
symptôme dans le système familial. Cette notion doit
être utilisée avec précaution, car, dans une perspective
finaliste, elle peut donner à penser qu’un « malin génie »
tire les ficelles et crée de toutes pièces un symptôme
– fort d’une signification symbolique – propice à préser-
ver l’homéostasie familiale. Or, un symptôme s’installe
souvent de façon fortuite et se rigidifie à la suite d’une
multitude de microrétroactions, auxquelles participent
parfois des facteurs contextuels extérieurs à la famille.
Le symptôme et l’identification d’un membre-problème
constituent alors la « meilleure solution » que la famille
a trouvée pour maintenir son équilibre et peut-être
pour éviter un danger plus important.
Les thérapeutes de Palo Alto ont poursuivi dans
cette direction et ont cherché à identifier les schèmes
interactifs dans lesquels s’inscrivent des symptômes ou
des difficultés relationnelles. Ils ont décrit cinq axiomes
de la communication, qui sont devenus des références
en thérapie systémique :
1. On ne peut pas ne pas communiquer. Dès lors que
deux individus sont en contact, tout comporte-
ment est un message (y compris le silence ou
le détournement du regard). Tout symptôme,
fût-il autocentré (comme l’abattement dépressif,
par exemple) a donc valeur de communication.
2. Toute communication présente deux aspects : le contenu
et la relation. Le sens d’une information et la façon
dont il peut être interprété dépendent de la nature
de la relation établie entre les interlocuteurs
17
(par  exemple  : amicale, amoureuse, profession-
nelle, hiérarchique, bienveillante, utilitaire…).
Deux interlocuteurs peuvent ainsi avoir l’impres-
sion qu’ils sont en désaccord sur le contenu de la
communication, alors que leur malentendu porte
sur la relation, ou inversement.
3. La nature d’une relation dépend de la ponctuation
des séquences de communication entre les partenaires.
Une séquence de communication ne prend son
sens qu’au regard des autres séquences, de leur
succession et de la manière dont les interlocuteurs
les « ponctuent » (les commencent et les finissent,
les mettent en lien les unes avec les autres, etc.).
Des divergences de ponctuation entre les pro-
tagonistes peuvent introduire des problèmes de
communication, divergences qui alimentent sou-
vent l’accusation de l’interlocuteur. Par exemple,
l’un peut dire : « Je suis obligé d’être ferme avec
mes enfants car ma femme leur passe tout » ;
et l’autre : « Je me montre compréhensive pour
compenser la rigidité de mon mari. »
4. La communication humaine utilise  simultanément
deux langages : le langage digital et le langage ana-
logique. Le premier désigne le langage articulé
et verbal ; le second correspond au langage non
verbal (expressions, gestes, onomatopées, ton de
la voix…). Cette distinction rejoint le deuxième
axiome : le langage digital est généralement utilisé
pour signifier le contenu du message, alors que le
langage analogique définit la relation et la manière
dont le message doit être reçu.
5. Les interactions humaines s’organisent selon deux
types de relation : la relation symétrique et la relation
18
complémentaire. La relation symétrique renvoie aux
interactions égalitaires, où le comportement de
chaque interlocuteur entraîne un comportement
équivalent chez l’autre (les formules de poli-
tesse, les logiques du don/contre-don, etc.). Une
telle relation devient dysfonctionnelle lorsqu’elle
entraîne une « escalade symétrique » (une dispute
conjugale où, plus l’un agresse l’autre, plus l’autre
en fait autant, et ainsi de suite, chacun essayant
d’avoir le dessus sur l’autre). La relation complé-
mentaire désigne les interactions qui reposent sur
la différenciation des rôles : l’un est en « position
haute » et l’autre en « position basse » (maître/
élève, soignant/soigné, parent/enfant, courtisé/
courtisant…). Ce type d’interaction peut poser
des difficultés lorsqu’elle ne peut plus évoluer et
qu’elle aboutit à une « complémentarité rigide »
(chacun est enfermé dans son rôle et en devient la
caricature). Il est à noter qu’une relation ne peut
maintenir son équilibre si elle n’est que symétrique
ou que complémentaire. En effet, une relation
symétrique est régulée par des interactions com-
plémentaires et vice versa.
Les chercheurs de Palo Alto ne se sont pas conten-
tés de théoriser le dysfonctionnement, ils ont égale-
ment essayé d’identifier les processus de changement,
afin de perfectionner leurs dispositifs thérapeutiques.
Ils ont notamment distingué deux grands types de
changement. Un changement de type 1 correspond aux
rétroactions vues plus haut, nécessaires à l’homéostasie
du système ; le système continue de fonctionner de
la même façon, mais un réajustement paramétrique
19
lui permet de retrouver son équilibre (des parents qui
observent un relâchement scolaire chez leur enfant se
montrent plus exigeants avec lui et consacrent plus
de temps à surveiller son travail). Un changement
de  type  2 correspond à un changement systémique ;
le système change son propre fonctionnement ou
intègre un nouvel élément (des parents réfléchissent
avec leur enfant à la façon dont il pourrait devenir plus
autonome dans son travail scolaire ou sollicitent un
professeur particulier). Cette distinction est centrale
dans la thérapie systémique. Lorsqu’une personne (par
exemple un parent) a l’impression que ses tentatives
pour résoudre un problème ne sont pas efficaces, elle
peut avoir tendance à insister (à faire « toujours plus
de la même chose », comme le disent les chercheurs de
Palo Alto), au risque de renforcer le problème qu’elle
entend résoudre (la réticence de son enfant à faire ses
devoirs pour l’école). Les thérapeutes commencent
donc par faire l’inventaire des tentatives de solution qui
ont déjà été expérimentées en vain et essaient de mettre
fin à ces solutions qui renforcent le problème (« Le
problème, c’est la solution », écrit Paul Watzlawick).
Ils encouragent ensuite la famille à voir ses problèmes
autrement et donc à changer de cadre de référence, de
manière à s’engager dans un changement systémique.

III. – Du patient désigné au groupe familial

Dès les années 1930 et 1940, des psychiatres et des


psychanalystes américains, comme Nathan Ackerman
(1908-1971), ont commencé à intégrer des familles à
leurs dispositifs thérapeutiques. Plusieurs avaient en
20
effet observé que certains patients ne peuvent pas évo-
luer positivement si leur entourage proche n’évolue pas
avec eux. Ils avaient aussi remarqué que les souffrances
de certains patients s’inscrivent essentiellement dans
des difficultés relationnelles, familiales ou conjugales.
En recevant des familles, ces praticiens contreve-
naient au modèle psychiatrique classique de l’entretien
individuel, qui avait au demeurant été sacralisé par la
psychanalyse (alors en plein essor aux États-Unis). Il
n’existait pas encore de véritable modèle théorique
de la thérapie familiale, mais, en procédant ainsi, ces
psychiatres ont retrouvé des réalités simples que les
approches psychopathologiques tendent à faire oublier :
un individu, même s’il souffre de troubles psycho-
logiques, vit souvent en famille, a des parents, peut-
être un conjoint, des enfants… qui constituent son
environnement immédiat et qui définissent avec lui
leurs propres critères de ce qui est normal et patho-
logique, de ce qui relève du bonheur ou de la souf-
france. On perçoit ici la dimension « écologique » ou
« écosystémique » de la thérapie familiale : sa visée est
d’aider chaque personne à mieux vivre dans son milieu
(et non pas dans un milieu artificiel comme le cabinet
d’un thérapeute ou une institution psychiatrique). Cette
perspective implique la prise en compte et le respect
de l’univers relationnel et symbolique d’un patient et
de sa famille (le sens qu’ils donnent à leur vie, leurs
valeurs, les termes qu’ils utilisent pour parler de leurs
problèmes…).
Avec l’essor des théories systémiques, les théra-
peutes familiaux ont été de mieux en mieux à même
de défendre la pertinence de ce dispositif. La thérapie
familiale permet en premier lieu d’éviter certains effets
21
iatrogènes que peuvent entraîner les prises en charge
individuelles. Elle permet notamment de ne pas enfer-
mer une personne dans la position de « patient dési-
gné ». Ce phénomène apparaît lorsque les membres
d’une famille s’accordent inconsciemment pour dési-
gner l’un de ses membres comme l’unique source de
ses problèmes, souvent avec son approbation. Ce der-
nier concentre alors sur lui l’ensemble des difficultés
familiales et dispense ainsi la famille d’avoir à remettre
en question son fonctionnement global. Dans une
telle situation, si le professionnel reçoit uniquement
la personne désignée comme le problème, il risque
d’entériner le phénomène de patient désigné et de
freiner l’évolution de la personne comme celle de la
famille. Dans le cas où la psychothérapie entraînerait
des changements chez le patient, son entourage – s’il
n’est pas partie prenante – risquerait de mal le vivre,
voire d’entrer en conflit avec lui.
Les psychothérapies individuelles, surtout lors-
qu’elles sont de longue durée, peuvent entraîner
d’autres effets délétères. Il est par exemple difficile
pour un thérapeute d’aider un patient à faire évoluer
l’image qu’il a des personnes qui l’entourent lorsqu’il ne
les a pas lui-même rencontrées et qu’il ne dispose que
de la description qu’en donne le patient. De ce fait, la
thérapie individuelle peut involontairement l’enfermer
dans son propre point de vue et durcir les représen-
tations subjectives qu’il se forme des membres de sa
famille et de ce qu’ils pensent ou éprouvent. De tels
phénomènes peuvent ainsi, indirectement, maintenir
des difficultés familiales, voire les accentuer.
La thérapie familiale ne se résume pas au fait de
recevoir simultanément plusieurs membres d’une
22
même famille. Elle correspond à une manière par-
ticulière d’animer les entretiens et de favoriser les
échanges. Le thérapeute doit permettre l’expression
des tensions familiales, sans pour autant aggraver la
situation de la famille. La thérapie familiale exige
ainsi des méthodes et des compétences spécifiques qui
permettent au thérapeute d’entrer en relation avec une
famille entière, de penser son fonctionnement global
et de créer un contexte dans lequel chaque membre
peut se sentir pris en compte. Or, les formations ini-
tiales de psychiatre et de psychologue n’incluent pas
– ou peu – cette pratique. En France, et plus large-
ment en Europe, la formation à la thérapie familiale
est une spécialisation facultative, qui est dispensée par
des centres privés 1.
Comme la thérapie individuelle, la thérapie fami-
liale comporte des risques et peut entraîner des effets
délétères si elle est mal conduite ou mal adaptée à une
situation spécifique. Ainsi, elle peut aggraver le niveau
de conflictualité d’une famille ou d’un couple, mettre
en lumière des problèmes auparavant masqués sans
permettre à la famille de les retravailler de manière
constructive, donner lieu à des séances de tribunal pen-
dant lesquelles la famille accable l’un de ses membres
(notamment le patient désigné), creuser des fractures
familiales en formant des coalitions entre le thérapeute
et certains membres de la famille contre d’autres, etc.
Nombre de thérapeutes sans formation, qui s’essaient
aux entretiens familiaux, sont rapidement aux prises

1. Ces centres sont référencés par les instances représentatives des


thérapeutes familiaux, comme la Société française de thérapie familiale
(SFTF) ou l’European Family Therapy Association (EFTA).

23
avec ces écueils. Du point de vue des usagers qui sou-
haitent s’engager dans une thérapie de famille ou de
couple, il est donc très important qu’ils s’assurent que
le professionnel qu’ils consultent a bien suivi une for-
mation spécifique. Ils peuvent notamment consulter les
annuaires des sociétés représentatives des thérapeutes
familiaux.
Toutes ces difficultés expliquent en partie le fait
que la thérapie familiale ne se développe pas autant
qu’elle le mériterait. Si l’on considère les difficultés
techniques inhérentes à l’animation d’un entretien
familial, les contraintes logistiques que suppose le
fait de réunir tous les membres d’une même famille
et le fonctionnement des systèmes de soins et de
remboursement des prises en charge, on comprend
que l’entretien individuel reste et restera toujours plus
aisé à animer, plus simple à organiser et plus rentable
pour les praticiens.
La thérapie familiale s’adresse bien à un groupe qui
transcende la somme de ses parties. Rassembler les
membres d’une famille, c’est faire émerger cette entité
supérieure, le système familial, qui détient sa propre
culture, sa propre organisation et sa propre force.
Face à ce groupe, le thérapeute se trouve en position
d’étranger. À la manière d’un anthropologue, il doit
s’intéresser à la culture de la famille et prendre le temps
de la découvrir : son ambiance, ses codes, sa répartition
des rôles, ses mythes, sa structure. Les familles sont
aussi diverses et singulières que les individus ; c’est
pourquoi le thérapeute familial doit s’y intéresser et
entrer dans leur monde. Un thérapeute qui n’appré-
hende les familles en ne se fondant que sur quelques
postulats théoriques généralistes (la fonction paternelle,
24
la fonction maternelle, le complexe d’Œdipe, etc.) ne
sera pas en mesure de percevoir leurs singularités. C’est
pourquoi il est généralement très bénéfique pour un
thérapeute familial d’étudier la sociologie, la psycho-
logie et l’anthropologie de la famille, de manière à
élargir son champ de vision concernant cet objet si
complexe que constitue la famille 1.
La thérapie familiale s’adresse à la famille, mais
est-elle une thérapie de la famille ? Certains pionniers
de la thérapie familiale, comme Nathan Ackerman
ou Salvador Minuchin, cheminaient dans cette direc-
tion  : le thérapeute avait pour tâche de « restructu-
rer » des familles perçues comme dysfonctionnelles
(par exemple en restaurant l’autorité hiérarchique
des parents). Certaines théories sous-entendent en
effet que la famille est la « cause » des symptômes
développés par un de ses membres (on retrouve ici
le raisonnement linéaire auquel l’approche systémique
s’est opposée). Il est vrai que certains modèles de
la thérapie familiale sont relativement normatifs et
avancent des critères de ce que devrait être une famille
« fonctionnelle », comme nous le verrons plus loin
(chap. II). Mais la majorité des thérapeutes familiaux
considèrent plutôt qu’ils doivent accueillir les familles
telles qu’elles sont, mobiliser leurs ressources et les
aider à résoudre leurs problèmes tout en respectant
leurs valeurs et leur façon de vivre (Ausloos, 1995).
Selon cette perspective, la thérapie familiale est consi-
dérée non comme une thérapie de la famille, mais
comme une thérapie en famille.

1. S.  Dupont, La Famille aujourd’hui. Entre tradition et modernité,


Auxerre, Éditions Sciences humaines, 2017.

25
Le thérapeute familial ne vise pas à culpabiliser l’en-
tourage d’une personne qui présente des difficultés.
Il sollicite en revanche les sentiments de solidarité
et de responsabilité des membres de la famille. En
mobilisant le groupe familial, il favorise l’implication
de chacun ; chaque membre d’une famille est d’autant
plus enclin à se remettre en question et à porter sa part
de responsabilité qu’il perçoit que les autres en font
autant. Il suffit parfois que chaque membre engage
un petit changement à son niveau pour que toute la
dynamique familiale se réorganise différemment (ce qui
est plus difficile quand un seul membre est à l’origine
du changement). Le thérapeute valorise la contribu-
tion de tous à la résolution des problèmes ; chaque
membre, enfant ou adulte, peut apporter quelque chose
d’utile à l’avancement de la thérapie (un point de vue
différent, une information nouvelle, une proposition,
un trait d’humour, etc.). Le thérapeute familial ne
se positionne donc pas comme le seul thérapeute en
jeu ; chacun est mobilisé dans ses compétences et sa
capacité à faire évoluer la situation. Il s’agit ici d’une
autre rupture avec le modèle psychiatrique classique.
Nous verrons plus loin que le thérapeute peut se placer
en « position haute » et en « position basse » selon ses
visées thérapeutiques, mais, de façon générale, il se
positionne en « deuxième ligne » et laisse à la famille
(aux parents d’enfants mineurs notamment) la première
place ; il veille à ne pas se substituer à l’un ou l’autre
membre de la famille.
La thérapie familiale repose sur la conviction que la
famille est capable de résoudre elle-même ses difficultés
mais que, pour ce faire, elle peut avoir besoin d’être
accompagnée. Cette approche s’appuie également sur
26
un axiome de la psychologie sociale, identifié par Kurt
Lewin : il est plus aisé de modifier les habitudes d’un
groupe que celles d’individus pris séparément 1. Il est
aussi possible d’utiliser la « force » de la famille, qui
peut nouer des problèmes, pour les dénouer. Dans
certains cas, elle permet même des améliorations spec-
taculaires. C’est donc avant tout par souci d’efficacité
que les thérapeutes sollicitent la famille. Les recherches
sur le changement en psychothérapie ont en effet mon-
tré que 40 % de l’efficacité thérapeutique relèvent de
facteurs propres aux patients et à leur entourage ; ce
sont ces ressources que la thérapie familiale cherche à
mobiliser (Isebaert et alii, 2015, p. 227).

1. J. Maisonneuve, La Psychologie sociale, Paris, Puf, « Que sais-je ? »,


2017, 23e éd., p. 76.
CHAPITRE  II

Pionniers
et principes fondamentaux

Contrairement à d’autres écoles psychothérapeu-


tiques, la thérapie familiale n’a pas un fondateur
unique. Elle a été développée simultanément par
des praticiens américains dont certains ne se connais-
saient pas initialement. D’emblée, le mouvement de
la thérapie familiale s’est donc structuré dans l’éclec-
tisme. Plusieurs approches ont émergé et ont gardé
leurs spécificités, même si, par la suite, de nombreux
échanges et recoupements se sont opérés entre elles.
La force du mouvement a été de permettre la juxta-
position de ces différences, notamment grâce à la créa-
tion de la revue Family Process, cofondée en 1962 par
trois thérapeutes qui développaient des modèles rela-
tivement différents : Don Jackson, Nathan Ackerman
et Jay Haley.
Dans le présent chapitre, nous parcourrons –  de
façon nécessairement synthétique  – les principaux
modèles de la thérapie familiale qui ont émergé dans
les années 1950 à 1970 aux États-Unis, mais aussi en
Europe. Nous encourageons le lecteur désireux d’ap-
profondir chacune de ces approches à consulter les
ouvrages originaux de leurs fondateurs et les manuels
de synthèse indiqués en bibliographie.
28
I. – Salvador Minuchin
et la thérapie structurale

Originaire d’Argentine, le psychiatre Salvador


Minuchin (1921-2017) émigre aux États-Unis dans
les années 1950. C’est en travaillant avec des enfants
afro-américains et portoricains très défavorisés des
ghettos de New  York qu’il constate l’inadéquation
des méthodes psychanalytiques alors en vigueur.
Ayant fait la rencontre de Nathan  Ackerman pen-
dant sa formation de pédopsychiatre et connaissant
les écrits de Don Jackson sur l’homéostasie familiale,
Minuchin entrevoit une autre orientation possible et,
avec quelques collaborateurs, décide de créer un dis-
positif de thérapie familiale.
La force de son approche tient à sa radicalité.
Faisant sien le modèle systémique et considérant le
principe de totalité, Minuchin oriente son action vers
la famille elle-même, comme système, et non vers ses
membres ou l’addition de ses membres. En cela, il
est l’un des premiers à avoir franchi le pas épistémo-
logique nécessaire à la mise en place d’une thérapie
véritablement familiale. Cette orientation apparaît dans
la dénomination même de ce courant  : la thérapie
structurale (Minuchin, 1974). Minuchin s’intéresse en
effet à la structure de la famille, c’est-à-dire à la façon
dont elle organise ses relations à une période donnée :
sa répartition des rôles et du pouvoir, ses alliances et
ses coalitions, ses rapports hiérarchiques, les relations
entre ses sous-systèmes, les rapports entre la famille
et le monde extérieur, etc.
29
Il existe plusieurs sous-systèmes dans une famille ;
classiquement : les parents (que l’on peut éventuelle-
ment distinguer du couple conjugal) et la fratrie. Selon
les familles, d’autres sous-systèmes apparaissent ; ils
peuvent se définir sur la base de l’identité sexuée (le
système des filles/femmes et le système des garçons/
hommes), d’une activité particulière (par exemple ceux
qui jouent au tennis et ceux qui n’y jouent pas) ou
encore de configurations affectives (une complicité
particulièrement forte entre deux enfants ou entre un
enfant et un parent).
Minuchin s’intéresse à la qualité des frontières
internes à la famille (celles qui séparent les sous-
systèmes et les individus) et externes (celles qui
séparent la famille du monde extérieur). Elles peuvent
être rigides (imperméables et figées), souples (semi-
perméables et claires) ou diffuses (perméables et impré-
cises). À un extrême, leur rigidité permet difficilement
la communication ; à l’autre, leur porosité entraîne
la confusion des places et des rôles. Les frontières
internes et externes de la famille peuvent être de qua-
lité contraire  : alors que les frontières internes sont
diffuses, les frontières externes sont rigides, ou inver-
sement. Selon ces critères, Minuchin a dégagé deux
pôles d’organisation de la famille  : le pôle désengagé
(où les frontières internes sont rigides et la cohésion
familiale faible) et le pôle enchevêtré (où les frontières
internes sont diffuses et la différenciation des rôles et
des individualités est faible).
Minuchin s’intéresse ainsi à la manière dont
chaque famille parvient à remplir ses deux missions
essentielles : offrir un sentiment d’appartenance à ses
membres et permettre la différenciation de chacun (et
30
notamment l’autonomisation des enfants) 1. Selon ces
critères, il établit une typologie des familles : familles
enchevêtrées versus désengagées, familles fonctionnelles
versus dysfonctionnelles, etc.
L’approche structurale attache une grande  impor-
tance à l’adaptation de la famille aux étapes de son
cycle de vie, aux besoins de chacun de ses membres
et aux contraintes issues du monde qui l’entoure.
Un  fonctionnement familial n’est pas dysfonction-
nel ou fonctionnel dans l’absolu, mais en regard du
contexte dans lequel se trouve la famille (sa situation
socio-économique, l’âge  des enfants, les éventuelles
épreuves qu’elle doit affronter, etc.).
Minuchin porte son attention sur les questions de
hiérarchie et de pouvoir. La famille n’est pas qu’une
unité affective, elle est aussi une mini-société et, en tant
que telle, elle ne peut fonctionner sans règles d’organi-
sation, sans répartition du pouvoir et sans hiérarchie.
Face à une famille et aux interactions qu’elle met en
place autour du problème qui l’amène en thérapie,
Minuchin est attentif aux rapports de pouvoir entre
les individus et les sous-systèmes. Qui décide ? Qui
impose son pouvoir et comment ? Qui s’allie avec
qui et comment ? La distribution du pouvoir est-elle
implicite ou explicite ? Etc. L’approche structurale
distingue les relations d’alliance (l’association de deux
membres de la famille pour réaliser une action) et la

1. Cette typologie a été largement enrichie par les successeurs de


Minuchin, qui ont créé plusieurs questionnaires et grilles d’évalua-
tion permettant d’identifier l’organisation familiale (voir N.  Favez,
L’Examen clinique de la famille. Modèles et instruments d’évaluation,
Wavre, Mardaga, 2020, 2e éd.).

