Vous êtes sur la page 1sur 227

Christian FIERENS

LOGIQUE DE L'INCONSCIENT

Lacan ou la raison d' une clinique

Édition revue et augmentée

L'Harmattan
Ouvrages de l'auteur

Logique de l'inconscient, Lacan ou la raison d'une clinique, De Boeck, 1999.

Lecture de l'étourdit, Lacan 1972, L'Harmattan, 2002.

Comment penser lafolie? Essai pour une méthode, Erès, 2005.


Ouvrages de l'auteur

Logique de l'inconscient, Lacan ou la raison d'une clinique, De Boeck, 1999.

Lecture de l'étourdit, Lacan 1972, L'Harmattan, 2002.

Comment penser lafolie? Essai pour une méthode, Erès, 2005.


Avant-propos

Ce livre traite de la psychanalyse et de sa logique propre. Par là, il ne


s'oppose nullement à d'autres techniques « psy» qui s'occupent de l'âme et
de ses souffrances. Ces pratiques ont leurs logiques propres différentes de
celle de la psychanalyse.
Il ne s'agit pas non plus ici d'examiner l'efficacité ou l'inefficacité de la
psychanalyse dans des applications cliniques.
Le propos concerne ici la logique de la psychanalyse en général,
lacanienne ou non lacanienne. Cette logique se déduit entièrement de
« l'association libre» précisée dans l'introduction. Qu'implique la parole
comme association libre, avant toute illustration dans une psychanalyse
effective?
Le sous-titre Lacan ou la raison d'une clinique fait d'abord référence à la
clinique freudienne des associations libres et secondairement à Lacan, dont
la lecture semble la plus propice pour développer la logique de toute
psychanalyse. Le lecteur de ce livre n'a nul besoin d'adhérer a priori à un
lacanisme ou l'autre pour commencer la lecture.
Le point de vue - critique - ne vise pas des individus (praticiens ou
théoriciens), mais la psychanalyse et ses propres écueils. Ceux-ci sont
d'ailleurs ineffaçables, puisqu'ils sont intimement articulés à la logique
même de la psychanalyse. À chacun de s'y confronter.
Avant-propos

Ce livre traite de la psychanalyse et de sa logique propre. Par là, il ne


s'oppose nullement à d'autres techniques « psy» qui s'occupent de l'âme et
de ses souffrances. Ces pratiques ont leurs logiques propres différentes de
celle de la psychanalyse.
Il ne s'agit pas non plus ici d'examiner l'efficacité ou l'inefficacité de la
psychanalyse dans des applications cliniques.
Le propos concerne ici la logique de la psychanalyse en général,
lacanienne ou non lacanienne. Cette logique se déduit entièrement de
« l'association libre» précisée dans l'introduction. Qu'implique la parole
comme association libre, avant toute illustration dans une psychanalyse
effective?
Le sous-titre Lacan ou la raison d'une clinique fait d'abord référence à la
clinique freudienne des associations libres et secondairement à Lacan, dont
la lecture semble la plus propice pour développer la logique de toute
psychanalyse. Le lecteur de ce livre n'a nul besoin d'adhérer a priori à un
lacanisme ou l'autre pour commencer la lecture.
Le point de vue - critique - ne vise pas des individus (praticiens ou
théoriciens), mais la psychanalyse et ses propres écueils. Ceux-ci sont
d'ailleurs ineffaçables, puisqu'ils sont intimement articulés à la logique
même de la psychanalyse. À chacun de s'y confronter.
Introduction
L'association libre

Du seul principe de la psychanalyse, on pourrait dire bien des choses:


(psychologue) « dites vos associations », (idéaliste) « dites librement »,
(moraliste) «vous devez dire... », (voyageur ou travelling) « comportez-
vous comme un voyageur qui, assis près de la fenêtre de son compartiment,
décrirait le paysage tel qu'il se déroule », (utopiste) « dites tout », Ge
m'enfoutiste) « ... n'importe quoi », (stratège) « c'est la seule façon de
vaincre la résistance », (répétiti~ « dites toujours », (curieux) « j'aimerais que
vous disiez. .. », (silencieux) « ... », (aiguilleur) « ne triez pas », (Philosophe)
« ce qui vous vient à l'esprit », (poète) « le prime-saut du dire », (permissif)
« vous pouvez dire. . . » etc. etc.
Qu'est-ce que la p!J!chana/yse ?
Et tout d'abord la p!J!chana/yseexiste-t-elle? Existe-t-elle comme pratique
cohérente si son principe se diffracte en une telle profusion de manières de
le dire?
Ces questions sont bien notre propos, au risque d'ailleurs de remettre en
chantier certains supposés acquis de la psychanalyse. D'où pouvons-nous
interroger l'existence de la psychanalyse? Car bien sûr ni le dispositif de la
cure, ni le transfert ne prouvent l'existence de la psychanalyse. Pas plus
d'ailleurs que la multiplicité des « cas» tombant dans les statistiques du
clinicien « averti ». De quoi pourrait-il d'ailleurs être averti sinon de
l'inclassable singularité de celui qu'il écoute?
Loin de s'appuyer sur des données expérimentales toujours partisanes,
nos questions supposent un exercice de non-savoir, de mise entre
parenthèses d'une connaissance trop facilement sûre d'elle et notamment
d'une science clinique basée sur l'expérimentation. Au moins, par cet
exercice, sommes-nous en principe débarrassés des prétentions arrogantes
des partis pris quels qu'ils soient. Ce non-savoir n'est pas rien. Loin d'être
une ignorance crasse, il est le corrélat direct de la parole comme association
libre.
Notre propos sera purement logique: faisons autant que possible
abstraction de tout le contenu empirique et psychologique qui viendrait
illustrer le principe et la pratique de la psychanalyse par de beaux exemples.
Qui prend l'heureux risque de cette logiquede l~'nconscientn'en sort pas
indemne. La naissance de la psychanalyse a introduit une nouvelle façon
d'aborder les «malades ». Ils y perdent en effet leur passivité de patients
pour entrer dans l'acte de l'analyse comme analysants, terme désormais
consacré dans la francophonie.
Les analysants néanmoins restent parfois enclins à se plaindre de leur
analyste, de ses interventions ou de ses silences, tandis que l'analyste peut
être tenté de rejeter ses difficultés à diriger telle cure sur le compte de la
psychopathologie de son analysant: « qu'il prenne donc ses maux en
patience! ». . . et le revoilà devenu patient. L'analysant et l'analyste
s'exercent ainsi parfois à un jeu croisé de mutuelle patience. Notre propos
n'est pas de fournir quelque conseil technique, ni de court-circuiter le
processus, ni de le condamner pour sa lenteur, ni non plus d'en restreindre
les « applications ». La patience dans l'analyse, voire l'ennui qui pourrait
parfois en découler, n'exigent ni les conseils, ni le court-circuit, ni la
condamnation, ni les indications relatives à une tect"tnique. Car l'ennui n'est
que l'oubli de la dimension de l'Ailleurs qui fait la joie de l'ouverture de
l'inconscient et la patience n'est que l'attente du retour de cet Ailleurs. Il
faudra rattacher ces difficultés de l'analysant et de l'analyste à l'entreprise
qui les a convoqués, à la psychanalyse et à sa logique propre. Quelle est
donc cette logique?
La psychanalyse n'est pas une technique plus ou moins applicable ou
indiquée dans telle ou telle pathologie - et nous prendrons régulièrement le
contre-pied des indications traditionnellement reçues, notamment en
revenant sur la psychose considérée comme pathologie habituellement
exclue de ces indications. La psychanalyse est une méthode qui, dans son
parcours, crée son propre champ. Il n'entre pas directement dans notre
propos de mesurer si cette « méthode» (ce parcours) est « thérapeutique»
pour le «patient », ou d'étalonner les indications et contre-indications selon
les diverses « psychopathologies ». Ce serait là trop vite refermer l'analyse
critique d'une méthode où le patient se transforme radicalement en
analysant et échappe ainsi à un schématisme réducteur.
Notre propos est bien plutôt de montrer comment certaines difficultés de
la psychanalyse sont tributaires d'une mécompréhension de sa logique, qu'il
convient d'analyser aussi précisément que possible. La psychanalyse risque
bien d'être particulièrement « imbécile» si elle ne suit pas sa propre logique,
faute de l'avoir parcourue réellement, dans une analyse personnelle certes,

10
mais aussi dans l'interprétation de ce qui s'y passe et qui relève de la logique
de l'inconscient.
La logique de la psychanalyse démarre avec son principe. Mais pourquoi
tant de difficultés à le saisir? Ledit « principe» ne vise pas la cohérence de
la réalité: en son « principe» même, il n 'est pas scientifique. Il vise bien
plus foncièrement à libérerla parole de l'obligation de correspondre avec la
réalité. L'analysant pourra ainsi se livrer, autant que possible sans retenue,
au récit des chimères, inventions et rêves qui se fomentent en lui souvent à
son insu. Nous voilà ainsi introduits dans un langage qui n'est normalisé
par aucune réalité: il ne s'agit plus de « dire ce qu'il y a » ou de « mettre des
mots sur les choses ». Le psychanalyste pourra d'ailleurs repérer dans le dire
de l'associant (<<libre ») comment à partir d'une parole soucieuse d'une
adéquation avec la réalité un autre champ s'insinue d'abord, s'impose
ensuite et subvertit enfm la préoccupation réaliste.
L'ouverture de ce champ est-elle un piège dans lequel l'oiseleur rusé
prendrait les oisillons de l'inconscient à son filet? Il ferait mieux alors
d'émettre quelques sérieuses réserves sur la solidité de ses filets pour les
proies trop imposantes et de les exclure en conséquence comme contre-
indiquées pour sa technique de chasse. C'est le,p.rychothérapeute(et non le
psychanalyste) qui délimite son champ d'action en fonction de critères de
réalité; ses rets viennent recouvrir le langage du patient, il pose son
diagnostic ou dit ce qu'il y a, il propose son indication ou dit ce qu'il y a lieu
de faire, il suppose un pronostic ou dit les chances de guérison; le
psychothérapeute garde le dernier mot, le mot de la fin... (fm de
l'inconscient). Il dirige la cure selon un schéma bien médical (diagnostic,
indication, thérapeutique, pronostic de guérison), dont la légitimité n'a pas
de prise sur l'inconscient.
À l'opposé de la démarche qui emprisonnerait l'association « libre» dans
les fùets contraignants du langage «réaliste et efficace» (avec ses
diagnostics, ses pronostics et ses thérapeutiques d'adaptation), nous
prétendons qu'il y a une logique propre de la psychanalyse qui mérite d'être
développée pour elle-même. Nous distinguons deux aspects totalement
différents du langage: le langage de communication de « réalités» et le
langage de l'association libre. À l'heure du langage de l'information sur Internet,
sur ADN ou sur DSM, la psychanalyse soutient le champ d'un tout autre
langage du côté de la lettre, de la littérature et de sa fiction, de la
philosophie et de sa (Philo)logie, plutôt que du côté de l'information et de
la transmission de connaissances en jeu dans la conversation courante et
dans les sciences qui les prolongent méthodiquement. Ceci ne veut
nullement dire que la psychanalyse soit pour autant moins logique que ces

11
sciences. Une autre logique - bien plus redoutable - y est à l'œuvre
(chapitre 1).
Ce premier chapitre est suivi de trois chapitres qui en développent les
implications non sans remettre en question trois présupposés classiques de
la psychanalyse en général ~e présupposé d'un diagnostic, le présupposé
d'un schématisme, le présupposé de l'exclusion des psychoses qui découle
des deux précédents).
Faute d'avoir été suffisamment dégagée, la logique de l'inconscient est
parfois remplacée, maladroitement, par une logique classique qui pourrait
tout ordonner sous sa loi. Ce bricolage malencontreux est en jeu
notamment dans l'applicationde la psychanalyse à une psychiatrie classique:
sous l'égide du schéma médical diagnostic,indication,pronostic,thérapeutique,on
suppose trop naivement que le « sujet supposé savoir» confère quelque
savoir supposé patenté au «psychanalyste» éclairé (chapitre 2).
Cette fâcheuse confusion est encore accentuée par les supports
psychogénétiques et fantasmatiques qui «structureraient» telle forme
morbide, supports schématiques imaginaires dont le thérapeute aurait le
secret, conforté éventuellement par l'autorité non critiquée d'un maître
prestigieux (chapitre 3).
À l'opposé du diagnostic et du schématismede la ~ie psychique, il faut dire
comment l'association libre se différencie du langage de la connaissance
tout en s'y articulant. Tel est le seul « schématisme» de la psychanalyse: il
ne préjuge en rien ni par quelque diagnostic, ni par quelque contenu
imaginaire, de ce qui viendra se dire. La nouvelle clinique se penche ainsi
non sur le patient porteur de tel diagnostic, non sur le patient support d'un
schéma imaginaire universel, la clinique nouvelle se penche sur l'analysant,
qui est la logique en acte de l'association libre.
Ces préjugés diagnostiques et psychogénétiques ont produit une
conception limitative de la psychanalyse en général et notamment
l'exclusion de la psychose en dehors du champ des «indications» de la
psychanalyse. Cette dérive doit être située par rapport à «La négation»
(Freud). À partir de là, on pourra remettre en question cette « forclusion»
de la psychose et resituer les choses notamment à partir de la topologie des
surfaces (chapitre 4).
Ces trois chapitres critiques dégagent le champ où peut être explicitée la
logique propre de la psychanalyse.
La logique traditionnelle vise à aborder les règles de raisonnement qui
nous garantiront au mieux l'accord de nos conclusions avec la réalité; elle
apparaît ainsi comme foncièrement opposée à la psychanalyse et
l'association libre qui arrachent la parole à toute correspondance directe
avec la réalité. Résolument et en contrepoint à toute logique classique, la

12
logique de la psychanalyse part de son seul principe. Ce dernier recèle en lui
une impossibilité qu'il faudra expliciter et consacre l'impuissance inhérente
à la pratique de l'analyse. Nous développerons cette double aporie dans la
théorie des discours de Lacan (chapitre 5).
Ces passages d'un discours à un autre sont perceptibles dans leur langage
et leur construction propres, dans la grammaire et les modalités qui dirigent
ces discours et les changent. Bien plus, cette structure de passage permet de
dire que tel discours de l'analysant est« bien formé », est grammaticalement
« juste» du point de vue de la psychanalyse (chapitre 6).
Sa logique dépendra entièrement de la grammaire propre au langage et au
dire en jeu dans la psychanalyse (chapitre 7).
Nous indiquerons enfin quelques pistes de réflexion pour une direction
de la cure basée sur la logique propre de l'inconscient (chapitre 8).

13
logique de la psychanalyse part de son seul principe. Ce dernier recèle en lui
une impossibilité qu'il faudra expliciter et consacre l'impuissance inhérente
à la pratique de l'analyse. Nous développerons cette double aporie dans la
théorie des discours de Lacan (chapitre 5).
Ces passages d'un discours à un autre sont perceptibles dans leur langage
et leur construction propres, dans la grammaire et les modalités qui dirigent
ces discours et les changent. Bien plus, cette structure de passage permet de
dire que tel discours de l'analysant est« bien formé », est grammaticalement
« juste» du point de vue de la psychanalyse (chapitre 6).
Sa logique dépendra entièrement de la grammaire propre au langage et au
dire en jeu dans la psychanalyse (chapitre 7).
Nous indiquerons enfin quelques pistes de réflexion pour une direction
de la cure basée sur la logique propre de l'inconscient (chapitre 8).

13
sur le palimpseste de ces moments cruciaux du « langage », qui retiendront
notre attention au cours de cet ouvrage.
Nous partirons de la raison communeet de son développement dans la
philosophie de I<ant. On sait comment ce dernier distingue deux usages de
la raison: un usage spéculatif et un usage moral dont traitent ses deux
premières grandes critiques. La critiquede la Raisonpure (1781-1787) et La
critiquede la Raisonpratique (1788) répondent respectivement à deux grandes
questions de l'homme: que puisje savoir? et que doisje jàire? où nous
retrouvons les deux limites du langage ou de l'appareil psychique: le savoir
du côté de la perception (input) et lejàire du côté de la motricité (output).
Du côté du savoir,« toute notre connaissance commence par les sens,
passe de là à l'entendement et finit par la raison» (Critiquede la raisonpure,
La Pléiade T.l, p. 1016). Ainsi ce que nous donnent nos sens (dont la
structure a priori est analysée par Kant dans son Esthétique transcendantale),
doit être «entendu» par «l'entendement» dans un jugement proposi-
tionnel (dont la structure livrera les catégories de l'entendement et les
principes de l'entendement - AnalYtique transcendantale),pour être enfm
« compris» et autant que possible unifié dans un «raisonnement» par la
« raison» (d'où découlent les idées et illusions dont traite la Dialectique
transcendantale). Autrement dit, les données dé notre sensibilité (vue,
ouïe,. . .) sont reprises par notre entendement dans un jugement, qui doit
être inséré dans un ensemble de jugements, dans un raisonnement, par
notre raison. Telle est la fonction commune de notre langage quotidien du
côté du savoir, du côté de la perception. Passage donc de l'élémentaire de la
sensation à l'universalité de la raison pure (spéculative).
Du côté de l'adion, le point de départ est au contraire dans la raison
propre à la liberté humaine; le critère en est l'universalité; la loi
fondamentale de la raison pratique s'énonce: «Agis de telle sorte que la
maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme
principe d'une législation universelle» (Critique de la raisonpratique, T .2,
p. 643). De l'universalité de la loi découlera l'universalité des droits de
l'homme et tout ce qui s'ensuit pour notre vie sociale et politique. Passage
donc de l'universalité de la raison à l'élémentaire de l'action particulière.
L'universalité caractérise ainsi tant la raison pratique que la raison pure.
Mais l'universalité est une notion complexe, voire confuse: elle allie
l'universalité théorique du savoir de la raison spéculative à l'universalité
inconditionnée du faire de la raison pratique (voir notamment Monique
David-Ménard, Les constructionsde l'universe~1997, p. 28-29). Entre ces deux
universalités ou entre ces deux « raisons », subsiste un vide impossible à
combler. L'espérance s'impose: au-delà des questions Que puis je savoir?et

17
Que dois-jefaire ?, se profile la troisième question essentielle à l'homme: Que
m'est-il permis d'espérer?1
Nous voulons saisir l'intrinsèque du langage ou encore pénétrer dans la
boîte noire du langage. Notre propos, centré sur la logique de l'inconscient,
s'attardera à la question du savoirsans passer d'abord par la mise en acte de
l'inconscient.
Le savoirne se limite pas de lui-même à la connaissance logique, toujours
reliée au phénomène sensible et à la communication. La raison ne se limite
pas d'elle-même à l'expérience en prise sur la réalité sensible, scientifique.
Sans doute sait-on l'importance de l'AnalYtique transcendantale qui
décompose toute notre connaissance a priori en ses éléments au niveau de
l'entendement (Critique de la raisonpure, p. 822). Mais la raison n'est pas
seulement connaissance, elle est aussi productrice d'illusion!. Ces illusions
traversent nécessairement le chemin de l'entendement. Une deuxième
partie de la logique, la Dialeaique transcendantale,s'impose qui consistera à
examiner et critiquer ces illusions balisant la méthode même de la raison.
La logique pour I<ant ~a « logique transcendantale») comprendra non
seulement la logique de la connaissance (analYtiquetranscendantale),mais aussi
la logique de l'apparence et de l'illusion (dialectiquetranscendantale).
Qu'il nous suffise ici, à la suite de I<ant, de considérer la logique comme
l'entrecroisementde deux vecteurs,voire de deux logiques: connaissance et
communication d'une part (analYtiquetranscendantale),création d'apparences
et d'illusions d'autre part (dialectiquetranscendantale)3.

Dès la première topiquefreudienne, on peut situer l'inconscient dans un


schéma où s'entrecroisent deux façons opposées de saisir le langage: le
langage comme véhicule de connaissances d'une part et le langage comme
mécanisme de déformations, de transformations et d'illusions d'autre part
~ 2). L'attention flottante recommandée à tout psychanalyste n'est autre
chose qu'une attention partagée entre la communication de connaissances

1
Dans la Logiquede 1800, Kant ramène toute la philosophie à ces trois questions Que puis-
je savoir? (Métaphysique ou Logique), Que dois-je faire? (Morale) et Que m'est-ilpermis
d'e.pérer? (Religion). Ces trois questions peuvent encore être résumées par une quatrième:
Qu'est-ceque l'homme? (Anthropologie) (p. 25).
2 TIs'agit de l'illusion de la subjectivité (idée du moi et de la psychologie rationnelle), de
l'illusion d'un principe inconditionné (idée du monde et de la cosmologie rationnelle) et de
l'illusion d'une unité absolue de tous les phénomènes (idée de Dieu et de la théologie
rationnelle) .
3 L'entrecroisement kantien de l'analYtique transcendantaleet de la dialectiquetranscendantale
exigerait un très long développement qui dépasse les limites de ce travail. Ce n'est qu'à
partir de là que pourraient se dégager plus nettement les implications de la lecture de Kant
pour la raison de la psychanalyse et la logique de l'inconscient.

18
et la déformation du langage; ceci n'est pas sans entraîner deux
conceptions antinomiques du « signifiant ». Le signifiant - qui se définit
comme pure différence - pourra, dès lors, être entendu de deux façons
«différentes », qui sont le plus souvent insuffisamment articulées: nous
proposons de les appeler « différence.rynchronique»et « difftrencediachronique»
~ 3). La méthode de la psychanalyse invite l'analysant à se laisser aller à
dire. .. et donc à articuler le signifiant comme différence diachronique(~ 4).
Cette dernière fera apparaître le sujet (<<divisé ») dont il est question en
psychanalyse (~ 5). D'où la nécessité de montrer la structure grammaticale
de cette différence diachronique ~ 6).
2 L'entrecroisement de deux langages et le schéma L

Le réflexe est «le modèle de tout fonctionnement psychique» (Freud,


L'interprétationdu five, Œuvres complètes T IV, p.591). L'appareilp.rychique
freudien est ainsi limité par une entrée(stimulus ou perception) et une sortie
(réponse, motricité ou encore conscience). Le modèle d'une boîte noire
munie d'une entrée et d'une sortie constitue le point commun entre un
Freud neurologue et un Freud psychanalyste. En~re ces deux limites, entre
perception et motricité, le neurologue inventera tout un réseau de
neurones; entre perception et conscience, le psychanalyste inventera
l'inconscient.
Mais comment reconnaître ce qui se passe dans la boîte noire de
l'inconscient comme tel? Comment reconnaître le langage spécifique de
l'inconscient?
L'expérience du sommeilnous aidera à répondre: en barrant en principe
tout accès à la motricité, en rendant impossible l'output moteur, le sommeil
fournit à l'inconscient l'occasion de s'exprimer autrement,ce qui le rendra
plus lisible. Ce qui se fomente dans la boîte noire de l'inconscient ne peut
suivre le libre cours de la voie antérograde propre à tout réflexe ordinaire
(de la perception vers la motricité) ; il est bien forcé de suivre une autre
voie, la voie rétrograde, régressiontopique,qui retourne vers le côté réceptif de
l'appareil et, à partir de l'intérieur de l'appareil, y produit des perceptions
sans objet extérieur. Tel est - pour Freud -le mécanisme de l'hallucination.
Le rêve en est l'exemple privilégié: « tout rêve est un accomplissement
hallucinatoire de souhait» (Wunscheifüllun~et par là, il est la voie royale qui
conduit à la connaissance de l'inconscient.
Les choses seraient bien simples si l'on en restait là. Mais l'inconscient est
nécessairement intriqué au système de la connaissance ordinaire; le rêve
implique toujours une « élaboration secondaire» qui le présente pour le
système de la conscience. L'inconscient n'est jamais cantonné dans la seule

19
raison qui lui serait propre; il apparaît comme «phénomène lacunaire »1 au
milieu d'une autre raison, au milieu de notre «conscience », de notre
connaissance, de notre perception communes. S'il s'oppose au langage de la
connaissance, l'inconscient n'apparaît que dans les interstices, les trous, les
lacunes de ce même langage. L'inconscient exige donc une topographie très
singulière: opposé au langage courant, on ne le trouve jamais qu'à
l'intérieur de celui-ci. Strictement à l'intérieur du langage courant,
l'inconscient est aussi strictement à l'extérieur de lui.
Où donc pouvons-nous situer l'inconscient de façon cohérente?
[Nous verrons plus loin comment ce paradoxe de localisation de
l'inconscient (intérieur et extérieur) n'est encore que la face émergée de
l'iceberg. C'est la conceptualisationmême de l'inconscient qui s'avèrera
paradoxale, folle et hors raison (cf. l'hypothèse topique et l'hypothèse
dynamique de Freud dans L'inconscient 1915). Nous verrons plus loin
(chapitre 2, ~ 3) comment l'étude de la psychose permettra à Freud de
résoudre cette antinomie.]
La singulière position de l'inconscientimplique une méthode spécifique
d'approche de l'inconscient: les phénomèneslacunaires(oublis, lapsus, actes
manqués, rêves, etc.) ouvrent la voie royale de Vinconscient. Les moments
privilégiés par la psychanalyse seront les trous dont sont perforés la
conscience et le langage de la connaissance. Ces «trous noirs» sont à
concevoir non seulement comme des « blancs» repérables dans le langage
de tous les jours, mais aussi comme des manques impossiblesà comblerpar
quelqueconnaissanceque ce soit: l'inconscient n'offre aucune prise à la « prise
de conscience» ou à la connaissance qui prétendraient boucher le trou et
restaurer la continuité perdue. Nous entrevoyons déjà que le terme même
de «trou» n'est pas simple: nous sommes loin d'en avoir cerné le sens. Il
se présente maintenant comme une énigme, ce qui ne doit pas nous
empêcher de la « situer ».
Langage de l'inconscient et langage de la connaissance se présentent
ensemble tout en étant absolument irréductibles; pour articuler ces deux
langages de telle sorte que l'inconscient vienne faire trou dans le langage de
la connaissance, nous proposons de représenter le langage de l'inconscient
par un trqjet en zjgzag. Les deux schématisations différentes de l'appareil
psychique peuvent ensuite se combiner et s'intriquer:

1
L'expression a été introduite en 1960 par Laplanche et Leclaire dans L'inconscient: une
étudep.rychana!Jtique; ils opposaient deux types d'écoute très différents sous les termes de :
"attitude de traduction simultanée" et de "attitude d'attention aux phénomènes
lacunaires ". Ces deux types d'écoute correspondent aux deux axes de langage que nous
opposons 10.

20
Langage de la connaissance Langage de l'inconscient

Motricité Motricité
~
/ ~
~
Raison commune
/
Perception Perception Inconscient

Intrication du langage de la connaissance et du langage de l'inconscient

~otriCité

percePtio; Inconscient

Lorsque le langage de l'inconscient est insuffisamment différencié du


langage de la connaissance, la psychanalyse se réduit bien vite à une
imagerie de fantasmes, à une description de relations libidinales, à une
tactique d'interventions de la part de l'analyste. L'analyste abandonne alors
facilement le champ du langage de l'inconscient et la fonction de la parole
en jeu dans la psychanalyse pour se rabattre sur un langage de
connaissance. Telle est précisément la situation de la p[)lchanafyseen 1953-
1956 aux yeux de Lacan.
Dans l'article inaugural de 1953, Fonction et champ de laparok et du langageen
pfYchanafyse (Écrits, p.237 et suivantes), Lacan ramène «l'expérience
psychanalytique à la parole et au langage comme à ses fondements»
CE247). Point de départ de tout son enseignement oral, l'article en question
ne consiste pas à accentuer le langage en général; il suppose au contraire la
différenciation du langage en question dans la psychanalyse, que nous
pouvons appeler [)Imbolique,par opposition à d'autres langages que nous
appellerons imaginaires. La dichotomie lacanienne « symbolique /
imaginaire» sera longuement articulée pendant les trois premières années
de son séminaire et cristallisée dans le schéma L CE53). Le symbolique
articule le langage de l'inconscient et l'imaginaire constitue le mode
ordinaire du langage commun: le schéma L coïncide avec notre schéma de

21
l'inconscient intriqué à la raison commune1. Il nous suffit d'introduire les
sigles lacaniens (a, a', A et S) présents dans le schéma L pour faire
correspondre les deux schémas. La relationimaginaire(a a) relève de la raison
commune (du langage de la connaissance) ; a' est le moi comme porte
d'entrée dans l'appareil et a est l'objet que vise toute sortie de l'appareil.
L'autre langage, l'autre chemin n'est plus caractérisé par l'input et l'output,
mais par des étapes intermédiaires, internesà l'appareilp!ychique: l'Autre (A ou
« grand Autre ») est le lieu de l'inconscient ou 1'«autre scène» (Fechner,
Freud) et le sujet (S) apparaît dans le schéma comme résultat du passage
(symbolique)de l'inconscient par le ftitre a - a' (imaginaire).

S a

a,AA

La nouveauté essentielle par rapport à notre schéma d'entrecroisement


des deux langages n'est pas dans les changements de noms, ni dans
l'introduction de concepts nouveaux (imaginaire, symbolique, Autre, etc.),
mais dans la notationdu quatrièmepoint de notre schéma quadrangulaire. Ce
complément assure en effet la différenciation des deux langages, ou encore
du symbolique et de l'imaginaire. Cette place spécifique est appelée par
Lacan « sujet» : le slfiet(S) est effet de l'inconscient.
Le sujet enfin en question (E 229) annonce bien une nouveauté dans la
conception du « sujet» (à partir de l'article inaugural de 1953 et du schéma
L) : le terme même de sujet est « subverti » (Subversiondu sujet..., E 793) et
« mis en question» par Lacan. Il n'est pas 1'«appareil psychique» dans son
entier mais la conséquence du grand Autre, conséquence localisable à la
sortie du tunnel, à la sortie des phénomènes lacunaires qui traversent le
langage de la connaissance. « La condition du sujet S (névrose ou psychose)
dépend de ce qui se déroule en l'Autre A. Ce qui s'y déroule est articulé
comme un discours Q'inconscient est le discours de l'Autre), dont Freud a
cherché d'abord à définir la syntaxe pour les morceaux qui dans des
moments privilégiés, rêves, lapsus, traits d'esprit, nous en parviennent»
(E 549).

1
J.M. Vappereau (Étoffe, p. VIII) a déjà, avant nous, rapproché la première topique
freudienne d'un autre schéma de Lacan ~e schéma R). Nous construisons l'appareil
psychique en jeu dans la psychanalyse à partir du schéma L et non du schéma R. Nous
verrons plus loin pourquoi.

22
Boucle d'oreille pour l'entendement du psychanalyste, le schéma L (qui
est le schéma de l'inconscient freudien) doit guider notre écoute selon le
principe de «l'attention également flottante» qui s'accorde autant aux
phénomènes lacunaires (A S) qu'au langage de la connaissance (a' a), autant
au symbolique qu'à l'imaginaire.
Si une méthode est riche des moyens dont elle se prive, nous devons
accentuer l'association libre comme renversement de toute clé
d'intetprétation proposée par un dictionnaire de symboles par exemple. La
traduction à l'œuvre dans l'appareil psychique de la psychanalyse ne se
jouera dès lors pas selon un code dont le principe serait la correspondance
ou ressemblance entre un contenu manifeste et un contenu latent.
L'inconscient, en tant qu'il apparaît comme trou dans le monde du langage
de la connaissance, instaure une rupture radicale d'avec le monde de la
vraisemblance, de la ressemblance, de l'analogie, du langage comme
doublure de la réalité. Ces trous de l'inconscient apparaîtront dès lors
comme spécifiques d'un langage libéré par principe de toute analogie: le
langage est devenu pur jeu de subversion du rapport à la réalité. Nous
reconnaîtrons 1'«imaginaire» dans le langage analogique copiant plus ou
moins bien la réalité, c'est-à-dire dans le langage d'adéquation et de
connaissance dont l'utilité apparaît immédiatement évidente (<<ça sert à
quelque chose ») et nous caractériserons le « symbolique» par le langage
disjoint de toute correspondance à la réalité, pur jeu de déformation qui
s'éloigne de la réalité, pur langage détaché de toute [malité pratique (<<ça ne
sert à rien »). L'instauration de l'association libre conduit à cesser de
polariser le langage sur des fins pratiques précises pour l'orienter vers un
versant proprement symbolique détaché autant que possible de toute
représentation intentionnelle ou but à atteindre.
La mpture épistémiqueopérée par la psychanalyse et mise en évidence par
Lacan est la promotion du symbolique, c'est-à-dire du langage de
l'inconscient. L'instauration de la méthode de l'association libre déplace la
préoccupation pour la réalité vers la transformation purement signifiante, la
curiosité pour le traumatisme vers le dire qu'il inaugure, l'intérêt pour la
science et son eXpérimentation vers une nouvelle raison (<<À une raison:
. .. le nouvel amour »). Cette promotion du .rymboliqueimplique certaines
exigences pour notre étude théorique puisqu'elle nous engage à tenir
compte non pas d'une connaissance psychiatrique ou psychologique où
s'inscrirait la réalité de notre discours, mais de la structuremêmede cettenouvelle
raison, qui subvertit toute connaissance installée et tout schématisme
réducteur. C'est bien la méthode que nous voulons suivre tout au long de
ce livre.

23
L'élément le plus simple de cette nouvelle raison peut être appelé
«signifiant ». Le terme de «signifiant» sera désormais réservé à tout
élément de langage pour autant qu'il mette en jeu cette structure complexe
de l'inconscient figurée dans le schéma L. Cette structure complexe
n'apparaît que si l'on met une sourdine à l'envahissante connaissance. Vidé
autant que possible de tout élément référentiel, le signifiant prolonge
l'expérience cartésienne de la tabula rasa. Quels que soient les doutes, les
conceptions, affirmations, négations, etc., la pensée (inconsciente) est là,
visible pour autant que la pensée puisse se libérer de ces qualités
référentielles: « je pense donc il y a du sujet ». Le sujet du signifiant
n'apparaît que pour autant que la pensée ait été préalablement libérée de ses
particularités contingentes, foncièrement contestables. Seule la pensée sans
qualités - c'est-à-dire vidée de son contenu positif peut «fonder
l'inconscient freudien» G.C. Milner, L'Œuvm claire,p. 40). Il s'ensuivra un
sujet sans qualités comme nous le verrons plus loin: un sujet, non
psychologique, pur effet du signifiant.
Mais comment définir ce signifiant? L'enjeu est d'importance puisque
c'est à partir de ce pur jeu du signifiant (qui ne peut être qualifié ni par
quelque support extérieur ou préexistant, ni par ill).input ou un output) que
se construit toute notre méthode. «La structure du signifiant est, comme
on le dit communément du langage, qu'il soit articulé» (E 501); il est
articulé selon le double principe de réduction des éléments à de pures
différences (ainsi pour les phonèmes, les sémantèmes, etc.) et de
combinaison de ces éléments selon un nombre limité de lois Qa langue est
un système de systèmes). Aux deux types de langage opposés et pourtant
intimement intriqués (schéma L), correspondent d'abord deux types de
diffémncedu signifiant. Nous proposons déjà de nommer ljnchronique la
différence entre deux signifiants propre au langage de la connaissance, et
d'appeler différencediachronique la déformation du signifiant propre au
langage de l'inconscient. Il s'ensuit deux façons opposées de concevoir le
signifiant qui s'enchevêtrent pourtant intimement selon la boucle du
schéma L.

3 La différence synchronique entre deux signifiants

« Dans la langue il n'y a que des différences. Bien plus: une différence
suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s'établit; mais
dans la langue il n'y a que des différences sans termes positifs» dit Saussure
dans son Cours de linguistiquegénérale (p. 166). Deux exemples classiques
illustreront et préciseront cette notion de différence propre à la langue:- la
différence qui oppose le mouton dans le pré et le mouton dans l'assiette

24
définit respectivement le sheepet le mutton anglais: « Le ciseau de la langue
anglaise a, si j'ose dire, découpé ses moutons autrement que le ciseau
français» (Michel Arrivé, LAngage et p!)lchana!Jse,linguistique et inconscient,
p. 67); - les phonèmes d'une langue se définissent non par leurs
caractéristiques acoustiques, mais par le système de différences: le d est
différent du t, cette différence est pure de tous les accents avec lesquels ces
d ou ces t peuvent être prononcés.
Ces deux exemples classiques accentuent respectivement le signifié
(image conceptuelle) et le signifiant saussurien (phonème). Une telle
définition du signifiant est-elle pertinente pour la logique de l'inconscient?
On pourrait le penser lorsqu'on lit la définition lacanienne du réseau du
signifiant d'un point de vue bel et bien linguistique (par exemple E 414).
Faut-il - du point de vue de la psychanalyse - réduire le signifiant au
principe de différenciation propre à la langue (par exemple dans le couple
AB: A se définit de n'être pas B, et B de n'être pas A) tant pour les
différents phonèmes de la langue que pour les différents sémantèmes,
morphèmes etc. de la même langue? Le signifiant se défmirait ainsi
exclusivement par la langue telle qu'elle est étudiée par le linguiste avant
tout discours. Pour le psychanalyste les différenc~s, qu'elles se situent au
niveau des sémantèmes (par exemple sheepet mutton) ou des phonèmes (par
exemple d et t) s'articulent dans le discourset pas simplement dans la langue.
Pour analyser l'algorithme Signifiant / signifié, attribué à Saussure\ Lacan
substitue une petite dispute sur les toilettes « Hommes Dames» à
l'illustration saussurienne de « l'arbre « de la langue. On connaît l'apologue;
un petit garçon et une petite fille sont assis dans un train qui s'arrête en
gare: « Tiens, dit le frère, on est à Dames! - Imbécile! répond la sœur, tu
ne vois pas qu'on est à Hommes» (E 500). On voit par là comment la
différence inscrite dans le pur « signifiant », c'est-à-dire sur le mur de la
gare, produit une différence de signifié dans le discours et dans
l'intersubjectivité des locuteurs: « Hommes et Dames seront dès lors pour
ces enfants deux patries vers quoi leurs âmes chacune tireront d'une aile
divergente. .. ».
On pourrait évoquer d'innombrables autres exemples. Ainsi l'opposition
des signifiants «caviar» et «saumon» dans le rêve de la spirituelle
bouchère de Freud, signifiants qui détermineraient une différence entre la

1 La reprise de l'algorithme saussurien par Lacan comporte trois modifications majeures:


1) le cercle autour de ralgorithme saussurien qui marquait l'unité du signe
(signifié/ signifiant) disparaît, 2) le Signifiant prend une majuscule et se ,place au-dessus de
la ligne du signe, 3) la ligne qui mettait en relation signifiant et signifié devient une barre
plus ou moins infranchissable (Voir Michel Arrivé, Langage et p-!Jchanafyse,linguistiqueet
inconscient, p. 95).

25
bouchère et son amie représentées chacune par leur plat préféré,
respectivement le caviar et le saumon1. Ainsi le signifiant - à la condition
expresse d'être quelque peu libéré de son signifié et de son référent
habituels - produit un effet de discours et détermine une opposition
articulée entre les deux amies. Citons encore l'exemple lacanien devenu
classique: « le chien faire miaou, le chat faire oua-oua» (E 805) où la
différence entre deux signifiants miaou - oua-oua détermineraient des
places subjectives nouvelles pour ceux qui s'entendront peut-être désormais
comme chien et chat. Mais nous devinons déjà la plus grande complexité
de ce dernier exemple; nous le reprendrons dans une conceptualisation
plus large et plus essentielle au paragraphe suivant traitant de la différence
diachronique.
En attendant, la différence synchronique entre deux signifiants induit une
différence entre les signifiés qui sont éventuellement connotés
d'intersubjectivité. Cette différence produit un effet de signification, elle
introduit une positivité qui peut être analysée et « interprétée ». La pure
« différence » (entre signifiants) devient ainsi « opposition» entre deux
signes selon la terminologie de Saussure. L'exemple qu'il choisit pour cette
distinction entre « différence» et « opposition» pourrait d'ailleurs faire les
délices du systémicien: les signes père et mère, s1mplement « différents»
quand on les envisage sous leur aspect clivé de signifiants ou de signifiés,
entrent en « opposition» quand on les regarde comme des signes: c'est
qu'ils comportent une positivité, comme le montre M. Arrivé (op. cit.,
p. 71). Cette positivité,qui fait passer d'une pure différenceà une oppositionest
identiquement la division du champ du signifié par une différence de
signifiant: elle produit une différence dans le signifié.Ainsi par exemple le
royaume des humains se divisera selon l'opposition urinaire « Hommes /
Dames », le royaume des plats préférés se divisera selon l'opposition
culinaire « caviar / saumon », le royaume des animaux selon l'opposition
des cris « oua-oua / miaou ». Ce partage se fait d'un seul coup de ciseau,
d'un seul tranchant de signifiance : il est strictement synchronique puisque
chacune des parties résultantes provient d'un seul acte, d'une seule coupure
qui détermine simultanément deux signifiés par la différence de deux
signifiants. Cette coupure produit la division du royaume de la langue.

1
«Je veux donner un dîner. Mais il ne me reste qu'un peu de saumon fumé. Je me mets en
tête de faire le marché, quand je me rappelle que c'est climanche après-midi et que tous les
magasins sont fennés. Je me dis que je vais appeler au téléphone chez quelques
fournisseurs. Mais le téléphone est en dérangement Ainsi il me faut renoncer à mon envie
de donner un dîner» (L'intetprétationdu rêve,p. 182). La différence entre caviar et saumon
comme plats préférés respectivement par la bouchère et par son amie n'apparaît que dans
les associations de la rêveuse.

26
Corrélativement la division des « sujets» opposés les uns aux autres ou
encore la division en hommes et femmes, en caviars et saumons, en chiens
et chats réalisera une première ébauche de classes, logiques et sociales. Les
sujets sont ici les individus opposés, désignés, indiqués, nommés et définis
par et dans la parole; ils entrent de plain-pied dans l'intersuijectivité.
Cette conception, naïve, réduit la différence entre deux signifiants à la
confrontation de deux objets particuliers. À considérer ainsi la différence
propre au signifiant, on voit bien qu'on suppose ces deux signifiants avant
leur différence; on suppose un minimum de positivité à chacun des
signifiants avant leur confrontation dont dépend leur différence. Dès lors le
signifiant n'est pas différence originellement pure et le programme
saussurien ne s'accomplit pas.
La différence synchronique entre deux signifiants introduit une
opposition entre signes positifs qui partagent un monde positif. Par la
positivité de ce partage, le signifiant, comme différence synchronique, a
ainsi prise sur la réalité: « Hommes» signifie bien les urinoirs masculins,
« caviar» signifie bien le plat préféré de la bouchère, et même « miaou»
dans le nouveau langage inventé par l'enfant signifie bien réellement le cri
du chien (et non celui du chat) , Il apparaît maintenant que nous avons
défini le signifiant qui joue dans un langage polarisé sur la connaissance. De
ce langage de connaissance découle et dépend un « sujet» qui se manifeste
dans cette communication et qui ne sera sûrement pas le sujet de
l'inconscient; dénommons le plutôt « individu ».
À partir de cette analyse, nous comprenons maintenant que la différence
entre deux signifiants - en jeu dans la linguistique saussurienne et dans une
certaine théorie de la psychanalyse - ne cerne nullement le langage propre à
l'inconscient, mais d'abord le langage de la raison commune en général.
D'une façon semblable, le « sujet» qui s'en déduit n'est que l'individupris
dans l'échange interindividuel: il n'est divisé que par l'opposition des
individus. Certes le langage de l'inconscient se manifeste dans le
déroulement même de ce langage commun pour y faire trou comme
phénomène lacunaire. Cela ne justifie pourtant pas de réduire le
signifiant concerné par l'inconscient à un mécanisme de différence
synchronique.
Nos trois exemples (dans leur ordre d'apparition dans les Écrits de Lacan,
E 499, E 621, E 805) manifestent cependant - au cœur même du cadre
général de la différence[)Inchroniqueentre deux signifiants - le surgissement
progressif d'une autre différence qui ne s'opère plus entre deux signifiants,
qui n'est plus synchronique, qui n'est plus dans la simultanéité. Nous
proposons de l'appeler différencediachronique;elle se situe « à l'intérieur»
d'un mêmesignifiant et suppose la successiondu temps.Elle est plausible dans

27
« Hommes» qui représentait d'abord l'urinoir et représentera plus tard une
des « deux patries vers quoi leurs âmes tireront d'une aile divergente» ; elle
est analysable dans le « saumon» qui représentait d'abord le plat préféré de
l'amie et qui dans le rêve prendra ensuite un sens nouveau pour la
bouchère; elle est irréfutable dans le « miaou» qui représentait le cri du
chat avant la métaphore de l'enfant et qui représentera le cri du chien apns
la trouvaille du jeune poète.
Nous verrons plus loin que la différence synchronique et la différence
diachronique s'articulent entre elles et s'entrecroisent comme les deux
langages de la raison commune et de l'inconscient (schéma L). Avant cela, il
nous faut expliciter davantage la différence diachronique: il ne s'agira plus
de l'opposition de deux signifiants mais du devenir d'un seulsignifiant.

4 La différence diachronique propre au signifiant

« Prenez seulement un signifiant... » (E 808). Contrairement à l'usage


ordinaire (et à la citation lacanienne), ne le prenez pas « pour combler la
marque invisible que le sujet tient du signifiant », ne l'employez pas pour
une identification symbolique. Prenez-le plutôt comme joker ou bouffon qui
pourra prendre d'autres valeurs au fur et à mesure de son emploi: un
signifiant, « unique », ne se répète jamais identique à lui-même, il crée ainsi
sa propre « différence diachronique ».
Une première différenciation temporelle du signifiant pourrait se repérer
dans les différents étages de la construction signifiante: phonèmes,
sémantèmes, phrases. Le signifiant prend sa racine dans la structure
élémentaire de la langue Des phonèmes) et se différencie davantage dans
leur mode de combinaison (grammaire et lexique). Il s'inscrit ainsi dans la
structure d'une langue particulière qui a en propre son lexique et sa
grammaire aussi bien que ses phonèmes. La langue arrête de « légiférer»
au-delà d'une certaine limite, la phrase.
Le signifiant continue cependant son chemin bien au-delà et
indépendamment des prescriptions imposées par ladite langue. Infatigable
furet, il ne cesse d'échapper en se différenciant diachroniquement à qui
croit pouvoir le saisir. Un discours reprend la phrase, la connote et la
déforme; la phrase reste le « même» signifiant, tout en étant devenue
différente par son insertion dans un discours. La structure bouclée de la
phrase n'achève donc pas le pouvoir différenciateur du signifiant. Elle n'est
pas le point de capiton qui permettrait de connaître vraiment la réalité et
d'y « souscrire ». Point n'est besoin d'ailleurs de tout un discours pour que
le signifiant continue sa course de différenciation au-delà de la phrase et
anticipe ainsi un sens indéfiniment déformé. Même là où le flot de parole

28
s'arrête, le signifiant ne s'arrête pas et se prolonge dans les latences d'un
dire jamais clos, comme le fait bien entendre l'interruption d'une parole
restée inachevée. L'interruption, loin de fixer une signification, engendre
des effets de sens dépassant largement le déjà dit. Un seul petit « mais... »
suivant un mot, une phrase ou un « discours» le relance au-delà de sa
signification vers une poursuite de sens qui ne cesse de courir. Ce sont là
phénomènes de discours où le signifiant continue son œuvre quoiqu'il en
soit. Comme langage ~angue + discours), comme différence diachronique,
il articule un discours à la langue; par son déplacement et sa déformation
continuelle, il compose langue et discoursselon la structure même du langage.
Le signifiant pourra être aperçu dans un élément du langage à différents
niveaux de l'élaboration de l'opération langagière depuis le phonème
jusqu'au discours le plus vaste pour autant que puisse s'y repérer une
différence diachronique dans son devenir particulier. Ainsi, la lettre W
arrachée du We.pe (guêpe) de « l'homme aux loups» pour lui laisser
« espe », ses seules initiales S.P. (Serguéi Pankejeff). Ainsi les purs
phonèmes de Signorelli,oubliés par Freud en raison de leur renvoi à la mort
et à la sexualité. Ainsi les mots « caviar» et « saumon» cuisinés par le rêve
de la spirituelle bouchère pour dire le désir de l'hystérique. Ainsi tel
morceau de phrase « quand elle s'interrompt avant le terme significatif:
Jamaisje ne ..., Toujoursest-il..., Peut-êtreencore...» (E 502). Ainsi telle phrase
suivie d'une interjection ou d'un soupir qui en renverse la signification.
Ainsi l'intégralité d'un discours qui adresse son bon salut à l'entendeur
avisé. Ainsi aussi les acrobaties burlesques d'un style gongorique débordant
et débauché loin de tout travail d'adaptation à la réalité. Ainsi particule,
morceau ou entièreté d'une séance analytique, dont la ponctuation met en
évidence la différence diachronique. Ainsi un paquet de séances, voire la
totalité d'une cure ou d'un livre.
S'il est indéniable que le « signifiant» peut s'appliquer à des phénomènes
aussi variés que le phonème, le discours, la séance analytique ou même le
concept de « signifiant », cela n'en fait pas pour autant un super-universel
englobant la totalité de l'humain. Comme le qualificatif« rouge» appliqué à
une multiplicité d'objets disparates (fruit, parti politique, gorge de l'oiseau,
vin, feu ou carton arbitral), ne décrit pas un univers rouge, mais un
itinéraire du regard qui voit rouge, ainsi le signifiant est bien plutôt une
pratique, une méthode particulière repérable à chaque pas de son chemin.
La « différence diachronique» ne définit pourtant pas le signifiant à partir
d'éléments préalables: une telle définition est tout simplement impossible.
D'emblée on est plongé dans le signifiant en même temps que dans le
langage; il n'y a pas de préliminaires sur lesquels une défmition pourrait
reposer. Il n'est pas possible de décomposer la langue pour en extraire le

29
signifiant comme élément atomique. Il n'est pas davantage possible de
prendre une position extralangagière et de «défmir» le signifiant par la
triade classique mot - image conceptuelle - chose (supposée équivalente à
la triade signifiant - signifié - référent). Ces points de vue extrinsèques ont
l'inconvénient majeur d'hypostasier le signifiant, d'éviter sa dynamique et
d'ignorer sa différence diachronique.
La langue elle-même, dont s'occupe le linguiste, n'est qu'une abstraction à
partir de ce donné primordial qu'est le langage Qangue + parole) et la
définition du signifiant n'est pas un sous-produit de cette abstraction. Loin
de se situer comme phénomène de langue exclusivement, le signifiant
explicite l'acte du langage en articulant langue et parole: « Ce que cette
structure de la chaîne signifiante découvre, c'est la possibilité que j'ai,
justement dans la mesure où sa langue m'est commune avec d'autres sujets,
c'est-à-dire où cette langue existe, de m'en servir pour signifier tout autre
choseque ce qu'elle dit» (E 505). Il apparaît alors que la barre entre le
signifiant et le signifié n'est aucunement une barre concernant la seule
langue mais une coupure impliquant le discours1.La coupure et la barre entre le
signifiant et le signifié n'apparaissent que comme phénomènes de langage,
c'est-à-dire dans l'articulation du discours (et n,on simplement comme
matériel de langue). La coupure ou la barre propre au signifiant gît dans le
fait de se servir d'une possibilité de langue « pour signifier tout autre chose
que ce qu'elle dit ». Nous trouvons dans le langage une possibilité
(phonème, mot, phrase, discours ou simple soupir) employée pour former
un nouveau « discours ». La coupure reprend en d'autres termes la
« différence diachronique» : un signifiant est employé d'abord à une chose
puis à autre chose, par là il devient fondamentalement autre. La parole
apporte toujours à la langue un détournement vers des objectifs qui
n'étaient pas prévus.
Repérons cette « différence diachronique» dans la conceptualisation
freudienne. L'exposé de la thèse - Le rêve est un accomplissement hallucinatoire de
souhait- ouvrait la porte à de multiples objections, que nous ne détaillerons
pas ici. Le principe général de la réponse freudienne (chapitre IV de la
Traumdeutun~ est de tenir compte de la défOrmation(Entstellun~ et des
distorsions que le langage du rêve fait subir à tout matériel employé (qui
devient ainsi « signifiant »). L'Entstellung freudienne Qa déformation
distorsive du signifiant) apparaît d'abord comme dépendant de la censure,
de la résistance et du refoulement, mais elle est plus essentiellement
différenciation diachronique propre au signifiant, elle est barre ou coupure:

1
" Il nous faut tout ramener à la fonction de coupure dans le discours, la plus forte étant
celle qui fait barre entre le signifiant et le signifié" CE 801).

30
coupure de l'instrument soustrait de son usage habituel, coupure entre
l'outil et son utilité, qui institue le matériel comme pur signifiant. Le
signifiant ne « sert» pas à communiquer comme la conception commune
d'un langage utilitaire veut le faire croire. Le signifiant en perpétuelle
déformation distorsive (Entstellun~ fait trou dans la conception du langage
commun qui croyait pouvoir se soutenir de la différence synchronique
(entre deux ou plusieurs signifiants).
La différence diachronique correspond-elle à la « défmition » lacanienne
du signifiant? « Notre définition du signifiant (il n'yen a pas d'autre) est:
un signifiant, c'est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant»
(E 819). Cette «définition» est, comme cercle vicieux, inacceptable: elle
« définit» le terme à définir (<<signifiant ») par le terme à définir (<<... pour
un autre signifiant »). Mais n'est-ce pas là inhérent au « signifiant» lui-
même; car comment définir sans employer déjà le signifiant? Nous ne
pouvons pas à proprement parler « définir» le signifiant. Il ne nous reste
qu'à partir de ce qui nous apparaît comme « signifiant» et à suivre le devenir
de cette apparence. Telle est précisément le cœur de la démarche de la
Sciencede la logiquede Hegel: l'apparence quelconque produit à partir de son
identité sa propre différencenon sans impliqu~r la contradiaion. Nous
développerons cette perspective hégélienne dans un autre travail. L'essence
se révèle, à partir de Hegel, comme un devenir.Il n'en va pas autrement pour
l'essence de la psychanalyse et l'essence du signifiant.
Ce que nous appelons « différence diachronique» par opposition à la
différence synchronique de la linguistique c'est précisément le devenirdu
signifiant qui, à partir de sa propre identité, crée une différenceet, par là,
implique la contradictionmotrice de la logique. Les soi-disant deux signifiants
de la « définition» lacanienne doivent être compris dans le cadre du devenir
d'un « même» signifiant comme deux de ses états ou deux de ses étapes SJ et S2.
Ainsi, les « anges» (aYYEÀol)ne sont pas signifiants en tant qu'ils
s'opposeraient à Dieu ou aux hommes, mais en ce qu'ils ne sont plus
messagers (aYYEÀol),en ce qu'ils servent à tout autre chose qu'à leur
fonction propre de messager (cf. Lacan, Séminaire :XX, Encore,p. 24). De
messagers (SJ)' ils deviennent non-messagers (S2)' non sans subvertir la
logique commune des messages au profit de la logique du signifiant. La
différence entre SJ et 82 est diachronique. Nous l'éclairerons par des
exemples avant d'aborder les contradiaions qui en découlent. Les expressions
« Entstellung », « déformation distorsive », « signifiant », « différence diachro-
nique» se référeront dorénavant l'une à l'autre.
Si un signifiant est toujours différent de lui-même tout en restant le même, c'est
parce qu'à chaque instant, il abandonne son signifié et sa référence du

31
moment; la barre qui le sépare ainsi du signifié est donc une barre sur le
signifié premier, qui lui permet de changerde signifié, sans assurer pour
autant une déliaison radicale entre le signifiant et le signifié (premier). Le
signifiant réclame d'être interprété1 par un autre signifiant. Le signifiant 1 (S1)
ne peut devenir signifiant 2, que si ce dernier (S2)interprète S1' c'est-à-dire le
conserve et l'annule par la barre qui subvertit (A1Ijhebun~. S2 est ainsi
toujours différent de S1 même s'il s'agit du même matériel phonétique. Nous
examinerons successivement deux exemples: le premier, tiré de Freud,
proviendrait d'une « hystérie », le deuxième, tiré de Lacan, proviendrait
d'une « psychose ». Ce qui laisse déjà sous-entendre que le signifiant se
moque bien du diagnostic.
Dans l'exemple freudien du r€ve de la spirituelle bouchère, la différence
diachronique montre une structure beaucoup plus complexe que la
différence entre deux signifiants (<<saumon» et « caviar» par exemple),
alors même qu'elle n'opère que sur un seul signifiant, «saumon» en
l'occurrence. Le saumon 1, comme S1' a pour signifié le plat préféré de
l'amie de la bouchère; le saumon 2, comme S2)en tant que saumon repris
comme matériel du rêve, a pour signifié le désir de la bouchère; et le
saumon x, comme Sx, a pour signifié un x, que, par provision pour nos
chapitres 5 et 7, nous situons dans la fonction phallique. Dans cette série, le
saumon se dijjère,c'est bien le cas de le dire puisque la belle bouchère finit,
dans son rêve, par différerson envie de donner un dîner. La barre entre le
signifiant et le signifié donne au signifiant une liberté suffisante pour
accrocher un autre signifié et devenir par là différent de lui-même (S1-J>S2).
Ce nouvel accrochage n'efface pourtant pas le premier signifiant: ainsi le
saumon S2 ne peut servir de signifiant pour le désir de la bouchère que
parce que le saumon S1 désigne le plat préféré de son amie. S2contient ainsi
sa différence d'avec S1.
Notre présentation de S1 et S2 illustrée par le seul et unique « saumon»
troublera peut-être ceux qui sont habitués à voir en S) et S2 deux signifiants
distincts, différents,voire opposés. Effectivement, il s'agit bien de deux
saumons, de deux signifiants bien différents. Mais il s'agit d'une différence
à partir de l'identité d'un signifiant relativement simple Qe saumon comme
plat préféré de l'amie) et cette identité implique tout un savoir. S2comme
signifiant du désir de la spirituelle bouchère engage tout un savoir qui
emploie S1comme nom, comme matériel pour former la phrase où le désir

1
Où nous retrouvons la relation triadique de Peirce: le signe représente son objet pour tU1
troisième, son interprétant (Écrits sur le signe, p. 116-117).

32
pourra tenter de se dire. On voit dès lors que la différence entre SIet S2'loin
de se réduire à une pure différence sémantique (on aurait côte à côte deux
significations différentes: «le plat préféré de l'amie» d'une part et« le désir
de la bouchère» d'autre part), est avant tout construite comme dijflrence
grammaticale(<<le plat préféré de l'amie» est un nom qui rentre dans la
composition de la phrase énonçant « le désir de la bouchère »). Toute
déformation distorsive de SI (qu'il soit nom, phrase, discours, ...) reprend
ce SI dans une «phrase» d'un niveau plus élevé et l'y intègre comme
« nom» (<<sujet» grammatical, complément d'objet direct, argument d'une
nouvelle fonction) ; le signifiant dans sa différence diachronique implique
nécessairement la différenceentrele nom et fa phrase. S2en s'affirmant comme
différent de SI' comme non SI' implique en conséquence la négationet un
mouvementlogjquesans lequel il n'y a pas de distorsion signifiante.
La différence propre au signifiant dans la psychanalyse ne peut se réduire
à la différence matérielle des phonèmes ou à la différence des signifiés pour
un même matériel phonématique. À ne pas oublier quelle que soit la
brillance du jeu de mot (<<lapine congelée» : « -la pine? - con gelé! »). Un
pur jeu de mot synchronique est radicalement insensé hors du discours de
l'analysant; car celui-ci, dans un mouvement de différence diachronique
n'emploie tel signifiant, congelé au niveau de la langue, que pour le vivifier
par sa parole. L'analysant instaure ainsi une différencede niveau à f'intén'eur
mêmedu signifiantQe saumon comme nom et argumentdu plat préféré de l'amie
est différent du saumon comme phrase etfonction, où s'engage la question du
désir de l'hystérique). C'est précisément cette différence de niveau qui est à
l'œuvre aussi bien dans la différence du signifiant et du signifié, que dans la
différence du signifiant et du référent ou même dans la différence du
signifiant et de celui qui le profère. Le signifiant ne peut donc se réduire à la
signification de son signifié, à la désignation de son référent, à la
manifestation de son auteur, car il implique la distorsion continuelle de
chacune de ces attaches. Le signifiant implique une grammaireet une logique
plus qu'une pratique du calembour.
Le signifiant dans sa déformation distorsive produit le signifiant 2, S2'
comme contenant encore le signifiant 1, SI. Ainsi la bouchère donne
l'interprétation de son désir (du saumon 2) en terme de saumon 1 : « Oui
da ! je vais t'inviter pour que tu manges ton plat préféré (le saumon 1), que
tu engraisses et que tu plaises plus encore à mon mari !J'aimerais mieux ne
plus donner de dîner de ma vie ».
Repérer le signifiant en train de se différencier exige du psychanalyste une
lecture. Pour qui sait le lire, le signifiant n'est plus un donné concret qui
serait absent dans certains cas, présents dans d'autres.

33
Notre deuxièmeexemple,tiré de Lacan, est une hallucinationverbale.Comme
tel, il semblerait concerner un diagnostic spécifique: « lap[)lchose»,dont on
sait qu'elle a parfois été comprise comme « absence de signifiant ». Nous
verrons comment l'analyse de l'hallucination réfute cette théorie en même
temps qu'elle précise la place spécifique de la différence diachronique dans
la psychanalyse.
La production de « voix» Q'hallucination verbale) est identiquement « la
production d'une chaîne signifiante» CE533). Ce terme de production
suppose un procès (une diachronie) tendu entre deux positions: une
position de départ d'un signifiant s'imposant par lui-même et une position
d'arrivée d'attribution subjective où le signifiant premier s'interprète. La
production d'une hallucination va de 8J à 82,comme pout toute déforma-
tion du signifiant.
L'apparition du signifiant s'imposant par lui-même suppose qu'il n'est pas
produit par un individu agissant préalablement comme cause effective de ce
signifiant. Le point d'arrivée au contraire comporte une «attribution
subjective» CE533) du signifiant et le concours du « sujet ». Le signifiant
premier n'est le plus souvent entendu qu'au moment où il a déjà été
déformé en 82 (ainsi le saumon, plat préféré de l'amie de la bouchère, ne
prend sa place qu'à partir de son désir hystérique). Dans la grammaire de la
différence diachronique, nous dirons que 8J comme partie de la phrase n'est
jamais perçu qu'à partir de la phrase (ou encore que l'argument n'apparaît
qu'en fonction de la proposition). On ne pourra parler de « sujet» qu'à
partir de la phrase, plus précisément à partir de la jOnction verbale. Ce « sujet»
grammatical apparaîtra ainsi comme représenté par 8J pour autant qu'il est
repris dans un 82 en position de phrase. Cette dérive vers 82peut cependant
se faire de diverses façons: la symphonie de 82 distribue plusieurs voix sur
ses différentes portées musicales. Dès lors, la « voix» ne se fera pas
entendre dans une application singulière supposée primitive, mais au
nombre pluriel de ses différents sujets grammaticaux possibles.
Ces deux moments de productiond'un signifiant(apparition du signifiant et
attribution subjective) peuvent être articulés dans la production d'une
hallucination. Ainsi dans l'exemple cité par Lacan, la fille d'un couple
délirant mère fille avait entendu son voisin lui lancer l'injure « truie ».
Devant cette probable hallucination, Lacan pose la question de ce qui
«avait pu se proférer l'instant d'avant» CE534), c'est-à-dire la question
d'un signifiantpricédent l'hallucinationpropnment dite. Comme la parole ne se
produit jamais que dans le champ du possible ouvert dans un morceau de
langue, ainsi l'hallucination ne se produit que dans le champ ouvert par un
premier signifiant resté occulté. Ce qui s'était proféré l'instant avant

34
l'hallucination (SJ)' sans qu'on en sache l'auteur, c'était Je viens de chez le
charcutier.La phrase, dans son entier, vaut comme signifiant SJ.Qui était visé
dans ce Je? D'abord personne, sinon la pure pierre d'attente d'une
attribution subjective ultérieure. L'attribution subjective, comme S2' est
polyphonique et peut donner au Je différentes valeurs possibles:
1'«hallucinée» vient de chez le charcutier, la mère de 1'«hallucinée» vient
de chez le charcutier, le voisin de «l' hallucinée» vient de chez le
charcutier, etc. Mais « truie », dans sa dimension d'injure, a oublié la trace
de SJ et a simplifié la polyphonie de S2; l'hallucination proprement dite
apparaît comme une réduction de S2' refrain et rengaine d'une symphonie
perdue.
Nous pouvons ainsi distinguer trois strates dans la production de la
chaîne signifiante: 1° le point de départ aussi petit que l'on veut ou instant
d'apparition du signifiant SJ : « je viens de chez le charcutier» ; 2° un temps
intermédiaire (S2)où le signifiant subsiste dans une attribution subjective
polyphonique et ouverte à tous les possibles: ce temps est perceptible, il
est pause perplexe pour comprendreà qui peut se rapporter le SJ allusif. Ce
temps intermédiaire à plusieurs voix est la reprise de SJ en plusieurs phrases
S2 ; 3° le point d'arrivée ou moment de conclurequi achève le processus et qui
se présente ici par le biais de la réplique: « truie ». Ce mot est ici chargé
d'invective c'est-à-dire d'une « intention de rejet» qui veut l'appliquer à la
réalité et l'empêche ainsi de poursuivre une déformation distorsive
ultérieure: il fixe le signifiant en mot et clôture la différence diachronique. Il
est devenu nom et index pointé par le voisin. Par cette « intention de
rejet », le mot Truie se présente ici comme purement imaginaire et précipite
la plurivocité de S2vers son point d'arrivée, clôture du signifiant. Il serait
vain de vouloir « ranimer» ce mot (truie)et d'en faire un signifiant, quand
justement sa fonction est le momentde conclurela production de signifiant. Le
point d'arrivée du signifiant dans le mot de l'hallucination est l'interruption
de la chaîne signifiante par un imaginaire cru, par un mot (truie) qui a
pétrifié le mouvement du signifiant et l'a empêché de poursuivre sa route
de distorsion.
Serait-ce un « manque de signifiant» ? Mais que peut vouloir dire
«manque de signifiant» quand on sait qu'un manque remanie ce qu'il
efface et est par là distorsion signifiante? L'hallucination, loin de se situer
dans un champ où le signifiant « manquerait », est bien plutôt fixation du
signifiant en mot. Le temps de « suspension », propre au S2' lui donne sa
valeur réelle: l'hallucination prend une valeur de réalité proportionnelle au
temps que comporte son attribution subjective. L'hallucination nous
présente le résidu conclusifd'un mouvement S1-S2de différence diachronique.

35
Le langage de la connaissance, le langage de la raison commune v~se
précisément le même moment conclusif où la réalité prend un pOids
proportionnel au temps pour comprendre qui l'a précédée. Le langag~~e la
connaissancea la mêmestmaure que l'hallucination.La question n'est pas lCl de
différencier hallucination et langage de la connaissance, mais bien plutôt
d'en percevoir la structure semblable. Car tout au long d'une cure, le
psychanalyste est requis d'entendre non pas les conclusions de 8J-S2' non
pas les hallucinations et autres réalités, mais la différencediachroniqueen acte.Il
entendra l'analysant glaner et déformer telle de ses paroles (SJ)pour en faire
tout autre chose, un rêve ou une autre dérive possible (S2).
L'analyse de l'hallucination et de ses trois modes fondamentaux nous a
permis de situer le cadre strict de la logique psychanalytique (8J-82).Pour
maintenir ce cadre, il conviendrait de suspendre la « conclusion» réelle et
l'hallucination, qui toutes deux clôturent précipitamment l'oscillation et la
déformation diachronique du signifiant.
Nous saisissons ainsi le temps logiquedu sujet et ses modes. Le premier
mode est celui de la pure survenance du signifiant (SJ).Le deuxième mode
est celui de l'allusion oscillante, où un sujet apparaît déjà (S2).Le troisième
mode est celui du « sujet» comme individu opposé à un autre individu par
l'intermédiaire de la réplique du mot imaginaire. Dans les deux intervalles
entre ces trois modes, on voit s'introduire successivement: 10 le sujet
comme instance signifiante grammaticale et en même temps comme effet
du signifiant (passage du mode 1 au mode 2), 20 le «sujet» comme
instance subjective imaginaire (passage du mode 2 au mode 3), c'est
l'individu de la connaissance qui clôture le signifiant proprement dit. En
opposition radicale à cet individu fondé sur la connaissance qui oublie le
mouvement du signifiant, précisons maintenant le sujet proprement dit, le
sujet du signifiant.

