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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 273–286

Bientraitance Maltraitance
Phénomènes d’allure télépathique dans la relation
thérapeutique avec des patients schizophrènes :
hypothèse d’une potentielle nocivité de la pensée
soignante夽
Telepathic-style phenomena into the therapeutic relationship with
schizophrenic patients: Hypothesis of a potential harmful influence of the
therapist’s thinking
Christophe Chaperot ∗
Médecin chef du 6e secteur de psychiatrie secteur G06, psychanalyste centre hospitalier d’Abbeville, 43, rue de l’Isle,
80142 Abbeville cedex, France
Reçu le 17 septembre 2010
Disponible sur Internet le 4 mai 2011

Résumé
Les phénomènes télépathiques dans la relation transférentielle avec des patients psychotiques sont régu-
lièrement décrits par des auteurs, psychanalystes actuels tout à fait reconnus pour leur sérieux, des exemples
seront proposés. La télépathie a été un sujet d’étude réputé scientifique de la fin du xixe au début du xxe ,
ce qui sera décrit. Des exemples tirés de la clinique de l’auteur montreront que dans le cadre de thérapies
au long cours avec des patients psychotiques des phénomènes d’allure télépathiques peuvent se produire.
Nous proposerons d’appeler « identification télépathique » des moments où le thérapeute cesse de prêter
attention au discours de son patient, accaparé soudain par une préoccupation et où le patient parle de cette
préoccupation comme s’il s’agissait de la sienne. Des hypothèses explicatives seront développées. L’auteur
insistera enfin sur les potentialités iatrogènes des contenus psychiques des thérapeutes, qu’il s’agisse de leurs
préoccupations ou de leurs modèles théoriques. Enfin, l’hypothèse d’une « identification télépathique » sera

夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Chaperot C. Phénomènes d’allure télépathique dans la relation avec

des patients schizophrènes: hypothèse d’une potentielle nocivité de la pensée soignante. Evol psychiatr 2011; 76 (2).
∗ Auteur correspondant.

Adresse e-mail : c chaperot@yahoo.fr

0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publié par Elsevier Masson SAS.
doi:10.1016/j.evopsy.2011.03.005
274 C. Chaperot / L’évolution psychiatrique 76 (2011) 273–286

conçue comme rendant compte d’un évitement de l’abandon par le thérapeute, mécanisme qui trouverait sa
source dans les interactions précoces mère–enfant.
© 2011 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Télépathie ; Parapsychologie ; Transfert ; Iatrogénie ; Psychose ; Schizophrénie ; Psychanalyse ; Étude
théorique ; Étude clinique ; Cas clinique

Abstract
Telepathic phenomena within the transference relationship with psychotic patients are regularly described
by many authors, well-known serious psychoanalysts; many examples will be proposed. Telepathy was a
noted subject of scientific studies between the end of the 19 and the beginning of the 20-century. Many
examples got from the author’s clinical experience will show that in the frame of a long-term therapy with
psychotic patients, some telepathic-like phenomena can occur. We propose to name “telepathic identification”
such moments when the therapist stops to pay attention to his patient’s speech, monopolized by a sudden
concern, and when the patient begin to talk about this very concern as if it was one of his own. Many
explanatory hypotheses will be developed. The author emphasizes also the possible iatrogenical influence
of the therapist’s mental objects, as well his concerns as his theoretical models. At last, the hypothesis of a
“telepathic identification” is considered as a manner to avoid being abandoned by the therapist, a mechanism,
which originates in the early mother-infant interactions.
© 2011 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Telepathy; Parapsychology; Transference; Iatrogenic; Psychosis; Schizophrenia; Psychoanalysis; Theorical


study; Clinical study; Case report

1. Introduction1

« La folie a été donnée aux hommes pour que ce qu’il y a d’inférieur en eux puisse toucher en
quelques manières à la vérité ». Platon ([1], p. 199).
Écrire sur d’éventuels phénomènes télépathiques dans la relation transférentielle avec des
patients psychotiques, en cette époque où la psychanalyse est volontiers suspectée d’imposture,
est très évidemment s’aventurer sur un terrain glissant. Cette thématique est néanmoins fréquem-
ment évoquée à couvert entre analystes au sein des institutions psychiatriques comme des groupes
de travail ou des écoles de psychanalyse. Et il n’est pas certain, loin de là, qu’il ne s’agisse que des
effets de suggestions induits par l’ambiance magique et irréelle secrétée par la psychose. L’objectif
de ce travail est, en partant de vignettes cliniques personnelles, de discuter la possibilité de trans-
missions dans le transfert qui n’emprunteraient pas les voies habituelles de la communication,
transmissions de l’analyste vers le patient de type « télépathiques ». Une telle possibilité de trans-
mission aurait deux conséquences : tout d’abord la nécessité d’une véritable hygiène psychique
lorsque l’on soigne des personnes psychotiques, ensuite celle d’interroger ce que nos présupposés
théoriques pourraient alors avoir comme effets néfastes pour peu qu’ils entrent dans ce type de
« circulation ».
Des auteurs actuels, psychanalystes largement reconnus comme extrêmement rigoureux dans
leur champ, en parlent ouvertement et sans détour. Jean Oury par exemple parle de ce qu’il nomme

