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L'ABANDON, L'AUTRE NOM DE LA MÉLANCOLIE FREUDIENNE

Christiane Dostal Dias, Jacques Le Brun, Thierry Longé, Solal Rabinovitch

Érès | « Essaim »

2008/1 n° 20 | pages 21 à 38
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749208961
DOI 10.3917/ess.020.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L’abandon,
l’autre nom de la mélancolie freudienne 1

Christiane Dostal Dias, Jacques Le Brun,


Thierry Longé et Solal Rabinovitch

Pour François Balmès

La mélancolie traverse la pensée, la culture et les affects de l’Occident


depuis que les Grecs ont élaboré sous ce terme une caractéristique ou une
perturbation de l’équilibre des humeurs affectant à la fois le psychisme et
le corps. Irriguant les arts, la littérature, la musique et la peinture, autant
que la pensée médicale, elle offre en chaque siècle et dans les divers
champs de la culture des aspects divers qui laissent néanmoins deviner
entre eux une intime parenté. Cependant cette diffusion et cette étonnante
adaptation aux contextes les plus divers et même contradictoires ont eu
pour prix une croissante imprécision ; chacun devine ce qui est en ques-
tion, nul ne peut en donner une définition précise et univoque : le méde-
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cin, le philosophe, l’écrivain et l’artiste parlent-ils de la même chose,
même si en étudiant leurs élaborations, en lisant leurs écrits ou en
contemplant leurs tableaux nous sentons en nous les échos d’une même et
étrange familiarité ?
La constitution au XIXe siècle d’un savoir psychiatrique et l’apparente
scientificité de ces observations et de ces réflexions, relayées par mainte
œuvre littéraire 2, semblaient donner à la notion de plus en plus vague de
la mélancolie la rigueur d’un concept et d’une précise entité nosogra-
phique, alors qu’une floraison de notions voisines, nostalgie, mal du siècle,

1. Ce texte résulte du travail d’un cartel constitué de François Balmès, Christiane Dostal Dias,
Thierry Longé, Solal Rabinovitch, et Jacques Le Brun comme plus-un, qui s’est longtemps réuni
autour du thème « Le travail de la mélancolie ».
2. Voir Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris,
Fayard, 2001.
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spleen, etc., venait contester le monopole de la mélancolie à exprimer le


mal-être de l’homme moderne.
En 1917, le court article de Freud (rédigé dès 1915), publié dans l’In-
ternationale Zeitschrift für Psychoanalyse sous le titre Trauer und Melancholie,
visait à apporter un peu de rigueur à la conceptualisation, qu’il jugeait
« chancelante », de la mélancolie. La psychanalyse allait-elle réussir à
apporter en ce champ une nouvelle approche « scientifique », renvoyant la
conception « molle » mais séduisante de la mélancolie à l’à peu près des
pratiques artistiques et littéraires et de l’introspection complaisante ?

Une dialectique action-réaction

Une première lecture du texte, court mais très complexe, de Freud


semble donner raison à ceux qui en attendent la production d’une synthèse
de définitive rigueur conceptuelle. « Comparant » ou « rapprochant » la
mélancolie et le deuil, c’est-à-dire une affection pathogène et un affect
« normal », pour saisir les facteurs qui les provoquent, Freud a recours au
prisme dialectique, qui a une longue histoire 3, de l’« action » et de la « réac-
tion ». Lorsque ces facteurs proviennent des « actions exercées par la vie »,
ici d’une perte, des « réactions » coïncident avec eux ; ce sont les états cli-
niques du deuil ou de la mélancolie 4. Cependant l’examen du vocabulaire
employé par Freud révèle un déséquilibre que l’inévitable traduction fran-
çaise « action-réaction » a pour effet de masquer : Freud, au lieu d’action-
réaction, parle d’Einwirkung-Reaktion, marquant, par l’emploi d’un terme
dérivé de la racine werken/wirken, une action exercée sur ou par quelque
chose, une action mesurée par ses effets et exercée sur un objet par quelque
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chose d’étranger ou d’hétérogène 5 ; en d’autres termes, on pourrait parler
non pas d’« action » mais d’« effectivité de l’action ». Cette attention au
vocabulaire n’est pas indifférente, car Freud, dans Trauer und Melancholie,
marque par l’emploi de ce terme que c’est l’« action effective » de la perte
d’un être aimé dans la vie de la « personne » qui crée une nouvelle réalité
effective (Wirklichkeit) et produit l’énergie et l’efficace (Wirksamkeit) de la
« réaction » de la personne à cette perte.
Dans le deuil, cette dimension énergétique de la réaction est localisée
au niveau de l’« action effective » de la perte et non de la perte elle-même ;
le deuil, dans ces conditions, sera surmonté « après un certain laps de

3. Voir Jean Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Le Seuil, 1999.
4. Sigmund Freud, Œuvres complètes, tome XIII, Paris, PUF, 1988, p. 261-262.
5. Il faudrait insérer cette Einwirkung dans la série des termes usuels de la langue freudienne déri-
vés de la racine wirken, à laquelle on adjoindra le balancement werken-wirken, mots possédant une
racine commune.
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temps 6 » si on laisse le processus se dérouler jusqu’à son terme, c’est-à-dire


jusqu’à l’épuisement de l’énergie qui produit la réaction. À la personne
aimée peut se substituer une abstraction : la réaction sera la même, l’effet
est le deuil. Ainsi, se tenant en ce premier temps dans une perspective
« personnaliste », peut-on caractériser les déterminants du deuil selon la
dialectique action effective-réaction. Un second temps de l’analyse va se
dérouler au niveau de l’appareil psychique (seelisches Apparat) et introduire
la notion de « travail ».

Un « travail » du deuil

L’introduction du point de vue psychique (seelisch) va faire apparaître


la différence essentielle entre les deux tableaux cliniques du deuil et de la
mélancolie, dans cette dernière seulement se trouvant un trouble du senti-
ment de soi (Selbstgefühl). Freud semble hésiter sur le référentiel topique à
utiliser ; c’est en tout cas ce que suggère le passage du concept de Selbst-
gefühl, de sentiment de soi 7 à celui d’Ichgefühl, de sentiment du moi 8, le
premier relevant encore de la topique « personnaliste » d’un recours au soi,
selbst, le second s’en affranchissant au profit d’une localisation dans le moi,
Ich, du trouble du sentiment.
Or ce glissement encadre la substitution du « travail » à la dialectique
action-réaction. Cette notion de « travail », très courante dans la pensée et
la culture et pas seulement chez Hegel, va prendre chez Freud un sens et
une portée tout à fait nouveaux, entre réalisme et métaphorique. Car Freud
y recourait dès 1893 dans un texte rédigé en français, articulant « réaction
motrice » et « travail psychique associatif 9 », et on la trouve souvent dans
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sa correspondance avec Fliess, comme dans l’Entwurf einer Psychologie de
1895 10. Cependant en 1895, dans le manuscrit G, esquissant quelques
remarques sur la « mélancolie » et désignant par ce terme, selon la tradi-
tion allemande, toutes formes de dépression, Freud ne parle pas de « tra-
vail » mais d’« anesthésie » ; s’il y a alors selon lui dans le deuil une
Sehnsucht pour un objet perdu, il y a dans la mélancolie perte dans la vie

