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Blocage par culpabilité

Une revue de la théorie rogérienne


Par
Gaël FREY
Travail de fin de formation en Psychothérapie Centrée sur la Personne & Expérientielle 2022-2023

Introduction

De tous les sentiments humains, la culpabilité est l’un de ceux qui ont le plus fait couler d’encre, et ce
de manière universelle, puisqu’on la retrouve aussi bien dans le bouddhisme, l’hindouisme, la
mythologie gréco-romaine que dans les trois religions monothéistes, à savoir le judaïsme, le
christianisme et l’islam. Dans le domaine de la psychologie, c’est certainement la psychanalyse qui a
le plus exploré et étudié ce sentiment, mais son étude est quasiment inexistante dans l’Approche
Centrée sur la Personne (ACP dans la suite de cet article). Ce travail vise à combler tant soit peu
cette lacune. Il est évident qu’il n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais une goutte en attirant
une autre, il pourrait être la prémice d’une belle rosée. Tel est, en tout cas, son appel.

Nous commencerons par définir aussi précisément que possible le terme en question. Cela nous
mènera à le distinguer d’un autre sentiment qui lui est très proche, et en même temps profondément
différent : la honte. Afin d’enrichir encore notre compréhension, nous analyserons brièvement la façon
dont la culpabilité est abordée par certaines grandes disciplines dans le domaine de la psychologie,
telles que la psychanalyse et les Thérapies Cognitivo-Comportementale (TCC) en passant par les
neurosciences. Pour terminer cette première partie, il nous faudra encore distinguer deux grands
types de culpabilité, qui vont fortement orienter la manière d’appréhender le travail thérapeutique.
Une fois ce travail de clarification réalisé, nous pourrons plonger, à la lumière de l’ACP, dans une
étude de cas. Celle-ci nous permettra de rentrer en profondeur dans les conceptions fondamentales
de la théorie rogérienne, afin d’en révéler la substantifique moelle.

1. Le signifiant et le signifié

Culpa, culpae
Commençons par le commencement, c’est-à-dire par le mot lui-même, « culpabilité », qui fut un jour
conçu par nos ancêtres pour évoquer quelque chose de notre réalité, de notre vécu. Selon son
étymologie, culpabilité provient du latin culpabilis, signifiant coupable, lui-même issu du terme culpa,
la faute. Voici donc un premier élément fondamental : il est bien question d’une faute, c’est-à-dire
d’une transgression.
Regardons maintenant la définition du mot équivalent anglais guilt, que donne l’Encyclopédie de la
Psychologie5. Elle nous apporte plusieurs informations : « Sentiment causé par la transgression d'une
norme morale ».

5
Encyclopedia of Psychology. 2nd ed., 2001.
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L’examen de cette définition nous apprend tout d’abord qu’il s’agit bien d’un sentiment, ce qui nous
place dans le domaine affectif, émotionnel.
Mais l’origine en est d’ordre cognitif, car on parle de transgression. Nous retrouvons ainsi la notion de
faute provenant d’un certain comportement ou d’un non-comportement. Une ligne a été franchie, et
l’on peut déduire que cette ligne est définie par une norme morale ou une loi. Cette loi édicte donc
des interdits. Or qui dit interdits, dit punitions, dettes – mais aussi réparation, rachat. Nous pouvons
observer dans notre société que la punition peut être d’ordre judiciaire (prison, amende, travaux
d’intérêt général, …), tout comme d’ordre psychique (dévalorisation de soi, sentiment d’exclusion,
anxiété provenant de la crainte de représailles, …).

La punition nous ramène tout droit au champ émotionnel, et plus particulièrement à la peur. Voilà
comment la culpabilité est associée à la peur. Peur de la violence à notre égard, peur du rejet, de la
marginalisation, peur de la dévalorisation de soi (à nos propres yeux et/ou aux yeux des autres), peur
de la solitude… Toutes ces peurs se rejoignent en un point névralgique : la place de l’individu dans la
société édictant cette loi est mise en danger.

Nos lointains ancêtres savaient utiliser des images fortes pour illustrer les supplices que générait la
culpabilité. Évoquons cet exemple frappant provenant de la mythologie gréco-romaine (VIIe siècle av.
J.-C.), au sujet du mythe de Prométhée : parce qu’il avait commis plusieurs crimes, dont celui d’avoir
dérobé le feu sacré de l’Olympe pour en faire don aux humains, Prométhée fut condamné par Zeus,
le roi des dieux. Sa punition : être attaché nu à un rocher et avoir le foie dévoré chaque jour par
l’Aigle du Caucase et régénéré chaque nuit.

La honte, sœur de la culpabilité


Quand on parle de culpabilité, un autre sentiment n’est jamais loin : la honte. Pour mieux comprendre
un concept, il est bon de le distinguer de ce qui s’en rapproche le plus. Je partirai d’un autre texte
ancien pour nous lancer dans cette analyse ; il provient du livre de la Genèse, écrit aux environs du
VIIe siècle av. J.-C.

Adam et Eve, les premiers êtres humains, demeurent au Paradis terrestre, le jardin d’Éden, où ils
vivent en harmonie avec toute chose, et sans souffrance6. Mais il y a un interdit : manger du fruit de
l’arbre de la connaissance du bien et du mal. S’ils enfreignent cet interdit, ils mourront. Manipulée par
le serpent, Eve, suivie peu après par Adam, se laisse néanmoins tenter, et tous deux mangent du
fruit interdit. Autrement dit, ils transgressent la loi édictée par Dieu. La première conséquence ne se
fait pas attendre : ils découvrent qu’ils sont nus et sont pris de peur. Leur premier acte va être de se
cacher l’un à l’autre leur nudité – on voit ici poindre la honte. Ensuite ils se cachent de Dieu. Quand
Dieu les trouve, la punition est radicale : leur vie rencontrera désormais la peine et la souffrance. Il

6
Gn 3, 1-19.
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est intéressant, dans cette illustration, de remarquer que la honte survient face au regard de l’autre 7,
sans qu’il y ait de faute commise à son encontre ; elle surgit lorsqu’entrent en jeu la fragilité, l’intimité,
le sexe, la différence. De son côté, la culpabilité apparaît vis-à-vis d’une instance supérieure qui a
édicté une loi, qui a le pouvoir de punir, de mettre à l’écart, de faire souffrir.

