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1 L ’abondance des écrits sur les approches psychanalytiques des états psychotiques, et plus

particulièrement sur les schizophrénies, s’est relativement peu préoccupée de la question de


l’acceptation, de la part de ces patients, d’entrer dans une relation thérapeutique. Sans doute,
cette acceptation, et quels que soient les mouvements ambivalentiels, voire destructeurs qui
peuvent l’accompagner, est-elle suffisamment présente, du moins en apparence – mais on
verra que les apparences peuvent être trompeuses en l’occurrence –, dans toute entreprise
thérapeutique impliquant un psychanalyste en tant que tel, pour que cette question ne mérite
pas de développements particuliers. Et nous savons, par ailleurs, qu’il existe un certain
nombre de patients psychotiques, dont certains schizophrènes, peut-être moins sévèrement
perturbés que d’autres par leur maladie, qui trouvent le courage d’entrer dans un traitement
psychanalytique, psychothérapie individuelle ou psychodrame.

2Toutefois, nombreux sont encore les psychanalystes, psychiatres ou psychologues de


formation, qui participent aux traitements de patients schizophrènes, parfois non consentants,
dans le cadre de leurs fonctions hospitalières, notamment en psychiatrie publique, mais aussi
en pratique privée. Dans ce cas, on observe deux cas de figure.

3Dans le premier, une sorte de séparation ou de « clivage fonctionnel » est opéré dans
l’activité et dans la pensée du thérapeute. Selon cette séparation, un certain exercice dans les
lieux de la psychiatrie, basé essentiellement sur les règles (et les contraintes) de l’art, est
destiné aux patients non consentants, et plus généralement aux patients « lourds » de la
pratique publique. Un autre exercice thérapeutique, incluant une approche plus
psychanalytique, est développé, souvent dans un deuxième temps, à l’intentio n des patients
qui, faisant de la nécessité loi, finissent par consentir à un traitement régulier. Ce cas de figure
possède, tout compte fait, sa légitimité : on peut exercer simultanément deux métiers
différents et il est parfois plus éthique de les séparer, si on les considère vraiment différents,
que de les confondre.

4L’autre cas de figure est celui qui consiste à essayer de penser de façon psychanalytique la
totalité des traitements du psychisme humain, et donc les traitements des patients gravement
atteints, parfois non consentants, que l’on rencontre dans les services publics de la psychiatrie,
notamment de secteur. Ce qui comporte déjà une certaine contradiction : comment peut-on
« penser de façon psychanalytique » des traitements plus ou moins contraints ? L’expérience a
souvent montré par le passé toutes les difficultés d’une « orientation psychanalytique » d’un
service de psychiatrie et des traitements qui y sont appliqués ; Racamier (1990) a rédigé sur
cette question quelques pages pleines de cet humour féroce dont il avait parfois l’habitude. Au
cours des années 1960 à 1990, l’esprit plus libéral que les psychanalystes ont spontanément su
insuffler dans ces services a parfois mis les équipes soignantes à rude épreuve, et n’a pas
toujours su éviter une certaine naïveté. Il n’a pas toujours été possible non plus de se départir
d’une sorte d’« application de la psychanalyse à la psychiatrie » – transports plus ou moins
mimétiques des techniques psychanalytiques et de leur théorie vers l’espace psychiatrique
institutionnel – et le développement de ce que René Angelergues appelait de ses vœux, à
savoir d’une « intelligence psychanalytique » du fait psychiatrique, ce dernier gardant par
ailleurs sa spécificité, est resté problématique.

5Mais, au moment du bilan – moment où la psychiatrie officielle semble s’éloigner de la


psychanalyse – on doit constater que cette orientation psychanalytique a été, de plusieurs
points de vue, une véritable révolution pour la psychiatrie aliéniste. Elle a su imposer un
véritable respect pour le fonctionnement mental des patients gravement perturbés et
perturbateurs (respect que l’on appelle aujourd’hui « droits du patient », ces derniers n’ayant
pas forcément gagné au change des appellations) ; elle a montré à quel point la mentalité
sécuritaire répondait davantage à la peur des médecins et des soignants qu’à la dangerosité
des soignés et qu’elle était donc à comprendre en termes de contre-transfert et de contre-
attitudes ; elle a su intégrer dans une réflexion métapsychologique l’ensemble des traitements
psychiatriques, institutionnels et médicamenteux compris ; elle a conduit à des guérisons
partielles des patients destinés à passer la totalité de leur vie à l’asile ; elle a permis
d’accumuler un savoir précieux sur les pathologies psychotiques les plus invalidantes.

L’engagement du traitement

6Longtemps, au tout début de sa maladie, mais aussi régulièrement par la suite, le


schizophrène tente de maintenir l’investissement de l’objet – l’intérêt pour ses proches, pour
ses activités, pour le monde ; mais, comme je l’indiquais en introduction, le moindre
mouvement d’investissement entraîne une menace terrible de désinvestissement et de perte du
moi, une « hémorragie narcissique » selon Federn (1952). Il s’agit de la situation de
dilemme insoluble que je viens d’exposer en introduction. Ainsi, à d’autres moments, il
semble, et parfois se revendique, indifférent au monde, ou coupé de lui. En réalité ses façons
d’être et ses agissements, surtout en période de début de la maladie ou de crise, témoignent
d’une intense relation avec ce monde dont il prétend n’avoir que faire. Ceci devient évident
lorsque, perdu et errant dans les rues, il pense capter les pensées de tout passant (pensées qui
toutes sont tournées vers lui), interprète la moindre perception (panneaux et feux de
signalisation, devantures de magasins et mouvements de voitures, propos de tel passant et
attitude de tel autre), guide la marche du monde et est guidé par ses signes. Mais ceci reste
tout aussi vrai lorsqu’il cesse d’aller aux cours et se retire dans sa chambre, ne parlant à
personne, mais faisant parler de lui tout le monde : ses parents qui s’affolent de ses propos
soliloques et énigmatiques et de ses conduites étranges, ses amis qui le sollicitent avec
insistance, ses enseignants qui s’inquiètent de sa disparition, la famille élargie qui s’enquiert
régulièrement de son état. C’est que le schizophrène n’est ni un patient autiste qui traverse le
monde indifférent à son existence (notamment à son existence vivante), ni un patient
psychotique adulte qui prélève avec une certaine précision, dans le monde environnant, ce qui
s’accorde avec son organisation délirante, gardant des relations le plus banalement ordinaires
avec le reste de l’environnement. D’un côté il sait d’une certaine façon que si, pour protéger
le moi, il faut renoncer à l’objet, en fin de compte, il n’aura ni l’un, ni l’autre. De l’autre côté
il s’essaie aux défenses plus typiquement psychotiques, comme le délire – mais, là encore, il
ne réussit que partiellement, car le fait de délirer présuppose en soi l’acceptation d’un objet
« en dehors du corps propre », et consécutivement un moi en état de fonctionner de façon
relativement satisfaisante. D’où la pauvreté du délire schizophrénique, son faible
« rendement » au sens du travail psychique, sa difficulté à se constituer un objet de délire
de bonne qualité. Mais le moi du schizophrène utilise aussi d’autres moyens de défense, dont
les toxicomanies et plus généralement les addictions, ou encore des emprunts aux mécanismes
névrotiques ou apparentés.

7Et c’est ainsi que, au début de sa pathologie, ou dans ses moments dits féconds, le
schizophrène, souvent perplexe, parfois agressif, toujours profondément angoissé, tantôt
replié et tantôt dans la fuite en avant, erre d’un objet à l’autre, investit et désinvestit avec la
même rapidité, vit en lui cette contradiction qui le caractérise entre la nécessité de
l’investissement de l’objet et le sentiment de disparition du moi dans ce même mouvement. Et
c’est dans cet état qu’il se présente à nous, amené par la famille (voire par les forces de
l’ordre), ou parfois par lui-même, à la fois négativiste et prêt à se livrer à nous, décrivant ses
tentatives pour nouer une certaine relation à l’objet et décrivant aussi ses craintes et terreurs
issus de cette tentative, et le plus souvent vivant avec nous aussi bien les unes que les autres.
Et il les vit d’autant plus avec nous, et se défend avec la dernière énergie contre notre
présence, qu’il n’a pas toujours le loisir de s’en échapper.

8Si l’on essaie d’utiliser l’intelligence psychanalytique que j’évoquais au début pour répondre
à la question suivante : que fait-on, psychanalytiquement parlant, lorsque l’on engage un
patient schizophrène dans des soins pour lesquels son assentiment est loin d’être
véritablement acquis, il me semble qu’il n’y a qu’une seule réponse possible : ce que l’on fait,
c’est de nous proposer à lui, et même de nous imposer à lui, comme objet à investir. Ou, pour
être plus précis : soigner le patient schizophrène consiste à s’interposer entre lui et ses objets
(lesquels, dans les moments les plus critiques, sont le monde entier, des parents au cosmos).
L’acte inaugural du traitement des patients schizophrènes réside dans le fait qu’un médecin,
un soignant, un thérapeute (et dans la pratique, plusieurs d’entre eux, et parfois plusieurs fois
au cours du traitement) s’imposent/s’interposent dans la vie psychique du patient en tant
qu’objets à investir. En ce sens, on peut affirmer que l’acte de soigner un patient schizophrène
s’apparente à un acte de séduction, au sens étymologique d’attirer dans une autre voie, et ce,
dans toutes les dimensions de la notion de séduction : mobilisation excitatoire mais aussi
risque de sidération des activités psychiques, traumatisme mais aussi espoir d’un effet
organisateur dans l’après-coup élaboratif.

9Ces affirmations valent à l’évidence pour les patients dont la sévérité des troubles empêche
toute formulation de demande thérapeutique, et même toute idée, tout appel dans cette
direction. Mais en va-t-il vraiment autrement pour ceux dont la clinique comporte l’apparence
d’une « demande », au sens que ce terme reçoit dans notre vocabulaire psychanalytique de la
pratique courante ? Plusieurs échecs, plusieurs interruptions inopinées de traitement viennent
régulièrement démentir cette idée, et montrer les particularités de l’engagement d’un
traitement avec ces patients, même les moins atteints par le processus psychotique. Il existe
une différence qualitative par rapport aux pathologies névrotiques, au-delà de la sévérité, en
soi variable, des troubles psychotiques, que nous retrouvons très exactement dans ce qui est
considéré comme le pessimisme de Freud par rapport à ces patients : dans l’idée qu’il se
faisait du narcissisme comme obstacle au transfert, c’est-à-dire comme obstacle à
l’accomplissement de cette condition, nécessaire entre toutes, selon laquelle le moi doit
accepter d’investir un objet, et d’être investi par lui, pour que l’engagement d’un traitement,
quel qu’il soit, puisse avoir lieu. N’écrit-il pas, même après la rencontre et les échanges avec
les psychiatres de l’hôpital de Burghölzli à Zurich (Bleuler, Abraham et Jung) :
« L’observation permet de reconnaître que ceux qui sont atteints de névroses narcissiques
[psychoses] n’ont aucune capacité de transfert ou n’en possèdent que des restes insuffisants »
(Freud, 1916-1917a, p. 463-464).

10Une dimension de « s’imposer comme objet à investir » est en fait présente, à un moment
ou à un autre, dans tout traitement de patient schizophrène, analytique compris. C’est bien ce
que faisait Rosenfeld (1952) lorsque, jour après jour, il s’enfermait pendant une heure dans un
bureau de clinique psychiatrique avec un schizophrène décrit comme hébéphréno-catatonique,
à lui mettre en paroles, selon le langage kleinien qui était le sien, ses silences, ses propos
incohérents, ses mouvements dans la pièce – le tout mandaté par la famille et les psychiatres
traitants du patient. Ou Frieda Fromm-Reichmann (1957) lorsqu’elle engageait ses entretiens
avec des patients maintenus, au cours des séances, en enveloppement humide, du fait de leur
violence. Ou plus banalement, et comme on le vérifie régulièrement dans la pratique d’un
centre de psychanalyse pour patients psychotiques, lorsque le thérapeute écrit et réécrit à son
patient pour le faire revenir à ses séances, l’appelle avec une certaine insistance, ou refuse la
fin du traitement demandé par le patient. « Nous offrons un “soin” à quelqu’un qui n’en fait
nullement la demande et qui, en fait, a déjà organisé, par ses symptômes eux-mêmes
(notamment le délire), une thérapeutique d’urgence » (Gibeault et Roux, 1999, p. 66).

11On pourrait se demander ici pourquoi cette évidence, à savoir le fait que l’engagement des
soins avec un schizophrène s’apparente à un acte de séduction perpétré par un objet qui
s’impose en tant que tel dans la vie psychique du patient, pourquoi donc cette évidence a été
si peu exploitée, notamment par les psychiatres qui se trouvent en première ligne de ces
modalités de rencontres ; même parmi ceux qui sont les mieux formés à la doctrine et à
l’exercice psychanalytiques. Bien sûr, « peu exploitée », non pas au sens de la pratique, car
les traitements de ces patients se déroulent bel et bien à partir de ce point de départ, mais au
sens d’une exploration de ce thème dans toutes ses ramifications et implications théoriques.

12Il existe plusieurs réponses à cette question, d’autant plus que les dimensions de la relation
thérapeutique avec un schizophrène sont plus nombreuses que celles des traitements
psychanalytiques classiques, car elles comportent, outre la dimension transférentielle et
contre-transférentielle, les dimensions de déontologie médicale (qui n’est pas tout à fait la
même que la déontologie psychanalytique), de demande familiale, de réalité sociale, etc. Je
pense toutefois que, à un niveau plus théorique, l’explication de cette méconnaissance réside
dans le fait qu’un autre concept est venu masquer la nature séductrice de tout engagement de
traitement avec un schizophrène ; un autre concept également pourvu de tous les caractères de
l’évidence et, comme la séduction, homologué lui aussi dans le corpus conceptuel de la
métapsychologie : il s’agit du concept de principe de réalité. Nous avons tendance à
considérer que ce qui relève de l’imposé, dans les soins des patients psychotiques, et plus
particulièrement des schizophrènes, ressortirait à la catégorie de la réalité, et se ferait au nom
de son principe. De cette réalité, le thérapeute serait tout au plus l’« ambassadeur », selon les
formulations des années 1950 et 1960 (Racamier, 1956) qui, pour n’être plus utilisées
actuellement, ne restent pas moins agissantes, mais en aucun cas son agent le plus actif, et
même son créateur.

13On voit ainsi se dessiner deux approches théoriques possibles du traitement des
schizophrènes. L’une utiliserait la notion de « réalité » et ses déclinaisons (principe de réalité,
épreuve de réalité, opposition moi-plaisir/moi-réalité, voire même « objectivité » de la
réalité…), et c’est bien celle que la psychiatrie a longtemps privilégiée, jusqu’aux thérapies
cognitives plus récentes. L’autre utiliserait la notion d’objet (sa propre « réalité » particulière,
son impact séducteur, et les moyens spécifiques utilisés dans la schizophrénie pour lutter
contre lui). En faveur de la première, il convient de rappeler que Freud a toujours défini les
psychoses comme une « perte de la réalité », sans toutefois approfondir ce qu’il entendait par
le terme de réalité ; en faveur de la seconde, il y a le fait que l’objet fait partie intégrante de la
métapsychologie, bien que très peu exploré. Je tenterai, dans le chapitre suivant, d’éclaircir les
liens entre ces deux termes. Quoi qu’il en soit, ces deux théorisations n’aboutissent pas
nécessairement à des pratiques thérapeutiques radicalement différentes, et l’on sait que notre
conception psychanalytique de la « réalité » est intimement liée à celle de l’objet : pour notre
psychisme, réalité et objet sont indissociables, et les schizophrènes sont particulièrement bien
placés pour nous le montrer, eux chez qui la réalité dite extérieure elle-même, la plus neutre et
insignifiante en apparence, peut exercer un effet d’appel puissant, de séduction traumatique
comparable à ceux de l’objet le plus envahissant : on dirait que cette réalité ambiante pourtant
si commune ressemble à une lave jamais suffisamment « asséchée » pour qu’ils puissent
l’approcher sans s’y brûler. Nous allons donc maintenant suivre quelques séquences cliniq ues
où l’objet que nous représentons s’impose/s’interpose dans la vie psychique des patients
schizophrènes.

Histoire de Laurence (1)


14Laurence a 22 ans au moment où je fais sa connaissance : elle est hospitalisée en mesure
d’internement par décision préfectorale [1][1]Il s’agit de l’ancien « placement d’office » de la
loi de 1838,… pour violences sur la voie publique (elle a provoqué une altercation dans un
supermarché, a frappé les membres du personnel et les vigiles, a tenu des propos à caractère
confus et persécutif). Notre équipe la suit à l’époque depuis deux ans, et c’est la troisième
hospitalisation sous cette forme : dès sa sortie, elle arrête tout traitement, ne se rend pas à ses
consultations, erre dans les rues, commet de petits délits en compagnie de rencontres de
passage. Jeune fille décrite comme plutôt bonne élève, « timide mais un peu sauvage », dira sa
mère, elle explosera littéralement vers l’âge de 17 ans, interrompant toute scolarité et
fréquentant des bandes de jeunes dont les parents ne savent rien. Trois-quatre ans plus tard,
elle se présente comme gravement paranoïde, tourmentée par un syndrome de référence quasi
continu (« dès que je suis dans la rue, tout le monde me montre du doigt et parle derrière mon
dos, c’est intolérable »), ce à quoi elle répond par des réactions d’attaque violente, sans égard
ni pour les autres, ni pour sa propre sécurité.
15Son histoire est assez particulière. Issue d’une famille plutôt aisée, orpheline de mère qui
va mourir en couches au moment de sa naissance, originaire d’un pays qui sera frappé par la
guerre alors qu’elle avait trois ans, dernière d’une fratrie de sept enfants, elle connaîtra
l’exode et les camps de réfugiés, perdra deux de ses frères et sœurs, et finalement la famille
sera dispersée, le père et l’une des sœurs se retrouvant dans un pays éloigné, elle-même et
trois de ses frères et sœurs en France. Ceux-ci seront placés, et Laurence sera accueillie par un
couple de retraités, sans enfants, travaillant dans une association d’aide aux réfugiés, qui se
verra confier son éducation, et lui choisiront son prénom d’usage, mais sans acte officiel
d’adoption. Ces sont ces deux personnes qu’elle qualifie de « père » et de « mère » et ce n’est
que deux décennies plus tard, et à la suite de recherches de ses autres frères et sœurs, qu’elle
rencontrera à nouveau son père biologique.

16Laurence est en chambre d’isolement depuis son admission à l’hôpital, et l’équipe


hospitalière, qui la connaît mieux que l’équipe du centre des consultations, où elle s’est peu
rendue, désespère d’entrer en relation avec elle : « Elle est comme une furie, elle attaque dès
qu’on entre dans sa chambre, elle a toujours fugué dès qu’on a laissé la porte ouverte ;
pourtant, on a envie de faire des choses pour elle, mais quelle que soit la façon dont on
l’approche, elle réagit violemment. » Mes deux-trois premiers entretiens avec elle, dans sa
chambre, ne seront guère plus paisibles et se termineront dans les insultes.

17Mais voilà qu’un événement grave arrive : la mère appelle en annonçant que son mari, qui
souffrait déjà de troubles cardiaques, vient de mourir. Il faut l’annoncer à Laurence. Je préfère
la voir dans mon bureau. Je lui annonce la nouvelle, je lui présente mes condoléances et
prononce les mots d’usage. Elle reste totalement mutique, le regard farouche, l’expression
faciale hostile. Au bout de quelques minutes, elle dit : « J’ai besoin de rester seule. Je veux
faire un tour dans le parc. » Je réfléchis rapidement. Nous savons qu’elle n’est jamais allée
dans le parc sans fuguer, notre hôpital n’étant pas doté de murs de prison [2][2]L’hôpital l’Eau
Vive de l’Association de santé mentale dans le…… Finalement, je lui dis : « Vous êtes ici par
arrêté préfectoral. Cette décision s’impose aussi bien à vous qu’à moi : vous ne pouvez pas
partir sans l’autorisation du préfet, et je ne peux pas vous laisser partir sans son autorisation.
Si vous fuguez, nous aurons tous les deux des ennuis. Les vôtres, c’est votre affaire ; mais
pour ce qui me concerne, je n’y tiens pas. Que pouvez-vous faire pour me les éviter ? » Elle se
tait à nouveau pendant quelques minutes, puis elle dit : « Je vous donne ma parole que je
reviendrai. » Elle part donc se promener dans le parc, revient à l’heure dite et, trois jours plus
tard, deux infirmiers l’accompagnent aux obsèques de son père, auxquelles elle assistera sans
un mot et sans une larme.
18Quelques semaines plus tard, elle sort de l’hôpital et demande à être suivie par moi. Je la
verrai environ une fois par semaine, parfois davantage – car mes patients savent qu’ils
peuvent aussi venir me voir sans rendez-vous – pendant une dizaine d’années, puis une fois
tous les quinze jours à tous les mois pendant encore quinze ans. Elle acceptera un
arrangement avec le traitement : je lui présente une sorte de théorie médicale, pas totalement
fausse d’ailleurs, selon laquelle on ne peut pas juger de l’utilité d’un traitement neuroleptique
avant plusieurs mois, et je lui propose donc de le garder provisoirement, et que nous
discutions de son utilité un an plus tard. C’est moi-même qui le lui rappellerai au bout d’un
an, mais elle coupera court à la discussion : « Je m’y suis habituée maintenant, je le garde »,
façon de dire sans l’avouer qu’elle le trouve utile. Première forme de compromis chez elle,
mais aussi manifestation d’un souci de ne pas « perdre la face » qu’elle a toujours eu, même
dans ses pires moments.

19Pendant plusieurs mois, voire années, j’essaie de me familiariser avec son histoire.
Laurence n’en parle jamais spontanément, et ce n’est qu’incidemment que j’apprends qu’elle
a vu telle sœur, tel frère (dont certains vivent à Paris). Elle me donne l’impression qu’elle est
plutôt à distance par rapport à eux, et dira parfois qu’ils sont jaloux d’elle : « J’ai eu la belle
vie par rapport à eux. Les familles d’accueil, ça n’a pas été toujours facile. Mes parents m’ont
gardée parce que j’étais la plus petite, et la plus mignonne. » Ce n’est qu’une quinzaine
d’années plus tard, et alors que je ne la vois plus sur une base hebdomadaire, qu’un souvenir
lui reviendra de l’aéroport de Roissy : de grands tubes transparents, du bruit, un univers plus
étrange qu’effrayant, des gens inconnus qui les attendent, ses cris et ses pleurs lorsque ses
frères et sœurs partent de leur côté, accompagnés par les fonctionnaires de l’Aide sociale à
l’enfance, elle-même se retrouvant avec ceux qui seront « ses parents ». Elle évoque souvent
le suicide, surtout depuis la mort de son père. Elle dit : « Je n’arrive pas à la fois à penser que
mon père est mort et que je peux vivre. Je ne comprends pas comment on peut faire un deuil
et vivre normalement, comme ma mère. C’est peut-être parce que, moi, c’est la loi du tout ou
rien. » Je lui rappelle que la loi du tout ou rien, elle l’a bien connue avec la guerre, et son
père biologique qui a disparu sans qu’elle sache s’il est vivant ou mort (les enfants n’en
avaient pas encore retrouvé la trace, à l’époque). Elle répond : « Je ne veux pas penser à ces
choses-là. » Parfois elle vient et dit : « Je n’ai rien à vous dire », et repart immédiatement. Il
m’est arrivé de lui dire : « Et vous ne vous demandez pas si, moi, j’ai quelque chose à vous
dire ? » Elle me regarde interloquée, elle dit : « Comme quoi ? » Je réponds : « Comme quoi,
vous estimez avoir dit trop de choses la dernière fois, et vous ne voulez pas continuer. » Elle
lance alors sa phrase habituelle : « Je ne veux pas penser à ces choses-là. »

20Nous retrouverons Laurence aux chapitres 4 et 5.

Histoire de Myriam
21Myriam est une jeune femme d’environ 28 ans qui vit seule depuis trois ans dans un foyer
de jeunes travailleurs, bien que ne l’étant pas elle-même ; elle est totalement inactive. Ses
parents habitent non loin d’elle, mais la situation de conflit perpétuel avec eux a conduit une
assistante sociale d’arrondissement à lui trouver ce logement. Elle a été une élève brillante,
qui a fléchi au moment du baccalauréat, alors que toute sa famille, et aussi ses enseignants,
rêvaient pour elle d’études supérieures ; elle porte cette déception de façon très projective,
ayant constamment la conviction que « les autres lui mettent des bâtons dans les roues »,
qu’ils « font tout pour l’enfoncer ». Lorsque ces allégations prendront une tournure
franchement hallucinatoire, elle sera hospitalisée à la demande de ses parents, ce qui ne fera
qu’aggraver ses sentiments de persécution. Depuis quelques jours, elle est hospitalisée à la
suite d’une rixe à son lieu de vie, où elle est en conflit persécutoire avec pratiquement tout le
monde, et son contact reste protestataire et hostile : elle n’a rien à faire à l’hôpital, ce sont les
autres qui ont manigancé ce nouvel internement, il est hors de question qu’elle accepte le
traitement, qui lui est donc administré de force. Je vais la voir dans l’unité fermée où elle a été
accueillie. Un échange très vif s’ensuit :

22« Voilà le travail ! Je suis enfermée dans ce trou ! Vous feriez mieux de vous demander
pourquoi je suis à nouveau dans ce trou !

23– Que s’est-il passé ?

24– Vous n’avez qu’à leur demander ! À la fille qui m’embête tout le temps au foyer, à la
directrice qui a appelé les flics, et à mes parents, tiens ! Jamais absents lorsqu’il y a un
mauvais coup à me faire !

25– Mais alors, de votre côté, il ne s’est rien passé ?

26– Vous voulez quoi ? Que je vous dise que c’est de ma faute ? Ça vous arrangerait bien,
dans votre sale boulot. Allez donc trouver ceux dont c’est vraiment la faute !

27– En somme, vous me dites que vous marchiez calmement dans la rue, et que vous êtes
tombée dans un trou que des gens mal intentionnés avaient creusé là, juste devant vos pas…

28– C’est exactement ça !

29– …Et donc, vous êtes là, au fond de ce trou, il y a un tas de gens autour qui essaient de
vous en sortir, et vous, vous répondez : non, il faut aller chercher ceux qui ont creusé le trou !

30– Parfaitement !

31– Eh bien… On dirait que vous êtes prête à beaucoup de sacrifices, rien que pour faire
triompher la justice dans ce monde…

32– Parce que vous, vous trouvez ça normal que je sois là en train de souffrir à cause des
autres !

33– Non, mais attendez ! Ici c’est un hôpital. Vous, si vous marchez calmement sur un
trottoir, et que vous vous faites renverser par un chauffard ivre qui a perdu le contrôle de sa
voiture, et vous arrivez aux urgences de l’hôpital, vous dites au chirurgien de ne pas s’occuper
de vous, d’aller plutôt participer à la lutte antialcoolique ? »

34J’ai l’impression que la métaphore médicale a l’air de lui parler, car elle se calme un peu,
semble pour la première fois réfléchir quelques instants avant de répliquer. Puis elle dit, sur
un ton plus posé de défi : « Et vous pensez pouvoir faire quoi pour moi, ici ? ». Je profite de
cette ouverture pour lui retourner la question :
35– Et comment voulez-vous que le médecin sache ce qu’il y a à faire, si le malade gigote
sans arrêt ?

36Myriam va s’apaiser dans les jours qui suivent, et sortira un mois plus tard. Elle acceptera
de me rencontrer au centre des consultations, mais refuse tout travail à un rythme plus
psychothérapique ; ce sera donc, pour le moment, des séances mensuelles. En revanche, elle
demande d’emblée la mise en place d’une allocation pour adultes handicapés, « c’est mes
parents qui m’ont conseillé de vous demander cela, vu que je ne travaille pas ». Je refuse tout
net. Pour être reconnu handicapé par la société, lui dis-je, il faut déjà avoir été reconnu malade
par soi-même. Pense-t-elle être ou avoir été malade ? Et si oui, que fait-elle, qu’a-t-elle déjà
fait, pour sortir de la maladie ? À ma (relative) surprise – car je pensais qu’il y avait aussi un
risque qu’elle claque la porte – elle répond : « Correct. Vous voulez que je prenne d’abord vos
médicaments. » Je lui dis qu’en tout cas, c’est la première question qui lui sera posée
lorsqu’elle se trouvera devant la commission qui évalue et attribue les allocations. Et que,
quant à moi, bien sûr que je pense qu’elle ferait bien de prendre des médicaments, et donc je
lui en prescrirai à la fin de la consultation, mais qu’elle ne compte pas sur moi pour venir chez
elle lui mettre les comprimés dans la bouche en lui pinçant le nez pour qu’elle les avale. Elle
rit, elle part avec l’ordonnance, et manifestement elle suit la prescription.

37Deux ans plus tard, Myriam a son allocation pour adultes handicapés, ainsi que la
reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé qui lui est associée. Grâce à ce statut,
elle a obtenu une période d’évaluation des acquis, où elle a surpris par l’excellence de ses
résultats. Elle est donc en attente d’une formation professionnelle dans le tertiaire, financée
par les droits ouverts grâce à son statut.

Histoire de Jean (1)


38Jean est un jeune homme de 26 ans au moment où nous faisons sa connaissance. Originaire
d’une autre région de France, il s’installe à Paris où il vient d’avoir son premier emploi, et
c’est en débutant son activité professionnelle qu’il va connaître une décompensation
psychotique hallucinatoire et délirante persécutive, qui tranche avec son caractère
habituellement timide et réservé. Il est hospitalisé dans notre service. Nous apprenons par lui,
et surtout par sa famille, que la première décompensation a eu lieu au cours de ses études, à
21 ans, suivi d’une deuxième, deux ans plus tard ; il sera soigné dans le service universitaire
de psychiatrie de sa ville, où le diagnostic de schizophrénie sera posé ; il suivra des séances
d’« éducation thérapeutique » où il va bien assimiler le fait qu’il souffre de cette maladie, et il
en parle sur la même modalité que celle d’une maladie physique. Il ne remet jamais en cause
le traitement médicamenteux, même si c’est sous traitement qu’il va présenter ce troisième
épisode. Il nous confie aussi qu’à partir de l’âge de 15 ans, il s’est forgé la conviction qu’il
présentait une maladie vénérienne (Jean n’a jamais eu de rapports sexuels), idée qui lui est
venue à la suite d’un cours de biologie ; étant croyant et habité par le souci de ne pas nuire à
autrui, il en a conclu qu’il lui était interdit d’avoir des rapports sexuels, pour éviter de
contaminer les autres. Cette idée est plus ou moins suspendue au moment où on le rencontre
pour la première fois, sans toutefois être totalement abandonnée.

39À sa sortie de l’hôpital, je lui propose de rejoindre un psychodrame individuel dont je fais
partie, sous la direction d’Alain Gibeault [3][3]Au Centre de psychanalyse Évelyne et Jean
Kestemberg, de…, ce qu’il accepte, sans enthousiasme ni réticence : la confiance et
l’obéissance aux personnes d’autorité font partie de sa culture.
40Jean vient ponctuellement au psychodrame, mais son importante inhibition rend l’ensemble
du processus lent et peu créatif. Les manifestations affectives ou émotionnelles sont
totalement absentes, tout comme le récit même de telles manifestations. Il apprend à préparer
des scènes par avance pour éviter d’être confronté à l’impossibilité d’imaginer une scène, une
fois en situation. Il s’agit en général de scènes n’impliquant pas de personnes réelles, jamais
des scènes de sa vie quotidienne, et encore moins de son passé, à l’exception d’une ou deux
scènes avec son frère, d’un an et demi son cadet. En fait, il s’agit à peine de personnages,
mais plutôt de dialogues entre des personnes imaginaires, très peu incarnées, qui discutent de
telle ou telle question (« quelqu’un qui dit ceci, quelqu’un qui répond cela »). Il faut le rappel
du directeur du psychodrame pour que l’un des deux ou trois protagonistes soit joué par lui-
même, si Jean ne garde pas son propre rôle (ce qu’il fait le plus souvent), et il est encore plus
difficile de trouver des noms, des prénoms, à ses personnages. Lorsqu’un ami d’enfance est
tiré de l’entretien préliminaire et Jean est invité à en attribuer le rôle à l’un ou à l’autre des
psychodramatistes, il tient à préciser : « Attention, Pierre ou Jacques n’a jamais dit telle ou
telle chose, c’est purement imaginaire. » Du reste, attribue-t-il vraiment les rôles ? Nous nous
rendons compte qu’il désigne les psychodramatistes en commençant toujours du même côté
de leur rangée, sans tenir compte de la différence des âges ou des sexes, et distribue les rôles
aux uns après les autres selon leur place assise. Il semble perplexe lorsque, à la suite de deux
scènes pendant lesquelles il a sollicité un nombre d’intervenants inhabituellement élevé, il
constate qu’il est arrivé à la fin de la rangée des thérapeutes : que faut-il faire maintenant ?
Recommencer depuis le début de la rangée ?

41Jean mène une existence ordinaire, travaille, part souvent les week-ends chez ses parents,
participe à quelques rares loisirs de type sportif (jamais aucune personne qu’il y fréquenterait
n’est mentionnée, nous déduisons qu’il reste la plupart du temps silencieux, suivant le groupe,
se faisant peu remarquer et ne développant pas de relations personnelles).

42Le tournant a lieu au bout de trois ans. Jean arrive assez inquiet, dit qu’il a fait un rêve ; un
récit de rêve est fait rarissime dans son traitement, il s’agit peut-être de la première fois. Il
expose un ensemble d’images assez confus, vécu dans une grande angoisse, il est question
d’un véhicule, peut-être d’un vaisseau spatial, des gens semblent vouloir le tirer d’un côté
pour le libérer de quelque chose, il y a un tunnel, puis un mur sur lequel leurs efforts viennent
échouer, finalement, une grande explosion atomique se produit, ou peut-être une guerre
nucléaire, il y a plein de lumière, il se réveille en sursaut.

43Nous tentons de représenter le rêve, nous n’obtenons pas d’associations significatives de la


part de Jean, et à sa sortie de la pièce, les discussions vont bon train dans le groupe :
l’explosion n’a-t-elle pas quelque rapport avec ses épisode délirants et hallucinatoires ?
S’agirait- il de la première représentation, de la première figuration – d’un début donc de
symbolisation – de la catastrophe psychotique qu’il a vécue ? Ne sommes-nous pas en train
d’essayer de le tirer de là, « gens » anonymes, puisqu’il ne parvient même pas à nous attribuer
des rôles un peu plus personnalisés, depuis le temps que nous travaillons ensemble ? Et n’y
aurait-il pas un rapport avec la scène primitive, lui qui imagine la sexualité si dangereuse,
alors même qu’il ne l’a jamais pratiquée ? Discussions et imaginations de psychanalystes – en
réalité, remplissant un rôle important de fantasmatisation et de secondarisation face à la
condensation tenace et aux opérations de répression de notre patient. Mais quelques jours plus
tard, nous apprenons que Jean a été hospitalisé en urgence dans la clinique de court séjour de
notre association [4][4]La policlinique de l’Association de santé mentale dans le…. Par le plus
pur des hasards, il y croise l’un des psychodramatistes, qui y travaille par ailleurs comme
psychiatre, et cette rencontre hors contexte de psychodrame semble accorder à l’expérience
vécue par Jean un indice de réalité : nous sommes donc bien réels, tous tant que nous sommes
– et donc, lui aussi. Mais nous retenons avant tout que, pour la première fois – pour autant que
nous puissions en juger – son explosion a pu être figurée. Figuration sommaire, celle d’un
vaisseau spatial en danger, mais figuration quand même.
44À partir de ce moment, Jean est nettement plus vif, et plus loquace. Les scènes, bien que
toujours préparées d’avance, font participer un peu plus les personnages de sa vie et de son
histoire, et nous comprenons aussi que son cercle de fréquentations s’est élargi. En revanche,
et bien que plus riches en personnages, les scènes proposées pendant des mois et des mois
obéissent à un thème général qui reste toujours le même : une personne soutenant une
position, une seconde soutenant le contraire, une troisième faisant parler l’un comme l’autre,
commentant les positions de l’un et de l’autre, pointant les excès ou les insuffisances de
l’argumentation de l’un comme de l’autre. Nous considérons que cet accès à la conflictualité
constitue un grand acquis, Jean nous donne l’impression de s’exercer à la pratique des
contraires, sans les laisser se fondre ensemble dans une union explosive. Nous observons
aussi – une séquence illustrative de ce mouvement sera rapportée au chapitre 3 – que Jean est
plus ouvert aux autres, commence à fréquenter des personnes de son âge, manifeste un timide
intérêt pour les filles.

45Deux ans plus tard, nous avons le sentiment d’avoir épuisé tous les cas de figure possibles
des oppositions, du dilemme sur la destination des vacances d’été jusqu’à la question de
l’existence de Dieu, en passant par le bien-fondé de la charité pour les gens qui ne font pas
d’effort, et la question du mensonge et de la vérité, et de leurs nécessités respectives… Jean
en est las lui aussi – ou peut-être sent-il notre lassitude –, toujours est-il qu’il demande la fin
du psychodrame. Le directeur du psychodrame refuse, « le travail continue ». Le groupe des
psychodramatistes lui-même est partagé. Certains considèrent que Jean va bien – tout le
monde s’accorde sur le constat –, qu’il y a d’incontestables acquis, qu’il a quand même le
droit de choisir de mettre fin à son traitement. D’autres sont plus réservés. Néanmoins, tous
font confiance au directeur du jeu. Donc, on continue.

46Au cours des deux-trois années qui suivent, Jean revient régulièrement à sa demande de fin
de traitement, et rencontre le même refus. Mais vers la fin de cette période, avec tout le
laconisme et la discrétion qui le caractérisent, il commence à évoquer une jeune femme… Le
groupe fait toutes sortes de conjectures : s’agit-il d’une « amie », de ces jeunes femmes qui
font nécessairement partie des groupes auxquels il participe, et dont il lui est arrivé, rarement,
de parler ? Parle-t-il d’une « amie » au sens d’une relation amoureuse ? Lorsque, quelques
mois plus tard, le mot de « fiancée » est prononcé, le doute n’est plus permis, d’autant plus
que Jean dit l’avoir présentée à ses parents – et pourtant, elle est évoquée avec tellement de
parcimonie, qu’il nous est arrivé de nous demander s’il ne s’agit pas d’une élaboration
délirante –, jusqu’au jour où Jean nous dit, incidemment, que la date du mariage a été fixée.
Mais alors, il va vraiment se marier, vraiment ? Dans les mois qui suivent, Jean joue quelques
scènes qui montrent les quelques difficultés de vie commune après le mariage, mais aussi le
fait qu’elles peuvent être surmontées, « s’il y a de la bonne volonté de part et d’autre ». Puis,
il nous annonce que, avec l’aide de ses parents, le couple a acheté un appartement dans un
autre quartier de la région parisienne, « il faut plus grand maintenant, vous comprenez… »
Nous n’osons pas comprendre ce que nous comprenons. Jean demande la fin du psychodrame,
et nous fixons une date de terminaison. Il nous quittera donc à l’âge de 37 ans, en laissant au
secrétariat une lettre de remerciements très émouvante, ainsi qu’un chèque de don au Centre
de psychanalyse.

47Nous retrouverons Jean au chapitre 2.


Histoire d’Edmond
48Edmond a 54 ans au moment où je fais sa connaissance. Il s’agit d’un homme bien connu
de notre institution, où il est suivi depuis plus de trente ans pour une psychose maniaco-
dépressive particulièrement difficile à soigner, en cela qu’elle comporte des moments de
rupture brusques, fréquents (au moins une fois par an), de début nocturne, parfois
hallucinatoires ou en tout cas en relation avec un rêve se prolongeant après le réveil, au cours
desquels il manifeste une extrême violence, dangereuse pour son entourage, associée à une
désorganisation psychique mentale d’allure schizophrénique. Ces ruptures nécessitent de
longs séjours en chambre d’isolement dans un contexte d’insomnie et d’excitation qui ne cède
qu’au bout de plusieurs semaines. Une psychothérapie analytique suivie depuis près de dix
ans, un suivi psychiatrique serré, un traitement médicamenteux dans toutes les règles de l’art,
ne semblent pas en mesure de prévenir ces moments de décompensation qui sont très
décourageants pour les soignants ; de nombreuses réunions de synthèse ont été organisées à
son sujet, au cours desquels masochisme, perversité et surtout pulsion de mort (véritable deus
ex machina de la psychiatrie psychanalytique des psychoses) ont été le plus souvent évoqués.

49Mais le véritable problème psychopathologique posé par ce patient, et sur lequel tout le
monde s’accorde, est la redoutable efficacité de son clivage, plus particulièrement le décalage
entre une certaine capacité de travail psychique en situation ordinaire (assortie d’un contact
avenant, courtois – en accord avec son éducation – et plutôt agréable) et la disparition de toute
trace de ce travail lors des moments critiques, où il devient extrêmement injurieux et même
violent ; pour le dire comme le patient avait l’habitude de le dire, « au moment où ça me
prend, il n’y a plus personne ».

50Nous avons donc décidé un jour de le « prendre au mot ». Si, au moment où « ça lui
prend », « il n’y a personne », et puisqu’il dit regretter cet état, arrangeons-nous pour qu’il y
ait quelqu’un. Et nous avons mis en place, avec sa femme, un système d’appel téléphonique
immédiat, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept : avec l’accord du patient,
nous avons convenu que, au moment où « ça lui prend », sa femme est autorisée à m’appeler,
puis à me passer à son mari.

51De ce qu’il s’est dit lors de ces appels, il est difficile d’en faire un rapport bien riche : il n’y
en a eu que cinq ou six en l’espace de près de vingt ans, et je n’ai jamais eu le sentiment de
dire quelque chose de particulièrement pertinent, d’autant plus que la communication a été
extrêmement brève :

52– Bonjour, il semble que votre femme s’inquiète de votre état…

53« Comme à son habitude »

54– Est-ce que, de votre côté, vous avez le sentiment de repartir dans ces états qui vous sont
particulièrement pénibles ?

55« Non »

56– Je vous demande malgré tout de prendre immédiatement dix milligrammes


d’halopéridol, et de reprendre la même posologie dans six heures…

57« Bien »
58– …Et je vous attends demain, à la première heure [ou lundi, si l’appel arrive un week-
end], à ma consultation au Centre Paumelle [5][5]Il s’agit du Centre Philippe Paumelle,
centre….
59« Demain j’ai prévu des courses à faire »

60Je ne tiens pas compte de sa femme que j’entends crier qu’il a déjà fait des courses pour
nourrir toute une légion durant un mois, et je lui réponds sèchement :

61– Vous courses peuvent attendre. Je vous attends donc demain.

62« Bien »

63Edmond arrive à la consultation comme prévu. L’entretien est pauvre, et j’évite pour ma
part les interventions trop excitantes. De son côté, il fait manifestement un effort pour se
contenir, mais il a pris le traitement prescrit. Je le reconduis pour quelques jours, j’installe une
consultation deux à trois fois par semaine, le relais est pris par les infirmières, et l’épisode se
termine au bout de deux-trois semaines, sans autre mesure thérapeutique.

64Je me suis rapidement formé l’idée que ce qui était dit au cours de ces échanges n’avait
aucune espèce d’importance pour ce qui s’y déroulait, et que le facteur décisif était que le
patient puisse entende ma voix lors de ces moments ; c’est ce « son » articulé, avec son
intonation, ses nuances, sa fermeté, plus que les paroles qu’il contenait, qui jouait un rôle
décisif dans l’arrêt du processus de désorganisation. Toujours est-il que depuis la mise en
place de ce procédé, et au cours des vingt années qui ont suivi (jusqu’à son admission en
maison de retraite, avec sa femme), Edmond n’a plus connu d’hospitalisation en chambre
d’isolement, et ses quelques retours à l’hôpital ont tous été, sans exception, brefs, le plus
souvent de nature préventive, et toujours avec son accord.

Sur les qualités d’un « objet pour schizophrènes »

65À propos des traitements des patients schizophrènes, Marie-Lise Roux (2001, p. 197) écrit :
« exister, c’est perdre l’objet, et reconnaître la réalité de l’objet, c’est ne plus exister. Par
conséquent, toute cure individuelle s’engage comme un combat mortel où la fonction du
thérapeute devra être de laisser exister le patient, tout en lui permettant de reconnaître
l’existence du thérapeute ». Je me contenterai dans ce chapitre de quelques éléments
descriptifs de cette « existence du thérapeute », avant d’en rechercher l’assise théorique dans
le chapitre 3.

66Les séquences cliniques rapportées plus haut illustrent différents aspects de la façon dont le
thérapeute s’impose comme objet à investir. On voit que tous ne sont pas liés à un « acte
inaugural » de traitement, dans la situation classique du patient amené par sa famille ou les
autorités, refusant les soins, et se les faisant imposer. Les situations cliniques de Laurence et
de Myriam sont évidemment les plus parlantes, car elles rejoignent une expérience largement
partagée en psychiatrie au début des soins. Mais dans les deux autres situations décrites, il
semble également y avoir quelque chose d’inaugural : un changement symptomatique
significatif dans le cas d’Edmond, un changement majeur dans la vie de Jean. Arrêtons-nous
alors quelques instants sur ces cas particuliers, avant de revenir sur le cas général d’un début
de traitement. La question est d’autant plus intéressante que les deux patients suivent depuis
longtemps un traitement analytique, et qu’une certaine qualité de travail et d’élaboration
psychiques est incontestablement produite. Comment comprendre cet apparent paradoxe ?
67Je pense que les réflexions de Freud sur la nature du désinvestissement psychotique offrent
ici une voie intéressante. Dans l’Inconscient (1915e), puis dans le Complément
métapsychologique à la doctrine du rêve (1916-1917f), il effleure une particularité du
fonctionnement psychotique qui se situe à l’opposé d’un modèle régressif, du moins dans sa
dimension topique. La « perte de la réalité » – élément constant de sa définition des
psychoses – affecte en priorité les représentations de chose, que Freud considère plus proches
du pôle perceptif de l’activité psychique, et donc de la « réalité », alors que les représentations
de mot peuvent être relativement épargnées. Il s’ensuit une utilisatio n particulière du langage,
qui semble se développer comme retranché de ses assises perceptives ; le goût prononcé de
certains patients schizophrènes pour un discours hautement spéculatif et ésotérique illustre ce
phénomène au plan clinique. C’est, je crois, le piège dans lequel peut tomber un travail
analytique avec un patient psychotique, notamment lorsque celui-ci l’entreprend pour des
raisons de proximité culturelle (c’est le cas d’Edmond), ou par confiance et obéissance à
l’autorité qui le propose (ce qui est le cas de Jean). Le travail psychique a bel et bien lieu,
mais l’expérience montre que l’édifice ne résiste pas au moindre coup de vent ; c’est ce que
certains craignaient dans le cas de Jean, et c’est ce que l’infernale répétition d’Edmond
vérifiait chaque année.

