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• Les sentiers de la solitude ou le malaise dans le funéraire

• Xavier Blondelot

• Dans Une société sans mort (2020), pages 142 à 178

Les pratiques modernes au temps de la mort consommée

Le capitalisme n’aurait pu s’imposer si la recherche du plaisir et la jouissance immédiate des


biens, c’est-à-dire l’avaritia ou l’amour immodéré de la vie, avaient conservé leur pouvoir du
Moyen Âge. L’entrepreneur capitaliste a dû accepter de reporter sa jouissance dans l’avenir et de
cumuler ses profits. La richesse acquise devenait aussitôt source d’autres investissements,
créateurs à leur tour d’autres richesses [1][1]Philippe Ariès, L’homme devant la mort. La mort
ensauvagée,….
2L’émergence du discours du capitaliste coïncide avec la fin de l’avaritia et son
remplacement par une relation plus ascétique à la vie et aux choses de la vie. Le goût
immodéré pour la vie et ses jouissances, laissa place à l’accumulation et au report de
jouissance. Le moment cartésien et la naissance de la science moderne sont décisifs dans
l’avènement de cette figure moderne du maître qu’est le capitaliste : à partir de là, le savoir
« se constitue sur le mode de production du savoir [2][2]Jacques Lacan, Les problèmes
cruciaux pour la psychanalyse,… ». À l’accumulation du savoir érigé par la science moderne,
le capitalisme se conjoint par l’accumulation du capital et accouche d’un sujet qui se fonde de
fait sur cette accumulation du savoir. La visée s’établira comme une accumulation toujours
accrue, mais à contre-pied d’une ophélimité qui implique une désirabilité. Le désir sera en
quelque sorte la part exclue de la curieuse copulation que forment la science et le capitalisme
tout en en étant le fermant. Avec ces discours, le sujet est incité à toujours plus consommer :
objet, savoir, tout y passe jusqu’à la mort. Ceci sans pouvoir arriver à satiété, car la quête du
savoir y est un puit sans fond. Plus on creuse, plus la nécessité de savoir se fait ressentir, plus
nous consommons, plus l’impératif de consommer s’impose. Nous retrouvons ici l’impératif
de la science moderne, « continues à savoir [3][3]Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse,
p. 130. », auquel se couple donc l’impératif à consommer.
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Aujourd’hui, il ne reste plus rien ni de la notion que chacun a ou doit avoir que sa fin est proche,
ni du caractère de solennité publique qu’avait le moment de la mort. Ce qui devait être connu est
désormais caché. Ce qui devait être solennel est escamoté [4][4]Philippe Ariès, Essais sur l’histoire
de la mort en Occident du….
4Le prolétaire est à ce discours ce que l’esclave antique est au discours du maître. La
différence n’est pas simple transposition de terme à terme. Le sujet du capitalisme se trouve
dépossédé de son savoir, il en est frustré contrairement à l’esclave. Du fait de cette mutation
du discours du maître classique au discours de ce maître moderne qu’est le capitaliste, le sujet
est dépossédé de sa production. Ce sujet prolétaire se mue de producteur en consommateur, le
maître ayant pour sa part reporté sa jouissance pour amorcer l’accumulation. La vérité dans
ces discours modernes ne concerne plus le désir, mais le prolétariat lui-même [5][5]Jacques
Lacan, D’un Autre à l’autre, pp. 164-165.. Autrement dit, la vérité porte sur la consommation,
sur le besoin et non plus sur le désir et sur l’articulation de la perte via la castration. Une sorte
de vérité de contrebande, qui loupe son accroche effective au Réel. Ce qui se retrouve dans les
pathologies modernes, dites pathologies de l’accumulation. Des maladies qui tendent à la
naturalisation du sujet en réduisant le désir au besoin.
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L’exclusion de la mort, et des morts, au XXe siècle associe au rang de ses causes des éléments
différents, même s’ils participent à un éther commun : parmi les thèmes majeurs, on est tenté de
ranger d’entrée (et sans anticiper) la rencontre de la commercialisation qui inclut la mort dans le
cadre d’un cycle de consommation – du cercueil au cimetière ; de la médicalisation qui par le
biais de l’hospitalisation s’empare du malade et du moribond ; mais plus amplement encore de la
déprise (cause ou conséquence ?) de ces structures familiales, ou collectives, autour desquelles
s’étaient organisés au XIXe siècle les rituels de la mort – sans parler même de ce recul du
sacré [6][6]Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours,….
6Au sujet du funéraire, le sujet se trouve destitué d’un savoir en particulier, du savoir sur la
mort. Ce savoir n’est pas de même nature que les objets de la connaissance scientifique. La
mort a besoin d’être métaphorisée, et ne peut se réduire au calcul et aux données chiffrables.
Ce savoir sur la mort venait d’un étalonnage à un Autre, quelque chose de l’ordre d’une figure
d’altérité radicale là où dorénavant le sujet se repère dans la confrontation avec un semblable.
Une consultation d’un autre, scientifique, médecin ou autre, n’équivaut pas un appel à l’Autre.
« L’homme ne sait plus sa mort » veut dire que cette articulation à la finitude via la médiation
d’un Autre est rompue, ou du moins vacante. Si Rolland voyait la mort dans les signes du
destin, c’est que ces signes étaient sujets à interprétation selon une certaine ontologie, selon
l’expression d’une subjectivité qui permettait l’articulation du Réel que représente la mort. La
mort de nos jours n’est plus rien. Faute d’Autre consistant, les sujets en sont réduits à des
palliatifs, aux objets de consommation que la technoscience permet de produire et que le
marché diffuse.

7Le délitement du lien social fait le lit de ce discours du capitaliste, qui prend place dans le
funéraire suite à la privatisation et à l’intimisation des pratiques. L’effacement des rites et le
recul de la mort dans la sphère privée laissent le champ libre à la marchandisation de la mort.
La mort passe de ritualisée à consommée. Cette aliénation au marché propose des produits de
substitution pour compenser tant le défaut d’appui sur la communauté que la carence des
ontologies qui permettaient au sujet de la mort apprivoisée de tenter une réponse à l’énigme
de la mort. Le savoir de la mort apprivoisée était certes un faux savoir pour la science
moderne, mais c’était un savoir qui permettait l’articulation subjective et la composition avec
la perte.

8La mort se trouve hors discours, hors lien social, et réduite tant à sa naturalisation sous
l’égide de la Science, évidée de tout capital symbolique [7][7]Ce qui s’entend comme Pierre
Bourdieu l’a défini : « J’appelle…, qu’à la commercialisation sous l’effet de son recyclage par
le marché. Rien ne se perd et ainsi à l’ensauvagement de la mort vient faire symptôme la mort
consommée. C’est-à-dire qu’au défaut d’articulation du Réel, la réponse de la modernité se
fait par la consommation de divers produits, services, objets, pour faire taire cette question
essentielle qu’est la Mort et asservir le plus grand nombre à une idéologie de complétude où
le consommateur ne serait censé manquer de rien.
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Les choses de l’amour d’abord, de la mort ensuite, ont été frappées d’interdit [8][8]Philippe Ariès,
L’homme devant la mort. La mort ensauvagée,….
10À l’ensauvagement de la mort concorde donc la mort consommée. Soit la destitution du
savoir du côté du prolétaire que le capitalisme tente tant bien que mal de cautériser en
l’aliénant aux objets de consommation. C’est une aliénation à la société scientifique qui réduit
la mort à la marchandise. Le sujet y perd sa subjectivité, se réduit à l’individu selon la norme
prolétaire avec une substitution du désir au besoin. Ce qui se formalise dans le discours du
capitaliste par le « rejet en dehors de tous les champs du symbolique [9][9]Jacques Lacan, Le
savoir du psychanalyste, p. 49. » de la castration. Car la castration est bien justement ce qui
laisse à désirer. Toutefois ce n’est pas tant à une mise au rebut du désir à laquelle nous
assistons qu’à sa naturalisation via son industrialisation. C’est ce qui implique tant le rejet des
choses de l’amour que celui des choses de la mort : le désir industrialisé (et donc réduit au
besoin) se passe de l’appui sur le signifiant mais aussi sur l’autre, sur le semblable qui permet
le lien social. Le désir ainsi naturalisé rend désuet les relations de corps à corps, rend obsolète
l’adresse à un Autre. Plus besoin de médiation, plus besoin d’en passer par un autre, quand le
marché propose tout ce qu’il faut pour combler l’individu aussi bien dans les champs de
l’amour que dans celui de la mort. Les relations de corps à corps parlant ne sont plus
d’époque, la subjectivité laisse place à la virtualité censée combler les sujets, supposée les
compléter avec les objets du marché. C’est du vrai de faux dont le but est « de convaincre
certaines gens qu’ils ont bien tort de ne pas vouloir être admis aux bienfaits du
capitalisme ! [10][10]Jacques Lacan, La logique du fantasme, p. 360. ».
11Malgré la pullulation des gadgets en tout genre, faisant de chacun des consommateur-pour-
le-sexe tout aussi bien que des consommateur-pour-la-mort, les bienfaits supposés ne sont
finalement qu’une mascarade qui vient faire oublier à chacun le sexe et la mort, et le risque
inclus de la rencontre avec l’autre. La rencontre est un risque à prendre, sans garantie. Ces
babioles ne viennent que shunter la rencontre avec le Réel, qui sous-tend tout discours qui fait
lien social, toute rencontre avec le Réel qu’implique les choses de l’amour et les choses de la
mort. Le discours du capitaliste ne permet de composer ni avec le sexe ni avec la mort faute
de ne laisser aucune place à l’Autre. Il les occulte tout autant qu’il soustrait toute subjectivité
qui puisse composer avec.

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Ce qui distingue le discours du capitalisme est ceci, la Verwerfung, le rejet, le rejet en dehors de
tous les champs du symbolique avec ce que j’ai déjà dit que ça a comme conséquence, le rejet de
quoi ? De la castration [11][11]Jacques Lacan, Le savoir du psychanalyste, p. 46..
13Le rejet de la castration dans le discours du capitaliste procède par un court-circuit, un
shunt de cette dite fonction. C’est-à-dire que la barrière de l’impuissance qui marque l’interdit
de jouissance se trouve élidée. Or l’impuissance est nécessaire à la condition humaine car
c’est elle qui permet la position désirante tout autant qu’elle rend possible la symbolisation de
la perte. C’est cette élision de l’impuissance qui signe le discours du capitalisme comme un
discours sans perte, y compris le masquage de la perte radicale qu’est la Mort. Par le court-
circuit de l’impuissance, le discours du capitalisme entérine un échec de la composition avec
la mort et ainsi se conjoint à la volonté entretenue par le technoscientisme de s’en passer.

14Nous retrouvons ici la dimension nécessaire de la mort du fait de notre entrée dans le
langage et de notre existence sous fond de reproduction sexuée. Mortification par le signifiant
oui, mais du fait de la condition mortelle en premier lieu. La mortification vient en effet
répondre à la jouissance, à la dimension répétitive de la pulsion de mort telle que l’a
découverte Freud [12][12]« Lisons son texte (Au-delà du principe de plaisir) ; voyons ce….
C’est d’ailleurs comme nous l’avons montré précédemment une mortification radicale qui
vise la suppression pure et simple de la jouissance qu’exprime le délire d’immortalité,
condamnant ainsi l’homme à une mort éternelle où, par la suppression de la souffrance
d’exister, c’est l’existence même qui s’en retrouverait abolie.
15La condition humaine est « shuntée », mais un court-circuit de l’impuissance ne signifie
pas pour autant une panne du parlêtre ou du moins un dysfonctionnement fatal ou
irrémédiable. Le sujet, bien que « shunté » du fait de cette prise dans ce discours, n’en est pas
pour autant dépossédé irrémédiablement de sa relation à la castration ; il en est certes frustré
du fait de ce court-circuit imaginaire, mais cette opération ne devient pas pour autant
synonyme de privation. Cette dérivation ne vient pas abraser les différences quant à la
castration entre névrosé, psychotique et pervers : elle ne fait que tendre à les uniformiser sans
pour autant les amalgamer.

16Un court-circuit, en effet, désigne étymologiquement un chemin plus court et renvoie


essentiellement à l’idée d’une dérivation du chemin ordinaire. Il témoigne d’un défaut de
parcours initial, mais n’est pas analogue de manière univoque à un péril. Il peut certes y avoir
péril en la demeure, un court-circuit peut-être pathologique, mais c’est dans un deuxième
temps qu’il prend cette potentialité néfaste. Des systèmes sont d’ailleurs conçus sur le
principe de dérivation [13][13]C’est le cas notamment des moteurs shunt., la mobilisation d’un
shunt peut avoir des effets bénéfiques par régulation d’une carence initiale [14][14]Les sujets
psychotiques semblent d’ailleurs être ceux qui…. En l’occurrence, c’est le maintien durable
d’un tel shunt qui en devient pathologique, ceci du fait même de la structure induite par ce
shunt. C’est-à-dire d’un fonctionnement sans coupure qui fait que ça marche trop bien, trop
vite, si bien que le discours du capitaliste vire et fait virer à la consumation [15][15]« C’est pas
du tout que je vous dise que le discours…. Tout semble devenir possible, tout semble devenir
consommable, et ce sans limite, jusqu’à l’intoxication ou l’implosion.
17Un effet notable de ce court-circuit est donc qu’il y aurait toujours un consommable qui
viendrait faire l’affaire et faire taire le sujet en sa souffrance d’exister : l’impossible
n’existerait plus, la mort ne viendrait plus faire limite à l’existence, il n’y aurait aucune
entrave à la consommation.

