Vous êtes sur la page 1sur 18

DEUILS

S.E.R. | « Études »

2001/11 Tome 395 | pages 475 à 491


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.955.0475
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-etudes-2001-11-page-475.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R..


© S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


FIGURES LIBRES

DEUILS

Expérience cruciale
MI CH E L HA NUS

Le deuil a longtemps désigné à la fois l’état social des personnes ayant


perdu par la mort un de leurs proches et l’ensemble des pratiques, le plus
grand nombre ritualisées, qui sont prescrites dans cette situation. Actuel-
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


lement, le deuil est compris comme l’état psychologique et affectif des
endeuillés. De prioritairement social, le deuil est devenu essentiellement
intime. De plus en plus, le terme de deuil a tendance à se banaliser et à
s’écarter de la mort : de quoi ne faut-il pas « faire son deuil » ? Même
l’expression « travail de deuil » est maintenant employée dans un sens qui
n’a plus rien à voir avec la mort. « Il faudra bien en faire son deuil ! Il
devra faire son travail de deuil. » Ces glissements sémantiques expriment
une tendance toujours vivace dans le tissu social, qui est d’occulter la
mort, de la considérer comme un accident fortuit, d’en parler le moins
possible en public. Cette propension est consubstantielle à l’espèce
humaine, qui a un contentieux irréductible avec la mort : nous la savons
inévitable, mais nous avons le plus grand mal à l’accepter 1.

Le deuil n’est pas une maladie, c’est une expérience cruciale, critique
et pénible, qui survient un jour ou l’autre au cours de toute existence. En
de telles circonstances, l’endeuillé ne se sent plus dans son état habituel, il
ne se trouve plus normal. Ce qui influence le plus profondément le dérou-

1. S. Freud l’a très clairement exprimé dans un petit texte de 1915, « Actualités de la guerre et de
la mort », Œuvres complètes, P.U.F., tome XIII.
lement et l’issue du deuil est la nature de la relation qui unit la personne
en deuil et celle qui est morte. L’ensemble de ces liens étant tout à fait
singulier, chaque deuil est particulier, personnel et unique. Cependant,
tous les deuils traversent les mêmes étapes au cours de leur cheminement.

Le début en est toujours marqué par un choc qui est, à l’évidence, plus
net, plus fort lorsque la mort est brutale, violente, inattendue, et qu’elle
touche un être jeune qui n’est normalement pas encore en âge de mourir.
Le choc existe aussi lorsque le deuil survient au terme d’une longue mala-
die ou de la grande vieillesse. Il frappe l’ensemble de la personne dans
toutes ses dimensions. Le côté affectif nous est bien compréhensible, il
nous paraît naturel. L’endeuillé souffre, pleure, crie, gémit, se lamente.
Mais le corps souffre également, et ce début du deuil est une période très
critique pour la santé. Les complications de cet ordre sont fréquentes et
souvent méconnues ; elles peuvent aussi s’exprimer à distance, plus tard.
L’envie de mourir pour rejoindre l’être aimé est habituelle ; tentatives de
suicide et suicide ne sont pas rares.

Au bout de quelque temps, l’endeuillé se trouve dans un authentique


état dépressif, avec sa souffrance intérieure, ses difficultés à vivre dans
tous les domaines, ce qui rend pénibles et difficiles les gestes les plus
simples de tous les jours, avec son retentissement habituellement modéré
sur l’organisme : le sommeil et l’appétit sont altérés ; une intense fatigue
s’est installée. Cet état dépressif est une étape inévitable de tous les deuils
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


importants, c’est-à-dire ceux dans lesquels nous avions des liens impor-
tants et forts avec la personne qui est morte. Il va durer longtemps, et per-
sonne ne peut en fixer la durée, car le temps du cœur qui souffre n’est pas
celui des horloges. Un deuil qui dure n’est pas nécessairement compliqué
ou anormal. Souvent il s’accompagne de phénomènes étranges : des illu-
sions, voire des hallucinations de présence du disparu qui n’ont pas, à ce
stade, de signification pathologique et qui vont s’estomper avec le temps.

Le terme — ce n’est pas la fin — du deuil s’annonce lorsque la per-


sonne en deuil commence à manifester de nouveaux intérêts dans
quelque domaine que ce soit. Habituellement, ce changement se mani-
feste d’abord dans les rêves, où l’endeuillé se permet de trouver du plaisir,
ce qu’il ne peut pas encore faire dans la réalité.

Ces différentes manifestations sont la traduction à l’extérieur du che-


minement intérieur, le travail de deuil. La plupart de ses composantes
sont d’abord inconscientes. Elles n’ont pas nécessairement de rapports
chronologiques. La douleur, la souffrance, est centrale dans le deuil qui
vient du mot latin dolere, qui signifie : souffrir. Elle est intense et
durable. Elle est éminemment personnelle, dans son vécu et dans ses
manifestations. Certaines personnes ayant beaucoup de mal à l’exprimer,
il ne faudrait pas en déduire hâtivement qu’elles ne souffrent pas. Un
mouvement de régression comportementale et psychique est également
habituel, mais il ne dure pas. L’un des processus essentiels du travail de
deuil est la reconnaissance de la réalité, ce qui n’est ni évident, ni facile,
et demande beaucoup de temps. Avec beaucoup de mal et beaucoup de
temps, l’endeuillé s’efforce d’accepter la triste réalité, mais il n’arrive
jamais au terme complet de cette acceptation, et moins encore dans les
deuils inhabituels (mort d’un enfant, deuil après suicide, par exemple).