31
coalition (l’association de deux membres contre un ou
plusieurs membres de la famille). Le thérapeute doit
être vigilant aux phénomènes qui renversent la hié-
rarchie entre parents et enfant(s) : coalition entre un
parent et un enfant contre l’autre parent, parentali-
sation d’un enfant, implication d’un enfant dans les
conflits conjugaux, etc.
Du point de vue psychothérapeutique, le modèle
accorde donc une grande place à l’observation.
Minuchin a ainsi très rapidement inclus le miroir
sans tain, la vidéo et la présence de cothérapeutes
superviseurs dans son dispositif. Pour formaliser leurs
observations, les cothérapeutes dressent une « carte
familiale ». Il s’agit de représenter de façon graphique
la dynamique relationnelle de la famille telle qu’elle
se manifeste au thérapeute à ce moment précis de
son évolution : la plus ou moins grande proximité des
membres de la famille, la nature de leurs relations, la
qualité des frontières qui séparent les sous-systèmes,
les rapports de hiérarchie, etc.
L’action thérapeutique comprend trois dimensions
principales :
– L’affiliation avec la famille (joining). Pour être en
mesure d’accompagner la famille vers le change-
ment, il est indispensable que le thérapeute noue
une bonne alliance avec ses membres. Ce lien
repose sur l’accommodation du thérapeute (qui
s’adapte aux codes verbaux et non verbaux de la
famille) et par des signes répétés de considération
et d’empathie pour ce que vivent ses membres.
– L’évaluation. Dès la première séance, les cothéra-
peutes observent minutieusement les interactions
32
entre les membres de la famille  : les schèmes
transactionnels répétitifs (patterns), les éven-
tuelles alliances et coalitions, les règles explicites
et implicites de fonctionnement, les rapports hié-
rarchiques, les jeux d’influence, etc.
– La restructuration. L’objectif de la thérapie struc-
turale est d’offrir à la famille un contexte (le sys-
tème thérapeutique qui inclut la famille et les
thérapeutes) dans lequel elle pourra faire l’expé-
rience de nouvelles transactions relationnelles,
susceptibles de débloquer sa situation. Minuchin
induit activement ces changements, aussi bien en
séance (en invitant la famille à rejouer ses conflits
devant lui, en changeant les personnes de place,
en encourageant un membre à se rapprocher
d’un autre, en demandant à un membre d’aider
au rapprochement de deux autres, etc.) que dans
l’intervalle entre les séances (tâches thérapeutiques
qui visent à réorganiser autrement la dynamique
familiale).

La famille M. s’engage dans une thérapie familiale pour


Ludivine, âgée de 7 ans et demi, sur le conseil de son
pédiatre. Celle-ci présente de nombreux symptômes  :
oppositionnisme, colères, pleurs fréquents, automutila-
tions, obsessions pour la mort. Le pédiatre a également
noté d’importantes tensions familiales et de fortes rivalités
entre Ludivine et son frère cadet âgé de 6 ans.
Lors du premier rendez-vous de thérapie familiale,
Ludivine se montre très méfiante envers les thérapeutes
et se ferme de plus en plus à mesure que sa mère évoque
ses différents symptômes. Cette dernière a fait beau-
coup de recherches sur Internet et utilise un vocabulaire
33
psychiatrique pour décrire le comportement de sa fille.
Toutes ces connaissances ne semblent pas l’avoir beaucoup
aidée et elle ne sait plus comment agir.
Alors qu’il n’avait que très peu parlé jusque-là, le père dit
aux thérapeutes qu’il est surtout inquiet de l’isolement de
sa fille et de sa difficulté à se faire des amis. Il retrouve en
elle l’enfant qu’il a lui-même été : timide et refermé sur
lui-même. Il ajoute que cette timidité a beaucoup affecté
son enfance, qu’il en souffre encore un peu aujourd’hui
et qu’il n’en a jamais parlé avec sa fille. Face à ce nouvel
élément, les thérapeutes proposent à la famille de consa-
crer un moment de l’entretien uniquement au père et à
sa fille. La mère se plaint justement de gérer seule cette
situation et de s’épuiser sans résultats ; elle serait favorable
à ce que le père, très pris par son travail, se rapproche de
sa fille. Les thérapeutes proposent donc à la mère et au
frère de sortir et de patienter en salle d’attente. Ludivine
semble surprise mais aussi intéressée par cette proposition.
S’ensuit un échange intense en émotions, favorisé par les
thérapeutes, pendant lequel le père et sa fille partagent
leurs expériences réciproques. Le père donne quelques
conseils à sa fille, en s’inspirant de son propre vécu. Ils
décident ensemble qu’ils vont inviter à la maison une
petite fille à qui Ludivine n’ose plus parler depuis une
dispute. Les thérapeutes les encouragent à mener à bien
ce projet d’ici la séance suivante.
Au début du deuxième rendez-vous, Ludivine, beaucoup
plus ouverte, annonce qu’elle a invité deux fois sa copine,
qu’elle est allée une fois chez elle et que, chaque fois, tout
s’est très bien passé entre elles. La semaine suivante, elle va
fêter son anniversaire et elle a déjà invité huit camarades.
La mère, rassurée, dit que Ludivine s’automutile moins
et que les conflits sont plus rares. Mathieu, de son côté,
fait savoir aux thérapeutes que sa sœur et lui jouent plus
souvent ensemble, qu’il participera à son anniversaire et
que sa sœur a accepté qu’il y invite lui aussi un copain.
34
Dans cette situation, les thérapeutes ne se sont pas foca-
lisés sur les symptômes tels qu’ils avaient été mis en avant
et définis par le pédiatre et par la mère. Un recadrage du
problème permis par le père (sur le thème de la timidité)
et le rapprochement entre le père et la fille, provoqué par
les thérapeutes et mis en acte au sein même de la séance,
ont entraîné un changement dans la dynamique fami-
liale. Cet épisode a amorcé une diminution des troubles
chez Ludivine, a permis que se noue une alliance entre la
famille et les thérapeutes et a ouvert la voie à un travail
plus en profondeur sur l’histoire et les relations familiales.

L’approche structurale, qui peut sembler norma-


tive, a fait l’objet de plusieurs critiques. La position
de Minuchin est pourtant plus subtile : il vise non pas
à formater les familles selon un hypothétique modèle
universel de la famille fonctionnelle, mais à identifier
les déséquilibres qui rendent intenable le fonctionne-
ment singulier et respectable de chaque famille.

II. – Jay Haley et la thérapie stratégique

Parmi les pionniers de la thérapie familiale, Jay


Haley (1923-2007) a un profil atypique ; il est en effet
l’un des seuls à avoir reçu une formation initiale non
pas en psychiatrie ou en psychologie, mais en sciences
de la communication. Élève de Bateson, Jay Haley a
participé à la naissance de l’École de Palo  Alto et à
l’application des théories des systèmes et de l’informa-
tion à la psychothérapie. Il a également travaillé avec
le célèbre psychiatre et hypnotiseur Milton Erikson
(1901-1980) et avec Salvador Minuchin. Le modèle
35
thérapeutique qu’il a créé se situe à l’intersection de
ces trois influences (Haley, 1963 et 1973).
Dans la continuité de l’École de Palo Alto, Haley a
une approche essentiellement systémique de la famille
et des problèmes qui peuvent y émerger. Il s’intéresse à
la fonction du symptôme, au « message » qu’il transmet
aux autres membres de la famille et aux mécanismes cir-
culaires qui peuvent le maintenir et l’intégrer à l’homéo-
stasie de la famille. Haley, comme Minuchin, est attentif
aux séquences répétitives d’interactions qui entourent le
problème et aux relations hiérarchiques dans la famille.
Haley prolonge les travaux de Minuchin et accorde
une grande importance à la question complexe du pouvoir
dans la famille. La famille fait effectivement intervenir
des jeux de force et d’influence qui demandent une régu-
lation permanente. Haley s’intéresse plus précisément aux
enjeux de pouvoir qui entourent un problème familial.
De fait, le symptôme peut conférer à celui qui en est
porteur un certain ascendant sur les autres membres de
la famille  : le pouvoir de définir les relations, d’attirer
l’attention sur lui, d’inverser les hiérarchies, etc. Cette
conception, qui a donné lieu à des critiques, peut être mal
comprise. Il ne s’agit pas, pour Haley, de sous-entendre
que le patient désigné « manipule » son entourage en
développant des symptômes, mais que le système familial
peut le conduire à occuper ce rôle ou que l’individu en
question n’a pas trouvé d’autres moyens pour apaiser
ses angoisses, reprendre le contrôle de sa vie ou assurer
l’équilibre du système familial.
Selon cette approche, les symptômes s’inscrivent
souvent dans des difficultés de la famille à passer une
étape du cycle de vie ou dans une instabilité de la hié-
rarchie et des statuts familiaux. Haley est très attentif
36
aux relations triangulaires et aux éventuelles coalitions
qui peuvent déstabiliser la hiérarchie familiale. Il iden-
tifie notamment le fait que des symptômes émergent
souvent dans un contexte de « triangle pervers », c’est-
à-dire d’une coalition niée ou masquée entre un parent
et un enfant contre l’autre parent.
Du point de vue psychothérapeutique, le modèle straté-
gique rejoint l’orientation du Mental Research Institute :
il s’agit d’un modèle pragmatique centré sur le change-
ment. L’adjectif « stratégique » désigne bien l’intention de
Haley, qui s’est en effet consacré à rationaliser les leviers
thérapeutiques et les facteurs de changement. Selon ce
modèle, le thérapeute adopte une attitude active et direc-
tive ; il endosse la responsabilité du changement (et des
éventuels échecs) et reconsidère ses choix thérapeutiques
à mesure que  le suivi se poursuit. Ce modèle est aussi
centré sur la confiance : le thérapeute vise à redonner à la
famille la confiance en sa capacité à résoudre elle-même
ses problèmes. Dans cette optique, il veille en premier
lieu à inspirer lui-même confiance à la famille.
La thérapie stratégique est une thérapie brève (en
moyenne une dizaine de séances) portant sur le pro-
blème présenté par la famille et sur les interactions
comportementales qui l’entourent. Contrairement à
l’approche psychanalytique qui dominait à l’époque de
son élaboration, elle ne vise pas la prise de conscience,
mais le changement des schèmes de comportements
et la résolution du problème. Haley a ainsi cherché à
modéliser le processus thérapeutique, qu’il échelonne
en trois phases principales :
1. La phase de préparation. Le thérapeute veille à
nouer une alliance de qualité avec la famille et
37
essaie d’adopter son langage (comme les termes
utilisés pour décrire le problème et les chan-
gements souhaités). Il travaille à instaurer une
atmosphère de confiance dans l’espace thérapeu-
tique et de coopération entre les membres de la
famille. Il peut notamment prescrire une tâche
simple qui a pour principale visée de fédérer les
membres et de leur redonner confiance dans leurs
capacités à évoluer, en vue d’accomplir le travail
ultérieur. Le thérapeute peut proposer un reca-
drage du problème, de manière à le rendre mieux
exploitable et à lui donner une dimension positive
(par exemple l’interpréter comme une difficulté de
la famille à passer une étape de son cycle de vie
ou comme une manière de se protéger d’autres
problèmes ou relever les intentions bienveillantes
qui s’expriment derrière les comportements pro-
blématiques). Le thérapeute s’entretient avec la
famille pour préciser l’objectif thérapeutique et
pour le définir en termes observables et mesu-
rables.
2. La phase de résolution du problème. S’il a obtenu la
confiance de la famille, le thérapeute peut alors se
montrer directif et prescrire des tâches à réaliser
entre deux séances, qui peuvent parfois être expé-
rimentées pendant l’entretien lui-même. Haley a
ainsi conçu plusieurs types de tâches, à employer
selon les contextes. Certaines sont directement
issues de l’École de Palo Alto, comme les pres-
criptions paradoxales (prescrire le symptôme
ou demander aux membres de la famille de
« mimer » la survenue du symptôme). Ces pres-
criptions provocatrices – rarement employées de
38
nos jours – visent à mobiliser la famille, fût-ce en
la menant à s’opposer au thérapeute (par exemple
en faisant disparaître le symptôme). Haley pré-
conise des prescriptions plus classiques, qui ont
pour principal objectif de donner à la famille
l’occasion de percevoir sa situation différemment
et de trouver de nouvelles manières de communi-
quer. Le thérapeute peut également donner des
indications de façon indirecte, en mentionnant
des solutions possibles et en laissant la famille
s’en emparer ou non.
3. La phase terminale. Haley attire l’attention sur le
fait que des changements, même radicaux, néces-
sitent d’être consolidés. Il consacre ainsi une ou
plusieurs séances à cette fin. C’est seulement au
moment de cette phase que la prise de conscience
doit être favorisée, notamment concernant la
manière dont la famille a résolu son problème.
Le thérapeute peut valoriser les compétences et
les nouvelles solutions inventées par la famille, de
manière à les renforcer et à prévenir ainsi d’une
éventuelle rechute. Afin d’anticiper une telle
éventualité et d’éviter que la famille ne perde
confiance en elle, le thérapeute peut mettre en
garde la famille, prédire la rechute (pour stimuler
les forces anticipatrices de la famille) ou proposer
un rendez-vous de contrôle à longue échéance.
Le modèle stratégique a parfois été critiqué pour son
orientation résolument pragmatique et pour l’influence
parfois masquée qu’y exerce le thérapeute. Mais ce
modèle ne peut être apprécié à sa juste valeur que si
l’on considère l’ambition de Haley : trouver les moyens
39
les plus efficaces de venir en aide aux familles en dif-
ficulté et faire primer leur intérêt sur l’image que le
thérapeute souhaite donner de lui-même.

III. – Murray Bowen


et l’approche multigénérationnelle

Psychiatre et psychanalyste, Murray Bowen


(1913-1990) a commencé à recevoir des familles et à
développer son propre modèle dès les années d’après-
guerre. Contrairement à Salvador Minuchin ou Jay
Haley, son approche n’est pas centrée sur le changement
ni sur la formalisation des techniques thérapeutiques.
Bowen conserve une attitude proche de la neutralité
bienveillante des psychanalystes et accompagne les
familles dans leurs propres processus de changement,
s’intéressant au rôle des émotions dans la famille et
notamment des émotions négatives, comme l’angoisse.
Certaines familles présentent un niveau d’angoisse
chronique si élevé que celle-ci devient un agent régu-
lateur des interactions familiales  : conflits, chantages
affectifs, menaces de séparation, troubles psycho-
somatiques, méfiance envers le monde extérieur, etc.
Ces familles, qui sont souvent enchevêtrées et qui pri-
vilégient les interactions émotionnelles et impulsives,
permettraient difficilement la différenciation de cha-
cun de ses membres, c’est-à-dire leur autonomisation
psycho-affective (Bowen, 1978).
Bowen a identifié plusieurs phénomènes systémiques
qui résultent d’un niveau élevé d’angoisse. Citons, entre
autres :
40
– La triangulation. Lorsque la tension devient très
élevée dans une relation duelle (par exemple
dans le couple conjugal), l’un des partenaires
(ou les deux) peut être amené à faire intervenir
un troisième membre de la famille (par exemple
un enfant) pour réguler la tension. Celui-ci peut
avoir une fonction pacificatrice ou, au contraire,
former une coalition avec l’un des protagonistes
contre l’autre. Certaines familles peu différen-
ciées pour ce qui touche aux frontières et aux
émotions peuvent se réguler en formant et en
déformant des coalitions successives (sorte de jeu
de « chaises musicales ») ou en cristallisant des
coalitions durables qui empêchent la cohésion
familiale.
– La projection familiale. Une famille peut réguler
son angoisse ou son agressivité en la projetant
sur un membre de la famille qui devient l’objet
de toutes les plaintes ou de toutes les préoccu-
pations. Ce processus peut être impliqué dans le
phénomène bien connu du « patient désigné » :
le  système familial entretient inconsciemment
ses troubles, car ils permettent la régulation
des émotions dans la famille (le patient désigné
sert de bouc émissaire, de « paratonnerre », de
malade à soigner, de faire-valoir pour ses frères
et sœurs, etc.).
– La coupure émotionnelle. Lorsque les relations
familiales sont trop angoissantes ou trop conflic-
tuelles, un membre de la famille peut se pro-
téger en se coupant émotionnellement de ses
proches (notamment à l’adolescence ou à l’âge
adulte)  : il rompt les liens ou se montre froid
41
et distant. Bowen a décrit quels effets une telle
autonomisation de façade, liée à une incapacité
à faire évoluer la relation, peut avoir sur d’autres
liens affectifs (notamment conjugaux ou paren-
taux) que la personne entretient par la suite.
En thérapie familiale, Bowen accorde ainsi une
grande importance au lien entre les parents et
leurs propres parents.
Bowen a développé une théorie de la différenciation
du soi, qui désigne la capacité d’une famille à offrir à
la fois un cercle d’appartenance à ses membres et la
possibilité de s’autonomiser et de s’affirmer comme
individu. La différenciation interpersonnelle irait de
pair avec un processus intrapsychique de différenciation
entre les émotions et la pensée.
L’apport de Bowen au champ de la thérapie fami-
liale est théorique plus que technique. Il est l’un des
premiers thérapeutes familiaux à avoir pris en consi-
dération les facteurs multigénérationnels des diffi-
cultés familiales. C’est dans cette perspective qu’il a
introduit l’usage du génogramme au sein même des
séances. Avec la famille, le thérapeute dresse un arbre
généalogique (sur un paperboard ou un tableau) et
recherche les patterns récurrents, les analogies entre
générations et les résonances entre la situation actuelle
de la famille et des expériences vécues par les généra-
tions antérieures. Cet outil s’est rapidement généralisé
dans les pratiques 1.

1. I.  Daure, M.  Borcsa (dir.), Les Génogrammes d’aujourd’hui.


La clinique systémique en mouvement, Paris, ESF sciences humaines,
2020.

42
Exemple de génogramme

Principaux symboles utilisés

IV. – Virginia Satir, Carl Whitaker


et les approches expérientielles

Dès les années  1960 et  1970, des pionniers de la


thérapie familiale comme Virginia Satir (1916-1988) et
Carl Whitaker (1912-1995) ont développé des approches
originales, dites « expérientielles » ou « symboliques-
expérientielles », à l’intersection entre la thérapie fami-
liale systémique et les thérapies humanistes. Ces deux
courants apparaissaient alors comme de nouvelles voies
par rapport à la psychiatrie classique et à la psychanalyse
43
dominante de l’époque. De son côté, la thérapie familiale
cherchait à dépasser l’individualisme médical. Quant
aux thérapies humanistes, elles aspiraient à se défaire de
l’austérité et de l’intellectualisme de l’approche psycha-
nalytique et à se centrer sur le potentiel individuel (et
non sur les déficits). On retrouve chez Satir et Whitaker
cette foi humaniste dans le potentiel humain, qu’ils
appliquent à la famille. Selon eux, c’est à la famille de
trouver en elle les ressources nécessaires pour reprendre
son développement, entravé par les symptômes. Le rôle
du thérapeute est de stimuler et de contenir ce processus
en favorisant une communication sincère et authentique,
l’expression des divergences de vue et des conflits, la
créativité et la recherche de nouvelles perspectives. La
thérapie n’est pas vue comme un travail intellectuel de
prise de conscience (processus secondaires), mais plu-
tôt comme une expérience émotionnelle et symbolique
(processus primaires).
Travailleuse sociale de formation, Virginia Satir a
très tôt rejoint l’École de Palo Alto et a participé à la
création du Mental Research Institute. En cohérence
avec la théorie des systèmes et de la communication,
Satir centre l’action thérapeutique sur la communica-
tion entre les membres de la famille. Plus que résoudre
les problèmes familiaux, la thérapie doit favoriser la
communication (verbale et non-verbale, cognitive et
émotionnelle) et la métacommunication (la commu-
nication sur la communication), dont on sait depuis
les travaux de Palo Alto combien elle est essentielle à
l’équilibre relationnel. Le thérapeute encourage l’ex-
pression assertive de chaque membre, reflète les méca-
nismes relationnels en jeu, souligne les rôles joués par
chacun, amplifie les émotions, facilite la transmission
44
des messages, etc. Satir a ainsi développé nombre
de techniques de communication et de jeux de rôle
qui favorisent les échanges (Satir, 1964-1967). Elle a
notamment introduit la « mise en acte » (enactment),
qui consiste à demander à un membre de la famille
de s’adresser directement à un autre en séance, éven-
tuellement après que le thérapeute l’a aidé à clarifier
son message.
Une autre spécificité de l’approche développée par
Satir est qu’elle est centrée sur le couple des parents.
Satir considère en effet que les parents sont les « archi-
tectes de la famille », la pièce maîtresse du système
familial. L’équilibre du système dépend ainsi pour une
grande part de celui du sous-système conjugal. Le
thérapeute peut rencontrer les parents seuls, aussi bien
pour travailler sur leur coopération dans l’éducation
des enfants que sur leur relation conjugale. À notre
époque où les ruptures conjugales ont augmenté, il
est intéressant de constater que cette approche reste
pertinente avec les parents séparés : la communication
entre ex-conjoints est déterminante pour l’ensemble
des relations familiales.
Le psychiatre Carl Whitaker fait partie des pion-
niers américains de la thérapie familiale. Il a com-
mencé à recevoir des familles dès les années  1940,
avant de rencontrer Gregory Bateson et Don Jackson
dans les années 1950. Figure charismatique, Whitaker
est surtout connu pour la créativité qu’il a apportée
au champ de la thérapie familiale (Napier, Whitaker,
1978). Dans des séances de thérapie retranscrites ou
filmées, il a inspiré des générations de thérapeutes
par son style inimitable, alliant humour, contenance,
provocations, théâtralisme et métaphores. Il a montré
45
combien l’engagement du thérapeute était essentiel
au  processus de changement, qui s’active dans l’ici-
et-maintenant de la séance.
Si Whitaker accorde une grande place à la créa-
tivité et à l’imprévu, il n’en est pas moins attaché
au cadre de la thérapie. Selon lui, le thérapeute doit
tenir son cadre et ses choix thérapeutiques et ne pas
céder aux éventuelles tentatives de la famille pour les
altérer. Il appelle cette négociation la « bataille pour
la structure ». Nombre de familles cherchent en effet
à imposer aux thérapeutes certaines modalités. Cette
tendance, souvent liée aux mécanismes homéostatiques
de la famille, est une manière de pouvoir entrer en thé-
rapie sans remettre en question son fonctionnement.
Whitaker est convaincu que si la famille ne s’adapte
pas au cadre proposé par le thérapeute, la thérapie ne
lui permettra pas de vivre une nouvelle expérience.
Elle sera donc inutile. Si, par exemple, le thérapeute
considère que tous les membres de la famille doivent
être présents aux séances, il doit être en mesure de
l’obtenir de la famille. De la même façon, il clarifie sa
fonction et refuse de répondre à des attentes qui ne
correspondent pas à ses missions, à son approche ou à
l’objet de la thérapie. Whitaker a également introduit
l’usage de la cothérapie, c’est-à-dire l’animation en
binôme (voir infra, chap. IV, p. 110-111).
Les approches expérientielles ont marqué l’histoire
de la thérapie familiale et ont exercé une forte influence
sur d’autres courants ultérieurs, de l’École de Rome
au constructivisme.