18Dans les faits cela se signale par un délestage du Réel. C’est-à-dire, que le Réel, auquel
correspond la dimension de l’impossible, ne s’en trouve pas pour autant annihilé, mis sous
silence, mais simplement mis en congé. C’est ce que nous avons repéré par son
ensauvagement du fait du défaut de son arrimage au Symbolique et de la perte du capital
symbolique concomitante. Soit la chute des rites et la fin de la métaphorisation de la mort.
Une déliaison qui ne rime donc pas avec suppression comme en rêve le scientisme : il ne
s’agit que d’une mise de côté avec les risques induits. Ce qui est délesté ne cesse d’exister.

19À partir de là, se sont fait jour de nouvelles pratiques pour pallier à ce défaut d’inscription.
Les pratiques modernes procèdent de ce délestage du Réel et viennent répondre à l’évacuation
de la mort. Des soins palliatifs qui par la cautérisation de l’évacuation de la mort nous ont fait
passer d’une mort métaphorisée à une mort consommée.

Les pratiques de l’amort, entre forclusion et clivage

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Pas que je dise que le capitalisme ne serve à rien. Non. Le capitalisme sert justement à quelque
chose et nous ne devrions pas l’oublier. C’est les choses qu’il fait qui ne servent à
rien [16][16]Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, p. 227..
21Le discours du capitaliste se spécifie à déjouer le Réel, et pour se faire inonde le marché de
produits, services, dont l’inutilité n’a d’égale que leur utilitairisme synonyme d’impasse
subjective. Ce sont des placebos dont l’effet premier est un maquillage du Réel. Telle la
science qui marche à côté du Réel, ces pratiques sont des trompel’œil [17][17]Ce qui peut faire
dire à un certain nombre de personnes… sur l’inexistence de la mort qui vont du presque-
vivant à la fétichisation des objets du deuil. Faute de pouvoir trouver des solutions pour
composer avec la mort, la modernité propose des soins palliatifs. Par soins il faut entendre les
diverses productions, marchandises, censées répondre à des pseudo-besoins à commencer par
les accessoires du funéraire et les pratiques associées.
22La commercialisation de la mort accompagne l’essor de la civilisation industrielle. Elle
n’est pas sans fonction, elle prend la place laissée vacante par les anciennes pratiques. Elle
correspond à la privatisation et à l’intimisation des choses de la mort, et prend acte de la
solitude croissante de chacun devant la mort. Le lien social qui se tisse du fait du discours du
capitaliste tend à réduire les sujets à des individus, à les homogénéiser et les concentrer quant
à leurs demandes au risque ségrégatif induit. Il n’y a plus ou prou de place pour l’expression
singulière du deuil, pour la spontanéité dans les pratiques. Il y a des bonnes pratiques, des
bonnes façons de faire son deuil, d’accompagner un mourant, de préparer des obsèques, qui,
si pour l’instant, ne font pas encore guide pour la plupart, déjà discriminent les bons des
mauvais consommateurs ; comme si le respect aux morts se comptabilisait en sommes de
services et accessoires. Nous retrouvons là la pathologie identitaire, où ce qui est dissemblable
tend à ne plus être toléré. C’est de fait un système tout-ou-rien, où le sujet n’aurait plus son
mot à dire : soit c’est un bon consommateur de la mort, soi c’est un mauvais consommateur
de la mort.

23La naissance de cette mort consommée se repère entre autres dans l’invention des
vêtements du deuil, les classes d’enterrements, la généralisation du cercueil, l’avènement de la
concession funéraire, la thanatopraxie ou encore l’art floral qui entourent dorénavant les
enterrements. Ces différentes pratiques et accessoires ont en commun de venir faire taire
l’angoisse en lien avec l’ensauvagement de la mort. Ce qui dans le même temps vient mettre
sous silence le sujet en lui proposant ces divers objets, services, qui ont une visée de
complétude. Tout en évacuant d’autant plus le mort et l’énigme qu’il pose. Il faudrait que rien
ne manque y compris dans le funéraire. C’est une mort consommée jusque dans ses moindres
détails. Tout est exploitable, y compris l’angoisse et les fantasmes sous-
jacents [18][18]Notamment, à la peur nouvelle d’être enterré vivant qui naquit….
24Loin d’arriver à la complétude promise, les divers accessoires viennent simplement creuser
toujours plus le manque-à-jouir. C’est un cycle de consommation sans fin qui est proposé au
prolétaire moderne, une contre-ophélimité qui produit des sujets boit-sans-soif. Nul de ces
objets, de ces lathouses, ne vient répondre à l’énigme de la mort, à ce que nous veulent les
morts. Cela n’est qu’une exploitation commerciale et une perversion du culte du bonheur.
C’est du bonheur en toc, comme toutes les productions du capitalisme, et c’est une perversion
dans le sens où aucun de ces objets ne viendra sustenter le désir arrimé au mort. Ce discours a
beau seriner pour la mort comme pour toute autre chose qu’il y a lathouse qu’il faut [19][19]«
Pour les menus objets petit a que vous allez rencontrer en…, nul de ces gadgets ne viendra
effectivement cautériser la souffrance associée à la perte, ni rendre compte de l’impossible
qu’est la mort. Ceci ne serait-ce que du fait que c’est un discours qui déleste le Réel. Il ne peut
en rendre compte, par exemple en métaphorisant la mort. Sa façon de procéder est de l’éluder
en la maquillant.
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L’embaumement sert donc moins à conserver et à honorer le mort, qu’à maintenir quelques temps
les apparences de la vie, pour protéger le vivant [20][20]Philippe Ariès, L’homme devant la mort,
la mort ensauvagée,….
26Le rejet de la mort se signale entre autre dans ce discours au travers de la préparation du
corps. La toilette mortuaire qui traditionnellement avait pour but de figer le corps dans la
posture idéale d’attente de la mort se voit maintenant chargée de masquer, sinon les effets du
temps, les effets de la mort elle-même. Le cadavre ainsi préparé a des airs de presque vivant.
Il doit avoir bonne mine, faire plaisir à voir. Les divers soins tanathopraxiques, qui vont du
maquillage jusqu’aux interventions de chirurgie esthétique (qui a priori pour l’heure se
cantonnent à la chirurgie réparatrice), rejettent la mort dans sa crudité. Conserver le corps
intact, donner une apparence de presque vivant, est une protection telle que « précisément les
momies sont faites pour conserver l’apparence du corps… ça veut dire l’empêcher de
pourrir [21][21]Jacques Lacan, Le moment de conclure, p. 41. ». L’horreur de la décomposition
est ainsi évitée au prix de la mascarade : au lieu d’arborer les apparences de la mort le cadavre
doit feindre d’en être un. Ce qui s’affiche c’est de maquiller la mort, faire comme si elle
n’était advenue [22][22]Ce qui parfois n’est pas sans poser un malaise lié à un trouble…en lui
donnant l’apparence d’un sommeil… auquel on ne croirait pas par ailleurs. Ce qui va de soins
assez légers jusqu’à des mises en scène pour les moins déroutantes qui aboutissent à la
présentation du corps dans une situation de la vie quotidienne : le presque-vivant en train de
lire son journal dans son fauteuil ou bien encore attelé à la tâche à son bureau. Le pantomime
n’a après tout de limite que l’imagination. Ce qui correspond à une volonté de prolonger la
présence des morts tout aussi bien qu’une façon de donner l’illusion de la vie, comme si le
mort n’était pas mort. Choses permises grâce aux progrès de la technique. Tout comme le
développement de la photographie, des technologies de l’image, qui permettent de conserver
ce qui avant ne pouvait l’être, les progrès des techniques de conservation permettent de leurrer
l’Instant. C’est un des aléas du culte du souvenir, qui, s’il a pour but initial de maintenir les
liens avec le défunt, a comme envers justement de ne pas faciliter la séparation là où la visée
des rites funéraires traditionnels était justement d’acter cette séparation entre les vivants et les
morts. Protéger les vivants du Réel que représente la mort de l’autre a comme effet secondaire
la difficulté à symboliser la perte.
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Le presque-vivant va recevoir une dernière fois ses amis, dans un salon fleuri, au son d’une
musique douce ou grave, jamais lugubre. De cette cérémonie d’adieu, l’idée de mort a été bannie,
en même temps que toute tristesse et tout pathétique [23][23]Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de
la mort en Occident du….
28Les accessoires du deuil se multiplient à tous les étages, s’immiscent dans tous les
interstices possibles. Même ceux qui pourraient nous sembler immuables et intemporels,
comme les fleurs sur les tombes, sont des inventions de la modernité. C’est d’ailleurs dans la
région toulousaine qu’a pris naissance la signification du chrysanthème comme fleur de mort,
une invention du XIXe qui « lui donne cette vocation propre de fleur du souvenir et du culte
familial que l’on célèbre à la Toussaint [24][24]Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300
à nos jours,… ». Une marchandisation qui se cultive du manque-à-jouir, se nourrit du désir
entretenu à l’adresse du défunt : « Je pense que j’en ai pas assez fait. J’aurais dû m’y prendre
autrement. Peut-être plus de fleurs, ou je ne sais pas quoi. […] j’aurais dû faire
plus [25][25]Propos d’une patiente, corroborés par le vécu des…. » Qui plus est, les fleurs ont
la qualité d’être éphémères et donc d’être vouées à être remplacées régulièrement dans un
cycle sans fin. Une marchandisation de la mort qui prend aussi des propensions jusqu’à
l’excès, jusqu’à l’inconfort provoqué auprès des proches devant cette surabondance de la
fétichisation de la mort. Mais au-delà de l’accumulation à laquelle pousse le discours du
capitaliste, ce qui apparaît est une volonté de ne pas acter la perte qui signifierait une coupure
du fait de la métaphorisation. Masquer la mort fait que nous ne laissons plus les morts partir.
C’est comme si, au lieu de retourner à la poussière, les morts s’éternisaient dans le souvenir. Il
n’y aurait plus place pour le refoulement du fait de la forclusion de la castration. Simuler la
vie ne se contente pas d’apaiser les vivants, dans le même mouvement cela renforce
l’occultation de la mort et maintient le désir en leur adresse.
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Entre les deux attitudes que nous venons de définir à grands traits, entre le culte des tombeaux et
l’évacuation de la mort hors de la vie quotidienne, il paraît bien qu’il y a contradiction et
incompatibilité […] En France les deux attitudes coexistent actuellement. L’une tend à s’affaiblir
et l’autre gagne du terrain. On a le droit de penser que celle-ci va remplacer celle-là, que le
culte des tombeaux est condamné à disparaître et que les français se débarrasseront de leurs morts
avec la discrétion de leurs voisins de l’Europe du Nord-Ouest. Rien n’est moins sûr. […] on peut
se demander si les deux attitudes qui nous paraissent contradictoires ne vont pas tout bonnement
coexister de la manière la plus irrationnelle, comme cela arrive si souvent au pays qui se réclame
de Descartes la même personne qui aura honte de parler de la mort ou d’un mort trop frais ira sans
complexe au cimetière fleurir la tombe de ses parents prendra ses dispositions pour s’assurer d’un
caveau solide, étanche [26][26]Philippe Ariès, op. cit., p. 162..
30À la mort métaphorisée s’est substituée la mort consommée. Cependant, cette mort n’en
préserve pas moins en apparence une partie des anciennes pratiques romantiques, comme la
visite du défunt ou encore la visite au cimetière. L’alliance de la marchandisation et de la
technique ne rejette pas complètement l’héritage du passé et, au lieu d’y procéder, les discours
modernes recyclent les pratiques anciennes. C’est un tri sélectif qui s’opère, qui ne conserve
que les éléments consommables en les évidant de tout sens. C’est le principe même d’une
lathouse, à savoir des semblants d’objets a. Ces lathouses sont le fruit de l’industrialisation du
désir et de l’instauration à un droit à la jouissance pour tous. Elles sont vouées à la
multiplication afin de compléter le sujet de son plus-dejouir. En vain, mais ce qui semblait
supportable au temps de la mort apprivoisée, du fait de la mobilisation de la métaphore
paternelle, devient insoutenable sous le joug de la libération de l’Autre associé à ce droit de
jouissance de la mort. La liberté de l’Autre posé en énonciation ne diffère du « Tu es qui
s’évoque du fonds tuant de tout impératif [27][27]Jacques Lacan, Kant avec Sade, p. 249. », qui
ici s’inscrit dans le pousse-à-consommer la mort.
31Comment alors pouvons-nous concilier le fait que la mort en même temps ne fait plus
partie de la vie, qu’elle s’en voit comme forclose, avec la survivance de pratiques qui la
reconnaissent et l’inscrivent dans le discours ?