Un autre élément capital du travail de deuil est la remémoration. Les


souvenirs avec le disparu remontent à la conscience pour se dire qu’ils
sont maintenant du passé et qu’il n’y a plus d’avenir commun possible, ce
qui est le plus douloureux. Le passé est une richesse impossible à perdre.
Le deuil ne consiste pas à oublier. L’identification inconsciente avec la
personne morte est également habituelle dans tous les deuils, mais elle
n’est pas nécessairement très apparente. L’endeuillé reprend ainsi, à son
insu, des traits de la personne décédée, ce qui est un moyen de transmis-
sion entre les générations. Le dernier processus important du travail de
deuil est l’élaboration des sentiments de culpabilité, qui ne manquent
jamais, même s’ils ne sont pas clairement ressentis ; culpabilité consciente,
mais aussi inconsciente, liée à notre ambivalence irréductible vis-à-vis
des personnes que nous aimons.
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


Si le deuil peut se compliquer, en particulier sur le plan somatique, il
suit normalement sa route, le plus souvent. Il est habituellement, pour
l’endeuillé, une source d’approfondissement personnel. La souffrance du
deuil a un sens, celui de l’amour porté à la personne morte. Le dépasse-
ment d’une souffrance obligée est enrichissant après coup, révélant les
forces intérieures. Le face-à-face avec la mort, la vue du cadavre en parti-
culier, nous recentre sur les valeurs essentielles de l’existence, en nous
obligeant à prendre de nouveau conscience de notre contingence.

Le premier pas de l’accompagnement des personnes en deuil est de


fournir de l’information, en commençant par le grand public, car nous
sommes tous des endeuillés en puissance, même si nous ne l’avons pas déjà
été. Aider à faire revenir la mort et le deuil dans le discours social habi-
tuel, en parler dans les médias, rappeler que ce sont des réalités essentielles
de toute existence, que le deuil est un processus normal, que beaucoup
d’endeuillés ont besoin d’un minimum d’attention et de prévenance.

La mort étant advenue, l’accompagnement des endeuillés est d’abord


et naturellement l’affaire de la famille, des amis, des proches. Mais ce
réseau de proximité est très variable, et dans sa quantité — certains
endeuillés sont très isolés — et dans ses qualités. Enfin, son rôle de sou-
tien peut s’épuiser avec le temps. Beaucoup d’endeuillés apprécient de
pouvoir parler de leur état en dehors de la famille. Le recours aux spécia-
listes ne se justifie que dans les cas de complications avérées sur le plan
somatique ou psychique. Par contre, le médecin généraliste, qui est sou-
vent le confident des familles, est un relais essentiel. La difficulté vient du
fait que les médecins ne recevaient jusqu’ici aucune formation sur ces
sujets. Aussi réagissent-ils en fonction de leurs croyances et de leur expé-
rience. Mais un minimum de connaissances sur le deuil, ses complica-
tions et son accompagnement est nécessaire.

Accompagner les personnes en deuil qui le demandent et celles qui


sont en risque, en essayant de faire naître cette demande, est d’abord une
question de présence ; c’est donner de son temps, sans rien attendre en
retour que d’avoir aidé une personne en souffrance, ce qui implique la
capacité de sympathiser avec elle. Mais l’empathie a aussi ses limites et
veille à ne pas être interventionniste. Si les endeuillés ont besoin de pré-
sence, ils ont aussi envie de rester seuls par moments. Accompagner, c’est
écouter, être ouvert à la personne souffrante sans se fixer d’objectifs,
savoir écouter pour ouvrir un espace de paroles pour l’autre. Ecouter, c’est
aussi parler pour informer, rassurer, réconforter. L’accompagnement des
personnes en deuil nécessite d’être soi-même en paix, au moins relative,
avec ses propres deuils et souffrances, et ne peut se réaliser correctement
qu’en équipes. C’est le rôle des associations 2.
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


Comme un rocher au milieu de la rivière
MA RI E PE RRI N

« L’aventure personnelle, l’aventure prodiguée,


communauté de nos aurores. »
René CHAR, Rougeur des matinaux

Il y a cinq ans, la brutalité soudaine de la mort de Paul, notre second


fils, nous a tous foudroyés. La distance qui nous séparait de lui (puisqu’il
était en vacances sans nous) m’a laissé quelques heures pour prier et
réfléchir. Figée dans un étau de douleur, je n’ai compris l’événement que

2. En particulier, mais non exclusivement, la Fédération Européenne Vivre son deuil. Tél. :
01 42 08 11 16.
le lendemain, au funérarium de l’hôpital. Mais, curieusement, dès cet
instant, son corps m’a semblé étranger. Il ne ressemblait plus au petit gar-
çon aux cheveux hirsutes et au rire espiègle des jours précédents. Mainte-
nant, il a rejoint le monde minéral, son existence n’est plus que notre
secret.

Cinq ans après, comment sommes-nous passés d’une absence, d’un


manque physique qui ronge et laisse le goût amer d’une vie absurde, à des
temps plus apaisés ? La première phase de l’absence physique a été très
difficile. A tout juste neuf mois, mes dialogues avec Paul commençaient
seulement à devenir verbaux. Jusque-là, nous nous comprenions par les
sens. L’entaille physique de son absence n’a cicatrisé qu’avec le temps et
avec la joie de la naissance de Jeanne et d’Hélène.