La honte a donc un caractère social : c’est par rapport au regard d’un autre qu’on a honte. Dans
certains cas, c’est simplement l’apparence de notre corps qui est en jeu (pensons aux multiples
complexes de l’adolescent), alors que la culpabilité se réfère, elle, à une loi qui a été internalisée par
le sujet ; elle ne nécessite pas le regard d’un autre pour être activée. Les sentiments générés par la
honte et l’état d’esprit général du sujet peuvent dès lors être bien différents de ceux provoqués par la
culpabilité. La honte, comme la culpabilité, sont en lien avec le système de valeurs de l’individu ; mais
nous pouvons déduire de notre réflexion ci-dessus que la première vient toucher plus
particulièrement la valeur sociale de la personne (« je suis faible, inférieur ») alors que la culpabilité
vient plutôt toucher sa valeur morale (« je suis méchant, destructeur »). La honte, pourrait-on dire,
renvoie ainsi à l’impuissance, ou à l’absence de puissance, alors que la culpabilité renvoie à la non-
maîtrise de sa puissance, qui en devient destructrice. Certains auteurs (Klass, E.T., 1990) vont plus
loin, en différentiant la honte de l’embarras. Ils lient le caractère social à l’embarras, en laissant le
caractère moral à la honte. Mais ceci nous entraine un peu loin de notre présent travail.

2. Richesse des autres courants de la psychologie

Psychanalyse
La psychanalyse aborde la culpabilité à partir de la tension qu’elle opère entre deux instances
psychiques : le moi et le surmoi8 (Ciccone & Ferrant, 2015). Elle découle ainsi des attaques du sujet
contre ses objets d'amour, qu'il redoute d'avoir fantasmatiquement détruits. La honte, quant à elle, est
abordée à partir de la tension entre le moi et l’idéal du moi. Il s’agit ici d’un échec du moi au regard de
son projet narcissique (Freud, 1915). Elle découle du sentiment d'être rejeté par l'objet d’amour. Elle
provient donc non pas de l'expérience de perdre ou d'abîmer l'objet, mais de l'expérience d'être perdu
ou d'être abîmé (disqualifié, rejeté) pour l'objet. La honte, présentent Ciccone & Ferrant (2015), est
ainsi plus narcissique que la culpabilité.

Thérapies Cognitivo-Comportementales (TCC)


Les TCC mettent quant à elles en évidence l’aspect d’apprentissage de la culpabilité, nécessaire à la
socialisation (Klass, 1990 ; Tangney, 1995). En effet, elle inhibe les comportements socialement
indésirables et favorise la conduite morale édictée par les instances de la société. Les auteurs
soulignent que la culpabilité prend sa source dans un comportement (action ou non-action), alors que

7
Dans l’ACP, ceci évoque l’externalisation du centre d’évaluation. Nous y reviendrons plus tard.
8
Le surmoi résulte essentiellement de l'intériorisation de l'autorité parentale (Donnet, 2005).
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la honte peut surgir en dehors de toute action (repensons aux complexes physiques des
adolescents).

Un petit exemple observé chez les peuples Inuits9 permet d’illustrer ce propos : ces derniers utilisent
la honte pour apprendre à leurs enfants à ne pas traverser la banquise, risque mortel pour eux.
Quand un enfant traverse la glace pour la première fois, les Inuits lui font honte pour lui apprendre à
fuir ce danger mortel.

Dans le vocabulaire des parents et des éducateurs employé avec les enfants, quand on y prête
attention, on retrouve régulièrement les empreintes de la culpabilité et de la honte :
- Tu es un méchant garçon !
- Tu n’as pas honte ?
- Tu as vu comment tu t’habilles ?
- Après tout ce que j’ai fait pour toi, c’est comme ça que tu me remercies ?
- Si tu fais ça, je serai très déçu.
- Tu m’as brisé le cœur.
- …

La recherche en TCC s’inspire abondamment de l’étude du règne animal. On observe que certains
singes s’humilient devant le chef de la horde pour éviter d’être agressés, en adoptant des réactions et
comportements que l’on retrouve chez l’être humain : rougissement, évitement du regard, tête et
épaules baissées, et autres attitudes de soumission (Keltner 1995). De même pouvons-nous
observer chez nos animaux canins de compagnie, lors d’une réprimande de leur maître, des attitudes
d’humiliation et de soumission, jusqu’à une mise sur le dos les quatre pattes en l’air. Bovet (2012)
rapporte également des observations de culpabilité chez le chien et le singe.

Neurobiologie
Bastin, Harrison, Davey et Moll (2016) ont montré que la culpabilité et la honte partagent certains
réseaux neuronaux (situés dans le lobe frontal et le lobe temporal) mais que leurs structures sont
nettement différentes. Lors d’une étude menée par IRMf, Michl, Meindl, Meister et Born (2014) ont
constaté que la honte déclenche une forte activité dans la partie droite du cerveau, mais pas dans
l’amygdale. A l’inverse, dans le cas d’un sentiment de culpabilité, l’amygdale et le lobe frontal sont
stimulés, mais on observe très peu d’activité neuronale dans chacun des hémisphères cérébraux.
Les chercheurs en concluent que la honte, mobilisée par des facteurs socioculturels, est une émotion
plus complexe que la culpabilité, car celle-ci est uniquement reliée aux normes sociales apprises par
l’individu.

9
https://fr.wikipedia.org/wiki/Honte
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3. Vraie ou fausse culpabilité ?

Nous allons aborder le sentiment de culpabilité à partir du conflit qu’il représente entre une norme
morale et un comportement, ce dernier pouvant aussi bien être une action qu’une absence d’action
(ou omission). Il n’est pas rare, au fil d’une thérapie, de découvrir que la source du sentiment de
culpabilité ne vient en fait aucunement d’une faute véritable, mais d’une condamnation interne
prononcée par le système de valeurs propre à la personne concernée. Mearns et Thorne (2019)
parlent alors de « culpabilité mal placée ». Ceci revient à dire que l’on peut distinguer deux sortes de
culpabilité, l’une juste (basée sur une faute réelle) et l’autre mal placée. Dans le cadre de la thérapie,
il est extrêmement important de bien distinguer le type de culpabilité que le patient10 éprouve, car le
processus thérapeutique sera tout différent. Dans le premier cas, il s’agira, pour la personne, de
trouver comment s’en accommoder ; alors que, dans le deuxième cas, elle aura à chercher comment
se libérer de la condamnation qu’elle s’inflige, autrement dit comment elle peut arriver à se
déculpabiliser.

