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Le parlêtre en faute et la dépression

Jean-Jacques Gorog
Dans La clinique lacanienne 2010/1 (n° 17), pages 33 à 44
Éditions Érès
ISSN 1288-6629
ISBN 9782749212302
DOI 10.3917/cla.017.0033
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Le parlêtre en faute et la dépression
Jean-Jacques Gorog

Aborder la question de la dépression à partir de la faute, de


la culpabilité, se déduit immédiatement de ce que Lacan énonce
dans « Télévision ». Mais, même s’il existe une connexion bien
établie, au moins dans notre esprit, entre la dépression et la faute
grâce à cette référence bien connue de « Télévision », où se
nouent tristesse et faute 1, il me paraît nécessaire de revenir sur ce
lien, ce qui le fonde, sa pertinence dans la clinique et l’efficacité
de sa prise en compte dans la cure elle-même.
Au départ de son expérience, il y a cette invention de Lacan,
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une façon d’articuler la clinique avec la faute : « la paranoïa
d’autopunition » de sa thèse. Celle-ci aborde l’univers de la faute
sur une voie de retour puisque c’est celle de la sanction imposée
au sujet. Il y manque donc le sentiment de cette culpabilité. La
faute y est dénudée. Quant à « l’univers morbide de la faute », il

1. « Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une faute morale, comme
s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale,
qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou
de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. Et ce qui s’ensuit pour peu
que cette lâcheté, d’être rejet de l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour
dans le réel de ce qui est rejeté, du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi
ce retour se fait mortel. À l’opposé de la tristesse, il y a le gay sçavoir lequel est,
lui, une vertu. Une vertu n’absout personne du péché, originel comme chacun
sait. » J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 526.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

est donné comme la raison de l’action humaine, jusqu’au meurtre,


jusqu’au suicide.
La question qui doit être aussi traitée avec précaution porte sur
ce qu’est le deuil. L’expression « faire le deuil » dans le monde
contemporain, bien qu’issue de la psychanalyse, est devenue
un syntagme figé qui charrie avec elle nombre de malentendus.
L’objet a de Lacan, à la suite de l’objet perdu de Freud, est venu
occuper la place de tout ce dont il s’agirait de se détacher, de se
séparer, sur le modèle du deuil à faire.
Le surmoi est le concept freudien qui répond ou tente de
répondre à la résistance du sujet devant l’oubli, strictement le
reste du « deuil » du complexe d’Œdipe. Son rapport à la faute est
donné dans sa définition même avec la question : de quoi est-on
coupable ?
Puisque la doxa dit qu’il n’y a de faute que déplacée, reste la
question : d’où vient la faute première, avec l’idée que l’examen
de ce qui détermine la faute permettra de préciser peut-être en
quoi cette culpabilité est susceptible de générer la dépression.
C’est ce que Lacan propose au départ de ce qu’il met au
programme de son examen systématique de la faute dans le
séminaire qui lui est consacré, l’Éthique de la psychanalyse. Et,
d’emblée, la référence est donnée à la dimension morale selon
deux voies et deux moments chez Freud, le père mort et la pulsion
de mort : est-ce la faute que désigne l’œuvre freudienne à son
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début, le meurtre du père, ce grand mythe mis par Freud à l’ori-
gine du développement de la culture ? Ou :
« est-ce la faute plus obscure et plus originelle encore, dont il
arrive à poser le terme à la fin de son œuvre, l’instinct de mort
pour tout dire, en tant que l’homme est ancré, au plus profond de
lui-même, dans sa redoutable dialectique 2 ? »
Cette thématique va commander tout un pan de l’enseignement
de Lacan puisqu’une faute peut venir soit en punition d’un fait
« historique » ou énoncé comme tel, disons mythique, un événe-
ment donc, le meurtre du père, soit fonction de quelque chose de
structural comme la pulsion de mort. Comment peut-on être fautif
de quelque chose qui ne relève que de la seule structure ?

2. J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-


1960), Paris, Le Seuil, 1986, p. 11.