La reprise de l’enseignement a constitué une étape importante : celle


du retour à la vie sociale. J’ai eu le sentiment d’avoir à reprendre une
identité ancienne. Je n’étais plus mère de deux garçons, mais seulement
la maman d’Etienne. Comme si la brièveté de la vie de Paul réduisait son
existence à un bref épisode de notre vie familiale. Afin d’éviter mon
malaise, je disais facilement la vérité sur ma situation. Les conversations
sur la mort avec l’un ou l’autre m’ont surprise. « La perte d’un enfant est
plus douloureuse que celle d’un adulte âgé », me disait-on par sympathie.
Cette comparaison, à laquelle je ne songeais pas, me semble, encore
aujourd’hui, inutile. Car c’est la même mort qui révolte et n’a pas de sens
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


pour ceux qui restent, quel que soit l’âge. La mort de Paul n’a pas de
sens, pas plus que n’a de sens pour moi la mort de personnes plus âgées.
La mort me semble toujours absurde et révoltante, car elle donne en
apparence une preuve de la victoire du mal, du néant. Je ne peux donner
de sens qu’à ma propre mort, grâce à la foi reçue. Ainsi n’ai-je pas cher-
ché à trouver un sens à ce drame, à y lire un signe à interpréter. Pour évi-
ter de sombrer en m’enfermant dans la tristesse, je me suis laissée porter
par l’amour de Jacques et d’Etienne, par l’affection de nos familles et de
nos amis. Cet amour, l’attention de tous, ont été pour nous des signes de
l’amour du Père. Cet amour partagé est le sédiment sur lequel repose
aujourd’hui notre maison. Notre désir de continuer à construire une
famille autour d’Etienne nous a tendus vers l’avenir.

L’amitié, l’entraide et le soutien d’amis, dont des prêtres et des reli-


gieuses, ont construit notre maison actuelle. Les week-ends, les pique-
niques, les temps de joie paisible de la vie familiale chez nos amis, nous
ont permis de reprendre pied, de nous refaire des souvenirs heureux aux-
quels repenser. Ces temps donnés par les amis qui partageaient notre
souffrance constituent maintenant la charpente de notre vie sociale.
Grâce à eux, notre vie familiale à trois a pu se renouer, portée par le cou-
rant chaleureux des invitations. Ainsi avons-nous probablement évité
l’écueil de nous enfermer chacun sur soi.

La parole, pourtant frappée du sceau de l’évidence, du médecin qui


nous avait accueillis à l’hôpital, n’a cessé de vaciller en moi comme
l’aiguille de la boussole que le pôle attire : « Prenez garde au transfert de
souffrance. Votre deuil est celui d’une mère et il est différent de celui de
votre mari, de votre fils aîné, de vos parents, de vos amis. » En repensant
souvent à ses propos, j’ai compris que nous pourrions nous aider, nous
épauler, si nous acceptions chacun notre souffrance, sans imaginer qu’elle
serait la même pour les autres. C’est cette justesse dans la relation avec
Paul, son caractère unique, qui nous permet d’en parler paisiblement
maintenant.

Avec le temps, dit-on, l’absence se mue en souvenir. Pour l’absence de


l’adulte, peut-être ; pour celle de Paul, la succession des termes n’est pas
juste. Passé trente ans, on ne vous demande pas forcément si vous avez
encore vos parents ou vos grands-parents ; mais la question banale, et
emprunte de gentillesse, pour engager la conversation : « Avez-vous des
enfants ? », ne nous met pas toujours à l’aise. Notre réponse a toutes les
chances de déstabiliser l’interlocuteur non averti. Aussi, au fil des années,
avons-nous appris à moduler nos réponses : « Oui, nous avons un garçon
et deux filles » ; ou bien : « Oui, nous avons eu quatre enfants, deux gar-
çons et deux filles, mais notre second garçon est mort à neuf mois de mort
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


subite du nouveau-né. » L’absence se doit d’être signifiée, faute de quoi la
relation s’instaure sur un mensonge. Cette relation sociale postérieure au
deuil est difficile, car elle exige de chacun humilité et indulgence. Cer-
tains sont souvent désemparés, n’ayant pas vécu le deuil d’un proche ;
d’autres, l’ayant vécu ou non, trouvent une attitude juste qui m’impres-
sionne toujours. Je suis touchée par la simplicité de ceux qui accueillent
l’information sans chercher à comprendre, à savoir, et qui me laissent le
loisir de poursuivre ou non la conversation sur ce sujet. L’expérience
de cette écoute ajustée m’a permis ensuite de mettre en pratique l’exergue
de Rougeur des matinaux de René Char : « La vérité est personnelle./
Prenez garde : tous ne sont pas dignes de la confidence. »

Avec le temps, seul reste le souvenir. Non, l’absence demeure, mais la


souffrance liée à celle-ci a disparu. Je me souviens de faits, de moments,
de lieux, mais les êtres laissent une présence qui ne tarit que si on ne les
nomme plus. Avec les amis, le dialogue dans la foi construit les murs por-
teurs de la charpente. La présence de Paul est maintenant unie à celle du
Christ dans l’Eucharistie. Cette présence dite « réelle », parce qu’éprouvée
par les cœurs participant à la communion eucharistique, est le ressort de
notre vie actuelle.
Dans les célébrations paroissiales, notre souffrance s’est apaisée pro-
gressivement. La qualité liturgique, la prière de tous nous ont été indis-
pensables. Derrière l’autel, la silhouette du Christ ressuscité s’élevant de
la croix m’a soutenue longtemps, la première année. A ce moment-là, je
ne comprenais pas comment l’Eglise avait pu retenir comme symbole de
reconnaissance des chrétiens un homme souffrant sur une croix !
Aujourd’hui, ma réaction devant ces crucifix est moins vive ; mais
demeure cette idée : le Christ, certes marqué par ses souffrances, mais
écrasant les forces de la mort, n’est-il pas plus enclin à consoler ceux qui
souffrent que ce miroir d’un homme à l’agonie sur la croix ?

