Vous êtes sur la page 1sur 11

Journal de la Société des

Américanistes

Rites funéraires Guayaki


Hélène Clastres

Citer ce document / Cite this document :

Clastres Hélène. Rites funéraires Guayaki. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 57, 1968. pp. 63-72;

doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1968.2035

https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1968_num_57_1_2035

Fichier pdf généré le 29/03/2019


RITES FUNERAIRES GUAYAKI

PAR HÉLÈNE CLASTRES

Nous voudrions aborder les problèmes que pose chez les Guayaki l'étude
des rituels funéraires. Le pluriel employé ici n'est pas indifférent : car, à
la question de savoir quel est le bon usage en cette matière les Guayaki
avaient apporté deux réponses bien différentes. Lorsque nous nous rendîmes,
en 1963, chez ces Indiens, deux tribus avaient été « fixées » à Arroyo Moroti :
un potrero dans la forêt, à quelques 15 km de San Juan Nepomuceno. L'une
— ■ les Ache Kwera — venait de la région de l'Yvytyrusu, l'autre — Ache
Gatu — de l'Ynarô. Auparavent elles n'avaient jamais eu de contact, quoique
chacune connût l'existence et la localisation de l'autre.
Or, de ces deux tribus, seuls les gens de l'Ynarô sont cannibales : ils
mangent leurs morts ; ceux de l'Yvytyrusu les enterrent. Les deux groupes, pour
le reste très homogènes, se différencient profondément par leurs coutumes
funéraires. La différenciation n'est pas récente : Lozano г la mentionne
déjà puisqu'il parle de Caaigua cannibales et de Guachagui non cannibales
et qu'il ne fait aucun doute qu'il s'agit dans les deux cas de Guayaki. La
disparité pose à elle seule un problème que l'on est tenté de réduire à une
alternative : soit que les Aché Gatu aient, à un moment donné de leur
histoire, acquis le cannibalisme (et il faudrait s'interroger sur les raisons de
cette acquisition), soit que les autres l'aient perdu. Un fait semblerait à la
fois exclure la possibilité d'une troisième voie et incliner vers la seconde
hypothèse : l'observation par Mayntzhusen du cannibalisme dans un groupe
du Parana, si bien que de toutes les tribus guayaki connues celle de
l'Yvytyrusu est la seule à n'être pas anthropophage. En réalité, encore qu'il ne
soit point négligeable, le fait qu'il existe ailleurs une autre tribu cannibale
ne constitue guère un argument probant en faveur de la perte ; en dépit
de la distance qui les sépare, reste à envisager la possibilité que la tribu où
vécut Mayntzhusen et celle des Aché Gatu n'en aient jadis constitué qu'une
seule : nous ignorons l'histoire, même récente, des Guayaki ; on sait pour-

1. Pedro Lozano, Historia de la Conquista del Paraguay, Rio de la Plata y Tucumán,


Tome I, (ed. Buenos-Aires, 1873).
64 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

tant que les phénomènes de scission n'étaient pas rares dans les tribus.
Quoi qu'il en soit, précisons que les deux groupes d'Arroyo Moroti
connaissaient l'existence de ces Ache orientaux, et des Ache Gatu affirmèrent même
qu'il s'agissait d'Ache Vwagi comme eux.
On connaît d'autres exemples en Amérique du Sud de populations qui,
bien qu'appartenant à la même aire linguistique et culturelle, soient les
unes cannibales, mais point les autres. Peut-être ces variations s'expliquent-
elles en partie par la présence, au voisinage des premières, de tribus
cannibales : l'anthropophagie semble être de ces coutumes que l'on adopte plus
aisément que l'on y renonce (mise à part l'éventualité d'un contact avec les
Blancs), ainsi qu'en témoignèrent les Guayaki eux-mêmes. Le plus souvent
en tout cas, de telles divergences se rencontrent dans des populations
dispersées sur une aire géographique très vaste et de ce fait chacune en contact
avec des sociétés très différentes. Ainsi quelques tribus Caribes de Guyane
vivant à proximité du territoire Guaica adoptèrent-elles l'endocannibalisme.
Les Guayupe (Arawak du Venezuela et de la Colombie), qui
traditionnellement enterraient les morts, racontent qu'ils reçurent un jour des Dieux
l'ordre de consommer les os pulvérisés et les cendres des morts, à l'exemple
de leurs voisins г. On trouve par ailleurs, dans la Montana, des Arawak
non cannibales. On pourrait citer d'autres exemples. Le cas des Guayaki
est plus surprenant : en effet, il s'agit de bandes nomades très peu
nombreuses qui n'ont que peu ou pas de contacts avec d'autres indigènes — les
rapports épisodiques que peuvent engendrer hostilité et crainte réciproques
— et ont toujours vécu, aussi loin que nous les connaissions, dans le même
environnement guarani. Nulle influence autre ne peut, semble-t-il, être
invoquée ici, qui rendrait compte de la divergence. Admettre pourtant que
la culture guayaki ait pu connaître parallèlement deux façons aussi
différentes de procéder avec les morts que celle qui consiste à les manger et celle
qui veut qu'on les enterre est peu vraisemblable : la relative pauvreté de
leur vie rituelle, jointe au fait qu'elle est remarquablement identique dans
les deux groupes (rites de naissance, de puberté, initiation des garçons,
purification au moyen de la liane kymata, salutation larmoyante... sont les
mêmes), tout cela rend d'autant plus étonnante la dualité du rite funéraire
et ramène à l'alternative, perte ou acquisition. Pourtant les coutumes
funéraires de l'une et l'autre tribu sont si complexes que l'on a peine à croire
qu'elles ne sont pas toutes deux originelles : à les analyser pour tenter de
déceler les éléments qui permettraient d'opter pour l'originalité de l'une
au détriment de l'autre, on se heurte aussi à une invraisemblance ; car alors
il nous faudrait admettre : soit que les cannibales ne l'aient pas été autrefois,
en ce cas ils se seraient mis à pratiquer une forme de cannibalisme sui generis
mais non sans liens avec celles connues ailleurs ; soit que les cannibales
aient perdu le cannibalisme ; ils auraient alors élaboré une forme d'enterre-