5 Le sujet du signifiant

Dans l'optique du langage commun ou d'une différence purement


synchronique entre signifiants, le «sujet» ne peut être qu'un centre de
connaissance représenté par un signifiant par rapport à un autre signifiant
qui, lui, représenterait autre chose, un semblable, le monde, un objet, etc.
Telle n'est justement pas la définition propre du sujet pour la psychanalyse.
La différencesynchroniqueentre deux signifiants partage un royaume en deux
et les « sujets» sont tantôt les auteursou locuteurs qui énoncent ce partage
de la réalité, tantôt les individusdésignés par chacun des signifiants dans son
opposition aux autres, tantôt encore les «personnes» complexes qui

36
résonnent à travers leurs masques langagiers. Dans le sujet barré (divisé) en
jeu dans la psychanalyse, il ne s'agit ni de l'énonciation d'un auteur, ni de la
désignation d'un individu, ni de la manifestation d'une personne. Aussi le
sujet de l'inconscient ne sera-t-il pas abordé par une « clinique» basée sur
l'analyse du locuteur et de son énonciation ou par une « clinique» basée sur
l'analyse de l'individu et de son opposition aux autres ou par une
« clinique» basée sur l'analyse des personnes et de ses symptômes.
Le souci de méthode du psychanalyste « répugne à couvrir de la carte
forcée de la clinique» la question du sujet (E 800). Que cette clinique soit
revigorée après coup par une linguistique où la différence synchronique
règne n'y change rien. Le sujet de l'inconscient ne sera abordé
effectivement que par le seul moyen qui s'offre à la psychanalyse, que par le
langage et la différencediachronique.Les shifters ou embrayeurs articulent la
position du discours dans les termes de la langue, ils sont précisément les
termes du discours qui situe le « sujet» à partir de ce qui est dit : Je, tu, ici,
maintenant,etc. Cette articulation du « sujet» (notamment par le «je ») ne
suppose pourtant pas nécessairement deux « sujets », le « sujet» locuteur et
le « sujet» individu, indiqué par le signifiant; elle ne répartit pas
nécessairement une « intersubjectivité ». L'articlflationen question dans le
shifterest celle de l'actedu langagelui-même préalable à sa décomposition en
langue et discours. Le «Je» ne renvoie ni à l'énonciation d'un auteur du
discours, ni à une désignation d'un individu, ni à la manifestation d'une
personne. Il est articulation du signifiant comme distorsion, articulation
langagière de la langue et de la parole. Expliquons-nous.
L'exercice du langage suppose toujours cette distorsion du matériel
proposé par la langue. Il n'est en effet aucune langue qui ne laisse ouvert un
lieu de décision discursive où le matériel de langue doit être employé pour
tout autre choseque cepourquoi il étaitprévu. La langueoffre un matériel et des
règles d'application plus ou moins contraignantes suivant les différents
types de langue; mais la parole se charge d'en faire « tout autre chose» et
donc d'opérer un détournement, une distorsion. Même le discours qui
voudrait se limiter à la simple connaissance ou au pur reflet de la réalité
n'échapperait pas à cette dimension de distorsion; la langue elle-même
suppose qu'on puisse d'abord en faire autre chose qu'une copie de la réalité
et refuser d'en faire autre chose c'est encore détourner la langue. Distorsion
de la distorsion en quelque sorte.
L'inconscient en tant que signifiant par excellence est structuré comme
un langage et le sujet se défmit par cette structure.
Sous prétexte que l'inconscient n'est pas la représentation de mot (cf.
Freud, L 'inconscien~,certains ont cru pouvoir négliger la question du langage
pour aborder l'inconscient et déplacer l'accent vers la prétendue

37
prééminence de l'affect, du corps etc.1. Pour ceux-là, le « sujet» est tout
bonnement l'individu porteur d'une réalité matérielle ou psychique plus ou
moins assortie de fantasmes conscients ou inconscients qui transpirent
dans sa personne et qu'il peut rapporter comme locuteur. L'individu, la
personne ou le locuteur ainsi appréhendé n'est plus le sujet du signifiant, il
n'est plus l'analYsant, mis en actepar l'association libre. Il est redevenu patient de
son histoire qu'il rebricole tant bien que mal par une psychologie
opportuniste. Il va sans dire que la structure propre du signifiant est
perdue. La soi-disant « structure» de ces individus, patients par définition,
est une constellation psychologique décrite éventuellement par des
concepts puisés - à contresens - dans la théorie psychanalytique (par
exemple « structure» de la «névrose », de la « psychose» ou de la
«perversion »). Les « positions subjectives» sont en fait comprises comme
celles de telle ou telle pathologie, pudiquement rebaptisée de « structure» et
décorée de quelques « formules» illustrativement et anecdotiquement
« cliniques ».
Lacan, à la suite de Descartes, propose un véritable sujet, effet du
signifiant comme effet du Cogito.Ce sujet est réduit à une seule pointe, à un
seul point: il apparaît comme représenté par le ~1au moment précis où ce
81 est dépassé par le 82 qui le reprend. Par la déformation distorsive
continuelle du signifiant, le sujet est donc périmé au moment même où il
apparaît: en tant qu'il apparaît, il disparaît déjà. Ce sujet multiple,
apparaissant - disparaissant dans la course du signifiant, est déterminé par sa
seule péremption: il contient sa propre contradiction; tout ce qui le
qualifierait est d'emblée anachronique: il est sans qualité (psychologique ou
autre) et ne s'identifie aucunement au « sujet» acteur du phénomène de la
parole, à l'individu indiqué par un diagnostic « différentiel », à la personne
manifestée par ses symptômes.
Certes Descartes ne s'est pas arrêté à ce sujet réduit à un point
d'apparition - disparition (Cogito ergo sum); il l'étoffe en hâte de la
conscience, de la pensée qualifiée etc. Lacan, par contre, « ne se réclame
jamais que de ce qu'on peut appeler la pointe extrême du Cogito»
(J.C. Milner, L'œuvre claire,p.40), d'où les reformulations lacaniennes du
Cogito(par exemple: ouje ne pense pas, ouje ne suis pas). Le sujet ne peut
apparaître que sous le mode négatif: il est représenté par un signifiant
1 Une autre issue consiste à déplacer la psychanalyse vers le préconscien t (cf. Alain Costes,
"Lacan: le fourvoiement linguistique). Ce faisant, n'abandonne-t-on pas l'essenœ de la
psychanalyse? Déplorant trop aisément la mauvaise foi de Lacan, l'auteur tente de la
corriger et en revient à une « psychanalyse» basée sur la linguistique, manquant du même
coup le courant proprement subversif parti de Freud, le signifiant et la puissance du dire
dans la psychanalyse (ce que Lacan appelait « linguisterie »).

38
périmé, par SI' à condition expresse que ce soit pour S2' qui a déjà distordu
et dépassé SI. Ainsi le saumon représente le sujet - mais quel sujet? la
bouchère ou son amie ? Ni l'une ni l'autre de ces personnes! Car le saumon
(SI) ne représente le sujet que pour un autre signifiant (S2)reprenant dans sa
phrase complexe le premier saumon: « Comment une autre peut-elle être
aimée... par un homme qui ne saurait s'en satisfaire?... C'est cette
question que devient le sujet ici même» (E 626). Le sujet n'apparaît donc
comme représenté par le SI que pour la question qui est ici S2 et qui fait
cette identification
di.sparaîtn: par SI.
La différence purement synchronique entre deux signifiants ne définit
que des individus (et non de vrais sujets). Elle suffit amplement à la
communication et à sa théorie. Mais dès qu'il y a parole, apparaissent
nécessairement des trous de sens, des lacunes où s'engouffre tout aussi
nécessairement la distorsion propre au signifiant: la différence
synchronique est trouée par la différence diachronique. Ce que montre le
schéma L tel que nous l'avons reconstruit:

S a

a,AA

Ce schéma L articule les différences synchronique et diachronique du


signifiant en même temps que le sujet du signifiant: les signifiants
synchroniquement différents permettent de viser la réalité des objets (a) à
partir du moi (a'). Mais un signifiant disponible pour le moi (SI)peut être
détourné de cet usage communicationnel vers le lieu de l'Autre où il
devient autre (S2). Déformé par le passage au lieu de l'Autre, il reste
pourtant intriqué au langage de la connaissance et de la raison commune, à
l'imaginaire qu'il traverse pour venir finalement représenter le sujet (S). Si le
sujet (S) est donc représenté par le signifiant SI' ce n'est donc jamais que
pour le signifiant S2'c'est-à-dire par l'intermédiain: de la déformation (Entstellun~
qui suppose le fonctionnement du grand Autre. SI comme «trait unaire »1
représente certes le sujet en lui conférant ainsi une identification première ou

1 Lorsqu'un objet est perdu, l'investissement qui se portait sur lui est remplacé par une
identification extrêmement limitée qui n'emprunte qu'un seul trait (einiJgerZu~ à l'objet
perdu (Freud, P~chologiecollectiveet anafysedu moi, 1921). Ce seul trait, « trait unaire », aliène
le sujet« dans l'identification première qui fonne l'idéal du moi» (E 808) et... qui doit être
dépassée par la différence diachronique.

39
un « idéal du moi », mais cette identification est proprement une aliénation,
puisque ce 8Jne produit une identification qu'à la condition d'être devenu
autre (82)au lieu de l'Autre (A). Autrement dit, si 8J représente le sujet, le
moment est toujours déjà dépassé par 82 qui périme et rend caduque
l'identification primaire du sujet à 8J. Le sujet du signifiant est donc
toujours déjà barré à sa racine par la déformation distorsive propre au
signifiant. On ne pourra repérer le sujet que dans l'apns-coup de son
apparition, c'est-à-dire dans sa disparition. Le sujet ne pourra jamais être
=
repéré qu'au futur antérieur: « j'aurai été cela» (cela 8J). Nous pourrions
écrire le rêve de la spirituelle bouchère sur le schéma L: sur la ligne
imaginaire a'a s'inscrit la communication téléphonique entre le moi de la
bouchère (a') et son amie (a) par l'intermédiaire des signifiants synchroni-
quement différents (saumon et caviar), mais (8), le saumon plat préféré de
l'amie (et idéal du moi de la bouchère), est détourné vers A où il prend le
sens d'une question: « comment être aimée par un homme qui ne saurait
s'en satisfaire?» (82).En S est l'aboutissement de la question du désir de
ladite « hystérique» à travers les lacunes lapsus, actes manqués, rêves dans
la relation imaginaire entre la bouchère et son amie.
Seule une analyse poussée au-delà d'une différence synchronique, permet
d'opérer la véritableruptureépistémiquede la psychanalyse. Cette rupture doit
être poursuivie dans toutes ses conséquences et reste à ce jour inachevée.
Un dogmatisme « lacanien» paresseux s'autorise des dits de Lacan pour
simplement rabâcher des formules sans soutenir la subversion lacanienne.
Au nom d'une fidélité leurrante, on reste élève ou disciple: le « sujet»
retombe bien vite dans l'individu et le signifiant dans la matière positive du
phonème ou du mot. Or la subversion du champ de la psychanalyse telle
qu'elle est opérée par Lacan impose une logique implacable où la
« citation» (même lacanienne) ne sert à l'interprétation que sous la
condition de ne pas obturer la différence diachronique, la déformation
toujours à l'œuvre dans le signifiant.

6 Signifiant et grammaire

La différence purement synchronique des signifiants divise en même


temps les signifiants proprement dits et le champ sémantique qui leur est
propre: les moutons sont divisés, pour la langue anglaise, en sheepet mutton.
Nous voyons par là que les signifiants différenciés synchroniquement sont
appariés avec leur signifié respectif, et l'on peut continuer à dire que le
signifiant imprime son sceau sur le signifié. Le signifiant est un nom, qui
nomme,un index qui indiqueun concept (signifié) ou une chose (référent). Le

40
signifiant en ce sens peut être indépendant de la grammaire: il apparaît
d'abord comme sémantique.
La psychanalyse considère qu'une langue ne fonctionne pas d'abord
comme outil de connaissance et ne se réduit nullement à un code. Chaque
terme du soi-disant « code» n'est qu'un état intermédiaire entre deux
paroles, l'une qui a précédé la sédimentation du sens admis par le code,
l'autre qui déformera encore et encore ce sens admis par le code. La phrase
laissera toujours des sédimentations dans la langue commune ou dans
«lalangue» (sic) du sujet. Lesquelles - la langue ou lalangue - pourront
encore servir pour tout autre chose et ceci indéfmiment. Telle est la
grammaire élémentaire de la psychanalyse: elle emploie un nom pour
l'intégrer dans la grammaire de la phrase, ou elle emploiera une phrase pour
l'intégrer dans la « grammaire» du discours. La grammaire suppose donc
d'emblée la différence diachronique entre deux états du signifiants (S1et S2).
Le premier état du signifiant (S1)suppose peut-être une correspondance des
termes et des concepts ou des termes et des référents, le deuxième état du
signifiant (82) suppose en tout cas une remise en question de cette
correspondance. La grammaire, comme ensemble des «règles» fonda-
mentales du langage psychanalytique, permet de d~cider si une expression
est bien formée pour la psychanalyse: la seule règle est l'association libre,
que nous pouvons développer par la différence diachronique.
Nous parlerons dorénavant de nom pour S1'pour le matériel sémantique
analysable par la différence synchronique et de phrase pour 82, pour la
grammaire entraînée par la différence diachronique. Le nom emportera
éventuellement avec lui tout le matériel sémantique hors du champ de la
grammaire, alors que la phrase impliquera toujoursla forme grammaticalequi
peut mieux apparaître par une mise entre parenthèses de tout le matériel
proprement sémantique. La dimension proprement grammaticale de la
psychanalyse s'inscrit dans la fonction verbaleproprement dite, libérée autant
que possible de ses connotations sémantiques (ou dans la fonction
dépouillée de ses arguments).
Dans tous les exemples de signifiants que nous avons donnés jusqu'à
présent, on pourra repérer le verbe en tant qu'il ouvre une toute autre
dimension que la simple différence synchronique.
Ainsi «Hommes / Dames» peuvent bien se réduire à une différenciation
synchronique des sexes modelée sur la ségrégation urinaire et indiquer par
là un rapport entre les sexes correspondant au rapport architectural des
toilettes de la gare. Une différence diachronique va bien plus loin puisque
« Dames» se déformera par exemple pour entrer dans les phrases où désirer
pourra se conjuguer logiquement pour le petit garçon devenu grand. La

41
dame de son cœur entrera ainsi dans une déformation signifiante qui
subvertira la simple bipartition des sexes: « il n'y a pas de rapport sexuel» !
Ainsi « le chien faire miaou, le chat faire oua-oua» peut bien différencier
chien et chat dans une entente qui fait pressentir la rivalité. La production
de leur cri cependant s'ouvre sur une distorsion langagière plus
fondamentale; le verbe «faire» reste sans doute sémantiquement ouvert à
toutes les créations: faire pipi ou caca, agir, produire un cri, foutre, faire de
la poésie, passer à l'acte, etc. ; mais plus fondamentalement, comme verbe,il
met en œuvre la différence diachronique qui permet d'employer le miaou
pour le cri du chien et de faire apparaître fugitivement le sujet du signifiant
autrement que dans une rivalité imaginaire.
Ainsi le saumon peut bien se différencier du caviar, ces noms
synchroniques soutiennent une insatisfaction tant pour la bouchère que
pour son amie. Et leurs insatisfactions croisées indiquent bien autre chose:
le saumon peut surtout introduire la question du désir et la fonction
phallique; cette question et cette fonction supposent une autre catégorie
que le nom, soit la phrase ou le verbe: commentune autre peut-elle être
aimée... alors que... ? Aimer ouvre la question du verbe pour l'hystérique
au-delà du nom-index insatisfaisant.
Ainsi pour l'hallucination, SI« je viens de chez lé charcutier» s'ouvre-t -il
sur la polyphonie des voix lui faisant écho distorsif ~'hallucinée vient de
chez le charcutier, le voisin vient de chez le charcutier, la mère vient de
chez le charcutier) ; par ces déformations, ces formes manifestent déjà une
« conjugaison»possible de « venir» (<<je viens... », « tu viens... », « elle
vient. . . »).
Le signifiant dans sa différence diachronique met ainsi nécessairement en
jeu une grammaire qui subvertit la simple différence linguistique
synchronique. Nous ne pourrons pas réduire le signifiant à sa matérialité
sonore, pas plus d'ailleurs qu'à sa signification; il faut au contraire en saisir
la grammaire qui seule lui garde sa dimension de déformation distorsive
propre à l'inconscient et à la psychanalyse. C'est seulement à partir de cette
grammaire qu'une logique du signifiant peut être démontrée. Nous ne
pouvons cependant pas réduire cette grammaire à un ensemble de règles
propres à une langue particulière, et notamment pas à la simple
différenciation du nom et de la phrase pris dans leur matérialité
grammaticale. Qu'il nous suffise ici de rappeler que le mot « verbe» est un
nom et que « nommer» est un verbe. La grammaire dont il s'agit implique
bien plus que l'application de « règles ». La grammaire de la psychanalyse
est la reprise de SI par la déformation distorsive en S2; elle est la différence
diachronique. Nous l'illustrerons plus loin par la grammaire du verbe
français. Il s'agit d'y voir, d'y comprendre, d'y conclure comment

42
l'anecdote d'un instant peut être reprise dans une fonction plus large, dans
une « phrase» logique, dans un verbe. La grammaire du verbe nous
permettra d'illustrer la grammaire propre à l'association libre et au
développement de la déformation du signifiant; c'est cette grammaire qui
permettra de déduire la logique de l'inconscient.
Avant d'introduire ces questions de grammaire et de logique, nous
voulons cependant poser la question de l'application concrète de cette
doctrine du signifiant à la cure psychanalytique proprement dite, qui n'a
fondamentalement qu'une seule « règle» (grammaticale) : l'association libre
(avec tout ce qu'elle entraîne). Notre reprise de la doctrine de la règle
fondamentale, du signifiant et de sa déformation n'est en effet
indépendante ni de la cure singulière, ni de l'histoire générale du
mouvement psychanalytique. Elle est bien réponse et déformation
distorsive d'une réalité concrète inscrite dans la cure et la théorie
psychanalytique. La théorie psychanalytique apparaît bien souvent comme
matériel à appliquer aux différentes réalités psychopathologiques. Dans
cette application, le fd du signifiant et de sa différence diachronique risque
bien de se rompre. Puissent au contraire nos trois chapitres suivants
déformer et distordre ces applications, pro-voquer et donner voix à la
logique de l'inconscient.

43
Chapitre 2
Mise en question de tout diagnostic
Pour une exception

La psychanalyse ne se réduit pas à une pure logique du signifiant


inconscient. Il n'y a pas de psychanalyse pure ou transcendantale et ce sont
des individus souffrants qui viennent en analyse et non des sujets de
l'inconscient! Comment et à qui la logique propre de l'inconscient
pourrait-elle être «appliquée»? S'agit-il de reverser la raison de
l'inconscient dans la pratique thérapeutique? Le risque est grand de
dévoyer la méthode analytique au profit d'un «traitement» asservi à la
raison commune et médicale et la « psychanalyse» devient vite une
technique particulière au service d'une psychopathologie générale
dépendant de la raison commune. Freud a certes écrit une P{)Ichopathologie de
la viequotidienne;cette « psychopathologie », loin de s'inscrire dans la raison
commune et classique, était précisément subversion de ce quotidien sans
surprise, si banal et si commun. La raison de l'inconscient promet une
révision radicale de toute classification et de toute nosographie.
La psychanalyse s'est appliquée d'abord au traitement des névroses et à
leur mécanisme, le refoulement (~ 1) ; il était légitime de poser la question
d'une extension de ce champ (~ 2). Nous nous attarderons longuement à la
psychose qui pose de façon radicale le problème de l'applicationde la
psychanalyse (~3 et 4). Nous terminerons ce chapitre par la seule approche
de la psychopathologie qui puisse être compatible avec la logique de
l'inconscient: l'individu qui vient en analyse doit être pris comme exception.
Freud insistait d'ailleurs pour que tout nouveau « cas» de psychanalyse soit
entendu sans a priori théorique; pour Lacan, la qualité primordiale du
psychanalysteest bien de savoir ignorer ce qu'il sait par ailleurs (Variantesde
la cure-!Yj>e; E 349-362). L'application de la psychanalyse est toujours
d'exception, c'est sa seule chance.
1 L'implication des névroses et le refoulement

L'intégralité de la structure du signifiant inconscient est réputée convenir


aux névroses puisque cette structure a été analysée à partir des symptômes
névrotiques; ceux-ci se présentent comme phénomènes « lacunaires» qui
viennent trouer le langage de la connaissance et de la communication. C'est
ladite « hystérique» elle-même qui a imposé la règle de l'association libre et
avec elle la doctrine du signifiant dans sa dimension de différence
diachronique. Il semble évident que la raison de l'inconscient puisse être
« appliquée» aux névroses encore qu'il conviendrait que la psychanalyse
s'applique surtout... à suivrela structuredu direprésent chez chaque analysant
quel que soit son diagnostic. La pratique psychanalytique, structurée par la
seule association libre, et la névrose sont coextensive s. Plutôt que d'être
«appliquée », la psychanalyse est directement intriquée à la parole du
névrosé: elle partage la même structure. Mieux vaudrait parler de
« psychanalyse impliquée» que de psychanalyse appliquée.
Quelle est cette implication?
Elle suppose l'entrecroisement de deux langages bien différents: le
langage de la connaissance et le langage de l'inconscient, ou encore
l'imaginaire et le symbolique. Il existe bel et bien un conflit entre l'un et
l'autre, d'autant plus irréductible que ces deux langages ne communiquent
que par leurs termes Ca'et a). Telle est la structure même de la névrose et
du refoulement pour Freud: un conflit entre le moi (ici représenté par le
vecteur a' -a) et les « pulsions sexuelles» (ici représentées par le circuit
a' -A-S-a), conflit larvé qui ne se résout pas faute d'une véritable rencontre
entre le vecteur a' -a qui se joue sur la scène « consciente» et le circuit
a' -A-S-a qui se joue sur une « autre scène» « inconsciente ». Telle est la
structure freudienne du refoulement au cœur de la névrose. La dialectique
du refoulement et de son retour ne peut se jouer qu'au beau milieu de la
barrière constituée par le filtre imaginaire a' -a Qe langage de la
connaissance) pour autant qu'il soit troué et traversé par les « phénomènes
lacunaires» venus de A ou de l'inconscient. Tel est la pratique de la seule
association libre. Mais nul ne peut la « contredire» ; une pratique est ce
qu'elle est. Le névrosé s'adonne à la pratique de l'association libre. La
psychanalyse est ainsi une fOrme a priori infalsifiable: elle fait simplement
jouer des « lacunes» dans le langage de la connaissance. On peut refuser de
s'y engager. On peut la conseiller ou la déconseiller ou s'en abstenir. Là
n'est pas la question: la pratique de l'association libre existe bel et bien
avec la «névrose» et l'évaluation de ses résultats - bons , mauvais ou
médiocres - ne change rien à l'existence de la pratique découverte par
l'intermédiaire des « hystériques ».

46
L'application de la psychanalyse aux névroses dépasse rapidement le seul
fonctionnement de la structure du signifiant inconscient décrite au chapitre
premier. À partir de cette pratique, certains - Freud le premier - ont tiré
des conclusions qui dépassent largement la logique stricte de la structure du
signifiant inconscient. Avant toute méthode d'association libre, Freud était
d'abord clinicien à la recherche des causes pathogènes, d'un trauma
spécifique ou d'une constellation fantasmatique précise justifiant les
symptômes qu'il pouvait observer chez lui et ses « patientes ». Autrement
dit, Freud était d'abord animé d'un désir de connaîtrela vérité; ce souhait
outrepassait très largement le système purement formel de l'association
libre et infléchissait l'interprétation vers un contenu schématique
(notamment en fonction de l'importance de son propre drame œdipien). À
la suite de Freud et notamment de son analyse personnelle, l'intetprétation
s'est focalisée sur l'Œdipe. À la suite de la propre problématique de Freud,
tout un pan de la psychanalyse a voulu ramener le contenu dernier ~e
contenu latent) de l'association libre au « complexe» et à ses composantes1
(figures maternelle, paternelle, peur imaginaire d'une« castration », etc.).
L'application de l'association libre aux fms de débrouiller une histoire et
d'analyser un contenu ne correspond pas à l'implicationdans l'association
libre. On doit distinguer l'implicationdans l'associationlibre qui, comme telle,
est infalsifiable et l'applicationde l'association libre visant à démontrer un
contenud'idées, d'imaginations ou de fantasmes. Ce contenu, dès qu'il se
prétend universel, est infiniment contestable. Bien plus la structure du
signifiant diachronique produit à chaque pas de sa déformation une
falsification inévitable.
Ce livre veut démontrer la stmctureformelle de l'association libre ~e terme
de structure sera réservé pour cet emploi strict). À l'opposé de cette
méthode formelle, les contenus de la psychanalyse sont parfois présentés
comme norme «universelle» ou comme panacée pour une bonne santé
psychique. Cette présentation engendre bien vite des idéaux contestables,
tels par exemple un Œdipe bien équilibré, une coupure de cordon
ombilical, une fonction paternelle bien présente, etc. Cette focalisation de
principe réduit la logique du signifiant à un langage programmé, fmalement
à un langage de connaissance. Seule la logique de l'inconscient permet de se
libérer de cette course après l'idéal qui n'existe que comme résidu d'une

1
Ainsi Freud écrit-il: «Tout être humain se voit imposer la tâche de maîtriser le complexe
d'Œdipe; s'il faillit à cette tâche, il sera un névrosé. La psychanalyse nous a appris à
apprécier de plus en plus l'importance fondamentale du complexe d'Œdipe et nous
pouvons dire que ce qui sépare adversaires et partisans de la psychanalyse, c'est
l'importance que ces derniers attachent à ce fait» (Trois essais sur la théorie de la sexualité, note
82 ajoutée en 1920).

47
réalité passée et imaginaire. Certes un fantasme de toute-puissance peut-il
être artificiellement rapporté au souhait de mort du père et une frustration
peut-elle être analogiquement rapprochée au manque de pénis. Il s'agit là
d'intetprétations purement imaginaires qui oublient fondamentalement la
dynamique du signifiant.
Au lieu de tenir compte de l'irréductibilité du signifiant diachronique à un
contenu préœdipien, œdipien ou postœdipien des associations libres, on a
parfois tenté de justifier l'existence de la parole et du signifiant à partir de
l'Œdipe. Ce dernier serait ainsi le supposé support d'un accès au !)lmbolique par un
événement clé repérable dans le vécu historique de l'individu.
Renversement illégitime: c'est l'événement qui n'est compréhensible qu'à
partir de la logique de l'inconscient.
À un moment précoce de sa pensée, Lacan a sans doute défendu le
caractère fondateur de l'Œdipe. Cela ne nous empêchera pas de critiquer
fermement la notion de support (notamment de support œdipien) pour le
signifiant inconscient (voir notre chapitre suivant). L'affirmation de
l'universalité de l'Œdipe a d'ailleurs été contestée dès avant la mort de
Freud: elle a été falsifiée (ou prétendument falsifiée) - par des particulières
négatives tirées de l'analyse de cultures «primitives» mises en évidence
dans l'ethnologie, - par des particulières négatives cirées de pathologies non
névrotiques mises en évidence dans la psychiatrie, - par des particulières
négatives tirées de l'enfance préœdipienne mises en évidence dans la
psychologie génétique. Sans nier, ni affirmer la valeur de ces particulières
contestant universalité œdipienne, il faut, plus fondamentalement, affirmer
l'exception.L'exception est inhérente au signifiant et le fonctionnement du
signifiant est bien la condition d'un contenu qui pourra y trouver place. En
conséquence, il convient de distinguer 1 0 la st17lcture purement fOrmelle du
signifiant dans sa différence diachronique, et 20 les contenusmanifesteet latent
de cette structure de l'association libre qui, gardant toujours un côté
imaginaire, se prêtent facilement au langage de la connaissance.
L'inconscient perçu comme connaissance, comme contenu positif est
infiniment falsifiable; nous ne nous priverons pas de le falsifier si par là
peut se dégager une logique. La logique de l'inconscient doit réinterroger
Œdipe, qui n'en a pas fmi avec l'énigme.
Nous ne contestons pas, on l'aura compris, l'éventuelle pertinence du
père et du «complexe» pour telle analyse particulière. Nous remarquons
seulement que le souhait de savoir, parasite gourmand chez Freud et tout
analyste à sa suite, peut détourner le chemin du signifiant vers des contenus
imaginaires questionnables. Sans ce questionnement, l'implication dans
l'association libre et dans la névrose se transforme bien vite en application
contrainteetfOrcéede schémas imaginaires. La psychanalyse suppose non pas

48
le savoir de l'analyste, mais au contraire la mise entre parenthèses de ses
préjugés. La mécanique du sujet supposé savoir impliquée dans la logique
de l'inconscient n'est nullement le savoir de l'analyste, mais bien plutôt son
non-savoir.L'« hystérique» Emmy le demandait déjà à Freud: « taisez-vous
donc, laissez-moi dire ce que j'ai à dire ».

2 Des mécanismes qui ne seraient pas le refoulement

La névrose a inventé la structure formelle de l'association libre qui


correspond au schéma L et se rapporte au refoulement. Avec la naissance
de la psychanalyse, s'ouvre la question: tout être humain doit-il fonctionner
selon ce principe de l'association libre, selon la structure signifiante du
schéma L, selon le mécanisme du refoulement? À son origine et à titre
d'hypothèse, la psychanalyse partait du principe: « tout être humain se situe
dans le mécanisme du refoulement ». Cette universelle affirmative a-t-elle
des exceptions? L'esprit scientifique cherche obstinément à falsifier
l'universelle affirmative pour en préciser et en restreindre le champ
d'application aussi strictement que possible: en ce sens, l'exceptionconfirmela
ligle pour les cas où elle est adéquate, en lui permettant de se débarrasser
des exceptions, des cas où elle n'est pas d'application. L'exception confirme
la précision du champ d'application de la règle. Elle crée une différence
synchronique entre ce qui désormais tombera sous la règle et ce qui se
situera en dehors de la règle. L'exception confirme la règle pour son juste
emploi et... l'infirme pour un emploi trop généralisé.
La pratique concrète de la psychanalyse s'est trouvée confrontée à de
grandes difficultés avec les « pervers» et les « psychotiques ». De ce fait, on
en vient tout naturellement à supposer qu'il s'agit là d'exceptions au
mécanisme propre du refoulement, à la structure du signifiant, à la logique
de l'inconscient. S'il en était bien ainsi, on devrait proposer à côté du
refoulement deux autres mécanismes qui expliqueraient la perversion et la
psychose: on prétend les trouver respectivement dans la Verleugnung(déni)
et dans la Venveifung (forclusion) freudiennes. Trois mécanismes de défense
spécifiques (refoulement / Verdriingung, déni / Verleugnung et forclusion /
Venveifun~ devraient expliquer trois grandes psychopathologies,
respectivement la « névrose », la « perversion» et la « psychose ».
Pour examiner cette hypothèse de trois diagnostics possibles en
p!Jchanafyseet de trois mécanismes freudiens qui leur correspondraient,
nous devons tenir compte des éléments suivants: 10 la structure même de
la psychanalyse explicitée jusqu'ici comme l'entrecroisement d'un langage
de connaissance et du langage de l'inconscient; 20 la justification de
l'introduction de la «perversion» et de la « psychose» en rapport avec les

49
difficultés de la psychanalyse; 3° l'examen de la référence à Freud pour
déterminer les mécanismes spécifiques.
Le fait d'opposer d'autres mécanismes au refoulement et d'autres
pathologies à la névrose relativise complètement le schéma L en même
temps que le refoulement et la névrose: la logique de l'inconscient y
devient une curiosité locale, une ambiguïté anecdotique qu'il suffit de
dissiper. Freud ne vise-t-il pas justement à dénouer le conflit en présentant
les belligérants sur le même terrain pour qu'ils en décousent et que le
conflit entre le moi et les pulsions se règle de lui-même (peu importe
d'ailleurs le vainqueur) ? Sans doute telle était la vision thérapeutique de
Freud (cf. par exemple Les leçonsd'introductionà la p.rychanafyse,1915-1917,
chapitre XXVII). Il n'empêche que la méthode de l'association libre ne se
présente qu'à partir de l'intrication d'un langage inconscient au milieu d'un
langage de connaissance. Elle démontre un refoulement présent chez tout
rêveur potentiel, chez tout homme. En attribuant le refoulement aux seuls
« névrosés» (à l'exclusion des autres, « pervers» ou « psychotiques »), le
mécanisme même de la psychanalyse ne survit que dans le cadre d'un
langage de connaissance, qui l'oppose synchroniquement aux autres
mécanismes. C'est un choix qui n'est pas sans conséquence pour la pratique
du principe même de la psychanalyse, qui par là devient forcément
inessentielle.
La justification de l'introduction de la « perversion» et de la « psychose»
remonte à Freud. Il parle de la façon la plus large des névroses en général,
parmi lesquelles il distingue les « névroses de transfert» (nos « névroses»
d'aujourd'hui) et les « névroses narcissiques» (nos « psychoses»
d'aujourd'hui). La différence entre les deux porte sur un seul point: le
transfert, à condition de bien comprendre que le tranifer!pour Freud se
réduit à cet endroit au pouvoir de suggestion;il s'agirait de transmettre au
patient la connaissancede son inconscient, transmission corroborée par
l'examen de la résistance qui ne fait que redoubler le refoulement. En
raison d'une fixation narcissique propre aux « névrosés narcissiques », ces
derniers ne se laissent pas convaincre par le transfert suggestionnant.
Le «névrosé narcissique» ne se laisse pas ramener à un simple langage de
connaissance; grand bien lui fasse dirions-nous: il soutient le schéma L et
la logique de l'inconscient. Quant au «pervers », il est présenté par Freud
comme un grand enfant arrêté, retourné ou fiXé à un stade préœdipien où
le conflit n'a pas encore lieu. À partir d'un non-conflit, il n'y a pas de
psychanalyse possible; il n'y a pas non plus de souffrance, pas non plus de
pathologie. On le voit la justification de l'introduction de la « perversion»
et de la «psychose» est intégralement centrée sur le conflit névrotique,
c'est-à-dire sur le refOulement.La «psychose» s'explique bien par la structure

50
unitaire de la psychanalyse Qe schéma L, et le transfert suggestionnant) ne
fonctionnerait pas et la « perversion» est un phénomène particulier local,
sans conflit, supposé antérieurà la complexité du schéma L.
Quant à la référence freudienne pour différencier synchroniquement
Verdrangung - Verleugnung - Verweifung, il faut bien dire qu'elle est
faussement freudienne et semble bien employer des termes allemands pour
jouer l'argument d'autorité; non seulement l'autorité de Freud est
employée contre ses propres textes pour fonder des mécanismes
spécifiques à telle ou telle pathologie, mais de plus, une difficulté pour la
logique propre de la psychanalysey est insidieusement escamotée. 10 Dans
les textes de Freud, la Verleugnungporte toujours et sans exception sur un
morceau de rialitéqui est dénié, c'est-à-dire non perçu en raisondu refoulement.
Cette non-perception d'un morceau de réalité vaut pour l'amant éconduit
qui sombre dans la folie en « évitant» la réalité pourtant évidente (sa bien-
aimée l'a plaqué voilà déjà trente ans) ; elle vaut pour le «névrosé» qui « ne
se souvient pas» d'une réalité traumatique; elle vaut pour le « fétichiste»
qui « escamote» l'absence de phallus maternel. Dans les trois cas, la non-
perception constitutive du déni provient d'un refoulement.Si le terme de
Verleugnungdevient plus fréquent chez Freud à partir de 1920, ce n'est
d'ailleurs pas en raison d'un intérêt freudien pour la« perversion », mais en
fonction de la place théorique particulière de la « réalité» dans la deuxième
topiquefreudienne Qe Moi est coincé entre le Ça et la Réalité: il se défend du
Ça par le refoulementproprementdit, il se défend de la Réalité par le dénz); le
déni y reste indissociable du Moi impliqué dans le refoulement en général.
Cette remarquable situation du Moi pourrait d'ailleurs être explicitée par le
croisement du schéma L où le Moi (comme point de croisement) est
confronté aussi bien à ce qui vient du grand Autre, de l'inconscient, du Ça
(axe du refoulement) qu'à ce qui se trame en réalité dans le langage de la
connaissance (axe du déni). 20 D'une façon semblable, lorsque Freud parle
de Verweifung, il s'agit toujours d'un mécanisme directement dérivé du
refoulement et plus précisément du retourdu refoulé; le refoulé réapparaît
d'abord sous forme de négation: «Non, cette personne dont j'ai rêvé n'est
pas ma mère ». Nous y reviendrons plus longuement dans notre chapitre 4,
notamment à partir du texte que Freud consacra, en 1925, à La Négation
(Die Verneinun~. Nous verrons comment la Verweifung a été promue par
Lacan comme mécanisme spécifique de la« psychose », notamment à partir
d'un cas de névrose obsessionnelle (l'homme aux loups), et ce pour les
besoins d'une cause historiquement déterminée par «l'introduction» du
« symbolique» dans le langage psychanalytique de l'époque (1953). La
Venveifungfreudienne ne peut nullement servir à caractériser la psychose, elle
s'inscrit entièrement dans le mécanisme du refoulement!

51
L'inconscient, l'Autre et le signifiant n'ont de valeur que s'il s'agit d'une
méthode qui crée son champ en fonction d'une logique et non comme réponse à un
objet diagnostique. Sans cela, c'est l'inconscient et la psychanalyse qui se
perdent en même temps que la différence diachronique propre au signifiant
(Enstellun~ et son sujet. La réduction de la dimension de l'Autre et du
signifiant à une pathologie particulière, telle la névrose comme seule
indication de la psychanalyse, entraîne une réduction de la psychanalyse
non seulement dans ses « applications» possibles1, mais surtout dans sa
logique.
Comme nous allons le voir plus en détail à propos de la psychose, Freud
s'est insurgé nettement contre une pure opposition synchronique
refoulement / autre mécanisme. Il n'y a pas à sortir du refoulement! Et
pour Lacan la psychose suppose bien le signifiant et la question de l'Autre:
tel est le propos de la Question préliminaire à tout traitement possibk de la p[)lchose
(1958). On ne sort pas du signifiant! Ni Freud ni Lacan n'ont cantonné la
psychose dans une position d'extériorité par rapport au refoulement ou au
signifiant. Pour Lacan comme pour Freud, la psychose s'inscrit toujours
dans la dynamique du refoulement comme nous le montrons au paragraphe
suivant.
Une présentation de la psychose comme exception attire certes notre
attention sur ce qui échappe à une certaine présentation clinique (comme
c'était par exemple le cas du transfert-suggestion de Freud). Car une théorie
ne peut se renouveler que par la considération de ce que la théorie
précédente a excepté. Faut-il dès lors construire une théorie plus vaste, plus
englobante des pathologies psychiques, une théorie extra-psychanalytique?
Il s'agira plutôt ici non de dépasser la psychanalyse, mais de la développer
en intentionsans la cantonner dans des diagnostics « psychiatriques» ou « de
structure» particuliers.
Nous examinons dans les deux paragraphes suivants comment
l'exceptionnelle psychose participe à la logique de l'inconscient tant pour
Freud que pour Lacan.

3 Les psychoses pour Freud

La théorisation des « psychoses» chez Freud fait partie intégrante de son


interrogation sur l'inconscient et ce à toutes les époques de sa

1
De façon générale, la psychanalyse ne s'applique pas : ni à la littérature, ni à la peinture,
ni à la politique, ni au fou, ni au névrosé; on peut par contre s'impliquerdans une lecture
(c~ Nassif, Trois essaisdep-!Jchanafyseimpliquée,in L'écrit, la voix), dans la contemplation d'une
pe11lture, dans une activité politique, dans la rencontre du fou, dans une cure particulière.

52
métapsychologie. Sans « p.rychose », pas d'inconsdent. Sans inconsdent, pas de
«p[)lchose )). Nous distinguerons quatre temps dans la théorie freudienne de
la psychose.

10 En unpremiertempss'étalant sur six ans (1894-1900),Freud développe


successivement trois conceptions des « psychoses» qui suivent fidèlement
et point par point les remaniements théoriques conduisant à la gestation de
la psychanalyse1 proprement dite:
a) une première conception prépsychanalytique des « psychoses» - avec
la confusion halludnatoire pour modèle - est centrée sur le rejet du
traumatisme et l'abréaction (1894). Tout comme la thérapie cathartique
visait à vider le trop plein traumatique, la confusion hallucinatoire est
construite sur le mode du vase communicant trop rempli de
« traumatisme », elle est « psychose par débordement» ;
b) une deuxième conception des « psychoses» - avec la paranoïa pour
modèle - est centrée sur le refoulement et la temporalité de l'après-coup du
traumatisme (1896); la paranoïa est une « névrose» comme l'hystérie et
l'obsession. Notons que le terme de « neuro-p[)lchose»
vise simplement à faire
passer des maladies supposées neurologiques (<<névroses ») vers une
explication psychologique (<<psychose »). « Neuro-psychose» ne rassemble
pas les psychoses et les névroses, mais affirme la nature proprement
« psychologique» d'affections soi-disant neurologiques. Ainsi par exemple
l'hystérie ne relève pas du champ de la neum-logie mais de la p[)lcho-Iogie.
Chaque « neuro-psychose » aurait son traumatisme propre relatif à un stade
de développement génétique précis et datable. Réciproquement, à chaque
époque correspondraient un trauma et une psychonévrose spécifiques. La
psychanalyse se veut alors génétique; c'est la neurotica freudienne, vite
abandonnée d'ailleurs (voir par ex. Naissancede lap.rychanafyse,lettre à Fliess
du 20 5 96) ;
c) une troisième conception des « psychoses» - dont le modèle est de
nouveau la conjùsionhallucinatoire- est centrée cette fois sur le souhait
(Wunsch) et l'inconscient; la « psychose» est cette fois réduite à
l'accomplissement régressif hallucinatoire du souhait. La « psychose» se
calque ici sur la thèse de la Traumdeutung (1899): tout rêve est un
accomplissement hallucinatoire de souhait / la confusion hallucinatoire ou
« amentiadeMf!Ynert»est un accomplissement hallucinatoire de souhait.

1
Les neuro-pfYchoses de difense, 1894 ; Nouvelles remarques sur /es neuro-p!ychoses de dtfftnse, 1896;
L'interprétation du rêve, 1899.

53
2° Un deuxième temps (1906-1914), qui tourne autour de la correspondance
entreFreud et Jung et comprend les écrits théoriques servant de réponse à
Jung (Schreberet le narcissisme),propose une généralisation de la logique
psychanalytique à l'ensemble des « névroses» (y compris les « névroses
narcissiques », c'est-à-dire les «psychoses »). Cette généralisation montrera
d'abord que le Moi est le réservoir de la libido (dans notre schéma L, le Moi
est le point de départ du circuit a' -A-S-a) ; elle conduira ensuite à la
deuxième topique freudienne (ça, moi, surmoi, réalité).
Freud ne connaît guère les psychotiques; sa pratique de cabinet le
confronte presque exclusivement à des névrosés. Freud, en esprit
scientifique de son temps, ne pouvait manquer de prolonger ses recherches
du côté de la psychiatrie et de la « psychose ». Sa rencontre avec l'école de
Zurich, et principalement avec Jung, lui donne beaucoup d'espoirs. Mais
selon Freud, Jung ne soutient pas avec la rigueur voulue les découvertes de
la psychanalyse et il est prêt à relativiser les concepts fondamentaux
auxquels Freud tient particulièrement, notamment le refoulementet la
sexualité.Dans sa correspondance avec Jung, Freud insiste continuellement
sur le maintien de ces deux concepts pour toute analyse y compris les
« psychoses ». Celles-ci sont toujours rapportées aux différents moments de
l'articulation du refoulement stricto sensu1; mais Jung s'écarte de cette
rigueur obstinée qui maintient les « psychoses» dans le champ du
refoulement. En réponse à Jung, Freud s'insurge très fermement contre
toute relativisation du refoulement et de la sexualité, y compris pour les
psychoses. C'est dans le contexte de ce débat capital pour la psychanalyse
que Karl Abraham introduit la problématique du narcissisme (Les différences
p[)!chosexuelles de l'hystérie et de la dementia praecox, 1908) qui ouvre la voie à la
théorie freudienne des « névroses narcissiques ».
a) Dans son Schreber (1911), Freud situe très clairement la «psychose» à
l'intérieur des névroses et le mécanisme en est le refoulement.Contrairement
à ce qu'ont pu formuler une série d'auteurs négligeant une fréquentation
directe et critique des textes de Freud, toute la problématique freudienne
des « psychoses» y est, explicitement et sans repentir, centrée autour du
refoulement.Les deux premiers chapitres du Schreber de Freud résument
l'histoire de la maladie et proposent une explication pour l'éclosion de la
maladie: « La maladie de Schreber éclata à l'occasion d'une explosion de
libido homosexuelle» (p. 293 ; G.W. VIII 208). Ces chapitres ne sont en

1
Freud écrit dans sa lettre du 23 mai 1907: « Je crois que tous nos malentendus
proviennent de ce que je n'ai pas assez accentué le caractère en deux temps du processus
(du refoulement), la décomposition en refoulement de la libido et en retour de la libido»
(Correspondance FreudJung, tome I, p. 95).

54
fait qu'une introduction au propos principal de Freud qui, dans le troisième
et dernier chapitre, situe la psychose dans la dynamiquedu refoulement:« Le
trait distinctif de la paranoïa (ou de la démence paranoïde) doit être
recherché ailleurs (que dans le complexe paternel): dans la forme
particulière que revêtent les symptômes, et de cette forme il convient de
rendre responsables non point les complexes, mais les mécanismesformateurs
des!)lmptômesou celuidu rifOulement»(p. 305 ; G.W. VIII 295 ; nos italiques).
Freud ne pouvait plus clairement affirmer le primat du refoulement
(Verdriingun~ comme mécanisme formateur de la psychose, en même
temps que le caractère secondaire de l'Œdipe (contenu des complexes). Le
refoulement est le mécanisme central de toute la psychanalyse y compris
celle des psychoses.
Dès la description des symptômes (dans les deux premiers chapitres),
Freud fait d'emblée apparaître une bipartition: certains symptômes se
centrent autour de la théorie de la libido (fantasme homosexuel,
narcissisme, pulsions sociales, p. 305-307), certains autres sur les défenses
contre cette libido (mécanismes purement langagiers de la déduction des
différents délires de persécution, d'érotomanie, de jalousie et de grandeur,
p. 308-310). Cette bipartition ptipam la mise en évidencedu mfoulement:d'une
part la fiXation (à la libido homosexuelle) qui deviendra le mfoulement
originaim(dans ù &foulement, 1915) et d'autre part le mécanisme langagier
de la projection, qui est compris comme retour du refoulé.Ce mécanisme
langagier (de retour du refoulé) va faire apparaître la pertinence de la
fixation narcissique déjà formulée par Abraham en 1908: « On devrait
croire qu'à une proposition composée de trois termes, telle que je l'aime,il
ne puisse être contredit que de trois manières. Le délire de jalousie
contredit le sujet, le délire de persécution le verbe, l'érotomanie l'objet.
Mais il est pourtant encore une quatrième manière de repousser cette
proposition, c'est de rejeter entièrement celle-ci» (p. 310 ; G.W. VIII 301).
Et Freud d'en déduire le délire de grandeur et son importance pour la
théorie de la paranoïa. En mettant entre parenthèses les individus
concernés Ge et l'autre dans je l'aime)la formule de départ (je l'aime)devient
« (homme) aimer (homme) », formule d'arrivée propre à la mégalomanie.
Formule proche du « membre sexuel être regardé par la personne propre»
(Pulsions et destins despulsions), où la grammaire du verbe (aimer, regarder;
prend le pas sur l'indication nominale des protagonistes de l'action.
b) Pourintroduim le narcissisme (1914).
La boucle narcissique - « (homme) aimer (homme)>> ou « (soi) être
regardé par soi» - met entre parenthèses la désignation des partenaires par
leur nom et, par là, permet de dégager la fonction verbalede la pulsion. Le
narcissisme concerne tout un chacun dans sa vie pulsionnelle et libidinale;

55
il est au fondement même du développement du moi: «Le développement
du moi consiste à s'éloigner du narcissisme primaire et engendre une
aspiration intense à retrouver ce narcissisme» (Introduction au narcissisme,
p. 104; G.W. X 167-168). Ce mécanisme de développement du moi est
sans doute central dans laparanoïa.Il ne faudrait pas pour autant en déduire
qu'il est moins présent dans la névrose ou carrément absent dans la
schizophrénie: le narcissisme est impliqué dans la structure unique de la
méthodepsychanalytique (comme point de départ unique des deux langages
et comme signifiant unique qui développe sa différence sans sortir de son
identité). Nous reprendrons la problématique du narcissisme dans le cadre
de notre troisième chapitre sur le schématisme œdipien (en contrepoint de
l'étayage des pulsions sexuelles par les pulsions d'autoconservation).

3° Dans un troisièmetemps (1915-1917), les «névroses narcissiques» sont


employées par Freud comme matériel clinique central et décisif a) pour
démontrer la structure de l'inconscient (L'inconscient, 1915),b) pour articuler
la théorie du rêve (Complémentsmétap[)lchologiques à la théoriedu rêve,1916), c)
pour asseoir la scientificité de la psychanalyse (Leçons d'introductionà la
p!Jchanafyse,leçons XXVI à XXVIII, 1917).
a) L'inconscient.Quelle est son économie, quelle 'est sa dynamique, quelle
est sa topique? Ces trois registres de la métapsychologie s'articulent autour
de la représentation(Vorstellun~ qui fonctionne essentiellement selon les
mécanismes propres au signifiant (condensation, déplacement, etc.). Nous
tiendrons en première approximation la « représentation» freudienne
(Vorstellun~ pour équivalente au « signifiant ». Qu'est-cequ'une représentation?
Qu'est-ce que le signifiant? Qu'est-ce que l'inconscient?Pour répondre à ces
questions, fondamentales pour notre propos, Freud parcourt un labyrinthe
d'apories qui restent sans solution jusqu'au dernier chapitre de L'inconscient.
Nous pouvons résumer ce labyrinthe aporétique par l'opposition de deux
hypothèses (dynamique et topique) pour l'inconscient. Selon l'hypothèse
cfynamique,une représentation inconsciente peut devenir consciente et vice
versa sans cesser d'être elle-même: il n'y a qu'une seulereprésentation qui
passe de la conscience à l'inconscient et vice versa. Selon l'hypothèsetopique,
une représentation inconsciente est inscrite une fois pour toutes dans
l'inconscient;elle peut éventuellement être doubléepar une deuxièmeinscription
dans le conscient: il y aura alors deux représentations en deux lieux
différents même si elles inscrivent la même phrase. L'hypothèse
dynamique, congruente avec la différence diachronique d'un signifiant
identique,permet d'expliquer la dynamique de l'inconscient interférant avec
la vie consciente (nous l'avons explicité par le schéma L). L'hypothèse
topique permet par contre d'expliquer les facteurs de résistance qui

56
établissent une barrière entre le conscient et l'inconscient, lieux disjoints
(dans le schéma L, le vecteur a'-a et le circuit a'-A-S-a diffèrent: le circuit
ne passe que dans les lacunesou les absences du vecteur).
Freud, qui ne disposait pas de notre schéma L, ne pouvait se satisfaire ni
de l'hypothèse dynamique, ni de l'hypothèse topique. Les questions qu'est-ce
que l'inconscient? qu'est-ce que la représentation(le signifiant)? restaient dans
l'aporie. C'est ici que Freud fait intervenir la « psychose schizophrénique»
pour trouver un passage et une solution à l'aporie.
Le langage du schizophrène - comme tentative de guérison ou comme
sortie du narcissisme - se caractérise par un investissement limité au mot, il
est uniquement composé de représentationsde mots (Wortvorstellungen,y
compris les mots du corps qui parle dans le langage hypochondriaque).
Sans prendre en considération la ressemblance avec la chose, il déforme le
mot pour en faire autre chose. Il correspond parfaitement à notre
définition du signifiant comme différence diachronique. Le schizophrène
nous présenterait-il un « inconscient à ciel ouvert» ?
Ces jeux de mots schizophréniques dévoilent pourtant en même temps
une décompositiondu signifiant. En refusant toute prise en considération de la
ressemblance avec la chose, ils s'opposent aux «représentationsde choses»
(Sachvorstellungen)et se figent dans une différence rétive à toute mobilité; ils
perdent la vie du signifiant; le langage du schizophrène est bien d'emblée
dans le champ du signifiant,mais la différence diachronique du signifiant est
remplacée par une pure fixité de signifiant. La représentation apparaît
complexe en elle-même: la «représentation d'objet» (O&ektvorstellun~ se
décompose (compose) ainsi pour Freud en représentation de mot
(Wortvorstellun~et en représentationde chose(Sachvorstellun~(G.W. X 297-300 ;
O.C. XIII 237-239). Et le signifiant suivra le même schéma de composition
/ décomposition de la représentation (dans notre schéma L, le signifiant ou
la représentation n'est pas seulement le circuit a' -A-S-a, mais il suppose
toute la complexité du schéma). L'inconscient est la représentation de
chose, le préconscient et la représentation de mot et la somme des deux est
le conscient ou la représentation d'objet. La représentation consciente
d'objet peut être située dans le vecteur a'-a du schéma L ; la représentation
préconsciente de mot peut être située dans le circuit a' -A-S-a.
Mais alors où est l'inconscient sur notre schéma L? Nous l'avions
d'abord placé en A : le langage schizophrénique a bien fait apparaître que le
signifiant n'est pas l'inconscient, la représentation de mot n'est pas la
représentation de chose. Nous ne pouvons sûrement pas non plus situer
l'inconscient dans le langage de la connaissance (a'-a). L'inconscient
s'échappe ainsi des mailles de notre schéma L : il n'est ni dans le circuit, ni
dans le vecteur. Reste le mystère de la représentation de chose et notre

57
logique de l'inconscient apparaît bien comme une question sans solution,
une aporie radicale, une impossibilité (cf. notre chapitre 5).
Loin de faire exception pour l'inconscient, la « psychose» se définit pour
Freud en connexion étroite avec l'inconscientau point qu'elle en pose la
question de façon radicale. Même si la solution freudienne nous laisse sur
notre faim.
b) Dans ComplémentsmétaP[Jchologiques à la théoriedu reve(1916), Freud met
en évidence primo le sommeilcomme condition du live: le rêveur est d'abord
un dormeurqui s'est replié dans son narcissisme selon la structure même des
«névroses narcissiques» comme la schizophrénie; secundoil rapporte le
mécanisme de la formation du live proprement dit à la structure même de la
«confusion hallucinatoire» (retour au premier temps, contemporain de
L'inteprétation du live).
c) Dans les Leçons d'introduaionà la p.[Jchanafyse(1917), Freud envisage la
cure des névroses proprement dites: c'est le transfert positif premier qui
permet dans un premier temps un progrès rapide de l'analyse, puis lorsque
s'installe la résistance sous la forme de la « névrose de transfert» dans la
cure, c'est encore le transfert - suggestion qui sortira le patient de ses
résistances et de ses répétitions. L'important n'est pas ici de critiquer de
l'extérieur cette théorie de la cure peu convaincante. L'important est plutôt
l'examen de l'objection qui s'impose immédiatement: si la psychanalyse est
le résultat de la suggestionconstitutive du transfert, elle perd automa-
tiquement toute valeur scientifique! La réponse de Freud est claire:
certains patients ne se laissent pas convaincre par un tel transfert -
suggestion; ce sont précisément les «névrosés narcissiques» qui ne se
laissent aucunement suggestionner (ils n'auraient pas de «transfert »).
Néanmoins, ils montrent la même structure que les névroses en général; la
scientificité de la psychanalyse est ainsi sauvée par les «p[Jchotiques ».

4° Enfin dans un quatrièmetemps de l'étude freudienne (après 1920), la


psychose fait partie intégrante de la structure normale de l'individu. Le déni
(Verleugnun~ est l'angle d'approche des psychoses dans les derniers articles
de Freud sur la «psychose» (Névroseetpsychose,La perte de la réalitédans la
névroseet dans lap[Jchose,1924; Construaiondans l'anafyse,1937, et L'abrégéde
p.[Jchanafyse,1938-1939). Ces courts textes constituent une application de la
seconde topique dans laquelle le Moi est compromisentre le Ça et la Rialité.
Dans la névrose, le Moi se défend du Ça, dans la psychose, le Moi dénie la
réalité. Ce déni soulage ainsi le Moi de ses conflits avec la réalité, Moi qui
peut alors créer une nouvelle réalité en collaboration avec le Ça et
l'inconscient. « Nous appelons normal ou sain un comportement qui réunit
certains traits des deux réactions, qui, comme la névrose, ne dénie pas la

58
réalité, mais s'efforce ensuite, comme la psychose, de la modifier» (Névrose,
p!Jchose etperversion, p. 301 ; G .W. XIII 366).

Freud a toujours articulé la psychose à l'inconscient et au refoulement. Si


la «psychose» - terme relevant d'une logique de classification classique -
est reprise par la psychanalyse, ce ne peut être ni dans le sens d'une
«application» de la psychanalyse à la psychose, ni dans celui de l'exclusion
de cette application; au-delà de toute démarche diagnostique, la
« psychose» est en interaction avec la logique de l'inconscient, pour en
porter l'interrogation au plus intime de la folie de chacun.

4 Situation des psychoses selon Lacan

Nous avons vu (chapitre 1, ~ 4) comment l'hallucination implique le


champ du langage; sa fonction est d'interrompre l'oscillation signifiante
d'un signifiant S2par le surgissement imaginaire d'un mot (<<truie ») qui clôt
la dynamique du signifiant.

Assez curieusement, une certaine théorisationde lap.rychoseparaît subir elle-


même un semblable mécanisme d'occlusion du signifiant (déjà en jeu dans
l'hallucination), oublie le mécanisme du refoulement dans son étude sur la
psychose et se concentre sur des interprétations imaginaires où le signifiant
est clos. Telles seraient les interprétations post-freudiennes de la psychose.
Dans le paragraphe Après Freud de la Questionpréliminaire.. .1, Lacan affirme
que, dans l'étude de la psychose, toutes les théories post-freudiennes ont
laissé tomber l'essentiel de l'apport freudien. Or à première vue, l'ensemble
de la littérature analytique confirme et approfondit la thèse de Freud; ainsi,
parmi d'innombrables exemples, Ferenczi affirmait que « dans la paranoïa,
il s'agit de la résurgence de l'homosexualité jusqu'alors sublimée, dont le
Moi se défend par le mécanisme dynamique de la projection» (cité par
Macalpine, in Le cas Schreber, contributions psychanalytiques de langue

1
L'article de Lacan, D'une questionpréliminaireà tout traitementpossible de lap.rychose,comporte
quatre grandes subdivisions: 1° Vers Freud montre comment la psychose, notamment celle
de Schreber, se situe dans le langage(avant Freud) ; nous avons vu comment l'hallucination
s'inscrivait dans la dynamique du signifiant (chap. 1, ~ 4); 2° Ap1is Freud dénonce
l'imaginarisation de l'interprétation (ce que nous reprenons dans le présent paragraphe) ;
3° Avec Freud dégage d'abord la dimension de l'Autre comme questionpréliminaire à toute
psychanalyse (ce qui est repris aussi dans ce même paragraphe) et appuie cette dimension
de l'Autre par le support œdipien (ce que nous critiquons dans le chapitre suivant et qui
sera encore dialectisé au chapitre 4, ~ 4) ; 4° Du côté de Schreber traite de la « subjectivité du
délire » (ce que nous aborderons au chapitre 4, ~ 5).

59
anglaise, p. 113). C'est exactement la thèse des deux premiers chapitres du
Schreberde Freud. Que veut dire Lacan lorsqu'il dit que, après Freud, le
problème de la psychose aboutit à une «retombée », à l'abandon de
l'apport freudien? Certes Macalpine propose une interprétation nouvelle:
elle «préfère rejeter ici tout recours à l'Œdipe, pour y suppléer par un
fantasme de procréation, que l'on observe chez l'enfant des deux sexes »
CE544-545). Au moins quelqu'un apporterait une nouvelle conception
«après Freud ».
Ce que Lacan critique dans ces conceptions post-freudiennes de la
psychose touche autant le conservatisme que la rénovation des contenusde
l'interprétation, autant l'interprétation œdipienne que la préœdipienne. Sa
critique ne porte ni sur le contenu de l'interprétation, ni sur l'emploi ou
non de la référence œdipienne, mais sur la forme et la fOnction de
l'interprétation. À ce titre, la critique ici confinée à la psychose se répercute
sur l'interprétation en général, quelle qu'en soit le contenu.
Selon Lacan, la référence oedipienne devrait concerner plus la fOrmede
l'interprétation que le contenu proprement dit: l'Œdipe freudien trouverait
sa seule valeur dans le fait de recentrer l'interprétation sur le [)lmbolique.
Comme nous l'avons vu plus haut, l'Œdipe était pour Freud « le schibboleth
de la p{Jchana!yse» (note n° 82, ajoutée en 1920 aux 'Trois essais sur la théorie de
la sexualite).Ce signe distinctif ne relèverait-il pas d'un désir inanalysé chez
Freud, le désir de fixer la vérité et d'en maîtriser le contenu? Avec Lacan, la
caractéristique de la psychanalyse se déplace plus précisément vers le
signifiant et la logique de l'inconscient; Lacan décentre ainsi la
psychanalyse de son contenu schématique œdipien pour la recentrer sur la
structure proprement symbolique du schéma L, ou encore sur le grand
Autre, ou encore sur le signifiant. Telle est donc la questionpréliminaireà tout
traitementpossible de la p.rychose.Qu'une interprétation fasse référence à
l'Œdipe ou non, n'a pas d'importance en soi: ce qui compte c'est la
référence à l'articulation du signifiant, à l'Autre. L'intérêt du complexe se
déduit dès lors de l'histoirede la découverte de l'inconscient par Freud: la
pièce de Sophocle notamment lui a servi de méthode, au sens étymologique
du chemin qui conduit son héros à l'interprétation de son histoire et de sa
logique en fonction du signifiant. Mais le mythe et le complexe sont-ils
toujours la meilleure « méthode », le meilleur chemin de l'interprétation
proprement symbolique? Et s'ils sont supposés garantir le lieu Autre et la
question de l'inconscient, comment, à partir de leur garantie,
l'interprétation peut-elle s'égarer dans des effets imaginaires où s'évanouit
étrangement la dimension symbolique du signifiant? Et pourtant, un siècle
après Freud, la psychanalyse contemporaine reste encore centrée sur le
schibboleth freudien.

60
Dans le chapitre suivant, nous reposerons la question de l'Œdipe en tant
qu'il supporterait le lieu de l'Autre.
Dans la ligne de Lacan s'impose une théorie du signifiant dégagée apriori
du schéma œdipien et répondant d'abord à l'association libre et à la logique
langagière des processus primaires propres au signifiant. Cette théorie
devrait remettre à sa juste place l'interprétation classique freudienne et
post-freudienne qui travaille sur des contenus fantasmatiques imaginaires:
homosexualité refoulée, fantasme de procréation, etc. et leur position par
rapport à un Œdipe normatif. «Aucune formation imaginaire n'est
spécifique, aucune n'est déterminante dans la structure, ni dans la
dynamique d'un processus» (E 546). Le contenu imaginaire ne peut être
spécifique pour la « psychose », pas plus que pour d'autres pathologies
d'ailleurs. Il n'aboutit en tout cas pas à un diagnostic différentiel.
L'inteprétation postfreudienne aboutit à une retombée, car elle méconnaîtle
pouvoir de la parole, pour avoir substitué une «interprétation» proprement
imaginaire à un mécanisme proprement signifiant. Elle se présente comme
une psychologie qui a la structure même du moment conclusif imaginaire
de l'hallucination: elle interrompt l'oscillation signifiante et sa déformation
distorsive. Aussi Lacan rangera-t-il bien volontiers les Mémoires d'un
névropatheparmi les livres de psychologie classique. Avec un petit avantage
pour Schreber cependant, puisqu'il n'oublie pas le premier moment
signifiant du délire et de l'hallucination. Malgré ce recentrage sur les
processus primaires signifiants, le texte de Lacan n'a pourtant pas éradiqué
les déviations et foisonnements imaginaires de 1'«interprétation ». Loin s'en
faut. Nous verrons que même les théories « lacaniennes» peuvent tomber
sous le coup de la critique cruciale et fondamentale inaugurée par Lacan,
tout comme les intetprétations fidèles à telle formulation de Freud (par
exemple « la paranoïa comme homosexualité refoulée ») tombaient en
dehors de la dynamique spécifique de la psychanalyse découverte par
Freud.
À la suite de cette mise au point sur l'interprétation symbolique, la
question de la possibilité d'un traitement de la « psychose» se repose en
fonction de l'Autre et du transfert qu'il permet: cette question prolonge
bien entendu l'expérience freudienne; on avait bien noté que les « névroses
narcissiques» ne se laissent pas convaincre par la stratégie du transfert -
suggestion. On a pu en déduire trop vite et naïvement que le
«psychotique» était incapable de transfert, que l'Autre n'existait pas pour
lui ou même que la dimension de l'Autre était carrément absente. Façon
combien légère d'exclure la « psychose ». Non seulement le transfert du
psychotique existe bien, mais l'Autre insiste, souvent massivement tant
dans l'hallucination que dans la vie quotidienne du psychotique: « Le désir,

61
l'ennui, la claustration, la révolte, la prière, la veille. .. la panique enfin sont
là pour nous témoigner de la dimension de cet Ailleurs... » (E 547). Un
seul de ces phénomènes suffirait pour reconnaître la dimension de l'Autre.
Bien souvent nous rencontrons chez le psychotique non seulement tous ces
phénomènes, mais encore avec une accentuation pathétique qui dépasse le
vécu du névrosé. Comment à partir d'une telle insistance de l'Autre, a-t-on
pu s'aveugler au point de le scotomiser totalement chez le «psychotique» ?
Comment a-t-on pu produire une telle théorie aux antipodes de
l'interrogation freudienne?
Ne s'agit-il pas là d'une véritable ftrclusion, au sens juridique du terme,
«d'une perte de la faculté de faire valoir un droit, par expiration d'un
délai» ? Le droit en question est bien sûr le droit d'être respecté dans sa
parole, dans sa structure avec la dimension de l'Autre qu'elles comportent.
Et l'expiration du délai est fixée bien abusivement à partir du moment, où
le «psychothérapeute» se permet de conclure à l'absence de la dimension
Autre et ainsi d'exclure le « psychotique ». La forclusion soi-disant
«explicative» de la psychose ne serait-elle pas plutôt la conséquence, le
lrJtour du reftulé d'une « ftrclusion» imposée par l'inteplite qui a perdu sa faculté
d'entendre la dimension de l'Autre? Autant d,ire que la théorie de la
forclusion concerne plus l'usager de cette théorie que la psychose elle-
même. Peut-on encore considérer comme psychanalyste, qui porte laparole,
celui qui a exclu la dimension de l'Autre chez l'autre?
Pourquoi cet aveuglement porte-t-il de façon privilégiée et presque
caricaturale sur la « psychose », alors que celle-ci présentifie au mieux cette
dimension de l'Autre avec toutes les accentuations possibles, même si les
produits finis de la « psychose », les stéréotypes du délire et l'hallucination,
n'en conservent que des déchets imaginaires?
Sans doute est-il plus facile d'exclure celui qui n'est pas d'accord avec
nous, celui qui ne se laisse pas convaincre par le transfert - suggestion (cf.
Freud). Mais l'exclusion est bien antérieure. On la retrouve par exemple
avec le concept de folie à l'Âge classique. L'opération du «grand
renfermement» a dénié au fou cette dimension de l'Autre qu'il représentait
au temps de la Renaissance. Cette usurpation de la dimension de l'Autre
par la seule Raison classique n'a pu se maintenir que par le rejet de tous les
candidats à représenter l'Autre: multiples débauchés, chômeurs, inadaptés,
vénériens, criminels et fous. Toutes exceptions rassemblées en un lieu
unique, celui de l'internement. La raison universelle - dont l'universalitése
ftnde sur l'exceptiondes exclus - a cru pouvoir représenter à elle seule la
pensée: Je pense doncje suis. La démarche cartésienne, ou plutôt post-

62
cartésienne\ est une démarche d'annexion de l'Autre pour s'assurer d'une
pensée fonctionnant sur elle-même en excluant corrélativement «l'aliéné ».
Toute théorie psychanalytique devrait dépasser ce «grand renfermement»
dès ses préliminaires, qui consistent toujours à rendre et à porter la parole2.
Cet accaparement de l'Autre par la pensée rationnelle continue à produire
ses effets aujourd'hui non tant dans une pensée post-cartésienne que dans
un certain dogmatismepsychanalYtiquequi trahit aveuglément l'essentiel de
l'enseignement de Lacan. Il ne s'agit pas là d'une simple question
secondaire. Une fidélité de principe à la lettre de Lacan, notamment à
propos de l'interprétation classique de la «forclusion », n'échappe pas à
cette trahison si elle conduit à écarter un apport spécifiquement lacanien,
c'est-à-dire la dimension de l'inconscient et du signifiant.
Cette méconnaissance de l'Autre dans la psychose est difficilement
corrigible si elle relève du détournement de la logique proprement
psychanalytique. Pourtant l'entreprise de corrections'impose incontesta-
blement. Et par là « un mouvement est lancé », qui implique une relecture
des grands textes de la psychanalyse et une révision de tous les concepts
psychanalytiques.
La Questionpréliminaire... était déjà de resituer la ,psychose dans le champ
de l'Autre, dans l'inconscient freudien tel qu'il est articulé selon le
schématisme proprement psychanalytique dans le schéma L. Ce schéma L
annonce la subversion du « sujet» qui renverse toute idée de support d'un
discours inconscient aussi bien que d'un « correspondant» mondain3. Tiré,
ex-trait de sa position de centre de l'univers et du discours, par

1, Cf. Michel Foucault, Folie et Déraison, Histoire de la jOlie à l'âge classique,Plon, 1961.