46
V. – Iván Boszormenyi-Nagy
et la thérapie contextuelle
Psychiatre d’origine hongroise, Iván Boszormenyi-
Nagy (1920-2007) a émigré aux États-Unis dans les
années 1950, où il a développé une approche originale
de la thérapie familiale. Impliqué à la fois dans le cou-
rant systémique et dans le courant psychanalytique, il
a ouvert un champ indépendant de ces deux approches
(Michard, 2005 ; Ducommun-Nagy, 2006).
L’originalité de l’approche contextuelle tient à ce
qu’elle est centrée sur une dimension anthropologique
fondamentale : celle des échanges interhumains (don/
contre-don), des relations de confiance et des liens de
loyauté. Cette dimension, que Boszormenyi-Nagy
appelle l’éthique relationnelle, est essentielle dans les
relations familiales (et plus largement affectives). Tout
lien est en effet nourri par l’échange et repose sur
un principe de réciprocité. Chaque partenaire donne,
reçoit, rend et demande (de l’affection, des soins, de
l’attention, du temps, des services, des cadeaux, etc.).
Ces quatre opérations rythment les échanges, que ce
soit dans la vie familiale quotidienne ou à l’échelle plus
large des relations entre générations : donner autorise
à recevoir, recevoir invite à rendre, demander apporte
à l’interlocuteur l’occasion de donner, etc.
Ces échanges nourrissent les relations de confiance,
qui font le ciment des familles : confiance des enfants
en leurs parents, des parents en leurs enfants, des par-
tenaires d’un couple l’un en l’autre, de chaque membre
de la famille dans le groupe familial (sentiments d’ap-
partenance et de sécurité familiales)…
47
Les liens de loyauté unissent des personnes qui sont
engagées les unes envers les autres, que ce soit sur
la base de la filiation, de l’alliance, de la fraternité,
de l’amitié ou de l’appartenance (fidélité à la culture
familiale, par exemple). Ces liens ne sont pas toujours
visibles pour un observateur extérieur et ne sont parfois
pas conscients pour les personnes concernées (loyautés
« invisibles »). Ils ne relient pas seulement des per-
sonnes en interaction directe mais aussi des personnes
qui ont rompu tout contact, ainsi que des vivants et des
morts. Ces liens peuvent même inclure des personnes
qui n’existent pas encore (comme de potentiels enfants
à naître). Boszormenyi-Nagy oriente son attention sur
cette trame de loyautés enchevêtrées, qu’il appelle le
contexte relationnel. Ce dernier dépasse largement le
cadre des interactions familiales observables dans l’ici-
et-maintenant, sur lesquelles les premiers thérapeutes
familiaux systémiques portaient leur attention.
L’éthique relationnelle fournit aussi la base d’une
théorie de l’autonomie et de la confiance dans les rela-
tions. Avoir l’occasion de donner et de se sentir utile
est essentiel pour l’estime de soi (que ce soit pour les
adultes ou pour les enfants). Elle apporte à celui qui
donne un sentiment de valeur personnelle et de légiti-
mité (comme membre d’une famille, comme père, mère,
fils ou fille, comme membre de la société, etc.). Dans
la continuité de Murray Bowen et de John Bowlby,
Boszormenyi-Nagy développe ainsi une théorie rela-
tionnelle de l’autonomie. Cette dernière serait favorisée
par la loyauté, la confiance et la réciprocité. À l’inverse,
un enfant qui a l’impression de ne pas pouvoir compter
sur ses parents ou qui n’a jamais l’occasion de leur
donner quelque chose peut développer le sentiment
48
d’être dépourvu de valeur, de porter une dette infinie,
d’avoir été lésé ou au contraire que tout lui est dû. Le
déséquilibre des échanges peut entraîner la dépendance
affective aussi bien que des réclamations infinies.
L’approche contextuelle met en évidence la diversité
des « comptes relationnels » qui peuvent organiser les
échanges et les loyautés dans une famille et pour cha-
cun de ses membres. Elle s’intéresse plus particulière-
ment aux déséquilibres (injustices) dans les échanges, à
leurs origines – qui peuvent se loger dans des relations
passées –, ainsi qu’à leurs conséquences.
Boszormenyi-Nagy a notamment mis en évidence le
phénomène de la légitimité destructrice : une personne qui
a subi une injustice relationnelle (négligence ou maltrai-
tance dans l’enfance, par exemple) peut avoir tendance
à « faire payer » cette injustice à d’autres personnes qu’à
celles qui l’ont commise  : la personne lésée présente
la « facture » à un tiers innocent (théorie de l’ardoise
pivotante). La victime est légitime dans sa demande
de réparation du préjudice subi, mais cette légitimité
est destructrice dans le sens où elle entraîne une nou-
velle injustice. Ce phénomène est souvent à l’origine
du processus de parentification 1 : un adulte qui a man-
qué d’attention parentale dans l’enfance peut attendre
d’une tierce personne (conjoint ou enfant notamment)
qu’elle compense ce manque. Les enfants sont particu-
lièrement sensibles à cette attente du parent. L’enfant
– « premier tribunal de l’humanité » selon Boszormenyi-
Nagy  – cherche à réparer les injustices subies par son
parent. Il est prêt à tout pour le sustenter, parce qu’il sent
que son parent est fragilisé, mais aussi tout simplement

1. S. Haxhe, L’Enfant parentifié et sa famille, Toulouse, Érès, 2013.

49
parce que lui-même a besoin de son parent. Lorsque la
parentification s’instaure, l’enfant fait primer les besoins
de son parent sur les siens et endosse un rôle parental
(il se préoccupe de son parent, prend soin de lui, inhibe
ses propres besoins, néglige ses centres d’intérêt pour
se consacrer à lui, etc.). Ce faisant, l’enfant donne en
quelque sorte à son parent ce que ses grands-parents
ne lui ont pas donné. Lésé à son tour, l’enfant risquera
d’adresser une demande de réparation similaire à des
tierces personnes lorsqu’il deviendra adulte (« spirale de
la légitimité destructrice »). La parentification donne
en outre à l’enfant une position haute de pouvoir qu’il
risquera de reproduire dans ses relations futures, en
s’octroyant le « monopole du don ».
L’approche contextuelle aide ainsi à comprendre
nombre de phénomènes qui s’inscrivent dans un désé-
quilibre des échanges familiaux ou dans des conflits
de loyauté (maltraitances, violences conjugales, échecs
d’adoption, implication des enfants dans des conflits
entre parents séparés…).
La thérapie contextuelle est un modèle inclusif. Le
thérapeute veille à considérer simultanément les quatre
dimensions de la réalité relationnelle : les faits sur lesquels
la thérapie n’a aucun pouvoir (événements, paramètres
sociohistoriques, handicaps, contraintes diverses, etc.),
la psychologie des personnes impliquées (personnalités,
motivations conscientes et inconscientes), les interactions
systémiques et l’éthique relationnelle. Le thérapeute prend
en compte le contexte relationnel tel que nous l’avons
défini précédemment, c’est-à-dire l’ensemble des liens
de loyauté qui peuvent être impliqués dans la situation
qui se présente à lui (qu’ils concernent des personnes
présentes ou absentes, vivantes ou non). Le thérapeute
50
est particulièrement attentif aux éventuels conflits que
pourrait entraîner la thérapie. Par exemple, il fait atten-
tion à ne pas placer une personne ou une famille en
conflit de loyauté entre lui-même (le thérapeute) et
d’autres personnes.
La thérapie se centre sur l’histoire des comptes rela-
tionnels qui organisent les échanges entre les membres
de la famille. La dimension de l’éthique relationnelle
paraît d’autant plus pertinente qu’elle a un caractère
universel : quels que soient son âge, son milieu social,
sa culture ou ses éventuels troubles psychopathologiques,
chacun se préoccupe généralement de l’équité et de la
confiance dans les relations ; chacun aspire à recevoir
et à donner.
Le thérapeute adopte une technique spécifique pour
mener l’entretien  : la partialité multidirectionnelle. Il
s’adresse successivement à chaque membre de la famille
en lui montrant la même considération pour son point de
vue sur la situation : ses attentes, ses demandes, ce qu’il
pense avoir donné et reçu dans la relation à chacun des
protagonistes, ce qu’il voudrait donner, ses difficultés à
donner et à recevoir, etc. Pour ce faire, le thérapeute se
montre directif : il protège le temps de parole de chacun,
empêche les éventuelles interruptions, pose des questions
qui aident chacun à exprimer son point de vue et à mieux
percevoir les échanges familiaux. Il s’agit de permettre aux
membres de la famille de s’exprimer autrement qu’ils ne
le font en temps normal. Le thérapeute ne se positionne
pas comme un juge (il sait que la justice relationnelle est
toujours intersubjective) mais il encourage en revanche
chacun à se soucier du point de vue des autres. Il invite
notamment les parents à reconnaître les contributions des
enfants, c’est-à-dire ce qu’ils essaient de donner à leur
51
entourage, favorisant ainsi un dialogue – médiatisé par
le thérapeute – susceptible de faire émerger des mouve-
ments d’attention, de sollicitude et d’engagement au sein
de la famille, dans le but de restaurer ainsi le cycle des
échanges. Il est moins question de résoudre les problèmes
relationnels que de redonner à chacun la possibilité de
proposer des solutions nouvelles et de faire des choix.
Le symptôme ou le problème initial devient alors une
occasion pour chaque membre de mieux percevoir les
besoins et les intentions de ses proches.
Il faut préciser que cette méthode, riche de potentia-
lités, est délicate à appliquer. Un thérapeute non averti
risque en effet d’engendrer des séances de « règlement
de comptes », qui peuvent être contre-productives.
Aborder le domaine délicat des injustices relationnelles
et des attentes frustrées chez les différents membres
de la famille nécessite un cadrage serré de l’entretien
par le thérapeute.
Que ce soit du point de vue technique ou théorique,
l’approche contextuelle a ouvert une nouvelle perspec-
tive à la thérapie familiale. Elle met l’accent sur ce qui
constitue les ingrédients essentiels de la vitalité et de la
continuité du système familial : la loyauté, la confiance
et l’engagement réciproque, au-delà des aléas et des
problèmes dont toute histoire familiale est parsemée.

VI. – Mara Selvini Palazzoli


et l’École de Milan
Historiquement, le Centro per lo Studio della
Famiglia, fondé par Mara Selvini Palazzoli en 1967,
est la première école de thérapie familiale créée sur le
52
sol européen. Initialement médecin interniste, Mara
Selvini Palazzoli (1916-1999) s’est réorientée vers la
psychiatrie et la psychanalyse dans le but de soigner
des patientes anorexiques. Constatant la faible efficacité
des thérapies psychanalytiques, elle changea radicale-
ment d’approche dans les années 1960 et importa des
États-Unis les théories et les modèles de la thérapie
familiale, alors en plein développement.
Mara Selvini Palazzoli demeure la figure embléma-
tique de l’École de Milan, même si elle s’est toujours
inscrite dans un travail collectif, réalisé avec des équipes
successives. On peut mentionner ses trois principaux
collaborateurs, qui ont poursuivi ultérieurement leur
propre voie  : Luigi Boscolo, Gianfranco Cecchin et
Giuliana Prata. D’autres thérapeutes se sont associés à
ses recherches, parmi lesquels son fils, Matteo Selvini.
Pour Mara Selvini Palazzoli, la thérapie familiale est
un travail qui se fait en équipe, dans l’échange et la
contradiction, que ce soit du point de vue de la clinique
comme de celui de la recherche.
Dès le début des années  1970, l’École de Milan
affirma résolument son orientation systémique, dans
la lignée des travaux de Palo Alto (théorie des sys-
tèmes, axiomes de la communication, etc.). L’équipe
de Selvini Palazzoli fut d’emblée aux prises avec des
situations cliniques difficiles et des systèmes familiaux
paradoxaux et rigides, organisés notamment autour de
symptômes anorexiques ou psychotiques. L’ouvrage
collectif Paradoxe et contre-paradoxe, publié en 1975,
donna une importante audience à ces recherches et
devint rapidement un classique de la thérapie familiale.
Dans la lignée de Bateson et de l’École de Palo
Alto, Selvini Palazzoli et ses collaborateurs centrent
53
leur attention sur les patterns relationnels, les processus
paradoxaux et les perturbations de la communication
dans les familles. Dans le champ de la schizophrénie,
ils repèrent des difficultés familiales récurrentes à
métacommuniquer, déjà identifiées par Bateson. La
« règle des règles » de ces familles serait de ne jamais
définir les relations (la place, le rôle, les limites et le
pouvoir attribués à chacun). Cette règle nourrirait la
confusion relationnelle et psychique. Dans Les Jeux
psychotiques dans la famille (1987), la nouvelle équipe de
Mara Selvini Palazzoli approfondit encore cette explo-
ration des schémas relationnels confusionnants, en
s’intéressant notamment au déplacement des problèmes
du couple parental sur les enfants et aux coalitions
niées qui associent un parent et un enfant –  patient
désigné – contre l’autre parent.
On retrouve également l’influence de Jay Haley dans
la visée stratégique de l’École de Milan. Les théra-
peutes ne cherchent pas à rendre la famille consciente
de son fonctionnement mais lui proposent de vivre des
expériences susceptibles d’induire un changement et de
réorganiser ses interactions.
L’École de Milan se distingue par son approche
« expérimentale » de la thérapie familiale. Elle attache en
effet une grande importance aux techniques employées
et à la rationalisation des processus qui sont en jeu,
aussi bien dans la famille que dans le « métacontexte »
qui inclut les thérapeutes. La thérapie familiale est
appréhendée comme un travail exigeant qui demande
l’implication de plusieurs cothérapeutes, l’élaboration
d’hypothèses cliniques, la progression par essais-erreurs
et la remise en question permanente des thérapeutes.
Pour l’École de Milan, la thérapie familiale repose
54
davantage sur une méthodologie et un engagement
intense de l’équipe que sur le charisme ou le « flair »
du thérapeute. Durant toute sa carrière, Mara Selvini
Palazzoli appliqua cette rigueur scientifique à ses propres
théories, n’hésitant pas à les critiquer, à les abandonner
et à les remplacer par d’autres à la faveur des avancées
de ses recherches.
L’organisation logistique de la thérapie a ici une
grande importance : utilisation du miroir sans tain et
de l’enregistrement vidéo, mobilisation de plusieurs
thérapeutes (idéalement deux qui mènent l’entretien
et deux qui l’observent), présence de tous les membres
d’un même ménage familial à la séance (du moins pour
le premier entretien), long intervalle entre les séances
(environ un mois) et accord préalable avec la famille sur
un certain nombre d’entretiens. La séance elle-même
est structurée en plusieurs phases  : préparation de la
séance par les thérapeutes, entretien avec la famille,
discussion d’équipe, conclusion de la séance en pré-
sence de la famille (pendant laquelle est présentée une
éventuelle prescription) et rédaction en équipe d’un
procès-verbal de la séance. La formalisation du cadre
thérapeutique commence dès le premier contact. Que la
famille prenne directement rendez-vous par téléphone
ou qu’elle soit orientée par un confrère, le premier
échange donne lieu à un recueil d’informations systé-
matisé, qui sert à la préparation du premier entretien.
L’École de Milan est à l’origine de nombreuses tech-
niques qui se sont diffusées parmi les thérapeutes fami-
liaux. Parmi celles-ci, la connotation positive consiste
à proposer à la famille un recadrage de son problème
qui valorise la fonction qu’il remplit dans l’homéostasie
familiale. Cette connotation est souvent un préalable
55
à la prescription d’une tâche à réaliser dans l’intervalle
entre deux séances, tâche qui comporte généralement
un aspect paradoxal  : tout en respectant la fonction
du symptôme, elle s’oppose au mythe familial ou rend
impossibles certains schèmes relationnels récurrents.
Les thérapeutes peuvent par exemple prescrire à la
famille la réalisation d’un rituel précis, à une fréquence
déterminée, dans l’intervalle qui sépare deux séances.
Un tel rituel –  qui implique nécessairement tous les
membres du ménage familial – doit donner à la famille
l’occasion de vivre des interactions nouvelles (comme
se réunir un soir par semaine pour un temps de parole
pendant lequel chacun disposera de cinq minutes pour
dire ce qu’il perçoit de la vie familiale).
Mara Selvini Palazzoli et ses collaborateurs ont
défini trois principes essentiels permettant de mener
une thérapie familiale :
– L’hypothétisation. Le thérapeute doit constam-
ment élaborer, tester, confirmer ou infirmer des
hypothèses systémiques, car ce sont elles qui
orientent le processus thérapeutique et qui le
guident dans le désordre et la confusion du fonc-
tionnement familial. La mise à l’épreuve d’une
hypothèse est toujours une source d’informations
et de nouveautés pour le thérapeute et pour la
famille. En cela, elle lutte contre l’entropie (la
dégradation du fonctionnement familial par
appauvrissement).
– La circularité. Le thérapeute veille à se départir
de raisonnements linéaires (cause/conséquence,
coupable/victime…). Il est attentif aux causalités
circulaires et aux rétroactions qui se produisent
56
au sein de la famille, mais aussi entre la famille
et les thérapeutes. La technique du « question-
nement circulaire » favorise notamment la méta-
communication et les rétroactions dans la famille :
le thérapeute interroge par exemple un membre sur
la manière dont il perçoit la relation entre deux
autres membres présents.
– La neutralité. Bien qu’étant très actif, le théra-
peute veille à ne pas nouer une alliance spéci-
fique avec l’un ou l’autre membre de la famille ; il
s’allie successivement et équitablement à chacun
au cours de la séance, de manière à conserver son
impartialité et sa position extérieure. L’objectif
est que la famille n’ait jamais la sensation que
le thérapeute s’affilie davantage avec un membre
qu’avec les autres. À  la différence de la neu-
tralité des psychanalystes, celle-ci est un effet
de la méthode employée et non une disposition
intrapsychique.
Dans les dernières phases de son parcours, Mara
Selvini Palazzoli assouplit certaines de ses règles tech-
niques et accorda plus d’importance aux dimensions
transgénérationnelles (notamment en impliquant les
familles d’origine – les grands-parents – dans la théra-
pie), au sous-système de la fratrie et aux individus (aux-
quels elle pouvait consacrer des séances spécifiques).
Elle s’intéressa également aux souffrances et aux désil-
lusions qui peuvent mener des parents à méconnaître
la réalité de certains troubles ou de certains conflits
(notamment conjugaux) et à impliquer les enfants et
l’ensemble de la famille dans cette méconnaissance
et dans les confusions qu’elle entraîne. Mara Selvini
57
Palazzoli réhabilita ainsi la prise de  conscience en
thérapie familiale, sous la forme de la reconnaissance
des souffrances individuelles et collectives, passées et
présentes.
L’École de Milan a parfois été critiquée pour sa radi-
calité systémique, sa scientificité et son technicisme.
Ce parti pris expérimental, assumé par Mara  Selvini
Palazzoli, est néanmoins compensé par une autocritique
permanente et surtout par une grande créativité. Mara
Selvini Palazzoli utilise souvent la métaphore du jeu
(jeu d’échecs, match de football…) pour décrire les
interactions entre la famille et les thérapeutes. Et en
effet, les techniques milanaises, inventives et surpre-
nantes, font de la thérapie familiale un « jeu », exigeant
mais créatif, susceptible de bouleverser les règles des
« jeux dysfonctionnels » qui éprouvent les familles.