6. S. Freud, ibid., t. XIII, p. 262.


7. S. Freud, ibid.
8. S. Freud, ibid., p. 264.
9. S. Freud, « Paralysies motrices organiques et hystériques », Résultats, idées, problèmes, t. I, Paris,
PUF, 1984, p. 58. Voir aussi à la même époque dans une publication du Neurologisches Zentralblatt,
par Freud et Breuer avec la distinction abreagieren-assoziative Denkarbeit, Studien über Hysterie,
Francfort, Fischer, 2000, p. 38.
10. Voir « Entwurf einer Psychologie », § 16, dans S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris,
PUF, 2006, p. 636 et § 17, p. 639.
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pulsionnelle 11 ; nous sommes alors non pas dans le domaine du travail


mais dans celui de la « réaction ».
En 1915, à la dialectique action-réaction Freud substitue l’introduction
de la notion de travail, et ce glissement s’accompagne d’une substitution
terme à terme des éléments de l’analyse du deuil : à l’effectivité de la perte
de la personne aimée se substitue la disparition de l’objet aimé, l’objet aimé
n’existe plus, n’a plus d’« être là » pour le moi, constat d’inexistence qui ne
concerne pas la « réalité effective » (Wirklichkeit) mais qui opère dans le
champ de la « réalité » (Realität). On voit qu’ainsi le statut même de la perte
s’en trouve modifié. Au niveau du « moi » l’« examen de la réalité » (Rea-
litätsprüfung) est l’une des « institutions du moi » (Ichinstitution) qui pro-
nonce le jugement d’existence de l’objet investi et qui assigne au moi la
« tâche » de s’y conformer. C’est donc sous l’autorité contraignante de cet
examen de réalité que s’effectue le « travail de deuil » (Trauerarbeit), où c’est
le deuil qui est en position d’agent et qui opère un « travail ». Travail
double, avec deux dimensions distinguables qui ont lieu dans un espace-
temps différent : l’une de ces dimensions est positive et c’est un processus
de « déconnexion 12 », activité exercée, écrit Freud 13, « en détail, avec
grande dépense de temps et d’énergie ». L’autre dimension du travail
opéré par le deuil est négative. Il s’agit d’un détournement de la réalité
dans ce que Freud appelle une « rébellion compréhensible », l’existence de
l’objet perdu se constituant psychiquement et cet objet se maintenant, en
tant qu’objet irréel, par une « psychose de souhait hallucinatoire ». Cet
objet se substitue donc à l’objet réel disparu, en une précarité scintillante,
comme le reflet d’une image, mais cela suppose pour garantie d’existence,
sinon de créance, un support transitoire dans la réalité effective : illusions,
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fausses reconnaissances, fantômes, revenants. D’où une alternance d’appa-
ritions et de disparitions semblant garantir une apparente continuité.
Nous constatons donc deux temporalités en cette opération du travail
de deuil. D’une part, l’abandon d’une position libidinale par la décon-
nexion des rouages pulsionnels avec l’objet disparu dans la soumission à
l’examen de la réalité, ce qui requiert une continuité et une grande dépense
de temps dont on peut se demander s’il n’est pas sans fin, malgré l’hypo-
thèse par Freud de son achèvement possible 14. D’autre part, et simultané-
ment, la création instantanée et précaire d’un objet irréel vient en lieu et

11. Ibid., p. 130 ; texte allemand S. Freud, Briefe an Wilhelm Fliess, Francfort, Fischer, 1999, p. 97 : « Der
der Melancholie entsprechende Affekt ist der der Trauer, d. i. Sehnsucht nach etwas Verlorenem. »
12. S. Freud, Œuvres complètes, op. cit., t. XIII, p. 262-263.
13. S. Freud, op. cit., p. 263.
14. Freud note dans son journal de l’analyse de l’homme aux rats : « Un deuil normal cesse au bout
d’un an et demi, un deuil pathologique dure un temps illimité », S. Freud, Paris, PUF, 1974, p. 91.
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place de l’objet réel disparu, dont le statut d’existant est vacillant puisque
non soumis à l’examen de réalité.

Sehnsucht. Un autre traitement de la perte

Nous avons vu qu’en 1895 Freud parlait, à propos du deuil, d’une


Sehnsucht pour un objet perdu. Il introduisait là une notion capitale dans la
pensée et la littérature allemandes mais qui suscite un grand embarras de
traduction et qui, bien que n’apparaissant pas dans Trauer und Melancholie,
permet d’éclairer indirectement ce qu’est la mélancolie freudienne et le
rapport que nous avons avec cette dernière. La traduction proposée dans
les Œuvres complètes de Freud aux PUF par l’unique néologisme de « dési-
rance », est une tentative pour lui conférer un statut préconceptuel 15.
Quelle que soit la qualité de cette traduction, ce sont les deux éléments du
mot allemand Sehnsucht, une action (sehnen) et un substantif (die Sucht), qui
doivent être analysés pour nous permettre d’approcher sa signification et
l’usage qu’en a fait Freud ; aussi prendrons-nous, dans les pages qui sui-
vent, le risque de la maladresse en nous abstenant de traduire ce mot et en
conservant dans la phrase française le terme allemand. Sehnen indique une
action réflexive orientée, « se tendre vers quelque chose », tension de soi
reliant deux points où, telle la corde de l’arc de cercle, s’expriment des
forces opposées dont la résultante est nulle : ainsi l’action de sich sehnen
imprime sur le sujet une force aussi puissante que celle qu’il oriente sur
l’objet vers lequel il tend. L’ardeur du désir qu’implique le sehnen s’exalte
d’autant plus que l’objet est inaccessible, le passé pour le présent, la patrie
pour l’exilé, la mère pour l’isolé, le revoir pour l’abandonné, etc., d’où son
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rapport avec le regret, l’ennui, l’aspiration, la nostalgie, l’envie, autant
qu’avec le désir 16.
L’autre élément du terme Sehnsucht, die Sucht, introduit une modalité
dans le « désirer », dans le « sehnen » : il le renforce pour ainsi dire en rage,
colère, manie, passion, pouvant aller jusqu’à l’addiction (die Süchtigkeit est
la toxicomanie). On pourrait parler ici de « folie du désir », de désir rendu
fou de ne jamais parvenir à satisfaction dans l’impossible accès à l’objet qui
le cause, objet perdu ou absent.
En 1926, Freud revenant, à la fin de son étude Inhibition, symptôme,
angoisse, sur la question du deuil, s’astreindra à rendre compte du transfert

