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Le Petit Atelier
Maquette intérieure :
www.atelier-du-livre.fr
(Caroline Joubert)
© Dunod, 2021
11 rue Paul Bert – 92240 Malakoff
ISBN 978-2-10-082285-0
Table des matières
Introduction
1. Objectifs
2. Le psychologique et le social
3. Notre perspective
4. Plan de l’ouvrage
1. Objectifs
Ce livre a une double visée :
• d’une part une étude des groupes dans une perspective psychosociale ;
• d’autre part une initiation à la psychologie sociale, une familiarisation à
son projet, à ses problématiques, à ses méthodes, par un regard porté sur la
manière dont elle appréhende les groupes.
Il s’adresse donc aux étudiants qui découvrent les sciences humaines (et
plus particulièrement la psychologie et la sociologie) et à ceux qui,
impliqués dans la gestion et l’animation de groupes, sont à la recherche
d’outils théoriques susceptibles d’enrichir et de renouveler l’approche et
l’analyse de la réalité dans laquelle ils sont plongés, et des problèmes qu’ils
y rencontrent.
L’idée que la psychologie sociale serait la science de l’interaction
commence à être familière. Mais la simplicité de la formule traduit mal la
complexité des processus à l’œuvre, et la variété des situations et des
niveaux d’investigation qu’elle implique, même si le projet est clair. Il
s’agit, en effet, de comprendre et d’expliquer comment se conjuguent le
psychologique et le social, l’individuel et le collectif, dans la mesure où il
apparaît impossible de se limiter à une de ces dimensions pour rendre
compte des conduites humaines.
Pour vous en persuader, essayez un instant de vous définir dans votre
singularité, par ce que vous vous sentez être en ce moment, vos expériences
passées ou les projets qui sont les vôtres.
Vous allez être ainsi amenés à évoquer toute une variété de situations,
caractérisées par leurs finalités, les règles qui les organisent, les conduites
qui y sont encouragées ou interdites, les valeurs qui y sont défendues, les
espaces et les temps réglés dans lesquels elles s’actualisent.
Et, dans ces situations, les autres sont toujours présents, comme
partenaires, alliés, empêcheurs de tourner en rond ou ennemis ; comme
modèles, héros, repoussoirs, concurrents, toujours là à vous encourager ou
vous faire des reproches, à vous faire confiance, vous ignorer ou vous
combattre.
Tous ces gens que votre mémoire ou votre imagination animent,
s’imposent à vous, non seulement avec leurs visages, leurs hobbies, leurs
statuts et leurs rôles, mais aussi avec leurs plaintes et leurs enthousiasmes,
les idées qu’ils défendent ou celles qu’ils combattent, ce à quoi ils croient et
ce dont ils se moquent, les groupes auxquels ils appartiennent ou auxquels
ils se réfèrent.
Vous définir vous-même, c’est prendre la mesure de l’influence qu’ont eue
ces personnes sur vous à travers leurs conduites et leurs idées, la manière
dont vous l’avez subie ou recherchée, ou comment vous vous y êtes
opposés.
Ce que vous êtes s’est forgé et se forge dans ces situations définies
socialement, au contact des autres, et vos projets (qui parlent de vous aussi)
se précisent à partir des groupes auxquels vous avez envie d’appartenir, des
pratiques professionnelles et sociales qui sont les leurs, des positions
sociales auxquelles ils vous permettront, pensez-vous, d’accéder, des gens
que vous êtes susceptibles d’y rencontrer, et du « genre de vie » qu’ils
valorisent.
Après ce détour sur vous qui vous a renvoyé sur les autres et sur les
situations sociales où vous les rencontrez, sans doute êtes-vous mieux à
même de saisir le domaine de la psychologie sociale : sensible aussi bien
aux déterminismes internes des conduites sociales qu’à leurs déterminismes
externes, elle cherche à établir les modalités et les effets de leur interaction.
C’est dire qu’elle tente d’expliquer non seulement comment les individus
s’adaptent aux normes, adhèrent à des croyances, s’intègrent à leur milieu,
et les régulations sociales que cela suppose ; mais aussi comment les
individus participent à la création des normes et des croyances, exercent de
l’influence, et parviennent à modifier les contextes et les rapports sociaux.
Dans cette optique psychosociale, la « réalité sociale » est à la fois le cadre
qui rend possibles et oriente les conduites humaines, et un produit de celles-
ci.
2. Le psychologique et le social
Ces quelques considérations ont suffi, on l’espère, à vous faire renoncer à
l’idée que la psychologie sociale se définirait par la taille de son objet
(comme la psychologie s’intéresse à l’individu, la sociologie aux grands
groupes et aux institutions, le domaine de la psychologie sociale serait « les
petits groupes »). L’interaction entre le psychologique et le social existe à
tous les niveaux : les systèmes sociaux n’existent pas indépendamment des
individus qui s’y meuvent, et inversement quand vous êtes seuls, les autres
sont présents, et déterminent la manière dont vous vivez votre solitude.
Ainsi, si vous n’êtes pas sortis ce week-end et que vous n’avez vu personne,
imaginez votre état d’esprit dans les deux cas suivants :
• soit vous l’aviez choisi, vous aviez décroché votre téléphone pour avoir
enfin la paix, vous en aviez assez de tous ces gens qui vous sollicitent,
attendent de vous quelque chose, ne vous laissent pas souffler ;
• soit on vous a « laissé tomber », la fête prévue chez un tel a été annulée,
tel autre qui devait passer s’est décommandé, quant à elle… vous avez
attendu tout le week-end son coup de fil sans pouvoir rien faire d’autre…
et en vain.
Comment ont procédé les chercheurs en psychologie sociale pour mettre
en évidence et étudier les effets de cette intrication du psychologique et du
social ?
L’un d’eux, Doise (1982), a cherché à répondre à cette question en portant
un regard à la fois bienveillant et critique sur la production scientifique de
la psychologique sociale. Il y distingue quatre niveaux d’explication et
d’analyse.
Certains travaux cherchent à rendre compte de la manière dont l’individu
organise ses perceptions et son expérience de l’environnement social et par
quels mécanismes cognitifs il y parvient. Il s’agit donc d’un niveau
d’explication intra-individuel.
D’autres recherches renvoient à l’étude des processus interindividuels.
Elles visent à rendre compte de ce qui se passe entre les individus dans une
situation donnée, quelles dynamiques relationnelles et organisationnelles
s’y développent. Il s’agit d’un niveau d’explication interindividuel ou intra-
situationnel.
Dans certains travaux, les chercheurs prennent en compte les différences
de positions sociales entre les individus et entre les groupes. Ils cherchent à
identifier et à préciser les effets de ces différences (de statut, de catégorie
sociale, etc.) sur les interactions que les individus et les groupes sont
amenés à avoir entre eux, sur leurs perceptions mutuelles, sur les jugements
qu’ils portent les uns sur les autres, et sur leurs conduites. Il s’agit d’un
niveau d’explication positionnel.
Enfin, il existe des recherches qui font intervenir les systèmes de normes,
d’idées, de croyances d’un groupe social donné, et qui cherchent à mettre
en évidence leurs fonctions et leurs effets sur les interactions qui se
développent entre individus et entre groupes, et sur les pensées et les
actions de ceux qui adhèrent soutiennent ou combattent ces idées ou ces
croyances. Il s’agit d’un niveau d’explication idéologique.
Les travaux sur les groupes se sont longtemps prioritairement situés au
niveau interindividuel et intra-situationnel, les chercheurs s’intéressant à la
dynamique engendrée par la situation groupale et à ses produits. Mais les
travaux évoqués dans la suite de cet ouvrage montreront qu’il existe en fait
deux approches des groupes (Wilder et Simon, 1998 ; Oberlé, Testé et
Drozda-Senkowska, 2006) : parallèlement à l’approche dynamique des
groupes, s’est développée une approche catégorielle qui se penche sur
l’impact très important qu’a sur l’individu la connaissance de son
appartenance à telle catégorie par rapport à d’autres. Ces travaux, qui
prennent en compte les rapports asymétriques entre les groupes, se situent
au niveau positionnel.
À chacun de ces niveaux d’explication, sont repérés des mécanismes, sont
élaborées des grilles d’analyse, qui captent certains aspects de la réalité. Et
c’est en essayant d’articuler ces différents niveaux qu’on parvient à
construire une explication plus globale et à saisir plus complètement les
intrications du psychologique et du social, ainsi que les dynamiques
individuelles et collectives auxquelles elles aboutissent.
Tenter cette articulation implique, comme Moscovici (1970) l’avait déjà
signalé il y a plusieurs années, une lecture ternaire de la réalité (et non
binaire comme le terme d’interaction pourrait le laisser entendre). L’étude
des interactions sociales, en effet, (où qu’on les repère, entre individus,
entre individus et groupes, entre groupes) nécessite qu’on cherche à rendre
compte de ce qui les médiatise – systèmes de normes, d’idées, de croyances
– et des régulations sociales qui les orientent et les organisent.
Cette démarche, qui informe du projet actuel de la psychologie sociale (en
particulier européenne) implique, comme le fait remarquer Deconchy
(1989) qu’on n’isole pas les conduites et les interactions sociales qu’on
cherche à étudier, des systèmes socio-idéologiques qui les rendent possibles
et signifiantes, et que par ailleurs elles contribuent à mettre en place, à
conserver ou à transformer.
3. Notre perspective
L’étude des groupes que nous proposons, élaborée à partir de recherches
désormais classiques, mais aussi récentes, s’inscrit dans cette perspective.
Elle cherche :
• à mettre en évidence les effets réciproques constants entre les dynamiques
personnelles et collectives ;
• à montrer que si les groupes façonnent et socialisent les individus, leur
imprimant leur mode de faire et de penser, ils sont aussi produits par eux ;
• que les individus n’y sont pas seulement asservis, mais qu’ils s’en servent,
et que si les groupes dans lesquels les hommes vivent, déterminent les
conditions sociales de leur existence et les représentations qu’ils s’en font,
il leur arrive aussi de vouloir transformer ces conditions d’existence (et
parfois d’y réussir).
Cette étude ne passera pas par une revue détaillée de toutes les formes de
groupes existantes. D’une part, ce sont les fonctions du groupe que nous
voudrions mettre en évidence, et celles-ci nous paraissent exister quelle que
soit la variété des formes groupales. D’autre part, ces fonctions, et le sens
de ce qui se passe dans et entre les groupes ne sont pas donnés seulement
dans ce qui apparaît au niveau visible. Les aspects concrets des groupes,
directement observables (et qui servent la plupart du temps à établir des
typologies) permettent de décrire leur variété, mais ne sont pas suffisants
pour dégager les mécanismes selon lesquels se mêlent et se soutiennent les
dynamiques individuelles et collectives.
Les groupes auxquels nous nous référons ont en commun de renvoyer à un
collectif par opposition à une collection. C’est dire que leur principe de
groupement des individus n’est pas la juxtaposition mais le rapport, réel ou
symbolique, dans lequel se tissent des communautés d’action et de pensée
qui orientent les conduites, dans un champ social où d’autres groupes
existent. Ils ne se limitent pas à ceux, concrets, qui correspondent à la
réunion effective de plusieurs personnes, mais renvoient également à une
forme mentale, à travers laquelle se structurent les identités personnelles et
collectives, et qu’on peut désigner par groupalité.
Dans ce cadre, ce qui devient déterminant, c’est le sentiment
d’appartenance qui lie l’individu à un ou plusieurs groupes, et la possibilité
de repérer et délimiter différents groupes dans un champ social comme
découpé par des frontières réelles ou symboliques.
Dans cette perspective, on peut parler de groupe quand des personnes s’y
définissent elles-mêmes comme membres (sentiment d’appartenance) et
qu’en même temps, elles sont définies par d’autres comme membres dudit
groupe (visibilité sociale, Brown, 2000).
C’est dans cette désignation à la fois interne et externe que se constitue le
groupe, qui peut référer aussi bien à un petit groupe concret (équipe de
football, groupe d’amis, etc.), à une communauté de pensée ou de croyance
(religion, mouvement artistique, parti politique, etc.), à une catégorie
sociale, un groupe ethnique ou une organisation (entreprise, hôpital, etc.).
4. Plan de l’ouvrage
Dans un premier chapitre, nous nous livrerons à une rétrospective, pour
montrer comment la problématique propre à la psychologie sociale, s’est
progressivement dégagée à partir d’un débat, qui prit souvent la forme
d’une controverse, et qui portait sur la manière d’expliquer la genèse des
groupes et les faits sociaux. Fallait-il les étudier à partir de données
psychologiques ou de données sociales ? Nous évoquerons quelques-uns
des auteurs qui ont animé ce débat, leurs « thèses » et comment la
psychologie sociale s’est progressivement constituée en refusant
l’alternative entre ces deux types d’explications, et en cherchant au
contraire à les articuler.