1. Cf. O. Zerries, « El endocanibalismo en la America del Sur », Rev. do Museu Раи-


lista, Vol. XII, 1960.
RITES FUNÉRAIRES GUAYAKI 65

ment qui, chez ces chasseurs nomades, représente certainement leur rituel
le plus compliqué.
Lorsqu'un Ache Kwera meurt, le décès est aussitôt annoncé par le chen-
garuçara d'une femme, bientôt repris par toutes. Le corps est alors l'objet
d'une préparation minutieuse : replié en position fœtale, les jambes
ramenées contre la poitrine, le front posé sur les genoux, les coudes au corps,
il est en cette posture solidement lié au moyen d'une liane —• chipo — . On
appuie contre ses tempes les mains du mort, doigts légèrement écartés
et phalanges repliées, afin, dit-on, de « reproduire les empreintes du jaguar :
baipu pypo vwa » ; et pour le mieux maintenir ainsi, on entoure également
avec de la liane chipo les poignets et la tête. Apprêté de la sorte le cadavre
peut être inhumé. A quelque distance du campement, on creuse une fosse
ovale, profonde et de petit diamètre, et on y dépose le corps : non pas assis
mais à genoux, la face tournée vers le sol. Deux nattes de pindo, une au
fond de la fosse l'autre par-dessus le mort, protègent celui-ci du contact
avec la terre. On comble incomplètement le trou, jusqu'à 10 ou 15
centimètres du bord, en fichant sur tout son pourtour à intervalles réguliers des
bouts de bois verticaux afin de retenir la terre et empêcher qu'elle ne masque,
en se déversant, complètement la tombe. Pour terminer, on construit
pardessus cette sépulture, presque au ras du sol, un toit de pindo, réplique
miniature des tapy : 4 bois fourchus soutenant 4 traverses sur quoi on pose
une bonne épaisseur de palmes. Cela fait, sans plus de cérémonies et sans
délai, on abandonne le campement (avec les arc, flèches et autres objets
du mort ; panier, nattes, si c'est une femme) afin d'éviter au groupe, et plus
précisément aux parents du mort et à son conjoint, les désagréments que
cherche à leur susciter iâve, le fantôme nouveau surgi et destiné désormais
à hanter la forêt et à persécuter les Ache.
Jusque là, mis à part le motif des empreintes du jaguar sur lequel nous
reviendrons, c'est exactement l'enterrement guarani. On sait en effet que
les Tupi-Guarani enterraient leurs morts liés en position fœtale soit dans
des urnes, soit dans des tombes du même type que celles des Ache ; ils
prenaient soin dans ce dernier cas de préserver le mort du contact avec la terre
en le recouvrant de tissus. Comme les femmes ache, les femmes guarani
accompagnaient les décès de salutations larmoyantes où se disaient, semble-
t-il, tout autant que l'éloge du défunt, la rancune du groupe à le voir par la
mort lui échapper. Pour les Guarani, le rituel s'arrêtait là : ils se contentaient
de faire périodiquement « renouveler » (c'est-à-dire nettoyer) la tombe de
leurs parents par les prisonniers de guerre. Les Mbya toutefois faisaient
exception, qui pratiquaient un double enterrement pour les chefs et les cha-
manes. Avec les Guayaki, l'inhumation n'est que la première étape du rituel.
Passé un certain délai, difficile à évaluer avec précision (les Guayaki ne
comptent pas les lunes et n'ont de terme, semble-t-il, que pour le jour et
l'année) mais qui, d'après les explications fournies, ne doit guère excéder
deux mois, lorsque les Guayaki jugent que le cadavre est suffisamment
décomposé, ils reviennent sur les lieux accomplir la deuxième phase du
66 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