15. Voir aussi A. Bourguignon, dans Psychiatrie française, n° 5/88 : « Quant à désirance qui traduit au
mieux le mot Sehnsucht, c’est un néologisme élégant, qui ne choque en rien le génie de notre
langue. »
16. Voir, dans une abondante littérature, Nostalgia. Storia di un sentimento, a cura di Antonio Prete,
Milan, Raffaello Cortina Editore, 1992.
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de la sensation de douleur, Schmerzempfindung, au domaine psychique. Il y


montre, comme il l’avait fait en 1915 dans son écrit inédit, Vue d’ensemble
sur les névroses de transfert 17, et en 1923 au paragraphe V de son étude sur
Le moi et le ça 18, quel mode spécifique du traitement de la perte de l’objet
sous la forme de Sehnsuchtsangst, d’angoisse de Sehnsucht, le nourrisson
opérait : devant la disparition passagère de la mère, ce dernier « peut res-
sentir pour ainsi dire de la Sehnsucht qui n’est pas accompagnée de déses-
poir 19 », et Freud désigne comme eine sehnsüchtige Besetzung ou eine
Sehnsuchtsbesetzung l’investissement de l’objet lié au danger constant de sa
perte. De façon analogique, cet investissement en Sehnsucht de l’objet
absent et/ou perdu présente « les mêmes conditions économiques que l’in-
vestissement en douleur » d’un endroit du corps douloureux 20 ; ce pro-
cessus produit un état de « détresse psychique » (Hilflosigkeit) par
l’évidement du moi de tout investissement transféré sur la représentation
de l’objet investi en Sehnsucht.
Au premier abord, ces élaborations de Freud à propos de la Sehnsucht,
concernant tout être humain affronté à une inévitable détresse psychique
ou Hilflosigkeit, semblent assez éloignées de ce qu’il en est de la mélancolie
telle qu’elle est présentée dans le texte de 1915, Trauer und Melancholie. De
fait ce traitement de la perte et la Sehnsucht n’y sont pas mentionnés, même
pour les écarter dans leur particularité. Malgré cette absence, ou peut-être
à cause de cette absence, ils peuvent nous éclairer sur ce qu’est la mélan-
colie freudienne. En effet le mode d’investissement de l’objet en Sehnsucht
suppose le risque d’un désarroi psychique sans recours et d’un trauma-
tisme non surmontable. Si l’investissement de l’objet y est dit sehnsüchtig
on pourrait aussi le dire en « éperdition », néologisme qui fait entendre le
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caractère éperdu de sa dynamique, telle que la formalise la perte et/ou
l’absence dans la représentation de l’objet. Ainsi la relation objectale,
rétrospectivement insaisissable à son origine, propose un mode de désir
intégrant la demande référée à un besoin insatisfait donc insatiable que
définit au plus juste la Sehnsucht freudienne, folie du désir ou désir
« éperdu ». Mais dans ces conditions on pourra comprendre que, malgré
son irréductible particularité, la mélancolie freudienne puisse éveiller en
chaque humain un écho d’une étrange familiarité.

17. S. Freud, Œuvres complètes, op. cit., t. XIII, p. 293.


18. S. Freud, Œuvres complètes, op. cit., t. XVI, p. 290 et suiv.
19. S. Freud, Œuvres complètes, op. cit., t. XVII, p. 284.
20. S. Freud, ibid., p. 286. Les rapports entre Sehnsucht et mélancolie sont encore repris en 1927 par
Sándor Radó, Das Problem der Melancholie dans Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, Bd XIV,
1927, p. 439-455.
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Laisser, délaisser, verlassen

Qui lit en allemand Trauer und Melancholie de Freud ne peut qu’être


frappé par la récurrence, trop effacée dans les traductions françaises, de
mots où résonne le signifiant lassen, le verbe lassen lui-même et les compo-
sés et dérivés que le jeu des particules en allemand permet de multiplier.
Au total, treize occurrences dans les quelque treize pages de l’édition ori-
ginale de cet article en 1917. Certes lassen peut paraître jouer le simple rôle
d’un auxiliaire, mais, dans des expressions comme erkennen lassen ou fallen
lassen, l’auxiliaire indique un rapport particulier à l’acte en cause (recon-
naître, tomber) : désormais l’acte implique la passivité du laisser l’autre
agir, implique un écart par rapport à ce que l’acte agit.
C’est ce que dit bien zulassen, qui signifie admettre, accepter, c’est-à-
dire, par une sorte d’involution passive de son acte, laisser agir, et agir sur
soi l’acte d’un autre ; et ce que dit aussi veranlassen, occasionner. Ici nous
nous approchons des questions que nous tentons de cerner : lorsque Freud
écrit que « la perte occasionne la mélancolie » (« der die Melancholie veran-
lassende Verlust »), cela signifie que la perte laisse advenir la mélancolie tout
en n’en étant pas exactement la cause mais étant ce qui, par l’effacement de
l’objet, laisse le champ libre à la positivité quasi négative de la mélancolie.
Interrogeons-nous ici sur une absence ; un mot, qui semble absent des
écrits de Freud, mot pourtant essentiel dans la pensée allemande du
Moyen Âge au XXe siècle, mérite d’être signalé et analysé car il touche à
quelques-unes des intraduisibles questions que soulève la mélancolie
freudienne. Il s’agit du mot, le signifiant et ce à quoi il nous renvoie, la
Gelassenheit. La langue philosophique et théorique allemande s’est en effet
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largement formée à partir de la réflexion théologique et, ce qui n’est pas
exactement la même chose, de la théorie mystique. Il s’agit ici de la mys-
tique spéculative du Moyen Âge germanique. Le mot, la Gelassenheit est,
sous sa forme de Gelâzenheit, une création de Maître Eckhart qui, par
Henri Suso et Angelus Silesius et jusqu’à Heidegger, traverse l’histoire de
la pensée allemande, la nécessité de désigner une réalité nouvelle dans le
champ de l’expérience religieuse ayant conduit à la création de ce dérivé
de lassen 21.

