Vous êtes sur la page 1sur 10

EN QUÊTE DE RIEN ?

Quelques réflexions sur l'anorexie à l'adolescence

Simone Wiener

Érès | « Essaim »

2008/1 n° 20 | pages 139 à 147


ISSN 1287-258X
ISBN 9782749208961
DOI 10.3917/ess.020.0139
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-essaim-2008-1-page-139.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


© Érès. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 139

En quête de rien ?
Quelques réflexions
sur l’anorexie à l’adolescence 1

Simone Wiener

Que signifie et d’où vient le mot anorexie ? Si l’on cherche du côté de


l’étymologie, le mot désigne en médecine une perte d’appétit pathologique
qui vient du latin anorexia, lui-même du grec anorektos qui signifie « sans
désir, sans appétit 2 ». Il a été créé par les médecins pour désigner une perte
d’appétit pathologique et a reçu une diffusion nouvelle avec la psychiatrie
moderne vers les années 1833, avec le terme d’anorexie mentale. Quant au
mot adolescence, il vient du latin adolescere « grandir », et, dans le Robert his-
torique, est fait un rapprochement avec le terme latin d’alere qui signifie
nourrir…
Je me propose de tirer quelques fils sur l’anorexie à l’adolescence. Ce
trouble très répandu a suscité quantité de publications scientifiques et
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


médiatiques, ce qui lui donne une place importante dans ce qui est fabri-
qué par un certain type de discours médical. Mais les questions que sou-
lève l’anorexie dépassent ce champ. Elles touchent, entre autres, le corps,
son image et les normes et idéaux par lesquels ils se construisent. C’est en
passant par les discours dans lesquels ces troubles s’inscrivent, par des
fragments issus de la littérature qui les décrivent, que je tenterai une
approche de ce qui s’en dit, de ce qui s’en écrit.
L’anorexie doit être différenciée des limitations alimentaires banales. Il
s’agit d’un ensemble de restrictions qui sont importantes et excessives dans
leur intensité et dans le temps, souvent très long, au cours duquel elles sur-

1. Ce texte est la version écrite d’un travail proposé dans le cadre de l’unité de recherche Utama où
travaille Marie-Ange Baudot Gérard, que je remercie. J’adresse aussi mes remerciements à Isa-
belle Châtelet pour sa lecture et ses précieux conseils.
2. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, t. 1, mars
2000, p. 151.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 140

140 • Essaim n° 20

viennent. C’est un syndrome, c’est-à-dire un ensemble de signes qui appa-


raissent, le plus souvent, soit au cours de la petite enfance, soit au moment
de l’adolescence, et qui est beaucoup plus fréquent chez les femmes que
chez les hommes. Il entraîne amaigrissement et aménorrhée et s’accom-
pagne parfois secondairement de boulimie. Le refus de se nourrir, la
dimension d’excès sont au premier plan. Souvent cette attitude vient
répondre à des difficultés narcissiques : c’est alors une tentative de maîtri-
ser un corps ressenti comme insuffisant ou défaillant. L’affirmation de ne
rien manger se présente comme une recherche active et contrôlée de sen-
sations de vide corporel et s’accompagne de pensées obsédantes concer-
nant la nourriture. Au vide de l’estomac s’oppose le plein de manger dans
la tête. Dans la plupart des cas, il s’agit de jeunes personnes décrites
comme hyperactives, intelligentes et portées sur les activités de l’esprit.
Tout se passe comme si un surinvestissement de la sphère intellectuelle
venait aux dépens des préoccupations corporelles, comme si l’esprit érotisé
devait chasser et bannir les traces d’animalité. Le réel du corps est vécu
comme une entrave. Il s’agit pour le sujet de se garantir, en quelque sorte,
une existence qui se situerait hors des besoins corporels, hors du manque,
hors du temps. Pour finir cette description, il faut mentionner une distor-
sion de la perception de l’image du corps puisque généralement ces sujets
ne peuvent pas ou ne veulent pas voir leur maigreur, et le décalage qu’il
peut y avoir entre leurs discours et le corps qu’ils nous donnent à voir est
parfois très impressionnant. Ils semblent ainsi dans une sorte de mécon-
naissance ou de déni de leurs troubles et, surtout, des conséquences vitales
qu’ils peuvent avoir.
L’adolescence est un moment de construction de soi dans un échange
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


