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La vulnérabilité
dans la relation de soin,
« fonds commun d’humanité »
Agata Zielinski
Pour Monsieur W.
L
a relation de soin n’est pas un sport de combat. Et pourtant. S’y
joue l’exposition constante à la souffrance, à l’altération, voire à la
disparition – autant de blessures dont le mot vulnérabilité porte la trace. Le
latin vulnus désigne aussi bien la plaie que la cause de la blessure : l’altération
et la cause de ce qui altère. Nous sommes bien dans le registre du combat
– un combat qui, dans la situation de soin, se joue peut-être moins entre les
personnes qu’à l’intérieur de chacun, dans la conscience souvent soudaine
et malvenue d’être comme sans armure. Or, être sans armure ne signifie
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE
pas la défaite. Ni être sans défense, sans ressource ou sans moyen. C’est,
dans « la découverte risquée de soi1 », consentir à n’être pas invulnérable,
de façon à ajuster davantage la relation de soin à la situation donnée.
Les soins palliatifs offrent un regard singulier sur cette expérience d’une
vulnérabilité qui n’est pas renoncement. La vulnérabilité reconnue, sinon
acceptée, de l’exposition à la mort, y fait l’objet d’une élaboration éthique.
Ce sont quelques aspects de cette éthique que nous voudrions proposer ici,
comme autant d’attitudes qui pourraient guider toute relation de soin.
La vulnérabilité en partage
À première vue, certes, une évidence : le vulnérable, c’est le patient.
Non seulement exposé à la souffrance, mais dans la souffrance. Être à la
souffrance comme être au monde. Son identité est ce subir qui se donne
parfois comme double peine : la maladie et le soin. La maladie elle-même
expose à d’autres altérations : douleur du corps qui se transforme en
souffrance envahissant l’existence, réception d’informations pas toujours
comprises, intrusion des examens, exposition à des décisions à prendre, à
l’injonction d’être « autonome » et « éclairé » là où le sens s’obscurcit et où
les priorités basculent. Épreuve des limites et du resserrement des possibles.
Face à cette évidence, celle du soignant : soulager, guérir, redonner à vivre
un rapport au monde satisfaisant, élargir les possibles. Tâches, affairement,
connaissances et compétences mobilisées : activité face à la patience malgré
soi du pâtir.
Être exposé à la maladie, à l’altération physique, à la douleur, au boule-
versement psychique. Ultimement à la mort. Mais encore, être exposé
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■ 1. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (AE), Livre de poche », 1990 (1974), p. 82.
■ 2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre (SMCA), Seuil, 1990, p. 382.
■ 3. « Autrui nous affecte malgré nous » (AE 205).
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La famille est réunie en tout petit nombre autour de Mme S. au
moment de la mise en bière. S’y joignent un médecin, une infirmière,
une bénévole. Après un temps de silence et quelques mots émus de la
famille, le Dr D. prend la parole, pour dire combien il a été marqué par
le courage de Mme S., son opiniâtreté à se faire comprendre malgré la
barrière de la langue : « Elle s’est bien battue. » Il a des larmes dans
la voix. Silence.
Exposé à autrui
Prendre soin, c’est d’abord une affaire de corps à corps. Le corps, fais-
ceau relationnel, ce « propre » par lequel il y a pour nous un monde, par
lequel il y a autrui. L’affect s’empare du corps. L’action naît dans le corps. Le
sujet soignant est un corps affecté et agissant. Dans l’activité de « prendre
soin », la visée éthique s’inscrit dans une sensibilité et une intentionnalité
corporelles. Le corps subit et s’engage à la fois. Le corps perçoit, puis inscrit
la relation et la compétence dans l’action – comme nous le montre la para-
bole du bon samaritain, parfois invoquée et commentée comme modèle du
care7. Il s’agit bien en effet, d’abord de voir – ou d’entendre un appel – pour
■ 4. SMCA, p. 381.
■ 5. SMCA, p. 410.
■ 6. SMCA, p. 381.
■ 7. Par exemple Fabienne Brugère, Le Sexe de la sollicitude, Seuil, 2008.
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE
■ 19. Cf. Paul Ricœur, Autrement. Lecture d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence d’Emmanuel Levinas,
PUF, 1997, p. 23.
■ 20. J2, p. 64.