1 Merci à Marie-Lise et Pierre-Paul Lacas, Pascal Le Maléfan, Claude Nachin et Jean Delahousse pour leur lecture

amicale et bienveillante.
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les « antennes » des psychotiques. Il s’agit de la possibilité que les patients auraient de « capter »
des pensées inconscientes circulant dans l’institution (« sous-jacence »), les « non-dits », mais
aussi d’anticiper sur l’avenir, avec en quelque sorte en permanence un « train d’avance sur les
soignants ». D’ailleurs plus qu’une « possibilité » de « capter », il s’agit pour Jean Oury d’une
forme de porosité qui leur serait consubstantielle et permanente [2]. Jean Oury insiste également
sur une dimension ressentie par tous : l’ambiance. Il s’agit là d’une réalité subjectivement perçue,
fort difficile à théoriser, qui pourtant a des effets sur la thymie des uns et des autres, qui par
conséquent peut agir de manière thérapeutique ou iatrogène. L’ambiance et ses fluctuations, au
sein d’un service de psychiatrie, constitue une donnée essentielle à évoquer prioritairement durant
les réunions institutionnelles. Et il n’est pas nécessaire d’être doté de dons médiumniques spé-
ciaux pour la ressentir. « L’ambiance » représente ainsi une dimension circulant par des canaux
difficilement objectivables mais qui pourtant se ressent, se partage et possède une action effective.
À ce titre, il est loisible de rapprocher sa nature de celle d’éventuels phénomènes télépathiques
(circulation d’une humeur versus circulation d’une pensée). Un autre auteur, psychanalyste éga-
lement, Resnik, parle ouvertement de télépathie dans ses cures de patients psychotiques [3]. Il
donne ainsi l’exemple d’une patiente ([3], p. 151) à laquelle il ne jugeait pas opportun d’annoncer
qu’il devait s’absenter longuement (de façon inhabituelle et non prévisible) pour aller à Paris,
il raconte : « elle me dit qu’elle pensait se rendre dans une ville où elle avait vécu une période
prolongée de sa vie (Paris) et qui était précisément celle où je pensais aller ». La patiente lui
aurait dit : « j’aime me mettre à l’intérieur des gens, pour savoir ce qu’ils pensent ». Resnik écrit :
« À certains moments surgit également la communication dite télépathique, qui se traduit dans
les situations d’extrême abandon par un besoin accentué “d’être dans l’autre” (identification
projective) ». Notons bien que Resnik insiste sur l’idée de situation d’abandon comme à l’origine
du phénomène. On peut également citer Ferro, qui sera repris plus loin, comme auteur considérant
ces phénomènes habituels dans la cure et potentiellement iatrogènes [4].
Dans le cadre de ce travail, je vais me centrer sur une situation clinique spécifique qui se
répète régulièrement dans ma pratique en face-à-face et sans tiers avec des patients psychotiques :
lorsque je les écoute et que mon attention décroche (de flottante elle fait naufrage) à cause d’une
pensée incidente qui me distrait (souvent une préoccupation), la personne que j’écoute me parle
explicitement de ce à quoi je suis en train de penser. Cette situation est la plus fréquente et concerne
certaines de mes idées préconscientes lors de leur passage à la conscience. Il arrive également
que je sois seul, que je traverse un couloir ou bien qu’un patient entre dans mon bureau sans y
être attendu et que je l’entende dire ma propre pensée préoccupante du moment. Je vais décrire
ces situations dans lesquelles la similitude entre mes pensées et celles exprimées par mes patients
rend peu probable la simple coïncidence. Ce phénomène ne se produit qu’avec des personnes
que je soigne depuis plusieurs années et avec lesquelles j’ai donc passé un temps assez long, ces
personnes sont en règle imaginatives et productives.
À la suite d’exemples cliniques personnels sera proposé un rappel synthétique des rapports
entre psychiatrie et télépathie, entre psychanalyse et télépathie, pour aborder des hypothèses
explicatives avant de conclure.

2. Vignettes cliniques

Je vais séparer les vignettes en deux groupes : les situations où en cours de séance mon attention
décroche et où une idée incidente, une préoccupation, un souci fait irruption dans mon esprit, que
je distinguerai de celles où hors séance je suis « apostrophé » par un patient, alors que j’étais
pensif, soucieux et indifférent à lui, qui me parle alors de ma préoccupation du moment.
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2.1. Durant la séance

2.1.1. Mr A.
Monsieur A. est âgé de la cinquantaine, présente une schizophrénie stabilisée, je lui ai prescrit
son premier traitement neuroleptique alors que j’étais interne (il y a plus 20 ans), ce dont il m’est
très reconnaissant (« enfin débarrassé des voix »). Il parle vite, dans une semi-panique, des rapports
magiques entre la météo pluvieuse et le fait qu’il ait ou non pris son parapluie.
Ma mère a été opérée en urgence d’un mélanome et j’ai moi-même rendez-vous chez le
dermatologue pour une lésion suspecte (il existe des facteurs de risque génétiques à cette affection).
Mon attention décroche soudain, je pense au risque d’avoir moi-même un mélanome quand
Monsieur A. me dit, changeant brutalement de sujet : - « On voit tout sur les prises de sang ».
Je réponds : - « tout, vous pensez vraiment que l’on peut tout voir ? ».
Il dit alors : - « Les cancers, on les voit toujours les cancers à la prise de sang ».
On note donc que Monsieur A. a changé de thème, passant de la météo à ma préoccupation,
à ma météo personnelle. Il convient de préciser pour être rigoureux que son frère souffre d’un
cancer depuis de nombreuses années, ce qui n’enlève rien à la réalité du télescopage, ni à son
changement brutal de thématique.

2.1.2. Mme B.
Madame B. est schizophrène, je la reçois depuis cinq ans, elle est passionnée de langues
anciennes.
Je pense à un prix littéraire dont je préside le jury, mon attention décroche brutalement et je me
reproche d’avoir le désir de favoriser un des ouvrages. Là où elle évoquait son voisinage qu’elle
a un temps soupçonné de divers trafics elle me dit brutalement, comme me rappelant à l’ordre : -
« C’est comme les prix littéraires, c’est magouille et compagnie ».
La même patiente, une autre séance, évoque les plantes, le jardin, l’humus qui renouvelle la
vie, quand soudain je pense à mon fils Grégoire que je dois aller chercher le soir chez sa nourrice
et là elle me dit : - « Gregor, être ensembles, assemblés, unis, instinct grégaire. . . ».
On peut discuter cette idée : l’évocation de l’humus a pu favoriser en moi l’association de ce
petit dernier âgé à l’époque de deux ans, indice de fertilité. Ainsi, ce qui sera discuté ensuite, ces
associations identiques ou très proches peuvent aussi résulter des signifiants du discours de la
patiente qui contiendraient en germe des associations chez moi. Mais l’assonance « Gregor » qui
survient après que j’ai pensé à « Grégoire » ne peut être induite en cela par le signifiant « humus »,
autrement dit si « Humus » a déclenché en moi « Grégoire », comment « Grégoire » pensé par moi
a-t-il pu former « Gregor » en elle ?