Dans un deuxième chapitre, nous dégagerons la fonction d’intégration des
groupes. Partant du fait que, dès son départ dans la vie, l’individu se
retrouve membre d’une communauté, qui lui préexiste et lui transmet ses
normes, ses valeurs, ses modèles de conduite, nous chercherons à montrer
que la socialisation de l’individu ne peut cependant être réduite à un simple
façonnage de celui-ci par son milieu, et qu’elle correspond au contraire à
une dynamique interactive et souvent conflictuelle entre l’homme et son
environnement social. Celle-ci s’effectue par la médiation des groupes
auxquels l’individu appartient ou auxquels il se réfère ; et nous verrons que
si l’individu se conforme, dans bien des cas, à ce qui y est attendu, il
participe aussi à la création des normes qui orientent les conduites et les
opinions dans un groupe.
Dans le troisième chapitre, nous mettrons en évidence le fait que les
processus décrits à l’instant, et qui aboutissent à une certaine uniformité
dans les groupes, ne sont pas les seuls à l’œuvre. Les groupes sont aussi des
lieux de différenciation. Qu’on situe la réflexion dans une perspective intra
ou intergroupes, on verra que l’individu se sert aussi des groupes pour se
différencier, affirmer sa singularité, et, souvent, sa supériorité. La
différenciation repose sur des comparaisons entre groupes ou entre les
membres d’un groupe et consiste dans la création d’une asymétrie entre
eux. Elle peut entraîner des phénomènes de discrimination et de
compétition entre groupes et entre membres d’un groupe, mais elle peut
aussi être une émulation pour créer et inventer.
Par leur intégration dans les groupes, les individus satisfont leur besoin de
sécurité, et espèrent conquérir ou préserver des avantages ; un grand
nombre des processus et des régulations qui se développent dans les
groupes, en effet, ont pour finalité leur conservation et leur perpétuation.
Sous cet angle, c’est autour d’un impératif de permanence que s’organisent
les groupes. Mais à l’évidence celui-ci n’est pas le seul à l’œuvre (sinon il
n’y aurait pas d’histoire), et les groupes sont aussi constamment travaillés
par une problématique du changement.
Dans le quatrième chapitre, nous aborderons cette problématique de
changement sous deux angles :
• d’une part les changements qui sont envisagés pour améliorer les systèmes
sociaux, et qui contribuent donc, en fait, à leur préservation (ces
changements sont programmés par les instances de pouvoir de ces
systèmes et s’appliquent à ses membres) ;
• d’autre part les changements qui aboutissent à la transformation ou au
remplacement des systèmes en place. Nous verrons qu’ils peuvent résulter
de l’action d’individus et de groupes démunis de pouvoir au départ.
Les groupes ne constituent pas seulement des communautés d’action, mais
aussi des lieux où sont produites des significations du monde, de ce qui s’y
passe, de ce qui s’y projette. C’est cet aspect de la groupalité qui fera l’objet
du cinquième chapitre.
On montrera en particulier par quels mécanismes cognitifs les individus se
réapproprient et réorganisent des idées et des représentations élaborées par
des groupes particuliers, et comment ils les utilisent, pour donner du sens à
ce qu’ils font ou à ce dont ils sont les témoins, pour s’évaluer et évaluer les
autres, pour justifier dans l’après-coup leurs actes ou les anticiper.
On verra en outre que si dans la plupart des situations quotidiennes,
l’individu utilise et confronte intérieurement plusieurs « logiques », avant
de prendre des décisions par exemple, il existe cependant des contextes
sociaux qui s’immunisent contre tous types de pensées, de croyances ou de
représentations, qui ne correspondent pas à celles qu’ils valorisent, et autour
desquelles ils se constituent.
Dans le sixième chapitre, nous aborderons la question du pouvoir dans les
groupes. On constatera qu’il est souvent confondu avec l’influence
lorsqu’on cherche à le repérer dans des situations groupales éphémères, peu
formalisées, sans structure institutionnelle. Or les faits de pouvoir
caractérisent les systèmes sociaux structurés et organisés, dans lesquels la
distribution des statuts le long d’une ligne hiérarchique correspond à un
système de délégation du pouvoir. Dans ce cadre apparaît l’essence du
pouvoir : sa dimension institutionnelle, et dans ce cadre peuvent être étudiés
les mécanismes de régulation et de contrôle dans lesquels il s’actualise.
Nous verrons que la psychologie sociale a oscillé entre plusieurs
approches du pouvoir (qui impliquent différents niveaux d’investigation),
suivant qu’il est considéré comme une fonction nécessaire à la bonne
marche des groupes, comme une relation, comme l’ensemble des
mécanismes qui régulent et contrôlent un groupe social. Cette dernière
perspective fera plus particulièrement apparaître que le pouvoir a toujours à
faire avec l’idéologie ou les croyances qui le légitiment.
Cette étude sur les groupes ne se veut pas exhaustive, ni dans les thèmes
abordés, ni dans la manière de les traiter. Il nous a semblé plus stimulant,
pour ceux qui approchent la psychologie sociale pour la première fois, de
leur faire découvrir comment la psychologie sociale aborde quelques
questions cruciales concernant le rapport de l’homme à la société, comment
elle les problématise, et au-delà de la diversité des approches et des niveaux
d’appréhension, la spécificité des explications qu’elle tente d’y apporter.
D’une manière transversale à l’ensemble de l’ouvrage devraient ainsi
apparaître, comme des leitmotivs et leurs contrepoints, les jeux dialectiques
du semblable et du différent, du consensus et du conflit, de la permanence
et du changement, de la clôture des groupes sur eux-mêmes et de leur
ouverture, des processus qui aboutissent à la reproduction des systèmes et
des rapports sociaux, et de ceux qui favorisent leur transformation.
Pour faciliter cette initiation à l’approche psychosociale, on a inséré dans
le texte un certain nombre d’encarts dans lesquels les notions ou les
mécanismes, décrits par ailleurs, servent d’outils d’analyse de situations
quotidiennes, de faits divers ou d’événements récents. D’autres relatent des
expérimentations. Il est possible d’entamer le livre par la lecture des
encarts.
Par ailleurs, un index par notions permet de retrouver différents éléments
renvoyant à une même thématique psychosociale (par exemple l’influence)
et qui ont été « éclatés » dans cet ouvrage.
Enfin, un index des auteurs et une bibliographie devraient permettre
d’assouvir vos envies de lecture (que ce livre aura, nous l’espérons,
stimulées) et qui devraient combler les lacunes de cet ouvrage.
Dans le corps du texte, lorsque seront citées des œuvres déjà anciennes,
mais rééditées, on donnera entre parenthèses, en italiques, la date de
première parution de l’ouvrage, en deuxième lieu la date de l’édition qui
renvoie à la bibliographie.
L’idée de ce livre est née d’une situation psychosociale particulière, la
rencontre régulière avec des étudiants tour à tour goguenards et passionnés,
dans des amphis pleins à craquer. Leurs questions, leurs remarques, leurs
critiques en fin de séances nous ont puissamment stimulées. Nous les
remercions ainsi que tous nos collègues sans les recherches desquels ce
livre n’aurait pu voir le jour.
Chapitre 1
Les traditions
de la pensée groupale
Sommaire
1. De l’esprit du peuple à la psychologie des peuples
2. La psychologie des foules
3. Psychologie des instincts et béhaviorisme
4. Les attitudes
5. Les changements d’attitude
6. La dimension imaginaire et inconsciente des groupes
7. L’importance du contexte social
7.2 La crise
Après une période de croissance certaine, qui a donné naissance à un
grand nombre de travaux, et suscité de grands espoirs, l’euphorie cède
progressivement la place à la désillusion et à l’impression que la nouvelle
discipline n’a pas vraiment su tenir sa promesse. Fortement calquée sur les
travaux américains et les modèles culturels que ceux-ci véhiculent, elle n’a
pas vraiment su capter l’individu dans son contexte social et culturel. Et
l’on critique la non-adéquation des modèles utilisés pour rendre compte de
la réalité européenne dont l’histoire et les interrogations sont spécifiques.
Deux personnalités européennes marquent particulièrement ce mouvement
de « contestation » : Serge Moscovici, directeur d’étude à l’École des
hautes études en sciences sociales, à Paris, et Henri Tajfel, professeur à
l’université de Bristol en Grande-Bretagne. Questionnant la validité des
modèles américains que les Européens avaient « importés » avec tant
d’enthousiasme, les idées et les régularités que ces modèles proposent, ils
ont su mobiliser autour d’eux et à partir de leurs travaux, des écoles de
pensée, marquées par l’étude du conflit plutôt que du consensus, du
changement plutôt que du statu quo (Israël et Tajfel, 1972). Celles-ci ont
proposé des modèles d’explication dans lesquels « le social » n’est pas
réduit à l’interindividuel, mais prend en compte les rapports entre les
groupes, la hiérarchisation des rapports sociaux, et les régulations qui les
organisent. Par ailleurs, renouant avec la tradition européenne, ils ont
réintroduit dans leur champ d’études le domaine des représentations et plus
largement les aspects cognitifs des conduites humaines.
7.3 Vers une psychologie sociale
pluriculturelle
Ce renouvellement de l’approche théorique est allé de pair avec une
réflexion méthodologique, afin de ne plus cantonner l’expérimentation à
l’étude d’interactions sociales minimales étudiées au laboratoire. Deconchy
(1980), professeur à l’université Paris-X, a montré avec sa recherche sur
l’orthodoxie religieuse qu’il était possible de pratiquer des expérimentations
sur le terrain, dans lesquelles les conduites individuelles et
interindividuelles ne sont pas isolées du champ social qui les organise.
Cependant, force est de constater que sous l’influence de modèles
théoriques qui empruntent aux sciences informatiques leur analogie entre le
fonctionnement de l’ordinateur et celui de l’esprit humain, l’étude
d’interactions sociales minimales est largement ce qui domine non
seulement la psychologie sociale outre-Atlantique, mais aussi celle en
Europe et en France.
À regarder l’évolution de la psychologie sociale depuis les années 2000,
on doit se rendre à l’évidence que les modèles théoriques proposés ne
parviennent pas vraiment à dépasser le cadre de conduites individuelles et
individualistes. Le champ social qui les organise reste essentiellement celui
de personnes éduquées et occidentalisées, d’autant que ces modèles
reposent souvent sur les réponses données par des échantillons d’étudiants
et d’étudiantes.
Comme le fait remarquer Joseph Henrich (2020)24, la psychologie sociale
(et la psychologie en général) que nous étudions est W.E.I.R.D25. Autrement
dit, elle concerne des personnes avec un niveau de littératie26 important, des
personnes individualistes et dans le contrôle, préoccupées par leurs intérêts
et leurs motivations, centrées sur elles-mêmes, leurs attributs propres et
leurs réalisations et aspirations bien plus que sur leurs relations à autrui et
leurs rôles sociaux.
En effet, à partir de tests psychologiques, les recherches de Henrich
montrent que les gens W.E.I.R.D., qui ont grandi dans un contexte Western,
Educated, Industrial, Rich, Democratic, ne sont souvent pas représentatifs
des humains en général.
En se basant à la fois sur de très nombreuses recherches en anthropologie
culturelle, en psychologie, en histoire, en économie et en biologie
évolutionniste, Henrich montre que beaucoup de concepts clés de la
psychologie sociale, comme la conformité ou la dissonance cognitive, n’ont
pas le même statut et la même signification ailleurs dans le monde. Il existe
encore de nombreuses populations en Asie, en Amérique du Sud, en
Afrique et en Australie qui, non seulement ne sont pas alphabétisées, mais
qui ont des relations de parenté très différentes des populations
W.E.I.R.D. La façon d’approcher ces questions par les populations
W.E.I.R.D. ne fait tout simplement pas sens pour elles.
Selon Henrich, ce qui est considéré comme de la psychologie universelle
en Europe et aux États-Unis est en fait une psychologie culturelle
(occidentale). Pour qu’elle soit plus englobante et moins W.E.I.R.D., on
devrait questionner ses modèles et ses concepts considérés comme
universels en s’ouvrant davantage aux recherches réalisées dans des
disciplines en contact avec les préoccupations de populations non-
W.E.I.R.D., d’hier et d’aujourd’hui, et envisager la prise en compte de
perspectives différentes. Bref, la psychologie sociale mériterait d’être
pluriculturelle.
Dans cet esprit, la théorie des représentations sociales conceptualisée par
Serge Moscovici (1976, cf. chapitre 5) a ouvert un vaste champ d’études
appliquées aux domaines les plus variés de la vie quotidienne, avec des
pôles de spécialité dans de nombreux pays européens et de l’Amérique
latine notamment. Et la théorie de l’identité sociale élaborée par Henri
Tajfel (1986, cf. chapitre 3), avec John Turner, continue à inspirer de
nombreux étudiants et chercheurs dans le monde entier, intéressés par
l’étude de systèmes sociaux complexes et chargés d’enjeux pour les
individus. Les recherches de Stephen Reicher (2017) proposant de multiples
voies et approches, par exemple de l’action collective, en sont également un
bon exemple (cf. chapitres 3). La suite de cet ouvrage devrait en témoigner.
Sommaire
1. Socialisation et sociabilité
2. Les groupes de référence
3. Conformisme, normalisation, polarisation
1.1.1 L’éducation
Les types de comportement, les performances qu’on attend d’un enfant,
dépendent des contextes sociaux et culturels dans lesquels il est inséré, et
lui sont transmis par les techniques de soin dont il fait l’objet, et grâce aux
processus d’apprentissage et à l’éducation auxquels il est soumis.