Afin de bien prendre conscience de la grande diversité des expériences de vie générant de la
culpabilité, évoquons quelques exemples :
- Joseph culpabilise de ne pas être devenu le médecin accompli que son père espérait tant ;
- Murielle a complètement craqué pour une robe, mais, en sortant du magasin, à sa joie vient
se mêler la culpabilité d’avoir dépensé autant d’argent pour un vêtement dont, concrètement,
elle n’avait pas besoin ;
- Vincent, lui, venant de perdre sa maman qu’il aimait profondément, ressent un grand poids
du fait de ne pas avoir accompli ses derniers souhaits avant sa mort ;
- Éric est submergé émotionnellement car il a frappé sa fille, qui avait cassé par mégarde le
vase auquel il tenait tant ;
- Sarah a été victime d’un abus sexuel alors qu’elle était enfant et éprouve de la culpabilité par
rapport à cet événement ;
- Gwen est en burn-out ; il est pourtant incapable de dire non à ses collègues, car il se sent
pris d’un immense malaise à l’idée de ne pas aider les autres ;
- Luc est en prise constante avec le sentiment d’être un imposteur, au point de ne même pas
pouvoir traverser un passage pour piétons sans se sentir profondément coupable de faire
attendre les automobilistes.

Faute de temps, nous n’aurons pas la possibilité ici d’analyser le travail thérapeutique réalisé dans le
cadre de chacune de ces situations ; je me propose de présenter en détail un cas mettant en jeu une
culpabilité mal placée.

10
Dans l’Approche Centrée sur la Personne, le mot client est plus souvent utilisé que le mot patient. Pour ma part, j’ai opté pour "patient",
eu égard à la souffrance qui conduit la personne à consulter.
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4. ACP : la vie est mouvement

Maintenant que les bases sont posées, poursuivons notre cheminement à la lumière de l’ACP. Une
des découvertes les plus importantes pour moi en tant que thérapeute lors de ma formation à l’ACP a
été de me rendre compte que la souffrance psychique prend sa source dans un blocage, et plus
précisément dans celui de la tendance actualisante (TA dans la suite de cet article), cette force qui
nous pousse à la vie, à l’unité et à l’épanouissement (Rogers, 2016). Selon Rogers, la vie psychique
se caractérise par un mouvement perpétuel allant dans une direction non aléatoire. « Il y a une
fluctuation permanente qui interdit la fixité (…), relève Odier (2012). Toute l’approche de Rogers est
orientée vers cette fluidité qu’il s’agit de solliciter sans la diriger. »
Et ce mouvement peut être perturbé, voire bloqué, coincé. Le blocage surgit lorsque la personne
expérimente un conflit interne entre l’expérience du moi et l’expérience de l’organisme – ce que
Rogers (2016) a nommé l’incongruence : certains éléments de l’expérience ne sont pas conformes à
l’idée que l’individu se fait de lui-même. Nous y reviendrons dans le paragraphe consacré à Luc. Ce
conflit vient alors menacer la structure du moi, dont l’actualisation est ainsi compromise. Lorsqu’une
personne expérimente un blocage de sa TA, c’est toute une partie de sa vie qui s’en retrouve
handicapée, parfois de manière bien délimitée, parfois de manière généralisée.

Pour Rogers (2016), le premier stade du développement d’une personne correspond à un


fonctionnement rigide ; ce qui caractérise l’évolution positive, c’est une fluidité toujours plus grande.
Quand les trois attitudes fondamentales du thérapeute11 sont présentes et perçues par le patient, la
tendance actualisante retrouve de l’espace d’expression, et un processus thérapeutique est
enclenché. Des changements s’opèrent alors chez la personne vers toujours plus de conscience, de
proximité avec le réel et de liberté intérieure. Nous pourrions présenter le processus thérapeutique
d’une autre manière : il remet en mouvement, entraînant la personne vers la suite de son
épanouissement.

Il ne faut parfois pas grand-chose pour relancer un mouvement. Ainsi cette jeune fille qui était
complètement coincée parce qu’elle ne savait pas par où commencer pour se sortir de ses difficultés.
Le simple fait d’évoquer avec elle la hiérarchie des besoins telle que présentée par la pyramide des
besoins d’Abraham Maslow a provoqué chez elle comme un déclic. Cette pyramide met en évidence
qu’avant toute chose, il faut satisfaire aux besoins du corps. Elle n’était plus coincée, elle savait par
où commencer : elle devait avant tout prendre soin de son corps, retrouver de l’énergie en se
reposant, en mangeant bien, en faisant un peu de sport.
Prenons l’exemple de cet autre patient, réalisant dans un déclic similaire lors d’une séance qu’une
erreur de comportement de sa part vis-à-vis de son enfant ou de sa compagne n’était finalement pas
aussi dramatique qu’il le concevait jusqu’alors. Dans son expérience familiale, il n’y avait jamais eu
11
Congruence, Écoute Empathique, et Considération Positive Inconditionnelle. Ces attitudes ont été présentées dans mon Travail de Fin de
première Année (TFA1) du Certificat Universitaire PCPE, publié dans le Journal de l’AFPC 2020-4, p. 12. Je ne m’y attarderai donc pas ici.
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de reconnaissance et d’excuse dans ce genre de situation, et le comportement avait ainsi une valeur
d’éternité (il restait figé). Malgré une conception différente pour lui au niveau conscient, il avait gardé
cette « loi » gravée en lui de manière inconsciente. Une fois amenée à la conscience, cette loi a pu
tomber, et l’angoisse de se retrouver bloqué dans un statut de fautif a dès lors perdu toute son
emprise. La liberté de mouvement revenait avec la possibilité de communiquer, de revenir sur ce qui
s’était passé, de s’excuser et de partir sur de nouvelles bases.

Comme nous le remarquons dans ce dernier exemple, un des multiples blocages de la TA peut être
causé par le sentiment de culpabilité. Nous allons maintenant analyser de manière beaucoup plus
approfondie, dans la suite de cet article, une situation où l’impact de la culpabilité, entremêlée à la
honte, s’est généralisé de manière extrêmement handicapante pour la vie de la personne concernée.