68S’agit-il alors d’une situation où, en toute bonne foi, le travail analytique « bâtit sur du
sable » ? En partie, oui… Ce qui n’a pas manqué d’entraîner les sarcasmes de Lacan (1958)
sur les « psychothérapies psychanalytiques des psychoses » de son époque, les comparant à un
navire où l’on rame alors qu’il est sur le sable. Mais en partie seulement, car l’économie des
processus biologiques (et donc psychiques) obéit rarement à la logique du tout ou rien, « on-
off », logique qui caractérise surtout le monde mécanique (et éventuellement, certaines
conceptions structuralistes importées en psychopathologie). Un édifice est bel et bien
construit, fragile et complexe, et l’on peut toujours espérer mieux consolider le sable qui lui
sert de sous-bassement, et rendre ainsi le travail déjà effectué vraiment profitable. Comment ?
C’est là qu’intervient, me semble-t-il, cette expérience fondatrice, en un sens « inaugurale »
même après plusieurs années de traitement, qui consiste à forcer l’investissement du patient
« en dehors du corps propre », selon la formule que j’ai retenue en introduction. Dans le cas
d’Edmond, je pense que la situation était déjà mûre pour une telle intervention, face à un
patient épuisé par ses désorganisations à répétition, et son impossibilité d’utiliser les acquis du
travail analytique pour les modifier. Pour Jean, c’est plutôt un pari sur l’avenir… Peut-être,
aurait-il passé le reste de sa vie sans nouvelle décompensation psychotique, même s’il avait
interrompu le psychodrame au moment où il l’a demandé ; peut-être aussi, il aurait créé
malgré tout une vie de couple. Mais il me semble significatif que, au moment où il se trouve
devant une confrontation, un désaccord, un refus – sans doute pour la première fois dans le
processus de soins –, au moment donc où l’objet que nous représentons s’impose à lui, et sous
la pression de cette situation inédite, il finit par forcer l’ouverture du chemin qui est par
excellence celui de l’investissement d’un objet « en dehors du corps propre », à savoir le
chemin de la relation amoureuse.

69Si nous revenons maintenant à la situation clinique la plus commune, celle où le


thérapeute, psychiatre ou soignant, doit œuvrer à assurer son « existence » auprès du patient
schizophrène, tout en laissant le patient exister, l’élément le plus important me semble se
rapprocher de ce que Sacha Nacht (1965, p. 275) qualifiait de présence, « une certaine façon
d’être présent » (« c’est peut-être dans les paroles de l’analyste, mais certainement plus encore
dans cette qualité de présence révélant la qualité réelle du contre-transfert que le malade va
pouvoir trouver la sécurité dont il a tant besoin »). Les traitements décrits par Paulette Letarte
(2018) illustrent de façon particulièrement frappante cette qualité de présence de l’analyste.
70Deux aspects de cette présence semblent se dégager avec une certaine constance. Le
premier consiste à parler et agir en son nom propre. Le second consiste à occuper une place
de double.

71Parler en son nom propre consiste à assumer une certaine subjectivité dans les échanges
avec nos patients, à l’hôpital, en psychothérapie, à la consultation ou en institution, échanges
dans lesquels nous sommes amenés à prendre position, à parler et à agir (et c’est vrai qu’un
psychiatre agit beaucoup dans ses activités de thérapeute : prescriptions médicamenteuses,
certificats d’internement, demandes et attestations diverses à l’intention du tiers social,
mesures de protection de biens et d’aide matérielle…). Cette subjectivité est le résultat, non
pas de nos idées ou convictions personnelles (bien qu’il existe aussi des garde-fous éthiques,
tout comme un cadre législatif), mais de ce que le thérapeute incarne comme objet au moment
où il parle, au sein de la rencontre. Ce serait effectivement triste – bien que pas toujours
évitable, dans un contexte où les gestes médicaux et soignants sont encadrés par des
protocoles de plus en plus détaillés – si, en assumant ainsi la prise de parole (et l’engagement
des multiples actions qui lui sont associées), nous ne faisons qu’affirmer des positions, valeurs
ou connaissances à usage universel, sans que cette prise de parole et ces actes ne s’adressent à
ce patient en particulier, et donc sans tenir compte de ce que nous pensons comprendre de lui,
nous personnellement, et de ce qu’il nous adresse.

72Par exemple, le fait de refuser à Myriam l’allocation pour adultes handicapés parce qu’elle
ne se reconnaît pas malade ne saurait être une position de principe ; elle ne peut être que la
réponse que juge bon de lui donner à ce moment- là l’objet qu’elle a été amenée à investir (à
sa façon). Et il s’agit de cette réponse-ci, et non pas d’une autre, car c’est à elle
personnellement que l’objet la donne, et il la donne à ce moment précis ; à un autre moment il
aurait pu lui donner une réponse toute autre. Par exemple, avec un autre patient schizophrène,
on peut se trouver en situation d’argumenter chaleureusement l’allocation pour adultes
handicapés, se désintéressant complètement de la question de savoir s’il se reconnaît ou pas
comme malade, car l’enjeu pour lui pourrait être, à ce moment-là, l’acceptation d’une certaine
autonomie (en l’occurrence financière) par rapport à ses parents. L’idéal, qui n’est pas
toujours atteignable, serait que l’ensemble de ces agirs thérapeutiques, y compris les actes les
plus prosaïquement administratifs, parviennent à réaliser ce que Racamier (1990) appelait des
« actions parlantes » ; je reviendrai sur cette dimension, et sa théorisation dans le traitement
des schizophrènes, au chapitre 3.

73De ce point de vue, la schizophrénie constitue l’un des champs privilégiés d’étude et de
renouvellement des techniques dites actives (Ferenczi, 1921). En effet, le silence du
thérapeute avec ces patients peut laisser libre cours à une reprise de cette séduction
généralisée qu’ils sont si prompts à subir, le thérapeute se confondant avec la masse immense
et omniprésente de cette « réalité » qui les envahi et les rend captifs. En revanche, parler, agir,
c’est trancher dans la masse compacte de la réalité pour en extraire et incarner une partie, une
version, une dimension. Je pense ici au texte fondamental de Francis Pasche (1971), Le
Bouclier de Persée ou psychose et réalité. Au plan topique, Persée échappe à la séduction
pétrifiante de la Méduse (assimilée ici à la réalité) en inventant une surface de figuration et
de représentation de la tête de Méduse, grâce à son bouclier utilisé comme miroir. Mais du
point de vue qui nous intéresse ici, on ne peut pas ne pas remarquer que le miroir représente
aussi une « découpe » dans la réalité, une sélection orientée de celle-ci, un extrait avec lequel
il devient moins difficile de traiter.

74En même temps – et ceci est la conséquence du propos précédent – parler et agir, c’est
aussi différencier : dans l’exemple de Laurence, il y a elle, le préfet, le psychiatre… Des
réalités différentes, en partie contradictoires, mais aussi interdépendantes. Son action
éventuelle – fuguer de l’hôpital – n’agit pas uniquement sur sa réalité à elle, mais aussi sur la
mienne, et c’est parler en mon nom propre que de le lui signifier. De même, je pense que
Myriam doit prendre des médicaments, donc je le dis, et je ne m’attends pas à ce qu’elle me
fasse part de ses pensées et associations sur le traitement (lesquelles en réalité sont le plus
souvent de faible qualité subjective : il faut attendre plusieurs années pour que le patient
schizophrène parle vraiment, de façon personnelle, des neuroleptiques). Mais en même temps,
j’énonce une autre réalité : rédiger une ordonnance et la donner au patient ne signifie
nullement que les comprimés et gélules se retrouveront, comme par magie télépathique, dans
son ventre ; le patient repart avec l’ordonnance, il passe ou pas par la pharmacie et, dans
l’intimité du chez soi, il les prend, ou pas.

75Il n’est pas toujours facile d’introduire dans la pratique psychiatrique cette dimension de
personnalisation, de prise de parole du thérapeute en son nom propre, et cette difficulté ne
date pas d’hier. Aux rigidités propres à la pratique de l’aliénisme s’est ajoutée une certaine
importation de la psychanalyse sous sa forme de « neutralité », qui est rapidement devenue
justification et refuge de toutes sortes d’inhibitions ; à quoi s’est ajouté, ces vingt dernières
années, la protocolisation des soins que j’évoquais plus haut. Pourtant, prendre la décision
d’hospitaliser un patient contre son gré (l’interner, donc) ne peut pas se concevoir sans l’idée
que nous sommes inquiets pour lui, et que nous pensons qu’il a besoin de protection et de
repos. Mais c’est nous qui le pensons ; peut-être, un autre en aurait-il jugé différemment…
Qui sait ? Il est utile de se poser la question, et même nécessaire d’en discuter avec le patient
dans l’après-coup de l’hospitalisation – ce qui n’empêche que, dans l’immédiat, cette question
reste essentiellement spéculative : que ce soit par chance ou par malchance (l’une comme
l’autre pouvant s’inverser, dans l’après-coup), c’est avec nous, pas avec un autre, qu’il se
trouve au moment précis où la décision est prise, et c’est nous qui la prenons. Et puis,
comment peut-on espérer favoriser le développement d’une quelconque objectalité, avec donc
des objets « réels », en évitant tout sentiment négatif, ressentiment ou haine ? Encore des
questions qui seront traitées aux chapitres 2 et 3.

76Nous avons vu que la qualité de présence face au patient schizophrène se décline en deux
composantes essentielles pour le thérapeute : la parole et l’agir en son nom propre, et
l’occupation d’une place de double.

77L’utilisation de la place du double est quasi systématique dans le travail avec les patients
schizophrènes. Ceci est en rapport avec le trouble de la pensée, et de façon plus générale avec
les particularités de l’expression verbale de ces patients, notamment de leur utilisation des
représentations verbales. Diatkine avait l’habitude de dire dans son enseignement que,
lorsqu’on se met à dialoguer avec un patient schizophrène dissocié, à la fin de l’entretien il est
plus organisé. Et c’est vrai ; le dialogue avec ses patients comporte une grande quantité de
reformulations, décondensations, et même explicitations. La part d’évocation des
mouvements affectifs et émotionnels qui normalement accompagnent tel ou tel récit est
également très importante, car leurs nuances font l’objet d’une sévère censure de la part de ses
patients, au profit d’expressions plus brutales, plus violentes, et bien sûr plus rares. Plusieurs
phrases du thérapeute commencent comme : « En effet, comment ne pas penser que… », ou :
« à » (telle situation, par exemple, évoquée dans un séance précédente). Ou : « C’est étonnant
que, après une telle situation, vous ne vous sentiez pas en colère » (ou triste, ou
particulièrement joyeux, etc.). Ou : « On est quand même ému devant un tel… » (événement,
situation, nouvelle, incident…). Il y a donc en permanence une utilisation de la pensée du
thérapeute, et plus globalement de son fonctionnement mental, pour produire le travail
associatif, et le travail de liaison entre pensée et affect, que le fonctionnement du patient
semble particulièrement entravé à effectuer.

78De façon générale, on considère ce type d’activité comme une contribution à la


secondarisation, supposée défaillante dans l’activité mentale des patients schizophrènes. Cette
idée n’est exacte qu’en partie, car trop inspirée du dialogue avec un patient schizophrène
envahi d’une certaine agitation psychique, ce qui n’est pas l’état de fonctionnement ordinaire
de ces patients. Racamier (1987, p. 33-34) examine avec une certaine critique, sans la réfuter,
l’idée selon laquelle les patients schizophrènes présenteraient une certaine « carence du
préconscient », voire même « une sorte d’agénésie psychotique du préconscient ». Pour
d’autres auteurs, cette carence serait plutôt l’effet d’une « sexualisation de la pensée »
(Kestemberg, 1986) qui, d’une part, génère d’importantes inhibitions, d’autre part et surtout
– me semble-t-il – traite les mots comme des objets de décharge (de « jouissance »), ne
laissant donc aucun « reste » énergétique pour qu’une série de pensées, un processus
associatif, puisse s’installer. Racamier (op. cit., p. 35) conclut toutefois : « Je parlerai donc
d’un espace intermédiaire collabé plutôt que d’un espace absent ou vide, de même que je
parle d’un registre préconscient hyperdense plutôt que d’un préconscient désaffecté ou
extrêmement raréfié. » Nous retrouverons cette discussion au chapitre 4, en lien avec la
question de la régression de la schizophrénie.

79Un autre aspect de l’occupation d’une place de double est relatif à la question des
contraires. Lorsque le travail thérapeutique est suffisamment avancé, et une activité de pensée
restaurée, le thérapeute trouve intérêt à se poser à haute voix en défenseur de l’option opposée
à celle exposée par le patient. Racamier disait, dans son enseignement : « Il faut faire l’avocat
du diable. » La mise en scène des contraires est directement liée à la difficulté de ces patients
à organiser une ambivalence et, de façon plus fondamentale au niveau du fonctionnement
mental, à bâtir une activité de pensée sur des catégories de sens opposés. Peut-il y avoir des
couples d’opposés sans que mort s’ensuive ? Telle est la question que les patients
schizophrènes semblent nous poser régulièrement. Très souvent, les premières oppositions qui
apparaissent dans les échanges avec eux sont souvent de nature métaphysique (le bien/le mal),
ou alors de type extrêmement basique (bon/mauvais). Des couples d’opposés plus « évolués »
(par exemple, actif/passif, masculin/féminin) apparaissent plus tardivement.

80La place du double est extrêmement importante dans le psychodrame psychanalytique, et


pas seulement pour les patients schizophrènes : dialogue avec son double, pour des patients en
manque d’inspiration pour une scène ; apparition du double, derrière le patient, en cours de
jeu scénique, pour commenter tel ou tel échange, ou pour incarner des pensées latentes ou des
affects réprimés chez le patient ; prise en charge du rôle de patients par un psychodramatiste,
le patient choisissant d’incarner un autre personnage. Alain Gibeault (1995, p. 113) attire
l’attention sur le fait que la représentation du double du patient en séance de psychodrame a
l’avantage que celui-ci est à la fois « figuré par un psychodramatiste dans le jeu et signifié par
le meneur de jeu », le jeu du double favorisant en l’occurrence, d’une part l’émergence
d’affects d’inquiétante étrangeté et de perte des limites qui sont tolérés du fait du cadre
psychodramatique, d’autre part la double inscription en perception et en pensée de la
représentation du sujet lui-même en tant qu’existant.

81Pendant longtemps, cette activité de double sera beaucoup plus importante pour le patient
schizophrène que l’activité interprétative proprement dite, d’autant plus que cette dernière
doit se contenter longtemps d’interventions portant sur le fonctionnement mental plutôt que
sur le contenu (le sens, la signification) des propos du patient. C’est à travers elle que certains
éléments de base, nécessaires à toute vie psychique, seront progressivement restaurés, comme
par exemple la capacité de remémoration – et son corollaire d’historisation –, ou encore une
activité réflexive, qui souvent sera précédée d’une activité figurative (Gibeault et Roux,
1999).

Note sur la psychiatrie et le traitement des psychoses

82Ces considérations nous permettent quelques mots sur la question du traitement


psychiatrique des psychoses, et notamment sur ce que fut la principale tentation du traitement
de la schizophrénie, à savoir son institutionnalisation. Puisqu’il est impossible de traiter ces
patients autrement qu’en se proposant à eux comme objet à investir, et puisque dans leur cas,
il s’agit plus de s’imposer que de se proposer, autant créer un environnement qui, du moins,
les préserve de cette sursollicitation objectale qui, à la fois, brouille le travail thérapeutique et
expose leur moi à une hémorragie incontrôlable.

83De quelle façon cette ligne thérapeutique d’apparent bon sens s’est-elle étayée au fil des
siècles ? L’institution psychiatrique a pu être considérée comme le lieu de retrait, de
protection, voire de réclusion, des schizophrènes par rapport à une réalité avec laquelle ils ne
pouvaient vivre (l’asile traditionnel) ; comme le lieu d’une nouvelle « micro-réalité », à partir
de laquelle ils parviendraient à se concilier avec la réalité tout entière et, éventuellement, y
revenir (le projet de la psychothérapie institutionnelle) ; et plus tard, sous l’influence
psychanalytique, comme l’espace d’une dépendance quasi expérimentale, dont l’élaboration
conduirait le patient à s’en libérer. Mais, du point de vue de la perspective objectale que nous
utilisons ici, l’institution représente avant tout la prise du moi du patient dans les filets d’un
« objet » représentant une réalité, certes à échelle réduite, mais omniprésente et parfois
omnipotente, et de plus, solidement ancrée dans les pulsions d’autoconservation (« le gîte et le
couvert »), et réalisant un envahissement perceptif de tout instant. On pourrait parler de
panoptique, structure inventée pour l’univers carcéral à la fin du XVIIIe siècle – au moment
même de la naissance de la psychiatrie – et dont Michel Foucault (1976) a fait le prototype
d’une société disciplinaire (ce que l’asile était aussi). Mais du point de vue qui nous intéresse
ici, c’est plutôt le caractère à double sens (voir/être vu) de ce panoptique asilaire qui attirera
note attention, car il constitue la mise en place d’une séduction à grande échelle, dont
plusieurs traits semblent correspondre à ce que Racamier a défini comme séduction
narcissique : « une relation narcissique de séduction mutuelle originellement entre la mère et
le bébé, visant à l’unisson tout-puissant, à la neutralisation, voire à l’éviction des excitations
d’origine externe ou pulsionnelle, et à la mise hors circuit de la rivalité œdipienne »
(Racamier, 1993, p. 62). Une véritable « séduction de réalité », qui a su d’ailleurs apaiser, en
la remplaçant efficacement, l’insupportable séduction de réalité caractéristique des
pathologies schizophréniques. Et il est remarquable de constater que les patients
schizophrènes qui se sont le plus débattus pour échapper aux soins au début de leur parcours
thérapeutique, et qui ont le plus sollicité notre violence thérapeutique, sont assez souvent ceux
qui constituent, dix ou vingt ans plus tard, les patients dits « insortables », c’est-à-dire ceux
qui se trouvent dans un rapport d’inséparabilité avec l’institution qui les a initialement
« séduits ».

84On voit ainsi se dessiner une autre raison, bien plus contre-transférentielle que la seule
influence de la tradition psychiatrique, pour que les psychiatres, toutes tendances confondues,
aient si longtemps considéré l’introduction du « principe de réalité » comme l’une des tâches
majeures du traitement des schizophrènes. Cette position, que nous pouvons sans doute
formuler différemment de nos jours, traduisait leur intuition du fait que les schizophrènes se
trouvent trop souvent dans une situation de séduction par la réalité, dans le sens où ils
considèrent que celle-ci a été spécialement conçue pour eux, et qu’elle leur est
personnellement destinée. De cette réalite, le psychiatre fait intégralement partie, en tant
qu’intervenant qui impose un certain nombre d’actes touchant à la vie du schizophrène
(traitement, internement) ; et, pris dans ce mouvement qui fait de lui, aux yeux de son patient,
un agent majeur de séduction, il essaye de s’en dégager en se référant à la réalité et à son
principe (« je n’en suis que le simple ambassadeur », semble-t-il dire), un peu comme lorsque
nous essayons de justifier quelque chose de désagréable en disant qu’il n’est pas voulu de
nous, mais imposé par la réalité. En somme, si la psychiatrie est tellement séduite dans sa
pratique des psychoses par le principe de réalité, c’est qu’elle traite des patients séduits eux-
mêmes par la réalité.
II Objet perception et réalité

l n’a pas échappé au lecteur que la notion d’objet, telle qu’utilisée dans le chapitre précédent,
laisse une place prépondérante à ce qui est appelé, improprement comme on le verra, « objet
externe ». Une telle option pose évidemment le problème des rapports entre objet, activité
perceptive et réalité, puisque cet aspect de l’objet se trouve fortement impliqué dans le travail
thérapeutique ici décrit avec les patients schizophrènes. Or, il se trouve qu’un certain nombre
de facteurs qui tiennent aux assises épistémologiques de la métapsychologie font que celle-ci
s’est peu intéressée à ces notions (perception, objet…). Il nous faut donc d’abord examiner
ces facteurs pour ce qu’ils nous enseignent sur la démarche de Freud, puis nous nous
intéresserons au statut de la notion de « monde extérieur » dans son œuvre, avant de formuler
quelques réflexions sur les rapports entre monde extérieur, perception et objet. Je terminerai
ce chapitre en proposant quelques liens entre les notions qui auront été dégagées et la clinique
de la schizophrénie.

Un regard sur l’épistémologie freudienne

2Du point de vue épistémologique, la métapsychologie en tant qu’ensemble général


d’hypothèses concernant le psychisme humain serait plutôt à classer parmi les modèles dits
« endogènes » (ce qui ne recouvre pas la notion d’intrapsychique), c’est-à-dire parmi ceux
qui, pour rendre compte de la naissance et du développement psychiques, se réfèrent
essentiellement à des phénomènes internes à l’organisme humain (pulsions, hallucination
primitive, fantasmes originaires, dimension phylogénétique, ou encore dimension
anthropologique, approche structurale, rôle du langage). Les raisons – essentiellement de
conjoncture historique, à mon avis – pour lesquelles la partie opérationnelle d’une telle
théorie, à savoir la psychanalyse et les thérapeutiques qui lui sont associées, a pu passer
pendant des décennies – passe encore de nos jours, du moins dans certaines conceptions –
pour une théorie de l’influence du milieu, de la « relation », voire même de l’« interaction »,
sont complexes et leur étude dépasse les limites du présent ouvrage. Toujours est-il que cette
option d’endogène semble solidement ancrée dans l’esprit de Freud, comme en témoignent
plusieurs éléments.

3D’abord l’intuition initiale, selon laquelle les représentations mentales ne sont pas forgées
comme reflet des données perceptives, mais que c’est plutôt l’absence de données perceptives
(et de l’expérience de satisfaction qui leur est associée), et les vécus de manque, de
« frustration », ou de « refusement » qui en découlent, qui stimulent la création de
représentations mentales (hallucination primitive par réactivation des traces mnésiques). Il
s’agit ici d’une position à contre-courant de la conception physicaliste naturelle qui
considérerait, sur le modèle de l’appareil photographique, que la représentation mentale est
l’empreinte plus ou moins durable que laissent les résultats de la fonction de perception au
sein de l’appareil psychique.

4Remarquons toutefois ici que cette position fondamentale présuppose une distinction, très
présente dans les textes de Freud tout au long de son œuvre, entre « trace mnésique » et
« représentation mentale ». On retrouve cette distinction chaque fois que Freud traite de la
question de la mémoire, comme l’illustre par exemple la métaphore du bloc-notes magique, et
c’est sans doute encore à elle que renvoie l’affirmation, selon laquelle « toutes les
représentations sont issues de perceptions, elles en sont la répétition » (Freud, 1925h, p. 169).
Tout se passe comme si Freud reconnaissait une sorte de préséance du perceptif sur de
représentationnel (le modèle physicaliste), mais seulement à un niveau neuronal
(« neurocognitif », pourrait-on dire aujourd’hui). Pour que l’élément neurocognitif (la trace
mnésique) devienne à proprement parler psychique, pour qu’il devienne donc représentation
et qu’il inaugure une vie psychique spécifiquement humaine, il faut justement que la
perception initiale fasse défaut, condition préalable pour que ce soit la trace mnésique qui se
trouve investie, en lieu et place de la perception manquante. C’est précisément cet
investissement qui fait de la trace mnésique une « représentation mentale » – ou plutôt
qui extrait de la trace mnésique une autre entité, appartenant à un autre système (le système
psychique), entité qui sera appelée, et aura le statut, de « représentation ». C’est dans ce sens
que l’on pourrait comprendre le célèbre aphorisme de Serge Lebovici selon lequel « l’objet
est investi avant qu’il ne soit perçu » (« l’hallucination de l’objet précède la perception de
celui-ci », Lebovici, 1980, p. 1022). Idée que René Angelergues (1989b, p. 49) explicite de la
façon suivante :

L’organisme humain possède deux propriétés essentielles. L’une est de recevoir ce que lui donne
l’objet, dans son sens (la variable plaisir-déplaisir) et dans sa forme (le travail analyseur de
l’appareil neuronal). C’est dans la mesure où le sens précède la forme que Serge Lebovici a pu
dire que l’objet est investi avant que d’être perçu. L’autre propriété est celle de créer en son
organisme et en l’absence (ou en dépit) de l’objet un état de plaisir (ou de déplaisir) analogue à
celui que lui procure l’objet.

6Il s’ensuit un deuxième élément de l’épistémologie freudienne, sans doute moins exploré par
Freud lui-même, mais largement étudié par ses épigones. En effet, en s’éloignant des
conditions optimales du fonctionnement mental, la recherche psychanalytique a fini par
intégrer d’une façon ou d’une autre dans ses modèles ce hiatus inaugural entre trace mnésique
et représentation : d’abord en psychopathologie, puis dans les modèles généraux du
développement du psychisme propre à l’homme. Or, c’est à partir de cette distinction que
nous pouvons comprendre toute une série de travaux sur le traumatisme (une perception
faisant trace mnésique qui ne parvient pas à devenir représentation), sur les hallucinations
psychotiques (traces mnésiques sans représentation, projetées au dehors), sur les « angoisses
sans nom » de Winnicott et sur les « éléments béta » de Bion, mais aussi sur les débuts de la
vie (« pictogramme » d’Aulagnier, « messages énigmatiques » de Laplanche), ou encore sur
les limites des possibilités de représentation (la notion d’irreprésentable étudiée par Sara et
César Botella, 1992). Étant entendu que, sur l’ensemble de ces avancées, plane la distinction
initiale de Freud entre « représentation de chose » et « représentation de mot », et cette idée
explicitement exprimée, selon laquelle la représentation de chose est naturellement plus
proche de la trace mnésique que la représentatio n de mot : la représentation de chose
« consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques de chose directes, du moins de
traces mnésiques plus éloignées et dérivées d’elles » (Freud, 1915e, p. 239-240).

7Un troisième élément de l’épistémologie freudienne est l’adoption d’une différenciation


entre « dedans » et « dehors », qui ne se superpose pas à celle entre « psychique » et
« somatique », et qui indique que Freud suit la grande distinction classique entre
sensations proprioceptives et sensations extéroceptives, les premières issues du
fonctionnement somatique, les secondes en provenance des cinq organes de sens, c’est-à-dire
du monde environnant (Freud dit simplement : « perceptions externes » et « perceptions
internes »). Or, de cet ensemble, ce sont clairement les sensations proprioceptives qui ont le
plus retenu son attention, puisque ce sont elles qui traduisent les mouvements instinctuels et
pulsionnels, et ce sont encore elles qui, du fait de leur liaison avec l’expérience de
satisfaction, permettent in fine de ranger les sensations, émotions et affects selon la variable
plaisir/déplaisir. Mais cette préférence au niveau de la recherche (qui s’accorde évidemment
avec une théorie privilégiant l’endogène) n’a pas empêché Freud d’émettre des hypothèses sur
ce qu’il a défini comme « dedans » et « dehors », « à l’intérieur » et « à l’extérieur », entre
ensemble somatopsychique et monde environnant (appelé encore « réalité » ou « monde
extérieur »). J’en examinerai les principales au paragraphe suivant ; notons toutefois dès
maintenant que, comme je le rappelais dans le chapitre introductif, cette distinction se fait
selon Freud sur l’épreuve de l’activité musculaire. En effet, dans Pulsions et destins de
pulsions, il fait l’hypothèse que, au début de la vie, l’ensemble des perceptions,
proprioceptives et extéroceptives, parvient à l’appareil psychique naissant de façon indistincte
et confuse, et que c’est l’action musculaire (la capacité à entreprendre une action susceptible
de modifier une sensation) qui permet progressivement d’établir un « dedans » et un
« dehors », autrement dit, de départager perceptions proprioceptives et perceptions
extéroceptives : il est possible, par exemple, d’éviter ou de réduire une stimulation lumineuse
en fermant les yeux ou en détournant la tête, mais aucune décharge musculaire ne permet de
soulager la faim. « La substance perceptive de l’être vivant, écrit Freud, aura ainsi acquis,
dans l’efficacité de son activité musculaire, un point d’appui pour séparer un “à l’intérieur”
d’un “à l’extérieur” » (p. 165). On voit donc que l’intégration d’une approche du perceptif en
métapsychologie, ou plus précisément du perceptif concernant le « monde extérieur », aura à
faire une place à l’activité musculaire et à ses traductions métapsychologiques, et on peut
supposer que cette place doit être en étroite relation avec les notions d’acte ou d’action.

La « réalité » chez Freud

8L’un des rares éléments de l’édifice métapsychologique qui nous permet d’avancer notre
recherche sur la place de la perception dans la théorie freudienne est la notion de réalité non
psychique, de réalité extérieure (« réalité » tout court, dans de nombreux textes de Freud, ou
encore « monde extérieur »), étant entendu que toute évocation relative à cette réalité fait
naturellement, bien que pas toujours explicitement, référence au travail du perceptif (et en
l’occurrence, au travail de l’extéroceptif qui nous intéresse plus particulièrement ici).

9Or, il se trouve que la réalité au sens de la réalité extérieure ne sera jamais traitée en tant que
concept dans la métapsychologie ; en revanche, il y a un aspect de cette notion qui occupe une
place conceptuelle tout à fait importante, et parfois même dévoyée, qui est celui du principe et
d’épreuve ou d’examen de réalité.

10Après plusieurs décennies de débats, et après avoir vu passer la psychologie du moi, il me


semble que nous pouvons désormais ne pas trop nous attarder sur certains points qui a priori
doivent faire l’unanimité. Et ce, en dépit d’une certaine propagation de l’expression de
« principe de réalité » dans le langage courant, destinée essentiellement à soutenir décisions
difficiles et renoncements déchirants, et qui est assez éloignée finalement de l’esprit de cette
expression dans l’œuvre freudienne. En effet, il est évident que « principe de réalité » et
« principe de plaisir » ne constituent pas chez Freud des « couples d’opposés », à l’instar
d’autres concepts rangés sous cette appellation (par exemple, pulsions du moi versus pulsions
sexuelles, ou pulsions de vie versus pulsions de mort). Dès son apparition, le principe de
réalité n’est rien d’autre qu’une nouvelle façon, plus efficace, de préserver la satisfaction en
s’épargnant le déplaisir : « La substitution du principe de réalité au principe de plaisir ne
signifie pas une destitution du principe de plaisir, mais seulement une façon d’assurer celui-
ci » (Freud, 1911b, p. 18). Il est tout aussi évident que l’environnement humain dans lequel
évolue le petit d’homme (parents, enseignants, « grandes personnes »…) véhicule à son égard
une dimension éducative, maintes fois soulignée par Freud, qui peut faire porter le poids du
principe de réalité à telle ou telle figure parentale, et souvent au père, du fait de la
structuration œdipienne du désir humain.

11Je voudrais m’arrêter sur cinq autres points, un peu en amont de ces considérations bien
connues.

12Le premier est le suivant. En psychanalyse, nous parlons couramment, comme Freud le
faisait, de « monde extérieur » ou de « réalité extérieure ». Mais à strictement parler, ce terme
est beaucoup trop approximatif. Freud l’utilise bien sûr car, étant donné l’axe qu’il a
privilégié dans ses recherches (l’endogène, les processus intrapsychiques), le terme de réalité
extérieure dans sa généralité lui suffisait, et il n’avait pas besoin de le préciser davantage.
Mais si notre axe de recherche est, disons, le domaine « moi-réalité », ou « moi-objet »,
comme nous y incite le travail avec les schizophrènes, alors la notion de réalité extérieure est
tout à fait insuffisante dans sa généralité, et nécessite d’être travaillée.

13Il se trouve que la métapsychologie nous a indiqué par quoi il faut remplacer cette réalité
extérieure, si on veut l’inclure dans une recherche scientifique partant des fonctions du
psychisme : il faut la remplacer par la notion d’activité perceptive, et considérer que ce qui est
appelé réalité extérieure correspond plus précisément aux produits de l’activité extéroceptive
(les cinq organes de sens) ; que ces produits deviennent représentations mentales (de mot ou
de chose), ou qu’ils restent à l’état de traces mnésiques, avec toutes les complications et toutes
les destinées que nous leur connaissons, du déni à la forclusion, de l’irreprésentable à la mise
en acte, et même à l’hallucination au sens clinique, symptomatique, du terme (puisqu’elle est
vécue par le psychisme comme perception).

14L’activité extéroceptive, donc. Mais tout produit de l’activité perceptive ? Les


expérimentations cognitives ont montré que des éléments présentés dans le champ perceptif
dans des conditions telles que la personne ne puisse garder le moindre souvenir de les avoir
perçus, restent malgré tout dans son esprit, ce qu’il est possible de démontrer par des procédés
qui les rendent actifs. Il y a donc manifestement décalage entre ce qui est perçu (et conservé,
d’une façon ou d’une autre, dans le système nerveux central) et ce qui est perçu
psychiquement parlant, en d’autres termes, investi. Pour que les diverses perceptions affluant
de la réalité dite extérieure m’intéressent, il faut bien qu’elles soient investies, et si elles sont
investies, c’est qu’elles deviennent objet pour moi. Il faut donc considérer que ce que nous
appelons réalité extérieure signifie, psychiquement parlant, « objet », incluant évidemment
ces réalités extérieures que nous n’avons nullement cherché à investir, qui nous « tombent
dessus » (accident, catastrophe, disparition inattendue d’un être cher…), et qui sollicitent
urgemment notre investissement, justement pour que la catastrophe objectale et/ou narcissique
qu’elles occasionnent ne soit pas doublée d’une catastrophe de l’appareil destiné à traiter les
catastrophes.

15On arrive donc au deuxième point sur lequel je voudrais attirer l’attention : dans le système
construit par Freud, il y a comme une équivalence entre extérieur, activité extéroceptive (celle
des cinq organes de sens) et objet susceptible d’apporter la satisfaction. Plusieurs passages
témoignent de ce glissement terminologique qui montre que, chez Freud, la notion de réalité
extérieure se confond souvent avec celle d’objet (au sens de l’aboutissement final de
l’expérience de satisfaction), et « percevoir » signifie se mettre en quête d’objet. Il n’est pas
surprenant que certains psychanalystes, qui ont étudié plus particulièrement le statut de la
réalité et de la perception chez Freud, ont jugé bon de relier fortement objet et réalité : « Nous
ne sommes certains de la subsistance du monde que parce que nous l’irriguons
continuellement de notre propre sang », écrivait déjà Pasche (1965, p. 507) en introduisant la
notion d’antinarcissisme, à savoir l’hypothèse d’un investissement primaire, parallèle à
l’investissement de soi, du monde extérieur (de l’activité perceptive donc, et même, dit-il, de
l’activité d’« appréhension ») comme témoin d’une nécessité pour le psychisme humain de
« sortir de soi » pour véritablement « aimer » (ce « en dehors du corps propre », sur lequel j’ai
insisté en introduction). Certaines formulations de Freud vont dans le même sens, par exemple
lorsqu’il suppose que l’activité perceptive n’est pas un processus passif, mais investit
périodiquement par de petites quantités le monde extérieur, « dégustant » les stimulus
externes à la recherche de cibles de satisfaction. C’est que, pour Freud, la perception (la
réalité extérieure) semble être l’aboutissement obligé de la « boucle » de la pulsion lorsqu’elle
est complète, c’est-à-dire lorsqu’elle va de sa poussée initiale en tant que « pulsion
organique » (Freud 1940a [1938]) jusqu’à la décharge liée à la satisfaction.

16Un troisième point est que, du côté du psychisme individuel, cette quête de l’objet dans le
monde extérieur est prédéterminée : il s’agit autant de « trouver » un objet que de le
« retrouver », autrement dit, de réussir à identifier la perception la plus proche possible d’une
représentation antérieurement formée et qui se trouve associée à l’expérience de satisfaction.
Plusieurs textes témoignent de cet attachement de la pensée freudienne à la finalité dernière
de l’expérience de satisfaction : « La fin première et immédiate de l’examen de réalité n’est
donc pas de trouver dans la perception réel un objet correspondant au représenté mais de
le retrouver, de se convaincre qu’il est encore présent », écrit dans La Négation déjà citée
(Freud, 1925h, p. 169-170), formulation qui reprend presque dans les mêmes termes ce qui
avait déjà été développé dans le troisième des Trois essais de 1905. Cette notion de
« retrouver » introduit un certain façonnage du travail perceptif, que René Angelergues (1995)
a rendu par la notion de « complexe hallucination-perception » : ce que nous appelons
« réalité » est le fruit indissociable d’un double mouvement, l’un centrifuge et d’essence
hallucinatoire (au sens de l’hallucination primitive), tendant à trouver un objet conforme au
désir initial ; l’autre centripète et d’essence perceptive (l’antinarcissisme de Pasche), tendant à
percevoir l’objet réellement présent. On rencontre les mêmes notions chez Winnicott autour
de la dialectique de l’objet « trouvé-créé ».

17Le quatrième point est le suivant. Cette dialectique hallucination–perception (créé par
l’hallucination, trouvé par la perception) doit forcément faire intervenir une autre qualité du
travail hallucinatoire : l’hallucination négative, notion que j’utiliserai ici de façon
sensiblement différente par rapport à Green.

18En effet, comment faire cohabiter ces deux mouvements, l’hallucination au sens de
l’hallucination primitive et les fonctions perceptives – cohabitation nécessaire
au fonctionnement psychique ordinaire – sans que la conflictualité qui leur est inhérente
n’aboutisse à leur disjonction ? Il faut bien supposer que, dans une certaine mesure, le travail
de « retrouvaille » doit être en mesure d’ignorer, du moins partiellement, cette part de la
réalité extérieure qui ne comporte nullement l’objet recherché, cette partie d’elle qui n’entre
pas dans le projet de la pulsion. Entre la positivité du mouvement hallucinatoire (au sens de
l’hallucination primitive) et la positivité du mouvement perceptif doit nécessairement
s’intercaler une opération négativante, qui va servir d’« opérateur de modulation » pour la
rencontre entre ces deux mouvements. Pour le dire plus simplement : notre psychisme doit
être capable, non seulement de voir en l’objet ce qu’il cherche – qu’il s’y trouve réellement ou
pas (ce qui serait la condition de la satisfaction pulsionnelle) –, non seulement de voir ce que,
pourtant, il n’a pas cherché (ce qui serait la condition de l’altérité et de son acceptation), mais
aussi de ne pas voir ce qui pourtant s’y trouve bel et bien (mais qui, pour une raison ou une
autre, ne lui convient pas ou serait trop désagréable à accepter).

19C’est pour ces raisons que je pense qu’il faut supposer, entre le mouvement d’essence
hallucinatoire (au sens de l’hallucination primitive) et le mouvement d’essence perceptive, les
opérations discrètes et continues d’un mécanisme d’hallucination négative qui constamment
façonne notre perception de l’objet, arrondit les angles de la rencontre entre hallucination
(primitive) et perception, favorise leur mélange harmonieux et, dans sa forme la plus générale
et la plus partagée, contribue à cette part d’illusion sans laquelle aucune rencontre objectale
n’est possible.

20Or, la vie quotidienne est remplie d’exemples de cette présence discrète et continue de
l’hallucination négative dans notre fonctionnement psychique ordinaire. À peine est-on sorti
d’un film qu’on a regardé à plusieurs, et on n’est pas d’accord sur ce qu’on a vu, même
parfois dans les éléments les plus objectifs de la perception : cette scène a-t-elle eu lieu avant
ou après telle autre ? La réplique que donne le héros dit-elle ceci, ou bien cela ? On a vu le
même film, mais chacun avec un appareil hallucination-perception différent, et donc avec des
usages différents de la nécessaire hallucination négative. Freud (1925j) ne dit pas autre chose,
lorsqu’il explique que le déni de la castration est un mécanisme « normal » chez les enfants :
la constitution même de la perception de la réalité nécessite son mélange, à des proportions
variables selon l’âge, l’enjeu ou les circonstances, avec cette faculté d’hallucination négative
comme ciment permettant d’unir efficacement mouvement hallucinatoire (au sens de
l’hallucination primitive) et mouvement perceptif.

21Un cinquième élément découle du précédent, et porte sur la tendance de Freud à utiliser de
façon synonyme les termes d’objectif et de réel. Il est évident que la perception, dans sa quête
d’objet, tend à la connaissance du monde, car seule cette connaissance lui garantit de pouvoir
y trouver, le moment venu, une « chose » (dit Freud), un objet de satisfaction, conformes aux
exigences pulsionnelles – et étant donné que « le non-réel, le simplement représenté, le
subjectif, n’est qu’à l’intérieur » (Freud, 1925h, p. 169). Est-ce que pour autant l’adjectif
d’« objectif » supposerait que Freud considère cette connaissance du monde, apportée par la
perception, comme objective au sens courant du terme ? Il semble que non, pour deux raisons.
D’une part – et en cela, il est typiquement un scientifique de son époque – il ne considère pas
possible que l’on puisse avoir jamais, quels que soient les progrès de la science et ses
capacités à améliorer l’efficience de ses moyens d’observation, une connaissance complète du
monde qui nous entoure : « Pour l’instant, nous tentons d’accroître au maximum la capacité
de réalisation de nos organes sensoriels par des moyens artificiels, mais on doit s’attendre à ce
que tous ces efforts ne modifient en rien le résultat final. Le réel restera toujours
inconnaissable », écrit Freud au soir de ses recherches, dans l’Abrégé (1940a [1938], p. 294).
Or, une connaissance incomplète ne saurait être « objective ». D’autre part, et surtout,
l’adjectif « objectif » utilisé ici par Freud est fondamentalement ambigu. Il s’oppose aussi
bien à non-réel qu’à subjectif, et de ce fait il peut avoir deux significations : soit il désigne ce
qui établit une donnée objective, par exemple scientifiquement validée, ou en tout cas
partageable par tous ; soit, il s’oppose à non-réel, et son sens rejoint le sens étymologique
premier du mot objet : « ce qui est jeté devant, qui est placé devant », c’est-à-dire une entité
extérieure à l’esprit, « ce qui possède une existence en soi, indépendante de la connaissance
ou de l’idée que les sujets pensants en peuvent avoir », selon le Robert. Il désigne donc à la
fois une matérialité (c’est en cela qu’il s’oppose au non-réel) et une radicale altérité. Dans
cette deuxième hypothèse, la quête d’un élément « objectif » ne signifie nullement qu’il serait
objectif pour tout le monde, pour tout psychisme : sa valeur réside dans les caractères de
matérialité et d’altérité qu’il acquiert par rapport à un psychisme particulier qui, aux moyens
de sa perception et de son action musculaire, l’a cherché, et trouvé, dans la réalité extérieure.

22Résumons : chez Freud, le travail perceptif (extéroceptif) en tant que fonction au service de
l’épreuve de réalité et du principe qui lui est afférent, n’a pas comme mission d’établir une
connaissance objective ou complète du monde extérieur, mais seulement d’y repérer des
éléments pouvant servir comme objets au mouvement pulsionnel ; ces objets n’ont donc pas à
être appréhendés dans leur totalité ou objectivité, ils doivent seulement posséder – outre bien
sûr leur adéquation avec l’expérience de satisfaction attendue – une qualité d’extériorité, de
matérialité et d’altérité par rapport au psychisme qui les perçoit, ce qui constitue « le sceau
indélébile de leur provenance », comme dit Freud dans l’Abrégé (p. 297), la qualité du « en
dehors du corps propre ». Cette authentification de provenance inclut notamment la nécessité,
pour pouvoir les valider et les utiliser, de se servir de l’action musculaire, sous quelque forme
que ce soit (par exemple, regarder ou parler est aussi une action musculaire, écouter implique
aussi des mouvements de la musculature cervicale). Mais en même temps, ces objets ne
peuvent pas pour autant être totalement inconnus du psychisme, car ils doivent avoir
suffisamment de similitudes avec les objets antérieurs de la pulsion, pour que l’objet ainsi
trouvé soit en même temps retrouvé.

Perception de l’objet et objet de la perception

23Au terme de ce rapide survol de la littérature freudienne, une certaine idée plus générale
pourrait se dégager. On pourrait dire que, de la même façon que la pulsion est un concept
limite entre le somatique et le psychique, l’objet apparaît comme un concept limite entre le
monde extérieur et le psychique, étant entendu que ce : « de la même façon… » constitue une
analogie, et non pas une symétrie. Il me semble que, en incluant l’ensemble des perceptions,
extéro- et proprioceptives, César et Sara Botella (1992, p. 29) aboutissent à une formulation
analogue :

24

L’absence [de la perception] dans les travaux métapsychologiques s’explique probablement par
le fait que la perception est une notion située aux limites de la théorie analytique : celles du
psyché-soma, celles du psyché-monde externe.

25Nous découvrons ici une façon de comprendre cette affirmation de Freud (1923b), selon
laquelle « la perception joue pour le moi le rôle qui dans le ça échoit à la pulsion » (p. 269), si
l’on veut bien considérer, comme j’ai essayé de le montrer précédemment, que la perception
du monde extérieur équivaut chez Freud à la perception de l’objet. Et, de la même façon qu’il
serait sans doute vain d’essayer de différencier instinct et pulsion, résurgence de la vieille
distinction entre le somatique et le psychique, le physique et le mental, que la
métapsychologie nous a précisément permis de dépasser (j’y reviendrai au chapitre 3), de la
même façon la distinction entre objet externe et objet interne introduit des dichotomies
formelles là où il faut penser des continuités et leur complexité. En effet, s’il est licite de
parler dans la pratique de la psychanalyse d’objet interne, le terme ne me semble pas avoir de
valeur conceptuelle métapsychologique propre, et n’a de sens qu’à titre de « représentation
d’attente » en quelque sorte, en tant que facilité de langage en rapport avec les nécessités de
rendre compte de la cure. Car du point de vue de la pulsion, il n’existe qu’une seule espèce ou
qualité d’objet, et celui-ci est inextricablement formé par la conjonction de l’hallucination (au
sens de l’hallucination primitive) et de la perception (cette dernière incluant l’action). Faut-il
rappeler que Freud (1924e) a précisément défini la névrose comme une perte de la réalité
extérieure (avec renoncement à l’action qui en découle), avec conservation de la réalité
psychique, indiquant par là que se contenter du seul maniement d’objets internes constitue en
soi une pathologie psychonévrotique, et non point le fonctionnement naturel du psychisme
humain ? L’oublier, ce serait transformer une théorie de la névrose en névrose de la théorie (et
donc aussi de la pratique). Et on ne comprendrait pas pourquoi, entre les psychoses (qui
interviennent dans la réalité, mais à partir d’une réalité qu’elles ont largement fabriquée elles-
mêmes) et les névroses (qui tiennent compte de la réalité, mais uniquement comme
représentation, sans y intervenir), Freud (1924e, p. 39) considère que « nous appelons normal
ou “sain” un comportement qui réunit des traits déterminés des deux réactions, qui dénie la
réalité aussi peu que la névrose, mais qui ensuite, comme la psychose, s’efforce de la
modifier ».

26Ainsi, la notion d’objet inclut la totalité d’un continuum parcouru dans les deux sens :
perception-trace mnésique-représentation de chose-représentation de mot, et c’est seulement
dans les pathologies psychotiques que nous pouvons observer des ruptures de cette continuité,
par exemple entre trace mnésique et représentation de chose, ou encore entre représentation
de chose et représentation de mot (ce qui caractérise plus particulièrement certaines
schizophrénies).

27Il s’ensuit que le travail de perception peut s’analyser en trois opérations distinctes,
coexistant dans le même mouvement : reconnaissance, méconnaissance, connaissance. La
reconnaissance est le moment d’identité de perception : l’objet trouvé est bien retrouvé, il
correspond bien au mouvement hallucinatoire sous-tendu par la pulsion, il porte l’assurance
d’une satisfaction jadis déjà obtenue. La méconnaissance est le mouvement de l’hallucination
négative déjà décrit plus haut : il faut bien être capable, non seulement de voir dans l’objet ce
qu’on veut y trouver, mais aussi de ne pas voir ce qu’on n’en veut pas – sinon, on ne
tomberait plus jamais amoureux, et on ne trouverait pas davantage d’emploi qui nous
corresponde, de logement qui nous convienne, des vacances qui nous agréent.

28Mais la connaissance, de quoi est-elle faite ? Nous savons déjà de quoi elle n’est pas faite :
d’une idée objective et complète de la réalité. Mais alors, il s’agit de connaître quoi ?