Aujourd’hui, notre vie avec les enfants oscille entre des temps de crois-
sance heureuse et des passages où nous sentons que la mort de Paul resur-
git comme un rocher au milieu de la rivière. Sur ce rocher qui affleure,
viennent s’accrocher des difficultés qui sont, dans d’autres familles, le
plus souvent entraînées dans le courant de la vie. Il est parfois difficile
aussi de ne pas trop s’inquiéter qu’il arrive encore un malheur. Cela rend,
certes, plus réceptif à savourer les joies simples de la vie quotidienne,
mais nous nous sentons très vulnérables.

C’est alors que la justesse de l’œuvre d’art, d’une parole poétique ou


biblique, apaise et encourage. Quelques mots de Char, certains versets des
Psaumes fertilisent souvent mes journées. Toute expression juste de la vie
qui irradie par delà les malheurs, les horreurs, les découragements, nour-
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


rit mon cœur et y laisse l’empreinte du bonheur qui passe.

Pourquoi lui ?
CH R I STI AN GA ST E

« Nos morts ne nous quittent vraiment que lorsqu’on les oublie. » Ces
mots écrits par ma grand-mère, à la suite du décès de mon grand-père,
ont toujours résonné en moi, et ce dès l’âge de 9 ans. Des deuils fami-
liaux « lourds » ont marqué mon enfance et mon adolescence. J’ai grandi
en apprenant à vivre avec le deuil, et je sais que nos morts ne nous quit-
tent pas, que nous ne les oublions pas, et que nous vivons avec leur
absence. J’avance en âge, et pourtant chaque deuil qui me frappe est nou-
veau, même si « l’expérience » m’a appris à appréhender ces moments. La
séparation est toujours particulière et nouvelle, car elle est celle qui se fait
avec un être qui a eu une place dans ma vie et, de plus, je suis renvoyé
aux deuils précédents et à tout ce qu’ils ravivent en moi.
Il y a huit ans, la maladie qui emportait mon ami était le sida. Nous
étions dans ces années noires où le virus laissait peu d’espoir à ceux dont
l’état immunologique était très fragilisé. Bien que moi-même touché par
le virus, je considérais la maladie comme une étrangère, et j’en saisissais
mal les conséquences physiques et morales. Et pourtant, je côtoyais la
souffrance, les consultations et examens répétés, les hospitalisations.

Mais la force qui émanait de Y. écartait une certaine compassion.


C’est le désir de vivre, de construire, qui lui importait, et devant lequel
j’étais plus qu’un témoin, un admirateur. Son arrêt-maladie était mis au
profit d’études linguistiques approfondies, de services aux autres, de
recherches spirituelles ; elles étaient ouvertes à tout ce qui peut enrichir
une spiritualité, religieuse ou philosophique.

La maladie ne tenait point compte de cette volonté, elle œuvrait, et


l’inévitable se produisit. Y. mourut, entouré des siens (amis, famille), bercé
dans son coma par ces musiques qu’il aimait et m’avait fait découvrir.

La séparation était là, irréfutable, douloureuse. Pourquoi lui, qui se


battait tant, et pas ce petit vieux qui, dans sa maison de retraite, ne sou-
haite que mourir ? La colère. Pourquoi lui, qui était pour ses parents cet
enfant avec lequel on échangeait ? Pourquoi lui, qui donnait aux autres ?
Pourquoi lui, qui aimait avec sincérité et voulait vivre de l’affection qu’il
éprouvait et qu’il recevait ?
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


Cette colère était redoublée par un silence obligé ; je ne pouvais pas
partager cette nouvelle avec tous ceux qui m’entourent, car il aurait fallu
dire la maladie. Heureusement, il y avait les amis, la famille, qu’à cette
occasion je rencontrais et avec laquelle, depuis, j’ai quelques relations. Le
deuil alourdissait tout : les gestes de chaque jour, le travail, l’entourage
qui ne saisissait pas toujours ce que j’éprouvais. Les bons moments,
comme ceux qui avaient été plus difficiles, revenaient à la mémoire et se
cognaient à la réalité de l’absence.

Je cherchais à vivre, à survivre. Qu’adviendrait-il de moi ? La maladie


serait-elle un jour la plus forte ? Pourquoi aimer, puisque c’est souffrir ?
C’est une période où, pour avancer, j’écrivais plus ou moins au quotidien
ma souffrance. C’est aussi à cette occasion que la foi, qui ne m’avait
jamais quitté mais que j’avais mise sous le boisseau, s’est fortifiée, dans
un désir plus grand de spiritualité, de recherche de l’Amour de Dieu qui
transparaît au travers de tout ce qui fait notre vie.

Je crois que Y. m’a laissé cette aspiration à approfondir ma foi, à


retrouver les chemins de Dieu et à prendre une place dans l’Eglise.
Aurais-je avancé dans mon deuil si je n’avais pas lu les événements à la
lumière de l’Amour de Dieu ? Il y a les événements humains, qui ont une
logique ; mais l’amour de Dieu dépasse toute logique. Cet amour éclaire
ce que nous vivons et permet de le dépasser.

La mort frappe, sépare, mais ne laisse pas place à l’oubli. Les êtres
chers ne nous quittent pas totalement ; leur présence est encore réelle,
mais d’un autre ordre. C’est leur esprit de vivant qui subsiste.

J’ai connu d’autres deuils depuis le décès de Y. Je les ai vécus avec des
souffrances différentes ; mais ce deuil m’a ouvert les yeux, m’a appris à
lire, non sans révolte ou colère, ma vie et celle de ceux qui m’entourent
dans tout ce que chacun peut être amené à vivre en joies, en douleurs, et
cela parce que je sais que nous sommes aimés, et que cet Amour est le
plus fort.

