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La vulnérabilité dans la relation de soin

« Fonds commun d'humanité »


Agata Zielinski
Dans Cahiers philosophiques 2011/2 (n° 125), pages 89 à 106
Éditions Réseau Canopé
ISSN 0241-2799
DOI 10.3917/caph.125.0089
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dossier
Être patient, être malade

La vulnérabilité
dans la relation de soin,
« fonds commun d’humanité »
Agata Zielinski

Pour Monsieur W.

La vulnérabilité dans la relation de soin est manifeste du côté


de la personne malade. Il s’agit ici de mettre à jour l’impensé
de cette relation  : la vulnérabilité du soignant, exposé non
seulement à la souffrance, mais à toute l’existence d’autrui,
jusqu’à sa mort. À partir d’une expérience de bénévolat en
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soins palliatifs, cet article présente quelques aspects de ce
que Ricœur appelle une « phénoménologie du soi affecté par
l’autre que soi », afin de montrer que la reconnaissance de cette
vulnérabilité peut devenir une vertu relationnelle. Juste milieu
entre l’impuissance et la toute-puissance, elle ouvre à la sollici-
tude, qui révèle les capacités et permet une action ajustée à la
situation. Reconnue comme « fonds commun » entre soignant et
soigné, elle permet de corriger l’asymétrie de la relation pour
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

y introduire une dimension de réciprocité.

L
     a relation de soin n’est pas un sport de combat. Et pourtant. S’y
     joue l’exposition constante à la souffrance, à l’altération, voire à la
disparition – autant de blessures dont le mot vulnérabilité porte la trace. Le
latin vulnus désigne aussi bien la plaie que la cause de la blessure : l’altération
et la cause de ce qui altère. Nous sommes bien dans le registre du combat
– un combat qui, dans la situation de soin, se joue peut-être moins entre les
personnes qu’à l’intérieur de chacun, dans la conscience souvent soudaine
et malvenue d’être comme sans armure. Or, être sans armure ne signifie
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

pas la défaite. Ni être sans défense, sans ressource ou sans moyen. C’est,
dans « la découverte risquée de soi1 », consentir à n’être pas invulnérable,
de façon à ajuster davantage la relation de soin à la situation donnée.
Les soins palliatifs offrent un regard singulier sur cette expérience d’une
vulnérabilité qui n’est pas renoncement. La vulnérabilité reconnue, sinon
acceptée, de l’exposition à la mort, y fait l’objet d’une élaboration éthique.
Ce sont quelques aspects de cette éthique que nous voudrions proposer ici,
comme autant d’attitudes qui pourraient guider toute relation de soin.

La vulnérabilité en partage
À première vue, certes, une évidence  : le vulnérable, c’est le patient.
Non seulement exposé à la souffrance, mais dans la souffrance. Être à la
souffrance comme être au monde. Son identité est ce subir qui se donne
parfois comme double peine : la maladie et le soin. La maladie elle-même
expose à d’autres altérations  : douleur du corps qui se transforme en
souffrance envahissant l’existence, réception d’informations pas toujours
comprises, intrusion des examens, exposition à des décisions à prendre, à
l’injonction d’être « autonome » et « éclairé » là où le sens s’obscurcit et où
les priorités basculent. Épreuve des limites et du resserrement des possibles.
Face à cette évidence, celle du soignant : soulager, guérir, redonner à vivre
un rapport au monde satisfaisant, élargir les possibles. Tâches, affairement,
connaissances et compétences mobilisées : activité face à la patience malgré
soi du pâtir.
Être exposé à la maladie, à l’altération physique, à la douleur, au boule-
versement psychique. Ultimement à la mort. Mais encore, être exposé
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à l’intrusion du soin. C’est la condition du malade –  patient exposé aux
agissants que sont les soignants. Mais en retour, le soignant est exposé à
la souffrance de l’autre. C’est la condition particulière du soignant, son
pain – sinon sa peine – quotidien. Être exposé à
l’altération qu’est la relation elle-même, voilà ce
qui lie le malade et le soignant, dans un lien où Être exposé
chacun est à la fois agent et patient. à l’altération
Passée l’évidence de la fragilité du malade, qu’est la relation
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se révèle donc la vulnérabilité du soignant ou elle-même,


de l’accompagnant. L’examen de la relation de voilà ce qui lie
soin nous invite ainsi à proposer ce que Ricœur le malade
appelle une « phénoménologie du soi affecté par et le soignant
l’autre que soi2 ». Le propre de la vulnérabilité du
soignant est en effet d’être exposé à la souffrance
de l’autre. Son action – activité et décision au titre des compétences – est
toute empreinte de la réceptivité jusqu’au « malgré soi3 » de ce qui le lie
au patient. Exposé à l’altération, à la mort de l’autre, exposé au refus, à
l’échec parfois de la relation.

■ 1. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (AE), Livre de poche », 1990 (1974), p. 82.
■ 2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre (SMCA), Seuil, 1990, p. 382.
■ 3. « Autrui nous affecte malgré nous » (AE 205).
90
La famille est réunie en tout petit nombre autour de Mme  S. au
moment de la mise en bière. S’y joignent un médecin, une infirmière,
une bénévole. Après un temps de silence et quelques mots émus de la
famille, le Dr D. prend la parole, pour dire combien il a été marqué par
le courage de Mme S., son opiniâtreté à se faire comprendre malgré la
barrière de la langue : « Elle s’est bien battue. » Il a des larmes dans
la voix. Silence.

Si être touché par la souffrance d’autrui, par certaines conditions de


soin, par un risque d’abandon révèle la vulnérabilité du médecin ou des
soignants, cette vulnérabilité ne s’exprime pas nécessairement sous la forme
de l’agressivité adressée au malade. Certes, l’expérience de la vulnérabilité
peut générer une violence. Mais la violence intérieurement ressentie peut
prendre la forme d’une vertu : celle de l’indignation. L’indignation est un
affect puissant dans le monde du soin, réaction face à l’injustice, recherche
des moyens pour améliorer une situation – elle est même l’un des éléments
qui pourront conduire un médecin à choisir les soins palliatifs. «  Je ne
supportais plus de voir comment on laissait les gens mourir en réa », dit
le Dr H.
Prendre soin manifeste une « dialectique de l’affection et de l’action4 ».
L’expression, sous la plume de Ricœur, définit l’éthique. Elle surgit dans la
description de l’altérité d’autrui – qu’il désigne comme « grande expérience
de la passivité5 », après celle du corps et avant celle de la conscience. La
relation éthique à autrui se définit par un double mouvement : « affection
de soi par l’autre  » et «  vertu pour autrui  ». «  Affection par et pour6  »,
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passivité et intentionnalité liées montrent que dans l’ordre de la relation de
soin se produit cette autre définition de l’éthique que nous trouvons chez
Levinas : autrui premier. L’agir éthique s’enracine dans un pâtir, qui est à la
fois la vulnérabilité du corps et celle de la relation. La prise en compte de la
vulnérabilité n’empêche pas l’action mais peut la motiver : elle rend capable.
Qui plus est, cette reconnaissance d’un « fonds commun » entre malade et
soignant peut corriger l’asymétrie initiale de la relation de soin.
  La vulnérabilité dans la relation de soin