32Le maquillage du mort en presque vivant et l’ensemble des gadgets déployés autour de la
mort ne viennent en fait que courtcircuiter la mort plutôt que l’évacuer définitivement. Le
discours du capitaliste du fait de la forclusion de la castration qu’il instaure est un discours
sans Réel inscriptible. C’est-à-dire qu’il ne peut inscrire la Mort, mais aussi qu’il ne peut la
proscrire. Se passer de l’impossible ne supprime pas pour autant ses figures. Le capitalisme
n’a pas plus que la Science ce pouvoir d’éradication du Réel. Le Réel n’est que délesté, pas
éradiqué. La Mort ne cesse d’exister malgré les progrès du technoscientisme et son recyclage
par le marché. Le capitalisme se contente d’accompagner les mutations du funéraires pour en
tirer parti, notamment en proposant des objets évidés qui singent l’objet a, au rang desquels
figurent l’ensemble des accessoires de la mort consommée, des fleurs jusqu’aux soins
tanathopraxiques, y compris le cadavre lui-même travesti en presque vivant. Jouissance de la
mort, jouissance des corps.
33Dans ce contexte subsistent des résistances à l’évacuation de la mort. Les sujets ne
collaborent pas aisément au capitalisme au sujet de la mort. De telles résistances se sont faites
jour par exemple lorsque Hausmann eu le projet de déménager les cimetières parisiens au
XIXe siècle ; alors que l’ensemble de l’architecture parisienne avait été fortement remodelée
par ce même Hausmann, déplaçant massivement les vivants, la population s’opposa au
déménagement de ce lieu devenu lieu des morts [28][28]Michel Vovelle, op. cit., pp. 640-641..
C’est ce dont témoignent aussi les pèlerinages de la Toussaint. Mort oubliés le reste de
l’année, célébrés un temps dans l’année. C’est de fait d’un clivage dont procède cette attitude
moderne face à la mort. Il y a des lieux où elle est proscrite, où il faut se taire, et des lieux
autorisés, où il est possible d’en parler. Ceci marque la subsistance du sujet face au
despotisme des discours modernes. La forclusion de la mort n’est que partielle pour des sujets
encore à même de s’appuyer sur le génie de leur structure et sur leur lien singulier à la
castration. Le capitalisme n’abrase pas la structure, il pousse à ne pas s’en servir. Le rapport
de chacun à la castration, et donc à la possibilité de métaphoriser la mort, n’est pas opérant
dans ce discours mais toujours disponible à un sujet pouvant s’en extirper, moyennant une
confrontation au Réel qui le détermine. Ce qui condamne à composer de façon singulière avec
la mort faute de repères symboliques manifestes.
34Clivage fait de la résistance du sujet donc, mais aussi de la cohabitation de la science et du
marché avec d’autres discours qui, eux, font lien social. En effet, si le discours du capitaliste
copule de façon élective avec le discours de la science ce n’est pas un discours monogame.
Les sujets contemporains, malgré leur errance et désarroi, ne sont pas encore complètement
phagocytés par le capitalisme, ils ne sont pas pris dans ce discours tout le temps.
Consommateurs oui mais pas que. Il reste de l’espoir pour que la curieuse copulation ne se
radicalise, pour que les sujets ne s’aliènent de manière irrémédiable à ces discours. Auquel
cas les sujets y perdraient leur subjectivité, soit leur lien au Réel. Le sujet de la civilisation
scientifique, celui qui ne serait plus que virtualité sous l’égide du Moi, en oublierait sa
subjectivité. Ce qui lui donnerait « matière à oublier son existence et sa mort, en même temps
qu’à méconnaître dans une fausse communication le sens particulier de sa vie [29][29]Jacques
Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en…. » Condition de parlêtre bafouée,
car la mort est le support de la vie, « est le support, la base, l’opération du Saint-Esprit par
laquelle le signifiant existe [30][30]Jacques Lacan, La relation d’objet, p. 48. ». Oublier notre
condition de parlêtre tout aussi bien que notre conscience d’ex-sister. Ce sujet de la
civilisation scientifique est « un sujet entièrement si aliéné par ce discours qu’il n’est sans
doute même plus névrosé [31][31]Guy Lérès, Science, capital et sujet, p. 218. ». Et sans doute
même plus sujet qu’il soit névrosé ou non. Le sujet y troquerait sa subjectivité pour une
virtualité d’où le corps serait rejeté. Cette vision d’une possible menace de la complétude et
de l’exclusivité de ces discours sur aucun autre se lit dans la visée utilitariste de la mort, ainsi
que dans le fantasme du marquis de Sade quant à la décomposition des cadavres.
35La mort de notre époque est clairement devenue une possibilité d’usage, c’est une mort
consommée. Ceci est rendu possible du fait que l’homme à vouloir s’égaler aux objets
manufacturés s’expose au risque d’être lui-même consommé. Dans ces conditions le sujet
devient lui-même un équivalent de ces objets dans l’échange entre semblables dont « la règle
en est l’utilité, non pas la nôtre mais la possibilité d’usage, l’utilité pour tous et pour le plus
grand nombre [32][32]Jacques Lacan, Le transfert, p. 250. ». Le sujet devient lui-même une
possibilité d’usage, il se retrouve sur le marché. Ce qui s’observe dans les trafics et dons
d’organes, aussi bien que dans toute marchandisation du corps comme l’utilisation de mères
porteuses, appelées GPA histoire de détourner l’attention de la dimension mercantile et
d’exploitation de l’homme par l’homme ou encore l’euthanasie dont la même portée
d’exploitation ne peut être éludée. Plus précisément au niveau du funéraire, cela a pour
conséquence que le cadavre devienne un objet a comme un autre, simple valeur d’usage.
C’est un souhait déjà émis par Jeremy Bentham, « sinon de brûler les corps, du moins de les
faire servir à des fins plus utiles que l’encombrant entreposage dans les
cimetières [33][33]Michel Vovelle, op. cit., p. 657.Un souhait qui n’a pas empêché…. » Les
cadavres y sont placés en position d’objet a, de plus-de-jouir, c’est-à-dire qu’ils doivent être
utilisés de manière productive. Le capitalisme ne supporte pas la perte, ce qui aboutirait dans
une logique finale au recyclage des cadavres, telle que l’évoquent certaines visions
écologiques et œuvres de science-fiction.
36

La ville encourage au recyclage prompt du cadavre. Le remplacement des fosses communes par
les « caveaux de décomposition rapide » atteste s’il en est besoin que le temps laissé aux morts est
devenu aussi encombrant que l’espace qui leur était jusque-là dévolu [34][34]Daniel Terrolle,
Recyclages, p. 97..
37L’utilitarisme se perçoit dans la pratique du « cadavre chaud » maintenu en vie
artificielle [35][35]Ibid., pp. 97-98. qui permet le prélèvement des organes. Ce qui est bien plus
utile que sa simple décomposition ou la crémation. À cela s’adjoint les caveaux à
décomposition rapide, car si consommation rime avec accumulation, elle rime aussi avec
consumation rapide. Le cadavre s’arbore d’autant plus d’un objet a qu’il est traité comme un
déchet. Il devient parfaitement inséré dans le cycle de consommation : « Chaque déchet
humain trouve maintenant sa place et le traitement auquel il a le droit [36][36]Ibid., p. 99.. »
Rien ne se perd dans un discours sans perte, tout peut être utile outre le fait qu’un cadavre, a
priori, n’est pas un déchet comme un autre. Le fin du fin de cette logique abouti à la
transformation du défunt en une relique, en un diamant qu’il serait de bon goût de sertir en
collier, bague ou autre babiole histoire que le défunt ne sorte pas de la consommation. Le
cadavre objet comme un autre, il ne reste plus alors qu’à le commercialiser voire à le donner
en spectacle.
38

Le fait noté est qu’une limite est franchie avec l’usage de cadavres à des fins esthétiques, bref
pour qu’on puisse en jouir [37][37]Charles Melman, Enfin une jouissance nouvelle : la
nécroscopie,….
39L’exposition de cadavres du Dr Gunther Von Hagens traduit une préoccupation utilitariste
qui passe au premier plan dans le rapport à la mort. Autant rentabiliser les corps non réclamés
pour le plaisir de tous, plutôt que de les incinérer dans l’anonymat le plus total. Cette
naturalisation des corps via leur plastification pousse encore plus loin la consommation de la
mort. Nous n’avons d’ailleurs plus vraiment affaire à de l’utilitarisme mais plutôt à un
utilitairisme qui réduit le désir à un pseudo-besoin d’où le Réel, en l’occurrence le Réel du
corps, serait délesté. Bien mieux que la bague sertie du mort qu’on porte au doigt sous forme
de diamant, le mort installé dans le salon dans la pose souhaitée entre dans le champ des
possibles. Là où la thanatopraxie permettait l’œuvre éphémère avec le défunt mis en scène, ici
il s’agit d’un spectacle ambulant qui déplace la limite du concevable en ce qui concerne la
dignité humaine et qui dans la plus fantasque visée mercantile pourrait faire son entrée dans
les chaumières.

40Il existe depuis fort longtemps des collectionneurs qui conservent des morceaux de
personnalités renommées, ou bien des musées qui exposent tout ou partie de ces illustres
personnalités. Mais à la différence près que pour ces derniers il ne s’agit pas de corps
décharnés, dépouillés, sans aucune pudeur. Le corps dans son intimité y reste voilé au regard,
ou réduit à un fragment qui ne quitte pas le cercle de l’intimité. Certes, la contemplation
publique du cadavre n’est pas une nouveauté ; jusqu’aux débuts du siècle passé les morgues
publiques permettaient au tout venant, gracieusement, de contempler des cadavres, mutilés ou
non, histoire accessoirement de satisfaire la curiosité sexuelle de visiteurs jeunes et moins
jeunes. La grande différence tient dans la commercialisation de ces corps, associée à la
publicité de la mise en scène dans une visée esthétique et lucrative. Faire commerce des
cadavres est une grande nouveauté qui subvertit la limite jusqu’alors établie par la mort. En
ça, cette exposition invente une nouvelle perversion : la nécroscopie, une « jouissance
scopique de la mort » [38][38]Ibid., p. 235.qui vient éterniser le « vœu de séduire
définitivement le regard de l’Autre, au-delà de la vie même » [39][39]Ibid., p. 236.. Une limite
est franchie dans l’industrialisation du désir, limite voisine de celle que rêvait de franchir le
marquis de Sade sans pouvoir y parvenir, si ce n’est dans son fantasme de seconde mort sous-
tendu par les limites de son désir.
41