Il y a des morts qui donnent la vie


MA RI E VÉ RO NI Q UE RAY N AU D
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


« Reconnaître la perte jusqu’à la mort et l’affronter pour
ressusciter l’amour perdu est au berceau de la culture
humaine. »
HAYNAL

Dans un premier temps, il y a eu le « trop-plein »... l’intensité de ce


qui s’est passé autour de la mort de Gérard, le courage dont il a fait
preuve, nous appelant, nous aussi, à affronter avec force cette étape. Je ne
me sentais pas le droit de craquer, de ne pas « être à la hauteur ». Ce
temps était à la fois un temps de déchirure et de plénitude.

Puis est venue, peu à peu, la découverte de la solitude. J’avais la sen-


sation d’être au bord du gouffre ; je savais qu’il fallait que je plonge, que
j’aille au fond de ce gouffre, que le passage était inévitable. Tout était
séparation, tout blessait, faisait mal. Tous les objets, les plus banals, les
plus quotidiens, rappelaient l’absence. Tous les souvenirs, bons ou mau-
vais, faisaient mal ; ils étaient là pour dire le « plus jamais ». Et, en
même temps, j’avais la sensation forte qu’au bord du gouffre il y avait les
mains tendues de tous ceux que j’aimais, comme un appel à la vie.
Alors, j’ai accepté de sombrer, de traverser ces ténèbres, de laisser de
l’espace pour dire le chagrin. Au début, j’ai censuré ce chagrin, comme
s’il était indigne de ce que Gérard avait vécu. Puis j’ai senti qu’il fallait le
laisser sortir, pour moi, pour les enfants. J’ai aussi accepté le travail du
temps. Cela semble une évidence, et pourtant c’est une acceptation diffi-
cile. Se donner le temps, se dire que ce sera long, et accepter ce temps de
latence ; se reconnaître fragile, et fragilisée par cette mort. C’est un « rem-
part » qui disparaissait. Nous partagions tellement nos questions, nos
peurs, nos angoisses, nos joies. Il ne reste qu’un grand silence.

J’ai essayé d’accepter le quotidien au jour le jour, avec son lot de petits
bonheurs minuscules comme autant d’appels à la vie, avec son lot de cha-
grins au fil des jours, avec cette absence au plus profond de moi. Je me
suis « noyée » dans la poésie, j’ai passé des nuits à lire des poèmes, à
reprendre des textes que j’aimais, à relire des passages de livres que nous
avions partagés, à en découvrir d’autres.

La fragilité, c’était aussi une hypersensibilité, à la moindre parole, au


petit détail qui fait mal, à l’attention délicate. Il m’était difficile d’accep-
ter de recevoir des autres. J’ai eu du mal à accepter cette fragilité. Et, là
aussi, peu à peu, j’ai lâché prise, reconnu cette faiblesse... L’accepter m’a
permis de la traverser, de laisser émerger une force nouvelle.

Tous les sentiments se mêlaient en moi : les regrets, le doute... Ai-je


© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


fait, avons-nous fait tout ce que nous pouvions ? Le regret des moments
« ratés », du temps que l’on n’a pas su prendre ensemble, ces regrets font
mal, ils ne permettent pas d’avancer. A quoi bon ? puisqu’il n’y a pas de
retour en arrière possible. Alors, il faut aller chercher au delà, dans ce qui
a fait l’essentiel de notre vie.

J’ai découvert le changement de regard des autres sur moi. « Je »


n’étais plus le membre d’un couple. Après vingt-sept ans de vie commune,
les amis, les proches vous identifient comme un couple, même si chacun,
dans ce couple, a sa personnalité, ses liens propres. Et là, je me retrouvais
seule, avec d’autres relations à construire, une autre manière d’être. La
mort de Gérard a bousculé les relations avec les amis. Il y a ceux dont
l’amitié s’est révélée comme un ancrage fort, ceux qui ont pris leur dis-
tance ; en qui je sentais la peur de la confrontation avec ma solitude, avec
l’absence de Gérard. Ceux qui n’arrivent pas encore à revenir à la mai-
son ; ceux qui me reprochaient mon absence de révolte devant cette mort,
sans faire la différence entre la pudeur des sentiments exprimés et la souf-
france intérieure. Au début, j’ai souffert de cet éloignement, puis je l’ai
accepté. Chacun avance comme il le peut sur le chemin de la vie ; à moi
de respecter ce silence.
Les souvenirs peu à peu se sont transformés. Je suis passée des souve-
nirs qui blessaient aux souvenirs qui devenaient doux ; rappel des
moments heureux, de tout le bonheur partagé, de toutes les difficultés tra-
versées ensemble. Avec le souvenir s’installe aussi la peur de l’oubli, la
culpabilité devant l’oubli. Je n’ai pas le droit d’oublier. En fait, ce n’est
pas l’oubli, mais une autre manière de penser à l’autre, de me nourrir de
ce que nous avons vécu ensemble, de m’appuyer sur tout cela pour conti-
nuer à avancer. C’est un équilibre entre avenir et souvenir ; l’un permet-
tant d’aller vers l’autre. C’est un fil fragile : tenir le balancier pour ne pas
m’enfermer dans le passé, et me servir de ce passé pour avancer et
construire autre chose.

Comment dire l’importance des autres dans ce chemin ? La force de la


présence des enfants qui, chacun à sa manière, appelle à la vie, à être à
leurs côtés, la présence de la famille et des amis, leur attention à la fois
discrète et forte ? C’est grâce à eux tous que j’avance, que j’ai pu tenir.
Quel cadeau de pouvoir décrocher le téléphone et dire : « Tout est trop
noir » ; et de voir des petites lumières surgir des ténèbres. Il y a eu telle-
ment de petites lumières autour de moi...