2.1.3. Monsieur C.
Monsieur C. a 26 ans et je le reçois depuis qu’il en a 16, à raison d’une séance par semaine.
Il présente un tableau d’autisme initial cicatrisé sur un mode paraphrénique. Il est très gracieux,
délicat, je l’ai d’abord reçu deux ans en compagnie de sa mère adoptive, il était mutique et
refusait d’être seul en ma présence. Puis, je l’ai reçu seul, sa mère devant être dans la salle
d’attente. Depuis sept ans maintenant il vient seul en ambulance et parle des « filles » comme lieu
d’une infinie nostalgie de douceur et depuis un an il évoque son désir sexuel, il a donc accompli
un travail.
Il me raconte un rêve qui comme tous les autres comporte pour lui une sorte de caractère de
matérialité objective. Mon attention décroche, par fatigue, ennui soudain, sentiment de vide. Je
me ressaisis d’un coup sous l’injonction de mon surmoi et me dis : - « C’est vraiment nul, je ne
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l’écoute plus, je ne comprends même pas ce qu’il me dit ». C’est alors qu’il s’arrête net, comme
surpris, angoissé : - « Là c’est dingue, je dis n’importe quoi, je ne comprends même pas ce que je
dis ».
Il reste alors interdit, perplexe, il a épousé ma préoccupation, se l’est appropriée. Dans ce
cas précis il ne s’agit pas chez moi d’une préoccupation préconsciente qui devient consciente
mais d’un décrochement initial et d’un violent coup de semonce de mon surmoi. On note que
dans la situation précédente la patiente semblait avoir capté mon auto reproche concernant le prix
littéraire.

2.1.4. Monsieur D.
Monsieur D. présente une psychose infantile cicatrisée peu déficitaire. Son discours est labo-
rieux, lent et détaillé, les mots s’enchaînent sans liant, comme des wagons non attachés entre eux.
Le tout conserve une certaine cohérence mais provoque une angoisse de dislocation chez moi. Je
le reçois depuis environ neuf ans.
Je pense, tout en l’écoutant égrainer ses auto-injonctions surmoïques (« ne pas boire d’alcool, ni
trop de café, peut-être un verre de cidre tous les mois, mais pas plus. . . » qu’il est lent, extrêmement
lent, qu’il profite de mon attention, que je le porte avec mon attention et qu’il est lourd, que je
m’en occupe en l’écoutant, mais que cela me rend en colère contre lui car il me fatigue. D’un coup
il s’interrompt, me regarde et dit en rupture avec la thématique antérieure, changeant brutalement
de sujet : - « Hier j’ai tué le temps, j’ai écouté de la musique ».
Mon agressivité (« tuer ») liée à la fatigue que provoque le fait de porter (fonction « phorique »)
les patients en les « écoutant », mon impatience, tout ce que j’éprouvais et ressentais a fait ainsi
irruption dans son discours, totalement « à brûle pourpoint », alors que mon attention décrochait.

2.2. Hors séance

Mademoiselle E. a 73 ans, elle souffre de schizophrénie depuis l’âge de 17 ans et est hospita-
lisée temps plein depuis cet âge. Elle n’a reçu des neuroleptiques que tardivement, du fait que sa
décompensation a eu lieu au moment des toutes premières expérimentations de la chloroproza-
mine. Elle a donc été les premières années de la maladie traitée par des barbituriques et du chloral,
médications de l’époque, en pavillon fermé de femmes, sans entretiens médicaux et encore moins
de psychothérapie. Si bien qu’il est difficile de la tenir à des rendez-vous fixes, et qu’elle entre
quand ça lui chante dans mon bureau de l’hospitalisation temps plein, qu’un patient soit déjà
présent ou non. Elle déclare être la fille du pape et chante le « temps des cerises » ou le « chant
des partisans ». Elle s’allonge sur mon divan et refuse de sortir car disant se « sentir bien » ainsi
allongée dans mon bureau. Je dois dire qu’elle semble entrer chaque fois que je vais formuler une
interprétation qui me semble importante au patient déjà présent, mais cet aspect trop « magique »
ne sera pas directement discuté. Elle entre également dans mon bureau quand je m’y trouve seul,
toujours sans frapper, et s’installe invariablement sur le divan. Très fréquemment, elle dit alors
explicitement ce qui me préoccupe dans le moment, alors que je consulte ma boîte Mail ou bien
que j’ouvre mon courrier. Il est donc à noter un point important : cela n’est pas pris dans le fil de
son discours que j’écoute mais strictement lié à mes préoccupations. D’autre part, j’ai pris une
telle habitude de ses irruptions amicales que je n’y prête pas toujours attention, elle fait partie de
mon univers habituel lorsque je me trouve dans mon bureau. Et, les faits que je vais ici décrire,
surviennent toujours quand je ne fais pas attention à elle.
Ainsi alors que je pense à une affaire personnelle qui a nécessité le recours à une avocate, que
je consulte un mail de cette dernière (que Madame E. n’a pas pu lire) elle entre brutalement et me
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dit de sa voix haut perchée : - « L’avocate elle gagne de l’argent », ce qui n’est absolument pas un
thème habituel chez elle, et une réalité : ses honoraires me semblaient chers).
Une autre fois je ruminais le projet d’écrire un courrier parfaitement vindicatif et agressif au
directeur relativement à des moyens promis mais non obtenus, elle entre, « semble m’halluciner »,
je me sens comme une simple émanation de son imaginaire, elle me dit : - « il ne faut pas être en
colère contre la directrice » Le lecteur notera que ma patiente avait dans le même temps réalisé
un de mes vœux inconscients en coupant à ce directeur certains attributs, lui qui me « coupait »
des crédits.
Je connais cette patiente depuis vingt ans maintenant, et il s’agit là d’un échantillon
d’expériences régulières, d’allure télépathique avec elle.
Ces quelques vignettes illustratives ne forment pas, loin s’en faut, la totalité des expériences
de ce type que j’ai vécues, mais elles suffisent à permettre une première approche. Donc, quitte à
insister, lorsque j’écoute certains patients psychotiques que je soigne de longue date et que mon
attention décroche à cause d’une préoccupation (avec mobilisation émotionnelle : anxiété, colère,
culpabilité etc. . .), le patient que j’ignore alors s’approprie ma préoccupation.
Ces idées incidentes, dans les exemples cités, ne sont pas des moments heureux, mais à la
naissance de mes enfants très souvent je pouvais éprouver de la joie en y pensant et certains
patients de même m’en parlaient. Il semble nécessaire que mon attention décroche et que l’émotion
atteigne un certain seuil quantitatif, quelle que soit sa qualité.