La fosse une fois recouverte, il sera semé au-dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de
ladite fosse se trouvant regarni et le taillis se retrouvant fourré comme il l’était auparavant, les
traces de ma tombe disparaissent de dessus de la terre, comme je me flatte que ma mémoire
s’effacera de l’esprit des hommes excepté néanmoins du petit nombre de ceux qui ont bien voulu
m’aimer jusqu’au dernier moment et dont j’emporte un bien doux souvenir au
tombeau [40][40]Extrait du testament du marquis de Sade. Gilbert Lely, Vie du….
42Chez Sade, la limite n’est franchie qu’imaginairement, soit dans le fantasme [41][41]Jacques
Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 313.. C’est un déni de la mort première, celle du
corps, qui s’observe en particulier dans la multiplication des sévices subies par les victimes
sans que mort n’advienne. Cette non-survenue de la mort chez les victimes témoigne du fait
que « le point d’aphanisis, supposé en $ barré, doit être dans l’imagination sans cesse
reculé » [42][42]Jacques Lacan, Kant avec Sade, p. 253. aussi bien que ce fantasme met au
premier plan l’indestructibilité de l’Autre nécessaire à la symbolisation de la mort. Il n’y est
pas question de consommer la mort, si ce n’est dans « une combinatoire, qui seule
exige [43][43]Ibid., p. 254. » une substitution de l’objet trop usité pour satisfaire au fantasme.
C’est un fantasme de destruction, de mise en acte de cette « pulsion » (demande) « de mort »
qu’il nous offre [44][44]Ibid., p. 255.. La volonté de recommencement qu’inclut une certaine
conception de la pulsion de mort est toutefois réfutée chez Sade [45][45]Il est important ici de
repérer les différentes conceptions de…. Il veut justement une destruction définitive, élément
par élément, pour mettre fin à la jouissance et être certain que ça ne recommence pas. Chez lui
s’exprime un désir de perte sèche, il n’y est question de retour à l’inanimé qui signifierait une
perpétuation du cycle de la Nature. Son rêve de seconde mort n’en demeure pas moins
paradoxal. En même temps l’horizon sadien est celui d’une perte radicale, anéantissement
complet, et dans le même temps un supplice éternel [46][46]Jacques Lacan, L’éthique de la
psychanalyse, p. 321.. L’idée de l’Enfer qu’il refuse, comme symbole de la tyrannie
religieuse, il en accable ses victimes d’un tourment éternel semblable à celui de l’au-delà
infernal [47][47]Jacques Lacan, Kant avec Sade, p. 254.. L’anéantissement éternel est pour
l’autre, voué au recyclage perpétuel, la perte sèche est pour lui [48][48]« Ce serait ici le cas,
sans doute, d’examiner l’absurdité…. L’autre doit être livré aux souffrances éternelles,
condamné à ne sortir du cycle de la Nature, bien qu’il reconnaisse la mort comme une
délivrance des peines de ce monde même pour l’autre. Une telle différence de traitement
s’explique par le fait que l’amour du prochain ne va pas de soi : « Il mérite mon amour
lorsque par des aspects importants il me ressemble à tel point que je puisse en lui m’aimer
moi-même [49][49]Sigmund Freud, Malaise dans la culture, p. 62.. »
43Cette vision sadienne de la mort nous offre deux reflets différents comme témoin d’un
clivage entre une mort sèche et une mort recyclée. Celle pour soi et ceux à l’image de soi, et
celle pour les autres, ennemi, inconnu ou simple étranger, qui n’accèdent pas d’office à la
dignité de l’amour [50][50]Ibid.. C’est une telle méconnaissance du désamour, de l’agressivité,
pour l’autre dissemblable qui est à l’origine même du Malaise dans la civilisation, car la
jouissance comporte le mal du prochain que l’on ne saurait reconnaître en nous [51][51]Jacques
Lacan, L’éthique de la psychanalyse, pp. 296-298..
44Ce qui nous amène à relever que, si l’exploitation de l’homme par l’homme repéré chez
Sade répond à la définition du capitalisme, la pure perte n’est pas du ressort du discours du
capitaliste. Le capitalisme par la mort consommée ne vise pas l’anéantissement complet du
cadavre qui signifierait un au-delà du capitalisme, car il nécessite des corps pour marcher,
qu’ils soient prolétaireconsommateurs ou cadavre-consommés. Cette disjonction qui forme un
drôle de paradoxe tient au fait que le pervers reconnaît en partie la castration là où le discours
du capitaliste la rejette totalement, ne lui accorde aucune signification. Le droit à la jouissance
pour tous n’est pas équivalent à la perversion. Chez Sade, il y a reconnaissance de la perte
radicale associée à un déni de la mort à travers le rêve de l’éternel recommencement, de la
perpétuation infinie de l’existence. Ce clivage sadien est absent du lien capitaliste qui ne veut
rien en savoir de la castration. Différence radicale et décisive : il n’y est pas plus question de
déni de la mort que de sublimation créationniste [52][52]« Comme dans Sade, cette notion de la
pulsion de mort comme… ici. Si nous avions affaire à du déni, ou du démenti, avec le
discours du capitaliste, alors il y aurait une erreur d’écriture dans le discours du capitaliste tel
que formalisé par Lacan. Comme nous l’avons exposé celui-ci inscrit un court-circuit
imaginaire de la castration et un délestage du Réel. Et c’est le pas décisif. Le discours du
capitaliste ne se contente pas d’un shunt, il ampute par la forclusion de la castration le
possible lien au Réel [53][53]Comme évoqué précédemment, un court-circuit n’est pas un… et
donc à toute métaphorisation de la mort. La mort consommée est une mort sans sujet du fait
qu’elle rejette la mort hors du champ de la parole et du langage.
45À titre d’exemple de cette mort rejetée, le cas des SDF inhumés sous X ainsi que les corps
donnés à la science qui montrent que « chaque déchet humain trouve maintenant sa place et le
traitement auquel il a le droit » [54][54]Daniel Terrolle, Recyclages, p. 99.. Ces corps, faute
d’être viables, utiles pour le cycle de consommation ordinaire, disparaissent sans laisser de
traces, sans le recours au jeu du Symbolique pour signer leur mort, comme si cette mort
n’était jamais advenue. À ceci près qu’il existe quelques mentions qui figurent dans un
registre. Réduits à une simple opération comptable pour seule trace [55][55]D’où l’horreur
suscitée chez le gardien de la morgue du Faste….
46Ce rejet de la mort de l’homme est la conséquence de la réduction première de la mort par
la Science au chiffrable. Dorénavant ce qui signe la mort se lit dans des données analogiques
et numériques, ce n’est plus un fait de langage comme cela l’était pour la mort apprivoisée où
ce qui signait la mort était son annonce, soit son repérage par le signifiant et la rencontre avec
l’autre. La mort du parlêtre est destituée au profit de la marchandisation de l’humain sous
fond d’utilitarisme de masse.

47

Tel est ce que Lacan propose d’appeler discours capitaliste (celui du néolibéralisme utilitaire) : un
discours qui rejette la castration et du coup « les choses de l’amour » telles que nous les avons
évoquées ; un discours qui […] fait du sujet un nouvel objet de la science (clonage, fécondation in
vitro expérimentation d’armes chimiques, etc.). Surtout, ce discours, identifiant le manque à un
objet futur, interdit tout changement de lien social. Pas de reste, pas d’objection : même la guerre
est propre ! [56][56]Marie-Jean Sauret, L’effet révolutionnaire du symptôme, p. 92.
48L’utilitarisme ici en action dans le mortuaire est le même qui est en action dans la
justification des pires atrocités qu’ait connu le siècle passé. Le président Harry Truman a
justifié les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki selon des arguments
utilitaristes [57][57]Michel Salamon, La mort interdite, p. 65.. Soit pour le bien et le bonheur
du plus grand nombre. Ce qui omet les raisons géopolitiques d’exploitation de l’homme par
l’homme où la jouissance, soit le mal du prochain, se dissimule. Ces bombardements
procèdent d’une méconnaissance de la haine vouée au prochain qui est à la base même de la
pensée utilitariste. Vouloir le bien de tous oui, mais à condition qu’ils soient à notre image.
Une telle atrocité et d’autres qui viendront ne sont pas déclenchés par des pervers mais par
des bureaucrates [58][58]Jacques Lacan, op. cit., pp. 385-386. qui méconnaissent le fondement
de leurs actes sous couvert du meilleur pour tous. « Ce sera déclenché sur ordre, et cela se
perpétuera selon les règles, les rouages, les échelons qui obéiront, les volontés étant ployées,
abolies, courbées vers une tâche dont après tout – ils espèrent – qui perd ici son sens et, en le
rendant à sa dimension constante et dernière pour l’homme, sans dissipation, aura pu avoir
quelques caractères conjuratoires, cette tâche sera la résorption d’un insondable
déchet [59][59]Ibid.. » Freud a su déceler la pulsion de mort à l’œuvre dans la pratique d’une
Science qui permet de cautionner les pires atrocités par simple méconnaissance de ce qui
l’anime, autrement dit par méconnaissance du Réel. L’autre placé en objet a, exploité sans
vergogne, c’est le désastre de la Shoah et les affres de la Seconde Guerre mondiale [60][60]À
noter que l’extermination de masse en elle-même va au-delà du…. Barbaries [61][61]Avec
toute l’équivoque d’absence de langage que comprend ce… qui ont offert un recyclage des
corps qui signifie le rejet de la mort des victimes. Ceci va des expériences menées sur les
effets de la radioactivité perpétrées sur des irradiés vifs ou en état de cadavre dans les
hôpitaux japonais ou acheminés en bocal pour l’expérimentation aux Etats-Unis pour être
analysés et objectivés, aux expériences les plus sordides les unes que les autres menées par le
nazisme également au nom de la Science. Le prochain y a été utilisé au mépris de sa mort, à la
méconnaissance par l’homme de sa propre malfaisance qui, s’il ne la recèle dans l’autre, la
reconnaît encore moins en lui-même. La motion utilitaire du bonheur du plus grand nombre
justifierait le malheur du prochain qu’on ne saurait reconnaître jusqu’à lui ôter sa
mort [62][62]Sur ce point nous pouvons observer la résistance de sujets, qui….
49C’est un paradoxe de la promotion du bonheur que de la voir associée aux pires exactions
que l’humanité ait connue de par l’industrialisation de la mort et la marchandisation de
l’humain à grande échelle : l’amort dérive de l’espérance au bonheur. Une vision du bonheur
qui, ponctuée par la non reconnaissance de la perte, conduit insidieusement à une impossible
séparation avec son lot de symptômes et de protestations de sujets en mal d’amort [63][63]Qui
peut s’entendre dans le sens que nous lui avons donné du….

Les aléas de l’amort, Acte II : l’impossible séparation

50

Séparer les vivants des morts est ce qui permet aux sociétés de n’être pas folle et l’on peut dire
d’une culture qu’elle tient sa raison de s’opposer à la confusion des vivants et des
morts [64][64]Patrick Baudry, La place des morts, p. 44..
51Les rites funéraires avaient comme but premier de séparer les morts des
vivants [65][65]Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du… au niveau
topographique, de la gestion de l’espace, mais plus essentiellement sur l’autre scène [66][66]Ce
dont témoigne le geste symbolique parfois proscrit du jet de…. Celle du champ de la parole et
du langage. La mort consommée prend place avec l’évanouissement des rites et des pratiques
funéraires qui reposaient tant sur la communauté que sur l’usage de la parole. Ce passage de
la mort métaphorisée à la mort consommée a induit une non-séparation des vivants et des
morts. Le discours du capitaliste ne reconnaît pas la perte et ainsi ne permet pas la séparation
de quelque ordre qu’elle soit. Par la réduction du sujet au consommateur il oblitère la
séparation nécessaire d’avec les défunts. C’est la différenciation des places qui disparaît avec
le rejet de la castration. Effacement de toute hétérogénéité, de toute altérité.
52

Les discours construisent l’inadéquation du sujet à son objet de jouissance, l’objet a, l’unique
trouvaille de Lacan ainsi qu’il l’affirmait. Ce qui meut alors le sujet c’est la dimension du
fantasme, à écrire $◊a, c’est-à-dire sujet coupure de l’objet. La castration ne veut pas dire autre
chose : il n’y a pas de souverain bien qui comblerait le sujet [67][67]Serge Lesourd, La
mélancolisation du sujet postmoderne ou la….
53Le mort prend place en objet a dans le fantasme du vivant : c’est un objet perdu dont la
coupure instaure la nécessaire séparation. La formule du fantasme se lit aussi comme « désir
de » l’objet. Ce lien qui se matérialise par le poinçon entre le sujet et l’objet introduit une
identité qui se fonde sur une non-réciprocité absolue entre le sujet et l’objet : nous avons
affaire à une auto-identité contradictoire. C’est-à-dire que sujet et objet ne peuvent en aucun
cas ni se compléter ni s’amalgamer. Il y a une séparation nécessaire entre les deux. Nécessaire
car elle est introduite par le langage et la fonction de la castration qui signifie le renoncement
à la jouissance première.

54Avec le traitement moderne de la mort, la séparation entre le sujet et l’objet est résorbée, le
sujet s’égale à l’objet. Le court-circuit de la castration rend possible cette jouissance que la
structure même du langage interdit et donne ainsi un accès direct à l’objet. La relation ainsi
permise n’est plus de l’ordre du fantasme, mais une affaire commerciale. Un avènement de la
mort consommée où la place du mort n’est plus marquée par une distance d’avec le sujet. La
différenciation des places n’opère plus entrainant un effacement de toute hétérogénéité, de
toute altérité entre les deux espaces jusqu’alors maintenus distincts. Consommer la mort
équivaut à ne plus laisser les morts partir, à ne plus faire de différence entre l’ici-bas et l’au-
delà [68][68]Jusque dans des techniques qui promettent de produire des….
55Une difficulté singulière de renoncement au mort s’inscrit donc dans le discours du
capitaliste car il ne connaît l’entropie. Avec ce type de lien, les morts ne cessent de ne pas
disparaître. Ce dont témoigne l’invention du culte du souvenir qui prend appui sur la
substitution de l’image à la parole, la difficulté contemporaine du deuil, ou encore la
mélancolisation dans laquelle plongent certains faute de séparation possible dans les formes
moderne du lien.