21. Voir G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Le vocabulaire de Maître Eckhart, Paris, Ellipses, 2001, p. 7, sur
Gelâzenheit, lâzen, sich lâzen : « L’être vraiment “abandonné” est bien plutôt celui qui s’est suffi-
samment quitté lui-même, dans l’immédiateté de son désir, pour coïncider avec ce qui le consti-
tue dans la vérité de son propre fond », et Erik A. Panzig, Gelâzenheit und Abgescheidenheit. Eine
Einführung in das theologische Denken des Meister Eckhart, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt,
2005.
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Traduire, comme apparemment on ne peut pas ne pas le faire, la Gelas-


senheit par « abandon 22 », risque de fausser les perspectives et d’orienter
vers un ensemble de notions qui en français ont une portée sociale et poli-
tique et non pas, comme en allemand, mystique et métaphysique. L’ab-
sence de Gelassenheit chez Freud nous oriente donc déjà dans une direction
particulière. Ce que suggère cette absence est confirmé par la présence de
deux dérivés de lassen : auflassen et verlassen. Le premier, auflassen, est
employé deux fois par Freud à propos de l’objet « laissé vacant », aufgelas-
sen : dans l’identification narcissique l’investissement d’objet est « laissé
vacant 23 » ; « les investissements d’objet inconscients laissés vacants [auf-
gelassenen] ». Le second apparaît à six reprises et ne signifie pas « laisser
vacant » (ce que signifie l’auf de aufgelassen : laissé « ouvert ») : verlassen
signifie vraiment « abandonner », puisque nous sommes obligés, au moins
provisoirement, de le traduire ainsi, et le résultat de cet abandon est une
perte : « L’objet n’est peut-être pas réellement mort, mais il s’est trouvé
perdu [ist… verlorengegangen 24] en tant qu’objet d’amour (par exemple
dans le cas d’une fiancée abandonnée [verlassenen]). » Tout le texte de Freud
est ainsi rythmé par la perte, l’abandon ou délaissement de l’objet, puis par
l’ombre de l’objet abandonné portée sur le moi, et enfin la perte de « moi »,
de l’Objektverlust à l’Ichverlust.
Il convient de voir de plus près quels sont les usages de verlassen dans
Deuil et mélancolie : six fois, verlassen apparaît dans ce texte de Freud, et sou-
vent associé avec un terme qui n’en est donc pas l’exact synonyme, aufge-
geben. Un premier emploi concerne l’abandon d’une position libidinale :
« L’homme n’abandonne pas [verlässt] volontiers une position libidinale. »
Mais le plus souvent verlassen concerne l’abandon de l’objet et Freud écrit
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« das verlassene Objekt », « l’objet délaissé 25 » ; or dans ce cas la phrase pré-
cédente de Freud parle ainsi de l’objet : « das aufgegebene Objekt » : la dis-
tinction entre verlassen et aufgeben n’est ni effet de style évitant la répétition,
ni résultat du hasard. Il s’agit en effet de la perte de l’objet qui introduit un
ébranlement de la libido d’objet : la libido se retire de l’objet et se porte sur
un nouvel objet qui, se révélant peu résistant, laisse libre la libido ; cette
dernière est ramenée sur le moi qui alors est identifié avec l’objet aban-
donné. Il y a donc une double opération qui induit une double modalité de
l’abandon : l’objet « abandonné », « aufgegeben », dans la première proposi-
tion de Freud, indique le pur et simple départ de la libido qui se retire de

22. La traduction par « sérénité » proposée par André Préau pour le texte de Heidegger qui porte ce
titre nous paraît comporter un risque de faux-sens chez le lecteur. Voir M. Heidegger, Ques-
tions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 159 et suiv.
23. S. Freud, op. cit., t. XIII, p. 269, cf. p. 275.
24. Ibid., p. 263.
25. Ibid., p. 268.
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l’objet ; dans la seconde proposition, « l’ombre de l’objet » est tombée sur


le moi qui en conséquence est jugé « comme », « wie », un objet « comme
[wie] l’objet délaissé [verlassene] » : l’objet est toujours abandonné mais son
ombre est tombée sur le moi, l’objet ne change pas de statut pour ainsi dire
dans la réalité de sa perte (Verlust), mais, du fait de l’ombre portée sur le
moi, l’abandon change non pas dans sa réalité de perte mais dans son rap-
port avec un moi qui porte sur soi l’ombre portée de l’abandon. L’abandon
pur et simple (aufgeben) devient ce qu’on peut appeler délaissement (ver-
lassen) du fait de cette nouvelle présence sur le moi de l’absence de l’objet,
et l’engagement passif (ver-lassen) du moi dans cet abandon modifie en
quelque sorte l’abandon lui-même.
Ainsi l’analyse fine de ces quelques lignes de Deuil et mélancolie permet
de mieux comprendre ce qui est en jeu dans l’emploi par Freud de ce verbe
verlassen, une sorte de rétrospection de l’abandon. C’est ce que paraît
confirmer l’affirmation posée par Freud quelques lignes plus loin selon
laquelle « la représentation (de chose) inconsciente [unbewusste (Ding) Vors-
tellung] de l’objet est délaissée par la libido », délaissée, verlassen, et non pas
purement et simplement abandonnée : tout de suite Freud souligne que ce
retrait (Abziehung) n’est pas un processus momentané. Et de même, à la
page suivante, c’est verlassen qui est employé par Freud lorsqu’il pose l’is-
sue du travail de la mélancolie dans le passage à la conscience : l’investis-
sement de libido délaisse (verlässt) alors l’objet, mais se retire sur l’endroit
du moi d’où il [cet investissement] était parti 26.

Abandonner, aufgeben
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Nous avons remarqué que dans le texte de Freud les termes formés sur
la racine de lassen alternaient avec ceux qui sont formés à partir de geben.
Le plus fréquent, aufgeben, pourrait se traduire en français par « abandon-
ner », non sans renvoyer aussi au sens de « renoncer ». Dans Trauer und
Melancholie ce verbe est généralement conjugué au parfait, désignant ainsi
une action accomplie : « das aufgegebene Objekt » est l’objet abandonné
auquel le moi s’identifie. Mais aufgeben est fréquemment employé par
Freud avant et après son texte de 1915. En 1923, dans Le moi et le ça, le pro-
cessus mis à jour par Freud à propos de la mélancolie, l’identification du
moi à l’objet abandonné, est présenté comme « la condition pour que le moi
abandonne (aufgibt) ses objets 27 ».