29Les éléments que nous avons réunis précédemment pourraient nous donner une orientation.
Il s’agit de connaître ce qui, dans l’objet, ne tombe pas bien sûr dans l’hallucination négative,
et en même temps persiste à ne pas correspondre aux visées de la pulsion, tout en sollicitant
notre investissement ; quelque chose donc qui, d’une certaine façon, s’impose à nous, alors
que nous ne l’avions nullement recherché au départ, et que pourtant nous ne parvenons pas à
méconnaître. Par conséquent, connaître serait ce qui témoignerait d’une présence irréductible
à nos projections et projets, et qui serait capable d’influer sur le cours de notre trajectoire
pulsionnelle, car impossible à éviter, et donc forçant notre investissement ; quelque chose qui,
de notre point de vue, serait doté d’une intentionnalité à notre égard, et comme d’une
pulsionnalité qui lui serait propre, et qui nous est destinée. S’agirait- il de ses désirs, pour
autant qu’ils ne s’accordent pas aux nôtres ? Sans doute… Le désir de l’amante, en quelque
sorte, lorsqu’elle cesse d’être mère, pour paraphraser Fain et Braunschweig (1975).

30Mais alors, deux objections surgissent. D’une part, tout « objet » n’est pas humain. D’autre
part, le désir de l’amante ne s’adresse pas particulièrement à l’enfant – ne s’adresse même pas
du tout à lui, l’enfant n’en subit que les conséquences –, et ce que l’enfant en conçoit, est
plutôt l’absence, le manque, le refusement, la contrariété dans ses propres mouvements
pulsionnels.

31Concernant la première objection, il faudrait d’abord remarquer que Freud n’a pas attendu
Melanie Klein pour découvrir que l’objet, à ses commencements, est partiel et ne correspond
pas à une entité qui soit nettement distincte du moi naissant, et n’a pas attendu non plus
Jacques Lacan pour s’apercevoir qu’il arrive que l’objet soit lui-même un autre humain, un
« autre ». Si malgré tout il a toujours maintenu le terme générique d’objet, c’est non
seulement parce que l’objet est en toute circonstance l’« objet de la pulsion » – et sa réflexion
théorique a comme point de départ la pulsion et l’investissement qu’elle rend possible –, mais
aussi et surtout parce que l’objet est toujours, et de toute façon, construit plus ou moins sur les
critères et le modèle du moi (du sujet, de la personne humaine), étant entendu que ce terme de
« critères du moi », cet anthropomorphisme, inclut la totalité des états du moi au moment où il
est face à l’objet, depuis son inorganisation initiale jusqu’à sa maturité, en passant par les
différentes étapes de son évolution.

32Aussi, une certaine voie de compréhension de la pensée de Freud sur cette question peut se
dégager lorsqu’on étudie ses textes sur l’animisme primitif. En effet, avant que la réalité ne
devienne notre réalité plus ou moins commune et partagée, tout ce qui, dans le monde
extérieur, influe sur les destins humains, s’anime d’une projection anthropomorphique qui le
remplit d’intentions et de désirs qui s’imposent à l’homme à son corps défendant, et avec
lesquels il doit composer. Les objets, qu’ils soient vivants ou inertes, humains ou choses ou
institutions ou idées, sont toujours dotés projectivement d’une animation analogue à notre
propre vie pulsionnelle et d’une intentionnalité équivalente à celle de notre moi. Que cette
projection concerne nos représentations d’objets (comme dans la phobie, par exemple) ou des
dimensions de notre psychisme qui devraient normalement faire partie du moi (comme c’est
le cas, de façon exemplaire, dans l’identification projective), fait certes une grande différence
au niveau de la psychopathologie ; mais cela ne change rien au fait que, d’une façon ou d’une
autre, l’objet est toujours conçu de façon animée. Et on peut être trahi par notre objet d’amour
comme on peut être trahi par nos idéaux, en cas de déception de la part de l’un ou de l’autre,
de même que l’ébéniste entre dans un corps-à-corps avec le bois informe comme on caresse
ou comme on fait l’amour – et d’ailleurs, il en parle dans les mêmes termes. Et nous parlons
de la même chose, l’écrivain face à la page blanche qui le nargue, l’ébéniste face au bois qui
le défie, le soupirant face à la femme qui lui résiste.

33On retrouve ici la ligne de pensée que je défends dans ce texte, à savoir il n’y a d’autre
réalité à connaître que celle de l’objet, et qu’inversement, toute réalité ou monde extérieur
dont la connaissance s’impose à nous fait de cette réalité et de ce monde extérieur un objet (au
sens objectal). Il semblerait que la distinction objet et réalité ne viendra que plus tard, lorsque
certains éléments de cet objet initial et global, qui regroupe l’ensemble du « en-dehors »
(Freud, Pulsions, op. cit.), pourront être progressivement désanimés, « asséchés » comme je
disais dans le chapitre précédent, perdre ce caractère de mouvement intentionnel qui nous
viserait personnellement, s’avérer partageables avec d’autres humains… Bref : devenir ce que
nous appelons dans le langage courant « la réalité », avec toutes les inflexions qui
accompagnent d’habitude ce terme (« c’est comme ça et pas autrement », « on n’y peut
rien »…), et qui servent le plus souvent, par leur dimension quelque peu désabusée, à apaiser
notre colère ou déception, et à accommoder notre impuissance. Les patients schizophrènes
donnent un exemple saisissant d’une désanimation insuffisante de cette objectalisation initiale
du monde extérieur, ce qui les conduit à se retrouver avec une fréquence épuisante dans des
conflits violents avec lui, comme on l’a vu au premier chapitre ; j’y reviendrai à la fin de
celui-ci.
34Sur la deuxième objection (le désir de l’amante ne s’adresse pas à l’enfant),
l’argumentation de Freud dans Pulsions et destins de pulsions nous apporte sans doute une
réponse assez intéressante. On sait les débats qu’ont pu susciter les affirmations de Freud sur
l’objet, et en particulier la liaison qu’il établit entre émergence de l’objet et haine. Il faut
toutefois rappeler que les spéculations formulées dans cet essai se situent au plus près de
l’unité somatopsychique initiale, et que l’objet est ici explicitement considéré comme
synonyme de monde extérieur. C’est dans ce contexte que Freud constate que, si l’objet est
effectivement vu et vécu comme extérieur, il faut qu’il soit porteur de stimulus vécus par
définition comme désagréables, et donc haï, contrairement à un objet qui apporterait
l’apaisement des besoins.

35Or, de ce point de vue, on voit mal ce qu’il y aurait à redire : en quoi un objet apaisant
différerait- il d’un objet « non-réel » et « subjectif » (pour revenir aux formulations de La
Négation que nous avons vues précédemment) ? Comment un objet totalement conforme aux
visées de la pulsion pourrait-il devenir réel ? « C’est par rapport au caractère inassouvissable
de la pulsion, écrit René Diatkine (1985, p. 60), que la réalité extérieure prend sens. » L’objet
est donc découvert nécessairement dans la haine, car seuls les stimulus non sollicités qu’il
nous envoie, et qui nous affectent (négativement, puisque non sollicités), le font exister
comme réel. C’est bien à partir du même raisonnement que Winnicott (1971) établit la
différence entre objet subjectif et objet objectif : une « adaptation incomplète au besoin rend
les objets réels, c’est-à-dire aussi bien haïs qu’aimés », ce qui signifie qu’elle permet
l’instauration d’une fonction perceptive indépendante des projections des représentations du
sujet, fondatrice à la fois de l’objet en tant que réel et de ce que nous appelons la réalité
(extérieure). Ou, comme le note Green (2001, p. 22) :

36

Freud n’a pas tort d’affirmer que l’objet est connu dans la haine puisque, selon lui, avant la
distinction, cet objet n’en est même pas un, tant il fait partie de lui -même […]. Il (l’enfant) va
devoir accepter que la mère existe par elle-même et qu’elle est dotée d’un vouloir indépendant
qui ne coïncide pas avec ses désirs.

37Certes, le désir de l’amante – l’autre objet de la mère – ne s’adresse pas à l’enfant : désirer
l’amant n’a nullement comme intention de frustrer l’enfant. Mais au niveau où Freud situe la
problématique de l’émergence de l’objet, l’enfant n’a que faire de l’« autre » de l’objet, ni
même des contraintes propres à l’objet ; l’objet devient pour lui source de stimulus du fait
même de son action (ou de son inaction), que cette action lui soit spécialement destinée ou
pas. Faut-il rappeler que la « mauvaise mère » que Karl Abraham (1911) a placée au cœur de
la problématique maniaco-dépressive est illustrée par le peintre Giovanni Segantini, dont la
mère ne l’a pas abandonné pour partir avec le premier amant venu, mais est morte lorsque le
peintre était enfant ? En fait, ce que le psychisme découvre à travers ces expériences est que
cet objet (ce monde extérieur, cette réalité) lui résiste dans ce qui est son propre mouvement
pulsionnel et, par cette résistance même, à la fois commence à exister pour lui, et fait de lui
l’objet d’une stimulation, d’un investissement qui lui sont destinés : l’enfant découvre la
réalité de l’objet au même moment où il devient lui-même l’objet de cet objet, objet à la fois
plus ou moins involontaire ou impuissant. Ce qui d’ailleurs met en évidence, par un autre
chemin, un autre élément montrant la communauté entre réalité et objet : connaître la réalité
reviendrait à se confronter à elle au sens de la rencontre avec une résistance, une buttée. Ou,
comme dit Francis Pasche (1983, p. 950) : « percevoir, c’est s’offrir à l’action du monde
extérieur ».
38Il s’ensuit que l’opération par laquelle la réalité est perçue sans être frappée de déni est
celle-là même par laquelle le sujet finit par se représenter l’objet comme indépendant de lui,
et doté d’une pulsionnalité propre qui lui est destinée. Ce qui revient à dire que l’opération de
perception de la réalité est celle-là même, par laquelle le sujet se représente soi-même comme
l’objet de l’objet, c’est-à-dire comme l’objet des agissements, initiatives, actions (et leur
contraire) de son objet – bref, objet des désirs de son objet. Ici, « connaître », c’est vraiment
« au sens biblique du terme »… C’est ainsi que l’on pourrait dire que ce que nous appelons le
principe de réalité n’est rien d’autre que le principe de plaisir d’un autre, dont nous sommes
l’objet volontaire ou involontaire, et que l’opération d’instauration du « principe de réalité »
est celle-là même, par laquelle l’objet de désir devient objet désirant. Ou, dans une
formulation plus sommaire : la réalité, c’est le désir de l’autre.

39Il se trouve que la psychopathologie de notre vie quotidienne nous offre mille exemples de
traces de ce schéma initial, de cette découverte de la réalité en tant qu’objet réel, manifestant à
notre égard des désirs dont on aurait parfois préféré se passer, et qui en tout cas contrarient les
nôtres. Ainsi, sous l’acceptation raisonnable que le feu tricolore qui régule la circulation est
un signal neutre, non personnalisé, sans intentions particulières concernant notre personne, et
conventionnellement imposé à tous comme instrument qui permet de ne pas transformer notre
vie urbaine en jungle (et incidemment de préserver notre vie), il est bel et bien cet objet qui
surgit dans la trajectoire qui va de notre pulsion à sa réalisation, qui nous prend comme objet
de ses visées (qui fait de nous l’objet de ses désirs), qui nous investit (et nous force à
l’investir) sans qu’il n’y soit nullement sollicité. Et pour peu qu’il passe au rouge au moment
où nous sommes pressés, il perd instantanément son caractère neutre, consensuel et
raisonnable, redevient anthropomorphe et est perçu comme objet qui, faisant de nous l’objet
de ses agissements, est « découvert dans la haine » et reçoit volontiers les décharges de notre
animosité et de notre agressivité (« Il faut vraiment que celui-ci passe au rouge au moment
précis où je suis là ! »).

40L’univers manufacturé qui nous entoure – et que les schizophrènes savent si bien faire
parler aux pires moments de leur angoisse désorganisatrice – est comme le dépôt de milliers
de générations d’humains qui nous ont précédés, et y ont mis leurs volontés (leurs désirs) dans
sa production et dans son évolution, pour finir par constituer le vaste ensemble matériel et
institutionnel qui nous entoure, construit par l’homme, et destiné à l’homme : à tout un
chacun. Combien de patients n’entendent- ils pas le téléphone émettre des cliquetis dès qu’ils
tournent le dos, ne disent-ils pas que la télévision leur parle et les regarde, ne voient-ils pas de
signes particuliers qui leur sont personnellement adressés dans le passage de telle voiture, de
telle couleur ? La clinique montre que le patient schizophrène semble évoluer dans un
environnement hautement saturé en objectalité, c’est-à-dire trop peu « asséché » quant aux
désirs de l’autre en circulation. Pour notre part, nous ne subissons pas la « séduction de la
réalité » qui l’affole, car nous avons appris à considérer que la réalité, parfois favorable,
parfois défavorable, ne nous affecte pas nous, personnellement, et lorsque tel est le cas, elle ne
manifeste pas une intentionnalité particulière à notre égard. Comme l’écrit Francis Pasche
(1958, p. 715) :

41

Le psychotique sera parfois forcé de se fermer hermétiquement, d’aveugler sa lucarne, de se


défaire d’un sens de la Réalité bien trop sensible à la présence, à l’absence, aux caractéristiques
et aux intentions d’autrui ; il est alors prêt à délirer […]. Si le monde extérieur est refoulé dans
les cas extrêmes, c’est qu’il n’a tout d’abord que trop existé.
42Cet anthropomorphisme de la réalité, qui nous permet de comprendre la façon dont l’objet
est institué chez l’être humain, et que nous avons appris à oublier avec les années, est toujours
présent dans l’observation de n’importe quel enfant en bas âge. Si la promenade dominicale
de l’enfant de quatre ans est contrariée par la pluie, c’est que « le ciel est méchant », cette
« méchanceté » n’existant, bien entendu, que dans la mesure où elle affecte personnellement
ses propres désirs (le ciel qui envoie de la pluie est « gentil » dans les pays où l’enfant a
compris assez tôt que la pluie est nécessaire à sa survie et à celle des siens). Et si l’enfant qui
attend sa promenade dit plus rarement que « le ciel est gentil » lorsqu’il ne pleut pas, alors que
le ciel est toujours « méchant » lorsqu’il pleut, c’est précisément parce que l’objet n’est
appréhendé naturellement comme tel que dans la mesure où il contrarie nos désirs… Et nous
sommes tous prêts à renouer, à la première occasion venue, comme on l’a vu avec l’exemple
du feu rouge, avec cet animisme qui a permis jadis à nos ancêtres de bâtir des mythologies
entières sur les manifestations des forces de la nature qui affectaient leur existence, et sont
même allés jusqu’à l’invention de Dieu – cet objet qui, depuis des millénaires, ne cesse de
nous prendre comme objet, et qui de surcroît a des désirs « impénétrables ».

43On voit ainsi que la perception de l’objet, indispensable à la satisfaction pulsionnelle,


amène nécessairement dans notre vie psychique un objet de la perception qui est loin de
correspondre aux seules visées de la pulsion (et des premières expériences de satisfaction), ne
serait-ce que parce que cet objet, du fait qu’il soit perçu et investi, nous investit à son tour et
fait de nous son objet ; il nous oblige à nous constituer comme objet de désir, en même temps
que nous nous constituons comme sujet désirant ; nous contraint à nous représenter, non pas
seulement l’objet de notre pulsion, mais aussi nous-mêmes comme objet de pulsion.

44Je pense donc que, du point de vue du psychisme humain, c’est cela la réalité : on appelle
« principe de réalité », que nous opposons à notre « principe de plaisir », le principe de plaisir
d’un autre, dans la mesure où il nous affecte et fait de nous l’objet volontaire ou involontaire
de ses investissements (et s’il n’en a pas réellement, nous lui en attribuons, comme aux forces
de la nature dans les mythologies, ou au feu rouge ou à la pluie de notre vie quotidienne
– incluant l’ordinateur qui ne s’allume pas, le téléphone qui marche mal, ou le train qui est en
retard). C’est aussi ce que nous appelons l’altérité : la reconnaître, c’est accepter la situation
intrinsèquement conflictuelle selon laquelle les objets que nous investissons, singulièrement et
a fortiori les objets humains, nous adressent des désirs qui peuvent diverger des nôtres – qui
divergent nécessairement des nôtres – et avec lesquels nous devons composer d’une façon ou
d’une autre, sous peine de nous priver de notre propre satisfaction. Et nous appelons état
amoureux la situation où les mouvements pulsionnels de chacun des partenaires parviennent à
susciter des mouvements correspondants chez l’autre, éventuellement insoupçonnés par lui
jusqu’au moment de la rencontre, et qui se déploient en même temps que les mouvements
inclus dans la part d’hallucination primitive du mouvement de chacun des deux protagonistes.

45En ce sens, on peut comprendre que, à l’origine de la vie, le mouvement pulsionnel en


provenance de l’objet forme (au sens fort du verbe former : extraire de l’informe), façonne et
organise les mouvements pulsionnels du sujet (Laplanche, 1987). Est-ce pour autant que cela
en fait un « objet-source » de la pulsion ? On peut le penser aussi longtemps qu’on imaginera
le petit d’homme dépourvu à la naissance des alternances de hausse et de baisse de tension qui
caractérisent toute matière vivante, et même des instincts qu’il partage avec nombre de
mammifères. Et pour la même raison, les messages du premier objet resteront
« énigmatiques » aussi longtemps que nous n’aurons pas introduit dans l’équation une
composante de vitalité, propre aux organismes vivants, et donc aussi au nourrisson ; mais si ce
principe de vie est présent, l’organisme aura vite fait de classer les messages, aussi
énigmatiques soient-ils, en apaisement/montée de la tension, vécus en satisfaction/non
satisfaction, et finalement traduits par l’objet – seul, en effet, agent de qualification, de
production de « qualités » – en bon/mauvais. À moins qu’on imagine l’appareil psychique
selon le modèle « computationnel » (c’est-à-dire inspiré par l’ordinateur) des neurosciences
d’aujourd’hui, qui conçoivent le cerveau comme un ensemble de circuits plus ou moins
préformé, qui attend qu’une source extérieure lui injecte programmes et applications pour le
faire fonctionner.

46Est-ce que Freud tient compte de ces prolongements de ses hypothèses que j’essaie ici de
rendre explicites ? Je pense que oui, mais indirectement. Car, fidèle à l’option « endogène »
qu’il s’est fixé dans le développement de sa recherche, il s’astreint à traduire cet aspect des
choses du point de vue de l’organisme somatopsychique en tant qu’unité (c’est-à-dire du point
de vue endogène) ; et donc, ce sont les transformations de la pulsion elle-même qu’il va
décrire, dans les suites de ce que la rencontre avec l’objet nous amène à vivre. C’est de cette
façon, me semble-t-il, qu’il va développer, par exemple, des notions comme le renversement
dans le contraire, et surtout le retournement sur la personne propre. Car
effectivement, une façon de décrire les effets de la pulsionnalité de l’objet sur le moi est de
supposer qu’ils suscitent une pulsionnalité correspondante, qui se présente donc comme
retournée vers la personne propre. Perspective évidemment cohérente avec la logique
endogène, mais sans doute quelque peu réductrice, car l’investissement en provenance de
l’objet comporte une telle part d’inconnu et d’inattendu, et même une telle mobilisation
pulsionnelle chez le sujet (une mobilisation qui aurait pu rester inactive sans cette rencontre),
que peut-être le double renversement ne permet de rendre compte que de façon très partielle
de la série d’événements psychiques issus de la rencontre sujet-objet. Freud en était sans
doute conscient, et tout au long de son œuvre n’a eu de cesse que d’enrichir cette première
approche des effets de l’objet de perception. On a vu précédemment sa définition de la
névrose à partir de la « perte de la réalité extérieure ». On le voit surtout instaurer, dans Le
Moi et le Ça, le monde extérieur comme véritable instance psychique, à côté du ça, du moi, et
du surmoi. Car, pour le paraphraser, le moi est bien cette « pauvre créature soumise à trois
sortes de servitudes » (et subit « les menaces de trois sortes de dangers ») ; mais ces
servitudes et ces dangers ne sont pas le monde extérieur, le ça et le surmoi, mais bien l’objet,
le ça et le surmoi.

47Je reprendrai cette discussion au dernier chapitre de cet ouvrage.

Retour à la schizophrénie

48Les éléments que j’ai tenté de dégager dans les paragraphes précédents se veulent
évidemment de portée générale, et ne concernent pas uniquement le fonctionnement mental
des patients schizophrènes. Mais il se peut que ce soit dans le travail avec eux qu’ils
deviennent visibles, et c’est en ce sens qu’on peut espérer que l’étude de leur
psychopathologie permettra d’enrichir notre savoir métapsychologique. En effet, comme le dit
Raymond Cahn (1982, p. 1110-1111), « de ce qui s’était joué lors de ce temps premier où le
sujet, non encore constitué, était objet pour l’objet, il ne demeure plus trace chez le névrosé,
ou fort peu. La monade métapsychologique en rend compte dans sa totalité ». Paul-Claude
Racamier (1962, p. 705) ne disait pas autre chose lorsqu’il remarquait que « le schizophrène
qui sait vivre en communion avec tout ce qui l’entoure, mais ne sait hélas que cela, me paraît
un meilleur indicateur de certaines voies normales que le névrosé ou même bien des civilisés
“adaptés” ».
49Or il se trouve que la question de savoir, « qu’est-ce qu’un objet ? », et « que me veut-
il ? », est au cœur de la problématique schizophrénique et nous l’avons déjà aperçu au
passage, en traitant de notre attitude face au monde naturel et manufacturé. En effet, dans ces
pathologies, c’est bien la façon dont le sujet se représente le désir de l’objet (plus que son
désir propre), y compris ce « désir de l’autre » entreposé dans le monde qui nous entoure,
pour autant qu’il nous affecte – ainsi que la façon dont il se vit lui-même comme l’objet de
l’objet –, qui est constamment en jeu, et mise en scène, dans les multiples manifestations de sa
clinique psychotique. L’automatisme mental, et plus généralement l’expérience xénopathique
– le sentiment d’être sous l’emprise d’un étranger (xénos) – n’expriment- ils pas cette
possession du moi par un autre, dont le sujet pense n’avoir nullement souhaité la présence ?
L’essence même de la totalité des idées délirantes ne réside-t-elle pas dans la conviction du
sujet qu’il se trouve dans le point de mire de l’investissement d’un autre que lui-même n’a
jamais interpellé ? Et la clinique des psychoses aiguës n’est-elle pas celle d’une sollicitation
débordante du monde extérieur, du sentiment du sujet d’être assailli par les messages que lui
adressent massivement, à lui personnellement, les êtres et les choses qui l’entourent ?

Histoire de Claire (1)


50Claire a 23 ans au moment où je fais sa connaissance. Elle a présenté vers l’âge de 17 ans
un état stuporeux, d’allure catatonique, qui a nécessité une longue hospitalisation en
psychiatrie. Les neuroleptiques s’étant avérés peu efficaces, et le service psychiatrique dont
elle dépendait étant peu équipé en d’autres méthodes thérapeutiques (et peu intéressé par
elles), l’épisode se terminera par une série d’électrochocs. Rendue à sa famille, elle
parviendra deux ans plus tard à présenter un baccalauréat de secrétariat avec succès, mais un
nouvel épisode, puis un troisième, interrompent le mouvement d’autonomisation qui se
dessinait ; elle fera deux tentatives de suicide graves, dont l’une ayant entraîné quelques jours
de coma. Au moment de notre rencontre, elle vit avec ses parents, qui sont très soutenants ;
elle dit s’entendre bien avec son père, et soupçonne souvent sa mère d’être méprisante,
impatiente et condescendante avec elle ; parfois, des idées paranoïdes apparaissent : « Elle me
met des bâtons dans les roues tout le temps… Elle ne veut pas que je parte de la maison, que
je devienne autonome… Elle veut me garder pour elle. » Elle voit avec envie ses frères et
sœurs quitter l’un après l’autre le foyer familial, trouver un emploi, puis fonder des familles et
avoir des enfants.

51Je vais voir Claire une fois par semaine, parfois deux, pendant environ dix ans. Au cours
des dix premières années de suivi, elle parviendra à compléter ses études par une formation
lui donnant accès à des emplois de bureau, et elle va vivre seule puis, après la trentaine, elle
aura un ami, avec lequel elle finira par partager un domicile pendant trois-quatre ans. Ce sera
une relation tumultueuse, le jeune homme – qui n’a pas d’antécédents psychiatriques –
s’avérant impulsif, fantasque et parfois violent. Elle dit : « Il est très malade, presque aussi
malade que moi, mais je suis amoureuse de lui, peut-être même à cause de ça, je reste donc
avec lui, mais en même temps je fais le nécessaire pour m’en protéger, lorsqu’il dépasse les
bornes. » Son père sera quand même sollicité à deux ou trois reprises pour ramener le calme
et sermonner le compagnon de sa fille.

52La séquence que je vais présenter ici se situe à une période du traitement où je la vois
environ deux fois par mois. Claire a 34 ans, désormais bien insérée au plan professionnel, et
suit un traitement neuroleptique minime. À cette époque, elle essaie de consolider son
insertion professionnelle en présentant des concours administratifs catégorie C pour avoir la
sécurité de l’emploi. Elle est enthousiaste à cette perspective, elle a repris ses cours, elle pense
avoir beaucoup travaillé et s’être bien préparée. C’est donc une Claire très agitée, pleurant et
en colère, qui arrive à ma consultation comme une furie, sans rendez-vous. C’est un jour
particulièrement chargé, je vais donc la chercher dans la salle d’attente en la prévenant que je
ne pourrai la recevoir que peu de temps (et sachant qu’elle a sa séance habituelle,
bimensuelle, quelques jours plus tard). Claire est hors d’elle : « Ils ne prennent pas ceux qui
sont catalogués “malades mentaux”, ils m’ont saquée dès le départ ! »

53Je l’interroge sur un éventuel incident au moment des différentes épreuves – sait-on
jamais – mais il ne s’est rien passé de particulier, puis je lui rappelle prudemment qu’elle
m’avait dit qu’il y avait soixante-dix postes pour près de mille candidats, ce qui a comme
conséquence de la mettre encore plus en colère : « Oui, c’est ça ! Évidemment, il y a toujours
moyen pour noyer le poisson, pour raconter des histoires aux gens ! Mais le fait est là : ils
m’ont saquée, ils ne veulent pas de moi ! »

54L’entretien se termine là, et nous reprenons la même discussion trois jours plus tard. Claire
est plus calme, mais toujours aussi en colère, et j’ai le sentiment inquiétant qu’elle est en train
de glisser vers un travail délirant persécutif qui donne quelques signes de début d’installation.
Je prends donc l’option d’intervenir :

55– Les dizaines de fonctionnaires chargés de la tâche ingrate de corriger plusieurs milliers
de copies ont certainement porté toute leur attention sur votre cas particulier… Finalement, on
peut dire qu’ils ont mieux pris en considération votre majesté – mieux que moi qui ne vous ai
donné que quelques minutes il y a quelques jours, alors que j’aurais dû annuler la consultation
des patients qui avaient déjà rendez-vous pour vous accueillir, vous, pendant le temps que
vous auriez souhaité.

56Claire proteste : bien sûr qu’elle n’aurait pas voulu que la consultation des autres patients
soit annulée. Bien sûr… Mais s’il y a d’autres patients ici, c’est qu’il y a peut-être aussi
d’autres candidats ailleurs ? « Mille » même, selon ses dires… Une longue discussion
s’ensuivra, au cours de laquelle j’éviterai toute nouvelle référence à la dimension
transférentielle que j’ai glissée dans mon intervention, ainsi que toute explicitation de la
dimension mégalomaniaque régressive (« sa majesté le bébé »), commune finalement à tout
délire, à laquelle j’ai fait allusion, pour travailler avec elle ce fait étonnant : il semble donc
qu’il existe d’autres désirs autour de nous (ceux des autres candidats du concours, ceux des
autres patients de la consultation…), qui incontestablement affectent notre vie, alors que
nous ne les connaissons pas et qu’ils ne nous connaissent pas, et ne nous sont nullement
destinés au départ…

57Nous retrouverons Claire au chapitre 5.

58De même, il serait tout à fait possible de décrire les pathologies psychotiques comme les
manifestations d’un mésusage ou échec de l’hallucination négative dans ce qu’elle a de
nécessaire dans la rencontre avec l’objet, avec la réalité en général. On pourrait, par exemple,
décrire à partir de cet axe les deux formes de syndromes psychotiques rencontrés chez Freud,
pas toujours bien différenciés, et pourtant se basant – dans ses textes – sur des logiques tout à
fait distinctes :

 d’un côté, une utilisation à grande échelle de la fonction hallucinatoire négative. Dans ce cas, le
patient ne voit dans le monde extérieur que ce qu’il veut bien voir, ce qui laisse toute la place à
l’hallucination (au sens de l’hallucination primitive) au détriment de la perception en tant que
porteuse d’altérité. Cette situation débouche sur les différentes formes de psychoses aigües,
dont le cas paradigmatique de Norbert Hanold, le héros de la « Gradiva » de l’écrivain allemand
Wilhelm Jensen (Freud, 1907a). Du point de vue intrapsychique, les parentés avec le mécanisme
du rêve sont évidentes, le sommeil étant par définition un moment de suspension de l’activité
perceptive (une sorte d’hallucination négative par neutralisation des cinq organes de sens).
Cette parenté avec le rêve signe le caractère de régression topique du phénomène (si l’on
focalise notre étude au niveau des processus intrapsychiques, c’est-à-dire au niveau que
privilégie Freud). Ce qui rejoint d’ailleurs la tradition psychiatrique, qui a souvent et à juste titre
rangé ces manifestations psychopathologiques sous le regroupement plus général de
l’onirisme ; étant entendu que cet onirisme peut être présent, à des degrés variables, dans tout
état psychotique (et pas seulement), notamment lors des moments critiques, et plus
généralement lors de tout moment d’incertitude et de vacillement de la vie psychique ;
 de l’autre côté, une faiblesse de l’hallucination négative qui conduit à une difficulté à utiliser
l’hallucination primitive dans sa fonction d’accueil et d’appropriation de la perception. C’est
cette difficulté qui débouche sur les différentes formes de perceptions inintégrables, c’est -à-
dire des perceptions que le sujet n’a pas pu ramener à sa mesure en triant, grâce à
l’hallucination négative, ce qu’il a vraiment la possibilité de voir ou d’entendre. On trouve ici les
phénomènes d’automatisme mental, par exemple, et plus généralement les phénomènes basés
essentiellement sur des hallucinations auditives, plutôt que visuelles. C’est, je pe nse, à cause de
cette faiblesse de la fonction hallucinatoire négative que les patients schizophrènes sont obligés
de se retirer du monde extérieur, car la fonction qui leur permettrait de le rencontrer sans se
trouver en confrontation frontale et massive avec lui leur fait défaut, ce qui les conduit à limiter
par eux-mêmes les contacts avec lui. Ici donc, pas de régression, c’est-à-dire pas d’utilisation de
l’hallucination primitive – Freud est formel sur ce point, aussi bien dans l’Inconscient (1915e)
que dans le Complément métapsychologique à la doctrine du rêve (1916-1917f), j’en ai déjà
parlé au chapitre 1. On assiste bien plutôt à un asséchement des représentations de chose
(matière première de la fonction hallucinatoire primitive) au profit des représentations de mot.
C’est en tout cas de cette façon que Freud formule les phénomènes observés ; on parlerait
maintenant plutôt de traces mnésiques n’ayant jamais trouvé le chemin du refoulement, ce qui
présupposerait leur rencontre avec le mouvement hallucinatoire primitif et leur passage par les
représentations de chose. On retrouvera cette discussion au chapitre 4.

59Une clinique des états psychotiques en tant que mésusages de cette nécessaire fonction
négative serait donc tout à fait possible, bien que dépassant les limites du présent ouvrage.

60En ce sens, le psychodrame est l’instrument par excellence d’exploration de la fonction


d’hallucination négative et de ses échecs, en particulier dans le cas des patients psychotiques,
c’est-à-dire là où elle est la plus défaillante. Deux exemples relative ment opposés illustreront
le propos.

Histoire de Jean (2)


61Nous avons fait la connaissance de Jean au premier chapitre, où on a eu un aperçu de
l’ensemble de son traitement par psychodrame. La séquence décrite ici se situe à peu près au
bout de cinq-six ans de psychodrame, il a donc 30-31 ans. Nous notons depuis quelque temps
qu’il commence à sortir de son isolement, fréquente différents groupes de jeunes de son âge
et, au sein de ces groupes, il exprime un certain intérêt, bien que timide, pour les jeunes filles
qui y assistent. Plusieurs scènes du psychodrame ont déjà été consacrées à des dialogues avec
les participants de ces groupes. Lors d’une de ces scènes, il exprime le souhait de pouvoir
prolonger le débat intéressant en cours, et l’une des psychodramatistes lui suggère qu’ils
passent une soirée ensemble pour approfondir la question. Jean rougit, il est manifestement
aussi content qu’embarrassé, il bredouille une vague acceptation, puis son visage s’assombrit
et il se tait. Le meneur interrompt la scène. Jean se rassoit, reste immobile, visiblement remué.
Le meneur lui demande ce qui se passe. Jean évoque alors des hallucinations dont il avait déjà
fait état, une voix interne qui prononce une phrase particulièrement grossière à l’égard de sa
mère, où il est question à la fois de sexualité violente et d’émission d’urines. Le meneur
s’exclame : « Mais enfin, ce n’est pas parce qu’une fille nous invite à discuter d’une question
sociologique que nous allons directement au lit ! », et Jean éclate de rire, plus rouge que
jamais.

62On voit ici de façon exemplaire l’échec de la fonction hallucinatoire négative à amortir,
encadrer et finalement accueillir le mouvement pulsionnel en provenance de l’objet qui vient
affecter le moi ; son échec à parvenir à son mélange plus ou moins harmonieux ou conflictue l
avec l’hallucination (au sens primitif). Il est intéressant de remarquer que l’hallucination (au
sens clinique) qui surgit en lieu et place de ce mouvement n’est pas dépourvue de quelques
éléments défensifs, même si elle est elle-même la manifestation de l’échec du travail défensif.
Par exemple, on remarque une inversion de la passivité en activité : le moi ne subit plus les
avances de l’objet, il prend l’initiative par l’expression énergique et même violente contenue
dans le propos sexuel. De même, l’association de la génitalité et de l’érotisme urétral
(émission d’urines) indique la persistance de quelques voies régressives qui restent encore
potentiellement praticables, tout comme l’évocation de la miction renvoie de façon plus
générale à l’idée de l’extinction du « feu », de l’embrasement pulsionnel. Quoi qu’il en soit,
on comprend l’intervention interprétative du meneur du jeu : il se détourne complètement du
contenu explicite de l’hallucination (clinique) et il revient à la scène, mais pour indiquer ce
que le travail de l’hallucination négative n’a pas fait face au mouvement exprimé par l’objet.

63Un deuxième exemple, en sens opposé.

Histoire de Madeleine
64Madeleine est une femme d’une cinquantaine d’années, célibataire, sans enfants qui, après
de brillantes études, occupe un poste important dans un grand organisme public. Son
fonctionnement correspond globalement à celui décrit comme psychose froide, incluant des
éléments anorexiques et plus généralement un mépris face aux difficultés qui peuvent affecter
ses différentes fonctions corporelles. Elle est dirigée vers le psychodrame après l’échec d’une
longue thérapie en face-à-face, à laquelle elle s’était adressée pour une dépressivité chronique,
le sentiment lancinant qu’elle a raté sa vie personnelle. Depuis quelques séances, les
psychodramatistes s’inquiètent d’un important œdème apparu au niveau du pied gauche,
jamais évoqué par la patiente dans un premier temps, puis écarté comme insignifiant lorsque
le meneur du jeu l’amène très prudemment à s’y intéresser. Finalement, une scène est
organisée entre la patiente et un médecin qu’elle irait consulter pour ce problème. En cours de
scène, le meneur envoie une psychodramatiste jouer le rôle du pied. Celle-ci s’assoit par terre,
à côté de la patiente, et commence à parler : « Tu vois comment tu es, tu ne dis pas tout au
docteur, tu ne lui dis pas que tu ne m’écoutes jamais, alors que je suis fatigué à passer des
heures debout dans les transports, et tu ne lui dis pas non plus que je manque de vitamines…
Je ne suis pas bien traité. » Madeleine envisage la psychodramatiste avec une évidente
irritation, puis hostilité. Elle tente d’engager quelque peu le dialogue, mais s’irrite davantage
lorsque le médecin a l’air de vouloir s’adresser au pied plutôt qu’à elle. Finalement elle
interrompt la scène, très mécontente. « Qu’est-ce que cela veut dire, ces enfantillages ? », dit-
elle sur un ton très agressif au meneur du jeu. « Ça rime à quoi, tout ça ? En quoi ce genre de
choses sont-elles censées m’aider ? » Elle ne se départira pas de cette colère pendant plusieurs
séances.
65Nous avons ici une illustration de la vigueur d’une fonction d’hallucination négative
s’exprimant de façon prédominante et écrasant l’hallucination au sens primitif du terme,
laissant le sujet face à la « pure » perception. On pourrait penser qu’entre les deux champs de
l’activité perceptive, le champ proprioceptif (les perceptions en provenance du corps) et le
champ extéroceptif (les éléments issus des cinq organes des sens), c’est souvent le premier qui
fait l’objet des manifestations les plus radicales de la fonction hallucinatoire négative. Avec
les patients schizophrènes, j’ai souvent été frappé par le décalage entre les effets explosifs du
contact avec l’objet de la réalité, comme si aucune fonction hallucinatoire négative ne pouvait
amortir cette rencontre, et le silence impressionnant de sensations, même en présence de
lourds processus de pathologies internes. Mais je ne serai pas en mesure de tirer pour le
moment des conclusions plus générales à partir de ce constat. En psychodrame, je suis plutôt
sensible aux manifestations qui semblent contredire cette hypothèse générale ; je suis par
exemple sensible à la fréquence avec laquelle les patients concluent telle ou telle scène par la
remarque que tel personnage apparu (un ami, les parents, les frères et sœurs…) « n’est pas
comme dans la réalité » – et là, les exemples sont innombrables – ; je suis attentif, en d’autres
termes, à l’infiltration de cette activité, créatrice de réalité, du psychodrame par un travail
négativant continu, par une activité discrète mais omniprésente de la fonction hallucinatoire
négative qui tend à dénier ce qui a été vécu comme nouveau. Ce qui, dans les formulations
proposées ici, revient à dire qu’il s’agit d’un travail de refus systématique d’accueillir ce qui,
venant de l’objet, manifeste une pulsionnalité qui nous est destinée et que nous ne pouvons
accepter ou même reconnaître.

Un mot conclusif sur la perception

66Dans ce chapitre, j’ai pris le soin de préciser que la perception dont il est question est celle
appelée extéroceptive, celle qui concerne les cinq organes des sens et qui est destinée à mettre
l’organisme et le psychisme humains en relation avec leur environnement. Il existe, on le sait,
un autre grand domaine du travail perceptif, celui de la perception proprioceptive, dont
l’exercice fournit ses produits au niveau de la même instance que le travail extéroceptif, à
savoir au niveau du système perception-conscience ; ce qui d’ailleurs n’évite pas parfois des
confusions, ce dont les états psychotiques aigus peuvent être l’exemple. J’ai fait allusion, dans
l’introduction de cet ouvrage, à la façon dont l’indétermination entre les deux grands champs
du perceptif peut se mettre au service des tendances les plus destructrices dans la
schizophrénie. Mais entre perceptions extéroceptives et perceptions proprioceptives, il y a
bien plus : si elles peuvent, jusqu’à un point, être départagées et étudiées séparément sur le
critère de la fonction musculaire, comme le suggère Freud, elles sont destinées à se croiser à
plus d’une occasion (par exemple « pulsion scopique »), dans des entrelacs dont l’étude
échappe aux limites du présent ouvrage.

67Considérée sous l’angle de l’ensemble du travail perceptif, la dimension extéroceptive que


j’ai traitée ici semble s’inscrire dans une conception plus vaste, qui permet in fine de
s’imaginer l’« homme psychique » de la métapsychologie comme une entité qui se construit
entre deux réalités extérieures sur lesquelles il n’a prise que partiellement, et qui constituent
deux contraintes séparées et complémentaires, à travers lesquelles il chemine dans un échange
continu avec elles : la réalité du corps propre, et celle du monde extérieur ; pulsion et objet. Il
est évident que Freud, dans le cadre de sa théorie « endogène », s’est davantage intéressé aux
rapports entre le psychisme et la réalité du corps propre, et c’est pour rendre compte de ces
rapports et avancer dans ses recherches qu’il a construit le concept de pulsion.
68C’est en ce sens que je soutiens que l’objet, dans sa double et indissociable polarité
d’interne et d’externe, pourrait être l’autre concept « limite », celui de l’autre grand domaine
d’échanges et des relations du psychisme humain : le domaine de la réalité dite extérieure, et
donc du travail extéroceptif, de même que la pulsion se manifeste à nous par le chemin
proprioceptif. Ce qui permettrait à la métapsychologie d’étendre ses conceptualisations
jusqu’à son aboutissement pour ainsi dire naturel puisque, effectivement, une « pulsion » ne
peut être comprise en dernière instance sans « objet », l’une (la pulsion) comme l’autre
(l’objet) puisant leurs racines dans ces deux espaces extérieurs, sans lesquels le psychisme
humain serait pur esprit, et la métapsychologie, simple psychologie.

 Chapitre 3. La psychanalyse et les traitements des


schizophrènes

1 D ans les deux chapitres précédents, j’ai décrit les conditions dans lesquelles s’engage le
traitement avec les patients schizophrènes en tant que moment où un objet s’interpose entre le
patient et le chaos des objets qui peuplent sa vie psychique et donc l’entourent, et même
s’impose à lui comme objet à investir, polarisant de ce fait ses investissements. Quelques
exemples cliniques caractéristiques de ces mouvements, dans leur diversité, nous ont permis
d’étudier, dans le deuxième chapitre, les rapports de l’objet ainsi défini avec le monde dit
extérieur, c’est-à-dire l’activité perceptive. Il nous faut maintenant comparer les pratiques qui
se dessinent à travers ces exemples et la pratique de la psychanalyse.

2Nous avons besoin de procéder, d’emblée, à une séparation de concepts, si ce n’est de


pratiques. Il y a d’une part, l’exercice analytique en tant que procédé relatif à la constitution
d’un savoir : une méthode d’investigation appartenant à, et constituant, un champ de
connaissances susceptible de fonder une science. Et il y a d’autre part la pratique analytique
– les pratiques analytiques en général – à visée thérapeutique : des procédés plus ou moins
issus de la méthode d’investigation, dont ils constituent l’application (la technologie), et qui
correspondent donc plutôt à des savoir-faire. Cette séparation se trouve dans la droite ligne de
la triple définition de la psychanalyse selon Freud (1923a), sur laquelle je reviendrai plus loin.

Les conditions d’émergence du savoir psychanalytique

3Il ne fait aucun doute que Freud a considéré très tôt qu’il était en train de fonder une
nouvelle science. Ses connaissances, sa formation, ses antécédents dans les laboratoires de
recherche fondamentale nous obligent à prendre cette considération au pied de la lettre, à
penser donc qu’il avançait sa prétention en pleine connaissance de cause. Autrement dit, qu’il
était conscient que fonder une science, notamment dans le domaine qu’il revendiquait,
présuppose un objet, des hypothèses, un dispositif expérimental, une méthodologie, un certain
nombre de résultats qui valident, invalident ou modifient les hypothèses initia les ; et aussi une
reproductibilité des résultats, ce qui implique d’autres chercheurs pratiquant le même
dispositif expérimental avec la même méthodologie et aboutissant aux mêmes observations et
conclusions à partir des mêmes hypothèses.
4Compte tenu de ces présupposés, quel est le paysage scientifique dans lequel apparaît la
psychanalyse ?

5On peut dire, de façon très générale, que l’hypothèse selon laquelle le psychisme ne se
résume pas à la conscience n’appartient pas à Freud, mais constitue une connaissance qui
émerge progressivement au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Le mouvement
d’émergence de ce nouvel objet de connaissance, qui au plan descriptif se définit comme le
psychique non conscient, et qui sera appelé subconscient ou inconscient, est contemporain de
la lente émancipation de la psychologie par rapport à la philosophie, et à ce qui sera appelé
par la suite les sciences humaines. Il est étayé sur divers phénomènes qui vont du mesmérisme
à l’hypnose et qui sortiront progressivement des cercles des curieux pour entrer dans des
pratiques plus rigoureusement encadrées au sein de certains services de neurologie, comme
celui de la Salpêtrière avec Charcot, ou celui de l’hôpital universitaire de Nancy avec
Bernheim. Remarquons aussi que ces recherches, qui intéresseront fortement Freud au
moment où les aléas de la carrière l’obligent à quitter la recherche fondamentale et à se
tourner vers la pratique thérapeutique, se déroulent dans des services hospitaliers qui sont très
éloignés, aussi bien au plan scientifique que culturel, des lieux où s’élabore le savoir sur la
pathologie mentale, c’est-à-dire les asiles d’aliénés, les hôpitaux psychiatriques.

6Il serait intéressant de comparer, à partir de ces considérations générales, les chemins
scientifiques croisés de deux figures emblématiques de l’exploration de ce nouveau champ de
connaissance : Pierre Janet et Sigmund Freud. Janet, qui n’est pas de formation médicale
initiale, et qui enseigne la philosophie dans un lycée du Havre, choisira l’hôpital psychiatrique
de la ville pour effectuer ses premières observations et publications ; puis, revenu à Paris, il
entamera des études de médecine. À l’opposé, Freud qui lui est de formation médicale,
choisira longtemps la recherche fondamentale, et lorsqu’il ira – à reculons – vers la pratique
de cabinet, il n’aura de cesse d’essayer d’étayer ses hypothèses sur ce que l’on appellerait
aujourd’hui le « volontaire sain ». Janet semble considérer comme un handicap le fait d’avoir
une formation qui n’est ni clinique ni thérapeutique, la philosophie s’intéressant a priori à tout
être humain ; il essaie donc de le compenser en fréquentant les lieux de soins et en menant des
études cliniques. Une fois dans son cabinet, Freud, lui, semble essayer de compenser le
handicap inverse : issu de la recherche neurophysiologique fondamentale mais amené à
développer une activité privée, il sait que la fréquentation des maladies n’est pas le meilleur
moyen pour découvrir les lois générales du vivant. Et comme dans un cabinet
neuropsychiatrique on ne trouve ni sujets « sains », ni même toujours « volontaires », il se
rabat sur le seul « volontaire sain » qu’il a sous la main, à savoir lui-même. C’est ainsi que ses
premiers livres seront basés sur l’étude de ses propres rêves (ce qui sera son autoanalyse),
mais aussi sur toute autre manifestation du « non-conscient » chez les volontaires sains, à
savoir les lapsus, les mots d’esprit, les actes manqués, etc. Si la « vie quotidienne »
l’intéresse, c’est que, en chercheur formé dans un laboratoire de neurophysiologie, il est
convaincu qu’on ne fait pas de recherche fondamentale à partir du cas particulier (or, la
maladie est un cas particulier), mais à partir du cas général, ce que l’on appelle donc le
volontaire sain.