VII. – L’École de Rome

Au tournant des années 1970, la thérapie familiale


commence à se faire connaître en Europe, et notam-
ment en Italie, sous l’impulsion de l’École de Milan.
À Rome, le pédopsychiatre Maurizio Andolfi (né en
1942) fédère autour de lui plusieurs confrères (dont
Carmine Saccu, Paolo Menghi et Anna Maria Nicolò),
avec lesquels il crée l’Institut de thérapie familiale de
Rome en 1975. Andolfi revient alors des États-Unis où
il s’est formé auprès de pionniers comme Ackerman,
Minuchin, Haley et Bowen.
À la manière de l’École de Milan, l’École de Rome
affiche une orientation fondamentalement systémique.
Elle se singularise par une approche centrée sur la crise,
58
les fonctions au sein de la famille, les émotions, l’usage
de métaphores et l’attention portée à l’implication des
enfants pendant les séances (Andolfi, 1977 ; Andolfi
et alii, 1982).
Les représentants de l’École de Rome, psychiatres
de formation, ont concentré leurs recherches sur les
« familles à désignation rigide ». Ces dernières sont
structurées autour d’un patient désigné, qui est lui-
même porteur de symptômes persistants (qu’ils soient
psychotiques, anorexiques, phobiques ou autres).
La famille est perçue comme un groupe dynamique,
qui évolue de manière perpétuelle, dans une alternance
entre états d’équilibre et états de déséquilibre. Les
thérapeutes portent leur attention sur les tensions au
sein de la famille, sur la manière dont celles-ci sont
régulées et sur les fonctions que chaque membre rem-
plit dans la dynamique familiale. Chaque famille est
mue à la fois par une tendance à l’homéostasie et par
une tendance à la transformation. Lorsque l’équilibre
entre ces tendances est maintenu, le fonctionnement
familial préserve l’identité du groupe et assure une place
à chacun, tout en permettant une certaine flexibilité
des rôles, l’autonomisation des individus et l’évolution
de la famille comme unité.
La chronicisation d’un problème ou d’un symp-
tôme est perçue comme un échec de maturation de la
famille et comme une tentative pour sauvegarder son
homéostasie. Tout se passe comme si le temps s’arrêtait
et le fonctionnement de la famille se figeait autour de
quelques schèmes relationnels répétitifs. Chacun se voit
assigné à un rôle fixe. Par exemple : l’un joue le rôle
de malade et concentre sur lui toutes les tensions de
la famille, un autre celui de l’infirmier, un troisième
59
celui de l’enfant parfait, un quatrième celui de victime
passive, etc. Le thérapeute cherche ainsi à identifier
les fonctions remplies par chacun : celle du porteur de
symptôme, celle de chaque membre de la famille et
celle que la famille cherche à faire jouer au thérapeute.
Le symptôme est vu comme un signal d’alarme
qui indique un besoin impérieux de transformation
du fonctionnement familial, en même temps que
l’incapacité de la famille à affronter la crise. Cette
situation expliquerait l’ambivalence où se trouvent de
nombreuses familles à l’égard de la thérapie  : elles
demandent à changer mais s’opposent à tout change-
ment et neutralisent l’action du thérapeute –  dans la
mesure où il représente un danger pour l’homéostasie
du système. Face à de tels fonctionnements rigides,
le thérapeute ne devrait pas épargner la famille, mais
l’aider au contraire à entrer en crise. Les thérapeutes
romains sont connus pour leurs provocations, visant
à déstabiliser la « pièce de théâtre » familiale qui se
rejoue sans cesse et à l’identique. Il s’agit de défier les
fonctions, tout en soutenant les personnes.
Cette méthode exige une grande implication des
thérapeutes. Les séances sont souvent intenses et fortes
en émotions. Les thérapies sont généralement de courte
durée. Elles visent à accompagner la crise et la réor-
ganisation de la dynamique familiale et à restaurer
les capacités d’évolution de la famille et de chacun de
ses membres. Il s’agit de détacher chacun du rôle figé
qu’il joue dans le système familial et de lui redonner
une marge de liberté.
Le thérapeute commence généralement par s’affi-
lier avec le patient désigné et par proposer un reca-
drage positif de son symptôme. Sur le modèle de la
60
connotation positive de Mara Selvini Palazzoli, le
symptôme est valorisé pour la fonction qu’il remplit
dans la préservation de l’équilibre familial. Le théra-
peute se fait lui-même l’allié de l’homéostasie familiale,
de manière à libérer les tendances à la transformation
contenues dans la famille. Il se montre rigide, pour
permettre à la famille d’être plus flexible.
Le thérapeute cherche à occuper la position cen-
trale où se situait le patient désigné et à catalyser les
tensions familiales. Ce faisant, il décentre le patient
désigné, se place au centre de l’attention familiale,
mobilise des interactions nouvelles entre les membres
de la famille et ouvre ainsi la possibilité que d’autres
problèmes soient abordés.
Le thérapeute « dynamise » les séances. Il adopte
par alternance des positions hautes et basses. Il entre
successivement en interaction symétrique et complé-
mentaire avec la famille. Il se montre tantôt dirigiste
et provocateur, tantôt banalisant et passif. Tour à
tour, il dramatise la situation, nie les améliorations
(« négation stratégique ») ou même l’efficacité de la
thérapie. Le thérapeute vise un changement de type 2,
c’est-à-dire une réorganisation du système familial.
C’est pourquoi il ne s’arrête pas aux changements
superficiels qui peuvent intervenir en cours de théra-
pie. Au fur et à mesure des séances, il se met de plus
en plus en retrait, de manière à rendre à la famille
son autonomie.
Le thérapeute utilise de nombreuses techniques
pour déstabiliser le fonctionnement familial et favoriser
le changement. Il accentue les problèmes ou aborde de
front ceux qui sont tabous. Il propose aux familles
61
de  réaliser des sculptures 1 ou même de passer une
séance à jouer à un jeu d’enfants. Il utilise des méta-
phores et des objets métaphoriques. Il prescrit des
tâches, souvent paradoxales ou symboliques.
Le thérapeute cherche à déloger les membres de
la famille des rationalisations et des explications ver-
bales, en les amenant sur le terrain des émotions, des
symboles, des métaphores et du corps. Il propose aux
familles de manipuler des objets symboliques ou de
jouer avec des représentations imagées, évoque des
métaphores littéraires ou encore implique les enfants
au travers d’un jeu qui représente le problème familial.
Les méthodes de l’École de Rome ont sou-
vent étonné et parfois choqué les professionnels et les
familles, par leur caractère directif et provocateur. Les
représentants de ce mouvement ont eux-mêmes adouci
leurs pratiques à partir des années 1990 (voir infra,
chap.  III, p.  87-92). Les travaux de ce courant
demeurent néanmoins une référence pour la thérapie
familiale, notamment en ce qui concerne le travail
avec les familles à désignation rigide. Andolfi et ses
collaborateurs ont eu le mérite de mettre en exergue
le postulat systémique selon lequel le changement est

1. Inventée par des thérapeutes familiaux américains, cette technique


consiste à proposer à la famille de vivre une expérience corporelle
et symbolique en séance. Chaque membre de la famille est invité à
disposer les autres dans une sculpture vivante (mais immobile) qui
représente à ses yeux la problématique familiale. Selon les approches,
les thérapeutes demandent aux personnes de représenter une (ou plu-
sieurs) sculpture(s) (la famille actuelle, la famille souhaitée, la famille
dans le futur, la famille telle qu’elle était au moment d’un événement
marquant…) et de commenter ou non ces représentations (Miermont,
2001, p. 596-598).

62
inséparable de la crise, notamment pour les systèmes
familiaux figés dans leur développement.

VIII. – L’approche psychanalytique

Les rapports entre la psychanalyse et la thérapie


familiale sont complexes. Il est tout d’abord intéres-
sant de noter que nombre de pionniers de la thérapie
familiale ont initialement suivi une formation psycha-
nalytique  : Salvador Minuchin, Nathan Ackerman,
Don  Jackson, Murray Bowen, Carl Whitaker, Mara
Selvini Palazzoli… La plupart d’entre eux s’en sont
néanmoins affranchis lorsqu’ils se sont engagés dans le
développement de la thérapie familiale et ont adopté
d’autres modèles théoriques (la cybernétique, la systémie,
etc.). Don Jackson est peut-être celui qui a rompu avec
la psychanalyse de la manière la plus démonstrative, en
enlevant le divan de son cabinet à la fin des années 1950.
D’autres ont conservé des liens étroits avec les milieux
psychanalytiques, comme Nathan Ackerman.
Indirectement, Freud a préparé l’émergence de la
thérapie familiale, en mettant l’accent sur la dimension
familiale des troubles psychopathologiques (complexe
d’Œdipe, fantasmes de meurtre du père, rivalités frater-
nelles…). Cependant, le fondateur de la psychanalyse
est resté attaché au modèle classique de la thérapie
individuelle et son intérêt pour la famille s’est limité
au domaine des fantasmes et des représentations (les
« imagos » parentales ; voir Miermont, 2010).
Bien que la thérapie familiale trouve quelques-unes
de ses prémices dans les théories et les pratiques psy-
chanalytiques, elle s’est essentiellement développée
63
–  aux États-Unis  – en rupture avec la psychanalyse
et plus largement avec la psychiatrie de l’époque (voir
supra, chap. I). Il s’agissait en effet pour ces pionniers
de se démarquer des approches classiques centrées sur
l’individu et l’intrapsychique. Si la plupart des théra-
peutes familiaux se sont émancipés de la psychana-
lyse, c’est aussi parce que le passage à une approche
familiale impliquait un saut épistémologique : il n’est
pas possible d’appréhender une famille au moyen de
concepts conçus pour décrire la psyché individuelle.
Par là s’explique le succès de la cybernétique et de
la théorie de la communication chez les thérapeutes
familiaux, qui y ont trouvé des concepts applicables
à ce nouveau champ clinique. Certains, notamment
parmi ceux qui étudient les liens transgénérationnels,
ont néanmoins conjugué des références systémiques
avec des références psychanalytiques, comme Bowen
ou Boszormenyi-Nagy, par exemple.
En France, il existe un courant de la thérapie fami-
liale qui se dit spécifiquement psychanalytique. Ce
mouvement, qui n’existe quasiment que dans l’Hexa-
gone, trouve une explication historique. La thérapie
familiale a été importée en Europe au moment où la
psychanalyse connaissait son « âge d’or » en France (les
années 1970 et 1980). La psychanalyse était alors quasi-
ment hégémonique, de sorte que le modèle systémique
fut mal accueilli et même rejeté par beaucoup. Des psy-
chanalystes, soucieux de travailler avec les familles mais
souhaitant rester fidèles à leur orientation, entreprirent
ainsi de développer un modèle se fondant uniquement
(ou principalement) sur la théorie psychanalytique.
Ce modèle reprend les principes de la cure indi-
viduelle (Lemaire, 2007). Les membres de la famille
64
– assis en cercle avec les thérapeutes – sont encoura-
gés à associer librement. Les thérapeutes adoptent une
attitude de retrait et de neutralité bienveillante. Les
séances sont relativement rapprochées (une, voire deux
séances par semaine) et la thérapie peut s’étendre sur
plusieurs années. Ce modèle repose sur les concepts
d’« appareil psychique familial » et d’« inconscient fami-
lial ». La thérapie vise à faire émerger les fantasmes,
les angoisses, les mythes et les éventuels secrets de
famille qui entravent la vie familiale aussi bien que
l’autonomisation de chaque membre. Les thérapeutes
accordent une importance particulière à l’histoire fami-
liale, aux transmissions psychiques de génération en
génération et entre les personnes qui partagent un
même quotidien, aux répétitions, aux représentations
fantasmatiques et oniriques, ainsi qu’aux mouvements
transférentiels (et contre-transférentiels) qui peuvent
apparaître pendant les séances. Contrairement aux
approches systémiques décrites jusqu’ici, les thérapeutes
ne dirigent pas activement les séances et centrent leur
attention sur la communication verbale.
Parmi les thérapeutes familiaux psychanalytiques,
certains restent attachés à un modèle exclusivement
psychanalytique, tandis que d’autres intègrent des
références diverses (notamment systémiques et contex-
tuelles) et forgent des modèles hybrides.
Les approches psychanalytiques de la thérapie
familiale sont parfois critiquées pour leur réticence à
s’ouvrir à d’autres épistémologies et pour leur insis-
tance à vouloir appliquer à la famille des concepts et
des techniques qui ont été conçus pour l’individu. Le
risque de cette transposition est en effet qu’elle entraîne
la réification d’entités abstraites comme l’« appareil
65
psychique familial » et que les mécanismes complexes
qui régulent les relations au sein de la famille ne soient
pas suffisamment considérés. Cette approche permet
néanmoins un approfondissement clinique et théorique
de l’imaginaire familial (mythes, fantasmes partagés,
codes communs, etc.). En cela, la thérapie familiale
psychanalytique se rapproche des modèles constructi-
viste et narratif (voir chap. III). Elle se singularise par
la prise en compte des phénomènes de transfert qui
peuvent émerger entre les membres d’une famille et
entre ces membres et les thérapeutes.
Au-delà de la thérapie familiale psychanalytique
proprement dite, le corpus théorique de la psychanalyse
demeure une référence importante pour nombre de
thérapeutes familiaux, quelle que soit leur orientation.
À partir des années 1990, la plupart des systémiciens
ont en effet reconsidéré l’importance du fonctionne-
ment psychique individuel – que la psychanalyse aide
à penser  – en parallèle à la dynamique familiale. Le
principe psychanalytique selon lequel le thérapeute doit
lui-même s’engager dans une cure personnelle avant de
mener des psychothérapies a au demeurant été adopté
par de nombreux thérapeutes familiaux. L’expérience
de la cure apparaît comme un préalable utile, voire
indispensable, pour s’aventurer dans cette pratique par-
ticulièrement engageante qu’est la thérapie familiale,
toujours propice à susciter des résonances personnelles
et à faire émerger des représentations subjectives de ce
que sont – ou devraient être – les rapports familiaux.
CHAPITRE  III

La deuxième vague

Les années  1980 et  1990 ont vu émerger ce que


l’on peut appeler une « deuxième vague » de la thé-
rapie familiale (Favez, Darwiche, 2016, p.  24-25).
Celle-ci a été portée par une nouvelle génération de
thérapeutes familiaux qui avaient été les élèves des
pionniers. Ces thérapeutes ne se sont pas contentés
d’intégrer les modèles de leurs prédécesseurs ; ils les
ont fait évoluer et en ont créé de nouveaux.
La communauté des thérapeutes familiaux n’est
pas unanime sur la portée de cette deuxième vague.
Certains y voient un renouveau et même une rupture
avec les approches antérieures. D’autres considèrent
au contraire que les nouvelles approches s’inscrivent
dans la continuité des précédentes et qu’elles redé-
couvrent ou mettent l’accent sur des principes déjà
connus. D’autres enfin y perçoivent une régression et
reprochent aux nouveaux modèles d’oublier les acquis
systémiques de la thérapie familiale originelle en se
rapprochant des thérapies centrées sur l’individu, le
langage ou les cognitions, comme la psychanalyse ou
les thérapies cognitives.

67
I. – Constructivisme
et constructionnisme social
La deuxième vague est souvent associée à deux para-
digmes qui émanent de la théorie de la connaissance :
le constructivisme et le constructionnisme social. De
la même façon que la première génération de théra-
peutes familiaux s’était appuyée sur la cybernétique, la
deuxième génération a vu dans ces deux paradigmes
des références théoriques pour étayer leurs modèles.
On trouve dans la cybernétique de deuxième ordre
(Heinz von  Foerster) et dans la théorie de la com-
munication (Paul Watzlawick) des prémices aux idées
constructivistes : chacun perçoit la réalité différemment,
selon son point de vue et ses catégories mentales et
culturelles (principe d’autoréférence) ; l’observateur ne
peut pas être dissocié du système observé. Il serait
inexact d’avancer que les thérapeutes de la deuxième
vague ont découvert l’influence du thérapeute sur le
système familial qu’il reçoit. On retrouve en effet la
prise en compte de cette dimension chez les premiers
thérapeutes familiaux et chez Bateson 1. En revanche,
les constructivistes sont les premiers à centrer leur
approche sur cette dimension et plus particulièrement
sur les phénomènes de coconstruction qui émergent
dans la rencontre thérapeutique. Ils rappellent aux
thérapeutes le fait qu’ils ne rencontrent jamais des
familles en soi, mais des familles en situation de thé-
rapie, c’est-à-dire en interaction avec eux (Neuburger,
2003, p. 229).

1. D. Picard, E. Marc, L’École de Palo Alto, op. cit., p. 29-30.

68
Alors que les thérapeutes systémiciens de la première
génération portaient leur attention sur les comporte-
ments et les interactions au sein de la famille dans
l’ici-et-maintenant, les thérapeutes constructivistes
accordent une grande importance au langage, aux
représentations et aux significations. Le psychiatre
belge Mony Elkaïm (1941-2020) fut la figure de proue
de cette orientation, qui est fortement représentée dans
les pays francophones.
Les thérapeutes constructivistes s’intéressent aux
constructions, qu’elles soient individuelles (propres à
chaque membre de la famille ou à chaque thérapeute)
ou collectives (propres à la famille ou émergeant dans
la rencontre avec les thérapeutes). Les représentations
qu’une personne ou une famille se fait d’elle-même,
de son histoire, du monde qui l’entoure et de ses pro-
blèmes peuvent avoir de fortes répercussions sur le
processus thérapeutique, que ce soit en le freinant ou
en le facilitant.
Elkaïm (1989) distingue le « programme officiel »
d’une personne ou d’une famille (ce à quoi elle aspire
explicitement) de sa « construction  du monde » (les
croyances sur elle-même et sur les autres qu’elle a for-
gées au fil de son expérience et qui lui indiquent ce
qui est possible et impossible). Ces deux dimensions
ne vont pas toujours de concert l’une avec l’autre. Par
exemple  : une mère peut se plaindre de ne pas être
mieux considérée par son mari et ses enfants, tout en
ayant intériorisé la croyance selon laquelle personne ne
pourrait jamais lui apporter la reconnaissance dont elle
a besoin. Les membres d’un couple ou d’une famille
peuvent enclencher des cercles vicieux qui font en sorte
que chacun renforce involontairement la construction
69
du monde de l’autre et donc les frustrations réciproques
(concept de double contrainte réciproque).
Parmi les constructivistes, Robert Neuburger (1984,
1995, 2003) est peut-être celui qui a le plus théorisé
les constructions proprement familiales (et non pas
individuelles). Il s’intéresse à la manière dont chaque
famille procure un sentiment d’appartenance à ses
membres, que ce soit par le partage d’un mythe familial
(croyances, valeurs, codes, récits…) ou par l’application
de rituels (schèmes répétitifs de comportements). En
règle générale, les éléments mythiques et rituels se
renforcent mutuellement. Par exemple : nous sommes
une famille heureuse, donc nous ne nous disputons
jamais ; nous ne nous disputons jamais, donc nous
sommes une famille heureuse. La question de l’ap-
partenance est souvent impliquée dans les situations
de crise familiale ou dans l’émergence d’un « patient
désigné ». Par exemple  : le mythe familial est trop
rigide pour permettre l’autonomisation de l’un des
membres de la famille ou pour passer à une nouvelle
étape du cycle de vie familial ; le problème attaque le
mythe familial, le renforce ou les deux à la fois ; les
rituels qui soutenaient le mythe ne sont plus appliqués,
etc. Il importe au thérapeute familial de considérer ces
constructions familiales structurelles qui soutiennent
à la fois l’identité collective et l’identité de chaque
membre. La thérapie doit permettre à la famille de
reprendre son évolution en continuant à fonction-
ner comme groupe d’appartenance, tout en offrant à
chaque membre l’occasion d’acquérir une autonomie
qui ne requiert pas la manifestation de symptômes.
Ce processus passe parfois par l’élaboration de nou-
veaux rituels ou de nouvelles constructions mythiques
70
(« greffes mythiques ») qui permettent à la famille de
changer tout en maintenant sa cohésion.
Les thérapeutes constructivistes s’engagent avec
les membres de la famille dans un travail sur leurs
représentations. Ils ne se considèrent pas comme
étant extérieurs à la famille mais comme faisant partie
du « système thérapeutique » qui rassemble les thé-
rapeutes et la famille. Il s’agit donc d’un travail de
coconstruction, dans lequel les thérapeutes sont for-
tement impliqués. La définition qu’une famille donne
de son problème contribue parfois à entériner celui-ci
et n’autorise aucune résolution. Dans la suite des thé-
rapeutes familiaux de la première vague qui utilisaient
le recadrage du problème, les constructivistes incitent la
famille à « ouvrir le champ des possibles », c’est-à-dire
à renouveler ses représentations, à mobiliser d’autres
images et à donner de nouvelles significations à ses
problèmes, susceptibles d’inviter au changement.
Les thérapeutes constructivistes cherchent moins à
identifier les mécanismes qui maintiennent l’homéo-
stasie d’un système familial (première cybernétique),
qu’à mobiliser des leviers de transformation. Elkaïm
s’est notamment inspiré de la deuxième cybernétique
(Ilya Prigogine) pour penser le processus de change-
ment : un système ouvert en état de déséquilibre peut se
réorganiser de manière imprévisible par l’amplification
de certains paramètres (réactions en chaîne, « effet
papillon »). Le thérapeute est sensible à l’émergence
de tout élément nouveau (un thème de discussion,
une image, une information, un comportement) sus-
ceptible d’être amplifié et de faire basculer la famille
vers le changement. Il ne s’agit pas de chercher une
quelconque vérité mais de participer à l’élaboration
71
d’un nouveau récit, d’une nouvelle construction qui
permette à la famille de poursuivre son développement.
Les thérapeutes constructivistes concentrent leur
action sur la séance elle-même. Tout le système théra-
peutique (qui inclut famille et thérapeutes) est impliqué
dans ce travail de coconstruction. Elkaïm accorde une
attention particulière aux ressentis et aux associations
du thérapeute. Lorsqu’un élément apporté par la famille
produit une résonance chez lui (évocation d’un épisode
de son histoire personnelle, réaction émotionnelle, aga-
cement, etc.), le thérapeute peut l’utiliser comme source
d’informations, voire comme levier thérapeutique. Cet
éprouvé a-t-il une fonction pour la famille ? Quelle
construction du monde la famille cherche-t-elle à ren-
forcer en provoquant cette réaction chez le thérapeute ?
Le thème qu’elle évoque en lui est-il important pour
cette séance et peut-il être travaillé ?
L’approche constructiviste est avant tout un position-
nement éthique : respecter les valeurs et la construction
du monde de chaque personne et de chaque famille,
conserver une attitude thérapeutique non prédictive
(ne pas imposer une solution au problème ou une issue
déterminée à la thérapie), garder à l’esprit le carac-
tère relatif et limité de toute théorie. Les thérapeutes
cherchent à se dégager de l’asymétrie qui caractérise
classiquement la relation thérapeutique  : ils essaient
de nouer des relations horizontales avec la famille, se
laissent enseigner par elle et prennent en considéra-
tion leur propre vécu. La visée thérapeutique dernière
est de stimuler les compétences qui appartiennent en
propre à la famille.
Le courant constructiviste a exercé une forte influence
chez les thérapeutes familiaux francophones, comme
72
Guy Ausloos et Édith Goldbeter-Merinfeld. Dans cette
même orientation, Philippe Caillé et Yveline Rey ont
proposé plusieurs outils thérapeutiques (appelés « objets
flottants ») propices à stimuler la circulation et le renou-
vellement des représentations au sein de la famille (le
conte systémique, le blason familial, la chaise vide, etc.) 1.
Le constructionnisme social (Kenneth J.  Gergen)
s’inscrit à la fois en rupture et en continuité avec le
constructivisme. Fondée aux États-Unis, cette théorie
s’inscrit dans la perspective du postmodernisme et de la
critique sociale, et s’inspire de philosophes, tels Michel
Foucault ou Jacques Derrida. Comme le constructi-
visme, le constructionnisme social interroge l’objectivité
de l’homme et des sciences (critiques du réalisme).
Cette théorie s’intéresse plus particulièrement à la
manière dont notre rapport au monde est déterminé
par des relations sociales, le langage et des codes par-
tagés au sein d’un groupe. Selon cette théorie, même
le constructivisme peut être relativisé et critiqué, du
fait qu’il repose sur une vision moderne et occiden-
tale déterminée : la fiction d’un individu psychologique
(un « soi ») qui serait capable de construire ses propres
images de la réalité, faisant fi des codes et du lan-
gage qui nous conditionnent. Nos représentations du
monde seraient moins déterminées par des processus
psychologiques endogènes que par les catégories de
langage que nous utilisons pour l’appréhender et par les
relations sociales dans lesquelles nous sommes engagés
(au sein d’une famille, d’un groupe professionnel, d’une
communauté, d’une nation, etc.).