3. Éléments concernant la place de la télépathie dans l’historie des sciences de l’esprit

Les phénomènes que je qualifie par prudence « d’allure télépathique » ont été considérés comme
tout à fait dignes d’un intérêt scientifique à la fin du xixe et au début du xxe , dans les pays occiden-
taux. Il est préférable de limiter le propos en effet à ce qui concerne les discours occidentaux, ces
phénomènes, sous d’autres formes, pouvant être non seulement admis comme des évidences mais
aussi fonder le socle du champ social dans d’autres cultures (principalement la communication
avec les « esprits » comme dans le chamanisme). Par ailleurs, cela reste à l’heure actuelle un objet
d’étude abordé avec prudence dans le champ universitaire avec des titres comme : « la télépathie :
Kaléidoscope de la conscience » [5]. Nous n’évoquerons pas ici les recherches qui ne traitent pas
directement de télépathie mais des « représentations » de la télépathie par exemple, non plus des
textes psychanalytiques sur le sujet qui seront abordés plus loin.
Toujours est-il que dans la culture « occidentale » de la fin du xixe siècle, début du xxe le sujet
est pris très au sérieux, Emile Durkheim (1858–1917) écrivant par exemple : - « que les faits bien
établis viennent démontrer que la pensée peut se transférer à distance, la difficulté que nous pou-
vons avoir à nous représenter un phénomène aussi déconcertant ne sera pas une raison suffisante
pour qu’on puisse en contester la réalité et il nous faudra bien admettre des ondes de pensée dont
la notion dépasse ou même contredit toutes nos connaissances actuelles » [6]. Cela est d’autant
plus intéressant que Durkheim, fondateur de la sociologie moderne, était formé à l’école positi-
viste héritée d’Auguste Comte (qui créa le terme « sociologie »). La méthode de Durkheim était
essentiellement « comparative » et s’appuyait sur la notion de « fait » (social) comme indicateur
du « lien » (social). On le voit, la rigueur métholodologique de l’auteur, positiviste, l’autorisait
néanmoins à aborder la question du phénomène télépathique.
Il s’agissait alors d’un contexte historique particulier de développement de l’occultisme et
du spiritisme (600 000 adhérents officiels en France au début du xxe siècle, un million après la
première guerre mondiale). Comme le propose Le Maléfan [7], en cette période d’essor de la post-
modernité servie par la science expérimentale et l’expansion industrielle capitaliste, la perspective
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de la vie éternelle perdait de sa crédibilité, si bien que la communication avec les défunts pouvait
constituer un espoir de vie après la mort. En 1873, au Trinity College de Cambridge se forme ainsi
un groupe de chercheurs autour du professeur de philosophie morale Henry Sidgwick, groupe qui
devient en 1882 la S.P.R. (Society for Psychical Research) [7].
La S.P.R. fondera une filiale américaine en 1884, et en France, à l’initiative de Richet, Charcot
et Ribot naîtra la « Société de psychologie physiologique ». Charles Richet (1850–1935) était
physiologiste et lauréat du prix Nobel de médecine en 1913 pour ses travaux sur l’anaphylaxie. Il
était proche de Charcot qui présidait la « Société de psychologie physiologique », association dont
il était le secrétaire général tandis que Théodule Ribot et Pierre Janet en occupaient conjointement
la vice présidence. On trouve chez cet auteur une passion particulière pour l’Esperanto, langue
à vocation universelle en vogue à l’époque, prometteuse d’une communication sans barrière,
comme retour innocent à la période d’avant la tour de Babel. On notera que ce type de communi-
cation utopiste comporte des similarités de principe avec la télépathie, qui suppose elle aussi un
« franchissement » et un affranchissement (notamment des limites « matérielles »). Jean Martin
Charcot (1825–1893) était une figure centrale de l’époque, et a influencé comme chacun sait la
plupart de ses contemporains, dont Gilbert Ballet qui lui était proche et sur lequel je reviendrai. J’ai
souligné l’ancrage résolument positiviste de Durkheim, il en était de même pour Théodule Ribot
(1839–1916), initialement professeur de philosophie qui deviendra dès 1885 chargé d’un cours de
psychologie expérimentale à la Sorbonne, avant d’occuper la chaire de psychologie expérimen-
tale et comparée au Collège de France. Ainsi, on le voit, s’il existait à l’époque un engouement
pour la télépathie, ce phénomène était néanmoins étudié et pris en compte par des personnalités
qui étaient loin d’être considérées comme fantaisistes ou sans rigueur. Toutes ces sociétés étu-
diaient de manière plus ou moins critique les phénomènes occultes, surtout la « médiumnité »
et la « télépathie » (terme créé par Myers en 1882). C’est dans ce contexte que « l’hallucination
véridique » est étudiée : il s’agit de la vision soudaine d’une personne par un mécanisme hallucina-
toire, personne dont il est constaté après coup qu’elle est décédée au moment précis de la survenue
de l’hallucination. La possibilité d’hallucination chez des personnes saines d’esprit est également
étudiée, comme celle de communication télépathique, se définissant par « l’action cachée d’un
esprit sur un autre en dehors des voies sensorielles habituelles ». Au bout du compte la télépathie
paraissait comme un phénomène lié à un mécanisme psychologique, pouvant se partager avec
la maladie mentale. Gilbert Ballet (1853–1916) est connu pour sa définition de l’entité nosogra-
phique qu’il nommera « psychose hallucinatoire chronique », a été formé par Charcot dont il a été
le chef de clinique à la Salpêtrière. Neurologue et aliéniste, titulaire de la chaire de clinique des
maladies mentales et de l’encéphale à l’hôpital Saint-Anne dès 1909, il en est venu à questionner
la possibilité d’une particulière « porosité » psychique des personnes psychotiques. Il considérait
la médiumnité comme liée à un processus de désagrégation transitoire de la personnalité chez une
personne par ailleurs saine d’esprit, état de désagrégation qu’il considérait constant et plus intense
dans la « psychose hallucinatoire chronique » [8]. On retrouvera cette idée de désagrégation chez
Federn, l’identité psychotique épousant en quelque sorte les formes ou idées circulantes, comme
en empreinte.
Pour Le Maléfan l’hallucination télépathique telle qu’elle est traitée notamment par Jules
Christian [9] relève d’une rhétorique de l’indécidable.
Néanmoins, les recherches se poursuivent, et je ne parle ici que des recherches au sein de la
communauté scientifique, à caractère officiel et non de celles émanant de groupes simplement
adeptes du paranormal. Par exemple, Ullman, membre à vie de l’APA (American psychological
association), ancien directeur du département de psychiatrie du Maimonide Medical Center de
New-York a longuement travaillé dans les années 1960 dans un « laboratoire d’étude des phé-
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nomènes de rêve et de télépathie » et publiait encore en 2003 [10] sur ce thème. Le Dr Stanley
Krippner a publié en 1964 les premières études protocolisées de ces phénomènes nommés « psi »,
d’autres suivent comme Pratt, Honorton, Hyman, Utts etc. qui ne publient pas que dans des revues
vouées au « paranormal » mais aussi dans des revues « scientifiques ». L’un des protocoles d’étude
les plus utilisé toujours actuellement est le « Ganzfeld » [11].
Les travaux récents, dans une perspective psychiatrique et non psychanalytique, ne sont pas
nombreux. Cependant, un auteur actuel, Wackermann, poursuit des recherches sur ces questions
à partir des modifications de l’activité électrique cérébrale lors des expériences d’altération de
conscience avec phénomènes paranormaux de transmission [12–14]2 .
Il s’agit donc d’un domaine de recherche marginal, certes, mais qui n’est pas totalement exclu
du cadre des objets d’études scientifiques valides.