La manière dont on traite et dont on s’occupe d’un nourrisson, par
exemple, est fixée par les mœurs, reflète et présente la culture à celui-ci, et
le marque de son impact, en colorant de manière particulière ses premières
expériences de vie. Ce n’est pas la même chose d’être souvent seul ou
constamment entouré, libre de ses mouvements ou emmailloté, contraint ou
non à des rythmes précis (sommeil, alimentation, propreté).
Mais, comme le fait remarquer Margaret Mead (1947), chaque épisode de
l’apprentissage ne prend son sens que parce qu’il est renforcé et confirmé
par d’autres manifestations de la culture. Être sevré et cajolé en même
temps n’a pas la même signification pour l’enfant qu’un sevrage qui va de
pair avec une attitude maternelle brutale.
Toutes les impressions qu’il reçoit, d’abord diffuses et éparpillées,
s’organisent petit à petit en significations, qui orientent progressivement ses
comportements et son style relationnel avec les autres, récompenses et
punitions venant renforcer le processus. Ainsi dans notre culture,
l’obéissance a été longtemps valorisée auprès des enfants ; chez les Indiens
depuis toujours, c’est l’indépendance… Dans certains groupes, c’est la
compétition, dans d’autres, la coopération, etc. Quoi qu’il en soit, l’enfant
devient petit à petit apte à discerner et adopter des comportements
désirables, c’est-à-dire ceux qui sont prescrits par les normes de son milieu
(Dubois, 2003).
Enfin, ce n’est pas seulement du traitement particulier dont il est l’objet
que l’enfant reçoit ses premières impressions. Il est aussi témoin de la vie
des adultes ; il participe dès qu’il grandit un peu à des actes collectifs, fêtes,
cérémonies, défilés, manifestations qui produisent sur lui de fortes
impressions à travers lesquelles il commence à découvrir et partager les
valeurs de son groupe d’appartenance.
C’est particulièrement à l’occasion de ces manifestations collectives où
l’emmène sa famille, qu’il découvre plus ou moins confusément les idéaux
auxquels elle aspire, et pour lesquels beaucoup de monde s’est rassemblé.
L’école ensuite, vient renforcer ce processus de socialisation, elle offre à
l’enfant un nouveau groupe où s’intégrer, où il découvrira une nouvelle
palette de rôles, de nouveaux modèles de comportement, de nouvelles
valeurs. Durkheim (1922, 1968, p. 2) attribuait explicitement à l’école cette
fonction de transmission des valeurs d’une société quand il déclarait :
« L’éducation est l’action exercée par les générations adultes
sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale.
Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un
certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que
réclament de lui et la société politique dans son ensemble, et
le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. »
Bourdieu et Passeron (1970) reprennent cette analyse, mais en font le
noyau de leur critique sociale, en stigmatisant la fonction de reproduction
sociale qui est ainsi dévolue à l’école.
1.1.2 L’apprentissage des rôles
On peut définir le rôle « comme la manière d’être et d’agir que l’individu
assume au moment précis où il réagit à une situation donnée, dans laquelle
d’autres objets ou personnes sont engagés » (Moreno, 1965, p. 81). C’est
dans les prises de rôle que s’actualisent les règles de conduite d’une culture
donnée.
On trouve dans cette définition un des aspects essentiels du rôle sur lequel
l’ensemble des auteurs (Rocheblave-Spenlé, 1969 ; Brown, 2000) qui ont
travaillé sur cette notion sont d’accord, c’est sa dimension interactive. Le
rôle s’inscrit dans une relation, et implique d’autres rôles qui lui sont
complémentaires. Il s’agit là de sa dimension interindividuelle et nous
allons voir qu’à partir de cette situation interactive, l’enfant va apprendre à
développer des conduites de rôles qui intègrent progressivement des aspects
positionnels et différenciés (les rôles dépendent des positions respectives
des partenaires de l’interaction) et qui reflètent les mœurs et les valeurs de
son groupe social.
p En famille
Dès le début de la vie, la plupart des comportements concernent des
situations interpersonnelles : celles-ci vont servir de cadre à l’apprentissage
des rôles, qui vont se développer en rapport avec les attentes de l’entourage
de l’enfant. Ainsi, à partir des fonctions vitales comme manger et dormir,
l’enfant est inséré dans un réseau interactif et socialisant. En effet, son
entourage a des attentes par rapport à ces activités élémentaires et s’occupe
du bébé pour que tout se passe bien. Sa mère va à sa manière et selon les
usages de son milieu le nourrir, le changer, l’endormir, déterminant pour lui
un rôle de mangeur, de dormeur, etc. Dans l’interaction qui se noue alors,
ces fonctions se socialisent, dans la mesure où elles s’inscrivent dans une
relation, et donnent lieu à des pratiques spécifiques, qui dépendent des
modèles « d’élevage des bébés » dans la culture de la mère.
C’est dans ce cadre que, progressivement, le bébé va apprendre à agir sur
son entourage pour provoquer les réactions désirées, et aussi à agir en
fonction de l’attitude d’autrui, et à s’adapter à ce que les autres attendent de
lui. C’est cette capacité à s’adapter aux demandes de l’autre qui constitue
selon Mead (1934, 1963) le début de la conduite de rôle, et qui va permettre
dans le même mouvement, le développement de la pensée et celui de la
socialisation. En effet, dans la « conversation par gestes » qui s’établit alors
entre la mère et l’enfant, il y a recherche d’adaptation de l’un à l’autre,
c’est-à-dire interprétation des gestes de l’autre et construction progressive
de significations communes, qui préparent l’acquisition du langage,
fondement d’une communication plus développée.
p En jouant
C’est tout particulièrement comme l’a montré Piaget (1945, 1976) à
travers l’imitation, puis par le jeu, que l’enfant développe ensuite ses
conduites de rôle.
Déjà, ces tous premiers jeux dans lesquels l’enfant et l’adulte se cachent et
se découvrent l’un à l’autre, impliquent une complémentarité des conduites
et des attentes. Mais il ne s’agit là encore que de conduites très
fragmentaires.
Plus tard, l’enfant va se placer activement dans le rôle de l’autre. Il essaie
par exemple de mettre la table comme sa mère, de lire le journal comme son
père (même s’il le tient à l’envers !). Il parvient aussi à se mettre à la place
d’un autre dans le cadre d’une interaction. Ainsi une petite fille va se mettre
à parler à son petit frère comme le ferait sa mère. Ceci l’amène à envisager
la réciprocité des actions et des rôles entre soi et autrui. Dans ce processus,
l’enfant n’intériorise pas seulement le comportement et l’image de l’autre,
mais également les conduites que l’autre attend de lui, et les images
qu’autrui lui renvoie.
Ensuite, les jeux de fiction élargissent encore cette expérience, multipliant
la palette des rôles et des situations où ils interviennent, par l’intégration de
personnages extérieurs à la famille (le gendarme, l’épicier, le docteur, etc.)
et des éléments normatifs et modélisants qui les déterminent. Dans ces jeux,
l’enfant peut se placer successivement dans chacun des rôles
complémentaires d’une situation donnée (maman/bébé,
acheteur/vendeur, etc.) découvrant ainsi différents degrés de compatibilité
ou d’incompatibilité entre ses diverses prises de rôle, et la manière dont ils
se spécifient en fonction des statuts (c’est la maman qui commande,
l’enfant qui obéit, etc.). Ces jeux de fiction permettent aussi l’instauration
d’une aire intermédiaire entre le monde intérieur des joueurs et la réalité
extérieure, une zone neutre d’expérience où il n’y a pas conflit mais
continuité entre réalité interne et réalité extérieure, zone dans laquelle la
créativité a sa source (Winnicott, 1971 ; Oberlé, 1989).
p Dans les groupes
Enfin, dans les jeux collectifs qui impliquent plusieurs partenaires (jeux de
fiction, ou jeux organisés selon un système de règles), il découvre des
complémentarités plus complexes et les régulations qui les organisent dans
un contexte qui n’est plus seulement la relation interindividuelle mais le
groupe. Il y a donc, dans l’apprentissage des rôles, deux aspects
complémentaires. D’une part, à partir de sa dimension interactive, l’enfant
intériorise autrui en lui et l’image qu’autrui a de lui. C’est par ce processus
que se constitue progressivement selon Mead (1934, 1963) la conscience de
soi, dans la mesure où l’individu ne peut s’éprouver lui-même que par le
détour du regard et du jugement d’autrui sur lui2. D’autre part, ce sur quoi il
faut mettre l’accent, c’est que c’est en fonction des normes et des valeurs à
l’œuvre dans un groupe donné que les différents rôles sont spécifiés. Les
rôles sont des modèles de comportements déterminés par ces normes et ces
valeurs, et par la manière dont celles-ci organisent les rapports entre les
gens, leurs positions réciproques, dans un système social donné. Le rôle du
père autoritaire ne peut exister que dans une société patriarcale, celui du
« gagneur » que dans un groupe qui valorise la compétition.
Ainsi, à travers les différents rôles que l’enfant découvre et auxquels il
s’essaie, il prend contact et intériorise les normes et les valeurs de sa
culture, il se familiarise et intègre le système de classification sociale, les
différentes positions qu’il implique d’où découlent les droits et les devoirs
de chacun dans un milieu social donné. C’est dire aussi qu’à travers ses
prises de rôle, l’enfant va apprendre à se comporter comme membre d’un
groupe, allié ou concurrent à d’autres groupes.
Il ressort d’un certain nombre des travaux que nous avons évoqués que la
socialisation de l’enfant, par l’intégration dans ses premiers groupes, est
une sorte de modelage qui s’effectue en rapport avec les valeurs et les
attentes du groupe qui cherche à l’intégrer. Ce n’est là qu’une vision
partielle de l’ensemble d’un processus dans lequel l’intégration de
l’individu qui se constitue progressivement comme une personne entière,
différenciée des autres, s’effectue à partir d’impératifs sociaux certes, mais
aussi biologiques et pulsionnels, dont certains lui font rechercher les autres.
Abordons donc la question de la sociabilité avant de revenir sur la part
respective des influences sociales et des données personnelles qui
contribuent au développement d’une personne et à son intégration dans et
par les groupes (cf. encart 1).
1.2 La sociabilité
Nous allons partir d’un fait que vous connaissez bien, mais dont vous
n’avez peut-être pas tiré toutes les conséquences : c’est ce qu’on appelle la
prématuration du petit d’homme. Alors que quelques minutes après sa
naissance, un veau, fragile sur ses pattes, commence à se lever et à
découvrir son monde, alors qu’un caméléon, à peine plus grand qu’une
mouche à sa naissance, part immédiatement à la recherche d’insectes plus
petits que lui sans aucune aide de sa mère, le bébé humain arrive au monde
dans un tel état de non-finition, d’immaturation biologique, qu’il se trouve
immédiatement pour survivre, dans une dépendance absolue à ceux qui sont
prêts à s’en occuper. Ainsi, son existence biologique dépend de l’aide qu’il
va trouver dans son environnement, et si celui-ci n’est pas humain, c’est sa
dimension proprement humaine qui ne pourra se développer, comme nous
le rappellent certains « cas » tristement célèbres : l’enfant Loup de la Hesse,
l’enfant mouton d’Irlande, Victor de l’Aveyron, Gaspar Hauser, etc. La
contrepartie de cette impuissance du petit d’homme et de sa prématuration,
c’est son extrême sensibilité à ceux qui s’occupent de lui et sa plasticité qui
le rendent, comme on l’a vu, perméable aux influences de son milieu, et
font de lui un être « essentiellement social » (Wallon, 1959, p. 284). Cette
incomplétude du bébé et ses conséquences ont contribué à en forger une
représentation passive, celle d’un être assujetti aux soins maternels et
soumis à l’influence familiale. On a vu que cette influence trouve à
s’exercer certes, mais des travaux plus récents, qui se sont développés
autour de la notion d’attachement, nous font découvrir un bébé d’emblée
avide de contacts et de relations, et actif dans la recherche et l’établissement
de liens avec son entourage.
À vrai dire, la psychologie génétique, avec des auteurs comme Wallon et
Piaget, nous avait déjà fait connaître ce bébé conquérant, et qui à partir de
ses perceptions, de ses mouvements et des émotions qu’ils lui procurent,
s’active à s’approprier le monde par des actions sensorimotrices
élémentaires certes, mais où nos auteurs voient l’origine de l’intelligence
dans son développement spontané. Les théories de l’attachement en
découvrant le caractère essentiel, voire vital de la relation à autrui dès le
tout premier âge, ont eu un impact assez important pour que nous nous y
attardions un moment.
1.2.1 L’attachement
C’est le psychanalyste anglais Bowlby (1958, 2002) qui a proposé cette
notion pour définir l’existence de conduites primaires de recherche de
l’autre. Déjà les travaux de Spitz (1948), par des observations rigoureuses
avaient dégagé l’existence de relations très précoces entre le bébé et sa
mère, et souligné leur importance pour le développement et l’équilibre du
nouveau-né ; leur carence ou leur rupture entraînant au contraire de graves
troubles de son développement. Lorsque l’enfant, parce qu’il est hospitalisé,
par exemple, ou à cause d’une catastrophe, est privé de son entourage qui,
d’habitude, réagit à ses sollicitations, il a l’impression que, quoi qu’il fasse,
il est abandonné. Autrement dit, il apprend qu’il ne contrôle plus ce qui lui
arrive et qu’au contraire, il est impuissant (learned helplessness, Ric, 1996).