A l'encontre de Foucault, mais en accord avec Derrida (Cogito et histoire de la folie in


L'Écriture et la différance,p. 51-97), nous retiendrons que ce n'est pas l'authentique
expérience du Cogitoqui exclut le fou. Le cogitocartésien et le cogitofreudo-Iacanien valent
pour toute pensée, pour tout signifiant, y compris la folie. L'exclusion de la folie est plutôt
à mettre au compte d'une récupération du cogitoaux fms d'une philosophie rassurante.
2 On peut repérer c1iniquement ce temps préliminaire à tout traitement psychanalytique
dans ce que Lacan appelle le renversementdialectiquede la belleâme. L'expression hégélienne a
un sens psychanalytique précis: là où l'analysant se plaint d'un traumatisme dont il serait la
victime irresponsable, il convient de lui donner la part de responsabilité qui lui revient, sa
parole doit s'approprierle traumatisme. Et ceci vaut tant pour le psychotique que pour le
névrosé.
3
« La place que j'occupe comme sujet de signifiant est-elle, par rapport à celle que
j'occupe co~e sujet du signifié, concentrique ou excentrique? Voilà la question»
CE516-517). A cette question on peut répondre clairement: 1 ° le « sujet de signifiant»
n'est pas le support du signifiant, il n'est pas un « centre»; 2° le « sujet de signifié» n'est
pas le porteur du signifié, il n'est pas un « centre» ; 3° le signifiant opère une excentration,
une énucléation de tout centre (tant pour le « sujet du signifiant» que pour le « sujet du
signifié »).

63
l'intervention de l'Autre, il est ex-sistence; par l'Autre, il n'est plus
fonctionnaire d'un langage de connaissance, mais fonction du signifiant.
Arraché par l'Autre au cadre de la réalité et de l'adaptation à son
environnement, le sujet n'est pourtant pas « identifié ». Cet arrachement est
plutôt la continuelle distorsion du signifiant qui touche tout ce qui tombe
sous la main : aussi cette explosion du sujet va-t-elle s'étendre à sa relation
intra-mondaine aux objets, à l'existence du monde et à sa réalité. C'est bien
ce qui se joue dans la perte de la réalitéau cœur de la psychose, qui n'a de
place qu'à partir de cette extension de la question explosive du sujet vers sa
réalité, soit à partir de l'excentration du sujet et de l'Autre. Laissons donc
fonctionner la psychose dans toute la rigueur du schéma L.

Il est d'ailleurs assez curieux de constater que l'absence du grand Autre a


servi d'explication à des choses bien disparates. Au dire de Lacan lui-même,
l'oubli de la dimension de l'Autre ou son absence caractériserait la théorie
Jungienne.Poussée à son terme, la théorie jungienne ne laisserait subsister
qu'un être se rapprochant de l'animal « avec de sporadiques ébauches de
névrose» (et non pas de psychose) (E 551). L'ablation de A ne
s'ham1oniserait qu'avec une théorie calquée sur la vie l'animal. Les
théoriciens de la psychose comme absence de 'grand Autre confondent
ainsi la psychose avec la caractéristique propre à la théorie de Jung. À
moins qu'il ne faille penser Jung tout bonnement comme « psychotique» ?
Un point plus remarquable s'impose pourtant: les tenants de la psychose
comme absence du grand Autre sont bien près d'avancer la théorie
proprement jungienne de la psychose Qa psychose n'a rien à voir avec le
refoulement / la psychose n'a pas de grand Autre), que Freud a
radicalement désavoué; pour ce dernier la paranoïa s'explique
spécifiquement pour lui dans et par le refoulement.
Le schéma L montre bien la structure « de la mise en question du sujet
dans son existence» pour le « névrosé» comme pour le « psychotique» ;
«il est bien le signifiant même qui doit s'articuler dans l'Autre, et
spécialement dans sa topologie de quaternaire» (E 551): a'-A-S-a. Ce
quaternaire insécabledu schémaL a donc d'emblée partie liée avec tout
questionnement du sujet. Telle est la questionpréliminaireà toutep.rychana!Jse,
peu importe qu'il s'agisse d'analyse de la névrose, de la psychose et de toute
clinique en général: elle se pose dans la dimension propre de la différence
diachronique propre au signifiant. Le schéma L est comme tel infalsibiable,
puisqu'il est la structure de la falsification. Il est impensable et impossible
que le sujet défini par le schéma L soit « vidé» de l'Autre, qu'un sujet
puisse être défini par une absence de l'Autre, quelle que soit sa souffrance.
Il n'y a pas d'exception, hors de l'Autre.

64
5 Qu'est-ce qu'une exception?

La question, au départ de ce deuxième chapitre, était: la psychanalyse est-


elle d'application pour certaines ou pour toutes les pathologies? Nous
avons montré comment la réduction de la psychanalyse à une
« application », à une technique ou à une indication spécifiques entraînait le
renversement de son pouvoir subversif et la dégradation de la logique de
l'inconscient. Nous avons montré comment le point de vue de la
psychanalyse, tant pour Freud que pour Lacan, n'était pas celui de
l'application d'une technique à telle ou telle psychopathologie, mais
l'implicationdu refoulementet du signifiant.La logique de la psychanalyse ne se
mesure aucunement à l'aune de quelque diagnostic que ce soit. À ce titre, la
psychose doit s'inscrire dans la méthode psychanalytique en intention.
Par opposition à Freud et à Lacan, nombreux sont ceux qui excluent la
psychanalyse pour la psychose: la psychose ne connaîtrait ni l'inconscient,
ni le refoulement, la psychose ne connaîtrait pas l'Autre, la psychose ne
conviendrait pas à la technique de la psychanalyse. Chacune de ces théories
qui s'écartent de la méthode psychanalytique ,considère une fonction
(inconscient, refoulement, Autre, psychanalyse) qui ne serait pas
d'application dans le cas précis de la psychose, tout comme en
=
mathématique la fonction l/x n'a pas de sens pour x o. Ces différentes
fonctions sont chaque fois vues comme universelles, à l'exception près.
L'exception en ce sens précise le champ d'application de la fonction et, ce
faisant, elle confirme le vrai champ d'application de la règle. Celui-ci doit
certes être précisé aussi loin que possible et notamment par une théoriede
l'exception.La psychanalyse n'échappe pas à cette exigence de méthode. Or
l'analysant, quelle que soit sa souffrance, ne sera jamais le représentant
d'une catégorie psychopathologique. Mais la psychanalyse l'entendra bien
plutôt comme perpétuelle exception échappant à l'étau du diagnostic et
remettant en question la théorie. L'analysant est toujours exceptionnel.
La psychanalyse n'est pourtant ni toute-puissante, ni pure: les fonctions
(refoulement, inconscient, Autre, etc.) en jeu dans la psychanalyse ne
peuvent être considérées comme absolues. D'où leur vient l'exception qui
les conteste? Nous prétendons avec Lacan qu'elle provient, non de la
relativité d'un dit « diagnostic» dont le professionnel aurait le secret
théorico-pratique, mais d'un « din que non» analytique dont l'analysant a la
clé: l'analysant est ex-sistence, il se place en dehors, non pour donner une
antithèse à ce qui ne serait qu'une thèse (inconscient, refoulement, Autre,
psychanalyse), mais pour donner réplique et réponse et poursuivre la
question de ces fonctions qui, sans jamais se poser en thèses, s'inscrivent

65
dans une méthode logique propre. L'exception vient ici de la nature même
des fonctions en question (signifiant, refoulement, Autre, psychanalyse) : la
méthodede la p[)lchana!Jsea son exceptiondans l'ana!Jsant.Ce dire de l'analysant
est potentiellement présent dès que la psychanalyse se penche sur lui, quel
que soit son « diagnostic ». Ce dire d'exception risque d'être aboli par une
théorie du signifiant privée de sa logique, par une conception du
refoulement réduite à la névrose, par une pratique de la psychanalyse
inféodée à la thérapeutique médicale.
Comment entendre l'exception logiquement?
L'exception n'est-elle pas d'abord relative à la logique classique? Ainsi,
l'exception se réduirait-elle à une proposition particulièreaffirmative ou
négative qui contredirait une proposition universelle respectivement
négative ou affirmative. La particulière ne se contente pourtant pas
d'échapper aux tiroirs classificateurs de l'universelle contradictoire. La
relation de contradictionentre une particulière et une universelle de valeurs
opposées (1) n'est pas la seule relation propositionnelle où la particulière
est impliquée; il faut y ajouter deux autres formes de relation: (2) la
subaltemation(appelée aussi implication simple) - si l'universelle est vraie, la
particulière de même type s'ensuit automatiquement - et (3) l'implication
réciproquede la particulière affirmative et de la pa'rticulière négative - ainsi
dire « dans ce groupe, il y a quelques enfants », implique qu'il y a aussi des
non-enfants -. Ces troisrelations(contradictionentre l'universelle affirmative et
la particulière négative, subaltemation de la particulière par l'universelle,
implication réciproque de la particulière négative et de la particulière
affirmative) sont bien entendu incompatibles1. Il faudra toujours choisir
deux de ces relations à l'exclusion de la troisième.
Le maintien de la position de subalternation de la particulière à partir de
l'universelle et de la contradiction de la particulière négative - universelle
affirmative est un choix d'« application» de l'universelle à des cas
particuliers qui exclut l'implication réciproque de la particulière négative et
de la particulière affirmative. Mais l'exception en tant que telle ne répond
pas à cette seule logique. Par ce choix particulier d'interprétation de l'exception et
de la particulière, on s'est situé d'emblée dans un langage cohérent avec la
réalité, dans le langage de ]a connaissance, où le langage est subalterne par
rapport à la réalité et où il s'agit d'éviter toute contradiction.
Dans cette application, il est oublié notamment que, de l'universelle à la
particulière, un choix supplémentaire a été fait: celui de l'existencede ce
particulier. Ou encore on a postulé que l'universelle supposait

1
Voir Jacques Brunschwig, La proposition particulière et /espreuves de non-concluance chez Aristote,
in Cahiers pour l'Analyse, n° 10, 1969.

66
nécessairement l'existence et la supposition d'existence pour l'universelle ne vaut
que pour un langage de connaissance de la réalité qui exclut notamment le langage
de l'inconscient et la fiction. Ce choix de la logique classique
aristotélicienne scotomise le fait de la supposition d'existencepropre à la
particulière. Dans cette optique, la position d'existence est réduite à
l'application d'un système d'encodage de la réalité dans des tiroirs
classificatoires et des diagnostics préétablis par des propositions universelles.
Au contraire, le principe même de la logique du signifiant qui croise dans
un schéma L un langage de la connaissance avec une déformation
distorsive, ou une différence synchronique avec une différence
diachronique, est d'impliquer réciproquement un double choix - Freud
dirait une « attention également flottante» - qui dépasse la simple
application et le simple rangement dans des tiroirs logiques. L'existence
implique la possibilité d'un dire que non à cette logique classique, d'une ex-
sistence qui en s'abstrayant de l'universelle fait apparaître l'exception rebelle
au langage de la connaissance.
L'existence de la particulière implique qu'elle puisse dépasser la simple
supposition universelle et la particulière négative n'est plus simplement la
simple opposition d'un dit à un autre ou la falsification d'une hypothèse
universelle, mais elle avance l'existence d'un din, comme prise de position
dans le dédale logique des trois relations incompatibles où la particulière est
impliquée. Ce direest déjà en jeu dans la moindre différence diachronique:
dire c'est toujours faire dire autre chose au signifiant premier.
Cette position d'existence d'un diren'est pas une « question préliminaire»
purement théorique; elle injecte un dire nouveau dans un système qui, sans
cela, ne serait que théorique. Cette position est au principe de toute
psychanalyse: l'analYsantne s'autoriseque de lui-même(c'est le principe même
de l'analyse), position primordiale dont peut se justifier ultérieurementl'adage
« l'analyste ne s'autorise que de lui-même ». L'analyste doit être attentif à
cette position particulière de l'exception qui, au sein d'un langage
apparemment centré sur la différence synchronique du signifiant, ouvre la
voie de la distorsion propre au langage de l'inconscient. Le mérite de
l'hystérique est d'amorcer d'emblée cette distorsion qui invente la
psychanalyse. Les pensées de l'inconscient apparaissent à partir de cette
position d'exception. Tout comme le cogitocartésien démontre à partir
d'une seule pensée l'exception d'une seule certitude parmi un doute
généralisé, ainsi le cogito freudien démontre à partir des seules pensées de
l'inconscient, l'exception d'un analysant ne s'autorisant que de son
inconscient: Wo Es war sollIch werden.
Une « psychanalyse» qui s'applique aux catégories nosographiques
s'enfonce dans les théories universelles du dit et ne peut poursuivre

67
l'implication proposée par sa méthode d'association libre. Elle évite son
acte propre et se cantonne à une thérapie facile et assurée, sur le compte de
l'exception qui, elle, est rejetée.
Avec l'analyste qui le lui permet, l'analysant qui s'y autorise pourra peut-
être mettre en jeu la différence diachronique qui vient faire trou dans un
langage de connaissance. Ce dire - y compris un «dire que non» à
l'application - n'est pas de l'ordre de la vérité à connaître, il introduit la
modalitédans le dit en s'écartant de ce qui est purement asserté. Seule une
grammairepeut introduire cette dimension comme nous le verrons plus loin.
Avant d'envisager l'articulation de ce dire dans la grammaire et dans la
logique de l'impossible, nous questionnons encore le rapport entre ce dire
d'exception et le sujetde l'inconscient.
Les « pensées» inconscientes ne fondent aucun sujet substantiel, les
pensées œdipiennes ne déterminent aucun Œdipe, comme âme de
l'inconscient. Le sujet du signifiant n'est que le point apparaissant -
disparaissant tout au long du trajet du signifiant. Mais comment donc la
psychanalyse a-t-elle pu tomber si facilement dans cette illusion qui
dénature le sujet du signifiant en un moi substantiel, « de structure»
immuable? Pourquoi cette illusion majeure de la psychanalyse? Nous
verrons que le ver était dans le fruit déjà chez 'Freud sous la forme du
complexe d'Œdipe comme schémad'interprétation, puis chez Lacan en 1958
sous la forme du schéma R qui était supposé supporter l'insupportable
inconscient, l'Autre et sa structure.

68
Chapitre 3
Mise en question des schématisations
Pour savoir ignorer ce que l'on sait

« Un médecin, un juge, ou un homme politique peuvent avoir dans la tête


beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, à un
degré qui peut en faire de solides professeurs en ces matières, et pourtant
faillir aisément dans leur application, ... » (Kant, Critique de la raisonpure,
p. 881-882). Que faire de la raison de l'inconscient exposée au chapitre
premier? Comment l'appliquer? Une Critique du jugement s'impose tout
particulièrement pour la psychanalyse, puisque la logique de l'inconscient
semble incompatible avec la classification nosographique et l'application
qui en dépendrait. Chaque analysant est fondamentalement une exception,
un cas unique.
Tous les analysants sont-ils donc exceptionnels? Ne forgeons-nous pas là
une universalisationarbitraire,voire un regroupement de tous les humains,
sous l'égide de la «psychanalyse» ? Dès que nous abandonnons le support
de la psychopathologie différentielle, apparaît d'autant plus clairement une
identité possible pour tous les individus, pour tous les hommes. D'où la
question: Qu'est-ceque l'homme? Cette question résumait pour Kant les trois
questions articulant tout le champ de la philosophie, en même temps que
ses trois grandes critiques (Critique de la raison pure, critique de la raison pratique,
critique du jugemen~ : Que puis je savoir? (métaphysique), Que doisje faire ?
(morale), Que m 'est-il permis d'espérer? (religion) (Logique, 1800, p. 25).
A l'opposé de Kant, Freud donnerait-il une réponse univoque? L'homme
serait le résultat d'un universel complexe. L'Œdipe serait ainsi l'universel
content!modulé par les associations libres. L'histoire œdipienne, définissant
l'inconscient de l'homme en général, pourrait ainsi servir de supportstableà
la logique de l'inconscient et aux questions qui, secondairement, s'y

1
Notre critique de l'Œdipe porte essentiellement sur l'Œdipe comme contenu. Peut-on
parler d'une « structure» proprement œdipienne irréductible à ce contenu? TIest certain que
la structure ne se calque nullement sur le contenu de l'Œdipe, mais répond à la logique de
l'association libre qui, elle, apriori, n'impose ni n'attend aucun contenu.
l'implication proposée par sa méthode d'association libre. Elle évite son
acte propre et se cantonne à une thérapie facile et assurée, sur le compte de
l'exception qui, elle, est rejetée.
Avec l'analyste qui le lui permet, l'analysant qui s'y autorise pourra peut-
être mettre en jeu la différence diachronique qui vient faire trou dans un
langage de connaissance. Ce dire - y compris un «dire que non» à
l'application - n'est pas de l'ordre de la vérité à connaître, il introduit la
modalitédans le dit en s'écartant de ce qui est purement asserté. Seule une
grammairepeut introduire cette dimension comme nous le verrons plus loin.
Avant d'envisager l'articulation de ce dire dans la grammaire et dans la
logique de l'impossible, nous questionnons encore le rapport entre ce dire
d'exception et le sujetde l'inconscient.
Les « pensées» inconscientes ne fondent aucun sujet substantiel, les
pensées œdipiennes ne déterminent aucun Œdipe, comme âme de
l'inconscient. Le sujet du signifiant n'est que le point apparaissant -
disparaissant tout au long du trajet du signifiant. Mais comment donc la
psychanalyse a-t-elle pu tomber si facilement dans cette illusion qui
dénature le sujet du signifiant en un moi substantiel, « de structure»
immuable? Pourquoi cette illusion majeure de la psychanalyse? Nous
verrons que le ver était dans le fruit déjà chez 'Freud sous la forme du
complexe d'Œdipe comme schémad'interprétation, puis chez Lacan en 1958
sous la forme du schéma R qui était supposé supporter l'insupportable
inconscient, l'Autre et sa structure.

68
Chapitre 3
Mise en question des schématisations
Pour savoir ignorer ce que l'on sait

« Un médecin, un juge, ou un homme politique peuvent avoir dans la tête


beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, à un
degré qui peut en faire de solides professeurs en ces matières, et pourtant
faillir aisément dans leur application, ... » (Kant, Critique de la raisonpure,
p. 881-882). Que faire de la raison de l'inconscient exposée au chapitre
premier? Comment l'appliquer? Une Critique du jugement s'impose tout
particulièrement pour la psychanalyse, puisque la logique de l'inconscient
semble incompatible avec la classification nosographique et l'application
qui en dépendrait. Chaque analysant est fondamentalement une exception,
un cas unique.
Tous les analysants sont-ils donc exceptionnels? Ne forgeons-nous pas là
une universalisationarbitraire,voire un regroupement de tous les humains,
sous l'égide de la «psychanalyse» ? Dès que nous abandonnons le support
de la psychopathologie différentielle, apparaît d'autant plus clairement une
identité possible pour tous les individus, pour tous les hommes. D'où la
question: Qu'est-ceque l'homme? Cette question résumait pour Kant les trois
questions articulant tout le champ de la philosophie, en même temps que
ses trois grandes critiques (Critique de la raison pure, critique de la raison pratique,
critique du jugemen~ : Que puis je savoir? (métaphysique), Que doisje faire ?
(morale), Que m 'est-il permis d'espérer? (religion) (Logique, 1800, p. 25).
A l'opposé de Kant, Freud donnerait-il une réponse univoque? L'homme
serait le résultat d'un universel complexe. L'Œdipe serait ainsi l'universel
content!modulé par les associations libres. L'histoire œdipienne, définissant
l'inconscient de l'homme en général, pourrait ainsi servir de supportstableà
la logique de l'inconscient et aux questions qui, secondairement, s'y

1
Notre critique de l'Œdipe porte essentiellement sur l'Œdipe comme contenu. Peut-on
parler d'une « structure» proprement œdipienne irréductible à ce contenu? TIest certain que
la structure ne se calque nullement sur le contenu de l'Œdipe, mais répond à la logique de
l'association libre qui, elle, apriori, n'impose ni n'attend aucun contenu.
l'analysant lui donne un contenu, manifeste ou latent (par exemple
œdipien).
Mais le schématisme œdipien- illustré en fait par le schéma R de Lacan
comme nous allons le voir - n'est pas laprocédurequi permet de donner un
contenu à la logique de l'inconscient. Il n'est pas la règlede l'attention
également flottante. Il est bien différent du schéma L. Il ne découle pas
directement du dire de l'hystérique, mais de Freud, le théoricien. L'Œdipe
pourrait-il quand même concrètement supporter la logique du signifiant? Il
le peut jusqu'à un certain point, on sait les réticences de l'hystérique sur ce
point; il ne le peut plus du tout dans d'autres histoires moins classiques et
une seule exception engage la critique du support œdipien. L'histoire
œdipienne n'est pas la condition du langage ~'Œdipe ne supporte pas le
signifiant), mais le langage est a priori la condition de l'inconscient et de
toute histoire, œdipienne ou autre.
Si ce n'est de l'Œdipe, de quoi le signifiant se supporte-t-il ? Car il a une
identitépropre, même s'il est différence.
La sensibilité empirique - la matière sonore ou écrite - est-elle un
préalable nécessaire du « signifiant» ? Le signifiant se supporte-t-il toujours
sur un contenu sémantique? Qu'est-ce qu'un s:upport? Le signifiant se
supporte-t-il sur le langage de la connaissance? Ou réciproquement? Dans
la conception augustinienne, le signifiant est une matièresensiblepremière-
écrite ou sonore. Le sensible n'a pas de logique propre et, dans cette
optique, le terme même de « logique du signifiant» est proprement absurde
(ou purement métaphorique). Dès le début du quatorzième siècle, à contre-
courant de la conception augustinienne, Guillaumed'Ockham définit le signe
Qinguistique) comme tout ce qui peut entrer dans une proposition à titre de
composant, matière sonore certes, mais aussi « concepts» qui ne dépendent
pas (du moins pas directement) de notre sensibilité. Il s'agit bien là de notre
différence diachronique saisie au niveau où un signifiant (SI)entre à titre de
composant dans une phrase (S2). Que suppose-t-on à SI pour qu'il entre ainsi dans
un S2? Un signe (sJ) employé comme termed'unjugement propositionnel (S2)
peut prendre différentes valeurs, différentes suppositions, illustrées par
l'exemple classique: homo est vox dis.ryllaba,homo cumt, homo est .pedes,
« homo» a deux syllabes, « cet homme» court, « l'homme» est une espèce.
La première supposition (materialis) a pour support la matière sonore
« homo », la deuxième supposition (personalis)a pour support l'individu en
train de courir, éventuellement indiqué par un démonstratif(cet homme), la
troisième supposition (simplex)est la plus compliquée et demande toute une
inteprétation, parce que « tous les hommes» sont supposés avoir quelque
chose en commun.

72
y aurait-il une réponse universelleà la question Qu'est-ce que l'homme?
Comment comprendre les « universaux », par exemple « l'homme» ?
Tous les hommes ont-ils réellement quelque chose de commun (réalisme
médiéval) ou au contraire « tous les hommes» admettent-ils un même
prédicat qui ne dépend que de celui qui les nomme (nominalisme) ?
En parlant de la différence diachronique SI-S2' que supposons-nous pour
SI? Une pure matérialité sonore (suppositio materialis)? Ou une pure
indication personnelle et individuelle (suppositio personalis)? Ou un universel
qui doit être interprété (suppositio simplex), comme réel ou comme nominal?
Autrement dit, comment faut-il « concevoir» le signifiant SI ? À première
vue nous cherchons un support pour le signifiant SI et nous devrions le
trouver en dehors du signifiant proprement dit et à l'intérieur d'une logique
plus vaste qui contiendrait la logique du signifiant. Ainsi, « tout ce qui vient
à l'esprit », l'objet de l'association libre pourrait englober non seulement le
signifiant (SI)' mais aussi un domaine plus vaste comprenant par exemple ce
que le signifiant indique, les affects, les sentiments, les manifestations
corporelles, etc. Un premier type de support pour SI serait ainsi à chercher
dans l'objet réel, dans le référent que le signe est supposé désigner.
Conception classique du langage de la connaissance, qui correspond grosso
modo à la suppositio personalis. Indubitablement cette supposition est
insuffisante: le psychanalyste aura vite remarqué qu'affects, sentiments, etc.
ne sont pas seulement objets indiqués, mais effèts du signifiant inconscient.
D'autre part, s'il existe une logique du signifiant démarrant avec SJ' c'est-à-
dire si l'association libre n'est pas gazouillis inconsistant, nous ne pouvons
nous contenter non plus de la suppositio materialis. Reste la suppositio simplex,
l'une des notions les plus longuement débattues en logique médiévale.
Ces trois suppositions seront articulées dans la théorie des signes, dans la sémiotique,
celle de Charles Sanders Peirce (cf. Ecrits sur le signe). Tout signe ou
« rrpresentamen» (1) renvoie toujours à un oijet (2) et demande toujours à
être interprété ou exige un interprétant (3). En d'autres mots, un .signerenvoie
à un objet de connaissanceet est toujours susceptible d'être déformé par une
différencediachronique. Tout representamen (1) suppose donc à la fois un langage
comme outil de connaissance (2) et un langage propre à la déformation (3).
Ou encore, lorsque nous mettons entre parenthèses 1'«objet» anecdotique
de la conversation - l'objet n'est pas l'objet réel, mais tout ce vers quoi un
signe peut faire signe - il apparaît plus clairement que tout signifiant
(<<representamen ») représente le sujet (<<objet ») pour un autre signifiant
(<<in terp rétan t »).
Si le support doit assurer la permanence du signe, cette permanence peut
être attribuée tantôt au signe (representamen),tantôt à l'objet, tantôt à

73
l'interprétant. Ce qui permet de définir, selon Peirce les trois types de
signes principaux que nous rapporterons à la théorie de la supposition:
l'icône est un signe qui persiste même si son objet n'existe pas (sa
permanence repose sur sa « matérialité» propre) ; l'indiceest un signe qui
cesse d'être signe dès que son objet est supprimé (sa permanence repose
sur l'objet « personnel» indiqué ou désigné par lui) ; le !Jmboleest un signe
qui ne se maintient comme signe que par l'interprétant (sa permanence
repose sur le « simple» interprétant). Nous pouvons directement déceler
dans cette tripartition trois façons différentes d'aborder le signifiant: - le
signifiant matériel brut comme icônecorrespond à la pure matière sonore
(ou visuelle), c'est la suppositiomaterialis du Moyen-Âge, le signifiant
comme indice d'une « réalité» correspond à la suppositiopersonalis; - le
signifiant en tant qu'il ne subsiste que grâce à un inteprétant (qu'il soit
« réaliste» ou « nominaliste ») répond à la suppositiosimplex.
En fonction de cette triplicité, nous définirons trois types de supports
pour l'inconscient. 1° Le signifiant comme icône persiste par lui-même. Le
support à ce niveau permet d'écarter bien vite le problème: le signifiant n'a
pas de support sinon le signifiant lui-même dans sa matérialitébrute. Et le
support est strictement concomitantau signifiant à ~upporter. 2° Le signifiant
comme indice renvoie à une réalitéextérieure au langage et est largement
présent dans la grammaire courante: le nom propre, le pronom personnel
démonstratif ou relatif, une lettre attachée à un schéma, voire tout nom
commun. Tous ces indices indiquent une personne, un objet, un processus
ou un nom: ils sont « pro-noms» personnel, dé-monstratif, « relatif ». Le
s!lpport du signifiant comme indice est désigné par le nom ou le pro-nom.
A titre indicatij;l'indicede l'accès au symbolique serait, pour certains, le Nom-
du-Pèreet le support en serait le « Père ». « Nom-du-Père» et « Père» se
correspondraient, comme l'indice et sa chose. Le Père, ainsi désigné, serait
à l'origine du champ du signifiant, il serait antérieurau signifiant en général.
Remarquons que ce monde indiciaire et nominal s'étend jusqu'aux
« vocabulaires» ou « dictionnaires », de psychanalyse notamment, dont la
plupart des entrées sont des noms. 3° Le signifiant comme symbole
s'appuie au contraire sur l'interprétant.L'interprétant vient dans la suite d'un
premier signifiant. Le support du signifiant comme symbole est postérieurau
premier signifiant: S1ne se supporte que de S2 qui vient après. Ainsi le
saumon de la spirituelle bouchère - comme rêve et phrase entière (S2)-
«interprète» le saumon nominal de son amie (S1). Les associations de
l'analysant sont ici supportées non par le trauma «personnalisé» et
supposé originaire, mais par l'après-coupdu traumatisme: la traumatologie
psychique est renversée au profit du discours «interprétant» qui prendra

74
pré-texte là où il peut. Si nous voulons accentuer le support interprétant
par rapport au support indiciaire, il nous faut retrancher de la phrase et
mettre entre parenthèses tout ce qui est nom et indice de nom dans la
phrase, pour garder la moelle de l'interprétation dénudée des substances
nominales: il nous restera lafonction verbale.
Le support du signifiant est partagé entre une simultanéité présente où le
signifiant n'a de support que lui-même (icône), une antériorité où le
signifiant trouverait un support « nominal» le précédant (Indice)et une
postériorité où le signifiant trouverait un support « verbal» dans
l'interprétantà venir. Chaque signifiant peut être triplement supposé, ainsi
par exemple la « responsabilité» : le responsable est tantôt celui qui produit
une matière sonore (simultanéité), tantôt celui que l'index indique comme
cause passée d'un fait actuel (antériorité), tantôt celui qui en répondra et qui
devra verbaliser la chose et l'interpréter ultérieurement (postériorité).
Pour la psychanalyse, la supposition matérielle du signifiant est
insuffisante; malgré certaines théories accentuant massivement l'aspect
purement phonologique ou littéral du signifiant, il est évident que la
psychanalyse ne se réduit pas aux calembours ou aux phonèmes. Même là
où l'interprétation se veut homophonique, elle s'appuie toujours sur autre
chose, sur une grammaire et sur une logique qu'il 'faut analyser et porter au
jour (cf. les trois équivoques homophonique, grammaticale et logique de
l'interprétation selon Lacan, L'Etourdit, AE p.491 et suivantes).
La supposition personnelle ou l'icône suffiraient-elles maintenant?
La tripartition du support nous montre d'emblée que le support du
schéma L par le schéma R - ou le support du schématisme purement
formel de l'association libre par le schématisme œdipien - doit être
fermement critiqué. L'Œdipe indique des pôles d'identification: il donne
des noms et comme nomination préalable interrompt le cours de
l'association libre - on peut le lire d'ailleurs dans la majorité des cas de
Freud. Là où cette critique du support n'est pas faite, celui-ci est toujours
employé comme support nominal avec la dérive que cela comporte: entrée
dans la clinique illustrative basée sur le diagnostic qui donne un nom, sur
les indications et contre-indications qui indiquent et rassemblent les indices,
voire sur le pronostic où le futur n'est que l'écho d'un passé révolu.
La définition du signifiant et la structure de l'inconscient ne se jouent
cependant nullement et jamais dans une série d'indices nominaux (d'où la
limite évidente des dictionnaires de psychanalyse). L'indice, pour autant
qu'il reste attaché à son « objet », n'est pas encore un signifiant proprement
psychanalytique, il y manque la différence diachronique. Notre travail du
support consistera toujours à dépasser l'indice nominal pour s'ouvrir sur le
symbole verbal. Ainsi, le Nom-du-Pèreapparaît d'abord, commele nom l'indique,

75
comme nom et indice. Il conviendra précisément de subvertir ce support
pour le faire jouer comme verbe et ce à l'encontre de son nom! D'où
découlera notre critique de la forclusion (chapitre 4).
La critique du support nominal par une logiqueinteprétante Q'interprétant
de Peirce) reprend la critique du schématisme œdipien par la structure de
l'association libre ou encore la critique du signifiant comme différence
synchronique par la différence diachronique. Il n'y a d'interprétation que
dans cette logique qui « inter-dit» à l'interprétation d'être nomination ou
indication d'une réalité psychique, quelle qu'en soit la « profondeur ». Aux
moments cruciaux où la psychanalyse risque de dégénérer en étude
psychologique de la conduite humaine, où le signifiant n'est plus qu'un
indice d'une réalité extra-langagière (même «intériorisée »), où le
refoulement n'est plus articulé avec le signifiant, où la logique
psychanalytique est supplantée par le foisonnement imaginaire des
archétypes, alors, chaque fois, s'impose la critique du support nominal par
l'interprétant. Tel est, à notre avis, le sensde l'introduction du narcissismepar
Freud en 1914 (déjà mentionné chapitre 2 ~ 3) : il s'oppose à l'introversion
Gungienne) construite, elle, sur les avatars des images intériorisées des
supports nominaux, pères, mères, etc. pour ét4yer la vie psychique de
l'individu.

2 Étayage, comme support nominal


et narcissisme interprétant

Chaque innovation s'appuie toujours sur ce qu'elle subvertit et dans ce


support indiciaire et nominal, elle court toujours le risque majeur de
s'annuler en se réduisant à l'ancien si le nouveau support interprétant et
verbal n'acquiert pas son autonomie et sa logique propre. Tel fut également
le cas des deux grandes «découvertes» de la psychanalyse: l'inconscient et la
sexualitéinfantile.Cette dialectique propre à toute innovation est perceptible
dans la correspondance entre Freud et Jung, mais elle est surtout pertinente
dans toute cure particulière.
Les pulsions sexuelles, et leur brutalité, apparaissent le plus souvent
amalgamées aux pulsions d'autoconservation et à leurs besoins physio-
logiques, ce qui conduit trop souvent à leur confuse assimilation dans
quelque vitalité primordiale. Certes, les pulsions d'autoconservation
fournissent un étayage 0nlehnun~, un support aux pulsions sexuelles. Cette
notion d'étayage, présente chez Freud dès les Trois essaissur la théoriede la
sexualité (1905), explique d'ailleurs comment la sexualité infantile a pu et
peut être encore si souvent ignorée: elle est retranchée derrière les pulsions
d'autoconservation, qui lui servent de support. Les premières satisfactions

76
sexuelles sont vécues en conjonction avec l'exercice de fonctions vitales qui
servent à la conservation de l'individu.
On aurait pu s'attendre à ce que tout choix amoureux d'objet « s'étaye»
sur ce modèle, se supporte schématiquement sur les personnes qui
traditionnellement assurent la conservation de l'enfant encore immature,
sur la « Mère» qui le nourrit (M) ou sur le « Père» qui le protège (P). Or à
côté de ce double choix par «étayage », un tout autre type de choix
amoureux s'impose à la perspicacité de Freud dès 1914 (Introductionau
narcissisme): le modèle en serait la personne propre ou encore l'enfant lui-
même désiré, Idéal de l'enfant (l) en tant qu'il est à venir: « his mqjes!ythe
baby». Ainsi certaines personnes ne choisissent pas leurs partenaires
amoureux selon le modèle des adultes qui les ont secourues, selon les
supports de vie durant leur enfance, mais plutôt en fonction de leur propre
Idéal narcissique. Cette observation introduit l'hypothèse freudienne du
narcissisme. Entre le choix narcissique et le choix «anaclitique » (ou par
étayage), l'opposition n'est pourtant pas tranchée. Dans l'amour se croisent
toujours ces deux « raisons» et l'idéalisation conférée aux personnages
parentaux de l'enfance relève tant du narcissisme de l'enfant que de
l'étayage sur les intendants de son enfance.
Ces deux axes ne sont pourtant pas symétriques. Le narcissisme, en
s'opposant à l'étayage (ou à 1'«anaclitisme ») ouvre une subversion du
support nominal en jeu dans l'étayage: dans et par le narcissisme, il
apparaît que la vie sexuelle n'est pas fondamentalement soutenue par les
fonctions d'autoconservation ; la sexualité n'est soutenue ni par la Mère qui
nourrit et par le Père qui protège. Depuis 1'«enfant pervers polymotphe»
des Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905) jusqu'au Problème économique
du masochisme (1924), la théorie freudienne de la vie sexuelle est dominée par
le narcissisme, qui affirme l'autonomie de la sexualité au-delà des routes
utilitaires de l'autoconservation et de la survie.
Freud s'est insurgé contre le relativisme de Jung qui prétendait excepter
les psychoses du cadre strict de la psychanalyse et du rrfoulement. Pour
préserver cette fois la place spécifique de la sexualité, Freud s'insurge encore
contre la riduction jungienne de la sexualité à un intémt p!ychique en généraL Dans sa
correspondance avec Jung et dans les écrits qui en dépendent, Freud
emploie la «psychose» comme intetprétant pour confirmer sa double
innovation: l'inconscient et la sexualité infantile. Pour maintenir la
radicalité de l'inconscient, il écrit son Schreberqui réaffirme le bien-fondé du
refoulement pour la psychose (1911). Pour maintenir la sexualité en dehors
de ses contaminations par le support de l'autoconservation, il introduit le
« nan:issisme» qui dégage la sexualité du support des pulsions d'auto-
conservation (1914). Le narcissisme contredit ainsi toute réduction de la

77
sexualité aux besoins physiologiques qui la supportent. La sexualité n'est
pas d'abord fonction du choix d'objet par étayage, elle est narcissisme.
Avec Freud, et contre Jung, il faut différencier nettement le narcissisme
comme levée du support nominal (dont relève plutôt la «psychose ») et
l'introversioncomme support fantasmatique intériorisé (dont se supporte
plutôt la« névrose »). L'introversion n'est pour Freud que le remplacement
des objets réels d'étayage (père et mère) par des objets substitutifs
intériorisés dans la vie fantasmatique.
À partir de là, comment comprendre la dialectique complexe du
narcissisme? «Pour ce qui concerne le choix narcissique et le choix
anaclitique de l'objet, il ne semble pas que leur rapport soit celui de la
disjonction, comme s'il s'agissait de deux directions opposées de la libido:
ou bien j'aime l'objet parce que je m'y retrouve, ou bien je l'aime pour les
services qu'il me rend, soins ou protection », fait remarquer Safouan (Études
sur l'Œdipe, p. 144). Tout choix narcissique n'est pas sans objet et
inversement tout choix d'objet n'est pas sans narcissisme. Commentrésoudre
l'articulation du narcissisme et du choix d'objet? Une première solution considère le
narcissisme comme position préalable au choix d'objet: le narcissisme
offrirait ainsi un premier support pour la libido, avantla conquête de l'objet,
sous forme de l'image spéculaire, du Moi et de ses objets moïques. Dans ce
sens, le narcissismeseraitle momentfondateur du Moi, comme support nominal
pour toute vie sexuelle ultérieure et il fonderait en même temps la
méconnaissance typique du Moi. Ce narcissisme donne corps à « l'illusion
archaïque» dénoncée par Levi-Strauss et Lacan (E 859-861) : l'incarnation
narcissique imaginaire étoffe certes le « sujet », mais elle égare radicalement
la fonction logique de l'inconscient. Le «stade du miroir» du premier
Lacan concorde sans doute avec ce narcissisme imaginaire, il donne une
première réponse positive à la question Qu'est-ceque l'homme?: « L'homme
est l'enfant qui se re-connaîtdans le miroir ».
Mais la raison de l'introduction du narcissisme par Freud était d'une autre
importance pour le maintien de la psychanalyse. Au contrairede l'intetprétation
du narcissismecommeimaginaire,nous proposons une défmition du narcissisme
plus en harmonie avec son introduction par Freud contre les déviances de
Jung. La flnaion narcissiquedélie la sexualité de touteprédestinationà une fin
naturelle. En dégageant la sexualité du support des besoins d'auto-
conservation, le narcissismes'avère essentiellement interprétant,à l'opposé de
tout narcissisme imaginaire; ce narcissisme interprétant est premier pour la
logique de la psychanalyse, il répond aux réductions jungiennes et à ses
archétypes. Dans ce sens, le narcissisme n'est nullement une étape, un stade
génétique dans l'organisation des pulsions étayées sur la survie, comme une
compréhension trop simpliste du « stade du miroir» tente de le faire croire.

78
L'enfant ne forme pas son narcissisme dans l'étayage des bras de sa mère,
pas plus que de son assentiment, mais dans le langage dégagé du support
nourricier, physiologique et psychologique. Il ne faudrait pas davantage
réduire le narcissisme à l'extrinsèque, à un privilège de la vue, d'un regard,
par le biais d'un miroir ou d'un schéma optique, qui servent tout au plus
d'instruments sans être causes du narcissisme. Nous ne nions pas la
pertinence de l'observation d'un narcissisme exposé classiquement comme
« fonction imaginaire », imagée par le miroir. Mais lafonaion du narcissisme
en psychanalyse doit être recherchée ailleurs, notamment dans la
perspicacité de Freud à interpréter les « névroses narcissiques» en terme de
refoulement(cf. chapitre 2 ~3) et à mettre en évidence les pulsions sexuelles
irréductibles à l'intérêt vital. En deçà et au-delà du « narcissisme primaire»
du miroir, le narcissisme est un intetprétantde la sexualité, il est réponse à
Jung, il est levée de l'étayage et mise en évidence d'une sexualité libérée du
support nominal.
Seul le renversement de l'étayage par un narcissisme interprétantpermet
d'éclairer ce dont il s'agit dans le transfert.À la croisée de l'étayage et du
narcissisme, tout transfert implique bien sûr le « tranifèrtprimaire », c'est-à-
dire la situation où le « patient» attend le support ou le secours du
thérapeute, substitut parental. Cette nécessaire position d'un soutien
« primaire» est absolument insuffisante pour s'impliquer dans une analyse.
Pour que le transfert proprement psychanalytique se développe, l'analyste
doit se départir de cette fonction de support nominal pour le « patient »,
sans quoi la règle de l'association libre n'est que « ruse» au service du
sauve-qui-peut de l'adaptation vitale. Cette suspension du transfert primaire
n'est cependant pas fondée sur une frustration mal venue, imposée de
l'extérieur par le psychanalyste: elle prend au contraire racine dans le
narcissisme interprétant, comme on peut l'entendre, lorsqu'un analysant
poursuit son dire que recueille le silence de l'analyste, plus manifestement
encore lorsqu'il le prie de s'abstenir de son zèle. Alors le transfert peut être
interprétant. Sans ce renversement de l'étayage par le narcissisme, le
« signifiant» - quelle qu'en soit l'apparence - tourne court vers le langage
de la connaissance, voire de l'encouragement, de l'aide et du conseil
psychologiques.
Il est cependant impossible d'annuler ce support nominal comme chaque
analyse nous l'apprend à de multiples moments de son dire. La mère
s'insinue dans l'Autre naissant, le père s'érige en maître de la loi et leurs
substituts successifs ne font que renforcer cette complaisance au support
de l'Autre. L'imposture est là !
Certes ces imagos (maternelle, paternelle) sont reprises et déformées à
chaque passage d'une figure à une autre: en usant de l'institutrice comme

79
substitut maternel, l'enfant la fait passer au rang de signifiant; de tels
transferts successifs réalisent sans doute une course distorsive du signifiant
qui peut être nommée substitut « paternel» ou « maternel» en fonction du
premier de la série: « père », « mère ». Le transfert - telle témoin transmis
par les coureurs de relais - matérialise la course du signifiant comme
passage d'un support à un autre. Mais le transfert analytique n'est pas cette
course relais auquel participerait entre autres l'analyste. C'est ensemble que,
par exemple, la mère et tous ses substituts représentent le témoin singulier,
le « maternel », et il n'est nullement besoin que l'analyste participe à cette
ronde et ce contrairement à un schématisme psychologique banalement
appliqué. Ce transfertp[Jchologiquen'a produit qu'un soi-disant signifiant
(<<
père », « mère »), qui, même s'il est généralisé à tous les sub stituts
possibles, reste adapté à un usage bien précis de nominalisation et de
normalisation œdipienne; il a perdu la dimension de dérive propre au
signifiant au moment même où s'universalise le « transfert» du signifiant.
Ces « signifiants» normalisésdans l'Œdipe ne peuvent plus servir de support à
l'inconscient.
L'énigme de la .sphinge reste.
Entre-temps, la présentation œdipienne a o~culté une question plus
radicale: l'imposture d'une supposition personnelle comme support de la dimension de
l'Autre ne tient pas aux personnages parentaux, mais à la notion même d'un
support nominal pour l'inconscient. L'application de ce type de modèles
impose un support nominal comme instrument de mesure. Ainsi la figure
paternelle caricaturale du Docteur Flechsig impose-t-elle son modèle et le
support de son « asile» à Schreber. Aussi ce dernier développe-t-il un délire
conditionné par cette supposition «personnelle ». Que mesure la clinique
eXpérimentale centrée sur la théorie de l'Œdipe? L'individu qui « devrait» y
prendre appui ou la conception de ces supports nominaux? Ces supports
risquent bien d'introduire un artefact généralisé dans la direction de la rure.
Un gigantesque contre-transfert. D'où l'importance d'une critique radicale
de ces « notions» que nous croyons trop facilement établies parce que
« notoires» : le signifiant, ! Autre, le transfert, la fonction paternelle. Les
« définitions» indiquées par tous ces articles «définis» devraient nous
avertir du danger: les signifiants auxquels ils s'accordent ont acquis
« définitivement» un support nominal stable, en discordance avec la
fonction d'interprétant qu'ils visaient pourtant.
Ainsi la théorie lacanienne de la forclusion du Nom-du-Père risque-t-elle
bien de ne mesurer que l'artefact de son imposture nominale. À moins que
le « Nom-du-Père» - comme le couteau sans lame dont on aurait perdu le
manche (Lichtenberg) - ne perde autant son « Nom» que son modèle de
« Père» qui ne conviennent ni l'un ni l'autre à ce dont il s'agit. Il resterait la

80
seule articulation du nom et du père, le seul article « .,. -du -. .. », signifiant
interprétant ouvert au mouvement de l'interprétation.
Un « narcissisme interprétant» nous y inviterait

3 Schéma L et schéma R

L'inconscientn'a d'autoritéque de lui-même.Le schéma L comme tel n'admet


aucun sujet, aucun objet, aucun repère qui, préalablement, le supporterait et
l'autoriserait Le sujet est bien plutôt contingence éphémère produite par le
flux du langage et de l'inconscient. Le schéma L lui-même n'en est pas pour
autant acquis une fois pour toutes. Il est sans cesse repris dans de nouvelles
aventures et cette reprise n'est jamais l'approche de la vérité dernière de
l'Autre: « il n'y a pas d'Autre de l'Autre ». Toute personne qui se veut
garante de l'Autre ou s'identifie à l'Autre s'engage dans l'imposture. Rien ni
personne ne peut supporter la structure générale du schéma L et ce n'est
que par usurpation malencontreuse que le papier du livre en support de
l'écriture ou du dessin, viendrait suggérer le moindre appui pour la
structure.
La « définition» de l'Autre échappe continuellement; rien ne justifie en
toute rigueur l'article défini qui le généralise comme de l'entièrement connu
(comme si on pouvait savoir « ce que parler veut dire» !) ; il nj; a pas de
notoriétéde l'Autre. Toujours précaire, il apparaît ainsi comme pur lieu que
peuvent venir occuper différentes figures à éclipsesselon les différents
discours où il est concerné. Partenaire impossible,il sera tantôt esclave dans
le discours du maître, tantôt étudiant dans le discours de l'universitaire,
tantôt sujet barré dans le discours de l'analyste, tantôt maître dans le
discours de l'hystérique. Tout comme «l'Autre », d'autres concepts
résistent aussi à la définition et restent impossibles à circonscrire: il n'y a
pas de « notoriété» du signifiant, pas plus que de la femme. Le signifiant ne
saurait être considéré comme déjà connu, il échappe radicalement; en tant
que déformation distorsive, qui signe l'impossibilité de le «défmir », un
signifiant n'admet donc pas l'article « défini ». Tout comme femme avec
son « la» barré (La). Et pourtant la « défmition» se réintroduit
continuellement avec l'article défini; on dira ainsi « le signifiant du Nom-
du-Père» ou « la femme de Gilles ». Le « la» nous donne ici le ton du
support nominal: car si la femme de Gilles a quelque notoriété c'est en se
supportant de son Gilles. Mais Gilles cache qu'elle est femme pour se
l'approprier. La notoriété de la femme de Gilles en ruine la féminité
spécifique. De même « le signifiant du Nom-du-Père» nous donnerait un
exemple bien « défini» de signifiant, mais il en ruine la signifiance. La

81
définition n'est qu'affirmation d'une croyance, d'un programme ou d'un
mythe dont le « père» dans son mystère est l'antique support nominal.
La fonction du complexe d'Œdipe est, dit-on, de représenter l'articulation
symbolique, soit la structure de la chaîne signifiante. Cette « référence
méthodique à l'Œdipe », dont fait état la Questionpréliminaire... CE546), est
d'emblée ambiguë puisqu'elle engage immanquablement la question des
impostures identificatoires propres à la notion même de support de l'Autre.
En 1958, Lacan ne critique pas encore l'identification de l'Autre. Mais cette
position sera vite dépassée, car l'Autre n'existe que dans la dimension du
signifiant entraîné dans sa course renversante, où chaque pas décale le sens
du pas précédent. Le signifiant employé dans un étonnement à chaque fois
renouvelé, ne se maintient que comme parcours sans identification
« définie ». Le père freudien de Totem et tabou et à sa suite toutes les
identifications personnelles de l'Autre se proposent de clôturer cette
course1. L'Autre récuse fondamentalement l'imposture de ces supports. Le
support de la structure du signifiant par l'Œdipe, qui sert de passage du
schéma L au schéma R CE551), ne peut donc fonctionner que comme
évidence naive; sa critique constitue un point crucial pour la logique de
l'inconscient.

s a M

a" A I
Z P

SchémaL Les trois supports œdipiens

Les points de supportau schémaL devraient être d'abord « signifiants ». À cet


effet, Lacan inscrit donc: le « signifiant» de l'enfant en tant que désiré (1),
le « signifiant» de la mère comme objet primordial (M) et le « signifiant»
du Nom-du-Père (P). Le « signifiant» est ainsi repris sous trois modes
différents, il supporte et informe trois points du schéma L (a, a' et A) : deux

1
À ce propos, le livre de Le Gaufey, L'évictiondel'origine,
pourrait être prolongé. Il dénonce
la figure du père freudien et son apparition en tant qu'Un « alors qu'il est multiple» (p. 98),
il dénonce l'expression de « père symbolique », où « on voit parfois s'agiter sans vergogne
ce petit succédané de Dieu le Père qu'est la figure moderne du législateur» (p.213).
L'« éviction de l'origine» pourrait plus radicalement mettre en question tout support
nominal, toute suppositiopersonaliset tout substantialisme dont dérivent le schéma R et le
Nom-du-Père.

82
« signifiants» informent la relation imaginaire [I informe le Moi (a'), M
informe les objets du Moi (a)], le troisième « signifiant» P informe le lieu
d'où peut se poser la question de l'existence du sujet (A). Cependant le
signifiant qui est vraiment signifiant n'est jamais spécifié par son objet.
Avec leur spécificationoo/ectale,ces « signifiants» (paternel, maternel, idéal-
moïque) échappent fondamentalement à la logique distorsive propre au
signifiant: ils ne sont plus signifiants. En tant qu'identificationsde l'Autre dans
le complexed'Œdipe, ces soi-disant « signifiants» sont en fait des imagosou
des fixations imaginaires d'un processus supposé symbolique (E 84-88). En
assurant ainsi un fondement solide au !)Imbolique,la triple identification
œdipienne prend une valeur purement imaginaire.Cette promotion d'un
support pour le symbolique conduit faussement à caractériser
l'interprétation œdipienne comme purement symbolique et freudienne, par
opposition à une interprétation imaginaire supposée non freudienne1. Les
deux dichotomies - œdipien / préœdipien, symbolique / imaginaire - ne
sont pas superposables: l'interprétation œdipienne est tout autant
imaginaire que l'interprétation préœdipienne. Cette fusion des deux
dichotomies (symbolique / imaginaire, œdipien / préœdipien) n'est pas
sans entraîner un paradoxe: l'œdipien, qui doit servir de racine au
préœdipien, lui préexiste chronologiquement. L'Œdipe articulerait ainsi
dans cette ambiguïté deux sens du temps qui peuvent paraître opposés
notamment dans le couple préœdipien-œdipien / œdipien-préœdipien. Ces
sens sont en fait transversaux ou perpendiculaires et peuvent être explicités
comme temps historique du développement, des stades, de l'histoire de
l'individu Q'Œdipe historique) et comme temps de fondation, de
production et d'effet du signifiant Q'CEdipe fondateur du symbolique).
Cette articulation interne à la conception paradoxale de l'Œdipe peut et
doit être posée non à partir du contenude l'association libre, mais à partir de
sa forme et de sa grammaire (chapitre 6).
Poursuivons l'examen critique du schéma R. On verra mieux comment le
prototype œdipien produit l'imposture au niveau du transfert. Il faudra
critiquer et dépasser la théorie lacanienne classique du schéma R - sur
laquelle se fonde la conception lacanienne classique de la «p!)lchose»- en
fonction même de l'évolution de Lacan vers une logique nouvelle, tout en
se servant éventuellement des symboles du schéma R pour la nouvelle

1 Lacan s'est vite détourné de la relative simplicité de l'artifice qui faisait supporter le
symbolique par l'Œdipe. Ainsi dès Subversiondu st!Jctet dialectiquedu désir (1960), l'Œdipe
perdra très nettement de son importance dans l'œuvre de Lacan et ce déclin ira en
s'accentuant: l'Œdipe était le dit de Freud dans l'ordre d'une logique masculine centrée sur
la castration du garçon. Ce dit n'est pas premier et suppose le di~ de Freud et le discours
de l'analyste qui est explicitement dégagé par Lacan vers 1970 (voir L'étourdit de 1972).

83
construction (notamment dans la longue note de 1966 sur la topologie;
E 553-554).
Le Père peut « être tenu pour le représentant originel» de l'Autre; en
cela, ce support dépasserait
celui de la Mère (l'A) et de l'enfant idéal (1). Le
Nom-du-Père doit pourtant s'articuler avec les signifiants M (signifiant de
la mère) et I (signifiant de l'enfant tel qu'il est désiré) et cette articulation se
joue jusque dans la nuit des temps et des générations de l'histoire
œdipienne. I, M et P sont des signifiants riches d'une histoire remontant de
génération en génération jusqu'à la préhistoire: ils ne sont pas à l'entière et
exclusive disposition du psychanalyste, pas plus que de l'analysant. Ainsi
apparaît l'errance de la psychanalyse qui chercherait à fonder son acte sur
les imagosœdipiennes inaccessibles dans leurs racines les plus profondes.
Elle perd le [11de son propre champ dans la nuit d'un passé oublié, révolu
et effacé. Faut-il se contenter de cenon-savoir?La question du Père s'ouvre
non seulement sur la multiplicité de ses racines passées, mais aussi sur
l'infmi de ses frondaisons futures. Le nombre des aïeux se multiplie par
deux et la complexité de l'histoire familiale se redouble à chaque génération
remontée dans le temps, mais le nombre des descendants pourrait lui aussi
se multiplier dans le futur par un facteur plus aléatoire et plus imprévisible.
Point n'est besoin d'ailleurs de descendants pour multiplier les possibilités
dans ce «jardin des sentiers qui bifurquent» (Borges); à l'endroit où
s'affirme le lieu de l'Autre comme dégagé de la relation imaginaire
d'adaptation, s'ouvre « l'espace démesuré qu'implique toute demande:
d'être requête de l'amour» CE813). À chaque étape, il s'agit d'une
multiplication des effets engendrés par le support de l'Autre. Le support de
A par les trois signifiants de l'Œdipe va, dans ce sens, d'un enracinement
passé infini à une efflorescence future illimitée.
Remarquons qu'au moment strictement présent, le «sujet» est « nul» ;
détaché de ses aïeux et de ses descendants, il est sans aucune qualité. Un tel
« sujet» punctiforme est en fait étranglé entre les ramifications passées et
futures de l'Œdipe dans la « nullité» de son présent. Ce « sujet» déterminé
par son histoire passée et future n'est pas le sujet du signifiant; il devra
jouer sa partie avec les cartes qui lui arrivent de son passé (ou de son
futur ?), avec son set defigures imaginairesCE552) qui correspondent point
par point au jeu des trois «signifiants» œdipiens. Ce set de figures
imaginaires va s'organiser en un triangle imaginaire - image spéculaire (i),
moi (m) et « phallus» (<D)- homologue et homologué par le triangle des
trois « signifiants» œdipiens respectifs I, M, P : i correspond à I, m à M, <I>
à P. Les correspondances des triangles imaginaire (i, m et <1» et symbolique
(I, M, P) peuvent être visualisées de la façon suivante:

84
s a :::.:~ M

a A l p

SchémaL Les trois « signifiants)) œdipiens (IMP)

<I> M <I> M
~::..............................

m m ....................
..
".
...........
A
l p l p

SchémaR Triangle imagi,!ain (tPim)


et Triangle !ymbolique (IMP)

La correspondance de sommet à sommet entre le triangle imaginaire et le


triangle symbolique met bien en évidence la valeur du schéma R: le
« signifiant» se décalque sur le langage imaginaire, il retombe dans la réalité
et le langage de la connaissance. Ce schéma R comme support pour le
schéma L paraît réactionnaire par rapport à l'avancée de Lacan. Il présente
le symbolique comme lié au support de l'imaginaire, comme si le dire
pouvait être supporté par la réalité.
La question du support usurpateur du lieu de l'Autre, la question de la
contamination d'un support imaginaire pour le symbolique retentit dans la
question de la «peroersion» et de son rapport avec le phallus, quatrièmeterme
support du schéma L. Il s'agit cette fois de supporter le sujet. Coincé entre
son passé et son futur, le sujet s'identifie par la dialectique des trois
« signifiants» œdipiens, soit encore « par le désir du désir de la mère»
(E 554). Il s'identifiera d'autant plus facilement et fixement que ces
« signifiants» sont imprégnés d'imaginaire. Il s'identifiera à l'enjeu du
théâtre œdipien, à l'objet imaginaire du désir tel que la mère elle-même le
symbolise dans le phallus. Telle est précisément la formule de la perversion
pour Freud et pour Lacan. Ce centrage pervers sur le phallique ne dépend

85
« signifiants» informent la relation imaginaire [I informe le Moi (a'), M
informe les objets du Moi (a)], le troisième « signifiant» P informe le lieu
d'où peut se poser la question de l'existence du sujet (A). Cependant le
signifiant qui est vraiment signifiant n'est jamais spécifié par son objet.
Avec leur spécificationoo/ectale,ces « signifiants» (paternel, maternel, idéal-
moïque) échappent fondamentalement à la logique distorsive propre au
signifiant: ils ne sont plus signifiants. En tant qu'identificationsde l'Autre dans
le complexed'Œdipe, ces soi-disant « signifiants» sont en fait des imagosou
des fixations imaginaires d'un processus supposé symbolique (E 84-88). En
assurant ainsi un fondement solide au !)Imbolique,la triple identification
œdipienne prend une valeur purement imaginaire.Cette promotion d'un
support pour le symbolique conduit faussement à caractériser
l'interprétation œdipienne comme purement symbolique et freudienne, par
opposition à une interprétation imaginaire supposée non freudienne1. Les
deux dichotomies - œdipien / préœdipien, symbolique / imaginaire - ne
sont pas superposables: l'interprétation œdipienne est tout autant
imaginaire que l'interprétation préœdipienne. Cette fusion des deux
dichotomies (symbolique / imaginaire, œdipien / préœdipien) n'est pas
sans entraîner un paradoxe: l'œdipien, qui doit servir de racine au
préœdipien, lui préexiste chronologiquement. L'Œdipe articulerait ainsi
dans cette ambiguïté deux sens du temps qui peuvent paraître opposés
notamment dans le couple préœdipien-œdipien / œdipien-préœdipien. Ces
sens sont en fait transversaux ou perpendiculaires et peuvent être explicités
comme temps historique du développement, des stades, de l'histoire de
l'individu Q'Œdipe historique) et comme temps de fondation, de
production et d'effet du signifiant Q'CEdipe fondateur du symbolique).
Cette articulation interne à la conception paradoxale de l'Œdipe peut et
doit être posée non à partir du contenude l'association libre, mais à partir de
sa forme et de sa grammaire (chapitre 6).
Poursuivons l'examen critique du schéma R. On verra mieux comment le
prototype œdipien produit l'imposture au niveau du transfert. Il faudra
critiquer et dépasser la théorie lacanienne classique du schéma R - sur
laquelle se fonde la conception lacanienne classique de la «p!)lchose»- en
fonction même de l'évolution de Lacan vers une logique nouvelle, tout en
se servant éventuellement des symboles du schéma R pour la nouvelle

1 Lacan s'est vite détourné de la relative simplicité de l'artifice qui faisait supporter le
symbolique par l'Œdipe. Ainsi dès Subversiondu st!Jctet dialectiquedu désir (1960), l'Œdipe
perdra très nettement de son importance dans l'œuvre de Lacan et ce déclin ira en
s'accentuant: l'Œdipe était le dit de Freud dans l'ordre d'une logique masculine centrée sur
la castration du garçon. Ce dit n'est pas premier et suppose le di~ de Freud et le discours
de l'analyste qui est explicitement dégagé par Lacan vers 1970 (voir L'étourdit de 1972).

83
construction (notamment dans la longue note de 1966 sur la topologie;
E 553-554).
Le Père peut « être tenu pour le représentant originel» de l'Autre; en
cela, ce support dépasserait
celui de la Mère (l'A) et de l'enfant idéal (1). Le
Nom-du-Père doit pourtant s'articuler avec les signifiants M (signifiant de
la mère) et I (signifiant de l'enfant tel qu'il est désiré) et cette articulation se
joue jusque dans la nuit des temps et des générations de l'histoire
œdipienne. I, M et P sont des signifiants riches d'une histoire remontant de
génération en génération jusqu'à la préhistoire: ils ne sont pas à l'entière et
exclusive disposition du psychanalyste, pas plus que de l'analysant. Ainsi
apparaît l'errance de la psychanalyse qui chercherait à fonder son acte sur
les imagosœdipiennes inaccessibles dans leurs racines les plus profondes.
Elle perd le [11de son propre champ dans la nuit d'un passé oublié, révolu
et effacé. Faut-il se contenter de cenon-savoir?La question du Père s'ouvre
non seulement sur la multiplicité de ses racines passées, mais aussi sur
l'infmi de ses frondaisons futures. Le nombre des aïeux se multiplie par
deux et la complexité de l'histoire familiale se redouble à chaque génération
remontée dans le temps, mais le nombre des descendants pourrait lui aussi
se multiplier dans le futur par un facteur plus aléatoire et plus imprévisible.
Point n'est besoin d'ailleurs de descendants pour multiplier les possibilités
dans ce «jardin des sentiers qui bifurquent» (Borges); à l'endroit où
s'affirme le lieu de l'Autre comme dégagé de la relation imaginaire
d'adaptation, s'ouvre « l'espace démesuré qu'implique toute demande:
d'être requête de l'amour» CE813). À chaque étape, il s'agit d'une
multiplication des effets engendrés par le support de l'Autre. Le support de
A par les trois signifiants de l'Œdipe va, dans ce sens, d'un enracinement
passé infini à une efflorescence future illimitée.
Remarquons qu'au moment strictement présent, le «sujet» est « nul» ;
détaché de ses aïeux et de ses descendants, il est sans aucune qualité. Un tel
« sujet» punctiforme est en fait étranglé entre les ramifications passées et
futures de l'Œdipe dans la « nullité» de son présent. Ce « sujet» déterminé
par son histoire passée et future n'est pas le sujet du signifiant; il devra
jouer sa partie avec les cartes qui lui arrivent de son passé (ou de son
futur ?), avec son set defigures imaginairesCE552) qui correspondent point
par point au jeu des trois «signifiants» œdipiens. Ce set de figures
imaginaires va s'organiser en un triangle imaginaire - image spéculaire (i),
moi (m) et « phallus» (<D)- homologue et homologué par le triangle des
trois « signifiants» œdipiens respectifs I, M, P : i correspond à I, m à M, <I>
à P. Les correspondances des triangles imaginaire (i, m et <1» et symbolique
(I, M, P) peuvent être visualisées de la façon suivante:

84
s a :::.:~ M

a A l p

SchémaL Les trois « signifiants)) œdipiens (IMP)

<I> M <I> M
~::..............................

m m ....................
..
".
...........
A
l p l p

SchémaR Triangle imagi,!ain (tPim)


et Triangle !ymbolique (IMP)

La correspondance de sommet à sommet entre le triangle imaginaire et le


triangle symbolique met bien en évidence la valeur du schéma R: le
« signifiant» se décalque sur le langage imaginaire, il retombe dans la réalité
et le langage de la connaissance. Ce schéma R comme support pour le
schéma L paraît réactionnaire par rapport à l'avancée de Lacan. Il présente
le symbolique comme lié au support de l'imaginaire, comme si le dire
pouvait être supporté par la réalité.
La question du support usurpateur du lieu de l'Autre, la question de la
contamination d'un support imaginaire pour le symbolique retentit dans la
question de la «peroersion» et de son rapport avec le phallus, quatrièmeterme
support du schéma L. Il s'agit cette fois de supporter le sujet. Coincé entre
son passé et son futur, le sujet s'identifie par la dialectique des trois
« signifiants» œdipiens, soit encore « par le désir du désir de la mère»
(E 554). Il s'identifiera d'autant plus facilement et fixement que ces
« signifiants» sont imprégnés d'imaginaire. Il s'identifiera à l'enjeu du
théâtre œdipien, à l'objet imaginaire du désir tel que la mère elle-même le
symbolise dans le phallus. Telle est précisément la formule de la perversion
pour Freud et pour Lacan. Ce centrage pervers sur le phallique ne dépend

85
d'abord ni d'une psychopathologie particulière, ni d'un stade
phallocentrique1. La perversion doit être située dans le cadre de laproduction
duphallus et de la question qui en résulte. Distinguons ici la production du
phallus par la mère et la production du concept « phallus» par la théorie.
C'est la mère qui, dans l'histoire de la «perversion », « symbolise» son désir
dans le phallus (E 554). Cette « symbolisation» a ceci de particulier qu'elle
est soutenue, supportée par quelqu'un: la mère. Autrement dit, la mère
accepte ou encourage la fonction même d'un support (elle-même en
l'occurrence) pour le signifiant propre au désir. La mère, comme support
privilégié pour l'étayage des pulsions sexuelles, la mère, comme objet du
choix anaclitique, redouble cet étayagepar la promotion d'un objet support
pour son désir, le phallus. Semblablement, la théorie psychanalytique
propose un objet imaginaire comme support de la libido en général. Ces
deux productions du phallus (par la mère et par la théorie) font question et
créent la réponse perverse: la notion même de « perversion» dépend d'une
théorie construite sur des supports nominaux.
Engendré pour supporter le schéma L, leschémaR com.spondau mécanismede
la perversion.Ce mécanisme de support nominal pour le signifiant articule
une correspondance qui réduit finalement le langage à la réalité et ouvre
toutes grandes les portes d'un pur idéalisme: le langage s'arroge alors le
privilège d'être copie de la réalité, copie qu'il épure pour en produire un
idéal, qu'il ne reste plus qu'à imiter ou à redoubler. Dans cette copie idéale,
le sujet reproduit son histoire passée pour en faire un idéal qu'il s'imposera
à l'avenir. C'est ce qui se passe dans l'imaginarisation du désir de la mère du
pervers au niveau du phallus: le phallus est produit par la mère comme
cristallisation de ce qui compte pour elle à partir de son passé et est
proposé au « sujet» futur pervers comme son idéal.
Le phallus va pourtant prendre, dans la théorie de Lacan, un sens
complètement nouveau renversant le mécanisme imaginaire et imprimer un
changement radical de doctrine chez Lacan, repérable dans le passage du
schéma R au graphe. Le phallus n'est plus ici support du désir de la mère,
mais support - d'un type nouveau - d'une subversionde la théorie. Dans La
Direction de la cure..., texte écrit quelques mois après D'une question
préliminaire..., le phallus est introduit par rapport à la pure actiondu signifiant

1
Le phallocentrisme imaginaire dont parle la Questionpréliminaire... dépend de l'état de la
théorielacanienne en 1958 (et notamment du support nominal du schéma L par le schéma
R). On peut d'ailleurs distinguer au moins trois étapes différentes de la pensée du phallus
chez Lacan: 1° le phallus imagjnaim (1958), 2° le signifiantphallus, « le signifiant destiné à
désigner dans leur ensemble les effets de signifié, en tant que le signifiant les conditionne
par sa présence de signifiant» CE690), 3° la jOnctionphallique en tant qu'elle articule
l'impossibilité du rapport sexuel et les formules de la sexuation (voir chapitre 7).