4. Télépathie et psychanalyse

Freud en 1921 puis 1922, écrit deux textes, respectivement « Psychanalyse et télépathie »3 ,
« Rêve et télépathie » en pleine période d’engouement pour l’occultisme en Europe. Il exprime
une prudence toute rigoureuse face aux phénomènes occultes, racontant avoir refusé l’invitation
à écrire dans une revue explicitement dédiée à ces sujets, tout en même temps qu’ils se dit forcé
d’admettre que la pensée peut se transmettre sans passer par les médiations connues, sensorielles
notamment. Il y relate des exemples extrêmement troublants et évoque un aspect : « . . .ce n’est pas
un fragment quelconque d’un savoir indifférent qui s’est communiqué par la voie de l’induction
à une deuxième personne, mais (. . ..) c’est un désir extrêmement fort d’une personne. . . » [15].
Nous retrouvons là l’aspect intense non pas de « l’émotion » mais du désir. Ceci étant, l’importance
des affects que je ressentais lors des phases de « décrochage » de mon attention était liée à mon
désir dans la plupart des cas, mais aussi à mon angoisse (Mélanome).
Freud dit également que le désir en question n’est pas refoulé, mais réprimé, c’est-à-dire
oscillant entre préconscient et conscient.
Mais, un peu plus loin, il évoque la possibilité du transfert télépathique d’un intense désir
inconscient. En tout état de cause il insiste sur l’intensité du désir, refoulé ou non, comme facteur
permettant la transmission.
Jung quant à lui parlera de « synchronicité », c’est-à-dire d’une relation non causale, mais de
coïncidence non fortuite. Il donne comme exemple celui d’une patiente qui lui raconte un rêve
comprenant un « scarabée d’or », et simultanément un scarabée s’écrase sur la vitre de la fenêtre
[16]. Il s’agit là moins de la transmission que de la réalisation physique d’une pensée, qui prend
un relief particulièrement magique. Jung n’évite pas un biais évident puisqu’il ne prend pas en
compte toutes les fois où des récits de rêve ne comportent aucune manifestation de ce type, d’où
l’interrogation quant au fait qu’il puisse estimer ce phénomène comme « non fortuit ».
Paul Federn rapproche « Télépathie » et « empathie », ce qui est une voie d’étude tout à
fait passionnante d’autant qu’elle permet d’emprunter les voies phénoménologiques ouvertes
par Husserl [17]. Pour Federn les frontières du moi sont en perpétuels changements avec
des phases d’hypersensibilité facilitant la captation télépathique [18]. Rosen [19] décrit pour
expliquer la genèse de la schizophrénie des « mères perverses » communiquant d’inconscient
à inconscient avec leur bébé en transmettant leur hostilité rejetante à ce dernier. Cette variété