26. Ibid., p. 276.


27. S. Freud, Œuvres complètes, t. XVI, p. 273. De la même façon l’abandon de soi-même, « sich selbst
aufgeben », peut survenir dans une situation de détresse originaire, ibid., p. 300-301.
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30 • Essaim n° 20

Cependant en 1921, dans Psychologie des foules et analyse du moi, c’était


une autre particule qui intervenait dans « sich hingeben » et « die Hingabe »,
désignant un abandon à l’objet, à l’inverse de l’abandon de l’objet 28. La
même possibilité qu’offre en français le terme « abandon » d’être actif ou
passif, abandonner/être abandonné et de supporter les diverses modalités
marquées par les prépositions « de, par, à », ainsi que d’être réfléchi,
s’abandonner, lui permet sans doute de représenter le traitement mélanco-
lique de la perte de l’objet.
Cependant retenir le terme « abandon », c’est opérer un écart par rap-
port aussi bien à ce que dit en allemand l’ensemble des dérivés de lassen
que celui des dérivés de geben. Alors que le verlassen allemand nous orien-
tait vers les origines théologiques et philosophiques de la langue théorique
allemande, l’« abandon » français a originairement une valeur sociale,
voire politique. Les fluctuations mêmes des réflexions étymologiques à
propos d’« abandon » et, comme en d’autres cas, les contresens ou les éty-
mologies « cratyliennes » nous en apprennent autant que la rigueur philo-
logique. En effet, Étienne Pasquier au XVIe siècle, Furetière en 1691 et encore
La Grande Encyclopédie de 1885 mettent en rapport « abandon » avec le
« ban », proclamation, exclusion par décision d’une autorité et font
d’« abandonner » l’équivalent de « donner à ban » quelque chose, laisser
cette chose au premier venu. Or ce mot « ban », d’une racine franque qui
n’est pas sans rapport avec une racine indo-européenne signifiant
« parler », n’a rien à voir avec le latin bannum et le médiéval « bandon »,
désignant le pouvoir, la puissance, l’autorité, d’où, selon les spécialistes
d’aujourd’hui, est issu « abandon ». De ces complexes évolutions et du jeu
entre les deux racines étymologiques, l’« abandon » entraîne à la fois les
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sens de volonté autoritaire et de délaissement, de proclamation et d’exclu-
sion, et se révèle susceptible des sens, actif et passif, et réfléchi, d’« aban-
don à », d’« abandon de » et de « s’abandonner ». D’ailleurs la langue
spirituelle du XVIIe siècle français a promu l’abandon, dans tous ces sens, au
rang de notion centrale pour exprimer les rapports du mystique avec Dieu,
abandonné de Dieu, tel Jésus-Christ à la croix (le « me dereliquisti ? » de Mat-
thieu, XXVII, 46, étant traduit par « m’as-tu abandonné ? »), et s’abandon-
nant à Dieu en laissant perdre sa volonté dans la volonté divine 29. La
pluralité des sens d’« abandon » que révèle l’histoire de la langue nous
paraît donc légitimer l’usage de ce terme pour rendre la complexité de la
perte qu’élabore Freud en 1915 dans Trauer und Melancholie, à la fois aban-

28. Ibid., t. XVI, p. 51.


29. Voir Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, t. I, Paris, Beauchesne, 1937, col. 2-49, s. v.
« abandon ». À son tour l’« abandon » des spirituels français du XVIIe siècle sera traduit en alle-
mand par « Hingabe ».
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L’abandon, l’autre nom de la mélancolie freudienne • 31

don de l’objet et impossible abandon de la relation d’amour. L’ambivalence


à laquelle se réfère Freud 30 nous paraît bien traduite dans la langue fran-
çaise par l’« abandon », comme quelques années plus tard Psychologie des
foules et analyse du moi tentera de suggérer graphiquement le décalage d’un
objet extérieur et de l’idéal du moi à l’intersection de l’amour pour le
meneur et de l’amour du meneur 31.

Entre perte et abandon : un objet irréel ?

Autrefois dévolu seulement au moi, l’amour alourdit la charge narcis-


sique qui leste l’objet. Perdre l’objet est perdre en même temps l’amour
qu’on lui portait, et l’amour qu’« il » nous portait ; le monde de l’endeuillé
devient « pauvre et vide ». Mais si le moi mélancolique, au cours du pro-
cessus de la perte, s’identifie à l’objet en train de se perdre, il se consume
alors dans le travail intérieur par lequel il détache maintenant la libido de
lui-même ; devenu désormais pauvre et vide, ruiné, perdu et abandonné, il
perd jusqu’à son « sentiment de moi » (Ichgefühl 32).
Ce double travail de détachement de la libido ne chercherait-il pas à
« retrouver », au-delà de la perte primordiale, l’objet originellement perdu,
l’objet qui équivaudrait à sa perte ? Pourtant il arrive au moi endeuillé de
« se hérisser » contre la perte jusqu’à maintenir de façon hallucinatoire l’ob-
jet perdu, empêchant ainsi le travail de trouver, dans le deuil, sa fin.
Qu’était-il, en effet, cet objet perdu, et qu’a-t-on véritablement perdu
avec lui ? Qu’était-il sans sa charge narcissique, et qu’est-il devenu aujour-
d’hui, vidé du pulsionnel qui le lestait, incapable désormais d’attirer à lui
la moindre réverbération narcissique ? Pour avoir perdu, après le temps du
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deuil qui l’a maintenu psychiquement, tout attribut narcissique, il n’est
plus le même que celui qui s’est désormais absenté. Le travail de deuil a
donc fabriqué un nouvel objet psychique, il a construit l’objet même de ce
deuil tel qu’il fut narcissiquement investi, pour en libérer ensuite le moi.
La perte mélancolique, en revanche, est une brusque disparition d’un
objet dans le psychique ; elle engage « un certain type de dénouement de
l’ordre du suicide de l’objet 33 ». Est-ce l’objet qu’on a ainsi perdu, ou n’est-
ce pas plutôt soi-même qui est perdu (disparu) pour l’objet ? Si dans le
deuil on sait, ou l’on croit savoir, ce qu’on a perdu avec l’objet (l’amour

30. S. Freud, Œuvres complètes, op. cit., t. XIII, p. 269-270.


31. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », § VIII, dans Œuvres complètes, op. cit.,
t. XIII, p. 54.
32. Ce moi dont est perdu le « sentiment » ne correspond-il pas à ce que Ferenczi nommait dans son
Journal clinique (Paris, Payot, 1990, p. 168) la Selbstlosigkeit ou « -Ich » ? Et ne pourrions-nous pas,
pour cerner cette expérience de désubjectivation, avancer le néologisme de « Ichlosigkeit » ?
33. J. Lacan, Le séminaire Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991, séance du 28 juin 1961, p. 459.
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32 • Essaim n° 20

d’objet), dans la mélancolie on ne peut saisir ce qui en soi (le « soi-même »