86
CE629). En s'arrachant de ces supports, le « phallus» prend son
autonomie; « phallus regardé par le corps propre », il se dégage de tout
anaclitisme, de toute utilité, de toute fm, de tout but. Le phallus n'est plus
symbole du support œdipien retombant dans l'imaginaire, mais objet
prélevé sur le corps et élevé à la fonction de signifiant des signifiants,
distorsion par excellence, «impossible à restituer au corps imaginaire»
CE630). Alors que le phallus imaginaire était un résultat imaginaire du
procès symbolique et de la «référence méthodique à l'Œdipe» CE546), le
signifiantphallique est prélevé du corps pour devenir le signifiant « impossible
à restituer au corps imaginaire ». Le phallus imaginaire et le signifiant
phallique ne sont pas deux objets, deux concepts ou deux phallus
différents, mais bien deux théoriesfondamentalementdivergentessur le point
précis du support du schéma L. Le schéma R, reliquat d'une théorie bientôt
dépassée Q'Œdipe), est la réélaboration de l'Œdipe avec comme corrélat la
« fonction imaginaire du phallus» CE555). Par contre, le graphe - avancée
d'une nouvelle théorie (Subversiondu sujet et dialectiquedu désir, 1960) -
propose un tout autre biais: en deçà du signifiant pris dans la visée
matérielle de la demande et de l'anaclitisme, s'impose le signifiant comme
pure coupure. C'est dans ce cadre que le phallus devient fonction signifiante:
ceci entraînera ensuite l'apparition de l'adjectif (<<phallique ») et le retour au
verbe (fOnction phallique) dans les formules de la sexuation.
Certes, Lacan, dans D'une questionpréliminaire.. ., a en vue le dégagement
d'une structure du signifiant supportée par troissignifiantset non plus par le
foisonnement infini et imaginaire du symbolisme jungien. Dans le schéma
R néanmoins, le sujet n'est pas encore « barré », le phallus est imaginaire,
l'Autre peut encore être symbolisé par les identifications personnelles,
l'imaginaire donne toujours le ton. Le schéma R suit d'autres méandres que
le chemin du signifiant; il emprunte le chemin du mythe freudien d'Œdipe
et du Père et l'introduction du signifiant du Nom-du-Père ne masque que
partiellement la permanence de cet emprunt. C'est d'une part ce Nom-du-
Père et la métaphore paternelle (P, phallus) et d'autre part l'imaginaire du
stade du miroir réaménagé par une symbolisation complémentaire (M, i, m,
1) qui sont toujours supposés former le support nominal pour le schéma L.
Or ce support est formé de l'histoire concrète de chaque patient, patient de
son histoire et de toute l'histoire de ses ascendants. Qu'on rebaptise les
points centraux de cette histoire œdipienne par le mot « signifiant» ne
change rien à la nature du support: dans ce support, le « signifiant» suit
encore la loi du signifié, il est indice.Et il faudra préciser bien plus fmement
le champ du signifiant si nous ne voulons pas en rester à « mettre des mots
sur les choses» ou à nommer une réalité antérieure au signifiant. Les
changements de nom des villes et des places publiques à chaque

87
renversement de régime politique ne dictent leur loi ni à la politique, ni à
l'architecture de la ville; si nous n'y prenons garde, ces nouveaux
« signifiants» (1, M, P) ne feront que perpétuer le fonctionnement de
l'ancien régime.

4 Le père et le Nom-du-Père

Personnage clef de l'Œdipe, possesseur du phallus, le père apparaît


comme la figure centrale pour tout support de l'inconscient. Qu'est-ce que
le père?
La question tourne d'abord autour de « l'attribution de la procréation au
père» CE556) : dans un contexte symbolique donné, le « père» représente
un individu ~e géniteur, l'adoptant ou dans certaines cultures, l'esprit, la
source, etc.) en fonction de sa place... pour le nouveau-né. Dans cette
conception, le « père» n'est pas du tout un « sujet» comme effet produit
par le signifiant; il représente un individupour un autre individu (son enfant).
Dans ce sens, «Père» est bien signeet nullement signifiant. Contrairement à
ce père index d'un individu Qepère) opposé à un autre individu ~'enfant),
le Nom-du-Père se veut proprement signifiant. Le Nom-du-Père doit être
foncièrement dégagé de ce contexte d'attribution.' Comment alors spécifier
ce signifiant particulier? En quoi le signifiant du Nom-du-Père est-il
différent des autres signifiants1? La réflexion de Freud « l'a mené à lier
l'apparition du signifiant du Père, en tant qu'auteur de la Loi, à la mort,
voire au meurtre du Père» (E 556). C'est le mythe freudien de Totemet tabou
qui explique à la fois l'émergence de la Loi du langage et la dépendance de
l'homme par rapport à cet événement privilégié. Cette mythologie unit
deux choses fondamentalement différentes: l'émergence permanente du
signifiant et l'événement datable où un individu entrerait dans le langage.
Ces deux temps sont de structures parfaitement hétéroclites, puisque
l'émergence du signifiant est un procès continuelde chaque instant, alors que
l'entrie individuelle dans le langage est supposée se jouer en un moment
ponctuel originairi. Le mythe, comme dramatisation ou mise en forme épique de la
structure,peut proposer une articulation de ces deux aspects. Ainsi, dans le
mythe freudien, une structure du langage répétée à chaque instant se
projette sur une histoire œdipienne et si cette dernière doit supporter

1
Nous sommes dans la dijférence !Jnchronique du signifiant, propre au strocturalisme
classique.
2
Tout comme la linguistique ne peut commencer qu'à partir du moment où l'on cesse de
la mêler à la question de l'origine du langage (von Humboldt), ainsi la psychanalyse ne peut
commencer qu'à partir du moment où elle cesse de se poser la question de l'origine de l'accès
individuel au langage.

88
l'éternité toujours présente de l'acte du langage, elle ne pourra jamais se
limiter à un moment historique, mais devra se perdre dans la nuit des
temps. Cette curieuse solution fait les délices de « l'obsessionnel» : elle
rabat la question du signifiant sur une dette dont l'origine remonte dans
l'abîme des générations passées et dont la quittance s'attend pour la fm des
temps. L'introduction du Nom-du-Père est ainsi tributaire du rabattement
(<<obsessionnel ») de la production du signifiant sur un étalement du temps
du passé au futur1.
La thématiqueintroductivedu Nom-du-Pères'étend essentiellement chez Lacan
sur quatre ans (1955-1958) : elle apparaît dans l'étude de Schreber pour
reprendre et critiquer le thème de la procréation où Macalpine, entre autres,
a voulu cerner l'origine de la paranoïa de Schreber. La procréation,
éventuellement sous sa forme problématique dans la psychose, doit être
vue en fonction uniquement du signifiant, ce qui justifierait pour Lacan
l'introduction du Nom-du-Père dans le séminaireIII. À propos de la phrase
écrite Tu es celuiqui me suivraspartout, donnée en illustration du schéma L,
Lacan écrit: « le S et le A sont toujours réciproques, et dans la mesure où
c'est le message de l'Autre qui nous fonde que nous recevons, le A est au
niveau du tu, le petit a a' au niveau de qui me, et le S au niveau de
suivras(avecs) » (SéminaireIII, p. 319, nos parenthèses). À ce moment de la
pensée de Lacan, le grand A est bien supporté par l'intersubjectivité. Le
Nom-du-Père va continuer à faire son chemin dans le SéminaireIV sous la
forme de l'objet phobique, signifiant à tout faire, que produit le petit Hans
pour suppléer à la carence du père et réorganiser une « structure» grâce à la
formation de ses petits mythes. Avec l'étude de l'objet phobique, le Nom-
du-Père accentue un glissement de l'intérêt de Lacan qui s'éloigne d'un
support du schéma L par l'intersubjectivité pour se diriger vers le graphe. Il
y a progressivement disparition de la problématique de l'intersubjectivité et
du support par le schéma R au profit de la seule structure du langage et du
graphe.
Dans les années 1958-1963, la thématique du Nom-du-Père va s'effacer
en même temps que celle du schéma R comme support du schéma L. Ainsi
en 1960, dans Subversiondu sujet et dialectiquedu désir, la problématique du
père est très vite écartée pour faire place au graphe 3 (E 812-815). Et en
1963 après la seule séance du 20 novembre, Lacan abandonne le séminaire
annoncé sur ùs Noms-du-Père.
La même année, Lacan est rayé par l'I.P.A. de la liste des didacticiens et
se sépare de l'I.P.A. L'enjeu de cette rupture tourne autour de la fidélité à

1
Nous reconnaissons dans ces deux dimensions du temps le chronogenèse et la
chronothèse du linguiste G. Guillaume dont nous traiterons longuement au chapitre 6.

89
Freud et plus précisément de la différence entre deux Mes de fidélités
incompatibles,que nous évoquions plus haut. L'abandon du séminaire sur les
Noms-du-Père dès la première séance et l'affrontement suivi de la rupture
entre deux fidélités à Freud, celle de l'I.P.A. et celle de Lacan, sont
exactement concomitants. Il serait simpliste d'expliquer cette interruption
par la seule histoire des démêlés institutionnels. Certes, Lacan désigne ceux
qui l'auraient empêché de poursuivre sur le Nom-du-Père. Il semble
manifester également le souci d'introduire pédagogiquement des préalables
au Nom-du-Père. Tant ces accusations que ces supposés soucis
pédagogiques masquent l'essentiel, à savoir: un viragenetde sa théorie.
Au moment où Lacan interrompt son séminaire sur le Nom-du-Père, le
concept de Nom-du-Père apparaît pour beaucoup comme le concept
fondamentaLÀ juste titre, penserait-on, puisqu'il supporte le schéma R, qui
lui-même supporte le schéma L : il est le fondement redoublé du schéma L.
Comme concept fondamental, on rêverait difficilement mieux. Et pourtant,
deux mois plus tard, le 15 janvier 1964, lorsque Lacan reprend - en un
autre lieu - son séminaire sur Les quatre conceptsfondamentaux. . ., le concept
de Nom-du-Père ne fait pas partie du quatuor (inconscient, répétition,
transfert, pulsion) ! En même temps le trangertest explicitement opposé à la
répétition: c'est que le transfert ne peut plus être réduit à l'étayage de la
sexualité sur les figures parentales. A condition de renverser la fonction de
support du transfert, c'est-à-dire à condition de le détacher de la répétition
et de la lignée des substituts parentaux, le transfert peut s'ouvrir au
signifiant proprement dit en tant qu'il représente le sujet... supposé savoir
(SéminaireXI, p.21 et suivantes, p.228). Ce renversement du transfert
répétition vers le « supposésavoir» constitue le préliminaire à tout transfert
proprement psychanalytique et ouvre un au-delà du support nominal et de
l'intersubjectivité. La fonction de support nominal du Nom-du-Père dans le
schéma R est caduque; elle est renversée par la dynamique même qui
s'inscrit en A, en tant que A ne supporteaucunsupportde ce type. Dix ans plus
tard, le séminaire Les Non dupeserrent... indique bien l'inanité de ce support
nominal: à la place de A, il s'agit d'être dupe de la seule structure sans
support a priori, sans le Père, dont il contient de pouvoir se passer.
Le concept du Nom-du-Père - considéré dans son développement
historique chez Lacan - est tel qu'il risque tout particulièrement de nous
replonger dans l'écueil qu'il était censé nous faire éviter et cela justement en
raison de la nature mixte du schéma R, où il apparaît entre la question de la
structure du langage et la question du devenir psychogénétique de tel ou tel
individu. Projection de deux dimensions temporelles hétéroclites, typique
du mythe et ici du mythe freudien du Père. Nous reviendrons plus loin sur
ces deux dimensions temporelles.

90
5 La métaphore paternelle et la métaphore

Mais comment soutenirla dimension de l'Autre sans introduire la figure de


l'imposteur usurpant la place de l'Autre? Comment soutenir le transfert
sans retomber dans le schématisme de la répétition? Comment soutenir la
valeur proprement signifiante? La métaphorepaternelleest supposée articuler
en acte le transfert, l'Autre, le signifiant.
Écartons-nous quelque peu avant d'aborder la question de la métaphore
paternelle, attardons-nous d'abord sur la métaphore en général. Reprenons
l'exemple classique: Sa gerbe n'était pas avare ni haineuse... CE 506).
« Substitution d'un signifiant à un autre» selon Lacan. Les deux signifiants
(sagerbe, signifiant substitutif ou métaphorique et BooZl signifiant occulté)
sont tous deux actualisés... mais de façons fort différentes: - le signifiant
substitutif devient présent, il est audible et prend place (matériellement)
dans la chaîne signifiante non sans une distorsion de son sens (<< a-t-on
jamais vu une gerbe souffrir de haine ou d'avarice? ») -le signifiant occulté
reste présent ou actualisé par sa connexion métonymique au reste de la
chaîne (<<qui pourrait être avare ou haineux sinoq. Booz? »). L'occultation
de ce dernier signifiant efface l'indicede la chose dont il est question, elle
abolit le nom propre « Booz» ou le support nominal qui indique
directement l'individu. Dans la métaphore, «substitution d'un signifiant à
un autre », nous devons articuler: 1° l'occultation d'un premier
« signifiant », qui semblait tout disposé à retomber dans le signe et à
indiquer la chose; cette occultation élide le langage support nominal et la
correspondance du dit au signifié (où le signifiant suivrait la loi du signifié),
2° l'apparition d'un nouveau signifiant « pavé dans la mare du signifié» et
3° la fécondité sur le reste de la chaîne signifiante: c'est en disparaissant
que le nom propre rend possible la fécondité de la «gerbe ». La métaphore
annule l'indice, le support nominal pour faire appamître l'interprétant.
Ce mécanisme de substitution d'un signifiant à un autre est
identiquement celui du mythe freudien: le meurtre du père, aboli comme
signifiant premier (10) est suivi du repas sacrificiel, nouveau signifiant qui
fonctionne comme « pavé dans la mare» (2°) et le « père symbolique» -
bien mystérieux - articule d'autorité les deux (3°). D'où l'on pourra
conclure que toute métaphorereproduitla structure de la métaphorepaternelle:
«L'étincelle poétique... reproduit l'événement mythique où Freud a
reconstruit le cheminement, dans l'inconscient de tout homme, du mystère
paternel. La métaphore moderne n'a pas une autre structure» CE508). On
aurait pu dire tout aussi bien l'inverse: la métaphorepaternelle reproduitla
stmcture de la métaphore.Des deux formules l'une apparaît comme truisme

91
sans intérêt Qa métaphore paternelle est une métaphore), l'autre semble
spécifier la structure de la métaphore (toute métaphore reproduit la
métaphore paternelle). L'expression « métaphore paternelle» constitue un
pléonasme, qui invite à questionner la structurede la métaphore.
Dans la formule de la métaphore proposée dans L'instance de la lettredans
l'inconscient,il est question de franchissement de la barre marquant
l'irréductibilité du signifiant et du signifié (E 515). De même dans D'une
questionpriliminaire..., l'accent est mis sur l'élision du signifiant qui va être
occulté dans la métaphore, élision qui s'illustre parfois sous forme d'une
simplificationfractionnaire. Ainsi si A est le signifiant métaphorique, B le
signifiant occulté et C la signification de la métaphore, on pourra écrire
A/B x B/C = A/C. Pour la métaphore de Booz, deux propositions
contenant le signifiant occulté pourraient être reconstruites: l'une mettrait
en rapport le signifiant métaphorique et le signifiant occulté (A/B : la gerbe
par rapport à Booz) et l'autre mettrait le signifiant occulté en rapport avec
ses connexions métonymiques (B/C: Booz par rapport à la haine et
l'avarice), la métaphore résulterait d'une simplification fractionnelle (A/C :
sa gerbe n'était pas avare ni haineuse). D'une façon similaire, la métaphore
paternelle s'expliquerait par l'opération qui simpli(ierait deux propositions:
10 le Nom-du-Père est rapport au désir de la mère (A/B), 2° le désir de la
mère a rapport à ce qui est signifié au sujet (B/C), 30 la simplification des
deux propositions donne la métaphore paternelle: le Nom-du-Père est
signifié au sujet (A/C).
Ce schéma fractionnaire de la métaphore est cependant inacceptable,
«abus délirant» dira Lacan en 1970 (Radiophonie,p. 68) se critiquant lui-
même sans l'avouer explicitement. Où est le « délire» ? Le signifiant n'est
certes pas plus «barré» de «son» signifié qu'il n'est recherche d'une
signification spécifiée: il n'est pas en rapportavec son signifié. Mais plus
précisément, le signifiant produit du « sens », précisément parce que ce sens
n'est pas fixé en signification ou en signifié, mais découledu mouvementde
différencediachronique.Le délire consiste à sortir du sillon du mouvement
distorsif du signifiant pour en arriver à se fzxer à la signification. Or le
schéma R visait avant tout à fixer le schéma L, par des significations
œdipiennes: le « délire» était inévitable. Et la « métaphore paternelle» telle
qu'elle est comprise dans le cadre du schémaR devait tomber dans 1'«abus
délirant» du schéma fractionnaire. Ce schéma fractionnaire fonctionne
particulièrement bien dans le cadre œdipien: le désir de la mère (ou
« Booz ») y serait le signifiant correspondant à la chose, le Nom-du-Père
(ou « sa gerbe ») y serait le signifiant métaphorique, indice nominal
remplaçant un autre indice nominal et le phallus serait ce qui est indiqué.
Dans cette théorie, la «paternité» comme signification réalisée par la

92
métaphore (en général) serait seulement le phallus: toute signification se
réduirait ainsi au phallus dont la « paternité» serait un nom. Tel est le
schématisme correspondant au schéma R et au support nominal. Mais le
père n'est pas la cause de la métaphore.
S'il est impossible (et insensé) de rechercher la causepassée ou le support
présent d'une métaphore, nous pouvons (et nous devons) en examiner
l'effet, la production et la procréationfuture. Quelles sont la fécondité, la
générosité et la munificence de ce Nom-du-Père que serait tout signifiant
métaphorique? Quels fils engendre-t-il? Que produit «gerbe» dans
l'exemple cité? Le Nom-du-Père,c'est-à-dire le signifiant métaphorique (la
gerbe) suppose inéluctablement l'élision du langage nommant la réalité (le
désir de la mère vs Boo:?).La fécondité du Nom-du-Père est celle de tout
signifiant métaphorique 82 (<<la gerbe ») en tant que c'est pour lui que 81le
premier signifiant (<<Booz ») représente le sujet: la métaphore introduit une
différence diachronique à partir de Booz. Pour ce mouvement
métaphorique égal à la différence diachronique, il n'y a aucun support
nominal qui « tienne ». Le mouvement même du signifiant n'est pas un
« nom» qui renverrait à son support; il est verbe.Il est interprétant, reprise
d'un 81par un 82.Nous sommes donc revenus à notre point de départ, à la
dérive du signifiant. '
Quel est la cause de ce long détour?
D'une question préliminaire... reste un texte pris dans la « fonction
imaginaire du phallus» et la « signification» arrêtée de la métaphore. Cette
signification - imaginaire - de la métaphore est à imputer à la démarche de
Lacan à ce moment-là(1956-1958). Pour rendre compte du signifiant et du
symbolique, contre une psychanalyse empêtrée dans l'imaginaire, il cherche
secours là où il peut, ce qui l'amène à chercher un support œdipien pour la
structure du schéma L. Nous avons identifié son coup de force qui consiste
à égaler deux choses inconciliables: la structure imaginaire du drame
œdipien et la structure symbolique du signifiant. Ce cadre prévaut encore
dans Die Bedeutungdes Phallus (E 685-686). Si un flottement existe, à cette
époque, entre les termes « sens» ou « signification» de la métaphore, c'est
encore le terme de «signification» qui est employé dès qu'intervient
explicitement la question du père ou de la paternité (L'instance de la
kttre...E 508). Comme si le thème de la paternité relevait encore d'une
étape préliminaire de la théorie de Lacan, de la signification propre à un
schématisme œdipien et contraire à la structure proprement psycha-
nalytique. Sans doute, le Nom-du-Père s'oppose-t-il au « langage» de la
connaissance et des besoins, au monde «de la mère ». Mais ce Nom-du-
Père ne peut apparaître que comme imposture et support nominal du grand
Autre qui n'admet aucun support. Le Nom-du-Père est d'emblée placé

93
dans la contradiction, dans l'impossible, car l'interprétant propre à l'Autre
est irréductible à un indice, à un support nominal. Le Père ou l'Œdipe n'est
que le mythe de la psychanalyse qui fractionne la structure et produit des
indices; ils viennent fournir un support imaginaire à ce qui pourtant ne
subsiste que dans la subversion de ce même support imaginaire, ils
fournissent un support imaginaire au langage de l'inconscient et à sa
différence diachronique. Le Nom-du-Père vise bien à sauver, à rendre
« supportable» l'insupportable du langage qui est pure dérive, pure
distorsion, pur déplacement de sens. Mais cette fonction de support induit
en même temps un écrasement du langage dans une fiXation imaginaire qui
cache le « dire» propre de la psychanalyse, le « discours de l'analyste »,
comme le montrera L'étourdit en 1972.

Nous avons dénoncé dans nos chapitres deux et trois, la double illusion
de la psychanalyse comme application à la typologie psychopathologique et
comme réponse œdipienne à la question Qu'est-ce que l'homme? Ces deux
illusions ont une racine commune: la mécompréhension de la logique de
l'inconscient et son ravalement à des indications et indices. Elles se
condensent dans la théorie classique de la « forclusion» que nous étudions
dans notre quatrième chapitre. Il nous servira de rélance pour notre étude
de la logique de l'inconscient dans la ligne même d'un Lacan d'après 1960.

94
Chapitre 4
Mise en question de la forclusion
Pour une topologie

Si la psychanalyse s'en tient rigoureusement à la forme logique de


l'association libre, elle ne peut pas être une technique se conformant à
certaines indications. Il convient que le psychanalyste sache ignorer ce qu'il
sait du côté d'une p[)lchopathologie différentielle,pour que tout analysant soit
reçu sans préjugé et puisse développer son dire dans sa dimension unique
et exceptionnelle. Dès que ce schématisme des classifications et indications
a été écarté, un nouveau schématisme surgit: les théories universelles sur le
contenu inconscient (œdipien) imposent bientôt un cadre qui tente
d'enserrer l'association libre dans une camisole de force sous prétexte de lui
fournir support, asile et assistance. On s'en remettrait cette fois non plus au
savoir de la psychopathologie différentielle, mais au savoir [)lstématiquede
l'Œdipe, supposé inhérent à tout humain. Si l'entendant parvient une
deuxième fois à oublier ce qu'il sait - cette fois du côté d'une culture
humaine universelle - alors peut-être pourra-t-il servir de psychanalyste
pour l'analysant.
Pour la psychopathologie différentielle, le «psychotique» est
classiquement classé comme inanalysable. Tout aussi classiquement, il
tombe en dehors du schématisme œdipien. Ledit « psychotique» fait deux
fois faux bond au double savoir schématique du « psychanalyste» classique.
Il tombe en dehors des indications classiques aussi bien qu'en dehors du
cadre œdipien normal. Le terme de «forclusion» assure cette double
exclusion. Si le psychanalyste « sait» doublement « ignorer» ces deux
schématismes « forclusifs », ledit psychotique devient porteur de la question
centrale de la logique de l'inconscient.
Néanmoins ces schématismes s'infiltrent et reviennent nécessairement
sous une forme ou une autre. La psychanalyse devra donc sans cesse
(re)mobiliser, déformer, distordre ses propres supports, ce qui suppose une
logique élastique. Dans une telle considération, chaque différence
synchronique sera soumise au mouvement d'une différence diachronique:
ainsi deux points distincts peuvent-ils être rapprochés puis unifiés, ou
encore un seul point peut-il créer sa propre différence. Cette topologie
vient ainsi encore et encore (re)modifier les conceptions se figeant sur des
supports nominaux.

1 La spécificité de la psychose existe-t-elle ?

La psychose est analysée et spécifiée par Freud au moyen de destins


particuliers de la libido (par exemple l'homosexualité refoulée dans la
paranoïa). Mais, Lacan nous l'assure, « aucune formation imaginaire n'est
spécifique, aucune n'est déterminante ni dans la structure, ni dans la
dynamique d'un processus» (E 546). Pouvons-nous trouver une spécificité
psychotique non plus dans le contenu des formations imaginaires, mais
dans lafonne logiquedes signifiants?

Chez Lacan, la spécificité de la « psychose» comme forclusion du


signifiant du Nom-du-Père apparaît dans le cadre du schéma R, qui
supporterait le schéma L. Nous devons analyser la forclusion en rapport
avec ce schéma R. «Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-
du-Père» ne soit « jamais venu à la place de l'Autre» et « y soit appelé en
opposition symbolique au sujet» (E 577). Notons d'emblée que
l'interprétation lacanienne classique de la «psychose» implique deux
séquences temporelles distinctes: un tempsde configuration1 «psychotique»
éventuellement asymptomatique Qe « Nom-du-Père n'est jamais venu à la
place de l'Autre »), et un momentde déclenchement du symptôme proprement
«psychotique» (<<il Y est appelé »).
La circonstance particulière où surgit « la carence du signifiant» (<<Au
point où ... est appelé le Nom-du-Père... » E 558) met en jeu un élément
biographique particulier de l'individu, une «position subjective» : ainsi
Schreber, dont le mariage reste infécond, se voit-il gratifié d'une
nomination flatteuse. Ces circonstances psychologiques de la vie de
Schreber ont déjà été abondamment commentées dans la littérature
analytique. Dans de telles circonstances, à l'appel du Nom-du-Père
répondrait. .. un « trou dans le signifiant ». Il reste à savoir si cette dernière

1
Nous évitons à dessein le tenne de « structure ». Ce tenne doit être réservé aux « effets
que la combinatoire pure et simple du signifiant détermine dans la réalité où elle se
produit» (E 649) ou au savoir qui cerne le réel «autant que possible comme impossible»
(Radiophonie,p. 60). L'appliquer à une pathologie psychiatrique éclairée par la psychanalyse
(<<structure psychotique », «névrotique », «perverse ») risque de mener à une confusion
entre la structuresignifianteet le contenu soi-disant révélateur d'un diagnostic.

96
expression a un sens. Si oui lequel? L'analyse des circonstancesbiographiques
ne relève pas du sujet divisé par le signifiant, du sujet du signiftant, mais
bien de l'individu, du « sujet» psychologique. La « position subjective », au
moment du déclenchement de la psychose est ainsi le fait de l'individu
psychologique, support psychophysiologique d'une vie concrète articulée
au monde de la réalité. Autrement dit, nous sommes passés ici d'une logique de
l'association libre à une étude biographique du support de cette logique. La forclusion
du «Nom-du-père» n'apparaîtra qu'en fonction d'un individu support et de
sa psychologie systématique décrite notamment par le schéma R. Tentons
pourtant de préciser la circonstance psychobiographique déclenchant ladite
« psychose ». La survenue d'un père n'est pas la condition nécessaire et
suffisante au déclenchement de la psychose. Nous constatons plutôt que la
« psychose» se déclenche lorsqu'une parole, qui s'autoriserait d'elle-même,
ne peut trouver sa voie. Les facteurs occasionnels peuvent varier très
largement: pulsions sexuelles réduites à l'autoconservation d'une famille
coercitive, nomination du père, de la mère ou du « psychotique» lui-même
à une tâche indice d'un programme à honorer, transfert enfermé dans la
pure répétition, appât d'un phallus imaginaire, apparition d'une figure
paternelle ou maternelle massive. Bref il s'agit chaque fois de l'apparition
outrancière d'un support nomina~ indicefermé à la' logiquedu signifiant et à la
fonction verbale.Comme usurpation de la fonction verbale du signifiant, le
«Nom-du-Père », comme « nom », peut être lui-même déclencheur de
psychose. Afortion~ la théorie de la forclusion du Nom-du-Père le peut-elle.
Il n'est d'ailleurs pas rare de voir des délires déclenchés par une théorie
imaginaire, notamment « psychanalytique ».
Revenons au temps précédant le déclenchement de la psychose, à la soi-
disant configuration p[Ychotique.Elle serait caractérisée par l'absence de
métaphore paternelle. Comment constater pourtant une absence sinon à
l'appel des présences? Mais la métaphore, par principe même de
métaphore, ne répond justement pas à un appel. Il est impossible de
démontrer une absence de métaphore. Seule peut s'affirmer l'absence de
son repérage qui relève avant tout d'une carence de l'observation ou de
l'observateur. La métaphore ne participe pas de cette logique de choses
qu'on palpe, qu'on anéantit ou qu'on rejette et si le signifiant est effacement
de la trace, toute tentative d'effacement du signifiant produit un nouveau
signifiant; le signifiant est comme tel ineffaçable, impossible à annuler.
Même l'absence de support pour le signifiant ne le fait pas tomber dans
l'abîme du néant, car le signifiant pour la psychanalyse ne peut se réduire à
un indice dépendant de son support. Il nj; a pas d'absencede signifiant.Ceux
qui, à différentes époques, ont exercé la discipline de la censure ne
l'ignorent pas et le psychanalyste le sait mieux que quiconque. Que peut

97
bien être cette «carence du signifiant lui-même» ? La structure de
l'inconscient et du signifiant dans l'Autre nous indique d'emblée qu'une
carence de signifiant n'est possible que dans le champ délimité d'une
attente imaginaire. En d'autres mots, le signifiant « absent» est bien présent
par son absence.On ne pourra dès lors parler de « carence de signifiant» que
si se «défmit» un autre lieu, un champ appelé l'Autre ou inconscient. Ainsi
dans la « névrose », si un signifiant manque dans le discours conscient, c'est
qu'il est présent dans l'inconscient, dans l'Autre (symbolique).
L'interprétation lacanienne classique de la « psychose» propose une
structure calquée sur celle de la névrose: si le signifiant (Nom-du-père)
manque dans l'Autre (symbolique) c'est qu'il est présent dans un autre lieu,
appelé cette fois «réel». Cette délimitation de lieux différents (symbolique
vs réel) répète l'hypothèse topique de la double inscription de L'inconscient
de Freud (conscient vs inconscient). Nous avons vu au chapitre 2 comment
l'hypothèse de la double inscription était résolue par Freud en terme de
signifiant et ce précisément par l'intermédiaire du langage du schizophrène:
le langage du schizophrène ne s'épanouit ni dans l'un, ni dans l'autre des
deux lieux prescrits (ni dans l'inconscient, ni dans le conscient / ni dans le
réel tel qu'on le conçoit, ni dans le symbolique tel qu'on le conçoit). À
charge pour celui qui s'en occupe de lui inventer un'e tierce possibilité.
Dire qu'un signifiant est inscrit dans le réel, c'est seulement dire qu'il
échappe à notre « symbolique» étroit. Il manque à un certain type d'appel.
Mais ce manque à l'appel en un lieu précis est-il, oui ou non, un signifiant
en ce même lieu? Un trou dans l'Autre est-il un signifiant? Si l'on réduit le
signifiant à son support sonore, à son inscription, ou à sa différence
synchronique, on comprend aisément que l'absence de signifiant ne saurait
être un signifiant. Si, au contraire, le signifiant se situe dans la pure
Entstellung, comme différence diachronique et interprétante, alors ce trou
dans le signifiant est un appel signifiant, en raison même du vide qui pose
question: ce trou est signifiant.
Dans la formulation classique de forclusiondu Nom-du-père,la carence de ce
signifiant n'est habituellement pas considérée comme un signifiant.
Pourquoi? Si la carence d'un signifiant peut prendre valeur de forclusion,
négation radicale et solennelle (notamment forclusion du Nom-du-Père),
c'est parce que le signifiant forclos n'est pas considéré comme un signifiant
quelconque, mais comme un supportdont tout signifiant aurait besoin pour
subsister. Il nous faut critiquer maintenant la carence de ce « signifiant» en
fonction même de sa spécificité d'être le support de tout signifiant.De quel
support s'agit-il ici? Nous avons distingué trois types fondamentalement
hétérogènes de supports. Nous devons distinguer trois manières possibles

98
de comprendre cette carence du «signifiant» majeur, cette carence du
« signifiant» du Nom-du-Père.
10 Pour une première interprétation, le support du signifiant est dans
l'affirmation autoréférentielle de la « matérialité» du signifiant détaché du
signifié et du référent. Le signifiant est icône.La matérialité du signifiant est
cependant bien présente chez le « psychotique », qui joue d'ailleurs de ce
pur support, de cette icône pour produire son mot délirant (comme Freud
le montre dans le dernier chapitre de L'inconscient1915). Comment en est-
on venu à supposer erronément une telle absence de signifiant chez le
«psychotique» ? Une certaine « psychanalyse» s'est fourvoyée à propos de
la matérialité du signifiant au point de se permettre de jouer sur les mots et
d'en escompter des effets magiques, sans la grammaire et sans la logique
propres à l'inconscient. Qui s'étonnerait des effets ravageurs, des
déclenchements de psychose, des exacerbations de délire, des flambées
hallucinatoires provoqués par une telle désinvolture de l'analyste? Loin de
prouver qu'il est en dehors du signifiant, le « psychotique» - par ses
décompensations - manifeste plutôt l'erreur de l'interprétation du signifiant
réduit à l'icône. Si le « psychanalyste» s'acharne à défendre sa théorie
erronée du signifiant magique,il ne lui reste plus qu'à exclure ou à forclore le
rebelle à sa pratique magique par une théorie défensive, la « forclusion» par
exemple.
20 Pour une deuxième interprétation, le signifiant trouve un support dans
un événement passé qui a produit un accès au champ du signifiant. Le
signifiant est indice.Ainsi le « Nom-du-Père» renvoie à l'avènementdu « sujet»
au [)Imbolique.Il est évident que si cet événement n'a pas eu lieu, l'indice
perd toute valeur d'indice. Le Nom-du-Père disparaît, même si peuvent
persister des traces matériellesde signifiant, de père, de nom propre, etc.
Cette perspective ne ressemble-t-elle pas à une conception génétiquede la
«psychanalyse », à la Neurotica et à l'imaginaire freudiens plutôt qu'à la
logique du signifiant? La mise en garde de Lacan dans le chapitre Apms
Freud (D'une question préliminaire...) vaudrait bien aussi pour cette
conception du Nom-du-Père comme indice imaginaire d'une étape psycho-
génétique. Mais il faut faire remarquer plus fondamentalement que l'indice
en est totalement indécelable et ce pour deux raisons: a) l'indice lui-même
est protéiforme (un indice doit être repérable pour pouvoir indiquer) et b)
l'objet auquel il renvoie est éminemment contestable si l'accession au
symbolique est supposée se jouer dans un processus génétique. On parle
d'absence de la «métaphore» chez le « psychotique ». Mais cette absence
devrait être repérée aussi avant le moment de déclenchement de la
(~psychose» si le Nom-du-Père n'est «jamais venu à la place de l'Autre ».
A nouveau, l'absence de constat de métaphore n'est pas le constat de

99
l'absence de métaphore. Et que dire du poète qui devient psychotique...
Songeons à Holderlin ! Remarquons encore: si « l'indice disparaît avec la
disparition de son objet », la réciproque n'est pas vraie, l'objet pourrait bien
persister sans son indice. Même en l'absence supposée possible du Nom-
du-Père, le symbolique pourrait en tout état de cause persister sans cesupposé
indice.
3° Pour une troisième interprétation, le signifiant ne trouve de support
que dans l'interprétation.Le signifiant est [ymhole. Ce support est donc
déformation (Entstelluni) propre au signifiant, « intetprétant », « 82 ». Le
«Nom-du-Père» serait ainsi le développement de la structure du signifiant.
Ainsi reprendrait-il la subversion de l'anaclitisme par un narcissisme
proprement fondateur, le renversement de l'imposture du transfert -
répétition par le transfert - sujet supposé savoir, le remplacement du
phallus imaginaire par la fonction phallique, le passage de l'imaginaire du
schéma R à la subversion du graphe, etc. Le « Nom-du-Père» viserait tout
le travail de l'analyse proprement dite. Dans ce sens, la forclusion du
«Nom-du-Père» peut être tout au plus la constatation d'un travail encore
inachevé, d'un travail appelé « Nom-du-Père ». Laissons lui sa chance.
Déclarer l'impossibilité fondamentale (comme exclusion de la possibilité)
d'une psychanalyse authentique pour le« psychotique» n'est que constat de
carence d'une « psychanalyse» faussement centrée sur le support matériel
du signifiant (1°) ou sur le support indice du Nom-du-Père (2°) ou sur
l'abandon prématuré de son travail propre (3°). Le développement de la
psychanalyse se devrait d'aller au-delà de la magie du signifiant (1°) et au-
delà du nom indiciaire (20). Touchant le verbe et son temps, non limitée au nom et à
son indice, la p.rychanafyse se doit d'être « interpritante» (3°).

Mais pourquoi et comment le concept de « forclusion du Nom-du-Père»


a-t-il été introduit par Lacan en 1954? La Verweifung, que Lacan ne
traduisait pas encore par « forclusion» mais par « retranchement », n'était
pas en 1954 un concept privilégié au champ de la « psychose ». Lacan
l'introduit par trois exemples; chaque fois la forclusion ou retranchement
concerne le non-dired'uneparolepleine, chaque fois il s'agit d'un sujet réputé
non p!ychotique: Freud lui-même ~'oubli de Signorellt),l'homme aux loups
O'hallucination du doigt coupé), un analysant de Kris ~'acting out des
cervelles fraîches). Le mécanisme n'est pas spécifique de la «psychose ».
Ultérieurement, il concerne électivement la psychose; c'est bien que la
psychose pour Lacan sert de contre-exemple au symbolique qu'il vient
d'introduire. « Les névroses narcissiques» servaient déjà de contre-exemple
au transfert - suggestion de la thérapie freudienne. Par cette discordance
renouvelée au niveau du symbolique, le « psychotique» tourne encore une

100
affirmatif ou négatif, dépend ainsi de la dialectique de la seule négation,
dialectique tendue entre le jugement d'attribution et le jugement d'existence
et plus profondément articulée en expulsion (1°), négation (2°a) et affirmation ou
négation de la négation (2°b).
Tout jugement considéré sous l'angle du refoulement, qu'il soit affirmatif
ou négatif, trouve sa racine dans la négation et contredit carrément la
primauté que la raison commune accorde à la catégorie de l'affirmation.
Kant l'avait déjà exposé dans les anticipationsde la perception: le jugement
n'est d'abord ni affirmati~ ni négatif: il est limitation.Il anticipe une continuité
entre la négation et l'affirmation (jn mundo non datur saltus). Le réalité
possède une « grandeur intensive », un « degré » (cf. Critiquede la raisonpure,
p. 828, p.838, p. 906 et suivantes, p.961). Et Freud, qui n'avait pas lu Kant,
nous explique cette continuité et cette limite à l'intérieur du mécanismedu
refoulement.
Ajoutons encore que pour Freud le jugement est bien branché sur
l'économie du vivant: comme action à l'essai, il ébaucherait un mouvement
avec un investissement minimal d'énergie. Le jugement d'existence se
rebranche sur la réalité. La pensée retourne ainsi à une logique de
connaissance et d'adaptation à la réalité. La reconnaissance intellectuelle du
refoulé n'aboutit pourtant pas à la levée du refoulement proprement dit : et,
de plus, l'action pleinement investie ne suit pas toujours, même lorsque le
jugement en reconnaît la nécessité. La question de la levée du refoulement
reste pendante et ne trouvera de solution que dans une logique nouvelle à
laquelle nous reviendrons plus loin.
En attendant, il nous faut suivre les intetprétations respectives
d'Hyppolite et de Lacan en 1956 et en noter les écarts importants par
rapport à la logique freudienne.

Le commentaireparlé d'Hyppolite- il s'agit d'une transcription annotée de la


plume de Lacan - veut trouver dans le texte de Freud bien plus que le
mécanisme du jugement en acte dans le refoulement. En philosophe, il
s'abstrait du mécanisme décrit par Freud, il sort de l'optique freudienne de
la négation et du jugement. Non seulement il quitte le domaine strict du
refoulement (préliminaire à toute logique de l'inconscient), mais encore il
s'attarde à une attitude affectiveextérieure au jugement en général, au
dijugement:« etwas im Urteil verneinen... est non pas la négation de quelque
chose dans le jugement, mais une sorte de déjugement» (E 879). Cette « dé-
négation» perçue par Hyppolite comme attitude affective«pourrait être
l'origine même de l'intelligence» CE880). L'origine de l'intelligence ou la
naissance de la pensée se trouverait en dehors du jugement et en dehors de
la négation proprement dite, dans une «attitude fondamentale de

104
symbolicité explicitée» (E 886), que l'on peut stigmatiser dans l'attitude
affective de dé-négation.
Mais pour Freud, il n'y a pas de dé-négation hormis la négation, de même
qu'il n'y a pas de « dé-jugement », hormis le jugement lui-même. Jugement
et négation s'impliquent l'un l'autre dans une seule et même dialectique
centrée sur le passage de l'expulsion (Ausstossun~ à la négation (Verneinun~
(de 1° à 2°a) : c'est le jugement de condamnation explicitement situé dans
le cadre du retour du refoulé (Le reflulement,1915, O.C. XIII 190 ; G.W. X
248). Le jugement et la négation s'inscrivent essentiellement dans la
dynamique de l'inconscient, comme le rappelle encore la fm du texte
freudien: «Nulle preuve plus forte de la mise à découvert réussie de
l'inconscient que lorsque l'analysé y réagit par cette phrase: Cefaje ne l'aipas
pensé, ou : À cefaje n'ai (jamais)pensé» (O.C. XVII 171).
En introduisant dé-négation et dé-jugement, Hyppolite a voulu déceler,
dans une « attitude », « l'origine du jugement et de fa pensée elle-même» (E 887) ;
ces considérations sur l'origine de la pensée basée sur une «attitude»
affective sortent du cadre du texte de Freud et ne sont peut-être pas
compatibles avec la logique de l'inconscient.

Venons en maintenant à l'intepritation deLacan.


Sa préoccupation est, à cette époque, de promouvoir le signifiant et le
symbolique. Lacan veut marquer la pertinence de son symbolique et en
repérer fermement l'ongine. Nous constatons cependant qu'après le
détournement du texte de Freud par Hyppolite, Lacan va, à son tour, lui
faire subir un deuxième dévoiement, qui, bien entendu, n'annule pas le
premier. À la place d'une « négativitévéritable» comme introduction à la
pensée (par Hyppolite), c'est maintenant une affirmationqui est supposée
servir d'introduction au symbolique. Là où Hyppolite proposait une origine
négativepour fa pensée (consciente), Lacan promeut une origineaffirmativepour
l'inconscient(pensé). Pour ce faire, Lacan donne une valeur symbolique à
l'unification (V ereinigun~,qu'il rebaptise « Bqahungprimordiale». Par là, il fait
basculer toute l'interprétation vers l'affirmation primitive, qui est justement
contraire à la logique de l'inconscient telle qu'elle apparaît dans le texte de
Freud, centrée dès le jugement d'attribution sur l'expulsion Ausstossung qui
commande tout jugement et toute négation.
Hyppolite et Lacan proposent une archéologie, une théoriede l'origine(de la
pensée consciente ou inconsciente) ! La pratique logique de l'association,
dont traite l'article de Freud, commence plutôt là où le recours à l'origine
cesse de retenir l'attention. L'introduction par Hyppolite de la « symbolicité
explicitée» organise un grand mythe cherchant à justifier l'origine de la
pensée dans une « négativité véritable ». Lacan profite de cette introduction

105
du mythe origtnaire de la pensée consciente pour introduire, en
contrepoint, son mythe de l'origine du symbolique et de l'inconscient et
c'est la « Bejahungprimaire» (E 387), terme entièrement lacanien sans vraie
filiation freudienne. Pour Lacan, là où l'attribution BrjahungQacanienne) fait
défaut, règne la forclusion Qacanienne).

3 La forclusion lacanienne

La forclusion lacanienne date de 1954, et non de la Questionpréliminaireà


tout traitementde lap.fYchose(1958). Il faut l'étudier dans son contexte, si nous
voulons en bien percevoir la raison et les limites.
Pour Lacan, ce qui passe par la « Brjahung primordiale» constitue le
symbolique, ce qui n'y passe pas subit la Verweifung (<<forclusion ») et
constitue le réel1. L'hallucination et la psychose sont le résultat d'une
Verweifungou d'un manque de « Brjahungprimordiale ». Lacan appuie cette
interprétation sur deux passages de 1'«homme aux loups» de Freud qu'il
interprète de façon erronée. Que le lecteur prenne la peine de lire Freud
activement. Cette lecture rectifiera l'interprétation de Lacan en 1954 et
permettra de suivre le fil logique de la psychanalyse qui ne se construit ni à
partir d'une origine mythique du symbolique, ni à partir d'une introduction
clinique au symbolique. Le chemin de l'association libre et de sa logique est
ouvert indépendamment de la question d'une origine ou d'une
introduction.
En 1915, Freud écrit le cas de l'hommeaux loups« sous l'impression toute
fraîche des réinterprétations que C.G .Jung et A. Adler voulaient donner
aux découvertes psychanalytiques» (Extrait de l'histoired'une névroseinfàntile,
p. 325, note). Freud y réaffirme le rôle des pulsions sexuelles infantiles -
irréductibles aux pulsions d'autoconservation et à leur étayage - et le rôle
du refoulementdans leur organisation notamment sous le coup de la menace
de castration. La névrose infantile de « l'homme aux loups» doit ainsi
illustrer les thèses freudiennes: elle est centrée sur le rêve que fit l'homme
1
Le thème de la Venveifung est introduit par Lacan dès la quatrième séance du premier
séminaire (3 février 1954) (p. 54). Dès cette introduction, Hyppolite, qui assistait au
séminaire, proposa la traduction « rejet». En 1955, Lacan demanda à Jacques Schotte de
faire l'inventaire de la Venveifung dans l'œuvre de Freud: «le rejet (V enveifun~ n'est pas
chez Freud un tenne technique» lui fut-il répondu après examen du texte allemand.
Laplanche (Traduire Freud) confirme la traduction par «rejet». Mais pour son propos,
Lacan conserva néanmoins le concept de V erweifung,traduit par « retranchement» puis par
«forclusion». Il lui fallait en trouver un stade antérieurà l'originedu -!Jmboliquequ'il venait
d'introduireen 1953 et cette problématique de « l'introduction»et de « l'origine» était pour lui
plus importante qu'une fidélité à la lettre de Freud.

106
aux loups la veille de son anniversaire de quatre ans. Ce rêve fut pour lui un
véritable événement: il lui révéla la différencedes sexes et la castration.Il
« rejeta»pourtant cette découverte.
Freud se pose immédiatement la question: mais que veut dire ce « rejet ».
il répond: « Quand j'ai dit qu'il la rejeta (lacastration/ la différencedes sexes),le
première signification de cette expression est qu'il ne voulut rien en savoir
au sens du refoulement ». « Wenn ichgesagthabe, dass er sie verwaif,so ist die
nachste Bedeutung dieses Ausdrucks, dass er von ihr nichts wissen wollte im Sinne der
Verdrangung» (G.W. XII 117; trad. franç., p. 389, mes parenthèses). Le rejet
n'est pas un simple rejet intellectuel indépendant de tout un processus de
refoulement. Non, ce rejet implique un « non-savoir », un non-su (un-
bewusste),littéralement un in-conscient. Il s'inscrit dans le processus du
reflulement,comme l'expose l'article de la négation.
Dans l'interprétation de ce passage, Lacan assimile purement et
simplement le refoulé et le retour du refoulé; par là, il annule l'intervalle de
leur différence où se joue justement toute la dialectique de la négation. En
conséquence, la Venveifùng perdrait sa place dans le processus du
refoulement: elle ne serait pas dans le refoulement, dans le « savoir-au-
sens-de-refoulement» (dixit Lacan, et non pas Freud). Deux concepts
freudiens sont rédhibitoires pour cette intetprétation lacanienne: d'abord,
le reflulement (V erdrangun~ est un non-savoir (nicht wissen, « un-bewusst»
ou l'insu ou l'inconscient), ensuite le rejet(venveifèn- V enveifun~ est employé
tout au long de l'œuvre freudienne et sans exception dans le contexte d'un
refus propre au refoulement - par exemple dans L.t refoulementde 1915 et
La négation de 1925.
Quelques pages plus haut dans le texte de « l'homme aux loups », Freud
avait d'ailleurs martelé que le rejet faisant partie du refoulement devait être
compris non comme simple rejet « intellectuel », mais par rapport au
processus tout entier du refoulement (c'est précisément le deuxième
passage mésinterprété par Lacan) : « un refoulement est autre chose qu'un
rejet », « Bine V erdrangungist etwas anderesais eine Venveifung» (G .W. XII
111 ; trad. franç. p. 385); autrement dit, un refoulement est bien plus
complexe qu'un simple rejet. Avant quatre ans, le petit homme aux loups
en était à la « théorie du cloaque », antérieure à la théorie de la différence
des sexes; avec son rêve de quatre ans, une nouvelle idée, la castration,
s'est présenté à lui pour expliquer la différenciation des sexes. L'homme
aux loups « rejeta (venvaifj l'idée nouvelle », il ne voulut rien en savoir et
cette idée rejetée « devint la raison pour laquelle le processus entier du rêve
fut maintenu dans le refoulement et exclu d'une élaboration ultérieure
consciente ». En situant la Venveifùng dans le processus complexe du
refoulement, Freud donne au rejet sa pleine dimension en rapport avec le

107
refoulement. Le sens de la phrase citée est claire: le refoulement (de la
castration et de tout ce qu'elle implique) est bien plus complexe qu'un
simple rejet intellectuel (dire simplement qu'il n'y a pas de différence
sexuelle); pour le psychanalyste, la Venveifung doit s'intégrer dans la
dialectique exposée dans la Vemeinung. La traduction française Un refOulement
est autre chose qu'un jugement qui rPjetteest bel et bien correcte et conforme à
l'esprit du texte freudien, contrairement à la traduction: la fOrclusion est autre
chose que le refoulement qui inverse indûment sujet et prédicat1 ... en vue
d'introduire un mécanisme spécifiquepour la «p!Jchose».
Ayant forcé par deux fois le texte de l'hommeaux loups,Lacan invente sa
« Bfjahung primaire », qui contredit carrément le texte freudien (et ne se
trouve pas non plus dans le commentaire d'Hyppolite). Réel et symbolique
seraient constitués par un partage originaire des eaux inférieures et
supérieures, selon la double opération de Verweifùng - Bfjahung
(retranchement ou forclusion et affirmation); ce bricolage sur l'origine
entraîne évidemment un retour insistant de ce qui a été écarté par cette
théorie; le « réel» persiste comme signifiant; il « cause tout seul» (E 389).
Mais curieusement, l'hallucinationneparlepas pour Lacan, et pour cause sinon
son « réel» perdrait sa raison d'être qui est de ne pas parler. Aussi se
précipite-t-il à cet endroit sur une « phénoménologie» du cas: « Les
corrélations du phénomène nous en apprendront plus pour ce qui nous
retient que le récit qui le soumet aux conditions de transmissibilité du
discours» (E 390), phrase étonnante dans la bouche de Lacan et d'un
psychanalyste en général. On ne peut la comprendre que comme
conséquence d'un écart tant par rapport à Freud que par rapport à la
logique de l'inconscient.
La mécompréhension de la Verneinungde Freud qui a mené à la Brjahung
primordiale de Lacan a permis l'introduction de la forclusion comme
exclusion du signifiant. Aux dépens et en dépit de la négation et du
jugement concrets impliqués dans le refoulement, les ressorts de cette
mécompréhension s'enracinent dans une rechercheabstraitedes origines;pour
Hyppolite (selon la transcription reçue), dans une recherche philosophique
centrée sur l'origine de la pensée et de l'intelligence; pour Lacan, dans
l'introduction du symbolique ordonné à une «Brjahung primordiale ».
Chaque fois il s'agit d'une réintroduction subreptice d'un préalable au
langage, d'un Autre de l'Autre, d'un métalangage qui rejette le
« psychotique» dans un mode déficitaire au niveau du langage, dans
l'exception.

1
TI n'est pas équivalent de dire «une femme c'est autre chose qu'un homme! » ou dire
« un homme c'est autre chose qu'une femme! ». C'est même exactement le contraire!

108
Les chemins de Lacan pleins de détours ne devraient pas nous fourvoyer.
Si nous n'avons pas fait acte de foi aveugle en son interprétation et si nous
n'adhérons pas à une position « lacanienne» simpliste concernant la
«psychose », nous pourrons poursuivre plus efficacement les chemins du
discours de l'analyste déblayés par Lacan.
Lacan vise à « introduire» le symbolique, à le différencier du réel sans
pour autant le réduire à l'imaginaire. Rude tâche pour le théoricien de 1954,
quand la psychanalyse était enfouie dans les mécanismes imaginaires.
«L'introduction» du concept de .[Jmbolique pour toute une génération
d'analystes, d'écoutants n'est pourtant qu'une démarche pédagogique.En
réalité, il n'y a aucun correspondant clinique à cette introduction, à cette
accession théorique au symbolique. Pour la psychanalyse, toute
«pathologie» s'inscrit d'emblée dans le symbolique et il n'est nul besoin
d'indice ou de « Nom-du-Père» pour nous y introduire. Dès que Lacan a
reconnu l'inanité d'un Autre de l'Autre et l'imposture de tout métalangage,
dès que nous avons compris qu'aucun nom n'introduit au signifiant et qu'il
n'y a pas d'indice qui puisse nous indiquer le chemin du symbolique, alors
le partage réel/symbolique ne se pose plus en terme de passage du réel
vers le symbolique, mais bien de passage du symbolique vers le réel:
comment le .rymbo/ique peut-il bien cerner le riel? La question (qui est concerné par le
[Jmbolique?) perd toute consistance logique. La difficulté est bien plutôt
d'amener à la structure et de cernerle riel « autant quepossible comme impossible»
(Radiophonie,p. 60, voir chapitre 5).
Le chemin qui du symbolique nous mène au réel ne suit pas la voie du
langage de la connaissance et de la pensée comme outil pour juger de la
réalité et de la pertinence de l'action; cette conception doit être dépassée
par la logique proprement psychanalytique. À la place de cette conception,
s'esquissera une structure s'enracinant dans la catégorie de l'impossible.
Nous en percevions déjà l'amorce dans ce « Nom-du-Père », couteau sans
lame dont on aurait perdu le manche, sans Nom et sans Père, qui ne nous
laisse pour ainsi dire que le trognon de la structure (soit: ... -du-.. .).
La catégorie d'impossibiliténous introduira à un nouveau développement
de cette logique sans laquelle la « psychose» reste enserrée dans l'exclusion
et l'exception propre à la logique classique, c'est-à-dire dans l'Histoire de la
folie à l'âge classique.Les concepts de « Nom-du-Père» et de « forclusion »,
liés à la conception lacanienne classique de la « psychose », doivent subir
d'énormes transformations pour suivre la rupture épistémique inaugurée
par Lacan. Ne vaut-il pas mieux s'en passer carrément pour poursuivre la
subversion fondamentale de la psychanalyse?
On ne peut accepter que le symbolique doive être soutenu par un support
nominal, indiciaire. Il apparaît cependant que cette rigueur est pratiquement

109
intenable: pour supporter l'insupportable symbolique, chacun se précipite
pour lui trouver une assise, un étayage, une imagerie psychologique, une
batterie, un code, une constellation sociologique ou familiale, une
juridiction, une religion, une mythologie, etc. Lacan, en 1954, n'échappe
pas à cette aporie; il cherche une origine au symbolique: la Bqahung
primordiale lacanienne; il veut un support nominal pour le schéma L : le
schéma R. Dès 1960 (Subversiondu sujet...), il percevra cependant l'aporie et
énoncera très fermement: il n'y a pas d'Autre de l'Autre. Avec le graphe, la
question du support nominal pour l'Autre est remplacée par la question Che
vuoi? qui vise le langage de l'inconscient. C'est là que prend place le circuit
de l'inconscient et de sa logique: désir, pulsion, Autre barré, fantasme (ou
le second étage du graphe). Le langage de l'inconscient reste pourtant
intimement articulé au langage de la connaissance et aux supports
indiciaires ou nominaux mis en jeu dans le schéma R. Autrement dit, le
second étage du graphe n'annule rien du premier. L'inconscient n'annule
pas le langage de la connaissance. Comment résoudre cette aporie? Que
faire lorsque le contenu livré par l'association libre vient fournir un
prétendu Autre de l'Autre, un garant nominal pour la vérité? Une
subversion renouvelée s'impose.

4 Topologie du schéma R

Quelle est la trame de la Question préliminaim à tout traitement possible de la


0
p.!Jchose? L'article suppose la conjonction de deux éléments: 1 la
«psychose» comme modification de la réalité; si la « psychose» est une
modification de la réalité (<<perte de réalité »), il faut d'abord savoir cequ'est
la réalité; 20 la logique psychanalytique; la « psychose» se situe
nécessairement dans la logique de l'inconscient. L'article oscillera ainsi
entre la question de la réalité (schéma de la réalité ou schéma R) et la
question de la logique de l'inconscient (schéma logique ou schéma L). Le
premier paragraphe suppose d'abord le logique du signifiant chez le
«psychotique », on le pressentait déjà avant Freud (~ 1, Vers Freud, E 531).
La psychanalyse post-freudienne, ayant négligé la trame signifiante, s'est
rabattue sur un support d'explications imaginaires pour expliquer la perte
de la réalité (~ 2, Après Freud, E 541). Il faut donc revenir à l'articulation du
signifiant et poser la question de la réalité par rapport à la question logique:
c'est à cet endroit qu'interviennent le schéma L et le schéma R comme
support œdipien situant la réalité par rapport au signifiant ~ 3, Avec Freud,
E 547). Nous avons déjà critiqué la fonction de l'Œdipe au chapitre
précédent; nous reprenons ici le schémaR pour le traiter par une topologie
déformante et le maintenir ainsi dans la logique propre du signifiant. Cette

110
topologie permettra de mieux situer le dernier paragraphe du texte lacanien
(~ 4, Du côté de Schreber, E 557) qui doit maintenir le cap de la logique de
l'inconscient.
La réalité: le stade du miroir et le narcissisme.
Le champ de la matitéR est le champ central, trapézoïdal, du schéma R,
qui « supporte» le vecteur imaginaire a' -a du schéma L ; il correspond au
langage de la connaissance, qui correspond à la réalité, laquelle n'estpas un
donné immédiat,. elle doit être construite dans le communication. Mais
comment? Les sommets d'un quadrilatère, quatre bornes du champ R,
nous indiqueront l'ampleur de la question. Il s'agit d'une part de deux bornes
« signifiantes», M, la Mère ou le « signifiant» de l'objet primordial et I, l'Idéal
du moi ou le « signifiant» de l'enfant en tant que désiré, et d'autre part de
deux bornes« imaginaires», m = le moi et i = l'image spéculaire. Nous allons
voir comment ces quatre supports du champ de la réalité (M, I, fi, i) sont
en fait les protagonistes du « stade du miroir» lacanien et du « narcissisme»
freudien.

<I> M <I> M
~:~:............................

m m .............
...........
f ... .....~
A
I p I p

SchémaR Triangle imaginaire ((/Jim)


et Triangle [)lmbolique (IMP)

Nous extrayons du schéma R, le champ R et les points imIM, c'est-à-dire le


« stadedu miroir», qui donnent consistance au vecteur a' -a ~e langage de la
communication) :
M

R
m

111
Comme vecteur de la communication ou du langage courant, le vecteur
a' -a doit être à doublesens: a' -a qui part du moi paraît proprement imaginaire
et a-a' qui part de l'objet extérieur paraît plus symbolique.
Partons d'abord du sens « symbolique» a-a': le premier objet faisant
irruption pour le moi est la Mère avec son Intérêt pour l'enfant. C'est la
première tension mythique figurée dans le schéma R par le vecteur :MI. Ce
vecteur :MI est le canevas de l'objet primordial tendu (M.)vers l'Idéal du
moi (I) ; c'est la Mère tendue vers l'enfant qu'elle désire. On pourrait dire à
partir de là que la réalité comme ce qui vient à moi trouve son originedans le
vecteur « signifiant» primordial (MI). Un tel support paraît simple et tout
naturel; rappelons pourtant que de tels « signifiants» ne correspondent
plus à notre définition du signifiant et que la problématique de l'origine
génétique du champ de la réalité est extrinsèque à la logique du signifiant.
M et I ne peuvent accomplir leur fonction de fixer et de supporter qu'en
abandonnant leur fonction de signifiant: ils deviennent l'imago maternelle
et le moi idéal. Le support (Mère-Enfant désiré, :MI) de la réalité (a'a)
suppose donc une imaginarisation.
Partons maintenant du sens « imaginaire» a'-a : le moi (m) se développe
et crée à partir de lui-même un objet, image du moi (i). Parti de l'imaginaire,
le vecteur reste tout d'abord dans l'imaginaire.
Le champ de la réalité ne se développera que si les deux sens se
produisent simultanément, que s'il y a correspondance entre la Mère qui
l'Idéal enfant et la production de l'image du moi. La tension propre au désir
de la Mère (:MI) est redoublée par le désir de l'enfant in/ans (mi) ; la Mère
tendue vers l'Idéal d'enfant homologueainsi la tension du moi vers son image
spéculaire. L'enfant anticipe son unité par sa propre image perçue dans le miroir, grâce
à l'anticipationde la Mère versl'Enfant désiré(:MI). Cette correspondance est
supposée vécue dans le stadedu miroiret constitue le champde la réalité.Toute
réalité désormais devra s'inscrire dans ce champ.
Cette homologation de mi par l\;II l'enfant au miroir jubile de voir sa
mère le désirer - et de MI par mi, - la mère désirante jubile de voir son
enfant au miroir - réalise entre-temps une quadruple déformation: m est
teinté de M, i est teinté de I, M est teinté de m et I est teinté de i. Chaque
point a changé de sens, est ainsi devenu ou redevenu signifiant au sens fort
du terme! Le narcissisme du miroir ne peut pas être conçu sur le mode soi-
disant originaire d'une relation imaginaire (mi), mais bien comme
irréductibilité à l'adaptation et à l'étayage (chapitre 3, ~ 2) et donc
dépendant du vecteur signifiant :MI. Le champ de la réalité, imprégné de
narcissisme, n'apparaît que dans le croisement d'un langage de la

112
connaissance (a'-a) et d'une dynamique signifiante. La défo~ti~~
proprement signifiante mise en jeu dans le marquage du champ de la reallte
psychique, permet de rapprocher m et M comme origines de cette double
tension et i et l comme visées de cette double tension. Nous formerions
ainsi une bande tordue, dite bande de Moebius, miIM, constituée par le
recollement des vecteurs mi et MI, recollement propre au stade du miroir
(E 553, note de 1966).

Schéma du miroir

A partir des mêmes points (i,m,I,1\1)et des mêmes recollements ponctueLr


(m-M d'une part et i-I d'autre part), on peut recoller les vecteursiM et lm.
D'un côté iM sert de modèle de base pour le choix d'oijet: tout choix
libidinal d'objet part du réservoir de la libido qu'est l'investissement de
l'image narcissique; ou encore c'est à partir de l'image unifiée du moi (i)
que la libido peut ensuite se reporter sur une première personne, la Mère
Q\1). D'autre part lm sert de modèle de base pour toute identification: c'est le
fait qu'il a été désiré (his majestYthe bal?J)qui détermine son moi. Les deux
vecteurs exposent ensemble le narcissisme ou encore c'est d'un seul
mouvement que les deux vecteurs s'articulent: le vecteur d'identification
qui va de l'Idéal du moi (I) vers un moi (m) se soutient du choix d'objet qui
va de l'image spéculaire (i) vers les objets (dont le premier la Mère, 1\1).
Outre la bande de Moebius du stade du miroir (formée par recollement des
vecteursmi et MI), on peut construire, avec les deux mêmes points de

113
recollement, la bande de Moebius du narcissisme (formée par recollement des
vecteurs iM et lm). Comment affirmer que choisir un objet (iM) et
s'identifier (lm) c'est la même chose, si ce n'est en introduisant le narcissisme?

Schéma du narcissisme

Quel est le sens de ces manipulations topologiques qui recollent des


points essentiellement difflrents? Elles reprennent ces points dans un cadre
plus large, comme la phrase reprend un nom dans sa structure. Ainsi, i
recollé à I prend un nouveau sens: de pure image spéculaire, il devient
image spéculaire désiréepar la Mère. Ainsi, m recollé à M n'est plus un moi
punctiforme mais s'étoffe de la présence de la Mère. Ainsi aussi, la Mère
prend une autre dimension en se racontant l'histoire du moi jubilant devant
son image unifiée. Ainsi aussi, l'Idéal d'enfant s'illustre de l'image
spéculaire. Chaque fois nous avons la mise en jeu d'une différence
diachronique, la reprise d'un SIpar un S2.La topologie vient ainsi subvertir
la mécanique même d'un support fixé d'identification. Dès lors les
identifications des supports - du moi à la Mère (de m à M) et de l'image
spéculaire à l'idéal du moi (de i à 1) - ne sont pas élucubrations arbitraires
et hasardeuses d'une théorie en mal de modèles, elles sont porteuses d'une
interrogationfondamentale qui engendrela dérive continuellede ces concepts; ces
signifiants sont marqués du trou et de l'interrogation de leur dérive (car un
« moi» n'est pas une « Mère» d'une part et «l'image spéculaire» n'est pas
«l'Idéal du moi» d'autre part). Nous parlerons des trous de recollement il
et mM. Ces identifications se font par le biais d'une différence
diachronique; elle supposent donc la structure du tempset non simplement
la structure du topos; il s'agit d'identifier ce qui est fondamentalement

114
diJPrent,ce qui suppose le temps logique (voir notre chapitre 6). La topo-logie
doit donc être complétéepar une chrono-fogie,soit par l'acte de produire cette
topologie dans le mouvement même de la différenciation signifiante1.
Le champ de la réalitéa pu ainsi être construit de deux façons différentes:
par le stade du miroir (Lacan) et par le narcissisme (Freud). Stade du miroir
et narcissisme sont-ils une seule et unique démarche qui unirait la ronde des
quatre vecteurs (MI,Im,im,mI) par un seul mouvement de recollement, qui
formerait en fait un cross-cap ou plan projectif (voir infra) ?
Avant de répondre à cette question, il semble plus judicieux d'examiner le
rapport qu'il peut maintenant y avoir entre le champ de la réalité d'une part
et la raison de l'inconscient d'autre part, entre MImi et le schéma L. Le cas
du recollement de mi et MI suppose en effet qu'ils existent commeveaeur
indépendant,avant d'exister dans une triangulation - un triangle (imaginaire)
pourrait situer le moi et son image (mi) dans la question du sujet (S), un
autre triangle (symbolique) situe la Mère et son désir (MI) dans la question
de l'Autre (A). Autrement dit, le recollementde mi à Mi suppose l'effacement
(ou la mise hors jeu) de S et de A ; il fait disparaîtrele triangle imaginaire
(Smi) aussi bien que le triangle symbolique (AMI), qui se réduisent
respectivement aux segments mi et MI).

M
,
~~...
~...
, ......
...