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LE PARLÊTRE EN FAUTE ET LA DÉPRESSION

Le sentiment de culpabilité freudien, d’où tire-t-il son ressort,


du premier type ou du second ? Ou encore, est-il le même au
début ou après la seconde topique ?
Le développement du raisonnement de Lacan prend d’abord
un chemin détourné, d’être articulé sur le premier type puisque la
faute est fondée sur le désir : « Dans l’articulation théorique de
Freud, la genèse de la dimension morale ne s’enracine pas ailleurs
que dans le désir lui-même. C’est de l’énergie du désir que se
dégage l’instance de ce qui se présentera au dernier terme de son
élaboration comme censure 3. »
Sachant que le désir, le Wunsch, est fondé sur l’interdit
paternel chez Freud ainsi que chez Lacan – la « crainte qu’il ne
meure », indice du vœu de mort de l’homme aux rats, en reste le
paradigme –, on pourrait en déduire que le désir précède la loi
et que ce n’est donc pas l’interdit qui crée le désir ainsi qu’on
aurait pu s’y attendre et qu’il figure le plus souvent. C’est que,
chez Lacan, il existe plusieurs états du désir au point que le désir
ne puisse être déchiffré que grâce à l’interprétation et ne lui
préexisterait pas ainsi qu’il apparaît dans la formule qui épingle
le séminaire « Le désir et son interprétation : le désir, c’est son
interprétation ». Le timing du désir est, on le voit, complexe, mais
central dans l’abord de la question de la faute.
Le commentaire de Lacan marque dans une sorte d’incise la
question de l’obligation : est-elle morale ou non ? Faut-il distin-
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guer faute et obéissance ? On sent que la faute ne consiste pas
seulement à ne pas avoir obéi strictement à un commandement,
qu’il y a quelque chose au-delà, on peut avoir obéi et être en
faute au regard d’autres exigences 4, point précis où peut surgir
la dépression.
Pour fixer les idées, il suffira de vérifier l’incohérence
apparente si fréquente quant au respect du rite religieux auquel
chacun prétend se soumettre. C’est ce qui avait conduit Freud à
rapprocher la religion de la névrose obsessionnelle individuelle
avec cet élément de faute envers le rite. Ce n’est pas toujours
facile à dégager parce c’est le sujet lui-même qui s’impose telle
obligation et redoute de ne pas l’accomplir en vertu de ce à quoi il

3. Ibid.
4. Cf. le tortionnaire qui obéit aux ordres.

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décide de se contraindre personnellement, fonction de sa « réalité


psychique » et non de ce qu’exige la religion des fidèles.
Bien sûr, on se doute qu’il existe au moins deux formes
distinctes de « dépression » avec, à sa source, au moins deux
mécanismes, deux modes de la faute dont les structures cliniques
témoignent. La première relève de la psychose avec comme
occurrence essentielle, bien évidemment, la mélancolie :
« Ce qui est interdit rejette le sujet dans une situation où il ne
trouve plus rien qui soit propre à le signifier. C’est ce qui en
fait le caractère douloureux, et pour autant que le moi se trouve
dans cette position de rejet [Verwerfung] de la part de l’Idéal du
moi par exemple, il s’établit l’état mélancolique. […] C’est pour
autant que, de la part de l’Idéal du moi, le sujet dans sa réalité
vivante peut se trouver lui-même dans une position d’exclusion
de toute signification possible, que s’établit l’état dépressif
comme tel 5. »
Le pas de sens, le rejet de toute signification, peut donc au
titre d’une faute de structure produire la dépression. C’est sans
doute en ce sens que Lacan tentait la différence mentionnée plus
haut entre les deux moments de la pensée freudienne entre le
père de la horde et la pulsion de mort. Ajoutons ici que le père
est explicitement forclos, du fait de la psychose, dans le cas de
la mélancolie.
L’autre versant est régulièrement évoqué avec la névrose
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obsessionnelle. Il existe, en effet, une objection à la thèse
soutenue ici de la dépression liée à un manquement de l’acte,
à un « céder sur son désir », objection quant au sexe, puisque,
selon un topos du discours courant, la dépression est beaucoup
plus fréquemment féminine. Mais de la même façon que pour
l’angoisse pour laquelle Lacan souligne que même si on l’attribue
plus facilement aux dames, c’est essentiellement de l’angoisse
des hommes, en liaison à la névrose obsessionnelle, qu’il sera
question dans le séminaire dont c’est le titre 6, de la même façon,
proposons que ce soit la lâcheté masculine, obsessionnelle, qui

5. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient (1957-


1958), Paris, Le Seuil, 1998, p. 300.
6. J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil,
2004.