56

C’est bien de la mémoire qu’il s’agit maintenant : cette mémoire dont la taille croissante s’est
imposée à la famille à partir de 1750, comme la chose à préserver du défunt dont on veut rappeler
les traits individuels [69][69]Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours,….
57Il ne saurait plus être question d’acter la perte, mais de faire subsister le souvenir du
disparu, d’entretenir un culte du souvenir tel qu’il s’exprime dans le culte du tombeau lié à la
mémoire du défunt. Même l’incinération qui semble acter la pure perte, n’empêche pas pour
autant le même état de conservatisme avec l’ensemble des accessoires du souvenir disponibles
pour maintenir la présence du mort ou encore la non dispersion des cendres. Cette « volonté
de prolonger la présence des morts » [70][70]Philippe Ariès, L’homme devant la mort, la mort
ensauvagée,…associé au « désir obscur de laisser au défunt cette apparence de vie »
correspond bien à une confusion des places entre les vivants et les morts. Tout semble fait
comme si le défunt ne cessait de ne pas partir. Conserver le défunt auprès de soi, l’empêcher
de partir, tel serait l’adage de la consommation de la mort.Discours sans perte, sans entropie,
qui n’autorise pas à la mort d’être actée, le mort peut toujours être utile…
58Ce surinvestissement du souvenir trahit une nécessité de l’élaboration de la mort pour
préserver la dimension du désir. Ce qui est omis, c’est l’oubli qui équivaut à la mise en
sépulture du mort dans l’inconscient. Le discours du capitaliste invite à se passer du temps
d’élaborer la mort, sous forme d’impératif plus ou moins virulent teinté d’exigence de
production et de rentabilité. La discontinuité de l’existence est ramenée à l’instant, à
l’immédiateté. Ce qui est le paradoxe d’un discours qui, dans le même temps, fait le terreau de
deuils impossibles et enjoint de ne cesser de produire et d’abréger son deuil. Double
injonction intenable qui a de quoi rendre fou alors que la perte d’un proche comme une
maladie demande une réinscription de la temporalité et tire bénéfice de l’oubli : « Guérir, ce
n’est pas alors seulement oublier une maladie que la médecine a traité avec succès, guérir
c’est oublier le savoir qu’elle procure sur la cause et l’heure de la mort. C’est, en somme,
oublier la mort pour mieux retrouver le temps dans une durée où l’on ne sait pas quand et de
quoi on va mourir [71][71]Roland Gori, Marie-Josée Del Volgo, La santé totalitaire, essai…. »
59La copulation avec la Science confine la mort à la certitude, à un savoir aliénant tel que
nous l’enseigne le drame shakespearien d’Hamlet. Hamlet est condamné du seul fait du savoir
sur la mort. Ce qui signifie plus d’espoir possible pour lui et entraîne la chute du désir. Le
savoir coloré de certitude est synonyme de désespoir.

60

Le désespéré, lui sait d’abord ce que tout le monde sait, et qui ne tire guère à conséquence : qu’il
mourra un jour indéterminé, n’importe quand (le Quod) ; et il sait d’autre part ce qui n’est
nullement fait pour être su : qu’il mourra tel jour à telle heure (le quando) ; il sait donc sur sa
propre mort tout ce qu’il y a à savoir y compris ce qu’il ferait mieux d’ignorer. […] le temps du
désespoir est un temps mort et entièrement spatialisé un temps déjà révolu [72][72]Vladimir
Jankélévitch, La mort, pp. 146-147..
61C’est d’un tel savoir qui ne laisse aucun espace à l’oubli dont témoigne l’anorexique. Elle
est présentification du mort, refus de toute séparation. Du fait de l’annulation de l’altérité elle
se place dans « l’impossibilité de faire un deuil et, plus généralement d’accepter une
perte » [73][73]Ginette Raimbault, op. cit., p. 137.. Ce qui semble en faire un pur produit du
lien capitaliste peut cependant se lire comme un refus de ce pousse-à-la-consommation. Car
son commandement à elle est : « Jouis de ne pas jouir. Ne touche rien à la vie [74][74]Ibid.,
p. 138.. » Et même sa réussite ne témoigne pas d’autre chose que de cette impossibilité de la
perte : « La réussite […] n’est rien d’autre qu’une modalité de l’échec du deuil [75][75]Jean
Allouch, Le deuil aujourd’hui, p. 16.. » Ne pas laisser partir les morts condamne au désespoir.
Ce qui peut paraître déroutant dans une époque qui vit au rythme de la promotion du bonheur
à laquelle répond le rejet de la mort.
62

Non, l’investissement sur la mort n’est pas une dérivée de l’espérance de vie : c’est une dérivée de
l’espérance de bonheur, ce qui est bien plus complexe, mais plus chargé de sens [76][76]Michel
Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours,….
63Le rejet de la mort hors de la subjectivité, bien plus qu’un simple fait comptable découlant
des progrès de la technique associés au recul de la mortalité, suit le cours de la promotion du
bonheur. C’est sous la plume de positivistes au XIXe siècle qu’émerge un refus hédoniste de
la mort associé aux progrès de la science et au développement de la société industrielle. La
mort apparaît dès lors comme une entrave à l’essor de l’industrialisme heureux.

64Les bienfaits du capitalisme [77][77]Jacques Lacan, La logique du fantasme,


p. 360. renvoient à une conception du bonheur qui entend que l’homme s’affranchisse de son
environnement, de la nature aussi bien que des déterminations du langage, soit des
déterminations inconscientes. Car l’inconscient est un trouble fait au bien-être du plus grand
nombre. Il est parasitaire et dysharmonique là où le bonheur promu ne se satisfait que de
l’utopique complétude [78][78]Jacques Lacan, Les non dupes errent, pp. 228-229 : « c’est….
C’est une conception du bonheur qui ne se supporte pas du manque, des carences, pas plus
que des « dys » ou autres déficits qui pourtant sont au plus près de ce qui définit
l’homme [79][79]Michel Foucault, La vie : l’expérience et la science,…. C’est la promotion du
Moi au détriment du Sujet dans une visée de complétude ou rien ne saurait manquer. Il ne faut
manquer de rien, et c’est bien à ça que servent les lathouses. À ce que le Sujet la boucle, au
pas du terrorisme d’un bonheur qui ne saurait être singulier mais répondre du même pour
tous, sous fond d’adaptation et de renforcement du Moi.
65

Une futurition congelée, un devenir littéralement détemporalisé – voilà où en arrive l’homme


acculé quand la prescience de la mort à date fixe bouche en lui toute ouverture sur un lendemain
réel. Mais s’il n’y a plus de futurition, il n’y a plus de prétérition : car un passé sans futur n’est
même pas un passé ; le souvenir se fige, par là même que le « survenir » et l’« advenir »
s’immobilisent : entre l’avenir gelé et le prétérit réifié et minéralisé, on ne sent plus l’incessante
circulation du devenir. Le vaisseau est pris dans les glaces. On comprend qu’en dissimulant à
l’homme la prescience de l’heure, Prométhée lui ait épargné un supplice contre-nature : nous
n’aurons pas à égrener un par un, à épeler syllabe par syllabe les instants qui nous restent à vivre.
Prométhée nous concède à la faveur de notre ignorance, une manière de futur
illusoire [80][80]Vladimir Jankélévitch, La mort, p. 148..
66L’idée du bonheur sous couvert de complétude n’est cependant pas en soi une invention de
la modernité. Les époques précédentes ont promu cette complétude pour accompagner la
poussée de l’individu, à la différence près qu’il était question d’une promesse de complétude
dans l’après. Pour accéder à un bonheur complet, à une jouissance sans faille, il fallait, sur le
mode de la logique œdipienne, remettre ça à plus tard, non sans respecter un certain nombre
d’usages ; ce qui correspond au mieux à la version anthropomorphisée du Paradis, celle du
« nous nous retrouverons », plus encore qu’aux eschatologies précédentes. Une version qui se
retrouve aussi bien dans la plupart des religions, au gré de la demande populaire [81][81]Ainsi,
le développement du bouddhisme au Japon est marqué par….
67Dans l’optique religieuse, le report de jouissance préserve le rapport au temps du sujet, la
discontinuité de l’existence autour de la prétérition et de la futurition. Ce n’est plus de mise
avec les discours modernes où seul l’immédiateté, l’instantané fait figure de rapport au temps.
Autrement dit, une présentification où prime la recherche d’une jouissance individuelle
absolue. La visée du bonheur de tous par la complétude implique donc une altération du
rapport du sujet au temps. D’où un malaise, car il ne saurait y avoir de sujet sans la
temporalité qu’implique l’idée même du bonheur dans sa dimension de rencontre [82][82]Le
sens originel du bonheur renvoie à la fatalité de la bonne…. Le sujet n’ex-siste pas au langage
dans la synchronie, mais selon un mode séquentiel où l’anticipation, l’après coup et plus
généralement la dimension historique prennent place. Le sujet ne se satisfait pas de la
platitude combinatoire d’un présent infini. Qui plus est, contrairement au modèle religieux,
cette vision, par la valorisation d’une complétude ici-bas, au lieu de promettre le Paradis rend
possible l’Enfer sur Terre. Car, ce qu’offre le discours du capitaliste à l’homme, c’est la
réalisation de son fantasme et ce que vise l’homme par cet accomplissement, c’est bien
l’Enfer et non le Paradis [83][83]Charles Melman, L’homme sans gravité, p. 136. : un Enfer
terrestre qui a des allures d’entre-deux-morts où git le désir. La temporalité sans relief qui
s’en exhale est en fait une éternité qui équivaut à un système tout ou rien. D’où une certaine
paranoïsation des sujets, réduits à leur Moi et détachés de l’Autre, face à la survenue de
l’impossible perte. Dans cet espace sans mort, délesté du Réel, chaque mort doit trouver un
coupable, un persécuteur qui prive le sujet de l’être cher. La mort n’y trouve plus
signification. Aucune cause ne mérite plus la mort ni simplement de risquer sa vie. La mort
est évacuée du programme du « bonheur ».
68

Le bonheur, à moins de le définir d’une façon assez triste, à savoir que c’est d’être comme tout le
monde, ce à quoi pourrait assez bien se résoudre l’autonomous ego, le bonheur, il faut bien le dire,
personne ne sait ce que c’est [84][84]Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, p. 91..
69Le bonheur selon l’amort se supporte de ce leurre qui est la fonction de l’objet a, de ce
leurre qui permet le réparable, la complétude du bonheur terrestre [85][85]Jacques Lacan,
Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, p. 455.. Car ce n’est qu’un leurre. Les lathouses
que propose l’aliénation capitaliste ne sont que des semblants d’objets a, elles sont remplis
d’un vent, le vent du désespoir. En effet la complétude promise n’est pas au rendez-vous.
C’est une farce dont le sujet passé consommateur est l’objet. Cette aliénation sociale ne
fournit aucun savoir sur le bonheur. Ceci tout simplement du fait qu’il n’existe pas de savoir
sur le bonheur, si ce n’est celui singulier du symptôme.
70

Ce que cherche le sujet, d’être habité par le signifiant, est au-delà du bien-être, au-delà du principe
de plaisir. C’est le bonheur du symptôme qu’il ne peut trouver que dans les voies de l’inconscient,
à partir de ce qui le détermine comme singularité [86][86]Christian Demoulin, Bonheur et
symptôme, p. 171..
71Le bonheur d’un sujet ne saurait se limiter à une perspective d’adéquation de l’homme à
son milieu, au poli, au normal auquel répond le principe de plaisir. Au contraire, la rencontre
du singulier auquel répond le bonheur dérange le principe de plaisir pour viser un au-delà. Le
principe de plaisir ça réside dans le fait de n’avoir rien de particulier, là où le bonheur du sujet
en passe par sa singularité dans son lien au Réel. L’aliénation capitaliste ne répond pas à des
demandes singulières mais propose, voire impose, aux consommateurs des objets qui ne
servent à rien, qui ne viennent pas combler le sujet, mais au contraire ne font que creuser leur
manque-à-jouir. D’où un malheur et une détresse grandissante qu’un certain nombre d’objets
et de services exploitent, de manière lucide ou non. En ce qui concerne le champ de la mort,
les divers expédients qui viennent creuser le désarroi du sujet se nomment
antidépresseurs [87][87]Dont l’efficacité même en termes de bien-être laisse place au…,
accessoires du souvenir ou encore psychothérapies basées sur le modèle du bien-être et de la
santé. Le marché offre à profusions ces objets, dans des déclinaisons aux allures de
schizophrénisation. La mort est devenue un business comme un autre dans l’industrie du
bonheur où les individus se métamorphosent en consommateurs heureux l’espace d’un
instant, d’une dose. Succinctement la soif de bonheur est étanchée, mais c’est du vrai de faux,
des sortes de placébo qui marchent à la suggestion, et qui en définitive abandonnent
les consommateurs dans des impasses subjectives. D’où l’émergence de nombre de
pathologies de la consommation comme autant de solutions inventées par les sujets, autant de
réponses, face au malaise dans le capitalisme.
72Ces différentes solutions tentent de palier à la nécessaire incomplétude liée à la structure du
langage même. Elles tiennent tant d’une culture du narcissisme portée par l’idéologie du Moi
fort, que d’une fatigue d’être soi [88][88]Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. dont les
origines sont à chercher dans les impératifs de réussite individuelle et dans l’impuissance qui
en découle faute de n’être que soi, avec son lot d’imperfections et de défauts inaliénables. Des
pathologies qui ont en commun de répondre à la circularité induite par le discours du
capitaliste aussi bien qu’elles attestent de la platitude du présentisme : dépression, boulimie,
anorexie, mise en acte, repli social, addiction ou encore toxicomanie sont des effets de la
modernité dans les sociétés industrielles qui témoignent de la difficulté, si ce n’est de
l’impossibilité, de composer avec la perte.
73La toxicomanie témoigne de cette impasse subjective en se réfugiant dans l’illusion d’une
complétude plutôt que d’aller à la rencontre du manque et de ses implications ; tout comme
les diverses addictions, elle marque un refus de reconnaître la perte. À défaut de lien à
l’Autre, ces sujets tentent de se compléter par l’objet. Les dérives toxicomaniaques suite à un
deuil ne sont d’ailleurs pas des phénomènes isolés, accrus d’autant plus du fait du dénuement
des sujets, du laisser pour compte des endeuillés. Les drogues de quel qu’ordre qu’elles
soient, même les plus communes et les plus légales, semblent détenir la promesse de soigner
de tous les maux tout autant qu’elles évitent toute subjectivation de l’existence. Ce qui fait de
ces sujets des « morts vivants, ou des vivants morts » [89][89]Charles Melman, L’homme sans
gravité, p. 73., la place de la vie et de la mort y étant confuse faute d’articulation du Réel, ce
lieu qui détermine notre position de sujet [90][90]Xavier Blondelot, Japanese and Lacanian
Ways of Thinking: An….
74Les errances du sujet sont aussi celles de la mélancolisation face à l’impossible perte et
l’éclipse du bonheur. Cette mélancolisation n’est pas de structure mais le fruit gâté des
errements du sujet dans le lien social. Elle vient nous enseigner sur la dépression
contemporaine, sur la difficulté singulière de notre époque à composer avec la perte et en
particulier avec la mort. Les manuels type DSM rangent d’ailleurs les difficultés à composer
avec la mort sous l’égide de la dépression. Un deuil qui dure plus de quelques semaines
est stigmatisé de dépression majeure à traiter le plus rapidement possible, productivité et
rentabilité oblige. Subjectiver la perte devient une maladie, signe d’une psychiatrie biologique
et naturaliste au service du marché bien plus qu’au service des sujets, auxquels elle ne permet
ni n’accorde la subjectivation de la perte. Démarche à laquelle elle enjoint des produits de
substitution, qui viennent illusionner la complétude du sujet [91][91]Ce qui est à relier au fait
que les morts ne disparaissent pas…. Ce qui ouvre la porte conjointe de la manicisation : des
sujet dans l’urgence, de faire, de consommer, sans coupure, sans temps mort qui s’exprime
peut-être de la manière la plus limpide dans les nouvelles formes d’addiction aux objets de
consommation de l’époque comme les smartphones ou les réseaux sociaux, jusqu’aux dérives
de la chirurgie esthétique infinie où le corps devient pâture de la consommation.
75Ainsi, plutôt que laisser le temps au sujet de symboliser la perte, de lui laisser la possibilité
de s’appuyer sur sa relation à la castration ou de le délaisser face à l’impossible perte, c’est un
pousse-à-laconsommation qui ici prend valeur d’impératif. Le discours du capitaliste enjoint à
continuer de consommer, sans coupure, tout comme le maniaque prit dans une circularité
infernale ne trouve pas la coupure dans le discours. La présence du mot n’y vient pas
permettre de supporter l’absence de la chose, l’absence de l’autre. Pris dans une circularité
hors sens, le maniaque continue jusqu’à consumation faute de pouvoir métaphoriser la perte
en s’appuyant sur le tranchant du langage. Au contraire de la position du mélancolique d’objet
déchet destiné à être évacué, qui fait qu’in fine il sort de la spirale de la consommation. Il est
guéri. Or le capitaliste a besoin de consommateurs, pas de sujets qui trouvent la sortie. D’où
l’injonction à se soigner, à consommer du soin, et revenir au plus vite dans le cercle général
de la consommation. Un endeuillé n’est pas productif, c’est un individu en panne qu’il faut
remettre dans l’ordre de marche de la consommation.