5. Étude de cas : l’exemple de Luc

Chacune des notions de l’ACP est mise en gras.


Luc12 est un jeune trentenaire à qui la vie réussit plutôt bien, il a un travail stable, il est dans une
relation amoureuse épanouissante de longue durée, et, en cours, l’achat d’une maison. Néanmoins,
un profond malaise l’habite et le tourmente depuis son plus jeune âge. Il a l’impression de tromper
son monde, de porter un masque, même – et en particulier – dans sa propre famille. Le simple fait de
devoir traverser une rue sur un passage pour piétons sous le regard des automobilistes arrêtés le
met extrêmement mal à l’aise, c’est comme s’il n’avait pas le droit d’être là, pas le droit de prendre sa
place... Le syndrome de l’imposteur est son lot quotidien, où qu’il aille.

Luc est arrivé à mon cabinet en mars 2021 et nous avons travaillé ensemble pendant près de 21
mois, pour un total de 35 séances. Notre patient avait déjà quelques années de thérapie derrière lui,
ce qui l’avait aidé mais sans lui avoir permis de se sortir de son profond malaise intérieur. Les toutes
premières séances ont été déterminantes :
« Avec vous, il y a quelque chose de différent ; il y a toute une part de ma vie dont je n’osais pas
parler avec ma psy précédente, alors qu’ici j’ai pu directement tout dire. Je ne me sens pas jugé, et
ça fait une énorme différence ; c’est soulageant et rassurant de savoir que je peux tout dire. »

En 1957, Carl Rogers dévoilait les trois attitudes fondamentales du thérapeute nécessaires au
changement pour le patient, à savoir : la congruence, la Considération Positive Inconditionnelle
(CPI dans la suite de cet article) et l’écoute empathique13. Ce que Luc est venu pointer du doigt, au
tout début de notre parcours ensemble, évoque précisément cette CPI, qui permet à la personne de
se dire pleinement. Rogers (1968, p. 48) la définit comme « une attitude chaleureuse, positive et
réceptive envers ce qui est dans son client ».
12
Pour les raisons évidentes de confidentialité, le prénom a été modifié.
13
Pour rappel, pour plus de détails, voir mon TFA1 (Frey, 2020).
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Avant d’approfondir la notion de CPI, il nous faut avant tout expliciter la notion de Considération
Positive. Lorsque nous nous trouvons face à une personne qui prend conscience d’une certaine
expérience relative à elle-même, et que la constatation que nous faisons de son discours nous
affecte d’une façon positive, nous éprouvons un sentiment de considération positive (Rogers, 2016).
Rogers précise, pour simplifier, que cette notion englobe les concepts de chaleur, d’accueil, de
sympathie, de respect, d’acceptation ; d’autres auteurs utilisant les termes d’affection ou d’amour. Le
concept de considération positive inconditionnelle (CPI) va encore un peu plus loin. Il présuppose que
les expériences relatives à la personne, dont elle se rend compte et me partage, m’affectent toutes
comme étant également dignes de considération positive. En d’autres mots, cette attitude du
thérapeute permet au patient de se sentir accueilli de manière positive dans sa totalité, sans aucune
forme de rejet ou de condamnation ; il peut être lui-même dans toutes ses facettes, même les plus
honteuses et condamnables.

Comme me le témoignait Luc, cette liberté de parole offre, par elle-même, un soulagement : avec
moi, il ne doit rien cacher, il peut être lui-même, et ça fait toute la différence. Un autre moment
intéressant pour la relation thérapeutique se déroula après quelques mois, lorsque, par un petit
partage personnel de ma part, je le rejoignais dans sa grande difficulté à s’intégrer dans un groupe.
Les discussions futiles sur des sujets sans aucun intérêt pour lui, le sentiment de venir d’une autre
planète, de se sentir complètement marginal par rapport au groupe, et l’effort nécessaire pour s’y
adapter, tout cela je l’avais moi aussi expérimenté à maintes reprises dans mon passé. Il n’avait pas
à me donner beaucoup de détails sur son ressenti, je le comprenais par expérience, et je pouvais dès
lors très facilement lui communiquer ma compréhension.

Cet échange évoque une autre attitude fondamentale du thérapeute, à savoir l’écoute empathique.
Comprendre « comme si » nous étions à la place du patient, lui transmettant ce faisant que nous
avons vraiment saisi le cœur de son partage. Comment décrire, en mots expressifs, cette expérience
de se sentir réellement compris ? Il y a comme une résonance, cela fait écho : nous sommes sur la
même longueur d’onde, nous nous sentons rejoints. Sans doute le terme reconnaissance est-il le plus
complet. Il y a en effet ici une connaissance (une expérience vécue) qui est reconnue par un autre.
C’est comme si une certaine expérience, arrivée à la conscience, était parvenue à se transmettre,
presque intacte, à une autre conscience. Ainsi, nous sommes rejoints, nous ne sommes plus seul, et
cela fait toute la différence. Ce genre de moments forts dans la thérapie participent grandement à
renforcer la qualité de la relation. Norcross & Lambert (2019) ont montré à quel point la relation
thérapeutique apportait une contribution essentielle aux résultats thérapeutiques, au point que la
méthode ou les outils utilisés passent largement au second plan.

Au fil de nos séances, Luc me racontera que sa place dans sa famille avait été très compliquée à
tenir. Son grand frère, l’aîné d’une fratrie de quatre (trois garçons et une fille), et figure idéale et
idéalisée pour lui, était décédé brutalement à l’âge de 18 ans des suites d’un dramatique accident.
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L’impact sur la famille fut très violent, et chaque membre s’est mis en retrait, pris au piège d’une
souffrance qui ne trouvait pas le moyen de s’exprimer. Le père fut le plus violemment meurtri ; il tenta
de noyer son chagrin dans l’alcool. Il finira par en mourir, lui aussi, quelques années plus tard. Luc
avait observé son père décliner, impuissant, jusqu’à la mort. En tant que cadet de la famille, il était le
plus proche de sa maman. Dans la tourmente de leur vie de famille, par la force des choses et les
mécanismes décrits par la Systémique14, il avait alors endossé pour elle le rôle de bouée de
sauvetage. Son grand frère, de son côté, avait une personnalité imposante, rabaissante et fort
critique – ce n’était pas de lui qu’il pouvait espérer recevoir du soutien, bien au contraire. Quant à sa
sœur, avec qui il avait pu garder une relation positive et saine, elle avait rapidement dû quitter la
maison pour suivre ses études dans une autre ville. Elle avait ensuite vécu sa vie d’adulte de son
côté, sans revenir à la maison familiale. Notre patient a ainsi passé les années de l’adolescence,
cruciales dans la construction de la personnalité d’un être humain, entre la nécessité de répondre aux
besoins et aux attentes de sa maman d’une part et la peur qu’exerçaient sur lui les attitudes de son
grand frère d’autre part. La place qu’il avait pour s’épanouir et être pleinement lui-même avait été
réduite comme peau de chagrin.