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LE PARLÊTRE EN FAUTE ET LA DÉPRESSION

devra être prise comme référence pour rendre compte d’un des
deux aspects de la dépression qui nous intéresse ici.
Deux fautes, donc, que l’on peut en première approximation
faire correspondre aux deux temps que Lacan souligne chez
Freud, celle quant au père – la forclusion du Nom-du-Père dans
la mélancolie – ou quant à la pulsion de mort – la faute « plus
obscure » de l’obsessionnel et sa lâcheté devant le désir, qui peut,
entre autres modalités, prendre le masque de la dépression.

Un exemple d’un moment dépressif et de sa cause, sans


d’ailleurs trop préjuger de la structure :
Voici un homme qui perd son père avec qui il ne s’entendait
pas, notamment sur la fin. Il meurt sans avoir reçu l’aide néces-
saire qu’il pouvait attendre. Le patient se sent coupable encore
longtemps après, mais ce sentiment relève-t-il de l’inconscient
ou non ?
En voyage dans son village le jour de son retour de vacances,
il rencontre un ami qu’il n’avait pas vu depuis un certain temps
et qui lui dit « T’es dégueulasse ». Il est très mécontent et pense
que cette phrase vise sa faute lors de ce qui précède la mort du
père. En réalité, la suite logique impose de comprendre ce propos
dans le contexte, c’est-à-dire que cet ami lui reproche plus prosaï-
quement de ne pas lui avoir donné signe de vie lors de son séjour
au pays.
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Un troisième événement vient ajouter à cet effet de télesco-
page : le même ami, en passant le même jour, lui avait présenté
une autre connaissance rencontrée par hasard. Or, celui-là, dont il
ne connaissait que le nom, l’avait sollicité par un autre intermé-
diaire pour récupérer des objets ayant appartenu au père. Mais ces
objets sans valeur marchande, qui cependant pouvaient intéresser
des spécialistes, il les avait malencontreusement jetés parce que
trop encombrants. Autre faute pour laquelle il était justifié qu’on
le « traite » comme on dit aujourd’hui. Mais, surtout, le regard
de celui-là a été très inquiétant, véritable reproche, qui donnait à
penser que l’ami avait fait exprès de le rencontrer.
La faute, on le voit, se décline et justifie l’insulte au demeurant
« interprétée » à tort, et qui constitue un déplacement de la faute.
Les énoncés qui permettent de retrouver la logique de la séquence
s’étaient faits dans un ordre précis que je n’ai pas respecté : le

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

propos insultant en premier, la sollicitation à l’endroit des objets


du père, en second, et, enfin les événements qui précèdent la mort
du père, ceux pour lesquels il se sent vraiment coupable.
Ce récit situe bien ce que Lacan appelle l’univers morbide de
la faute, mais ne permet pas de décider de quelle structure relève
le sujet dont j’évoque l’histoire, même si on peut en avoir une
idée. La culpabilité, sentiment inconscient, pourtant, est censée
définir la névrose. Or, il nous faut préalablement savoir ce que
veut dire Freud avec cet énoncé, « sentiment inconscient de
culpabilité », plus énigmatique qu’il n’y parait. Un sentiment est
conscient, en principe, peut-être alors seulement ce qui le motive
relèverait éventuellement de l’inconscient et c’est pourquoi
il est dit déplacé (Verschiebung), ce sur quoi Lacan ne cesse
d’insister.
La dépression est en effet un sentiment avant d’être un état
nosologique. Mais le terme subit l’effet du sentiment incons-
cient de culpabilité, à savoir qu’il devient un état ignoré du
sujet. La dépression est inconsciente comme la culpabilité, mais
pas dans le même sens : dans le sens d’une pathologie ignorée
du sujet, laquelle équivaut, dans notre monde moderne, au
« poumon » de Toinette dans le Malade imaginaire, censé régler
par sa seule nomination le problème posé. Il est vrai qu’à cette
demande correspond une offre médicamenteuse qui ne lui est que
trop adaptée. Curieusement, une offre psychothérapique lui est
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presque toujours associée, mais si elle reconnaît implicitement la
présence de la faute, peut-être ne voit-on pas tout de suite qu’elle
va contre la psychanalyse en ce qui concerne le traitement du
rapport du sujet à cette faute, puisqu’il s’agit d’y soulager la souf-
france, supposée ou exprimée, par toute une série de stratagèmes
ayant comme visée d’alléger le poids de la culpabilité qui lui est
associée. Or, cet allégement, Freud montre que pour l’obtenir il
convient de faire un détour. Lacan l’indique avec force :
« … il ne doit point nous suffire que quelqu’un s’accuse de
quelque mauvaise intention pour que nous l’assurions qu’il n’en
est point coupable 7. »

7. J. Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung”


de Freud », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 395.

