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S.E.R. | « Études »
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DEUILS
Expérience cruciale
MI CH E L HA NUS
Le deuil n’est pas une maladie, c’est une expérience cruciale, critique
et pénible, qui survient un jour ou l’autre au cours de toute existence. En
de telles circonstances, l’endeuillé ne se sent plus dans son état habituel, il
ne se trouve plus normal. Ce qui influence le plus profondément le dérou-
1. S. Freud l’a très clairement exprimé dans un petit texte de 1915, « Actualités de la guerre et de
la mort », Œuvres complètes, P.U.F., tome XIII.
lement et l’issue du deuil est la nature de la relation qui unit la personne
en deuil et celle qui est morte. L’ensemble de ces liens étant tout à fait
singulier, chaque deuil est particulier, personnel et unique. Cependant,
tous les deuils traversent les mêmes étapes au cours de leur cheminement.
Le début en est toujours marqué par un choc qui est, à l’évidence, plus
net, plus fort lorsque la mort est brutale, violente, inattendue, et qu’elle
touche un être jeune qui n’est normalement pas encore en âge de mourir.
Le choc existe aussi lorsque le deuil survient au terme d’une longue mala-
die ou de la grande vieillesse. Il frappe l’ensemble de la personne dans
toutes ses dimensions. Le côté affectif nous est bien compréhensible, il
nous paraît naturel. L’endeuillé souffre, pleure, crie, gémit, se lamente.
Mais le corps souffre également, et ce début du deuil est une période très
critique pour la santé. Les complications de cet ordre sont fréquentes et
souvent méconnues ; elles peuvent aussi s’exprimer à distance, plus tard.
L’envie de mourir pour rejoindre l’être aimé est habituelle ; tentatives de
suicide et suicide ne sont pas rares.
2. En particulier, mais non exclusivement, la Fédération Européenne Vivre son deuil. Tél. :
01 42 08 11 16.
le lendemain, au funérarium de l’hôpital. Mais, curieusement, dès cet
instant, son corps m’a semblé étranger. Il ne ressemblait plus au petit gar-
çon aux cheveux hirsutes et au rire espiègle des jours précédents. Mainte-
nant, il a rejoint le monde minéral, son existence n’est plus que notre
secret.
Aujourd’hui, notre vie avec les enfants oscille entre des temps de crois-
sance heureuse et des passages où nous sentons que la mort de Paul resur-
git comme un rocher au milieu de la rivière. Sur ce rocher qui affleure,
viennent s’accrocher des difficultés qui sont, dans d’autres familles, le
plus souvent entraînées dans le courant de la vie. Il est parfois difficile
aussi de ne pas trop s’inquiéter qu’il arrive encore un malheur. Cela rend,
certes, plus réceptif à savourer les joies simples de la vie quotidienne,
mais nous nous sentons très vulnérables.
Pourquoi lui ?
CH R I STI AN GA ST E
« Nos morts ne nous quittent vraiment que lorsqu’on les oublie. » Ces
mots écrits par ma grand-mère, à la suite du décès de mon grand-père,
ont toujours résonné en moi, et ce dès l’âge de 9 ans. Des deuils fami-
liaux « lourds » ont marqué mon enfance et mon adolescence. J’ai grandi
en apprenant à vivre avec le deuil, et je sais que nos morts ne nous quit-
tent pas, que nous ne les oublions pas, et que nous vivons avec leur
absence. J’avance en âge, et pourtant chaque deuil qui me frappe est nou-
veau, même si « l’expérience » m’a appris à appréhender ces moments. La
séparation est toujours particulière et nouvelle, car elle est celle qui se fait
avec un être qui a eu une place dans ma vie et, de plus, je suis renvoyé
aux deuils précédents et à tout ce qu’ils ravivent en moi.
Il y a huit ans, la maladie qui emportait mon ami était le sida. Nous
étions dans ces années noires où le virus laissait peu d’espoir à ceux dont
l’état immunologique était très fragilisé. Bien que moi-même touché par
le virus, je considérais la maladie comme une étrangère, et j’en saisissais
mal les conséquences physiques et morales. Et pourtant, je côtoyais la
souffrance, les consultations et examens répétés, les hospitalisations.