1. P.  Caillé, Y.  Rey, Les Objets flottants. Méthodes d’entretiens systé-
miques, Paris, Fabert, 2008, 5e éd.

73
Le constructionnisme social remet en question
les théories psychologiques, les modèles psycho-
thérapeutiques et les catégories de langage qui les
formatent. Chaque culture et chaque époque déter-
minent des manières arbitraires de parler de la souf-
france et de la folie. Cette critique est d’autant plus
utile à notre époque où les termes psychologiques
sont entrés dans le langage courant et où tout un
chacun a tendance à parler de lui-même et de ses
proches en termes psychopathologiques (par exemple :
« Je  suis déprimé(e) », « Mon enfant est hyperactif »,
« Mon ex-mari est un pervers narcissique », etc.). Les
constructionnistes pointent le caractère performatif et
réifiant de ces éléments de langage qui ont tendance à
restreindre les manières d’appréhender un problème.
Dans ce contexte, la thérapie doit permettre une
remise en question des termes et du récit qui sont
utilisés pour décrire un problème et ouvrir à d’autres
récits possibles. Le thérapeute adopte une position
de non-savoir (qui rappelle la neutralité bienveillante
des psychanalystes) et s’engage avec la famille dans
une « conversation » susceptible de croiser différents
langages et de réinscrire la famille dans une nouvelle
lecture de sa situation, de son histoire et de son avenir
(voir infra, p.  76-81). L’approche constructionniste
engage en outre le thérapeute à rester attentif aux
représentations induites par ses propres références
théoriques, par l’institution où il travaille et par les
différents professionnels qui peuvent être impliqués
auprès d’une même famille (médecin généraliste, psy-
chiatre, travailleur social, etc.).
Le constructivisme et le constructionnisme social
ont fait l’objet de plusieurs critiques.
74
Celles-ci ont d’abord porté sur leurs formes radi-
cales, qui tendent à un relativisme absolu, voire au
solipsisme (la réalité, les symptômes et les problèmes
de la vie ne seraient que des « vues de l’esprit »).
Certains thérapeutes critiquent également la ten-
dance de ces approches centrées sur le langage et
les représentations à se focaliser sur les adultes et à
mettre les enfants de côté (Andolfi, in Elkaïm, 1995,
p. 126). En effet, il apparaît que les représentants de
ces approches s’investissent principalement dans la thé-
rapie de couple et la thérapie familiale d’adultes.
Des thérapeutes familiaux ont enfin pointé le risque
que représentait une approche centrée essentiellement
sur les postulats théoriques constructivistes/construc-
tionnistes et qui s’affranchirait des principes théra-
peutiques dégagés par les pionniers. Des thérapeutes
débutants peuvent en effet avoir l’illusion que la thé-
rapie pourrait reposer sur une simple conversation
thérapeutique, où chacun ferait part de ses ressentis
et de sa vision des choses, dans le but de mobiliser
les compétences spontanées de la famille à résoudre
seule ses problèmes (Meynckens-Fourez, Henriquet-
Duhamel, 2005, p. 207). Mal contrôlée, l’utilisation par
le thérapeute de ses propres résonances peut au demeu-
rant aboutir à des écarts déontologiques et à une indif-
férenciation des places entre thérapeutes et patients.
Elkaïm lui-même met en garde les thérapeutes face
au risque d’envahir les patients avec leurs résonances
(Elkaïm, 1995, p. 655). Pour beaucoup, les approches
constructiviste et constructionniste ne peuvent pas se
suffire à elles-mêmes. Elles représentent plutôt des
compléments utiles aux modèles des pionniers.
75
II. – L’approche narrative

L’approche narrative a été développée en Australie


par Michael White (1948-2008), travailleur social
et thérapeute familial, à partir des années 1980. Ce
modèle est fortement influencé par le construction-
nisme social.
Michael White part d’un constat clinique : les per-
sonnes et les familles qui consultent un professionnel
tiennent souvent un discours « saturé par leur pro-
blème ». Tout se passe comme si le problème avait pris
les rênes de leur vie et jouait le « premier rôle » dans
le récit qu’elles font de leur existence. Dans certains
cas, la perception de soi et du monde en est tellement
obstruée que plus aucune échappatoire n’est possible.
Les personnes et les familles en viennent à s’identifier
à leur problème.
L’être humain est un être réflexif et narratif. White
met en exergue l’effet de la narration (individuelle et
collective) sur le renforcement des problèmes comme sur
leur éventuelle résolution. Les personnes et les familles
sont façonnées par les histoires à travers lesquelles elles
vivent leur existence. Ce phénomène est particulière-
ment actif dans un petit groupe comme la famille, qui
partage à la fois des racines communes, une mémoire,
un quotidien et des relations en perpétuelle évolution.
La thérapie narrative vise à ouvrir le nœud de repré-
sentations, de croyances, d’habitudes et de comporte-
ments qui s’est resserré autour du problème. Il s’agit
d’encourager la famille à se réapproprier, à enrichir et
à renouveler le système de significations avec lequel
elle organise sa vie (White, 2007).
76
Le thérapeute oriente son travail sur la base de plu-
sieurs postulats théoriques et éthiques : la famille est
distincte de ses problèmes ; la famille peut agir sur ses
problèmes ; il existe plusieurs lectures possibles d’un
même événement ; toute trajectoire est une succession
de choix entre plusieurs voies possibles.
Ce positionnement thérapeutique se manifeste dès
le premier contact. Le thérapeute veille à accueillir
les personnes et les familles indépendamment de leur
problème. Il s’intéresse à tout ce qui constitue leur vie :
leurs loisirs, leurs centres d’intérêt, leurs valeurs, etc.
L’une des techniques spécifiques à l’approche nar-
rative est l’externalisation du problème. Le thérapeute
amène les personnes à regarder leur problème comme
une contrainte extérieure à elles et qui les accable.
Sur ce point, White contredit la théorie systémique :
pour lui, le problème n’a pas de fonction ni d’uti-
lité. Il n’est que lui-même : un problème. Dans cette
perspective, le thérapeute ajuste sa propre formulation
de manière à séparer les personnes du problème. Par
exemple, il remplace des adjectifs (« dépressif », « colé-
rique », « violent ») par des substantifs (« dépression »,
« colère », « violence »). Une personne n’est pas dépres-
sive, elle est en relation avec une contrainte extérieure
à elle-même qui est la dépression. Une famille n’est
pas conflictuelle, elle fait face à un problème qui se
manifeste sous la forme de conflits récurrents.
Lorsque le thérapeute explore le problème, il ne
se focalise pas sur celui-ci. Il questionne plutôt les
membres de la famille sur les répercussions de ce pro-
blème sur leur vie et au-delà : sur leurs relations, sur
leurs activités, sur leurs projets d’avenir, sur l’image
que chacun se fait de lui-même, etc. De cette façon,
77
le thérapeute amène les personnes à identifier ce qui
compte le plus à leurs yeux, ce qu’elles voudraient
préserver dans leur vie et ce sur quoi elles voudraient
concentrer leurs efforts.
Le thérapeute questionne également la famille sur
les éventuels moments où elle a un effet sur la « vie
du problème ». Ce renversement de perspective permet
à la famille de changer de point de vue et de prendre
conscience du pouvoir qu’elle peut exercer sur son pro-
blème. L’histoire saturée par le problème est en effet
sélective  : les personnes ne perçoivent plus que les
éléments qui entérinent la prédominance du problème
dans leur vie ; elles omettent souvent de considérer
les « résultats uniques » (unique outcomes), c’est-à-dire
les moments exceptionnels où elles ont pu prendre le
dessus sur leur problème ou les moments où celui-ci ne
s’est tout simplement pas produit. Pour découvrir de
telles exceptions, le thérapeute encourage les personnes
à décrire plus en détail leur vécu, et notamment les
zones qui restaient aveugles jusque-là. La visée n’est
pas de remplacer une histoire difficile (comprenant le
problème) par une histoire édulcorée et illusoirement
heureuse, mais d’élargir le champ de vision, d’enri-
chir et de nuancer l’histoire familiale (en y incluant
des ressources négligées, d’autres voies possibles, des
exceptions, etc.).
Lorsque le thérapeute a pu identifier un « résultat
unique », il amène la famille à explorer les intentions
et valeurs qui s’y sont manifestées, les ressources qui
ont été mobilisées et les effets engendrés (sur d’autres
personnes, sur d’autres dimensions de la vie, sur la
perception que chacun a de lui-même, etc.). Lorsque la
famille déclare qu’elle préfère vivre des moments de cet
78
ordre, le thérapeute renforce, par son questionnement,
le système de significations qui l’entoure.
La thérapie narrative vise à permettre à la famille de
se réapproprier son histoire et son vécu, par un travail
de déconstruction et de reconstruction de ses systèmes de
significations. Le thérapeute est attentif aux discours qui
s’expriment dans le récit des familles, que ces discours
soient dominants à l’échelle d’une culture, propres à un
groupe plus restreint (une communauté, une minorité,
la famille) ou spécifiques à un individu (constructions
du monde, valeurs personnelles). Chaque discours véhi-
cule des normes, des idéaux et des représentations,
qui peuvent apparaître comme autant d’évidences,
mais aussi de contraintes qui pèsent sur l’existence
d’une famille. Les problèmes reposent souvent sur
une inadéquation entre des discours intériorisés et
des comportements, ou sur l’opposition, au sein d’une
même famille, de plusieurs discours contradictoires.
La thérapie ne consiste pas à critiquer ces discours
mais à les rendre plus explicites et à permettre aux
personnes de prendre position par rapport à ceux-ci.
Cette démarche semble particulièrement pertinente à
notre époque où la famille, le couple et l’éducation des
enfants sont l’objet de nombreux discours médiatiques,
souvent contradictoires les uns avec les autres. Des
idéaux sociaux (sur le bonheur conjugal, la bonne façon
d’être parent ou l’harmonie dans la famille) imprègnent
les consciences et influencent la manière dont chacun
perçoit et juge sa propre famille.
Le thérapeute mobilise ainsi le registre de la nar-
ration pour ouvrir de nouvelles perspectives et per-
mettre le changement, non seulement concernant les
représentations mais aussi pour ce qui touche aux
79
comportements, aux habitudes et aux interactions. Par
là, il s’agit d’aider la famille à percevoir son évolution
comme un processus, qui peut être long et progressif,
et passer par des détours ou encore par des périodes
de désorientation.
Le thérapeute reprend les termes utilisés par la
famille et évite tout vocabulaire technique ou psychia-
trique. Il encourage l’emploi de métaphores et de réfé-
rences littéraires ou cinématographiques pour désigner
les épreuves que traversent la famille et chacun de ses
membres. Le problème lui-même peut être représenté
par une image ou un personnage (voire par un objet
manipulé en séance). Cette technique est particuliè-
rement utile avec les enfants, qui peuvent facilement
s’identifier à des personnages de dessin animé ou de
conte. Il s’agit d’un moyen ludique pour impliquer
chaque membre dans l’histoire alternative qui est en
train de s’écrire, tout en la nommant et en la rendant
représentable par tous.
L’approche narrative s’écarte sensiblement des thé-
rapies systémiques classiques, ne serait-ce que par
l’importance qu’elle accorde au langage et aux signi-
fications, aux dépens des comportements et des inter-
actions observables. Cette méthode, qui s’applique
aisément en entretien individuel, n’est pas toujours
aisée à employer en thérapie familiale, où il s’agit
d’articuler des histoires personnelles avec une histoire
collective. Enfin, l’externalisation du problème, si elle
ouvre le champ des possibles, peut néanmoins pré-
senter l’inconvénient de dévaloriser le compromis (la
tentative de solution) que la famille avait trouvé dans
le problème (selon un point de vue systémique). Il
n’est en effet pas évident que toutes les personnes et
80
toutes les familles soient prêtes à considérer leur pro-
blème comme n’ayant rien à voir avec ce qu’elles sont.

III. – La thérapie brève centrée


sur les solutions et les compétences

Le concept de thérapie brève remonte aux


années 1960, quand plusieurs thérapeutes du Mental
Research Institute de Palo Alto (Richard Fisch, John
Weakland) développèrent des modèles thérapeutiques
de courte durée (au maximum une dizaine de séances).
Ces thérapeutes centraient leur attention sur le pro-
blème dont se plaignait la personne ou la famille,
essayaient de dénouer les boucles circulaires d’inte-
ractions qui l’entretiennent et cherchaient des solu-
tions capables de provoquer un changement systémique
rapide (voir supra, chap.  I, p.  19-20). Il s’agissait
donc d’une thérapie brève centrée sur la résolution du
problème. La thérapie stratégique de Jay Haley s’est,
pour partie, inscrite dans cette perspective (voir supra,
chap. II, p. 35-40).
Dans les années 1980, deux thérapeutes américains,
Steve de Shazer (1940-2005) et Insoo Kim Berg
(1934-2007), commencèrent à développer une approche
de la thérapie brève radicalement différente, centrée
non pas sur le problème mais sur la solution (De
Shazer, Dolan, 2007). Dans une perspective post-
moderne, cette approche pointe le rôle du langage
et des catégories de pensée dans la manière dont les
patients – et les thérapeutes – appréhendent leurs diffi-
cultés. En cela, elle se rapproche du constructionnisme
social et de la thérapie narrative vus précédemment.
81
Plus spécifiquement, ce modèle rompt avec une longue
tradition psychothérapeutique : la focalisation sur les
problèmes. La plupart des psychothérapeutes centrent
en effet leur attention et leurs méthodes sur les pro-
blèmes et les souffrances avancés par leurs patients.
Ces derniers imaginent d’ailleurs souvent que ce que
les thérapeutes attendent d’eux c’est, avant tout, qu’ils
parlent de leurs problèmes, encore et toujours. Cette
démarche, qui reproduit le modèle de la consultation
médicale, est rarement questionnée par les thérapeutes,
alors qu’elle peut représenter un frein au changement
et diminuer la confiance en soi. Décrire des problèmes,
en détail et de manière répétitive, peut avoir pour effet
iatrogène de les renforcer et de faire perdre aux patients
et aux familles leur espoir dans le changement. Cette
démarche aboutit en outre souvent à définir l’objec-
tif de la thérapie en termes exclusivement négatifs  :
diminuer ou faire disparaître quelque chose.
La thérapie brève centrée sur les solutions s’inscrit
dans une perspective opposée à ce modèle médical : elle
amène la famille à percevoir ses ressources et à identi-
fier ses propres solutions. Les thérapeutes ne refusent
pas d’écouter les problèmes et les souffrances, mais ils
encouragent activement la famille à percevoir d’autres
éléments susceptibles de la mettre sur la voie du chan-
gement. Il s’agit ainsi de différencier le « langage des
problèmes » du « langage des solutions ». Les solutions
d’une famille ne sont en effet pas nécessairement en
lien avec ses problèmes (une famille peut par exemple
résoudre un problème de conflits récurrents dans la
fratrie en reprenant l’habitude d’organiser des sorties
en famille, c’est-à-dire en intervenant sur le contexte
familial et non sur les disputes elles-mêmes).
82
L’aboutissement d’une psychothérapie se résume
rarement à la disparition de quelque chose. C’est
pourquoi, dès le premier entretien, les thérapeutes
s’intéressent moins à ce que la famille ne veut plus
vivre qu’à ce qu’elle voudrait vivre à la place. Mais,
paradoxalement, il est souvent plus difficile de faire
parler les personnes de leurs objectifs positifs que de
leurs problèmes. C’est pourquoi, dans une démarche
proche du modèle narratif, les thérapeutes utilisent une
large gamme de questions et de techniques visant à
attirer l’attention des membres de la famille sur d’éven-
tuelles exceptions au problème (des moments où il ne se
produit pas ou moins), sur leurs solutions préférées (ce
qu’ils aiment ou souhaitent vivre) et sur leurs valeurs
personnelles ou familiales. Les thérapeutes proposent
à la famille des tâches d’observation et de continuation,
avec pour objectif de rendre ses membres attentifs à
ce qui fonctionne dans leur vie et de les encourager à
le maintenir, voire à l’augmenter.
Dans un autre registre, la « question du miracle »
propose à la famille une expérience de pensée  :
« Imaginons que, pendant la nuit, un miracle se pro-
duise et que votre problème soit résolu. Comment
percevrez-vous demain matin que le miracle s’est pro-
duit ? » Les thérapeutes encouragent alors la famille à
énumérer le plus d’éléments possible, à les décrire selon
plusieurs points de vue (celui de chaque membre de
la famille, celui des membres de l’entourage, etc.), de
manière à faire émerger des solutions préférées, vers
lesquelles pourrait s’orienter la thérapie.
Sur la base de diverses techniques de questionne-
ment et de relance, les thérapeutes aident les membres
de la famille à identifier leurs propres objectifs,
83
en termes positifs (ce qu’ils voudraient vivre), concrets
et réalistes. Ils se méfient des ambitions démesurées et
préfèrent encourager la famille à choisir des objectifs
modestes, mais facilement atteignables, de manière à
stimuler la motivation et la confiance. Il arrive d’ail-
leurs qu’un premier « petit pas » entraîne une cascade
de changements.
Pour aider à la définition des objectifs et à la per-
ception des changements, les thérapeutes utilisent
différentes échelles (de progrès, d’espoir, d’ambiance
familiale, etc.). Ils demandent par exemple à chaque
membre de la famille de se situer sur une échelle
de progrès allant de 0 (rien n’est résolu) à 10 (le
miracle s’est produit) : « À combien vous situez-vous
aujourd’hui ? », « Que faudrait-il pour que vous soyez
à 1  point de plus ? », « Comment percevriez-vous et
comment percevrait votre entourage que vous êtes à
1 point de plus ? »…
La thérapie est non prédictive et évolutive : à chaque
séance, la famille peut redéfinir ses objectifs. Tout
au long du processus, les thérapeutes encouragent et
renforcent les changements à mesure qu’ils se pro-
duisent. Les thérapeutes promeuvent aussi l’auto-
nomie des patients. C’est pourquoi ils limitent tant
que possible la durée de la thérapie. Celle-ci n’est
pas nécessairement courte (comme pourrait le laisser
croire l’expression « thérapie brève »), mais elle est la
plus courte possible. Les thérapeutes essaient de béné-
ficier du potentiel propre aux premières séances qui
sont souvent les plus propices à provoquer des effets
thérapeutiques ; Paul Watzlawick avait déjà identifié
ce « moment de grâce » (Elkaïm, 1995, p.  202). Les
thérapeutes s’appliquent à eux-mêmes leurs propres
84
préceptes : si aucun changement n’intervient dans les
trois à quatre premières séances, ils en prennent la res-
ponsabilité et changent certains éléments du dispositif
(personnes reçues en séance, méthodes utilisées, cadre
matériel des entretiens…).
À partir des années 1990, des thérapeutes euro-
péens ont repris et complété les principes de la thé-
rapie brève et ont développé leur propre approche,
appelée « modèle de Bruges » (Isebaert, Cabié, 1997 ;
Isebaert et alii, 2015), qui met à profit les nombreuses
recherches menées sur l’efficacité des psychothérapies
au cours des dernières décennies. On sait aujourd’hui
que la technique utilisée par le thérapeute ne représente
que 15 % de l’efficacité thérapeutique. Le modèle de
Bruges vise à proposer à chaque famille un dispositif
adapté, propice à l’expression des « facteurs communs »
de l’efficacité thérapeutique (qui en représentent donc
85 %), qu’ils soient liés aux patients et à leur entourage
(objectifs, ressources, compétences), à l’effet placebo
(espoir et adhésion à la thérapie) ou à l’engagement
du thérapeute.
Les thérapeutes cherchent à impliquer tant que
possible les membres de la famille dans le processus
thérapeutique, que ce soit en les questionnant sur leurs
objectifs ou en leur offrant la possibilité de donner
leur avis sur le dispositif, voire de le coconstruire avec
eux. Les thérapeutes veillent à distinguer avec les
patients ce qui relève des problèmes (auxquels on peut
trouver des solutions) de ce qui relève des limitations
(auxquelles on ne peut que s’adapter). Il s’agit d’offrir
à la famille un contexte lui permettant de reprendre
la direction de sa vie et de faire des choix. Ce prin-
cipe s’applique au cadre même de la thérapie  : les
85
thérapeutes proposent aux membres de choisir leurs
objectifs et la fréquence des séances, de concevoir
avec eux d’éventuelles tâches à réaliser chez eux, de
décider lesquelles ils vont appliquer, etc.
Les thérapeutes accordent une grande attention à
l’alliance thérapeutique, en appliquant les méthodes
d’affiliation et d’accommodation déjà bien connues
(voir supra, chap. II) mais aussi en s’adaptant au niveau
d’engagement de la famille. Quatre types de relation
thérapeutique peuvent être distingués  : la relation non
engagée (la famille connaît des difficultés mais n’exprime
pas de demande d’aide), la relation de recherche (la famille
demande de l’aide mais ne parvient pas à identifier ses
objectifs, à se mobiliser elle-même ou à trouver l’in-
terlocuteur qui lui convienne), la relation de consultance
(la famille exprime une demande d’aide précise mais
elle peine à mobiliser ses propres ressources) et la rela-
tion de coexpertise (la famille présente des compétences
autothérapeutiques dont le thérapeute doit seulement
accompagner la mise en œuvre). Pour chaque type de
relation, les thérapeutes préconisent des attitudes et des
méthodes spécifiques, qui visent à ne pas brusquer la
famille et à favoriser l’alliance thérapeutique.
L’apparente simplicité de la thérapie brève centrée
sur les solutions et les compétences est trompeuse. Sa
mise en application repose sur des techniques spécifiques
et surtout sur un renversement complet du paradigme
psychothérapeutique classique. Ce modèle peut se révé-
ler très utile pour les thérapeutes familiaux qui cherchent
à valoriser la force des couples et des familles plutôt qu’à
se concentrer sur leurs problèmes. La thérapie brève
est particulièrement adaptée au contexte de la thérapie
familiale, parce qu’il est difficile de mobiliser tous les
86
membres d’une famille pour des séances fréquentes et
nombreuses, ne serait-ce que d’un point de vue logis-
tique. On peut néanmoins adresser à ce modèle une
critique comparable à celle qui est faite à la thérapie nar-
rative : ces deux modèles sont souvent décrits dans leur
application à la thérapie individuelle et leur adaptation
à la thérapie familiale n’est pas toujours suffisamment
explicitée par les auteurs. La recherche des exceptions
ou l’identification d’un objectif commun avec tous les
membres d’une même famille exigent en effet une tech-
nicité particulière dans la conduite des entretiens. Il
n’en reste pas moins que ce modèle, très en phase avec
les demandes des familles actuelles et les programmes
d’évaluation des psychothérapies, est appelé à se diffuser.