(Sou <1» (A ou P)
,
....
....
,
... ,
~m
I

Mise entre parenthèses et exclusion de f/J et P dans le stade du miroir

À côté des trous de recollementpropres à la déformation distorsive du


signifiant (dans notre exemple mM et iI), apparaît un autre type de trou:
des trous préalables, des trous d'effacement.Pour articuler le stade du miroir
dans la présentation moebienne de miMi, il a d'abord été nécessaire
d'exclure, de mettre à l'écart <I> et P, soit la paire des supports de A et de S.

1
Lorsque Lacan dit que sa topologie «n'est en rien métaphorique» (L'étourdit, p. 28), il ne
dit pas autre chose: la topologie n'est rien d'autre que l'acte de la constituer dans la
structure de son temps.

115
connaissance (a'-a) et d'une dynamique signifiante. La défo~ti~~
proprement signifiante mise en jeu dans le marquage du champ de la reallte
psychique, permet de rapprocher m et M comme origines de cette double
tension et i et l comme visées de cette double tension. Nous formerions
ainsi une bande tordue, dite bande de Moebius, miIM, constituée par le
recollement des vecteurs mi et MI, recollement propre au stade du miroir
(E 553, note de 1966).

Schéma du miroir

A partir des mêmes points (i,m,I,1\1)et des mêmes recollements ponctueLr


(m-M d'une part et i-I d'autre part), on peut recoller les vecteursiM et lm.
D'un côté iM sert de modèle de base pour le choix d'oijet: tout choix
libidinal d'objet part du réservoir de la libido qu'est l'investissement de
l'image narcissique; ou encore c'est à partir de l'image unifiée du moi (i)
que la libido peut ensuite se reporter sur une première personne, la Mère
Q\1). D'autre part lm sert de modèle de base pour toute identification: c'est le
fait qu'il a été désiré (his majestYthe bal?J)qui détermine son moi. Les deux
vecteurs exposent ensemble le narcissisme ou encore c'est d'un seul
mouvement que les deux vecteurs s'articulent: le vecteur d'identification
qui va de l'Idéal du moi (I) vers un moi (m) se soutient du choix d'objet qui
va de l'image spéculaire (i) vers les objets (dont le premier la Mère, 1\1).
Outre la bande de Moebius du stade du miroir (formée par recollement des
vecteursmi et MI), on peut construire, avec les deux mêmes points de

113
recollement, la bande de Moebius du narcissisme (formée par recollement des
vecteurs iM et lm). Comment affirmer que choisir un objet (iM) et
s'identifier (lm) c'est la même chose, si ce n'est en introduisant le narcissisme?

Schéma du narcissisme

Quel est le sens de ces manipulations topologiques qui recollent des


points essentiellement difflrents? Elles reprennent ces points dans un cadre
plus large, comme la phrase reprend un nom dans sa structure. Ainsi, i
recollé à I prend un nouveau sens: de pure image spéculaire, il devient
image spéculaire désiréepar la Mère. Ainsi, m recollé à M n'est plus un moi
punctiforme mais s'étoffe de la présence de la Mère. Ainsi aussi, la Mère
prend une autre dimension en se racontant l'histoire du moi jubilant devant
son image unifiée. Ainsi aussi, l'Idéal d'enfant s'illustre de l'image
spéculaire. Chaque fois nous avons la mise en jeu d'une différence
diachronique, la reprise d'un SIpar un S2.La topologie vient ainsi subvertir
la mécanique même d'un support fixé d'identification. Dès lors les
identifications des supports - du moi à la Mère (de m à M) et de l'image
spéculaire à l'idéal du moi (de i à 1) - ne sont pas élucubrations arbitraires
et hasardeuses d'une théorie en mal de modèles, elles sont porteuses d'une
interrogationfondamentale qui engendrela dérive continuellede ces concepts; ces
signifiants sont marqués du trou et de l'interrogation de leur dérive (car un
« moi» n'est pas une « Mère» d'une part et «l'image spéculaire» n'est pas
«l'Idéal du moi» d'autre part). Nous parlerons des trous de recollement il
et mM. Ces identifications se font par le biais d'une différence
diachronique; elle supposent donc la structure du tempset non simplement
la structure du topos; il s'agit d'identifier ce qui est fondamentalement

114
diJPrent,ce qui suppose le temps logique (voir notre chapitre 6). La topo-logie
doit donc être complétéepar une chrono-fogie,soit par l'acte de produire cette
topologie dans le mouvement même de la différenciation signifiante1.
Le champ de la réalitéa pu ainsi être construit de deux façons différentes:
par le stade du miroir (Lacan) et par le narcissisme (Freud). Stade du miroir
et narcissisme sont-ils une seule et unique démarche qui unirait la ronde des
quatre vecteurs (MI,Im,im,mI) par un seul mouvement de recollement, qui
formerait en fait un cross-cap ou plan projectif (voir infra) ?
Avant de répondre à cette question, il semble plus judicieux d'examiner le
rapport qu'il peut maintenant y avoir entre le champ de la réalité d'une part
et la raison de l'inconscient d'autre part, entre MImi et le schéma L. Le cas
du recollement de mi et MI suppose en effet qu'ils existent commeveaeur
indépendant,avant d'exister dans une triangulation - un triangle (imaginaire)
pourrait situer le moi et son image (mi) dans la question du sujet (S), un
autre triangle (symbolique) situe la Mère et son désir (MI) dans la question
de l'Autre (A). Autrement dit, le recollementde mi à Mi suppose l'effacement
(ou la mise hors jeu) de S et de A ; il fait disparaîtrele triangle imaginaire
(Smi) aussi bien que le triangle symbolique (AMI), qui se réduisent
respectivement aux segments mi et MI).

M
,
~~...
~...
, ......
...

(Sou <1» (A ou P)
,
....
....
,
... ,
~m
I

Mise entre parenthèses et exclusion de f/J et P dans le stade du miroir

À côté des trous de recollementpropres à la déformation distorsive du


signifiant (dans notre exemple mM et iI), apparaît un autre type de trou:
des trous préalables, des trous d'effacement.Pour articuler le stade du miroir
dans la présentation moebienne de miMi, il a d'abord été nécessaire
d'exclure, de mettre à l'écart <I> et P, soit la paire des supports de A et de S.

1
Lorsque Lacan dit que sa topologie «n'est en rien métaphorique» (L'étourdit, p. 28), il ne
dit pas autre chose: la topologie n'est rien d'autre que l'acte de la constituer dans la
structure de son temps.

115
seulement de l'hexagone peut aussi se faire à partir du schémadu narcissisme,
qui met simplement entre parenthèses les deux points <Pet P mais ne les
exclut pas définitivementcomme le schéma du miroir. La théorie lacanienne
classique de la « psychose» ne se forme qu'à la condition expresse de
recoller les quatre points par deux vecteurs qui excluent définitivementles
deux autres points S et A. Dans le deuxième recollement, nous éviterons
d'une façon semblable les recollements de vecteurs qui excluraient
définitivementm et M. De ces recollements scotomisant à éviter, nous
pourrions sans doute tirer une théorie de la « névrose», tout aussibiaiséeque la
théorie lacanienne classique de la « psychose»: la névrose comme
forclusion du «Nom-de-la-Mère ». Dans le troisième recollement, nous
éviterons encore des recollements de vecteurs qui excluraient définitivementi
et I. De ces recollements scotomisant à éviter, on pourrait encore une fois
en tirer une théorie de la « perversion », tout aussi biaisée: la perversion
comme forclusion de 1'«Idéal-du-Moi ».
Ce serait chaque fois - psychose, névrose, perversion - amputer
définitivementle schéma L sous-jacent d'une composante essentielle. C'est
toujours au détriment de la logique de l'inconscient que la défmition d'un
« diagnostic de structure» peut gagner du terrain.
Les trois recollements ponctuels, P recollé à <P,M recollé à m, I recollé à
i, sont problématiques de deux façons différentes: 1° ils égalent deux
choses différentespar une distorsion signifiante (trousde recollement),2° mais si
quatre points écartent définitivementles deux autres (trous d'exclusion), on
risque bien de perdre le fil du schéma L et de la logique de l'inconscient.
On peut ainsi donner une valeur proprement signifiante (distordue) aux
sommets supports nominaux en les «identifiant» (trous de recollement)
aussi simplement que possible; mais cette simplicité (quatre sommets
seulement) implique l'exclusion provisoiredes autres supports nominaux; ces
points doivent continuerà jouer leur rôle.
C'est ce qui se passe dans le schéma I, tendu entre les points <Pet P, entre
les trous de recollement <Po et po.
C'est dans ce schéma qu'il faut voir l'aboutissement de la théorie
lacanienne, où la « psychose» se dissiperait plutôt comme diagnostic
spécifique pour faire apparaître plus clairement le schémaL et sa valeur
générale, en contrepoint des schémas du miroir et du narcissisme.

5 Explication du schéma I

Après avoir vu les distorsions topologiques du schéma R et leurs


implications, nous pouvons mieux comprendre comment fonctionne le ~4
Du côté de Schreber (Questionpréliminaire...E 557). Nous allons voir que

119
l'apparemment difficile « schémaI» CE571) n'est en fait que la présentation
du schéma R dans laquelle le double trou P - <Pest mis en évidence.
Le trou P (ou P 0' au point A où est appelé le Nom-du-Père P) comme
support de l'Autre, et le trou phallique <P (<Po,à la place de S où devrait
apparaître le phallus) comme support du sujet, sont identiques et la
question de leur ordre « génétique» CE571) est par là directement résolue1.
L'absence d'Autre de l'Autre, l'absence de support en A constitue un trou
redoublé d'une conséquence inéluctable pour le sujet comme effet de
l'Autre: le sujet ne pourra jamais s'assurer de quelque support Jerme ou nqyau dur; il
est divisé jusqu'au trognon. Cette division du sujet est identiquement
l'absence d'un Autre pour l'Autre, l'absence d'un support nominal. Le
«Nom-du-Père» n'est ni un nom, ni un père; il est trou. Ce trou est
l'identité de l'absenced'un Autre pour l'Autre et de la division du sujet: le sujet barré
est dans l'impossibilité de trouver quelque support, père ou repère
surmontant sa division.
Si Lacan accorde une primauté au Nom-du-Père en 1958 c'est en raison
de ses propres intérêts de l'époque: il s'agit d'introduirele [Jmboliqueau-delà
d'un stade du miroir sans doute déjà caduque. Ce dernier figuré par le
quadrilatère MmIi doit être augmenté de P et <Ppour construire le schéma
R en entier, qui apparaît ainsi comme bricolage alliant un stade du miroir
dépassé et une « introduction» du symbolique « nouveau ». Alors que le
schéma R était présenté comme support indice pour le schéma L, ce
dernier doit devenir le support interprétant du schéma R, comme nous
l'avons d'ailleurs vu dans l'analyse du narcissisme qui suppose les
recollements proprement signifiants (c'est-à-dire distorsifs) mM et il et
n'exclut pas P et <P.

1
Nous nous écartons de la présentation de Vappereau (ÉtoJlè, p. 291) de trois trous
différents chez le psychotique (schéma 1) dans chacun des trois champs fondamentaux
(symbolique, imaginaire et réalité). Si S est recollé à A, alors nécessairement <Do (trou en S)
et Po (trou en A) coïncident. Vappereau fait glisser Po de la place de A vers un point
quelconque du symbolique pourvu qu'il soit différent de A (Étoffe, fig. 35, p. 295). On
aurait pu produire une figure homologue en faisant glisser <Dovers un point quelconque de
l'imaginaire. Dans ces deux cas, on obtient deux trous dans le seul champ symbolico-
imaginaire fonné par le recollement en plan projectif du schéma 1. Si au contraire nous
maintenons les supports P et <D aux points S et A du schéma L, comme leur fonction de
support le nécessite, les deux trous sont un seul et même trou relatif au premier cas de
reco llemen t du schéma R en plan projectif (~ 4).
TIy aura encore un deuxième trou (il) et un troisième trou (mM.), trous de reco llemen t
dans le premier cas de recollement du schéma R, qui, à leur tour, peuvent être biaisés
comme trous d'exclusiondans le troisième et deuxième cas de recollemen t

120
L'analyse lacanienne de la psychose correspond à l'analyse du stade du
miroir: - la relation spéculaire (mi) doit d'emblée être interprétée par le
couple signifiant (l\1I), - de la même façon, la « perte de la réalité» dans la
psychose doit d'emblée être interprétée par le processus symbolique de la
création. Ce couple signifiant (l\1I) et cette création impliquent tous deux
un fonctionnement du schéma L antérieur à tout support (dans le schéma
R) : « Dieu n'est pas sans le support intuitif d'un hyperespace» (E 561).
Lorsque le « Nom-du-Père» comme support nominal a vidé les lieux, la
structuredu schémaL subsiste comme « support intuitif d'un hyperespace» :
la place de l'Autre reste bienprésente.Il n'y a jamais abolition de la place de
l'Autre (sauf pour une théorie bancale attribuée à Jung, E 550-551).
Aussi on comprendra le délire comme maintien de cette structure à grand
renfort de hurlements, d'appels au secours, d'hallucinations, de délires, de
miracles. Toutes ces productions viennent supporter l'Autre non par un
nom indice, mais par un DJmboleinterprétant(à partir de I). Il s'agit là de
l'insistance du signifiant inconscient là où la « nomination» (par exemple la
nomination de Schreber à la cour d'appel) a menacé de réduire la structure
au langage de la connaissance.
Cette nomination qui réduit l'Autre à un nom signe aussi la mort du sujet
imaginaire: il y a « meurtre d'âmes» pour Schreber. Du côté imaginaire,
jouera une suppléance semblable à la suppléance symbolique: « faute de
pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d'être la
femme qui manque aux hommes» (E 566). Le travesti de Schreber et son
image spéculaire lui permettent de mettre en jeu l'idée «qu'il serait beau
d'être une femme en train de subir l'accouplement ». L'image spéculaire
vient donc suppléer à l'exclusion de <1>, comme l'idéal du moi vient suppléer
à l'exclusion de P ; i supplée ainsi au trou de <I>(<1>0) comme I supplée au
trou de P (Po) :

G R

(0
I

Par une rotation du segment mI et en séparant les deux points


imaginaires (i, m) des deux points symboliques (I, 11), on obtient le schéma
suivant:

121
M

(0
m

Le mouvement de suppléance des trous <Do et Po par i et l peut se figurer:

m l

Cette première suppléance des trous (<Do,Po) par i et l est doublée par un
deuxième mouvement de m et M :

SchémaI

122
Il suffit alors de recoller les points m et M et i et I (portés à l'infini des
asymptotes), pour constater que les trous (<1>0, P 0) non seulement sont dans
le même champ, mais encore qu'ils ne font qu'un seul et même trou pour
peu que les points où ils sont attendus puissent aussi être recollés. Ces
tiraillements de suppléance décrits par le schéma I ne sont que
conséquences de la structure du schéma L, applicable à tout un chacun
(<< névrose », « perversion» ou « psychose ») et le trou constaté dans le
schéma R, le trou <1>0 égal au trou Po, ne fait que témoigner de la dimension
trouée de tout support pour ce schéma L. Partout où l'on pense pouvoir le
fixer, il échappe et produit ces remaniements proprement signifiants. ù
schéma l primitivement introduit comme .spécifiquede la « p[)lchose» est l'analYse du
plan prqjectifformé autour du champ de la réalité (MmiI). Lacan a d'ailleurs
toujours insisté sur l'usage de « relance dialectique» du schéma I (E 571) et
sur l'importance de l'analyse qui doit continuer à soutenir ce schéma
(E 574).
Nfaintenant, on comprendra l'évolution de la conception du Nom-du-
Père.
En 1953, le concept de Nom-du-Père apparaît comme support nominal
pour le symbolique: «C'est dans le nom du père qu'il nous faut reconnaître
le support de la fonction symbolique qui, depuis l'orée des temps
historiques, identifie sa personne à la figure de la loi» (E 278). Le Nom-du-
Père permet de se référer à l'événement et à l'avènement du langage. Le
support nominal est référence et la référence viendrait donner la vérité
première du symbolique. Rappelons le paradoxe de ce support: on fait
appel à un langage référentiel pour introduire le symbolique comme
subversion de ce langage référentiel ~e signifiant est par définition arraché à
sa référence). L'étude des psychoses (Séminaire III) se situe dans cette
optique: dans la « psychose », il y aurait carence de la référence, du support
de la fonction symbolique.
Cette fonction de référent dépend du langage de la connaissance; elle
tourne autour de la réalité, propos supposé central dans la« psychose ». Du
point de vue de la logique de l'inconscient, la notiondepère commeréférencedoit
subir une distorsion, une métamophose en Nom-du-Père comme stmcture. D'où
découle le mouvement même du concept de Nom-du-Père. Il peut induire
une dynamique à plusieurs niveaux totalement différents. Ainsi à un niveau
clinique: lorsqu'un analysant parle de son père ou d'un père, au-delà d'une
référence à un personnage concret, c'est la structure subversive du
signifiant qui s'annonce et se réintroduit potentiellement (et ce à l'opposé
des considérations sur la psychologie, la bonne volonté, la bonne santé,

123
voire le bon « inconscient» du père réel ou de son image). Ainsi à un
niveau théorique: le « Nom-du-père» invite à subvertir la théorie
œdipienne classique par la structure d'une nouvelle logique (voir L'étourdit,
1972). L'interruption du séminaire sur les Noms-du-Pèm, en 1963, année
même de l'introduction par Lacan de l'aliénationet de sa logique, n'est pas
sans rapport avec une coupure radicale du rapport du père au support. Le
Nom-du-Père n'est cependant pas abandonné, il change totalement de sens
et tient lieu de la logique nouvelle, de la structure et de la topologie que
Lacan ne cessera dès lors de développer. En 1965, Lacan affirme que la
psychanalyse « réintroduit dans la considération scientifique le Nom-du-
Père» (E 874-875). La phrase n'est compréhensible qu'après la
métamorphose de la notion de « Nom-du-Père », qu'avec la « mise en
réserve» du séminaire sur les Noms-du-Père en 1963. Car ce qu'il s'agit de
« réintroduire» n'est plus de l'ordre du support nominal: il nj; aplus riende
commun entre le père et le Nom-du-Père: l'étiquette est restée la même sans
doute mais le contenu est totalement changé, c'est maintenant la seule
structure, comme l'indiquera dix ans plus tard le séminaire XXI (ùs non
dupesemnt. . .) dont le sens est radicalement opposé aux noms du père ou
aux pères supports. Le « nom» n'est plus gardé que comme stèle
trompeuse d'une position dépassée. La phrase « la sciencedoit doncconsidémrle
Nom-du-Père» dit sous un mode quelque peu ésotérique: la science doit
considérer la structure logique nouvelle subvertissant la logique classique.
Cette rupture de 1963 ne fait que répéter la rupture freudienne de 1897.
Freud, après avoir accusé les pères de toutes les perversions pour expliquer
les différentes névroses, abandonne sa « neurotica»dès 1897 pour se tourner
vers la structum du fantasme. En 1963, Lacan, à son tour, abandonne sa
recherche de support du symbolique pour se tourner vers la nouvelle
structumlogique (alzënation)introduite dès 1964 (SéminaireXI et Position de
l'inconscien~.
Il ne faut donc plus chercher un support pour le symbolique. Le
symbolique, comme structure, cerne le réel « autant que possible comme
impossible» (Radiophonie,1970, p. 60 et 95). Le réel est perçu comme ce qui
est impossible, notamment dans le mécanisme de l'aliénation.

124
Chapitre 5
Possibilité et impossibilité
Les quatre discours

Le principe de la psychanalyse ouvre la possibilité de la psychanalyse


(chapitre 1).
Deux types d'illusions s'imposent au cœur de la psychanalyse; l'une
découle de son application à des individus qu'on juge bien vite comme
différenciés selon nos propres catégories diagnostiques (chapitre 2), l'autre
résulte d'une théorie de l'homme universel (centrée sur l'Œdipe) auquel
chaque individu devrait se conformer (chapitre 3). Comme l'association
libre concerne nécessairement des individus en quête de leur vérité revue
sous l'angle scientifique, ces illusions s'imposent comme préjugés
inévitables autant pour le praticien et son « contre-transfert» que pour le
théoricien et ses « idées directrices ». Elles se combinent facilement dans
une théorie intégrant l'essence de l'homme et une classification
psychopathologique. Tel est le principe de la neurotica freudienne pré-
psychanalytique: à chaque maladie correspondrait un stade de
développement de l'humain. Plus généralement - et indépendamment de
toute psychogenèse - à chaque maladie correspondrait un morceau de la
structure humaine (<<diagnostic de structure »). Nous avons montré
comment la théorie lacanienne classique de la « psychose» dépend des
mêmes schématismes illusoires et pourtant nécessaires, comment elle
dépend notamment de la théorie du stade du miroir exclusif du symbolique
et de l'introduction correctrice ultérieure du symbolique.
Quel est le possible de la psychanalyse? Et que veut dire l'impossibilitéen
psychanalyse? Dans nos premiers paragraphes nous examinerons chacun
de ces deux termes - qui ne sont d'ailleurs pas contradictoires (~ 1 et 2). À
partir de là nous défmirons l'aspect proprement scientifique de la
psychanalyse (~ 3). Puis nous montrerons en quoi elle se situe essentiel-
lement en dehors de la science proprement dite (~ 4). À partir de là nous
exposerons la théorie des discours, centrale pour la psychanalyse (~ 5).
1 Le possible en psychanalyse

En première approximation, le possible ouvert par l'association libre


pourrait être vu comme la mise en suspens du jugement d'existence
(deuxième « décision» du jugement)1. Délivré de tout souci de vérité, celui
qui parle produirait des associations libres qui ne seraient d'abord ni vraies,
ni fausses. Elles seraient seulement fictions, hypothèses, « jugements
d'attribution» (Freud, La négation)ou « jugements problématiques », dont
on admet l'affirmation ou la négation comme simplement possibles. On se
contente de ne pas attribuer à une chose un prédicat qui la contredise. On
ne peut affirmer en même temps et sous le même rapport que « c'est ma
mère» et que « ce n'est pas ma mère ». C'est bien pour cela que Freud a
inventé l'inconscient. Quoi qu'il en soit, ce possible de l'association libre est
bien loin de la « possibilité» au sens kantien du terme, de « ce qui s'accorde
avec les conditions formelles de l'expérience (quant à l'intuition et aux
concepts)>> (Critique de la raisonpure, p.948). Ce possible kantien est bien
connu de la démarche scientifique: c'est celui des propositions de la
science; il est réfutable dans l'expériencequi pourra décider de son existence
ou non. Le possible kantien, le possible au sens fort d'une expérimentation
scientifique, le possible propre au principe de falsification de la science est-
il en rapport avec l'attention flottante propre au signifiant? Absolument
pas. Le principe de la psychanalyse serait tout au plus problématique- c'est-à-
dire non-contradictoire - et semblerait plutôt non respectueux du possible
de l'expérience.
Si ce n'est le possible de la science, quel est alors précisément le possible
de la psychanalyse? L'article D'une questionpréliminaireà tout traitementpossible
des p!ychoses implique précisément cette question; et Lacan refuse de
poursuivre au-delà de cette questionde la possibilité,il ne s'engage pas dans
l'expérience scientifique qui consacrerait l'existence effective d'un
traitement, réussi ou non, des « psychoses ». Il serait en effet prématuré de
vouloir aller « au-delà de Freud », alors que « la psychanalyse d'après Freud
en est revenue. . . à l'étape d'avant» (E 583).

1
C'est le principe de l'invention de la « réalité psychique» chez Freud. Les événements en
cause dans l'histoire du patient ont-ils réellement existé? Ou sont-ils des fictions? Si
l'analyste choisit la première branche de l'alternative, il perd rapidement toute crédibilité.
S'il choisit la deuxième, le pa1Ïent arrête ses associa1Ïons. Aussi l'analyste s'abs1Ïent-il de
choisir: il met« sur le même plan fantaisie et réalité effec1Ïve », « même s'il n'en a aucune
compréhension». La « réalité psychique» - ainsi indéterminée! est la « réalité
détenninan te dans le monde des névroses» (Leçons d'introduction à la p{Jchana!Jse, p.382)

126
L'expression « tout traitement possible» semble pléonastique:
l'universalité implique le possible et la possibilité implique l'universalité.
Mais n'entendrions-nous pas plus volontiers « tout traitement possible et
imaginable» laissant sous-entendre par là qu'il y a certes les traitements
possibles dont on peut faire l'expérience scientifique 0e possible kantien)
mais encore les traitements imaginablesqui relèvent uniquement de la fiction
sans aucune visée d'application expérimentale? La psychanalyse ne se
réduit pas à la science, non qu'elle soit irréfutable - chaque analysant réfute
les universaux psychologiques, moraux, sociaux qui l'ont enserré et
corseté -, mais plus radicalement, elle ne se réduit pas à des propositions
d'expérience (possible kantien) puisqu'elle s'ouvre aussi au traitement
imagjnable.
Le « possible» du traitement nous renvoie à autre chose qu'au vague
espoir du thérapeute praticien ou à l'hypothèse scientifique. «Tout
traitement possible» nous renvoie en effet directement à « tout cequi vientà
l'esprit», aux chimères, aux fantasmes et au non-né. L'association libre n'est
pas la simple suspension du jugement avant la confirmation ou
l'infirmation de l'hypothèse par l'expérience scientifique. Le « traitement»
en question devient tout ce qui pourrait advenir à la parole, si, déliée du
langage de la connaissance, elle se permettait le possible de la déformation
purement signifiante.
Ce possible n'est pas celui de la raison commune ou de la démarche
scientifique qui recherche - comme l'AnalYtiquetranscendantalede Kant nous
l'explicite - le donné de « l'expérience sensible» (qui viendra préciser le
possible). Il relève de la logique de l'association libérée de la réalité et
comme tel, il est plus leibnizien que kantien. Au contraire de Kant, pour
qui toute connaissance vient par l'expérience, Leibniz part d'une analyse
purement logiquequi prime sur l'expériencesensible.Toute l'entreprise de la
clinique psychanalytique va de même se fonder sur la logique du signifiant
qui prime sur l'expérience du signifié. TI s'agit de subvertir la clinique du
signifié et de l'expérience sensible (notamment celle de l'étude psycho-
pathologique des cas, qui illustreraient les « connaissances ») par la clinique
du signifiant dégagée du support de la réalité. Pour Leibniz, 1'«univers»
entier se compose de « monades» (atomes de forces physiques, plantes,
animaux, esprits, etc.), réduites à des formules, à des fonctions comprenant
toutes leurs possibilités, toutes leurs concrétisations possibles. Toutes les
possibilités de toutes les monades ne sont cependant pas compatibles entre
elles, ne sont pas compossibles.Parmi l'infinité de possibles d'une multiplicité
infinie de monades, « Dieu» choisit de réaliser le maximum de
compossibles, selon l'harmoniepréétablieet pour« le meilleur des mondes ».

127
Le psychanalyste ne néglige pas ce qui tombe en dehors de la réalité
expérimentée, en dehors du « meilleur des mondes» et de «l'harmonie
préétablie ». D'où son analyse de l'événementqui ne sera pas réduit à ce qui
s'est effectivement réalisé, mais prendra sens en fonction de tous les
possibles, réalisés ou non (d'où le concept de «réalité pfYchique», qui
comprend en un seul amalgame indifférencié la réalité et la fiction). « Tout
traitement possible» ou le possible du clinicien doit être entendu comme
l'ensemble de tous les possibles de l'analysant, dont les plus nombreux sont
non réalisés. D'où découle la pertinence du signifiant comme déformation
distorsive et non comme outil au service d'une connaissance de la réalité.
«Tout traitement possible» n'implique donc nullement une universalité
(par exemple «tous les psychotiques ») centrée sur les « compossibles»
(avec entre autres, «l'univers» des psychotiques). Au contraire, il
n'implique qu'une « monade» particulière dont la « formule» est ouverte
sur toutes ses possibilités propres, avec une préférence pour celles qui ne
sont pas réalisées, voire même non réalisables,avec une préférence pour
« l'impossible ». L'impossible est en fait déjà inclus dans « tout le possible»,
puisqu'il est le possible qui ne se réalisera pas (pour des raisons
d'incompossibilité avec le contexte familial, social, biochimique etc., peu
importe ici). Le «possible» en psychanalyse doit être compris comme le
problématique,qui unit en lui la possibilité eXpérimentale et ce qui dépasse
toute eXpérimentation: le possible en psychanalyse c'est le possible comme
problématique,c'est le possible plus l'impossible.
On se prépare bien des désillusions si l'on confond le possible de
l'analyse avec le possible scientifique. Et l'on se prépare bien des
incohérences si l'on confond l'impossible en psychanalyse avec
l'impossibilité de la logique formelle ou avec le contradictoire.

2 L'impossible en psychanalyse

Pour une logique classique, l'impossibilité est équivalente à la


contradiction (A = non A) : elle est l'incohérence radicale. L'impossibilité,à
laquelle se heurtent non seulement la «psychose », mais aussi toute analyse,
n'estpas de l'oreimde la contradictionlogique(nous y reviendrons explicitement
plus loin). Elle est bien plutôt un processus particulier à la structure du
signifiant et n'est palpable que dans le mouvement même de la pratique de
l'association libre. Ce que nous allons expliciter en articulant l'impossibilité
et la possibilité par l'intermédiaire de deux articles de Lacan,
respectivement La dimction de la cure... et D'une question préliminaire....
La question préliminaim à tout traitement possible... (1958) partait de la possibilité
(qui ne se réduit pas au possible scientifique) du traitement pour aboutir

128
apparemment à une impossibilité(qui n'est pas le contradictoire). Quelques
mois après la rédaction de cet article, Lacan articule une expérience qui
semblerait parcourir le chemin inverse: la cure part de l'impossibilitépropre
au désir pour pouvoir développer ses possibilités,son « pouvoir» (La direction
de la cure et les principes de son pouvoir, 1958 ; E 585).
La cure suppose une direction qui n'est pas hasardeuse et qui mérite d'être
précisée. On peut schématiser deux directions fondamentalement opposées: -
l'une, représentée dans l'ouvrage collectif La p[)lchanafyse d'aujourd'hui (qui
venait de paraître), s'inscrit assez naivement dans la logique classique de la
connaissance, - l'autre, représentée par l'article de Lacan (qui critique La
p[)lchanafyse d'aujourd'huz), s'inscrit dans la logique propre de la psychanalyse.
Ces deux « directions» fondamentalement opposées articulent la cure par
les trois mêmes concepts: l'interprétation, le transfert et l'être de l'analyste1.
1 0 la direction qui part de l'interprétation, passe par le tranifert et aboutit à l'être de
l'anafyste.
Dans une cure inféodée à une logique classique (cf. ladite « psychanalyse
d'aujourd'hui »), le « psychanalyste» semble jouir de tous les pouvoirs
tactiques pour ses interventions à tout moment ponctuel d'une cure
particulière. On partirait ainsi la fleur au fusil convaincu de la toute-
puissance de l'interprétation.Pourtant bien vite, le psychanalyste se trouverait
pris dans le trangert; dans le déroulement de la cure, il faudrait déchanter en
fonction des facteurs de résistance présents dans le trangert. Et ce serait
finalement l'êtrede l'analYstequi viendrait sauver la psychanalyse par son moi
fort garant de toutes les réussites et de sa suggestion (on y reconnaît bien
entendu la théorie de Freud exposée notamment dans les I...eçons
d'introduaion à lap[Ychanafyse, 1915-1917).
En est-il vraiment ainsi? Les « névrosés» s'opposent pratiquement à un
tel traitement comme Freud l'avait déjà bien vu. Mais l'objection n'est-elle
pas bien plus générale? Si le « psychanalyste» semble de prime abord très
libre dans ses interventions, il s'avère radicalement impuissantpar rapport à
une résistance qui fait partie de la chose, quels que soient ses talents ou
même son « être» fort et confirmé. L'analyse ainsi définie se terminerait
chaque fois par l'échec et l'impuissance de l'analyste. Terme médiocre
d'une analyse sans logique. L'impossibilitéen questiondans la p[)lchanafyse n'est
pourtant pas l'impuissance du PD1chanafyste,pas plus que la castration ne se

1 Les trois paragraphes centraux du texte de Lacan prennent la.p.rychanafysed'a"!Jourd'huilà


où elle est; ils étudient successivement l'interprétation, le transfert et l'être de l'analyste,
selon l'ordre d'une direction de la cure empêtrée dans une logique non psychanalytique:
Quelle est la place de l'interprétation(~ II, E 592), Où en est-on avec le tranifèrt (~ III, E 602),
Commentagiravecson être(~ IV, E 612).

129
réduit à l'assomption de ce qu'on appellerait ses « limites ». Impuissance et
limites sont vite - peu ou prou - endossées. Là n'est pas la question! Au-
delà d'une acceptation des limites sans grande conséquence, l'impuissance
et les limites peuvent cependant servir de point de départ pour un
changement radical de logique, qui renverse la direction des trois concepts.
2° la dimction qui part de l'être de l'analYste, passe par le transfert et aboutit à
l'interprétation.
L'impuissance (du thérapeute notamment) ouvreun trajet plutôt qu'elle ne
le ferme. Ce trajet, répondant à la logique propre de l'inconscient, est
strictement l'inverse du trajet de la cure décrit par La p[JchanaIYse
d'aujourd'hui. L'impuissance de l'être et du désir de l'analYste, y compris
l'impuissance devant la psychose, remet la réalité à sa juste place de pouvoir
situer le manque à être; lisibles notamment dans le trou toujoursprésentPo ou
<Po,le « nom-du-père» et le « phallus» manquent à être; c'est bien exigible
pour que le mouvement du signifiant puisse se produire. L'analysant est
invité à déplacer sa plainte qui doit s'écarter de la réalité pour poser la
question d'un manque à être: « Regarde, lui dit l'analyste, quelle est ta
propre part au désordre dont tu te plains» (E 219) (renversementde la belle
âme). Corrélativement l'analyste affirme son impuissance par rapport à la
« réalité» de ce désordre. Nos chapitre 2, 3 et 4 ont d'ailleurs pour fonction
de manifester cette impuissance au début de toute psychanalyse: que le
p[Jchanafystesacheignorer!2° Dans le cadre de cette politique commandée par
une logique spécifique centrée sur la parole et non sur la « réalité », le
transfertpropre à la psychanalyse peut se développer comme stratégie.Certes
un transfert primaire de soutien anaclitique était-il sans doute déjà présent,
utile, voie nécessaire; ce n'est pas ce transfert de bons (ou de mauvais)
sentiments qui est visé dans ce deuxième moment de la cure, mais le
transfert où « les sentiments de l'analyste n'ont qu'une place possible dans
ce jeu, celle de la mort» (E 589). Le transfert qui s'ouvre n'est donc pas
une répétition (de diverses imagos): il est interprétant,il est sujet au supposé
savoir.Ce sujet n'est pas d'abord la personne de l'analyste, mais plutôt le
sujet provoqué par le «savoir» qui, en tant que déformation distorsive
propre au signifiant, est entièrement déductible de l'association libre. Nos
chapitre 5, 6 et 7 sont centrés sur cette logique, où le transfert prend sa
place à partir du mouvement du savoir analysant (et non du savoir de
l'analyste). Enfm 3° la tactique ponctuelle de l'interprétationpourra exister
pour autant qu'elle découle à la fois de la politique de l'inconscient et de la
stratégiedu transfert; s'il vise l'interprétation, l'analyste « ferait mieux de se
repérer sur son manque à être que sur son être» (E 589). Notre conclusion
proposera à ce sujet certaines pistes.

130
Le pouvoir de la cum,les possibilitésdu traitementpar la cure sont entièrement
dépendants de la logique propre de l'analyse et de la politique du manque-à-
être qui la dirige. Cette politique n'est autre que celle du désir.Telle est la
question traitée dans Il faut pmndm le désir à la lettm (E 620), dernier
paragraphe de La dimctionde la cum. Le désir n'est pas un vouloir dans la
réalité en général. Le désir a une articulation précise qui suppose l'écart de
la réalité. Comment déduire le désir et son impossibilitéde la structure du
signifiant, présentée dans le schéma L et la différence diachronique?
Revenons à l'exemple du rêve de la spirituelle bouchère de Freud. Par son
rêve, celle-ci manifeste « le désir d'avoir un désir insatisfait» (E 621 et 622).
La rêveuse se refuse le caviar adoré qu'elle pourrait se faire offrir par son
mari et son rêve redouble ce refus par l'échec d'un dîner projeté. Cette
ajournement du dîner est justifié par de multiples circonstances: c'est
dimanche, les magasins sont fermés, le téléphone est en dérangement, elle
n'a qu'un peu de saumon fumé Cette impuissanceà donner un dîner
apparaît comme contingente, relative à certaines conditions matérielles de
réalisation, relative à une réalité. Le désir du rêve ne rapporte pas un échec
simplement contingent ou relatif à la psychologie des protagonistes, il suit
plutôt une logique de déformation débrayée, décrochée de la réalité. Ce qui
anime le rêve n'est pas l'individu ~a bouchère), ni la simple différence
synchronique entre le caviar et le saumon ou entre la bouchère et son amie,
mais le passage du saumon 1 (plat préféré de l'amie) au saumon 2 (<<le ru
du désir» qui court dans le rêve). La spirituelle bouchère est submergée et
renversée par son « désir» au point qu'après le rêve, ce qui lui reste c'est
une question: « comment une autre peut-elle être aimée par un homme
qui ne saurait s'en satisfaire?» (E 626). Le parcours de cette question est
celui du désir. En un premier temps, le souhaitsemble confronté à une série
d'empêchements qui placent la spirituelle bouchère en situation
d'impuissance. Mais cette impuissance trouve sa vraie raison dans
l'impossibilité du sujet désirant: le sujet du désir contient en lui-même sa propre
impossibilité,c'est-à-dire qu'il ne se réduit pas à la possibilité qui pourrait être
réalisée, à la possibilité expérimentable, à la possibilité scientifique. Le sujet
est impossible parce qu'il est l'effet du signifiant toujours en distorsion, il
est ce que représente 8J pour le 82, il apparaît au moment même où 8J
s'efface pour 82, il n'apparaît qu'au moment où il disparaît. Selon une
logique scientifique, le débat devrait être clos: il n'aurait pas d'enjeu
puisque le sujet est en dehors de tout expérience, dans la réalité impossible.
Mais le désir ne fonctionne justement pas selon la logique scientifique. Et
l'impossibilité n'est pas la contradiction, mais le possible qui ne s'ouvre pas
à l'existence, le non-néqui ne naîtra jamais. Le désir ouvre ainsi un nouveau

131
champ où le langage n'est pas réduit à la connaissance des réalisations
possibles.
L'amour pourrait certes s'installer ici comme possibilité indéfmiment
renouvelée d'échanger charitablement des vœux et des ersatz de satisfaction.
Telle est la solution du christianisme et de « l'obsessionnel» chez qui
l'impossible du désir s'altère en report indéfini d'une demande d'amour
inlassablement répétée. Le « sujet» « obsessionnel» n'en accepte pas pour
autant d'être divisé par le signifiant... Son désir est comme« impossible », il
escompte toujours sa réalisation (ce en quoi il n'est pas du tout dans
l'impossible) ; il croit pourtant pouvoir se soutenir comme support, comme
porteur de son désir. Par quel coûteux détour d'aménagement! Le désir
exige de dégager une tout autre impossibilité inhérente à la fois à la logique
du signifiant et au sujet barré.
Comment se joue concrètement cette impossibilité du désir? La demande
de nconnaissance peut-elle être assouvie? L'individu peut-il vraiment espérer
qu'on réponde à son message par « une parole qui lèverait la marque que le
sujet reçoit de son propos» CE 634) ? Le « sujet» demande à être reconnu
comme disciple d'un maître, comme homme d'une femme, comme fils
d'un père, etc. Ce qui est impossible puisqu'il s'agit chaque fois d'être
reconnu commeun autn. Autrement dit, le désirse définitpar l'impossibilité?de
réponse conclusive: « le désir n'est rien d'autre que l'impossibilité de cette
parole» (ibid.).
À la question de la possibilitéd'un traitement pour la psychose (Question
préliminaire..., janvier 1958), répond l'introduction du désir défini comme
impossibilité(Directionde la cure,juillet 1958) ; mais il faut bien noter que cette
impossibilité ne contredit pas la possibilité au sens large, elle en fait partie.
Le désir décentre le problème d'une théorie universelle de la psychose
applicable à des cas particuliers pour introduire une nouvelle logique où
l'impossibilité perce et fait trou dans la logique classique (du langage de la
connaissance). L'introduction de l'impossibilité du désir à la suite de la
question de la possibilité du traitement du psychotique débouche sur
Subversion du stfJet et dialectique du désir (1960) et l'articulation du graphe.
Il s'agit dans le graphe de « présenter où se situe le désir par rapport à un
sujet défini de son articulation par le signifiant» CE805). Cette articulation
du signifiant peut-elle être réduite à une quadrature, à « la topologie d'un
jeu à quatre coins» CE806) ? Rappelons ici qu'il faut au moins quatre
1 Cette impossibilité radicale du désir se marquera dans le « signifiant des signifiants », « le
phallus. .. impossible à restituer au corps imaginaire» (E 630). Comme zéro est le chiffre
qui correspond au concept impossible dans l'arithmétique de Frege, le phallus est
l'impossibilité propre au signifiant et au désir.

132
points pour former le plan projectif (à partir des recollements du schéma R
par exemple, voir chapitre 4). Les recollements topologiques du schéma R
supposent la différence diachronique ou la déformation distorsive du
signifiant. Vu cette dérive nécessaire du signifiant, la «batterie signifiante»
est nécessairement incomplète et la quadrature topologique est proprement
impossible tout autant que le sujet de l'inconscient(E 800) qui dépend de la
même dérive du signifiant.
Là où la structure de cette impossibilité n'est pas comprise, les
classifications et les supports schématiques apparaissent comme des réalités
expérimentables. Terrain de choix pour l'exercice de la toute-puissance.
Certes on pourra penser que la toute-puissance vient du signifiant. Par le
signifiant, la toute-puissance est sans doute doublement attribuée à l'Autre,
mais elle est en même temps doublement infirmée pour peu qu'on y prête
un peu attention et qu'on écoute «l'hystérique» : 10 l'inconscient apparaît
comme le discours sur l'Autre - mais l'Autre, comme objet de discours est
justement impossible, ainsi que le rappelle par exemple « l'hystérique» dans
son refus de la satisfaction - ; 20 l'inconscient apparaît comme le désir de
l'Autre, comme ce que désire l'Autre - mais ce sujet du désir et de
l'inconscient n'existe pas et est impossible comme le rappelle
« l'hystérique» dans la multiplication de ses partenaires qui laissent à
désirer. Impossibilitédonc d'un Autre commesujet du désir et impossibilitéd'un
Autre commeoo/etdu désir,cette double aporie va provoquerla partie supérieure
du graphe, notamment la question du Que veux-tu vraiment dans ton
inconscient?Quel est vraiment« ton désir» ? Cette question s'adresse aussi bien
à l'analyste qu'à l'analysant et dépasse en même temps l'un et l'autre, car le
désir n'est pas porté par l'individu, pas plus qu'il n'est exprimé par la
demande. L'impossibilité du désir est le non-lieu, l'inefficacité radicale du
langage de la connaissance et de la demande pour répondre à la question de
ce qu'est « le sujet de l'inconscient ». Le désir est ainsi en deçà d'une
demande où l'individu chercherait à fixer son être même lorsqu'il essaie de
le spécifier dans la rencontre avec l'autre (père - fils, homme - femme,
maître - disciple, etc.). La flXation de son être par identification polaire à un
terme de chaque couple pourrait éventuellement se faire par le schéma de la
demande exaucée. Mais justement, l'inconscient fait apparaître la coupure,
la panne dans ce système de parole « exauçante» : le désirn'est riend'autreque
l'impossibilitéde cettepamle (E 634) : le fils n'est pas le fils, le père n'est pas le
père, l'homme n'est pas l'homme, la femme n'est pas la femme, le disciple
n'est pas le disciple, le maître n'est pas le maître. Le désir est au-delà de
toute demande.
Pourtant la question de l'expérimentable s'ouvre à nous; le désir ne
l'empêchera jamais. Il n'y a pas de logique de l'inconscient en dehors du

133
cadre déjà ]à de la logique de connaissance en général. Il nous faut donc
parler encore et encore de cet expérimentable, de l'expérience possible.

3 L'expérience possible
ou l'analytique transcendantale de Kant

Le désir comme impossibilité n'implique pas d'errer indéfiniment de cul-


de-sac en cul-de-sac, d'aporie en aporie, dans une recherche de satisfaction
condamnée par principe à l'échec. Certes nous devons mesurer l'opposition
radicale entre la raison du désir et la raison commune. Mais nous devons
d'abord situer la raison du désir dans la raison commune, dans les limites
des possibilitésde la connaissance, même si c'est pour en ouvrir l'au-delà,
l'impossibilité.
La Critique de la raisonpure de Kant (1781) veut établir fermement les
possibilitésde la raison pure spéculative et corrélativement exclure ce qu'il lui
est impossible de connaître. La logique transcendantale kantienne est ainsi
partagée en AnalYtique transcendantale (possibilitésde l'entendement auxquelles
la raison doit se conformer) et Dialectique transcendantale ~'mpossibilités de la
raison qui doit modérer ses prétentions en conséquence: notamment
impossibilités d'arriver à la connaissance effective des trois idées
transcendantales, l'âme, le monde et Dieu).
Nous nous concentrons sur l'AnalYtique transcendantale, c'est-à-dire sur les
possibilités de la raison commune au sein de laquelle l'impossibilité propre
au désir doit venir faire trou. Remarquons que la raison kantienne
(AnalYtique transcendantale de Kant) et la raison psychanalytique Qa Verneinung
de Freud) analysent le même objet logique: lejugement. Il va falloir montrer
leur intrication; nous verrons que s'y croisent précisément la possibilité et
l'impossibilité.
Pour I<ant, la raison spéculative suppose la connaissance,qui implique la
double condition d'un oijet donné par la sensibilité et pensé par l'entendement. Toute
connaissance repose sur l'alliance d'un recevoir (par les sens) et d'un penser
(par l'entendement). En concordance avec ce double caractère, la vérité est
pour Kant « la conformité de la connaissance avec son objet» (Critiquede la
raisonpure, p. 817). Si, dans la recherche de la vérité, nous voulons éviter « le
ridicule spectacle de deux personnes, dont l'une trait le bouc tandis que
l'autre tend un tamis », nous devons nous assurer des possibilités de la
« bête », du lait donné par la sensibilitéavant de le tamiserpar l'entendement.La
même image d'un amoureux de vérité trayant le bouc tandis qu'un autre lui

134
tend un tamis est employée par Freud et par Lacan pour la même question
préliminaire1 : de quelles possibilités la raison dispose-t-elk dans sa recherche de vén'té?
Pour I<ant, les possibilités de la connaissance sont donnéesd'abord dans
l'espace - temps qui ordonne toute réception sensible (Esthétique
transcendantale),ensuite à partir des fonctions du jugement où l'entendement
pense le phénomène (AnalYtiquetranscendante).L'entendement ne fonctionne
que par jugements: il ordonne des représentations diverses sous une
représentation commune dont l'unité est formée par les différentes
fonctions logiques du jugement: 10 quantité du jugement Oe sujet
grammatical est universel, particulier ou singulier) ; 2° qualité du jugement
~e jugement est affirmati~ négatif ou infmi) ; 3° relation entre jugements Qe
jugement est catégorique, hypothétique ou disjonctif); 40 modalité du
jugement (il peut être problématique (possibilité), assertorique (existence),
apodictique (nécessité». Ces douze formes constituent les douze catégories
kantiennes. Elles forment deux groupes distincts non sans rapport avec la
dichotomie sensibilité - entendement: d'une part, les catégoriesmathématiques
de la quantité et de la qualité concernent l'objet donné par l'intuition;
d'autre part, les catégoriescfynamiquesde la relation et de la modalité
concernent l'entendement en tant qu'il crée des rapports d'objet à objet
(catégorie de la relation) et des rapports avec l'entendement lui-même
(catégorie de la modalité) (id., pp. 837 et 900-901).
Le jugement kantien n'est pourtant pas seulement un processus qui part
de l'intuition, puis la quitte pour aboutir à la pensée. Intuition et pensée
restent profondément intriqués. Le jugement a aussi un effet producteur
sur la sensibilité, notamment dans l'imagination productrice (p. 867) ;
l'entendement a la faculté de déterminer la sensibilité et l'imagination
obéira à la table des catégories. De même, les catégories doivent s'exprimer
en terme d'intuition sensible: telle est la fonction du schèmetranscendantal
kantien. C'est le propre du schème d'établir une correspondance entre
l'intelligible qu'il faut faire comprendre et le sensible qui le fait entendre. La
philosophie a forcément employé des schèmes depuis le début de son
histoire: schème de la parenté (dans les cosmogonies, Platon, le
christianisme, etc.), schème du chemin et de la méthode (chez Parménide,

1
Pour Freud, il s'agissait de trouver la vérité qui lie génétiquement les deux éléments
principaux du délire de Schreber(sa transfonnation en femme et sa relation privilégiée à
Dieu) (G,W. VIII 268; trade franç, 284). Pour Lacan, il s'agit de montrer que si la
psychanalyse n'a presque rien pu retenir du tamis de son expérience, c'est en raison de
l'ignorance de la dimension .rymboliquede la vérité (E 481). Pour Freud, les possibilités de la
psychanalyse sont caractérisées par le contenu de l'interprétation, pour Lacan par la
structure du signifiant.

135
Platon, Aristote, Descartes, etc.). On retrouve ces mêmes schèmes dans la
psychanalyse: schème de la parenté dans le complexe d'Œdipe freudien,
schème de la méthode dans les chemins fléchés tracés par les graphes
lacaniens. Le schème, quel qu'il soit, établit une véritable correspondance,
une co-naissance entre la sensibilité et l'entendement. Tel est le statut de
toute connaissance pour la philosophie et la psychanalyse. Telles sont les
règles de toute connaissance, auxquelles la psychanalyse n'échappe pas plus
que quiconque. D'où le même apologue de la traite du bouc pour poser la
question de la vérité qui ne peut se dire que par l'intermédiaire d'un tracé
schématique (pour Freud le schéma œdipien, pour Lacan le schéma du
signifiant) .
Mais ce possible de l'expérience doit encore être appliqué. L'applicationou
«fàculté dejuger» kantienne n'est rien d'autre que le pouvoir de subsumer le
particulier sous une logique plus générale.
C'est ici que le schématisme peut nous induire en erreur. La faculté de
juger, en jeu dans toute connaissance particulière, doit correspondre non
pas au schématisme (ce serait trop simple et trop facile), mais à des
« principes» qui respectentla structurede la connaissance: le jugement doit se
faire en connaissance de cause. Autrement dit, toute expérience de
connaissance (appliquée au sensible) se fait conformément au jugement et à
ses catégories. Pour I<.ant, ces principes d'application du jugement au
sensible seront de quatre types (correspondant aux quatre classes de
catégories: quantité, qualité, relation, modalité).
Les catégoriesmathématiquesdéterminent des principes intuitivementcertains,
puisque ces catégories concernent directement les objets sensibles. Le
principe basé sur les catégories de la quantitédétermine que toute intuition
est une grandeur extensive (c'est-à-dire un agrégat) (p. 902), une unité
plurielle (tout est composé et décomposable ; ainsi une idée incidente est
décomposable en nouvelles idées incidentes) : in mundo non datur hiatus. Le
principe basé sur les catégories de la qualité détermine que toute intuition
est une grandeur intensive (p.906), aussi petite que l'on veut mais jamais
nulle. Il n'y a donc pas de négation pure ou d'affirmation pure (quand je dis
« ce n'est pas ma mère », c'est toujours elle, mais jamais tout à fait) : in
mundo non datur saltus.
Les catégoriesdynamiquesdéterminent des certitudes purement discursives,
puisque ces catégories ne concernent que les relations entre plusieurs objets
sensibles ou les relations avec l'entendement lui-même. L'application des
catégories dynamiques au sensible donneront les principes suivants. Pour
les catégories de relation,tout a une cause et rien n'arrive par un hasard
aveugle 0a causalité est toujours complexe et entraîne toute une structure,
une action réciproque) ou encore in mundo non datur casus. Pour les

136
catégories de modalité: la réalité qui est déterminée par une cause est
nécessaire (ce n'est pas le hasard qui commande notre destin) ou encore in
mundo non datur fatum.
Ces quatre principes privilégient chaque fois une sous-catégorie (chaque fois
la troisième): la totalitépour la quantité (non hiatus),la limitationpour la qualité
(non saltus), l'action réciproquepour la relation (non casus),la nécessitépour la
modalité (nonfatum). Ces quatre principes s'accordent en ce point, « de ne
rien permettre dans la synthèse empirique, qui puisse faire tort ou porter
atteinte à l'entendement et à l'enchaînement continu de tous les
phénomènes, c'est-à-dire à l'unité de ses concepts. Car c'est en lui
seulement qu'est possible l'unité de l'expérience où toutes les perceptions
doivent avoir leur place» (p. 961).
Dans son séminaire du 28 février 1962, Lacan interprète - naivement, il
faut bien le dire - les quatre principes kantiens (<<ln mundo non datur hiatus,
non datur saltus, non datur casus, non datur fatum ») comme quatre négations de
la future découverte freudienne. Pour la logique de la psychanalyse, il y a
des « hiatus» entre les signifiants, il y a les « sauts» dans chaque connexion
métonymique, il y a des « cas» tombant en dehors de la cause connue, il y a
des « oracles» inconscients. Comme si les hiatus entre les signifiants
n'entraient pas dans la totalité des signifiants; comme si les sauts
métonymiques ne se faisaient pas précisément dans la continuité d'une
limitation qui se déplace; comme si les cas n'étaient pas toujours en
rapport avec la structure de l'action réciproque entre le sujet et son objet;
comme si les oracles inconscients ne déterminaient pas nécessairement la
question du sujet.
Nous ne nous appesantirons pas sur ces mésinterprétations évidentes.
Retenons pour notre propos qu'il faut situer la logique de l'inconscient
comme ce qui fait irruption à l'intérieur de la logique commune. Pour ce
faire, il ne suffit pas de pointer quelque semblant d'opposition entre la
logique classique et la logique de l'inconscient. La critique de la logique
classique n'est pas d'abord tributaire de l'histoire de la psychanalyse, de
Freud ou de Lacan. Elle n'est pas purement contingente. Autrement dit, ne
nous contentons pas de critiquer la logique commune par une vérité
« freudienne» (œdipienne) ou « lacanienne» (schéma R) particulière. Il faut
au contraire montrer comment la vérité psychanalytique suit une logique
nécessaire, qui se situe notamment par rapport à la logique commune.
Nous suivrons ici d'abord l'essai de Lacan qui tente de situer la logique de
la psychanalyse dans le cadre d'une logiquegénérale notamment à partir de

137
, . 1 . , . A

l'etude des quadrants de C.S. Peirce. Nous verrons ensuite - a pamr meme
de la Critique de la raisonpure de Kant - comment cette situation dans la
logique commune ouvre véritablement la question de l'impossibilitéen
psychanalyse.

4 L'impossibilité au cœur du possible


ou la logique transcendantale

Nous avons mentionné plus haut (chapitre 2, ~ 5) les difficultés de la


proposition particulière par rapport à un cadre de logique classique qui
rangerait les individus dans des cases universelles (diagnostiques): la
proposition particulière ne se laisse pas ranger dans un tel cadre ou telle
case parce qu'elle implique l'existence, notamment l'existence empirique
possible; la proposition particulière pose d'emblée la question du possible
au sens kantien et dépasse par là l'optique de la proposition universelle.
Tentons de simplifier l'expérienceet laissons apparaîtmun trait, vertical pour
fixer les idées. L'apparition peut se répéter. Illustrons ce trait comme l'idée
incidente « ce pourrait être ma mère ». Cette expérience singulière est
totalisée par le caractère « maternel» ; le trait unique et singulier de « mère»
totalisela série des rencontres sur fond maternel; toute personne rencontrée
vient à la suite de la première personne rencontrée, de la mère (dans cette
expérience « non datur hiatus») ; la mère y est concernée peu ou prou, depuis
l'imperceptible jusqu'à la perception consciente des ressemblances; la
limite fluctue, mais il n'y a pas de saut (dans cette expérience « non datur
saltus»). Nous sommes bien dans la troisième sous-catégorie de la quantité
(singularité qui fait totalité) et dans la troisième sous-catégorie de la qualité
(elle apparaît comme limite entre le moment où le caractère « maternel»
apparaît et le moment où il n'apparaît pas).
Acceptons maintenant une autm expérience(nous restons toujours dans le
possiblede l'expérience). Un trait différentpourra faire l'affaire. Nous avons
vu plus haut dans La négation(chap. 4 ~ 2) comment le trait vertical du
« maternel» apparaît en fait d'abord comme non-vertical: « ce n'est pas ma
mère» ou plutôt « c'est une non-mère ». Nous sommes toujours dans les
troisièmes sous-catégories de singularité (tout ce qui est « non-mère ») et de
limitation ~'apparition à partir du néant).

1
Le quadrant, de C.S. Peirce, in Collected papers, Cambridge, Harvard University Press,
1960, vol II, Book III 1, par. 2 et 3. Cf. Lacan Séminaire IX L'identification,séance du 17
janvier 1962.

138
Croisons maintenant ces deux expériences. Nous obtenons le schéma des
quadrants de Peirce qui paraît intriquer seulement les deux premières sous-
catégories de la qualité (affirmation et négation) et les deux premières sous-
catégories de la quantité (particularité et universalité), sans thématiser
(explicitement) les « catégories dynamiques» apparemment plus complexes
(relation et modalité) 1.

Les quatre propositions classiques A, E, I, et 0 peuvent être notées


comme suit:
A (universelle affirmative) = tous les traits sont verticaux « c'est ma =
mère» sans discussion;
E (universelle négative) = tous les traits sont non verticaux = « ce n'est
pas ma mère» sans discussion;
I (particulière affirmative) =
quelques traits sont verticaux « il y a =
quelque chose de ma mère» ;
o (particulièrenégative) = quelques traits ne sont pas verticaux « il y a =
quelque chose qui n'est pas ma mère».
Ces petits traits (verticaux et non verticaux) peuvent être répartis dans les
quatre cases d'un schéma emprunté à Peirce que nous représentons ici par
quatre rectangles numérotés de 1 à 4 ; chaque proposition (A, E, I, 0) Y est
la conjonction de deux rectangles:
=
A 1 + 4, E 1 + 2, =
=
I 3 + 4, o = 2 + 3.
A
~
r ,
II 4 I
I
I 1
I I
I I I I
E
/
I

:r J-fl/
~3 I
I //
//
2/
//
/
/"

~
~
o

1
Les trois relations entre particulières et universelles, - sub alternation de la particulière
par rapport à l'universelle de même valeur, contradiction avec l'universelle de valeur
opposée et implication réciproque des deux particulières - sont contradictoires entre elles
et nécessitent une dialectique où l'ensemb le des catégories est en jeu.

139
Platon, Aristote, Descartes, etc.). On retrouve ces mêmes schèmes dans la
psychanalyse: schème de la parenté dans le complexe d'Œdipe freudien,
schème de la méthode dans les chemins fléchés tracés par les graphes
lacaniens. Le schème, quel qu'il soit, établit une véritable correspondance,
une co-naissance entre la sensibilité et l'entendement. Tel est le statut de
toute connaissance pour la philosophie et la psychanalyse. Telles sont les
règles de toute connaissance, auxquelles la psychanalyse n'échappe pas plus
que quiconque. D'où le même apologue de la traite du bouc pour poser la
question de la vérité qui ne peut se dire que par l'intermédiaire d'un tracé
schématique (pour Freud le schéma œdipien, pour Lacan le schéma du
signifiant) .
Mais ce possible de l'expérience doit encore être appliqué. L'applicationou
«fàculté dejuger» kantienne n'est rien d'autre que le pouvoir de subsumer le
particulier sous une logique plus générale.
C'est ici que le schématisme peut nous induire en erreur. La faculté de
juger, en jeu dans toute connaissance particulière, doit correspondre non
pas au schématisme (ce serait trop simple et trop facile), mais à des
« principes» qui respectentla structurede la connaissance: le jugement doit se
faire en connaissance de cause. Autrement dit, toute expérience de
connaissance (appliquée au sensible) se fait conformément au jugement et à
ses catégories. Pour I<.ant, ces principes d'application du jugement au
sensible seront de quatre types (correspondant aux quatre classes de
catégories: quantité, qualité, relation, modalité).
Les catégoriesmathématiquesdéterminent des principes intuitivementcertains,
puisque ces catégories concernent directement les objets sensibles. Le
principe basé sur les catégories de la quantitédétermine que toute intuition
est une grandeur extensive (c'est-à-dire un agrégat) (p. 902), une unité
plurielle (tout est composé et décomposable ; ainsi une idée incidente est
décomposable en nouvelles idées incidentes) : in mundo non datur hiatus. Le
principe basé sur les catégories de la qualité détermine que toute intuition
est une grandeur intensive (p.906), aussi petite que l'on veut mais jamais
nulle. Il n'y a donc pas de négation pure ou d'affirmation pure (quand je dis
« ce n'est pas ma mère », c'est toujours elle, mais jamais tout à fait) : in
mundo non datur saltus.
Les catégoriesdynamiquesdéterminent des certitudes purement discursives,
puisque ces catégories ne concernent que les relations entre plusieurs objets
sensibles ou les relations avec l'entendement lui-même. L'application des
catégories dynamiques au sensible donneront les principes suivants. Pour
les catégories de relation,tout a une cause et rien n'arrive par un hasard
aveugle 0a causalité est toujours complexe et entraîne toute une structure,
une action réciproque) ou encore in mundo non datur casus. Pour les

136
catégories de modalité: la réalité qui est déterminée par une cause est
nécessaire (ce n'est pas le hasard qui commande notre destin) ou encore in
mundo non datur fatum.
Ces quatre principes privilégient chaque fois une sous-catégorie (chaque fois
la troisième): la totalitépour la quantité (non hiatus),la limitationpour la qualité
(non saltus), l'action réciproquepour la relation (non casus),la nécessitépour la
modalité (nonfatum). Ces quatre principes s'accordent en ce point, « de ne
rien permettre dans la synthèse empirique, qui puisse faire tort ou porter
atteinte à l'entendement et à l'enchaînement continu de tous les
phénomènes, c'est-à-dire à l'unité de ses concepts. Car c'est en lui
seulement qu'est possible l'unité de l'expérience où toutes les perceptions
doivent avoir leur place» (p. 961).
Dans son séminaire du 28 février 1962, Lacan interprète - naivement, il
faut bien le dire - les quatre principes kantiens (<<ln mundo non datur hiatus,
non datur saltus, non datur casus, non datur fatum ») comme quatre négations de
la future découverte freudienne. Pour la logique de la psychanalyse, il y a
des « hiatus» entre les signifiants, il y a les « sauts» dans chaque connexion
métonymique, il y a des « cas» tombant en dehors de la cause connue, il y a
des « oracles» inconscients. Comme si les hiatus entre les signifiants
n'entraient pas dans la totalité des signifiants; comme si les sauts
métonymiques ne se faisaient pas précisément dans la continuité d'une
limitation qui se déplace; comme si les cas n'étaient pas toujours en
rapport avec la structure de l'action réciproque entre le sujet et son objet;
comme si les oracles inconscients ne déterminaient pas nécessairement la
question du sujet.
Nous ne nous appesantirons pas sur ces mésinterprétations évidentes.
Retenons pour notre propos qu'il faut situer la logique de l'inconscient
comme ce qui fait irruption à l'intérieur de la logique commune. Pour ce
faire, il ne suffit pas de pointer quelque semblant d'opposition entre la
logique classique et la logique de l'inconscient. La critique de la logique
classique n'est pas d'abord tributaire de l'histoire de la psychanalyse, de
Freud ou de Lacan. Elle n'est pas purement contingente. Autrement dit, ne
nous contentons pas de critiquer la logique commune par une vérité
« freudienne» (œdipienne) ou « lacanienne» (schéma R) particulière. Il faut
au contraire montrer comment la vérité psychanalytique suit une logique
nécessaire, qui se situe notamment par rapport à la logique commune.
Nous suivrons ici d'abord l'essai de Lacan qui tente de situer la logique de
la psychanalyse dans le cadre d'une logiquegénérale notamment à partir de

137
, . 1 . , . A

l'etude des quadrants de C.S. Peirce. Nous verrons ensuite - a pamr meme
de la Critique de la raisonpure de Kant - comment cette situation dans la
logique commune ouvre véritablement la question de l'impossibilitéen
psychanalyse.

4 L'impossibilité au cœur du possible


ou la logique transcendantale

Nous avons mentionné plus haut (chapitre 2, ~ 5) les difficultés de la


proposition particulière par rapport à un cadre de logique classique qui
rangerait les individus dans des cases universelles (diagnostiques): la
proposition particulière ne se laisse pas ranger dans un tel cadre ou telle
case parce qu'elle implique l'existence, notamment l'existence empirique
possible; la proposition particulière pose d'emblée la question du possible
au sens kantien et dépasse par là l'optique de la proposition universelle.
Tentons de simplifier l'expérienceet laissons apparaîtmun trait, vertical pour
fixer les idées. L'apparition peut se répéter. Illustrons ce trait comme l'idée
incidente « ce pourrait être ma mère ». Cette expérience singulière est
totalisée par le caractère « maternel» ; le trait unique et singulier de « mère»
totalisela série des rencontres sur fond maternel; toute personne rencontrée
vient à la suite de la première personne rencontrée, de la mère (dans cette
expérience « non datur hiatus») ; la mère y est concernée peu ou prou, depuis
l'imperceptible jusqu'à la perception consciente des ressemblances; la
limite fluctue, mais il n'y a pas de saut (dans cette expérience « non datur
saltus»). Nous sommes bien dans la troisième sous-catégorie de la quantité
(singularité qui fait totalité) et dans la troisième sous-catégorie de la qualité
(elle apparaît comme limite entre le moment où le caractère « maternel»
apparaît et le moment où il n'apparaît pas).
Acceptons maintenant une autm expérience(nous restons toujours dans le
possiblede l'expérience). Un trait différentpourra faire l'affaire. Nous avons
vu plus haut dans La négation(chap. 4 ~ 2) comment le trait vertical du
« maternel» apparaît en fait d'abord comme non-vertical: « ce n'est pas ma
mère» ou plutôt « c'est une non-mère ». Nous sommes toujours dans les
troisièmes sous-catégories de singularité (tout ce qui est « non-mère ») et de
limitation ~'apparition à partir du néant).

1
Le quadrant, de C.S. Peirce, in Collected papers, Cambridge, Harvard University Press,
1960, vol II, Book III 1, par. 2 et 3. Cf. Lacan Séminaire IX L'identification,séance du 17
janvier 1962.

138
Croisons maintenant ces deux expériences. Nous obtenons le schéma des
quadrants de Peirce qui paraît intriquer seulement les deux premières sous-
catégories de la qualité (affirmation et négation) et les deux premières sous-
catégories de la quantité (particularité et universalité), sans thématiser
(explicitement) les « catégories dynamiques» apparemment plus complexes
(relation et modalité) 1.

Les quatre propositions classiques A, E, I, et 0 peuvent être notées


comme suit:
A (universelle affirmative) = tous les traits sont verticaux « c'est ma =
mère» sans discussion;
E (universelle négative) = tous les traits sont non verticaux = « ce n'est
pas ma mère» sans discussion;
I (particulière affirmative) =
quelques traits sont verticaux « il y a =
quelque chose de ma mère» ;
o (particulièrenégative) = quelques traits ne sont pas verticaux « il y a =
quelque chose qui n'est pas ma mère».
Ces petits traits (verticaux et non verticaux) peuvent être répartis dans les
quatre cases d'un schéma emprunté à Peirce que nous représentons ici par
quatre rectangles numérotés de 1 à 4 ; chaque proposition (A, E, I, 0) Y est
la conjonction de deux rectangles:
=
A 1 + 4, E 1 + 2, =
=
I 3 + 4, o = 2 + 3.
A
~
r ,
II 4 I
I
I 1
I I
I I I I
E
/
I

:r J-fl/
~3 I
I //
//
2/
//
/
/"

~
~
o

1
Les trois relations entre particulières et universelles, - sub alternation de la particulière
par rapport à l'universelle de même valeur, contradiction avec l'universelle de valeur
opposée et implication réciproque des deux particulières - sont contradictoires entre elles
et nécessitent une dialectique où l'ensemb le des catégories est en jeu.