Crier, sucer, s’accrocher, sont des comportements de sollicitation de
l’autre. Il faut les comprendre comme des signaux qui fondent l’échange
(Montagner, 1988) car ils induisent l’entourage à réagir. L’attachement
apparaît donc comme une conduite interactive dans laquelle les
comportements de l’enfant influencent les adultes, les amènent à lui
répondre, et à partir de laquelle une dimension affective va se développer
(tendresse, amour, mais aussi mécontentement, colère quand les réponses
d’un des partenaires ne satisfont pas l’autre).
D’autres recherches ont mis en évidence les rapports entre les conduites
d’attachement et celles d’exploration. Paradoxalement, à première vue,
l’attachement est la condition de l’indépendance future : c’est que le
sentiment de sécurité qu’il procure, donne l’audace à l’enfant de partir à la
conquête de son environnement (Ainsworth, 1983), ce que des
psychanalystes comme Winnicott avaient déjà souligné.
D’autre part, on a pu montrer que le comportement social ultérieur de
l’enfant dépendait de la « qualité » de l’attachement. Ainsi, des liens
d’attachement anxieux (qui impliquent les affects de la mère) inhibent les
compétences sociales ultérieures (faible taux d’échange dans des groupes
d’enfants du même âge ; Main, 1973).
Il ressort de l’ensemble de ces travaux deux conclusions importantes :
• Dès un âge très précoce, le nourrisson non seulement s’adapte à son
environnement, mais s’active pour qu’il s’adapte à lui.
• Ces compétences précoces du bébé dépendent de son environnement ;
elles se développent à partir de l’attention, des attentes, des sollicitations,
des réactions de son entourage, en interaction avec celui-ci, c’est-à-dire
dans un constant feedback où les attitudes de l’un viennent modifier les
attitudes de l’autre. Dans ce cadre, l’adulte et l’enfant ont un rôle actif.
Il ne faudrait pas conclure des travaux qui viennent d’être évoqués, que les
notions d’attachement et d’intégration sociale peuvent être confondues. Le
problème est plutôt de savoir par quels processus, dans quelles conditions,
les conduites d’attachement préparent aux conduites sociales, qui
impliquent un autre plan de réalité que le lien interpersonnel.
Finalement, l’attachement premier n’a de valeur que parce qu’il prépare au
détachement progressif : une expérience d’attachement réussie permet que
le relâchement du lien premier ne soit pas vécu sur le mode de l’abandon
(qui provoque le repli), mais conditionne au contraire, par l’acquisition
d’une confiance suffisante dans l’environnement, une curiosité à son égard,
et des démarches d’exploration de plus en plus larges.
Cette question du passage de l’attachement à l’intégration sociale est loin
d’être totalement expliquée, cependant, le concept d’identification fournit là
un pont qui à titre d’hypothèse est intéressant. À partir de l’attachement
premier, la mère présente le monde et les autres à son petit ; médiatrice
entre l’enfant et son milieu, elle lui offre la possibilité de diverses
identifications.
1.2.2 L’identification
L’identification est une notion freudienne. Il s’agit donc d’un concept qui
n’a pas été construit à partir d’observations ou d’expérimentations, mais qui
participe d’une construction hypothétique à partir de l’expérience de Freud
avec ses patients.
Sans entrer dans le détail des différentes formes d’identification que Freud
(1921, 1970) a distinguées, on peut dire que celle-ci est le processus selon
lequel l’individu, depuis l’enfance, tend à construire sa personnalité sur le
modèle de quelqu’un d’autre. C’est la tendance à se réaliser dans une forme
personnelle (l’identité propre), construite en interaction avec certaines
personnes privilégiées qui sont prises comme modèles. Ce processus se
développe à partir des premiers attachements affectifs, ou de la découverte
de points communs avec une autre personne, selon deux directions
possibles : soit le sujet s’identifie à l’autre, soit il identifie l’autre à une
partie de lui-même en le « plaçant » en lui.
Les identifications aux parents, puis aux éducateurs, aux figures
d’autorité, aux idéaux collectifs sont à l’origine de l’idéal du moi (ce que je
veux être) et du surmoi (ce que je ne dois pas être), à partir des valeurs et
des interdits transmis par eux. Ceux-ci proviennent d’une tradition et sont
partagés par une communauté, c’est dire que l’identification permet
l’intériorisation de valeurs sociales.
Ce qui se passe pour Pierre dans cette histoire (cf. encart 2), peut-être
l’avez-vous déjà éprouvé. Il y a des moments dans l’existence où, plus ou
moins brusquement, on prend du recul par rapport à ses groupes
d’appartenance, ou certains d’entre eux. On commence à s’y sentir moins
bien, à remettre en question la signification qu’ils avaient pour nous, à les
critiquer, et parfois à vouloir les quitter. Quand on y réfléchit, on s’aperçoit
que c’est par comparaison avec un autre groupe qui attire et fait référence
que ce remue-ménage intérieur se développe. Et alors, la perspective
d’essayer d’entrer dans ce nouveau groupe fait envisager qu’il va falloir
changer quelque chose dans sa manière d’être, d’agir, peut-être même de
penser.
Autrement dit, les groupes de référence nous fournissent des repères de
comparaison qui nous permettent de nous évaluer (Smith et Leach, 2004) ;
d’autre part, ils nous proposent des normes et des modèles qui influencent
nos attitudes et nos opinions (Stangor, 2004). Il s’agit là des deux fonctions
des groupes de référence (Kelley, 1952, 1965) auxquelles nous allons
revenir dans un instant.
Parfois cependant, la comparaison avec d’autres groupes que ceux
auxquels on appartient aboutit au résultat inverse : elle confirme que tel ou
tel groupe d’appartenance est bien un groupe auquel on tient, qui a de
l’importance pour nous, auquel nous avons envie de continuer à nous
référer.
On peut donc dire (Sherif, 1956, p. 175) que « les groupes de référence
sont les groupes auxquels l’individu se rattache personnellement en tant que
membre actuel ou auxquels il aspire à se rattacher psychologiquement ; ou
en d’autres termes, ceux auxquels il s’identifie ou désire s’identifier ».
Cependant dans l’expression « groupe de référence », le mot « groupe »
peut renvoyer à des réalités différentes. Ce peut être un groupe concret
(comme dans le cas de Pierre) ou une catégorie sociale. Quelquefois même
la référence n’est pas un groupe mais une personne ou une idée qui est
détachée du groupe spécifique dans lequel elle a pris naissance (par
exemple la religion). Mais l’habitude s’est prise dans le milieu scientifique
de parler de « groupe de référence », d’autant plus que c’est bien
essentiellement à des groupes concrets, à des appartenances catégorielles
actuelles ou désirées que l’individu se réfère dans ses jugements, ses
opinions, les valeurs auxquelles il adhère, ou quand, se projetant dans
l’avenir, il cherche à définir ses aspirations.
Tout cela semble couler de source et pourtant, qu’en est-il quand cette
socialisation anticipée est activée dans un contexte social où la mobilité
sociale est restreinte ? C’est-à-dire quand le groupe de référence fait
obstacle à l’intégration d’un nouveau membre ? Merton a bien vu le
problème : non accepté dans un groupe auquel il a aspiré et en rupture de
ban plus ou moins dramatique avec son groupe d’appartenance, il y a
beaucoup de chance pour qu’un individu dans ce cas se trouve marginalisé
avec toutes les incidences de cet échec sur son image de soi (cf. encart 6).
2.5 L’autocatégorisation
Lorsque, grâce au contexte, l’appartenance groupale est rendue saillante,
c’est-à-dire que l’individu peut facilement s’autocatégoriser comme
appartenant à tel groupe par opposition à d’autres, la perception de soi tend
à devenir « dépersonnalisée » (Hogg, 1996) : l’individu se définit alors
comme membre de ce groupe, s’en attribue les caractéristiques, et se perçoit
comme similaire aux autres membres du groupe plus que comme personne
unique différant des autres (Turner, 1999). L’importance qu’il accorde alors
au groupe en question l’amène à en cerner les normes, les modèles de
conduite qui y sont valorisés et ce qu’il convient en son sein de faire ou de
dire ou au contraire d’éviter. Dans ce cadre, il s’attend à être d’accord avec
ceux avec qui il partage une appartenance groupale, c’est-à-dire avec les
membres de l’endogroupe, tandis que le désaccord avec les membres de
l’exogroupe lui paraît être dans l’ordre des choses. En revanche, si un
désaccord survient avec des personnes du groupe propre, il en résultera
trouble et incertitude qui amèneront l’individu à changer son point de vue
pour se rapprocher de ceux avec qui la relation lui paraît devoir être de
l’ordre de la similarité et qui lui servent de référence.
Ce sont donc ces personnes qui, à un moment donné, constituent un
groupe de référence pour l’individu, qui sont le plus susceptibles de
l’influencer (Turner, 1991). Ce ne sont pas toujours les mêmes personnes,
car la manière dont l’individu s’autocatégorise dépend du contexte. Selon
celui-ci, vous aurez tendance à vous autocatégoriser ou selon votre sexe, ou
comme étudiant, ou comme amateur de musique celte, etc., et les personnes
que vous constituerez comme groupe de référence varieront en fonction de
cette autocatégorisation.
C’est dire que nous ne cataloguons pas forcément les gens une fois pour
toutes, mais plutôt selon les circonstances qui nous amènent, selon les cas, à
considérer tel individu ou tel groupe d’individus comme similaire ou
étranger à nous.
Une réflexion sur les groupes de référence et sur les dynamiques
psychosociales qu’ils supposent et entraînent, implique donc la prise en
considération des relations et des antagonismes entre groupes, des
régulations sociales plus ou moins strictes qui orientent l’appartenance et
l’exclusion dans les groupes. Cette réflexion se situe à l’articulation des
options et motivations personnelles, d’une part, et des logiques sociales et
des valeurs qui les sous-tendent, d’autre part, et permet ainsi, en mettant
l’accent sur les processus interactifs entre l’homme et son milieu,
d’échapper à une conception trop simpliste des déterminismes sociaux.
3. Conformisme, normalisation,
polarisation
3.1 Conformisme et soumission
Il ressort de tout ce qui a été évoqué précédemment que l’intégration dans
les groupes implique un processus de conformisation.
Le conformisme est une des modalités de l’influence sociale et se
manifeste par le fait qu’un individu (ou un sous-groupe) modifie ses
comportements, ses attitudes, ses opinions, pour les mettre en harmonie
avec ce qu’il perçoit être les comportements, les attitudes, les opinions, les
normes d’un groupe dans lequel il est inséré ou souhaite être accepté.
La conformisation se développe sous l’effet conjugué, et dans des
proportions variables selon les cas, d’une pression du groupe sur l’individu
et de l’adhésion volontaire de celui-ci.
Cependant, il y a différentes formes de conformisme, qui impliquent plus
ou moins profondément la personne. Parmi les différents facteurs qui
modulent la conformisation, plusieurs recherches ont mis en évidence les
caractéristiques de la cible d’influence, celles de la source, et le contexte
normatif global dans lequel a lieu leur interaction (il y a des groupes
sociaux où la conformité est valorisée, d’autres où ce n’est pas le cas). Mais
il faut tenir compte aussi du type de rapport qui s’établit entre la cible et la
source et qui définit leur relation.
Ainsi, Kelman (1958) a pu mettre en évidence trois formes de
conformisme, en rapport avec les conditions sociales où elles émergent
(cf. encart 9).
3.1.1 La complaisance
Dans ce cas, le conformisme est utilitaire. L’individu souhaite « ne pas
avoir d’histoires » ou « avoir la paix », il se conforme pour pouvoir
préserver l’approbation du groupe sur lui, et continuer d’y être accepté. Les
propres croyances du sujet ne sont pas atteintes (différence entre opinion
publique et opinion privée). Cette forme de conformisme apparaît en
particulier quand la relation d’influence est fondée sur des relations de
pouvoir dans lesquelles celui qui cherche à influencer est celui qui a le
pouvoir.
3.1.2 L’identification
Dans ce cas, le sujet désire maintenir ou établir des relations positives
avec un groupe qui l’attire, qui est important pour lui. Le sujet croit
éventuellement ce qu’il affiche, mais ce qui lui importe, c’est sa relation au
groupe. Nous retrouvons ici la problématique que nous avons développée
pour les groupes de référence. Cette forme de conformisme se développe si
un groupe attractif existe dans l’environnement socioaffectif du sujet, s’il
est suffisamment « visible » pour lui, au moins symboliquement.