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE
■ 23. Cf. Frédéric Worms, Le Moment du soin. À quoi tenons-nous ?, PUF, 2010, p. 135-139.
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE
■ 24. Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort (VJM), Seuil, 2007, p. 43.
■ 25. Cf. « La souffrance n’est pas la douleur », communication au colloque de l’Association française de
psychiatrie, Autrement, n° 142, « Souffrances », février 1994.
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de ce qu’il accomplit que le sujet est digne (la dignité n’est pas l’héroïsme),
mais parce qu’il est un « homme capable ». Le sujet est toujours capable
– et en ce sens, toujours digne d’estime.
Et c’est alors en cela que consiste la sollicitude, à travers les gestes du
soin et les paroles qui les accompagnent : considérer l’homme souffrant
comme un homme capable, lui permettre de se
considérer lui-même non seulement comme souf-
frant, mais aussi comme (encore) capable – même
La sollicitude :
dans la perte ou la diminution. Il est à rappeler que
considérer
si la maladie fait apparaître de façon flagrante les
l’homme
limites de ces capacités, elles n’en sont pas moins
souffrant comme
fragiles en chacun de nous : chaque manifestation
un homme
d’autonomie est le fait « d’un être fragile, vulné-
capable
rable26 ». Toute capacité a son corrélat d’incapacité
– ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas
tout-puissants, même si nous nous rêvons tels.
Capacité et impuissance font partie du lot humain commun. La capacité
apparaît sur fond de vulnérabilité.
Dès lors, la sollicitude du soignant est attention aux capacités, elle les
cherche, les révèle, en accompagne l’effectuation. La sollicitude compétente
peut être dite cette « médiation de l’autre » qui se tient à disposition « sur
le trajet de la capacité à l’effectuation » (SMCA 212)27. La sollicitude agit
à la jonction des capacités et des incapacités28. Elle cherche à re-susciter
des capacités là où ne s’éprouvent que des incapacités, pour « atteindre,
au-delà de la maladie, les ressources du malade encore disponibles, volonté
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Le pouvoir faire est capacité à agir avec ou pour d’autres. Face à l’im-
puissance à agir, à faire par soi-même, (« écart entre vouloir et pouvoir30 »),
ne pas faire à la place (ne pas réduire le champ de l’action, ce qui équivaut
à faire subir un pouvoir à l’autre, exercer un pouvoir sur lui là où il est
question de conserver ses propres pouvoirs) : repérer l’infime du « je peux »,
de la motricité par exemple, et susciter l’occasion de l’effectuation, susciter
même un « degré minime d’agir ». Présenter à l’autre ce sur quoi il a encore
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 125 / 2e trimestre 2011
■ 29. Paul Ricœur Parcours de la reconnaissance, 2e étude, ch. II, « Une phénoménologie de l’homme capable »,
Gallimard, « Folio Essais », 2005 (2004), p. 149-177.
■ 30. Paul Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur ». Colloque de l’Association française de psychiatrie,
janvier 1992. Publié dans Psychiatrie Française, juin 1992, et dans la revue Autrement, « Souffrances »,
n° 142, février 1994. www.fondsricoeur.fr.
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La difficulté à (se) raconter est une facette des obstacles rencontrés à la
« constitution de l’identité personnelle », à la compréhension de ce qui arrive
(l’événement de la maladie) et de ce qui peut arriver (l’échéance de la mort).
Il paraît primordial de créer pour les personnes des occasions d’accéder,
même par bribes, même à travers des incohérences, à ce récit de soi. Pour
rendre intelligible la situation, élaborer une réponse personnelle à la question
« qu’est-ce qui m’arrive ? ». Permettre ainsi au sujet de retrouver un accès
à soi-même, à travers la dialectique des pertes et des nouveautés (souvent
dépouillantes) de l’expérience de la maladie, par capacité de « rassembler
sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable » (J2 88), « marque de
puissance » (J2 93), en se reconnaissant dans ses capacités comme dans
ses incapacités. Inscrire la temporalité (ou la déchirure du temps qu’est
l’événement) de la maladie dans une temporalité plus vaste, qui inclut le
passé et peut envisager l’avenir. S’essayer à la tâche de « transformer le
hasard en destin ».