permanent avec les autres. Les changements corporels, le désir de ren-
contre de l’autre sexuel, les remaniements identificatoires propres à cette
période entrent en jeu dans le déclenchement possible d’un syndrome
d’anorexie mentale. Souvent, le désir de rencontre se manifeste de façon
ambivalente et contradictoire entre envie et crainte. Le corps peut être
perçu comme un objet esthétique et comme un moyen de séduire, d’être
aimée, admirée, reconnue. Il peut aussi susciter l’envie de lui faire mal, de
le détruire. Certains adolescents découvrent avec exaltation leur pouvoir
de séduction ; d’autres, au contraire, redoutent cet espace. Souvent, ils
souffrent de leurs imperfections par rapport à une certaine image idéalisée.
L’anorexie peut être une façon d’échapper à un corps sexué, de prolonger
l’enfance.
Ces traits trouvent exemple dans un récit de Noëlle Châtelet, La belle et
sa bête, où elle décrit ce qu’il en est de cette oscillation entre remplir et vider,
affronter et fuir, séduction et dégoût :
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 141

En quête de rien ? Quelques réflexions sur l’anorexie à l’adolescence • 141

Six ans de clandestinité à s’engorger et à dégorger. Six ans de remplissage et de


vidanges forcenés, à questionner un corps d’adolescente, à faire le va-et-vient entre
l’envie de le voir désirable et la rage de le défigurer 3.

La passion scopique, que cultive la société du spectacle, valorise un


style de corps filiforme, un certain type de représentation féminine 4. (De
façon à limiter les effets de mode de cette image de femme extrêmement
mince, et suite à plusieurs drames avec des mannequins anorexiques, il est
question de ne plus laisser défiler des mannequins en dessous d’un certain
poids.)
Le XXe siècle 5 a été celui de la photographie qui nous abreuve d’images
où les corps sont minces, parfois osseux, et présentés comme des objets qui
se donnent à voir et qui peuvent être contrôlés. Ce dans quoi la position
anorexique entre de façon radicale, c’est ce jeu de monstration où elle
adopte complètement l’option d’un corps modifiable et une norme corpo-
relle de séduction. Dans ce mouvement, se crée en creux un idéal de
contrôle et de pouvoir absolu sur le corps.

Corps anorexique, discours médical

La question anorexique ne peut être séparée des discours qui traver-


sent une époque On constate beaucoup plus de cas d’anorexie dans les
pays industrialisés. Il n’y en a quasiment pas dans les populations qui souf-
frent de pénurie alimentaire. L’anorexie apparaît dans des contextes
d’abondance, creusant ainsi le manque à l’endroit de cette profusion. Ceci
pourrait nous donner à penser que nous sommes devant des pathologies
contemporaines mais c’est inexact.
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


L’anorexie a existé comme phénomène en dehors et avant que le
regard médical n’en fasse un syndrome. Il y a eu d’autres approches de ces
manifestations à d’autres époques et dans d’autres cultures.
Les travaux d’anthropologie historique de Jacques Maître 6 mettent en
évidence l’historicité de ces manifestations, en montrant qu’il existait
depuis longtemps des cas d’anorexie chez les saintes et dans leurs pra-
tiques sacrificielles. Ce chercheur fait l’hypothèse d’une origine chrétienne
de l’anorexie. Par exemple, il montre que la volonté forcenée de dominer le
corps pour accéder à une spiritualité idéalisée est une sorte de traduction

3. N. Châtelet, Histoires de Bouches, Mercure de France, 1988, p. 173.


4. V. Micheli-Rechtman, « L’anorexique et sa confrontation aux images contemporaines du fémi-
nin », Enf & Psy n° 26, 11 mai 2005, Toulouse, érès, p. 81-86.
5. P. Ardenne, L’image corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Éd. Du regard, Bilbao 2001.
6. J. Maître, Mystique et féminité, Essai de psychanalyse socio-historique, Paris, Cerf, 1997.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 142