Nous touchons ici un autre élément fondamental dans la théorie rogérienne, à savoir la notion
d’évaluation conditionnelle ou considération sélective. Selon Rogers (2016), lorsque le sujet sent
que certains éléments de son comportement ne sont pas appréciés par une personne-critère (ici, il
s’agit de la maman et du frère), il va en venir à adopter la même attitude sélective ou conditionnelle
vis-à-vis de lui-même. En d’autres termes, il va emprunter à ces personnes leurs propres critères
d’évaluation de son expérience, au lieu de se baser sur la satisfaction ou l’insatisfaction qu’il éprouve
réellement. Cette opération, bien qu’elle permette la survie du sujet dans un environnement
défavorable à son épanouissement personnel, a aussi un coût. Pour aller plus loin dans notre
développement, nous devons ici introduire le postulat fondamental de la théorie rogérienne : la
tendance actualisante (TA dans la suite de cet article). C’est elle qui paie les frais de cette stratégie
d’adaptation. Rogers (2016) explicite la TA en postulant que « tout organisme est animé d’une
tendance inhérente à développer toutes ses potentialités et à les développer de manière à favoriser
sa conservation et son enrichissement. (…) L’opération de la tendance actualisante a pour effet de
diriger le développement de l’organisme dans le sens de l’autonomie et de l’unité ».

Du fait de la complexité de son environnement et de son état naturel de faiblesse et de dépendance


dû à son jeune âge, Luc avait appris à accorder plus d’importance aux besoins et aux attentes de sa
maman et de son frère, plutôt qu’à prendre en considération ses besoins et sa perception des
choses, pourtant absolument nécessaires à son actualisation, ceci pour la raison évidente qu’il devait
préserver l’alliance avec eux sans laquelle il ne pouvait survivre. Cette stratégie de survie par
l’adaptation est appréhendée dans la théorie rogérienne par la notion de Centre d’évaluation. Ce

14
Branche de la psychologie abordant les troubles psychologiques et comportementaux d’une personne à partir de son appartenance à un
groupe, et comme étant les symptômes d’un disfonctionnement dudit groupe (Wikipedia).
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dernier correspond à la source des critères qui sont appliqués dans l’évaluation de l’expérience de
l’individu. Lorsque cette source est externalisée, comme dans le cas de Luc (en sa maman et son
grand frère), la symbolisation de l’expérience vécue est réalisée de manière incorrecte, ce qui met à
mal l’actualisation du sujet et provoque son mal-être. Symboliser correctement signifie éprouver
consciemment15. Autrement dit, lorsque le centre d’évaluation est externe, les ressentis du sujet, qui
pourraient lui faire prendre conscience d’un désaccord interne avec ce qu’il est en train de vivre, sont
soit déformés afin d’être rendus acceptables, soit bloqués dans l’inconscient. L’échange ci-dessous,
tiré d’une séance avec Luc, met en avant de manière très explicite l’aboutissement d’une correction
adéquate de la symbolisation qui avait auparavant été déformée16 :

L(uc) : Je vous avais déjà dit que la présence de mon frère me mettait fort mal à l’aise. Dès qu’il est
dans la même pièce que moi, c’est fini, je suis comme pétrifié. Impossible d’être moi-même.
T(hérapeute) : Oui tout à fait, vous m’aviez dit que vous aviez peur de lui.
L : C’est ça. Toute mon enfance, j’ai eu peur de lui, et jusqu’à aujourd’hui. Il a une
personnalité fort rigide, très imposante, et avec des idées très arrêtées.
T : Du genre qu’il vaut mieux ne pas contrarier ?
L : Exactement. Moi, je n’étais bien souvent pas d’accord avec ses conceptions, mais jamais
j’aurais pu les remettre en question.
T : Trop dangereux.
L : Clairement !
T : Mmmm.
L : Et bien, cette semaine, il m’est arrivé quelque chose de surprenant. J’ai pris conscience,
pour la première fois, que je suis en colère contre lui, une colère énorme !
T : Ça alors ! Ça a dû être déroutant de réaliser ça tout d’un coup !
L : Oui, c’est fou ! En plus je crois que cette colère était présente depuis longtemps, mais c’est
comme si elle avait été enfouie, ou maintenue cachée. Maintenant elle déborde, et j’ai encore moins
envie de le voir. D’ailleurs j’aimerais bien couper totalement les ponts, au moins pour une longue
période.

Pendant les années les plus importantes de la construction de sa personnalité, Luc n’avait pu
conscientiser sa colère. Au sein même de sa famille, il lui avait été en quelque sorte interdit
d’éprouver ses ressentis, et donc d’être lui-même.

Cet exemple nous montre que le psychisme humain adopte une stratégie de défense bien spécifique
face à ce qu’il perçoit comme une menace importante. Les recherches de Rogers et collègues
dévoilent deux mécanismes distincts, pour un même objectif : l’action des défenses vise à déformer

15
« Représentation. Symbolisation. Conscience. (…) ces trois termes sont employés de façon interchangeable ; autrement dit, nous les
considérons comme synonyme. » (Rogers, 2016, p. 36)
16
L’entretien n’ayant pas été enregistré, ce texte découle de ce que j’ai pu m’en souvenir. Il ne s’agit donc pas des paroles exactes
échangées.
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ou entraver la symbolisation d’une expérience, dans le but bien précis de la rendre inaccessible à la
conscience. Les mécanismes de défense opèrent donc de deux manières : par déformation ou par
interception de l’expérience. Dans le cas de Luc, il s’agissait clairement d’interception : le sentiment
de colère était tout bonnement inaccessible à la conscience. Et la raison en est évidente : par la
supériorité physique et psychique de son grand frère, telle que perçue par Luc, ce dernier pressentait
qu’il ne ferait pas le poids face à lui, et que la confrontation lui aurait fait encourir un sérieux danger.
Ainsi, tout ce qui pouvait déclencher une confrontation devait être maintenu bien loin de sa
conscience.