Exposé à autrui
Prendre soin, c’est d’abord une affaire de corps à corps. Le corps, fais-
ceau relationnel, ce « propre » par lequel il y a pour nous un monde, par
lequel il y a autrui. L’affect s’empare du corps. L’action naît dans le corps. Le
sujet soignant est un corps affecté et agissant. Dans l’activité de « prendre
soin », la visée éthique s’inscrit dans une sensibilité et une intentionnalité
corporelles. Le corps subit et s’engage à la fois. Le corps perçoit, puis inscrit
la relation et la compétence dans l’action – comme nous le montre la para-
bole du bon samaritain, parfois invoquée et commentée comme modèle du
care7. Il s’agit bien en effet, d’abord de voir – ou ­d’entendre un appel – pour

■ 4. SMCA, p. 381.
■ 5. SMCA, p. 410.
■ 6. SMCA, p. 381.
■ 7. Par exemple Fabienne Brugère, Le Sexe de la sollicitude, Seuil, 2008.
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

pouvoir s’approcher : perception et mouvement du corps vers le corps de


l’autre. La perception est une visée qui se donne dans l’attention à quelque
chose. Mais elle est aussi passivité : surprise de ce qui est vu ou entendu et
qui oblige à un détour – lorsqu’entre dans le champ de vision, sans que je
l’aie voulu, une main qui ne cesse de se tendre vers le téléphone qu’elle ne
parvient pas à saisir ; lorsqu’allant vers une autre chambre, un gémissement
saisit l’oreille… J’ai vu, j’ai entendu malgré moi –  quelque chose en moi
« ne peut se dérober8 ». Ce que Levinas nomme la « non-indifférence9 »
commence dans le corps, dans la perception.
Dans cette exposition qu’est le soin, le sujet soignant est confronté à la
douleur. L’appel vient du corps. C’est aussi en ce sens que, chez Levinas,
« le visage parle » : c’est le corps tout entier qui est appel. L’autre est ce
corps vivant auquel mon corps vivant est exposé. L’expérience du corps
propre, corroborée par le corps de l’autre souffrant, révèle la vulnérabilité
primordiale. La condition humaine s’éprouve ainsi vulnérable. La vulné-
rabilité se présente dès lors comme un «  fonds commun d’humanité10  ».
La vulnérabilité du sujet est inscrite dans le corps propre, et se révèle au
bien portant ayant affaire au corps d’autrui. « La sensibilité est exposition
à autrui11. »
L’affect moral s’enracine dans la sensibilité12, dans le corps. Pour Levinas,
la corporéité est «  sensibilité  » ou «  possibilité de la douleur  » (AE 86),
« absence de protection » (AE 120). Ricœur parle de la « chair affective
des sentiments  » (SMCA 224) pour désigner la passivité primordiale du
sujet. Certes, la passivité de la chair comme origine de tous les affects est
peu développée dans Soi-même comme un autre ; elle apparaît dans une
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note consacrée à Heidegger13, puis est définie comme « sphère de passivité
intime14  » et, d’après Husserl, «  lieu de toutes les synthèses passives sur
lesquelles s’édifient les synthèses actives15 ». Ricœur insiste sur la passivité
du corps propre, et son rôle fondamental de médiation entre le soi et le
monde. Pas de monde sans corps.
Avant même d’avoir affaire à la souffrance de l’autre, tout sujet – et donc
le sujet soignant – est d’abord affecté par l’existence même d’autrui, qui surgit
« comme un voleur » écrit Levinas : présence qui ne laisse pas indemne
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

la sphère de l’identité. Sur ce point, Ricœur se tient proche de Levinas :


« L’autre que soi affecte la compréhension de soi par soi16 », « affection du
projet de bien vivre17 ». On ne peut pas ne pas être transformé par l’autre.
Toute relation est un « échange entre le soi affecté et l’autre affectant18 ».
Ainsi, pour Levinas, autrui m’affecte malgré moi. Je me trouve surpris par
■ 8. AE, p. 201.
■ 9. AE, p. 217.
■ 10. Lazare Benaroyo, « Soin, confiance et disponibilité. Les ressources éthiques de la philosophie de Levinas »,
Éthique & Santé, n° 1, 2004, p. 61.
■ 11. AE, p. 120.
■ 12. Paul Ricœur, Le Juste 2 (J2), Esprit, 2001, p. 59.
■ 13. SMCA, note 1, p. 377-378.
■ 14. SMCA, p. 371.
■ 15. SMCA, p. 375.
■ 16. SMCA, p. 380.
■ 17. SMCA, p. 381.
■ 18. SMCA, p. 380.
92
le fait même qu’il soit, qu’il se tienne dans mon champ d’existence, sans
que je lui aie rien demandé. Autrui se manifeste par le bouleversement à
la fois de l’intériorité et du monde. C’est cette manière d’apparaître que
Levinas nomme le « visage », et qu’il caractérise par le commandement de
« ne pas tuer » – qui montre que le dénuement d’autrui est en même temps
un pouvoir moral.
Le Dr  R. sort d’une chambre. Passant simplement pour prendre des
nouvelles, vérifier que la souffrance a été soulagée, elle se reconnaît
bouleversée par les cinq minutes qu’a duré la rencontre : « Levinas a
raison, dit-elle, on entre dans une chambre, on ne sait pas comment
on va en sortir. On sort changé. »

Ricœur distingue cependant l’injonction (référée au « Maître de justice »)


qui requiert selon lui le devoir, de la souffrance qui appelle en réponse la
sollicitude – ou « sympathie » – dans la mesure où le sujet est affecté par
la souffrance de l’autre (mais aussi par ce que l’autre donne de lui-même
dans la rencontre) (SMCA 221-223). On peut discuter cette distinction, le
Visage chez Levinas étant aussi celui de l’autre souffrant ou vulnérable qui
enjoint une réponse : la responsabilité chez Levinas peut être lue comme
devoir, mais aussi comme sollicitude. La question pour Ricœur est ici de
savoir qui a l’initiative de la rencontre. Dans la relation de soin, il semble
que l’un ait l’initiative de la demande, et l’autre de la réponse. En ce sens,
le sujet soignant reçoit de l’autre une capacité : celle de répondre. « L’autre
me constitue responsable, c’est-à-dire capable de répondre », l’origine de
mon action se révèle alors « extérieure à moi » (SMCA 388), de même que
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la responsabilité chez Levinas «  précède tout consentement libre  » (AE
141). Mais en posant la relation sur le plan de la sollicitude et du donner/
recevoir, Ricœur la fait échapper à l’asymétrie (inégalité et différence) qui
caractérise le rapport demande/réponse, comme nous le verrons plus loin.
Le soignant, exposé à la souffrance, est aussi exposé à l’initiative de la
demande. Autrui est premier.
Le sujet qui a affaire à l’autre souffrant est donc exposé et à la souffrance
  La vulnérabilité dans la relation de soin

et à l’autre. Ricœur emploie le terme de « sympathie », qu’il distingue de


la « pitié » dans laquelle « le soi jouit secrètement de se savoir épargné »
(SMCA 223) et considère la souffrance d’autrui du haut de son extériorité.
Être affecté par la souffrance de l’autre rend capable de sympathie, c’est-à-
dire révèle la capacité à souffrir à cause de la souffrance d’autrui. Mais si
le soin a parfois à voir avec la compassion, ce « souffrir par autrui » ou à
cause de la souffrance d’autrui, ne se mue pas pour autant, pour Ricœur,
en le « souffrir pour autrui » qui caractérise selon lui l’excès de la pensée
levinassienne19. Si la souffrance d’autrui peut m’affecter, ma réponse sera,
non la souffrance, mais le « souci pour autrui20 ».
À propos du rôle de la souffrance, Ricœur constate que la relation de
soin est « une des pratiques basées sur une relation sociale pour laquelle la