« Quand j’ai compris que je ne guérirai pas, j’ai cru que le monde
s’écroulait, dit Mme J. Maintenant, je voudrais profiter du temps qui
reste pour revoir mes enfants, dispersés aux quatre coins du monde.
Sans cela, ils ne se seraient jamais revus. » Le temps qui reste n’est
pas perdu.
c’est ce vers quoi s’oriente au fond la sollicitude, jusqu’à travers les gestes
du soin : redonner accès à l’estime de soi. Nous retrouvons la dimension
de confiance constitutive du pacte de soin, mais elle est ici renversée :
il ne s’agit pas pour le malade d’avoir strictement confiance en un autre
(supposé détenteur du savoir, du savoir-faire et du pouvoir), mais d’avoir
suffisamment confiance en cet autre pour retrouver confiance en soi, en
ses propres capacités. En (re)donnant accès aux capacités qui demeurent, le
soignant ne se contente pas de créer des occasions ou des circonstances, il se
présente comme le témoin de ce qui advient. Outre l’attention qui remarque
les possibles, il y a une dimension d’attestation dans la sollicitude. Apparaît
ainsi la dimension éminemment intersubjective de l’estime de soi. En effet,
pour le malade, « une confiance dans sa propre capacité ne peut recevoir
confirmation que de son exercice et de l’approbation qu’autrui lui accorde »
(J2 89). Offrir approbation à celui qui demande si sa vie mérite d’être vécue,
reconnaître et lui faire connaître qu’il est digne d’estime quoi qu’il arrive
(J2 225), cela permet la « disponibilité pour le fondamental » (VJM 76).
Approuver l’existence d’autrui : toutes les attitudes du soin conver-
gent vers cela. S’agit-il d’une « estime de substitution et de supplément »
offerte par le soignant (J2 226) ? Pas unilatéralement, dans la mesure où
se joue une affection mutuelle des sujets. L’estime de soi advient dans un
dialogue ou dans un « agir communicationnel »,
selon l’expression reprise par Ricœur à Habermas.
En suscitant ou en témoignant de la capacité à
donner, le soignant ne permet pas seulement à la La sollicitude
personne malade de ne pas se considérer soi-même ne fait pas que
uniquement comme patient et passif, mais encore donner : elle se
de se sentir partie prenante de la relation, et plus dispose aussi à
largement de l’humanité. Car la sollicitude va jusqu’à recevoir
redonner comme possible la « tâche d’être homme »
(J2 60), ne serait-ce que dans et par le récit de soi,
l’inscription de l’épreuve et du désir dans l’histoire personnelle. Il s’agit de
permettre d’accéder ou de ré-accéder non seulement à l’estime de soi mais
aussi de l’humain en soi32.
L’originalité de la sollicitude ainsi présentée, c’est qu’elle ne fait pas
que donner : elle se dispose aussi à recevoir. À travers la dialectique de
l’action et de l’affection manifestée par le soin, se fait jour une dialectique
entre donner et recevoir qui est en même temps un correctif à la dimension
asymétrique de la relation de soin.
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■ 32. Cf. Guillaume Leblanc, op. cit,. p. 260 : « double consolidation du soi et de l’humain dans le soi ».
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Ainsi, c’est la perception de soi et le rapport à soi-même qui sont différents
à travers les disproportions de l’asymétrie : l’un sur le mode du « je peux »,
l’autre sur celui du « je ne peux pas » ou « je ne peux plus » – expérience de
soi à travers la privation, la limite, un monde environnant qui se restreint,
une temporalité qui ne se déploie plus, un champ des projets qui se réduit.
Certes, ce pouvoir et ces figures de l’asymétrie ne sont pas nécessai-
rement des figures de la domination, dans la mesure où elles ne reposent
pas sur la contrainte, et où l’assentiment du patient est requis. La première
responsabilité du soignant est en effet de faire usage des connaissances et
des compétences dont il tire son pouvoir en vue du bien de l’autre, et avec
son accord. Il s’agit de les mettre en œuvre au profit du malade. Néanmoins,
une violence symbolique se donne à voir dans la disproportion.