76

Il n’y a de bonheur que du symptôme. Une politique de santé mentale qui tienne compte de
l’inconscient viserait le bonheur, non pas le bien-être. Mais pas l’utopie du bonheur absolu, le
bonheur du symptôme. Le bonheur du symptôme, c’est aussi le bon heurt, l’heureuse rencontre de
l’amour ou la découverte d’une vocation qui donne corps au désir [92][92]Christian Demoulin,
op. cit., p. 170..
77Le point de rassemblement peut-être le plus crucial de ces pathologies tient au fait qu’elles
témoignent de sujets qui se font leurrer par le bonheur en toc que propose le marché. Ils ont
envie d’y croire, au risque du désespoir, qui marque le sujet moderne. Le bonheur est un bien
singulier, qui échappe à tout savoir car il se trouve dans la rencontre avec le Réel qui nous
détermine. Ce que le sujet a la possibilité d’articuler en particulier au travers du symptôme si
tant est qu’il soit réussi. L’initiative en est laissée au sujet de trouver son bonheur. Ce qui
comporte le risque de composer avec le Réel mais sans quoi il se dispense d’exister. Le Réel
est un lieu, un basho (場所) ; prendre en compte le Réel comme Basho c’est avant tout tenter
de réintroduire le sujet forclos par les discours modernes, c’est réintroduire une place pour
exister dans la souffrance, dans la violence d’un monde sans cesse accéléré [93][93]Xavier
Blondelot, op. cit., pp. 63-65.. C’est aussi remédier à la forclusion de la
rencontre [94][94]Jean-Pierre Lebrun, Une forclusion de la rencontre., symptôme du lien social
contemporain. C’est-à-dire donner la possibilité de réintroduire du lien social [95][95]Ce que
permet la psychanalyse, qui pourrait être définie comme… pour contrecarrer la solitude
toujours plus grandissante de l’homme moderne dans l’existence en général et face à la mort
en particulier. Ce qui nous amène à conclure sur le sort des laisser pour compte du lien social
au plus près de la mort, ceux que la modernité appelle les mourants.

Le sous-prolétariat des mourants

78

Pas de lien social sans cette création continue du symptôme « singulier ». Mais le symptôme
« social », c’est ce qui est exclu par le fonctionnement du discours capitaliste. Ce dernier fabrique
non pas un sujet séparé de son être de jouissance, mais un individu complété d’objets en kit, perdu
pour le social. Pas de changement de discours. Le prolétaire est donc le symptôme de la
dégradation du lien social (lequel implique le changement de discours) [96][96]Marie-Jean Sauret,
L’effet Révolutionnaire du symptôme, p. 79..
79Le lien social suppose l’autre, le petit et le grand, quelques semblables (qui ne soient pas
des identiques). Cela suppose que la logique subjective ne soit pas réduite à la logique
individuelle. Sans cela, les petits uns deviendraient interchangeables, dépourvus de manque,
ignorants de la perte, du fait que les discours de la science et du capitaliste viendraient les
combler. Les autres discours font tous lien social, car ils impliquent l’Autre, de l’Autre
manquant : le maître et l’esclave pour le discours du maître, l’hystérique et le maître pour le
discours hystérique, l’analysant et l’analyste pour le discours de l’analyste, l’enseignant et
l’enseigné pour le discours universitaire. Tous font lien social parce qu’ils impliquent un
Autre manquant là où le discours du capitaliste suture le sujet de son manque. Lediscours du
capitaliste inscrit une rupture du lien social parce qu’il procède d’une mise en vacance du
Réel qui détermine la subjectivité.

80

Le subjectif est ce qui se rencontre dans le Réel [97][97]Jacques Lacan, Les structures freudiennes
des psychoses, p. 305..
81Dans ce contexte, prend place le prolétaire, le seul symptôme social issu du discours du
capitaliste selon Lacan : « Il n’y a qu’un seul symptôme social : chaque individu est
réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social [98][98]Jacques
Lacan, La troisième, p. 187. A noter que Lacan en…. » Le prolétaire est exclu du lien social
contemporain car, dans le discours du capitaliste, il est réduit au consommateur, l’individu
auquel il ne saurait rien manquer. Le prolétaire est le sujet réduit à l’individu, du « matériel
humain » dépossédé de tout savoir et voué à se compléter par les objets du marché, les
lathouses, venant oblitérer son désir. C’est ainsi que nous comprenons l’énoncé de Lacan
« tout individu est un prolétaire » en tant que le prolétaire, réduit à son individualité, se trouve
exclu du lien social. Le symptôme social signe un impair majeur dans le lien social : « tous
prolétaires » doit s’entendre comme « tous sujets du capitalisme », soit des individus réifiés,
délaissés au rang de simples objets, qui s’accommodent d’autres objets.
82

L’homme-ni-vivant-ni-mort est réduit à l’état d’un cadavre ambulant [99][99]Vladimir


Jankélévitch, La mort, p. 451.
83Ici nous écrivons un mythe : le sous-prolétariat des mourants.

84Le mourant est un prolétaire particulier, c’est un prolétaire usagé, dont on a plus besoin si
ce n’est pour le compléter par quelques menues médications. Un prolétaire en tant qu’il est
évacué du lien social comme déchet du discours du capitaliste qui le recycle médicalement.

85Petit aparté à ce propos pour signaler que l’appellation de mourant est très récente, elle
accompagne la médicalisation de la mort en discriminant ceux qui sont jugés comme inutiles,
non productifs. Alors que dans les faits nous sommes tous des mourants. Et fait encore plus
étonnant, au XVIIe siècle le mourant était l’amoureux d’une dame. Curieux glissement
sémantique qui semble tant témoigner du rejet des choses de la mort que de celles de l’amour.

86Un mourant réifié disions-nous, ravalé au rang d’objet de science (et de l’industrie qui
l’accompagne). « De quoi a-t-il besoin » remplace « qu’est-ce qu’il désire ». La dimension du
désir est évacuée. La question de la finitude concomitante mise sous scellée. C’est une
histoire d’uns, d’individus, réduits à leurs corps, privés de leur mort. Un corps qui n’est pas le
corps parlant, ni désirant tel que raconté par la psychanalyse. C’est un corps qui s’ajuste, se
remplit, s’asservit à des objets de consommation. Ce n’est pas un corps désirant articulé par le
langage. Ce corps-là ne parle pas. Il se réduit à l’image quand tout se résume à produire,
consommer ou être consommé.

87Une illustration de la mutation contemporaine se perçoit avec la nouvelle de Tolstoï, Le


maître et le serviteur. Dans celle-ci, le maître et le serviteur sont pris dans une tempête de
neige du fait de l’obstination du maître à vouloir réaliser une affaire (ne pas laisser l’occasion
à un autre de se saisir d’un stock de bois). Pris dans un blizzard qui semble les condamner, le
maître fini par périr en protégeant le serviteur du froid. À la différence du capitaliste, pour qui
son sujet est destitué de son savoir, le maître ici se sacrifie en protégeant son serviteur, car il
lui est fort utile, précieux même, de par son savoir-faire. Contrairement au prolétaire il n’est
pas jugé remplaçable, interchangeable. Effectivement, pour le capitaliste, le savoir-faire
n’étant pas reconnu, l’individu est remplaçable. Un autre viendra à la place sans qu’on y voie
la différence. L’existence singulière ainsi que la mort singulière n’ont plus de valeur.

88Nous observons la réduction du mourant à un individu qu’il faut soigner de la mort ou qu’il
faut faire taire pour qu’il n’évoque pas cette honte de mourir. Ce n’est pas le mourir de honte
de l’hontologie mais bien la honte de mourir. La solitude du mourant met en exergue l’échec :
mourir devient honteux. Nous sommes loin de la mort apprivoisée, attendue et acceptée qui
suppose le mourant entouré par la communauté. Ici, le mourant est réduit à un objet pour la
médecine ou à un prix de journée pour un établissement de soin. Sans compter le fait que le
mourant est hors production, dans un sens n’est pas utile : il faut bien le recycler pour qu’il
continue de consommer, même si cela doit le priver de son humanité.
89

Le mourant n’a plus de statut parce qu’il n’a plus de valeur sociale [100][100]Philippe Ariès, Essais
sur l’histoire de la mort en Occident du….
90Ce prolétaire mourant est le mourant solitaire décrit par Norbert Elias dans La solitude des
mourants : des mourants exclus du lien social, des êtres mis hors du circuit du désir, exclus de
la relation à l’autre et réduits à des objets de soins, corps qu’il faut soigner de la mort. La
solitude est le prix à payer de l’individuation. Certains y résistent par des tentatives de suicide
pas forcément entendues. La mort des enfants ferait exception à cet universel de solitude ;
peut-être parce qu’ils ne peuvent être pensés comme mourant, peut-être aussi parce qu’ils
représentent encore l’illusion d’une production, la promesse d’une possibilité
d’avenir [101][101]Autrement dit, le support d’un fantasme. Le fantasme implique… : « Qui
sait, s’il s’en remet, tout ce qu’il pourra accomplir ». Une exception qui tient à l’identification
de la mort à la vieillesse où la promesse s’est évanouie.
91L’ensemble de ces éléments nous amène à penser que le mourant, plus qu’un prolétaire, est
un sous-prolétaire car il a perdu toute capacité de production, toute utilité (à entendre dans le
sens benthamien) : il symbolise l’échec corrélatif du rejet des choses de la mort. Le prolétaire
reste tout de même productif là où le mourant, s’il continue de consommer, n’est plus
(re)productif [102][102]Le prolétaire en son sens originel se définit par sa capacité…. Le
mourant, ce sous-prolétaire identifié au plus près de l’objet a, cet objet déchet qui tend à être
évacué par le discours du capitaliste faute d’être utile.
92Inutile ? Faisant passer la mort pour une maladie, la science permet la récupération du
mourant dans le circuit de la consommation. Il est encore viable pour être recyclé par le
marché, mort ou vif d’ailleurs. Il a le droit aussi à son lot de lathouses : à chaque maladie sa
molécule, efficace ou non. Certains laboratoires sont d’ailleurs très prompts à mettre sur le
marché des lathouses qui n’ont d’autres effets que faire taire les sujets. Le prolétaire mourant
au temps du capitalisme reste ainsi un consommateur. Quel que soit le problème, il y a
lathouse qu’il faut. Il y a toujours un anti quelque chose pour faire taire le sujet et le pousser à
continuer à consommer, même mortifié.