7Le problème qui se pose alors à lui est le suivant. La méthode scientifique à partir de
laquelle il produit ses premiers travaux est en grande partie, et à strictement parler, naturaliste,
en ce sens qu’elle étudie les phénomènes, et tente de les interpréter, tels qu’ils apparaissent
dans leur contexte naturel ; c’est exactement à quoi renvoie la notion de « vie quotidienne ».
Or, Freud sait bien que la méthode basée sur l’observation, qui a dominé la science jusqu’à la
fin du XIXe siècle, et qui d’ailleurs fait toujours florès dans les publications des aliénistes de
son époque, n’est plus d’actualité : le temps est à la science expérimentale – on connaît les
lectures de Freud à ce sujet – et donc aussi à la médecine expérimentale ; les enseignements
de Claude Bernard, que Freud connaît, constituent désormais une évidence en matière de
recherche médicale. Il lui faut par conséquent autre chose, une situation non naturelle, un
dispositif capable de reproduire, tout en les isolant, et tout en en réduisant les paramètres, les
phénomènes qu’il se propose d’étudier. C’est ainsi qu’apparaît la cure-type, véritable
dispositif expérimental de la nouvelle science du psychisme, apte à réduire les phénomènes à
étudier à un plus petit nombre d’éléments, et rendant d’autres phénomènes des invariants :

 dispositif, car tout dans sa mise en place évoque la définition d’un plan de travail : immuabilité
du cadre, positionnement prédéterminé des participants, répétitivité et régularité de
l’expérience, définition de règles de fonctionnement, et notamment d’une « règle
fondamentale » (une règle « fondamentale » pour une recherche « fondamentale », pourrait-on
dire) ;
 expérimental, car il ne correspond à aucune situation de la vie quotidienne : il nous arrive de
rêvasser, ou de laisser notre esprit flâner, mais dans ce cas, nous ne le faisons pas à haute voix ;
quand nous nous adressons à quelqu’un, nous le regardons, et le contact visuel et mimique fait
partie intégrante de la communication interhumaine ; et puis, de toute façon, la rêverie et la
flânerie de l’esprit ne se font pas sur commande, à jours et heures fixes ;
 réduisant les paramètres au plus petit nombre d’éléments pertinents (analyste soustrait au
regard de l’analysant, activités perceptive et motrice limitées), rendant d’autres paramètres des
invariants (neutralité de l’analyste, règle de l’abstinence), de façon à produire une abstraction
propice à la recherche.

8Voici donc le dispositif que Freud met au point à des fins de recherche fondamentale,
c’est-à-dire à des fins de production de connaissances de portée générale. En tant que tel, et
hors toute considération sur son efficience thérapeutique – ce qui est une question tout à fait
différente –, il fera la preuve de son efficacité, à savoir, répétitivité des connaissances
obtenues, reproductibilité, prévisibilité : à partir du même procédé, des praticiens qui
partagent les mêmes hypothèses de départ aboutissent à des résultats similaires. Lagache
(1964) notait déjà, il y a plus d’un demi-siècle, cet aspect de « science exacte » de la
psychanalyse : « l’analogie qui existe entre l’expérimentation et l’aménagement de la
psychanalyse », le caractère d’« observateur participant » de l’analyste, la façon dont
l’analyse dévoile régulièrement l’« isomorphisme des structures mnésiques et
fantasmatiques » par rapport à nos fictions (p. 245). D’autres auteurs n’ont pas manqué de
mettre en évidence la rationalité du savoir issu de la méthode expérimentale en psychanalyse
(Perron, 2010 ; Forest, 2010).

Le transfert

9Dans la pratique de ce dispositif expérimental, et dans l’élaboration des connaissances qui


en sont issues, la découverte et la situation du transfert occupent une place particulière. Je vais
donc aborder brièvement cet aspect, avant de continuer d’examiner les implications du
dispositif sur la situation du savoir psychanalytique et ses rapports avec les applications
thérapeutiques.

10On sait que Freud considère initialement le transfert comme obstacle et résistance, et ce
n’est qu’à travers un cheminement qui a tous les caractères d’un « saut épistémologique »
qu’il va en faire l’élément le plus original de son invention.
11Pourquoi obstacle ? La réponse est évidente du point de vue d’un dispositif expérimental :
le transfert lui apparaît initialement comme cet élément qui vient « polluer » le recueil des
données ; c’est le « bruit » d’une expérience de mesures précises. Ce n’est que
progressivement que Freud découvre son intérêt, et ce, à travers deux lignes de pensée
relativement indépendantes.

12D’une part, ce dispositif expérimental qu’il installe dans une pratique de cabinet privé doit
apporter quelques bénéfices thérapeutiques aux personnes qui acceptent de s’y soumettre ;
après tout, les volontaires sains sont payés pour participer à la recherche, ce ne sont pas eux
qui paient ! On se souvient de la phrase que Winnicott (1971) met en dédicace dans Jeu et
réalité : « à mes patients qui ont payé pour m’instruire ». Or, la technique qu’il invente est
héritière d’une autre, de l’hypnose et de la suggestion qui, elles, étaient pratiquées
essentiellement dans les laboratoires des médecins-chercheurs de l’époque (Salpêtrière,
Nancy…) à des fins aussi bien d’exploration que de thérapeutique. L’observation des succès
et des échecs de ces techniques conduit Freud à l’identification de l’importance de
l’abréaction et de son effet cathartique : ces méthodes semblent donner des résultats si, et
seulement si, certaines représentations relatives à des événements du passé sont actualisées et
comme revécues dans le présent : décharge émotionnelle, manifestation de l’affect « coincé »
(Freud, 1895d). Il faut donc plus qu’une simple promenade dans les souvenirs du passé – fût-
il un passé oublié, refoulé, traumatique, activement maintenu hors conscience – pour qu’il y
ait changement. Or, la nouvelle méthode tend à priver Freud de cet élément de reviviscence,
qui est pourtant essentiel à la « raison sociale » de son entreprise, c’est-à-dire la quête de
résultat thérapeutique (car en effet, c’est un cabinet médical privé qu’il est en train de fonder,
et non pas un laboratoire de recherche). Le transfert, dimension actuelle d’une problématique
essentiellement enfouie dans le souvenir, vient fournir cet élément.

13Il est intéressant de suivre Freud dans sa découverte du transfert. Présent dès les Études sur
l’hystérie (1895d), il ne constitue qu’une « fausse connexion » : l’affect est mobilisé, la
représentation inconsciente est toujours inaccessible, l’affect fini donc par se connecter sur ce
qu’il a sous la main, pour ainsi dire, à savoir sur l’analyste. Le terme de « substitution »
apparaît en 1905 avec le Cas Dora (Freud, 1895e [1901]), et le transfert est qualifié de
« dernière création de la maladie » (p. 295). Freud entre dans le vif du sujet : d’erreur de
connexion, le transfert apparaît comme une création, autrement dit comme une
transformation. Il dit « de la maladie » ; en réalité, il entend que c’est une co-création : de la
maladie dans, et avec, les conditions de la cure. Dans Remémoration, répétition et
perlaboration apparaît la notion de « névrose de transfert » (Freud, 1914g). Les termes
utilisés par Freud sont évocateurs (p. 194) :

14

[…] nous réussissons régulièrement à donner à tous les symptômes de la maladie une nouvelle
signification transférentielle et à remplacer sa névrose ordinaire par une névrose de transfert
dont il peut être guéri par le travail thérapeutique. Le transfert crée ainsi un royaume
intermédiaire entre la maladie et la vie, à travers lequel s’effectue le passage de la première à la
seconde. Le nouvel état a repris tous les caractères de la maladie mais il constitue une maladie
artificielle.

15On perçoit ici le progressif glissement de Freud. Il est à la recherche d’un effet qui pourrait
avantageusement remplacer l’effet cathartique du point de vue de l’effet thérapeutique
escompté. Mais, plus il en parle, plus il l’approfondit, et plus c’est le chercheur qui reprend
ses droits : « substitution » d’une névrose par une autre, « maladie artificielle », « royaume
intermédiaire »… Or, il se trouve qu’aucune thérapeutique médicale n’a jamais procédé de la
sorte ! La médecine a toujours procédé par opposition, réparation ou compensation :
combattre la maladie (antibiotiques, anticancéreux, remèdes contre des secrétions en
excès…), réparer ses effets (chirurgie, traitements symptomatiques, médecine génique),
compenser ses conséquences (insuline pour le diabète, substances thyroïdiennes, lunettes pour
le myope…). C’est en revanche la recherche en médecine qui a toujours eu besoin de
reproduire les maladies, seul moyen pour en comprendre le mécanisme et, secondairement et
si possible, en maîtriser le cours par des moyens thérapeutiques. Ces derniers visent d’ailleurs
plutôt à s’insérer dans le déroulement des mécanismes pathologiques pour les stopper, les
ralentir, les détourner, en invalider les effets – jamais pour les reproduire (la médecine n’est
pas l’homéopathie, quelle que soit l’opinion que l’on a sur cette dernière).

16La deuxième ligne de pensée relative au transfert apparaît davantage en filigrane, et a trait
aux hypothèses théoriques que Freud formule avant, pendant et après l’installation de son
dispositif expérimental. Ces hypothèses sont en rapport avec ce qu’il nomme
« métapsychologie », et qui est l’ambition de bâtir une psychologie sur des bases qu’il
souhaite scientifiques, ce qui signifie à ses yeux la prise en compte des connaissances issues
des sciences de la nature et de la biologie, non seulement humaine, mais aussi plus
généralement de cette biologie que les humains partagent avec les autres mammifères. Or, il y
a une notion que l’on rencontre à peu près partout dans les ouvrages de psychiatrie, et pas
seulement, du XIXe siècle : il s’agit de l’instinct. Si aujourd’hui la biologie interroge peu
l’instinct (et les neurosciences pas du tout), la notion est en revanche naturellement présente
dans l’esprit médical et biologique de l’époque de Freud, et c’est tout aussi naturellement que
celui-ci va s’en servir.

17On peut discuter de la différence entre pulsion et instinct et on peut suivre les
psychanalystes qui, comme Laplanche (2000), pensent avoir établi le bien-fondé d’une
distinction entre les deux notions dans l’œuvre même de Freud, même si ce dernier n’a
apparemment pas été gêné que la traduction en anglais de ses écrits utilise uniformément le
terme d’instinct (d’ailleurs, comme Strachey le fait remarquer dans sa préface générale de
la Standard, le terme allemand d’instinct n’apparaît dans l’œuvre de Freud qu’une demi-
douzaine de fois, et celui utilisé pour ce qui a été traduit en anglais comme instinct est trieb,
« pulsion », désormais traduit par drive). On peut aussi remarquer que Freud, de toute façon,
par son utilisation de l’idée d’instinct, en renouvelle radicale ment la problématique pour en
faire un concept tout à fait particulier et propre à la métapsychologie, donc à l’humain, quelle
que soit son appellation. Mais qu’il s’agisse d’instinct ou de pulsion, la question reste la
même dans la discussion présente : qu’est-ce qui motive, qu’est-ce qui pousse, qu’est-ce qui
anime le sujet pour qu’il se mette à associer à haute voix sur un divan, conformément à la
règle de fonctionnement qui lui a été édictée ? D’où proviennent la volonté, la tendance, la
propension – et donc aussi l’énergie – de cette « adresse à » ?

18Les réponses rationnelles de type « envie de guérir », ou « obéissance à la consigne


médicale », sont à l’évidence très largement insuffisantes pour rendre compte du fait qu’une
personne accepte la dépense de temps, d’argent et d’intérêt que représente le fait d’aller
s’allonger chez Freud une heure durant, tous les jours, six fois par semaine, pendant de longs
mois ou années… En d’autres termes : avant même que le transfert ne soit reconnu et analysé
dans sa dimension symbolique – dans le jeu des déplacements et condensations qu’il réalise à
travers les représentations verbales et les agirs du patient ; avant même qu’il ne soit instauré
comme l’enjeu central du dispositif expérimental – ; le fait même qu’une personne se mette à
« s’adresser à », alors que son interlocuteur refuse le jeu de l’échange et de l’interaction, vient
confirmer et affiner les hypothèses énergétiques et économiques que Freud énonce au départ
de la science à fonder. Il y a bien une « poussée vers », il y a bien un investissement préalable,
ils sont expérimentalement démontrés du fait même de la neutralité de l’interlocuteur, et
rendent donc nécessaire l’hypothèse d’une énergie orientée, c’est-à-dire d’une énergie qui a
une source (instinctuelle ou pulsionnelle, mais en tout cas plus ou moins en rapport avec
l’organisation biologique), une orientation, un but et un objet.

19En ce sens, on peut dire que le transfert, bien que découvert et formalisé dans un deuxième
temps, est présent dès le début de la mise en place du dispositif : non pas (pas seulement) en
tant que phénomène passé dans un premier temps inaperçu, mais plus fondamentalement, en
tant que condition économique absolument indispensable pour que le dispositif prenne vie,
pour que l’expérience puisse se dérouler.

La technologie thérapeutique

20J’ai signalé précédemment la situation ambiguë, et même pour être plus précis
conflictuelle, dans laquelle se trouve Freud au début de son activité professionnelle privée.
Nul doute qu’il aurait préféré être chercheur, et que le choix du cabinet répond à des
impératifs matériels. Mais en aurait-il eu l’opportunité, aurait-il pour autant passé sa vie à
travailler sur la neurophysiologie des poissons primitifs ou sur les caractères sexuels des
anguilles ? Rien n’est moins sûr car, comme d’ailleurs le montrent indirectement ses études
sur l’aphasie, le psychisme humain était un enjeu qui manifestement correspondait bien
davantage à l’ampleur de son ambition et de son talent. Comme il le dit lui-même, non sans
humour, cinquante ans plus tard, en commentant son parcours, « Brücke m’avait assigné
comme objet d’investigation la moelle épinière d’un des poissons les plus rudimentaires, je
passai maintenant au système nerveux central humain » (Freud, 1925d, p. 58). Voilà donc une
situation d’opposition, voire de conflit : un chercheur, dont les aspirations profondes sont
celles de la découverte de certaines lois du vivant (en l’occurrence, du psychisme humain), se
trouve en situation de soigner et de guérir, et de gagner sa vie de cette activité, et donc de son
efficacité.

21On comprend la place particulière que va occuper le transfert dans ces recherches.
Revenons un instant sur les termes dans lesquels Freud décrit le transfert, tels que nous les
avons dégagés précédemment. On se souvient de la terminologie utilisée : « royaume
intermédiaire entre la maladie et la vie », « maladie artificielle »… Pour certains
épistémologues, comme Isabelle Stengers (1989), Freud, en formalisant la névrose de
transfert, semble avoir le sentiment qu’il a réussi la synthèse des impossibles, la conjugaison
de la recherche fondamentale et de l’efficacité thérapeutique. Or, écrit-elle, il est évident
rétrospectivement que ce modèle de la transformation d’une maladie en une autre, laquelle
devient accessible à la thérapeutique, constitue une « joyeuse utopie ». Et, par voie de
conséquence, l’aveu de l’échec partiel de la thérapeutique, tel qu’exprimé par exemple
dans Constructions dans l’analyse (Freud, 1937d), vaut échec pour tout le modèle scientifique
sur lequel s’appuie cette thérapeutique.

22Cette lecture ne tient pas suffisamment compte d’un point de vue plus « pragmatique » au
sens propre du terme, c’est-à-dire du point de vue de la conjugaison (et donc, du conflit) entre
une pratique clinique, thérapeutique, et une pratique théorique et expérimentale chez Freud.
Du point de vue de la pratique clinique, Freud n’a pas attendu les Constructions dans
l’analyse pour observer les limites thérapeutiques du modèle expérimental de la névrose de
transfert ; et probablement, il n’en est pas surpris, sa formation et sa culture scientifique lui
permettant d’être familier du décalage entre modèle de laboratoire et efficience thérapeutique.
D’ailleurs, et alors même qu’il rédige ce qu’il est convenu d’appeler ses écrits techniques, il
réfléchit sur des pathologies dépourvues de la capacité à développer une « névrose de
transfert ». Ses affirmations sont assez étonnantes pour qui entendrait le transfert comme une
propriété universelle du psychisme, et donc comme le socle de la nouvelle science. Il y a, dit-
il, des personnes qui sont dépourvues de la capacité à développer un transfert, par exemple les
psychoses ; le texte d’introduction du narcissisme date de la même époque, 1914. Il y en a
d’autres, pour lesquelles le transfert n’apparaît que comme négatif, et dans ce cas, aucun
traitement n’est passible : « Là où la capacité de transfert est devenue pour l’essentiel
négative, comme chez les paranoïdes, la possibilité d’influencement et de guérison prend fin »
(Freud, 1912b, p. 115).

23Non seulement Freud pense que le transfert, modèle théorique d’une aptitude humaine
universelle, ne se vérifie pas dans chaque cas particulier, mais de plus, lorsque l’on entre dans
des considérations d’ordre pragmatique et pratique (c’est-à-dire la thérapeutique), il estime
qu’il faut un transfert globalement positif (ce que Catherine Parat (1981) a appelé le
« transfert de base »), fût-il intégré dans l’ambivalence, pour qu’une personne puisse
bénéficier de la technique thérapeutique issue de la situation expérimentale type. Par la suite,
et tout au long de son œuvre, il n’aura de cesse de signaler des facteurs de limitation
d’efficacité lors du passage de la situation expérimentale à la pratique thérapeutique : les
facteurs constitutionnels, le sentiment inconscient de culpabilité, le masochisme primaire, la
réaction thérapeutique négative, la compulsion de répétition dans ses rapports avec la pulsion
de mort… Les réflexions de Constructions dans l’analyse de 1937 ne sont pas un début, mais
un aboutissement.

24Dès lors, une autre façon de voir les choses devient peut-être possible. Face à une approche
qui voudrait que Freud ait cru, parfois avec aveuglement, voire mauvaise foi, à l’efficacité de
la méthode thérapeutique, avant l’aveu d’échec au soir de sa vie, il serait bien plus conforme à
son esprit scientifique de considérer qu’il a toujours fait la différence entre une méthode
expérimentale d’investigation et une méthode thérapeutique ; la différence donc classique
entre le laboratoire et le terrain, la recherche et les applications, les sciences fondamentales et
les technologies qui en découlent. C’est d’ailleurs de cette façon qu’il a toujours considéré la
psychanalyse, en prenant soin de séparer, comme par exemple dans sa définition en trois
points parue dans le Lexique de la science sexuelle, le « procédé pour l’investigation de
processus psychiques » de la « méthode de traitement des troubles névrotiques qui se fonde
sur cette investigation », le troisième point étant la « nouvelle discipline scientifique » issue
des conceptions acquises par la méthode expérimentale et ses applications thérapeutiques
(Freud, 1923a). Comme Lagache le signalait dans le texte déjà cité : « la psychanalyse se
distingue de ses applications en tous domaines par le caractère fondamental de sa démarche
théorique et par l’exceptionnelle rigueur de sa méthode » (p. 250).

25Pour cette « technologie », pour ces applications thérapeutiques du dispositif de


laboratoire, Freud utilise un terme : la « psychothérapie » (Gauchet et Swain, 1986). Les
ambiguïtés de ses formulations sont ici révélatrices. Parfois, la psychanalyse elle-même,
c’est-à-dire la technique de laboratoire, est qualifiée de psychothérapie, c’est-à-dire qu’elle a
des vertus thérapeutiques. Ce qui est parfaitement vrai : ce n’est pas parce qu’on reconnaît les
limites et les échecs de la cure-type que l’on doit sous-estimer les remarquables résultats de
l’analyse chez des sujets dont le fonctionnement mental s’avère adéquat par rapport à la
méthode, et où l’accordage analyste-analysant a été suffisamment heureux. Dans d’autres
passages, au contraire, Freud distingue psychanalyse et psychothérapie. C’est ainsi
qu’apparaît la fameuse métaphore de l’or et du cuivre (Freud, 1919a [1918]).
26Que dit Freud ? En septembre 1918, au 5e congrès international de psychanalyse, il propose
un vaste tour d’horizon, non pas de l’état de la recherche psychanalytique, mais de ses
possibilités d’application thérapeutique car, comme il le rappelle lui-même, c’est en
thérapeutes que les psychanalystes gagnent leur vie : « Je me sens porté à reconsidérer l’état
de notre thérapie, à laquelle, n’est-ce pas, nous sommes redevables de notre situation dans la
société humaine et à passer en revue les directions nouvelles dans lesquelles elle pourrait se
développer » (p. 99). « Notre situation dans la société humaine », c’est-à-dire, notre identité
professionnelle, notre façon de gagner notre vie, qui est la thérapeutique, et non pas la
recherche. Il est évident pour lui que « les diverses formes de maladie traitées par nous ne
peuvent être liquidées par la même technique » (p. 106), mais il tient cependant à montrer
dans quelles directions l’élargissement de la technique ne peut aller : il ne s’agit ni de passer
de la « psycho-analyse » à la « psycho-synthèse » (il montre alors, avant l’heure, sa
conception des pulsions d’Éros), ni de transformer les thérapies en un vaste système de
gratifications, qui ne peuvent que confirmer l’état de maladie. Que reste-t-il, alors ?
Principalement, la possibilité d’une « activité » (pour reprendre le terme de Ferenczi (1919), à
qui il se réfère d’emblée) qui s’écarte de l’« attente passive », que Freud reconnaît
préjudiciable dans certains cas – « activité » au sein de laquelle il range l’« influence
éducative », la « position d’éducateur et de conseiller », ou même le « soutien matériel ». Ce
qui le conduit à la conclusion que « nous serons aussi très vraisemblablement obligés, dans
l’application de notre thérapie à la masse, d’allier abondamment l’or pur de l’analyse au
cuivre de la suggestion directe ».

27L’histoire de cette métaphore est intéressante à plusieurs titres. On a déjà beaucoup


commenté le fait que le choix de la traduction en français, le cuivre ayant été initialement
traduit par « plomb », comportait une altération de sens qui elle-même était porteuse d’un
sens, en l’occurrence péjoratif. Elle indiquerait le poids d’une idéalisation de la psychanalyse
qui à terme lui a probablement été préjudiciable, idéalisation cultivée sans aucun doute dans
les écoles et instituts de formation psychanalytiques, mais néanmoins sous-tendue par une
nécessité réelle, et compliquée : celle de faire acquérir aux futurs analystes une méthode type,
de laboratoire, commune à tous, tout en leur laissant le soin de l’adapter et même de la
réinventer dans leur pratique, si cette dernière s’orientait plus particulièrement vers un métier,
non pas de recherche, mais de soins, c’est-à-dire de psychothérapie. Ce n’est pas cette
discussion qui va attirer ici notre attention car la question qu’elle soulève ne diffère guère de
situations analogues dans d’autres disciplines. Par exemple, l’enseignement universitaire de la
psychiatrie s’étend de la même façon sur les modèles des synapses, l’affinité de telle ou telle
substance chimique à tel type de récepteurs, sur les hypothèses concernant tel type de circuits
synaptiques par rapport à telle pathologie sous-jacente… Mais une fois formé, le praticien
apprend que le maniement des psychotropes dans la pratique courante peut s’écarter
considérablement du savoir rationnel acquis et nécessite parfois une improvisation et une
inventivité qui ne peuvent guère être enseignées.

28La discussion qui nous intéressera ici sera plutôt la suivante : si, par la métaphore de l’or et
du cuivre, Freud indique clairement ce qu’il pense du rapport entre psychanalyse et
psychothérapie, à savoir qu’il s’agit d’un rapport entre une méthode de laboratoire et la ou les
technologies qui peuvent en découler, qu’est-ce qui, dans son esprit, tient le rôle du cuivre ?

29À cette question, le texte de 1918 répond assez clairement et, pourrait-on dire,
naturellement, spontanément : le cuivre est la suggestion. Il existe une méthode pour ainsi dire
« pure », scientifiquement et expérimentalement propre : la psychanalyse en tant que cure-
type et son modèle de névrose de transfert. Elle peut être thérapeutique chez certaines
personnes, certainement une minorité de celles qui souffrent de troubles psychologiques et
mentaux ; elle peut également être adaptée pour élargir son efficience. Or, selon lui, tout ce
qui s’écarte de la situation analytique type pour les besoins d’une technologie thérapeutique
de plus vaste application, n’est que l’utilisation, à des degrés variables de mélange avec la
psychanalyse, des méthodes empiriques déjà en cours dans la médecine mentale – et on
pourrait même dire, dans la médecine en général. L’utilisation donc de la suggestion, dans
laquelle Freud range manifestement, pas seulement (et pas tellement) la situation type de
l’hypnose, mais aussi (et surtout) les conseils, l’influence de l’autorité médicale, les vertus
apaisantes d’une relation médecin-malade – bref, tout ce qui, depuis toujours, a contribué à la
pratique thérapeutique en médecine, en marge de ses actions spécifiques. C’est d’ailleurs cette
même suggestion qui apparaît en filigrane dans Constructions dans l’analyse, où il est
question de conviction, et de sa capacité à l’emporter chez l’analysant.

30On voit la conclusion que l’on peut tirer de ces développements. Pour Freud, il n’y a pas de
« troisième voie ». La psychanalyse, dans sa situation expérimentale type, est un modèle. De
son côté la suggestion, bien que d’un usage empirique très large, renvoie probablement, elle
aussi, à une sorte de modèle : ses manifestations et applications empiriques remontent certes à
la nuit des temps des guérisseurs, du chamanisme et du religieux thérapeutique, mais au cours
du XIXe siècle ces pratiques ont été ramenées à ce qui représente peut-être leur propre
situation expérimentale, à savoir l’hypnose. Il y a sans doute entre la cure-type et les
psychothérapies psychanalytiques le même rapport qui existe entre l’hypnose et les différentes
pratiques de la suggestion : un rapport entre modèle expérimental et applications diverses. Si
bien que tout « traitement psychique », c’est-à-dire toute thérapeutique qui se propose
d’opérer par des moyens psychiques et mentaux, se situera immanquablement à des distances
variables entre ces deux modèles, la cure-type et l’hypnose, et donc la psychanalyse à usage
thérapeutique et la suggestion.

À la recherche de la troisième voie

31Presque un siècle s’est écoulé depuis ce texte de Freud. Certains de ses souhaits se sont en
partie exaucés, la plupart des pays occidentaux ont développé des systèmes de santé donnant
accès à la psychothérapie à de larges parties de la population (« la masse »), en tout cas bien
au-delà du public fortuné auquel se réfère Freud dans le texte de 1918. Ses prévisions se sont
également avérées en partie justes, c’est-à-dire que l’élargissement de l’accès a effectivement
conduit à une multiplication des techniques, au sein desquelles la « trace » du modèle
expérimental de la cure-type peut être très variable (Brusset, 2000). Un immense savoir-faire
soignant et thérapeutique s’est ainsi accumulé, embrassant la totalité des pathologies
mentales, des névroses à l’autisme, la totalité de la gamme des situations de rencontre, de
l’individu au groupe en passant par le couple et la famille, et un grand nombre de cadres
possibles, du cabinet aux multiples institutions. Est-ce que les idées de Freud sur les
modifications éventuelles de la cure-type, ou sur le positionnement de la psychothérapie,
nécessairement entre psychanalyse et suggestion, se sont vérifiées ?

32En partie oui. Il est vrai que l’opposition qu’il établit entre « attente passive » et
« activité », pour signaler l’intérêt de cette dernière dans certains cas, a trouvé de multiples
applications ; songeons par exemple au psychodrame psychanalytique, belle illustration d’une
situation où le cadre de la cure et sa capacité symbolisante sont maintenus, alors que les
thérapeutes sont invités à opérer très loin, et même à l’opposé, de la « neutralité
bienveillante ». De même, il ne fait aucun doute que de très nombreuses pratiques de
« traitement psychique », qu’elles appartiennent aux traitements psychothérapiques ou aux
traitements psychiatriques, mélangent à des proportions variables, et pour le meilleur ou pour
le pire, l’or et le cuivre de la métaphore freudienne.

33Est-ce que l’on peut dire pour autant que le savoir-faire issu de ces multiples situations
thérapeutiques n’apporte rien de nouveau au champ de connaissances sur le psychisme
humain créé par la situation expérimentale de la cure-type, à la nouvelle discipline
scientifique fondée par la psychanalyse ? Il faut ici être attentif à poser la question de façon
très précise. Que ce savoir-faire ait enrichi de façon considérable la psychopathologie
psychanalytique, et pas seulement, nul ne le conteste. Qu’il ait étendu notre connaissance du
psychisme humain, nombreux seraient prêts à l’admettre. Mais est-ce que ce savoir-faire
ajoute quelque chose à la nouvelle discipline scientifique, à la métapsychologie ? Et si oui,
comment un tel ajout a-t-il pu avoir lieu, si tous ces savoir-faire ne se situent, in fine, qu’entre
l’or et le cuivre, entre le modèle de la cure-type et celui de la suggestion ? Comment ces
savoir-faire pourraient-ils produire des connaissances véritablement nouvelles en
métapsychologie, s’ils ne relèvent pas d’un autre modèle, d’une nouvelle situation
expérimentale, d’une troisième situation prototypique, en dehors de la cure-type et de la
suggestion – ce qui, en bonne logique scientifique, est une condition nécessaire (bien que pas
toujours suffisante) pour la production de nouvelles connaissances ?

34Répondre à cette question nécessite que l’on examine d’un œil nouveau les différents
savoir-faire issus de la psychanalyse et accumulés au fil des décennies. Qu’il n’y ait pas de
modèle unique, ceci est évident ; on ne retrouve pas à leur base de nouvelle situation
expérimentale. Il faut donc examiner ces savoir-faire tels qu’ils sont, dans leur état pour ainsi
dire « brut ». Il faut écarter ce qui revient à des variantes de la cure-type, de la situation
expérimentale psychanalytique. Puis, il faut écarter ce qui revient à la suggestion et à son
modèle expérimental, l’hypnose. Et puis, regarder ce qui reste sur notre table de dissection.

35Est-ce que les rôles joués par les psychodramaticiens ne sont que les illustrations des
représentations du sujet, qu’il aurait projetées telles quelles sur la personne de l’analyste, si ce
sujet avait été accessible à la cure-type ? Est-ce que le travail institutionnel et le travail
d’équipe ne sont rien d’autre que la matérialisation d’un cadre que le psychisme des sujets qui
y sont traités ne peut s’offrir à lui-même ? Est-ce que la prescription médicamenteuse au sein
d’une consultation psychiatrique menée par un psychanalyste n’est rien d’autre que
l’apaisement non spécifique d’une souffrance qui empêche le travail mental de se dérouler
dans des conditions plus classiquement psychothérapiques ? Est-ce que les maniements
techniques en situation de travail de crise – que certains considèrent comme des formes de
psychothérapie brève – n’apportent aucun autre changement que celui d’un apaisement de
l’intensité des mouvements pulsionnels observés, permettant par la suite un travail psychique
de forme plus ordinaire ? Est-ce que les « actions parlantes » de Racamier (1990) dont nous
avons déjà parlé, est-ce que ce que René Roussillon (2005) appelle la « conversation
psychanalytique », les pratiques exposées par Paulette Letarte (2018), ou encore les travaux
de François Duparc (2017) sur la psychanalyse comme pratique ouverte, ne sont qu’un
heureux mélange de psychanalyse et de suggestion, de l’or et du cuivre ?

36En fait, ce que ces différents savoir-faire ont en commun, leur point de départ caché – qui
pourrait renvoyer à un nouveau modèle, du moins en puissance – est que l’objet parle. Il parle
et agit. Ce n’est pas un sujet qui parle – dans ce cas, on serait dans la situation de la
suggestion et de son prototype, l’hypnose ; ou encore dans l’intersubjectivité de certains
courants psychanalytiques américains (que nous retrouverons au chapitre 5). Ce n’est pas non
plus un objet qui ne parle pas, c’est-à-dire l’objet de la cure-type, objet muet, objet blanc,
écran offert aux projections de l’analysant ; objet qui, même lorsqu’il parle, on peut
considérer, dans l’absolu de la situation expérimentale, qu’il est « parlé », en ce sens que le
contre-transfert rend compte de façon suffisante de ce qui se déroule dans le processus. Ici,
c’est l’objet en soi qui parle, l’objet en personne pourrait-on dire, dans un mélange
inextricable de ce qu’est l’objet pour le patient dans l’ici et maintenant de l’échange, et de ce
que le thérapeute imagine que cet objet est (ou n’est pas), ou était, ou pourrait être, ou aurait
pu être, ou pourrait devenir. Comme l’écrit René Diatkine (1989, p. 1039) :

37

L’objet en psychanalyse est un terme de relation et de changement. Il désigne une capacité


significative à la transformation et à la génération d’investissements successifs, c’est-à-dire à
l’organisation de nouvelles représentations et à l’évocation de traces mnésiques, ayant une
certaine identité qualitative dans le registre plaisir-déplaisir. La capacité créatrice, qui entre dans
la définition de l’objet, dans la métapsychologie psychanalytique, s’oppose à une autre tendance
conduisant au contraire à la répétition.

Le psychodrame comme nouveau modèle expérimental

38Je ne suis pas loin de penser que le psychodrame psychanalytique remplit les conditions
pour représenter cette « troisième voie », ce nouveau modèle, qui n’est ni la cure-type, ni la
suggestion. Tout comme la cure-type, il est très minoritaire dans l’ensemble des pratiques
thérapeutiques, et à peu près pour les mêmes raisons : peu de patients susceptibles d’en
bénéficier, lourdeur et coût de la mise en place du dispositif. Mais comme pour la cure-type et
son influence sur les diverses pratiques psychothérapiques, individuelles ou collectives,
incluant les techniques institutionnelles, il irrigue de son esprit et des savoir-faire qui se
forgent à partir de lui l’ensemble des pratiques actives que nécessite la thérapeutique des
patients schizophrènes, et plus généralement des patients non névrotiques.

39D’une certaine façon, on pourrait considérer que toutes les pratiques évoquées rapidement
plus haut – de la thérapeutique institutionnelle à la « conversation psychanalytique », du
travail de crise à la consultation psychiatrique faite par un psychanalyste – représentent d’une
façon ou d’une autre des « moments de psychodrame ». Le joli néologisme de Francis Ponge,
l’« objeu », repris par Pierre Fédida (1978) et René Roussillon (2008a), exprime bien cette
idée : que la notion d’objet, dans ses rapports avec le moi, est intimement liée à ce qui
représente pour le psychisme sa part d’activité créative, d’inventivité dans ses capacités à
créer et à développer des situations qui s’inscrivent dans la variable plaisir-déplaisir. De
même, « il y a du psychodrame » (ou il devrait y en avoir) chaque fois que, à partir de la place
d’objet que nous occupons face à un patient donné, nous sommes amenés à adopter des
attitudes plus actives, plus dialoguées, plus expressives au plan émotionnel. Il s’agit de
moments où une dimension de jeu est présente, à des degrés variables, en même temps que le
thérapeute, qui occupe à ce moment une position dans la réalité de la vie du patient, donne
l’impression de parler en son nom propre tout en étant, d’une certaine façon, dans un rôle. Et
ceci est vrai également pour les techniques thérapeutiques en institution, cette dernière
pouvant être conçue comme un vaste terrain de jeu psychodramatique. On se souvient des
échanges avec Laurence (à propos de son régime d’hospitalisation) et avec Myriam (à propos
de l’allocation pour adultes handicapés) dans le premier chapitre. J’avais argumenté la
nécessité pour le thérapeute de parler en son nom propre, en tant que l’objet qu’il incarne pour
le patient, au moment précis de l’échange avec lui. C’est en cela d’ailleurs que l’objet qui
s’interpose reste « objet » et non pas « sujet » ; il parle et agit, comme au psychodrame, à
partir de la position d’un objet possible, et utile, pour le patient.

40Mais la principale raison théorique pour laquelle le psychodrame me semble en situation de


représenter cette troisième voie qui n’est ni la cure-type ni la suggestion (et l’hypnose) tient
aux développements proposés au deuxième chapitre, et notamment aux rapports qui y sont
mis en évidence entre objet et réalité. Pourquoi ? Parce que le psychodrame, c’est de la
réalité ! De la réalité de laboratoire, bien sûr – mais on n’en connaît pas d’autre lorsqu’on se
trouve en situation de travail thérapeutique ou de recherche. De même que Freud, en
instaurant son procédé expérimental, réduit le nombre potentiellement infini de paramètres
que la réalité brute offrirait à l’observation naturaliste pour ne garder que les manifestations
du monde interne, représentations et affects – il opère donc une « découpe » dans la masse de
l’observable pour isoler ce qui est à rester sur son plan de travail expérimental –, de même le
psychodrame me semble représenter la découpe idéale pour étudier le couple moi-objet
(réalité), il s’agit même d’une « préparation de laboratoire » spécifiquement adéquate à cette
étude.

41Le psychodrame donc, « c’est de la réalité ». En effet, examinons le procédé. Le


psychodrame ne manie pas principalement des représentations verbales, des images mentales,
des évocations ; il manie des corps vivants, des voix et des regards qui s’adressent les uns aux
autres, des mouvements, des gestes, et aussi des espaces, des échanges et des déroulements
dans l’ici et maintenant. Le psychodrame mobilise à plein les corps, et donc aussi la
perception, là où précisément le procédé expérimental mis au point par Freud a essayé de la
réduire au minimum ; tout comme le rêve, il est fait de « pensées en images » (Gibeault,
2006) et on pourrait ajouter, en action ; il a des rapports étroits avec l’onirisme, cette vieille
notion de la clinique psychiatrique traditionnelle qui est au cœur des expériences de
transformation (Angelergues, 1994). Il ne met pas en scène, sous une forme dramatisée, des
souvenirs, rêves, échanges du quotidien ou autres éléments que le patient veut bien lui
amener ; il n’est pas la mise en scène d’un texte ou d’un récit qui ne peut être énoncé en
séance de psychothérapie ou de psychanalyse, et il est encore moins la mise en scène d’une
interprétation. Il est surtout – ce qui est le cœur de son intérêt – la mise en scène de nouvelles
réalisations de ces récits ; il réalise, dans tous les sens du terme, de nouvelles expériences :

42

la différence essentielle entre psychanalyse du divan et psychanalyse par le psychodrame ne se


situe ni au niveau du fonctionnalisme économique, ni au niveau de l’herméneutique du sens,
mais à celui de l’expérience « existentielle » des sujets mis en présence (patient-
psychodramatiste, soignant-soigné).
Gillibert, 1985, p. 16-17.

43En ce sens, le psychodrame n’invite pas principalement à un « transfert sur la parole »,


selon l’expression de Green élaborée par Jean-Luc Donnet (2009), mais offre plutôt une
« incarnation », un « corps de transfert [1][1]J’ai développé cette idée dans le texte « Cri,
regard et geste… » : celui des psychodramatistes.
44Qu’on songe à ce que réalise une scène quelconque de psychodrame. Le père du patient ne
lui a pas du tout dit, dans la scène, ce que le patient avait rapporté en préambule ; sa petite
amie a réagi tout à fait différemment par rapport à l’échange décrit par le patient ; la mère a
fait autre chose que ce qu’elle était censée faire ; des personnages apparaissent et
disparaissent, qu’aucune réalité n’a jamais réunis ; des disparus reviennent, des morts
ressuscitent, des animaux et objets inanimés se mettent à parler. Le patient évolue dans une
réalité vécue, le temps de la séance, où il est confronté constamment au désir de l’objet qui
fait de lui son objet – et même plus : il est invité à incarner cet objet, à jouer le rôle de l’autre,
et à s’adresser à soi-même à partir de la place – des désirs, de la pulsionnalité – d’un autre. Le
psychodrame bouscule en permanence la dimension d’hallucination négative du
fonctionnement psychique ordinaire que nous avons décrite au chapitre 2.

Histoire d’Émilie
45Émilie est une jeune femme de 28 ans, célibataire et sans enfants, vivant dans un foyer
psychiatrique, et suivie par son secteur psychiatrique, où elle reçoit un important traitement
neuroleptique. Elle présente une schizophrénie à forte participation hallucinatoire acoustico-
verbale à caractère injurieux, sexuel et menaçant depuis le début de l’âge adulte, alors que les
éléments de désorganisation sont relativement discrets.

46Issue d’une famille très problématique, marquée par les violences et l’inceste, sur laquelle
il n’est pas possible de s’étendre ici, Émilie va présenter vers l’âge de 13 ans une anorexie
mentale, qui sera soignée avec succès pendant 4-5 ans. À 21 ans, à la suite d’une nouvelle
situation familiale extrêmement excitante et traumatique, elle va développer son syndrome
hallucinatoire actuel, qui se poursuit donc depuis quelques années.

47Les hallucinations acoustico-verbales d’Émilie sont à caractère injurieux et menaçant, de


thématique le plus souvent sexuelle, et surviennent à n’importe quel moment ; face à elles,
elle se retrouve complètement démunie. Il lui arrive alors de se recroqueviller par terre, même
si elle se trouve dans un espace public, et de se mettre à hurler, ce qui a conduit plusieurs fois
à l’appel des pompiers et à son hospitalisation en urgence. En dehors de ces absences liées à
des hospitalisations en urgence, elle arrive ponctuellement à ses séances, souvent même 10 à
15 minutes auparavant, et il n’est pas rare de l’entendre hurler dans la salle d’attente, attenante
à la salle du psychodrame. Nous avons pris l’habitude que l’un ou l’autre des
psychodramatistes sorte pour lui prodiguer quelques paroles apaisantes, en attendant sa
séance.

48La séquence qui nous intéressera ici est la suivante. Émilie avait beaucoup hurlé dans la
salle d’attente, ce qui est toujours source de perturbation, cette salle se trouvant à proximité
d’autres services de l’ASM 13. Entrée dans la salle du psychodrame, elle cache son visage
derrière ses cheveux, garde la tête baissée, elle est à la fois très tendue par l’assaut
hallucinatoire et manifestement honteuse d’avoir déclenché une certaine agitation autour
d’elle (un psychodramatiste a dû quitter la salle, et donc la séance précédente, pour aller la
calmer, les portes des autres bureaux qui donnent sur la salle d’attente se sont ouvertes avec
inquiétude, etc.). Le dialogue avec le meneur du jeu tourne autour du sentiment de détresse et
d’impuissance d’Émilie face aux hallucinations, assimilées à des personnes qui lui veulent du
mal et qui l’attaquent de toutes leurs forces. Le meneur du jeu évoque alors une petite fille
seule et effrayée dans une forêt hostile, et Émilie associe sur le petit chaperon rouge. Le
meneur du jeu lui propose une scène à ce sujet. Émilie garde son propre rôle et demande à un
psychodramatiste de jouer le rôle du grand méchant loup.

49Émilie se lève, mal assurée. Elle suit du regard le psychodramatiste qui s’éloigne vers
l’autre extrémité de la salle, puis fait demi-tour et s’avance vers elle. Émilie fait un geste de
recul, le regard toujours fixé sur le psychodramatiste, et toujours silencieuse. Le
psychodramatiste s’avance vers elle en regardant par terre, lève la tête, la voit et s’arrête
brusquement, effrayé. « Bon Dieu, s’exclame-t-il, c’est encore cette petite peste de petit
chaperon rouge, c’est bien ma chance de tomber sur elle dès que je sors dans la forêt. » Émilie
le regarde quelque peu hébétée. « Comment pourrais-je lui échapper ? », continue le
psychodramatiste, puis s’adresse à Émilie en se confondant en explications bredouillées :
« Ne t’occupe pas de moi… Je ne faisais que passer… Continue ton chemin… C’est rien,
c’est rien, ce n’est pas moi. » Il esquisse un mouvement de recul et commence à s’éloigner
lentement d’elle en faisant marche arrière. Après un mouvement d’hésitation, Émilie s’avance
vers lui. Le psychodramatiste continue de reculer, tout en bredouillant : « Je voulais juste
manger un petit quelque chose. J’espérais vraiment ne pas tomber à nouveau sur toi ». Émilie
s’avance encore, un peu plus rassérénée, le psychodramatiste recule, puis, progressivement,
une course poursuite au ralenti s’installe. Le psychodramatiste décrit un quart de cercle et
Émilie, après une hésitation, et toujours sans un mot, le suit (ou le poursuit). Le
psychodramatiste la regarde avec une expression de peur, entame un nouveau quart de cercle,
et donne des signes d’affolement : « Mais ne me suis pas ! Laisse-moi tranquille ! Je passais
juste par là, promis, je ne croiserai plus ton chemin. » Émilie le poursuit toujours, et ils
continuent ainsi très lentement jusqu’à avoir dessiné deux cercles complets autour des deux
fauteuils destinés au meneur du jeu et au patient.

50Émilie n’a pas dit un mot tout au long de la scène ; elle n’a pas quitté des yeux le
psychodramatiste, elle n’a pas cessé de scruter son affolement et sa panique, mais son visage
s’est progressivement transformé en un masque farouche, voire agressif et même haineux. Le
meneur du jeu arrête la scène, Émilie porte la main à sa tête, comme quelqu’un qui sort d’une
rêverie ou d’un état de grande distraction. Le meneur du jeu lui fait remarquer, en souriant,
que la proie s’est transformée en prédateur. Émilie reste silencieuse et ne fera aucun
commentaire de la scène par la suite.

51Le psychodrame construit donc de nouvelles réalités, explore des réalités potentielles.
C’est en cela que l’on pourrait dire qu’il tend à constituer un procédé expérimental, un « plan
de travail », qui s’écart de – voire même s’oppose à – celui mis au point par Freud avec la
cure-type. Il correspond, pour ainsi dire, à un changement de paradigme. Bien entendu, il est
toujours possible de parler du psychodrame en utilisant la grille de lecture issue de la cure-
type et de ses dérivés ; possible, et même légitime, car après tout, les deux méthodes partagent
une même métapsychologie, une même théorie générale du psychisme humain. Mais le
psychodrame n’est pas un énième aménagement d’une thérapeutique de suggestion ou
d’hypnose, une méthode abréactive quelconque, juste destinée à des patients qui sont en
difficulté pour utiliser les représentations verbales et le cadre analytique correspondant, et qui
leur/nous permettrait d’obtenir quelques représentations mentales là où d’autres méthodes
auraient échoué. Il ne l’est pas, ne serait-ce que parce que toutes ces méthodes tentent de
découvrir ou de reproduire la réalité (quel que soit le sens qu’elles donnent à cette notion) ;
alors que le psychodrame crée de la réalité, des réalités.

Les développements de la psychanalyse après Freud

52Il se pourrait donc que l’ensemble des différents procédés de traitement, inventés pour les
patients schizophrènes et plus généralement psychotiques, d’abord par des psychiatres
visionnaires (je songe à Philippe Pinel et à son « traitement moral »), puis adoptés et enrichis
par les psychanalystes, trouve son dispositif expérimental de base (au sens de la cure-type ou
de l’hypnose) dans le psychodrame. Il s’agirait d’un modèle qui accorde une place essentielle
à l’objet dans ses rapports avec le moi, l’objet étant, dans la métapsychologie que Freud nous
a léguée, le concept le moins bien développé ; un modèle qui tiendrait compte de l’objet dans
les vicissitudes de la formation et de l’évolution du fonctionnement mental du sujet.

53Or, il se trouve que tous ces développements des savoir-faire psychanalytiques de ces
dernières décennies semblent s’effectuer parallèlement à une expansion considérable de la
recherche psychanalytique sur le rôle de l’objet primaire dans la genèse même du psychisme
humain, de Winnicott à Bion. Non pas parce que Freud n’en était pas conscient, bien au
contraire : souvenons-nous de cette note de bas de page des Formulations sur les deux
principes de l’advenir psychique (Freud, 1911b, p. 14-15), qui contient à elle seule une grande
partie des développements récents de la psychanalyse : « Le nourrisson, pour peu qu’on y
ajoute les soins de la mère, est bien près de réaliser un tel système psychique » [un système
psychique régit par le principe de plaisir]. Non pas donc parce que Freud n’en était pas
conscient, mais parce que, dans la démarche scientifique qui était la sienne – et le sens de mon
propos depuis le début est de montrer que sa démarche est très typiquement scientifique –, il
n’est pas possible de construire le moindre dispositif expérimental et la moindre hypothèse
scientifique sans procéder à une rigoureuse abstraction : les réalités dont traite la science ne
sont pas les réalités de la nature, mais celles extraites d’elle sous forme d’éléments
d’expérience pour devenir accessibles à la formalisation.