IV. – Maurizio Andolfi


et l’approche trigénérationnelle

Dans le prolongement de l’École de Rome (voir


supra, chap.  II, p.  58-63), le pédopsychiatre Maurizio
Andolfi a créé un modèle original de thérapie familiale,
qui tire les enseignements des connaissances accu-
mulées par les premières générations de thérapeutes
familiaux (Andolfi, 2016). Andolfi se situe à l’intersec-
tion des deux grandes vagues de la thérapie familiale.
Formé par les pionniers américains, il a participé au
développement de la thérapie familiale en Europe dès
les années  1970. Ayant vu émerger les approches de
la deuxième vague, il a fait évoluer son propre modèle
au fil des décennies.
Le modèle trigénérationnel (ou « multigénération-
nel ») apparaît tout d’abord comme une synthèse entre
87
l’approche systémique (la prise en compte des interactions
familiales dans l’ici-et-maintenant) et l’approche inter-
générationnelle (le regard porté sur l’histoire de la famille,
les résonances entre générations, etc.). On retrouve
ainsi chez Andolfi l’influence d’auteurs aussi divers que
Minuchin, Haley, Bowen, Whitaker ou Boszormenyi-
Nagy (voir supra, chap. II). Andolfi considère à la fois
la dimension « horizontale » et la dimension « verticale »
de la dynamique familiale. Il s’intéresse notamment à
la manière dont les relations actuelles (entre partenaires
d’un couple, entre parents et enfants, entre frères et
sœurs) entrent en résonance avec d’autres relations au
sein de la famille, contemporaines ou passées.
On retrouve dans ce modèle certains principes issus
de l’École de Rome : l’intérêt pour le patient désigné
et pour la fonction (relationnelle ou métaphorique) du
symptôme, la volonté de mettre à profit la crise familiale
et l’usage de la provocation (ne serait-ce que par le biais
de l’humour, de la dramatisation ou de questions sans
détour). Même s’il s’avère que la technique d’Andolfi
est moins théâtrale et moins percutante qu’elle n’avait
pu l’être du temps de l’École de Rome, les séances
demeurent fortes en intensité et en émotions. De fait,
il s’agit de stimuler les forces évolutives de la famille,
dans le temps imparti à chaque entretien.
Andolfi accorde une importance particulière à la
dynamique qui articule les trois générations composant
une famille : celle des enfants, celle du couple paren-
tal et celle des deux familles d’origine. La génération
du milieu est perçue comme la plus vulnérable, dans
la mesure où elle se trouve en étau entre les deux
autres. Du point de vue évolutif, les membres de la
génération du milieu sont impliqués dans deux cycles
88
de la vie familiale  : en tant que parents pour la der-
nière génération et en temps qu’enfants de la géné-
ration du dessus. Andolfi s’adresse ainsi aux adultes
de cette génération à la fois comme partenaires (du
couple), comme parents et comme enfants. Il explore
le rapport de chaque parent avec ses propres parents
et avec ses beaux-parents : le niveau de différenciation
et de conflictualité dans les relations, la qualité des
liens, l’implication des grands-parents dans la famille
nucléaire… Les problèmes d’ordre relationnel entre les
deux générations du dessus peuvent avoir tendance à
se répercuter sur la relation de couple ou sur le rapport
aux enfants : un parent qui a d’importants conflits avec
ses propres parents ou qui a rompu toute relation avec
eux peut attendre de son conjoint ou de ses beaux-
parents qu’ils deviennent ses parents de substitution ;
ou encore un enfant peut être parentifié et chargé de
prendre soin de ses propres parents, voire de régler les
conflits entre ses parents et ses grands-parents.
Le modèle trigénérationnel est évolutif  : il s’inté-
resse à l’évolution et à la maturation de chaque indi-
vidu comme de chaque sous-système qui compose la
famille. La notion de cycle de vie familial y est donc
centrale. Les thérapeutes se préoccupent de l’histoire
de la famille, de l’étape à laquelle ont émergé ses pro-
blèmes et des éventuelles résonances avec la manière
dont les membres de la génération précédente ont
traversé la même étape. Bien que le modèle s’enracine
dans la perspective systémique, il accorde une grande
importance aux individus ; l’évolution de la famille doit
effectivement faciliter le développement de chacun de
ses membres (enfants comme adultes).

89
Virginie, 15 ans, a été hospitalisée après plusieurs fugues
et une tentative de suicide. Une thérapie familiale est
proposée à la famille (les deux parents, Virginie et sa sœur
cadette). Les thérapeutes découvrent alors une famille
repliée sur elle-même, dont le fonctionnement est resté
figé depuis l’enfance de Virginie : la vie familiale est faite
de nombreuses habitudes partagées qui ne correspondent
plus à une adolescente de 15 ans (rituels du lever et du
coucher, dessins animés regardés ensemble, langage enfan-
tin…). Les parents peinent à voir leur fille comme une
jeune femme et à la laisser grandir et gagner en auto-
nomie. Pendant des années, la famille a vécu ainsi, pai-
siblement, jusqu’à ce que les comportements de Virginie
provoquent une crise familiale.
En interrogeant la mère sur sa propre histoire, les théra-
peutes découvrent qu’elle est née dans un pays étranger,
au sein d’une famille très attachée à ses traditions, et que
ses parents ont essayé de la marier lorsqu’elle était ado-
lescente. La seule façon qu’elle a trouvée pour s’opposer
à ses parents a été de fuir sa famille et de rompre les
liens avec elle. Pour elle, le passage à l’âge adulte rime
ainsi avec la douleur et la perte. Il lui est donc difficile
d’accompagner sa fille vers l’autonomie. Virginie, qui ne
connaissait que très peu de chose du parcours de sa mère,
a été très attentive à ce récit.
Cette séance a permis d’apaiser les tensions entre Virginie
et ses parents, de restaurer la communication –  rompue
depuis plusieurs mois – et d’engager tous les membres de la
famille dans un travail de réorganisation de leurs relations,
tout en tenant compte des craintes et des besoins de chacun.

En séance, les thérapeutes font des allers-retours


constants entre différents niveaux de compréhension :
un même questionnement est mis en œuvre à chaque
90
génération, les problèmes étant explorés d’un point
de vue concret et d’un point de vue symbolique, dans
le passé et dans le présent, etc. Ce questionnement
est souvent circulaire : les thérapeutes interrogent un
membre de la famille sur un autre ou sur des évé-
nements qu’il n’a pas lui-même vécus ; il fait réagir
l’un sur la relation qu’entretiennent deux autres ; fait
émerger les points de convergence et de divergence
dans l’expérience de chacun, etc.
Contrairement à d’autres modèles intergénéra-
tionnels, dans celui d’Andolfi les thérapeutes ne se
contentent pas d’évoquer les membres de la famille
étendue : ils invitent leurs patients à solliciter directe-
ment ces personnes et, lorsque cela est possible, à les
faire venir en séance. Que ce soit en thérapie familiale
ou conjugale, des grands-parents, des oncles et tantes
ou des cousins peuvent ainsi se joindre à la famille et
contribuer à la résolution des problèmes et à l’évolution
de la situation. Cette démarche, qui peut parfois sur-
prendre, se montre souvent très efficace pour l’avancée
du processus thérapeutique  : chaque membre de la
famille est amené à évoluer face à d’autres.
La thérapie trigénérationnelle a également une
dimension existentielle  : lorsque l’alliance thérapeu-
tique est solide, les thérapeutes n’hésitent pas à aborder
en séance les grandes questions qui peuvent affecter
chaque être humain et chaque famille  : la mort, le
suicide, l’espoir, le regret, la loyauté, le sacrifice…
Cette approche exige ainsi un fort engagement des
thérapeutes  : ils doivent être capables de s’impliquer
personnellement (voire émotionnellement) tout en res-
tant garants du cadre et du déroulement de l’entretien.
91
Dans le paysage des approches contemporaines,
le modèle trigénérationnel apparaît comme celui qui
accorde la place la plus centrale à l’unité familiale et
aux enfants. Alors que d’autres approches s’étendent à
la thérapie individuelle, se concentrent sur la thérapie
de couple ou même considèrent l’entretien familial
comme une option parmi d’autres, Andolfi réaffirme la
thérapie familiale dans sa spécificité. Cette orientation
se manifeste dans l’importance qui est accordée aux
enfants pendant les séances, que ce soit par l’utilisation
d’objets ou de métaphores, voire par la mise à contri-
bution de l’enfant comme « cothérapeute » (Andolfi,
2016). Le modèle trigénérationnel pourrait être criti-
qué sur le fait qu’il est fortement associé à une seule
personne, Maurizio Andolfi. Il apparaît néanmoins
comme une référence pour de nombreux thérapeutes
familiaux d’aujourd’hui.

V. – Modèles intégratifs et spécifiques

Au tournant du XXIe siècle, des thérapeutes familiaux


ont commencé à développer des modèles spécifiques,
adaptés à des pathologies et à des contextes particu-
liers 1. Ces modèles sont généralement intégratifs  : ils
conjuguent des théories et des techniques issues des
thérapies systémiques classiques avec d’autres qu’ils
empruntent à des approches très diverses (les thérapies
cognitives et comportementales, les théories de l’appren-
tissage social, l’addictologie, etc.). C’est principalement

1. Pour un descriptif approfondi de ces modèles, voir Favez et


Darwiche (2016) et S. Hendrick, « Efficacité des thérapies familiales
systémiques », Thérapie familiale, vol. 30, no 2, 2009, p. 211-233.

92
aux États-Unis et plus largement dans le monde anglo-
saxon que ces modèles ont émergé. Le système américain
de financement des soins valorise en effet les protocoles
spécifiques à chaque pathologie et leur évaluation per-
manente, en termes d’efficacité mais aussi de renta-
bilité. Il existe désormais de nombreux protocoles de
thérapie familiale, dont certains impliquent l’usage d’un
« manuel » (les thérapeutes doivent suivre une méthodo-
logie et des phases thérapeutiques standardisées).
Dans le domaine de l’enfance et de l’adolescence,
des modèles ont été développés pour prendre en charge
les troubles du comportement (violence, délinquance,
absentéisme scolaire, conduites à risque, fugues…) et
les problématiques d’addiction à l’alcool et aux drogues.
Parmi ces modèles, nous pouvons mentionner la thérapie
brève familiale stratégique (qui intègre des techniques
structurales et stratégiques), la thérapie familiale multi-
dimensionnelle (qui articule des entretiens familiaux
avec une prise en charge individuelle du jeune, l’ac-
compagnement des parents et des interventions auprès
des partenaires médico-sociaux), la thérapie familiale
fonctionnelle (qui rassemble des méthodes systémiques,
cognitives et comportementales) et la thérapie multi-
systémique (qui privilégie les interventions à domicile et
dans les différents cercles de socialisation du jeune). Il
faut noter que ces protocoles impliquent des ressources
institutionnelles importantes : équipe de plusieurs théra-
peutes (de deux à cinq selon les dispositifs), intervention
éventuelle d’un superviseur, séances fréquentes (jusqu’à
plusieurs par semaine), visites à domicile, réactivité en
cas de crise, etc.
Dans le domaine plus large des problèmes familiaux,
une équipe suisse a forgé le modèle de l’intervention
93
systémique brève (ISB). Ce dispositif est à la fois stan-
dardisé (il renvoie à des outils spécifiques et à l’usage
d’un manuel) et généraliste (il est capable de s’adapter
à des situations très diverses, qui recouvrent aussi bien
des troubles psychopathologiques individuels –  pré-
sentés par des enfants ou des adultes – que des crises
dans le développement de la famille ou du couple).
La famille s’engage avec un binôme de thérapeutes
pour un contrat de six séances, qui peut être réévalué.
L’ISB intègre des méthodes et des théories issues de
la première et de la deuxième vague. Les principes et
les techniques issus de la thérapie brève centrée sur les
solutions et les compétences (voir supra, p.  81-87)
y occupent un rôle prévalent  : valorisation de l’auto-
nomie et des compétences de la famille, recherche des
exceptions et des solutions, technique du feed-back en
début de séance (la famille est amenée à faire part
de ses impressions sur la séance précédente et sur les
méthodes employées par les thérapeutes), etc.
Nous pouvons également mentionner la thérapie
multifamiliale 1 qui est proposée à des familles aux prises
avec des symptomatologies lourdes, comme les troubles
du comportement alimentaire, la schizophrénie, les
troubles bipolaires, les troubles obsessionnels compul-
sifs, les conduites suicidaires ou encore la dépression
majeure. À mi-chemin entre la thérapie familiale et
la thérapie de groupe, ce dispositif réunit plusieurs
familles aux prises avec des problématiques similaires.
Contrairement aux groupes de psychoéducation ou aux
groupes de parole pour proches, les familles viennent ici

1. S.  Cook-Darzens (dir.), Thérapies multifamiliales. Des groupes


comme agents thérapeutiques, Toulouse, Érès, 2007.

94
au complet, avec le patient désigné. Il s’agit de stimu-
ler des mécanismes d’identification, de mise en pers-
pective, d’apprentissage mutuel et d’entraide entre les
familles. Les thérapeutes utilisent diverses techniques
pour favoriser les échanges, qui peuvent venir aussi
bien du champ de la thérapie familiale que de celui
des thérapies de groupe (jeux de rôle, exercices méta-
phoriques, etc.). Ils peuvent former des sous-groupes
(tous les pères, toutes les mères, tous les frères…),
constituer temporairement des « familles fictives » (en
rassemblant des membres de familles différentes) ou
encore proposer à un sous-groupe d’interagir sous le
regard du reste de l’assemblée.
À la lisière entre thérapie familiale et prise en charge
psychiatrique classique, les thérapeutes cognitivo-
comportementalistes ont développé la psychoéducation 1.
Il s’agit d’impliquer les proches d’un patient présentant
un trouble psychiatrique grave et diagnostiqué (schizo-
phrénie, autisme, trouble déficitaire de l’attention avec
ou sans hyperactivité…) au travers de séances pendant
lesquelles un thérapeute les informe du fonctionne-
ment de la maladie et leur enseigne les réactions les
plus adaptées pour prévenir les rechutes  et améliorer
la vie de tous. À la différence de la thérapie familiale
proprement dite, ce modèle n’est pas centré sur la
dynamique propre à une famille particulière mais sur
le trouble présenté par le patient désigné.

* * *

1. J.  Miermont, A.  Barrière, « Thérapies familiales », Encyclopédie


médico-chirurgicale, vol. 14, no 3, 2017, p. 1-15.

95
Après plus d’un demi-siècle de développement,
après une première puis une deuxième vague, le
champ de la thérapie familiale s’est enrichi d’une
multitude de modèles. Passé une période pendant
laquelle chaque approche affirmait sa différence à
l’égard des autres, la tendance actuelle est plutôt au
rapprochement des écoles et à l’intégration des diffé-
rentes méthodes. La plupart des thérapeutes familiaux
contemporains ne se limitent pas à une seule perspec-
tive : ils s’intéressent à la fois aux comportements et
aux représentations, à l’ici-et-maintenant, au passé et
au futur, aux problèmes et aux solutions, au système
familial et aux individus qui le composent, au fonc-
tionnement propre à la famille et à ses interactions
avec les thérapeutes, etc.
Le champ de la thérapie familiale montre toujours
une certaine diversité, mais celle-ci tient moins à des
partis pris théoriques et techniques qu’à la variété de
ses domaines d’application (psychiatrie, protection
de l’enfance, addictologie, thérapie de couple…), au
contexte d’exercice (institution versus pratique libérale,
demande spontanée versus soin sous contrainte…) et à
l’étape du cycle de vie où se situe la famille (présence
ou non d’enfants en séance, âge des enfants…). La
plupart des thérapeutes familiaux s’inspirent de plu-
sieurs approches et adaptent leur méthode à chaque
famille, à chaque problématique rencontrée et même,
dans certains cas, à chaque séance. Certaines familles
ou certaines étapes d’une thérapie répondent en effet
préférentiellement à telle ou telle approche. Du point
de vue éthique, il semble préférable que les choix des
thérapeutes soient orientés par les besoins des familles,
96
plutôt que par l’adhésion à tel ou tel modèle de réfé-
rence 1.
Arrivée à ce niveau de maturité, la thérapie fami-
liale se montre de plus en plus ouverte et disposée à
intégrer les apports issus d’autres champs, comme la
théorie de l’attachement 2, la psychotraumatologie 3,
l’addictologie ou encore des méthodes cognitives et
comportementales. Certains auteurs voient dans l’évo-
lution contemporaine de la thérapie familiale l’émer-
gence d’une « troisième vague » qui serait centrée sur
la régulation émotionnelle dans la famille (poursuivant
ainsi les travaux de plusieurs pionniers comme Bowen
ou Whitaker) 4.

1. M. Andolfi, « Le couple : évolution et crise dans une perspective


trigénérationnelle », Thérapie familiale, vol. 32, no 1, 2011, p. 6.
2. M. Delage, « Attachement et systèmes familiaux : aspects concep-
tuels et conséquences thérapeutiques », Thérapie familiale, vol. 28, no 4,
2007, p. 391-414.
3. M.  Silvestre, « Approche intégrative inter et intra du trauma »,
Thérapie familiale, vol. 35, no 2, 2014, p. 227-243.
4. N.  Duriez, « La troisième vague des thérapies systémiques  : la
thérapie familiale centrée sur la régulation émotionnelle », Thérapie
familiale, vol. 38, no 2, 2017, p. 185-202.
CHAPITRE  IV

Le dispositif thérapeutique

Comme nous l’avons vu au cours des deux précé-


dents chapitres, il existe désormais une grande diversité
de modèles en thérapie familiale. Chacun implique un
dispositif différent, que ce soit en termes d’accueil de
la famille, d’aménagements du cadre ou de méthodes
d’animation. Les thérapeutes adaptent également leur
dispositif à leur contexte d’exercice, à la population
accueillie, à leurs possibilités matérielles et en définitive
aux besoins spécifiques de chaque famille.

I. – De la demande de la famille


aux visées thérapeutiques

La thérapie familiale a émergé dans le champ


psychiatrique, où est appliquée la méthode médicale
diagnostic-prescription  : le psychiatre établit un dia-
gnostic du trouble présenté par le patient et lui indique
le traitement le mieux adapté. Dans le domaine de la
psychothérapie, ce paradigme a été largement remis en
question, notamment par les psychanalystes. En effet,
les problèmes humains ne peuvent pas être réduits
à des symptômes psychopathologiques. De plus, la
psychothérapie nécessite l’implication des personnes
et ne peut pas être prescrite comme un médicament.
98
Ce paradigme diagnostic-prescription paraît encore
moins applicable dans le champ de la thérapie fami-
liale, car celle-ci repose sur la volonté de n’enfer-
mer aucun membre de la famille dans la position de
patient désigné (voir supra, chap.  I, p.  20-27).
En outre, parce qu’ils accueillent tous les membres
d’un même groupe familial, les thérapeutes reçoivent
aussi bien des personnes qui présentent des troubles
que d’autres qui n’en présentent pas –  du moins
visiblement.
Pour ces différentes raisons, l’orientation vers la
thérapie familiale se pose moins en termes de dia-
gnostic et d’indication qu’en termes de proposition et
d’adhésion de la famille.
Contrairement à une idée reçue, la thérapie familiale
n’est pas proposée qu’à des familles qui présentent des
problèmes relationnels manifestes (conflits, agressivité,
inversion des rôles, incompréhensions mutuelles…).
Elle peut être tout aussi utile auprès de familles appa-
remment paisibles, dont les ressources pourront être
mobilisées afin de faire évoluer la position de chacun,
et notamment celle d’un patient désigné.
Néanmoins, il est vrai que la thérapie familiale est
particulièrement appropriée dans les situations de crise
familiale, que celle-ci soit liée à un événement, à une
symptomatologie lourde ou à une période charnière
de l’évolution du couple, de la famille ou de l’un de
ses membres. Dans de tels cas, il arrive que le groupe
familial perde son équilibre et ne parvienne pas à en
retrouver un autre, ce qui entraîne des conflits, des
mouvements de désengagement ou une altération de
la communication. La période de crise, qui est à la fois
un risque pour  la famille et une occasion d’évoluer,
99
est d’autant plus propice à la thérapie familiale qu’elle
permet des changements.
Les professionnels doivent cependant rester attentifs
au fait que la thérapie familiale peut avoir des effets
délétères chez des familles au sein desquelles l’agressi-
vité exprimée n’est pas canalisable en séance (violences
verbales voire physiques, reproches, humiliations…).
Dans de tels cas, les entretiens risquent d’aggraver la
situation de la famille et notamment celle de la per-
sonne qui est l’objet de l’agression 1.
Aujourd’hui encore, il reste relativement rare que
les membres d’une famille fassent d’eux-mêmes la
démarche de demander une thérapie familiale. Cette
méthode est d’ailleurs peu connue du grand public,
notamment en France, où la thérapie individuelle
domine encore largement le champ de la psychothéra-
pie. Il arrive néanmoins que les membres d’une famille
ressentent de façon spontanée le besoin d’être reçus
ensemble et en fassent la demande aux profession-
nels qu’ils rencontrent (formés ou non à la thérapie
familiale), parfois même sans connaître l’existence
de cette méthode. Cette demande émane parfois de
familles qui ont déjà eu recours à des prises en charge
individuelles et qui aspirent à autre chose (notam-
ment lorsque des membres de la famille se sont sentis
écartés des soins). Mais, dans la plupart des cas, la
thérapie familiale est proposée à la famille par un
professionnel (travailleur social, psychiatre, médecin
généraliste, psychologue…) qui la juge pertinente
eu égard à la situation particulière de la famille.