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Rappelons que la question ne date pas d’aujourd’hui, comme


l’attestent ces propos datés de 1950 de Lacan :
« Ces effets dont elle [la psychanalyse] découvrait le sens, elle
les désigna hardiment par le sentiment qui leur répond dans le
vécu : la culpabilité.
Rien ne saurait mieux manifester l’importance de la révolution
freudienne que l’usage technique ou vulgaire, implicite ou
rigoureux, avoué ou subreptice, qui est fait en psychologie de
cette véritable catégorie omniprésente depuis lors, de méconnue
qu’elle était – rien sinon les étranges efforts de certains pour
la réduire à des formes “génétiques” ou “objectives”, portant
la garantie d’un expérimentalisme “behaviouriste”, dont il y a
belle lurette qu’il serait tari, s’il se privait de lire dans les faits
humains les significations qui les spécifient comme tels 8. »
Au-delà de la culpabilité vient l’effet « dépression » propre-
ment dit, abordé ainsi au début :
« […] la tendance à mettre toutes les dépressions au registre, non
pas de l’Idéal du moi, mais de quelque rapport vacillant, conflic-
tuel, entre le moi et l’Idéal du moi.
Admettons que tout ce qui se passe dans le registre dépressif, ou
au contraire dans celui de l’exaltation, est à prendre sous l’angle
d’une hostilité ouverte entre les deux instances, de quelque
instance que parte la déclaration des hostilités, que ce soit le moi
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qui s’insurge, ou que l’Idéal du moi devienne trop sévère 9 ».
Ce n’est qu’un aspect que très vite Lacan corrigera avec
Hamlet 10, puis avec L’éthique l’année suivante. Il est vrai que la
faute peut produire bien des effets et, notamment selon la thèse
freudienne, idéalement, le refoulement.
Mais il est bien d’autres issues dont Lacan fera le tableau dans
L’Angoisse, incluant ou non le refoulement, avec ce renoncement
particulier qu’implique la dépression, recul devant l’assomption
de la faute, c’est-à-dire devant la reconnaissance de la structure.

8. J. Lacan, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en crimi-


nologie », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 129.
9. J. Lacan, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 289-90.
10. J. Lacan, « Le désir et son interprétation », inédit, 1958-1959 (Les leçons sur
Hamlet dans Ornicar ? n° 24-28).

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

Sans doute l’inhibition est ce qui présente au plus près cette


tonalité et l’état de Hamlet, provoqué par le recul devant ce qu’il
a à accomplir, est décrit comme une dépression, au point que la
mélancolie ait souvent été évoquée à son propos 11. À l’inverse,
on notera l’exaltation d’Antigone, ne cédant pas sur ce qu’elle
considère son devoir et que Lacan met en valeur, ainsi que
l’exaltation d’Œdipe, lorsqu’il franchit le pas à la fin d’Œdipe
à Colone. Il y a dans l’assomption de son destin le refus violent
de toute compromission avec ses fils – ils n’ont pas su l’honorer
comme il fallait lorsqu’il sortait de son aveuglement à la fin
d’Œdipe Roi. Peut-être l’étymologie d’« enthousiasme » expli-
que-t-elle qu’Œdipe soit déifié à cette occasion, et peut-être aussi
faut-il y voir la raison du curieux respect de Lacan pour l’acte
suicide – il est vrai largement tempéré de l’indication que cet acte
n’est réussi que fort rarement et qu’il ne suffit pas qu’un suicide
réussisse pour qu’il soit le produit d’un acte…
Assumer son destin est, en effet, une version de ce « ne
pas céder sur son désir » que Lacan propose comme viatique
au psychanalyste, d’abord, mais que ce dernier est chargé, dès
lors, d’insuffler à son analysant. Déchiffrer le désir du sujet en
analyse, l’interpréter, veut donc dire : obtenir qu’il ne cède pas
sur son désir.
Cette dimension est bien présente à la fin de ce séminaire et
l’enthousiasme que générerait le « ne pas céder sur son désir »
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procède d’un optimisme à l’endroit de la psychanalyse que Lacan
nous fera moins partager dans la suite de son enseignement.
Insistons pourtant sur la particularité dépressive : loin d’être
immédiatement susceptible pour Freud de pouvoir être saisie
comme un symptôme au sens où il l’entend – il suffit pour cela
de vérifier la rareté du terme dans son œuvre en dehors des réfé-
rences à la mélancolie –, on sent bien que, pour que la dépression
puisse être traitée par le discours analytique, il faut une transfor-
mation préalable, qu’on puisse lui attribuer une cause traitable par
la parole. En ce point, la théorie sert la clinique la plus élémen-
taire, mais vaut cependant d’être rappelée et découle de ce qui
est développé ici : la dépression doit être attribuée à un défaut,
un recul devant quelque chose que le sujet aurait dû accomplir,