54Les travaux sur l’objet primaire, et sur le rôle que l’objet joue plus généralement dans la
vie psychique du sujet tout au long de son existence, relèvent d’un autre niveau d’abstraction,
d’un autre découpage de la réalité psychique, qui reste encore à inventer en tant que situation
expérimentale (c’est la place proposée ici au psychodrame), mais dont la « technologie » est
déjà là, à travers les multiples savoir-faire psychothérapiques qui se réclament, avec plus ou
moins de bonheur, de la psychanalyse : technologies balbutiantes, incertaines, s’égarant
parfois dans la suggestion, ou au contraire imitant trop maladroitement tel ou tel aspect de la
cure-type, en quête de leur principe de fonctionnement. Mais qui se déploient malgré
l’absence de modèle théorique et expérimental générique qui puisse les étayer, car elles
tiennent compte, même sans en avoir toujours pleinement conscience, de cette autre donnée
métapsychologique fondamentale : à savoir que l’émergence d’un psychisme humain est
indissociable du psychisme d’un autre humain, qu’il n’y a pas de « sujet » humain sans
« objet » humain, et que c’est dans cette « symbiose », selon le mot proposé par René
Angelergues (1993) sujet-objet (ou plutôt : moi-objet), qu’un psychisme humain naît et vit
jusqu’à son dernier souffle. Nous reprendrons cette discussion au dernier chapitre de cet
ouvrage.

 Chapitre 4. La position érotomaniaque

A u début du premier chapitre, je rappelais l’affirmation de Freud (1916-1917a) sur


l’absence de « capacité de transfert » des patients psychotiques, ou les « restes insuffisants »
de celle-ci. Nombreux sont sans doute les psychanalystes qui contesteraient, plus de cent ans
après sa formulation, cette affirmation. Les expériences d’un siècle n’ont-elles pas montré
qu’il y a moyen d’aborder psychanalytiquement le patient psychotique, en traitement
individuel ou en groupe, en pratique privée ou en institution ? Freud lui-même n’a-t-il pas
ouvert la voie à une telle approche, en suggérant des aménagements psychothérapiques à la
psychanalyse classique pour rendre accessible l’esprit de sa méthode à ces « névroses
narcissiques » que lui-même a assez peu fréquentées en cabinet ? Et les changements
intervenus entre-temps dans le traitement psychiatrique des patients schizophrènes, en
particulier la découverte de médicaments relativement efficaces sur les manifestations
symptomatiques les plus saillantes des psychoses, ne devraient- ils pas permettre de faciliter
leur approche et nuancer cette affirmation si décevante pour qui entend « guérir avec
Freud » ?

2Je pense qu’il n’en est rien. Freud parle de transfert, pas de relation. Nous avons beaucoup
appris sur les façons d’entrer en relation avec les patients psychotiques, et nul doute que les
médicaments nous y ont également aidés, tout comme la transformation de l’asile à partir des
années 1950, à laquelle d’ailleurs les psychanalystes ont pris part. Mais si nous avons appris à
entrer dans une relation efficace avec eux – efficace du point de vue des objectifs qu’elle se
donne, à savoir thérapeutiques –, la question du transfert reste encore ouverte, entre les
aventures d’un transfert psychotique au sens délirant du terme et les hypothèses d’une
régression symbiotique (Searles, 1976) qui se perd dans des régions et des temps du
psychisme où la notion même d’objet en tant que formation intrapsychique est à interroger.

3Toutefois la relation, elle, est bel et bien possible ; nous le savons, nous l’avons
expérimentée. On pourrait donc essayer de la questionner du point de vue du transfert.

L’illusion objectalisante

4La principale difficulté que nous rencontrons lorsque nous explorons cette question est le
caractère apparemment inopérant du modèle de fixation-régression (des fixations au cours de
l’évolution psychosexuelle, produites pour des raisons diverses, ont une fonction de point
d’appel en cas de difficulté psychique ultérieure, conduisant à une régression). Ceci est propre
à la schizophrénie, et consécutif à ce qui constitue – je l’ai brièvement exposé au chapitre
introductif – sa problématique centrale : une situation d’oppositions absolues et
incompatibles, de paradoxalité donc, qui se différencie aussi bien des psychoses de l’enfance
que des psychoses de l’adulte, en ceci que sa clinique s’épuise dans le balancement de
l’acceptation/non-acceptation du principe même d’un objet en dehors du corps propre
(conformément à l’exigence de la puberté et de l’adolescence). Étant entendu que la
récusation d’un tel objet est vécue par le patient comme un risque d’évanescence de son
propre moi – une sorte d’extinction, d’« aphanisis » du moi (pour utiliser, mais différemment,
un terme proposé par Jones), car le schizophrène sait qu’il n’y a pas de vie sans objet –, alors
que son acceptation constitue une menace mortelle pour le moi, du fait de l’investissement
qu’il exige, et que le schizophrène vit comme vampirique.

5De ce point de vue, les psychoses de l’adulte, aussi bien celles à caractère délirant que celles
à caractère fétichique, et a fortiori les variantes de la maladie maniaco-dépressive, obéissent
davantage à un modèle clinique de formation de compromis – sur la base évidemment de
mécanismes et de matériaux fort différents de ceux de la névrose – et nous permettent
d’entrevoir, ceci expliquant cela, que les organisations qu’elles produisent s’appuient bien sur
tel ou tel aspect de la sexualité infantile (par exemple l’analité pour certaines psychoses à
caractère persécutif, l’oralité pour les maladies maniaco-dépressives et certaines situations de
type état-limite). Le problème avec la schizophrénie est qu’elle produit, justement, non pas
une organisation, mais une désorganisation, et que cette désorganisation est la conséquence
même du fait que l’incompatibilité moi-objet n’a pas trouvé de solution satisfaisante, même
au sens d’une organisation psychotique. C’est pour cette raison que le schizophrène débutant
est à la fois « happé », irrésistiblement attiré et séduit par un monde extérieur, qui représente
tout entier un « objet qui le prend comme objet », et en même temps, et pour cette même
raison, extrêmement menacé par ce monde environnant, et donc tenté – sans succès – de s’en
soustraire dans un repli plus ou moins autistique.

6Cette absence de régression au sens psychanalytique du terme dans la schizophrénie – qui, je


pense, doit être en rapport avec le fait que Freud doutait de la possibilité de développement
d’un transfert dans ces pathologies – a été formulé par lui de façon peu développée et plutôt
tâtonnante. J’y ai fait déjà allusion à deux reprises tout au long de cet ouvrage, sans pouvoir
m’étendre davantage, étant donné que mon propos ici n’est pas la psychopathologie de la
schizophrénie, mais bien son traitement. Elle semble toutefois se situer dans le lien entre trace
mnésique et représentation de mot, c’est-à-dire dans la fonction qui est normalement allouée à
la représentation de chose. Freud semble considérer que le retrait des investissements « des
personnes et des choses du monde extérieur, sans les remplacer par d’autres dans la fantaisie »
(Freud, 1914c, p. 218), implique un désinvestissement particulier de la représentation de
chose, qui a comme conséquence : soit d’exposer le psychisme à une animation incoercible et
inélaborable des traces mnésiques, se manifestant à travers l’activité hallucinatoire (étant
entendu que les traces mnésiques sont au départ importées via l’activité perceptive,
deviennent éléments du fonctionnement neuronal, et ce n’est que sous certaines conditions
qu’elles peuvent faire partie du fonctionnement psychique, notamment lorsque celui-ci
parvient à les investir, et donc à les « psychiser » – dans le cas contraire, elles gardent un
potentiel d’apparition sous forme d’hallucination) ; soit de produire un investissement
excessif de la représentation de mot sans aucun appui sur ses origines in fine perceptives,
investissement qui s’apparente à ce que Freud a appelé « langage d’organe ». Les deux
conséquences ne sont pas incompatibles entre elles, et peuvent alterner chez le même patient.

7On sait que ce doute quant à la validité de la notion de régression dans la schizophrénie a été
plus ou moins ignoré par les successeurs de Freud, ce qui a conduit à un certain nombre de
modèles théoriques et thérapeutiques autour de notions comme la fusion, la symbiose,
l’indifférenciation, etc. (Melanie Klein contourne cette question, en introduisant d’emblée
dans sa théorisation des premiers temps de la vie la notion d’objet). On sait aussi que
ces modèles ont plus ou moins fait leurs preuves thérapeutiques, en psychothérapie
individuelle intensive, comme pratiquée par exemple à Chestnut Lodge, et encore plus sans
doute dans le travail institutionnel ; sans d’ailleurs que cette (relative) effectivité
thérapeutique vaille nécessairement validité théorique, car ces traitements incluent comme
préalable implicite qu’un thérapeute (ou une équipe soignante) impose sa présence dans la vie
psychique du patient.

8Toutefois, la principale difficulté concernant cette question de la régression dans la


schizophrénie réside dans le point suivant. La schizophrénie se présente certes comme une
forme d’explosion, lente ou brutale, dont la mèche est allumée au moment de l’accès à la
génitalité et de l’exigence pour la pulsion de chercher à nouveau sa satisfaction en dehors du
corps propre. Mais cette désorganisation, si elle apparaît comme une chute sans aucune
« branche pour se raccrocher » (les branches dans cette métaphore étant les niveaux de
fixation-régression), n’est pas pour autant infinie : le terme de la chute d’un arbre est bien la
terre. Or la terre, si bien nommée en l’occurrence « nourricière », est justement la précédente
période, dans la vie de la personne, au cours de laquelle la pulsion s’orientait « en dehors du
corps propre », à savoir le tout début de la vie ; on se souvient (voir chapitre d’introduction)
que selon Freud la pulsion perd cette orientation, et l’objet qui lui correspond, avec le début
de la vie psychique, pour ne les retrouver qu’à la puberté. Il s’ensuit que la clinique
schizophrénique comporte de nombreuses manifestations d’oralité (y compris au plan
symptomatique : polyphagie, potomanie…), et il nous arrive souvent de les interpréter dans ce
sens. Mais s’agit-il vraiment d’« oralité » (fût-elle « primaire ») – une oralité au sens
psychosexuel du terme, autrement dit, une manifestation de régression ? Et est-ce que le
« primaire », que nous avons tellement tendance à utiliser dans nos théorisations, n’est pas
plutôt en l’occurrence une façon de cacher notre aporie [1][1]Pour rendre cette nuance, j’ai
proposé le terme d’absorptivité… ? La chronicité asilaire, que j’ai brièvement évoquée au
premier chapitre, est en lien étroit avec cette question.
9À un niveau différent, nous rencontrons cette même question dans la problématique de
l’École de psychosomatique de Paris qui, elle aussi, a été amenée à différencier
désorganisations et régressions pour rendre compte des phénomènes observés dans son
domaine. D’autant plus que ses recherches l’ont conduite à décrire une « démentalisation »
qui, pour différente qu’elle soit du trouble de la pensée schizophrénique, ne connote pas
moins les difficultés de l’appareil à penser, chaque fois que la régression s’avère inopérante.

10Toujours est-il que l’engagement des soins avec le schizophrène qui, comme on l’a vu,
consiste à ce que le thérapeute s’impose comme objet à investir au patient, conduit
régulièrement à une situation où le thérapeute est amené, au début du traitement ou à un
moment ou à un autre, à prendre sur lui l’investissement du travail thérapeutique et à le
soutenir au nom, et pour le compte, des deux protagonistes du processus. Cette particularité se
vérifie – nous l’avons vu – aussi bien dans la situation de soins psychiatriques habituels, en
hospitalisation par exemple, aux débuts du traitement des patients schizophrènes, qu’en
situation de travail analytique ; j’ai donné, au premier chapitre, des exemples attestant que ces
maniements sont assez fréquents chez tous les analystes travaillant avec des schizophrènes.

11C’est en ce sens que j’ai pu affirmer que l’acte de soigner un patient schizophrène
s’apparente à un acte de séduction : il présuppose d’assumer le désir de cette rencontre et de
ce soin – c’est-à-dire présuppose d’avoir fait un choix professionnel (qui ne va pas de soi, en
particulier lorsqu’on est psychanalyste) qui repose sur une certaine inversion des conditions
habituelles de rencontre entre une « demande » et un « prestataire de services ». Ici, c’est le
prestataire de services qui assume, pour ainsi dire, le désir de la rencontre avec un bénéficiaire
qui, du moins en apparence, ne demande rien, ne va pas spontanément vers lui, et même tente
répétitivement de rompre la relation avec lui. C’est aussi la raison pour laquelle les questions
contre-transférentielles que soulève cette particularité sont de première importance ; les
négliger, c’est potentiellement s’exposer à des dérives que j’évoquerai au chapitre suivant.
C’est enfin la raison pour laquelle, dans les traitements de ces patients, il est souvent utile
d’avoir un tiers extérieur à la relation thérapeutique qui en garantit en quelque sorte
l’existence et la continuité, et auquel thérapeute et patient ne manquent pas de se référer, au
cours du traitement. On sait que certains analystes des psychoses ont donné une matérialité
« institutionnelle » à ce tiers pour mieux asseoir le déroulement des cures de ces patients
(Kestemberg, 1981).

12Néanmoins, les soins ne s’engagent pas pour autant dans une ambiance de totale anomie.
Quoi qu’en pense le patient schizophrène dans ses moments le plus paranoïdes et persécutifs,
la psychiatrie publique n’organise pas des rafles chez les paisibles citoyens pour prélever les
déviants mentaux ; les psychanalystes n’utilisent pas des pouvoirs surnaturels pour s’attacher
leurs patients à leur magnétisme. Si le patient se voit imposer les soins psychiatriques et
l’enfermement, c’est parce que sa famille (ou les autorités) ont fait les démarches prévues par
la loi, le psychiatre et son équipe n’étant que les professionnels désignés pour ces soins. De
même, dans les traitements qu’il décrit, Rosenfeld est mandaté, et rémunéré, par la famille des
patients. Et par ailleurs, si l’analyste sollicite et fait revenir son patient à son analyse, c’est au
nom d’un engagement initial commun, et l’analyste expérimenté des patients psychotiques
sait jusqu’où aller, et jusqu’où ne pas aller, dans cette sollicitation. C’est pour ces raisons
qu’en définitive, l’objet que le thérapeute se propose de devenir pour le patient est
moins imposé qu’interposé : il s’interpose entre le patient et ses objets, avec lesquels ses
rapports sont d’une telle violence d’amour-haine et (ou) d’investissement-désinvestissement,
qu’ils finissent par déborder dans leur espace socio-relationnel, alerter des tiers, et conduire
aux soins.

13J’ai tenu à rappeler ici brièvement les notions dégagées dans le premier chapitre – à la
lumière de l’interrogation sur la valeur heuristique, pour le traitement des schizophrènes, des
notions de régression et de transfert – pour conclure que, en définitive, s’imposer au
schizophrène comme objet à investir revient comme à trancher un nœud gordien : sortir le
schizophrène du dilemme impossible, et indéfiniment conservé, objet/pas objet ; mettre un
terme – et l’on mesure la part de violence qu’implique cette position, même dans ses
modalités les plus atténuées – à cette paradoxalité mortifère. Le patient va bien sûr se débattre
pour échapper à ce qu’il éprouve comme une aspiration effrayante par un objet
particulièrement tenace, et va donc multiplier les arrêts de traiteme nt, les rendez-vous
manqués, les manifestations de rejet, de rupture et de fuite, ou va faire vivre à son thérapeute,
séance après séance, un sentiment de totale inexistence. D’où une gamme d’affects qui ne
manquent pas d’envahir le thérapeute (peur peut-être, mais plus souvent ennui, colère,
découragement, exaspération…) pour peu que celui-ci tienne son rôle dans ce va-et-vient
particulier qui caractérise la phase d’engagement du traitement. Mais si le thérapeute est
pourvu des qualités nécessaires pour faire un bon « objet pour schizophrènes » (chapitre 1), il
va s’avérer moins friable que les autres, plus difficile à faire disparaître, et globalement d’une
résistance triplement entretenue par son mandat venant des tiers, par son savoir-faire
professionnel, et par son désir propre d’être thérapeute de ce type de patients.

14Si la relation thérapeutique survit à cette première période (ce qui a son prix, mais
d’habitude elle survit), on en arrive à une situation assez particulière. Du point de vue du
thérapeute (incluant éventuellement une équipe soignante), l’objet qu’ils se proposent de
représenter pour le patient n’est certes pas tout à fait un objet qui s’impose dans son univers
de façon arbitraire, car il est « mandaté » en quelque sorte pour s’interposer entre ses objets et
lui, et « il ne fait que son travail ». Mais du point de vue du patient, le thérapeute a tout d’un
objet au sens plein du terme – pas d’un « objet à la place de », pas d’un « objet représentant
de », mais d’un objet « en soi », en chair et en os ; objet d’autant plus menaçant qu’il semble
s’accrocher et revendiquer sa place en lui.

15Lorsque la divergence de ces deux points de vue finit par s’organiser dans une relation
thérapeutique à peu près viable, il se constitue une situation que l’on pourrait qualifier
d’illusion objectalisante.

16La situation est objectalisante, car in fine elle conduit bien à une certaine forme
d’objectalité. Ce terme ne doit pas être entendu ici au sens névrotique du terme, mais au sens
de la mise en place et de la consolidation du « dipôle » moi-objet, ce qui est l’enjeu
fondamental de la pathologie schizophrénique, surtout dans cette première étape du
traitement, et précède toute autre question relative à la nature de cet objet (libidinal,
narcissique, délirant, fétichique…) ; « objectalisation » signifie donc ici le niveau le plus
élémentaire de l’opération : il existe bel et bien un moi et un objet, séparés et en lien. Mais en
même temps, cette objectalisation (toujours au sens utilisé ici) repose sur une illusion, car la
relation thérapeutique est en partie fondée sur un certain malentendu : une certaine méprise
sur les motivations et la légitimité du thérapeute, qui conduit le patient à finalement accepter
l’existence, ou en tout cas le caractère inéluctable, des désirs de l’objet à son égard – à
accepter donc une certaine passivité face à l’investisseme nt que lui adresse l’objet – alors
même qu’il ignore fondamentalement en quoi tient leur légitimité ; plusieurs patients,
notamment en situation d’hospitalisation de contrainte, évoquent l’expérience vécue en termes
de « droit du plus fort »… Toutefois cette illusion a, malgré tout, des vertus
« objectalisantes », car elle permet, et même pourrait-on dire : elle force, un certain
investissement objectal, alors même que le patient s’en défend ; et lui permet donc de vérifier
que cet investissement, finalement, ne menace pas son moi de disparition.

17On pourrait relever ici un élément intéressant. On a l’impression que, sur le chemin de son
traitement, le patient schizophrène est amené, et même contraint, à reconnaître d’abord
l’existence, sinon la légitimité des désirs de l’objet à son égard, et apprend à les accueillir et à
les supporter, avant de reconnaître la possibilité, et la légitimité, de ses propres désirs à
l’égard de l’objet. Certes, il m’est arrivé de rencontrer des situations où, après la rencontre
inaugurale (et sa part de rapport de forces), le patient schizophrène plonge dans un état de
retrait complet, de passivité absolue, de réactivité quasi nulle, comme si, devant la violence
qui lui a été faite de lui imposer un objet dans sa vie psychique, il préférait encore la perte de
son moi dans les défenses autistiques. Mais ces observations sont assez rares, et les états
cliniques qu’elles réalisent sont réversibles au bout de quelques mois. Dans leur grande
majorité, les patients finissement par s’accommoder de cette présence dans leur vie qu’ils
n’ont pas sollicitée. Tout se passe donc comme si, entre la peste qui consiste à subir le désir
de l’objet à leur égard et le choléra qui nécessite qu’ils investissent eux-mêmes l’objet
(l’enjeu majeur de la puberté), c’est encore la peste qui est préférable pour eux : les
schizophrènes craignent leur propre investissement de l’objet bien plus que l’investissement
de l’objet à leur égard.

18On peut en déduire que, dans la schizophrénie, l’ennemi est bien le corps, comme plusieurs
auteurs l’ont déjà remarqué, et l’intolérable provient bien de cette nouvelle pulsion qui, à
partir de la puberté, pousse la personne à sortir d’elle-même. En faisant le lien avec les
développements proposés dans le chapitre 2 autour de l’activité envahissante de l’activité
perceptive, Marie-Lise Roux (1986) souligne l’hypersensibilité ou hyper-réaction perceptive
au monde extérieur qui semble caractériser les patients schizophrènes, en y ajoutant ce monde
extérieur que représente le corps propre avec les mouvements instinctuels et affectifs qui se
produisent en son intérieur. Une théorie propre à la schizophrénie, c’est-à-dire ne la
confondant pas avec les autres psychoses (tout en reconnaissant bien sûr leurs points
communs), devrait pouvoir expliquer pourquoi une pulsion poussant à investir en dehors du
corps propre semble menacer la subsistance de ce même corps. Ou encore : par quels chemins
les traces mnésiques des toutes premières expériences de la relation mère-enfant (les
expériences bouche-sein) semblent acquérir une significativité inversée, comme un plus (+)
qui devient moins (-), de façon qu’une expérience de « remplissage » apparaisse comme une
menace de « vidage » ?

La relation érotomaniaque

19C’est à partir de cette illusion objectalisante que se met progressivement en place une
deuxième étape du traitement des patients schizophrènes. Elle est clairement marquée par une
ambiance thérapeutique bien plus apaisée comparativement à ce qui a été vécu par les deux
protagonistes lors de l’étape d’engagement du traitement.

20Examinons à quoi ressemble cette deuxième phase. Le patient vit une situation qui, de son
point de vue, lui est imposée, et à laquelle il s’est plus ou moins résigné : il va bien falloir
faire un bout de chemin avec cet objet qui n’a eu de cesse de solliciter son investissement,
jusqu’à le lui arracher. Protégé par cette façon de vivre le processus, il se garde bien de se
demander si, lui, le patient, souhaite rencontrer régulièrement le psychanalyste qui lui ouvre
sa porte, s’il veut « vraiment » le traitement que le psychiatre lui administre régulièrement,
s’il est « content » de se rendre à l’hôpital de jour… « Est-ce que j’ai le choix, de toute
façon ? », semble-t-il dire – et en pratique, il est très fréquent qu’il le dise effectivement : il
s’est convaincu qu’il ne peut pas faire autrement, et s’y plie.

21De son côté, l’analyste, le psychiatre, le thérapeute expérimentés, savent qu’il faut se
garder de trop montrer au patient l’utilité, l’intérêt pour lui, bref : son propre investissement
de la relation ainsi nouée, et encore moins le plaisir qu’il semble y trouver. Toute tentative de
susciter cette sorte de « prise de conscience » peut avoir des effets particulièrement nuisibles,
et nombreux sont les patients qui, longtemps après l’instauration de la relation thérapeutique
– et alors même que, manifestement, ils y trouvent intérêt et plaisir –, tiennent à ce que celle-
ci soit considérée comme « contrainte et forcée ».

22Au fur et à mesure qu’elle se développe, l’illusion objectalisante culmine donc dans
l’instauration d’une relation thérapeutique assez particulière. Le patient se dit, se croit, se
considère comme recherché, voulu, désiré, aimé, persécuté même à l’occasion mais, dans tous
les cas, investi par l’objet (le thérapeute), tout en parvenant à mettre de côté la question de
savoir si lui, le patient, partage ce désir d’investissement. Il est pour ainsi dire « aimé », sans
avoir à se prononcer si lui, il « aime ».

23Le clinicien qui connaît ses classiques ne manquera pas d’observer qu’une telle situation
est déjà connue en psychopathologie, et porte un nom : il s’agit de l’érotomanie. Ce vieux
terme, déjà utilisé dans l’Antiquité, a été rapidement introduit en psychopathologie, dès
le XVIIe siècle, et a régulièrement figuré parmi les différentes espèces de folie dans les
classifications qui font florès tout au long du XIXe siècle. Du point de vue du mouvement vers
un objet « en dehors du corps propre » – fil conducteur du présent ouvrage –, il n’est pas sans
intérêt d’observer qu’Esquirol (1838) définissait l’érotomanie comme la folie de l’amour
chaste… Mais c’est surtout avec de Clérambault (1942) que la description prendra sa forme
complète, en mettant l’accent sur le fait que le délire érotomaniaque ne comporte jamais, dans
sa forme clinique classique, l’affirmation de la part du patient d’un souhait, désir ou aspiration
quelconques à l’endroit de l’objet : c’est l’objet, et l’objet seul, qui « a fait signe » au sujet ;
c’est l’objet, et l’objet seul, qui a pris l’initiative, qui est allé le chercher, qui lui a montré
égards et intérêt, et qui est à l’origine de la situation créée. Kestemberg (1962) rapporte que
dans une discussion à la Société médico-psychologique, Lagache définissait l’érotomanie
comme « une déviation de la relation amoureuse normale dont la composante active, aimer, se
trouve diminuée au profit de la composante passive, être aimé » (p. 540). De Clérambault
remarque même, à propos d’une situation clinique, un élément tout à fait intéressant pour
notre propos : la patiente exprime l’assurance que l’objet est épris d’elle, qu’il peut tout aussi
bien la haïr, « mais non pas être indifférent » (1942, p. 331). L’enjeu est bien l’opposition
investissement-désinvestissement (ou non investissement : indifférence), bien plus que
l’opposition amour-haine.

24Parmi les psychanalystes, c’est sans doute Ferenczi (1932) qui le premier, dans une brève
note de son Journal clinique, émettait l’hypothèse de « l’érotomanie comme fondement de
toute paranoïa ». De même, dans son travail qui fait toujours référence sur la question, Jean
Kestemberg (1962) indique que la relation érotomaniaque pourrait être considérée comme le
berceau de toutes les psychoses délirantes : « tout délire n’est que la transposition d’une
relation amoureuse qui pourrait être considérée, au sens strict du terme, comme
érotomaniaque » (p. 542).

25On pourrait dire que la relation thérapeutique qui s’installe avec l’issue heureuse de la
période de combat qui caractérise la première étape du traitement aura toute la stabilité, et la
durée, d’une relation érotomaniaque. On a même l’impression, devant la régularité avec
laquelle elle se manifeste à la sortie de la phase d’engagement des soins, qu’elle pourrait
représenter une sorte de voie commune des traitements des patients psychotiques. En ce sens,
je ne serais pas loin de penser que la relation érotomaniaque est ce qui tient lieu de « transfert
de base » (Parat, 1981) aux patients dont le fonctionnement mental est à prédominance
psychotique, et singulièrement aux patients schizophrènes, lorsqu’ils dépassent la phase de
l’engagement des soins et s’installent dans une relation de qualité thérapeutique.

Histoire d’Andreas
26Andreas est un homme de 34 ans au moment où je fais sa connaissance ; il en a
maintenant 48. La confidentialité, et surtout le fait qu’il s’agit d’un patient maîtrisant
parfaitement les moyens modernes de communication, m’oblige à taire certains éléments qui
lui sont plus personnels. Je me contenterai donc de dire qu’il est issu d’un milieu aisé mais
fortement perturbé, et qu’il a fait de brillantes études de mathématiques appliquées, à la suite
de quoi il occupe un emploi d’ingénieur dans le département « recherche et développement »
d’une grande société privée. Adolescent renfermé et taciturne, sans amis et sans aucune
expérience sexuelle jusqu’à présent, il fera son chemin avec une utilisation discrète mais
continue d’opiacés, ce qui probablement retardera l’éclosion de la psychose. C’est à l’âge de
32 ans qu’il connaît un épisode de dépersonnalisation à bas bruit, associé à des idées
paranoïdes concernant son environnement, ainsi que du sentiment de « tomber en mille
morceaux à l’intérieur » selon son expression. Il s’en ouvrira à son médecin généraliste,
probablement la seule personne qui occupe dans sa vie un rôle de confident, il prendra avec
réticence un léger traitement neuroleptique prescrit par ce même généraliste, puis acceptera,
sur la suggestion de ce dernier, de voir un psychanalyste. Par la suite, d’autres séquences de
traitements neuroleptiques auront lieu, à des moments où il a à nouveau ce sentiment
d’effondrement interne.

27Je commence donc à le voir deux ans après l’éclosion des troubles, et nos séances
hebdomadaires durent maintenant depuis quatorze ans. Elles sont essentiellement consacrées à
un examen quasi chirurgical, au sens de la dissection, de ses observations sur lui-même : par
quel mécanisme il pense que telle voiture, observée de sa fenêtre du dernier étage d’un
immeuble parisien, emprunte une trajectoire qui comporte une signification pour lui ? Qu’est-
ce qui fait qu’il a régulièrement la conviction que la totalité des collaborateurs autour de lui
lisent parfaitement sa pensée et s’envoient mutuellement des commentaires sur lui ? Pourquoi,
lorsqu’il prend le métro, il observe que certaines personnes choisissent particulièrement de se
mettre face à lui ? Pourquoi, lorsqu’il se sent plutôt en bon état et performant, il est capable de
lire parfaitement, « comme s’il était à l’intérieur », les pensées de ses collaborateurs, et qu’il a
la certitude qu’il ne se trompe pas ? Andreas étant très rétif à tout travail d’interprétation, quel
qu’en soit le sens, j’ai adopté une attitude d’association presque libre à partir de ses propos
– j’énonce à haute voix les pensées qui me viennent à partir de son matériel – et je le laisse
faire le tri, commenter, ou enchaîner.

28De temps en temps, environ une fois tous les deux ou trois ans, Andreas cesse de venir me
voir pendant quelques semaines. En général, il reprend contact par courriel. « Je suis très
content de revenir vous voir, j’ai retrouvé la paix avec vous. La dernière fois, ça m’avait fait
du bien de vous avouer mes expériences d’érotomanie à votre égard – j’ai vérifié, c’est bien le
terme technique – que je n’aurais pas osé vous avouer avant : j’en avais honte, vous pensez
bien, moi qui suis totalement indifférent à la chose sexuelle, que je n’ai jamais eu le moindre
désir pour quiconque, me trouver dans une telle situation, c’est totalement ridicule. Je
m’aperçois que, vous dire les choses tout aussi simplement, n’engendre rien de grave, pas de
rejet de votre part, rien de déstabilisant. Donc nous pouvons continuer. » Pour le moment,
Andreas n’accepte aucune inclusion de ce qu’il vit lors de ces moments dans ce qui constitue
notre travail habituel.

Histoire de Laurence (2)


29Laurence a maintenant 34 ans et je la vois une à deux fois par semaine depuis plusieurs
années. Son évolution a été remarquable. La clinique s’est beaucoup atténuée, avec un
traitement neuroleptique à posologies très modérées même s’il lui arrive par moments,
notamment dans les lieux publics, d’entendre un mot ou une phrase déplaisants ; elle traite ces
hallucinations par l’ignorance, et garde toujours son côté « je ne veux pas penser à ces choses-
là » lorsque j’essaie d’en parler avec elle. Elle a créé une relation amoureuse de longue durée,
et le couple vit ensemble, dans un studio mis à disposition par la mère de Laurence. Elle s’est
engagée dans une formation professionnelle d’aide-soignante, avec le projet explicite de
s’occuper de personnes âgées, ce qui me paraît cohérent avec le fait qu’elle a été élevée par
des personnes d’âge déjà mûr au moment où elle a été accueillie chez eux. Mais ce sera un
échec, et une grande déception, aussi bien pour elle que pour moi. Elle va réussir l’examen
d’entrée dans l’école, elle investira avec beaucoup d’entrain ses cours, et elle aura
d’excellentes notes ; mais lors de son premier stage sur le terrain dans une maison de retraite,
elle assistera à une scène de brutalisation d’une personne âgée de la part d’une aide-soignante.
Elle fera un scandale, elle quittera les lieux, et ni l’intervention très bienveillante de ses
moniteurs, ni celle de la directrice de la maison de retraite, ne lui feront changer d’avis : elle
abandonnera la formation. Je lui en voudrai un peu quand même à ce moment- là : je me dis
que, à force de « ne pas vouloir penser à ces choses-là », elle se trouve démunie devant le
spectacle des motions haineuses et agressives qu’elle peut porter en elle…

30Pendant mes vacances, j’ai l’habitude de demander à une infirmière de mon équipe, qui
connaît déjà Laurence de longue date, de la voir régulièrement. Cette infirmière, dont le
bureau est à côté du mien, me dira : « Vous savez, je ne crois pas que Laurence pense que
vous êtes parti. Vous le lui avez dit bien sûr, elle a le petit papier du premier rendez-vous
après votre retour… Mais je crois qu’elle pense au fond que vous êtes toujours dans le bureau
d’à côté, et que vous avez eu un empêchement, une urgence, qui fait que vous ne pouvez pas
la voir. » C’est à peu près au même moment que Laurence me demandera avec insistance une
photo de moi. À mes interrogations, elle répondra de façon invariable : « Pour pouvoir penser
à vous quand vous n’êtes pas là » (il s’agit d’une patiente qui a l’habitude de m’écrire de
longues lettres). J’ai refusé, elle a fini par renoncer.

31J’ai regretté de ne pas l’avoir fait. Évidemment, de quoi aurions-nous l’air, si nous nous
mettions à donner notre photo à nos patients… Mais Racamier disait, dans son enseignement
oral, « il faut être aussi fou qu’eux, mais savamment fou ». Je n’ai pas trouvé comment être
« savamment fou » devant cette demande. J’ai surtout cru – ce qui montre à quel point on peut
être défensivement entraîné vers une lecture « positiviste » de ce que ces patients nous
disent – qu’il s’agissait d’une sorte d’« assistance » à la pensée, comme si la perception aurait
quelque effet d’amorçage sur l’activité mentale. En fait, je pense maintenant que, d’une
certaine façon, il s’agissait du contraire : nul autre que le schizophrène ne craint autant que la
représentation de l’objet n’entraîne (ne signifie) la mort (le meurtre) de celui-ci. La phrase
explicative de ma patiente était à comprendre au pied de la lettre : « pouvoir » penser à moi
car, si je suis absent, elle ne le peut pas, elle se l’interdit, car elle risque de me faire
disparaître. D’où cette solution intermédiaire, qui consisterait à utiliser ma photo (une
présence de moi dans son champ perceptif), garantissant en quelque sorte ma non-disparition
lorsqu’elle me représente mentalement.

32On pourrait même dire que sa solution allait encore plus loin. Car ma photo, pour présente
qu’elle soit dans l’espace perceptif, n’en constitue pas moins elle-même une représentation de
l’objet, ou plutôt : une perception de celui-ci, mais chosifiée, inerte, « déjà morte » en quelque
sorte – une perception préfigurant donc la possibilité de se constituer une représentation
d’objet suffisamment stable et non menaçante pour son moi.

33L’histoire clinique suivante inclut à la fois le moment de confrontation, à partir duquel on


entre dans le vif du sujet avec un patient schizophrène, et son évolution quelques années plus
tard, avec la forme que prend la relation érotomaniaque.

Histoire de Philippe
34Philippe a 30 ans au moment où je fais sa connaissance. Bien que parfaitement
francophone, il est né dans un pays étranger et tout le reste de sa famille vit dans un autre pays
encore, très loin de la France, où il a séjourné lui aussi pendant quelques années ; c’est lui-
même qui a demandé à revenir en France, il y a quelques années, ce que ses parents ont
accepté. Mais il n’a pas réussi à trouver un travail selon son projet initial, il s’est petit à petit
coupé de sa famille, et a perdu son logement. Il va donc passer deux-trois ans en occupant la
cave de son ancien appartement jusqu’au moment où, à l’occasion d’un nouveau changement
de locataire, on le découvre et on le met à la porte. Sa mère prend conscience de la situation
dans laquelle il se trouve, fait un aller-retour à Paris, réussit en quinze jours à lui trouver une
place dans un foyer pour SDF, puis repart chez elle tout en l’enjoignant de consulter en
psychiatrie. C’est dans ce contexte que nous nous rencontrons pour la première fois.

35Lors de la première consultation, cela ne fait aucun doute que le processus schizophrénique
est déjà en cours depuis longtemps : pensée diffluente, paroles hachées, entrecoupées d’arrêts
et de silences perplexes. Il m’expose quelques idées délirantes de type paranoïde, mal
organisées, autour de la sexualité. Mais il conserve aussi une forme de dignité, une certaine
distance, il est remarquablement propre (il m’explique que, en tant que personne à faibles
revenus, il a accès gratuitement aux piscines municipales, ce qui lui permet de prendre soin de
lui et de laver à la sauvette ses deux-trois vêtements). J’ai l’impression qu’il faut respecter la
distance qu’il met, qu’une intervention plus incisive aurait des effets néfastes. Au bout de
deux entretiens, je lui propose un traitement neuroleptique à des posologies très faibles, ce qui
s’avère une erreur, car il ne revient plus me voir.

36Il reprend rendez-vous un an plus tard. Il m’explique que la proposition de traitement lui a
fait peur, qu’il ne veut pas prendre des médicaments psychiatriques, mais qu’il souhaiterait
avoir quelques entretiens avec moi, ayant eu le sentiment, lors de nos rencontres un an
auparavant, que je pourrais l’aider à réfléchir à sa situation. S’engage alors une consultation à
un rythme à peu près bimensuel, qui va durer environ un an, et au cours de laquelle il
m’exposera les grandes lignes de son existence, et une problématique des origines qui, par sa
complexité et ses aspects énigmatiques, évoque une problématique délirante. Puis, au bout
d’un an, il disparaît à nouveau.

37Philippe revient à la consultation six mois plus tard. Je suis surpris par son amélioration
d’ensemble : il travaille de façon intermittente dans le gardiennage, grâce notamment à sa
bonne connaissance de l’anglais (au cours de son adolescence, il a vécu avec ses parents dans
un pays de langue anglaise, où ces derniers se trouvent toujours). Il pense pouvoir améliorer
sa situation, a des projets d’avenir, notamment d’études. Il se rend compte de ses difficultés
relationnelles, qu’il relie lui-même à des difficultés de pensée, « comme si sa tête refusait par
moments de penser ». Je lui vante à nouveau les mérites d’un traitement neuroleptiques
atypique – un autre que celui de la première tentative de médication – et, cette fois-ci, il se
laisse convaincre.

38Un mois plus tard, je suis consterné d’entendre Philippe dire que le traitement que je lui ai
prescrit l’a « massacré ».

39« Oui, massacré ! Votre médicament m’a massacré. Il m’empêche de réaliser mes projets
dans la vie, mes désirs les plus chers.

40– Comment ça ? »

41Il m’explique alors qu’il avait formé le projet de s’acheter un caméscope et de se filmer
soi-même dans le but de soumettre sa candidature à l’émission télévisuelle Star Academy. Or,
ses maigres revenus ne lui permettent pas d’acquérir le caméscope tout en se nourrissant
convenablement.

42« Avant ce traitement, ça n’aurait pas été un problème pour moi de passer quinze jours sans
manger, ça m’est déjà arrivé par le passé, je peux très bien tenir le coup. Avec votre
traitement, ça a été impossible : j’avais faim, je ne pouvais pas tenir… Au bout de trois jours,
je suis allé au supermarché, c’en était fini du caméscope. »

43Un peu abasourdi par la démonstration, je prends le parti de « dramatiser » la situation, en


me lançant dans une diatribe mêlant emphase et indignation :

44« Comment ? Comment pouvez-vous me reprocher une chose pareille ? À quoi vous
attendez-vous donc de la part d’un médecin ? Que je vous donne ma bénédiction pour mourir
de faim ? Que je vous dise “bravo” de se maltraiter soi-même et de se laisser dépérir ? »

45Philippe m’écoute quelque peu surpris, mais sans se départir de son calme et de sa
distance. Il ne fait aucun commentaire, mais accepte une nouvelle ordonnance à la fin de
l’entretien. À partir de ce moment, il va venir régulièrement à nos séances pendant les vingt
années qui suivent, et ne commentera l’échange que je viens d’évoquer qu’une seule fois, en
disant qu’il n’est pas d’accord avec moi, que ce traitement nuit effectivement à la réalisation
de ses désirs, mais que la discussion qu’on a eue l’avait « marqué ».

46Philippe connaîtra son âge d’or de la relation érotomaniaque jusqu’à 42-43 ans. Il
continuera de travailler, il va même s’inscrire à la faculté pour faire des études de lettres, il est
manifestement très fier de venir régulièrement m’annoncer chacune de ses nouvelles
réalisations. Le point culminant, mais aussi le moment à partir duquel sa situation se
dégradera, est atteint lorsqu’il commence à nouer une relation amoureuse avec une femme
rencontrée à la faculté ; il s’agit de la première de sa vie. Très rapidement, l’angoisse prend de
l’ampleur. Philippe me confie un certain nombre de fantasmes qui rendent la sexualité
difficile : « Si je fais l’amour, j’ai l’impression que c’est moi qui suis pénétré. » Qu’entend-il
par cela ? « Mon pénis n’est pas à moi, c’est à la fille, c’est elle qui me pénètre. » Alors, lui
dis-je, faire l’amour, c’est ne plus savoir qui est qui. « Peut-être », concède-t-il. En même
temps que je le vois souvent, et que j’essaie d’accompagner l’expérience vécue par mes
commentaires, je tente d’associer à notre psychothérapie un travail au Centre de psychanalyse
sous forme de psychodrame ; j’ai la conviction – malheureusement exacte – qu’il se trouve à
un moment critique, à un carrefour de son évolution, et qu’il y a nécessité absolue d’un travail
d’élaboration plus intensif, à défaut de quoi, les acquis de cette période seront perdus. Je ne
serai pas assez convaincant, et il refusera de façon tranchée « d’entrer davantage dans la
psy ».

47Petit à petit, les positions conquises se perdent ; il abandonne progressivement les études,
trouve du travail de plus en plus difficilement, et développe à la place une grande inquiétude
concernant son sommeil : il a des troubles du sommeil, il ne peut s’endormir que tard dans la
nuit ou tôt le matin, c’est une véritable maladie qui empêche toute vie sociale. J’assiste
impuissant à l’échec du dernier mouvement, celui vers le « dehors du corps propre », et au
développement consécutif, et prévisible, d’une préoccupation hypocondriaque. Il me demande
traitements et conseils, que je donne de mauvaise grâce, puis une orientation vers les centres
d’exploration du sommeil que l’on peut trouver dans différents hôpitaux parisiens. Il prend
des rendez-vous, il a des explorations électroencéphalographiques, les résultats ne sont pas
concluants, il tente un autre centre, il me demande mon avis. Je dis : « Faites ce que vous
voulez. » Mais petit à petit, et à partir de la prescription qui lui est faite dans ces centres, il
glisse vers une surconsommation de médicaments somnifères et tranquillisants. J’accepte de
faire les ordonnances – d’autant plus que ces centres confient la suite du traitement au
psychiatre traitant, qui n’en demande pas tant –, mais les posologies augmentent
progressivement, il en faut de plus en plus pour qu’il dorme. Et finalement un jour je refuse de
continuer à prescrire. Il en est étonné :

48« Vous m’avez dit, faites ce que vous voulez !

49– Je vous ai dit : faites ce que vous voulez, je ne vous ai pas dit : faites de moi ce que vous
voulez ! »

50Il me regardera alors quelque peu surpris comme lorsque, plusieurs années auparavant, je
m’étais manifesté vivement par rapport à son traitement et à son alimentation. De la même
façon, il ne fera aucun commentaire, et s’arrangera pour trouver un généraliste – j’ai toutefois
l’impression que les posologies de ces traitements seront dorénavant mieux maîtrisées :
manifestement, il fallait sortir de cette relation érotomaniaque qui prenait une allure de
manipulation. Mais c’est une victoire d’arrière-garde : il est évident que le moment du
tournant est passé, et a été manqué, et qu’il continuera sa vie en se préoccupant de son
sommeil, sur lequel il a accumulé une importante documentation internet, et en se tenant à
l’écart de toute vie et de toute relation avec les autres.

51Je me rends compte que les exemples que je donne n’illustrent pas forcément ce que
l’installation de la relation érotomaniaque représente comme progrès évolutif pour les patients
schizophrènes. En fait, là où les effets semblent les plus positifs du point de vue
thérapeutique, l’évolution est plus silencieuse et uniforme, risquant de se laisser décrire
comme l’énumération ennuyeuse d’une série de « résultats thérapeutiques » (qui sont autant
de « cadeaux » ou d’offrandes apportés à l’objet) : le patient sort des relations conflictuelles
avec ses parents – et même sort de chez eux, vivant désormais seul ou dans en foyer –, il a
une activité quotidienne (hôpital de jour ou ESAT [2][2]Les Établissements et services d’aide
par le travail (ESAT)…, plus rarement reprise des études ou emploi), se crée un timide cercle
de fréquentations fidèles, sinon d’amis, au sein des institutions de soins, avec lesquels il
développe quelques intérêts culturels communs : musique, films, séries, dont il peut parler
avec plaisir.
52En fait, les effets économiques de l’instauration d’une relation thérapeutique à tonalité
érotomaniaque sont rapidement perceptibles. Il y a d’abord une baisse significative de
l’activité délirante, ou plutôt un désinvestissement partiel de celle-ci : tout se passe comme si,
dans cette « tentative de guérison » que représente l’élaboration délirante, le patient avait
trouvé un deuxième champ d’application, désormais de type transférentiel, qui permet
d’attirer, en partie, les investissements dirigés vers les objets de délire ; un objet que l’on
pourrait appeler, non pas de transfert, mais de substitution, qui cohabite plus ou moins avec
les objets de délire, lorsqu’il y en a, ces derniers étant progressivement moins investis. Je
pense que, si « psychose de transfert » il y a, il s’agit de la constitution de cette relation
discrètement érotomaniaque qui évolue en parallèle avec la relation délirante, se nourrissant
de son économie, et donc l’atténuant d’autant. Et c’est pour cette raison que je ne pense pas
que le terme de transfert soit adéquat pour décrire cette évolution ; si l’on tient compte de ce
que le terme de transfert implique dans son acception rigoureuse, le terme de substitution me
semblant plus approprié [3][3]J’ai développé ce point de vue dans le texte « Répétition,….
Cette évolution est compréhensible : l’objet-thérapeute assume la part de passivation du sujet
qui d’habitude revient à l’objet de délire, en imposant sa présence au patient avec
une matérialité qui a des points communs avec l’hallucination ; il y a ici une mobilisation des
activités extéroceptives du patient, laquelle, économiquement parlant, est en concurrence
directe avec les idées délirantes, et plus généralement avec l’expérience xénopathique. En un
sens, le transfert de base érotomaniaque est une variante de la xénopathie.
53C’est ainsi que nous pouvons comprendre un certain nombre d’effets thérapeutiques,
comme l’apaisement et l’instauration d’une capacité de dialogue qui n’est plus sous une
menace continue de rupture, ce qui conduit à la régularité des séances dans le travail
psychothérapique, mais aussi, du côté du travail psychiatrique, aux résultats déjà signalés :
assentiment au traitement médicamenteux, inscription dans une continuité institutionnelle (par
exemple, hôpital de jour), acceptation de certaines mesures et attitudes soignantes
particulières (par exemple, assistance, accompagnement ou aide matérielle).

54Toutefois, en termes de deuxième topique, l’objet-thérapeute (psychiatre, psychanalyste,


équipe soignante) ainsi installé devient le support d’une certaine idéalisation qui a des
conséquences sur la nature du travail psychique effectué par le patient. Plusieurs des
réalisations réussies au cours de cette période, pour importantes qu’elles soient pour l’avenir
du patient (par exemple, reprise d’une vie professionnelle ou des études, dans les évolutions
les plus favorables) ont un caractère d’« offrandes » adressées au thérapeute ou à l’équipe. De
même, le matériel proposé en séance, bien que riche (auto-narration, associations, rêves…),
subit des effets de clivage qui se manifestent comme autant de censures, ce qui fait que,
souvent, l’analyste doit rester attentif non seulement à ce qui est dit, mais aussi à ce qui n’est
pas dit. On constate ici les avantages des cures menées dans des institutions de soins qui
assurent à la fois le suivi psychiatrique et le traitement psychanalytique. Non pas qu’il soit
nécessaire qu’analyste et psychiatre communiquent régulièrement à propos du patient (en fait,
ceci n’est ni nécessaire, ni même indiqué), mais parce que la coexistence des traitements au
sein de la même institution permet de limiter l’ampleur des clivages au sein du
fonctionnement mental du patient lui-même. A contrario, il peut arriver que des patients
schizophrènes soient suivis par des analystes dans un cadre privé, lesquels ont le sentiment
que la cure avance et que le patient l’investit et y effectue un travail de qualité ; or, bien que
fondé, ce sentiment peut pourtant négliger des processus de destructivité tout aussi réels, qui
parviennent à se développer de façon totalement parallèle à la cure, sans être jamais pris dans
le matériel offert.