2 Freud S. Psychanalyse et télépathie. In: Résultats, idées problèmes, Tome II, ([15], p. 7–23).
3 Freud S. Rêve et télépathie. In: Résultats, idées, problèmes Tome II, ([15], p. 25–48).
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télépathique est strictement inconsciente, là où les exemples que nous avons proposés relatent
des expériences conscientes. Néanmoins, cela pose l’hypothèse d’une communication télépa-
thique précoce, initiatrice du développement psychique, anticipant sur les « accordages affectifs »
[20] ultérieurs et la phase suivante qui est le langage. D’ailleurs, Nachin [21], dans un texte
relatif au « tact » chez Ferenczi dans ses rapports à la « résonance » chez Nicolas Abraham,
deux phénomènes également proches de l’empathie et de la télépathie, reprend l’idée selon
laquelle « l’analyste » est celui qui a acquis et conserve le meilleur contact possible avec
« l’enfant en lui ». Ces phénomènes de communication précoce et de travail relationnel mère–bébé
nous amènent à la question de « l’identification projective ». Lorsque Mélanie Klein propose
ce concept il s’agit pour elle d’un fantasme inconscient de l’enfant projetant une partie de
lui-même (« mauvaise », mais pouvant être « bonne ») dans l’autre pour s’en libérer, attaquer
l’autre, ou le « contrôler » [22]. Ainsi, le sentiment persécutif est-il dans cette optique lié au
repérage de ce que l’on a projeté dans l’autre. Nous reprendrons à la fin de ce travail l’idée
de traces accessibles chez l’analyste et le patient psychotique de ces modes relationnels pré-
coces.
Mais dans cette conception initiale, il n’est nullement question de relation télépathique,
puisque le destinataire de la projection n’en reçoit rien. Or un pas de plus est franchi avec le
concept de « contre identification projective » forgé par Grimberg et largement repris depuis,
sorte d’équivalent archaïque du contre-transfert [23].
La projection cesse ici d’être un simple fantasme inconscient strictement limité au « projetant »
pour devenir un message perceptible par le « receveur » de la projection : on entre dès lors dans le
champ de l’hypothèse télépathique. Pour certains auteurs l’analyste doit se former à « entendre »
par ce mécanisme qui devient dès lors un outil précieux [24]. Pour Bion [25], il existe un processus
normal d’identification projective, initié par la relation mère–enfant et qui perdure toute la vie
sans pathologie associée. C’est ainsi que Ciccone identifie comme « voie royale de la transmission
inconsciente » l’identification projective [26]. La conséquence est double, Ferro [24] parle d’une
forme d’« hygiène » de l’analyste l’amenant à « détoxifier » sa propre psyché des projections
reçues lors des séances (repos, recherche, écriture, etc.) mais aussi en veillant à ne pas « polluer »
(dixit) la psyché des analysants avec ses propres projections. J’y reviendrai en conclusion, bien
que ce travail décrit des transmissions d’idées conscientes (et non inconscientes) de l’analyste
vers le patient.
Pour Lacan, l’occulte représente « ce que le discours scientifique ne peut pas encaisser »4 ,
puis commentant l’intérêt de Freud pour la télépathie disait que ce dernier, parfois, se mettait « à
glisser tout doucement dans le délire »5 . On note que dans le discours de Rome de 1953, distribué
sous forme de texte retranscrit dans les Écrits sous le titre « Fonction et champ de la parole et du
langage en psychanalyse » [27] le phénomène télépathique est présenté par Lacan comme un effet
de résonance du langage conçu comme une forme de bain englobant les uns et les autres, pouvant
vectoriser les mêmes idées au même moment, d’où l’idée connexe « Il n’y a pas de propriété
intellectuelle ». Ainsi, de « psychanalyse et télépathie » publié par Freud en 1921, à l’étude de
Granoff et Rey [28] parue en 2005, de multiples travaux ne cessent d’explorer cette question, là
encore la revue ici rendue est loin d’être exhaustive. Le rêve télépathique constitue toujours un
objet d’étude [29], comme la médiumnité [30] ou le transfert de pensée en séance [31], ces sujets
faisant également l’objet de mémoires de recherche, en France, comme par exemple le travail de

4 Lacan J., Le Séminaire. Les non dupes errent. Inédit, séance du 20 nov. 1973.
5 Lacan J., Le séminaire. L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre. Inédit, séance du 15 février 1977.
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Rabeyron [32] qui donnera par ailleurs un bel article de synthèse dans l’Évolution Psychiatrique
[33].