Pour aller plus loin dans la compréhension du fonctionnement des mécanismes de défense, il nous
faut appréhender plus précisément la menace contre laquelle notre organisme se défend. Rogers
(2016, p.44) explique : « la défense représente une opposition à tout changement susceptible
d’atténuer ou de dévaloriser la structure du moi ». Le mécanisme de défense s’enclenche donc
quand la structure du moi est menacée. Pour Luc, le danger était un danger mortel, car il percevait
que son frère avait les moyens de l’écraser. La gravité du danger explique la radicalité du mécanisme
de défense, et sa force, qui a rendu impossible à cette colère d’être conscientisée pendant aussi
longtemps.

A côté de son frère, Luc avait également une relation complexe avec sa maman. Il raconte qu’il a été
en quelque sorte sa « bouée de sauvetage » au cœur de la tempête familiale. Encore aujourd’hui, il
se sent obligé de l’appeler fréquemment et de lui rendre régulièrement visite. Malgré cela, sa maman
évoque inlassablement le fait qu’elle ne l’entend et ne le voit pas suffisamment. Le sentiment de
culpabilité induit par la maman est ici évident et constitue pour Luc la principale source de motivation
qui le fait prendre contact avec elle, alors que dans le fond, il n’en a pas vraiment envie. Un jour, il
arrive dans mon cabinet, et il me dit :
L : Vous savez, depuis quelques temps, j’ai une envie immense de partir marcher seul
pendant plusieurs mois.
T : Aller marcher ?
L : Oui, être sur la route, loin de tous mes soucis. J’ai envie d’avoir du temps pour moi, avec
moi-même. Au moins là je serais libre et j’aurais l’excuse de ne pas être disponible.
T : Autrement dit, il y a des personnes vis-à-vis de qui il vous est difficile de ne pas répondre à
leurs demandes ?
L : Oui c’est ça, et ça me donne un poids sur les épaules. Je me dis que si je suis sur la route,
je n’aurai plus ce poids.
T : Et ce poids, vous savez d’où il vient ou de quoi il est constitué ?
L : Je pense qu’il vient principalement de ma famille. Si je dois être honnête avec moi-même,
j’aimerais bien ne plus du tout voir ma famille, je veux dire en réalité mon frère et ma mère, pendant
une longue période. C’est ça, c’est peut-être horrible à dire, mais j’aimerais ne plus les voir. Au
moins, si je suis sur la route, l’excuse est là.
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T : Dans le sens où il vous serait impossible de prendre de la distance avec eux tout en
continuant votre vie ?
L : Oui c’est ça, je ne vois pas comment je leur dirais. Ma mère est déjà assez mal comme ça,
je ne peux pas lui faire ça, ça l’enfoncerait encore plus. Et moi je me sentirais trop mal.

Nous voyons ici qu’un autre sentiment refoulé dans l’inconscient, commence à émerger. Il se traduit
par un besoin de distance avec sa maman. Vis-à-vis d’elle, nous pourrions parler d’un aveu de
manque d’amour, voire d’une certaine forme d’abandon de la part de Luc. La menace pour lui ici est
indirecte, le danger concernant en première ligne sa maman. Mais elle est également immense, car il
s’agirait ici de voir sombrer sa maman. Ayant déjà perdu un frère et son père, nous pouvons imaginer
à quel point il est important pour Luc de ne pas perdre sa mère et de tout faire pour éviter qu’elle
sombre à son tour.

Au cœur de sa famille, empêtré dans un environnement où la CPI faisait cruellement défaut, Luc ne
pouvait être lui-même. Sans le recul apporté par la thérapie, un observateur extérieur pourrait
considérer qu’il trompait son monde, qu’il était hypocrite. D’une certaine manière, c’était bien le cas.
Mais la raison en est aussi logique que respectable : elle visait à conserver l’équilibre, l’homéostasie,
de la famille, permettant la survie de chacun de ses membres. Un élément qui revenait régulièrement
au long des séances, et qui était au cœur de sa souffrance quotidienne, était le sentiment, pour Luc,
d’être un imposteur. Un profond et inexplicable sentiment de culpabilité l’habitait lorsqu’il devait
prendre sa place, que ce soit au travail, avec ses amis ou même dans la rue. Son sentiment
d’imposture était ainsi puissamment alimenté par un vécu familial extrêmement complexe qui s’est
inscrit pendant toute la durée du développement de sa personnalité. Au fond de lui, Luc savait qu’il
n’était ni sincère, ni lui-même avec eux, mais jusque-là, seul l’affect (le sentiment d’imposteur, lié à la
grande culpabilité qui l’accompagne) arrivait à sa conscience, tout à fait déconnecté de sa source. De
cette déconnexion découlait une généralisation de l’affect dans la plupart des situations sociales, au
point qu’il se sentait mal à l’aise quand une voiture s’arrêtait pour le laisser traverser une rue sur le
passage pour piétons.

Dans cette même ligne de généralisation, Luc racontait qu’une immense culpabilité l’habitait
également dans le fait de « réussir », d’être bien vivant. À nouveau, c’est comme s’il n’y avait pas
droit, comme s’il trompait le monde, comme s’il allait être sévèrement puni quand on s’en rendrait
compte. Car le destin tout tracé pour lui était une vie de misère. Son esprit avait comme assimilé le
fait qu’il ne pouvait réussir pour lui-même, qu’il n’avait pas droit à l’épanouissement et à
l’accomplissement personnel, car cet accomplissement personnel allait à l’encontre de la vie de sa
maman et de celle de son frère. Si l’on pousse la réflexion jusqu’au bout, nous pourrions dire que,
dans son esprit, sa réussite aurait immanquablement provoqué l’effondrement de sa maman et la
violence de son frère à son égard. Au vu de l’enjeu, pas question pour Luc de prendre le risque de
voler de ses propres ailes…
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6. Tache d’huile - Congruence & Fonctionnement Plein