55Aussi, une évolution possible de la phase érotomaniaque, du fait même de ces mécanismes
de clivage, est constituée par le développement de conduites de manipulation plus ou moins
perverse. En fait, celles-ci ne manquent jamais, mais ne deviennent que rarement
prédominantes ; on en a eu un aperçu avec Philippe. Cette dimension peut donc se manifester
par des mouvements qui tendent à réifier l’objet (« fétichisation », Kestemberg, 1978),
l’utiliser comme une « chose » livrée aux différentes pulsions partielles qui animent le sujet,
d’autant plus que toute pulsionnalité propre au sujet continue d’être déniée. Ce
développement est inévitable. L’« offre d’objet » que réalise inévitablement le thérapeute
dans le cadre des traitements décrits ici comporte en soi une dimension de présence à toute
épreuve – on pourrait même dire d’immuabilité – qui peut conduire à des mouvements
pulsionnels de la part du patient d’autant plus portés par la composante « emprise » de la vie
pulsionnelle que la composante libidinale reste encore discrète. Et d’autres termes, et en
suivant l’analyse proposée par Paul Denis (1997), la dimension « objet d’emprise » de l’objet
peut se trouver au premier plan, avant que la dimension « objet de satisfaction » ne soit
reconnue. Plusieurs éléments de la circonstance transférentielle décrite ici concourent à la
mise en place d’une telle configuration, dans la mesure où « l’objet d’emprise est simplement
l’objet du monde extérieur offert à l’investissement du sujet qui peut vouloir s’en saisir et
construire avec lui une satisfaction pulsionnelle » (p. 53).

56Ainsi, ces conduites d’emprise, non dépourvues d’éléments de manipulation plus ou moins
perverse (Roux, 1991) (appels intempestifs au thérapeute, lui « faire peur » par des menaces
de passage à l’acte imminent, en général suicidaire, conduites de « collage », « toxicomanie
d’objet » dont je parlerai brièvement par la suite, etc.), s’avèrent souvent des tentatives de
maîtrise érotisée de l’objet, et plus encore de la pulsion que le patient commence à reconnaître
en lui comme tendant vers l’objet ; ces tentatives de maîtrise semblent passer par
renversement de la passivité en activité. Elles pourraient donc signifier que le patient
commence à se rendre compte que cette possession dont il fait lui-même l’objet est une
illusion, et que ses propres mouvements pulsionnels sont également en jeu. Aussi, ces
conduites perverses manifestent à la fois la tentative de maîtriser l’objet par la concrétude
(comme l’objet du pervers), mais aussi un début d’érotisation de la relation de la part du
patient, cette érotisation étant désormais vécue par lui comme telle, et plus ou moins tolérée
ou assumée chez lui. De ce fait, l’évolution perverse peut indiquer aussi, discrètement, une
phase de distanciation par rapport à la relation érotomaniaque, et l’analyste doit veiller à ce
que celle-ci ne s’opère pas de façon trop brutale. Il doit se garder par exemple de trop
rapidement accepter la nécessité, pour le patient, de prendre ses distances par rapport à lui.
Trop souvent, nous nous rendons compte par la suite que ce type de relation était déjà
reproduit dans la vie courante du patient avant même qu’il n’apparaisse dans le transfert, via
divers transferts latéraux, bien que passés sous silence dans le matériel. Ainsi, nombre de
schizophrènes se trouvent engagés dans des relations d’apparence génitale, qui constituent
bien sûr une conquête pour eux – la vie de couple étant toujours très problématique pour ces
patients –, mais qui ne comportent pas moins une importante composante masochique et (ou)
sadique, avec des aspects parfois très destructeurs.

Sur la situation d’« être aimé » : la position érotomaniaque


57S’il ne fait aucun doute que, pour nombre de traitements psychiatriques de patients
schizophrènes, la relation thérapeutique se contente à long terme de ce transfert de base, le
traitement se déroulant donc jusqu’au bout sur ce terrain d’érotomanie bien tempérée,
l’approche psychanalytique de ces patients doit bien passer, à un moment ou un autre, par
l’interrogation, de la part du patient, de ce qu’est véritablement l’objet de l’analyste (« l’objet
de l’objet »), interrogation qui sans doute est la seule inaugurale d’un véritable travail
analytique, au sens strict du terme, dans ces cas. Cette question sera traitée au chapitre
suivant.

58De même, l’approche que je propose ici privilégie le point de vue du mouvement
pulsionnel dans sa quête d’objet, et de ses destins, projections, renversements dans le
contraire et retournements. De ce fait, les travaux de Bion sur le caractère contenant de l’objet
et formateur du psychisme humain, ou encore ceux de Winnicott, représentent des
développements qui se situent en parallèle de la ligne de pensée suivie dans le présent
ouvrage, laquelle s’inscrit plutôt dans ce que l’on pourrait appeler une théorie sexuelle des
psychoses.

59Dans le périmètre défini par ces limitations, il serait tentant d’essayer d’insérer ce
« transfert érotomaniaque » dans une perspective plus vaste. On pourrait par exemple
supposer que cette représentation générale d’un « je suis investi » (dont la forme la plus
commune est : « je suis aimé ») – de façon pour ainsi dire gratuite, c’est-à-dire totalement
indépendante de la question de savoir si moi, j’aime ou pas – a peut-être une portée plus
universelle, et constitue l’un des fondements de notre vie psychique : une « promesse de
l’aube », selon le titre du roman de Romain Gary, destinée à nous accompagner notre vie
durant. Par exemple, il faut bien que l’adolescent, pour accomplir le travail psychique qui est
le sien, puisse penser que ses parents restent envers et contre tout aimants et soucieux à son
égard, même lorsqu’il les attaque ou s’en détourne. De même, il faut bien qu’un « je suis
aimé » (bien plus qu’un « je m’aime », me semble-t-il) reste toujours actif en nous, y compris
dans les moments les plus difficiles et pénibles de notre existence, alors même que rien, dans
la réalité extérieure, ne vient corroborer ce postulat – à défaut de quoi, on se demande
comment on pourrait leur survivre.

60En fait, l’investissement dont nous faisons l’objet de la part de l’objet primaire
– investissement qui, du reste, préexiste à notre naissance, et même à notre conception –
détermine, au moment où la mère se retrouve effectivement face à son bébé, une situation qui
fait de nous un « objet » d’investissement avant même que notre développement ne nous
permette de différencier moi et objet à partir de notre propre activité pulsionnelle, perceptive,
et finalement psychique : nous sommes « objet » avant que d’être « moi », et nous subissons
les effets d’une « séduction originaire » (Laplanche, 1987) (celle-là même qui est incarnée par
le monde entier dans les moments les plus désorganisés de la schizophrénie) avant même que
d’être en mesure de situer à l’intérieur de nous-mêmes nos propres mouvements pulsionnels à
l’égard de l’objet qui nous investit. On rencontre donc ici les différentes dimensions de la
séduction que nous avions déjà décrite comme l’enjeu de la phase d’engagement du traitement
avec le patient schizophrène : la passivité bien sûr (voire la passivation), mais aussi le
caractère traumatique d’un investissement que le fonctionnement psychique naissant ne sait
pas encore comment traiter, au point que la notion même de projection mériterait d’être
réinterrogée, entre mouvement pulsionnel et excitation provoquée par l’objet.

61Quoi qu’il en soit, on pourrait finalement supposer que, d’une certaine façon, ce transfert
de base érotomaniaque ne fait que s’appuyer sur l’une des données les plus précoces de notre
vie psychique, sur ce « je suis aimé » que nous garderons à jamais en nous. On est alors
curieux de savoir comment il s’insère dans ce que nous savons déjà du développement de nos
relations d’objet, au commencement de notre activité psychique et de cette formation
intrapsychique qui deviendra notre moi. Or, il ne fait guère de doute que lors de cette aube de
la vie psychique qui est marquée précisément par les conflits d’une indifférenciation moi-
objet, indifférenciation devenue impraticable à partir de la naissance, ce « je suis aimé » nous
constitue à la fois comme objet d’investissement d’un autre, en même temps qu’il nous
conduit à nous reconnaître comme un « je » différent et séparé de cet autre. On pourrait donc
déduire que ce « je suis aimé », ce « transfert » érotomaniaque, est en rapport avec une notion
de séparation, à la fois constitutive d’un moi et d’un objet, mais aussi engageant dans un
travail dont la forme générique serait celle du deuil, y compris au sens le plus général du
terme : celui d’un paradis perdu.

62Toutefois, à peine parvenus à cette formulation, nous nous rendons compte que, s’il est bel
et bien question de séparation lors du passage de la phase d’engagement du traitement à la
phase érotomaniaque, il n’est pas du tout question, pour autant, de deuil : l’objet étant
« imposé » contre la volonté apparente du sujet, et assumant le désir de leur lien, il garantit en
quelque sorte une nouvelle forme d’inséparabilité ; c’est d’ailleurs pour cette même raison
que le sujet considère, à l’occasion, pouvoir l’utiliser à sa guise, dans le cadre des évolutions
de la relation érotomaniaque que j’ai décrites plus haut. En d’autres termes : si le transfert
érotomaniaque semble renvoyer à une « position » fondamentale du développement du
psychisme humain, celle-ci apparaît comme une véritable alternative à la position dépressive ;
une position dépressive sans la dépression de la perte. Voie évolutive qui dévie et s’écarte de
cette dernière, la position érotomaniaque réalise un véritable tour de force : intégrer la
différenciation moi-objet tout en faisant l’économie de toute perte, de tout deuil, et
singulièrement du « deuil originaire » (Racamier, 1992) ; j’y reviendrai au chapitre suivant.

Un mot conclusif sur la position érotomaniaque

63La position érotomaniaque apparaît ainsi à l’épicentre d’une constellation qui comprend :

1. en amont, la séduction narcissique, illusion d’une non-séparation, d’un « unisson tout-


puissant » capable de faire taire les mouvements pulsionnels, aussi bien de l’un que de
l’autre, l’ensemble comportant à la fois sa pulsion et son objet, relevant de ce fait de l’« unité
organique prénatale », selon la description classique de Racamier (1995). C’est la situation
qui correspond à la clinique de l’indifférenciation et de la confusion des limites,
caractéristique de certains moments des schizophrénies, mais qui en fait n’est qu’une
formation clinique instable, destinée à alterner avec les positions suivantes, même si elle
accompagne en filigrane, pendant plusieurs années, la vie psychique de ces patients ;
2. au centre, la relation d’objet délirante, celle-là même qui, selon Jean Kestemberg, utilise la
relation érotomaniaque comme matrice, en ce sens que toute relation délirante présuppose,
indépendamment de la tonalité affective des idées délirantes, qu’un autre – l’objet de
délire – élit le sujet comme objet d’investissement (d’amour, de haine, d’intérêt, de
persécution, d’admiration…), alors même que le sujet n’en sait rien, et n’est en rien partie
prenante du mouvement initial de la relation ainsi créée ;
3. en aval, certaines formes de « toxicomanie d’objet » que nous rencontrons dans certains
états-limite graves, dans les dépressions dites anaclitiques, et plus généralement dans
certaines pathologies de collage tyrannique et exigeant à l’égard de l’objet ; ici, l’objet
« doit » quelque chose au sujet, on est donc plutôt dans le cas de figure d’une « promesse de
l’aube » non tenue (du point de vue du sujet), et rageusement revendiquée.
64Si la clinique nous permet de reconnaître dans ces différentes figures leur socle commun,
celui d’une impossibilité plus ou moins absolue d’accès à la dépression (au point que
l’élaboration de la perte et du deuil puissent devenir l’un des enjeux majeurs du traitement), la
position érotomaniaque ne renvoie pas pour autant à des problématiques communes selon la
figure clinique ; le matériel narratif, la remémoration et les constructions qui en découlent
peuvent varier de façon considérable entre le patient schizophrène, le patient paranoïaque ou
le patient état-limite. Il ne s’agit évidemment pas de tenter de reformuler en termes
d’« interactions précoces » ou d’autres concepts de ce type ce qui, du passé infantile, tel que
reconstruit dans la cure, a été déterminant pour que la clinique épouse telle configuration
plutôt que telle autre. Néanmoins, certaines similitudes dans le matériel clinique, d’un patient
à l’autre, nous permettent peut-être de décrire quelques problématiques typiques, que nous
pourrions énoncer en termes de consolation, de substitution ou de frustration.

65Ainsi, lorsque le patient schizophrène sort des affres de la période la plus confusionnante et
paranoïde, la tonalité du matériel est celle de la nostalgie, à laquelle l’étape du transfert
érotomaniaque apporte une consolation plus ou moins longue. Ici, la promesse d’un objet
restant pour ainsi dire « annexé » au patient, ne serait-ce que par son étrange insistance à
l’accompagner même lorsque celui-ci le chasse ou l’attaque, porte en elle l’écho lointain, mais
néanmoins efficace, de la monade perdue.

66Le patient délirant chronique, notamment le patient paranoïaque, bien moins évolutif,
semble solidement organisé de façon que l’irruption de l’objet ne le prenne plus jamais par
surprise. Tout se passe comme si c’était l’imprévisibilité de l’objet, plus encore que sa
séduction, qui le contraint à l’élaboration d’un équivalent de compromis dans lequel, d’une
part, c’est bien l’objet qui a l’initiative, mais d’autre part, cette initiative se déroule selon un
scénario totalement écrit d’avance, et par le sujet lui-même. Ici, le transfert érotomaniaque
apparaît non pas comme une consolation, mais comme une substitution, et c’est pour cette
raison que je pense, comme je l’ai développé plus haut, que c’est ce cas de figure qui est le
plus proche de la « psychose de transfert » des auteurs des années 1950 et 1960. C’est l’art du
thérapeute que d’en réguler la tempérance ; c’est aussi dans ces cas – ceci expliquant cela ? –
que l’élaboration du deuil est la moins inaccessible, et les patients délirants chroniques non
schizophrènes sont souvent exposés à des mouvements dépressifs, parfois de grande ampleur.

67Enfin, ni consolation ni substitution, le transfert érotomaniaque est conçu, chez certains


patients états-limite, comme une intolérable frustration, au sens le plus fort, quasi alimentaire,
du terme ; une frustration d’autant plus intolérable qu’elle est conçue pour rester inassouvie.
Ici, la surenchère des agir, parfois aux conclusions tragiques lorsque la pathologie prend la
forme maligne d’une psychose froide, tient au fait que l’impossibilité de la perte comporte la
reconnaissance, même vague, de son caractère irrémédiable.

68En conséquence, si la position érotomaniaque est une position « antidépressive », elle est
aussi celle d’un conflit irrésolu, véritable aporie de notre vie psychique : pour exister, il faut
perdre l’objet, alors même que, sans lui, nous n’aurions pas existé, et nous ne pouvons exister.
 Chapitre 5. L’objet de l’objet

 1 P lusieurs patients schizophrènes, peut-être une majorité, resteront indéfiniment


sur une position érotomaniaque de bon aloi, comme décrite dans le chapitre précédent.
Ils mènent donc une existence définitivement en dehors de l’hôpital, et les épisodes
aigus sont pour la plupart un lointain souvenir. Parfois ils travaillent en ESAT, ou ils
fréquentent un hôpital de jour, deux à trois fois par semaine. Ils sont rarement en
couple, et leur cercle de fréquentations est très limité. Certains voient encore leurs
parents, surtout leur mère, généralement très âgée désormais, et de vieilles disputes
peuvent encore éclater – rarement graves. Ils prennent un traitement neuroleptique
souvent à des posologies assez faibles, qu’ils investissent de façon positive : se
soucient du renouvellement de l’ordonnance, s’occupent eux-mêmes de la prise
quotidienne des médicaments. Parfois ils se déclarent dans l’impossibilité de gérer leur
traitement, prétextant sa complexité, ce qui a comme conséquence que les infirmières
du centre médico-psychologique leur proposent de venir toutes les semaines et
préparent leur semainier avec eux, les patients ramenant eux-mêmes de la pharmacie
leurs médicaments. Il m’arrive de dire que, si j’étais à leur place, je me garderais bien
d’apprendre à organiser mon traitement : dans une vie globalement assez solitaire, ce
n’est pas rien, une rencontre par semaine avec une personne bienveillante qui prend
soin de vous… Heureusement, l’idéologie dominante de l’autonomie a ses taches
aveugles, et les infirmières réfutent vigoureusement ce point de vue, elles soutiennent
que le patient ne peut réellement pas préparer ses médicaments. À l’occasion, le
patient met aussi un peu du sien, en oubliant telle ou telle prise, ou en doublant par
erreur la dose, notamment lors de périodes de vacances. Ainsi, chez ces patients qui
sont tellement directs, abrupts et tranchés dans leurs rapports avec les autres, j’observe
le lent apprentissage des actes manqués et des mensonges sincères, de cette part
nécessaire de ruse dans les rapports interhumains.
 2Bref, tout le monde est content.
 3Toutefois, certains patients finissent par se poser une question qui reste ouverte
depuis le début du traitement, parfois vingt ou trente ans plus tôt, et qui est inévitable à
terme, étant données les conditions initiales de la rencontre et la violence – variable,
selon les situations cliniques – avec laquelle l’objet que nous représentons a pu
s’imposer dans leur vie : mais quel est l’objet de l’objet (que nous sommes – que nous
avons été – pour eux) ?
 4Quelques situations cliniques permettent d’avoir un aperçu des multiples façons dont
cette question peut se poser.
 Histoire de Laurence (3)
 5Nous avons fait connaissance avec Laurence au chapitre 1, puis au chapitre 4. Dans
la séquence qui sera relatée maintenant, elle a 45 ans. Elle n’est pas très heureuse.
Après l’échec de son insertion professionnelle, elle n’a pas réussi à s’intégrer dans un
ESAT – elle a rapidement considéré le travail comme répétitif et ennuyeux, et les
autres patients inintéressants. Elle passe la journée à marcher dans la ville avec son
compagnon, avec lequel elle vit maintenant depuis de nombreuses années. Ils
regardent magasins et passants, discutent beaucoup, commentent les menus incidents
de la voie publique. Ils font beaucoup de choses ensemble, et elle a pris quelques
distances avec la consultation : depuis quelques années, je ne la vois plus qu’une à
deux fois par mois ; parfois elle téléphone, elle dit qu’elle va bien, mais qu’elle n’est
pas contente de la vie qu’elle mène. Après la mort de sa mère (d’adoption), elle a dû
déménager – elle occupait un studio dont a hérité un membre de la famille, Laurence
n’étant pas officiellement adoptée – et a connu une période de déstabilisation, mais le
couple a fini par trouver un logement HLM.
 6Laurence vient un jour à la consultation, elle bavarde comme d’habitude, elle me
raconte différents évènements de son quotidien… Puis s’arrête brusquement, fixe son
regard sur mes mains. Plusieurs minutes passent. Puis elle dit, comme stupéfaite :
 7« Mais vous êtes marié ?! »
 8Il se trouve que je porte une alliance depuis bien avant le jour de notre première
rencontre, vingt-trois ans auparavant. Je réponds prudemment :
 9« Oui.
 10– Depuis longtemps ?
 11– Pas mal d’années, oui…
 12– Et vous avez des enfants ?
 13– Oui…
 14– Grands ?
 15– Assez grands, oui…
 16– C’est bien…
 17– Pourquoi c’est bien ?
 18– Je ne sais pas… »
 19Laurence réfléchit quelques minutes. Puis elle dit :
 20« Et vous partirez à la retraite ?
 21– Oui… Un jour, oui… Dans quelques années… »
 22Laurence réfléchit à nouveau. Puis elle dit :
 23« Quand vous partirez, je ne veux plus être suivie ici par votre successeur. Je veux
être suivie dans mon secteur actuel (elle habite depuis de nombreuses années dans un
autre quartier de Paris).
 24– D’accord. Le moment venu, je ferai une lettre au centre médico-psychologique
qui correspond à votre adresse.
 25– Merci ».
 26Quelque temps plus tard, elle m’écrit une lettre, dont voici l’extrait suivant : « Ma
vie est remplie de quelque chose d’impalpable, le “désir de vivre”, le “désir d’exister”
le “désir d’être”, quelque chose comme ça. Après toutes ces années de mal-être, je
peux dire que je suis heureuse malgré tout, je ne me révolte plus et suis en paix avec
moi-même, triste parfois, c’est vrai, mais c’est une tristesse dans laquelle je me
“ressource”, c’est de la maturité révélée au grand jour. C’est essayer d’assumer mon
handicap léger, présent, ou tout simplement assumer le handicap de ne pas avoir eu de
famille, et avoir été seule très tôt et de me sentir un être à part entière, capable de gérer
sa vie, de gérer son temps, capable de se protéger avant tout. Je prends valeur de
moi. »
 Histoire de Cédric
 27Cédric est actuellement un homme de 57 ans, que j’ai en psychothérapie
hebdomadaire depuis qu’il a 43 ans ; un psychiatre consultant de notre association
s’occupe de son traitement neuroleptique, poursuivi maintenant depuis près de
quarante ans. Sa pathologie a commencé vers l’âge de 16 ans, avec une fixation
hypocondriaque délirante concernant la sphère génitale ; elle n’a pratiquement pas
varié depuis cette époque, lui évitant probablement une désorganisation plus
permanente, sauf pendant des moments de décompensation paranoïde qui conduisaient
autrefois à des hospitalisations en urgence. En revanche, sa fixation hypocondriaque a
donné lieu à un vaste « langage d’organe » qui a totalement envahi son existence et
obéré son parcours universitaire, alors qu’il avait une certaine vocation pour les
matières littéraires. Il est très attaché à son traitement médicamenteux, et traite avec
méfiance, voire dédain, tout travail psychothérapique et toute interprétation proposée,
bien que ce soit lui-même qui a demandé à son psychiatre d’être adressé à notre Centre
de psychanalyse. Il vit seul – il a connu un bref mariage à l’âge de 23 ans – et n’a pas
d’enfants. J’estime que le travail analytique lui a permis de desserrer quelque peu
l’étau de condensation qui caractérise son langage d’organe, répété inlassablement et
sans varier d’un mot pendant de longues séances, sur plusieurs années, et le gain
économique ainsi obtenu lui a permis de vivre mieux : partir en vacances, cultiver sa
passion pour le cinéma et la musique rock, dont il est une véritable encyclopédie pour
la période de son adolescence, soit les années 1970 et 1980, fréquenter avec plaisir un
CATTP (Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel).
 28Comme avec tous les patients schizophrènes, et malgré le fait qu’il était lui-même à
l’origine de la demande de traitement analytique, le travail thérapeutique a nécessité sa
part d’« objet qui s’impose », comme je l’ai décrit au premier chapitre : absences
répétées et prolongées qui ont entraîné des lettres de rappel, voire des appels
téléphoniques du secrétariat du Centre de psychanalyse, décisions d’arrêt que je
traitais par les habituelles fins de non-recevoir. Puis, il connaîtra sa période
« érotomaniaque », en l’occurrence caractérisée par une forte idéalisation. Au cours
des trois dernières années, il prend ses distances, il lui arrive de s’absenter en m’en
prévenant, et je ne le retiens plus, j’ai le sentiment qu’il faut désormais respecter le
rythme d’un progressif éloignement. Il dit :
 29« Vous m’avez guéri de mes angoisses. C’est énorme, ça, je ne pensais jamais en
voir le bout. Je prends beaucoup moins de médicaments ; avant, j’étais un addict des
benzos, il m’est même arrivé d’en prendre trop, et les psys disaient que j’avais fait une
TS. Faux ! Je voulais juste ne pas être angoissé. Par contre, je n’ai pas réalisé mes
rêves dans la vie. On ne peut pas recommencer à cinquante ans, n’est-ce pas ? J’ai raté
l’occasion quand j’étais à la Clinique Dupré [1][1]Un établissement de la Fondation
santé des étudiants de France,… j’aurais dû y rester, j’avais commencé les Lettres à la
Sorbonne, mes résultats n’étaient pas trop mauvais… Remarquez, ils n’ont rien fait
pour me retenir non plus. Mais je n’en veux plus à mon père. Je le comprends, il
voulait un vrai fils, j’étais tout le temps craintif, timoré, dans les jupes de ma mère…
Je prends de ses nouvelles de temps à autre, il est malade, il approche les 88 ans ;
heureusement, il a sa femme qui est plus jeune, je crois qu’elle s’occupe bien de lui.
Ma mère est tout pour moi… enfin, elle était tout pour moi, mais maintenant elle
vieillit, elle a plus de 90 ans, elle est fatiguée. Elle me dit, Cédric, je ne peux plus rien
pour toi. Ça fait mal d’entendre ça, ça fait mal… mais je comprends. Elle a sa vie, son
reste de vie. Mon père a sa vie aussi avec sa deuxième femme. Vous aussi, vous avez
votre vie… Tout le monde a sa vie. Et finalement, j’ai moi aussi la mienne. Je vous ai
souvent raconté mon rêve le plus cher, quand j’étais plus jeune : être gravement
malade, à la Salpêtrière, mes deux parents assis de chaque côté du lit. C’est ridicule,
non ? Mais j’y pense encore de temps en temps, ça me fait du bien, j’ai comme un
sentiment de bien-être quand j’imagine cette scène. »
 Histoire de Kévin
 30Nous avons raté Kevin lorsqu’il a été hospitalisé pour la première fois en
internement sur décision préfectorale. Il avait 24 ans, et déjà quelques années
d’errance, de toxicomanie et de délinquance derrière lui, il nous a d’ailleurs été
adressé d’une maison d’arrêt de la région parisienne. Je crois que son envahissement
hallucinatoire était d’une telle ampleur, que nous avons surtout cru à un épisode
psychotique aigu sous toxiques (ce qui était par ailleurs le cas), et nous n’avons pas
suffisamment assumé ce travail d’objet qui s’impose à lui pour l’arrimer dans un suivi
au long cours. Après un deuxième séjour, deux-trois ans plus tard, le diagnostic de
schizophrénie ne faisait plus aucun doute. Il va donc passer plusieurs mois à l’hôpital,
et il faudra un patient travail d’équipe soignante et d’assistante sociale pour tout
reprendre de ses liens d’affiliation sociale, tant il était à la dérive.
 31Kévin est l’aîné d’une fratrie nombreuse, tous les enfants étant de pères différents.
Il n’a jamais connu son père. La famille nous rapportera qu’il a pris beaucoup de
responsabilités, dès le début de son adolescence, pour s’occuper des plus petits. Après
le baccalauréat, il s’inscrit en faculté, mais il est déjà plongé dans une consommation
intensive de divers produits toxiques, et ne fréquente l’université que pendant
quelques mois. Il demande de l’argent, devient violent, sa mère le met à la porte. Il
passe alors deux ou trois ans dans la rue, ou dans des foyers d’accueil en urgence,
vivant de petits larcins qui le conduisent à trois reprises en prison pour des peines de
courte durée.
 32La longueur de son hospitalisation est liée au fait que, après une période de
traitement dans l’unité fermée de notre hôpital, Kévin entre dans un état de totale
apathie. Ni la baisse conséquente des posologies des neuroleptiques, ni les diverses
sollicitations des soignants ne parviendront à le sortir d’un marasme qui, cliniquement,
n’a rien d’un état dépressif (tout en en étant un, probablement). Kévin prend trente
kilos, reste toute la journée devant la télévision, décline toutes les propositions de
sortie ; sa mère – et ceci explique sans doute cela – refuse de le reprendre à la maison.
 33Finalement, l’équipe hospitalière sollicite l’aide de l’équipe d’un de nos foyers,
situé à Paris, qui patiemment bâtit un projet avec lui. Ce remarquable travail, qui va
s’étaler sur trois ans, a fait l’objet d’une publication par le médecin de l’époque du
foyer, dans un ouvrage collectif [2][2]E. Corbobesse, « Seul en présence de l’asile »,
in…. Kévin passe au foyer, puis en appartement associatif, puis fait un séjour en
province dans un centre de travail protégé, puis revient au foyer, trouve un emploi
dans un ESAT et finalement un logement dans un établissement de logements sociaux
pour travailleurs isolés.
 34Je retrouve donc Kévin à la consultation. Il a maintenant 31 ans, et se dit content de
son travail et de son logement. Il me sollicite très peu, et les entretiens ne donnent
aucune prise pour un échange plus intime. Je sais que, depuis son retour à Paris, il a
repris contact avec sa mère, mais je comprends que les relations restent distantes. En
fait, toutes les relations sont distantes : il reste poli, « adapté » selon le vocable courant
en psychiatrie, me demande de renouveler son traitement, dont il ne veut rien changer,
répète que « tout va bien », n’a pas du tout l’air de vouloir prolonger l’échange. Mais
je n’éprouve aucun élément d’hostilité de sa part ; je trouve plutôt qu’il est comme un
peu absent de lui-même, et je retrouve même, dans mes notes, le terme de normopathie
– ce qui est, plus souvent qu’on ne le pense, le destin de certains patients
schizophrènes dits « stabilisés ». Et de ce fait, il rend souvent visite à son ancienne
équipe, celle du foyer qui l’avait accueilli après sa sortie de l’hôpital, qui lui manifeste
sa satisfaction de constater sa bonne évolution.
 35Cette situation va durer une quinzaine années. Les entretiens, bien qu’espacés, ont
fini par créer un certain lien entre nous, même en pointillé.
 36À l’âge de 47 ans, Kévin disparaît brutalement de l’ESAT, qui nous prévient,
inquiet, au bout de quelques jours. Une équipe se rend chez lui, il n’y est pas non plus,
et les voisins ne l’ont pas vu depuis quelque temps. Quelques jours plus tard, je reçois
un appel d’une de ses sœurs – c’est la première fois que nous avons un contact avec sa
famille depuis son hospitalisation, plus de vingt ans auparavant ; je note donc qu’elle
connaît mon nom et sait que je suis le psychiatre qui suit son frère. Elle s’inquiète elle
aussi du fait que Kévin ne répond plus à son téléphone. Deux semaines plus tard, une
autre sœur nous prévient qu’elle l’a aperçu dans un square, il vit manifestement là,
sous les arbres, et fait de la mendicité ; il a terriblement maigri. Nous essayons de le
retrouver, il n’y est plus. Finalement, c’est l’intervention de police secours qui le
ramène à l’hôpital, contre son gré, sur demande de l’une de ses sœurs.
 37Après trois semaines d’hospitalisation, il sort de l’unité fermée, et son équipe me
demande de le voir. Il est toujours assez désorganisé, plutôt excité, et surtout en colère
contre l’hospitalisation. Il explique différentes choses assez confuses, parmi lesquelles
je crois déceler une référence aux campings de scoutisme qu’il faisait quand il était
enfant. Il ne comprend pas qu’on puisse empêcher quelqu’un de vivre comme il
l’entend, alors qu’il ne fait de mal à personne. Il s’insurge contre la prétendue
inquiétude des autres concernant son état. Il marmonne quelque chose sur les « larmes
de crocodile ». Et pourquoi a-t-il quitté l’ESAT ? Parce que, là aussi, « ça commençait
à sentir le crocodile ». Je lui demande quand il a eu l’occasion de fréquenter
suffisamment les crocodiles pour en reconnaître si rapidement l’odeur et les larmes. Il
rit et, sans répondre directement, il enchaîne sur sa mère, « soi-disant inquiète », et sur
ses sœurs. Puis sur les pompiers, les infirmiers, les médecins, « cette vaste
hypocrisie »… Nous nous arrêtons, là, et nous reprenons l’entretien quelques jours
plus tard, après sa sortie de l’hôpital.
 38Au deuxième entretien, il est toujours sur une tonalité de jovialité qui me paraît
quelque peu forcée. Il revient sur ce qu’il a vécu pendant les quelques semaines qui
ont précédé son hospitalisation, et sur les scouts ; « c’était pareil », dit-il, « on dormait
à la belle étoile, j’en ai de très bons souvenirs », puis reprend sur le « soi-disant amour
maternel », de sa mère « et de tous les autres, les psys et toute la clique », qui l’ont
conduit sans raison à l’hôpital. J’écoute ce long monologue déclamatoire pendant
plusieurs minutes, éprouvant un sentiment croissant d’agacement, et finalement je
l’interromps assez vivement en lui disant :
 39« Kévin, je ne suis pas votre mère ! Je suis votre père, et je vous dis : Kévin, tu as
déconné grave ! »
 40Il s’arrête brutalement, comme saisi par mon intervention, regarde ses chaussures,
puis dit :
 41« OK, c’est bon… Je sais… »
 42Devant son attitude de contrition et de passivité, je suis pris d’un sentiment
d’urgence. Passe comme un éclair dans mon esprit un article de François Perrier
(1968) que j’avais lu il y a fort longtemps, et qui tient des propos cinglants sur cette
« nouvelle catégorie clinique », celle du « psychotique apprivoisé par la raison
psychiatrique » (p. 430) :
 43
 un personnage sérieux, poli, ennuyeux et bien dressé […]. Il a un « analyste » pour son
inconscient, un chimiothérapeute pour ses nerfs et un moniteur pour son adaptation
sociale. Ces trois références lui sont utiles pour être fidèle à son titre de psychotique qui
s’assume comme tel. Travail (l’ergothérapie), Famille (la psychiatrique), Patrie (la
freudienne), telle est sa devise.
 44Je me dis que, s’il y a quelque chose à sauver dans ce désastre, incluant mon
intervention, c’est bien le souvenir des campings de scoutisme de son enfance. Je tente
un début de phrase :
 45« Quand vous faisiez du camping avec les scouts… »
 46Il me regarde un peu surpris, mais avec intérêt : « Oui… ?
 47– Qui remplissait de nourriture la glacière ? Et qui mettait de l’eau fraîche dans la
gourde ? Et qui s’assurait que la tente était bien plantée ? »
 48Il reste perplexe : « Je n’en sais rien, moi… Le chef, j’imagine…
 49– Alors, la prochaine fois, pensez à prendre le chef avec vous. »
 50Il me regarde alors, franchement étonné : « Qu’est que ça veut dire ?
 51– Ça veut dire, avoir votre carte de crédit avec vous, puisque vous avez de l’argent
sur votre compte. Ça veut dire, prendre un congé avant de partir, ou me demander un
arrêt maladie, pour assurer vos arrières, au cas où vous voudriez revenir à l’ESAT. Ça
veut dire, prévenir les uns et les autres que vous serez absent, pour ne pas les avoir à
vos trousses… Ça veut dire que, si on veut être chef de soi-même, il faut vraiment
avoir un chef avec soi. »
 52Kévin ne répondra rien à cette longue intervention. Qu’en a-t-il pensé ? Je ne le
saurai pas. Il a retrouvé maintenant sa vie de ces dernières années, travaille à nouveau
à l’ESAT, et vient me voir aussi peu que d’habitude.
 Histoire de Claire (2)
 53Nous avons fait la connaissance de Claire au chapitre 2. Elle a maintenant 42 ans.
Elle vit désormais seule, la relation avec son ami s’étant avérée impossible. Elle en est
triste, nostalgique, mais surtout rancunière. En effet, ses déboires avec lui ont eu des
répercussions sur ses relations familiales, et elle en veut plus ou moins à tout le monde
de l’avoir « laissée tomber ». En fait, les fréquents éclats caractériels du couple, les
disputes publiques lors des réunions de famille, la nécessité d’intervenir chez elle, ont
fini par lasser ses parents et ses frères. Et puis les frères sont désormais mariés, pères
de famille… Le souci de la petite sœur, « malade depuis 25 ans », est passé au
deuxième plan. Claire en veut, comme d’habitude, à sa mère, mais encore davantage à
ses belles-sœurs : ce sont elles qui empêchent ses frères de venir la voir, ce sont elles
qui s’opposent à ce qu’elle soit invitée chez eux, ce sont elles qui l’ont
progressivement mise à l’écart… Mais les frères ne sont pas pour autant épargnés,
qualifiés tour à tour de « lâches ou d’« égoïstes ».
 54C’est dans ce contexte que l’un des frères présente une grave maladie du sang. Une
transplantation de moelle osseuse est nécessaire. Tous les membres de la famille sont
examinés. Claire accepte aussi, de mauvaise grâce, l’examen – c’est un frère qu’elle
ne voit plus depuis quelque temps –, et finalement il s’avère qu’elle est la seule à
pouvoir être donneuse. Je vois qu’elle a très peur de la brève hospitalisation, de la
ponction sur le sternum, des conséquences réelles ou imaginaires de l’intervention, et
en même temps qu’elle est en colère. De quel droit lui demande-t-on de faire quelque
chose pour un frère qui l’a sortie de sa vie ? Pour une belle-sœur qui lui a fermé sa
porte ? Pour des enfants qu’on lui « interdit » de voir ?
 55Je la vois trois-quatre fois en quinze jours, la réponse urge, et elle est
manifestement très agitée par cette question. Je me garde bien de tout avis ou
suggestion. Finalement, elle lâche :
 56« Et vous, vous en pensez quoi ?
 57– Je pense que ne pas le faire vous donnera la satisfaction du « bien fait pour
eux »…
 58– Ah ! Vous pensez donc vous aussi qu’ils le méritent !
 59– Non, je pense que vous pensez qu’ils le méritent !
 60– C’est bien ce que je pense !
 61– Et donc, comme vous pensez qu’ils le méritent, vous serez satisfaite de vous
venger…
 62– Exactement !
 63– Mais je ne sais pas quel prix vous coûtera cette vengeance…
 64– Le prix, comment ça ?
 65– Par exemple, votre vengeance risquera peut-être de vous couper de toute votre
famille.
 66– Parce que je ne suis peut-être pas déjà coupée de ma famille ?
 67– Si… Mais je ne sais pas… Il y a peut-être des coupures avec retour, et des
coupures sans retour…
 68– Et vous pensez que si je ne le fais pas, ce sera une coupure sans retour ?
 69– Il me semble que oui… »
 70Claire réfléchit. « C’est vrai… C’est un problème. » Elle décide finalement de se
soumettre à la petite opération. Le traitement du frère sera réussi, et la situation de
crise prendra fin.
 71Nous retrouverons Claire au chapitre 6.
 Quel est « l’objet de l’objet » ?
 72La question de l’« objet de l’objet », on le constate, peut prendre plusieurs formes
dans le processus évolutif des patients schizophrènes. Comme on pouvait s’y attendre,
pour un patient en traitement analytique comme Cédric, ce passage à la prise de
conscience de l’objet de l’objet se fait progressivement, naturellement pourrait-on
dire, comme s’il s’agissait d’une évidence qui a toujours été là (« Vous avez votre
vie… Moi aussi… »). Chez d’autres au contraire, comme Laurence, cette prise de
conscience apparaît comme une révélation brutale. Dans ce cas, je crois qu’il faut
accepter de donner, très prudemment, quelques éléments concernant notre personne
« réelle » : je crois que ceci favorise, à ce moment- là du traitement, le passage
nécessaire de l’« objet subjectif » à l’« objet objectif », selon la terminologie de
Winnicott (chapitre 2). La question se pose encore différemment pour Claire, car
l’enjeu pour elle est de s’apercevoir qu’une famille, même aimante et soutenante, peut
avoir d’autres préoccupations que sa seule situation à elle. Quant à Kevin, sa réaction
peut être entendue comme une révolte contre la condition de la phase érotomaniaque :
de quel droit cet objet qui s’est installé dans ma vie depuis tant d’années exige de moi
ce tribu régulier de travail et d’« adaptation » pour en être satisfait ? Situations donc
très diverses, parfois contradictoires, qui posent différentes questions quant à l’avenir
de la relation érotomaniaque – pour ceux des patients qui la dépassent – et de
l’interrogation qui s’ensuit sur l’objet de l’objet qui s’est installé dans leur vie.
 73Pour réfléchir à ces questions, un détour nous serait utile.
 74Dans les années 1990, a commencé à se développer aux États-Unis un courant
psychothérapique animé par des psychanalystes qui prônait une relation thérapeutique
dénommée « intersubjective » ; c’est devenu le courant « intersubjectiviste ». Il n’est
pas sans rapport avec une riche tradition psychiatrique humaniste, dont Harry Sullivan
(1962), qui faisait partie des animateurs de la célèbre clinique psychanalytique de
Chestnut Lodge, aux environs de Washington, était la figure la plus connue ; c’est à
Sullivan, membre fondateur de l’Institut psychanalytique de Washington, que nous
devons la conception de la « psychiatrie interpersonnelle » et des techniques
psychothérapiques du même nom, qui figurent actuellement comme méthodes
psychothérapiques à part entière dans nombre d’institutions psychiatriques par le
monde, comme un quatrième grand courant à côté des thérapies « dynamiques »
(psychanalytiques), systémiques- familiales, et cognitives-comportementales.
 75Le courant de psychothérapie intersubjective appuie sa justification sur les échecs
thérapeutiques de la cure-type et de ses variantes psychothérapiques. Il comprend ces
échecs comme une inefficacité de la relation traditionnelle de neutralité,
d’« anonymat » et d’idéalisation de l’analyste ; et il préconise que l’analyste « se
dévoile » (self-disclosure) dans ses propres mouvements psychiques auprès de ses
patients, à travers des échanges plus dialogués et une attitude thérapeutique plus
engagée dans l’actualité de la vie du patient (Renik, 1995). Ainsi, par sa critique de la
cure-type et par son souci d’efficacité, ce courant peut donner l’impression qu’il se
rapproche de la dimension psychothérapique de la pratique courante de la psychiatrie,
et les récits de traitements donnés par ses promoteurs (Renik, 1998) rappelleront
certainement plusieurs éléments d’une pratique quotidienne de psychiatre, voire de
thérapeute, que nous ne songeons pas à ranger parmi les traitements analytiques, mais
bien plutôt parmi des pratiques psychothérapiques qui sont finalement
« interpersonnelles » dans les faits, sinon dans l’esprit, aménagées en fonction de
chaque cas particulier.
 76En bonne logique psychanalytique, on pourrait dire qu’il en est de
l’intersubjectivité comme du bébé chez Winnicott : « une telle chose, ça n’existe
pas ». Non pas que les « sujets » ne se rencontrent pas – il s’agit même de leur
principale préoccupation, leur vie durant –, mais parce que, si deux sujets se
rencontrent au sens psychanalytique du terme, c’est que chacun est devenu un objet
pour l’autre. À strictement parler, il n’y a pas de rencontre sujet-sujet en psychanalyse,
il n’y a que des rencontres sujet-objet (même si l’objet peut être, et est souvent, un
sujet). Par conséquent, ce qui est en cause dans l’approche intersubjective est moins la
pratique – que l’on peut éventuellement retrouver dans tel ou tel traitement
psychiatrique – que la théorie qui la soutient. Car la question de fond restera en tout
état de cause la suivante : qu’est-ce qui différencie, et spécifie, une relation
thérapeutique, même telle que décrite dans le présent ouvrage, des relations objectales
en général – qu’elles soient amoureuses, amicales, parentales, professionnelles, ou de
toute autre nature ?
 77À l’évidence, il est inutile de rechercher la réponse à cette question du côté du
patient. Le moteur même de tout traitement est cette disposition à l’objectalité,
constitutive de l’être humain, quelles que soient les formes qu’elle peut prendre
– objectalité dont fait partie le transfert, figure particulière qui n’est que l’exploitation
à des fins expérimentales et thérapeutiques de cette disposition fondamentale et
pratiquement universelle. Bien entendu, il y a d’importantes nuances : l’analysant est
« amoureux » de son analyste tout en sachant qu’il ne l’est pas, et nourrit des
fantasmes à son égard tout en se gardant bien de souhaiter leur réalisation… Mais au
niveau où se situe la présente discussion, ces subtilités propres aux fonctionnements
mentaux bénéficiant de dispositions topiques et dynamiques qui permettent une
économie globalement fonctionnelle n’entrent pas en ligne de compte. Le patient
investira donc de toute façon le thérapeute comme objet, et d’ailleurs nous le savons
de notre expérience quotidienne de thérapeutes, quelle qu’en soit la position. Par
exemple, les « thérapies bifocales » (Lambert, 1990) – le travail à deux thérapeutes,
l’un assurant la chimiothérapie, l’autre la psychothérapie –, théorisées dans les
années 1960 et toujours largement utilisées aujourd’hui, montrent régulièrement qu’il
est quelque peu vain de croire pouvoir séparer de cette façon deux « focus » dans le
même psychisme. Et quand nous imaginons pouvoir nous appuyer sur l’illusion du
psychiatre- médecin au sens scientifique, qui étudie objectivement un certain nombre
de symptômes et prescrit le traitement approprié à partir d’études dûment contrôlées,
donc du psychiatre « hors transfert » en quelque sorte, c’est là que nous risquons de
voir le praticien se trouver investi de la composante la plus archaïque du transfert ; de
la reviviscence transférentielle d’un objet venant de très loin dans la vie psychique,
non seulement du patient, mais de l’humanité toute entière, d’un objet qui renoue
secrètement avec le chamanisme, la croyance au pouvoir mystérieusement miraculeux
du remède, concoction et potion, et de la pratique religieuse dont provient la médecine
(Benoît, 1978).
 78Si la réponse à la spécificité de la relation thérapeutique ne peut se trouver du côté
du patient, il faut bien qu’on la cherche du côté du thérapeute. Or, il apparaît que si
l’objet de l’objet est le patient – si l’objet du thérapeute est son patient –, il n’y a
vraiment aucune raison pour que la relation thérapeutique diffère en quoi que ce soit
de la vaste gamme des autres relations interhumaines, interpersonnelles ou, si l’on
veut, « intersubjectives ». Ce qui dans le meilleur des cas confond la relation
thérapeutique dans notre discipline avec toute autre relation d’aide, d’assistance, de
soutien, de philanthropie ; et dans le pire, avec des pratiques de pédagogue, de
pygmalion, voire de gourou – dérives de maîtrise, voire d’emprise dont les traitements
des patients psychotiques n’ont jamais été exempts. La vaste réforme de la psychiatrie
après la guerre, dans laquelle la psychanalyse a joué un rôle de premier plan, n’a pas
manqué d’entraîner avec elle des idéologies généreuses, qui ont pu égarer quelques-
uns dans un égalitarisme et une symétrie de la relation soignant-soigné qui ne pouvait
être que factice, malgré les bonnes volontés. Mais on vivait aussi à une autre époque :
qui se souvient aujourd’hui des traitements « actifs » et étonnants des premiers
psychanalystes qui se sont intéressés aux psychoses, parfois en dialogue avec Freud,
dans le monde germanophone des années 1910-1920 (Müler, 1982) ? Ou que
Marguerite Sechehaye (1954), psychanalyste sensible et créative des psychoses dans
les années 1950, a fini par adopter la patiente, Renée, dont le traitement lui a permis
d’organiser sa réflexion sur les schizophrénies ? Ou qu’il est arrivé à Racamier
d’héberger ses patients chez lui, à Besançon, au moment où il mettait sur pied
l’institution, la Velotte, à partir de laquelle il a conçu une bonne partie de l’œuvre
majeure que nous connaissons ?
 79L’objet de l’objet que nous sommes n’est donc pas, ne peut pas être le patient…
Qui ou quoi alors ? Probablement quelque chose qui se déroule chez le patient,
ou mieux : entre le patient et le personnage qu’il fait de nous, avec nous. Quelque
chose qu’on peut appeler une évolution ou un processus, qui tend vers un but, et qui se
déroule en lui (et aussi, à un niveau non symétrique, en nous), du fait du travail
psychique qu’il a engagé avec nous à partir du moment où nous nous sommes
proposés/imposés à lui comme objet à investir ; processus vers lequel se tourne notre
attention, et en partie notre investissement spécifiquement thérapeutique. Francis
Pasche a examiné cette question à propos de l’analyse. Dans son article « Cure-type et
réalité », il considère que, si l’objet de l’analysant est bien l’analyste, l’objet de
l’analyste, lui, est l’analyse, le processus analytique (1982). L’objet de l’objet serait-il
alors par analogie, dans notre cas, les « soins » ? Ou même, plus loin, le « processus
de guérison » ? Ou même la « guérison », en tant que but idéal, asymptotique, mais
qui ne peut manquer de planer sur notre travail – à vrai dire, sur tout travail
psychothérapique, analyse comprise, à partir du moment où nous utilisons un
vocabulaire emprunté à la médecine (cure, traitement, thérapie…), et à partir du
moment où c’est à cette activité, la thérapeutique, que « nous sommes redevables de
notre situation dans la société humaine », pour rappeler le propos de Freud (1919a,
p. 99) commenté au chapitre 3 ?
 80En réalité, beaucoup de patients ne nous donnent pas l’occasion d’observer ce
qu’ils sont devenus à long terme, en particulier dans le cas des traitements réussis ;
Racamier décrit même l’expérience de patients qui quittent inopinément l’institution
de soins, au terme d’un parcours qui a été marqué par des progrès très significatifs
– mais néanmoins évitant l’expérience d’une élaboration de la séparation (et donc
aussi de la perte).
 81Jeammet (1991) résume les différents aspects qui sont apparus dans le présent
ouvrage en considérant que l’évolution satisfaisante d’un état psychotique s’exprime
actuellement en termes d’« assouplissement et d’élargissement de ses modalités de
fonctionnement psychique », ce qui se traduit par l’acquisition d’une « meilleure
sécurité interne », permettant un « jeu relationnel plus ouvert, où l’engagement dans
une relation ne signifie pas immédiatement une menace d’intrusion ou d’absorption
vampirique par l’autre » (p. 82). Toutefois – et on l’a vu avec certaines évolutions de
la position érotomaniaque, au chapitre 4 –, le renforcement des assises narcissiques du
sujet obtenu grâce au traitement peut conduire à différents aspects de fonctionnement,
qui souvent d’ailleurs cohabitent, comme
 82
 le réinvestissement d’un plaisir à fonctionner dans un domaine ou un autre, et ce dans une
relation d’échange avec autrui ; le renforcement de défenses narcissiques de caractère
dans un mouvement largement dominé par la projection et la mise à distance d’autrui ; ou
le réaménagement de relations d’emprise et/ou d’idéalisation avec des substituts objectaux
ainsi maîtrisés sur un mode comportant des larges composantes perverses.
 Jeammet, p. 83.
 83Ces considérations font écho à des réflexions que Fromm-Reichmann (1948) avait
déjà développées à partir de l’expérience de la clinique de Chestnut Lodge, à
Washington : « la plus grande menace qui empêche un résultat favorable en
psychothérapie de schizophrènes [est] l’attitude conventionnelle qu’ont un grand
nombre de psychothérapeutes à l’égard de l’adaptation soi-disant sociale de leurs
malades » (p. 55). Selon elle, le traitement des schizophrènes est suffisamment réussi
si ces personnes « sont capables de trouver par elles-mêmes, sans causer de dommage
à leurs voisins, leurs propres sources de satisfaction et de sécurité, sans tenir compte
de l’approbation de leurs voisins, de leurs familles et de l’opinion publique » (p. 56).
 84Compte tenu du point de vue adopté dans le présent ouvrage, il me semble que c’est
plutôt Marie-Lise Roux (2001) qui condense les mieux les attentes d’une issue
heureuse du traitement de patients schizophrènes (p. 201) :
 85
 Ce qui signe le mieux la guérison est de retrouver une capacité à aimer, à reconnaître à un
objet du monde extérieur son statut de sujet, semblable mais pas identique, différent mais
pas hostile. En somme, il s’agit non seulement de se faire une place dans le monde, mais
aussi de donner leur place aux autres.
 L’objet-relais et l’objet-passeur
 86À l’exception des personnes qui s’adressent à un analyste pour l’intérêt et la
curiosité d’une exploration intérieure, et qui sont finalement assez rares, le fait de
s’adresser à un spécialiste du psychisme indique généralement que la personne se
trouve dans une situation de crise. Le terme de crise ne doit pas être entendu ici au
sens, étroit, de ce que psychiatres et soignants rencontrent aux urgences d’un hôpital,
et qui ne représente qu’une petite partie des situations de crise. La
crise, crisis (décision, jugement, choix et issue), est un moment de remise en cause,
d’interrogation, d’indécidable. Sa survenue et sa clinique rappellent une position
immuable de Freud : toute pathologie « psychonévrotique » débute par des
manifestations plus ou moins discrètes ou étendues de « névrose actuelle »,
témoignant d’une conflictualité actuelle du moi dans ses rapports avec soi-même et
avec ses objets. Dans certaines situations, la crise est subie quant à ses facteurs
déclenchants : deuil, séparation, perte d’emploi, accident, révélations diverses dans
l’histoire personnelle ou familiale, ou même dilemme brutalement apparu dans la vie
du sujet – ou dont le sujet a pris brutalement conscience. Dans d’autres cas, elle est
décidée par la personne elle-même : divorce, changement de cadre de vie ou de travail,
nouvelle rencontre amoureuse… Dans d’autres cas enfin, il s’agit des moments qui
marquent toute vie : fin de cycle d’études, mariage, parentalité, début de vie
professionnelle, départ des enfants de la maison, retraite… Et il y a encore d’autres
situations où aucune circonstance n’est retrouvée, même si l’investigation doit les
rechercher – non pas d’ailleurs pour leur valeur en soi, comme s’il y avait une
quelconque forme d’objectivité dans les événements de la vie psychique, mais pour ce
que cette recherche implique comme travail psychique d’élargissement du domaine du
moi de la part du patient.
 87Placée dans l’ensemble des crises, la schizophrénie apparaît comme la forme la plus
grave et destructrice que peut prendre une crise aussi particulière qu’universelle, celle
relative à la puberté et aux processus d’adolescence, déjà bien étudiés depuis quelques
décennies, qui peut par ailleurs produire d’autres pathologies en dehors de la
schizophrénie.
 88La crise comporte par définition une notion de changement de régime de
fonctionnement, objectal et narcissique : a priori, cette personne ne se serait jamais
adressée à un spécialiste du psychisme humain (ou, en tout cas, pas à ce moment, et
pas de cette façon), si elle ne vivait pas une certaine modification de l’exigence de
travail à laquelle est soumis son appareil psychique et si cette modification n’entraînait
pas d’affects pénibles, ou d’inquiétude, ou même d’excitation, mais avec le sentiment
que la personne pourrait ne pas pouvoir les contrôler. En tant que modification de
l’exigence de travail, la crise de la personne implique donc ses objets (incluant
éventuellement soi-même comme objet), car la notion même de travail psychique
nécessite un objet ; elle représente une exigence de re-questionnement, de
réaménagement, de modification de leurs modalités relationnelles. De ce fait, la crise
entraîne un état d’incertitude, de relative instabilité et mobilité d’un certain nombre de
liaisons significatives qui ont présidé à la vie psychique de la personne jusqu’au
moment de la crise ; un certain « flottement » quant à ses investissements.
 89De ce point de vue, si le traitement de la schizophrénie nécessite qu’un thérapeute
s’impose dans la vie psychique du patient, on pourrait dire de façon plus générale que
l’« offre de services » d’un thérapeute consiste à se proposer, à se prêter comme objet
à investir au patient qui s’adresse à lui, toutes pathologies ou souffrances confondues.
Cette offre réalise de prime abord une certaine polarisation des investissements du
patient. Dans une situation psychique qui se caractérise par un certain degré de
déliaison – c’est le propre de la crise –, l’objet que le thérapeute se propose d’être pour
le patient apporte à nouveau un certain ordre, ou en tout cas améliore les conditions
pour qu’une certaine significativité puisse à nouveau se produire. En effet, en
« drainant » vers sa personne une certaine quantité d’investisseme nts (dont certains
prendront la forme thérapeutiquement exploitable que nous appelons transfert), le
thérapeute diminue d’autant les énergies devenues libres à la suite de l’état de crise, et
donc ressenties essentiellement comme angoisse ou autres affects pénibles par le
patient.
 90Il s’ensuit que l’art du thérapeute, lors de ces moments qui sont aussi des moments
d’ouverture dans la vie psychique, consiste à bien mesurer l’économie de son offre.
Au-dessous d’un seuil, le patient risque d’avoir le sentiment de n’avoir rencontré
personne – quand bien même le thérapeute l’aura écouté avec beaucoup d’attention
(mais peut-être trop flottante) et avec beaucoup de bienveillance (mais peut-être trop
neutre). Au-dessus d’un autre seuil, une stabilisation, voire captation, trop ample des
investissements flottants du patient risque de priver la rencontre de la mobilité
libidinale nécessaire à un processus de changement. De plus, elle expose le thérapeute
aux risques de la séduction, et le patient aux risques de la dépendance, voire de
l’assujettissement ; nous avons vu que ces questions sont particulièrement présentes
dans le traitement des patients schizophrènes, ce qui est la conséquence inévitable
d’une situation tout à fait particulière où c’est le thérapeute qui apporte, presque en
préalable, son investissement à la relation thérapeutique. Mais elles se posent aussi
dans toute forme de psychothérapie avec tout type de patient. Ainsi, dans la rencontre
thérapeute-patient, une dimension économique (l’opposition investissement-
désinvestissement, ou non investissement) est souvent l’enjeu dominant pour
l’engagement de la relation thérapeutique, inscrivant l’échange dans l’actualité de la
vie du sujet avec ses objets, et ce n’est que dans un deuxième temps – lequel arrive
dans un délais variable, y compris dans la suite immédiate – que des oppositions plus
qualitatives peuvent faire leur apparition, ce qui marque d’habitude l’ouverture d’une
dimension d’historicité, et l’entrée dans une perspective de transfert au sens plus strict
du terme.
 91Si la situation de crise revient à une crise dans les relations de la personne avec ses
objets, et si l’engagement d’une rencontre thérapeutique consiste à se proposer au
patient comme objet à investir, on pourrait dire que le thérapeute se présente, dans la
vie du patient, comme un « objet-relais » : dans une situation où les cartes de
l’objectalité de la personne sont redistribuées à des degrés divers et sous la pression de
facteurs variés, le thérapeute prend le relais d’une objectalité possible, praticable, à
même de remettre en route une certaine circulation libidinale et son corolaire, à savoir
une activité de pensée. Il renouvelle, à une échelle plus modeste, la plus ancienne des
expériences mentales de l’être humain : sentir, éprouver, penser – avec l’aide, et à
travers, un autre appareil psychique que le sien.
 92Mais en même temps, ce travail d’objet-relais aura raté une partie importante de ses
visées thérapeutiques s’il ne devient pas, à un moment ou à un autre, un « objet-
passeur » : la passerelle par laquelle la personne retrouve le chemin d’une objectalité
satisfaisante et raisonnablement stabilisée, sinon apaisée. Avec les patients
schizophrènes, nous savons beaucoup mieux être des objets-relais que des objets-
passeurs, ou alors, des passeurs entre nous : de l’hôpital à la consultation, de la
consultation l’hôpital de jour, de l’hôpital de jour au Centre de psychothérapie…
Observation souvent décevante, mais qui ne devrait pas faire oublier qu’un certain
nombre parmi eux mène des existences tout à fait ordinaires, avec souvent un
traitement neuroleptique à faibles doses et une relation thérapeutique maintenue au
long cours.
 93Sans doute, l’objectif de toute thérapeutique psychique, cure-type comprise, est-il le
même. L’« objet » que nous devenons pour le patient – celui de la « névrose de
transfert » qui remplace la « névrose ordinaire », selon les formulations de Freud
(1914g) déjà citées dans le chapitre 3 – est, dans sa définition même, un « objet-
relais ». Objet qui vient précisément relayer, dans les conditions expérimentales de la
cure, l’objet de l’histoire personnelle et de la sexualité infantile. Et l’objectif de tout
traitement n’est peut-être pas autre que celui précisément que cet objet devienne le
passage vers d’autres formes d’objectalité, plus satisfaisantes, moins régressives, plus
actuelles. Ainsi, les traitements interminables que nous observons parfois sont sans
doute la traduction du fait que l’objet-relais que nous avons su incarner pour le patient
n’a pas réussi à devenir un « objet passeur ». Mais le destin d’un patient psychotique
n’est pas forcément l’« interminabilité » du traitement, et le changement est beaucoup
plus fréquent qu’on ne le pense, comme l’ont montré les travaux genevois à partir
d’une expérience thérapeutique et institutionnelle innovante (Diatkine et al., 1991).
 94Alors, les traitements de nos patients sont-ils « avec fin » ou « sans fin » ? Lorsque,
au soir de sa vie, Freud (1937c) aborde cette question à propos de l’analyse, il évoque
un travail qui a pu traverser « toute la stratification psychologique », et « en avoir ainsi
fini avec son activité », étant parvenu « jusqu’au “roc d’origine” », lequel n’est autre
que le biologique, « car pour le psychique le biologique joue véritablement le rôle du
roc d’origine sous-jacent » (p. 55). Mais qu’appelle-t-il « roc biologique » dans ce
texte ? Rien d’autre que la différence anatomique des sexes, remarquée pour la
première fois des décennies auparavant, et restée indépassable selon lui, « souhait de
pénis » d’un côté, « protestation masculine » contre la castration et la passivité de
l’autre. Or, la différence anatomique des sexes est avant tout un fait d’observation, un
constat, une chose vue ; donc, encore et toujours la perception… On a beau « faire le
deuil » selon l’expression galvaudée, le faire et le refaire, et s’en féliciter, et s’en
prévaloir, et le proclamer à qui veut bien l’entendre – il y aura toujours l’inacceptable
de l’être cher qu’on ne verra ni n’entendra plus, de l’activité qu’on ne retrouvera
jamais, du lieu perdu pour toujours. Parce que « psyché est corporelle » (Coblence,
2010), le principal roc biologique où viennent se heurter ses visées est bien la
perception, dans ses deux branches : la perception extéroceptive d’un côté, celle
relative à l’objet ; et de l’autre côté, la perception proprioceptive, d’où passent
forcément les expériences de satisfaction.