5. Hypothèses explicatives des phénomènes d’allure télépathique

5.1. Hypothèses matérialistes

(a) Giroldini a publié dans l’« European Journal of parapsychology » [34] (support éditorial
qui admet de principe l’existence de phénomènes paranormaux) une hypothèse intellectuelle-
ment intéressante qui fait appel à la mécanique quantique. Il part d’une expérience aboutissant au
« paradoxe d’Einstein Podolsky Rosen » (Paradoxe EPR) qui met en lumière une propriété particu-
lière des atomes : « non localité » ou « non séparabilité ». Pour resituer les choses, Planck, physicien
allemand (1858–1947) crée la physique dite « quantique » dont l’objet se situe à l’échelle atomique
et qui repose sur une première loi : il existe dans la matière des « Quanta », c’est-à-dire des quan-
tités fixes d’énergie, des constantes. Puis, un physicien indien, Satyendranath Bose (1894–1974),
soutenu par Enstein (qui l’aide à publier ses recherches en 1924) découvre des particules spé-
ciales (les Bosons) qui ont la propriété de correspondance et de symétrie (contrairement aux
« fermions » antisymétriques). Les Bosons, constituants de la matière à l’échelle sub-atomique,
possèdent donc la propriété d’influer les uns sur les autres, par couples, en adoptant le même
comportement (symétrie), et ce à distance. Ainsi, le « comportement » de bosons dans les atomes
du cerveau d’un « individu A » pourrait influer sur les comportements de certains bosons du cer-
veau d’un « individu B ». Et la transmission au sein de ces « couples bosoniques » passerait par
des médias différents de la lumière ou d’autres ondes électromagnétiques connues. Il s’agit d’une
thèse particulièrement spéculative faisant appel à des mécanismes encore très mal connus concer-
nant les propriétés de ces particules ni énergétiques ni matérielles que forment les « bosons ».
Ceci étant de nombreux chercheurs en physique travaillent à un très haut niveau universitaire sur
ces éléments (par exemple les « bosons Z ») et pensent pouvoir en découvrir d’autres, avec le
secret espoir de révéler des caractéristiques inédites de la matière6 . Ces hypothèses concernant
la télépathie font suite aux propositions de Cazzammalli, dans les années 1920, proposant qu’il
s’agissait d’un phénomène électromagnétique, il avait d’ailleurs conçu un « interféron-mètre »
pour mesurer la « circulation médiumnique ».
(b) Il existe d’autres hypothèses matérialistes. Par exemple, Élisabeth Laborde Notale [35]
propose de repérer des logiques de communication « non verbales ». Dans son étude relative au
phénomène de voyance elle nomme « scopèmes » les entités signifiantes perçues par le médium
qui les ressentirait comme « étrangères » et venant d’une pure « extériorité ». Il s’agit donc pour
l’auteur d’une forme de « micro-sémiologie inconsciente » d’un phénomène de « lecture per-
ception » qui apparaît à l’esprit comme « révélation ». Ce mode de perception existerait aux
premiers âges de la vie pour ensuite disparaître progressivement, faute d’utilité compte tenu
de l’apparition du langage. Ainsi elle décrit ce qu’elle nomme « micromimique » : la mimique
exprime des idées à l‘interlocuteur mais reste « indétectable » consciemment. Il pourrait s’agir là
encore d’un équivalent d’accordage affectif transmodal tel que décrit par Stern [20]. Cette expli-
cation particulièrement plausible, en tous les cas plus que les autres, est à retenir. Dans les cas

6 Pour avoir discuté avec certains de ces chercheurs passionnés, je dois avouer avoir ressenti l’impression étrange et

poétique compte tenu de l’immense degré d’abstraction de leurs hypothèses de travail, qu’ils étudiaient des phénomènes
que produisaient leurs appareils de mesure. . . Compliment qu’on peut par ailleurs me retourner. . .
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cités de mon expérience il s’agissait toujours de « face-à-face », avec des patients psychotiques.
Cette expérience ne s’est jamais révélée quand j’étais assis derrière le divan (mais il s’agit alors
de patients non psychotiques et peut-être moins aptes à ce type de communication). Néanmoins
à plusieurs reprises ces phénomènes sont survenus hors séance, au détour d’un couloir, sans
véritable « contact » mimique.

5.2. Hypothèse non matérialiste

Après la double hypothèse matérialiste (« mécanique quantique » et « micromimique ») il


convient d’en envisager une troisième que l’on pourrait qualifier « d’extimité » psychique.
Cela correspond étroitement à l’aphorisme lacanien : « il n’y a pas de propriété intellectuelle »,
ce qui signifie que nous évoluons psychiquement au sein d’une structure de langage agissant à
la manière d’une « ambiance », si bien qu’une « découverte » peut se faire jour chez plusieurs
personnes au même moment, sans qu’il s’agisse d’aucune façon de plagiat. Serge Tribolet a
montré que Lacan, de ce point de vue, est très proche de Plotin sans jamais le citer [36]. Plotin
né en 205 en Égypte, est le fondateur du néo-platonicisme, a créé un système reposant sur une
triade : « l’âme », part sensible de l’être, doit éthiquement (éthique platonicienne) se détourner
des sensations du corps afin de s’ouvrir de façon contemplative sur le « Un » pour ainsi percevoir
les « intelligibles ». Les « intelligibles » sont issus de « l’intellect » qui est un reflet « altéré » du
« Un ». Le corps est donc nettement séparé de l’esprit, l’esprit lui étant en quelque sorte extérieur.
Dans une perspective Lacanienne, il n’y a pas de psychogenèse, autrement dit l’intimité psychique
ne se construit pas sur la base d’une accumulation d’introjects dont certains refoulés formeraient
une « psychologie des profondeurs », l’inconscient. Dans le contre-pied qu’il a pris durant tout
son enseignement il considérait l’inconscient comme « extime » et non « intime », comme effet
d’un « langage » duquel le sujet se déduirait plutôt que l’inverse. Cet Autre du langage, comme
circulation en quelque sorte extérieure, serait donc en partie partagé d’où l’absence de propriété
intellectuelle.
Ainsi, si l’on se réfère à notre clinique de départ, rien n’empêche d’imaginer que les associations
de mes patients aient pu engendrer chez moi des associations anticipatrices sur leur discours,
m’interpellant en un point affectivement chargé de ma vie personnelle, provoquant un court instant
le décrochage de mon attention. En cette occurrence il s’agirait d’un simple « contre-transfert ».
Mais, ce type d’explication ne cadre pas avec les situations où des patients m’apostrophent, entrent
dans mon bureau et sans « préavis », m’expriment une de mes préoccupations.
Je vais repartir de ma clinique et m’appuyer sur Resnik, déjà cité, et Freud, pour proposer une
hypothèse.
Le phénomène survient lorsque j’abandonne mes patients, que je les « laisse tomber » au profit
d’une préoccupation personnelle chargée d’affects. Cela survient également si je suis banalement
indifférent, hors séance, à un patient mais préoccupé. La relation télépathique apparaît alors
comme un « agrippement » psychique du patient avec l’effet de tisser un lien qui m’est « imposé »,
un lien sécure, comme une protestation et une stratégie « contra-abandonnique ».
Le mécanisme reposerait sur un mode mystérieux de transmission mère–bébé dont les
personnes psychotiques, si sensibles à l’abandon, auraient conservé les clefs. Il s’agit d’une
formulation imagée et simpliste de notions plus complexes citées plus avant dans mon texte.