■ 19. Cf. Paul Ricœur, Autrement. Lecture d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence d’Emmanuel Levinas,
PUF, 1997, p. 23.
■ 20. J2, p. 64.
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

souffrance est la motivation fondamentale et le telos l’espoir d’être aidé et


peut-être guéri » (J2 229). Mais ce constat ne se double pas d’une réflexion
sur ce qu’engendre pour le sujet soignant ce fait d’être exposé – constam-
ment – à la souffrance d’un autre, qui lui est à la fois étranger et proche.
L’effet de la souffrance d’autrui sur le sujet soignant est l’action  : action
motivée par le désir de soulager la souffrance d’autrui.
Pour Levinas, il y a une souffrance morale du sujet responsable, qui
est la souffrance pour autrui21. Pas seulement « à cause » de la souffrance
d’autrui, mais il y a une visée de la souffrance qui est la réduction de celle
d’autrui. Alors que la douleur d’autrui montre l’aspect absurde de la souf-
france, celle du sujet se donne comme souffrance pour l’autre. Levinas
l’appelle « compassion », « souffrance non-inutile »22, souffrir qui est un
« s’offrir » (AE 92). Elle n’est pas simplement subie, mais devient action :
«  pour l’autre, malgré soi, à partir de soi  » (AE 93). Le poids de cette
souffrance « pour l’autre » vient de ce que je n’en aurai jamais fini de faire
cesser la souffrance d’autrui. Je suis condamné à être responsable, à n’avoir
jamais de cesse de rencontrer la vulnérabilité d’autrui.
Mme C. est dite « précaire » ; on me demande de rester en présence
silencieuse auprès d’elle. J’entre, la regarde, me présente. J’attends la
respiration, qui ne vient pas. Je vais chercher l’infirmière, elle entre, se
penche, attend, passe la main sur le front de Mme C., puis va chercher le
médecin pour constater le décès. « Tu étais là lorsqu’elle est décédée ? »
Non, je l’ai trouvée comme cela. L’infirmière et le Dr P. se désolent que
Mme C. soit décédée seule.
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Les affects enracinés dans la sensibilité du corps deviennent des « senti-
ments moraux  » qui engendrent l’action lorsqu’ils sont «  spontanément
dirigés vers autrui » (SMCA 224). Les sentiments moraux sont ceux qui
ont « de l’influence sur la volonté », qui « éduquent
l’action » (J2 62). L’affect est moral dans la mesure
où « être affecté » conduit à une « disposition » au
L’éthique
sens aristotélicien du terme. Disposition qui devient
s’enracine dans
vertu lorsqu’elle est visée éthique : visée de l’autre,
la passivité,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

suscitée par l’autre. « Dans la sympathie vraie, le


passivité qui
soi, dont la puissance d’agir est au départ plus
se tourne en
grande que celle de son autre, se retrouve affecté
capacité
par tout ce que l’autre souffrant lui offre en retour.
Car il procède de l’autre souffrant un donner qui
n’est précisément plus puisé dans sa puissance
d’agir et d’exister, mais dans sa faiblesse même » (SMCA 223). L’éthique
s’enracine dans la passivité. La relation éthique est elle-même – au moins
en partie – suscitée par autrui : passivité qui se tourne en capacité. Le soi
reçoit de l’autre la capacité de répondre, une « capacité d’accueil », doublée
d’une « capacité de discernement et de reconnaissance » (SMCA 391), qui

■ 21. AE, p. 35.


■ 22. Emmanuel Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre (EN), Livre de Poche, 1993 (1991), p. 110.
94
s’affirme dans les compétences requises par le soin. Ce sont les conditions
de possibilité de l’action.
Ce jeune homme atteint d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA)
demande la mort, il veut aller en Suisse pour une aide au suicide.
L’équipe soignante en est affectée. Le Dr H. s’assied, prend acte, ose
lui parler d’envisager encore l’avenir : « Je ne sais pas ce que sera votre
avenir, mais on peut réfléchir encore ensemble. » Faire voir les possibles.
« Ne pas éteindre la mèche qui faiblit. »

«  Prendre soin  » semble réunir les deux mouvements distingués par


Ricœur dans sa définition de la sollicitude : celui où « l’initiative procède
de l’autre » (où l’appel de l’autre – sa souffrance – est premier, « assignation
à la responsabilité », SMCA 224) et celui où « l’initiative procède du soi
aimant » (« sympathie pour l’autre souffrant », SMCA 224). Prendre soin
est bien la réponse à un appel, et dans la mesure où la souffrance de l’autre
n’est pas sans effet sur le sujet soignant, l’affection pour autrui engage dans
un geste adapté et singulier qui doit être inventé à chaque fois à partir de
l’habitus des compétences.

La sollicitude, capacité qui révèle des capacités


La sollicitude guide la relation de soin : geste du corps envers un corps
dans le besoin, affect moral qui se concrétise à travers des compétences,
action d’un sujet affecté par la vulnérabilité d’un autre. La sollicitude,
comme visée éthique dirigée par et vers autrui, est enracinée dans l’affection.
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L’affection par autrui révèle des capacités. La sollicitude est donc action
d’un sujet affecté et vulnérable.
Ricœur note que l’éthique médicale est un lieu particulièrement révélateur
de la sollicitude. C’est l’éthique médicale qui donne « visibilité et lisibilité »
à ce « trait de l’éthique fondamentale » qu’est la sollicitude (J2 67). La solli-
citude, dimension éthique du soin, se donne à voir dans les actes. Elle est
une manière de viser autrui sous la modalité de la bienveillance. Ricœur la
  La vulnérabilité dans la relation de soin

définit comme « spontanéité bienveillante » (SMCA 222), « union intime


entre la visée éthique et la chair affective des sentiments » (SMCA 224).
« Structure commune à toutes ces dispositions favorables à autrui [sentiments
moraux] qui sous-tendent les relations courtes d’intersubjectivité » (J2 64).
Si elle n’est pas toujours explicite, peut-être même pas toujours consciente,
elle se donne à voir dans ses effets, pour autrui.
Mais que veut la sollicitude en visant autrui ? Il ne s’agit pas de vouloir
le bien d’autrui à sa place. Il s’agit sans doute de souhaiter qu’il puisse
« vivre bien » au sens aristotélicien ; lui permettre de mettre lui-même en
œuvre la phronésis, un « plan de vie » (SMCA 208-209) selon son désir.
Désir qui est fondamentalement désir de vie23. La sollicitude, comme soin,
ne se limite pas à répondre aux besoins. Elle est attention au désir, et prin-
cipalement à ce désir de vivre que Ricœur formule en termes spinozistes :