du « moi ») a été perdu, ni ce qui de soi s’est perdu avec l’objet. Cette perte
énigmatique qui affecte le moi, restera inconnue à ce dernier.
Car le travail mélancolique a transformé la perte de l’objet en perte du
moi. À la moindre difficulté de l’entrée de l’objet « dans le champ du
désir 34 », l’investissement d’amour retourne au moi d’où il était venu. Une
fois l’objet perdu (abandonné par la libido, disparu en elle), c’est le moi qui
redevient l’unique objet (sexuel) ; mais, comme l’objet, il est perdu et aban-
donné, et comme lui il peut dire « je suis rien – rien pour l’Autre, c’est-à-
dire rien sexuellement pour lui ». Une fois la libido retirée de l’objet et
revenue dans le moi, elle servira au moi à s’identifier avec l’objet aban-
donné. « L’ombre de l’objet tomba sur le moi 35. » De l’objet abandonné par
la libido, il n’y aura pas d’autre trace que cette libido même qui, revenue
dans le moi qu’elle traite à son tour comme l’objet qu’elle vient d’aban-
donner, n’est pas, elle, abandonnée. Mais ceci nécessite une condition : si
l’identification narcissique, substituée à l’investissement d’amour, permet
de ne pas abandonner l’amour, c’est dans la mesure où l’on ne cesse pas de
lâcher l’investissement d’objet, où l’on ne cesse pas d’en détacher la libido ;
pour ne pas abandonner l’amour, il ne faut pas cesser de maintenir ouverte
la perte de l’objet puisque c’est de la présence de cette perte que dépend le
retour de l’amour dans le moi. Trace de l’objet, cette perte en dessine les
contours et en creuse l’irréel.
Maintenir la perte vive, comme une plaie ouverte, exige des forces de
désertification du moi. Car si l’objet mélancolique est bien perdu, non dans
la réalité mais dans la libido, c’est que la libido l’a abandonné. La question
de la perte devient donc celle de l’abandon, au génitif objectif et subjectif,
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au sens tout à la fois actif et passif. J’ai abandonné l’objet, et l’objet m’a
abandonné. D’un même geste, je suis abandonné par l’amour de l’objet (par
la position libidinale qu’il impliquait), et je dois abandonner cette position
libidinale qui l’incluait. Ainsi le poids pulsionnel d’un « se faire abandon-
ner », en touchant l’être lui-même, peut se réfléchir dans la détresse primi-
tive du petit d’homme lorsqu’il « se laisse être abandonné », et la rendre
actuelle. La vacance que laisse dans le psychisme l’abandon de l’objet et de
ce qui le nouait de mille façons au moi, est la trace d’un délaissement par
la libido de la présence inconsciente de l’objet, d’un délaissement qui
revient sur les traces du délaissement originel. Ces investissements d’objet
inconscients (les Sachvorstellungen) une fois lâchés par l’objet, « laissés
vacants 36 », feraient-ils figure d’un objet irréel, idéel, maintenu dans le

34. Ibid.
35. S. Freud, « Deuil et mélancolie », op. cit., t. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 268.
36. Ibid., p. 269.
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L’abandon, l’autre nom de la mélancolie freudienne • 33

psychisme tout en étant perdu, comme une sorte d’objet négatif ? Lorsque
Freud avance à ce propos le terme de Dingvorstellung, ne pouvons-nous
mettre l’accent sur das Ding, dont Lacan élabore dans L’éthique de la psycha-
nalyse la distinction d’avec l’objet, comme l’un des noms du Vide et du
Rien 37 ?
La présence infinie de la perte rend indéfini le processus d’abandon ;
pour garder l’amour sans l’objet, il faut en garder la blessure ouverte
autour de sa perte. L’abandon ne se substitue pas à la perte mais il ajoute
la douleur à sa trace, cette trace d’investissement, vidée, évidée. En englo-
bant (par identification) l’investissement libidinal (l’amour) de l’objet
perdu, le moi conserve à la fois l’amour pour l’objet et la perte vive de l’ob-
jet. Et en subissant, parce qu’identifié à l’objet aimé et perdu, la colère et les
reproches du surmoi envers cet objet aimé perdu et abandonné, il « se
défait (entlassen) dans une très large mesure de son investissement libidinal
narcissique » et il « s’abandonne lui-même (sich selbst aufgeben) 38 ».
Ainsi l’abandon frappe aussi les forces économiques du Selbstgefühl,
qui s’est constitué à partir de l’Autre maternel (la « nouvelle action psy-
chique 39 » des soins maternels). L’abandon ne serait-il pas le nom d’une
sorte de négation économique ? Et l’expérience originaire d’abandon ne
serait-elle pas celle d’un « investissement laissé vacant » (par abandon de
l’Autre) qui entraînerait ce dénuement radical et sans recours que Freud
nomme l’Hilflosigkeit ? À un délaissement premier de (par) l’Autre, le sujet
réagirait par une forme d’abandon qui le voue à une déréliction primor-
diale sans recours ni secours.
De cette sorte, l’abandon aura créé une « vacance », un vide, un rien,
un espace si ténu qu’il ne peut loger qu’une autre ténuité (telle la ténuité
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divine dont parle Maître Eckhart 40). C’est dans la ténuité du vide de la
perte que se sera glissée la première expérience de dénuement, laissant une
« cicatrice narcissique 41 » appelant d’autres pertes à venir et creusant la
place de l’abandon.

Transversalité de la mélancolie

Ces réflexions sur ce qu’évoquent la Sehnsucht, les signifiants groupés


autour du lassen et du geben allemands, l’« abandon », l’« abandonnement »

37. F. Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, Toulouse, érès, coll. « Scripta », 2007, p. 184.
38. S. Freud, « Le moi et le ça », op. cit., t. XVI, p. 300-301. Ainsi, en analysant le mécanisme de l’an-
goisse de mort dans la mélancolie, Freud utilise dans la même phrase les deux termes allemands
lassen et geben qui traitent de l’abandon.
39. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », op. cit., t. XII, Paris, PUF, 2005, p. 221.
40. Maître Eckhart, Du détachement et autres textes, Paris, Payot, Rivages poche, 1995, p. 51.
41. S. Freud, « Au-delà du principe du plaisir », dans OC., vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 291.
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34 • Essaim n° 20