3.1.3 L’intériorisation
Dans ce cas, le conformisme ne vient ni du contrôle social, ni de la
visibilité d’un groupe valorisé, mais du fait que le contenu évoqué par la
source d’influence est intégré dans le système de valeurs du sujet. Celui-ci
alors modifie ses croyances indépendamment de la source d’influence. Pour
Kelman, c’est possible quand celle-ci a une haute crédibilité (notoriété,
compétence, prestige), de sorte que son message a pour le sujet valeur de
vérité ou d’objectivité, mais il nous faudra envisager le cas, où ce processus
d’intériorisation, qui aboutit à des conversions, n’est pas le fait d’une
dépendance, à un individu ou un groupe prestigieux, mais le résultat d’une
restructuration cognitive du sujet (cf. chapitre 4).
Dans tous les cas, il faut bien voir (Moscovici, Ricateau, 1972) que le
conformisme est le résultat d’une négociation tacite entre les points de vue
d’un groupe ou d’un individu qui fait autorité et ceux qui s’y trouvent
confrontés. Cette négociation a lieu pour résoudre le conflit provoqué par
leur divergence. La solution choisie dans le cas du conformisme,
correspond à une réduction de ce conflit par l’adoption de la norme qui fait
autorité.
3.2 La normalisation
Il faut distinguer le conformisme d’une autre forme d’influence sociale,
avec laquelle pourtant on le confond souvent, c’est la normalisation. Cette
modalité de l’influence renvoie à des situations où il n’y a pas de norme
établie, pas de groupe ou de sous-groupe qui propose un modèle ou un
système normatif et exerce une pression plus ou moins implicite pour
amener à son adoption. La normalisation renvoie donc à la création de
normes, et au fait que celles-ci se mettent progressivement en place à partir
de l’influence réciproque des individus en interaction.
3.2.1 Le processus
Si vous vous référez à votre expérience, vous aurez peut-être une certaine
difficulté à comprendre à quoi renvoie ce processus. En effet, la plupart des
groupes auxquels nous appartenons nous préexistent, et nous proposent un
système de normes plus ou moins fixées. Cependant, vous avez peut-être
participé à la création d’une association ou d’un groupe politique, ou d’un
orchestre, et là, vous avez dû vivre ce processus qui touche à des facteurs
matériels, comme l’aménagement des horaires, du lieu de rencontre, mais
aussi à des facteurs relationnels (la manière dont on s’adresse la parole,
dont on se dit bonjour et au revoir, etc.) et aux idées, aux idéaux, à ce que
finalement le groupe considérera comme « ses priorités » et pour lequel il
est prêt à se mobiliser. Plus banalement, il a dû vous arriver de partir en
vacances avec des amis. Les premiers jours, vous avez observé un certain
flottement, on s’attend beaucoup, les uns dorment tard, les autres se
réveillent tôt, certains vont faire des courses à un moment qui paraît
incongru aux autres, etc., et petit à petit, les choses se normalisent, les
différents événements de la journée deviennent prévisibles (c’est plutôt en
fin de matinée qu’on va se baigner, il y a « l’heure du pastis » où tout le
monde se retrouve, etc.) car un cadre de référence commun a été trouvé, qui
peut diverger plus ou moins profondément selon les cas des habitudes
personnelles de chacun, mais qui permet la vie en commun.
Tout groupe en formation passe par une phase de normalisation, les
usages, les opinions, les croyances communes qu’elle produit devenant par
la suite, si le groupe dure, l’ensemble des modèles auxquels les nouveaux
arrivants devront se conformer.
3.2.2 Les paramètres
De nombreuses expériences ont mis en évidence ce processus de
normalisation. Quelle que soit la tâche expérimentale (évaluer l’amplitude
des déplacements d’un point lumineux (Sherif, 1935, 1965), évaluer le
nombre de pastilles collées sur un carton (Montmollin, 1966), les réponses
des sujets, lorsqu’ils sont en groupe ou informés des réponses des autres,
tendent à converger, même si comme dans l’expérience de Sherif, les sujets
ont d’abord eu l’occasion d’élaborer des réponses individuellement. On
assiste donc à la création d’une norme collective, qui sert de cadre de
référence aux réponses de chacun, et dont on a remarqué qu’elle
correspondait toujours à un nivellement des réponses, à un compromis. On
s’est demandé pourquoi, et plusieurs réponses ont été apportées.
Cette convergence a été expliquée :
• par l’égalité des statuts (French, 1956) ;
• par la tentative de réduire l’incertitude : quand nous ne savons pas
comment répondre, nous avons tendance à nous référer aux réponses des
autres. Mais si tous font la même chose, cette « ignorance plurielle »
entraîne la convergence des différentes réponses (Miller et McFarland,
1987) ;
• par le désir de chacun de se rendre acceptable pour autrui en étant
relativement similaire à lui, ce qui amène à des concessions réciproques
(Allport, 1962) ;
• par la tendance des sujets à renoncer aux positions extrêmes, pour se
rapprocher d’une valeur centrale « plus vraisemblable » (Montmollin,
1966) ;
• par la volonté d’éviter le conflit intra et intersubjectif provoqué par les
réponses différentes, sans pour autant résoudre la divergence au profit
d’un partenaire (Moscovici, Ricateau, 1972). En effet, le processus de
normalisation apparaît lorsque, dans un groupe, plusieurs positions
différentes se font jour, sans qu’une norme préexistante, interne au groupe,
incite à penser que celle-ci est meilleure que celle-là : pour Moscovici, la
simple présence des points de vue différents fait prendre conscience d’un
désaccord possible, d’un conflit. La négociation implicite qui s’ensuit,
aboutit dans le cas de la normalisation à éviter ce conflit par la recherche
du plus petit dénominateur commun.
Ce processus de normalisation est bien entendu renforcé lorsqu’il se
développe dans une situation sociale où le consensus est valorisé. Ainsi,
Doise (1982) fait l’hypothèse que dans les situations expérimentales dans
lesquelles on cherche à mettre en évidence la normalisation, les différents
sujets se constituent en groupe, à partir de l’envie commune de répondre à
l’attente de l’expérimentateur, de l’aider à établir une vérité scientifique. Or
dans une conception courante (véhiculée en particulier par l’école), celle-ci
correspond à l’établissement d’un consensus.
Différents facteurs cependant peuvent moduler, affecter, orienter la
convergence dans les processus de normalisation. Ainsi on s’est demandé
(Lemaine, Lasch, Ricateau, 1971-1972), comment réagiraient des sujets,
amenés à connaître, avant l’expérience, les différentes opinions
idéologiques des uns et des autres, à propos d’un thème (la femme et la
société par exemple) sans lien avec l’expérience.
Quand au cours de l’expérience, les réponses sont très éloignées les unes
des autres, il y a convergence, quelle que soit par ailleurs la similitude ou la
différence entre les opinions idéologiques. En revanche, quand l’écart entre
les réponses est moindre, on s’aperçoit que les sujets ont tendance à
converger plus vers quelqu’un d’idéologiquement proche d’eux. Enfin, si
les sujets découvrent que leurs réponses sont proches de quelqu’un qui a
une opinion idéologique différente d’eux, ils essaient de s’en différencier,
en donnant par la suite des réponses différentes de leurs premières
estimations.
Enfin, on s’est aperçu que, lorsque l’appartenance des sujets
expérimentaux à des catégories différentes est rendue saillante, ils tendent à
rapprocher leurs réponses de celles des membres de leur catégorie. Ainsi,
des sujets blancs convergent plus vers les réponses d’un compère blanc
plutôt que noir, quand la couleur de la peau est un critère de catégorisation à
partir duquel ils développent des préjugés (Abrams, Wetherell et al., 1990).
3.2.3 Le contexte
Cependant un groupe aussi nouveau soit-il, n’est jamais imperméable aux
courants de pensée de la société globale dans laquelle il est inséré et aux
valeurs que ces courants véhiculent. Ainsi, pendant ces vacances dont nous
parlions tout à l’heure, la normalisation peut aboutir au fait que chacun fait
la vaisselle à tour de rôle ou que, « ça s’est trouvé comme ça », ce sont les
femmes qui s’en chargent.
Celles-ci bien entendu peuvent aussi refuser cet état de fait. Elles seront
amenées alors à poser le problème, à préciser leur point de vue, et
éventuellement à assumer un conflit avec leurs camarades. Le consensus
alors sera brisé, car ce qui conditionne son existence, c’est que le conflit
soit évité.
C’est pourquoi le processus de normalisation qui se réalise par la
convergence des points de vue vers le centre de leur distribution initiale, est
considéré comme un processus de modération des prises de position.
Cependant, comme l’avait déjà souligné Sherif (1935), la norme qui résulte
de ce processus ne correspond pas forcément à la moyenne des positions
individuelles de départ. La convergence peut même s’opérer non vers le
centre de la distribution des opinions initiales mais vers un de ses extrêmes.
On parle alors de polarisation.
Sommaire
1. Comparaison avec les membres de son groupe
d’appartenance
2. Comparaison avec les membres d’un autre groupe : la
catégorisation sociale
3. Conclusion
Arrêtons-nous un instant sur Pierre (cf. encart 12) et les pensées qui
l’animent.
Pierre est étudiant ; entre les cours, il aime s’asseoir à une terrasse de café
pour discuter ou pour observer les passants qui généralement sont des
étudiants comme lui. Ceux-ci, s’ils prennent le temps d’observer Pierre, le
reconnaîtront probablement comme étant l’un d’entre d’eux : par son âge,
sa tenue vestimentaire, les livres qu’il porte dans la main, sa démarche qui
se différencie de celle des autres passants toujours pressés. Malgré cette
multitude de points communs avec un grand nombre d’étudiants, Pierre
aime cultiver son jardin secret. À la différence de la plupart de ses
camarades, pense-t-il, il y a des moments où il ressent le besoin de se
retrouver seul et de réfléchir à ce qu’il veut, à sa place dans la vie.
Dans le chapitre précédent, l’accent a été mis sur les processus qui, dans
les groupes, aboutissent à une certaine uniformité. Mais ces processus ne
sont pas les seuls à l’œuvre, les groupes permettent aussi de se différencier.
Comme on l’a vu, l’appartenance à un groupe, en donnant le sentiment d’un
« nous », socialise l’individu par rapport aux valeurs défendues par son
groupe, ses caractéristiques, ses particularités et ses objectifs. Le groupe lui
donne des repères qui lui permettent de s’y référer, de se comparer et,
partant, de valider ses attitudes et opinions. Toutefois, cette façon de se
fondre dans un groupe, d’adopter ses valeurs, de s’y conformer et pour ainsi
dire se standardiser ne signifie pas nécessairement que l’individu
abandonne sa personnalité et qu’il se désindividue. Il se sert du groupe aussi
pour lui-même ; d’une part, il l’inclut dans ses stratégies personnelles pour
réaliser des objectifs qu’il ne pourrait réaliser seul et pour tirer avantage de
l’« image de marque » du groupe ou de certains aspects de celle-ci ; d’autre
part, il s’en sert pour s’affirmer dans sa singularité.
En effet, l’individu ne se contente pas d’établir des bilans comparatifs
entre lui et les autres pour pouvoir apprécier les ressemblances. Il y trouve
aussi le ressort pour se distinguer, pour ne pas agir comme tout le monde et
pour se faire reconnaître en tant qu’être unique. Cherchant ainsi à éviter la
confusion entre lui et autrui, il tente d’affirmer son identité propre. L’échec
de cette tentative aboutit à un sentiment de perte d’unité du moi, et
provoque des émois très désagréables et de l’angoisse. Le groupe est alors
vécu comme une menace pour l’individu, comme l’attestent les expériences
de début de réunion, où personne ne se connaît, et de groupe de diagnostic
ou de base1. Chacun essaie alors de préserver son moi, soit en se retirant
dans le silence, quitte à se rattraper ensuite à la pause ou dans les couloirs,
soit en meublant à tout prix les silences par ses remarques et des questions
incessantes aux autres, soit en faisant des propositions de pistes de travail et
d’organisation du groupe. On peut aussi se sentir embarrassé par ses
compatriotes qui, lors de voyages à l’étranger, se font remarquer par leurs
conversations bruyantes. Pour ne pas être confondu avec eux ou ne pas être
interpellé par eux comme leur semblable, on se mettra alors à parler à voix
très basse ou à s’éloigner discrètement de leur champ d’action.
3. Conclusion
Les réflexions et les travaux évoqués dans ce troisième chapitre montrent
à l’évidence que la recherche de la singularité est un élément constitutif et
primordial du développement de l’identité sociale. Ils montrent combien les
individus, à travers des stratégies complexes, se servent des groupes pour
affirmer ce qu’ils ont de singulier.
La construction (toujours fragile et à confirmer) de l’identité sociale
apparaît finalement comme le résultat d’un processus dialectique entre deux
impératifs : d’une part une exigence d’appartenance pour laquelle c’est le
principe de similitude qu’on trouve à l’œuvre (cf. le chapitre 2 de ce
livre) et d’autre part une exigence de distinction, qui valorise et fait
rechercher la différence.
Les différents dosages entre ces deux pôles, et le sentiment d’identité
positive qui peut ou non en résulter, dépendent eux-mêmes des valorisations
qui en sont faites, dans une société donnée, ou dans les différents groupes
ou secteurs de celle-ci.