■ 23. Cf. Frédéric Worms, Le Moment du soin. À quoi tenons-nous ?, PUF, 2010, p. 135-139.
95
DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

« puissance d’exister », « effort pour exister et persévérer dans l’être » ou,


à sa façon, dans Vivant jusqu’à la mort : « mobilisation des ressources les
plus profondes de la vie à s’affirmer encore24 ».
Mr  B.  exprime de façon récurrente son désarroi de ne plus pouvoir
marcher. Dans la conversation, lui revient le souvenir de l’immobilité
subie dans les trajets en métro qui ont rythmé sa vie professionnelle :
que faire de ce temps où l’on est condamné à l’immobilité  ? Il avait
décidé d’apprendre des langues étrangères en lisant des magazines
dans le métro. Il en a ainsi trois à son actif. Dans son lit, il décide non
seulement de reprendre la lecture de journaux en italien, en espagnol et
en allemand, mais entreprend aussi de se mettre à l’arabe, puisque la
famille de sa voisine de chambre est marocaine. Il n’aura pas le temps
de le faire, mais il aura redonné du mouvement et du sens aux heures
immobiles. Regain du désir.

Cela suppose de susciter les conditions propres à « examiner » sa vie,


de façon à ce que la personne puisse, autant que possible, en saisir ou
en produire l’unité, en formuler le sens. La sollicitude consiste d’abord à
solliciter : s’adresser aux capacités. Par où l’on voit, dès le premier abord,
que le soin de la sollicitude ne consiste pas uniquement à répondre à des
besoins. La sollicitude ne fait pas que nourrir ; elle ne fait pas que restaurer
une « norme » en guérissant ou en soulageant la douleur. Mais à travers la
visée de la guérison ou du soulagement de la douleur, c’est le rapport du
sujet à lui-même qui est considéré : qu’il puisse s’estimer lui-même, c’est-
à-dire aussi face à la maladie, aux diminutions ou pertes qu’elle entraîne,
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lorsqu’elle a tendance à ne se traduire « qu’en termes d’impuissance : ce
que je ne peux pas, ce que je ne peux plus » (J2 219). S’estimer lui-même
et réinvestir le désir. Pas seulement répondre à des besoins, mais rendre le
sujet à sa capacité de désirer.
M.  G. appelle à l’aveugle, sa voix porte dans le couloir  : «  S’il vous
plaît ! » J’entre : « Que puis-je pour vous ? – Il faudrait nettoyer mes
appareils auditifs. –  Je ne sais pas comment faire, montrez-moi.  » Il
commence, le geste est hésitant, tremblant, puis se fait précis. Il peine
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

à repérer les instruments indispensables posés devant lui sur la table.


Lorsqu’il tâtonne, je lui propose un des objets, dont il se saisit. En
quelques gestes, c’est fait. Fait par lui.

En effet, ce qui caractérise le « patient », le sujet malade, c’est le resser-


rement ou la disparition des capacités  : diminution du pouvoir dire, du
pouvoir faire, du pouvoir (se) raconter, du pouvoir de s’estimer soi-même
comme agent moral25. Et si le sujet est déclaré digne d’estime principalement
au titre de ses capacités (SMCA 212), est-ce à dire qu’il perd cette dignité
en faisant l’épreuve de leur réduction ? Précisément, Ricœur prend soin
de distinguer ici les accomplissements des capacités. Ce n’est pas au titre

■ 24. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort (VJM), Seuil, 2007, p. 43.
■ 25. Cf. «  La souffrance n’est pas la douleur  », communication au colloque de l’Association française de
psychiatrie, Autrement, n° 142, « Souffrances », février 1994.
96
de ce qu’il accomplit que le sujet est digne (la dignité n’est pas l’héroïsme),
mais parce qu’il est un « homme capable ». Le sujet est toujours capable
– et en ce sens, toujours digne d’estime.
Et c’est alors en cela que consiste la sollicitude, à travers les gestes du
soin et les paroles qui les accompagnent  : considérer l’homme souffrant
comme un homme capable, lui permettre de se
considérer lui-même non seulement comme souf-
frant, mais aussi comme (encore) capable – même
La sollicitude :
dans la perte ou la diminution. Il est à rappeler que
considérer
si la maladie fait apparaître de façon flagrante les
l’homme
limites de ces capacités, elles n’en sont pas moins
souffrant comme
fragiles en chacun de nous : chaque manifestation
un homme
d’autonomie est le fait «  d’un être fragile, vulné-
capable
rable26 ». Toute capacité a son corrélat d’incapacité
– ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas
tout-puissants, même si nous nous rêvons tels.
Capacité et impuissance font partie du lot humain commun. La capacité
apparaît sur fond de vulnérabilité.
Dès lors, la sollicitude du soignant est attention aux capacités, elle les
cherche, les révèle, en accompagne l’effectuation. La sollicitude compétente
peut être dite cette « médiation de l’autre » qui se tient à disposition « sur
le trajet de la capacité à l’effectuation » (SMCA 212)27. La sollicitude agit
à la jonction des capacités et des incapacités28. Elle cherche à re-susciter
des capacités là où ne s’éprouvent que des incapacités, pour «  atteindre,
au-delà de la maladie, les ressources du malade encore disponibles, volonté
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de vivre, d’initiative, d’évaluation, de décision » (J2 222) – autant d’éléments
constitutifs du sujet qui lui permettent de s’éprouver désirant, volontaire et
agissant face à la maladie elle-même, et se retrouver ainsi source de l’action
(et non uniquement subissant la maladie et la thérapie).
Mr  H. se présente volontiers comme psychiatre et psychanalyste. Il
a retrouvé, dans sa chambre d’hôpital, l’habitude de reconduire son
visiteur à la porte, de lui donner congé d’une poignée de main et d’un
  La vulnérabilité dans la relation de soin

sourire où l’on devine la finesse du professionnel. Là où la visite du


bénévole pourrait sembler intrusive ou superflue, il a repris la main.
C’est lui qui guide. Au bénévole de se laisser faire.

Chacune des principales capacités constitutives du sujet selon Ricœur


(dire, agir, raconter, être responsable) peut être l’occasion d’éprouver la
vulnérabilité. Mais elle est également un lieu pour éprouver ce qui est
possible –  les capacités  – grâce à la relation. Chacune de ces capacités
peut être altérée, mais chacune est aussi caractérisée par une dimension

■ 26. J2, p. 86 : « Autonomie et vulnérabilité ».


■ 27. L’image du trajet – chemin – est parlante : le soin devient alors un accompagnement. La sollicitude est
aussi « capacité à accompagner en imagination et en sympathie la lutte de l’agonisant encore vivant, vivant
jusqu’à la mort » (VJM 48).
■ 28. Cf. Guillaume Leblanc, « Penser la fragilité », Esprit, n° 323, mars-avril 2006, p. 256.
97
DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

relationnelle – une dynamique de la reconnaissance29 – qui permet de la


développer, de la faire passer à effectuation.