142 • Essaim n° 20

active de la dualité corps-âme. En étudiant des biographies de saintes 7, il


fait apparaître ce qu’il appelle « l’anorexie mystique » qui ressemble du
point de vue clinique à l’anorexie mentale, sauf qu’elle n’était pas alors
considérée comme une maladie.
Dans les textes issus de la médecine traditionnelle chinoise, on trouve
des descriptions cliniques de jeunes personnes et d’enfants en bas âge refu-
sant de s’alimenter. Ces troubles sont reconnus comme des pathologies.
Dans certains textes, l’étiologie est émotive, alors que dans d’autres cas,
elle est physique. Ils peuvent être traités soit par médicaments, soit par
d’autres méthodes. Ces manifestations ressemblent d’un point de vue cli-
nique à l’anorexie mais ne sont pas nommées comme telles, et prennent
place dans un ensemble théorico-clinique très différent 8.
Comme la folie 9, l’anorexie est entrée dans le discours médical avant
de prendre place dans les nouvelles classifications psychiatriques. Cette
médicalisation n’est pas forcément la conséquence d’un progrès de la
connaissance sur ces troubles. En revanche, elle produit des effets de dis-
tinction, de partage entre normalité et pathologie. D’autre part, elle est à
la source de la mise en place de dispositifs de soins proposés spécialement
à ces malades. Les pratiques spécifiques comme l’isolement et l’organisa-
tion de services de médecine spécialisés pour anorexiques s’inscrivent
dans ce partage.
Depuis 1930, la weight phobia, phobie du poids, a pris une place cen-
trale dans le DSM-III. L’étiologie de l’anorexie se trouve associée par la
nomenclature psychiatrique actuelle à la préoccupation de se conformer à
un idéal de minceur. Ceci est souvent repris par le sujet lui-même comme
raison de son symptôme Cependant la définition de l’anorexie ne se limite
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


pas à la volonté du sujet d’atteindre un idéal de minceur. Ce serait
admettre un point de vue uniquement comportementaliste (dit « trouble
du comportement alimentaire »). Il y a lieu de prendre en compte les fac-
teurs structuraux, psychanalytiques et anthropologiques. L’anorexie n’est
pas une structure en soi ; c’est un symptôme, une manière pour un sujet de
poser une question, de manifester quelque chose, qui pourra s’exprimer
autrement, à un autre moment de sa vie. Le symptôme au sens psychana-
lytique se démarque du symptôme médical comme signe, trouble ou
plainte. Il s’articule dans les signifiants singuliers à chaque sujet, s’adresse
à un savoir et prend effet dans le transfert 10.

7. J. Maître, L’Orpheline de la Beresina, Thérèse de Lisieux, Paris, Cerf, 1995.


8. Ling Fang, « L’anorexie mentale dans le contexte culturel traditionnel chinois », Nouvelle revue
d’ethnopsychiatrie, n° 28, Éd. La pensée sauvage, 1995, p. 109-130.
9. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, Paris, Le Seuil, 2003.
10. S. Wiener, « Ouverture », revue Essaim n° 15, « La clinique en question », Toulouse, érès, 2005.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 143