Il nous faut, pour clore notre réflexion, aborder un dernier élément central dans la théorie rogérienne.
De manière inexplicable pour lui, Luc ressentait vivement ce que Rogers (2016) a nommé
l’incongruence : un état de désaccord entre le moi et l’expérience, se caractérisant par l’angoisse, le
malaise. Tout le travail thérapeutique dans l’ACP conduit à rapprocher le moi et l’expérience vécue,
c’est-à-dire à développer plus de congruence. Dans la situation de Luc, nous pourrions le présenter
comme suit : dans sa structure du moi, Luc avait intégré le fait que son moi ne disposait pas de force
suffisante pour affronter son frère d’une part et pour voir sa mère sombrer d’autre part. Cependant,
dans son expérience interne, il était habité par de la colère à l’égard de son frère et par du rejet vis-à-
vis de sa mère. Son expérience venait ainsi mettre en danger sa structure du moi. Pour s’en protéger,
il valait mieux l’intercepter et la rejeter dans son inconscient. Cependant, ce mécanisme de défense
créait un déséquilibre interne, car l’information menaçante n’était pas effacée, elle habitait toujours sa
personne, et son psychisme devait donc faire un effort pour la maintenir hors du champ de sa
conscience. Or, la vie combat toujours les déséquilibres. A un moment donné, l’effort de la défense
diminue, et l’information menaçante sort de l’inconscient sans pour autant atteindre directement la
conscience ; elle est alors dans ce qu’on appelle le subconscient. L’angoisse en est le signal
avertisseur. Elle vient dire à la personne concernée : "il y a quelque chose de non ajusté en toi et il
faut faire quelque chose". L’organisme cherche continuellement à retrouver son équilibre : c’est le
travail de la tendance actualisante. Pour retrouver l’équilibre, nous l’aurons compris, la structure du
moi doit se réorganiser afin de pouvoir intégrer l’information menaçante sans qu’elle constitue plus de
danger pour l’organisme.

De manière simplifiée, pour Luc, il s’agirait d’arriver à ce que la confrontation à son frère, d’une part,
et l’effondrement de sa mère, d’autre part, puissent devenir tolérables. Nous avons pu observer que
c’est bien ce à quoi il arrive : sa structure du moi se réorganise pour intégrer les sentiments négatifs
qu’il éprouve vis-à-vis de son frère et de sa maman, autrefois menaçants pour lui. Son désir de partir
marcher loin de tout (de tous) et le pressentiment de liberté intérieure qui l’accompagne témoignent
bien de cette congruence qui grandit en lui et qui le pousse dans la direction de son épanouissement
et de son auto-accomplissement.

L’aboutissement du travail de développement de la congruence est ce que Rogers (2016) a appelé le


fonctionnement plein ou fonctionnement optimal. Pour l’illustrer, je voudrais évoquer un autre suivi
qui a l’avantage de présenter un retournement radical et extrêmement rapide (cinq entretiens en
l’espace de cinq mois) d’une situation de culpabilité qui va se répercuter sur le reste de la vie de la
personne, faisant ainsi tache d’huile. Bien que cela reste plus rare, cet exemple vise à montrer qu’il
ne faut parfois pas grand-chose pour débloquer une souffrance psychique et que ce déblocage peut
avoir des répercussions beaucoup plus larges que la situation concernée.

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Monsieur Albert, 47 ans, s’est présenté chez moi après avoir eu un geste violent à l’égard de son
épouse. Cette situation n’était pas du tout préméditée, ni répétitive. Il avait à un moment donné « pété
les plombs », et perdu le contrôle de lui-même. Cela ne s’était jamais produit, et il ne comprenait pas
comment il en était arrivé là. C’est sa femme qui lui avait demandé d’aller consulter un psychologue.

En creusant un peu les différentes situations de frustration qui avaient pu accumuler de la colère en
lui, M. Albert en est rapidement venu à me parler d’une culpabilité qui s’était inscrite en lui dans sa
relation avec sa maman : il se sentait obligé d’aller la voir chaque semaine, et il le faisait
généralement à contrecœur. Un déclic s’est opéré lors d’une séance qui lui a permis de changer
radicalement sa manière de voir les choses. Jusque-là il considérait comme un devoir d’aller visiter
régulièrement sa maman, et comme de l’égoïsme s’il n’y allait pas – « ce n’est pas bien » était inscrit
dans sa structure du moi. M. Albert racontait que sa maman avait toujours été très critique vis-à-vis
de lui, elle l’avait toujours comparé de manière négative à sa sœur, qui, elle, faisait tout bien. Elle lui
reprochait continuellement de ne pas venir la voir assez souvent, de ne pas prendre soin d’elle, d’être
un mauvais fils. Il avait déjà pris ses distances par rapport à ces critiques, mais il restait coincé et mal
à l’aise en raison de la lourdeur de ces visites forcées. Le déclic s’est produit lorsque j’ai relevé le fait
qu’il avait aussi ses limites, et que dire non à quelqu’un lorsqu’on est fatigué ou pas en état, ce n’est
pas de l’égoïsme, c’est au contraire nécessaire pour prendre soin de soi et garder un bon équilibre
personnel. Ce partage a résonné en lui comme une évidence et les chaînes qui l’obligeaient à aller
voir sa maman, peu importe son état de fatigue, sont tombées d’un coup. Ce qui est marquant dans
cette histoire, c’est que la qualité des visites s’en est retrouvée nettement améliorée, bien que sa
maman n’ait pas vraiment changé de discours. Mais la liberté retrouvée a permis à M. Albert d’être
dans un état d’esprit beaucoup plus léger, ce qui rendait ces moments beaucoup moins pénibles, au
point qu’il avait vraiment l’impression que sa maman était, elle aussi, positivement impactée et avait
diminué les critiques à son égard.

En droite ligne de ce nouvel état de congruence, M. Albert a pu également mettre le doigt sur toutes
les choses vécues avec sa femme qui ne lui convenaient pas, mais dont il n’avait pu jusqu’alors tenir
compte. Selon ses propres mots, il a pu « renforcer sa connexion à lui-même » dans toutes les
situations sociales, ce qui l’a amené à un état de grande sérénité intérieure et de meilleure confiance
en lui. Il a pris la décision de se séparer provisoirement de son épouse, tout en refusant les avances
d’une jolie dame de sa connaissance qui a profité de l’occasion pour lui déclarer sa flamme, ce qu’il
n’aurait jamais été capable de faire auparavant. Sa liberté intérieure et sa sérénité ont été
impressionnantes à constater. Il s’est mis à accepter la vie comme elle venait et à prendre ses
décisions avec fermeté et sur la base de sa propre volonté. Son centre d’évaluation était fermement
interne, tout en étant parfaitement ouvert à l’avis et aux opinions des autres, sans qu’il en éprouve la
moindre crainte.