Le pouvoir dire est en même temps possibilité d’être écouté et entendu.


Ainsi, face à l’impuissance à dire, au hiatus entre le vouloir dire et l’impuis-
sance à dire, la relation offre l’écoute. Écoute qui laisse voix à la plainte, à
l’agressivité parfois. Mais une écoute inventive, qui puisse deviner derrière
l’expression d’un besoin, derrière la réitération de l’appel pour rien, un désir
d’autre chose. Une écoute qui laisse le temps à la souffrance de s’élaborer.
Entendre même ce qui, à première écoute, semble insensé, sans queue ni tête,
et désarçonne l’entendement. Ou oser le silence, quand l’incompréhension
se fait par trop douloureuse. Permettre une communication qui passe par
d’autres voies que les mots.
Mr W. est un homme affable, qui a lié des relations fortes dans le service.
Il parle très directement de sa mort prochaine, des effets dévastateurs
de la SLA. Sa maladie désormais l’empêche d’articuler, ses paroles sont
à peine déchiffrables. Lui demander de répéter, c’est lui demander un
effort qui l’épuise. Je l’interroge pourtant : puisqu’il a aimé entendre la
lecture de psaumes, ne voudrait-il pas communiquer encore quelque
chose sur son expérience de la maladie, délivrer comme son propre
psaume  ? D’un signe de tête et d’un mot, il m’indique de mettre un
disque : la cantate BWV 131 de Bach. « Aus der Tiefen rufe ich, Herr,
zu dir… Du fond de l’abîme, je crie vers toi, Seigneur… que ton oreille
se fasse attentive au cri de ma prière.  » Il ferme les yeux. C’est cela
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qu’il veut nous faire entendre, c’est tout, cela suffit.

Le pouvoir faire est capacité à agir avec ou pour d’autres. Face à l’im-
puissance à agir, à faire par soi-même, (« écart entre vouloir et pouvoir30 »),
ne pas faire à la place (ne pas réduire le champ de l’action, ce qui équivaut
à faire subir un pouvoir à l’autre, exercer un pouvoir sur lui là où il est
question de conserver ses propres pouvoirs) : repérer l’infime du « je peux »,
de la motricité par exemple, et susciter l’occasion de l’effectuation, susciter
même un « degré minime d’agir ». Présenter à l’autre ce sur quoi il a encore
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

pouvoir. La délicatesse et la prudence sont de mise, le risque étant de mettre


la personne en difficulté, voire dans une situation d’échec, entraînant une
humiliation plus grande encore que le sentiment initial d’impuissance.
Dans le dossier de Mr V., son incapacité à marcher. Au bout d’une ou
deux semaines dans le service, d’exercices avec la kiné, proposition
lui est faite de quelques pas dans le couloir. Je le croise aux bras de
la kiné et d’une aide-soignante : les trois sont radieux au rythme des
petits pas. Aujourd’hui, on rit et on s’exclame dans les couloirs du
service : Mr V. remarche.

■ 29. Paul Ricœur Parcours de la reconnaissance, 2e étude, ch. II, « Une phénoménologie de l’homme capable »,
Gallimard, « Folio Essais », 2005 (2004), p. 149-177.
■ 30. Paul Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur ». Colloque de l’Association française de psychiatrie,
janvier 1992. Publié dans Psychiatrie Française, juin 1992, et dans la revue Autrement, « Souffrances »,
n° 142, février 1994. www.fondsricoeur.fr.
98
La difficulté à (se) raconter est une facette des obstacles rencontrés à la
« constitution de l’identité personnelle », à la compréhension de ce qui arrive
(l’événement de la maladie) et de ce qui peut arriver (l’échéance de la mort).
Il paraît primordial de créer pour les personnes des occasions d’accéder,
même par bribes, même à travers des incohérences, à ce récit de soi. Pour
rendre intelligible la situation, élaborer une réponse personnelle à la question
« qu’est-ce qui m’arrive ? ». Permettre ainsi au sujet de retrouver un accès
à soi-même, à travers la dialectique des pertes et des nouveautés (souvent
dépouillantes) de l’expérience de la maladie, par capacité de « rassembler
sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable » (J2 88), « marque de
puissance » (J2 93), en se reconnaissant dans ses capacités comme dans
ses incapacités. Inscrire la temporalité (ou la déchirure du temps qu’est
l’événement) de la maladie dans une temporalité plus vaste, qui inclut le
passé et peut envisager l’avenir. S’essayer à la tâche de «  transformer le
hasard en destin ».
«  Quand j’ai compris que je ne guérirai pas, j’ai cru que le monde
s’écroulait, dit Mme J. Maintenant, je voudrais profiter du temps qui
reste pour revoir mes enfants, dispersés aux quatre coins du monde.
Sans cela, ils ne se seraient jamais revus.  » Le temps qui reste n’est
pas perdu.

Ainsi, la quête de l’identité personnelle à travers le récit requiert un


travail de mémoire, qui implique en même temps un travail de deuil, une
intégration des pertes. Il peut être en effet nécessaire de reconnaître et
nommer une perte –  c’est-à-dire être capable de renoncer  – pour laisser
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advenir une autre capacité. Le sujet arc-bouté sur ce qu’il « ne peut plus »
ne sait pas ce qu’il peut encore ou ce qu’il peut de nouveau. Il s’agit d’ouvrir
des possibles, aussi infimes paraissent-ils au bien portant.

L’imputabilité est le pouvoir de se reconnaître responsable devant autrui.


L’impuissance à se reconnaître comme auteur de ses paroles et de ses actes
est désignée par Ricœur comme « impuissance à s’estimer soi-même31 ». Or,
  La vulnérabilité dans la relation de soin

c’est ce vers quoi s’oriente au fond la sollicitude, jusqu’à travers les gestes
du soin : redonner accès à l’estime de soi. Nous retrouvons la dimension
de confiance constitutive du pacte de soin, mais elle est ici renversée  :
il ne s’agit pas pour le malade d’avoir strictement confiance en un autre
(supposé détenteur du savoir, du savoir-faire et du pouvoir), mais d’avoir
suffisamment confiance en cet autre pour retrouver confiance en soi, en
ses propres capacités. En (re)donnant accès aux capacités qui demeurent, le
soignant ne se contente pas de créer des occasions ou des circonstances, il se
présente comme le témoin de ce qui advient. Outre l’attention qui remarque
les possibles, il y a une dimension d’attestation dans la sollicitude. Apparaît
ainsi la dimension éminemment intersubjective de l’estime de soi. En effet,
pour le malade, « une confiance dans sa propre capacité ne peut recevoir
confirmation que de son exercice et de l’approbation qu’autrui lui accorde »

■ 31. Paul Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », www.fondsricoeur.fr.