11. C’est bien sûr ainsi que Freud a traité du « cas » Hamlet.

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et non l’effet de ce qu’il aurait subi. Le traumatisme, le deuil ne


constituent que des causes apparentes qui ne prennent leur sens
qu’en fonction du contexte propre au sujet. Les critères objec-
tifs remarquablement quantifiés par le discours courant – cf. le
journaliste interviewant les témoins après une catastrophe – sont
immédiatement évalués selon d’autres repères par ceux-là mêmes
qui en sont victimes.
Ainsi, après un accident de train quelqu’un reste abattu,
déprimé. Lorsqu’il s’agit de dire pourquoi, ce n’est pas la perte
du compagnon qui est évoquée, mais une plainte : on vient l’in-
terroger, le conforter, mais personne n’a pensé à lui offrir un
café…
L’exemple est sans doute extrême, bien que véridique, et
il illustre ce qui est en question, le rapport à l’Autre. Celui-ci
procède d’une faille que Lacan traduit dans la formule « Il n’y a
pas d’Autre de l’Autre » et c’est devant l’irrecevabilité de cette
négation que la dépression se forme et entraîne, avec elle, l’Autre
de l’Autre supposé exister, le garant ultime. C’est dans le dessille-
ment du statut de l’Autre de l’Autre qu’elle recule. Ainsi, dans
le deuil, la dépression témoigne d’une perte sans recours comme
si celui qui avait disparu avait entraîné avec lui la disparition du
fondement de cet Autre-là, l’Autre de l’Autre.
C’est aussi ce qui articule cette fonction avec le narcissisme
freudien selon les premières formules lacaniennes empruntées,
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pour une part, à Melanie Klein et pour qui cette appréhension
par le bébé d’une totalité, d’une mère totale, aurait cet effet
dépressif :
« De la mère, on nous dit qu’à une certaine étape du dévelop-
pement, qui est celui de la position dépressive, elle introduit cet
élément nouveau de totalité 12… »
Mais comment concilier cet effet avec l’ordre de la faute ?
On se doute qu’il y faut quelques transformations conceptuelles.
Il serait trop long d’en suivre toutes les étapes. Qu’il suffise ici

12. J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le


Seuil, 1994, p. 67. Que Lacan considère que l’effet « dépressif » soit du à ce
qu’il est en train de commenter, à savoir que la totalité du corps de la mère ait
pour conséquence d’introduire l’enfant au jeu de présence-absence, ne modifie
pas le point sur l’émergence de la fonction sujet à ce moment.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

d’insister sur ce qui est susceptible de mettre en défaut la totalité,


la nécessité qu’il manque quelque chose. Le manque en question,
une fois requalifié en désir, représente la sortie du moment
dépressif 13. Soulignons le paradoxe qui résout la dépression en
accentuant ce qui permet au sujet de saisir qu’il est acteur dans la
réalité, car tout vaut mieux que d’être le jouet des événements 14.
Il est donc par définition coupable, mais il peut nous tromper
lorsqu’il s’accuse lui-même, fermant la porte à toute question sur
la nature de la faute non reconnue, car c’est ce qui le paralyse
sans même qu’il le sache. Faire saisir l’erreur sur la nature de la
faute devient dès lors essentiel, au même titre que cette première
forme d’interprétation, due au talent de Freud dans le cas Dora, et
que Lacan reprend dans « La direction de la cure » :
« J’ai dès longtemps souligné le procédé hégélien de ce renver-
sement des positions de la belle âme quant à la réalité qu’elle
[Dora] accuse. Il ne s’agit guère de l’y adapter, mais de lui
montrer qu’elle n’y est que trop bien adaptée, puisqu’elle
concourt à sa fabrication 15. »
Le principe est bien évidemment le même en ce qui concerne
la dépression, à ceci près que le réel du deuil, par exemple,
semble s’opposer à une responsabilité quelconque du sujet. D’où
l’extraordinaire retournement par lequel la résolution du deuil
– comme on dit la résolution d’une équation – passe par l’ins-
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tallation du sujet dans la mort de l’Autre, comme y ayant une
part. Le commentaire de Lacan sur Hamlet montre à merveille en
quoi l’assomption du deuil, lorsqu’Hamlet revendique pour son
compte la mort d’Ophélie, en face des éclats de Laërte pleurant
sa sœur jusque dans sa tombe, lui permet de s’extraire enfin de
son état « dépressif » :