Sept mois se sont écoulés depuis la mort de Gérard. Ce temps est passé
pour moi comme un ouragan, sans que j’aie pu prendre de recul, mûrir
ces événements. Il fallait faire face à tout à la fois. Alors, pour Pâques, j’ai
pris un temps de recul, trois jours de silence. Un temps pour laisser
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


remonter l’intensité des derniers jours, temps douloureux, puisque toute la
souffrance revenait aussi ; mais, à travers cette souffrance, émergeait
l’essence de nos échanges, ce qui faisait la richesse de notre vie. Para-
doxalement, un temps de retrouvailles. Revenait la vie vers laquelle
Gérard nous avait tournés, les enfants et moi, au moment de sa mort.

Venait aussi la certitude, pour moi, qu’il n’y avait de fidélité à Gérard
que dans le désir de vivre, de continuer à tisser des liens, à faire de la
maison un lieu où chacun se trouve bien, à recevoir chaque jour comme
un cadeau. Un ami me disait, en parlant du bonheur : « Il m’est, à la
limite, difficile de dissocier solitude et bonheur. La peur du bonheur a
pour moi à voir avec la peur de la solitude, et l’acceptation du bonheur a
à voir avec l’acceptation de la solitude. » Peu à peu, cette solitude prend
sens pour moi ; j’ai envie de prendre de la vie tous ces « petits bonheurs »
pour continuer à tisser la toile commencée à deux.

« Il y a, le plus souvent, les morts que nous portons au-dedans


de nous, ils ont donné des traits à notre visage, des mouvements à
nos gestes, des mots à nos lèvres, des histoires à notre famille. Ils
sont notre passé, ils sont notre forme, notre matrice. Ils nous ont
constitué maillons d’une chaîne immense que nous devons tresser
à notre tour en continuant ou en infléchissant les nœuds.
Il n’y a pas de vivants sans les morts.
Il n’y a pas de vie sans mort. »

C’est un texte de Gérard, que j’ai retrouvé il y a quelque temps.


Il y a des morts qui donnent la vie.

Le deuil des soignants


PIE R R E CAN OUÏ *

Dans les institutions hospitalières et le monde médical en général, le


deuil des soignants paraît frappé du sceau du refoulement. Il est pourtant
le lieu d’une souffrance et d’une détresse individuelle ou collective.
Quelles hypothèses émettre face à un tel état de fait ?

On aurait pu penser que l’immense bouleversement provoqué par


l’épidémie de sida et les réflexions sur l’accompagnement des trop nom-
breux décès rapides de jeunes sidéens (avant l’arrivée des trithérapies)
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


auraient modifié en profondeur l’approche des soignants vis-à-vis des
patients mourants. En fait, hormis certaines structures, certaines équipes
directement concernées, et malgré les témoignages diffusés à l’époque, le
deuil des soignants reste peu abordé : les soignants accompagnent leurs
malades, mais eux-mêmes sont mal accompagnés.

Les colloques et séminaires consacrés à la fin de vie et aux soins pal-


liatifs (chez l’adulte et même, depuis peu, chez l’enfant) se multiplient,
mais la plupart des interventions ont un objectif essentiellement
« altruiste ». Quelle conduite avoir vis-à-vis des mourants et de leur
famille ? Comment parler de la mort à l’enfant ? A la fratrie ? Comment
éviter aux familles un deuil pathologique ? Peu de réflexions sont consa-
crées aux soignants eux-mêmes, à leur souffrance, à leur deuil. Or ce
deuil existe ; il peut être douloureux. D’autant qu’il est des équipes de
soins où la mort est fréquente et répétée 1.

* Pédopsychiatre, docteur en éthique médicale. Service de réanimation pédiatrique, Hôpital


Necker-Enfants Malades.
1. Dans les services de réanimation pédiatrique occidentaux, les taux de décès se situent entre
13 et 17 % des entrants, ce qui conduit certaines équipes à assumer deux décès d’enfants en
moyenne par semaine.
Lorsque j’ai abordé mes études de médecine, ma première rencontre
avec la mort fut bouleversante ; mais encore plus bouleversant fut le pre-
mier décès que j’ai vécu en tant que médecin, engagé dans une relation
d’aide et de responsabilité envers autrui. J’ai vécu cette période de déni
qui fait dire : il (elle) va prendre rendez-vous à ma consultation, je vais
la revoir demain dans sa chambre d’hôpital... J’ai vécu la détresse, la
colère, la culpabilité : que n’avais-je pas fait pour empêcher que cette per-
sonne devenue proche ne meure ? J’ai vécu les oscillations émotionnelles
du deuil (je préfère le terme d’oscillation à celui de stade classiquement
décrit). J’ai vécu aussi la difficulté particulière aux soignants d’avoir à
accueillir un autre patient auquel je devais d’offrir un visage serein, une
disponibilité et une écoute tranquilles. Si je livre ici ces mouvements inté-
rieurs, c’est simplement pour affirmer que le deuil des soignants (comme
tout deuil) est une affaire personnelle, intime, dont nous ne pouvons
parler qu’à la première personne. Sans doute est-ce pour cela qu’il est si
difficile d’en parler entre soignants.

Lors de groupes de parole ou de réunions de « couloir » 2, il est très fré-


quent de voir émerger des détresses, des souffrances, des deuils passés
d’infirmier(ère)s ; plus rarement de médecins : leur pudeur, leur refoule-
ment ou leur vanité les empêchent de les exprimer. Je suis chaque fois stu-
péfait de constater que ce sont des détresses durables et profondes.

Etudiant l’épuisement professionnel des soignants 3, j’ai constaté qu’il


© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


trouve l’une de ses origines dans une confrontation mal résolue avec la
mort, mais aussi, plus largement, dans les « désespoirs thérapeutiques 4 »,
toutes ces situations médicales où la maladie est la plus forte, où le com-
bat est en train d’être perdu. A l’activisme de l’hypertechnologie médicale,
fait place le désarroi, le deuil de la puissance médicale. C’est pourquoi je
crois qu’il faut étendre cette réflexion sur le deuil des soignants aux
échecs et aux limites de la médecine. Eux aussi sont frappés du sceau du
refoulement.