 Chapitre 6. Une topique pour l’objet

J usqu’en 1937, année de son remplacement par le terme de « neuro-psychiatre », puis de


« psychiatre », les titulaires de cette profession étaient officiellement nommés « aliénistes »,
et leur discipline « aliénisme », conformément à une terminologie qui remonte
au XVIIIe siècle, et en accord avec le fait que l’expression la plus courante pour qualifier la
maladie mentale était celle d’aliénation mentale [1][1]En Allemagne, l’autre grand pays des
recherches sur les….
2Le terme d’aliénation provient du latin et signifie « rendre autre, rendre étranger » au sens
d’une « perte de propriété par vente ou autre action de dessaisissement » (on parle toujours
aujourd’hui de l’action d’aliéner un bien immobilier pour signifier sa mise en vente). Le sens
sera étendu de la propriété matérielle aux droits, par exemple Thomas Hobbes, puis Jean-
Jacques Rousseau, énoncent la possibilité de cession d’une partie de la liberté de chacun au
profit d’une volonté commune qui permet de vivre en société.

3L’aliénation au sens de la maladie mentale apparaît également très tôt, dès le XIVe siècle
(aliénation d’entendement, égarement, frénésie). C’est au cours du XVIIIe siècle que le terme
d’aliéné remplace celui de fou, et l’aliénation mentale devient le terme technique pour
signifier la folie. Pour autant, on retrouve peu de textes commentant l’utilisation de ce terme
en médecine mentale. Tout se passe comme si la notion allait de soi ; un consensus tacite
semble s’établir, pendant plus d’un siècle en demi, sur le fait que le terme exprime bien ce
qu’est l’objet de la psychopathologie. Dans la première édition de son Traité médico-
philosophique sur l’aliénation mentale ou La manie (de l’an IX, soit 1801), Philippe Pinel
propose – sans succès d’ailleurs – de remplacer le terme par celui de « manie », qui permet de
mieux distinguer les différentes espèces cliniques. La proposition ne sera pas adoptée, et le
terme d’aliénation va lui survivre, exprimant toujours la folie, aussi bien dans les écrits des
spécialistes de la médecine mentale que dans d’autres textes savants. Un passage d’Auguste
Comte, issu du Catéchisme positiviste (1852), tout en préfigurant Freud, illustre cette
utilisation : « les rêves, états passagers d’aliénation mentale, où, comme dans la folie, les
impulsions subjectives prévalent involontairement » (p. 228).

4Avec le recul du temps, on ne peut que s’étonner de cette utilisation persistante d’une notion
de droit de propriété, vieille de plus de deux mille ans, et fondamentalement la même depuis
sa racine romaine, dans le domaine des maladies mentales. Mais, plus encore que
l’étonnement, c’est une autre question qui se pose ici. Est-ce que le terme, appliqué en
médecine mentale, est d’une si parfaite continuité avec son sens général, pour qu’il soit
dispensé de tout commentaire explicatif ou accompagnateur ? N’y a-t-il pas, au contraire,
quelque chose de perdu, compris dans son utilisation initiale, et silencieusement éliminé,
lorsque le terme passe du droit à la psychiatrie ?

5Si l’on examine rapidement le terme d’aliénation dans son sens général, trois éléments
semblent se dégager : a) l’aliénation affecte une chose, un objet, un domaine, mais aussi un
droit ou une qualité : un bien matériel ou immatériel, ou une personne, ou une partie de la
personne ; b) l’aliénation présuppose deux entités, et désigne un certain rapport entre elles ;
c) l’aliénation signifie suppression, disparition de la chose affectée (la possession matérielle
ou immatérielle) chez la personne ou l’entité qui en sont aliénées, et son transport en totalité
ou partie chez l’autre personne ou entité, qui les récupère. On retrouve ces éléments aussi bien
dans l’aliénation d’un bien matériel, que dans la cession des droits préconisée par Hobbes ou
Rousseau. Et ces éléments pointent un aspect central de la notion d’aliénation : l’aliénation
nous parle d’un certain lien à l’autre, à une autre entité, physique ou morale ; d’un type de
rapport entre entités séparées, et de ce qui s’échange, se perd et se transforme, de l’une à
l’autre.

6Il n’est sans doute pas surprenant que ce soit cet élément précis du rapport à l’autre qui
disparaît, lors du passage de l’aliénation, du domaine général à celui de la pathologie mentale.
Le XIXe siècle est celui de la naissance de la médecine et de la psychiatrie modernes, c’est-à-
dire en tant que disciplines autonomes, dont les objets sont porteurs de leurs propres
mécanismes intrinsèques et relèvent de « champs » qui doivent, avant tout, se définir par eux-
mêmes – qu’il s’agisse, dans le cas de la psychiatrie, de la théorie des passions, de celle de la
dégénérescence, ou de celle des lésions cérébrales. Rien dans les désordres du corps et de
l’esprit ne doit échapper au champ délimité par sa physiologie et son fonctionnement, rien ne
doit renvoyer à ses rapports avec son environnement, humain et non humain. En ce sens,
Freud apparaît vraiment comme un « biologiste de l’esprit » selon l’expression de Sulloway
(1979), dans une démarche qui :

 d’une part, reprend la question des passions, importante chez les aliénistes depuis Esqu irol,
mais à la racine, car la théorie des passions présuppose une certaine conception des instincts,
donc des pulsions ; ce qui le conduit donc à bâtir une psychologie, et une psychopathologie, à
partir des concepts les plus fondamentaux du vivant, et même à les rattacher à un héritage
phylogénétique commun ;
 d’autre part, délimite le champ de sa discipline comme étant celui de l’espace mental, de la
« réalité psychique », en lui supposant une autonomie justifiant de l’élaboration de lois propres.
Lois qui, certes, sont en lien de subordination avec les précédentes (les lois générales du vivant,
les lois des mammifères comme les instincts et pulsions), mais qui se trouvent avec elles dans
un rapport d’importation : il faut emprunter aux lois du vivant de quoi fabriquer des lois propres
à une « psychologie scientifique » (une « métapsychologie ») et, une fois qu’on les a fabriquées,
s’y tenir.

7Il réussit ainsi – véritable prouesse épistémologique – à tenir fermement les deux bouts :
d’un côté, l’idée que toute psychologie doit provenir d’un ensemble d’hypothèses qui la
dépassent et renvoient à la biologie humaine ; de l’autre, que c’est uniquement en termes de
psychologie que ce nouveau champ de connaissances – celui du psychisme humain – doit être
formulé.

8Ainsi, si l’on peut dire que la métapsychologie aura à attendre Winnicott, Bion ou Lacan
pour découvrir l’« autre », on peut tout aussi bien affirmer que ce n’est pas seulement elle,
c’est toute la conception de la médecine qui se met en place au cours du XIXe siècle qui ne
s’intéresse pas à l’objet, à l’extérieur ou à l’autre – quels qu’ils soient –, en cette époque de
triomphe de la physiologie naissante. Tout comme d’autres disciplines du vivant qui voient le
jour à la même époque, la métapsychologie et sa psychopathologie se présentent comme de
parfaites théories de l’endogénéité – j’en ai longuement parlé au chapitre 3. De ce fait, elles
possèdent des structures épistémologiques analogues, et elles n’ont que faire du sens initial et
fondamental de l’aliénation, et des modèles qui pourraient faire appel à des objets extérieurs à
la monade psychobiologique.

Désaliénation, subjectivité et subjectivation

9On sait qu’en dépit du chemin pris par la médecine mentale, la notion d’aliénation gardera
son rapport à l’autre à travers les travaux de Hegel (en lien avec la religion : l’attribution à
Dieu d’un certain nombre de qualités propres à l’homme), puis de Marx (la propriété des
moyens de production ne revenant pas à ceux qui les font travailler). C’est donc tout
naturellement qu’après la Seconde Guerre mondiale, les psychiatres réformateurs – encore
appelés « aliénistes » – se réclament aussi bien du marxisme que de la psychanalyse (mais
comprise avant tout comme une science de la relation interhumaine) pour mener à bien leur
entreprise de transformation. Ils se donnent l’objectif de devenir des « désaliénistes », selon
l’expression de Lucien Bonnafé, l’un des ténors de la réforme, pour lequel le mouvement
n’était assuré qu’à la condition de « marcher sur deux jambes », la psychanalyse et le
marxisme : la désaliénation sociale allait de pair avec la désaliénation personnelle.

10La désaliénation sociale, outre sa dimension politique, signifiait en l’occurrence une


transformation complète de la vie de l’asile, et l’on peut prendre ici – puisque l’origine de la
problématique est marxiste – l’exemple éloquent de la traditionnelle ergothérapie. Sa pratique,
comme l’a bien montré Lantéri-Laura (1997), avait transformé pendant des décennies les
asiles en vastes entreprises agricoles, certes de productivité modeste, mais aussi de faible
coût. Il s’agissait maintenant, dans la plus pure tradition socialiste (utopiste ?), d’opérer une
réappropriation des processus de production et des produits. Non seulement les produits de
l’ergothérapie étaient mis en vente au profit des malades, mais il y avait quelque chose d’une
réappropriation des outils de production, et enfin et surtout sans doute une maîtrise du
processus de production dans la petite échelle de l’asile désaliéné : il s’agissait de faire en
sorte que le patient sache depuis la réception du matériel (de la terre pour la poterie, par
exemple) et jusqu’au produit fini (les vasques, pots, cendriers et autres objets) ce que l’on va
faire, collectivement, et pourquoi décider de faire telle chose plutôt que telle autre, et
comment la collectivité va décider de privilégier tel ou tel objet selon son utilité. La
« décompensation » de Kévin (chapitre 5), sa brusque rupture avec son ESAT, ne sont peut-
être pas totalement étrangères à ce genre de considérations.

11La désaliénation personnelle commençait avant tout par une réappropriation de la parole
– la parole étant entendu ici au sens social bien sûr, mais aussi et avant tout au sens
analytique, au sens « des mots pour le dire », au sens de cette parole qui retrouve le fil des
déterminants inconscients de sa propre histoire. Mais aussi à travers la réappropriation d’un
désir aliéné – le mouvement de Mai 68 n’est pas loin, et avec la perspective historique, on ne
peut pas manquer de faire le lien entre le mouvement psychiatrique réformateur de
l’institution asilaire et ce mouvement d’ordre sans doute davantage social que politique.

12Mais alors que la désaliénation sociale connaîtra le sort que l’on sait, attachée qu’elle sera,
et discréditée de ce fait, à des réalisations politiques et sociétales décevantes et oppressives,
l’idée d’une désaliénation personnelle continuera à faire son chemin. C’est ainsi que sera
popularisé dans les disciplines relatives au psychisme le concept de « sujet », sous une
influence lacanienne incontestable, mais pas exclusive, et les termes qui lui sont
afférents : subjectivité, et plus récemment subjectivation, processus de
subjectivation, connaitront un grand succès dans notre langage psychanalytique de ces vingt
ou trente dernières années.

13Que disent ces termes ? Ils énoncent d’abord une nécessité de la thérapeutique, un repère
nécessaire à tout progrès de la cure. On peut difficilement travailler en psychiatrie, et encore
moins en psychanalyse, si la personne qui s’adresse à nous ne finit pas par accepter, comme le
dit Green (2006), que « si c’est en moi, c’est que c’est moi, même si c’est l’objet qui a l’air de
l’y avoir mis » (p. 241). Autrement dit : il faut bien que la personne accepte ses sentiments,
pensées, paroles et actes comme siennes, qu’elle se considère donc d’une certaine façon
« auteur de sa vie », même involontaire (« propriétaire inaliénable de son aliénation », disait
René Angelergues), pour qu’un travail puisse s’engager, non seulement afin que « là où était
le ça, le moi puisse advenir », selon la formulation de Freud, mais aussi pour que là où est
l’autre, la société, les conditions imposées par l’extérieur, le moi puisse assumer sa
responsabilité. Ce n’est pas un hasard si la problématique de la subjectivation apparaît
fortement chez les analystes qui se sont intéressés à l’adolescence (Raymond Cahn, Bernard
Penot, François Richard…), car c’est bien à cet âge de la vie qu’apparaît cette question avec
une particulière acuité. La personne humaine, devenant semblable aux parents du point de vue
biologique, doit bien trouver les moyens de s’approprier son monde interne (et de se voir
potentiellement bâtisseur de sa propre vie), en rompant avec cette forme de communauté de
pensées et de valeurs psychiques qui lui permettait encore, jusqu’à la fin de l’enfance, de
garder une indétermination quant à la question de savoir si ce qu’elle pense et ressent
appartient à elle personnellement, ou bien est partagé avec les adultes qui l’entourent. Et l’on
comprend aussi les élaborations à partir des enjeux de cette situation de carrefour : il s’agit
bien d’un moment où l’objet doit être reconnu comme un autre séparé, moment où des
processus internes doivent prendre le relais pour l’instauration d’une continuité de soi (Cahn,
Penot), où l’individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel au moyen de son
activité de symbolisation (Roussillon, 2008b).

14Toujours est-il que la problématique du sujet et de la subjectivation est devenue


omniprésente dans les écrits des psychanalystes contemporains (Cahn, 1998 ; Penot, 1999 ;
Richard et Wainrib, 2006). L’« appropriation subjective » d’une interprétation dans la cure est
utilisée comme synonyme d’insight, de « prise de conscience », de « devenir conscient »
(pour rappeler certaines des expressions employées par Freud), ou encore d’ « intégration »
(pour rappeler Janet). « Subjectivation », « symbolisation », « appropriation subjective d’une
représentation », etc., sont des notions qui apparaissent souvent comme très proches, au point
de se confondre, ou d’être utilisées ensemble, l’une dans la foulée de l’autre, comme deux
faces du même processus ; dans cette perspective, les « processus de subjectivation »
deviennent l’enjeu majeur de l’adolescence (avec des connotations d’autonomie, de capacité à
devenir et à se sentir « auteur de sa vie », etc.), en se liant donc significativement avec la
problématique de l’identité, autre enjeu majeur de cette période de la vie. De même, une
expérience de vie, pour ne pas devenir traumatique et être mentalisée, nécessite un travail qui
la rendrait « subjectivable ». Dans son précieux Manuel de psychologie et de
psychopathologie clinique générale, Roussillon (2007) propose même une lecture de la
subjectivité qui semble proche de la constitution d’une « entité » ou « instance », psychique
qui dépend d’une « évolution » (comme le moi, par exemple) et qui semble revendiquer la
faculté de représenter la personne humaine dans ce qu’elle a de plus singulier : « les différents
facteurs qui concourent à donner sa forme particulière à l’évolution de la subjectivité sont
tous médiatisés par la place et le sens qu’ils prennent au sein de la relation intersubjective de
base à partir de laquelle la subjectivité prend forme » (p. 48). Ce même auteur propose la
notion de « souffrances identitaires-narcissiques » (Roussillon, 1999) pour un troisième pôle
d’organisation du psychisme, à côté des pôles névrotique et psychotique. J’exposerai, dans la
dernière partie de ce chapitre, mon point de vue sur les rapports entre narcissisme et identité.

15En définitive, « ce maître mot de subjectivation s’est peu à peu imposé à nous pour
désigner l’objet même de notre effort thérapeutique », comme l’écrit Bernard Penot (2011,
p. 106). On a en effet parfois l’impression que ce « sujet » ainsi désigné à la fin d’un
traitement réussi parviendrait enfin à unir, en une seule entité, en un seul « je », le sujet du
« qui parle ? » (et « qui pense ? ») et le « moi », donnant à la personne humaine son unité (ou
peut-être lui redonnant son unité mythique, et perdue ?) – bref : son identité au sens le plus
propre du terme, dans un acte définitif de désaliénation.

La clinique de l’aliénation

16L’expérience du travail avec les schizophrènes apporte sans doute ici un éclairage quelque
peu différent sur les questions de l’aliénation et de la subjectivation. Quelques situations
cliniques.

Histoire de Claire (3)


17Nous avons fait la connaissance de Claire aux chapitres 2 et 5. Elle a maintenant 54 ans. Je
ne la vois plus qu’une à deux fois par an. Elle habite dans une banlieue éloignée, et elle m’a
demandé de lui faire une lettre pour que son traitement soit renouvelé au niveau de la
consultation psychiatrique de l’hôpital général de son département. Elle m’a rapporté en riant
– mais pas peu fière – que le psychiatre ne l’a pas crue, au début, quand elle lui a dit qu’elle
est schizophrène (je dois dire que presque tous mes patients schizophrènes connaissent leur
diagnostic, alors que je ne l’ai jamais donné). Du coup, on lui a proposé de faire une thérapie
de remédiation neurocognitive, qu’elle suit avec intérêt, « c’est amusant », dit-elle.
18Ces rencontres annuelles ou biannuelles se consacrent à donner les dernières nouvelles de
ses parents vieillissants, et de ses neveux et nièces qui grandissent. Elle est devenue très
proche d’une de ses belles-sœurs (celle dont le mari avait été malade) ; comme celle-ci s’est
retrouvée en invalidité pour des raisons médicales, elles passent souvent des moments
ensemble. Mais elle parle aussi de son passé, de « sa maladie », de ses tentatives de suicide au
début de l’âge adulte (« Je ne les comprends pas… J’étais sans doute désespérée »), de tel ou
tel moment de son suivi ; elle garde un souvenir terrible des hospitalisations et des
électrochocs.

19Lors d’un entretien, elle revient sur ce moment critique de la maladie de son frère, et de sa
décision d’accepter le prélèvement de sa moelle osseuse, étant la seule donneuse compatible.
Dans le souvenir que j’ai de ces échanges, je considère que j’ai été loin d’avoir été neutre.
Elle en parle pourtant comme d’un dilemme difficile, d’une décision qu’elle a prise seule. Je
l’écoute sans intervenir. Elle se tait quelques instants, a l’air songeur. Puis lâche cette phrase :
« Vous rendez-vous compte ? Si j’étais morte quand je faisais mes tentatives de suicide,
j’aurais tué mon frère. »

20Je suis saisi par la formulation ; je ne ferai aucun commentaire. Que les schizophrènes aient
une conception particulière de la temporalité et des causalités logiques qui en découlent, ceci
n’a rien de surprenant, et on finit par s’y familiariser lorsqu’on travaille avec eux. Mais par
quel cheminement sa pensée est-elle parvenue à une telle idée ? En reprenant mes notes, je
vois que j’ai parlé, lors de cet entretien d’il y a quelques années, de « coupure sans retour » ;
c’est effectivement une formulation proche du « chemin sans retour », et de tout ce que la
locution « sans retour » entraîne comme associations relatives à la mort.

Histoire d’Annie
21Nous faisons connaissance avec Annie lorsqu’elle a 58 ans, dans les circonstances
suivantes. L’hôpital de l’Eau Vive [2][2]De l’Association de santé mentale dans le
13e arrondissement de… a décidé d’ouvrir une unité consacrée aux soins des patients
psychotiques pour lesquels toutes les tentatives de sortie ont échoué, et de proposer un travail
de psychothérapie institutionnelle sur une longue durée, tout en gardant en tête que le but est
de pouvoir un jour « sortir de la psychiatrie ». L’unité d’hospitalisation qui accueille Annie
depuis un certain nombre d’années, et qui est à court de projets, nous propose donc de la
recevoir dans cette unité. Au moment de son admission, Annie connaît déjà l’hôpital depuis
vingt-six ans, et elle ne l’a plus quitté les dernières années [3][3]J’ai rapporté in extenso cette
histoire clinique dans….
22Annie est orpheline de père, qu’elle a perdu dans les conditions dramatiques d’un conflit
armé, alors qu’elle avait neuf ans. Elle connaîtra une première hospitalisation pour bouffée
délirante vers l’âge de 21 ans, et alors qu’elle travaille déjà comme employée de bureau.
Plusieurs hospitalisations vont suivre, dans un contexte familial tendu : elle vit alors avec sa
mère et sa sœur, qui présente elle aussi un certain nombre de troubles, surtout du
registre caractériel, se montrant violente physiquement aussi bien avec Annie qu’avec la
mère.

23Un premier accompagnement thérapeutique institutionnel permettra à Annie une accalmie


clinique de quelques années. Elle pourra s’éloigner de sa mère et de sa sœur, vivre seule, puis
se marier ; ce mariage sera de courte durée, et marqué par une fausse couche. Les troubles,
qui n’avaient jamais totalement disparu, vont alors reprendre de façon plus intense, et Annie
connaîtra plusieurs hospitalisations, le plus souvent requises par des accès délirants à
caractère persécutif et par des conflits violents avec la mère. Cette violence, qui sera aussi
l’une des caractéristiques principales d’Annie au cours de ses séjours hospitaliers, se déroule
selon une même modalité : dans un contexte plus ou moins délirant – une sorte de fausse
reconnaissance fulgurante, attribuant à telle personne de l’entourage soignant l’identité d’une
personne venant du passé, à l’égard de laquelle Annie nourrit une grande animosité –, elle
passe brutalement à l’acte (gifles, coups de pied, coups de poing) et nécessite la présence de
plusieurs soignants et d’un traitement neuroleptique pour retrouver son calme. La fausse
reconnaissance, elle, disparaît comme elle est arrivée, sans laisser de traces dans les relations
d’Annie avec le soignant impliqué, dont le choix semble d’ailleurs assez indifférent :
n’importe qui semble pouvoir faire l’affaire, et par ailleurs il n’a jamais été possible de
reconstituer les souvenirs d’Annie concernant la personne incriminée. Finalement, vers l’âge
de 45 ans, Annie est admise une nouvelle fois à l’Eau Vive pour ne plus jamais sortir, alors
que la mère, désormais âgée, entre dans une maison de retraite, et que la sœur part vivre à
l’étranger.

24Le travail avec Annie dans l’unité des patients au long cours connaîtra l’évolution
classique de ce type de pathologies, avec une progressive amélioration des aspects les plus
saillants de la clinique. Les violences continueront pendant quelque temps ; le médecin qui la
suit au sein de l’unité, ainsi que la cadre, reprendront systématiquement tous ses passages à
l’acte violents, avec la sévérité verbale nécessaire et quelque peu dramatisée (au sens
psychodramatique du terme, comme indiqué au chapitre 3) ; ces violences vont finir par
s’estomper. La dimension de « socialisation » (sortir de l’hôpital en petits groupes
accompagnés) montrera, comme c’est souvent le cas, que la revendication itérative d’Annie
de sortir de l’hôpital et la protestation contre son internement, masquent une véritable terreur
dès qu’il s’agit de franchir la grille de l’hôpital, il va même falloir faire demi-tour à deux ou
trois reprises, au début, tant elle est paralysée par sa peur. De même, la dimension du
« prendre soin de soi-même », l’un des axes principaux du travail initié dans cette unité
(Laugier et Toliou, 2009), demandera beaucoup de patience et de ténacité de la part des
soignants, tant Annie a pris l’habitude d’une extrême négligence aussi bien au niveau de la
propreté corporelle que des soins somatiques ; par exemple, elle dort toutes les nuits habillée
et chaussée comme au cours de la journée, et le réapprentissage d’une certaine préparation de
soi lors des principales séquences qui scandent les 24 heures (sortir du lit le matin, s’habiller
pour descendre au petit déjeuner, sortir pour le déjeuner, se coucher pour la nuit…) durera de
longs mois. Ce n’est qu’après deux ans de séjour qu’elle intégrera ses premiers groupes
d’activités.

25Les entretiens psychiatriques hebdomadaires, toujours en présence de l’équipe soignante,


permettront progressivement de tisser des liens entre l’histoire d’Annie, les souvenirs de
guerre de son enfance et de détresse après le retour en France, et les différentes fausses
reconnaissances conduisant aux actes de violence. Elle retrouvera des images, des récits, et
même le nom de sa peluche préférée. Parallèlement, Annie s’intègre progressivement dans le
groupe de patients et profite très timidement du travail institutionnel, tout en trouvant un
certain plaisir à participer à telle ou telle activité (groupe cuisine, groupe chant).

26J’ouvre ici une parenthèse de commentaire psychopathologique pour remarquer que, chez
ces patients gravement perturbés, le plaisir de partager avec les autres arrive toujours avant
l’acquisition de la capacité à prendre soin de soi au sens de la propriété corporelle et de
l’évitement des différents inconforts du corps (par exemple, mettre correctement ses
chaussures pour ne pas être gêné à la marche, ou accepter la consultation auprès du médecin
généraliste pour une toux ou une fièvre). Quelque chose d’une forme de maltraitance du corps
persiste très longtemps, même après une amélioration certaine de la clinique relationnelle,
comme si le travail psychique de consolidation d’un masochisme érogène, « gardien de la
vie » (Rosenberg, 1991), doit se poursuivre très longtemps pour contrecarrer les éventuels
mouvements autodestructeurs.

27Un autre élément tout à fait intéressant est que ces patients gardent une certaine vigilance
concernant leur situation, qui souvent va s’exprimer par la reprise d’une idée posée dès le
départ, en apparence oubliée en cours de route, mais qui manifestement est toujours présente
dans un coin de leur esprit : « Est-ce que je vais passer toute ma vie à l’asile psychiatrique ? »
Cette idée, ce « sortir de la psychiatrie » que nous avons toujours respecté le moment venu
avec ces patients, pourtant réputés « asilaires » et se contentant de l’être, a donc fini par
arriver pour Annie aussi, à 65 ans passés, et non sans évocation de vieilles rancunes : « Ah, ça
lui fera bien les pieds, à ma sœur, d’apprendre que je vais sortir de l’hôpital, elle qui n’a pas
arrêté de m’interner » (la sœur était déjà morte au moment de ces propos). Ou encore : « Il ne
faut surtout pas le dire à ma sœur… Elle ne voudra jamais, et on sera bien embêtés. »

28Pour Annie, la sortie ne peut prendre que la forme d’une maison de retraite, étant donné
son âge. Nous en connaissons quelques-unes avec lesquelles nous travaillons
correctement, nous présentons sa candidature, elle est acceptée, et nous entrons dans la
dernière phase de son séjour chez nous, c’est-à-dire les quelques mois qui nous séparent du
moment où la maison de retraite aura une place. Nous en parlons beaucoup avec elle, elle
attend avec impatience son départ, elle se réjouit de « sortir enfin de l’hôpital ». Le moment
crucial arrive, je la vois pour la dernière fois dans l’unité – il est prévu que je la suive en
consultation au centre médico-psychologique, où elle se rendra à partir de la maison de
retraite –, nous parlons des derniers détails de son départ. Annie exprime une fois de plus son
plaisir de quitter l’hôpital, puis elle se tait, son regard devient vague, absent, elle nous regarde
avec perplexité : « Mais comment se fait-il que je sois vieille ? »

29Après la première surprise, nous reprenons collectivement l’histoire reconstituée au fil de


ces années de travail commun, telle que nous l’avons progressivement obtenue de nos
échanges croisés avec elle. Nous lui racontons la naissance dans une famille heureuse, dans
un pays de soleil, le drame qui s’abat sur eux à l’âge de 9 ans, la perte de tout son monde
d’enfance dans un contexte dramatique, la difficile adaptation en France métropolitaine,
l’adolescence chaotique de deux filles avec une mère dépassée et toujours en deuil, la
maladie, le malheur de perdre un enfant, la perte de l’emploi puis du logement, et puis
l’hôpital psychiatrique, encore l’hôpital, et toujours l’hôpital. Annie dit simplement « merci »
et, quelques jours après, part dans sa maison de retraite.

30Elle quitte l’hôpital au début de l’été, je ne la revois que trois mois plus tard, du fait des
grandes vacances et d’un oubli de la part de la maison de retraite. Annie semble apaisée, elle
est habillée avec soin, elle est inhabituellement propre. La conversation s’engage sur son
nouvel environnement, elle se dit très contente, elle me cite telle ou telle personne parmi les
soignantes, sans manquer de signaler la présence, parmi elles, de personnes de son passé. Je
lui demande si elle pense souvent à notre unité, à l’hôpital de l’Eau Vive, si les soignantes qui
lui étaient très proches lui manquent. Elle me regarde gentiment, un peu gênée, un sourire poli
aux lèvres : « Ah, mais vous devez faire erreur, docteur… Je comprends, avec tous les
malades que vous recevez ici… Je n’ai jamais été à l’hôpital de l’Eau Vive. Vous devez
confondre avec quelqu’un d’autre. »

31Je reste sans voix (ce qui m’évite sans doute de dire une bêtise). Un suivi mensuel
s’installe, et par la suite Annie retrouvera rapidement les souvenirs de la période vécue avec
nous.
Histoire de Marlène
32Marlène a 32 ans et est souvent hospitalisée dans notre service du fait de l’ampleur de sa
symptomatologie, de ses velléités de geste suicidaire, et de l’impuissance de ses parents
devant l’aspect dramatique de son état.

33Issue d’un milieu modeste, décrite comme une adolescente sans problèmes ou signes d’une
quelconque souffrance psychologique, Marlène termine ses études secondaires sans obtenir le
baccalauréat et à 19 ans travaille dans un supermarché. Elle a une relation amoureuse,
qualifiée de « plutôt sérieuse », avec un jeune homme du même établissement, et elle vit seule
dans un studio. À la rupture avec lui, deux ans plus tard, elle fait une tentative de suicide sans
gravité, revient vivre chez ses parents, suit un traitement psychotrope à base d’antidépresseurs
puis, quelques mois après, glisse progressivement dans l’état psychotique que nous lui
connaissons maintenant depuis une dizaine d’années, totalement inchangé après plusieurs
années de traitements neuroleptiques, de soins institutionnels, d’entretiens psychologiques.

34Marlène fait des va-et-vient dans le couloir de l’unité hospitalière, le visage soucieux et
douloureux, ne parlant jamais spontanément, s’intéressant peu à ce qui se passe autour d’elle.
Elle présente un syndrome hallucinatoire qui s’exprime comme un automatisme mental très
envahissant : ses moindres faits et gestes sont immédiatement accompagnés d’un écho verbal,
comme « une voix qui parle dans la tête » conformément à la description classique du
syndrome, qui explicite ce que Marlène est en train de penser ou de faire : « elle marche dans
le couloir », « elle a les yeux ouverts », « elle va aller dans sa chambre », « elle va au lit »,
« elle mange », « elle est au lit, elle ne dort pas encore », etc. Ce commentaire des pensées et
des actes se manifeste sans aucun jugement ou autre qualification, ce qui est typique du
syndrome, et les commentaires restent « élémentaires », comme classiquement décrit, se
contentant de l’accompagner de façon presque continue dans la journée, parasitant les
entretiens et entravant toute activité.

35Il se trouve que, pendant le séjour hospitalier de Marlène, une infirmière, absente pendant
quelques mois en congé maternité, a repris le travail dans l’unité. Un jour, en fin de matinée,
j’entre dans le bureau infirmier, et j’entends cette infirmière dire à une autre : « Elle ne dort
pas, mais elle est calme », « elle reste au lit, les yeux ouverts ». J’imagine qu’elle est en train
de faire les transmissions à sa collègue de l’après-midi, je dis donc quelque peu distraitement,
« Ah, vous parlez de Marlène ». Deux paires d’yeux outrés se fixent sur moi : « Mais non,
s’écrie la jeune maman, je parlais de ma fille ! »

36J’ai l’impression que, de ces trois patientes, la moins « aliénée » en quelque sorte est
Marlène. Voilà une personne qui semble résister avec la dernière énergie à ce qui, venant de
l’extérieur, lui dit qui elle est, ce qu’elle pense et ce qu’elle vit. J’imagine la mère avec son
bébé en train de constamment s’adresser à lui, lui interprétant par des mots – le mot
interprétation étant à entendre ici au sens presque d’un texte théâtral – ses moindres réactions
et mimiques, les moindres manifestations de ses vécus corporels : « Ah, mais c’est que je
commence à avoir une petite faim ! Ah, mais il fait froid ici, vite mon petit gilet ! Ah, c’est
bon, ça, hein ? Il l’aime, cette petite crème ! Ah, c’est une grosse colère là, ce qu’il nous
fait. » Paroles banales, universelles, témoignant de cet incessant travail d’imagination, de
rêverie (Bion, 1962a), d’identification, par lequel un autre – l’objet primaire et ses substituts –
est venu dire, en notre lieu et place, et en notre absence en tant que « sujet », ce que nous
ressentons et pensons ; raconter l’histoire de nos faits et gestes, en faire même un véritable
reportage, presque en continu, au fur et à mesure de notre croissance ; et souvent même le dire
à la première personne du singulier, jeter donc les bases et former notre « je » avant même
que notre « moi » n’en ait la moindre représentation, jusqu’à ce que nous commencions nous-
mêmes à utiliser ces mêmes mots et formulations, en les prenant à notre compte, alors qu’elles
proviennent exclusivement de l’objet.

37Ainsi, au niveau de l’ontogénèse, nos façons de traiter toute cette pulsionnalité qui nous
envahit à la naissance, au moment de la rupture de l’homéostasie intra-utérine, nous viennent
à strictement parler d’un autre. D’abord du premier objet, dont l’une des fonctions essentielles
est de qualifier (bon-mauvais) nos mouvements pulsionnels (de transformer les quantités en
qualités, selon l’expression de Freud), d’interpréter nos cris, nos pleurs, nos sourires, nos
mimiques, nos réactions motrices, en leur proposant, non seulement des pensées, mais aussi
un « appareil » de « l’activité de penser » (Bion, 1962b), appuyé en partie sur un appareil
langagier, qui nous permettront de les élaborer. Et puis, ce même processus inauguré par le
premier objet va s’étendre, s’amplifier, les convergences et divergences entre père et mère,
entre les différents membres de la famille, entre les très nombreux éducateurs et autres amis
que nous rencontrerons, nous permettant une multitude d’identifications et de contre-
identifications qui façonnent petit à petit ce que nous appelons notre subjectivité. En d’autres
termes : les « processus de subjectivation », à l’origine, ne sont rien d’autre que notre façon de
nous construire à travers les autres, tout au long de notre vie, à commencer par les mots
élémentaires qui désignent la qualité des affects liés à nos expériences instinctuelles les plus
élémentaires (qualité qui transforme l’instinctuel en pulsionnel), et jusqu’à nos choix les plus
élaborés de philosophie personnelle et de conduite de vie.