En quête de rien ? Quelques réflexions sur l’anorexie à l’adolescence • 143

Anorexie hystérique ou mentale

Dès 1893, Freud met en évidence dans le tableau hystérique des trau-
matismes psychiques liés au dégoût alimentaire, celui-ci pouvant subir des
transferts, ou des déplacements, d’une personne, vers l’aliment. Le sujet a
d’abord été dégoûté par une situation un peu trop sexuelle ou trop érotique
dont l’aversion se transpose sur un aliment. (Le dégoût est l’envers refoulé
du goût.) Dans ce cas, l’anorexie hystérique exprime quelque chose d’un
refoulé raté. Il s’agit d’un effet de retour du pulsionnel qui, comme le
symptôme hystérique, passe par la langue du corps.
Mais ce qui est au-devant de la scène anorexique est de l’ordre du refus
obstiné, tenace, d’accepter de manger pour vivre, et encore moins de vivre
pour manger. Tout se passe comme s’il s’agissait pour le sujet d’aller jus-
qu’au bout d’une jouissance recherchée activement. C’est ce qui se dégage
d’un des personnages d’un roman d’Amélie Nothomb 11 intitulé Robert des
noms propres :
À son stade, elle ne jouait plus avec sa santé puisqu’elle jouait sa santé. Elle le savait.
Ce que Plectrude vivait à l’école des rats s’appelait l’ivresse : cette extase se nour-
rissait d’une dose énorme d’oubli. Oubli des privations, de la souffrance physique,
du danger, de la peur 12.

Besoin, demande, désir

Lacan utilise trois notions : le besoin, la demande et le désir, qu’il dis-


tingue et qui permettent d’appréhender de façon dialectique le phénomène
anorexique. Il introduit la notion de demande en l’opposant à celle de
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


besoin. Le besoin appelle à être satisfait ; c’est la faim, la soif. La demande
en soi porte sur autre chose que sur les satisfactions qu’elle appelle 13. Par
exemple, ce qui est en jeu pour un bébé qui appelle sa mère sera autant une
demande de présence ou d’absence de la mère, laquelle renvoie à une
demande d’amour, qu’une demande de nourriture. Beaucoup d’ano-
rexiques, en rejetant toute nourriture manifestent le refus d’en passer par
un besoin qui pourrait potentiellement les soumettre à un Autre dont ils
dépendent. Comme si le fait d’assouvir un besoin était une façon de renon-
cer à son désir.

11. Les écrits d’Amélie Nothomb ont fait l’objet d’une étude portant sur les fantasmes qui seraient
propres aux patients souffrant d’anorexie mentale ; cf. G. Séné et B. Kabuth « Anorexie mentale
et fantasmes. À propos de l’œuvre d’Amélie Nothomb », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’ado-
lescence, vol. 52, n° 1, février 2004, p. 44-51.
12. A. Nothomb, Robert des noms propres, Albin Michel, p. 129.
13. J. Lacan, « La significatin du phallus », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 691.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 144

144 • Essaim n° 20

En évoquant l’anorexie, Lacan 14 propose d’y entendre quelque chose


qui serait de l’ordre du fantasme, du désir. Il s’agit d’écouter dans ce qui
est dit la part du désir sur le mode de la métaphore et de la métonymie. En
effet, il n’y a pas lieu de se situer seulement en réponse à un impossible, à
leur refus objectif de manger mais de prêter l’oreille aux dires du sujet et
de ne pas se tromper sur la place du désir qui y est en jeu. Si l’anorexie
constitue une tentative maladroite de se soutenir d’un désir, comment le
saisir ? L’affirmation du désir de rien manger est à entendre de manière lit-
térale. Le rien prend ainsi une consistance signifiante. Il peut s’entendre
comme un message inversé, sorte de reprise à son compte par le sujet,
d’une absence de désir qui lui est supposé, en un désir de « rien ». Je veux
« rien » manger devient l’énoncé par lequel le sujet formule un désir
inconscient mais de façon suffisamment camouflée pour qu’il apparaisse
sous la forme d’un renoncement au désir. Refus du sexuel qui pourrait se
dire par un littéral « je n’en veux rien savoir, je ne mange pas de ce pain-
là ». Ce manger rien peut aussi être retourné en son envers, le manger tout
qui se traduit, douloureusement pour le sujet, comme une défaite à travers
la crise de boulimie. Tout se passe alors comme si il était rattrapé par celui
avec lequel un combat incessant s’est engagé.
S’il mange « rien », c’est pour défendre quelque chose comme le pur
désir au prix de la réduction du corps à sa plus stricte expression. Mais ce
n’est pas son corps réel dont il s’agit alors, mais d’un corps idéalisé où rien
ne doit dépasser. Le rejet du corps du besoin renvoie souvent à un ressenti
archaïque de soumission à un Autre tout-puissant, à l’égard duquel le sujet
refuse de s’aliéner. Ce refus s’accompagne d’une instance, d’un espace
d’idéalisation (la mode, la religion pour les mystiques), qui sera investi
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


pour faire séparation avec cet Autre engloutisseur. Il s’accompagne aussi
d’une satisfaction liée à la faim et d’une jouissance trouvée dans le dire non
et dans un maniement d’autrui qui semble être la réversion d’une position
initiale où le sujet s’est senti instrumentalisé. Secondairement, une jouis-
sance inhérente au corps se joue dans le contrôle et dans une sorte d’ivresse
muette de la faim recherchée.