Dans une perspective psycho-sociologique, on dénonce couramment le


tabou devant la mort. Je parlerais plutôt d’un hiatus social. De plus en
plus, la société « civile » a tendance à se décharger de ses souffrances et de
la mort sur le monde médical et sur l’hôpital. Malgré les innovations
rendant possible l’accompagnement des décès à domicile, la grande majo-
rité des décès a lieu à l’hôpital ou dans des structures médicalisées ; d’où

2. Qui est l’une des grandes activités de la fonction de pédopsychiatre de liaison (« de couloir »).
3. P. Canouï, A. Mauranges, Le Syndrome d’épuisement professionnel de soignants, Masson, 2e éd.
2001.
4. Selon l’expression de E. Goldenberg.
une sorte de rupture entre le monde de la santé et la société civile. Au
moment du décès, les familles sont désemparées, personne n’est là pour
prendre un relais, personne ne sait comment faire avec un mort, et c’est
aux soignants qu’est demandé d’assumer ce qui, à mon sens, ne fait plus
partie de leur fonction propre. La mort n’est pas et ne peut être un pro-
blème uniquement médical. Cependant, ils font face.

C’est une des raisons pour lesquelles de nombreuses équipes médicales


ont été contraintes d’aborder le deuil des patients, de travailler en relation
avec des associations d’entraide pour personnes endeuillées, de manière à
accompagner les familles lors des fins de vie à l’hôpital. Tous ces accom-
pagnements en milieu hospitalier peuvent se résumer dans le déploiement
ou l’introduction de rituels, afin de permettre aux familles des deuils
moins pathologiques. Pour ma part, j’ai participé à la réintroduction de
ce type d’approche dans un hôpital d’enfant.

Sur le plan social, la sépulture et le traitement réservé par une société


à ses morts et à ceux qui vont mourir font partie des premiers indices de
sa civilisation. Or, force est de constater — tant à l’hôpital que dans la
société civile — que ce qui caractérise le traitement réservé aux morts et
aux endeuillés, c’est la rapidité : il faut faire vite pour tout... Or, les
temps du deuil sont longs ! Cela est aussi vrai pour les soignants que pour
les familles, même si le temps psychique et émotionnel des professionnels
n’est pas identique à celui des proches qui ont perdu un être cher. Réin-
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


troduire des rituels est une manière de prendre du temps et de permettre
aux soignants qui en ont besoin (tous n’ont pas le même lien affectif
avec la personne décédée) de consacrer un moment à la réflexion, au
recueillement, à une veillée (a minima), à un instant religieux s’ils le
souhaitent.

La relation soignant-soigné ajoute une particularité au deuil des soi-


gnants. La relation d’aide comporte une sorte de promesse non formulée,
un engagement tacite, fondement de la responsabilité envers l’autre. La
mort d’un patient ou l’échec peut devenir pour le soignant une sorte de
manquement à cette promesse. Il ne suffit pas, pour éviter cette souf-
france, ce désarroi même parfois, d’avoir du bon sens et la conscience
d’avoir agi pour le mieux.

La mort de l’autre nous renvoie à nos propres représentations émo-


tionnelles, imaginaires, intellectuelles, religieuses de la mort. En tant que
pédopsychiatre, je peux décliner mes connaissances concernant les concep-
tions de la mort chez l’enfant. Avant trois ans, l’enfant n’a pas de concep-
tion de la mort, mais il souffre de la séparation et du manque de soins ;
entre 3 et 6 ans, il a peur de la séparation et de l’abandon de ses parents,
il conçoit la mort comme réversible ; entre 6 et 10 ans, il acquiert la
notion d’irréversibilité de la mort, puis celle que la mort est à la fois irré-
versible, universelle et inévitable. Et pendant toute une période, l’enfant
va inventer une conception imaginaire ou mythique de la mort soutenue
par un possible retour, par de possibles réincarnations, et les croyances de
son milieu culturel et familial... Mais au delà de cet âge ?

Je fais le rêve d’un séminaire imaginaire où nous tenterions de nous


dire entre soignants notre conception de la mort. Je suis persuadé que l’on
trouverait là des réponses analogues à celles de l’enfant. En effet, le deuil
des soignants est d’autant plus difficile qu’il nous renvoie à notre concep-
tion consciente de la mort, mais aussi à un effroi inconscient. Notre
conception de la mort a, le plus souvent, été laissée en friche, passé le
temps du catéchisme ou de la classe de philosophie, et la question ne se
pose, brutalement, qu’au moment où la vie nous confronte à la mort.
Pour les soignants, la confrontation est beaucoup plus fréquente, mais la
réflexion tout aussi ténue.

La vie de soignant nous met constamment face à l’accidentel de la


vie. Comment trouver ou retrouver un sens à la vie, alors que la mort est
possible et que je le constate, moi, soignant ?

A cela s’ajoute que la notion de mort naturelle cède de plus en plus le


pas à celle de mort programmée, ou du moins consécutive à une décision
humaine. Telle est la rançon de la technologie et des innovations médi-
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


cales. Actuellement, en réanimation, au moins 50 % des décès font suite
à une décision de limitation ou d’arrêt des traitements. Même si ces déci-
sions sont nécessaires, afin d’éviter de tomber dans une obstination dérai-
sonnable, « un acharnement thérapeutique », il est psychologiquement
difficile de les prendre, comme il est difficile de passer des traitements
curatifs à des soins palliatifs 5.