6. Conclusion

L’étude des phénomènes télépathiques a connu un essor considérable fin du xixe début du
xxe pour rester à ce jour un objet d’étude marginal mais néanmoins pris au sérieux hors les
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sociétés strictement portées sur l’occultisme, c’est-à-dire y compris dans certains milieux univer-
sitaires.
Quelques vignettes cliniques ont montré, je pense, la pertinence de l’hypothèse. Lorsque mon
attention décroche de l’écoute d’un patient psychotique, ou lorsque je suis préoccupé et qu’un de
mes patients cherche à entrer en contact avec moi, le propos du patient met à jour de façon régulière
et troublante des éléments de ma pensée consciente, lorsque cette dernière est particulièrement
chargée d’affects.
On pourrait objecter que cela n’arrive que du fait du hasard, mais, heureusement, mon attention
ne me paraît pas décrocher si souvent que la coïncidence serait fortuite à raison d’un décrochage
sur mille par exemple.
Je n’ai pas le sentiment non plus de produire un faux souvenir de décrochage d’attention
déclenché par une association du patient, mais je dis bien que je n’ai pas ce sentiment. Cela doit
rester en toute rigueur une possibilité à envisager. Mais alors pourquoi l’association du patient
surgit-elle en rupture avec la thématique de son discours ? Lorsque mon attention décroche, je
reste néanmoins intellectuellement, superficiellement, présent, et cela se fait sur un temps très
court, donc je peux attester de la réalité de la « rupture thématique ». Cette rupture thématique
dans le discours du patient me parait donc un argument solide en faveur d’une transmission.
Tout se passe comme si, abandonné, le patient me convoquait, me rappelait à l’ordre, en
s’identifiant télépathiquement à ma pensée, « s’accrochant » là où je « décroche », comme un
« agrippement psychique ». Cela vaut également comme manière d’entrée en contact lorsque la
relation n’est pas encore initiée. Il s’agirait d’un phénomène « d’identification télépathique » assez
proche de ce que décrit Resnik.
Accepter la possibilité d’un tel phénomène comporte au moins deux conséquences pour la
pratique.
La première conséquence concerne « l’hygiène psychique » du thérapeute : son mode de pré-
sence, sa forme de disponibilité et les éléments formant sa « préoccupation » pourraient influencer
la pensée ou les associations de son patient, par ce phénomène que j’ai appelé « identification
télépathique ». Ainsi la fonction de soignant en psychiatrie, au contact au long cours avec
des personnes psychotiques, devrait s’accompagner d’une discipline particulière, d’une forme
« d’asepsie » pour reprendre l’expression de Tosquelles (qu’il appliquait à l’institution dans son
ensemble).
La seconde conséquence concerne les modèles théoriques explicatifs de la psychose qui
peuvent, à certains moments, former une « préoccupation intellectuelle » chez le thérapeute. La
question est de savoir si ces modèles peuvent être suffisamment chargés de valeur affective
pour entrer dans mon hypothèse de transmission télépathique. Disons qu’ils le sont proba-
blement d’autant plus s’ils ont une forte fonction défensive. Ainsi la peur, la dépression, le
sentiment d’effondrement ou d’insanisation que produit la relation avec une personne psycho-
tique peuvent engendrer une stratégie inconsciente de « représailles théoriques ». J’avais tenté de
montrer, dans un travail précédent [37] que le détournement de l’enseignement de Lacan pou-
vait former une pseudo-théorie de la psychose particulièrement aliénante. La conception de la
« forclusion du Nom-du-Père », non référée à son contexte intellectuel et institutionnel effec-
tif lors de sa « construction », représente à ce titre, implicitement, l’indice d’une stigmatisation,
en garantissant une étanchéité parfaite entre la psychose et la névrose. Un tel modèle (qui est
détournement de l’enseignement de Lacan pris dans sa globalité) expulse par avance le patient
d’une mondanité commune et en fait un véritable « aliéné » au sens le plus pur « d’étranger ».
Outre les effets directs sur la conduite de la cure par exemple, cela peut « résonner » et se
transmettre, à suivre l’hypothèse de départ d’une « identification télépathique ». Une telle identi-
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fication ne pourrait avoir que des effets catastrophiques et il ne s’agit là que d’un exemple parmi
d’autres.
Enfin, il convient de préciser que de tels phénomènes d’allure télépathique, qui font penser à
des failles psychotiques, peuvent concerner des personnes qui ne sont pas dans le champ de la
psychose, il ne s’agit donc pas d’un repère diagnostique. Il ne faut pas confondre « immaturation »
laissant des résidus de fonctionnement psychotiques et « déstructuration » de la psychose rame-
nant le sujet à ces fonctionnements archaïques. À ce titre, l’intuition du psychiatre ou de l’analyste
sont peut-être des restes de ces failles qui permettent une écoute spéciale, réceptive à certaines
circulations non explicites. Et l’absence de telles qualités serait sans doute préjudiciable au travail
thérapeutique. Heureusement, le choix professionnel menant au métier de « psychiste » (Tos-
quelles) est probablement motivé par l’existence de telles microfailles plus ou moins « actives »
car mal recouvertes par les diverses défenses ou aménagements psychiques.

« Primum non nocere ».

Déclaration de conflit d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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