Sommaire
1. Un point de vue philosophique : la perspective
sartrienne
2. La perspective lewinienne
3. Les minorités actives
4. Enjeux identitaires et participation à des actions
collectives
De tout temps, les hommes se sont rassemblés en groupes, car c’est avec
d’autres qu’ils ont trouvé les moyens de survivre, qu’ils se sont pris à rêver
de mondes meilleurs, et qu’ils ont mené des actions pour ce faire. C’est
avec les autres et dans des groupes que l’homme cherche à agir sur son
environnement et à le transformer.
Ce simple constat comporte plusieurs implications.
• La propension chez l’homme à se projeter dans le futur
Pour une bonne part, la manière dont l’individu s’oriente dans le présent,
dépend de la façon qu’il a d’anticiper l’avenir. Celui-ci « pénètre au cœur
de chacun comme une motivation réelle de ses conduites » (Sartre, 1960,
p. 66). C’est l’image du futur qui fait vivre au présent, et quand celle-ci
échoue à se construire, c’est le goût de vivre qui est atteint.
• L’importance de la dimension imaginaire
La dimension imaginaire se développe à partir de l’incomplétude et du
manque, et vise à combler l’écart entre ce qui existe et ce qui est souhaité.
Certes, les hommes peuvent se réfugier dans l’imaginaire et rêver leur vie
au lieu de la construire. Mais l’imaginaire ne comporte pas qu’un
caractère d’irréalité, il implique aussi une dimension de potentialité, tel
que ce qui n’est pas encore réel est entrevu comme pouvant le devenir.
• C’est par l’action que se réalise ce devenir
L’action permet le dépassement et la transformation de l’état actuel des
choses. Elle se développe dans l’articulation du monde tel qu’il est
imaginé, représenté et tel que, pour l’instant, il est (avec ses
déterminismes et ses pesanteurs sociales, économiques et culturelles).
L’action manifeste donc l’existence d’un imaginaire devenu imaginable
c’est-à-dire qui cherche à se réaliser.
• Les groupes sont des lieux de réalisation des projets humains
Les groupes font, eux aussi, l’objet d’investissements imaginaires. Leur
destin et leur efficacité comme lieux de transformation des systèmes
sociaux sont tributaires de ces investissements imaginaires. Ceux-ci
privilégient selon les cas les dimensions protectrices et sécurisantes du
groupe, ou ses capacités de résistance et de lutte, ses possibilités d’actions
porteuses d’espoir, et contribuent donc à ce que celui-ci soit ferme ses
frontières, soit les laisse poreuses, ouvertes sur l’extérieur. La dimension
imaginaire portée sur les groupes les constitue donc soit comme refuge
contre une réalité insatisfaisante, soit comme des lieux de transformation
de cette réalité.
• L’importance du sentiment d’efficacité
Selon le psychologue A. Bandura (2003), ce qui conditionne l’engagement
dans l’action est la croyance des individus en leur efficacité. Les hommes
en effet sont peu incités à agir s’ils ne croient pas que leurs actes peuvent
produire les effets qu’ils souhaitent. Si « l’efficacité personnelle perçue »
concerne la croyance de l’individu en sa capacité à organiser et exécuter la
ligne de conduite requise pour les résultats souhaités, « l’efficacité
collective perçue » concerne les croyances d’efficacité partagées par les
membres de communautés, de groupes, d’institutions pour contrôler ce qui
leur arrive et améliorer leur existence collective par un effort commun.
1. Un point de vue philosophique : la
perspective sartrienne
L’aventure des usagers du 643 (cf. encart 24) est l’extrapolation d’un des
exemples que le philosophe Jean-Paul Sartre (1960, p. 306 et sqq.) propose
à l’appui de son analyse sur la formation des groupes. Cette analyse est
particulièrement stimulante, aussi nous allons nous y arrêter un instant,
avant de revenir à des points de vue plus spécifiquement psychosociaux sur
le changement.
Pour Sartre, les groupes ont pour objet même le changement. Ils se
constituent dans l’action, dans un monde caractérisé par la rareté (de la
nourriture, des femmes, du travail, de l’air non pollué, de la reconnaissance
sociale, etc.) et par la répartition inégale des objets convoités (qui peuvent
être aussi des objets symboliques), pour dépasser l’état de fait et pour le
transformer. Voyons par quelle dynamique la force agissante des groupes se
met en place.
2. La perspective lewinienne
Lewin (1931, trad. fr. 1975b) a transposé dans l’étude des comportements
individuels et des processus groupaux, les découvertes de la théorie de la
Gestalt (psychologie de la forme). Dans le domaine de la perception, celle-
ci démontre que ce qui est important, ce n’est pas seulement les
caractéristiques de chaque élément pris en compte, mais la façon dont l’acte
perceptif les structure et les organise entre eux.
Pour pouvoir rendre compte de la totalité d’un phénomène et de ses
déterminants à un instant donné (daté et situé), Lewin pense que, plutôt que
de mettre l’accent sur les caractéristiques des différents éléments entrant en
ligne de compte, et d’établir des lois en fonction de la régularité de
l’apparition de ces caractéristiques, il est nécessaire d’étudier les processus
qui se développent à partir de l’interaction de ces éléments.
L’accent alors n’est plus mis sur les objets mais sur leurs relations, et c’est
l’interdépendance, sa mise en évidence, la recherche de ses modalités et de
ses effets, qui devient le pivot de son épistémologie.
C’est dans ce cadre qu’il faut appréhender son approche du changement,
qui découle de la prise en compte de plusieurs ordres de phénomènes.
Pour Lewin (1947, trad. fr. 1965), le conformisme constitue l’une des
principales sources de résistance au changement : si on essaie de changer
les habitudes d’un individu, sans changer celles de son groupe, on se heurte
à sa crainte d’être ridicule, montré du doigt ou exclu de son groupe. C’est
pourquoi, de nombreuses expériences l’ont mis en évidence (cf. encart 27) :
il est plus facile de changer les normes, les habitudes, les opinions des gens
lorsqu’ils sont en groupe, que lorsqu’ils sont isolés.
Le conformisme est d’autant plus fort que la valeur accordée à la norme
est grande : plus la norme est valorisée, plus l’individu hésitera à s’en
écarter : c’est pourquoi il est judicieux de s’« attaquer » d’abord à la norme
groupale, de la « décristalliser » et d’amener le groupe à en changer. Alors
l’individu pourra l’adopter, c’est-à-dire changer lui-même, tout en restant
conforme !
Sommaire
1. La construction de sens
2. Les quatre niveaux de médiation
3. Théorie et sens commun
4. Le fonctionnement du sens commun dans la vie de
tous les jours
5. L’aspect dilemmatique de la pensée sociale
6. Les stratégies d’immunisation cognitive
7. La pensée conspirationniste
1. La construction de sens
7. La pensée conspirationniste
Des processus d’immunisation sont également à l’œuvre dans la pensée
conspirationniste. Celle-ci consiste dans l’affirmation de « vérités
alternatives » sans preuves aucunes pour l’attester4 et dans le rejet et la
négation de tout argument ou toute information la contredisant. Il ne s’agit
pas de défendre une doctrine religieuse, politique ou artistique, comme c’est
le cas dans la pensée orthodoxe, mais de dénoncer des groupes qui
comploteraient dans le secret ainsi que leurs complices pour réaliser des
objectifs sinistres (e.g., Goertzel, 1994), contre les intérêts de la majorité de
la population.
Près de huit Français sur dix adhèrent à au moins l’une des multiples
« théories du complot », révèle une étude de l’IFOP réalisée en
décembre 2018 pour la Fondation Jean-Jaurès et l’observatoire Conspiracy
Watch5. À titre d’exemple, on peut citer l’idée que « le ministère de la Santé
est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public
la réalité sur la nocivité des vaccins » ou l’affirmation que « la CIA est
impliquée dans l’assassinat du président John F. Kennedy à Dallas » ou
encore que « l’immigration est organisée délibérément par nos élites
politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au
remplacement de la population européenne par une population immigrée ».
Serge Moscovici (1987, 2020), s’appuyant sur l’exemple des persécutions
religieuses dont de nombreuses confessions ont été victimes, quand elles
n’en étaient pas les instigatrices6, estime que la pensée conspirationniste est
un mode de pensée collective qui non seulement prépare des persécutions,
elle sert aussi à les justifier. Il est essentiel de préparer les masses pour
qu’elles participent à la chasse à l’homme et à la chasse à l’âme.
Les réseaux sociaux d’aujourd’hui facilitent la propagation de rumeurs, de
campagnes de désinformation, de mensonges et de fake news dans le but
d’une chasse à l’homme, mais ici comme là, le but est d’exclure, voire de
détruire, par des discours de peur et des discours racistes. Qu’on songe aux
manifestations pro-Trump qui ont éclaté dans de nombreuses villes
américaines après la proclamation de la victoire de Joseph Biden comme
46e président des États-Unis. « Biden est un menteur et compromis avec les
Chinois ; on va devenir un pays socialiste », crie l’un des nombreux
manifestants à Atlanta, Georgia.
Suite aux affirmations : « Ils essayent de VOLER l’élection »,
ouvertement répétées depuis la Maison Blanche sur Facebook et sur Twitter,
mercredi 4 novembre 2020, alors que l’issue de l’élection présidentielle
était encore pendante, un groupe « STOP THE STEAL7 » s’était créé sur
Facebook, à 15 heures (heure de New York). Moins de 22 heures plus tard,
le groupe a compté plus de 320 000 utilisateurs – gagnant, à un moment
donné, 100 nouveaux membres toutes les dix secondes. Quelques heures
plus tard, les dirigeants de Facebook ont fermé le compte pour cause
d’incitation à la violence.
La présentation de « vérités alternatives » (Moscovici, 2020), sans aucune
preuve pour l’attester, est ce qui caractérise la pensée conspirationniste.
Trois principes la sous-tendent selon Moscovici (2020, p. 5) :
1. Rien n’arrive par accident. Tout ce qui arrive est le résultat
d’intentions ou de volontés cachées. Autrement dit, des groupes cachés
et qui ne disent pas leur nom, cherchent à infléchir le cours de l’histoire
pour des objectifs sinistres et peu avouables.
2. Rien n’est tel qu’il paraît être. Les apparences sont trompeuses, donc
il faut les démasquer. Autrement dit, ces objectifs sinistres et peu
avouables bénéficient de l’aide de personnes bien placées, apparemment
respectables. Il s’agit de les dénoncer (cf. encart 38).
3. Tout est lié, mais de façon occulte. Et si tout est lié, on peut donc
expliquer jusqu’au moindre événement en le déduisant d’une seule
cause. Autrement dit, comme toute représentation sociale, la pensée
conspirationniste se constitue comme un processus dont on peut repérer
l’origine, mais elle reste toujours inachevée, dans la mesure où d’autres
faits et discours viendront l’alimenter ou l’altérer.
Encart 38 – Le Pizzagate
Cette théorie du complot s’est développée durant la campagne
présidentielle américaine de 2016, et elle est devenue virale sur le
Web. L’histoire est invraisemblable : la candidate à la
présidentielle de 2016, Hillary Clinton, et son directeur de
campagne, John Podesta, seraient à la tête d’un réseau pédophile
basé dans le sous-sol d’une pizzeria de Washington.
L’histoire a failli conduire à un drame bien réel, lorsqu’un homme
lourdement armé, E.M. Welch, a fait irruption dans la pizzeria
incriminée pour « libérer les enfants », victimes de pédophiles, et
pour traquer des rituels sataniques. Le tout impliquant Hillary
Clinton. Se précipitant dans la cuisine, E.M. Welch a tiré sur une
porte fermée pour ne découvrir que des ustensiles de cuisine. Il
n’a trouvé aucun enfant. En fait, le restaurant n’avait pas de sous-
sol.
Sommaire
1. Meneurs et chefs, influence et pouvoir :
recouvrements et distinctions
2. Leaders et leadership
3. Le pouvoir
« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours maître,
s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. »
(J.-J. Rousseau, Du contrat social, 1792).
Cette remarque de Jean-Jacques Rousseau nous plonge directement au
cœur de la problématique du pouvoir, en soulignant que son existence est
indissolublement liée à celle de l’obéissance. Pourtant son étude est
régulièrement associée à celle du leadership qui n’implique pas obéissance
mais adhésion.
En fait, l’intérêt pour l’étude du leadership et du pouvoir et le fait qu’ils
soient si régulièrement liés, provient pour une grande part de l’idée selon
laquelle l’efficacité d’un groupe dans l’atteinte de ses objectifs dépend de la
manière dont il est conduit. Cette idée est bien ancrée dans le sens commun
comme l’attestent ces proverbes populaires : « abeilles sans reine, ruche
perdue », « c’est par le chef que la bande est forte », « les brebis sans berger
ne font pas un troupeau ». Elle est aussi un thème central de la réflexion
philosophique et politique depuis Platon, et plus largement des penseurs qui
comme les historiens et les chercheurs en sciences humaines et sociales se
sont penchés sur les grandes étapes de l’histoire de l’humanité, et sur les
« grands hommes » qui les ont promues. Mais c’est parfois pour le pire que
certains se sont laissé entraîner… (par Hitler ou Mussolini par exemple), et
il ne fait guère de doute que le regain d’intérêt pour les phénomènes de
leadership observés dans les milieux scientifiques dans les années 1940-
1950 a eu pour ancrage idéologique la volonté de se prémunir contre les
horreurs de la Seconde Guerre mondiale et d’affirmer la valeur de la
démocratie.