139
quaternaire est ainsi défini; mais cette quadruple « défmition» suppose déjà
la structure signifiante et notamment le parcours des quatre discours,
impossible à« connaître» et à circonscrire.
b) Il nous faut maintenant préciser les occupants de ces différentes
places. Les quatre discours permutent les lettres ordonnées du quaternaire
symbolique (8n82'a et S1)aux quatre places réelles ordonnées (agent, Autre,
produit, vérité). Dans le discours de l'hystérique, l'agent sera S, dans le
discours du maître, il sera 8n dans le discours universitaire, il sera 82,dans le
discours de l'analyste, il sera l'objet a. Pour les mêmes quatre discours,
l'Autre sera respectivement 8n 82,l'objet a et S ; la production sera 8n l'objet
a, S et 81; la vérité l'objet a, S, 81 et 82. Autrement dit, les éléments du
discours (81,82,a et S) relèvent du symbolique et parcourent les différentes
places réelles. Ils ne sont pas stationnaires, ni même identiques à eux-
mêmes; dans la logique du signifiant, ils sont par excellence différentsd'eux-
mêmes. Spécifions par exemple 82 du maître comme le travail de l'esclave,
82 de l'hystérique comme la production d'un savoir sur l'hystérie, 82 de
l'universitaire comme somme du savoir accumulé et universalisé, 82 de
l'analyste comme savoir de la structure. Ou encore proposons le « a» de
l'hystérique comme objet oral, celui du maître comme objet anal, celui de
l'universitaire comme objet scopique, celui de l'analyste comme voix;
encore faudrait-il bien préciser qu'il ne s'agit pas du tout ici d'incarnations
fantasmatiques de l'objet a pour les différents discours; il faudrait au
contraire démontrer comment ces différents objets a articulent la pure
valeur de manque dans un discours différent, dont l'imagerie fantasmatique
n'est qu'anecdotique et sans importance structurelle (cette démonstration
n'est pas donnée dans cet ouvrage).
c) Pour saisir le discours, il nous faut préciser ce que fait un discours.
Le discoursest une organisation du signifiant en tant qu'elle a des effets
producteurs d'un liensocial Ainsi le discours du maître établit un certain lien
social nouveau: la rapport « maître - disciple ». Une pratique du signifiant
qui dériveraitd'un lien social plutôt qu'elle ne le produirait, n'est pas un
discours proprement dit. Pour qu'il y ait discours, il faut que le lien social
soit créépar le discourslui-même.Corrélativement, le sujet mis en jeu par le
discours ne choisit pas son discours, ni positivement, ni négativement; il ne
peut décider ni de s'engager dans tel discours ni de s'écarter de tel autre,

1
Nous avons déjà défini SI' 81 et le sujet (S). L'oijet a (<<objet petit a ») est introduit par
Lacan en même temps que le désir: avant d'être «l'objet partiel» (oral, anal, scopique,
vocal), il est le rien CE 600 et 629). Pour autant que le désir est défmi comme impossible, c'est
comme« rien» qu'il pourra être objet a du désir CE 682).

144
puisqu'il est comme l'émanation du discours. Il n'y a donc pas de discours
du « psychotique », ou du «phobique» ou de « l'obsessionnel» : ce qui
caractérise le « psychotique », le «phobique» ou « l'obsessionnel », ce n'est
jamais la création d'un lien social mais bien plutôt la perte de la réalité,
l'évitement des relations ou la« parole vide ».
Mais n'avons-nous pas dit que le sujet n'apparaît comme tel que par une
distorsion signifiante, que par une différence diachronique? Effectivement
le sujet comme tel n'apparaît pas dans un seul discours, mais par suite d'un
changementde discours. Il n'était donc pas juste de présenter les places (a) et
les occupants du discours (b) avant les mouvements de discours (c) comme
nous l'avons fait pour des raisons purement pédagogiques. Tout comme les
quatre éléments du premier quaternaire réel 0es « places »), les quatre
éléments du deuxième quaternaire symbolique ne se « défmissent» que par
le mouvement complexe du signifiant notamment par les quatre discours,
c'est-à-dire par la ronde des discours dont le mouvement élémentaire est la
bascule de l'impuissance d'un discours vers l'impossibilité du discours
suivant. Dès lors il n'y aura aucun énoncé qui puisse rester identique à lui-
même dans la transcription d'un discours à un autre. On ne retrouve jamais
le même énoncé dans deux discours différents. Ce fait a un corrélat
remarquable: l'analysant pourra répéter un énoncé dans deux discours
totalement différents; la répétition n'est jamais répétition de l'identique. La
répétition d'une même anecdote dans une analyse camoufle un changement
de discours ou du moins la possibilité de ce changement. Elle est par
essence différence diachronique.
C'est dans la bascule d'un discours vers un autre, dans le changement de
discours que se montre l'impossible du discours, c'est-à-dire l'essentiel de la
nouvelle clinique. L'inconscient n'a de fonction dans l'analYse que comme
« cfynamique qui précipite la bascule d'un de ces discours dans l'autre» (Radiophonie,
p. 88). L'inconscient est la force de bascule d'un discours vers un autre.
Où trouver la force qui fait passer un premier discours dans un autre
discours? Il faut que le premier discours manifeste son impuissance,c'est-à-
dire son échec à trouver sa vérité. Notons tout de suite que le deuxième
discours, qui succède à l'impuissance d'un premier, reste pourtant
impossible:le « lien social» n'est que postulé, il ne se forme jamais dans la
symétrie ou « l'égalité », car l'altérité est radicale. Un gouffre sans pont
sépare l'agent et l'Autre, les deux protagonistes de chaque discours (maître -
esclave, hystérique - maître, universitaire - étudiant, analyste - sujet) : il nj; a
pas de rapportsexueLCette absence de « rapport sexuel» revient toujours à la
même place quels que soient les changements de discours et cet abîme est
app elé Ie rieL

145
Le lecteur aura aperçu ce mouvement de renversement à l'œuvre dès les
premiers chapitres de notre ouvrage. L'impuissance de la psychanalyse dans
l'application à une psychopathologie différentielle, l'impuissance dans la
schématisation de la nature humaine, l'impuissance dans la théorisation de
la psychose engendrent la nécessité d'un changement de discours.
Dans une logique œdipienne, l'imaginaire confortait le symbolique. Le
schéma R offrait un support nominal pour stabiliser la structure du
signifiant. Dans une logique psychanalytique, il s'agit au contraire de
montrer, de faire apparaître l'impuissance de l'imaginaire, l'impuissance du
schéma R, l'impuissance du dispositif schématique à trouver la vérité. Cette
impuissance provoque un changement symbolique. Mais quelle est la fin de
ce changement, de cette bascule d'un discours à l'autre? Serait-ce de
trouver un meilleur discours, le discours psychanalytique par exemple?
Nullement, car ce nouveau discours produit par le mouvement symbolique
est tout autant attiré dans une structure imaginaire. Il s'agit bien plutôt
d'articuler l'impasse non pas de tel discours, mais du discours en général: il
s'agit de l'articulationdu réelcommeimpossible:c'est le rapport entre l'agent et
l'Autre (quels qu'ils soient) qui est toujoursimpossible. Gouverner,éduqueret
p!Jlchanafysersont, au dire de Freud, tmisgageures,qui toutestrois- et du même
pas réel - sont impossiblesà tenir. On y reconnaîtra aisément le discours du
maître, le discours de l'universitaire et le discours de l'analyste, auquel il
suffit d'ajouter le discours de l'hystérique pour avoir les quatre fOrmes
d'impossibilité de la structure.
Cette impossibilité n'apparaît que comme résultat de la basculequi fait
passer d'un discours à un autre. Le point de départ de toute bascule est
l'impuissanced'un premier discours: impuissance à retrouver la vérité à partir
de sa production; dans l'ordre du discours, on ne retrouve jamais l'arbre à
partir de ses fruits. Faute de discerner l'impossibilité (d'un deuxième
discours) à partir de l'échec ou de l'impuissance (d'un premier discours), on
réduit aisément et naïvement la castration à l'impuissance d'un premier
discours (maître, hystérique, universitaire ou analyste). Cette impuissance
reconnue, cet échec endossé et assumé n'est cependant pas la castration.
Seule la démonstration de l'impossibilité réelle (c'est-à-dire l'impossibilité
au niveau des places réelles de l'agent et de l'Autre) à partir de
l'impuissance d'un premier discours ouvre la castration.
Ainsi, l'impossibilité de gouverner ou l'impossibilité du discoursdu maître
(rapport maître - esclave) ne sera-t-elle serrée dans son réel qu'à partir du
discoursde l'hystérique dont il provient. Un discours de maître, comme
nouveau discours, vient après l'expérience d'impuissance de l'Autre de
l'hystérique, Autre qui devient le futur maître; dans le cadre du discours de
l'hystérique, il échouait à donner la jouissance à l'hystérique. Il renonce à

146
être son Autre pour devenir agent - semblant et c'est dans l'entre-deux des
deux discours et des deux places réelles qu'il occupe successivement dans le
discours de l'hystérique (Autre) et du discours du maître (agent), qu'il
découvre son impossibilité, sa castration. Avant cela il aura fallu qu'il
découvre que l'entreprise qui l'engageait dans le discours de l'hystérique,
était vouée à l'échec, impuissante à atteindre l'objet a, malgré tout le savoir
produit par l'hystérique. Le rapport maître - esclave (discours du maître
impossible) s'institue du fait que le maître a abandonné le discours de l'hystérique
ou que l'Autre (de l'hystérique) s'est bani pour soutenir un nouveau
discours, une nouvelle raison:

. ,] ,. S 8
D [scours ue l 'l~
l!)lstenque: Ci~ ~
, ;:~~=~~~; u..
,. "~W'" ".
..' ",
'" '... .'u
,
//"'" ,
> \
/'" Hystérique = S(agent) S,= futur maître (Autre)
.~ ~
.'
'. .'
' ,
,
"..
Objet a (vérité)
'-
< S2 = savoir (Produit) ,.,. ."".
././/
u...
,

..
'" ...~~~::: >0..

w~ m -'"
...,._' :
,..,.u .u' ..., '.,.
.."", Impossibiltte ..............

,/"'Maître = S, (Autre devenu semblant) > esclave=S2 (produit devenu Autre) '..........

\$
:'\.
Sujet = g (semblantdevenuvérité) objet a (véritédevenueproduit) .., .
/
,.....'
"'u
" ..",
!..!~~~a:.~~ ~

. A
Dzscoursdu maItre: SI
S ~ a
S~

L'impossibilité est la conséquence logique d'une impuissance:


l'impuissance fait tourner l'Autre à l'agent, elle pousse à l'acte l'Autre (de
l'hystérique) pour qu'il soit maître (d'un autre discours). Tel est la structure
de tout changement de discours. «Cerner le réel autant que possible
comme impossible» (Radiophonie, p. 60) consiste donc à donner le pouvoir
à l'impuissance, pour mettre en évidence que l'Autre s'est barré et prend la
place du simple semblant - agent d'un autre discours tout aussi impossible.

147
S'égrène ainsi une suite de renversements, de bascules, qui font passer d'un
discours à un autre, à « un nouvel amour ». Cette structure, comme
démonstration en acte de l'impossible, est la vérité du discours de l'analyste
(82en position de vérité). On comprend comment le discours de l'analyste
qui éclaire d'un jour rasant la structure des autres (L'étourdit, p. 9) ; cette
vérité propre au discours de l'analyste ne peut pourtant pas être saisie par le
discours de l'analyste: il reste tout aussi impuissantque les autres discours à
saisir sa vérité. Il lui faut donc à son tour basculer vers le discours de
l'hystérique. Et la ronde recommence.
Si chacun des discours ne peut être saisi dans son essence que par le
parcours de la structure, que par la ronde des discours, il faut suivre ce
parcours, en venir à l'impossibilité d'un dire à partir de l'impuissance d'un
dit. Le dire n'est nullement l'équivalent d'une énonciation (et de son sujet
psychologique), car le dire ne dépend pas des possibilités de l'agent, et
l'agent n'est pas le support réel du discours, mais le semblant qui se fait
passer pour support illusoire. Dans chaque discours, un dire se spécifie à
partir de la dimension modale où se dit la demande. «Je demande qu'il
vienne », commande par exemple le discours du maître: le mode subjonctif
y indique un dire. Dans ce subjonctif régi et ordonné en décalage de la
demande, se touche le renversement de la demande impuissante de
l'hystérique vers l'impossible désir du maître. Grammaire et logique
concourent ainsi à faire apparaître la dimension du dire dans la ronde des
discours. Le dire provient ainsi du renversement du discours précédent:
tout nouveau discours est reprise du discours précédent dont il fait en
quelque sorte citation indirecte et modale. Tout discours est une
déformation distorsive du signifiant, pour autant qu'un discours comme
signifiant (81)peut être déformé et distordu par une bascule vers une autre
discours signifiant (82). La différence diachronique 81 - 82 est ici différence
hystérique - maître.
Le discours analytique ne consiste cependant pas à suivre simplement une
ronde infinie des discours ou une déformation infinie du signifiant
erratique. Un autre dire que celui du parcours de la structure y est privilégié.
L'interprétation dépend certes du parcours modal de la structure et de la
ronde des discours; pour être interprétation, elle doit faire plus que de
parcourir la structure, elle doit la démontrer. Sans cela, cette structure
pourrait sembler infmie, dispersée et dissipée. La suite des bascules de
discours se boucle en effet sur elle-même, non qu'elle ait un terme qui en
annulerait la suite - notamment le discoursde l'analYsten'est pas le dernier
discours-, mais ce parcours des discours est une ronde: on revientau point de
départ après un certain temps (et on ne guérit pas du discours de

148
l'hystérique). Ce bouclage de la structure sera questionné à la fin de notre
chapitre 7.
Avant cela , revenons au mécanisme élémentaire de cette structure, à
l'inconscienten tant que dynamique ponctuelle présente à chaque bascule:
«l'inconscient n'a à faire que dans la dynamique qui précipite la bascule
d'un de ces discours dans l'autre» (Radiophonie,p. 88). L'inconscient est
essentiellement structuré, puisqu'il est la bascule même où se joue la
structure et cette bascule n'est autre que le mouvement même du signifiant
dans sa déformation distorsive: « l'inconscient est structuré comme un
langage ». Pourquoi dire: « l'inconscient est structuré comme un langage»
et non pas « comme le langage» ? Dans « Particularisation et généralisation
dans le système des articles français» (in Langue et Sciencedu langage,1973),
Gustave Guillaume montre que l'article indéfini (<<un ») et l'article défini
(<<le ») développent un mouvement inverse. Le « un» suppose un
mouvement, un cinétisme qui va de l'universelvers le particulier et chaque
« un» est une coupe transversale dans ce cinétisme - on est bien engagé
non dans l'universel ou dans le particulier, mais dans le singulier
(<<troisième» sous-catégorie de la quantité qui prime sur les deux premières
et les articulent) -; le « le» suppose au contraire un cinétisme qui va du
particulier à l'universel et chaque «le» est une coupe transversale dans ce
cinétisme. « Quand je dis: Le soldatfrançaissait résisterà lafatigue, la pensée
opère à grande distance du singulier dans un mouvement de pensée dont le
propre est de l'en éloigner de plus en plus et, à la limite, de le lui faire
perdre complètement de vue» (p. 151). On dira par contre: Un soldatfrançais
saitrésisterà lafatigue,dans un mouvement de pensée strictement inverse, dans
le cas d'un encouragement à tel soldat harassé. La psychanalyse, dont la
méthode découle de la différence diachronique, subvertira chaque instant
de son parcours par une reprise singulière: elle parlera dès lors d'un
langage. Le champ de l'interprétation est identiquement « une langue », ni
plus ni moins; elle sera détachée de l'entreprise diagnostique, de la méprise
des préjugés œdipiens et de l'emprise d'une linguistique universelle.
Mais en quoi l'interprétation p!Jchanafytiquepourra-t-elle alors se différencier
de l'interprétation délirante? Le « Hors-discours de la psychose» (L'étourdit,
p.47) n'est pas simplement l'absence d'un discours proprement
psychotique, il est encore l'effacement - dans l'interprétation délirante - du
caractère modal propre à chaque discours. Cet effacement empêche toute
bascule d'un discours vers un autre. Alors que l'interprétation
psychanalytique est sans restriction tributaire de la bascule d'un discours
dans un autre, l'interprétation psychotique est absolument détachée de
toute bascule. Si « l'inconscient n'a à faire que dans la dynamique qui
précipite la bascule d'un de ces discours dans l'autre» (Radiophonie,p. 88), il

149
ne peut jamais être question d'inconscient dans l'interprétation
psychotique. Il est tout simplement faux de parler d'« inconscient à ciel
ouvert» pour le délirepsychotique; il vaudrait mieux parler d'« inconscient
à bureaux fermés» puisque toute nouvelle bascule est apriori exclue.
L'interprétation psychanalytique ne fait pas apparaître l'inconscient
exposé à la vitrine de nouvelles découvertes archéologiques Qaquestion des
origines), mais bien plutôt l'inconscienten acte,l'inconscient qui, en produisant
la bascule d'un discours en un autre, montre la structure elle-même.
L'interprétation analytique découle directement du modal et c'est cette
spécificité qui la différencie radicalement de toutes les autres
interprétations, y compris des interprétations soi-disant « psychanalytiques»
qui visent à nommer et indiquer un support référentiel précis. Le modalestla
grammain propre de l'interprétation authentiquement psychanalytique. Il
s'ensuit qu'il n'y a pas d'interprétation analytique de l'interprétation
psychotique, pas plus que de l'interprétation scientifique ou de
l'interprétation oraculaire. Il n'y a d'interprétation analytique qu'à partir de
la mise en acte modale de l'inconscient, à partir de l'inconscient « structuré
comme un langage ».
Un langage fait toujours preuve d'équivoque. L'équivoque du signifiant
est d'abord évidente dans le matériel signifiant, dans la matière sonore et
scripturale dont peut jouer la déformation distorsive. Ainsi un mot peut
présenter la même forme phonique (homophonie) ou la même forme
graphique (homographie) pour deux significations différentes. Je ne
m'attarderai pas à ces équivoques (homophonique ou homographique). On
sait les dégâts provoqués par les interventions du psychanalyste sur
l'homophonie, notamment dans la cure des psychotiques; on peut
comprendre pourquoi, le psychotique joue aussi de l'homophonie pour son
interprétation délirante et un délire plus un délire n'annule pas le délire. On
peut exclure les « psychotiques» d'une pratique jouant de l'équivoque
homophonique; mais cette exclusion est simplement corrélative d'une
psychanalyse sans fondement, notamment sans le fondement d'une
grammaire et d'une logique. À partir du constat des effets ravageurs des
interventions sur l'équivoque homophonique, il ne faut pas conclure que la
psychanalyse est impossible pour les « psychotiques» ; il faut au contraire
remettre en question la théorie de l'équivoque signifiante réduite à
l'homophonie. Pour la psychanalyse, touteéquivoque doit articuler en même
temps la grammaire et la logique du signifiant (nos chapitres 6 et 7).
L'équivoque du signifiant se joue d'abord dans la différence diachronique
81-82 qui insère 81 dans la grammaire de 82 ; la logique devra s'en déduire.
Qu'on prenne n'importe quel exemple d'homophonie féconde pour une
cure ou pour la théorie psychanalytique en général, on y retrouvera toujours

150
à l'œuvre la grammaire de la déformation distorsive et la logique qui s'en
développe: Signorelline va pas sans la mort et la sexualité, les Non dupes
errentne vont pas sans le renversement logique des supports d'une paternité
rassurante.
Nous aborderons donc l'équivoque de la grammaire et de la logique du
signifiant.
La première différence grammaticale française est celle du nom et du
verbe, ou plus judicieusement de l'argument comme support nominatif et
de la fonction propositionnelle comme support interprétant. Au lieu de
centrer la psychanalyse sur le nom, nous proposerons une grammaire du
verbeavec ses conséquences logiques sur les modalités, qui préciseront les
notions de possible et d'impossible.

151
Chapitre 6
Les modalités de la psychanalyse
Sa grammaire

La mise en acte de l'inconscient ou sa dynamique est initiée par


l'impuissance ou l'échec d'un premier discours et elle provoque la bascule
dans un autre discours qui s'avère impossible. Une telle bascule de discours
peut s'écrire sous la forme générale SJ -10 S2 et entre immédiatement dans
notre présentation du signifiant comme différence diachronique.
Réciproquement toute différence diachronique inscn'te dans un discours fait basculer
cediscours.Pour le montrer, il suffit de prendre un discours quelconque, d'y
repérer la place de SJet de suivre le mouvement de différence diachronique
qui se joue à cette place. Autrement dit, on écrit S2à cette place et l'on
complète les autres places par SJ' g et a. Ainsi, si à la place de SIen position
d'Autre (discours de l'hystérique), on écrit S2' la différence propre au
signifiant fait basculer le discours dans le discours du maître; si à la place
de SIen position d'agent (discours du maître), on écrit S2' on bascule dans le
discours de l'universitaire; si la vérité SJ du discours de l'universitaire se
développe en S2' on bascule dans le discours de l'analyste; si le produit du
discours de l'analyste SI se théorise en S2' on bascule dans le discours de
l'hystérique. Telle est la dynamique de l'inconscient en acte.
Cette bascule de discours peut être saisie à tous les étages du signifiant,
depuis l'achoppement élémentaire de la parole jusqu'aux figures de l'Esprit
dans l'histoire générale de l'humanité.

1 L'aliénation ou le temps pour comprendre

Lorsque l'individu parlant accepte de perdre la maîtrise de son propre


langage, lorsqu'il accepte cette impuissance relative, il se soumet à ce qui lui
vient par la voie des associations et devient automatiquement analysant.
L'impuissance première de l'analysant ne trouvera désormais plus sa
solution dans l'espoir d'un changement extrinsèque, mais dans la structure
du signifiant.
Cette impuissance peut apparaître dans la coprésence de deux termes
incompatibles, « incompossibles ». Ainsi, la figure du père pourra conjoindre le
fantasme de le tuer en même temps que de l'aimer. Ainsi, l'analysant pourra
attendre de « l'Autre» qu'il dise et confirme ce qu'il s'est autorisé à dire,
tout en sachant bien que par ailleurs il n'admettra aucune parole de
confirmation de la part de quiconque. Ainsi, un séducteur pourra mettre
tout en œuvre pour séduire sans donner le moindre signe qui permette de
le démasquer, il n'en aura jamais fait assez tout en en ayant toujours déjà
fait de trop, tandis que le séduit n'aura jamais assez clairement démasqué ce
qu'il n'a que trop bien perçu.
Il faudra bien choisir l'un des deux incompossibles : « la bourse ou la
vie! ». «B ou A », tel est le choix proposé dans l'aliénation.L'aliénation qui
nous concerne n'est pas toujours aussi pathétique. Le dernier exemple est là
pour attirer notre attention sur un mécanisme qui se présente le plus
souvent de manière presque imperceptible.
Quelle est la structure de cette aliénation?
L'aliénation ne se réduit à aucune des deux disjonctions logiques
classiques: A ou B mais pas les deux à la fois / A ou B et éventuellement
les deux à la fois. Les deux termes de l'aliénation sont en effet
profondément dissymétriques, ils ne sont opposés l'un à l'autre que par le
mécanismealiénant: aimer son père n'est pas l'inverse de le tuer, masquer la
séduction n'est pas l'inverse de l'afficher, la bourse n'est pas l'inverse de la
vie et espérer la confirmation de l'Autre n'est pas l'inverse de la parole
libre. Dans le dilemme aliénant, un des termes (A) apparaît comme
premier, fondamental, ou encore comme impliqué dans la position de
choix: c'est parce qu'il y a eu cette question d'amour du père, que se pose
la question de le tuer ou de l'aimer, c'est parce que la séduction s'est
affichée un tant soit peu, qu'il convient de choisir de la masquer ou de
l'afficher, c'est parce qu'on a la vie, qu'il faut choisir entre la bourse ou la
vie, c'est parce qu'on parle qu'on attend la confirmation de « l'Autre ». L'un
des termes est en lui-même absolument inévitable (ainsi pour nos exemples
respectifs: aimer, séduire, vivre, parler). L'autre terme (B) est second et
n'est impliqué dans la structure du choix que comme l'objet ou l'enjeudu
choix (ainsi pour nos exemples: la colère, le masque, la bourse, la
confirmation de « l'Autre »).
L'enjeu sert de support au choix: va-t-on, oui ou non, tuer, masquer la
séduction, garder la bourse, trouver la confirmation de « l'Autre» ? Si
l'enjeu disparaît, le choix perd sa raison d'être et disparaît à son tour. Ainsi,
s'il n'y a pas de bourse, « la bourse ou la vie» n'a pas de sens: « refouler» la
bourse dans quelque poche secrète est dès lors une tentative d'éviter le
choix aliénant imposé par le bandit. Ainsi, la « disparition» de toute colère,

154
ou de tout masque, ou de tout espoir de réponse - leur refoulement -
annule le dilemme aliénant. L'aliénation repose sur le support de ces enjeux
(B). Or B est second par rapport à A et le choix B s'imposerait
immanquablement s'il n'impliquait pas en même temps l'annihilation de A,
c'est-à-dire de celui qui choisit 0e fils aimant, le séducteur, le vivant, le
parlant). Choisir la bourse implique la perte de la vie et par conséquent la
perte de la bourse, choisir de tuer implique la disparition de l'objet d'amour
et donc de la raison de le tuer, choisir de masquer la séduction implique la
disparition de la raison même de séduire, choisir la confirmation de l'Autre
supprime la parole libre.
Les deux termes du choix nous laissent dans l'aporie: - d'une part, le soi-
disant «choix» de B 0a bourse) n'est que la position capitaliste d'une
bourse envahissant l'univers au point que la vie n'a plus de sens, «tuer»
n'est que l'opposition au père, masquer la séduction n'est que la
supposition d'un séduit, se faire confirmer n'est que l'imposition d'un
Autre; - d'autre part, le choix de A 0a vie, aimer, séduire, parler) est un
choix à rebrousse-poil, c'est l'exclusion de l'objet du choix et le retour à la
bonne nature rousseauiste. Heureux !espauvres car le royaume des cieux leur
appartient. La sagesse populaire nous a habitués à cette renonciation
apparemment logique: - on ne peut pas vouloir attraper la lune (encore
que si l'on s'appelle Pierrot...) ; - on ne peut avoir le beurre et l'argent du
beurre (encore que si l'on conquiert le sourire de la fermière. ..). L'opium
du peuple n'a pas fmi d'endormir les gens, même si son parfum peut
changer au gré des religions, idéologies et « psychanalyses ». L'aliénation
n'est justement ni l'abandon de la dimension du choix, pour la mécanique
matérielle du seul objet (B), ni la résignation à la transcendance désincarnée
d'un choix purifié de son objet (A). L'aliénation passe donc par un ni...
ni..., par une double exclusion qui signe le suspens de la solution. Cette
suspension temporelle de la solution introduit un tempspour comprendre.
Les deux termes d'une aliénation s'inscn'vent tOUjoursdans une difftrence
diachronique.Reprenons l'exemple « la bourse ou la vie» ; il est évident que
la différence bourse / vie n'est pas synchronique: pour fixer les esprits, les
différences synchroniques correspondantes seraient plutôt: bourse /
marchandise et vie / mort. Si le choix bourse ou vie est aliénant, c'est parce
que la bourse apparaît dans le courant de la déformation capitaliste de la
vie; la pulsion meurtrière n'apparaît que comme déformation possible d'un
amour; le masque de la séduction comme distorsion d'une séduction; la
confirmation de l'Autre comme une suite de la parole. En certains points
cruciaux du champ infini des possibles leibni:(jens,l'association libre bute sur
l'incompossible,trébuche sur le phénomène lacunaire, se scandalise devant le

155
S'égrène ainsi une suite de renversements, de bascules, qui font passer d'un
discours à un autre, à « un nouvel amour ». Cette structure, comme
démonstration en acte de l'impossible, est la vérité du discours de l'analyste
(82en position de vérité). On comprend comment le discours de l'analyste
qui éclaire d'un jour rasant la structure des autres (L'étourdit, p. 9) ; cette
vérité propre au discours de l'analyste ne peut pourtant pas être saisie par le
discours de l'analyste: il reste tout aussi impuissantque les autres discours à
saisir sa vérité. Il lui faut donc à son tour basculer vers le discours de
l'hystérique. Et la ronde recommence.
Si chacun des discours ne peut être saisi dans son essence que par le
parcours de la structure, que par la ronde des discours, il faut suivre ce
parcours, en venir à l'impossibilité d'un dire à partir de l'impuissance d'un
dit. Le dire n'est nullement l'équivalent d'une énonciation (et de son sujet
psychologique), car le dire ne dépend pas des possibilités de l'agent, et
l'agent n'est pas le support réel du discours, mais le semblant qui se fait
passer pour support illusoire. Dans chaque discours, un dire se spécifie à
partir de la dimension modale où se dit la demande. «Je demande qu'il
vienne », commande par exemple le discours du maître: le mode subjonctif
y indique un dire. Dans ce subjonctif régi et ordonné en décalage de la
demande, se touche le renversement de la demande impuissante de
l'hystérique vers l'impossible désir du maître. Grammaire et logique
concourent ainsi à faire apparaître la dimension du dire dans la ronde des
discours. Le dire provient ainsi du renversement du discours précédent:
tout nouveau discours est reprise du discours précédent dont il fait en
quelque sorte citation indirecte et modale. Tout discours est une
déformation distorsive du signifiant, pour autant qu'un discours comme
signifiant (81)peut être déformé et distordu par une bascule vers une autre
discours signifiant (82). La différence diachronique 81 - 82 est ici différence
hystérique - maître.
Le discours analytique ne consiste cependant pas à suivre simplement une
ronde infinie des discours ou une déformation infinie du signifiant
erratique. Un autre dire que celui du parcours de la structure y est privilégié.
L'interprétation dépend certes du parcours modal de la structure et de la
ronde des discours; pour être interprétation, elle doit faire plus que de
parcourir la structure, elle doit la démontrer. Sans cela, cette structure
pourrait sembler infmie, dispersée et dissipée. La suite des bascules de
discours se boucle en effet sur elle-même, non qu'elle ait un terme qui en
annulerait la suite - notamment le discoursde l'analYsten'est pas le dernier
discours-, mais ce parcours des discours est une ronde: on revientau point de
départ après un certain temps (et on ne guérit pas du discours de

148
l'hystérique). Ce bouclage de la structure sera questionné à la fin de notre
chapitre 7.
Avant cela , revenons au mécanisme élémentaire de cette structure, à
l'inconscienten tant que dynamique ponctuelle présente à chaque bascule:
«l'inconscient n'a à faire que dans la dynamique qui précipite la bascule
d'un de ces discours dans l'autre» (Radiophonie,p. 88). L'inconscient est
essentiellement structuré, puisqu'il est la bascule même où se joue la
structure et cette bascule n'est autre que le mouvement même du signifiant
dans sa déformation distorsive: « l'inconscient est structuré comme un
langage ». Pourquoi dire: « l'inconscient est structuré comme un langage»
et non pas « comme le langage» ? Dans « Particularisation et généralisation
dans le système des articles français» (in Langue et Sciencedu langage,1973),
Gustave Guillaume montre que l'article indéfini (<<un ») et l'article défini
(<<le ») développent un mouvement inverse. Le « un» suppose un
mouvement, un cinétisme qui va de l'universelvers le particulier et chaque
« un» est une coupe transversale dans ce cinétisme - on est bien engagé
non dans l'universel ou dans le particulier, mais dans le singulier
(<<troisième» sous-catégorie de la quantité qui prime sur les deux premières
et les articulent) -; le « le» suppose au contraire un cinétisme qui va du
particulier à l'universel et chaque «le» est une coupe transversale dans ce
cinétisme. « Quand je dis: Le soldatfrançaissait résisterà lafatigue, la pensée
opère à grande distance du singulier dans un mouvement de pensée dont le
propre est de l'en éloigner de plus en plus et, à la limite, de le lui faire
perdre complètement de vue» (p. 151). On dira par contre: Un soldatfrançais
saitrésisterà lafatigue,dans un mouvement de pensée strictement inverse, dans
le cas d'un encouragement à tel soldat harassé. La psychanalyse, dont la
méthode découle de la différence diachronique, subvertira chaque instant
de son parcours par une reprise singulière: elle parlera dès lors d'un
langage. Le champ de l'interprétation est identiquement « une langue », ni
plus ni moins; elle sera détachée de l'entreprise diagnostique, de la méprise
des préjugés œdipiens et de l'emprise d'une linguistique universelle.
Mais en quoi l'interprétation p!Jchanafytiquepourra-t-elle alors se différencier
de l'interprétation délirante? Le « Hors-discours de la psychose» (L'étourdit,
p.47) n'est pas simplement l'absence d'un discours proprement
psychotique, il est encore l'effacement - dans l'interprétation délirante - du
caractère modal propre à chaque discours. Cet effacement empêche toute
bascule d'un discours vers un autre. Alors que l'interprétation
psychanalytique est sans restriction tributaire de la bascule d'un discours
dans un autre, l'interprétation psychotique est absolument détachée de
toute bascule. Si « l'inconscient n'a à faire que dans la dynamique qui
précipite la bascule d'un de ces discours dans l'autre» (Radiophonie,p. 88), il

149
ne peut jamais être question d'inconscient dans l'interprétation
psychotique. Il est tout simplement faux de parler d'« inconscient à ciel
ouvert» pour le délirepsychotique; il vaudrait mieux parler d'« inconscient
à bureaux fermés» puisque toute nouvelle bascule est apriori exclue.
L'interprétation psychanalytique ne fait pas apparaître l'inconscient
exposé à la vitrine de nouvelles découvertes archéologiques Qaquestion des
origines), mais bien plutôt l'inconscienten acte,l'inconscient qui, en produisant
la bascule d'un discours en un autre, montre la structure elle-même.
L'interprétation analytique découle directement du modal et c'est cette
spécificité qui la différencie radicalement de toutes les autres
interprétations, y compris des interprétations soi-disant « psychanalytiques»
qui visent à nommer et indiquer un support référentiel précis. Le modalestla
grammain propre de l'interprétation authentiquement psychanalytique. Il
s'ensuit qu'il n'y a pas d'interprétation analytique de l'interprétation
psychotique, pas plus que de l'interprétation scientifique ou de
l'interprétation oraculaire. Il n'y a d'interprétation analytique qu'à partir de
la mise en acte modale de l'inconscient, à partir de l'inconscient « structuré
comme un langage ».
Un langage fait toujours preuve d'équivoque. L'équivoque du signifiant
est d'abord évidente dans le matériel signifiant, dans la matière sonore et
scripturale dont peut jouer la déformation distorsive. Ainsi un mot peut
présenter la même forme phonique (homophonie) ou la même forme
graphique (homographie) pour deux significations différentes. Je ne
m'attarderai pas à ces équivoques (homophonique ou homographique). On
sait les dégâts provoqués par les interventions du psychanalyste sur
l'homophonie, notamment dans la cure des psychotiques; on peut
comprendre pourquoi, le psychotique joue aussi de l'homophonie pour son
interprétation délirante et un délire plus un délire n'annule pas le délire. On
peut exclure les « psychotiques» d'une pratique jouant de l'équivoque
homophonique; mais cette exclusion est simplement corrélative d'une
psychanalyse sans fondement, notamment sans le fondement d'une
grammaire et d'une logique. À partir du constat des effets ravageurs des
interventions sur l'équivoque homophonique, il ne faut pas conclure que la
psychanalyse est impossible pour les « psychotiques» ; il faut au contraire
remettre en question la théorie de l'équivoque signifiante réduite à
l'homophonie. Pour la psychanalyse, touteéquivoque doit articuler en même
temps la grammaire et la logique du signifiant (nos chapitres 6 et 7).
L'équivoque du signifiant se joue d'abord dans la différence diachronique
81-82 qui insère 81 dans la grammaire de 82 ; la logique devra s'en déduire.
Qu'on prenne n'importe quel exemple d'homophonie féconde pour une
cure ou pour la théorie psychanalytique en général, on y retrouvera toujours

150
à l'œuvre la grammaire de la déformation distorsive et la logique qui s'en
développe: Signorelline va pas sans la mort et la sexualité, les Non dupes
errentne vont pas sans le renversement logique des supports d'une paternité
rassurante.
Nous aborderons donc l'équivoque de la grammaire et de la logique du
signifiant.
La première différence grammaticale française est celle du nom et du
verbe, ou plus judicieusement de l'argument comme support nominatif et
de la fonction propositionnelle comme support interprétant. Au lieu de
centrer la psychanalyse sur le nom, nous proposerons une grammaire du
verbeavec ses conséquences logiques sur les modalités, qui préciseront les
notions de possible et d'impossible.

151
langue/parole et énonciation/énoncé est ce qui détermine le sujet éphémère: il est barré
et divisé, voire pluriel.
Ce sujet nous ne pouvons l'appréhender qu'à partir de son énoncé,
duquel nous pourrons éventuellement déduire sa langue future, son
énonciation et sa parole. Je crains qu'il « ne» vienne. Dans cette formule, se
pressent au portillon du sujet produit par le signifiant: 1° le « je» de la
première personne; 2° la crainte et son appel à l'Autre; 3° le « ne»
explétif; 4° le subjonctif « vienne» qui implique mon dire dans l'hypothèse
de cette venue. L'énonciation vient ainsi affleurer dans l'énoncé et fait
coupure dans ce qui serait le côté purement assertorique de l'énoncé. Si
l'énoncé est contingent, ce n'est pas contingence par rapport à un monde
universel et affirmatif, mais contingence propre à l'acte de langage,qui
compose les sédiments de la langue pour toute autre chose qu'une
signification universalisable. L'articulation, où l'on dérive de langue en
parole et de parole en langue, par l'intermédiaire de l'énonciation et de
l'énoncé, constitue la règlefondamentaledu signifiant. Cette articulation est la
grammain la plus élémentaire pour la logique du signifiant. Une expressionest
bien formée pour la p!Jchanafyse si et seulement si elle répond à la grammaire de la
diffénnce diachronique(y compris la division du sujet). Doit-on cependant se
contenter d'une grammaire aussi générale, aussi universelle?
Chaque langue est prétendument universelle, mais effectivement
particulière. Même à l'extrême limite de son mutisme ou de son charabia, le
sujet se situe toujours par rapport à une langueparticulière. Ainsi le « je », le
« ne» expléti~ le subjonctif et le terme de «crainte» s'articulent dans la
structure d'une langue particulière et de sa grammaire particulière (ici le
français), avant qu'ils ne puissent servir à défmir le sujet. Si nous voulons
mieux cerner la spécification de la division du sujet, nous ne pouvons nous
contenter de répéter la généralité du «sujet représenté par un signifiant
pour un autre signifiant », ni non plus nous contenter de formules générales
comme celle du « sujet barré» ou celle de la « division du sujet ». Un usage
facile et dogmatique de ces formules - qui pourtant vise chaque fois le
particulier et la singularité «un» - risque de renverser la particularité et
d'introduire une généralité détachée de toute grammaire. La question du
sujet doit être abordée par une méthode particulière à partir d'une langue
particulière et non à partir d'un système logique qui se voudrait universel;
la clinique psychanalytique suivra nécessairement le biais particulier d'une
structure de langue particulière.
Le sujet apparaît - disparaît dans la grammaire d'une langue particulière.
Cette apparition - disparition suppose la double modalité de la langue
~angage interprétant du signifiant et langage indicatif de la connaissance) :
le sujet n'apparaît que pour autant que le langage de connaissance

161
indicateur d'une réalité fasse place pour autre chose.Deux niveaux de langue
seront donc représentés dans l'apparition- disparitiondu sujet. La disparition
du sujet implique une négation,mais la négation sera doubléepuisqu'elle
implique au cœur même de la réalité qui disparaît une nouvelle apparition:
c'est par la négation - « ce n'est pas ma mère» - que l'inconscient peut
apparaître.
Explicitons autrement cette « duplicité» de la négation.
Dans la grammaire grecque de la négation (J.l1let ou), la négation peut être
entendue comme portant sur un concept et introduire le doute (J.l1l)ou
comme portant sur la connaissance d'un fait (ou). Si la négation grecque
« J.l1l»introduit un doute et ses pensées, l'autre négation «ou» nous
contraint à choisir entre deux solutions contradictoires et incompossibles :
il faut s'en tenir au fait et éliminer la contradiction. L'Ocfysséeraconte cette
structure: la ruse (J.llltta) d'Ulysse distord la négation et produit une
différence diachronique où il s'aliène en « personne» (outta). L'aliénation
oppose le langage déformant et distorsif d'Ulysse, où le sujet apparaît
comme ruse (J.llltta) au langage de la connaissance de Polyphème, où
l'individu disparaît comme « personne» dans la réalité factuelle, outta.
L'intrication du doute et de la connaissance, qui joue aussi dans la
négation française comme nous le verrons plus loin (selon le vocabulaire de
Damourette et Pichon: « discordance» du J.l1let « forclusion» du ou),
engage deux concepts différents de vérité: «ou» suppose la connaissance,
l'adéquation du dire à la réalité, «J.lll» suppose au contraire la ruse du
signifiant et sa déformation, qui est précisément notre propos.
Si ces deux vérités constituent une aliénation et si l'aliénation trouve sa
place dans le temps pour comprendre, il faut les comprendre par
l'intermédiaire du temps. Le système du temps français nous offre
précisément cette articulation dans son système des modes: le mode
subjonctif (J.l1l)et le mode indicatif (ou) correspondent à la double négation
grecque. Cette articulation correspond au temps pour comprendre (J.l1l)et
au moment de conclure (ou) du Temps logiquede Lacan, comme nous le
verrons au paragraphe suivant.
La question est loin d'être théorique: pain quotidien de la psychanalyse,
où s'annoncent des troubles inguérissables, où s'attachent des
abandonniques et leurs demandes insatiables, où se rapportent des détails
anecdotiques, le langage de la connaissance doit recevoir une nouvelle
valeur grâce à cette grammaire du temps impliquée par le processus de la
cure, grâce à l'attention flottante du psychanalyste. La même langue que
parlent tous deux analysant et analyste est là comme un possible commun
dont l'équivoque ne tient pas seulement à une sommation des ambiguïtés
sémantiques, mais à la grammaire préliminaire productrice de sujet, grammaire

162
qui articule le mode subjonctif et le mode indicatif, la discordance et la
forclusion, le temps pour comprendre et le moment de conclure, la logique
du signifiant et la logique de la connaissance.
Quelle est la place du sujet dans la langue française? La réponse ne peut
apparaître que dans le processus lui-même qui fait passer de la langue à la
parole, à partir de sa grammaire propre.

3 Le sujet et la construction du temps

Le « sujet» est grammaticalement désigné par un nom ou un pro-nom et la


psychologie l'identifiera par des noms: père, mère, et autres supports pour
son Œdipe, avec l'appoint éventuel des grands concepts nominaux de la
psychanalyse, inconscient, répétition, pulsion, transfert, castration, etc. Mais
pour garder sa vigueur logique, le sujet de la psychanalyse se cantonne à
être seulement ce que représente un signijiant pour un autre signijiant; le nom est
un premier signifiant pour l'autre signifiant qu'est la phrase qui le recouvre
et le reprend. Ainsi le nom du saumon, plat préféré de l'amie de la belle
bouchère, ne repré sente-t-illa bouchère que pour la phrase grammaticale
de son désir: « Plaise au ciel que je n'offre pas à mon amie son saumon
préféré ». 81, le nom, ne peut représenter le sujet que pour 82,la phrase.
Pour qu'il y ait sujet, il faut que le verbe subvertisse le nom qui, autrement,
ne resterait qu'un indice.
Certes le nom propre ou communpeut apparaître comme garanti par un
savoir qui en f1Xela signification et l'emploi. Mais le « signifiant» dans sa
distorsion grammaticale doit renverser ce savoir et en montrer
l'impuissance. Ce renversement du savoir « établi» est à l'œuvre dans la
dénonciation des illusions de la psychanalyse (nos chapitres 2, 3 et 4).
Sachant ignorer ce qu'une théorie de l'analyse sait, l'analyste pourrait en
tirer enseignement. Au lieu de chercher les noms des coupables pour un
acte peu ou prou criminel, au lieu de chercher les noms anecdotiques
venant illustrer son cas, il pourrait se défaire des supports nominaux et
prêter attention à la gmmmaire du verbe. Déjà chez Freud, la pulsion, par
exemple scopique, ne se réduit plus à un intermède intersubjectif où
voyeurs, exhibitionnistes et victimes se partagent les rôles, mais devient une
pure affaire verbale: « membre sexuel être regardé par la personne
propre ». De même, la paranoïa ne se réduit pas aux sentiments partagés
entre le paranoïaque et son persécuteur, mais devient la grammaire du
verbe aimer. L'introduction freudienne du narcissisme visait déjà un tel
déplacement des noms des parents supports de notre autoconservation au
profit de l'aimer sans nom: le sujetgrammaticals'iffaceauprofit duprocessus.Il
apparaît - disparaît.

163
Nous nous limitons ici au système particulier d'une langue particulière: le
[)!stèmedu verbefrançais.Le linguiste Guillaume nous y servira de guide1.
Le système de la conjugaison française est-il vraiment un système?
Autrement dit, les règles d'emplois des temps ne sont-elles pas purement
aléatoires et sans structure? Ou encore, y a-t-il effectivement une
grammaire française du temps qui, par l'intermédiaire d'une structure du
temps spécifique à la langue française, ouvre une voie pour la grammaire de
la psychanalyse? La valeur d'emploi de certaines formes verbales (comme
l'imparfait) y est si variée que l'on pourrait penser que ces formes n'ont
d'autre sens que celui qu'elles reçoivent de leur emploi arbitrairement
codifié. Semble l'attester l'exemple de l'imparfait bien connu du lecteur de
Lacan: « Un instant apns la bombeéclatait» (E 678) ; le sens y hésite entre
l'explosion réellement évitée et l'explosion effectivement déclenchée. Cet
exemple - repris directement des Leçonsde linguistiquede Guillaume (p. 78) -
permet à Lacan d'introduire « la relationdu sujet au signifiant» où le sujet
éclate véritablement sous la bombe imparfaite du signifiant: imperfection
d'un temps divisé entre deux sens contradictoires, l'explosion effectivement
arrivée et l'explosion évitée de justesse. Subversion qui divise le sujet en
rescapé de l'explosion évitée et éclats résiduels de la catastrophe. Cette
division primordiale du sujet n'est pas la conjonction d'un sujet heureux
d'avoir échappé au chaos et d'un sujet morcelé par l'explosion. La dig'onction
aliénante introduit plutôt le suspens et la tergiversationde la question.
L'équivoque est ici purement grammaticale.En effet l'imparfait en question
n'est d'abord ni un sémantème, ni un morphème: il fait partie intégrante
du [)!stèmedu verbe dans la langue française et est intimement noué au
[)!stèmede langage (et non un simple morceau de langue), tel qu'il s'impose a
priori à tout francophone. L'imparfait est déjà en lui-même processus de
distorsion. C'est à ce titre que l'exemple prend une valeur particulière non
par quelque subtil jeu de phonèmes, non par quelque signification
métaphorique, mais par la grammairedu système de la conjugaison française.
C'est chaque verbe français, et avec lui chaque signifiant, qui est
potentiellement soumis au système de la conjugaison française et donc à
l'imparfait.
Dans l'imparfait, il nous faut distinguer radicalement l'imparfait
sémiologique,c'est-à-dire les formes de l'imparfait (morphèmes) propres à
chaqueverbe français (exemple: je chant-ais)et l'imparfait systématiquepropre
à l'imparfait français en général, qui a la même valeur syntaxique et

1
Leçons de linguistique 1948-1949, Série A, Structure sémiologique et structure p.rychique de la langue
française, P. U. Laval, Québec et I<lincksieck, Paris. Voir aussi Langage et Sciencedu langage,
1964.

164
fonctionnelle pour tousles verbes français sans aucuneexception.La sémiologie-
l'usage des formes particulières à chaque verbe régulier ou irrégulier - obéit
à une loi de suffisante expression: chaque verbe doit trouver ses formes
sémiologiques selon un processus qui peut varier pourvu qu'il fournisse un
matériel suffisamment différencié pour permettre de rendre compte de la
forme systématique qu'il doit exprimer (on l'apprend à l'école dans la
conjugaison des verbes réguliers et irréguliers). La .[)Istématique - au
contraire - obéità la loi de laplus grandecohérence(souvent négligée à l'école).
La systématique psychique des formes verbales a atteint son unité en
français: la valeur systématique, de l'imparfait par exemple, ne souffre
aucune exception. Sémiologie et systématique sont toutes deux des faits de
langue et à ce titre, elles entrent en jeu dans l'acte de langage qui doit
produire le sujet divisé. Certes la sémiologie est matériellement repérable,
mais le signifiant ne peut pas être réduit à cettematérialité; il n'existe, comme
signifiant, que dans le cadre d'un système plus vaste qui, même s'il
n'apparaît pas directement dans le dit, est présent dans le dire et
conditionne qu'on dise. Les morphèmes de l'imparfait (sémiologique)
n'existent que parce que l'impaifait systématique existe en deçà de l'expression. Le
sujet divisé n'est pas produit par cette abstraction que serait la pure
matérialité du signifiant sémiologique et homophonique, mais par le
signifiant qui doit être compris aussi dans sa dimension systématique et
grammaticale (souvent négligée par les psychanalystes). Sans la dimension
[)lstématique et grammaticale du signifiant, il ny aurait pas de signifiant.
La multiplicité des emplois de tel motphème - notamment les emplois
apparemment «contradictoires» de l'imparfait (j'instant d'apns la bombe
éclatait au sens où l'explosion a été évitée de justesse et au sens où
l'explosion s'est produite réellement) - n'est rendue possible que par une
unité de sens de l'imparfait propre à la systématique du temps français. Les
deux emplois apparemment contradictoires de l'imparfait dans le discours
n'existent que par rapport à l'uniquejOnction[)Istématiquede l~'mpaifaitqu'il
nous faudra dégager.
Nous proposons de situer le sujet au moyen de la construction du temps
dans la langue française.
Le système verbal français ne développe pas la représentation d'un temps
extérieur au langage, mais opère la construction du temps dans et par la
langue. La langue française ne suppose pas un temps qu'il faudrait
reproduire mais un processus« p.rychique»complexe de jOrmationdu conceptde
temps. Cette opération, appelée « chronogenèse»par Guillaume, est déjà du
temps, elle est le premier axe du temps, présent dans chaque phrase en tant
qu'elle contient un verbe (conjugué ou non) ; elle est produite pour chaque
sujet parlant français à chaque instant de son dire.

165
La chronogenèse, non développée dans l'énoncé représentatif, reste le
plus souvent totalement inaperçue. Elle est cependant saisissable en
français au moyen de trois coupes transversales successives dans l'acte de
construction du temps. Chaque coupe dans la chronogenèse est un modede
parler le temps, un mode du verbe: le premier mode, le mode nominal
regroupe les infinitifs et participes; le second est le mode sul?Jonctif;le
troisième est le mode indicatif Chaque mode ou chaque coupe transversale
dans la chronogenèse développe ainsi un système de temps qui lui est
propre et dont la complexité augmente - par saut - au passage d'un mode à
l'autre (du mode nominal au subjonctif puis du subjonctif à l'indicatif). Le
système de temps propre à chaque mode traduit le degré, la strate de
développement où est parvenue la chronogenèse à tel moment du dire
particulier (Leçonsde linguistique,1948-1949, p. 81).
a) lemodenominal~es formes infinitives et les participes)
Le modenominal ne comprend aucune analyse du temps et le temps reste
pur flux sans spécificationde direction,ni point d'arrêt privilégié. Ce mode
nominal ne suppose aucune modalité logique différenciée. Il est pertinent
pour l'ensemble indifférencié sans considérations de possibilité ou
d'impossibilité, d'existence ou d'inexistence.
b) le mode sul?Jonctif
Le modesubjonctifarticule la temporalité selon les deux directionsdu temps: le
temps peut s'enfoncer dans l'irrévocable passé ou s'ouvrir sur le futur et ses
possibles. Dans le système du temps du subjoncti~ le présent séparateur
n'existe pas encore: seuls existent le temps descendant vers le passé (c'est
le subjonctif «imparfait ») et le temps ascendant vers le futur (c'est le
subjonctif « présent »). Par ces deux flux du temps propres aux subjonctifs
imparfait et présent, la chronogenèse fait émerger la catégorie de personnes
grammaticales Ge, tu, etc.), sans qu'intervienne encore la notion d'un présent
séparateur (hicet nunc). La catégorie de personne, c'est-à-dire l'introduction
d'un sujet dans la chronogenèse est d'emblée pertinente tant pour le
subjonctif imparfait, temps qui ramène vers le passé ce qui sera désormais
consacré comme impossible,que pour le subjonctif présent, qui emmène vers
le futur où le sujet peut vivre ses projets comme possibles.Remarquons ici
que le «possible» est le possible kantien propre à l'expérience commune et
« l'impossible» est ce qui ne peut pas (Plus) être expérimenté (il n'est en
rien question du contradictoire). Située dans la strate précise du mode
subjoncti~ l'apparition du sujet est d'emblée divisée entre la possibilitéd'un
temps ascendant (que je chante) et l'impossibilitéd'un temps descendant (que
je chantasse).
L'emploi du subjonctif supposera toujours une modalitéde possibilité ou
d'impossibilité dans le regard porté sur les choses; ainsi dira-t-on «il est

166
possible - impossiblequ'il vienne». Par contre, dès qu'il s'agira de prendre
connaissance de l'existence réelle, comme dans un comptage probabiliste
par exemple, il ne s'agira plus de pur possible - impossible: au point précis
où cette recherche de conformité à la réalité apparaît, les catégories de
possible et impossible s'estompent et l'on emploiera l'indicatif: «il est
probable qu'il viendra ».
Le mode subjonctif fait apparaître simultanément et d'un seul coup deux
modalitéslogiques(possibleet impossible)et la première division d'un sujetqui se
retourne vers l'impossibilité ou qui s'ouvre vers le possible. En d'autres
termes, c'est parce que je suis emporté vers le passé inéluctable des
associations qui m'échappaient, qu'aucun « je» psychologique ne pourra
jamais les soutenir comme projet et c'est parce que le sujet inconscient est
ce qui disparaît continuellement dans l'impossibilité, qu'il se peut que je
vienne à l'être, c'est-à-dire qu'un vrai projet soit rendu possible. Toute
possibilité (au sens de l'expérience commune) est donc bâtie sur
l'impossibilité de ce sujet inconscient irrémédiablement et continuellement
disparaissant. La divisiondu sujet est ainsi d'abord division du temps et du
mode subjonctif entre un subjonctif imparfait de l'impossible et un
subjonctif présent du possible, division entre un destin qui nous emporte vers notre
di,parition et une liberté qui nous porte vers notre avenir.
La division du sujet, on le voit, ne doit être comprise ni comme une
ambivalence du sujet psychologique devant la multiplicité de données sans
cohérence, ni comme une opération magique d'un signifiant pourfendeur,
ni comme une conséquence de la division synchronique du signifiant, ni
comme une apparition subjective au cours de la première métaphore
anecdotique. La division du sujet fait partie de l'acte langagier en tant qu'il
met en jeu la différence diachronique du signifiant, aussi loin qu'il s'engage
dans la construction répétée du temps selon la chronogenèse du verbe
français.
La définition le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant implique la
non simultanéité de l'un et l'autre signifiant, c'est-à-dire leur temps;
cependant ce temps n'est pas la simple succession de l'un puis l'autre, mais
le mouvement de chronogenèse interne à la phrase, au verbe et notamment
le mode subjonctif. Nous proposerions ici qu'on analyse le rêve de l'enfant
mort, le rêve du père mort et finalement tout rêve selon ce double temps
du subjonctif où la division du sujet est celle du temps de l'impossible et du
possible: « Il ne savait pas... Un peu plus il savait, ah! que jamais ceci
n'arrive' Plutôt qu'il sache, que Je meure. Oui, c'est ainsi que Je viens là, là
où c'était: qui donc savait que J'étais mort? Être de non-étant, c'est ainsi
qu'advient Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d'une
subsistance véritable qui s'abolit de son savoir et d'un discours où c'est la

167
mort qui soutient l'existence» (E 802). La division du sujet est ainsi
présente par la grammaire de la différence diachronique propre au
signifiant où tout savoir est mis en suspens. On n'insistera jamais assez sur
ce mode subjonctif qui signe la division du sujet si volontiers occultée
(exclusion du mode subjonctif de la logique classique, relégation du
subjonctif imparfait dans la désuétude et division du sujet réduite à
l'anecdote clinique témoignent de cet oubli).
Le mode subjonctif est bien présent dans le tempsIogique1,à condition de
le dégager nettement d'une logique classique. Le tempspour comprendredu
sophisme lacanien tient tout entier dans l'examen de toutes/espossibilités(trois
noirs, - deux noirs, un blanc, - un noir, deux blancs, - trois blancs) prises
l'une après l'autre dans la perspectivede leur impossibilité.Examiner toutes les
possibilités/impossibilités, penser là où le visible ne sert plus à rien, c'est
bien la naissance de la dialectique, notamment dans le Parméntdede Platon.
Aucune des possibilités envisagées ne se montre réellement pour un œil qui
devrait résoudre le sophisme (puisque l'œil ne peut précisément regarder
dans son propre dos); successivement, trois impossibilités vont être
articulées non pour l'œil, mais pour une raison triplement logique: 1°
«trois noirs» c'est impossible (par impossibilité physiologique, puisque
physiquement il n'y a que deux noirs disponibles) ; 2° « deux noirs, un
blanc» c'est impossible (par impossibilitéphénoménologique:la perception
phénoménale des deux blancs visibles impose directement la conclusion
que l'hypothèse « deux noirs, un blanc» ne s'écrit pas dans le phénomène) ;
3° « un noir, deux blancs» c'est impossible (par impossibilitépsychologique:
chaque psychisme porteur de blancs aurait déjà eu le temps pour
comprendre.. .). Aucune des impossibilités ne se réduit à la contradiction et
chacune contient une démonstration (physiologique, phénoménologique,
psychologique) qui implique le discours. Le sujet divisé dans le sophisme
n'est pas la triple représentation du sujet par les trois détenus (ni davantage
la division de l'individu entre son âme et son ange gardien), mais la division
du sujet est - durant le temps pour comprendre - la partition de toutes lespossibilités et
leur réduaion par les différentes impossibilités; le sujet est laminé dans l'opération
de division de toutes les possibilités par les impossibilités qui mèneront au
moment de conclure.
c) Le mode indicatif.
Le mode indicatifprésente un système du temps enrichi et plus complexe
que le mode subjonctif; il divisele tempsen troisépoques:présent, passé, futur.

1
Le sophisme du temps logique est exposé dans le texte de Lacan Le temps logiqueet
l'assertion de certitude anticipée, 1945, E 197.

168
Le présent de la langue française est cependant deuxjOis séparateur:par sa
position, il sépare le passé et le futur, mais par sa composition,il s'articule en
deux niveaux. Le premier est un niveau d'incidence,une parcelle de présent
encorearrivant, en accomplissement, à rapprocher du possible du su%naif
présent et le second est un niveau de décadence,une parcelle de présent dfjà
arrivé, définitivement accompli, à rapprocher de l'impossible du su%nctif
impaifait. En d'autres mots, chaque moment présent se composera toujours
d'une parcellede possibilité et d'une parcelled'impossibilité.Et chaque présent
composera ainsi un sujet d'un moment disparaissant pour faire place au
moment apparaissant. Cette séparation interne au présent de l'indicatif en
un morceau de présent en voie d'accomplissement et un morceau de
présent déjà accompli provoquera une articulation semblable d'incidence et
de décadence (de possible et d'impossible) dans tout le mode indicatif,
c'est-à-dire dans les temps passés (passé simple et imparfait) et dans les
temps futurs (futur catégorique et futur hypothétique encore appelé
« conditionnel »). C'est elle qui nous donnera en particulier la solution de
l'énigme de l'imparfait.
Nous nous occuperons ici uniquement des temps passés. Le passé simple
ou prétérit considère le temps sous l'angle du pur mouvementd'accomplissement,
sous l'angle du possible qui n'est pas mis en perspective de l'impossible. Le
passé simple est dès lors inadéquat et heurtant dans les cas d'actions
répétitives (on ne peut dire: « tous les jours, Kant effectua la même
promenade dans Koenigsberg ») ou avec l'adverbe dijà (on ne peut dire:
« Freud inventa déjà l'inconscient ») ; par les seuls mots « tous les jours» ou
par « déjà », ces deux phrases supposent une parcelle de temps dijà accompli,
décadentet échappant à la catégorie du simplement possible, ce qui rend le
passé simple inapproprié.
Dans l'impaifait au contraire, cette même possibilité du temps arrivant
sera toujours conjointeau temps déjà accompli, à laperspectivede décadence et
à la catégorie d'impossibilité;l'on dira bien « tous les jours, I<ant rjftctuaitla
même promenade dans Koenigsberg », ou encore « Freud inventait déjà
l'inconscient ». L'imparfait suppose toujours un temps passé vu en
perspective,un rapportentre le possible et l'impossible, un rapport entre un
temps arrivant, en voie d'accomplissement et un temps arrivé, déjà
accompli. Ainsi s'explique le double emploi de l'imparfait dans «un instant
après la bombe éclatait» pour insister: 10 tantôt davantage sur
l'accomplissementen perspective de l'accompli Q'accomplissement était déjà
en route et l'accompli, qui a été évité de justesse, était fictivement présent
pour le suspens du récit; la bombe n'a en fait pas éclaté); 20 tantôt
davantage sur l'accomplien rapport avec l'accomplissement Q'action reste
présente dans le vif du récit en deçà de l'éclatement réel de la bombe). « Un

169
instant d'après la bombe éclata» ne considère que le temps arrivant et le vif
du récit, introduit par la mise en perspective de l'imparfait, disparaît.
L'équivocitéde l'impaifait (<<un instant après la bombe éclatait ») est ainsi
tributaire de l'équivoque purement grammaticale du présent qui recueille en lui aussi
bien le possibledu temps encore dans l'accomplissement que l'impossibledu
temps déjà accompli et irréversible. Cette équivoque de l'imparfait est une
conséquence de la division du temps du mode subjonctif en possible et
impossible, c'est la divisiondu sujet.La mise en perspective toujours présente
dans l'imparfait permet d'employer ce temps pour dire que l'événement a
eu lieu aussi bien que pour dire qu'il n'a pas eu lieu. Le mode subjonctif
détermine ainsi la première apparition du sujet, dont les traces persisteront
à l'indicatif.
Le sujet du mode indicatif, construit ainsi sur la division subjonctive du
sujet, est un sujet de décision1 qui sépare un passé d'un futur par une
coupure totalement différente de la coupure relative à la division du sujet.
Ce présent qui fait séparation entre le passé et le futur n'est cependant pas
seulement une coupure. Il est aussi l'affirmation de la concomitance d'un
fait existant ou supposé tel avec un acte de parole2. Le présent comme
momentpeut prendre plus ou moins d'épaisseur: un long et bon moment!
ou «en un moment », « c'est le moment », occasion à ne pas rater, «moment
de conclure». C'est aussi le moment cinétique mesurant la quantité de
mouvement, qui s'écrit effectivement, momentcontingentde l'existence et qu'il
faut opposer à la coupure interne au sujet et au temps divisé du subjonctif
ou à la coupure possible- impossibleenvahissant le tempsdu sujet ~e temps qui
dure). Le contingent de l'indicatif s'oppose ainsi au possible - impossible du
subjoncti~ comme le pur moment s'oppose au temps et cette opposition
pourra se développer en l'oppositionentreun langageoù lepossibleet l'impossible
font la loi et un langagerivé à la contingencede la réalité. On voit bien par là que le
langage réalité est dérivégrammaticalementdu langage possible -impossible:
l'indicatif est toujours dépendant d'un subjonctif, le dit est toujours
soutenu par un dire, le langageréalité est toujours inscrit dans le processusde
différencediachronique.
Le sujet de l'indicatif, le sujet de l'acte est un sujet momentané et
contingent. « Indicatif », il indique, comme indice, un moment contingent.
Au contraire, le sujet premier est un sujet grammaticalement divisé dans

1
TI s'agit de la décision (Entscheidun~ du jugement d'existence. Le jugement d'attribution
devrait être rapporté au contraire au mode subjonctif.
2
Ce présent n'est donc ni la coupure du présent physique, ni le présent psychologique où
stimulus et réponse apparaissent comme simultanés.

170
son mode subjonctif. Ceci subvertit radicalement l'opinion courante qui
penserait le sujet de l'acte comme un support continu et la division du sujet
comme une anecdote passagère.

4 Grammaire et clinique

Dans notre chapitre 2, nous avons critiqué fermement toute application


de la psychanalyse à une psychopathologie préexistante et il s'en est suivi
une ouverture sur l'accueil de chaque analysant comme exceptionnel;
corrélativement la compétence du psychanalyste s'ouvre par la mise entre
parenthèses et en réserve de son savoir éventuel. Loin d'être embrumée
dans un flottement niais, l'attention « flottante» du psychanalyste suit une
logique qui suppose la grammaire de l'apparition - disparition du sujet. La clinique de
la psychopathologie psychiatrique doit être remplacée par une clinique
fondée sur la grammaire qui peut s'esquisser dans le système temporel
français et expliciter ainsi une production du sujet par l'acte du langage.
Peut-on repérer dans cette conception du sujet la place du dire
«psychotique» ? Le dire «psychotique» est-il saisissable dans les modes du
sujet? La question ne se réduit pas aux modalitéspratiquespour se débrouiller
avec un trouble psychopathologique. Il s'agit de penser comment la
« psychose» s'inscrit dans les modalitésdu sujet en tant que ce sujet est
représentépar un signifiantpour un autn signifiant ou en tant qu'il apparaît -
disparaît dans les modalités propres au langage de l'inconscient.
Nous avons évoqué plus haut l'article de Freud de 1915, L1nconsdent.
L'opposition irréductible entre l'hypothèse topique et l'hypothèse
dynamique amenait Freud à considérer le langage «psychotique ». Quelle
différence y a-t-il entre le dire névrotique et le symptôme « psychotique» ?
Pour le schizophrène, le mot ne prend pas en considération la
représentation de chose: « un trou est un trou ». C'est l'égalité dans
l'expression langagière et non la ressemblance des choses désignées, qui
persiste dans la déformation. On peut « tenter de caractériser le mode de
pensée des schizophrènes en disant qu'ils traitent les choses concrètes
comme si elles étaient abstraites ». Cette abstraction propre au langage du
« schizophrène» n'est pourtant nullement relative à la barre qui sépare le
signifiant de son référent ou de son signifié. Le «schizophrène» ne
s'abstrait ni du signifié ni du référent mais de la représentationde chose,qui est
signifiant plus enfoui, plus infantile, signifiant inconsdent. Il abstrait le
signifiant de toute ressemblancequant à la chose, il s'abstrait du signifiant
inconscient. Le négativisme des « psychotiques» évoqué dans la V erneinung
devrait être rapproché de ce refus de prendre en considération la
ressemblance.Celle-ci n'est pas d'abord un phénomène des sens, mais le

171
résultat d'une opération langagière. La « ressemblance» est interne à l'acte
de langage, elle met en jeu la possibilitéd'une substitution sur le fond d'une
éventuelle impossibilitéde cette substitution: « ceci c'est encore possible,
mais cela au contraire est impossible ». La question de la ressemblance est
ainsi inhérente à la question du subjonctif, au système du temps binaire: temps
du possible - impossiblede la substitution.Le mot du « psychotique» se place
ainsi en deçàde la considération de la ressemblance, de la modalité possible -
impossible, du mode subjonctif ou du temps pour comprendre.
Préliminaire au deuxième mode temporel (subjonctif), le mot du
« psychotique» ne s'engage pas dans la production du sujet par le signifiant.
Il se caractériserait ainsi par un acte du langage privilégiant essentiellement
le mode nominal du verbe,c'est-à-dire par la strate de la chronogenèse où le
temps flue également et sans distinction. L'acte de langage n'y produit pas
un sujet divisé par le signifiant et le mode subjonctif. Le langage
« psychotique» reste imperméable à la «subversion du sujet» ; il est sûr
absolument de l'Autre et de son savoir, il a un support nominal à sa parole.
Si la théorie ne saisit pas ce mode nominal du « psychotique », tous les
forçages s'équivalent: on peut le ranger sous toutes les personnes
grammaticales, chaque fois « il» se trouve plongé dans une grammaire
étrangère, même si elle est commune et raisonnable. La «psychose» ne
résiste pas plus à une camisole théorique qu'à une autre, puisque toutes le
coincent dans l'indication, dont le mode indicatif rend compte et qui ne
convient pas.
Un certain refus du mode subjonctif implique-t-il que la parole
«psychotique» soit essentiellement tronquée? Ou que l'acte du langage y
soit incomplet et déficitaire?
Un acte de langage ne peut être décomposé en plusieurs pièces
d'assemblage. L'acte de langagedu « psychotique» - même au plus profond
de son mutisme - est par structure entier. Si l'effacement du mode subjonctif
s'impose dans le langage du schizophrène, nous devrons pouvoir le lire dans
le [)lstèmeglobal du temps de la langue française. Et nous retrouverons au
stade terminal de la construction du temps «psychotique» un système
parfaitement cohérent qui intégrera dans les rouages de son temps les
catégories du possible et de l'impossible. Le « psychotique» peut
parfaitement construire des délires tant possibles qu'impossibles. Il refuse
cependant de s'engager dans les démonstrations d'impossibilité logique de
son délire, même s'il peut en reconnaître le caractère délirant. Comme
délirant « psychotique », il n'aborderapas lepossible surfOnd d'impossible;ou
encore, son délire se refuse à apparaître dans son rapportà l'impossible. Du
point de vue de son délire,et de ce point de vue seulement, il n'est pas sujet
divisé.