S’affamer, la part du pulsionnel

À chaque situation clinique, on peut se poser la question suivante :


pourquoi l’aliment vient-il revêtir une réalité monstrueuse, envahissante,
persécutante pour le sujet ? Jean-Richard Freymann fait l’hypothèse du
« retour d’une tentative échouée de négation 15. » Comme si l’opération de

14. J. Lacan, « La direction de la cure », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 601.


15. J.-R. Freymann, Les parures de l’oralité, Éd. Arcanes, 1994, p. 93.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 145

En quête de rien ? Quelques réflexions sur l’anorexie à l’adolescence • 145

création du symbole du « non » avait été vaine et que le sujet se retrouvait


envahi par la nourriture et sous la pression d’une « table rabelaisienne » à
laquelle il ne pourrait se soustraire. Mais pour cet auteur, un des ressorts
de la position anorexique tient aussi à la nécessité répétée, à la compulsion
de l’expulsion d’un objet a. Il ne s’agit pas seulement de refus, de dire non,
mais aussi de « faire choir un en trop envahissant 16 ».
Ainsi, le dégoût pour l’objet alimentaire ne suffit pas à résumer la pro-
blématique anorexique. Comme le dit encore Jean-Richard Freymann :
« L’anorexique est là pour témoigner du fait qu’une clinique de la bouche
n’est pas exclusive de l’alimentation 17. » Sont en jeu les pulsions orale,
anale avec l’objet nourriture, la dimension d’expulsion avec les vomisse-
ments, mais aussi scopique.
En effet la dimension du regard est toujours présente par un idéal
esthétique intériorisé. Mais elle se manifeste aussi par un appel au regard
de l’autre, quitte à jouir de l’effroi que peut susciter la vision de son corps
cachectique. Pourtant, même si le regard d’autrui compte beaucoup et peut
avoir une fonction de garant existentiel, il ne permet pas au sujet de perce-
voir la réalité de son image corporelle. Cette image est, semble-t-il, trop
menaçante pour se maintenir.
La part du scopique se traduit aussi, souvent, par la peur d’être vu en
train de manger, ressentie par le sujet comme insupportable et obscène. Ces
craintes et la honte qu’elle suscite si le sujet est surpris peuvent être un
retour du dégoût ressenti en voyant les autres manger. C’est ce qu’exprime
la narratrice de ce roman d’Alona Kimhi, Suzanne la pleureuse :
J’ai aussitôt senti mon visage rougir et j’ai eu honte d’être dégoûtée par ma mère,
mais c’était plus fort que moi. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle je ne mange
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


jamais en public. Je pense que c’est la chose la plus obscène qui soit. Parfois je
regarde les gens manger. Je les regarde mâcher, l’avidité qu’ils essaient ou n’essaient
pas de dissimuler, leur cupidité. La bestialité humaine qui se montre au grand jour
dans ces moments-là provoque en moi un spasme d’embarras 18.

Ce dégoût et la honte qui s’y attache se rapportent au corps en général


et renvoient pour la narratrice à son image, qu’elle déteste. Tout se passe
comme si le besoin du corps n’était pas compatible avec ce qu’il donne à
voir. Même si elle ne fait pas directement le récit de son anorexie, le per-
sonnage principal de ce roman fait passer, à travers la façon dont elle envi-
sage son propre corps, un clivage entre le corps réel, celui du besoin, et le
corps imaginaire, idéalisé.