38Or, si la participation de l’objet (plus précisément, de l’autre en l’objet) en tant que « co-
auteur » dans la construction de ce que nous appelons « sujet » interdit, me semble-t-il, tout
accent ontologique trop prononcé sur les notions de sujet et de subjectivatio n en
psychanalyse, ces notions n’y sont pas non plus inconnues. Je viens de citer Bion. Il faut
évidemment rappeler aussi Lacan, le premier sans doute à accorder au terme d’aliénation la
valeur d’une donnée fondamentale, déjà dans son élaboration du « stade du miroir » (Lacan,
1949). Sans oublier bien sûr Piera Aulagnier (1979) soulignant que « la particularité du “Je”
fait qu’il a été effectivement d’abord une idée, le nom, la pensée, parlés par le discours d’un
autre : ombre parlée projetée par le porte-parole sur une psyché qui l’ignore et dont elle ignore
les exigences et la folle visée » (p. 23).

39Par quels chemins, par quelle catastrophe en rapport avec cette sortie « en dehors du corps
propre » qui caractérise l’adolescence et doit conduire à la vie adulte, cette « aliénation »
constitutive de l’être humain semble massivement refusée, récusée, combattue avec rage chez
la plupart des patients schizophrènes – quitte à ce qu’elle reste sur le seuil de l’appareil
psychique, comme une trace mnésique interdite de séjour, que le patient est condamné à
entendre indéfiniment frapper à sa porte, comme chez Marlène ? Pourquoi, avec la
désorganisation schizophrénique, ce sujet déjà partiellement construit à partir de la parole et
de la pensée de l’autre, en vient à s’effondrer, devient nul et non avenu, au point que tout le
travail que Bion, par exemple, a mis en évidence dans ses recherches – travail qui a
certainement été fait, d’une façon ou d’une autre, dans l’enfance de ces patients – semble
comme disparu de leur psychisme ? Il n’appartient pas au propos du présent ouvrage de
répondre à ces questions, si tant est qu’il eût pu. Mais il me semble essentiel de souligner ici
ce que le refus d’aliénation de Marlène indique de la problématique de la schizophrénie. Car
c’est toute l’activité de pensée, et ce que la pensée doit à l’activité de pensée d’un autre, qui
sont ici attaqués, et même à la racine, dans leurs toutes premières manifestations – celles-là
mêmes qui m’ont conduit à la confusion malheureuse entre les propos de Marlène et ceux de
l’infirmière parlant de son bébé. Marlène semble dire : « Je préfère ne pas penser, et ne pas
disposer d’appareil à penser, si la pensée, et le fait de penser, proviennent du dehors du corps
propre. » Tel est, je crois, le projet tragiquement vain de la schizophrénie, projet
d’affranchissement de toute forme d’aliénation, en lien, à l’évidence, avec les différents
aspects de l’auto-engendrement (Racamier, 1992).

40De ce point de vue, la situation d’Annie est différente. Nous avons vu – même si dans les
limites de cet ouvrage il n’était pas possible de présenter son cas clinique in extenso – que la
violence qu’elle mettait en acte de façon répétitive, accompagnée des fausses reconnaissances,
était en rapport avec la violence intrafamiliale, qui elle-même reflétait les conditions
traumatiques dans lesquelles la vie de cette famille a été bouleversée de façon irrémédiable.
Le travail institutionnel, les dialogues à voix multiples qu’elle a pu engager pendant ses
années de séjour dans notre unité, ont permis de former progressivement un récit de cette
histoire – histoire « identitaire » pour elle –, ce qui a eu comme conséquence symptomatique
la disparition de la violence, mais comme conséquence intrapsychique le fait qu’Annie a pu
manifestement tirer de cette élaboration à plusieurs une histoire de sa propre vie : c’est cette
histoire qu’elle nous demande d’une certaine façon de lui raconter au moment de notre
dernière rencontre à l’unité hospitalière, comme pour confirmer – et consolider – ce qu’elle
venait d’acquérir. Et l’on voit bien que cette conquête reste fragile : face à la perte de
l’environnement soignant qui l’a permis, l’acquis disparaît également, bien que de façon
transitoire, comme si Annie était toujours tentée par la solution du déni généralisé, comme un
procédé défensif qu’elle garde en réserve, même si finalement elle a pu trouver des
aménagements moins coûteux.

41La question : « comment se fait-il que je sois vieille ? » est très intéressante. Elle rejoint
une impression clinique largement partagée par les thérapeutes et soignants des
schizophrènes. Pendant très longtemps, au moins deux ou trois décennies, ces patients
donnent à voir quelque chose qui ressemble à une adolescence indéfiniment conservée. Non
seulement dans leurs interrogations, leurs relations exigeantes avec les autres, leur gaucherie
devant les choses de la vie, leur goût de l’absolu, leurs enthousiasmes subits et éphémères,
leurs alternances de mauvaise foi et de naïf besoin de croyance ; mais aussi dans leur allure
physique, tantôt maigres et efflanqués, tantôt potelés comme des enfants prépubères ayant
tendance à l’embonpoint. Puis, dans certains cas, notamment pour les patients les plus graves
qui restent plusieurs années en milieu hospitalier, les soignants qui les connaissent de longue
date peuvent remarquer que brutalement, en un an ou deux, entre 50 et 60 ans, « ils
deviennent vieux ». Comme un moment de bascule, qui fait que la personne passe en quelques
mois d’une sorte d’adolescence qui s’étale sur des décennies à un état qui enjambe l’état
d’homme ou de femme de maturité, pour arriver directement à celui qui lui succède.

42Comparativement à Marlène et à Annie, la façon dont Claire se remémore l’épisode de la


maladie de son frère est remarquable du point de vue de la construction d’un sujet qui lui soit
propre, alors même qu’il provient de nos échanges. Dans mon souvenir de ce moment, j’ai
gardé l’impression que j’ai très clairement donné mon avis – ce qui m’arrive assez rarement –,
et donc l’impression que j’ai influencé sa décision. Pourtant, ce n’est pas ce qu’elle a retenu
de notre échange et, tout en utilisant quelque chose qui était sans doute contenu dans mes
propos – du moins je le pense – elle en a fait une lecture et une réflexion qui lui sont
« personnelles ». On voit ici – j’y reviendrai plus loin – que ce qui est « personnel » est
justement ce qui a été fabriqué à deux, mais dont chacun des partenaires a gardé une version
différente.

43Ainsi, on a l’impression que, si le « sujet » désigne bien ce que ce terme désigne dans les
expressions comme « subjectivité », « subjectivation », etc., à savoir l’aptitude à penser et à
parler de soi et du monde environnant, et de leurs relations, à la première personne du
singulier, alors force est de constater que le sujet ainsi défini est, à l’origine, une stricte co-
construction et coproduction entre un moi naissant et un objet (coproduction qui, dans les cas
extrêmes de schizophrénie, est vigoureusement refusée). On devient « sujet » à travers la
rencontre et le travail avec l’objet : un « objet subjectalisant », selon la formulation de
Raymond Cahn (1991), éloquente, malgré la réserve que l’on peut avoir sur l’utilité de
l’adjectif néologique proposé (« subjectal »), sur laquelle je reviendrai plus loin, en
mentionnant un commentaire de René Angelergues.

Subjectivation et identité

44La pertinence clinique et technique (au sens de la technique de la cure) des termes comme
« subjectivation » et « processus de subjectivation » ne fait aucun doute. Mais une dérive
essentialiste dans l’utilisation de ces termes pourrait nous conduire à oublier quelque peu que,
du point de vue de la logique freudienne, la pulsionnalité de chaque sujet, son « ça »,
comporte peu d’aspects spécifiques ; il comporte peu de possibilités d’individuation
suffisamment avancée pour que puisse émerger un sujet à nul autre pareil. Ce sont les pensées
et les mots dans lesquels s’exprime cette pulsionnalité, et les façons de la traiter et de la
remanier, c’est-à-dire le fonctionnement mental, qui permettent cette individuation ; or, celle-
ci est bâtie à travers notre commerce objectal (par définition diversifié, et donc conflictuel),
qui assure à chacun de nous notre marque singulière au sein de la communauté humaine. Si le
« sujet » tend à devenir, dans nos mots, dans nos théorisations, et surtout dans les
« philosophies spontanées » (Althusser, 1967) que nous produisons à partir de nos
expériences et la pratique de notre théorie, une formation idéale de totale découverte,
« assomption » ou appropriation de soi – de totale « désaliénation » –, il laisserait de côté la
question de savoir dans quelle mesure ce « sujet », dans sa genèse et dans ses racines, peut
effectivement prétendre à une situation de véritable dégagement par rapport à une
« aliénation » telle que nous l’avons trouvée dans ses définitions. Dans quelle mesure donc il
peut prétendre – et c’est là que nous entrons dans la « philosophie spontanée », autrement dit
dans l’idéologie, parfois bien malgré nous – ne rien devoir à une autre « entité » (ni au sens de
la perte à son profit, ni au sens de l’assujettissement à elle, ni même au sens d’un gain grâce à
elle), c’est-à-dire prétendre à une immanence pour ainsi dire « pure » de sa qualité de
« sujet », dont tout autre serait, sinon absent, du moins non participant : une idéologie de
« sujet en soi ».

45Force est de reconnaître que nous ne trouvons nulle trace, dans le texte et dans l’esprit de
l’œuvre freudienne, de notions exprimant une « totalité », une « unité » ou une
« authenticité » ; on ne retrouve pas, bien sûr, des notions comme l’« identité » ou le « sujet »
(aux sens utilisés ici), ou la « subjectivation » (comme processus aboutissant à une identité
particulière et propre à chaque personne humaine), pas plus d’ailleurs que de notions relatives
au « self », au « soi », ou toute autre notion véhiculant une quelconque connotation
ontologique, et le moi lui-même – produit pourtant d’une unification des auto-érotismes, selon
le modèle du texte introduisant le narcissisme – se trouve gravement tiraillé entre différentes
tendances et servitudes, avec la deuxième topique. Pis encore : les rares fois où Freud utilise
une vieille notion de la psychologie traditionnelle (bien que toujours présente dans la
psychiatrie actuelle) pouvant prétendre à une telle dimension, à savoir la notion de
« personnalité », c’est pour décrire son irrémédiable division, sa « décomposition ».

46Tel est en effet le titre, La Décomposition de la personnalité psychique, que Freud (1933a)
utilise pour la 31e de sa Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. Une
affirmation donne le ton de ce texte : « Le moi est clivable, il se clive au cours d’un bon
nombre de ses fonctions, au moins provisoirement. Les fragments peuvent se réunir de
nouveau par la suite » (p. 141). Et plus loin : « la pathologie, en les rendant plus grands et plus
grossiers, peut attirer notre attention sur des états de choses normaux qui, autrement, nous
auraient échappé. Là où elle nous montre une brisure ou une fissure, il peut y avoir
normalement une articulation » (p. 141-142).

47Il faut s’arrêter ici sur le terme utilisé : clivage. Notre psychopathologie a tendance à le
ranger parmi les mécanismes psychotiques, ou du moins non névrotiques, l’opposant à cela au
refoulement – et ce, malgré le remarquable travail d’analyse du terme, et de ses usages,
effectué par Gérard Bayle (2012), et l’importante recherche conceptuelle menée par Benno
Rosenberg (1980). Il est vrai que plusieurs textes de Freud confirment cette façon de voir.
Pourtant, l’utilisation du « clivage » pour désigner la séparation intrinsèque et universelle de
la « personnalité psychique humaine » n’est pas nouvelle, et renvoie aux oppositions des
débuts de la psychanalyse entre Freud et Janet. Tous les deux, et probablement Janet avant
Freud, ont découvert que le psychisme d’une personne, son « moi », est loin d’être
uniquement celui que nous appréhendons et que maîtrise sa conscience. Tous les deux ont
découvert que des parties « séparées », « clivées », « non intégrées », « dissociées » du reste,
peuvent rester actives, bien qu’inaccessibles, et contribuer à déterminer un certain nombre de
nos pensées et actions. Mais alors que l’un (Janet) faisait de cet état de choses une
manifestation pathologique, ou tout au moins une évolution inévitable devant l’étendue
d’expériences, représentations et affects amassés au cours d’une vie, l’autre (Freud) y a vu un
principe universel d’organisation instable, faite de motions et forces antagonistes.

48Cette façon d’utiliser le clivage pour parler de la « personnalité » n’est donc pas nouvelle,
pas plus que le terme de « décomposition ». Dans le texte qui est appelé Cinq leçons de
psychanalyse, Freud (1910a) écrit que « Janet, le premier, tenta de pénétrer plus
profondément dans les processus psychiques particuliers de l’hystérie, et nous suivîmes
[Breuer et lui-même] son exemple en mettant le clivage psychique et la dissociation de la
personnalité au centre de notre conception ». Et plus loin, en évoquant les cas de « double
conscience » dans l’hystérie : « Lorsque, dans un tel clivage de la personnalité, la conscience
reste liée constamment à l’un des deux états, on appelle celui-ci l’état psychique conscient,
celui qui est séparé d’elle, l’état psychique inconscient. »

49Dans le texte de 1933 déjà cité, Freud prévient le lecteur profane du risque de
« brouillage » dans la conception de la « personnalité psychique » qu’il lui propose ; il
rappelle qu’avant d’introduire la seconde topique (moi-surmoi-ça), il en avait déjà introduit
une première (conscience-préconscient- inconscient), et il suppose que son lecteur sera
« mécontent » de ce que les trois qualités de l’être conscient (la première topique) et les trois
« provinces » de l’appareil topique (la seconde topique) « ne se soient trouvées rassemblées
en trois couples pacifiques », et se retrouvent plutôt entrecroisées en divers sens, aggravant
encore plus la décomposition de la personnalité psychique… Si bien que, même dans
l’hypothèse où le moi pourrait servir de « représentant » d’une « personnalité psychique »
pouvant prétendre à la stabilité, même relative, d’une « identité » ayant abouti à un degré
satisfaisant de « subjectivation », il ne serait jamais qu’un « pauvre moi [qui] sert trois maîtres
sévères, s’efforçant d’accorder entre elles leurs revendications et exigences », « trois
despotes » qui sont « le monde extérieur, le surmoi et le ça » (p. 160).

50On voit donc que la « personnalité psychique », étant donné sa « décomposition » qui
laisse la personne humaine à jamais divisée, semble dans l’impossibilité de nous offrir une
idée de l’identité ou du sujet en soi, occupant une place de « noyau dur », d’« essence » de
son authenticité subjective. Et l’on voit aussi que si, malgré tout, nous souhaitons tenter
d’approcher la notion d’identité avec les outils de la métapsychologie, et puisque le
psychisme humain individuel et la « personnalité psychique » prise de façon isolée ne
semblent guère nous aider, nous sommes obligés de nous tourner vers l’étude de cette notion
quelque peu négligée, ou en tout cas incomplètement décrite par Freud, qui est l’objet, et qui
est au centre du présent ouvrage. Et pas de n’importe quels aspect ou lecture de l’objet, mais
plus particulièrement de l’objet pour autant qu’il n’est pas l’« objet de la pulsion » ; c’est ce
que j’ai tenté d’argumenter au chapitre 2. C’est enfin ce que nous enseigne l’observation la
plus élémentaire des échanges entre le bébé et la mère, comme je l’ai rappelé plus haut à
travers différents propos caractéristiques de leur communication. Et la langue, si justement
appelée « maternelle », est précisément l’un des piliers de ce qui sera appelé plus tard
l’« identité ». Il est évident que les premières affirmations de l’être humain commençant par
un « Je » – fondement de toute identité – proviennent de l’objet, de l’autre, et sont formulées
dans sa bouche et au nom de l’être humain en devenir. Et c’est à travers cet incessant va-et-
vient que toutes les autres affirmations vont progressivement venir se greffer sur ce « je »
initial, pour faire de cet enfant « un timide », cet autre « un matheux », ce troisième « une
coquette » ou « un battant », ou tout cela à la fois, et jusqu’à l’adolescence, ou d’autres objets
vont venir ajouter à l’édifice de l’identité leur propre contribution (de façon affirmative ou
négative, de façon complémentaire ou contradictoire avec les affirmations précédentes), à
travers la triple expérience de la découverte de la génitalité, du détachement d’une
qualification d’origine presque exclusivement parentale, et de l’insertion dans un groupe.

51De ce point de vue, le sujet en tant que « personne à la première personne du singulier »,
fondement de toute identité, ne peut évidemment apparaître que comme une forme d’illusion,
comme Angelergues (1989a) l’a fait remarquer (p. 1174) :

52

L’objet objectal, inventé par la psychanalyse, peut-il renvoyer à un sujet qui serait alors, en toute
logique, « subjectal » ? Ce serait commode, mais probablement trop commode. Et commode à
quoi ? La prise en considération du « subjectal » du sujet est précisément ce qui a donné
naissance au concept d’objet de la relation, et, du même coup, a absorbé tout ce qui, en théorie
du psychique, relevait du subjectif. Alors que reste-t-il du sujet ? Probablement pas autre chose
que l’illusion qui permet la survivance du point de vue ontologique du sujet en soi.

53En d’autres termes, l’introduction d’une distinction entre « subjectif » et « subjectal »


aurait le risque de laisser entendre que, en dehors ou à côté de ce que le sujet doit à l’objet
dans sa construction, il y aurait un autre sujet, une autre subjectivité qui, elle, garderait cette
part de « en soi » que se revendique indûment tout sujet. En effet, on aime citer le « je est un
autre » d’Arthur Rimbaud [4][4]Dans la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. In
A. Rimbaud,…. Mais du point de vue développé ici, le « je » n’est pas plus un « autre » que le
« moi », le « je » est le moi avec l’autre, ou l’autre avec le moi, tant sa construction est le
résultat de leur travail commun – étant entendu que, comme le dit encore Angelergues (1996),
chacun (moi et objet) ne tire de ce travail commun qu’une version qui lui est personnelle,
comme on l’a vu dans l’exemple de Claire :
54

Si deux êtres humains mettent, pour travailler psychiquement, en commun leurs valeurs
psychiques – et la cure analytique est un remarquable exemple d’où a émergé le concept de
complexe transfert-contre-transfert – c’est pour, à partir de cette mise en commun, créer
chacun, à partir de son propre « contenu psychique » (de ses propres valeurs), des valeurs
nouvelles qui sont à chacun strictement personnelles, différentes à la fois de celles qui ont été
mises en commun et de celles créées par l’autre. Chaque moment du travail symbiotique
accentue les différences entre les protagonistes et fonde l’unicité absolue de chacun.

(p. 340)

55En somme, affirmer : « je suis blond », « je suis gourmand », « je suis amateur de


football », « je suis homosexuel », « je suis fidèle » ou « je suis de gauche », c’est parcourir
toute l’histoire de mes rapports avec mes objets, depuis les échanges les plus élémentaires où
ce que « je suis » se découvrait dans la bouche de l’autre, en même temps que se découvraient
les mots qui le nommaient et le portaient, et jusqu’aux constructions les plus complexes,
élaborées et partagées de ce même « je suis », dans le commerce continu avec mes objets au
cours des âges de la vie.

Histoire de Marc
56Je ne peux malheureusement pas raconter l’histoire du suivi thérapeutique de Marc : je ne
l’ai vu qu’une seule fois. J’étais de permanence au Centre Philippe Paumelle pour l’accueil
des personnes venant sans rendez-vous, et il s’est présenté dans un état de grande angoisse et
agitation psychiques. Âgé de 31 ans, habillé avec soin, il m’a expliqué que c’est une collègue
de l’entreprise où il travaille comme cadre qui, se rendant compte qu’il se sentait mal, lui a
conseillé notre adresse, qu’il a donc tenté l’heure du déjeuner. Nous entrons dans le bureau, je
l’invite à s’asseoir, à dire ce qui lui arrive. Il me regarde, semble un peu perdu, puis il dit :
« J’ai reçu un grand choc aujourd’hui… » Oui ? « Je me suis rendu compte que je suis Noir. »
Je le regarde perplexe – il est effectivement Noir, manifestement Africain, je le situe entre le
Sénégal et la Côte d’Ivoire –, j’essaie d’imaginer la dimension métaphorique de son propos. Il
fait un effort pour prendre sur soi et s’expliquer. « Je ne m’exprime pas bien… Je comprends
votre étonnement… Je me suis rendu compte que je suis Noir, je veux dire : noir de peau. » Je
crois que tout ce que mon incrédulité me permet de dire est un faible : « Et avant ? » « Avant
aussi j’étais Noir… Enfin, je le suppose. Je ne me suis jamais posé la question. Aujourd’hui
un collègue m’a demandé quelque chose sur l’Afrique, je ne sais plus quoi, c’est sans
importance, mais il a ajouté qu’il s’est dit que je savais peut-être, puisque je viens de là-bas,
que je suis Noir. Et tout d’un coup, j’ai vu que je suis Noir. »

57Je l’invite à me raconter son histoire. Il est enfant unique et adopté, d’un couple très uni et
manifestement heureux d’accéder à la parentalité. Il n’a jamais trop été question de ses
origines, d’ailleurs il n’avait que quelques semaines au moment de l’adoption. Il a reçu une
éducation soignée, avec des parents dévoués, attentifs et aimants ; il est toujours très proche
d’eux, même s’il vit seul depuis le début de son activité professionnelle. Il était plutôt bon
élève, sans que ses parents exigent de lui l’excellence, il a fait une assez bonne école de
commerce, puis un stage de quelques mois à l’étranger, entièrement financé par ses parents.
Après trois ans d’activité professionnelle en contrats de courte durée, il occupe depuis six
mois son emploi actuel, où il est très satisfait, en contrat à durée indéterminée.

58J’essaie tout de même de comprendre ce qu’il dit. « Je vous jure, dit-il, qu’il n’a jamais été
question dans ma famille du fait que je suis Noir. » D’accord ; mais à l’école, avec les
camarades, et plus tard dans le secondaire ? « Je ne me l’explique pas… Mes parents avaient
noué des relations avec d’autres parents d’élèves, on fêtait les anniversaires chez les uns et
chez les autres… Les profs m’aimaient bien. Non, franchement, je n’ai pas le souvenir que
quelqu’un m’ait jamais dit que je suis Noir. » Et quand il se rase, le matin ? « Je vois un
visage… Je sais évidemment que c’est le mien. Je fais attention à ne pas me couper… Je mets
mon baume après rasage… Non, je ne crois pas que je ne me suis jamais dit que c’est le
visage d’un Noir. »

59La conversation sera assez longue, Marc se remettant progressivement du bouleversement


de sa double découverte, celle de sa couleur de peau et celle des propriétés insoupçonnées de
son esprit. Je lui propose un nouveau rendez-vous, mais il doit partir en mission pendant
quelques semaines. Il ne reprendra pas contact à son retour. J’ai assez confiance à ce qu’il a,
entreposé en lui, de sentiment d’« être aimé » (chapitre 4), pour supposer qu’il a survécu à la
rupture brutale de son clivage et a retrouvé le cours de sa vie.

60Le sujet, ce produit hybride fait de la rencontre entre le moi et l’objet, et de ce fait se
remaniant sans cesse au gré des mouvements d’expansion ou de rétrécissement
de l’objectalité, serait donc le lieu de l’identité (tout comme le moi serait le lieu des
identifications, étant aussi le site émetteur des investissements). Le sujet serait cette instance
qui parle du moi en son nom propre, tout en n’étant que partiellement dupe du fait que la
constitution de cette parole doit autant au moi qu’elle est censée représenter qu’à l’objet, et
tout en sachant que le moi n’est que partiellement en accord avec ce sujet. L’identité serait
comme la trace la plus durable de cette rencontre entre moi et objet (entre le moi et les objets
qui vont successivement marquer son évolution) : elle est comme l’authentification de leur
accordage passé ou actuel. Ce qui vaut aussi bien pour les individus que pour les groupes,
puisque dans la perspective proposée ici, l’identité individuelle serait l’histoire que le sujet se
raconte de son aventure avec ses objets, alors que l’identité groupale émerge lorsque deux ou
plusieurs « moi » se découvrent et se construisent une histoire commune – et sans doute, dans
certains cas, trop commune – à propos d’un même objet. De même, un rejet plus ou moins
violent de son identité, qu’elle soit originaire (ethnique, nationale, religieuse…) ou acquise
(politique, professionnelle, morale…) ne fait que décrire une histoire avec un objet qui, à
partir d’un certain moment, est devenue décevante, s’est donc négativée, l’objet étant
désormais vécu comme un corps étranger persécuteur à l’intérieur du psychisme (un peu
comme l’ancien militant d’un courant politique qui devient adepte de son total opposé) ; c’est
aussi une forme d’identité, et elle a les mêmes caractéristiques que celles revendiquées.

61On peut finalement remarquer que, face d’un côté à l’aléatoire et à l’imprévisible de
l’objet, de l’autre côté aux difficultés du moi à servir plusieurs maîtres à la fois (dont les
exigences du ça), le sujet en tant que siège de l’identité peut apparaître dans de nombreux cas
– notamment dans ceux où l’identité, positive ou négative, est suffisamment bien affirmée –
comme l’instance psychique témoignant d’une rencontre réussie entre moi et objet : la
formation qui confirme qu’il est possible que moi et objet vivent ensemble, construisent une
histoire commune et coproduisent cette petite musique qui accompagne notre existence
comme sa marque de fabrique, à l’abri des mésententes, des conflits et des discordances. De
ce point de vue, la constitution d’un « sujet » réussi est aussi une contribution économique
importante à l’organisation narcissique de l’être psychique (et c’est ce qui justifie que
certaines pathologies soient qualifiées d’identitaires-narcissiques, selon la terminologie de
René Roussillon). D’où son caractère précieux, même lorsqu’il se trouve en décalage, ou
même en conflit, avec le moi en évolution (et avec les objets survenus par la suite) : l’identité
est, en quelque sorte, la sécurité de la permanence, c’est ce qui incarne la preuve qu’il y a eu,
qu’il y a, qu’il peut y avoir à nouveau une concordance moi-objet de façon durable et
inaltérable.
62L’identité apparaît ainsi comme la qualité psychique de l’instance du « sujet » (telle que
définie ici) qui condense de la façon la plus caractéristique au sein du psychisme humain, la
situation – et l’illusion – d’une absence de confits. Ou, pour le dire autrement, l’identité est
aussi ce qui permet de méconnaître en soi, et d’écarter de son esprit, tout élément susceptible
de bousculer ce qui apparaît comme « valeur sûre », cohésion, cohérence, organisation stable
et permanente dans le temps. On pourrait donc dire que l’excès d’identité nuit gravement à la
conflictualité. Et comme la conflictualité semble inhérente au psychisme humain (la
« personnalité psychique » étant par définition « décomposée »), et nécessaire à son
fonctionnement, son exclusion ne fait que la déplacer vers le dehors, où elle risque fort de
dénaturer le conflit psychique en opposition violente, bagarre, rixe et destructivité, comme on
le vérifie régulièrement dans l’histoire et l’actualité des communautés humaines ; ce qui
probablement devrait conduire la psychopathologie à utiliser avec beaucoup de circonspection
la notion d’« identitaire » dans ses théorisations, aussi pertinentes soient-elles.

La troisième topique

63Le travail avec les schizophrènes, par sa double atypicité, celle du fonctionnement mental
(qui s’écarte considérablement de ce que nous pouvons rencontrer dans la pratique ordinaire)
et celle de la thérapeutique (combinant approches psychiatriques et approches
psychanalytiques), est à même de conduire à de nouvelles hypothèses sur l’appareil psychique
et le fonctionnement mental.

64Les différentes propositions d’une troisième topique, conjuguant l’approche selon le


modèle pulsionnel classique de Freud (modèle « endogène ») et l’approche selon le modèle
relationnel (relation d’objet, primat de l’Autre), ont été exposées et commentées par Bernard
Brusset (2006) qui constate que, « parler de troisième topique, c’est d’abord soulever la
question de la place à donner dans la métapsychologie aux modèles théoriques venus des
pratiques des psychanalystes dans d’autres champs, d’autres cadres et d’autres dispositifs
techniques que la cure dite classique : le face-à-face, les médiations, la famille, l’institution, le
groupe et le couple » (p. 1229) – ce qui est bien le point de départ du présent ouvrage.
Auparavant, plusieurs auteurs comme Lacan, puis Aulagnier et Green (1984) (pour ne
mentionner qu’eux) ont considéré nécessaire de distinguer « moi » et « sujet », le moi
freudien, conçu comme différenciation du ça, et entretenant avec la « réalité extérieure » des
rapports d’accommodation et d’adaptation, étant peu apte à rendre ce caractère de
construction conjointe de la psyché humaine que nous révèle la formation du « sujet », de la
personne au singulier. Une telle hypothèse aurait peut-être l’avantage de conflictualiser un
« sujet », porteur d’identité, et un « moi », lieu de synthèse impossible, comme Freud (1923b)
l’a bien montré dans son introduction de la deuxième topique. Il aurait aussi l’intérêt de
donner à l’objet une place analogue, bien que non symétrique, à celle du moi.

65On pourrait par exemple imaginer :

 d’un côté, le moi tel que conçu par Freud dans Pour introduire le narcissisme (1914), à savoir la
formation psychique issue, à travers le schéma corporel et l’image du corps, de la convergence
vers une unité des diverses zones érogènes ; ce moi forme un « dipôle » (voir l’introduction)
plus ou moins antagoniste, au plan économique, avec l’objet, car il est lui -même objet
d’investissement libidinal (que l’on appelle « narcissique ») ; fruit de l’évolution d’une réalité qui
est extérieure au psychique, celle de la dynamique biologique (devenant ça et pulsions), il
constitue la couche extérieure de ce chaudron pulsionnel, et a comme mission de le mettre en
relation avec le monde extérieur ; il est aussi celui qui est chargé de la quête d’un objet,
condition nécessaire pour satisfaire l’agitation pulsionnelle, multiple et contradictoire, dans
laquelle il plonge ses racines ;
 de l’autre côté, l’objet, fruit de l’évolution de l’autre réalité extérieure au psychisme, que la
survie de l’organisme oblige le moi à reconnaître, utiliser et représenter dans sa différence,
tâche d’autant plus ardue que sa généalogie (et sa mythologie) lui donnent à penser qu’au
départ, lui (l’organisme) et l’objet n’en faisaient qu’un (« narcissisme primaire ») ; issu de ce fait
d’un double mouvement : d’origine interne, et donc centrifuge, fantasmatique, tendant à
trouver jusqu’à l’hallucination primitive l’objet de la pulsion, traduisant le fait que l’objet est à la
fois ce qui est trouvé et ce qui est retrouvé ; et d’origine externe, centripète, perceptive,
porteuse de ce avec quoi le moi doit s’accommoder sans que ce soit prévu dans les visées de la
pulsion, à savoir l’objet en tant qu’autre, animé lui-même par une vie pulsionnelle, et prenant
l’individu comme objet ;
 et enfin, le sujet, produit hybride, fait de la rencontre entre le moi et l’objet, coproduit donc,
mais dont chacun des protagonistes garde une version qui lui est propre, porte -parole pour
chacun des protagonistes de cette rencontre ; agent de symbolisation au sens strict du terme,
comme le rappelle Alain Gibeault (2010), l’étymologie de la symbolisation signifiant la mise en
relation entre deux entités [5] [5]Le verbe grec ancien symballein réunit le prefixe syn (co-,… ;
lieu psychique à partir duquel se dit et s’écrit à la première personne l’histoire et l’actualité de
la vie psychique, mais qui n’est rien d’autre que l’histoire et l’actualité des rapports entre le moi
et l’objet, ce « sujet » lui-même, ontogénétiquement, étant l’expression de cette histoire au fur
et à mesure qu’elle se déroule (un chant à deux voix, dont seule l’harmonie garantit sa
particularité et son unicité à chacune des deux parties) ; lieu psychique donc, non pas
d’identifications, ce qui est le cas du moi, mais d’identité(s).

66Un traitement analytique – un traitement psychique en général – conduit idéalement à un


remaniement plus ou moins profond de l’instance du sujet, par le renouvellement de sa vision
des rapports entre moi et objets, par son enrichissement aussi à travers de nouvelles
expériences moi-objet (dont le transfert), qui donnent naissance à de nouvelles versions, et de
nouvelles lectures, de cette histoire. Et ce remaniement de l’instance du sujet a lieu
précisément parce que l’interprétation (mais aussi l’intervention, l’échange, le partage entre
analysant et analyste) constitue en soi une nouvelle façon de raconter l’histoir e moi-objet(s).

67Ceci dit, l’élaboration d’un modèle de topique psychique selon les trois pôles ou instances
du moi, de l’objet et du sujet n’aurait qu’un intérêt spéculatif ou formel, et donc plutôt limité,
s’il ne nous permettait d’aborder différemment la conflictualité psychique à partir des grandes
configurations qui s’offrent à notre observation psychopathologique. Or, il se trouve qu’une
telle tripartition pourrait peut-être nous conduire à repenser les pathologies mentales selon des
formulations qui, dans leur généralité et donc leur inévitable schématisme, prendraient à peu
près la forme suivante :

 les psychoses traduisent un conflit entre le moi et l’objet ;


 les névroses un conflit entre le sujet et l’objet ;
 les états-limite un conflit entre le sujet et le moi.

68Que les psychoses, et notamment les schizophrénies, traduisent un conflit entre le moi et
l’objet, c’est ce qui a fait le thème principal du présent ouvrage. Nous ne sommes que trop
familiers de cette étonnante configuration psychopathologique, qui refuse aussi bien l’autisme
que l’objectalité (dans tous les sens du terme, délire compris), qui n’admet l’objet que pour
mieux le dénier, et qui ne le dénie que pour mieux affirmer son caractère vital pour le moi.
69L’état fonctionnel du sujet alors que se déroule ce conflit, cette lutte à mort entre moi et
objet, est très variable selon les patients. Chez certains, le sujet ne fait que refléter cette grave
dissension, cette impossibilité d’accordage moi-objet ; il est, pour ainsi dire, terrassé par sa
gravité, ne faisant que porter la parole, tantôt de l’un, tantôt de l’autre – bref, il n’existe plus
en tant que tel. Mais il y a aussi des patients schizophrènes chez lesquels la fonction de sujet
garde une étonnante intégrité ; ils rapportent avec une poignante justesse les souffrances du
« ni-ni » (ni avec l’objet, ni sans lui), entrent volontairement en traitement analytique – alors
que rien, dans leur organisation, ne les a préparés à une telle rencontre, déjà, en soi,
subversive de leur situation –, tentent tant bien que mal de la comprendre et de la surmonter.
Un sujet donc qui peut énoncer avec une lucidité surprenante cette impossible cohabitation et
entente moi-objet ; moments de lucidité eux-mêmes créateurs d’une « identité », d’une façon
d’être au monde, à nulle autre pareille : celle du sujet schizophrène.

70Mais ces propos sont en réalité valables surtout pour les schizophrénies ; c’est dans la
schizophrénie que le conflit moi-objet atteint un paroxysme tel, qu’il rend caduque la notion
même de conflit, et se traduit en incompatibilité inconciliable. Dans les psychoses hors
schizophrénie – dans les psychoses de l’adulte, selon la distinction que j’ai proposée en
introduction –, où le principe de l’objet (d’un objet) est respecté, le sujet de la psychose est
fondamentalement le délire : c’est lui, surtout lorsqu’il remplit bien ses fonctions défensives,
c’est-à-dire lorsqu’il parvient à une certaine qualité de narration, qui tient lieu de sujet pour le
psychisme psychotique, c’est-à-dire qui raconte avec le plus de fidélité possible l’histoire des
rapports moi-objet ; un délire ne nous dit pas seulement qui est l’objet, mais aussi qui est le
sujet, le patient (qui il pense être). Étant entendu que l’« objet » en l’occurrence est fabriqué à
partir d’un matériel pulsionnel provenant essentiellement de la personne elle-même, projeté
sur le monde environnant ; et il est même parfois assez facile de déceler, dans les pièces
élémentaires de ce délire, celles qui, venant du moi primitif et de l’objet (souvent primaire),
constituent les composants de cette trame.

71Les névroses traduisent-elles un conflit entre le sujet et l’objet ? Il faut ici se méfier de
l’impression évidente, qui veut que les névroses, plus que toute autre pathologie, sont issues,
et conscientes de l’être, d’un conflit « intérieur », ce qui ferait du moi le demandeur d’un
changement. À strictement parler, l’état de la relation moi-objet dans les névroses est à
chaque instant le meilleur possible (symptômes inclus, en tant que « réalisations de désir »),
en tenant compte des différentes et contradictoires servitudes et motions qui régissent le moi.
Le moi n’a nul désir de changer cet équilibre, quoi qu’il en dise : économiquement parlant, il
sait ce que cet équilibre lui en coûte, et qu’il est en balance entre le minimum d’angoisse et le
maximum de plaisir (bien que celle-ci puisse être très élevée, et celui-là bien bas).

72On s’en rend compte d’ailleurs en situation de consultation. En effet, lorsqu’une personne
de pathologie globalement névrotique vient nous voir, elle nous parle bien sûr de ses limites,
insatisfactions, inhibitions, freinages et blocages, des souffrances que cela lui provoque, de sa
mauvaise image de soi-même ; nous comprenons, nous pouvons nous identifier à elle. Mais
en même temps, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser : pourquoi lui, elle ? Il y a un
nombre important de personnes qui pourraient en dire autant, et ne le font pas, et donc ne
viendront jamais nous voir, se contentant de ce qu’ils ont, et de ce qu’ils sont.

73En réalité, au fur et à mesure que l’entretien avance, on se rend progressivement compte
que la personne face à nous est animée d’une sorte d’optimisme. Au fond, elle pense qu’elle
mérite mieux : un mari plus solide ou prévenant, une femme plus jeune ou plus belle, un
meilleur travail, plus d’argent et plus de plaisir. Mais qui le pense ? Sûrement pas le moi, qui
sait qu’il fait de son mieux, dans les conditions et limites qui sont les siennes, et dans les
équilibres et rapports de force qui viennent d’être évoqués. C’est donc le sujet, et non pas le
moi, qui trouve que les objets dont le moi s’accommode trop bien sont nettement en deçà de
ce à quoi il pense avoir droit, eu égard à l’histoire des rapports moi-objet qu’il s’est forgée en
tant que sujet. En deux mots : le sujet face à nous laisse entendre que l’histoire moi-objet qu’il
vit au quotidien est loin de celle qu’il imaginait, et qu’il se raconte toujours. Le névrosé reste
attaché à la promesse infantile, en quelque sorte ; il veut toujours, secrètement, « cet objet-
là ». C’est bien pour cette raison que la castration et son angoisse se trouvent au centre du
traitement des pathologies névrotiques. C’est aussi la raison pour laquelle bien des cures de
patients névrosés sont parfois moins heureuses, voire même plus décevantes, que ce que la
personne avait espéré au départ. C’est que le renoncement fait partie, autant que la conquête,
des résultats du travail analytique, et que la cure n’amène pas seulement, conformément au
rêve névrotique, des modifications des rapports moi-objet, mais aussi, bien souvent, du sujet
lui-même.

74Enfin, les états-limite traduiraient un conflit entre le sujet et le moi. Ici aussi, il faut se
méfier des apparences. Les patients états-limite se plaignent de leurs objets : décevants,
indifférents, cruels. Mais ils se plaignent autant de leur malchance d’être tombés sur de tels
objets que du fait qu’ils ont été incapables d’en trouver de meilleurs ; « ils », c’est-à-dire leur
moi.

75Ici, un grand nombre de cas de figure peut apparaître, ce que reflète le polymorphisme
clinique de ces pathologies et les diverses conflictualités moi-sujet dont elles témoignent.

76Tantôt, assez souvent, l’histoire moi-objet, telle qu’exprimée par le sujet, se construit en
faisant fi des aspirations, de la nature, et même des besoins du moi. Je me souviens d’une
patiente qui disait qu’elle avait mis des années à accepter l’idée qu’elle était triste, car elle se
disait aussitôt : « Mais non, tu n’es pas triste », de la même façon que sa mère lui disait
qu’elle n’avait pas froid dans le bain qu’elle lui donnait quand elle était petite, dans des
conditions matérielles précaires, alors qu’elle avait effectivement froid (identité : « je suis
quelqu’un qui n’a jamais froid »). La part de mégalomanie, ou de masochisme grandiose, ou
de toute-puissance, exigée par le sujet à l’endroit du moi est en rapport avec cette
configuration, et le conflit dépendance-indépendance est assez caractéristique de façon
générale du discours de ces patients : formation probablement défensive face au refus, de la
part du sujet, de tenir compte du moi et de ses faiblesses, besoins, et même éprouvés.

77Dans d’autres situations- limite, d’autres aspects du conflit sujet-moi peuvent apparaître. Le
moi peut réagir au décalage entre lui et le sujet par la honte (il n’est pas à la hauteur de
l’histoire racontée), avec les sentiments habituels de tristesse, de découragement,
d’accablement, ou encore y répondre par la révolte et par la rage (qui, de ce fait, se tourne
autant, et même davantage, contre soi-même que contre l’objet).

78Une autre solution encore est que sujet et moi parviennent à signer une sorte d’armistice,
dont le compromis sera une formation de faire-semblant : « être comme si » (Deutsch, 1965) à
défaut de l’être « réellement », configuration qui rejoint la description du « faux-self » chez
Winnicott ; le moi fait « comme si », ce qui apaise de façon plus ou moins durable les
exigences du sujet. On admet avec raison que le « faux-self » protège le « vrai » des
traumatismes et blessures primitives ; mais le « faux » n’est pas construit à partir de n’importe
quelles pièces, il n’est pas qu’une façade de circonstance, il est pétri des éléments
d’« identité » d’un sujet qui n’a jamais réussi à faire que son moi la coproduise de façon
« suffisamment bonne » avec son objet.
79Enfin, on pourrait considérer qu’une autre solution défensive serait de parvenir à une
différenciation insuffisante entre sujet et moi, une sorte de collusion entre les deux, ce qui
correspond probablement à une définition possible des pathologies du caractère ; car, dans la
formation réactionnelle, le sujet perd la distance qui le constitue, et qui lui permet de « voir »
le moi traitant avec ses objets (au sens vivant, conflictuel et changeant du terme), si bien que
les modifications du moi, imposées par les nécessités de ce travail avec l’objet, apparaissent
comme traits d’identité, et de ce fait, se figent.

80Je pense que ces différentes situations des rapports moi-objet-sujet se reflètent dans
l’origine de la demande de traitement. Dans la schizophrénie, dans les psychoses en général,
la demande provient de l’objet ; j’ai largement traité, dans cet ouvrage, des conséquences de
cette particularité. Dans les névroses, elle provient du sujet ; j’en ai parlé plus haut. Dans les
états-limite, la situation est plus complexe, car il s’agit de pathologies dont la dimension
pathologique elle-même peut contribuer à leur insertion dans la société, ce qui est plus rare
avec les autres pathologies : chez les états-limite, les faux-self conquérants, ou encore les
masochismes héroïques, ou même les dépendances voraces et exigeantes, ont pleinement leur
place dans les sociétés contemporaines (alors que, par exemple, il existe bien plus de
paranoïaques que des emplois de dictateur à pourvoir, surtout depuis les transformations des
rapports de couple et de famille, et par ailleurs l’informatique grignote progressivement les
postes de bureaucrate timoré, minutieux et tatillon). Si bien que, dans les états-limite, la
« décompensation » et la conduite au traitement sont le fait d’un moi qui se révolte contre le
régime qui lui est imposé, ou qui s’effondre sous ses exigences. C’est une des raisons pour
lesquelles le traitement de ces patients est compliqué, car il se déroule souvent sous le regard
désapprobateur, méprisant ou peu coopérant de leur sujet – à moins que ce sujet ne récupère la
demande d’aide du moi sous la forme d’un dû agressivement revendiqué. Le sujet de l’état-
limite peut être à l’égard de son moi comme un cocher qui s’indigne lorsque son cheval tombe
malade, alors qu’il a pris très peu soin de lui, et qui exige qu’on le remette sur pied
immédiatement.

81L’identification de l’origine de la demande de soins est d’une grande importance pour les
soins : c’est elle qui permet de repérer les lignes de front, les alliances et les forces adverses,
dans le processus thérapeutique.

Un mot conclusif sur l’espèce humaine selon Freud

82Il me semble que l’être humain a bâti sa conscience de soi sur l’idée, et la conviction, que
son cas représente une rupture de la continuité naturelle de tout organisme vivant entre sa
biologie et son monde environnant ; c’est-à-dire, dans son cas particulier de mammifère, de la
continuité entre les instincts et leur économie énergétique d’un côté, le monde extérieur
susceptible de les satisfaire de l’autre. Plusieurs millénaires de développement des religions et
de la philosophie, et tout un travail de civilisation et de culture, sont venus consolider cette
conviction.

83Sans contester cette rupture de continuité, Freud l’a dialectisée : quitte à trouver d’autres
termes pour bien marquer la spécificité humaine (pulsions pour les forces énergétiques, objet
au sens objectal pour le monde extérieur), il a introduit une dialectique
continuité/discontinuité susceptible de « faire entrer la psychologie dans le cadre des sciences
naturelles » (Freud, 1895a, p. 315), ce qu’exprime le terme de métapsychologie et son préfixe
de meta-, conformément à son tout premier projet. Que le concept de pulsion cesse de porter
en lui l’écho, même lointain, de l’instinct (et plus généralement du vitalisme énergétique qui
le sous-tend) ; que la notion d’objet cesse de rappeler, même vaguement, le monde
environnant dont elle tire ses racines ; et cet équilibre continuité/discontinuité se trouve
déstabilisé, la métapsychologie courant alors le danger de perdre son préfixe et de redevenir
psychologie, parente pauvre de la philosophie et enfant illégitime de la religion (en sa qualité
de précurseur de la médecine).

84Comment cette (relative) rupture de continuité s’est-elle produite ? Elle semble – c’est, je
crois, l’une des principales intuitions de Freud – en rapport avec un décalage temporel
particulièrement long, dans l’espèce humaine, entre deux moments où les forces pulsionnelles
qui régissent son mouvement vers le monde nécessitent un objet « en dehors du corps
propre » : le début de la vie et la puberté. C’est aussi la raison pour laquelle la schizophrénie
est si intéressante pour enrichir notre connaissance du psychisme humain. Ce décalage devient
le lit de compétences et d’aptitudes à entrer en relation avec le monde qui se développent à
l’abri de toute nécessité d’un objet « en dehors du corps propre » (au sens pulsionnel où
l’entend Freud), et donc bénéficient, à la fois, d’une contrainte à la représentation et d’une
liberté inégalée de représentation. Freud a su tirer profit de cette particularité – exemple d’une
application de la dialectique continuité/discontinuité – pour extraire de la satisfaction, notion
liée aux nécessités biologiques, la notion de plaisir ; puis pour construire à partir d’elle, en
suivant au pas les différentes étapes du développement, une « sexualité infantile » qui
deviendra le laboratoire des relations au monde, et en même temps l’agent de construction de
ce laboratoire, que nous appelons appareil psychique.

85Entre le moi, « couche supérieure du ça », et le monde extérieur, ce que nous appelons


« sujet » émerge comme le tableau de bord de ce laboratoire, qui se remanie sans cesse au fur
et à mesure qu’il traduit, agrège, symbolise, conte, se raconte et « théorise » à la première
personne du singulier ces expériences successives des rapports de l’être humain avec soi-
même et avec le monde – continuellement révisées dans l’après-coup et sans cesse enrichies, à
travers changements corporels liés au temps qui passe et nouvelles rencontres liées aux
hasards de la vie.

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