1. S.  Hendrick, « Efficacité des thérapies familiales systémiques »,


art. cité, p. 224.

100
La famille est alors libre de solliciter ou non le dis-
positif qui lui a été indiqué.
La demande de thérapie familiale ne peut pas émer-
ger de la même manière qu’une demande de thérapie
individuelle, ne serait-ce que parce qu’elle concerne
plusieurs personnes. La famille est une entité grou-
pale qui ne peut pas formuler une demande en son
nom, « comme un seul homme ». La demande est donc
généralement portée par un (ou plusieurs) membre(s)
de la famille, mais rarement par tous.
Robert Neuburger (1984) propose de distinguer trois
composantes de la demande : le symptôme, la souffrance
et l’allégation (c’est-à-dire la demande d’aide propre-
ment dite). Dans certains cas, ces trois composantes
sont réunies chez la même personne. Par exemple : un
homme souffre de symptômes phobiques et demande
de l’aide à un thérapeute sur la base de ses symptômes
et de sa souffrance. Il s’agit ici d’une demande pour
laquelle une thérapie individuelle classique peut être
appropriée. Dans d’autres cas, ces trois composantes
sont réparties entre plusieurs membres d’une même
famille : un adolescent se trouve en situation d’échec
scolaire et d’isolement social mais ne s’en plaint pas ;
son père souffre profondément, mais en silence, de
cette situation ; et la mère, moins inquiète, adresse
néanmoins une demande d’aide à des professionnels.
Dans de telles configurations –  bien connues des
thérapeutes et des travailleurs sociaux  – il peut être
contre-productif de recevoir isolément l’un ou l’autre
membre de la famille. Ce n’est qu’en accueillant le
groupe familial entier que les thérapeutes pourront ras-
sembler les éléments épars de la demande, et donc les
ingrédients d’un changement possible. En s’inspirant
101
du questionnement circulaire de l’École de Milan,
Neuburger propose des techniques de questionnement
qui permettent d’explorer les éléments de la demande
en sollicitant chaque membre de la famille. « À votre
avis, qui pose le plus de problèmes à la famille actuel-
lement ? », « Qui souffre le plus de la situation ? »,
« Qui se montre le plus volontaire pour changer les
choses ? », etc.
Neuburger apporte ainsi aux thérapeutes familiaux
un modèle qui leur permet d’appréhender sereinement
le fait que les différents membres d’une famille arrivent
en thérapie avec des attentes et des niveaux d’implica-
tion qui peuvent être très différents. Lors du premier
entretien, si un membre de la famille manifeste expli-
citement sa réticence, les thérapeutes vont la considérer
mais ne pas s’y attarder et plutôt valoriser l’effort que
celui-ci a consenti en venant malgré tout, ainsi que les
compétences que les autres membres de la famille ont
mises en œuvre pour le faire venir. Il serait en effet
illusoire d’attendre que tous les membres d’une famille
–  et même déjà les deux membres d’un couple  – se
montrent indistinctement motivés à entreprendre une
thérapie familiale. Les difficultés rencontrées par la
famille au moment où les thérapeutes la reçoivent ont
au demeurant parfois largement mis à mal la capacité
de ses membres à se fédérer autour d’une action com-
mune. Les thérapeutes familiaux ne s’arrêtent donc
pas aux attentes (ou à l’absence d’attentes) exprimées
par chacun dans les premiers temps de la rencontre.
L’enjeu du premier (ou des premiers) entretien(s) est
d’accueillir chacun en respectant son point de vue, de
s’affilier tant que possible à lui et de favoriser l’adhésion
et la participation de tous à la démarche entreprise. Les
102
thérapeutes sont avertis du fait qu’une demande n’est
jamais univoque et contient toujours une part d’ambi-
valence : chaque personne comme chaque famille peut
souhaiter à la fois le changement et le non-changement
(ou le retour à un état antérieur inaccessible du fait de
l’évolution du contexte).
Il existe en outre des situations où la demande de
thérapie familiale est principalement portée par un
tiers (psychiatre prescripteur, services sociaux, juge,
etc.). Dans certains cas, la famille se trouve dans la
situation d’être vivement encouragée, voire contrainte,
d’engager une thérapie pour laquelle elle n’exprime
aucune demande. L’analyse systémique du contexte
est ici très précieuse. Les thérapeutes doivent en effet
trouver une manière d’aider la famille sans former une
coalition, que ce soit avec la famille ou avec le tiers
prescripteur (le « mandant »). Il peut être pertinent de
consacrer un premier temps du travail à clarifier les
rôles et les demandes de chaque partie, de manière à
définir les relations. Qui demande quoi ? Pour qui ?
Avec quel objectif ? Que se passera-t-il si la famille
refuse la thérapie ?… Lorsqu’ils le jugent pertinent,
les thérapeutes peuvent convier le tiers prescripteur
à une séance ou lire devant la famille la demande de
prise en charge qui leur a été envoyée. Des théra-
peutes ont développé des modèles spécifiques pour
ces contextes de contrainte ou de semi-contrainte 1. Il
s’agit d’adapter à ces situations complexes la méthode
d’analyse de la demande proposée par Neuburger et
de l’étendre aux institutions qui entourent la famille :

1. G. Hardy, S’il te plaît, ne m’aide pas ! L’aide sous injonction adminis-


trative ou judiciaire (2001), Toulouse, Érès, 2012.

103
« Qui pose un problème à qui ? Qui souffre le plus ?
Qui souhaite quoi 1 ?… » Les thérapeutes n’attendent
pas de la famille qu’elle fasse sienne une demande
qui n’émane pas d’elle. En revanche, ils essaient de
mobiliser les membres de la famille en partant de leur
propre vision de la situation, de leurs propres besoins
et de la compréhension qu’ils peuvent avoir du point
de vue du tiers prescripteur. Il s’agit de valoriser les
compétences et l’autonomie de la famille et de lui per-
mettre de s’approprier tant que possible la thérapie en
définissant ses propres objectifs.
Certains thérapeutes familiaux nuancent la distinc-
tion théorique qui oppose la demande volontaire et la
demande contrainte. En effet, une thérapie familiale
est rarement entreprise comme un « soin de confort ».
Toute famille qui se résout – même de sa propre ini-
tiative  – à s’y engager le fait généralement dans un
contexte de nécessité. Face à un problème qu’elle ne
parvient pas à résoudre seule, la famille est d’une cer-
taine manière contrainte de solliciter une aide exté-
rieure.
Dans tous les cas, l’engagement de la famille est
déterminant. C’est pourquoi les thérapeutes familiaux
favorisent son implication – quel que soit son niveau
d’engagement initial  – et veillent à se prémunir du
risque d’inversion de la demande (la famille s’installe
dans une position passive et répond aux sollicitations
des thérapeutes comme si la demande venait d’eux).
En revanche, lorsque la thérapie n’avance plus, les

1. Il existe également des grilles d’analyse de la demande qui peuvent


guider les thérapeutes dans les situations particulièrement complexes
(Meynckens-Fourez et Henriquet-Duhamel, 2005, p. 36-41).

104
thérapeutes n’hésitent pas à demander de l’aide à la
famille (« Aidez-nous à vous aider », « Aidez-nous à
mieux comprendre »…) de manière à mobiliser leurs
ressources et à établir une relation de collaboration,
avec pour visée les objectifs définis par la famille.
La définition des objectifs occupe une place essen-
tielle en thérapie familiale, mais de manière différente
selon les modèles. Dans tous les cas, il est important de
noter que la formulation des objectifs favorise l’alliance
thérapeutique et l’engagement de la famille.
Pour les premiers thérapeutes familiaux, l’objectif
thérapeutique se résumait généralement à la résolution
du problème mis en avant par la famille dès le premier
contact. Cette démarche volontariste et pragmatique,
insufflée par l’École de Palo Alto, est à resituer dans
le contexte de l’époque, où les thérapeutes systémiciens
cherchaient à se démarquer de l’attentisme fréquem-
ment observé en psychiatrie et en psychanalyse. Chez
certains thérapeutes familiaux de la première géné-
ration, ce volontarisme s’accompagnait d’une vision
relativement normative de la famille. Des thérapeutes
pouvaient ainsi orienter la famille vers un fonctionne-
ment considéré comme plus normal ou plus fonctionnel
(Elkaïm, 1995, p. 46-47).
Rapidement, et notamment avec la deuxième vague,
les thérapeutes ont de plus en plus considéré qu’il fallait
laisser à la famille la liberté de définir et de redéfinir
elle-même ses objectifs, quel que soit le problème ini-
tial qu’elle eût mis en avant. Cette conception résulte
au demeurant d’un constat empirique : le problème a
tendance à se déplacer ou à changer de sens, la famille
et le contexte évoluant, si bien que les objectifs doivent
pouvoir être redéfinis en conséquence. De plus en plus
105
de thérapeutes familiaux adoptent une démarche non
prédictive, sans pour autant éviter de définir des objec-
tifs de concert avec la famille. En outre, les modèles
centrés sur les solutions nous ont appris que l’objectif
ne pouvait pas seulement être défini comme la dispa-
rition de quelque chose. Les thérapeutes doivent aider
la famille à identifier non pas seulement ce qu’elle ne
veut plus vivre, mais également ce à quoi elle aspire. En
définitive, les objectifs thérapeutiques doivent repré-
senter des moyens intermédiaires pour rapprocher la
famille de ses valeurs et de ses choix de vie.
Les thérapeutes doivent dans tous les cas veiller à
ne pas adhérer exclusivement à la définition du pro-
blème ou des objectifs proposée par un seul membre
ou par un sous-système de la famille. Il s’agit de
permettre à chacun d’exprimer ses attentes, même si
celles-ci sont contradictoires les unes avec les autres.
Pour les thérapeutes familiaux, le désaccord n’est
pas préjudiciable en soi. Il est au contraire l’occasion
d’engager le débat familial et de mettre en place des
conditions propices à l’émergence d’idées nouvelles ou
à des réaménagements inattendus des relations. Dans
certains cas – notamment en début de thérapie –, les
thérapeutes essaient de dégager un objectif commun
à tous les membres de la famille, fût-il minime, de
manière à favoriser l’engagement et la collaboration,
avant d’aborder des problèmes spécifiques à tel ou
tel membre.
De la même façon, lorsque la vie de la famille est
accaparée par un problème très important qui occupe
le devant de la scène (par exemple des tendances suici-
daires ou une addiction de tel ou tel de ses membres),
il semble important que les thérapeutes se montrent
106
attentifs non seulement à ce problème central, mais
aussi à toutes les préoccupations (même secondaires)
de la famille. Cela lui permet de conserver une vision
globale du système et de s’engager avec la famille dans
un travail qui ne vise pas uniquement la simple dispa-
rition apparente du symptôme principal.
Il faut enfin ajouter que la thérapie familiale n’est
pas une démarche exclusive et qu’elle peut, dans cer-
tains cas, être engagée en parallèle à d’autres prises en
charge (une hospitalisation, un traitement médicamen-
teux, un sevrage, une thérapie individuelle, etc.). On ne
considère plus aujourd’hui que les différentes méthodes
thérapeutiques entrent automatiquement en rivalité
les unes avec les autres. De plus en plus souvent – et
notamment dans des cas graves –, c’est plutôt la com-
plémentarité qui est privilégiée. Il s’agit de trouver avec
le patient et sa famille la combinaison thérapeutique la
plus appropriée. Dans le cas où la thérapie familiale est
associée à d’autres prises en charge, la difficulté réside
dans leur articulation. Celle-ci demande en effet aux
différents acteurs un effort de coordination, de manière
à éviter l’effet doublon, l’incohérence thérapeutique (les
différents thérapeutes impliqués entraînent la famille
dans des directions opposées) ou encore la démotiva-
tion des patients (épuisés par trop de rendez-vous).
Certains thérapeutes familiaux proposent aux autres
professionnels impliqués de participer à une ou à
plusieurs séances avec la famille. Il s’agit alors non
seulement de définir les rôles de chacun devant la
famille, mais aussi de nourrir un échange où tous les
interlocuteurs contribuent au travail thérapeutique 1.

1. J. Miermont, A. Barrière, « Thérapies familiales », art. cité.

107
II. – Le cadre

Les thérapeutes familiaux accordent une grande


importance au cadre thérapeutique. Entre autres ques-
tions : comment est pris le premier rendez-vous ? com-
ment accueillir la famille ? qui recevoir ? comment
commencer et finir un entretien ? Cette attention est
cohérente avec l’approche systémique, qui se préoccupe
des effets du contexte sur les interactions humaines.
L’une des particularités de la thérapie familiale est
qu’elle est généralement menée par plusieurs théra-
peutes. Selon les équipes, le nombre de thérapeutes
varie de deux à quatre (parfois plus), auxquels peuvent
encore s’ajouter des élèves en formation. Cette dimen-
sion collective de la thérapie familiale a été présente très
tôt dans l’histoire du mouvement. La thérapie familiale
repose ainsi sur la rencontre entre deux groupes : une
famille et une équipe thérapeutique. Il existe de nom-
breuses manières de justifier ce choix méthodologique.
La première est systémique : un thérapeute qui s’avance
seul vers une famille est plus exposé au risque d’être
pris à partie, de nouer une coalition avec tel ou tel
membre ou d’être coopté par un système ou par un
sous-système, que s’il est épaulé par un cothérapeute ou
par une équipe. Lorsque le thérapeute est seul face au
système familial, la problématique de l’attraction/rejet
devient prévalente. Au contraire, lorsque les entretiens
sont menés à plusieurs, l’équipe thérapeutique repré-
sente une appartenance qui contrebalance celle de la
famille et apaise les tensions liées à l’ouverture et à la
fermeture des frontières. À la fin des échanges – qui
peuvent être intenses  –, chacun retrouve son groupe
108
d’appartenance. Il faut également noter que la famille
est un groupe affectif d’où émane une « force » face à
laquelle un thérapeute isolé risque d’être rapidement
démuni. Le soutien d’une équipe, là aussi, permet un
équilibre des forces.
Il arrive cependant que des thérapeutes fami-
liaux exercent seuls. Ce choix est souvent dicté par
des contraintes logistiques ou institutionnelles. À notre
connaissance, il n’existe pas de modèle théorique qui
mette en avant les avantages de l’animation par un
thérapeute seul. À l’inverse, plusieurs pionniers de
la thérapie familiale, comme Whitaker, présentent
la cothérapie comme une condition indispensable de la
thérapie familiale (Elkaïm, 1995, p. 381). Pour Mara
Selvini Palazzoli notamment, la thérapie familiale est
avant tout un travail qui se réalise en équipe.
Selon les dispositifs, il existe plusieurs manières de
répartir les rôles entre thérapeutes 1. Dans certains cas,
un seul thérapeute mène l’entretien avec la famille,
pendant qu’un autre (ou d’autres), en position de super-
viseur, observe les échanges derrière un miroir sans tain
ou par retransmission vidéo. Cette technique repose
sur le principe systémique selon lequel un thérapeute,
dès lors qu’il est en interaction avec une famille, forme
avec elle un nouveau système dans lequel il est partie
prenante et qu’il ne peut pas observer de l’extérieur.
Le ou les superviseurs ont alors pour tâche d’observer
les interactions (notamment non verbales), de prendre
des notes, de repérer d’éventuels déséquilibres dans les
échanges (par exemple la favorisation d’un membre

1. S.  Dupont, « Le rôle de l’équipe en thérapie familiale », Thérapie


familiale, vol. 39, no 4, 2018, p. 403-420.

109
de la famille aux dépens des autres), de forger des
hypothèses de travail, de questionner la manière dont
le thérapeute se représente la famille ou encore de
stimuler sa créativité (Neuburger, 2003, p. 227-239).
Lorsque le thérapeute qui anime l’entretien est en dif-
ficulté ou souhaite prendre du recul, il peut quitter la
pièce et chercher conseil auprès des superviseurs, sur
sa propre initiative ou sur la proposition de ceux-ci.
L’entretien peut également être animé par un
binôme de thérapeutes ; on parle alors de cothérapie.
Plusieurs répartitions des rôles sont possibles. Souvent,
un thérapeute se met en avant et mène l’entretien,
tandis que l’autre observe les interactions, intervient
pour relancer les échanges autrement, donne la parole
à un membre de la famille qui se manifeste par son
expression non verbale, empêche les autres d’inter-
rompre les échanges, etc. Le cothérapeute représente
au demeurant une sorte de « filet de sécurité » pour le
thérapeute qui anime l’entretien de front. Il permet à
ce dernier de prendre plus de risques, dans la mesure
où son collègue peut intervenir en cas de difficulté.
Certains binômes mettent également la cothérapie
à profit pour se répartir les tâches d’animation. Par
exemple, dans la « cothérapie scindée » proposée par
Guy Ausloos (1995, p. 67-68), un thérapeute se centre
sur la dynamique familiale, pendant que l’autre soutient
le patient désigné. De façon générale, la cothérapie
apporte de la circularité et de la fluidité aux inter-
actions avec la famille et évite souvent la cristallisation
de phénomènes délétères (prise à partie du thérapeute,
connivence avec un membre de la famille, coalition…).
Certains dispositifs conjuguent les deux méthodes :
cothérapie et supervision. On retrouve ici le modèle
110
de l’École de Milan  : deux cothérapeutes animent
l’entretien, pendant que deux superviseurs observent
depuis une autre pièce. Mara Selvini Palazzoli et ses
collaborateurs (1975, p.  18) plaidaient en outre pour
la mixité des binômes. La présence des deux sexes
parmi les cothérapeutes permet en effet un plus grand
éventail d’interactions avec les membres de la famille,
que ce soit en termes d’identification, d’affiliation ou
de mise en exergue de leurs représentations de ce qu’est
un homme ou une femme  : une personne peut ainsi
s’adresser préférentiellement au thérapeute de même
sexe, chercher son approbation ou au contraire entrer
en rivalité avec lui ; une coalition entre les femmes de
la famille peut se manifester par la prise à partie de
la thérapeute femme et par la disqualification systé-
matique du thérapeute homme. Dans tous les cas, la
mixité de l’équipe thérapeutique apparaît comme une
source de richesses et d’informations. Elle peut aussi
favoriser l’affiliation de tous les membres de la famille
et éviter qu’un membre ait le sentiment de ne pas
avoir sa place dans le dispositif parce qu’il est le seul
de son sexe. Il faut aussi considérer les résonances des
thérapeutes et le risque, chez eux comme chez tout un
chacun, d’être influencés par des stéréotypes de genre
ou par leur propre expérience en tant qu’homme ou
femme.
La méthode de la supervision en direct requiert deux
pièces, séparées par un miroir sans tain ou reliées par
un système de retransmission vidéo. Un tel contexte
peut paraître de prime abord artificiel, voire étrange,
mais l’expérience a montré que les familles s’y habituent
rapidement et sont le plus souvent sensibles à l’éner-
gie qui est déployée par l’équipe de thérapeutes pour
111
les aider dans la résolution de leurs problèmes. Une
troisième pièce (ou une salle d’attente) peut également
être utile, car elle permet de faire sortir ponctuelle-
ment certains membres de la famille (pour mener par
exemple une partie d’entretien avec un sous-système).
L’aménagement de la salle d’entretien a lui aussi son
importance. Les thérapeutes évitent généralement la
présence d’un bureau ou de tout mobilier qui tend à
créer une distance hiérarchique entre eux et la famille.
La plupart du temps, ils installent des fauteuils en
cercle et agrémentent la pièce d’une table basse, de
quelques jouets ou crayons de couleur à destination
des enfants et d’un paper board (qui peut notamment
être utile pour dresser le génogramme). La taille de la
pièce peut elle aussi avoir son importance. Une pièce
trop petite pour accueillir une famille peut induire
une atmosphère oppressante, inhiber les mouvements
physiques et empêcher les thérapeutes d’utiliser des
techniques qui mettent en jeu le corps (changements
de place, sculptures familiales, jeux de rôles…). À l’in-
verse, une pièce trop grande peut induire une certaine
distance relationnelle dans les échanges et favoriser la
dispersion des enfants.
Avant d’engager une thérapie familiale, l’une des pre-
mières questions qui se posent est celle de la présence
des différents membres de la famille aux rendez-vous.
Selon les thérapeutes et les modèles, il existe différentes
manières d’appréhender cette question. Certains théra-
peutes exigent de la famille que tous les membres soient
présents à tous les rendez-vous (au risque d’annuler
une séance en cas d’absence de l’un des membres),
alors que d’autres se montrent plus flexibles et laissent
aux différents membres la possibilité de venir ou pas
112
selon les séances. En revanche, la plupart des théra-
peutes s’entendent sur le fait que tous les membres d’un
même ménage familial doivent être présents au premier
rendez-vous, quitte à ce que le travail se poursuive
ensuite avec certains sous-systèmes ou avec la famille
entière selon les séances et les besoins de la famille.
Cette règle permet d’affirmer d’emblée le caractère
familial de la thérapie. Il offre aussi aux thérapeutes
l’occasion de faire connaissance avec le système familial
entier (comme unité), dont la logique dépasse l’addition
de ses membres et de ses sous-systèmes (principe de
totalité). Certains thérapeutes, comme Whitaker ou
Mara Selvini Palazzoli, appliquaient rigoureusement
cette règle au premier rendez-vous. Ce fonctionne-
ment est annoncé et expliqué en amont, dès le premier
contact téléphonique 1. Ce principe protège la thérapie
des conséquences délétères que peut amener le fait
de recevoir dans un premier temps un seul membre
ou un sous-système de la famille : établissement d’un
lien de connivence, adhésion des thérapeutes à une
seule définition du problème, difficultés à intégrer
ultérieurement les autres membres de la famille qui
se sont sentis exclus, difficultés de la famille à s’engager
pleinement dans la thérapie (l’absence d’un membre
incarne l’ambivalence de toute la famille), etc.
En cas d’absence imprévue d’un membre à un rendez-
vous ultérieur, des techniques existent pour mener l’en-
tretien sans banaliser cette absence : symboliser l’absent

1. L’École de Milan a établi une procédure et une fiche de rensei-


gnements à remplir lors du premier appel téléphonique. Selon cette
approche, le premier contact fait en effet déjà partie de la thérapie
(Selvini Palazzoli et alii, 1975, p. 19).