16. Ibid., p. 95.


17. Ibid., p. 104.
18. A. Kimhi, Suzanne la pleureuse, Paris, Gallimard, 2001, p. 20.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 146

146 • Essaim n° 20

Un récit littéraire, cela enseigne de par le fait qu’il peut éclairer, don-
ner forme, construire un espace fantasmatique pour le lecteur. Pourquoi ce
récit produit-il sur le lecteur un effet si énigmatique ? Le savoir issu d’un
texte peut rester méconnu à son auteur. Cela se transmet à son insu. C’est,
en effet, qu’une œuvre recèle un point de réel qui fait sa vérité. Est-il pos-
sible, en position de psychanalyste, de donner sens à un écrit littéraire en
fonction de la biographie de son auteur ? Ce n’est pas l’avis de J. Lacan qui
écrit à ce propos :
Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position […],
c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il
n’a donc pas à faire le psychologue là ou l’artiste lui fraie la voie 19.

Relation transférentielle

Que peut-on dire de l’approche ou du nouage d’une relation trans-


férentielle avec un sujet souffrant d’anorexie ? Déjà, la question de la
demande est délicate puisque généralement ces jeunes personnes ne veu-
lent pas voir leur maigreur et ne se plaignent de rien. Ensuite, une fois
qu’elles viennent, je dirais que le transfert est loin d’être automatique. En
effet, elles se maintiennent souvent à distance d’un laisser aller à l’accroche
transférentielle. Et ce, que cette attache passe par l’amour ou par la mobili-
sation du sujet supposé savoir. Les formations de l’inconscient, en tant
qu’elles échappent forcément à la volonté consciente du sujet, ne sont pas
du goût de ce type de patients. En effet, dans la position anorexique, il y a
une tentative forcenée de contrôle du corps. La volonté acharnée de le
dominer, la vérification de ce qui y entre ou de ce qui en sort se retrouvent,
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)


d’une certaine façon, dans l’hyper-contrôle affectif, voire discursif. Ce qui
fait que, bien souvent, les demandes initiales nous viennent de l’environ-
nement et qu’elles passent d’abord par une adresse au médecin. Une
demande suppose une reconnaissance par le sujet de son mal-être et par-
fois de la dangerosité de son état somatique. Il arrive que l’on se trouve face
à un enjeu de vie ou de mort qui vient interroger notre désir de soigner et
notre impuissance à sauver un sujet qui ne le souhaite pas.
Lorsque une demande peut s’articuler, chercher une adresse, se nouer
dans le transfert, le réel en jeu dans le symptôme peut s’ouvrir sur un
espace symbolique.
La problématique de l’anorexie mentale se caractérise par une sorte de
méchanceté extrême retournée contre soi-même, et c’est ce contre quoi ou
avec quoi nous avons affaire. Il s’agit le plus souvent d’une position maso-

19. J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 192.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 147

En quête de rien ? Quelques réflexions sur l’anorexie à l’adolescence • 147

chiste dans laquelle ce qui est désagréable, douloureux devient source de


jouissance.
Cependant, le travail de la pulsion de mort peut être à l’œuvre sans
être équilibré par d’autres pulsions. La détestation de soi peut se jouer dans
l’espace où il est proposé de déposer une parole. Dans ces cas, le dire
devient équivalent à déposer les armes, à renoncer à son désir de pureté
mortifère.
Mais la quête d’un rien n’est pas toujours aussi pure. Il arrive que
l’épaisseur de ce rien ouvre sur un espace de métaphores et permette alors
de frayer un autre chemin vers une élaboration.

Pour conclure, je dirais que ce que nous enseigne l’anorexie, c’est que
le corps n’est pas un. Le corps biologique ou somatique, c’est le corps réel,
et pour certains sujets il n’a rien à voir avec celui qui se reflète dans l’image
du miroir. Ce corps-là, c’est le corps imaginaire, qui n’est pas celui des
images de la peinture ou de la photographie qui est, lui, le corps idéal. Et
par moments, il y a intérêt à savoir de quel corps il s’agit…
© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

© Érès | Téléchargé le 21/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.88.0.115)

Vous aimerez peut-être aussi