et le « délaissement » dans la langue française n’ont pas pour seul but un


légitime souci d’exactitude littérale dans la lecture du texte de Freud et de
ses traductions et le désir d’éviter faux-sens, anachronismes et glissements
sémantiques. En eux-mêmes ces écarts portent sens et peut-être suggèrent-
ils que ce qu’on appelle la « mélancolie » ne peut supporter une définition
univoque. Car ces écarts sont à la fois internes et externes à chacune des
langues où il est parlé de « mélancolie ». Écart dans le texte même de
Freud, dans les quelques pages de Trauer und Melancholie, entre l’ensemble
des dérivés de lassen et celui des dérivés de geben, entre laisser et donner,
pour s’en tenir à une maladroite traduction française. Mais l’écart se situe
aussi, entre les deux langues, entre l’allemand et le français, entre l’arrière-
plan philosophique et théologique de la première et l’arrière-plan social et
juridique de la seconde, lorsque l’une et l’autre s’essaient à parler de
« mélancolie ». Quoi qu’il en soit de la sémantique, c’est dans les modali-
tés de l’expression qu’un nouvel écart se révèle : entre l’actif et le passif,
laisser et être laissé, entre abandonner et être abandonné, entre l’action et
la réaction (Reaktion), etc. Enfin ces écarts, s’ils ont à voir avec ce que nous
essayons de saisir dans une réflexion sur la mélancolie freudienne, attei-
gnent leur point extrême avec l’absence d’un « mot » susceptible en chaque
langue d’épuiser la totalité des déterminations de ce qu’exprime la
« mélancolie », comme si l’inachèvement de toute entreprise de nomination
renvoyait nécessairement à un autre « mot », dans une autre langue lais-
sant vide la place du « mot » manquant, de ce « mot » qui pourrait dire par
delà tous écarts une « vérité » (scientifique, psychiatrique, psychanaly-
tique, culturelle, etc.) de la mélancolie.
Déjà Trauer und Melancholie nous invitait à ne jamais poser la « mélan-
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colie » dans l’unicité d’une « nature » ou d’une « définition ». Le texte de
1915 ne pose pas en effet la mélancolie dans l’isolement d’une définition
nosographique (elle n’a qu’une « définition conceptuelle chancelante
[schwankend] »), ou d’une indiscutable unité de « formes cliniques ». Dans
le titre de l’essai de Freud le plus important est peut-être, comme c’est sou-
vent le cas dans ces titres doubles, la conjonction « und », « et » : Trauer und
Melancholie. Dès ce titre, la mélancolie n’est posée comme approchable que
dans son rapport à autre chose, que dans une « Zusammenstellung », elle est
posée par Freud comme ce à quoi on « applique » ce qui a été appris d’autre
chose (« wenden vir nun auf die Melancholie an, was wir von der Trauer erfah-
ren haben 42 »). Ainsi elle partage un certain nombre de « caractères » avec
le deuil ; avec le deuil elle possède quelque chose d’« analogue » ; elle
emprunte (entlehnt) à la fois au deuil et à la « régression ».

42. Ibid., p. 263.


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L’abandon, l’autre nom de la mélancolie freudienne • 35

Si elle ne peut être saisie en une essence, hors de ce rapport, elle tend
aussi, comme le souligne Freud, à virer à la manie : toute la fin de l’article
de 1915 souligne ainsi que la mélancolie est marquée par l’« ambivalence »
et qu’en elle se trame « une multitude de combats » (« eine Unzahl von Ein-
zelkämpfen 43 »). Ce caractère non « défini » (au sens de non limité par des
frontières) de la mélancolie est source de difficultés et explique les approxi-
mations qui marquent le texte de Freud, c’est-à-dire les rapprochements
qui peuvent être témoins de relations de causalité, d’enchaînement, ou de
retournements, Sehnsucht, action-réaction, mélancolie-manie, etc.
Ce caractère n’est pas sans rapport direct avec le point d’aboutisse-
ment du présent travail et avec les hypothèses qu’il semble établir : la
mélancolie ne serait pas une structure, mais serait transversale à chaque
structure, étant elle-même modifiée lorsqu’elle intervenait dans le cadre de
telle ou telle structure. Ainsi elle ne mettrait pas en jeu une « quatrième »
négation, à côté de la Verdrängung, de la Veleugnung et de la Verwerfung.
Mais il nous conduit aussi à modifier ce qui peut sembler être une évi-
dence, c’est-à-dire la conviction qu’entre la mélancolie antique ou roman-
tique, cette conception culturellement vague de la mélancolie, et la
mélancolie qu’analyse Freud en 1915 il y aurait une différence de nature
et qu’il s’agirait de deux réalités différentes que seule la fortuite unité d’un
mot rassemblerait. Or le caractère « transversal » de la mélancolie et la
façon dont elle « altère » pour ainsi dire chaque structure, permettent de
penser à la fois les différences radicales entre mélancolie « culturelle » et
mélancolie « freudienne » et leur rencontre non fortuite sous un même
signifiant. Ainsi ni structure, ni essence (c’est-à-dire du point de vue de la
psychanalyse et de celui de la philosophie), il s’agit avec la « mélancolie »
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freudienne d’une modalité de « réaction » à une histoire qui est une
« perte » ; il s’agit d’un rapport à l’autre et au monde, mis en cause par une
« perte ».
Par ailleurs, de l’absence d’une « quatrième » négation (négation à
laquelle un « nom » s’attacherait exclusivement) la réflexion sur la mélan-
colie conduit à une réflexion sur la négation et sur les divers modes de
négativer. Ce peut être : effacer de la carte, faire, comme le Dieu d’Okkam
à la potestas absoluta, que ce qui a été n’ait pas été ; mais la Verneinung
qu’analyse Freud en 1925 n’est pas pur et simple passage sans reste au
néant, au statut du n’ayant pas existé.
Dans la négativité mélancolique, ou, tentons le néologisme, négation
« mélancoliquisée », la négation n’est pas forclusion (avec irrécupérabilité),
n’est pas déni (avec irréversibilité), mais, comme l’étude du vocabulaire de
Trauer und Melancholie nous l’a montré, elle est de l’ordre d’un « laisser » ;

43. Ibid., p. 276.


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36 • Essaim n° 20

non pas une négation qui retournerait une affirmation, mais une négation
qui « laisserait » un vide, une absence, dans l’affirmation, car un objet n’y
est pas purement et simplement effacé.
Parler avec Freud d’un verlassen (de l’objet délaissé, das verlassene
Objekt), donc d’abandonner et à la fois d’être abandonné, introduit du pas-
sif dans une affirmation. Et ici on ne peut que penser aux trop subtils déve-
loppements de Heidegger dans les textes qu’il intitule Gelassenheit 44 :
« Vous voulez un non-vouloir au sens d’un renoncement au vouloir afin
qu’à travers un tel non-vouloir nous puissions nous avancer vers cette
essence de la pensée que nous cherchons et qui n’est pas un vouloir 45. »
Ces lignes nous aident à approcher comment un « verlassen » freudien
désigne à la fois « être abandonné » au sens de « se faire être abandonné »,
et « abandonner » au sens de « ne pas finir d’abandonner », jamais un pur
passif comme jamais le pur négatif de la non-existence.

Une structure ?