13. Soit que la maîtrise du jeu présence-absence représente pour Lacan la sortie
du moment dépressif.
14. Ce dont la névrose traumatique témoigne, le sujet souffrant de ne pouvoir
s’attribuer aucune responsabilité, avec le traitement spontané qui y répond dans
le cas des séquestrations, le syndrome de Stockholm, qui a l’immense mérite de
donner un sens à l’événement qu’il subit, comme s’il l’avait choisi.
15. J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 596.

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LE PARLÊTRE EN FAUTE ET LA DÉPRESSION

« […] le pouvoir du désir qui ne sera, comme je vous l’ai montré,


restauré qu’à partir de la vision au-dehors, d’un deuil, d’un vrai,
avec lequel il entre en concurrence, celui de Laërte par rapport
à sa sœur, à l’objet aimé par Hamlet et dont il s’est trouvé,
soudain, par la carence du désir, séparé 16 ».
Retrouvons ici la « part » d’où Lacan tire son objet partiel, a,
ou encore ce qu’il décrira sous le nom d’aliénation-séparation,
l’effet sujet se constituant à partir de cette part prise sur l’Autre.
Ce pourquoi il est toujours question de cet objet partiel lorsqu’il
s’agit de dépression. Il était là d’abord, chez Freud, sous la forme
de cet objet dont l’ombre était tombée sur le moi. Cette ombre
mange le moi, complètement dans la mélancolie, partiellement
pour Abraham, dans la névrose obsessionnelle. Le débat portera
ensuite sur la nature de la faute, c’est-à-dire de la différence entre
une couverture partielle ou complète. Cet objet, l’ombre, doit
être compté négativement, et le moi comptable de cette négativité
est, dès lors, en faute, mais comme la faute, la tache, provient du
dehors, si la couverture est partielle, le sujet ne parviendra que fort
difficilement à la faire sienne. Dans la mélancolie, « l’éclipse »
totale autorise au contraire à une assimilation franche et le sujet
peut s’accuser en tant qu’Autre. Autrement dit, ce n’est pas une
simple question quantitative entre dépression et mélancolie et,
comme dirait Freud à Karl Abraham, le mécanisme n’est pas le
même. Tel est le sens de l’ajout lacanien à la théorie freudienne
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du deuil : « de mieux articuler que ne le fait Freud et dans la ligne
de son interrogation même, ce que ça signifie un deuil 17 », et,
corrélativement, la critique adressée à Abraham qui persiste à n’y
voir qu’une différence quantitative.

Le corps est le lieu de la représentation de cette faute qu’il s’agit


de restituer à sa place dans l’ordre symbolique. Mais Lacan opère
le virage véritable au moment de L’angoisse, forcé de répondre, il
est vrai, au reproche qui lui est fait d’ignorer l’affect. Il distingue
plus nettement que Freud ne le fait cet écart névrose-psychose en
allant jusqu’à faire de l’assomption du deuil le modèle de ce que
devrait produire l’opération analytique elle-même conduite à son

16. J. Lacan, L’angoisse, op. cit., p. 383-388.


17. Toujours dans cette fin du séminaire L’angoisse.

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LA CLINIQUE LACANIENNE N° 17

terme, grâce au commentaire de l’effet deuil chez Hamlet dans la


scène du cimetière. Le « travail » du deuil dans cette saisie de cet
être pour la mort est ce qui, idéalement au moins, devrait para-
doxalement extraire le sujet de sa dépression, à condition d’en
repérer la sortie, soit le moment de conclure sur lequel Lacan ne
cesse d’insister. À la différence de Freud, il ne s’agit plus d’une
suite de remémorations aboutissant à une résorption des éléments
constituants de l’objet, mais d’une appréhension brutale, d’une
coupure, avec modification de la position du sujet quant à son
désir. Cet effet recevra chez Lacan bien des formulations et, pour
n’en citer qu’une, citons la traversée du fantasme.
La faute prend donc le masque de la dépression lorsque
l’image du corps s’en empare. Pour s’en déprendre, l’offre du
discours analytique permet de mettre la faute à la place qui lui
convient.
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