99
DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

(J2 89). Offrir approbation à celui qui demande si sa vie mérite d’être vécue,
reconnaître et lui faire connaître qu’il est digne d’estime quoi qu’il arrive
(J2 225), cela permet la « disponibilité pour le fondamental » (VJM 76).
Approuver l’existence d’autrui  : toutes les attitudes du soin conver-
gent vers cela. S’agit-il d’une « estime de substitution et de supplément »
offerte par le soignant (J2 226) ? Pas unilatéralement, dans la mesure où
se joue une affection mutuelle des sujets. L’estime de soi advient dans un
dialogue ou dans un «  agir communicationnel  »,
selon l’expression reprise par Ricœur à Habermas.
En suscitant ou en témoignant de la capacité à
donner, le soignant ne permet pas seulement à la La sollicitude
personne malade de ne pas se considérer soi-même ne fait pas que
uniquement comme patient et passif, mais encore donner : elle se
de se sentir partie prenante de la relation, et plus dispose aussi à
largement de l’humanité. Car la sollicitude va jusqu’à recevoir
redonner comme possible la « tâche d’être homme »
(J2 60), ne serait-ce que dans et par le récit de soi,
l’inscription de l’épreuve et du désir dans l’histoire personnelle. Il s’agit de
permettre d’accéder ou de ré-accéder non seulement à l’estime de soi mais
aussi de l’humain en soi32.
L’originalité de la sollicitude ainsi présentée, c’est qu’elle ne fait pas
que donner  : elle se dispose aussi à recevoir. À travers la dialectique de
l’action et de l’affection manifestée par le soin, se fait jour une dialectique
entre donner et recevoir qui est en même temps un correctif à la dimension
asymétrique de la relation de soin.
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Correctif de l’asymétrie ?
La relation de soin est traditionnellement caractérisée par l’asymétrie. Si
nous en faisons une brève phénoménologie, au premier regard se donnent à
voir des disproportions : l’un est en général debout, l’autre allongé ou assis ;
l’un vêtu d’une blouse blanche au titre de sa fonction, l’autre en pyjama ou
dénudé, signe de sa vulnérabilité… Ces disproportions touchent au savoir,
au savoir-faire et au pouvoir. L’un dispose en effet d’un savoir que l’autre
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

n’a pas : savoir constitué à la fois de connaissances théoriques générales et


d’une évaluation de la situation (de ses causes et de ses évolutions possibles,
de la temporalité, même si elle est pour une grande part indéterminée,
imprévisible). Ce savoir entraîne un pouvoir de décision et d’action, puisqu’il
faut agir sur les causes et les effets de la maladie. Le savoir s’effectue à
travers des compétences  : un savoir-faire, où la disproportion apparaît
entre un agent et un patient. Celui qui dispose d’une maîtrise technique,
de compétences, agit sur l’autre. L’un a pouvoir sur l’autre, au sens d’une
possibilité d’action ayant l’autre pour objet. Mais le pouvoir signifie aussi les
possibilités physiques et la « puissance de vie », le pouvoir sur soi, c’est-à-dire
l’autonomie. C’est le pouvoir de la santé, de « se bien porter », qui se donne
à voir autant dans la facilité de la motricité que dans l’absence de douleur.

■ 32. Cf. Guillaume Leblanc, op. cit,. p. 260 : « double consolidation du soi et de l’humain dans le soi ».
100
Ainsi, c’est la perception de soi et le rapport à soi-même qui sont différents
à travers les disproportions de l’asymétrie : l’un sur le mode du « je peux »,
l’autre sur celui du « je ne peux pas » ou « je ne peux plus » – expérience de
soi à travers la privation, la limite, un monde environnant qui se restreint,
une temporalité qui ne se déploie plus, un champ des projets qui se réduit.
Certes, ce pouvoir et ces figures de l’asymétrie ne sont pas nécessai-
rement des figures de la domination, dans la mesure où elles ne reposent
pas sur la contrainte, et où l’assentiment du patient est requis. La première
responsabilité du soignant est en effet de faire usage des connaissances et
des compétences dont il tire son pouvoir en vue du bien de l’autre, et avec
son accord. Il s’agit de les mettre en œuvre au profit du malade. Néanmoins,
une violence symbolique se donne à voir dans la disproportion.
Cette violence symbolique touche à la relation elle-même. Ce qui est en
effet propre à l’asymétrie est l’absence de réciprocité. L’un donne, l’autre
est toujours en position de recevoir. C’est sans doute ce que veut corriger
la référence au «  principe d’autonomie  », à l’exercice du «  consentement
éclairé » du patient, en lui redonnant une part d’initiative. La volonté de
réduire l’asymétrie passe donc par le devoir d’informer (qui réduit la dispro-
portion des savoirs), par la recherche de la participation du malade à la
décision le concernant (qui renforce le pouvoir de délibération, l’autonomie
de la volonté propre). Néanmoins, la clause de l’autonomie du patient peut
elle-même se retourner en violence lorsqu’elle devient une injonction, ou
une case à cocher sur un formulaire, ou encore lorsque la compréhension
est difficile et peu éclairée. Le critère de l’autonomie est sans doute bien
une tentative de corriger l’asymétrie de la relation de soin, mais il n’est pas
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suffisant, et renvoie finalement chacun des protagonistes à sa solitude. Or,
l’enjeu est bien de considérer la relation elle-même, pour ce qu’elle peut
avoir de bienfaisant.
En prenant l’option de mettre au centre la relation, nous sommes conduits
à sortir de la logique du savoir, du savoir-faire et du pouvoir visant un
résultat. L’asymétrie n’est plus alors comprise négativement comme absence
d’équivalence (l’un ne peut pas se substituer à l’autre), de réciprocité (l’un
  La vulnérabilité dans la relation de soin

n’est pas supposé rendre à l’autre quelque chose de semblable) et de propor-


tion (l’un a plus ou moins que l’autre). L’asymétrie considérée à partir de la
relation consiste à adopter une position autre que la comparaison.
Avec Levinas, nous pouvons faire un pas de plus dans le renversement
des valeurs. Il y a bien selon lui une asymétrie nécessaire dans la relation
éthique  : l’asymétrie est la relation pensée à partir de l’autre et non pas
de moi-même. C’est le plus vulnérable qui a pouvoir sur le plus autonome
– pouvoir de le convoquer à la responsabilité. Il ne s’agit pas pour Levinas
de faire disparaître, ni même de réduire l’asymétrie. Mais il la conduit
à un renversement radical  : dans la relation entre autrui et le sujet dit
responsable, celui qui a « pouvoir », c’est autrui, « autorité désarmée mais
impérative33 », autorité qui ne vient pas d’une puissance, mais précisément
de l’impuissance ou de la vulnérabilité.

■ 33. Emmanuel Levinas, Préface à Hors Sujet, Fata Morgana, 1987, p. 12.
101
DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

Le Dr J. entre dans le poste de soins : « Je viens de voir Mme Y. Elle
souffre de nouveau et a redemandé une sédation. Je l’ai prévenue que
la soulager ainsi de ses douleurs pourrait peut-être hâter la survenue
de la mort. Elle est très au clair, elle réitère sa demande. » Qui est ici
le plus désarmé face à la parole de l’autre ? Vulnérabilité du médecin,
que le respect d’autrui et celui de la loi laisse pourtant inquiet34. Le
Dr J. dit que le doute fait partie de son métier.