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Le repositionnement intérieur qu’il a vécu vis-à-vis de sa maman avait fait tache d’huile pour ses
autres relations. Il est évident que M. Albert n’était pas dans une grande incongruence lorsqu’il est
arrivé à mon cabinet. Dans le domaine de son travail par exemple, il était déjà bien aligné avec lui-
même, en accord avec ses comportements, et capable de dire oui ou non en fonction de ses
capacités. Il n’est pas rare d’observer un fonctionnement différent entre la sphère professionnelle et
la sphère privée, car le cadre dans lequel on évolue impacte la manière dont on se comporte. Pour
autant, il n’y a pas de règle en la matière et certaines personnes auront, elles, une meilleure
congruence dans le cadre privé que dans le cadre professionnel. Pour d’autres, la congruence sera la
même dans les deux domaines de la vie. Albert dira avec ses mots que sa congruence au niveau
professionnel l’aura beaucoup aidé et inspiré pour rentrer dans une plus grande congruence au
niveau privé.

Rogers (2016) présente le fonctionnement optimal à partir de trois aspects : l’attitude d’ouverture à
l’expérience, le mode de fonctionnement existentiel et l’organisme digne de confiance. Le témoignage
de M. Albert en rend très bien compte. L’ouverture à l’expérience est le contraire de l’attitude de
défense. Le moi n’est plus menacé par les expériences internes ou externes de l’individu, il peut donc
les accueillir pleinement pour ce qu’elles sont, sans interception ni déformation. Ainsi, M. Albert a pu
recevoir les avances de cette jolie dame sans s’en sentir ni menacé ni manipulé ; il a pu y répondre
en toute sérénité à partir de ses besoins et de ses valeurs du moment. Le fonctionnement existentiel
correspond à une vie « fluide » vécue dans le moment présent ; il est le contraire de la rigidité. Nous
y retrouvons cette idée de mouvement qui caractérise toute vie, à l’image de l’arbre qui, disposant de
tout l’espace autour de lui, déploie ses branches presque sans fin, dans toutes les directions qui lui
conviennent. M. Albert a partagé ce vécu en commençant à retrouver du plaisir, et donc de la paix et
de l’envie, à voir sa maman, maintenant qu’il était capable de décider librement des conditions de ses
visites. Enfin, l’organisme digne de confiance représente une personne en parfaite harmonie à
l’écoute d’elle-même, confiante en la validité et en la justesse de tout ce qu’elle ressent et perçoit.
Les comportements de cette personne sont dès lors optimaux et en parfait accord avec elle-même.
Nous pouvons également voir cette facette chez Luc, en filigrane dans les exemples que nous avons
présentés ci-dessus. Il est à souligner que le fonctionnement optimal ne l’est jamais parfaitement, et
qu’il se base sur une évolution idéale du processus thérapeutique de la personne, qui est par
essence hypothétique et jamais accompli.

Conclusion

Au long de ces pages, nous avons parcouru tout un cheminement à travers la théorie de l’approche
centrée sur la personne de Carl Rogers, en prenant comme fil rouge le sentiment de culpabilité. Ce
faisant, nous avons fait quelques haltes, certes rapides, sur les notions centrales de cette précieuse
approche. Le chemin fut pour moi extrêmement enrichissant et mon souhait est d’avoir pu partager
tant soit peu ma compréhension de l’ACP et mes découvertes personnelles dans cette approche. Ma
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démarche était de faire mienne une théorie scientifique qui, à la base, n’est pas de moi. En d’autres
mots, j’ai tâché de partager l’empreinte que cette approche a eue sur moi, et inversement. Car tout
est mouvement, tout est changement, et dès lors tout est enrichissement réciproque, à partir du
moment où l’ouverture est présente, de chaque côté – sans les défenses.

Les défenses pourtant sont bien nécessaires, dans une société inapte à accueillir chacun sans
condition. La violence n’est jamais loin, tapie parfois derrière des comportements remplis de bonne
volonté. « L’enfer est pavé de bonnes intentions » disait Bernard de Clairvaux au XIIe siècle. Mais la
vie n’a jamais dit son dernier mot et comme nous le montre son histoire depuis son apparition sur
terre, elle arrive généralement à se frayer un chemin même là où tout n’est que chaos. Ne dit-on pas
d’ailleurs qu’à l’origine tout était chaos ?

Cette vie qui a traversé irrémédiablement des millions d’années sans jamais cesser de se multiplier et
de se diversifier est aussi en nous. En l’être humain, le travail d’unification, de croissance et
d’épanouissement est celui de la tendance actualisante, telle que nommée par Rogers. Nous l’avons
observée tout au long de l’analyse du travail thérapeutique de Luc. Ici aussi, rien d’instantané, il s’agit
d’un mouvement, d’un processus continu. Un processus qui nécessite certaines conditions,
clairement identifiables. L’étude de ces conditions est ce qui a permis à l’ACP d’être parfaitement
scientifique et de produire des résultats parfois impressionnants. Cette logique scientifique se résume
ainsi : si les conditions nécessaires et suffisantes sont présentes dans la relation entre le thérapeute
et le patient (principalement : la congruence du thérapeute, ainsi qu’une CPI et une écoute
empathique vis-à-vis du patient)17, alors un processus thérapeutique se met en œuvre, qui
provoquera à son tour certaines modifications de la personnalité et du comportement du patient
(Rogers, 2016). Le cœur de ce processus consiste en un réajustement de la symbolisation de
l’expérience – plus correcte et plus précise – qui s’accompagne d’une réorganisation de la structure
du moi à travers l’intégration des éléments de la nouvelle symbolisation. Ceci conduit à un
rapprochement entre la structure du moi et l’expérience totale, c’est-à-dire à une plus grande
congruence. Le patient replace le centre d’évaluation de son expérience dans son organisme
(autrement dit dans ses expériences vécues) et éprouve de plus en plus de CPI vis-à-vis de lui-
même.

Ainsi la vie reprend-elle le dessus. Son dernier mot ne serait-il pas alors… harmonie ?

17 Au total il y a six conditions, qui sont détaillées dans Rogers (2016), p. 56.
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