172
La question de la possibilité ou de l'impossibilité du traitement de la
«psychose» correspond au silence où est laissée l'articulation subjonctivedu
possible et de l'impossible. L'articulation du possible et de l'impossible
(notamment dans le temps pour comprendre) est précisément k modemême
de f'assodationlibre. Elle est identiquement la division du sujet. La question
du traitement de la «psychose» est tout entière d'offrir au « psychotique»
l'occasion de se laisser aller à la parole, notamment dans l'articulation
subjonctive du possible et de l'impossible.
La « psychose» du point de vue de la psychanalyse, devrait être située par
rapport à la catégorie du verbe et de construction du temps; son « nom»
subsiste cependant comme extra-psychanalytique; c'est le nom et le
concept de « psychose» qui résistent à la psychanalyse plus que l'analysant
« psychotique ».
L'articulation du possible et de l'impossible interne à tout acte de langage
en tant que mode subjonctif doit être développée dans le cas du traitement
de la « psychose ». Là où l'impuissance du traitement semble s'indiquer,
s'annonce une parole qui, par son suspens et son impossible, ouvre un
champ nouveau, une nouvelle logique. Ce développement - vu la nature de
l'impossible et du possible - restera cependant parfaitement sans garantie et
sans recette. On pourra y voir concrètement comment une analyse de
«psychotique» ne s'écrit nullement selon l'histoire fantasmatique et la
masse du matériel amené, mais selon l'évolution dans le mode d'articulation
du verbe, selon la grammaire de l'acte de langage qui pourra passer
progressivement de l'affirmation d'un délire vu comme nécessaire à
l'affirmation modale subjonctive du même matériel vu dans le rapport
articulé du possible à l'impossible. À ce moment l'énoncé du matériel n'est
pas sans humour et produit une division du sujet. « Au moment où j'étais
fou... »pourra-t-on éventuellement entendre, non sans y repérer l'imparfait
et son subjonctif sous-jacent. L'impossible n'est pas d'abord l'inaccessible,
mais le fond « réel» sur lequel se bâtit la division du sujet L'impossible
du traitement de la « psychose» doit entrer dans la grammaire d'un sujet
apparaissant - disparaissant, dans la grammaire de la division du sujet.
Cette grammaire peut engendrer un changement de discours. Le
psychanalyste se prêtera dans le transfert à tous ces décalages qui ne sont
pas l'intetprétation et encore moins l'intetprétation du délire. Introduction
au mode subjonctif, la grammaire, comme équivoque du sujet, est la
condition pour qu'il y ait analyse: elle montre le statut logjqueet modal de la
demande qui s'inscrit toujours dans l'ordre du possible et de l'impossible.
La nouvelle clinique ne doit pas en rester au mode subjonctif. Non qu'il
suffise ici d'indiquer le mode indicatif: car à partir du dire subjonctif: il peut
être fait bien plus que de retomber dans l'indicatif, indice d'une

173
connaissance. L'interprétation en effet ne touche pas d'abord à la
connaissance, mais à la structure du dire. L'interprétation devrait, au-delà
de la mise en route du temps pour comprendre et du mode subjonctif,
montrer la structure même de la place de ce subjonctif. Cette structure
relève d'une logique qui dépasse radicalement la logique de la connaissance
et de l'indice indicatif de réalité. Autrement dit, le terme de l'interprétation
grammaticale du verbe n'est pas l'indicatif, mais la structure même de la
grammaire qui dévoile le sujet dans sa pulsation modale. « Voilà la logique
modale du sujet! »

Nous avons montré comment la grammaire se joue entre autres dans le


système particulier du verbe français. Nous avons privilégié ce système du
temps parce qu'il s'inscrit plus directement dans l'opposition grammaticale
majeure du verbe et du nom dans la langue française (comme nous avions
différencié un saumon nominatif d'un saumon riche de toute une
interprétation verbale).Nous aurions pu analyser l'exemple en fonction
d'une autre particularité grammaticale, par exemple le système des articles
défini ou indéfini: le saumon définicomme plat préféré de l'amie (définie) se
développant en un saumon toujours indéfini de la question de l'hystérique
«comment être aimée par un homme (indéfini) ? ». Chaque fois, il s'agit
d'une difftrence diachronique; elle est présente dans la linguistique de
Guillaume sous forme de 1'«opérateur de structure: le tenseur binaire
radical» (Principesde linguistiquethéoriquede Gustave Guillaume, Klincksieck,
Paris, 1973). Telle est la raison de notre recours à ce linguiste particulier en
même temps que de sa fécondité pour le champ de la psychanalyse.

Venons-en maintenant à la logique qui découle de cette grammaire


particulière.

174
Chapitre 7
Logique de la sexuation
et structure

La logique apparaît d'abord comme la science du raisonnement


indépendamment de la matière à laquelle il s'applique. La logique semble a
priori purement fOrmelle,c'est-à-dire indépendante du contenu significatif
propositionnel. Ainsi pour Kant, la « logique générale» (Critiquede la raison
pure, p.814) met entre parenthèses le contenu de la raison pour ne
s'occuper que de la forme de la pensée. Le cheminement du signifiant
inconscientne fait pourtant jamais abstraction du contenu dont il est porteur;
aussi l'attentionégalementflottante oscille-t-elle sans cesse, par principe, entre le
contenu et la forme du dit, entrela significationet le signifiant.La forme de
l'inconscient doit s'articuler intimement à son contenu, faute de quoi elle ne
pourrait pas concerner spécifiquement l'inconscient. Il ny a pas de logique
purementfOrmellede l'inconscient.Comme nous l'avons déjà dit, le logique de
l'inconscient devrait plutôt s'articuler comme la logiquetranscendantalede
Kant, qui ne fait nullement abstraction de son contenu, mais au contraire le
maintient dans la perspective de l'expérience possible (Cn'tiquede la raison
pure, p.815-817). À partir de là se pose précisément la question de la vérité
qui oblige Kant à diviser la logique transcendantale en deux: l'analytique
transcendantale qui concerne le possible et la dialectique transcendantale
qui concerne l'impossible.
La logique de l'inconscient ne peut se bâtir qu'en suivant la grammairedu
signifiant inconscient dans la phrase et le verbe concrets. Elle suit le
chemin même de la logique transcendantale de I<ant. L'épure de la
structure du signifiant est la mise en évidence d'une possibilitéde l'inconscient
et en même temps la mise en perspective d'une impossibilitépropreau discours
(correspondant respectivement à l'analytique transcendantale et à la
dialectique transcendantale).
Comment articuler une telle logique transcendantale qui concerne d'un
seul tenant une matière et une forme?
Comment ne pas en rester à la pure fOrmeet introduire une matièrealors
que l'on sait que les matièresschématiques,dénoncées plus haut aux chapitres
2, 3 et 4, tuent la logique de l'inconscient? Par matière pour la forme
logique, nous n'entendons pas le matériel clinico-pratique qui viendrait
remplir une théorie formelle. L'association libre n'est pas une forme
destinée à être comblée par un matériel extérieur venant de la vie réelle ou
imaginaire du « patient ». L'association libre, loin d'être un simple organe
récepteur, secrète plutôt son propre contenu symbolique; elle ne fournit
jamais une anamnèse pour une interprétation ultérieure, mais interprète
toujours d'emblée ce qui se dit maintenant et ce qui se dira plus tard.
Situons plus précisément la matière qui doit être en jeu à même la logique
de l'inconscient.
On connaît les deux grands volets la psychanalyse freudienne:
10 l'inconscient structurellement signifiant (L'interprétation des rêves 1900,
Psychopathologie de la vie quotidienne 1901, Le mot d'esprit 1905) et 20 la
sexualité fondamentalement infantile (Trois essaissur la théorie de la sexualité
1905). Ces deux volets sont intimement intriqués pour Freud: le
refoulement est la forme de la sexualité et la sexualité est le contenu du
refoulement. Ce chapitre développe la logique propre de la psychanalyse à
partir de la grammaire propre de l'inconscient. Cette logique est en même
temps production de la sexualité ou « sexuation ». Elle ne construit pas cette
sexualité sur des bases biologiques ou sociales, naturelles ou culturelles, mais
sur l'inconscient en tant que processus logique. Il n'y a pas d'autre sexualité
pour la psychanalyse: le contenu matériel de l'inconscient ne peut jamais
être isolé de sa forme logique, qui non seulement informe la sexualité
humaine, mais surtout fait surgir la forme sexuelle humaine selon son
propre mécanisme de différence diachronique. Toute logique de
l'inconscient produit de la sexualité et la sexualité est ainsi toujours déjà
logique.

1 Logique transcendantale de la négation

Comme le langage de la connaissance vise à établir une correspondance


entre la réalité donnée et le connu, on peut facilement imaginer une logique
indépendante de telle ou telle langue particulière. Cette logique
« mathématique» apparaîtra comme antérieure par rapport à toute langue
commune qui n'en serait que l'expression. Dans cette optique, une logique
purement formelle pourra partir des plus simples axiomes et construire par
assemblages successifs les jugements les plus complexes. Dans ce sens, les
catégories purement formelles de la quantité (universalité, particularité du
sujet grammatical) et de la qualité (affirmation, négation du jugement
propositionnel) semblent précéder logiquement les catégories de relation
(substance, cause qui articuleraient des propositions plus simples) et de
modalité (possibilité et existence qui dénotent le rapport du dire à la copule
unissant sujet et prédicat). Ces catégories suivraient en cela la soi-disant

176
évidence qu'une pensée simple précéderait logiquement une pensée
composée. Peut-être croit-on par là neutraliser l'observateur, voire lui
conférer une «neutralité bienveillante» ? On ne fait que masquer le dire
dont dépend cette logiquepurement formelle. Car antérieurement à cette
«pensée simple» composée de multiples dits analysables, le direse présente
comme totale singularité (quantité), comme limitation entre l'affirmation et
la négation (qualité), comme intrication et action réciproque (relation),
comme nécessité que les choses apparaissent dans leur contingence
(modalité).
Nous distinguons deux logiques différentes: une logique purement
formelle dépendant du langage de la connaissance et une logique pertinente
pour l'inconscient dépendant du direet de sa grammaire (qui n'aurait jamais
pu advenir sans une logique transcendantale comme celle de Kant).
Si la structure d'un langage déforme à chaque instant de son histoire le
matériel dont il s'informe, si le moindre usage de la langue en pervertit peu
ou prou le support et la fixité, si la langue est trouée des phénomènes
lacunaires de la psychanalyse ou des impasses et paradoxes d'une logique
mathématique, alors une toute nouvelle logique s'impose à la suite de ces
mécanismes de dfformationque nous avons nommés Entstellung freudienne
ou différence diachronique. En même temps, il devient évident que la vérité
ne vise plus l'adéquation du dit et de la réalité. Et comme la vérité n'est
plus comprise comme adéquation, la logique n'est plus non plus un
ensemble de règles formelles indiquant comment déduire du vrai à partir de
prémisses vraies. Cette question de la vérité était déjà le sens de l'apologue
de la traite du bouc qui introduisait la logique transcendantale de Kant. La
nouvelle logique propre à l'inconscient suppose la subversiondu conceptde vrai
à partir de la langue et du langage inconscient.
Ce point de départ nécessairedans la langue, en tant qu'elle articule le
subjonaif du possible et de l'impossible et l'éphémère sujet, introduit la
grammaire du signifiant comme préalableà la logiquede l'inconscient.Nous
avons pu percevoir comment le verbe français suppose la différence
diachroniqueen même temps que la chronogenèseet le système des modalités
du dire. Le dire est inféré à partir de la différence diachronique. Il n'y a pas
de jugement propositionnel, sans dire, sans le fait qu'on dise, c'est-à-dire
sans modalité. D'où pas de logique sans introduction grammaticale: la grammaire
précède la logique pour la psychanalyse. Le prédicat ne peut exister
d'emblée sous le mode d'un universel subsumant simplement un
particulier. Le sujet grammatical est profondément transformé par son
attribut: il est employé pour autre chose que sa simple valeur indiciaire. Si
le prédicat reprend ainsi le sujet grammatical en lui-même, on ne peut faire
abstraction du dire qui est passage de SI à S2. Le moindre jugement

177
propositionnel (sujet - prédicat) suppose la modalitédu dire en même temps
que la forme logique qui le détache du support. Les catégoriesde la quantitéet
de la qualité ne sont donc pas antérieures, mais dépendantes du dire.
Ce dire est bien la raison qui commande le passage d'une logique qui
encadre ses objets de connaissance, ses supports nominaux, à une logique
où règne la différence diachronique. Ainsi, une certaine logique de la
« forclusion» doit-elle se développer en topo-logique où les lieux, re-
travaillés par la différence diachronique, ne sont plus fiXés selon l'éternité
synchronique. Cette topo-logiquene suffit cependant pas à corriger après-
coup les illusions engendrées par la logique du support nominal. Un dire
modal chrono-logique précède tout lieu, tout topos: les places des discours
n'existent en effet que par la ronde des quatre discourset de leur basculedont
l'inconscientest leprincipe dynamique.La grammaire commande ces modalités
antérieures à la quantité et à la qualité et c'est seulement après notre
chapitre 6 consacré à la grammaire, que nous pouvons maintenant revenir
plus explicitement aux catégories apparemmentplus simples de la quantité et
de la qualité. La modalité concerne l'intégralité d'une proposition. Il y a,
pour la psychanalyse comme pour Frege, préséancede la proposition sur les
composantesdujugement. Une proposition n'est pas construite par assemblage
de mots, elle s'avance comme différence diachronique d'un 8J dépassé par
un 82,

Comment la logique de l'inconscient peut-elle se déduire de ce


mécanisme propositionnel qu'est le passage de 8Jà 82? Excluons-en ce qui
se présente comme support nominal, qu'on peut aussi appeler argument; la
proposition ainsi vidée d'un support nominal est devenue insaturée:elle est
fonction. Si dans un jugement propositionnel, on écarte tout ce qui peut être
support nominal (ou argument), il restera la pure fonction. Ainsi, dans
« Pierre bat Paul», « Piem» et « Paul» sont les premiers supports particuliers
de l'action et ils peuvent être mis entre parenthèses: (pierre) bat (paul) ;
mais « battre» peut encore être support et doit aussi être mis entre
parenthèses: (pierre) «est» (battant) (paul). Reste: (...) «est» (...) (... )1.
Tel est d'ailleurs le sens des manipulations grammaticales de la pulsion par
Freud: X regarde Y, (X) « est» (regardé) par (Y). Il ne nous reste plus que
le trognon de l'articulation, « le couteau sans lame dont on aurait perdu le
manche ». On isole ainsi la pure fonction d'un verbevidé de sa signification.Ce
« est» comme pure fonction verbale déduite à partir du mécanisme
propositionnel est détaché de toutes ses significations: il ne lui reste plus
que sa fonction de cohésionoù, comme copule, il assure le jugement
d'attributionet sa fonction d'assertionoù se promulgue lejugementd'existence.
1
Cf. C.S. Peirce, Écrits sur le s~ne, p. 197-198.

178
résultat d'une opération langagière. La « ressemblance» est interne à l'acte
de langage, elle met en jeu la possibilitéd'une substitution sur le fond d'une
éventuelle impossibilitéde cette substitution: « ceci c'est encore possible,
mais cela au contraire est impossible ». La question de la ressemblance est
ainsi inhérente à la question du subjonctif, au système du temps binaire: temps
du possible - impossiblede la substitution.Le mot du « psychotique» se place
ainsi en deçàde la considération de la ressemblance, de la modalité possible -
impossible, du mode subjonctif ou du temps pour comprendre.
Préliminaire au deuxième mode temporel (subjonctif), le mot du
« psychotique» ne s'engage pas dans la production du sujet par le signifiant.
Il se caractériserait ainsi par un acte du langage privilégiant essentiellement
le mode nominal du verbe,c'est-à-dire par la strate de la chronogenèse où le
temps flue également et sans distinction. L'acte de langage n'y produit pas
un sujet divisé par le signifiant et le mode subjonctif. Le langage
« psychotique» reste imperméable à la «subversion du sujet» ; il est sûr
absolument de l'Autre et de son savoir, il a un support nominal à sa parole.
Si la théorie ne saisit pas ce mode nominal du « psychotique », tous les
forçages s'équivalent: on peut le ranger sous toutes les personnes
grammaticales, chaque fois « il» se trouve plongé dans une grammaire
étrangère, même si elle est commune et raisonnable. La «psychose» ne
résiste pas plus à une camisole théorique qu'à une autre, puisque toutes le
coincent dans l'indication, dont le mode indicatif rend compte et qui ne
convient pas.
Un certain refus du mode subjonctif implique-t-il que la parole
«psychotique» soit essentiellement tronquée? Ou que l'acte du langage y
soit incomplet et déficitaire?
Un acte de langage ne peut être décomposé en plusieurs pièces
d'assemblage. L'acte de langagedu « psychotique» - même au plus profond
de son mutisme - est par structure entier. Si l'effacement du mode subjonctif
s'impose dans le langage du schizophrène, nous devrons pouvoir le lire dans
le [)lstèmeglobal du temps de la langue française. Et nous retrouverons au
stade terminal de la construction du temps «psychotique» un système
parfaitement cohérent qui intégrera dans les rouages de son temps les
catégories du possible et de l'impossible. Le « psychotique» peut
parfaitement construire des délires tant possibles qu'impossibles. Il refuse
cependant de s'engager dans les démonstrations d'impossibilité logique de
son délire, même s'il peut en reconnaître le caractère délirant. Comme
délirant « psychotique », il n'aborderapas lepossible surfOnd d'impossible;ou
encore, son délire se refuse à apparaître dans son rapportà l'impossible. Du
point de vue de son délire,et de ce point de vue seulement, il n'est pas sujet
divisé.

172
La question de la possibilité ou de l'impossibilité du traitement de la
«psychose» correspond au silence où est laissée l'articulation subjonctivedu
possible et de l'impossible. L'articulation du possible et de l'impossible
(notamment dans le temps pour comprendre) est précisément k modemême
de f'assodationlibre. Elle est identiquement la division du sujet. La question
du traitement de la «psychose» est tout entière d'offrir au « psychotique»
l'occasion de se laisser aller à la parole, notamment dans l'articulation
subjonctive du possible et de l'impossible.
La « psychose» du point de vue de la psychanalyse, devrait être située par
rapport à la catégorie du verbe et de construction du temps; son « nom»
subsiste cependant comme extra-psychanalytique; c'est le nom et le
concept de « psychose» qui résistent à la psychanalyse plus que l'analysant
« psychotique ».
L'articulation du possible et de l'impossible interne à tout acte de langage
en tant que mode subjonctif doit être développée dans le cas du traitement
de la « psychose ». Là où l'impuissance du traitement semble s'indiquer,
s'annonce une parole qui, par son suspens et son impossible, ouvre un
champ nouveau, une nouvelle logique. Ce développement - vu la nature de
l'impossible et du possible - restera cependant parfaitement sans garantie et
sans recette. On pourra y voir concrètement comment une analyse de
«psychotique» ne s'écrit nullement selon l'histoire fantasmatique et la
masse du matériel amené, mais selon l'évolution dans le mode d'articulation
du verbe, selon la grammaire de l'acte de langage qui pourra passer
progressivement de l'affirmation d'un délire vu comme nécessaire à
l'affirmation modale subjonctive du même matériel vu dans le rapport
articulé du possible à l'impossible. À ce moment l'énoncé du matériel n'est
pas sans humour et produit une division du sujet. « Au moment où j'étais
fou... »pourra-t-on éventuellement entendre, non sans y repérer l'imparfait
et son subjonctif sous-jacent. L'impossible n'est pas d'abord l'inaccessible,
mais le fond « réel» sur lequel se bâtit la division du sujet L'impossible
du traitement de la « psychose» doit entrer dans la grammaire d'un sujet
apparaissant - disparaissant, dans la grammaire de la division du sujet.
Cette grammaire peut engendrer un changement de discours. Le
psychanalyste se prêtera dans le transfert à tous ces décalages qui ne sont
pas l'intetprétation et encore moins l'intetprétation du délire. Introduction
au mode subjonctif, la grammaire, comme équivoque du sujet, est la
condition pour qu'il y ait analyse: elle montre le statut logjqueet modal de la
demande qui s'inscrit toujours dans l'ordre du possible et de l'impossible.
La nouvelle clinique ne doit pas en rester au mode subjonctif. Non qu'il
suffise ici d'indiquer le mode indicatif: car à partir du dire subjonctif: il peut
être fait bien plus que de retomber dans l'indicatif, indice d'une

173
connaissance. L'interprétation en effet ne touche pas d'abord à la
connaissance, mais à la structure du dire. L'interprétation devrait, au-delà
de la mise en route du temps pour comprendre et du mode subjonctif,
montrer la structure même de la place de ce subjonctif. Cette structure
relève d'une logique qui dépasse radicalement la logique de la connaissance
et de l'indice indicatif de réalité. Autrement dit, le terme de l'interprétation
grammaticale du verbe n'est pas l'indicatif, mais la structure même de la
grammaire qui dévoile le sujet dans sa pulsation modale. « Voilà la logique
modale du sujet! »

Nous avons montré comment la grammaire se joue entre autres dans le


système particulier du verbe français. Nous avons privilégié ce système du
temps parce qu'il s'inscrit plus directement dans l'opposition grammaticale
majeure du verbe et du nom dans la langue française (comme nous avions
différencié un saumon nominatif d'un saumon riche de toute une
interprétation verbale).Nous aurions pu analyser l'exemple en fonction
d'une autre particularité grammaticale, par exemple le système des articles
défini ou indéfini: le saumon définicomme plat préféré de l'amie (définie) se
développant en un saumon toujours indéfini de la question de l'hystérique
«comment être aimée par un homme (indéfini) ? ». Chaque fois, il s'agit
d'une difftrence diachronique; elle est présente dans la linguistique de
Guillaume sous forme de 1'«opérateur de structure: le tenseur binaire
radical» (Principesde linguistiquethéoriquede Gustave Guillaume, Klincksieck,
Paris, 1973). Telle est la raison de notre recours à ce linguiste particulier en
même temps que de sa fécondité pour le champ de la psychanalyse.

Venons-en maintenant à la logique qui découle de cette grammaire


particulière.

174
Rappelons que toute la partie gauche du tableau, apparemment
affirmative, est soutenuepar la négationet que son apparente unité relève du
grand mythe d'Eros qui contrebalance autant que possible la pulsion de
destructiontout en se nourrissant d'elle. Unificationet affirmationne subsistentque
comme parasites de la négation.
Le négativismedes « p[Ychotiques»« centré» sur la pulsion de destruction
s'installe donc d'emblée dans le vecteur qui va de la discordance à la
forclusion. Caractériser la « psychose» par la seule forclusion scotomise la
discordance. La référence du texte freudien à la psychose nous incite au
contraire à articulerla p{)lchoseavecl'intégralitédu phénomènede la négation.Le
négativisme psychotique comprend et oppose une discordance sans
spécificité, sans argument développé et une forclusion spécifiée avec son
argument précis. La négation dans son développement entier aboutit à l'articulation
d'une spécification dans un jugement propositionnel La question théorique d'un
mécanisme de défense « spécifique» pour la « p!J!chose » dépend ainsi elle-même du procès
de spécificationou de l'octroi d'un support nominal (négativisme forclusif
supposé spécifique) à une fonction au départ non spécifiée Oa discordance
psychopathologique en général).
L 'histoirede la p[Ychiatriefrançaise développe successivement deux types de
conception de la psychose correspondant strictement aux deux strates de la
négation: la psychose a été expliquée d'abord par la discordanceselonPhilippe
Chaslin et ensuite par lafOrclusionselonLacan. Le rappel du vieux terme de
« discordance» permet de prendre quelque distance par rapport à une
conception toute faite, pensée prête à porter pour ceux qui « suivent» un
premier Lacan, sans même se rendre compte que leur guide a depuis
longtemps pris un virage à nonante degrés et qu'il les laisse égarés dans le
décor ancien d'une psychiatrie de l'Âge classique. La théorie lacanienne de
la « forclusion» vaut comme déformation distorsive (82)de la théorie de la
discordance (81). Mais il faut surtout penser que la stmcture, introduite par
une théorie lacanienne plus tardive, vaudra à son tour comme subversion
de la « forclusion ».

2 Discordance et aliénation

Les psychiatres du début du siècle ont reconnu sous le masque de la


pseudo-démence précoce, une dissociation, une dislocation, une
discordance interne à l'esprit (d'où l'ouvrage célèbre de Bleuler: Démence
précoceou groupe des schizophrénies).Cette discordance psychiatrique, cette
« schizophrénie» peut être rapprochée de la discordance linguistique et
ainsi dépasser une simple description de symptômes. La discordance

182
suppose en effet la différence entre les éléments de l'édifice mental (peu
importe pour le moment que « l'édifice mental» doive être critiqué).
Le psychanalyste n'en restera pas à la simple phénoménologie de la
discordance. Cette différence est vue sous l'angle d'un dire qui implique le
subjonctif. Dans l'exemple classique Je crainsqu'il ne vienne,il y a discordance
entre le désir du sujet de la principale et la possibilité qu'il envisage. On
pourrait croire en simplifiant qu'il y a discordance entre l'énonciationde la
crainte et l'annonce ou l'énoncéde la venue (qu'!l vienne).Ce serait oublier que
la crainte ne se réduit nullement à l'énonciation, mais est parfaitement
énoncée en même temps que son sujet et que, dans l'annonce de la venue,
le din s'implique au-delà du dit sous forme du suijonctif et du « ne» discordanciel r
On pourrait croire encore qu'il y a discordance entre l'éventualité qu'il
vienne et l'éventualité qu'il ne vienne pas. Mais ce schéma ne convient pas
à la discordance comme telle; au lieu d'analyser la discordance, ilIa déplace
vers une disjonction forclusive r
Je pense à cette venue possible. Ah si je pouvais évacuer cette possibilité.
Ne plus y penser. Etre sans y penser! Mais non, mon être même, englué
dans ma crainte, est dépendant de cette pensée. Je suis aliéné dans ma
crainte; je suis obligé de me couper d'une certaine partie de mon être, l'être
qui serait sans crainte; le choix s'impose nécessairement d'être avec la
crainte qu'il ne vienne. On ne peut résoudre cette aliénation, cette
discordance par la disjonction entre deux forclusions. Etre sans crainte
plutôt que d'être dans la crainte! Mais je n'ai pas ce choix.
Comment répondre au dilemme aliénant A ou B ? À cet effet, il est
nécessaire d'apercevoir que la différence entre A et B est diachronique, que
A est bien la déformation distorsive de B. La bourse n'est qu'une
déformation de la vie, l'être sans crainte n'est qu'une déformation de la
crainte, la confirmation de l'Autre une déformation de la parole libre, le
langage de la connaissance une déformation du langage inconscient. Malgré
les apparences formelles, l'aliénation n'est pas un choix entre deux termes
.fYnchroniquesdifférents.La chrono-fogiepropre à l'aliénation permettra à la ruse
d'y gagner le tempspour compnndre et y répondre. Alors que l'aliénation
semblait proposer un choix entre deux termes et excluait tout autre
troisième terme, voilà qu'apparaît non pas un quatrième terme, mais une
nouvelle solution que les termes n'ont pas explicitée: le suspens de ces
termes. Le suspens de ces supports introduit la position du dire et sa
structure grammaticale, dont est pétrie l'aliénation démasquée comme
différence diachronique. Ce temps de suspens doit aller en deçà de la forme
forclusive que présentait l'aliénation (A ou B ; chacun des deux semble
forclore l'autre) et révéler la structure.
Nous aurons maintenant la séquence: discordance,forclusion, structure.

183
Cette séquence comporte des conséquences pour la question de la
spécification de la « psychose ». Car il ne suffit pas de remarquer la nature
proprement langagière de la «psychose» et on ne peut se contenter d'y
déceler immanquablement des mécanismes langagiers généraux. Comme
nous l'avons fait remarquer, le processus de spéczjication(de la « psychose »)
suppose le mécanisme de la négation et en dépend. La spécificité (de la
«psychose ») doit suivre intégralement la logique de la négation; elle sera
discordance et forclusion, mais ouvrira aussi toute la dialectique de la
structure. Celle-ci suppose la grammaire de la différence diachronique en
même temps que le temps logique et ses modalités. Développer l'aliénation,
ou répondre à son défi, c'est parcourir la structure.
Dès lors, pour expliquer la « psychose », nous ne pouvons nous contenter
ni de la discordance de Chaslin, ni de la forclusion du Lacan de 1956.
Certes, nous situerions ainsi la spécificité de la «psychose» dans une
caractéristique humaine générale (dans une des deux formes de la
négation) ; mais ces caractères prétendument spécifiques de la «psychose»
tirent leur consistance à partir de l'opérationgénéralede la spécification,où une
discordancese spécifie enforclusion. Ce paradoxe majeur de la spécification de la
« psychose» se répercute avec insistance dans son application pratique: le
psychotique pourra être défmi comme l'humain qui n'a pas la parole, ou
l'autiste comme l'homme fermé sur le monde, alors que chacun sait que
l'humain, par « définition », est celui qui est soumis à la parole et ouvert au
monde. Le psychologue ou le psychiatre sont certes entraînés à la
forclusion c'est-à-dire à spécifier, à déterminer par oui ou par non ce qu'il
en est de leur clinique. Dans cette opération, la forclusion dépend du
psychologue qui - dans sa rencontre avec tel psychotique - forclôt la parole
chargée d'inconscient et ferme son monde. Évidence maintes fois reprise
où le classificateur de la «psychose» se trouve lui-même happé par la
«psychose» qu'il croit déceler.
En lieu et place d'une théorie de la « psychose» basée sur la discordance
ou la forclusion, nous devons introduire une théorie de structure.Il ne s'agit
ici nullement de structure particulière des « psychoses» (à opposer par
exemple aux soi-disant structures « névrotique» ou « perverse »), mais de la
structureunique, rétive à toute illustration diagnostique, qui cerne le réel
autant que possible comme impossible, il s'agit de la stmcturedu dire. Pour
arriver à la structure, il nous faut répondre justement à l'aliénation et mettre
en suspens la spécification.
Cette mise en suspens structurelle de la spécification est identiquement
«l'ignorance docte» ; elle permet à l'analyste de « savoirignorercequ'il sait» et
d'aborder chaque cas dans la nouveauté d'une parole naissante, non
déterminée par un objet préalable quel qu'il soit. Seule cette ignorance

184
libère l'association des préjugés schématiques obstruant la structure du
signifiant. Le prise de distance par rapport à la spécification discordancielle
ou forclusive ouvre la voie à une structure qui suit le mouvement entier de
la négation. Cette structure n'est pas dégagée par une opération de logique
purement formelle comme celle de la disjonction logique. La grammaire et
ses développements (notamment la négation et le système du verbe) nous
montrent le chemin du suspens qui n'est autre que laposition de l'inconscient,à
partir de la grammaire, comme dynamique de bascule d'un discours vers un
autre.
Par une telle position de l'inconscient, un nouveau traitement est proposé
pour la fonction et ainsi, la négation peut prendre sa véritable dimension: à
partir de la grammaire, une nouvelle logique s'élabore. Car il ne s'agit pas
de faire reposer la négation dans sa double dimension de discordance et de
forclusion sur un « objet », comme par exemple l'entité psychopathologique
que serait la «psychose ». Il s'agit au contraire de refuser de traiter la
fonction en lui trouvant d'emblée ce genre de support nominal. On
comprend pourquoi Lacan s'est refusé à donner son séminaire sur les
Noms-du-Père. Il ne s'agissait fondamentalement ni d'enjeu personnel, ni
d'excommunication par 1'l.P.A., ni non plus d'une préparation insuffisante
de ses auditeurs. La raison n'en est ni subjective, ni intersubjective, elle n'a
rien d'anecdotique, mais elle s'éclaire radicalement par l'introduction de la
structureau sens fort qui apparaîtra dans la suite même de cette mise en
suspens.

3 La discordance phallique

L'introduction de la structure suppose et implique que toute spécification


soit dépassée. Les schématismes réducteurs de la psychanalyse nous
guettent si nous ne donnons pas à la structure une valeur purement logique.
Mais comment définir une telle structure? Il est évident qu'il est impossible
de la défmir à partir d'éléments antérieurs. Il ne nous reste alors qu'une
seule solution possible: suivre « la chosemême» dans sonparcours.Comme la
spécification la plus insistante pour l'homme est le sexe (biologique ou
culturel peu importe) et sa normativation œdipienne, Lacan a affirmé avec
insistance: « Il n'y a pas de rapport sexuel» (L'étourdit, AE p.455). Nous
l'entendons comme la fOrmulegénéralede l'inadéquationfOndamentalede tout
support nominalpour la logiquedu signifiant.Autrement dit, le schématisme
œdipien étayé par les imagosparentales n'a aucune prise sur la structure
proprement psychanalytique. L'impossibilité du rapport sexuel ne sera
réductible ni à la discordance (éventuelle) entre les sexes, ni à la forclusion
(supposée) de leur commerce, mais elle dépendra de l'impuissance à

185
spécifier la sexualité humaine par les couples sémantiques père/mère,
masculin/ féminin, actif/ passif, avoir/ être, sexualité/tendresse, non
castré/ castré, etc. Sans l'impuissance desprétendus rapports sexuels, dont la /iste est
infinie, l'impossibilitédu rapport sexuel n'apparaîtraitpas. Pour entrer dans la
structure du langage, il faut suspendre toute référence à une sexualité
préétablie (biologique ou culturelle) et s'initier, par la fiction ou les
« théories sexuelles infantiles », à la logique de l'inconscient, seule
pertinente pour la sexuation. Cette mise entre parenthèses de tous les
arguments (biologiques, culturels, etc.) fait apparaître la fonction
« phallique» en même temps que son équivalence à la formule « il n'y a pas
de rapport sexuel ». C'est en abandonnant tout recours à un support
nominal - y compris l'identification sexuelle par le rapport des sexes -
qu'apparaît la fonction non saturée (par un argument), le verbe non spécifié
(par un sujet grammatical).
La structure est le parcours de la fonction phallique; dans ce parcours
elle est « saturée », c'est-à-dire complétée par différentsarguments:ainsi <I>x
est
saturée par 3x ou 3x, par "Vx ou Vx et <Pxpeut être nié «!>X) ou non1. Ces
éléments relèvent apparemment des catégories de la logique purement
formelle, à savoir de la quantité (particulière vs universelle) et de la qualité
(affirmative vs négative). La «saturation» de <Pxpar ces catégories reste
d'ailleurs partielle puisque les arguments contiennent toujours des
inconnues (x): la fonction garde une insaturation de base et chaque
formule ne vaut pas comme proposition complète, mais comme sous-jOnaion
de laflnaion phallique. Le développement de la fonction phallique tient lieu
de « défmition» pour le fonction phallique.
Corrélativement, le parcours logique de la fonction phallique défmit la
sexualité ou mieux ledit parcours produit une sexuationproprement humaine
précisément en tant qu'elle ne peut être définie par aucun rapport sexuel.
Toute sexuation humaine, quelle qu'elle soit, supposera toU)'ours l'intégralité du parcours
logiquede la fonction phallique: la sexuation (humaine) est essentiellement
plurielle et polymorphe; les dispositions de l'enfant pervers polymorphe
l'ouvrent d'abord au parcours de la fonction phallique et une perversion ne
représentera qu'un point particulier de ce parcours. Il n'y a pas de sexualité
1 Nous noterons la négation par la barre au dessus de ce qui est nié. Ce sigle vaut pour la
négation en général, il suppose toujours le mouvement de la négation, mouvement qui a
été esquissé par l'opposition discordance / forclusion, mais qui doit s'ouvrir sur la
structure par l'introduction de l'aliénation. Le sigle de la négation pourra s'exprimer, en
français, tantôt par" ne " ou "non" (dans <I>x),tantôt par" pas (dans 'Vx), tantôt par
"
"ne pas " (dans 3x). «x» représente la place vide pour un argument quelconque. « 3 »
représente le quanteur de la proposition particulière (il existe un .. .). « 'if » représente le
quanteur de la proposition universelle (tout.. .).

186
Il ne s'agit pas ici de conférer au «est» la moindre signification
« ontologique ». Comment éviter cette équivoque sémantique qui fait
l'histoire de la philosophie? La pure fonction, vide de signification, est
représentée par la catégoriegrammaticaledu verbe; elle est appelée par la
psychanalyse lacanienne fOnctionphallique, « phi de x », que nous noterons
<Px.Cette fonction ne se déduit d'aucune signification, quelle qu'elle soit (et
notamment elle ne se réduit pas au sexe dit masculin et à ses substituts
« symboliques »). Voilà pourquoi le signe caractéristique de la fonction
phallique, à l'opposé de quelque protubérance obscène, se retrouvera sousle
voile,dans la mise entreparenthèsedu supportindiciaimquel qu'il soit. L'opération
première de cette fonction sera la castrationà condition de définir celle-ci
comme ce qui, en faisant disparaîtm l'image anecdotique (y compris
l'imagerie « phallique »), produit un mouvement intetprétant symbolique.
Qu'advient-il de cette épurede lafOnctionverbale?Quel est son sens? Il est
dans la ronde des discours, selon une logique de l'Autre (hétéro-Iogique), c'est
précisément le sens tel qu'il excède la catégorisationpurement fOrmelle de la logique
classique:« Par rapport aux modes propositionnels en général, la neutralité
du sens apparaît de plusieurs points de vue. Du point de vue de la quantité,
le sens n'est ni particulier, ni général, ni universel, ni personnel. Du point
de vue de la qualité, il est tout à fait indépendant de l'affirmation et de la
négation. Du point de vue de la modalité, il n'est ni assertorique, ni
apodictique, ni même interrogatif (.. .). Du point de vue de la relation, il ne
se confond dans la proposition qui l'exprime, ni avec la désignation, ni avec
la manifestation, ni avec la signification...» (Deleuze, Logique du sens,
p. 123).
Nous partons du sens du dire, du sens de la fonction verbale et du « est»
(présent du verbe être), du sens de l'Autre. Ce sens est celui du dire
élémentaire, matrice de tout jugement propositionnel: il articule une
fonction cohésive Gugement d'attribution) et une fonction assertive
Gugement d'existence). Tel était déjà le propos de Freud dans sa Vemeinung.
Cette logique de la négation articule lafOnctionverbaleoufOnctionphallique, en
même temps que le jugement propositionnel en général.
La négation est fonction et articulation: elle articule la fonction et elle
fonctionne comme articulation.
Les exemples freudiens de négation(G.W. XIV, 11-12; O.C. XVII, 167) se
composent de deux parties, de deux phrases: une première phrase laisse
flotter une éventualité (par exemple: « c'est bien ma mère dont l'idée m'est
venue à propos de cette personne... ») et une deuxième phrase, le plus
souvent opposée par un « mais », ferme la porte à cette éventualité flottante
(par exemple: « mais je n'ai aucun plaisir à donner crédit à cette idée »).
A l'intérieur du mécanisme de la négation, la deuxième phrase reprend la

179
première selon un mécanisme de différence diachronique SI-S2qui prend
place entièrement dans le cadre du retour du refoulé: le refoulé n'apparaît
qu'à la condition de faire retour dans un S2 qui le rejette., La phrase
conclusive du texte freudien « Cela je ne l'ai pas pensé» ; ou « A cela je ne
n'ai jamais pensé» contient encore les deux aspects de la négation typiques
du fonctionnement inconscient: « À cela» (resté dans la discordance), « je
n'ai jamais pensé» (forclusion). La preuve de l'inconscientest ainsi donnéepar la
basculed'une négationà une autre, dont l'inconscientcréela tfynamique.Ces deux
niveaux, présents dans chaque négation freudienne, correspondent aux
deux dimensions de la négation française - exposées par Damourette et
Pichon - : la négation (ne... pas...) est articulée en discordance(ne...) et
forclusion(pas.. .). La négation qui traite le retour du refoulé comporte les
deux étapes: évocation d'une éventualité flottante discordante(1) opposée à
son rej et flrclusif (2).
La négation est l'articulation nécessaire et ordonnée de deux négations: la
discordance et la forclusion, articulées comme SI et S2.Avec cette mise en
place des deux strates de la négation, on comprend mieux comment elles
déterminent les deux décisions propres à tout jugement propositionnel
(G.W. XIV, 13-14; G.C. XVII, 167-170). Examinons les deux décisions du
jugement en même temps que l'opposition discordance / forclusion.
La premièredécisiondu jugement apparaît comme l'attributiond'un prédicat à
un sujet grammatical. Si nous voulons désubjectiver notre étude de la
négation et nous défaire d'un support qui porterait les couleurs du monde,
nous devons nous débarrasser du modèle d'un sujet cherchant un attribut
et le texte de Freud n'y répugne nullement: le sujet grammatical
intervenant dans un rêve est problématique selon le principe même de
l'association libre: « il y avait une personne non spécifiée dans mon rêve, je
ne vois pas qui c'est; ... en tout cas ce n'est pas ma mère ». Le sujet
grammatical est d'abord aussi inexistant que possible (une « personne ») et
c'est le prédicat ou mieux la fonction qui cherche un argument tout comme
la fonction du plaisir qui cherche de quoi se satisfaire (quaerensquem devore~.
Lafonction appartientaufonctionnementduplaisir; c'est dans le fonctionnement
du plaisir que peut apparaître son argument: l'objet de plaisir, la mère par
exemple, dont se construira le Moi. Le «Moi-plaisir» purifié n'est pas
l'auteur, mais la production du « principe de plaisir» : il est le résultat de
l'unification ou incorporation de tout le bon Qe «bon sein ») et de
l'expulsion ou excrétion de tout le mauvais Qe «mauvais sein »).
L'opposition de l'unification et de l'expulsion (ou du «bon» et du
«mauvais sein ») déploie et ex-plique la discordance propre à la fonction de
plaisir. Pour que la création du « Moi-plaisir» ait lieu, il faut que le plaisir

180
s'oppose au non-plaisir ou encore que la fonction (plaisir) s'oppose à une
négation de la fonction (non plaisir), c'est-à-dire qu'il apparaisse une
discordanceà l'intérieurde lafonction deplaisir. La fonction n'existe que par la
négation qui lui est inhérente. Au niveau de la discordance, on peut donc
opposer l'unification (Vereinigun~, « introjection» du « bon» qui rassemble
le Moi-plaisir purifié et l'expulsion (Ausstossunj), rejet du « mauvais» qui
expulse le monde extérieur. La différenciation topique du refoulement
pourra suivre ce même principe: une représentation est ainsi plaisante pour
une instance psychique et déplaisante pour une autre. Toute représentationet
tout signifiant sontpartagés par la discordancenécessairequi les divise. Et l'unification
n'existe que comme pôle mythique d'une opposition première puisque le
plaisir contient en lui-même la discorde qui le fend irrémédiablement en
deux; la discordance est donc primordiale. L'unification ne vaut que
comme artifice provisoire d'exposition pédagogique de la discordance.
Alors que la discordance porte sur une fonction vide d'argument, alors qu'elle est
interne à la fonction et lui permet de fonctionner, la forclusionporte au
contraire toujours sur un objet unique et spécifié, sur un argumentp1icis.
La deuxièmedécisiondu jugement porte sur l'existence réelle d'une chose,
d'un argument spécifié: « je décide que ce n'est pas ma mère ». Cette
deuxième décision du jugement n'a cependant pas de pouvoir sur
l'existence réelle, elle n'est pas connaissance, mais p1itentionintellectuelle. La
discordance parlait d'« une» personne si vague qu'elle n'est « personne », la
forclusion veutpréciser : ce n'est pas ma mère. La forclusion porte ainsi sur
des éléments précis, sur les arguments de la fonction. Passer de la
discordance à la forclusion, c'est aussi passer de la fonction (ou du
concept), aux arguments ou aux représentants de cette fonction Qeplaisir).

Eros Thanatos

Moi-plaisir purifié Vereinigung Ausstossung


Unification Expulsion
0 1°
I
ZOb
J
/ ZOa
Jugement Affirmation "'" Négation
Brjahung= Ersatz Verneinung= Nachfolge

181
contradictoire et doit être éliminée ou soumise à une forclusion ». 3x <Px
n'est cependant ni l'existence effective d'un fait réel (assignable par
exemple au père préhistorique de la horde primitive), ni l'éradication
effective de la fonction « phallique ».
3x <Pxprend un sens par ses deux parties, « 3x» et « <Px», intimement
articulées. D'une part, « 3x» où l'existence ne se pose jamais comme
application de <Pxà la réalité, car <Pxne relève pas d'une logique de
connaissance. « 3x », l'ex-sistence,l'exceptionn'est pas la notification d'un objet
qui tomberait en dehors de la règle générale, mais l'échappée activehors de
la mise en question phallique qui est par structure universelle. Cet acte est
bien entendu audacieux et même prétentieux car on n'abolit pas la fonction
phallique. Prestige (praestigia: illusion, jonglerie, tour de passe-passe,
imposture), l'acte d'existence 3x <:Pxescamote <:Px: cet acte reste sans objet
réel et toutes les imaginations substitutives apparaîtront vite comme
factices, fictives et usurpées. D'autre part, <Pxqui est négationde la fOnction
phallique,prétend établir un rapportsexuel; ce rapport ainsi établi est, pour la
logique de l'inconscient, nécessairement forcé. L'acte de la négation de la
fonction phallique participe donc toujours de la violence, il établit
nécessairement un rapport defOrceou abus de pouvoir. Par cet acte, 3x <Px
nie la fonction phallique sous forme bien spécifiée: l'existence nie la
castration présente dans <:Px(et l'absence de rapport sexuel), l'existence est
forclusion de la castration (c'était le cas de l'homme aux loups rejetant la
castration et n'en voulant rien savoir, au sens du refoulement).
Toute logique n'« existe» que parce qu'il y a un dire et une grammaire de
ce dire. Toute logique dépend du dire, c'est-à-dire de laposition d'exceptiondu
dire, de l'existence: toute logique se créerait ainsi son « père» sémantique
primitif. L'existence apparaît alors comme la nécessité primordiale, mais
cette nécessité n'est que dérivée à partir de la discordance de <Pxet de son
vide. Ce n'est que faussement que l'existence primordiale du père de la
horde primitive et l'audace de son meurtre apparaissent comme
conditionnant toute humanité; le mythe freudien vient obturer le vide de
sens qui fait sens (il a une fonction logique tout à fait exceptionnelle). Ce
mythe nécessaire d'une existence primordiale est l'origine d'une
« psychanalyse» qui affirme l'existencedes différentespathologies(<<névrose »,
« psychose », « perversion» par exemple) dont elle fait rapport (Verdrangung,
Venveifung, Verleugnun~. Ce rapport cependant n'est que purement affirmé,
même et surtout là où il se conforte d'une sémantique avide de repérer le
trauma et la cause première du « cas» « clinique ». L'affirmation d'existence
ignoresonfOnctionnementproprement mythique etpartant dérivéde lafOnctionphallique.

190
Le trauma primordial, le « premier mensonge» de l'hystérique, le premier
souvenir derrière le souvenir-écran viennent peut-être voiler la fonction
phallique désappliquée et vide de support, mais ils doivent être entendus
comme « dire que non », comme contestation dépendant de la fonction
primordiale (<Px).Ce « direque non» inaugure une histoire (temporelle) de la
fonction «phallique» dans son cycle de renversements. «J'existe» clament
d'un même cœur Kierkegaard, l'existentialiste et le maître de l'hystérique;
mais cette existence ne comble pas pour autant le vide de la fonction
phallique. L'existence est un leurre, un semblant tenant lieu de ce qui non
seulement apparaît comme irrémédiablement perdu, mais bien plus n'a
jamais été en notre possession puisque nous ne sommes que conséquences
de la première discordance qui doit nous conduire jusqu'à la structure. Il
conviendra donc de situer la place de l'affirmation d'existence par rapport
au parcours intégral de la fonction phallique.
L'existence, 3x <Px,est ainsi pur prestige et pure audace.L'audace s'avance
comme exception et « confirme» la règle universelle. Le dire de la fonction
phallique n'apparaît qu'à partir de cette exception qui affirme en
contrepartie l'universelle (Vx <Px)et l'affirmation de l'universelle est d'autant
plus facile que la fonction phallique est vidée de tout support, de tout
argument, est verbe isolé de ses sujets grammaticaux. Lorsque la « science»
psychiatrique universelle affirme par exemple « toutes les psychoses sont
forclusion du Nom du Père », elle le fait à partir d'une position
d'exception: l'existence du psychiatre s'affirme comme exception et dire...
en s'oubliant. Du haut de son prestige, l'existence croit pouvoir légiférer
pour tous: l'universelle en est seulement possible,dépendant nécessairement
de l'existence, de sa prétention, de son usutpation.
L'identification masculinecombine y x <Pxet 3x <Pxdans le complexe de
castration, qui allie l'universalité de la loi à la promesse departager la puissance de
l'existencepaternelle. Pour participer à ce prestige de l'exception, l'individu
accepte joyeusement de se ranger dans le rang; il s'insère très volontiers
dans la logique des syllogismes. La fonction phallique attend pourtant son
heure de vérité, car elle n'est pas une simple forme formulée par une
autorité extérieure. Entre-temps l'identification masculine - vite fait bien
fait - a totalement escamoté <Pxet la structure du dire vidée des supports.
<Pxa ainsi perdu sa qualité de proposition vide pour ne garder que la
formulation d'une proposition quelconque: on a par là bien voulu accepter
que tout soit fonction de la fonction « phallique» à condition qu'il y ait une
exception parmi les arguments, parmi les sujets possibles et cette exception
a psychologisé la fonction en lui fournissant argument, support et
schématisme purement contingents. La forclusion de <Px(de l'inexistence

191
du rapport sexuel) a escamoté la discordance interne à <Px(çntre <Pxet <Px).
Mais que l'on soit « homme» ou « femme », on ne peut être ni tout à fait
<Px, ni tout à fait <Px. La fonction <Pxporte et apporte toujours la
discordance. D'où l'ignorance « docte» dont l'analyste fait bien de s'assurer
à chaque instant de sa pratique et ce malgré toutes les apparences qui
permettraient de ranger le cas dans un tiroir universalisant.
3x <Px est contestable, c'est une position usurpée, nous l'avons dit
d'emblée. Dans 3x <Px,se joue une nouvelle audace, l'audace de dire qu'il
n'existe personne qui échappe entièrement à <Pxet à sa discordance... 3x <Px
est la forclusion de 3x <Px,soit forclusion de forclusion, soit négation de
négation, soit affirmation. Et c'est précisément dans ce sens qu'il faudrait
entendre le «pousse- à - la -fèmme» du «psychotique» ; il est réponseà 3x <Px
et à la circonstance particulière où surgit la « décompensation» psychotique
Qa survenue d'« un père »). Il dit donc: 3x <Px.Le psychotique forclôt
l'image du père primitif tout-puissant, modèle de machisme et affirme:
3x <Px.Ainsi Schreber, dans son délire, pouvait-il bien admonester la figure
paternelle du psychiatre: « Flechsig, tu ne tombes pas en dehors de la
fonction phallique, malgré tes prétentions; car d'exception, il n'yen a
fondamentalement pas! ». Screber affirme la formule 3x <Px,soit la fonction
phallique en deçà et au-delà des remaniements subjectifs et de toute
prétention à une existence. Cette position (3X <Px),par la négation de <Px
«î>X),affirme le rapport au sexe, mais le 3x affirme que ce rapport doit se
jouer (vœu pieux) en deçà des prétentions subjectives à l'existence (3x).
Cette «virginité» du «psychotique» est bien souvent le moteur de
nombreux délires de psychotiques autour du sexe et de la différence
sexuelle.
La vierge cependant se situe encore au niveau de l'existencedu rapport
sexuel. Elle accentue qu'au niveau du rapport sexuel, la non-existence est
tout aussi portante que la maîtrise propre à l'existence. En même temps
qu'elle s'affirme comme non-existence, elle insinue pourtant au cœur du
rapport sexuel l'inexistence de ce même rapport. Elle retrouve donc par la
négation de la négation la dynamique structurale de <Px.
Si dans 3x <Px,l'existence est pure prétention et ne subsiste que grâce à
l'acte et à son passage qui l'excepte de <Px; par contre dans 3x <Px,le passage
à l'acte de la non-existence remet les pendules à l'heure de <Pxet affirme le
caractère de pure prétention et de foncière usurpation de 3x <Pxen en niant
la vérité. La négation de la négation est ainsi bien plus qu'un redoublement
de la négation. De même lorsque l'analysant peut annuler sa négation et
dire « Non, ce n'est pas vrai que ce n'était pas ma mère », il redonne une

192
place à la discordance qui joue en lui et qui fend toute existence.
L'existence est ainsi niée pour faire apparaître positivement la structure
complexe de la fonction phallique où s'entrecroisent le phallique et le non
phallique: soit 1'«impossible ». L'impossibilité est perceptible dans
l'affirmation « c'est effectivement ma mère!» pour peu qu'on l'analyse
comme la contraction des deux propositions « ce n'est pas ma mère» et
« c'est ma mère ». Cette analyse en fonction de la discordance est d'ailleurs
la seule voie pour dépasser la reconnaissance purement intellectuelle de
l'inconscient.

Nous avons encore parcouru le cycle complet de la Vemeinung:

Eros Thanatos

Moi-plaisir purifié Vereinigung Ausstossung


Unification Expulsion
0 1°
I
t
2°b ./
.......
2°a
Jugement Affirmation Négation
Brjahung=Ersatz Vemeinung= Nachfllge

Les quanteurs n'y sont plus du tout les quanteurs de la logique purement
formelle. Ils supposent une nouvelle logique (cf. les quadrants de Peirce,
chapitre 5, ~ 4) qui reprenait déjà la logique de la négation (cf. chapitre 4,
~ 2). Il apparaît ici clairement que le jugement proprement dit qui se
prononce sur l'existenceou la non existenceest toujours particulier.

Dans la position masculine, la formule de la non existence, 3x <Px,est


voilée par un <Pxqui n'est plus vide de tout support, mais qui s'imagine
dans n'importe quelle proposition universelle. Le schéma de la page 188 se
simplifie en un schéma où n'apparaissent que l'universelle affirmative et
l'exception:

193
I I III

IV' x <I>xl
/"'/"',
III III /'"
3x~

Les deux positions particulières (3x <Pxet 3x <Px)n'adviennent pourtant


que parce ni <Px,ni <Pxn'ont apriori la prétention universalisante propre à la
logique classique: autrement dit, au-delà de l'affirmation comme négation
de la négation (que « c'est effectivement mère »), s'affirme l'impossibilité
d'en terminer avec la question; savoir si le personnage du rêve était ou
n'était pas la mère n'a pas de sens dans la dynamique du signifiant. Nous
devons donc dire que poser la question d'identification du personnage
(maternel ou non) n'est pas tout: Vx <Px.Chaque identification ne vaut en
effet que dans la précarité d'une particulière bien contestable; elle est faite
pour sa propre disparition... Elle n'est « pas tout ». Comment situer ce fait
de n'être pas tout x, dans notre présentation?
Notons que le « tout» a déjà été inscrit d'une certaine façon dans le
schéma précédent (schéma «masculin »): c'est l'ex-sistence qui fonde
l'universelle 'v'x. Mais on en reste à une sexualité masculine ou centrée sur
le modèle masculin et le pastout qui concerne le tout reste caché.
Comment inscrire «pas tout », V'xdans notre présentation?

5 La strncture et le pas tout

Comment comprendre V'x?


Une manière classique, commode et simpliste de saisir ce « pas tout»
serait d'y entendre la négation du «tout» comme « omnis » : les êtres
humains ne jouissent pas tousd'une sexualité phallique comme les hommes,
il y a aussi les femmes; ou encore les éléments de la sexualité ne se jouent
pas tous du côté de la fonction phallique, il y a aussi d'autres facteurs. Ainsi
compris comme pas tous au pluriel (pas tous les hommes, pas toutes les
femmes, pas tous les signifiants, etc.), le « pas tout» se réduirait à une classe
forclose de la fonction phallique; il serait identique ment l'exception 3x <Px

194
miseaupluriel: les femmes, /esexceptions ou encore lespulsions prégénitales
feraient exception à la libido phallique freudienne.
Qu'est-ce qui s'est perdu dans cette mise au pluriel? Tout ce qui a
rapport à la singularité: un homme, une femme, un signifiant qui ne valent
que par leur transformation singulière. La logique de transformation ne
répond pas à un telle logique formelle. Dans cette mise au pluriel, la
discordance, l'aliénation première de la fonction phallique, la logique de
l'inconscient sont perdues. Le « pas tout» Vx marque une division à
l'intérieur de chaque «individu» dirions-nous, si ce n'était déjà dire qu'il est
indivisible; à l'intérieur de chaque « atome» si ce n'était déjà dire qu'il est
insécable; à l'intérieur de chaque « élément» si ce n'était déjà dire qu'il est
élémentaire élément d'un ensemble. Le « pas tout» est précisément la
négation du « totus», de l'individu, de l'atome, de l'élément. Cette négation
n'est bien entendu pas la négation forclusive qui exclurait précisément la
totalité singulière du signifiant (au singulier) qui se différencie en un autre
signifiant. Elle est discordance ou différence diachronique. La fonction
phallique, préalable à tout argument ou prétendu «élément », a un effet
discordant sur ces « éléments» supposés simples. Le sujet est divisé et les
«quanteurs» qu'on supposait simples sont d'emblée soumis aux catégories
de la qualité,affirmation et négation, mais surtout à l'entre-deux primordial
de la négation et de l'affirmation, à la limitation discordante (c'est ma
mère/ ce ne l'est pas) non sans supposer déjà des relationset des modalitésqui
dépassent absolument la catégorisation mathématique.
Par l'intermédiaire de la fonction phallique, la négation s'introduit dans
l'argument classique, dans l'individu, dans l'élément, dans l'atome et le rend
discordant. Nous dirions volontiers qu'elle définit la division du sujet en
même temps que de « la» « femme », si ce n'était plutôt manifester
comment il est impossible de définir~'article défmi « la» est barn) : la barre
signe la discordance au milieu même de l'argument, du support, de la
femme, du grand Autre, du sujet. La fonction « phallique» dans sa
discordance dit l'impossibilité de tout support extra-langagier pour
chapeauter le tout: pas de support, pas de métalangage, pas de tout, donc
pas de point de vue extérieur répartissant les individus en deux classes,
deux sexes, etc. La division est interne au langage: S(A). Le support de
l'Autre est toujours usurpé.
Vx <Pxn'est pas une répartition des «fimmes », mais une division interne à chaque
femme... et à chaque homme! 3x <Pxn'est pas équivalent à \:Ix <Px, comme le
laisserait trop vite croire une lecture de la fonction phallique selon la
logique classique. Aucun - « homme» ou « femme» - n'est tout entier
phallique. Certes «pas tout» pourrait servir de prétexte pour se stabiliser

195
toujours davantage dans la prétention à l'existence 3x <Px.Mais « pas tout»
est intérieurà ce qu'il divise. C'est de l'intérieur que l'Autre se trouve barré.
Nous avons présenté plus haut les quatre formules comme des
saturations partielles de la fonction insaturée ou comme ses sous-fonctions.
La quatrième formule, Vx <Px,propose elle aussi une saturation partielle de
<Px(par Vx). Plus fondamentalement, elle accepte la fonction sans se situer
ni dans <Px,ni dans <Px;elle reste dans le suspens de la décision. Ce suspens
est précisément ce qui précèdela première décision du jugement, ce qui
précède le jugement « ce n'est pas ma mère », c'est le tempsoù l'expulsionse
construit; en ce temps-là, il n'est ni juste de dire que « c'est ma mère », ni
juste de dire que «ce n'est pas ma mère ». On pourra faire correspondre ce
parcours à la dialectique freudienne de la négation comme on l'a vu plus
haut.
Nous remarquons que le « pas tout» (?X <Px)correspond à la cas 1 des
quadrants de Peirce (cf. chapitre 5 ~ 4). Il indique bien un trou dans
l'univers de la logique formelle: une autre logique est par là ouverte,
disions-nous. Et cette autre logique met en jeu l'impossibilité, qui n'est pas
l'impossibilité contradictoire, mais l'impossibilité définie comme sortie de
l'expérience possible.

A
~
~
I
1 1
4 I
I
1
I
I

I
I I
I E
I

:r ],11/
I ~3 I
/
,/',/'

//
2/
/,/'
/
/"

~
-y-
o
Dans ce tableau, deux modes de sexuation peuvent s'opposer comme les
diagonales (<<sexualité masculine» = 3x<Px+ \;/x<Px; « sexualité féminine»
= 3x<Px+ \ix<Px). Ces diagonales s'intriquent dans la dialectique globale de la
fonction phallique. Toute identificationsexuelle unilatéraleest donc scotome; le
rapport sexuel n'existe pas, puisque ces sexes ne peuvent être mis en
rapport sans l'ensemble de la dialectique de la jOnction phallique, qui contredit toute

196
vide, échappant à l'impossible de la fonction phallique. Il s'ensuit une
logique à deux valeurs fonctionnant par rapport à l'échappatoire hors de la
fonction « phallique» : 3x cI>xet 3x CPx: on y échappe / on n'y échappe pas.
Ces deux valeurs pourront se figurer sous forme du Dieu tout puissant et
de la Vierge Marie, modèles derniers pour les Adam et Ève de tous les
temps. Une psychanalyse enlisée dans la signification des symptômes et de
leur rapport à l'Œdipe relève de ces modèles religieux et de la vérité comme
cause finale. Comme moment de la discordance de la fonction (Cî>X), cette
position religieuse est indéracinable, elle est nécessaire; nul n'est donc à
l'écart de la croyance en la cause finale et à son support. Et la croyance
inhérente au <Pxintroduit nécessairement un jugement d'existence. Quelle est
l'affirmation d'existence, inhérente au <Px?

4 La forclusion ou l'existence de la fonction phallique

La fonction «phallique », <Px,n'est pas le filet logique tendu sur le monde,


elle ne saisit pas la réalité dans ses mailles; puisqu'elle est rétive au langage
de la connaissance. Mais en sortir, l'ex-sistence ne saisit pas davantage la
réalité dans son filet; elle ne suffit pas à produire réellementune existence.
L'ex-sistence est plutôt l'audace (<<injustifiée ») du passage à l'acte qui se
précipite en-dehorsdu mouvement de la fonction phallique, en dehors de
« l'être» qui y est concerné, en dehorsde la mise en question de la réalité par
la fonction phallique. Ce « dire que non» à la fonction phallique n'est pas
fondé sur la réalité, mais prétentionàproposde la réalité; il se pose comme ex-
sistant pour mieux la maîtriser dans la négation.« Non I ce n'est pas ma
mère », affirme l'analysant. Le « non» qui paraît porter uniquement sur
« ma mère» est en fait un « direque non », un mouvement de sortie pour se
constituer comme exception, emporter la mère hors du champ de mise en
question phallique et tenter ainsi de maîtriser la réalité. Quelle est la seule
raison de cette prétention d'ex-sistence sinon la discordance interne à la
fonction du plaisir, sinon la division du sujet qui fait le refoulement, sinon
l'expulsion du moi plaisir qui veut se purifier du déplaisant? Le passage à
l'acte interrompt ainsi le suspens (de l'acte) propre au mode suijonctif, propre au temps
pour comprendre.Dès que s'introduit la prétention à l'existence, la pure
discordance non spécifiée disparaît, l'existence trouve des arguments pour
la fonction en raison même de sa prétention: ils prendront la forme d'une
loi universelle, loi de l'univers scientifique ou de l'univers moral soumis au
pouvoir de celui qui s'est excepté.
Dans sa fonction « religieuse », l'existence peut prendre la forme de nier
sa propre fonction: « toute cette construction de la fonction phallique est

189
contradictoire et doit être éliminée ou soumise à une forclusion ». 3x <Px
n'est cependant ni l'existence effective d'un fait réel (assignable par
exemple au père préhistorique de la horde primitive), ni l'éradication
effective de la fonction « phallique ».
3x <Pxprend un sens par ses deux parties, « 3x» et « <Px», intimement
articulées. D'une part, « 3x» où l'existence ne se pose jamais comme
application de <Pxà la réalité, car <Pxne relève pas d'une logique de
connaissance. « 3x », l'ex-sistence,l'exceptionn'est pas la notification d'un objet
qui tomberait en dehors de la règle générale, mais l'échappée activehors de
la mise en question phallique qui est par structure universelle. Cet acte est
bien entendu audacieux et même prétentieux car on n'abolit pas la fonction
phallique. Prestige (praestigia: illusion, jonglerie, tour de passe-passe,
imposture), l'acte d'existence 3x <:Pxescamote <:Px: cet acte reste sans objet
réel et toutes les imaginations substitutives apparaîtront vite comme
factices, fictives et usurpées. D'autre part, <Pxqui est négationde la fOnction
phallique,prétend établir un rapportsexuel; ce rapport ainsi établi est, pour la
logique de l'inconscient, nécessairement forcé. L'acte de la négation de la
fonction phallique participe donc toujours de la violence, il établit
nécessairement un rapport defOrceou abus de pouvoir. Par cet acte, 3x <Px
nie la fonction phallique sous forme bien spécifiée: l'existence nie la
castration présente dans <:Px(et l'absence de rapport sexuel), l'existence est
forclusion de la castration (c'était le cas de l'homme aux loups rejetant la
castration et n'en voulant rien savoir, au sens du refoulement).
Toute logique n'« existe» que parce qu'il y a un dire et une grammaire de
ce dire. Toute logique dépend du dire, c'est-à-dire de laposition d'exceptiondu
dire, de l'existence: toute logique se créerait ainsi son « père» sémantique
primitif. L'existence apparaît alors comme la nécessité primordiale, mais
cette nécessité n'est que dérivée à partir de la discordance de <Pxet de son
vide. Ce n'est que faussement que l'existence primordiale du père de la
horde primitive et l'audace de son meurtre apparaissent comme
conditionnant toute humanité; le mythe freudien vient obturer le vide de
sens qui fait sens (il a une fonction logique tout à fait exceptionnelle). Ce
mythe nécessaire d'une existence primordiale est l'origine d'une
« psychanalyse» qui affirme l'existencedes différentespathologies(<<névrose »,
« psychose », « perversion» par exemple) dont elle fait rapport (Verdrangung,
Venveifung, Verleugnun~. Ce rapport cependant n'est que purement affirmé,
même et surtout là où il se conforte d'une sémantique avide de repérer le
trauma et la cause première du « cas» « clinique ». L'affirmation d'existence
ignoresonfOnctionnementproprement mythique etpartant dérivéde lafOnctionphallique.