En ce sens, l’asymétrie est le fondement de la responsabilité éthique :


il s’agit de donner la priorité à autrui sur toute autre chose, de considérer
autrui à partir de lui-même et non pas de soi. L’asymétrie ainsi comprise
est encore absence de réciprocité : n’attendre aucun retour, et se tenir en
dehors de toute comparaison, qui nécessairement commencerait en moi.
Cette radicalité de Levinas n’est pas loin de la morale kantienne  : agir
pour autrui sans autre motif qu’autrui lui-même, sans rien viser qui puisse
être dans mon intérêt propre, même secondairement. Pour Levinas, cette
radicalité est le régime de la « séparation » : rien de comparable, sinon de
commun, entre moi et l’autre. La séparation (qui indique que ce n’est pas
la comparaison qui fait loi, qui jouerait le rôle de norme éthique) est une
manière radicale de poser une limite au fantasme de toute-puissance qui
peut accompagner la compassion  : à strictement parler, nul ne peut être
«  à la place  » de l’autre. La distance demeure, et c’est en tenant compte
de cette différence que je peux m’approcher d’autrui, au pas de loup de la
sollicitude. C’est encore une violence symbolique que de prétendre savoir ou
sentir « à la place » de l’autre. Le régime de la « séparation » nous rappelle
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que la relation est toujours relation entre incomparables, ou montre plus
exactement les limites de la comparaison.

Ce renversement de l’asymétrie invite à reconsidérer à la fois l’initia-


tive et la passivité du sujet éthique. La dimension éthique de la relation
–  sollicitude chez Ricœur, responsabilité chez Levinas  – ne commence
pas ici par une décision, ni même une bonne intention : le sujet éthique
– sujet soignant – est destitué de sa première place, il n’a pas l’initiative. La
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

responsabilité commence par l’appel d’autrui, et n’est jamais que réponse


à cet appel premier. Il ne s’agit pas d’abord de répondre de quelque chose,
mais de répondre à quelqu’un. La position de sujet responsable est toujours
seconde et dérivée de l’existence d’autrui – de son « épiphanie », écrit Levinas
pour dire la surprise et le bouleversement qu’introduit dans une vie toute
manifestation de l’autre. Où l’on voit que la notion de responsabilité subit
elle aussi un retournement : je suis responsable « malgré moi », je subis ce
qui m’arrive, cette irruption de l’autre dans le jardin clos de mes certitudes,

■ 34. Loi du 22 avril 2005, article 2 : « Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur
disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort. Si le médecin constate qu’il ne peut soulager
la souffrance d’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en
soit la cause, qu’en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, il doit
en informer le malade, sans préjudice des dispositions du quatrième alinéa de l’article L.1111-2, la personne
de confiance visée à l’article L.1111-6, la famille ou, à défaut, un des proches. La procédure suivie est inscrite
dans le dossier médical. »
102
de mon savoir, de mon savoir-faire ou de mon pouvoir. Je ne l’ai pas choisi :
« il y a » autrui. Cela ne signifie pas pour autant une obéissance aveugle du
médecin aux injonctions – qui peuvent être contradictoires – du malade.
Mais c’est considérer qu’il ne suffit pas de savoir ou de pouvoir, pour décider.
C’est considérer que la vulnérabilité commande.
C’est ainsi l’autre qui « domine », paradoxalement, de la « hauteur » de
sa fragilité et de son dénuement. C’est précisément cela que désigne, sous
la plume de Levinas, le mot « visage » : cette coïncidence d’une puissance
morale (le commandement « Tu ne tueras pas ») et de l’impuissance de la
souffrance (de l’imminente disparition). « Tout le corps peut comme le visage
exprimer » (TI p. 240) – une épaule, un dos voûté, une nuque peuvent être
l’occasion de la manifestation d’autrui dans son dénuement (cf. EN 244).
Le visage, c’est encore la « transcendance » d’autrui, son caractère insai-
sissable. « Autrui est infini » : c’est dire que je ne saurai jamais tout de lui,
que je ne peux mettre la main sur lui, ni le réduire à une identité sociale ou
culturelle – moins encore à un symptôme ou un diagnostic. Et que je n’en
aurai jamais fini d’être responsable, de répondre. Ce renversement radical
de l’asymétrie sert de révélateur à la part de soi que le sujet bien portant
refuse spontanément de considérer, pris par la volonté de rendre efficaces
savoir, savoir-faire, pouvoir : l’envers de sa position de savoir, savoir-faire et
pouvoir, sa propre impuissance. Ainsi se dévoile selon Levinas la vulnérabilité
du sujet responsable – capacité à être « affecté » par autrui, et souffrance
provoquée par « l’exposition à l’autre ». Souffrance par l’irruption d’autrui
qui dérange le confort égoïste ; souffrance à cause de la souffrance d’autrui ;
souffrance pour autrui, figure de la responsabilité. Cette vulnérabilité est
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la condition du sujet responsable.
Il faut nuancer cependant la radicalité de l’asymétrie levinassienne, et le
régime de séparation dans lequel autrui et moi n’avons rien en commun. Si
les souffrances sont incommensurables, en revanche la capacité à être affecté
par ce qui est extérieur nous est commune. Dans la relation, envisagée du
point de vue de la vulnérabilité, nous nous « affectons » mutuellement.
Avec Levinas, l’asymétrie de la relation de soin est renversée, pour
  La vulnérabilité dans la relation de soin

recevoir sa dimension éthique. Cependant, au-delà de cette radicalité, appa-


raît une manière de corriger l’asymétrie de départ, qui est de considérer
la commune vulnérabilité des protagonistes. Avec Ricœur, nous pouvons
préciser cette voie dans le sens de la réciprocité, en faisant l’hypothèse que la
reconnaissance de la commune vulnérabilité rend possible une plus grande
réciprocité, sans pour autant tomber dans l’illusoire prétention d’être « à
la place » de l’autre. L’asymétrie ne caractérise pas seulement la relation,
mais –  comme la vulnérabilité  – est intérieure au sujet. La dissymétrie
initiale entre « le faire et le subir » traverse intimement chacun, avant de
se donner à voir dans la relation entre les personnes. C’est à partir de cette
«  brisure  » intérieure, où le soi est à lui-même comme un autre, qu’un
nouveau retournement peut s’opérer : celui d’une certaine réciprocité. La
sollicitude, à partir de la vulnérabilité reconnue en soi-même, vise à créer
un espace de réciprocité, où « le recevoir s’égale au donner », de façon à
« compenser la dissymétrie initiale » (SMCA 222).
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

La relation dont le soin est l’occasion ne se réduit pas à «  d’un côté,


celui qui sait et sait faire, de l’autre celui qui souffre » (J2 229), mais passe
par une dimension contractuelle : « le pacte de soin, liant deux personnes,
surmonte la dissymétrie initiale de la rencontre » (J2 230). Mais ce n’est pas
seulement le contrat qui corrige la dissymétrie, en associant par exemple le
patient à la conduite du traitement (J2 232). Le correctif ne se réduit pas,
par exemple, à un traitement déontologique du consentement éclairé (il
ne suffit pas de cocher la case stipulant que « le patient a été informé du
traitement »), mais se tient en quelque sorte en deçà ou au-delà du contrat
lui-même, dans une anthropologie philosophique que Ricœur appelle de
ses vœux, et dont Soi-même comme un autre donne les éléments. Une
anthropologie qui ne s’élabore pas à partir de « l’être pour la mort », mais
qui est celle d’un être pour la vie qui est en même temps être pour le don.
L’imminence de la mort, ou la plus grande vulnérabilité, peut être le lieu
de la manifestation de la réciprocité du don.
J., infirmière, est venue avec sa guitare. Elle l’avait promis à Mme G.,
presque centenaire. Mme G. entend mal, est presque aveugle, très faible.
Quand elle entend J. entonner un air de Brel, elle se redresse soudain
dans sa direction, avec une énergie qu’on ne lui soupçonnait pas, et se
met à chanter. En sortant, J., bouleversée, dira qu’elle a entendu cette
chanson comme pour la première fois.