La psychologie sociale quant à elle a été motivée par des préoccupations
pragmatiques. Il s’agissait d’abord de connaître ce qui constitue les qualités
d’un bon chef pour pouvoir prédire, et donc sélectionner, les personnes
susceptibles d’en être et former à bon escient les chefs nommés. Ce sont en
particulier les praticiens du courant des relations humaines qui s’attelèrent
à cette tâche avec enthousiasme à la suite de découvertes d’Elton Mayo.
Celles-ci furent effectuées entre 1927 et 1932 dans une entreprise
d’Hawthorne près de Chicago. Il s’agissait d’étudier l’impact de facteurs
environnementaux propres aux situations de travail sur le rendement des
ouvriers. Ainsi, une première série de recherches porta sur les effets que
peut avoir l’éclairage sur les performances. Alors que les ouvrières d’un
atelier de bobinage, observées par les chercheurs, subissaient des variations
d’éclairage devant gêner leurs performances, elles réalisèrent au contraire
des gains de productivité inattendus. Mayo et son équipe cherchèrent une
explication plausible à ces résultats absurdes (comme si de mauvaises
conditions de travail étaient un atout pour un meilleur rendement !). Voilà
leur conclusion : le simple fait d’observer ces ouvrières et, ce faisant, de
manifester de l’intérêt pour leur activité, avait eu des effets positifs sur leur
rendement ! Pour l’équipe de Mayo, il devenait indispensable de vérifier
cette hypothèse, ce qui fut fait à l’issue de deux années d’observation dans
un autre atelier de l’usine, l’atelier de montage des relais téléphoniques.
Tandis que cet atelier était formellement organisé en trois équipes,
l’observation fit apparaître une structure informelle faite de deux cliques
affinitaires, ayant des attitudes au travail, des habitudes et des
comportements contrastés entre les deux cliques. Surtout, dans chacune, se
développaient un sentiment d’appartenance, de la camaraderie, de la
solidarité, autrement dit des liens affectifs. Comme le constatait Mayo
quand il relata son intervention à la Western Electric (Mayo, 1933),
« l’expérience transforma une horde de solitaires en un groupe social ». Et
il fallut se rendre à l’évidence : la production des ouvriers augmentait avec
le temps, indépendamment des variations des facteurs environnementaux
introduits par les chercheurs.
En fait, deux découvertes inattendues caractérisent le travail de Mayo et
de son équipe, découvertes qui allaient profondément modifier les
conceptions de l’homme au travail. Il s’agit de l’existence dans les
organisations, d’une part de motivations sociales, d’autre part de structures
informelles. Pour bien saisir l’effet de surprise provoqué par ces
découvertes, il faut rappeler qu’elles s’inscrivent dans un contexte (l’après-
guerre, la grande crise économique de 1930) où, dans la nécessaire
réflexion sur l’organisation du travail, dominaient le propos de penseurs
comme Taylor (1911) auteur de l’Organisation scientifique du travail (OST)
et Max Weber (1921) qui cherchaient à rationaliser le travail, seul moyen
selon eux d’augmenter la productivité. Ils avançaient par ailleurs que la
supériorité d’une organisation réside dans un contrôle plus grand, dans une
prévisibilité plus forte et que ces résultats sont obtenus par la
dépersonnalisation.
p Les motivations sociales
Les théories de l’Organisation scientifique du travail tenaient à l’époque
de Mayo le haut du pavé, avec un leitmotiv : pour les travailleurs n’existent
que les motivations économiques. Comment les motivations sociales
allaient-elles trouver à s’exprimer dans le monde travail ainsi conçu ? Et
pourtant, c’est un fait aujourd’hui à la fois largement reconnu mais parfois
aussi ignoré : au travail, les salariés veulent satisfaire non seulement des
motivations économiques (gagner de l’argent), mais aussi des motivations
sociales. Les gens y recherchent des relations interpersonnelles
chaleureuses, empreintes de camaraderie, grâce auxquelles ils développent
des réseaux d’affinités et de solidarité. Ils recherchent aussi de marques
d’estime, de reconnaissance, de considération.
p Les structures informelles
Tandis que les tenants des théories que nous venons d’évoquer avançaient
que l’irrationnel n’entrerait plus dans les organisations dans lesquelles, par
des moyens rationnels et du contrôle, les comportements individuels
seraient rendus prévisibles, Mayo mettait en évidence que l’organisation
nourrit inévitablement en son sein un système de relations non prévues et
que c’était dans ces structures informelles, que les travailleurs satisfaisaient
leurs motivations sociales. Dans ces structures informelles (des petits
groupes), les travailleurs y trouvaient des copains, des leaders aussi, qui
concouraient au bon climat. Ensemble ils créaient leurs propres normes de
fonctionnement tant au regard leurs relations que de leur rapport au travail
et aux chefs, Dans ce dernier cas, ces normes avaient pour but soit de faire
accepter les standards de l’organisation soit au contraire de s’y opposer
fermement (cf. encart 39).
Les praticiens du courant des relations humaines ont dû être bien séduits
par les découvertes de Mayo, eux qui cherchaient à améliorer le climat
social dans le monde du travail, très détérioré par la perte de confiance due
à la crise de 1929. Ils tentèrent alors, dans les entreprises et les
organisations, de faire coïncider structures formelles et informelles de sorte
que les ateliers dans les usines, les classes dans les écoles, les escouades
militaires, les services dans les hôpitaux, etc., deviennent de véritables
groupes, cohésifs, et les chefs des leaders capables de provoquer, au-delà de
l’obéissance, l’assentiment. Il s’ensuit qu’une confusion théorique s’est
établie entre le rôle de leader comme meneur, qui émerge spontanément
dans un groupe où au départ toutes les positions sont équivalentes (Bales,
1958), et le leader comme chef, qui d’emblée a un statut différencié, qu’il
soit nommé – et alors ce statut correspond à une délégation de pouvoir
(cf. le monde du travail) – ou qu’il soit élu (monde politique).
2. Leaders et leadership
2.1 Le leader, c’est un grand homme, un
chef-né, ou l’homme de la situation ?
2.1.1 Approche personnologique ou le pouvoir comme
attribut personnel
Ce qui motive cette approche, c’est l’idée que la performance d’un groupe
est déterminée par la valeur de son chef. Dans les décades qui ont suivi la
Seconde Guerre mondiale, la source du leadership a été recherchée dans des
traits de personnalité et des qualités personnelles que seuls certains
posséderaient et pas d’autres et qui différencieraient donc les leaders du
reste de la population (Stogdill, 1948 ; Mann, 1959). Sont à l’œuvre dans
cette approche l’image du « grand homme », au destin prédestiné, et la
fascination (et/ou l’horreur) qu’il exerce. De nombreuses études ont été
effectuées pour identifier l’impact d’une quantité de facteurs, objectifs
(l’âge, la taille, le niveau d’études, etc.) ou plus subjectifs (l’énergie,
l’intelligence, l’ambition, l’initiative, la confiance en soi, l’humour, etc.),
avec des méthodologies variées : observations de personnes en position
hiérarchique (directeurs d’entreprise, capitaines d’équipes sportives, etc.) et
aussi émergeant spontanément comme leaders dans des groupes informels
ou dans des groupes ad hoc constitués pour les besoins de la recherche ;
analyses de bibliographies ; tests ; questionnaires ; interviews auprès des
leaders et auprès des membres de leurs groupes.
Ces études n’ont pas été concluantes. Leurs résultats sont contradictoires,
et même lorsque des caractéristiques différencient clairement les leaders des
non-leaders ce qui est rare (c’est le cas par exemple pour l’aisance à prendre
la parole (Borg, 1960) et pour la confiance en soi (Guisselli, 1971)), elles ne
sont pas prédictives, dans la mesure où de nombreuses personnes peuvent
posséder ces traits sans jamais devenir leaders. Pourtant, malgré ces
résultats peu probants, on assiste aujourd’hui à un renouveau d’intérêt pour
l’approche personnologique (Avolio, 2007 ; Yukl, 2005 ; Zaccaro, 2007). Si
on peut penser qu’il est dû au moins en partie au biais dispositionnel2
particulièrement actif dans les sociétés libérales et individualistes où ont
précisément lieu ces recherches, il reflète aussi la persistance à vouloir
résoudre cette énigme : y a-t-il un noyau commun dans le « hors du
commun » de leaders aussi divers que Jehanne d’Arc, Mao, Mère Teresa,
Obama, etc. ?
Quoi qu’il en soit, le point critique de ces études, c’est qu’elles
décontextualisent les caractéristiques personnelles. Or « c’est l’occasion qui
fait le larron », les caractéristiques des gens sont une production du contexte
où ils sont plongés (Turner, Reynolds, Haslam et Veenstra, 2006). En fait,
ces études ont montré que tel ou tel trait du leader, probant dans une
situation, ne l’était pas dans une autre, la recherche s’est alors engagée sur
dans une approche situationnelle du leadership.
2.1.2 Approche situationnelle
« Être a la bonne place au moment », c’est ainsi qu’on peut résumer le
propos de cette approche, qui accorde toute son importance aux
circonstances dans lesquelles émerge le leader, d’où l’attention portée aux
facteurs situationnels du leadership. Sa version la plus soft, issue du
renouveau de l’approche personnologique, consiste à reconnaître que tous
les traits de personnalité ne sont pas fixés une fois pour toutes mais
dépendent du contexte (Avolio, 2007). Dans sa version la plus hard, cette
approche considère que c’est la situation uniquement qui crée le leader. Les
recherches de Bavelas (1950), de Leavitt (1951), de Flament (1965) sur les
réseaux de communication ont ainsi montré que, dans les réseaux
décentralisés où chacun a un accès égal à l’information, aucun leader ne se
dégage. En revanche, dans les réseaux centralisés c’est l’individu quel qu’il
soit qui occupe la position centrale où transite toute l’information qui assure
le rôle de leader.
Ces résultats soulignent que dans une situation donnée le leader est celui
qui permet au groupe d’atteindre ses objectifs. Dans un groupe de travail,
c’est celui qui dispose de l’ensemble de l’information nécessaire qui est
effectivement le mieux placé pour devenir leader. Mais ce constat est
généralisable à d’autres groupes. Imaginez par exemple une réception où
sous l’éclat des lustres un grand nombre d’invités gravitent, un verre de
champagne à la main, autour de la maîtresse de maison. Lorsque le drame
arrive et que l’incendie se déclare, très vite, c’est l’invité passé inaperçu
jusque-là et par ailleurs pompier volontaire qui, organisant les secours,
devient le leader.
La plupart des psychologues sociaux cependant n’ont pas adopté une
position aussi extrême. Ils remarquent en effet que lorsqu’un grand nombre
de personnes se retrouve dans la même situation et souhaitent y réagir, ce
n’est pas n’importe qui qui prend les choses en main et entraîne l’action
déterminante. En 1789, il y a eu un grand nombre de révolutionnaires mais
un seul Mirabeau ; dans les années 1990, un grand nombre de militants anti-
OGM mais un seul José Bové, etc. Il ne s’agit donc pas de nier l’impact des
facteurs personnels, mais de considérer qu’ils ne sont qu’une des variables
qui entrent en jeu dans l’émergence et l’exercice du leadership, l’autre
facteur déterminant étant la situation. Cette option interactionniste dont
Gibb (1947, 1958) est un des principaux promoteurs est en phase avec le
postulat lewinien selon lequel les conduites humaines sont à envisager
comme la résultante de l’interaction de variables psychologiques
individuelles et de variables contextuelles renvoyant aux situations dans
lesquelles les conduites se développent. Selon cette option, ce sont certaines
circonstances sociales et situationnelles qui font de certains attributs de la
personnalité des attributs de leader, dans ces circonstances spécifiques et
pas dans d’autres. C’est déjà ce qu’avait observé Trasher (1927) dans son
étude sur les gangs de jeunes à Chicago. Ainsi, rien n’est jamais certain et
fixé par avance, d’où la nécessité d’étudier comment et à quelles conditions
s’opère le l’ajustement entre données personnologiques et facteurs
contextuels d’où émerge le leader comme « homme de la situation ».
Vous le voyez, on ne naît pas leader. « L’étoffe du chef » n’est pas donnée
au berceau par une fée bienveillante mais résulte d’un tissage complexe où
s’entremêlent facteurs personnels et facteurs situationnels. Une telle
perspective rend bien sûr obsolètes, inappropriées et réductrices les
analyses qui rendent compte des grands évènements de l’histoire par la
seule psychologie de leurs meneurs. Une telle perspective rend au contraire
complètement nécessaire de prendre en considération un des éléments
essentiels de la situation, les suiveurs, sans lesquels les meneurs
n’existeraient pas.
Encart 45 – Le charisme
C’est Max Weber (1921) qui le premier donna un nom, le
charisme, à cette force mystérieuse, originellement considérée
comme un pouvoir magique ou un don des dieux, et qui permet à
certaines personnes de provoquer l’enthousiasme, l’admiration,
l’attachement, voire une dévotion irrationnelle, et d’être suivies
dans leurs entreprises. Il est intéressant de noter que la définition
du charisme a évolué chez et depuis Max Weber, et que cette
évolution a suivi les grandes étapes de l’étude du leadership.