93Et le désir dans tout ça ? Et bien il s’éteint avec le sujet. Au lieu de questionner le désir, ça
glisse sur le rail de la consommation où la mort elle-même (ou le fait de la donner) devient un
objet de consommation pour la tribu des uns devenus déchets du capitalisme. Où est la
responsabilité du sujet dans sa finitude ? Nous en venons à consommer tout, même la mort.
Mais, si la mort consommée s’est substituée à la mort métaphorisée, moyennant une
aliénation du mourant, cela n’élude pas les entrées en résistances de sujets qui attendent
d’autres choses de la mort que des assurances sur la vie. Des sujets qui refusent cet isolement
dans l’entre-deux-morts appelé « soins palliatifs ». Le délitement du social met fin à la
responsabilité du sujet dans les derniers moments de sa vie. C’est bien ce qu’illustrent les
débats sur la fin de vie. La politique de santé situe le bonheur dans un bien-être équivalent au
principe de plaisir au lieu de le situer dans le symptôme, dans la parole adressée par le sujet.

94

Si Haraguchi s’est tué, n’est-ce pas parce qu’il préférait mourir de sa propre volonté plutôt que
des suites du bombardement nucléaire ? Peut-être tenait-il à accomplir, loin de l’emprise de ce
bombardement, une mort digne de la vie qu’il avait vécue, sans se laisser dépersonnaliser,
déshumaniser par ceux qui font l’amalgame entre toutes les victimes souffrant du syndrome des
atomisés ? [103][103]Extrait d’une lettre de Yoshitaka Matsusaka cité par Kenzaburô…
95Nombre de Hibakusha (被爆者), les victimes des irradiations des bombes atomiques, ont
choisi de ne pas être réduits à des objets pour la science, photographiés, auscultés, disséqués.
Plutôt que de mourir des effets programmés des radiations, ils attendaient autre chose de la
mort, de leur mort. Sans compter l’insoutenable que pose la certitude de savoir sa mort
(certitude qui équivaut à une condamnation à mort), cela pose la responsabilité du sujet quant
à son existence. Si ce n’est un acte, le suicide peut-être un choix. Dénier qu’il
existe des suicides, que certains peuvent consister en un choix du sujet, tandis que d’autres
sont des raptus ou des tentatives qui ont valeur de message, cela revient à dénier toute
subjectivité, toute liberté du sujet qui s’exprime au plus clair quand il risque sa vie [104][104]«
Pour ce qu’il en est de l’être parlant, il y a quelque chose….
96Question cruciale du choix qui se trouve à l’articulation même de la subjectivité et du lien
social : comment le sujet fait corps avec d’autres via le langage. Ceci se retrouve finement
sous la plume de Vladimir Jankélévitch évoquant la mort de Freud : « Le problème de
l’euthanasie se pose pour le médecin, pas pour Freud. Car là, c’est le problème du suicide…
l’homme est libre évidemment de se donner la mort, de se jeter du haut de la tour Saint-
Jacques, ou de se précipiter de la tour Eiffel [105][105]Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?,
p. 62.. »
97En dernière analyse, la question essentielle que pose la mort en termes de subjectivité est
celle de la responsabilité du sujet et de son désir. Nous concluons ainsi cet itinéraire sur
l’éthique, qui demeure une affaire personnelle et en acte.

Notes

• [1]

Philippe Ariès, L’homme devant la mort. La mort ensauvagée, p. 43.

• [2]

Jacques Lacan, Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse, p. 414.

• [3]

Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, p. 130.

• [4]

Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours,
p. 170.

• [5]

Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, pp. 164-165.

• [6]

Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, pp. 689-690.

• [7]
Ce qui s’entend comme Pierre Bourdieu l’a défini : « J’appelle capital symbolique
n’importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social)
lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de
division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes
cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l’incorporation des structures
objectives du champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution du capital
dans le champ considéré. » Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : sur la théorie de
l’action, p. 161. Ce qui correspond dans notre champ d’interrogation à la façon dont
Colette Soler le restitue : « Le capital symbolique ne se réduit pas au stock des savoirs
transmis, ces savoirs qui sont les armes, les instruments de la réussite, il inclut les
usages du monde et avec eux ce que l’on appelle les valeurs, qu’elles soient
esthétiques, morales, religieuses. Ce sont elles qui permettent de donner un sens aux
tribulations des sujets, ou de les compenser, elles donc permettent de les supporter en
organisant des défenses intimes. » Colette Soler, Lacan, l’inconscient réinventé,
p. 209.

• [8]

Philippe Ariès, L’homme devant la mort. La mort ensauvagée, p. 289.

• [9]

Jacques Lacan, Le savoir du psychanalyste, p. 49.

• [10]

Jacques Lacan, La logique du fantasme, p. 360.

• [11]

Jacques Lacan, Le savoir du psychanalyste, p. 46.

• [12]

« Lisons son texte (Au-delà du principe de plaisir) ; voyons ce qu’il articule : ce qui
nécessite la répétition, c’est la jouissance, le terme est désigné en propre. C’est en tant
qu’il y a recherche de la jouissance en tant que répétition que se produit ceci qui est en
jeu dans ce pas, le franchissement freudien, que ce quelque chose qui nous intéresse en
tant que répétition et qui s’inscrit d’une dialectique de la jouissance, c’est proprement
ce qui va contre la vie. C’est au niveau de la répétition que Freud se voit en quelque
sorte contraint, et ceci de par même la structure du discours, contraint d’articuler cette
sorte d’hyperbole, d’extrapolation fabuleuse et à la vérité qui reste scandaleuse pour
quiconque prendrait au pied de la lettre l’identification de l’inconscient et de l’instinct,
va à articuler cet instinct de mort[…] » Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse,
p. 65.

• [13]

C’est le cas notamment des moteurs shunt.


• [14]

Les sujets psychotiques semblent d’ailleurs être ceux qui tirent mieux partie de cette
régulation imaginaire qu’instaurent les discours modernes. Du fait que cela vient
pallier à leur carence quant à l’articulation de toute perte possible.

• [15]

« C’est pas du tout que je vous dise que le discours capitaliste ce soit moche, c’est au
contraire quelque chose de follement astucieux, hein ? De follement astucieux, mais
voué à la crevaison. Enfin, c’est après tout ce qu’on a fait de plus astucieux comme
discours. Ça n’en est pas moins voué à la crevaison. C’est que c’est intenable. […] ça
marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça
marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume. »
Jacques Lacan, Du discours psychanalytique, p. 46.

• [16]

Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, p. 227.

• [17]

Ce qui peut faire dire à un certain nombre de personnes interrogées : « mais non il n’y
a pas de problème avec la mort. Pour preuve on met des fleurs au bord des routes, et
on en parle à la télé. » Ce qui revient à éluder la mutation dans le funéraire, ce serait
du pareil au même et repose en partie sur la réduction de la parole à la communication.

• [18]

Notamment, à la peur nouvelle d’être enterré vivant qui naquit sous les Lumières
(Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, p. 455), le marché
propose le cercueil avec téléphone portable intégré histoire de couper court à
l’angoisse sous-jacente à cette vision. Cette peur n’a émergé qu’avec la lecture
scientifique de la mort, d’une mort qui reposera de plus en plus sur les signes
physiologiques et plus comme avant sur l’annonce. Freud en discute
dans L’interprétation des rêves, p. 344, où il la rattache au fantasme de la vie intra-
utérine ou encore dans L’inquiétante étrangeté, p. 25, où il énonce que « cet effrayant
fantasme n’est que la transformation d’un autre qui n’avait à l’origine rien d’effrayant,
mais était au contraire accompagné d’une certaine volupté, à savoir le fantasme de la
vie dans le corps maternel. » Ce fantasme est à mettre en parallèle avec les élans
nostalgiques qui renvoient à un état de complétude typique de l’enfance. Ce que voile
cette nostalgie c’est la dimension horrible qu’implique la complétude que nous
retrouvons dans le désarroi des mourants ou d’autres sujets complétés par les menues
médications sous prétexte du bien-être. Ils sont enfermés chimiquement dans un
espace similaire à celui d’Antigone, avec le même destin d’être livrés à l’entre-deux-
morts.

• [19]
« Pour les menus objets petit a que vous allez rencontrer en sortant sur le pavé à tous
les coins de rue, derrière toutes les vitrines, dans ce foisonnement de ces objets faits
pour causer votre désir, pour autant que c’est la science qui nous gouverne, pensez-les
comme lathouses. » Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, p. 225.

• [20]

Philippe Ariès, L’homme devant la mort, la mort ensauvagée, pp. 309-310.

• [21]

Jacques Lacan, Le moment de conclure, p. 41.

• [22]

Ce qui parfois n’est pas sans poser un malaise lié à un trouble de la reconnaissance qui
préserve l’identification comme en témoigne certains propos recueillis : « ce n’était
pas lui, je ne le reconnaissais pas […] il y avait quelque chose d’étrange qui me
donnait la nausée. » ou encore : « Ils l’ont raté ! Ça ne lui allait pas du tout (en parlant
de l’apparence résultant des soins thanatopraxiques) ». Des propos qui relèvent d’une
dérive ordinaire d’une défection de la reconnaissance qui trouve son paroxysme dans
des manifestations telles que l’illusion des sosies ou le syndrome de Frégoli où le sujet
« reconnaît et ne reconnaît pas » (Stéphane Thibierge, Le nom, l’image, l’objet, p. 118)
De là à dire que nous sommes pris dans des discours qui poussent à la psychose, il n’y
a qu’un pas. Ou du moins la solution psychotique semble y être privilégiée.

• [23]

Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours,
p. 193.

• [24]

Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, p. 641.

• [25]

Propos d’une patiente, corroborés par le vécu des professionnels du funéraire qui
doivent faire face à cette soif inextinguible : « Je souhaite aborder un autre point,
parfois j’entends ou je lis des déclarations qui laissent croire que les assistants
funéraires inciteraient les familles à dépenser plus que nécessaire… En conseillant par
exemple des prestations superflues ou inutiles… Je m’insurge contre cette allégation.
[…] Il y a un vrai décalage entre les idées toutes faites et caricaturales, trop facilement
colportées, et le terrain au quotidien… Dans les entreprises funéraires chaque jour les
assistants sont avec des familles qui expriment des exigences sans se soucier de
l’aspect financier, mais je laisse aux psychologues et aux philosophes le soin de nous
expliquer cette approche du deuil. En tout état de cause, au quotidien dans les
entreprises, c’est souvent l’assistant funéraire qui raisonne les familles en les invitant à
modérer leurs dépenses sur des postes comme le cercueil par exemple. » Michel
Marchetti, Le coût de la mort ?, p. 157.

• [26]

Philippe Ariès, op. cit., p. 162.

• [27]

Jacques Lacan, Kant avec Sade, p. 249.

• [28]

Michel Vovelle, op. cit., pp. 640-641.

• [29]

Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, p. 280.

• [30]

Jacques Lacan, La relation d’objet, p. 48.

• [31]

Guy Lérès, Science, capital et sujet, p. 218.

• [32]

Jacques Lacan, Le transfert, p. 250.

• [33]

Michel Vovelle, op. cit., p. 657.Un souhait qui n’a pas empêché à Jeremy Bentham
d’être entreposé à sa demande jusqu’à aujourd’hui à la bibliothèque de l’University
College London, après avoir était disséqué par ses amis et momifié.

• [34]

Daniel Terrolle, Recyclages, p. 97.

• [35]

Ibid., pp. 97-98.

• [36]

Ibid., p. 99.
• [37]

Charles Melman, Enfin une jouissance nouvelle : la nécroscopie, p. 233.

• [38]

Ibid., p. 235.

• [39]

Ibid., p. 236.

• [40]

Extrait du testament du marquis de Sade. Gilbert Lely, Vie du marquis de Sade,


p. 690.

• [41]

Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 313.

• [42]

Jacques Lacan, Kant avec Sade, p. 253.

• [43]

Ibid., p. 254.

• [44]

Ibid., p. 255.

• [45]

Il est important ici de repérer les différentes conceptions de Freud en ce qui concerne
la pulsion de mort, qui est loin d’être un concept univoque. Ainsi la pulsion de mort en
tant que pulsion de destruction ou en tant que retour à l’inanimé ne sont pas
équivalentes bien qu’elles puissent se conjoindre. D’une part comme le révèle Jacques
Lacan dans L’éthique de la psychanalyse « cette notion de la pulsion de mort comme
telle est une sublimation créationniste » qui implique la volonté de recommencement,
de retour perpétuel. Ce qu’inscrit le concept de compulsion de répétition. Et par
ailleurs une pulsion qui serait tendance à la destruction et à l’annihilation : « Il nous
est permis de penser de la pulsion de destruction que son but final est de ramener ce
qui vit à l’état inorganique et c’est pourquoi nous l’appelons aussi pulsion de mort. »
Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, p. 8.