« C’est peut-être l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de


puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans
l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé
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des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent » (SMCA 223). Que
signifie cette « épreuve suprême de la sollicitude » ? C’est l’imminence de la
disparition. Sans doute est-ce aussi une forme d’humiliation, pour celui qui
veut le bien d’autrui, que la réciprocité apparaisse dans l’impuissance la plus
grande, se présente dans l’imminence de la mort. L’action retourne à une
passivité plus passive que l’affection initiale. C’est lorsqu’il semble que je ne
puisse plus rien pour celui qui ne peut plus rien que nous nous retrouvons
ensemble dans l’humaine vulnérabilité. Pourtant, cette impuissance n’est
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES     n° 125 / 2e trimestre 2011

pas un échec. L’échange consiste à donner et recevoir, sans confusion. Ce


double mouvement réduit la distance – la « séparation » – de l’exposition à
autrui. Celui qui donne n’est plus simplement celui qui détient savoir, savoir-
faire et pouvoir. Celui-là reçoit de recevoir, s’il donne au plus vulnérable
de donner. Le soignant « dont la puissance d’agir est au départ plus grande
que celle de son autre, se retrouve affecté par tout ce que l’autre souffrant
lui offre en retour. Car il procède de l’autre souffrant un donner qui n’est
précisément plus puisé dans sa puissance d’agir et d’exister, mais dans
sa faiblesse même » (SMCA 223). Le sujet le plus fragile donne au sujet
soignant d’accéder à sa capacité de recevoir. La vulnérabilité (du malade)
est aussi puissance de révélation des capacités (du soignant). Il y a comme
un retournement de la sollicitude dans les situations de vulnérabilité qui
semblent au sujet soignant les moments de son impuissance la plus extrême.

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Pourtant, il reçoit lui aussi d’un autre d’accéder à l’estime de soi, dans la
pression muette de la main qui atteste que la présence est bienfaisante.

« Un soi rappelé à la vulnérabilité de la condition mortelle peut recevoir


de la faiblesse de l’ami plus qu’il ne lui donne en puisant dans ses propres
réserves de force » (SMCA 224). C’est à partir de la mort que la visée du
vivre bien est dépouillée de sa puissance35. Lui
reste à recevoir et donner d’être humain jusqu’au
La réciprocité bout : ensemble, humains jusqu’à la mort. L’ultime
qui apparaît dans de la fin de la vie semble donc nous montrer la
la vulnérabilité possibilité d’une «  sollicitude à la fois exercée et
reconnue ouvre reçue » (SMCA 381) : « En vertu de la réversibilité
la porte à la des rôles, chaque agent est le patient de l’autre  »
gratitude (SMCA 382). La sollicitude ne se décrète pas, elle
mutuelle se reçoit. L’échange est alors relation « libérée des
règles d’équivalence, de l’obligation de donner en
retour » (PR 360). C’est la voie de la reconnaissance
– manifestation d’une gratitude pour l’existence de l’autre. La réciprocité
qui apparaît dans la vulnérabilité reconnue ouvre la porte à la gratitude
mutuelle de pouvoir recevoir et de pouvoir donner. Conscience réjouie que
l’existence de l’autre est un bien.
D’une figure du sujet éthique caractérisé sinon par la toute-puissance,
du moins par une somme de pouvoirs exercés sur (ou au mieux avec)
autrui, nous sommes passés à un sujet responsable parce que vulnérable.
L’asymétrie qui donne la prééminence à autrui est une invitation à vivre la
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relation à partir de la vulnérabilité. La dimension éthique de la relation de
soin consisterait à accepter de rencontrer l’autre à partir de ma vulnérabilité,
et non à partir de ma puissance.

La vulnérabilité, vertu relationnelle


Nous avons essayé de mettre à jour l’impensé de la relation de soin : la
vulnérabilité du sujet soignant. La relation de soin est rencontre de deux
  La vulnérabilité dans la relation de soin

vulnérabilités. Vulnérables l’un à l’autre, vulnérables l’un par l’autre  : ce


serait là le «  fonds commun de l’humanité  ». Ce serait là le fondement
intersubjectif de la relation de soin comme relation éthique : relation entre
des sujets qui ne sont pas sans effet l’un sur l’autre, « soi affecté par l’autre
que soi » de façon réciproque. La dimension éthique de la relation de soin
consisterait à accepter de rencontrer l’autre à partir de la vulnérabilité, et
non simplement à partir de la puissance.
La vulnérabilité n’est ici conçue ni comme une impuissance ni comme
un échec. Mais nous faisons l’hypothèse que la reconnaissance de sa
propre vulnérabilité peut devenir une vertu relationnelle. Dans la mesure
où cette reconnaissance est en même temps une connaissance de soi à sa
juste mesure –  connaissance de ses capacités et de ses limites  –, elle est
un juste milieu entre deux extrêmes qui empêchent l’action : juste milieu
■ 35. « L’égalité n’est rétablie que par l’aveu partagé de la fragilité, et finalement de la mortalité » (SMCA
225).
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE

entre l’impuissance (qui paralyse, équivaut à l’inaction) et la toute-puissance


(tentation toujours présente, forme de déni de la réalité). La reconnaissance
de la « non-toute-puissance » favorise l’action ajustée à la situation, ajustée
à autrui. Cette reconnaissance difficile permet d’articuler, en soi et pour
l’autre, vulnérabilité et capacités, passivité et action, en ouvrant le champ
des possibles.
Si Levinas insiste sur la passivité dans laquelle s’enracine l’éthique, la
philosophie de Ricœur nous invite à ne pas oublier que tout homme est à
la fois « souffrant » et « capable », « agissant et souffrant » (SMCA 370).
Ce fonds commun de vulnérabilité et de capacités est le fonds sur lequel
peut s’élaborer une éthique de la sollicitude, soin du sujet tout entier, et
du rapport du sujet à lui-même. À partir de la dimension éthique du soin
apparaît la structure relationnelle de la dialectique de l’agir et du pâtir. La
phénoménologie de l’homme capable se révèle phénoménologie de l’homme
capable de relation. La sollicitude consiste non seulement à favoriser la capa-
cité à s’estimer soi-même, mais encore la capacité relationnelle. La relation
de soin permet aux sujets de se maintenir mutuellement dans l’estime de
soi, dans le mouvement d’une vie désirée et approuvée.

Agata Zielinski
professeur agrégé de philosophie, faculté de médecine de Nancy,
bénévole en soins palliatifs à Paris
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