Ces prises de décision sont source de complexification du deuil des soi-


gnants. Je suis frappé par les manques en matière de communication et
de capacité à vraiment discuter. Comment faire le deuil d’un de ses
patients si l’on ne sait pas comment il est mort, si le doute persiste quant
à la validité de la décision d’arrêt des traitements, si les soignants pensent
que ce n’était pas une décision éthiquement correcte, mais une transgres-
sion de l’interdit de tuer ? Je redoute, d’ailleurs, beaucoup les consé-
quences psychiques qu’aurait, si elle se produisait, une banalisation
progressive de la transgression, même dans les cas où certains invoquent
aujourd’hui « l’exception ».

5. Surtout quand on sait l’état de manque, dans notre pays, en matière de soins palliatifs, qui
n’ont rien d’un abandon compatissant, mais sont la mise en œuvre d’une médecine intensive,
active, exigeante, pour faire que l’autre ne souffre pas et puisse vivre le temps qui lui est offert.
Il me semble qu’on ne peut impunément être confronté à la mort
répétée de l’autre sans que cela éveille à l’intérieur de soi des réflexions,
des doutes, mais aussi peut-être une forme de force. Les groupes de parole
proposés dans les équipes soignantes sont utiles, mais probablement insuf-
fisants. Ils permettent de partager des expériences personnelles, de mettre
des mots sur des sentiments et des sensations, mais ils sont limités, dans
la mesure où la rencontre avec la mort est un événement fondamentale-
ment individuel et personnel. Le mouvement actuel de développement de
la réflexion éthique est indispensable, mais ne suffit pas non plus. Car,
serions-nous éthiquement irréprochables dans nos actions et dans nos
paroles, il resterait l’inéluctable de notre finitude. Continuons de penser...

Rituels de deuil inter-associatifs


AI DE S - AL S - CH RÉT I E NS & SI DA - EN TR ’AI DS

De manière parallèle, les associations lyonnaises de lutte contre le


sida ont ressenti une vacance de proposition à partir du moment où sur-
venait la mort d’une personne. Notre société, on le sait, n’offre plus guère
de moyens d’intégrer la mort et ses blessures ; à plus forte raison lorsque la
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


mort est venue du sida et qu’ont pu s’y mêler mystères, traumatismes
familiaux, malaise social et toutes les souffrances d’une longue maladie.
A plus forte raison pour les bénévoles, qui ne sont pas forcément associés
naturellement au deuil des familles.

La relation, qui avait pu se construire sur des années autour d’un être,
se disloque soudain. Les proches de la personne décédée et les bénévoles
ou soignants qui l’ont accompagnée sont éparpillés et livrés à eux-mêmes,
alors qu’il reste encore du travail à accomplir dans la direction de la vie.

Ce besoin a réuni quatre associations (Aides, ALS, Chrétiens & Sida,


Entr’Aids) en janvier 1995, afin de réfléchir sur la mise en place d’une
action qui s’adresse aussi bien à la famille et aux proches, qu’aux soi-
gnants et aux volontaires des associations.

C’est ainsi que les associations ont défini le déroulement d’un


moment collectif autour du deuil. Il s’agit d’une proposition aux ambi-
tions limitées, d’un espace supplémentaire. La démarche a été conduite
sans hâte, dans une réflexion large, destinée à durer et à s’approfondir
dans le temps, et, sur un thème aussi radical, avec le souci du respect des
personnes et de leurs sentiments. Depuis le 7 novembre 1995, deux
séances par an ont eu lieu. De quoi s’agit-il ?

Nous utilisons le terme de rituel, mais l’heure que nous passons


ensemble ne comporte ni manifestation religieuse, ni rite magique, ni
cérémonial étrange ou pompeux. Nous invitons qui le souhaite dans
l’assistance à faire chacun un geste personnel, où une fleur joue un rôle
symbolique. S’y mêlent un peu de musique, un peu de silence, l’écho d’un
poème ou d’un prénom. Chacun vivra différemment l’expérience, qui
peut faire naître des émotions fortes et/ou douces. Dans un second temps,
nous buvons un verre ensemble et parlons.

Ce qui est important, à nos yeux, c’est de permettre à chacun d’avan-


cer et de mieux vivre le deuil. Ainsi, ne plus souffrir de l’absence, mais
continuer à vivre avec l’absence. Nous n’avons pas l’objectif de gommer
au plus vite la douleur et le vide, ni d’amplifier le chagrin ou de se com-
plaire dans des agissements morbides. Le rituel se veut une simple étape,
destinée à déclencher d’autres étapes dans la reconstruction de notre vie
paralysée par la mort. Car le geste rituel, c’est poser un acte et permettre
de le réaliser.

Difficile de garantir ce dont ce rituel sera le catalyseur : peut-être


une colère qui étouffe, ou bien un soulagement, ou des larmes, ou encore
un sentiment d’indifférence ; peut-être un moment de réflexion, la ren-
© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)

© S.E.R. | Téléchargé le 24/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.164.70.216)


contre avec quelqu’un, un échange de paroles pour comprendre ou expli-
citer, une évocation sans retenue de la personne disparue, ou des réponses
à des questions pratiques.

Beaucoup de choses, ou pas grand-chose. C’est l’aspect singulier et


inconnu du rituel. Il faut le vivre avec confiance. On pourra désirer y
revenir à une séance suivante, ou sentir une étape franchie une fois pour
toutes.

La succession des sentiments qui suivent un décès (culpabilité, refus,


vide, obsession, dépression, etc.) est inévitable et normale. Le deuil ne
peut s’ingurgiter instantanément en un comprimé concentré. Ses phases
doivent se dérouler dans le temps, et la mission d’accompagnement des
associations a toute sa raison d’être dans ce travail de restructuration et
de vitalité.

Vous aimerez peut-être aussi