La mort frappe, sépare, mais ne laisse pas place à l’oubli. Les êtres
chers ne nous quittent pas totalement ; leur présence est encore réelle,
mais d’un autre ordre. C’est leur esprit de vivant qui subsiste.
J’ai connu d’autres deuils depuis le décès de Y. Je les ai vécus avec des
souffrances différentes ; mais ce deuil m’a ouvert les yeux, m’a appris à
lire, non sans révolte ou colère, ma vie et celle de ceux qui m’entourent
dans tout ce que chacun peut être amené à vivre en joies, en douleurs, et
cela parce que je sais que nous sommes aimés, et que cet Amour est le
plus fort.
J’ai essayé d’accepter le quotidien au jour le jour, avec son lot de petits
bonheurs minuscules comme autant d’appels à la vie, avec son lot de cha-
grins au fil des jours, avec cette absence au plus profond de moi. Je me
suis « noyée » dans la poésie, j’ai passé des nuits à lire des poèmes, à
reprendre des textes que j’aimais, à relire des passages de livres que nous
avions partagés, à en découvrir d’autres.
Sept mois se sont écoulés depuis la mort de Gérard. Ce temps est passé
pour moi comme un ouragan, sans que j’aie pu prendre de recul, mûrir
ces événements. Il fallait faire face à tout à la fois. Alors, pour Pâques, j’ai
pris un temps de recul, trois jours de silence. Un temps pour laisser
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Venait aussi la certitude, pour moi, qu’il n’y avait de fidélité à Gérard
que dans le désir de vivre, de continuer à tisser des liens, à faire de la
maison un lieu où chacun se trouve bien, à recevoir chaque jour comme
un cadeau. Un ami me disait, en parlant du bonheur : « Il m’est, à la
limite, difficile de dissocier solitude et bonheur. La peur du bonheur a
pour moi à voir avec la peur de la solitude, et l’acceptation du bonheur a
à voir avec l’acceptation de la solitude. » Peu à peu, cette solitude prend
sens pour moi ; j’ai envie de prendre de la vie tous ces « petits bonheurs »
pour continuer à tisser la toile commencée à deux.
2. Qui est l’une des grandes activités de la fonction de pédopsychiatre de liaison (« de couloir »).
3. P. Canouï, A. Mauranges, Le Syndrome d’épuisement professionnel de soignants, Masson, 2e éd.
2001.
4. Selon l’expression de E. Goldenberg.
une sorte de rupture entre le monde de la santé et la société civile. Au
moment du décès, les familles sont désemparées, personne n’est là pour
prendre un relais, personne ne sait comment faire avec un mort, et c’est
aux soignants qu’est demandé d’assumer ce qui, à mon sens, ne fait plus
partie de leur fonction propre. La mort n’est pas et ne peut être un pro-
blème uniquement médical. Cependant, ils font face.
5. Surtout quand on sait l’état de manque, dans notre pays, en matière de soins palliatifs, qui
n’ont rien d’un abandon compatissant, mais sont la mise en œuvre d’une médecine intensive,
active, exigeante, pour faire que l’autre ne souffre pas et puisse vivre le temps qui lui est offert.
Il me semble qu’on ne peut impunément être confronté à la mort
répétée de l’autre sans que cela éveille à l’intérieur de soi des réflexions,
des doutes, mais aussi peut-être une forme de force. Les groupes de parole
proposés dans les équipes soignantes sont utiles, mais probablement insuf-
fisants. Ils permettent de partager des expériences personnelles, de mettre
des mots sur des sentiments et des sensations, mais ils sont limités, dans
la mesure où la rencontre avec la mort est un événement fondamentale-
ment individuel et personnel. Le mouvement actuel de développement de
la réflexion éthique est indispensable, mais ne suffit pas non plus. Car,
serions-nous éthiquement irréprochables dans nos actions et dans nos
paroles, il resterait l’inéluctable de notre finitude. Continuons de penser...
La relation, qui avait pu se construire sur des années autour d’un être,
se disloque soudain. Les proches de la personne décédée et les bénévoles
ou soignants qui l’ont accompagnée sont éparpillés et livrés à eux-mêmes,
alors qu’il reste encore du travail à accomplir dans la direction de la vie.