190
Le trauma primordial, le « premier mensonge» de l'hystérique, le premier
souvenir derrière le souvenir-écran viennent peut-être voiler la fonction
phallique désappliquée et vide de support, mais ils doivent être entendus
comme « dire que non », comme contestation dépendant de la fonction
primordiale (<Px).Ce « direque non» inaugure une histoire (temporelle) de la
fonction «phallique» dans son cycle de renversements. «J'existe» clament
d'un même cœur Kierkegaard, l'existentialiste et le maître de l'hystérique;
mais cette existence ne comble pas pour autant le vide de la fonction
phallique. L'existence est un leurre, un semblant tenant lieu de ce qui non
seulement apparaît comme irrémédiablement perdu, mais bien plus n'a
jamais été en notre possession puisque nous ne sommes que conséquences
de la première discordance qui doit nous conduire jusqu'à la structure. Il
conviendra donc de situer la place de l'affirmation d'existence par rapport
au parcours intégral de la fonction phallique.
L'existence, 3x <Px,est ainsi pur prestige et pure audace.L'audace s'avance
comme exception et « confirme» la règle universelle. Le dire de la fonction
phallique n'apparaît qu'à partir de cette exception qui affirme en
contrepartie l'universelle (Vx <Px)et l'affirmation de l'universelle est d'autant
plus facile que la fonction phallique est vidée de tout support, de tout
argument, est verbe isolé de ses sujets grammaticaux. Lorsque la « science»
psychiatrique universelle affirme par exemple « toutes les psychoses sont
forclusion du Nom du Père », elle le fait à partir d'une position
d'exception: l'existence du psychiatre s'affirme comme exception et dire...
en s'oubliant. Du haut de son prestige, l'existence croit pouvoir légiférer
pour tous: l'universelle en est seulement possible,dépendant nécessairement
de l'existence, de sa prétention, de son usutpation.
L'identification masculinecombine y x <Pxet 3x <Pxdans le complexe de
castration, qui allie l'universalité de la loi à la promesse departager la puissance de
l'existencepaternelle. Pour participer à ce prestige de l'exception, l'individu
accepte joyeusement de se ranger dans le rang; il s'insère très volontiers
dans la logique des syllogismes. La fonction phallique attend pourtant son
heure de vérité, car elle n'est pas une simple forme formulée par une
autorité extérieure. Entre-temps l'identification masculine - vite fait bien
fait - a totalement escamoté <Pxet la structure du dire vidée des supports.
<Pxa ainsi perdu sa qualité de proposition vide pour ne garder que la
formulation d'une proposition quelconque: on a par là bien voulu accepter
que tout soit fonction de la fonction « phallique» à condition qu'il y ait une
exception parmi les arguments, parmi les sujets possibles et cette exception
a psychologisé la fonction en lui fournissant argument, support et
schématisme purement contingents. La forclusion de <Px(de l'inexistence

191
du rapport sexuel) a escamoté la discordance interne à <Px(çntre <Pxet <Px).
Mais que l'on soit « homme» ou « femme », on ne peut être ni tout à fait
<Px, ni tout à fait <Px. La fonction <Pxporte et apporte toujours la
discordance. D'où l'ignorance « docte» dont l'analyste fait bien de s'assurer
à chaque instant de sa pratique et ce malgré toutes les apparences qui
permettraient de ranger le cas dans un tiroir universalisant.
3x <Px est contestable, c'est une position usurpée, nous l'avons dit
d'emblée. Dans 3x <Px,se joue une nouvelle audace, l'audace de dire qu'il
n'existe personne qui échappe entièrement à <Pxet à sa discordance... 3x <Px
est la forclusion de 3x <Px,soit forclusion de forclusion, soit négation de
négation, soit affirmation. Et c'est précisément dans ce sens qu'il faudrait
entendre le «pousse- à - la -fèmme» du «psychotique» ; il est réponseà 3x <Px
et à la circonstance particulière où surgit la « décompensation» psychotique
Qa survenue d'« un père »). Il dit donc: 3x <Px.Le psychotique forclôt
l'image du père primitif tout-puissant, modèle de machisme et affirme:
3x <Px.Ainsi Schreber, dans son délire, pouvait-il bien admonester la figure
paternelle du psychiatre: « Flechsig, tu ne tombes pas en dehors de la
fonction phallique, malgré tes prétentions; car d'exception, il n'yen a
fondamentalement pas! ». Screber affirme la formule 3x <Px,soit la fonction
phallique en deçà et au-delà des remaniements subjectifs et de toute
prétention à une existence. Cette position (3X <Px),par la négation de <Px
«î>X),affirme le rapport au sexe, mais le 3x affirme que ce rapport doit se
jouer (vœu pieux) en deçà des prétentions subjectives à l'existence (3x).
Cette «virginité» du «psychotique» est bien souvent le moteur de
nombreux délires de psychotiques autour du sexe et de la différence
sexuelle.
La vierge cependant se situe encore au niveau de l'existencedu rapport
sexuel. Elle accentue qu'au niveau du rapport sexuel, la non-existence est
tout aussi portante que la maîtrise propre à l'existence. En même temps
qu'elle s'affirme comme non-existence, elle insinue pourtant au cœur du
rapport sexuel l'inexistence de ce même rapport. Elle retrouve donc par la
négation de la négation la dynamique structurale de <Px.
Si dans 3x <Px,l'existence est pure prétention et ne subsiste que grâce à
l'acte et à son passage qui l'excepte de <Px; par contre dans 3x <Px,le passage
à l'acte de la non-existence remet les pendules à l'heure de <Pxet affirme le
caractère de pure prétention et de foncière usurpation de 3x <Pxen en niant
la vérité. La négation de la négation est ainsi bien plus qu'un redoublement
de la négation. De même lorsque l'analysant peut annuler sa négation et
dire « Non, ce n'est pas vrai que ce n'était pas ma mère », il redonne une

192
place à la discordance qui joue en lui et qui fend toute existence.
L'existence est ainsi niée pour faire apparaître positivement la structure
complexe de la fonction phallique où s'entrecroisent le phallique et le non
phallique: soit 1'«impossible ». L'impossibilité est perceptible dans
l'affirmation « c'est effectivement ma mère!» pour peu qu'on l'analyse
comme la contraction des deux propositions « ce n'est pas ma mère» et
« c'est ma mère ». Cette analyse en fonction de la discordance est d'ailleurs
la seule voie pour dépasser la reconnaissance purement intellectuelle de
l'inconscient.

Nous avons encore parcouru le cycle complet de la Vemeinung:

Eros Thanatos

Moi-plaisir purifié Vereinigung Ausstossung


Unification Expulsion
0 1°
I
t
2°b ./
.......
2°a
Jugement Affirmation Négation
Brjahung=Ersatz Vemeinung= Nachfllge

Les quanteurs n'y sont plus du tout les quanteurs de la logique purement
formelle. Ils supposent une nouvelle logique (cf. les quadrants de Peirce,
chapitre 5, ~ 4) qui reprenait déjà la logique de la négation (cf. chapitre 4,
~ 2). Il apparaît ici clairement que le jugement proprement dit qui se
prononce sur l'existenceou la non existenceest toujours particulier.

Dans la position masculine, la formule de la non existence, 3x <Px,est


voilée par un <Pxqui n'est plus vide de tout support, mais qui s'imagine
dans n'importe quelle proposition universelle. Le schéma de la page 188 se
simplifie en un schéma où n'apparaissent que l'universelle affirmative et
l'exception:

193
de s'insinuer dans l'identique. La voix explicite la nature même de l'objet a
qui ne peut être défini par tel ou tel objet particulier, mais seulement par
l'aboutissement de sa fonction logique; elle est l'oo/eta où se prouve que la
structure est bouclée, qu'on est revenu au point de départ, sans pour autant
périmer la marche de la différence diachronique. Au contraire, ce retour
signe la cohérence de la logique de l'inconscient: elle est inhérente à la
moindre bribe de signifiant et redynamise la logique du signifiant.
Le paradoxe logique du « pas tout », composé de « tout» et de « pas» et
pourtant antérieur à toute corn-position, s'éclaire par cette même inhérence
de la logique de l'inconscient, logique antérieure à tout début d'analyse en
même temps que fm de toute analyse. On comprendra aisément que la fin
d'une cure, comme dé-but, doit se situer dans une telle relance.
La seule force de l'interprétation vient de ce circuit logique. Aussi
l'interprétation est-elle « imbécile », totalement faible sans la logique qui la
constitue (L'étourdit,p. 49).
Nous essayerons dans notre dernier chapitre de lire comment cette
logique peut s'écrire dans la direction de la cum.

202
Chapitre 8
Logique et clinique

Peut-être le lecteur espère-t-il trouver dans ce chapitre l'illustration


« concrète» d'une logique qui lui aurait paru abstraite. Ce n'est pas le cas.
Ce qui a pu paraître abstrait est le chemin réel du signifiant: l'analyste doit
pratiquement savoir ignorer ce qu'il sait et s'abstenir autant que possible de
tout préjugé et de tout schématisme illusoire. L'écoute concrète de
l'analyste est à ce prix et ce dernier chapitre n'y apportera aucun repentir.
Loin d'apporter un contenu clinique illustrati£ ce chapitre s'écarte de la
pratique concrète, dont traitaient les chapitres précédents, pour entrer dans
le domaine plus spéculatif des entrelacs plausibles de cette pratique
irrévocablement dépouillée. Ce domaine est spéculatif pour autant que le
psychanalyste, dans sa pratique, ignore l'agencement de ces entrelacs.
Quelle est alors la fonction de cette spéculation présentée en ce dernier
chapitre? S'il est hors de question pour l'analyste de dresser un plan de la
cure et des interprétations (même dans l'après-coup), il ne lui est pas
interdit d'en esquisser les allées possibles et d'aiguiser ainsi «avant-coup»
son attention également flottante.
Avec notre chapitre 7, nous avons bouclé notre projet. Ce bouclage tient
dans la structure de la fonction phallique, qui donne la cohérence de la
logique de l'inconscient: le terme, la découverte du grand Autre barré
(VX<Px),est fondamentalement identique au point de départ, l'inconscient et
sa logique. La logique de l'inconscient retrouve à la conclusion les éléments
du départ articulés dans leur raison logique.
En supplément, nous commentons le dernier mot de notre sous-titre: la
clinique.La logique est épurée, mais la clinique est constamment confrontée
à une complexité qui ne tient pas tant à la contingence de son contenu qu'à
la multiplicitédesfils signifiantsqui s'entrecroisent pour tisser la trame ouverte
à l'écoute polyphonique du psychanalyste. L'attention également flottante
obéit à la logique du signifiant et à sa structure. Quel que soit le jeu des
formules qu'elle entend elle sait qu'elle n'est
(\;;/x <Px, 3x <Px, 3x <Px, V'x <Px),
pas toute, elle choisit et ne peut pas garder effectivement une égale
neutralité. Parmi une multitude de fds possibles, l'écoute du psychanalyste
repère un fil signifiant comme mélodie.
Quelles sont les conséquences de la logique (épurée) du signifiant au
milieu de cet écheveau de fds signifiants fournis par la clinique? Quelles
sont les conséquences concrètes de la logique du signifiant pour la direction
de la cure psychanalytique? Que fait le psychanalyste? Comment
concevoir son acte? «L'abstinence» prescrite tant pour l'analysant que
pour l'analyste se redouble, chez l'analyste, d'une abstention de tout repère,
de tout support référentiel. Cela ne contraint pas pour autant le
psychanalyste à une pure passivité, qui ne serait d'ailleurs que de façade ou
de défense. La logique de l'inconscient peut-elle aider le psychanalyste à
choisir judicieusement tel fil signifiant plutôt que tel autre et à en faire
quelque chose? Une intervention? Une interprétation?

1 Interventions de l'analyste

L'interprétation ne va pas sans poser la question de la vérité de


l'interprétation. Mais la question de la vérité ne se pose que sous conditions:
pour le scientifique, ces conditions sont celle de la connaissance; pour le
logicien, ces conditions sont reprises par une grammaire des symboles
utilisés; pour le psychanalyste, ces conditions s'articulent dans
l'impossibilité du désir et la grammaire de la différence diachronique.
L'interprétation en psychanalyse supposerait la méfiance devant la vérité
comme dévoilement d'une réalité préexistante: « rien ne cache autant que
ce qui dévoile ». Et cette méfiance signerait le déclin de l'interprétation
véridique. Nous avons dénoncé les interprétations imaginaires notamment
pour la « psychose ». Toute « inteprétation)) indicativenommeet désigneson oijet.
Comme nom grammatical, elle mérite proprement d'être déclinée. Tel doit
être aussi son crépuscule au profit du veroe,qui, seul, peut mettre en jeu la
structure. Ainsi la pratique logique de la ronde des quatre discours et de
leurs bascules, de la grammaire et des modalités du dire, des formules
logiques de la sexuation forme-t-elle une nouvelle clinique. Mais peut-on
encore parler d'interprétation là où les supports et les indices bien cernés
font place à une structure continuellement en déplacement? Car
l'interprétation doit, par définition, faire apparaître la partie émergée d'un
iceberg et ne peut se contenter de flotter entre deux eaux d'une clinique
désarrimée de tout repère. Est-il possible d'esquisser une théorie de
l'interprétation qui se situe dans une logique proprement psychanalytique?
Le champ propre de la psychanalyse n'implique-t-il pas la disparition de

204
toute intetprétation avec le déclin du nom au profit d'une errance du verbe
sans support ?
Et tout d'abord toute intervention de l'analYste est-elk interprétation?
L'intervention de l'analyste, bien dans la ligne de la logique de la
déformation du signifiant, paraît purement aléatoire. À la liberté de
l'association de l'analysant semble correspondre la liberté de l'intervention
de l'analyste, qui pourrait combiner à son gré le matériel fourni par
l'association. Cette toute-puissance arbitraire faisait déjà objection au temps
de Freud: la psychanalyse ne serait ainsi que le remaniement gratuit des
dits du patient selon des théories psychanalytiques infalsifiables. La liberté
d'associer, dans le chef de l'analyste, ouvre potentiellement la voie au
rapport de force et aux abus de pouvoir les plus violents. Comment ne pas
tomber dans cette violence? La liberté de l'analyste ne doit pas être
combattue ou contrôlée par un super-analyste ou une super-structure qui
feindrait d'en savoir plus. Nous laisserions en tout cas très volontiers le
psychanalyste, débutant ou non, dans sa petplexité éventuelle face à sa
liberté d'intervention. À lui seul de s'autoriser à en faire quelque chose.
Cette autorité sera sans aucun doute d'autant plus justifiée qu'il aura
poursuivi la logique d'une analyse effective, dont essaie de témoigner ce
livre. Autrement dit c'est uniquement à partir de la logique de l'analyse que
les excès et les dérapages de l'analyste peuvent être évités.
Quelles peuvent être les interventions « libres» de l'analyste?
Considérons une suite linéaire d'associations libres formée par une suite
de déformations distorsives ou de différences diachroniques: une telle
suite, nous l'appellerons fil signifiant et nous supposerons que le champ
développé des associations libres est un réseau composé de plusieurs ftis
signifiants. Il arrive qu'un fli repasse par un point où un fli Qemême ou un
autre) est déjà passé ou tout au moins par un point qui suggère fortement le
rapprochement avec un point déjà passé. Ce rapprochement nous
l'appellerons croisement.Ces multiples croisements sont cependant relatifs et
toujours contestables en principe, puisque le signifiant ne se baigne jamais
dans le même fleuve.
Toute intervention d'un répondant quelconque peut se saisir du matériel
fourni par le locuteur dans deux optiques différentes: soit comme pur
matériel qu'il se contente de déformer et de distordre à son tour - et tel est
le schéma de la conversation à bâtons rompus de tout un chacun -, soit en
fonction des croisements où les ftIs signifiants du premier locuteur se
recoupent ou sont censés se recouper puisque ces croisements sont
toujours relatifs. Tout analyste mettra ses propres idées en sourdine et
s'efforcera d'intervenir àpartir des croisements propres à l'analYsant.

205
Ces croisements peuvent être réaménagés par les glissements des fils les
uns sur les autres qui ne changent fondamentalement rien à leur
agencement initial et qui sont d'ailleurs parfaitement réversibles. On défait
et on refait ainsi cet écheveau sans qu'aucun ftl ne soit jamais coupé. Ce
démêler/ emmêler peut se composer/décomposer en trois (fois deux)
mouvements1 de réinstallation du matériel associatif: que nous examinons
ici sans préjuger de la pertinence de ces démêlés pour la pratique d'une cure
particulière:
1 et 1 ') le mouvement simplification / complexification (ou pour la topologie:
le mouvement sur la boucle) :

Il s'agit d'une situation - vue de l'esprit du psychanalyste - où il n'y a


qu'unseulfil associatif,un seul fil signifiant. Dans un trajet langagier - que
nous considérons comme le f1l linéaire des associations -, nous pouvons
remarquer des détours ou boucles inutiles que le parcours aurait pu éviter
sans changer pour autant son cours général. Ainsi les détours hésitants de
1'«obsessionnel », montrent qu'il était déjà arrivé à sa décision fmale dès les
premiers pas de sa procrastination. Inversement, on pourra montrer qu'une
décision apparemment immédiate implique tout le détour d'une suite
d'associations qui n'était pas entièrement dépliée, ex-pliquée. L'intervention
pourra tantôt simplifier (avec l'idée éventuelle de hâter la conclusion),
tantôt complexifier (avec l'idée de dévoiler la complexité des raisons et de
déployer le temps pour comprendre et l'aliénation qui y est impliquée).
2 et 2') le mouvement répétition/ singularisation(ou pour la topologie: le
mouvement sur la maille) :

1
Ces mouvements propres à la lilierté d'intervention correspondent aux mot/l)ements
topologiques de &idemeister, dont nous donnons la figuration dans le texte. Pour toute la
topologie de ce chapitre, voir l'ouvrage de J.M. Vappereau : Nœud (1997).

206
interne de <Pxet l'universelle négative n'est entendue que par le seul dire
particulier qui la soutient de son passage à l'acte (3x <Px).Sans hypothèses
universelles, la psychanalyse n'est pas une science. Les particulières
classiques sont tout aussi impuissantes à fonder sa pratique. Les formes
propositionnelles classiques (A, E, I, 0), regroupant chacune deux
quadrants, sont donc extérieures à la psychanalyse et dépendent en fait de
la « sexuation masculine ».
Aucune des quatre formules de la sexuation (ou chacun des quatre
quadrants disjoints) ne peut servir à fonder la psychanalyse. Chaque
formule ne vaut que comme réponseà une autre formule, comme changement
de discoursqui débouchera chaque fois sur un autre changement de discours.
Peut-on spécifier une structure logique de la psychanalyse qui courrait ainsi
de la discordance à la forclusion puis à la structure? Devons-nous tourner
le moulin de l'éternel retour de la même structure? Le parcours répétitif de
la structure n'apporte-t-il rien de nouveau? La question se pose lors du
bouclage, au quadrant terminal de notre parcours discordance, forclusion,
structure.
L'impossibilité propre au désir s'inscrit en 'rIx <Px,c'est-à-dire dans un
quadrant unique et spécifié, le quadrant vide de Peirce ou la case 1. Dans
notre présentation, Vx <Pxvient se superposer à l'expulsion freudienne.
Examinons cette superposition.
L'ordre de déduction logique de la négationfreudienne est le suivant: 1° la
discordance s'installant à l'intérieur de la fonction primaire non spécifiée <Px
/ <Px(qui seule permet le traitement de l'aliénation par le temps suspensif) ;
2°a la forclusion (3x <Px)puis 2°b (ou 3) la forclusion de la forclusion
(affirmation) (3X<Px).La séquence de la négation freudienne ne dépasse pas
la forclusion et ne lève pas le refoulement. Les théories classiques de la
psychose mettent en évidence une insuffisance semblable fonctionnant sur
le même schéma; ainsi, la « psychose» apparaît comme réaction à une
accentuation unilatérale d'une logique classique, réduite à la logique
«masculine» ('rix <Pxet 3x <Px)et le négativisme du «psychotique» peut être
exprimé de deux façons: comme discordanceen réponse à une pure logique
universelle (à Vx <Px)ou comme fôrclusion en réponse à une prétention
d'existence, réponse à la survenue d'« un père» (3x <Pxrépond à 3x <Px,
forclusion de forclusion). La «psychose» protéiforme ne fait cependant là
que «rééquilibrer» le mouvement de la structure (toujours identique).
L'insuffisance tant de la reconnaissance intellectuelle du refoulé que des
théorisations de la «psychose» nous pousse à poursuivre au-delà de la
discordance et de la forclusion.

198
Il s'agit d'une situation - vue de l'esprit du psychanalyste - où il y a trois
fils associatifs, trois ftis signifiants. Devant une scène composée de deux ftis
signifiants, un troisième fil - que nous dirions celui du narrateur - peut se
sentir victime ou passer son chemin, il peut s'y sentir impliqué ou non. La
scène en prendra une couleur « traumatique» ou au contraire indifférente.
Ainsi, par rapport au couple des parents, l'enfant peut être vu comme
enfant impliqué dans le couple (soit comme désiré du couple, soit comme
faisant irruption dans le couple) ou comme indifférent au couple (et l'on
sait que cette deuxième position est tout aussi importante que son
implication dans le couple). L'intervention peut ainsi déplacer l'individu par
rapport à une situation complexe où il est vs n'est pas impliqué. Ceci
concorde d'ailleurs avec une critique de la triangulation du complexe
d'Œdipe, sans pour autant qu'il faille négliger les dires de l'analysant aux
prises avec une problématique œdipienne éventuelle.

L'analyste se trouverait ainsi armé de six types d'interventions qu'il


pourrait manipuler pour obtenir le bien de son patient ou la « meilleure»
présentation de son histoire. Il prendrait ainsi la place du Dieu leibnizien
arrangeant tous les possibles « pour le meilleurs des mondes ». Un tel
« analyste» se situe bien dans la ligne de la meilleure adaptation, par
l'intermédiaire d'un langage de connaissance. S'il se sent totalement libre
dans ses interventions, c'est bien parce qu'il méconnaît que son action est
fonction de son idéal thérapeutique, auquel il va tenter d'adapter le
« patient ». Ces six mouvements asservis à une telle visée relèvent en fait
d'une tactique extérieure à la logique de l'association libre. Nous ne nions
pas la liberté de « l'analyste », nous en savons aussi les conséquences parfois
dramatiques sur celui qui en a été le «patient» faute d'avoir pu en être
l'analysan t.
La réponse à cet écueil n'est pas dans la limitation de cette liberté, mais
dans le retour à la logique de l'associationlibre, sans laquelle il n'y a pas
d'interprétation proprement dite. La liberté quasi infinie dans la tactique de
la thérapie paraissait ouvrir une infmité de possibles pour l'interprétation. Il
n'en est rien; car aucune de ces six interventions ne s'inscrit dans la logique
de l'association libre, mais dans une tactique technique. Il n'y a
d'interprétation proprement dite que dans la dimension du transfert
p[)lchanafytique, dans la mise en acte de l'inconscient, dans la cfynamique de bascule des
discours.Autrement dit, ces six mouvements de réarrangement du matériel
ne nous indiquent rien sur leur place éventuelle dans le cadre de
l'interprétation proprement dite.
Comment comprendre ce transfertnécessaireà l'interprétation?

208
Comment comprendre la véritable intervention de l'analyste, l'acte de
l'analyste? Car ces six types d'interventions sont tout au plus des
réaménagements. En vue de quoi? Quelle est leur pertinence?
Dans une conception primaire, le transfert d'un événement passé à un
événement présent annulerait l'intervalle qui sépare les deux événements
pour hâter une conclusion qui fait acte. Il y aurait là sans aucun doute un
supposé savoir qui déforme l'ordonnance de la réalité concrète. Ainsi si
nous supposons une masturbation infantile en rapport avec une crampe
d'écrivain à l'âge adulte, l'interprétation transforme simultanément le sens
de la masturbation (qui prendrait par exemple une dimension langagière
jusque là insoupçonnée) et le sens de la crampe de l'écrivain (qui
découvrirait par exemple une sexualité jusque-là refoulée). L'interprétation
devrait toujours changer deux choses à la fois pour inclure la dimension du
transfert et être une vraie interprétation (et non un simple changement de
présentation). Pouvons-nous spécifier davantage cette opération double de
l'interprétation dans le transfert? Bien sûr, l'interprétation porte sur la
cause du désir, sur l'objet a, et à ce titre, on pourra croire - naïvement et
erronément - que le type d'objet (sein, fèces, regard ou voix) repéré en
deux moments différents au moins pourra faire interprétation. Ce serait là
opérer une double réduction malheureuse: réduire l'objet a à l'objet d'un
besoin particulier (même s'il est rebaptisé « pulsion ») et réduire le supposé
savoir au rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Si l'interprétation porte sur l'objet, ce n'est nullement comme indication
d'un tel objet fixé par le poinçon de quelque fantasme emporte-pièce; si
l'interprétation porte sur «l'objet a» c'est en tant qu'il est produit
actuellement par la ronde des discours, par les bascules inférées de
l'inconscient, en tant qu'il supposerait la modalité du dire et la logiquedu
signifiant,en tant que il serait la structuredu transfertimpliquépar l'association
libre.Pour qu'il y ait interprétation proprement dite, il faut que la liberté de
tactique et d'intervention soit liée à une stratégie de transfert, qui elle-même
doit s'accorder avec une politique dictée par la structure signifiante. De la
tactique à la stratégie et de la stratégie à la politique se perd chaque fois un
degré de liberté1.
Certes il ne s'agit pas de brider l'inventivité de l'analyste par une prudence
mortifère. Que l'analyste soit au contraire vivant, qu'il confère au langage
un nouveau sens signifiant en y mettant éventuellement du sien. Le
transfert pourra même prendre éventuellement la forme d'une intervention
1 D'où les trois paragraphes centraux du texte La direction de la cure et les principes de son
pouvoir: Quelle est la place de l'interprétation? CE 592), Où en est-on avec le tranfert? (E 602),
Commentagiravecson être? CE 612) qui reprennent les questions de tactique de l'intervention
soi-disant interprétation, de stratégie du transfert et de politique de l'analyste.

209
active de la part de l'analyste, jusqu'à devenir une greffe; on en trouve des
exemples dans les ouvrages de Gisela Pankow sur la «structuration
dynamique dans les psychoses ».
Le tranifert n'est pas caractérisé par la violence des sentiments (amour,
haine, indifférence) en jeu.
Le véritable transfert en jeu dans l'analyse est toujours le rapprochement
de deux configurations apparemment éloignées et ce rapprochement opère
une transformation, une trans-figuration. La différence diachronique définit le
transfert: un signifiant est employépour tout autre chose que cepour quoi il était
destiné. Ce rapprochement ne doit pas se justifier d'abord par une
ressemblance imaginaire, mais par un dire que non au support imaginaire. Le
transfert analytique n'est pas la mise en jeu d'un substitut imaginaire pour
une relation d'appui, d'étayage, de support sur quelque fonctionnement de
besoin. Ce transfert primaire est sans doute bien présent dans la
psychanalyse; il est caractéristique de toute relation d'aide campée dans le
langage de la connaissance. Le transfert en jeu dans la psychanalyse vise
tout autre chose que le soutien par les fonctions d'autoconservation et
d'adaptation à la survie. Même s'il peut prendre une couleur maternelle, il
ne s'abandonnera jamais à une stratégie de maternage; même s'il peut
prendre une couleur paternelle, il ne s'engagera jamais dans une protection
paternaliste. Le transfert en analyse n'est pas anaclitique, mais s'inspire du
narcissisme comme subversion de ces supports œdipiens. L'analysant est ainsi
amené à transférer non sur le personnage ou le support aidant de l'analyste,
mais sur l'analYseelle-même qui opère comme le seul sujet supposésavoir: le
savoirest supposédans le signifianten aae. Cette supposition implique la mise
entre parenthèses et le lâchage de tout support nominal. Les événements ne
valent que par leur verbe et leur modalité.

2 L'interprétation

L'intetprétation doit partir de la seule différence diachronique et rester


dans la logique dégagée à partir de cette grammaire. Cette condition
nécessaire pour qu'il y ait interprétation doit être eXplicitée. Pour qu'il y ait
intetprétation, il faut encore au moins un double tour ou une doublure de
l'élémentaire logique: l'interprétation se situera toujours entre (<<inter »)
deux fils ou deux morceaux de fils signifiants au moins. Ainsi le mot du
fameux fàmilionnaire est-il déjà une intetprétation puisqu'il parcourt le
double tour d'un discours captivé par les millions du millionnaire d'une
part et d'un discours séduit par la familiale familiarité d'autre part (un
discours de maître capitaliste et un discours hystérique par exemple ?).

210
Les deux brins articulés dans l'interprétation sont-ils deux moments d'un
même fil signifiant ou au contraire, appartiennent-ils à deux fils signifiants
distincts? Autrement dit, sont-ils homogènes ou hétérogènes? A pnori, le
psychanalyste s'abstiendra d'en décider I Néanmoins, d'un point de vue
extrinsèque, c'est-à-dire spéculatif,il pourra s'imaginersoit que deux brins
impliqués dans l'interprétation sont homogènes et que leurs croisements
sont propres(un seulfi~, soit qu'ils sont hétérogènes et que leurs croisements
sont donc ljybrides(deux fils). Dans le survol forcément extrinsèque d'un
exposé ou compte rendu clinique, on pourra ainsi parler de deux types
d'interprétation différents: suivant que les deux brins concernés par
l'interprétation appartiennent à un même fli ou à deux fils différents, on
parlera d'intetprétationde texte (un seul fil) ou d'inteprétation defantasme (deux
fils g et a).
Le fantasme pour Lacan s'écrit « g 0 a» ; il articule par le poinçon (0)
l'objet (a) et le sujet barré (g). Ce poinçon n'est pas une estampille
imaginaire. Tout comme la marque de fabrique « made in Inconscient»que
Freud reconnaît dans la formule « À cela, je n'avais jamais pensé », il doit
correspondre à une articulationlogique.Le « made in Inconscient»est articulé
comme la négation (chapitre 7, ~ 2). Le poinçon du fantasme obéit à la même
logique portant sur les deux termes du fantasme. Esquissons-le pour le
fantasme on bat un enfant bien connu du lecteur de Freud. Ce fantasme,
retrouvé chez des petites filles, présente pour Freud trois phases dont la
deuxième est reconstruite, ces trois phases, qui, ensemble, constituent unfil
dufantasme (g), peuvent se résumer comme suit: 1° « le père bat l'enfant haï
par moi» ; 2° « je suis battue par le père» ; 3° « un enfant est battu ». Mais
le fantasme ne peut être interprété sans le concours d'un autre fil hétérogène
au premier: dans l'exemple tiré de Freud, il s'agit de l'oo/eta commeregard.
Cet objet a n'en est pas moins déductible lui aussi à partir de la logique du
signifiant; le regard doit aussi s'analyser en trois phases, par exemple: je
regarde, je suis regardée, on regarde.
Cette logique doublement repérée (dans g et dans a) ne suffit pas: il faut
encore montrer ici comment S et a s'articulent concrètement ensemble (ce qu'indique le
poinçon).On caractérise ainsi le fantasme comme ensemble de croisements
multiples entre deux fils signifiants (battre et regarder). Parallèlement, le
fantasme articule deux objets a : ainsi dans le fantasme « on bat un enfant», le
regard est l'objet a classiquement repéré, mais les transformations
grammaticales du verbe « battre» indiquent tout autant un objet
sadomasochique, voire vocal. Interpréter le fantasme ne se réduit ni à
développer les différentes formes grammaticales du fantasme (ses
différentes phrases), ni à indiquer un objet a en jeu dans le fantasme (ici le

211
regard). Il n'y aura d'interprétation que pour autant que le fil de « S»
s'articule au fil de « a », étant entendu que « S» et « a» peuvent
éventuellement permuter leur fonction.
Ainsi par exemple « le père bat l'enfant haï par moi» est équivoque, peut-
être au niveau phonique, mais surtout au niveau grammatical: «que le père
batte (au subjonctif) l'enfant haï par moi» est rendu possible/impossible
pour mon regard(cf. notre chapitre 6). Ce discours complexe où battre et le
regard sont intriqués doit conduire à une impuissance, impuissance non pas
parce que ce n'est pas moi qui bats, mais impuissance à comprendre
définitivement ma vérité de sujet dans le fantasme. Mon discours se
renverse donc en un autre discours, par exemple celui qui conjoint: je suis
battue et je suis regardée... etc. Ces explications restent indicatives et ne
visent ici qu'à entrevoir la complexité logique impliquant les deux fils du
fantasme et leurs différents croisements.
L'interprétation ne concerne pas toujours deux éléments aussi
hétérogènes. L'interprétation peut également concerner un texte, où les
deux brins sont morceaux d'un seul et mêmefil signifiant.Le fil linéaire et
unique de l'écriture pourra ainsi se recouper lui-même selon des
croisements qui seront toujours « propres ». Le texte tourne d'abord sur lui-
même et est en soi détaché de toute connaissance de la réalité. Le texte,
comme le délire singulier, se recoupe lui-même en de multiples croisements
pour former une trame tissée d'un seul fil signifiant. Cette trame fournit à
elle seule le champ de «l'interprétation» du texte. « L'interprétation» se
réduit ici à la paraphrase et s'abstient de confronter le texte à d'autres textes
indépendants, encore moins à une réalité «objective». Elle ne prend en
compte que le texte lui-même et des textes fondamentalement homogènes,
c'est-à-dire participant du mêmefil signifiant.
Au-delà du fantasme (deux fils) et du texte (un fil), l'interprétation
pourrait encore concerner plus de deuxfils. L'être parlant pourrait résulter
d'une multitude de fils signifiants; il se diviserait en une multitude de fils de
sujets éphémères. Ces fils s'intriqueraient les uns dans les autres pour
former l'être parlant, le «parlêtre ». Ainsi chez le savant, la mathématique
s'intrique à sa croyance, à ses hobbies, à ses amours, etc. Ainsi chez
l'analysant, la vie affective adulte s'intrique à son analyse, à ses passions
latérales, à sa vie professionnelle, aux restes de son enfance, etc.
L'interprétation pourrait aussi délier ces fils pour faire apparaître non
seulement le caractère éphémère des multiples sujets produits, mais aussi
l'indépendance des suites de sujets. Le soi-disant « univers» de l'être
parlant est ainsi divisé, « analysé» par l'interprétation.
En fonction du nombre de fils signifiants impliqués, nous aurions trois
types fondamentaux d'interprétation: - « l'interprétation» du texte là où

212
l'unicitéd'un seul ft! signifiant est concernée, - interprétation du fantasme là
où l'hétérogénéitéde deux fils apparaît, - interprétation de la subjectivité là où
la multiplicité de plus de deux fils est impliquée. Ce panorama des
« interprétations» ne vaut que d'un point de vue extérieur; il dépend des
hypothèses spéculatives qui apparaissent nécessairement quand on veut
parler d'un cas clinique dans sa globalité, dans sa totalité. Ce point de vue
extrinsèque de la « clinique» s'écarte évidemment de l'ignorance docte du
psychanalyste et cette constatation nous fait revenir au point
d'intetprétation. En deçà des trois grands registres (texte, fantasme, être
parlant) quel est l'élémentatomiquede l'interprétation?Quel est le trognon de
l'interprétation?
10 L'interprétation se joue à partir de la logique de l'inconscient; 20 elle
doit de plus concerner deux brins signifiants. Nous ne pouvons nous
contenter de répondre que c'est simplement S2 qui interprète SI' si
l'interprétation ne se réduit pas à la course métonymique du signifiant.
Comment définir l'élément le plus simple de l'interprétation à partir d'une telle
complexité?
Cet élément atomique consiste-t-il en un seul et unique croisement de
deux fils signifiants? L'interprétation consisterait alors à noter les différents
croisements qu'un fil signifiant rencontre, quitte à changer de fil au gré du
vent. Ce travail de scribe qui suit simplement le fil signifiant ne répond
cependant pas à la trame complexe des fùs signifiants. La simple succession
de croisements sur le parcours d'un ft! unique laisse une latitude entière à
tous les glissements de croisements sur ce fil unique, voir même à leurs
permutations. Ces glissements correspondent à la liberté d'intervention du
thérapeute dont nous avons parlé au ~ 1 de ce même chapitre. Or les fils ne
glissent pas n'importe comment dans la clinique, il y des points
d'accrochage entre deux ftIs. Ces points peuvent être appelés «points de
capiton ».
Le point de caPitonpourrait être conçu comme la signification produite au
terme d'une phrase: les mots composant la phrases se fixeraient sur une
signification univoque dépendant de la signification générale de la phrase.
Autrement dit, le point de capiton se réduirait au contenuimagjnaireproduit
par la phrase et se répercuterait sur les parties de la phrase. Cette
conception évacue la dynamique propre du signifiant interprétant au profit
d'un indice qui stabiliserait après coup toute la construction.
L'interprétation ne correspond jamais à ce type de capiton, pour la simple
raison que la fixation de signification est à l'opposé de la logique de l'inconscient; le
point de capiton de Lacan ne doit pas être tiré de ce côté. Ainsi l'exemple
du mot « famillionnaire » qui capitonne le fil familier et le fil millionnaire de
H. Heine ne peut-il être réduit à un indice pointé vers la coïncidence de la

213
familiarité et des millions. Que du contraire: c'est toute l'œuvre (un texte),
voire tout le fantasme d'un écrivain (être parlant) qui ne cesse d'être
l'interprétant du mot. L'interprétation transcende la fixité supposée des
deux fils; au lieu de se «pointer» comme indice, l'intetprétationdevient
machineà interpréter,« interprétant» (peirce) ; elle implique l'objet, le signe et
l'interprétant, elle implique un signifiant, sa différence et le sujet; elle
introduit nécessairement un troisième fil qui représente le premier fil pour
qu'il ne glisse pas indéfmiment sur le second, pour qu'illimite le glissement
des deux premiers fils sans toutefois le supprimer. Les deux brinsinitiaux ne
se croisent, ni ne se bloquent à proprement parler, mais se côtoient et se
limitent dans l'intricationavecun troisième.Aussi bien la « coïncidence» du
familier et des millions ne concorde-t-elle pas en un point et ne se ferme-t-
elle pas en une réponse fixée. Elle ouvre plutôt le ftl d'une nouvelle
question: Que me veut-ilceRothschild? Che vuoi ? Au-delà de tout capiton figé
et nominaliste, au-delà du schéma R, Lacan ouvre le deuxième étage de son
graphe qui justifie la relance perpétuelle de l'inconscientinterprétant.L'atome
de l'interprétation n'est pas le point de rencontre ou la coïncidence de deux
brins signifiants, mais le coinçage de deux brins par un troisième qui
délimite les glissements des deux autres; il est triskel alterné:

'"
-7-
>(
Un croisement est ainsi mis en perspective avec deux autres croisements,
non pas tant dans la succession temporo-spatiale de ces différents
croisements, mais dans leurs rapports à eux trois qui coincent les trois brins
tout en leur laissant un jeu. Ce jeu - autre façon de présenter le schéma L -
est l'espace nécessaire et suffisant pour qu'une déformation distorsive
continue, mais il est en même temps la réalité où les trois brins se coincent
quand même: ce jeu est articulé à la cohabitation des trois brins, à leur co-
naissance. L'atome d'interprétation ainsi figuré par ce jeu-coinçage reste
donc bien compatible à la logique de l'inconscient. Une interprétation ne se
résoudra jamais à une formule isolée, mais toujours jouera sur la réponse
d'une formule à une autre, pour autant qu'une troisième est déjà impliquée.
On voit dès lors que l'atome d'intetprétation est tnplement complexe.

214
l\1ais quelles seront les conditions requises pour qu'une telle situation
d'interprétation apparaisse?
Le lieu de l'interprétation - entre-deux personnes - exige des conditions
tant du côté de l'analysant que du côté de l'analyste. Si les conditions
impliquent la structure même de l'interprétation, peut-on concevoir
l'interprétation comme un entre-deux?
Examinons les choses du côté de l'analysant.
Même si l'analysant attend bien une cure réelle, il doit se défaire d'un
rapport binaire à la réalité, il doit s'ouvrir à autre chose qu'à l'enchaînement
à la réalité. Pour ce faire, il ne suffit pas d'invoquer le « fantasme» ou la
«réalité psychique ». Ces derniers se calquent très facilement sur
l'enchaînement binaire à la réalité: le fantasme ne comporte-t-il pas ces
deux termes l'objet et le sujet? Et la réalité psychique ne comporte-t-elle
pas le traumatisme objectif et sa reprise subjective? L'exemple du mot
« famillionnaire» semblerait d'ailleurs confirmer une logique de
l'enchaînement; les deux fils d'association Qa familiarité et les millions)
semblent intimement enlacés chez Heine, on tire sur l'un et l'autre qui lui
est enchaîné suit immanquablement. Le propre de !'intetpritant est de mprendre
cet enlacement à deux et de le subvertirpar l'introduction d'une nouvelle question. Au-
delà de la correspondance entre familiarité et millions, l'interprétant visera à
mobiliser les points toujours particuliers où un brin croise un autre brin en
jOnction d'un troisième brin. L'analyse du fantasme semblerait obéir à
l'enlacement de deux fils interprétatifs hétérogènes, S et a; ainsi, le
fantasme on bat un enfant semble-t-il enchaîner le fil du battre et le fil du
regard. l\1ais cette correspondance d'une scène de coups et de regard sera
toujours interprétée en perspective d'un troisième brin. Expliquons-nous:
si « le père bat l'enfant haï par moi» croise un « je regarde », l'interprétation
de ce croisement ne se fera jamais qu'en raison d'un troisième brin
(appartenant d'ailleurs soit au regard soit au battre: « on regarde» / « un
enfant est battu »); ce troisième brin nécessite d'ailleurs et appelle
l'apparition de la deuxième phase (reconstruite par Freud).
C'est le langage polarisé vers la connaissance qui, en enchaînant les
associations, leur ôte la liberté: deux maillons de chaîne passent ainsi l'un
dans l'autre et ne peuvent être désolidarisés. Cette façon de voir ne laisse
aucune place pour une intetprétation traniformante conforme à la logique du
signifiant et « l'interprétation» n'est plus alors que commentaire d'une
réalité, elle se contente de l'indiquer, de le nommer; elle est devenue
« indice» et nomination.
L'interprétation n'est jamais une correction de la croyance ou une
rectification du regard subjectif de l'analysant. On connaît l'histoire du fou
qui se prenait pour un grain de blé. On a pu le guérir de sa croyance, mais il

215
Il s'agit d'une situation - vue de l'esprit du psychanalyste - où il y a deux
fils associatifs,deux fils signifiants. Deux morceaux de f11signifiant peuvent
présenter un parcours semblable pourvu qu'ils se croisent en deux points
qui défmissent un segment commun ou « parallèle» (où n'interfère pas
directement un troisième fil). Ainsi, à un niveau individuel, on pourra
indiquer un parallélisme oral entre l'avidité dévorante d'un lecteur et
l'avidité du fumeur; à un niveau intersubjectif, on pourra nommer la stricte
correspondance entre les points de déclenchement et de résolution des
colères d'un individu et de celles qu'il raconte avoir subies de son père.
Ainsi aussi, dans le stade du miroir, le parallélisme entre le fil qui mène de
la Mère à l'Idéal d'enfant désiré d'une part et le fil du moi tendu vers
l'image spéculaire d'autre part: MI est parallèle à mi (ce qui permet le
rapprochement entre les deux fils et les croisements - recollements en M et
m d'une part et I et i d'autre part). L'intervention pourra pointer ou
épingler ces paires de croisements, cette répétition. Mais elle pourra aussi
insister sur l'irréductibilité des deux fils signifiants et ainsi dénouer ce genre
d'analogie: une colère n'est pas une autre, une avidité orale n'est pas une
autre, et une mère tendue vers son enfant désiré n'est pas un moi tendu
vers son image spéculaire unifiée.
3 et 3') Les implicationstriangulaires(ou pour la topologie, le mouvementdu
tris kel non alterne) :

~ ~
~~
~

207
corrélativement aucune raison de l'enchaîner au support d'une théorie
compromise dans l'assistance: le psychanalyste est acculé à abandonner sa
neurotica; il lâchera non pas simplement sa croyance à un traumatisme
pathognomonique de telle ou telle affection psychique, mais aussi, tout
supportrelevant d'un mécanisme imaginaire. On trouve pourtant trace de ce
support dans toute théorie psychanalytique qui viserait à réparerune structure
défaillante.Comme si la structure pouvait être déficiente en tant que telle!
Ces supports abâtardissent la psychanalyse de prime abord structurée
comme un langage. Outre le renversementde la belleâme qui se pense comme
pure victime de la réalité traumatique, nous devons envisager, du côtéde
l'anafyste, un deuxième renversement introducteur à la p[Jchanafyse si nous voulons
différencier nettement une structure proprement analytique dérivée de la
seule règle fondamentale et un schématisme de contenu, propice aux
préjugés O'CEdipe, le père, etc.), où s'embourbe si facilement la
psychanalyse. Cette double introduction en forme de double renversement
n'est pas posée une fois pour toutes, mais doit être reprise tout au long de
la cure. Le premier renversement (chez l'analysant) doit donc être suivi par
un deuxième renversement (chez l'analyste) pour ne pas se réduire à une
forme d'analyse « systémique» se référant à l'Œdipe, à la structure familiale,
etc.
Ce n'est qu'en dehorsde la psychanalyse qu'on peut parler de « structure de
la névrose », de « structure de la psychose» et de « structure de la
perversion» : ces expressions ne sont d'ailleurs pas lacaniennes (chez
Lacan, la structure n'est pas structure d'une pathologie quelconque, mais
est structuredu signijian~.Ces termes (perversion, psychose, névrose), bâtards
d'une psychiatrie classique et de l'interrogation psychanalytique, viennent
peut-être coller analogiquement avec des moments de l'articulation de la
structure; mais l'articulation de la structure proprement psychanalytique
suppose la remise en question continuelle de ces termes diagnostiques.
Quiconque entre en analyse perd automatiquement ses caractéristiques
diagnostiques (névrose, psychose, perversion). Tant du côté de l'analysant
que du côté de l'analyste, la porte d'entrée dans l'analyse est
fondamentalement diagnofytique1.Après cette double diagnofyse,il nous
restera la seule structure, que Freud a d'emblée développée avec le seul
mécanisme général du refoulement.

1
La tendance à écarter la démarche diagnostique au profit de l'engagement dans le procès
de l'analyse et de la dynamique instituée par le transfert est d'ailleurs présente très tôt dans
l'histoire de la psychanalyse, comme le montre par exemple l'article de :i\1ichel De Wolf,
Les premiers ent11!tiensin P!)lchoana/yse, n° 8, décembre 1992 (pratiques
- Praxis).

217
Il s'agit d'une situation - vue de l'esprit du psychanalyste - où il y a trois
fils associatifs, trois ftis signifiants. Devant une scène composée de deux ftis
signifiants, un troisième fil - que nous dirions celui du narrateur - peut se
sentir victime ou passer son chemin, il peut s'y sentir impliqué ou non. La
scène en prendra une couleur « traumatique» ou au contraire indifférente.
Ainsi, par rapport au couple des parents, l'enfant peut être vu comme
enfant impliqué dans le couple (soit comme désiré du couple, soit comme
faisant irruption dans le couple) ou comme indifférent au couple (et l'on
sait que cette deuxième position est tout aussi importante que son
implication dans le couple). L'intervention peut ainsi déplacer l'individu par
rapport à une situation complexe où il est vs n'est pas impliqué. Ceci
concorde d'ailleurs avec une critique de la triangulation du complexe
d'Œdipe, sans pour autant qu'il faille négliger les dires de l'analysant aux
prises avec une problématique œdipienne éventuelle.

L'analyste se trouverait ainsi armé de six types d'interventions qu'il


pourrait manipuler pour obtenir le bien de son patient ou la « meilleure»
présentation de son histoire. Il prendrait ainsi la place du Dieu leibnizien
arrangeant tous les possibles « pour le meilleurs des mondes ». Un tel
« analyste» se situe bien dans la ligne de la meilleure adaptation, par
l'intermédiaire d'un langage de connaissance. S'il se sent totalement libre
dans ses interventions, c'est bien parce qu'il méconnaît que son action est
fonction de son idéal thérapeutique, auquel il va tenter d'adapter le
« patient ». Ces six mouvements asservis à une telle visée relèvent en fait
d'une tactique extérieure à la logique de l'association libre. Nous ne nions
pas la liberté de « l'analyste », nous en savons aussi les conséquences parfois
dramatiques sur celui qui en a été le «patient» faute d'avoir pu en être
l'analysan t.
La réponse à cet écueil n'est pas dans la limitation de cette liberté, mais
dans le retour à la logique de l'associationlibre, sans laquelle il n'y a pas
d'interprétation proprement dite. La liberté quasi infinie dans la tactique de
la thérapie paraissait ouvrir une infmité de possibles pour l'interprétation. Il
n'en est rien; car aucune de ces six interventions ne s'inscrit dans la logique
de l'association libre, mais dans une tactique technique. Il n'y a
d'interprétation proprement dite que dans la dimension du transfert
p[)lchanafytique, dans la mise en acte de l'inconscient, dans la cfynamique de bascule des
discours.Autrement dit, ces six mouvements de réarrangement du matériel
ne nous indiquent rien sur leur place éventuelle dans le cadre de
l'interprétation proprement dite.
Comment comprendre ce transfertnécessaireà l'interprétation?

208
Comment comprendre la véritable intervention de l'analyste, l'acte de
l'analyste? Car ces six types d'interventions sont tout au plus des
réaménagements. En vue de quoi? Quelle est leur pertinence?
Dans une conception primaire, le transfert d'un événement passé à un
événement présent annulerait l'intervalle qui sépare les deux événements
pour hâter une conclusion qui fait acte. Il y aurait là sans aucun doute un
supposé savoir qui déforme l'ordonnance de la réalité concrète. Ainsi si
nous supposons une masturbation infantile en rapport avec une crampe
d'écrivain à l'âge adulte, l'interprétation transforme simultanément le sens
de la masturbation (qui prendrait par exemple une dimension langagière
jusque là insoupçonnée) et le sens de la crampe de l'écrivain (qui
découvrirait par exemple une sexualité jusque-là refoulée). L'interprétation
devrait toujours changer deux choses à la fois pour inclure la dimension du
transfert et être une vraie interprétation (et non un simple changement de
présentation). Pouvons-nous spécifier davantage cette opération double de
l'interprétation dans le transfert? Bien sûr, l'interprétation porte sur la
cause du désir, sur l'objet a, et à ce titre, on pourra croire - naïvement et
erronément - que le type d'objet (sein, fèces, regard ou voix) repéré en
deux moments différents au moins pourra faire interprétation. Ce serait là
opérer une double réduction malheureuse: réduire l'objet a à l'objet d'un
besoin particulier (même s'il est rebaptisé « pulsion ») et réduire le supposé
savoir au rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Si l'interprétation porte sur l'objet, ce n'est nullement comme indication
d'un tel objet fixé par le poinçon de quelque fantasme emporte-pièce; si
l'interprétation porte sur «l'objet a» c'est en tant qu'il est produit
actuellement par la ronde des discours, par les bascules inférées de
l'inconscient, en tant qu'il supposerait la modalité du dire et la logiquedu
signifiant,en tant que il serait la structuredu transfertimpliquépar l'association
libre.Pour qu'il y ait interprétation proprement dite, il faut que la liberté de
tactique et d'intervention soit liée à une stratégie de transfert, qui elle-même
doit s'accorder avec une politique dictée par la structure signifiante. De la
tactique à la stratégie et de la stratégie à la politique se perd chaque fois un
degré de liberté1.
Certes il ne s'agit pas de brider l'inventivité de l'analyste par une prudence
mortifère. Que l'analyste soit au contraire vivant, qu'il confère au langage
un nouveau sens signifiant en y mettant éventuellement du sien. Le
transfert pourra même prendre éventuellement la forme d'une intervention
1 D'où les trois paragraphes centraux du texte La direction de la cure et les principes de son
pouvoir: Quelle est la place de l'interprétation? CE 592), Où en est-on avec le tranfert? (E 602),
Commentagiravecson être? CE 612) qui reprennent les questions de tactique de l'intervention
soi-disant interprétation, de stratégie du transfert et de politique de l'analyste.

209
On peut vérifier facilement que ce mouvement-nœud appliqué sur un
seul triskel de chacune des trois figures (nœud de trèfle, nœud de
\Vhitehead, nœud borroméen ou respectivement le texte, le fantasme et
l'être parlant) démonte cette figure complètement en la réduisant à un, deux
ou trois rond(s) simple (s). Le mouvement inverse peut bien entendu
rétablir les figures. L'aller - retour de ce mouvement sur le triskel démonte
et remonte la triple structure fondamentale.
Chaque analysant est confronté à ces trois figures. Le champ entier de
l'interprétationcouvrira donc l'analyse des trois figures texte, fantasme,
subjectivité. Les interprétations dans une analyse devraient toucher ces trois
figures dans un ordre quelconque. Pour terminer une analyse, il faudrait
donc accomplir nécessairement la traversée de ces trois registres essentiels
(texte, fantasme, être parlant).

Ce chapitre conclusif doit cependant rester à sa place extrinsèque et


imaginaire. Il ne peut empêcher le non-savoir de l'analyste et son attention
également flottante qui répond à l'association libre. Car en deçà et au-delà
de toute clinique panoramique des interprétations, le psychanalyste
s'abstient de comprendre pour laisser la place du « supposé savoir» du côté
de l'analysant et porter ainsi la parole qui s'engage en sa présence.

220
En passe de conclure

Qu'est-ce que la p.fYchanafyse ?

Le langage de l'inconscient est profondément articulé à la connaissance


qu'il subvertit pourtant et cette intrication entraîne tout un travail pour qui
veut soutenir le champ de la psychanalyse au-delà d'une technique
thérapeutique ou d'un outil schématique. La seule méthode de l'association
libre délimite le champ de la psychanalyse, non sans conséquences.
L'inconscient s'avère en effet irréductible à certains schématismes de notre
pensée commune. Ainsi la psychanalyse définie par sa propre méthode est-
elle rétive à toute entreprise diagnostique aussi bien qu'à tout schématisme
œdipien a pn'on. Ces schématisations sont cependant inévitables; car
l'inconscient est articulé à la raison commune et celle-ci tente toujours à
nouveau d'imposer ses propres lois, qui ne valent que comme illusions au
champ de l'inconscient. Le travail de la psychanalyse se doit de
requestionner sans cesse ces illusions renaissantes.
Pourtant cette méthode ne consiste pas d'abord à épurer une logique
abstraite ou à disséquer les adhérences de la technique psychanalytique à
des schématismes illusoires. La difficulté tient plutôt à la nature même du
signifiant (inconscient) défini pour la psychanalyse comme différence
diachronique, où la différences'inscrit dans l'identique, dans le «même»
signifiant. La structure même du signifiant bute, semble-t-il, sur l'impossible.
Plus précisément, l'impuissance avérée d'un discours entraîne son
renversement au profit d'un nouveau discours qui reste toujours
« impossible» : il finira par être à son tour renversé. L'inconscient n'est rien
d'autre que ce facteur dynamique qui provoque les changements de
discours.
La dynamique de bascule des discours permet de déduire la logique de la
psychanalyse et le fonctionnement des catégories articulées par la fonction
phallique (dans les formules de la sexuation). Ces catégories subvertissent
les fonctions catégoriques de notre monde commun (kantien). Métonymie
du désir, parcours du signifiant, ronde des discours, le chemin, qu'il soit
circulaire ou non, peut se poursuivre sansfin, semble-t-il. Devrait-on dès
lors en rester à un pur temps pour comprendre où se succéderaient les
différents discours et les différentes formules de la sexuation sans
conclusion? Ou va-t-on privilégier et s'arrêter à un discours - le discours
p[Jchanafytique- ou à une formule de la sexuation - lepas tout?
Nous avons envisagé brièvement le champ de l'intetprétation qui doit
être parcouru dans toute analyse. On pourrait dire à un moment: « tout ce
qui devait être dit (intetprété) a été dit (interprété)>>; ou encore «on a
traversé le texte, le fantasme et l'être parlant par les interprétations
adéquates ». Tout est dit: dans ce sens, la fin de la cure la porterait à sa
valeur universelle. Une telle fm de cure la reverserait immanquablement
dans une logiqueclassiqueuniversalisante.S'il en était bien ainsi, la fin de la cure
(y compris la « passe ») échapperait radicalement à la logique de l'analyse et
de l'inconscient (car la logique de l'inconscient démonte les caractères
universel, affirmati~ substantiel et nécessaire de la logique classique). La
subversion de l'inconscient se retournerait ainsi pour se réveiller et revenir
à une logique classique de l'universel. La fm de la psychanalyse ne pourrait
advenir que dans l'infidélité à sa logique propre. Elle s'y retrouverait
embourbée dans la nomination de son but, dans ses supports et les écueils
que nous avons tenté de dénoncer. L'analyse serait ainsi la grande boucle
qui reviendrait fmalement au langage de la connaissance et consacrerait
ainsi sa propre insignifiance. Certes, la boucle peut être petite ou grande et
l'analyse courte ou longue; l'analyste tiendrait à distendre la boucle autant
que possible pour mieux faire apparaître l'association libre et les trous dans
le langage de la connaissance. Mais en fin de compte et d'analyse, la boucle
d'oreille se refermerait sur la réalité et la méthode psychanalytique serait
ravalée à une technique.
Convient-il au contraire de ne pas conclure? L'analyse serait ainsi réduite
à l'errance ou à la métonymie du désir.
Esquissons une troisième solution.
La logique de l'inconscient déborde la cure psychanalytique; et la fin
d'une cure ne devrait aucunement se déduire d'un effet dans la réalité. La
fin d'une cure vaut toujours comme moment propre de la logique de
l'inconscient, comme renversementd'un discoursdans un autre, comme bascule
d'un objeta dans un autre, comme effectuation de la structure inscrite dans
le mouvement des formules de la sexuation. Un objet a peut chuter au
profit d'un autre en cours d'analyse, un discours peut y basculer dans un
autre, une impuissance basculer en impossibilité; le dispositif de la cure
n'échappe pas à ce caractère éphémère; mais en fin d'analyse, c'est le
dispositif de la cure qui se renverse; la fin de la cure ne renverse pas pour
autant la logique de l'inconscient, au contraire elle la confirme en acte, elle
la démontre. La logique de l'inconscient continuera son chemin en dehors
de cette analyse particulière sans perdre pour autant ses caractéristiques
propres subvertissant la logique classique.

222
La fm de la cure n'est pas la fm de l'analysant.
Toutes ces questions ne font que relancer la logique de l'inconscient. La
subversion qu'elle introduit n'est en effet pas la contradiction de la logique
classique, il ne s'agit pas d'introduire en lieu et place des catégories
classiques le règne de la particulière, de la négation, de l'occasionnel et de
l'impossible. Ces dernières catégories ne valent que comme réponse à... (et
notamment réponse à une logique classique). La logique de l'inconscient
introduit une logique de la réponse, pour peu qu'on comprenne bien que la
réponse ne clôture pas le questionnement; elle est une logique de
déplacement. La difficulté n'y est pas relative à un contenu obscur, mais à
la création du déplacement qui ne s'arrête pas en fin de cure.
Une bonne fin se contentera, pour cet ouvrage, d'un parcours bouclé et
du savoir qu'un tour (ou deux) a été accompli, puisqu'on se retrouve au
point de départ informé et transformé par le chemin parcouru, en espérant
que le lecteur lui aussi y aura trouvé une voie. Dans l'accomplissement de
ce bouclage, il apparaît que nous sommes revenus au mêmepoint, tout en
étant devenus différents.La fin de notre travail - et de toute cure - pose la
question du mêmequi devientdifférent- c'était notre point de départ la diffémnce
diachroniquedu même signifiant qui devient différent dans le temps.
Comment terminer une analyse en trouvant sa propre identité tout en étant
devenu différent? L'analyse produit-elle une «identification» ? Change-t-elle
fondamentalement les choses? Ces questions échappent à l'expéri-
mentation psychologique, car elles relèvent de la logique de l'identique et
du changeant et correspondent structurellement à la méthode même de
l'association libre, de la« différence diachronique ». Comment comprendre
ce bouclage de l'identité dans la différence advenue?

Identité et différenceest le titre d'un opuscule (1957) de Heidegger; tel est


aussi le départ et la fin de la philosophie (articulée entre le « même» de
Parménide et le «différent» de Hegel). Telle est encore la charpente de
l'introduaion logique du Temps par Kojève (Le Concept, le Temps et le Discours,
1956) : « la Totalitéest à la fois Différence et Identité, la Différence qu'elle
est étant la Différence-de-11dentique(= Spatialite) et son Identité étant 11dentité-
du-Diffémnt ... (Temporalite)>>(p. 257). Cette totalité résumerait toute l'histoire
de la philosophie occidentale depuis Parménide jusqu'à Hegel et au-delà.

En contrepoint à l'histoire de la philosophie, la psychanalyse - et la fm de la


cure - boucle sa logique non par la « totalité », mais par lepas tout ~ <t>x).
Le «pas tout» est identiquement l'association libre, mais il est différent en
ce qu'il a développé entre-temps la ronde des discours et «toutes» les
formules de la sexuation. Pour la psychanalyse, en dehors de ce «pas tout »,

223
il n'y aura donc ni « identification », ni « changement» possibles. En même
temps, ce «pas tout» modifie radicalement les concepts d'identification et
de changement.
Quel est ce bouclage spécifique de la psychanalyse? Telle est la question
spécifique de la « passe» : comment passe-t-on à ce qui suit la fin de
l'analyse? ... ou à la fin d'un livre? Nous n'y répondrons pas dans ce livre.
Contentons-nous de remarquer que ces questions tournent autour de
l'objet a. Cet objet a est la contribution majeure de Lacan au discours
analytique, selon son dire. Mais comment l'aborder? Au-delà de son
introduction historique par les pionniers que furent Freud, Abraham,
Winnicott ou Mélanie Klein, l'objet a est introduit par Lacan par sa
fonction logique, comme « rien» (E 600 et 629), qui fait place aux
renversements du désir. Ainsi faudra-t-il différencier non pas des objets a
(pluriels: le sein, les fèces, le regard, la voix), mais la structure logique de
l'objet a à travers les quatre discours et les quatre formules de la sexuation :
il n'y a pas d'objet a proprement dit hors du «discours de l'analyste» ou
sans la dimension du pas tout f:?X <t>x).Autrement dit, il n'y a pas d'objet a,
s'il n'est déjà articulé tout à la fois en oral, ana~ scopique, vocal. Pas
d'objet a sans le point d'orgue de l'objet vocal (dans le discours de
l'analyste), pour autant que l'objet vocal soit compris non comme note
positive, mais comme silence qui donne sens aux trois autres notations de
l'objet a (oral, anal, scopique).
Une « logique de l'inconscient» pourrait nous servir de provisionpour ces
questions.

224
Table des Matières

Avant-propos 7

Introduction: l'association libre 9

Chapitre 1 Raison de l'inconscient et signifiant 15


1 Le langage, l'appareil psychique et la raison 15
2 L'entrecroisement de deux langages et le schéma L 19
3 La différence synchronique entre deux signifiants 24
4 La différence diachronique propre au signifiant 28
5 Le sujet du signifiant 36
6 Signifiant et grammaire 40

Chapitre 2 Mise en question de tout diagnostic


Pour une exception 45
1 L'implication des névroses et le refoulement 46
2 Des mécanismes qui ne seraient pas le refoulement 49
3 Les psychoses pour Freud 52
4 Situation des psychoses selon Lacan 59
5 Qu'est-ce qu'une exception? 65

Chapitre 3 Mise en question des schématisations


Pour savoir ignorer ce que l'on sait 69
1 Les schématismes de la psychanalyse.
Supports et suppositions 70
2 Étayage, comme support nominal
et narcissisme interprétant 76
3 Schéma L et schéma R 81
4 Le père et le Nom-du-Père 88
5 La métaphore paternelle et la métaphore 91
revient bientôt chez son psychiatre pour se plaindre de ce que la poule le
prend maintenant pour un grain de blé. L'« interprétation », qui se voudrait
réduction de la croyance et adaptation à la réalité, n'amène qu'un
changement de présentation sans conséquence puisque le fou et la poule
restent enlacés, dans ce même manège et ménage alliant réalité et fiction;
après 1'«interprétation» normalisante, l'enlacement de la poule et du fou
perdure et est en fait exacerbé par les tentatives d'adaptation de la fiction à
la réalité. Avant sa « guérison », le fou représentait la fiction enlacée à la
réalité de la poule, après sa « guérison », les rôles sont intervertis et c'est la
poule qui représente la fiction. Mais leur enlacement- la correspondance
binaire entre une objet et sa reprise subjective - restezdentiqu/.
Les victimes, réelles ou imaginaires, d'une réalité méchante sont certes
enchaînées à leurs malheurs. Mais la psychanalyse est totalement impuissante
à changer elle-même la réalité; la transformation éventuelle de la réalité ne
peut se faire qu'en dehorsdu lieu de la cure. Car l'amorcede l'analyse implique
cette impuissance de l'analyse et le passage à un autre discours; en prenant
distance par rapport à sa réalité, en admettant sa part dans la réalité dont il
souffre, le candidat à l'analyse s'ouvre la voie de la logique de l'inconscient
etdevientanabsanteffucti£
Examinons maintenant les choses du côté de l'analyste.
L'analyste doit certes cesser de croire au traumatisme qui enlacerait
l'analYsantà une réalité extérieure. La distance par rapport à la réalité est
plus complexe du côté de l'analYste,chez qui la référence à la réalité
extérieure s'amalgame à des éléments théoriques: « il doit savoir. .. ». Ainsi
la théorie traumatique de la névrose - la Neurotica de Freud - articule le
traumatisme à une nosographie psychiatrique d'une part, à une
psychogenèse psychologique d'autre part. L'abandon de la Neuroticatrouve
sa raison logique non dans l'insuffisance de l'articulation psychologico-
psychiatrique, mais dans l'incompatibilité de la psychanalyse avec toute
logique de refuge, d'asile et de genèse dont relèvent la connaissance du
traumatisme, la nosologie psychiatrique et la psychogenèse (œdipienne). Si
l'analysant abandonne par principe sa position plaintive, il n'y a

1 Certes, on pourrait reprendre cet apologue sous un autre jour: on a déb arrassé le fou de
sa croyance, il sait qu'il n'est pas un grain, mais son angoisse de dévora1Ïon reste la même
car la poule ne partage pas ce savoir: elle ne sait pas que... dès lors... Il s'agirait de la
découverte du savoir de l'Autre. Cette position de l'Autre et de son savoir (présentifié dans
la poule) n'amène aucune transfonnation effective: seule la présentation de la difficulté a
changé. L'introduction de l'Autre personnifiésous quelque fonne que ce soit (la poule par
exemple) ne modifie pas la structure d'un individu enchaîné à une réalité qui le dépasse et
dont il se prétend la victime.

216
corrélativement aucune raison de l'enchaîner au support d'une théorie
compromise dans l'assistance: le psychanalyste est acculé à abandonner sa
neurotica; il lâchera non pas simplement sa croyance à un traumatisme
pathognomonique de telle ou telle affection psychique, mais aussi, tout
supportrelevant d'un mécanisme imaginaire. On trouve pourtant trace de ce
support dans toute théorie psychanalytique qui viserait à réparerune structure
défaillante.Comme si la structure pouvait être déficiente en tant que telle!
Ces supports abâtardissent la psychanalyse de prime abord structurée
comme un langage. Outre le renversementde la belleâme qui se pense comme
pure victime de la réalité traumatique, nous devons envisager, du côtéde
l'anafyste, un deuxième renversement introducteur à la p[Jchanafyse si nous voulons
différencier nettement une structure proprement analytique dérivée de la
seule règle fondamentale et un schématisme de contenu, propice aux
préjugés O'CEdipe, le père, etc.), où s'embourbe si facilement la
psychanalyse. Cette double introduction en forme de double renversement
n'est pas posée une fois pour toutes, mais doit être reprise tout au long de
la cure. Le premier renversement (chez l'analysant) doit donc être suivi par
un deuxième renversement (chez l'analyste) pour ne pas se réduire à une
forme d'analyse « systémique» se référant à l'Œdipe, à la structure familiale,
etc.
Ce n'est qu'en dehorsde la psychanalyse qu'on peut parler de « structure de
la névrose », de « structure de la psychose» et de « structure de la
perversion» : ces expressions ne sont d'ailleurs pas lacaniennes (chez
Lacan, la structure n'est pas structure d'une pathologie quelconque, mais
est structuredu signijian~.Ces termes (perversion, psychose, névrose), bâtards
d'une psychiatrie classique et de l'interrogation psychanalytique, viennent
peut-être coller analogiquement avec des moments de l'articulation de la
structure; mais l'articulation de la structure proprement psychanalytique
suppose la remise en question continuelle de ces termes diagnostiques.
Quiconque entre en analyse perd automatiquement ses caractéristiques
diagnostiques (névrose, psychose, perversion). Tant du côté de l'analysant
que du côté de l'analyste, la porte d'entrée dans l'analyse est
fondamentalement diagnofytique1.Après cette double diagnofyse,il nous
restera la seule structure, que Freud a d'emblée développée avec le seul
mécanisme général du refoulement.

1
La tendance à écarter la démarche diagnostique au profit de l'engagement dans le procès
de l'analyse et de la dynamique instituée par le transfert est d'ailleurs présente très tôt dans
l'histoire de la psychanalyse, comme le montre par exemple l'article de :i\1ichel De Wolf,
Les premiers ent11!tiensin P!)lchoana/yse, n° 8, décembre 1992 (pratiques
- Praxis).

217

Vous aimerez peut-être aussi