113
par une chaise vide et l’évoquer régulièrement, rédiger
un compte rendu de la séance que la famille lira au
membre absent à son retour au domicile, etc. (Selvini
Palazzoli et alii, 1975, p. 108-109).
Les situations de séparation parentale, de recom-
position familiale et de pluriparentalité amènent un
degré de complexité supplémentaire et exigent des
thérapeutes qu’ils redoublent leur attention dans l’amé-
nagement du cadre 1. De nombreuses solutions sont
envisageables, qui ne sont d’ailleurs pas exclusives les
unes des autres : recevoir l’enfant patient désigné avec
ses parents légaux, recevoir séparément chaque ménage
où vit l’enfant (avec les éventuels beaux-parents et
demi ou quasi-frères et sœurs), isoler des sous-systèmes
(une fratrie naturelle ou une fratrie recomposée, par
exemple)…
Au début des années 2020, les outils technologiques
permettant la consultation à distance se sont démo-
cratisés, notamment en raison de la pandémie de
coronavirus. La visioconférence permet aux théra-
peutes familiaux de réunir les membres d’une famille
dans un même espace-temps, à une époque où cela
se révèle plus difficile qu’autrefois (éparpillement géo-
graphique, emploi des femmes, etc.). Elle permet de
faire participer tout membre qui vit dans une autre
région ou travaille loin, mais qui pourrait se libérer le
temps de la séance. La modalité hybride semble être
la plus intéressante en thérapie familiale  : certain(s)
membre(s) participe(nt) en présentiel et d’autre(s)

1. S. D’Amore (dir.), Les Défis des familles d’aujourd’hui. Approche sys-


témique des relations familiales, Louvain-la-Neuve, De Boeck supérieur,
2020.

114
en distanciel. A contrario, il apparaît difficile de voir
toute une famille à distance, ne serait-ce que pour
des questions techniques  : plus les personnes sont
nombreuses devant leur écran, plus elles s’en trouvent
éloignées et plus la perception de la parole et des
messages non-verbaux est difficile pour le thérapeute.
Dans une perspective systémique et multigénération-
nelle, la visioconférence ouvre des perspectives extra-
ordinaires : il devient aisé d’inclure, ne serait-ce que
pour une séance, tel ou tel membre significatif de la
famille élargie (grand-parent, oncle ou tante, parrain
ou marraine…). Alors que les contraintes logistiques
ont longtemps été le talon d’Achille de la thérapie
familiale en comparaison de la thérapie individuelle, la
visioconférence ouvre une nouvelle ère pour l’approche
systémique.
Quels que soient les options prises par les théra-
peutes et les aménagements mis en place pour chaque
thérapie, voire pour chaque séance, il semble impor-
tant que ces choix soient raisonnés et que les théra-
peutes restent toujours responsables de leur cadre. Une
famille peut en effet avoir spontanément tendance
à vouloir modeler ce cadre de manière à entretenir
son fonctionnement (nourrir une coalition, exclure
tel ou tel membre, empêcher le rapprochement entre
deux membres, éviter d’aborder tel ou tel sujet…). Il
serait contreproductif d’imposer un cadre autoritaire et
arbitraire à la famille, mais il paraît néanmoins impor-
tant de lui offrir l’occasion de vivre en séance une
expérience nouvelle, propice au changement, fût-ce
en négociant avec elle l’aménagement progressif du
dispositif (voir supra, chap.  III, p.  83-86). Il  faut
ainsi distinguer la position basse des thérapeutes eu
115
égard à la souveraineté familiale (les thérapeutes res-
pectent les choix, la singularité et les compétences
propres de la famille) de leur position haute eu égard
à leur cadre. Ce dernier doit être à la fois souple,
ferme et rassurant.
C’est également par l’emploi de nombreuses tech-
niques de questionnement et de médiation que les
thérapeutes familiaux donnent vie au cadre thérapeu-
tique. Ces techniques varient selon les approches et les
contextes. Plusieurs ont été abordées au cours des deux
chapitres précédents : le recadrage, la prescription de
tâche, le génogramme, le questionnement circulaire,
l’interruption de séance, les échelles de progrès… Il
s’agit chaque fois de stimuler les ressources de la famille
et d’éviter que la séance ne s’apparente à une conver-
sation de salon. Certaines techniques, qui impliquent
le corps, le langage non verbal ou les symboles, sont
particulièrement utiles pour aider la famille à ne pas
s’enfermer dans l’intellectualisation et le commentaire
abstrait de sa propre vie 1.
Chaque entretien dure en moyenne entre une heure
et une heure et demie. Les séances sont généralement
espacées (une séance toutes les trois semaines ou tous
les mois), mais elles peuvent être plus rapprochées en
cas de crise familiale (une séance par semaine ou toutes
les deux semaines). La durée des thérapies est variable.
Cependant, la plupart des thérapeutes privilégient les
suivis courts, parfois en planifiant avec la famille un
certain nombre de séances à l’avance.

1. P. Caillé, Y. Rey, Les Objets flottants, op. cit.

116
III. – Efficacité et domaines d’application

Au cours des dernières décennies, de nombreuses


études empiriques ont démontré que la thérapie fami-
liale était efficace pour apaiser des difficultés émer-
geant aussi bien chez des enfants, des adolescents
ou des adultes : troubles du comportement, troubles
de l’attention, troubles alimentaires, troubles  de
l’humeur (troubles bipolaires, notamment), troubles
obsessionnels compulsifs, addictions, schizophrénie,
phobie sociale, etc. (Favez, Darwiche, 2016).
Comme les autres psychothérapies, la thérapie
familiale est tributaire de multiples facteurs qui ne
dépendent pas que du modèle lui-même  : adhé-
sion et engagement des patients, relation avec le
thérapeute, variables environnementales… (Duriez,
2009). La  thérapie familiale produit des effets à
court terme qui sont comparables à ceux d’autres
thérapies. En revanche, elle permet souvent un meil-
leur maintien des effets sur le long terme. Toute
la famille ayant participé au processus, elle peut
poursuivre cette dynamique au-delà de la thérapie.
On observe ainsi fréquemment une augmentation
des effets dans les mois et les années qui suivent
le traitement (Favez, Darwiche, 2016, p.  38). Une
étude américaine a par exemple comparé les effets
d’une hospitalisation thérapeutique avec ceux d’une
thérapie familiale pour des adolescents toxicomanes 1.
En fin de prise en charge, la baisse de consommation

1. S.  Hendrick, « Efficacité des thérapies familiales systémiques »,


Thérapie familiale, art. cité.

117
était de 77 % pour les patients hospitalisés, contre
62 % pour ceux qui avaient suivi une thérapie fami-
liale. En revanche, un an après la fin des traitements,
la baisse n’était plus que de 40 % pour les premiers
contre 65 % pour les seconds. La thérapie familiale
semble ainsi particulièrement efficace pour prévenir
des rechutes.
Comme nous l’avons vu plus haut, la thérapie fami-
liale s’est d’abord développée dans le champ psychia-
trique. Dans un premier temps, ce sont des patients
adultes qui ont constitué une voie d’accès pour le travail
familial. Plus tard, la thérapie familiale s’est aussi dif-
fusée dans les services de psychiatrie de l’enfant et de
l’adolescent. Cette évolution était naturelle : l’enfant vit
quasiment toujours en famille, est très dépendant de
ses parents et particulièrement exposé au phénomène
du patient désigné. Il est à noter que l’implication
des enfants en thérapie familiale requiert des tech-
niques particulières, et notamment l’usage d’outils de
médiation 1.
La thérapie familiale a ensuite largement investi
le champ du travail social et des institutions médico-
sociales, que ce soit dans le domaine de la protection
de l’enfance ou des violences conjugales. Ce déve-
loppement a été encouragé par l’évolution des lois,
qui privilégient de plus en plus le maintien des liens
parents-enfants et l’accompagnement des familles.
Ces contextes de travail exposent fréquemment les
professionnels aux problèmes spécifiques à l’aide sous
contrainte, vus plus haut (p. 103-104).

1. C. Gammer, La Voix de l’enfant dans la thérapie familiale, Toulouse,


Érès, 2005.

118
Plus récemment, la thérapie familiale s’est étendue
au champ de la clinique interculturelle 1. L’approche
familiale s’accorde en effet assez naturellement avec
l’approche interculturelle  : les thérapeutes familiaux
appréhendent chaque famille comme un univers à part
entière auquel ils sont « étrangers » et qu’ils doivent
apprendre à découvrir. Cette exploration se poursuit
sur le plan de la culture, lorsqu’une famille a connu
la migration et porte en elle des éléments issus de
plusieurs mondes culturels. Lorsqu’une personne ou
une famille qui a traversé l’expérience de la migration
rencontre des difficultés, la thérapie familiale peut se
révéler pertinente pour plusieurs raisons  : pour ces
personnes, la famille représente souvent une ressource
essentielle ; l’épreuve de la migration a généralement
eu des répercussions importantes sur le système fami-
lial ; certaines cultures privilégient l’entraide familiale
à d’autres formes d’aide, etc.
Depuis les vingt dernières années, la branche de
la thérapie familiale qui connaît le plus grand essor
est celle de la thérapie de couple (Favez, Darwiche,
2016). Dans le contexte contemporain où le lien conju-
gal est à la fois valorisé et fragilisé, nombre de couples
cherchent des ressources pour traverser des périodes
de crise (incompréhension mutuelle, affaiblissement
du désir, conflits récurrents, relation extraconjugale,
etc.). Les psychothérapeutes sont ainsi aux prises avec
une augmentation des demandes émanant de couples.
Il est important de noter que la thérapie de couple est
une sous-catégorie de la thérapie familiale et non une

1. R.  Cucciniello, « La filiation à l’épreuve de la migration  : une


transmission controversée ? », Enfances & psy, no 50, 2011, p. 108-118.

119
extension de la thérapie individuelle ou de la sexologie.
Le thérapeute de couple doit en effet être capable de
considérer les multiples facteurs qui peuvent avoir des
répercussions sur la relation conjugale : la famille d’ori-
gine de chaque partenaire, d’éventuelles divergences
entre les valeurs familiales de chacun, l’éducation des
enfants, etc. De fait, la relation conjugale ne peut pas
être isolée des autres dimensions de la vie familiale,
même si le thérapeute est attentif à la frontière qui
protège cette relation des influences extérieures. Les
thérapeutes de couple légitimement formés sont donc
en premier lieu des thérapeutes familiaux. Dès les
débuts de la thérapie familiale, des pionniers comme
Jay Haley (1963) et Virginia Satir (1964-1967) ont
élaboré des techniques spécifiques pour les couples. Plus
tard, des thérapeutes de la deuxième vague, comme
Mony Elkaïm (1989) et Robert Neuburger 1, ont cen-
tré leur attention sur l’articulation/désarticulation entre
les représentations individuelles de chaque partenaire
(« construction du monde », « programme officiel »…)
et entre celles-ci et les représentations conjugales (mythe
fondateur du couple, valeurs partagées…). L’approche
trigénérationnelle 2 replace quant à elle le couple et
ses difficultés dans l’histoire familiale de chaque parte-
naire et dans l’enchevêtrement de loyautés et de problé-
matiques transgénérationnelles qui y sont impliquées 3.
Il s’agit de permettre à chaque partenaire d’évoluer dans

1. R. Neuburger, Thérapie de couple. Manuel Pratique, Paris, Payot, 2019.


2. M. Andolfi, « Le couple : évolution et crise dans une perspective
trigénérationnelle », art. cité.
3. Cette approche se caractérise par la possibilité de proposer aux par-
tenaires d’inviter des membres de leur famille d’origine (parents, frères
et sœurs…) ou leurs propres enfants à participer à certaines séances.

120
sa relation à sa famille d’origine ou à ses enfants, tout en
bénéficiant de la présence et du soutien de son conjoint.
Les partenaires peuvent ainsi apprendre à mieux se
connaître et réinventer un contrat de couple, qui soit
non pas parasité mais enrichi par l’histoire de chacun.
Des thérapeutes ont également développé des modèles
intégratifs, centrés sur le renforcement des échanges
positifs, la communication, la restructuration cognitive,
les émotions ou encore l’acceptation des différences 1.

1. J. Wright, Y. Lussier, S. Sabourin (dir.), Manuel clinique des psycho-


thérapies de couple, Québec, PUQ, 2008.
Conclusion

Un demi-siècle après son émergence, la thérapie


familiale connaît un nouveau cycle de développement au
XXIe siècle. Dans le foisonnement des modèles psycho-
thérapeutiques, elle sort du lot : elle est la seule à ne
pas se focaliser sur l’individu et à porter son attention
sur des petits groupes affectifs (la famille proche, la
famille étendue, le couple).
Cette approche s’accorde avec l’évolution de nos
sociétés. Dans un monde de plus en plus individua-
lisé et exposé aux crises économiques, le couple et la
famille sont perçus par nos contemporains comme
étant parmi les derniers bastions du lien social et
les dernières sources de solidarité inconditionnelle,
désintéressée et durable.
À cela s’ajoute la diminution des budgets alloués
à la psychiatrie et aux établissements médico-sociaux
et donc le maintien de plus en plus fréquent des per-
sonnes vulnérables à la charge de leurs proches. Les
thérapeutes sont ainsi amenés à se décentrer de leurs
modèles classiques de psychothérapie individuelle et
à considérer davantage l’entourage de leurs patients
(enfants comme adultes), de même que leur contexte
de vie.
La thérapie familiale a un rôle important à jouer
dans l’évolution des dispositifs psychiatriques et médico-
sociaux. En même temps, elle doit relever plusieurs
défis.
122
La psychothérapie est en effet devenue une ques-
tion politique et chaque courant est de plus en plus
sommé de défendre sa place et de fournir les preuves
de son efficacité, voire de sa rentabilité. Face à de nom-
breux modèles de thérapie individuelle qui s’accordent
naturellement avec les systèmes de financement et les
programmes d’évaluation hérités de la médecine, les
thérapeutes familiaux devront faire preuve de créati-
vité et de force de conviction pour mettre en place
de nouveaux protocoles de recherche, démontrer leur
pertinence et conforter leur place dans les institutions
et les universités.
L’évolution des familles expose en outre les
thérapeutes à des problématiques nouvelles qui leur
enjoignent de repenser leurs modèles et leurs dispositifs
techniques : augmentation des ruptures et des recom-
positions familiales, diversification des configurations
familiales, implication des enfants dans des conflits
entre adultes, redistribution des rôles parentaux, rési-
dence alternée, pluriparentalité, etc.
Dans ce contexte contemporain, la thérapie fami-
liale apparaît comme une ressource – parmi d’autres –
pour accompagner les familles et les couples dans les
épreuves qu’ils peuvent rencontrer sur leur chemin.
BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES FONDAMENTAUX
Andolfi M., La Thérapie avec la famille (1977), trad. A.-M. Colas
et M. Wajeman, Paris, ESF, 1982.
–, La Thérapie familiale multigénérationnelle. Outils et ressources pour
le thérapeute (2016), trad. A.  Macciocchi, Louvain-la-Neuve,
De Boeck supérieur, 2018.
Andolfi  M., Angelo  C., Menghi  P., Nicolò  A.-M., La Forteresse
familiale. Un modèle de clinique relationnelle (1982), Paris, Dunod,
1985.
Ausloos G., La Compétence des familles (1995), Toulouse, Érès, 2019.
Bowen  M., La Différenciation du soi. Les triangles et les systèmes
émotifs familiaux (1978), Paris, ESF, 1996, 2e éd.
De Shazer S., Dolan Y. (dir.), Au-delà des miracles. Un état des lieux
de la thérapie brève solutionniste, Bruxelles, Satas, 2007.
Ducommun-Nagy  C., Ces loyautés qui nous libèrent, Paris, Jean-
Claude Lattès, 2006.
Duriez N., Changer en famille. Les modérateurs et les médiateurs du
changement en thérapie familiale, Toulouse, Érès, 2009.
Elkaïm M., Si tu m’aimes ne m’aime pas. Approche systémique et psycho-
thérapeutique (1989), Paris, Points, 2014.
Haley J., Stratégies de la psychothérapie (1963), Toulouse, Érès, 2009.
–, Nouvelles Stratégies en thérapie familiale (1976), Paris, Delarge,
1989.
Isebaert L., Cabié M.-C., Pour une thérapie brève. Le libre choix du
patient comme éthique en psychothérapie (1997), Toulouse, Érès,
2015.
Isebaert  L., Cabié  M.-C., Dellucci  H., Alliance thérapeutique et
thérapies brèves. Le modèle de Bruges, Toulouse, Érès, 2015.
Lemaire  J.-G. et  alii, L’Inconscient dans la famille. Approches en
thérapies familiales psychanalytiques, Paris, Dunod, 2007.
Michard P., La Thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Enfant,
dette et don en thérapie familiale (2005), Bruxelles, De  Boeck,
2017.
Miermont  J., Thérapies familiales et psychiatrie, Rueil-Malmaison,
Doin, 2010, 2e éd.
Minuchin S., Familles en thérapie (1974), trad. M. du Ranquet et
M. Wajeman, Toulouse, Érès, 2013.

124
Napier A., Whitaker C., Le Creuset familial (1978), Paris, Robert
Laffont, 1997.
Neuburger  R., L’Autre Demande (1984), Paris, Payot &  Rivages,
2003.
–, Le Mythe familial (1995), Issy-les-Moulineaux, ESF, 2015.
–, Les Rituels familiaux (2003), Paris, Payot & Rivages, 2016.
Satir  V., Thérapie du couple et de la famille (1964-1967), trad.
A. Destandau-Denisov, Paris, Desclée De Brouwer, 2007.
Selvini Palazzoli M., Boscolo L., Cecchin G., Prata G., Paradoxe
et contre-paradoxe (1975), trad. M.  D’Antimo, B.  Rabeau et
J.-C. Benoit, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2014.
Selvini Palazzoli  M., Cirillo  S., Selvini  M., Sorrentino  A.-M.,
Les Jeux psychotiques dans la famille (1987), trad. L. Houllier et
S. Napolitano, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2016, 3e éd.
White M., Cartes des pratiques narratives (2007), Bruxelles, Satas,
2009.

OUVRAGES DE SYNTHÈSE
Elkaïm  M. (dir.), Panorama des thérapies familiales (1995), trad.
A.-L. Hacker et C. Cler, Paris, Seuil, 2000.
Favez  N., Darwiche  J. (dir.), Les Thérapies de couple et de famille.
Modèles empiriquement validés et applications cliniques, Wavre,
Mardaga, 2016.
Gehart D.-R., Theory and Treatment Planning in Family Therapy :
A Competency-Based Approach, Boston, Cengage Learning, 2015.
Meynckens-Fourez M., Henriquet-Duhamel M.-C., Dans le dédale
des thérapies familiales. Un manuel systémique, Toulouse, Érès,
2005.
Miermont J. (dir.), Dictionnaire des thérapies familiales (1987), Paris,
Payot & Rivages, 2001.
Rivett M., Street E., Family Therapy : 100 Key Points and Techniques,
Londres, Routledge, 2009.

REVUES SPÉCIALISÉES
Thérapie familiale, 4 numéros par an, Genève, Médecine & Hygiène.
Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseau, 2 numé-
ros par an, Bruxelles, De Boeck supérieur.
Family Process, 4 numéros par an, Hoboken (États-Unis), Wiley-
Blackwell.
TABLE DES MATIÈRES

Introduction ................................................... 3

CHAPITRE PREMIER
Une révolution dans le champ
des psychothérapies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

I Une rupture avec le paradigme psychiatrique


classique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
II L’héritage de Palo Alto . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
III Du patient désigné au groupe familial . . . . . . . . . . . . . . . . 20

CHAPITRE II
Pionniers et principes fondamentaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

I Salvador Minuchin et la thérapie structurale . . . . . . . . . 29


II Jay Haley et la thérapie stratégique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
III Murray Bowen et l’approche
multigénérationnelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
IV Virginia Satir, Carl Whitaker
et les approches expérientielles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
V Iván Boszormenyi-Nagy et la thérapie contextuelle . . . . 47
VI Mara Selvini Palazzoli et l’École de Milan. . . . . . . . . . . 52
VII L’École de Rome . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
VIII L’approche psychanalytique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

CHAPITRE III
La deuxième vague . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

I Constructivisme et constructionnisme social . . . . . . . . . 68


II L’approche narrative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
III La thérapie brève centrée sur les solutions
et les compétences. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
IV Maurizio Andolfi et l’approche
trigénérationnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
V Modèles intégratifs et spécifiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92

126
CHAPITRE IV
Le dispositif thérapeutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

I De la demande de la famille
aux visées thérapeutiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
II Le cadre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
III Efficacité et domaines d’application . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Composition et mise en pages
Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

Vous aimerez peut-être aussi