Cette violence symbolique touche à la relation elle-même. Ce qui est en
effet propre à l’asymétrie est l’absence de réciprocité. L’un donne, l’autre
est toujours en position de recevoir. C’est sans doute ce que veut corriger
la référence au « principe d’autonomie », à l’exercice du « consentement
éclairé » du patient, en lui redonnant une part d’initiative. La volonté de
réduire l’asymétrie passe donc par le devoir d’informer (qui réduit la dispro-
portion des savoirs), par la recherche de la participation du malade à la
décision le concernant (qui renforce le pouvoir de délibération, l’autonomie
de la volonté propre). Néanmoins, la clause de l’autonomie du patient peut
elle-même se retourner en violence lorsqu’elle devient une injonction, ou
une case à cocher sur un formulaire, ou encore lorsque la compréhension
est difficile et peu éclairée. Le critère de l’autonomie est sans doute bien
une tentative de corriger l’asymétrie de la relation de soin, mais il n’est pas
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■ 33. Emmanuel Levinas, Préface à Hors Sujet, Fata Morgana, 1987, p. 12.
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DOSSIER ÊTRE PATIENT, ÊTRE MALADE
Le Dr J. entre dans le poste de soins : « Je viens de voir Mme Y. Elle
souffre de nouveau et a redemandé une sédation. Je l’ai prévenue que
la soulager ainsi de ses douleurs pourrait peut-être hâter la survenue
de la mort. Elle est très au clair, elle réitère sa demande. » Qui est ici
le plus désarmé face à la parole de l’autre ? Vulnérabilité du médecin,
que le respect d’autrui et celui de la loi laisse pourtant inquiet34. Le
Dr J. dit que le doute fait partie de son métier.
■ 34. Loi du 22 avril 2005, article 2 : « Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur
disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort. Si le médecin constate qu’il ne peut soulager
la souffrance d’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en
soit la cause, qu’en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, il doit
en informer le malade, sans préjudice des dispositions du quatrième alinéa de l’article L.1111-2, la personne
de confiance visée à l’article L.1111-6, la famille ou, à défaut, un des proches. La procédure suivie est inscrite
dans le dossier médical. »
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de mon savoir, de mon savoir-faire ou de mon pouvoir. Je ne l’ai pas choisi :
« il y a » autrui. Cela ne signifie pas pour autant une obéissance aveugle du
médecin aux injonctions – qui peuvent être contradictoires – du malade.
Mais c’est considérer qu’il ne suffit pas de savoir ou de pouvoir, pour décider.
C’est considérer que la vulnérabilité commande.
C’est ainsi l’autre qui « domine », paradoxalement, de la « hauteur » de
sa fragilité et de son dénuement. C’est précisément cela que désigne, sous
la plume de Levinas, le mot « visage » : cette coïncidence d’une puissance
morale (le commandement « Tu ne tueras pas ») et de l’impuissance de la
souffrance (de l’imminente disparition). « Tout le corps peut comme le visage
exprimer » (TI p. 240) – une épaule, un dos voûté, une nuque peuvent être
l’occasion de la manifestation d’autrui dans son dénuement (cf. EN 244).
Le visage, c’est encore la « transcendance » d’autrui, son caractère insai-
sissable. « Autrui est infini » : c’est dire que je ne saurai jamais tout de lui,
que je ne peux mettre la main sur lui, ni le réduire à une identité sociale ou
culturelle – moins encore à un symptôme ou un diagnostic. Et que je n’en
aurai jamais fini d’être responsable, de répondre. Ce renversement radical
de l’asymétrie sert de révélateur à la part de soi que le sujet bien portant
refuse spontanément de considérer, pris par la volonté de rendre efficaces
savoir, savoir-faire, pouvoir : l’envers de sa position de savoir, savoir-faire et
pouvoir, sa propre impuissance. Ainsi se dévoile selon Levinas la vulnérabilité
du sujet responsable – capacité à être « affecté » par autrui, et souffrance
provoquée par « l’exposition à l’autre ». Souffrance par l’irruption d’autrui
qui dérange le confort égoïste ; souffrance à cause de la souffrance d’autrui ;
souffrance pour autrui, figure de la responsabilité. Cette vulnérabilité est
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Pourtant, il reçoit lui aussi d’un autre d’accéder à l’estime de soi, dans la
pression muette de la main qui atteste que la présence est bienfaisante.
Agata Zielinski
professeur agrégé de philosophie, faculté de médecine de Nancy,
bénévole en soins palliatifs à Paris
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