Si Lacan a si peu évoqué la mélancolie dans son enseignement, c’est


qu’il n’entendait sans doute pas ajouter, avec elle, une « quatrième struc-
ture » à la psychose, la perversion et la névrose. La mélancolie ne consti-
tuerait-elle pas plutôt une expérience, indissociable du sujet dans ses
rapports avec la réalité ? En 1967, Lacan réinterroge les deux réalités freu-
diennes au regard de ce qu’il appelle une « mutation psychanalytique » :
C’est pourquoi l’interprétation dont s’opère la mutation psychanalytique porte bien
là où nous le disons : sur ce qui, cette réalité, la découpe, de s’y inscrire sous les
espèces du signifiant.
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Ici notons que ce n’est pas pour rien que Freud fait usage du terme Realität quand il
s’agit de la réalité psychique.
Realität et non Wirklichkeit, qui ne veut dire qu’opérativité : autant dire ce à quoi le
psychanalyste d’aujourd’hui fait ses courbettes pour la frime 46.

Car, poursuit-il, au-delà de ce jugement éthique :


Tout est dans la béance par quoi le psychique n’est nullement règle pour opérer, de
façon efficace, sur la réalité, y compris sur ce qu’il est en tant qu’il en fait partie. Il
ne comporte en lui-même que nature, non connature. Il n’est nullement fait d’accord
avec une réalité qui est dure ; à laquelle il n’y a de rapport que de s’y cogner : une
réalité dont le solide est la meilleure métaphore. À entendre au sens de l’impéné-

44. Trad. franç. citée, p. 159 et suiv.


45. Ibid., p. 185.
46. J. Lacan, « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet 1, Paris, Le Seuil, 1968,
p. 54, Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 353-354.
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L’abandon, l’autre nom de la mélancolie freudienne • 37

trable, et non de la géométrie. (Car nulle présence du polyèdre, symbole platonicien


des éléments : au moins apparemment dans cette réalité 47.)

Ainsi, avec la réalité « dure », celle de l’opérativité, pour reprendre la


traduction de Lacan, le psychique, dans la mutation que le psychanaly-
tique lui fait subir, n’a d’autre rapport que de s’y cogner. Ce « pas de rap-
port », si ce n’est de collision, Lacan l’a décliné sur tous les tons comme
pour casser le fil incessamment renoué de la causalité qui ne cesse de nous
convier à saisir dans la réalité effective – Wirklichkeit –, le motif de la réalité
psychique – Realität. Certes, ce « pas de rapport » nous hérisse dès qu’il
s’agit de démembrer le procès du deuil, où tout semble converger opiniâ-
trement d’une réalité à l’autre, comme d’un motif à sa réponse. C’est là que
nous pouvions situer la puissance opératoire de l’Einwirkung – l’action
effective de la perte de la personne aimée – qui ne cesse de hanter le lecteur
et au-delà son guide, comme « ce qui va de soi » – selbstverständlich – pour
rendre compte de ce qui opère au titre du travail de deuil. « Pourquoi cette
activité de compromis, où s’exécute en détail le commandement de la réa-
lité, est-elle si extraordinairement douloureuse, il n’est pas du tout facile de
l’indiquer en se fondant sur l’économie. Il est remarquable que ce déplaisir
de la douleur nous semble aller de soi. » Ainsi le formule Freud.
C’est à l’égard de ce « selbstverständlich » que vaut l’ironie lacanienne,
si l’on prend au sérieux ce qu’il nomme la mutation psychanalytique. Ne
pas établir de rapport de compréhension immédiate entre la perte réelle,
opératoire, et celle requise par l’opération de deuil, permet d’attirer l’at-
tention du lecteur sur le « erscheinen » plutôt que sur le « selbstverständlich »
dans le texte original : « Il est remarquable que ce déplaisir de la douleur
nous semble aller de soi » (Es ist merkwürdig, daß uns diese Schmerzunlust
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selbstverständlich erscheint 48). C’est la douleur, la douleur psychique (see-
lisch) en tant qu’analogon de la douleur somatique, qui fera point de butée
de l’étude de la mélancolie ; l’on constatera définitivement, et pour le deuil,
et pour la mélancolie, et pour son inversion en manie, que la mise en conti-
nuité des deux réalités ne va décidément pas de soi.

L’absence de la mélancolie dans l’enseignement de Lacan tient-elle à ce


non-rapport entre les deux réalités freudiennes dont pour Freud relève la
perte ? Tient-elle à l’absence d’un opérateur (tel qu’une « quatrième néga-

47. Les solides de Platon sont une reprise des cinq polyèdres convexes réguliers dont Euclide démon-
tra l’existence, respectivement le tétraèdre, le cube, l’octaèdre, le dodécaèdre et l’icosaèdre, tous
inscriptibles dans une sphère et dont toutes les faces sont des polygones réguliers isométriques.
Les Grecs ont accordé une signification mystique aux cinq solides réguliers en les rattachant aux
grandes entités qui selon eux façonnaient le monde : le feu est associé au tétraèdre, l’air à l’oc-
taèdre, la terre au cube, l’univers au dodécaèdre et l’eau à l’icosaèdre.
48. S. Freud, op. cit., t. XIII, p. 263. Nous soulignons.
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38 • Essaim n° 20

tion »), ce qui rendrait compte de sa structure « molle » ? Pourtant, au


regard de la mutation psychanalytique évoquée par Lacan en 1967, année
de la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », l’in-
vention de l’objet a, l’objet lacanien, comme opérateur du discours psycha-
nalytique n’est-elle pas venue au lieu de cette absence ?
L’objet (peut-il s’agir de l’objet a en tant qu’évidé du pulsionnel ?) en
jeu dans la perte réelle du deuil et dans son travail, est dépouillé de ses
attributs imaginaires qui en orientaient la réalité fantasmatique 49 ; c’est
aussi lui qui, déspécularisé, réduit au domaine symbolique jusqu’au « sui-
cide », serait l’opérateur de la mélancolie, laissant le sujet seul face au
remords et à l’insulte. Cette opération ne suppose-t-elle pas chez l’analyste,
qui fait fonction, semblant, d’objet a dans son exercice, qui cet objet le
désest, « une complète réduction mentale » de la fonction signifiante en
cause dans l’idéal du moi ? Car avec cet objet a, il ne s’agit plus pour l’ana-
lyste de l’accès à aucun idéal ; par rapport au champ de l’être, n’importe
quel objet peut le remplir, d’où la question qui le fait vaciller : « Qu’es-tu ? »
Le deuil se fonde sur ceci qu’aucun objet entré dans le champ du désir ne
vaut plus qu’un autre, et ce deuil est au cœur du désir de l’analyste.
Profession mélancolique ? Le désêtre et la désubjectivation inscrits sur
le ticket d’entrée du psychanalyste, où se retrouvent la perte du Selbstgefühl
et celle du Ichgefühl, ne sont-ils pas des formes modernes, dues à cette
mutation psychanalytique, de la mélancolie ? La psychanalyse ne peut
refermer la perte qui fonde son expérience.
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49. J. Lacan, Le séminaire, Le transfert, op. cit., p. 459-460.

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