• [46]
Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 321.

• [47]

Jacques Lacan, Kant avec Sade, p. 254.

• [48]

« Ce serait ici le cas, sans doute, d’examiner l’absurdité révoltante qu’il y a de pleurer
un mort. Il faudrait bien plutôt se réjouir, puisqu’en périssant, il s’affranchit de toutes
les peines de la vie. D’ailleurs, notre chagrin, nos larmes ne peuvent lui servir à rien,
et elles nous affectent désagréablement. Il en est de même des cérémonies de
l’enterrement d’un mort, et du respect que l’on pourrait avoir encore pour lui : tout
cela est inutile, superstitieux. On ne doit à un cadavre que de le mettre dans une bonne
terre, où il puisse germer promptement, et se métamorphoser, avec vitesse, en ver, en
mouche ou en végétaux, ce qui est difficile dans les cimetières. Si l’on veut rendre un
dernier service à un mort, c’est de le faire mettre au pied d’un arbre fruitier, ou dans
un gras pâturage ; c’est tout ce qu’on lui doit : tout le reste est absurde. » Marquis de
Sade, Histoire de Juliette, p. 593.

• [49]

Sigmund Freud, Malaise dans la culture, p. 62.

• [50]

Ibid.

• [51]

Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, pp. 296-298.

• [52]

« Comme dans Sade, cette notion de la pulsion de mort comme telle est une
sublimation créationniste. » Jacques Lacan, Ibid., p. 356. Cette sublimation qui chez
Sade se manifeste par l’idée de l’éternel recommencement de l’existence, n’est pas du
même ordre que le recyclage qui s’opère dans le discours du capitaliste qui lui ne
repose que sur des corps hors-sujet.

• [53]

Comme évoqué précédemment, un court-circuit n’est pas un élément univoque. Celui


du discours du capitaliste implique un délestage là où il pourrait y avoir un simple
court-circuit qui viendrait supplémenter le discours. Auquel cas nous aurions affaire à
un démenti, une reconnaissance partielle de l’élément shunté.

• [54]
Daniel Terrolle, Recyclages, p. 99.

• [55]

D’où l’horreur suscitée chez le gardien de la morgue du Faste des morts. Bien
qu’ayant succombés à la mort biologique, les corps ne cessent d’être corpsifiés et donc
d’exister. En les réduisant à de la marchandise, à des consommables, le discours du
capitaliste forclos leur mort comme s’ils n’avaient jamais existé.

• [56]

Marie-Jean Sauret, L’effet révolutionnaire du symptôme, p. 92.

• [57]

Michel Salamon, La mort interdite, p. 65.

• [58]

Jacques Lacan, op. cit., pp. 385-386.

• [59]

Ibid.

• [60]

À noter que l’extermination de masse en elle-même va au-delà du capitalisme :


« Solution délirante certes mais implacablement logique dans l’idéologie de l’asepsie.
Le juif est, dans cette perspective, l’incarnation de l’objet plus-de-jouir, c’est-à-dire
cette marchandise que le capitalisme produit pour assoiffer toujours plus, en captant le
prolétaire aryen, qui se retrouve ainsi victime du juif, dans une économie de jouissance
excluant toute satisfaction. Le nazisme n’est pas le stade suprême du capitalisme, c’est
l’essai d’un au-delà du capitalisme grâce à la mort. » Pierre Bruno, Lacan passeur de
Marx, p. 244. C’est une sortie du capitaliste qui se fait par la voie de la misanthropie
dont le potentiel est inscrit dans l’idéologie scientiste comme nous l’avons vu au
chapitre précédent.

• [61]

Avec toute l’équivoque d’absence de langage que comprend ce terme.

• [62]

Sur ce point nous pouvons observer la résistance de sujets, qui préférèrent le suicide
que d’accepter cette condition de désêtre. C’est le cas de nombre d’Hibakusha (被爆
者), les irradiés des bombes atomiques qui ont choisi leur mort plutôt que la
marchandisation au nom de la science. Chose retranscrit très finement par Kenzaburô
Ôe dans Notes d’Hiroshima.
• [63]

Qui peut s’entendre dans le sens que nous lui avons donné du rejet de la mort et des
choses de la mort, mais aussi au sens que Lacan lui a donné comme ce qui fait trou
chez l’être humain et en fait sa question essentiel dans sa condition de parlêtre.
Tellement essentiel qu’ « alors que tous les êtres vivants sont promis à la mort, il veut
qu’il n’y en ait que pour lui ! » Jacques Lacan, Le Moment de conclure, p. 40. Soit des
sujets en mal de leur point de gravité nommé Réel.

• [64]

Patrick Baudry, La place des morts, p. 44.

• [65]

Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours,
p. 25.

• [66]

Ce dont témoigne le geste symbolique parfois proscrit du jet de terre dans la tombe,
histoire de s’assurer de la mise à distance du mort. Michelle Vovelle, La mort et
l’Occident de 1300 à nos jours, p. 73.

• [67]

Serge Lesourd, La mélancolisation du sujet postmoderne ou la disparition de l’Autre,


p. 20.

• [68]

Jusque dans des techniques qui promettent de produire des poupées gonflables à
l’identique avec le défunt, histoire de continuer à en jouir même après la mort. Une
lathouse qui en quelque sorte vient annuler la disparition. Ce qui comme nous l’avons
vu d’une certaine façon est permis à travers les techniques de conservation.

• [69]

Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, pp. 429-430.

• [70]

Philippe Ariès, L’homme devant la mort, la mort ensauvagée, p. 308.

• [71]

Roland Gori, Marie-Josée Del Volgo, La santé totalitaire, essai sur la médicalisation
de l’existence, p. 135.
• [72]

Vladimir Jankélévitch, La mort, pp. 146-147.

• [73]

Ginette Raimbault, op. cit., p. 137.

• [74]

Ibid., p. 138.

• [75]

Jean Allouch, Le deuil aujourd’hui, p. 16.

• [76]

Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, p. 25.

• [77]

Jacques Lacan, La logique du fantasme, p. 360.

• [78]

Jacques Lacan, Les non dupes errent, pp. 228-229 : « c’est difficile d’être entièrement
satisfait de cette seconde Topique parce que ce qui se passe, à quoi nous avons affaire
dans la pratique analytique, c’est quelque chose qui semble bien se présenter d’une
façon toute différente, c’est à savoir que cet inconscient, par rapport à ce qui
couplerait si bien le moi au monde, le corps à ce qui l’entoure, ce qui l’ordonnerait
sous cette sorte de rapport qu’on s’obstine à vouloir considérer comme naturel, c’est
que par rapport à lui, cet inconscient se présente comme essentiellement différent de
cette harmonie. Disons le mot : dysharmonique. Je le lâche tout de suite, et pourquoi
pas ? Il faut y mettre l’accent. Le rapport au monde est certainement, si nous donnons
son sens, ce sens effectif qu’il a dans la pratique, est quelque chose dont on ne peut
pas ne pas tout de suite ressentir que, par rapport à cette vision toute simple en quelque
sorte de l’échange avec l’environnement, cet inconscient est parasitaire. C’est un
parasite dont il semble qu’une certaine espèce, entre autres, s’accommode fort bien,
mais ce n’est que dans la mesure où elle n’en ressent pas les effets qu’il faut bien dire,
énoncer pour ce qu’ils sont : c’est-à-dire pathogènes. Je veux dire que cet heureux
rapport, ce rapport prétendu harmonique entre ce qui vit et ce qui l’entoure, est
perturbé par l’insistance de ce savoir, de ce savoir sans doute hérité – ce n’est pas un
hasard qu’il soit là – et cet être parlant, pour l’appeler comme ça, comme je l’appelle –
cet être parlant l’habite mais il ne l’habite pas sans toutes sortes d’inconvénients. »

• [79]
Michel Foucault, La vie : l’expérience et la science, pp. 774-775 : « […] au niveau le
plus fondamental de la vie, les jeux du code et du décodage laissent place à un aléa
qui, avant d’être maladie, déficit ou monstruosité, est quelque chose comme une
perturbation dans le système informatif, quelque chose comme une « méprise ». À la
limite, la vie -de là son caractère radical -c’est ce qui est capable d’erreur. Et c’est
peut-être à cette donnée ou plutôt à cette éventualité fondamentale qu’il faut demander
compte du fait que la question de l’anomalie traverse de part en part toute la biologie.
À elle aussi qu’il faut demander compte des mutations et des processus évolutifs
qu’elles induisent. Elle également qu’il faut interroger sur cette erreur singulière, mais
héréditaire, qui fait que la vie a abouti avec l’homme à un vivant qui ne se trouve
jamais tout à fait à sa place, à un vivant qui est voué à « errer » et à « se tromper ». Et
si on admet que le concept, c’est la réponse que la vie elle-même a donnée à cet aléa,
il faut convenir que l’erreur est la racine de ce qui fait la pensée humaine et son
histoire. »

• [80]

Vladimir Jankélévitch, La mort, p. 148.

• [81]

Ainsi, le développement du bouddhisme au Japon est marqué par l’émergence de


l’amidisme, lequel tient son succès par la création d’un tel lieu, une « terre pure », qui
correspond à la demande populaire. Bernard Stevens, Invitation à la philosophie
japonaise, pp. 60-61.

• [82]

Le sens originel du bonheur renvoie à la fatalité de la bonne rencontre, de la bonne


chance. L’idée de félicité et de plénitude n’est que secondaire et n’a fait son apparition
que tardivement au crépuscule du Moyen Âge (Littré). Le discours du capitaliste
promeut un bonheur qui justement ne prend appui que sur l’idée secondaire, et
illusoire, de complétude et rejette la dimension de la rencontre qui suppose la
contingence. Soit ce qui ne peut être maîtrisé et donc échappe à l’emprise de la science
qui la forclos. En ce sens il n’y a pas de bonheur sur ordonnance.

• [83]

Charles Melman, L’homme sans gravité, p. 136.

• [84]

Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, p. 91.

• [85]

Jacques Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, p. 455.

• [86]
Christian Demoulin, Bonheur et symptôme, p. 171.

• [87]

Dont l’efficacité même en termes de bien-être laisse place au doute si ce n’est plus. À
ce sujet l’article de François Gonon, La psychiatrie biologique : une bulle
spéculative ?.

• [88]

Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi.

• [89]

Charles Melman, L’homme sans gravité, p. 73.

• [90]

Xavier Blondelot, Japanese and Lacanian Ways of Thinking: An Invitation to


Dialogue, pp. 60-63.

• [91]

Ce qui est à relier au fait que les morts ne disparaissent pas de l’inconscient, quels que
soient les traitements. Il faut bien composer avec eux quels que soient les progrès de la
technique, sommes toutes discutables. C’est le thème notamment du film de Michel
Gondry Eternal Sunshine of the Spotless Mind, qui montre que nous ne pouvons
radicalement illusionner la perte. Il y a toujours des retours sous une forme ou une
autre.

• [92]

Christian Demoulin, op. cit., p. 170.

• [93]

Xavier Blondelot, op. cit., pp. 63-65.

• [94]

Jean-Pierre Lebrun, Une forclusion de la rencontre.

• [95]

Ce que permet la psychanalyse, qui pourrait être définie comme une pratique du Réel
car le dispositif qu’elle a su inventer, qui doit sans cesse être réinventé pour chaque
sujet, offre la possibilité à chaque sujet qui le souhaite de composer avec le Réel qui le
détermine.
• [96]

Marie-Jean Sauret, L’effet Révolutionnaire du symptôme, p. 79.

• [97]

Jacques Lacan, Les structures freudiennes des psychoses, p. 305.

• [98]

Jacques Lacan, La troisième, p. 187. A noter que Lacan en relève tout de même
quelques autres comme la grève ou le surréalisme. Il faudrait se demander d’ailleurs si
les nouvelles technologies ne sont pas le terreau de tels symptômes sociaux avec
notamment le primat de la virtualisation. À ce sujet, les idées de cérémonies funéraires
via internet fleurissent déjà laissant penser que les enterrements, les crémations
pourront devenir un spectacle ou une marchandise comme toute autre.

• [99]

Vladimir Jankélévitch, La mort, p. 451.

• [100]

Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours,
p. 217.

• [101]

Autrement dit, le support d’un fantasme. Le fantasme implique l’espoir, la promesse,


et donc la futurition.

• [102]

Le prolétaire en son sens originel se définit par sa capacité de reproduction, dont


l’utilité reposait sur sa capacité à engendrer des enfants pour la cité romaine.

• [103]

Extrait d’une lettre de Yoshitaka Matsusaka cité par Kenzaburô Ôe dans Notes de
Hiroshima, p. 24.

• [104]

« Pour ce qu’il en est de l’être parlant, il y a quelque chose qui s’appelle l’acte, et ça
fait là pas le moindre de doute que le sens, la caractéristique de l’acte en tant que tel,
c’est d’exposer sa vie, de la risquer ; c’en est strictement la limite. » Jacques Lacan, La
mort est du domaine de la foi, p. 11. Ce déni rendu possible par le tabou de la mort
donnée posé par la modernité, sachant que toute mort est équivalente à un meurtre.
• [105]

Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?, p. 62.

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