Ainsi, d’abord considéré comme un attribut personnel réservé à
des hommes hors du commun, à la suite de Max Weber, de
nombreux chercheurs ont décrit le charisme comme résultant non
de qualités objectives mais de la croyance des suiveurs en ces
qualités extraordinaires, croyance qui agit, selon la formule
frappante de Moscovici dans sa belle analyse du charisme5,
comme un « placebo symbolique ». Puis c’est sur la spécificité de
la relation leader charismatique/suiveurs que l’accent a été mis,
relation irrationnelle dont les soubassements sont inconscients.
Enfin, sous l’angle de la théorie de l’identité sociale, le leader
charismatique est la personne capable de transformer une
collection de personnes disparates en une force sociale, qui se
constitue en partageant une identité et un projet communs, un
« nous » orienté vers le futur, dont l’ambition est de surmonter la
pesanteur du monde tel qu’il est pour créer un monde tel qu’il est
souhaité. Ce sont les circonstances et le contexte social qui
déterminent, comme l’a montré l’approche situationnelle, la
spécificité de ce que le leader charismatique propose et la
manière dont il le propose : de Gaulle créa la Résistance en
partageant avec une partie de ses concitoyens sa conviction que
la France vaincue était une aberration. Son ton était grave, sa
posture héroïque. C’est alors que les États-Unis étaient
confrontés à la Grande Dépression que Roosevelt mit en œuvre
son programme de relance de l’économie et de lutte contre le
chômage qui redonna espoir aux pauvres, aux travailleurs, aux
minorités ethniques, à qui il s’adressait directement par le biais
d’émissions radiophoniques (les fireside chats, « causeries au
coin du feu »).
p La nécessaire adaptabilité
Cette nécessaire adaptabilité est en effet la conclusion qu’on doit tirer des
résultats obtenus dans le cadre des modèles de contingence. Arrêtons-nous-
y un instant. Leur postulat est le suivant : l’efficacité du leader/chef est
contingente, car dépendant de l’interaction entre sa manière de s’y prendre
et les caractéristiques de la situation. Fiedler (1967) qui a initié cette
approche considère que trois éléments de cette situation sont déterminants :
• les rapports affectifs entre le leader/chef et les suiveurs/subordonné plus
ou moins bons ou médiocres, et qui déterminent sa popularité ;
• la structure de la tâche à laquelle le groupe s’attelle qui dépend de la clarté
des objectifs, de la précision de sa définition, du plus ou moins grand
nombre de moyens possibles pour arriver au but, de la spécificité des
solutions (unique ou plurielle) ;
• la dose de pouvoir dont dispose le leader/chef en ayant ou non les moyens
de récompenser ou de punir.
Grâce à de nombreuses observations dans des groupes divers (officiers de
marine, orchestre, joueurs de basket, comités directoriaux, etc.), dans
lesquelles ils distinguent les leaders orientés vers la tâche de ceux orientés
vers le groupe, Fiedler et ses collaborateurs concluent que le leader orienté
vers la tâche facilite l’atteinte des objectifs du groupe quand la situation lui
est très favorable, c’est-à-dire quand il a de bonnes relations avec les
participants que la tâche est bien structurée et qu’il a à sa disposition des
renforcements positifs ou négatifs à distribuer, et aussi quand la situation lui
est défavorable (mauvaise popularité, tâche peu structurée, pas de pouvoir
de récompense ou de punition). En effet, dans ce cas, c’est parce qu’il
oriente clairement et cadre les membres vers l’objectif, que tout ne part pas
à vau l’eau. Quant au leader centré sur les personnes et sur le groupe, il
n’est efficace que dans les situations intermédiaires, c’est-à-dire qui lui sont
a priori ni très favorables ni très défavorables. Plusieurs conclusions
s’imposent. L’une est triviale, car elle n’est un scoop pour personne :
lorsqu’un responsable dispose d’un fouet et d’une carotte, point n’est besoin
qu’il prenne du temps (d’aucuns diront donc « qu’il perde du temps ») à
écouter, à réguler, à respecter et à motiver ses troupes. Il s’agit là d’un
constat qui bat en brèche l’espoir qui avait été mis, en pleine guerre
mondiale, dans le leadership démocratique par Lippit et White. Ce constat,
appliqué à la lettre, fait des ravages humains comme le montre aujourd’hui
la triste série des suicides en entreprise.
2.3.3 L’approche identitaire
La théorisation du leadership la plus récente et aussi la plus novatrice
trouve son inspiration dans la théorie de l’identité sociale (Haslam, Reicher
et Platow, 2011) et a donc pour cadre l’approche catégorielle des groupes.
Rappelons que cette théorie stipule que nos appartenances groupales sont
essentielles à notre définition de nous-mêmes, et que c’est un contexte
intergroupe qui les rend saillantes. Ainsi, ceux qui dans un contexte donné
se perçoivent comme partageant une identité sociale avec d’autres, forment
avec eux un « nous », sont prêts à se rapprocher d’eux, à se mettre d’accord
sur ce qui est important pour eux, à se coordonner pour atteindre des
objectifs qu’ils se donnent ensemble, à court moyen ou long terme. En effet,
l’identité sociale partagée ne concerne pas seulement ce que nous sommes
en tant que groupe ou formation collective, mais aussi ce que nous voulons
être, c’est-à-dire qu’elle engage le futur et, dans ce futur, la place et la
spécificité de ce qui est voulu pour l’entité en question. Pensez à l’évolution
du rôle de la femme, à la conquête de sa liberté, à toutes les luttes qui ont
accompagné cette évolution et au rôle majeur qu’y ont joué Gisèle Halimi
et Simone Weil, et vous comprendrez qu’identité sociale et leadership
peuvent aller la main dans la main, le leader étant celui qui orchestre et
fabrique une version attractive de l’identité groupale. Haslam et al. (2011)
étayent cette nouvelle conception du leadership sur les quatre conditions
grâce auxquelles ce leadership devient effectif. Il vaut la peine de s’y
attarder un instant.
1. Devient leader celui qui correspond le mieux au prototype du groupe.
Plus un individu est représentatif d’une identité sociale donnée, plus il est
clairement perçu comme « l’un des nôtres », plus il est influent et plus il
va être suivi. On est là aux antipodes de l’approche traditionnelle dans
laquelle le leader est caractérisé par le fait d’être différent (et supérieur)
des (aux) suiveurs. Pourtant des recherches démontrent clairement que la
prototypicalité, qui dépend d’une différenciation entre groupes (et non pas
entre membres d’un même groupe), est une condition sine qua non du
leadership et plus précisément du charisme (Platow, van Knippenberg,
Haslam, van Knippenberg, et Spears, 2006).
2. Va rester leader celui qui agit comme le champion du groupe. En effet, il
ne suffit pas au leader d’être dans et du groupe. Il lui faut agir pour ce
dernier, dans le sens de ses valeurs et de ses intérêts. Émanant du groupe,
le leader est aussi celui qui s’en fait le champion en manifestant par ses
actes qu’il défend non pas ses intérêts personnels où ceux d’un groupe
extérieur mais ceux du groupe propre. C’est à cette condition que peuvent
prendre forme et être défendus avec enthousiasme une vision collective et
un projet distinctif du groupe.
3. Pour être effectif, le leader doit être un « entrepreneur d’identité ». Il doit
préciser en quoi, ce qu’il est, ce qu’il fait, ses idées, la vision qu’il
propose, sont créateurs d’une identité pour le groupe, donnent corps à
cette identité. Ce faisant, il précise ce que signifie le « nous » (ce que
signifie être français, socialiste, antimondialiste, cinéaste de la « nouvelle
vague », écologiste, etc.). C’est en rendant saillantes les normes et les
valeurs sur lesquelles se fonde cette identité commune qu’il le fait. Il rend
alors possible sur la base de l’identification à ces normes et valeurs un
comportement de groupe, grâce auquel les membres peuvent surmonter
leur isolement et leur impuissance et devenir acteurs de leur histoire (voir
aussi à ce propos l’analyse de Sartre au chapitre 4).
4. Pour être effectif et perçu comme légitime, le leader doit traduire dans la
réalité sociale les aspirations du groupe. Ses outils sont :
– le maniement du langage, de la rhétorique pour convaincre de la
consonance entre lui, ses propositions et l’identité du groupe ;
– la mise en œuvre de shows, de rituels, de meetings etc. qui symbolisent
et incarnent l’identité du groupe ;
– la constitution d’une structure (parti politique, association) qui constitue
ses suiveurs en une force sociale pour combattre les projets concurrents,
qui coordonne l’action collective et matérialise l’identité partagée dont
elle procède.
Or, comme nous l’avons vu, toute structuration engendre une
différenciation des statuts avec, la plupart du temps, une concentration du
pouvoir en haut de la hiérarchie. À cette étape, cruciale, la condition du
maintien du leader et du pouvoir qui lui est alors reconnu est qu’il continue
d’être perçu comme le représentant de l’identité du groupe et son pouvoir
comme le pouvoir du groupe (et non sur le groupe)…
Cette nouvelle approche du pouvoir, aux antipodes de l’approche
classique, est une critique radicale de celle-ci. Selon Turner (2005) en effet,
la conception classique ne considère qu’un aspect du pouvoir, celui qui
s’exerce sur les gens. Or il estime qu’il ne s’agit là que d’une vision limitée
car on doit distinguer ce « pouvoir sur » du « pouvoir par », dont l’action ne
s’impose pas d’en haut sur le groupe, mais qui a son origine dans le
« nous » du groupe, dans la volonté commune de parvenir ensemble au but
fixé. Ce but et les actions choisies pour l’atteindre sont typiques du groupe
en question, de sa vision du monde et de la place qu’il revendique dans ce
monde par rapport à d’autres groupes (Simon et Oakes, 2006). Ainsi, dans
cette nouvelle conception du pouvoir (Haslam, Reicher et Platow, 2011),
celui-ci peut être appréhendé, non plus seulement comme l’action d’un seul
sur des individus atomisés, mais aussi comme le propre d’un « nous », d’un
groupe engagé dans l’action collective pour son propre bénéfice et les
changements auxquels il aspire (Drury et Reicher, 2009).
3. Le pouvoir
Au tout début de ce chapitre, nous faisions remarquer que l’assimilation
des notions de chefs et de leaders omniprésente dans les travaux classiques
sur le leadership détourne l’attention du fait que le pouvoir est socialement
institué et concrétisé dans la stratification sociale. Il est temps de prendre
toute la mesure de ce constat en abordant les notions de rôle et de statut.
Puis nous nous pencherons sur les sources du pouvoir et sur les conditions
de sa légitimité. Ensuite, nous verrons que, mise à part l’approche
identitaire évoquée à l’instant, les approches classiques du pouvoir
l’envisagent essentiellement comme un pouvoir sur les groupes et sur les
gens, et qu’alors il a pour corollaire la soumission. Enfin, nous suivrons les
auteurs qui envisagent le pouvoir comme un système.
3.1.2 Rôles
Les rôles sont les aspects dynamiques des statuts, c’est-à-dire les
conduites attendues des personnes en fonction de leur statut. De même que
les statuts, les rôles ne prennent leur sens que par rapport à d’autres ; ils
correspondent à des faisceaux d’attentes, qui peuvent rendre la prise de rôle
plus ou moins conflictuelle, en particulier quand les attentes proviennent de
sous-groupes aux intérêts antagonistes (cf. l’exemple classique du
contremaître sur qui convergent les attentes contradictoires de la direction et
de la base) ou tout du moins divergents (les attentes des étudiants vis-à-vis
de leurs professeurs ne sont pas les mêmes que celles des autorités
universitaires ou celles de leurs collègues).
De plus, la prise de rôle ne se réduit pas à l’application de prescriptions :
même si la définition d’un poste ou d’une fonction ne change pas, un
nouveau titulaire ne l’exécute pas exactement de la même manière que
l’ancien. Entrent là en ligne de compte ses propres intérêts, l’importance
qu’il accorde aux différentes tâches contenues dans la définition de sa
fonction, la représentation plus ou moins idéalisée qu’il a de ce rôle et son
système de valeurs. En d’autres termes, le rôle est toujours sujet à
interprétation.
3.1.3 Hiérarchie des statuts et structure de pouvoir
Il découle de ces quelques considérations que le pouvoir ne s’exerce pas
dans une organisation de manière mécanique ou automatique. S’il est en
partie régulé par le jeu des statuts et des rôles, il est en fait la résultante
complexe des prescriptions de l’organisation, des attentes des supérieurs,
des subordonnés et des pairs, des conflits d’intérêt et aussi des
représentations du pouvoir qui sont élaborées par ceux qui l’exercent, qui le
revendiquent ou qui s’y opposent. Il reste que, dans tout système
organisationnel, certains, par la position qu’ils occupent, ont un pouvoir sur
les autres et ce pouvoir est socialement institué. La hiérarchie des statuts
reflète donc la structure de pouvoir et celle-ci détermine pour une grande
part le comportement des individus (encart 48).