rituel. On démolit la construction de pindo pour ouvrir la tombe d'où l'on


extrait le crâne, en évitant de le toucher : on se sert à cette fin d'un bois
fourchu (wyra kamby) dont on glisse une branche à travers les orbites tandis
que l'autre retient le crâne et l'empêche de rouler sur la main qui tient le
bâton. Toucher le crâne provoquerait à coup siAir le hawwà. On le dépose
à terre, on le brise à coups d'arc et on le brûle. Quelles que soient les
circonstances de sa mort, on ne manque jamais de frapper le crâne d'un adulte
(car les enfants sont seulement enterrés). Il arrive ainsi fréquemment que
malades ou vieillards qui ne peuvent suivre le rythme des déplacements
soient abandonnés en chemin ; on leur fait du feu et on les laisse là. Pour
les autres, ils sont morts : « manoma, dit-on, déjà mort ». Ceux qui
effectivement meurent ainsi sont vite la proie des jaguars ou des vautours. Et si
après deux ou trois jours le chasseur (époux, ou fils, ou frère), qui
obligatoirement revient sur les lieux, découvre un cadavre dévoré dont la boite
crânienne a été mise à nu, il se contente de la briser. C'est pour les Guayaki
le sort le moins enviable et ils redoutent particulièrement cette mort qui n'est
pas suivie de tout le rituel. Briser le crâne et le brûler sont les derniers gestes
par quoi les vivants s'acquittent envers les morts. Tombe ouverte laissant
voir les ossements, crâne brisé et à demi calciné sont laissés tels quels. La
bande désormais se contentera durant un certain temps d'éviter l'emplacement.
Cette pratique est surprenante à plus d'un égard. On notera en premier
lieu qu'on a affaire ici à une modalité du rituel si répandu des doubles obsèques,
mais sous une forme inversée qui le rend incompréhensible. L'exigence à
quoi répondent les doubles obsèques est qu'il faut assurer au cadavre une
sépulture provisoire pendant le temps que dure sa décomposition, pour
pouvoir ensuite recueillir les ossements qui méritent seuls, parce qu'ils sont
le siège de l'âme, un enterrement définitif. De sorte que la sépulture
provisoire est rarement l'objet d'une industrie minutieuse puisqu'elle est
précisément provisoire (le plus souvent on se borne à ensevelir le mort à même
la terre en arrosant fréquemment la tombe pour hâter le processus de
décomposition) pas plus que le corps n'exige d'attention particulière : il est
seulement destiné à pourrir. Tout l'effort et les solennités vont à la deuxième
phase du rite. Les os sont soigneusement recueillis, débarrassés des
lambeaux de chair qui peuvent encore y adhérer, lavés, parfois peints et ornés
de plumes (ainsi chez les Bororo) et rassemblés dans un récipient pour être
finalement portés en grande pompe à leur sépulture définitive. Chez les
Bororo ce moment est affaire collective, et tout le village accompagne celui
des parents qui porte les ossements jusqu'au lac où ils seront immergés.
Les Guayaki font exactement le contraire. La deuxième phase est vite
expédiée, presque furtive. Tout le cérémonial est au début. La salutation
larmoyante, la disposition précise du cadavre, le soin mis à éviter qu'il ne
risque d'être souillé par la terre, la minutie enfin avec laquelle on prépare
la tombe, tout porte à croire à un ensevelissement définitif. Et tous ces
préparatifs pour, au bout du compte, laisser le défunt sans sépulture.
Une autre remarque sur cet « enterrement » : c'est qu'on ne s'attendrait
RITES FUNÉRAIRES GUAYAKI 67

guère à trouver dans le contexte du nomadisme un rite qui se déroule en


deux temps. Si l'on se souvient que les Guayaki se déplacent constamment,
sans demeurer plus de trois ou quatre jours au même campement, et qu'ils
doivent parcourir pour en exploiter les ressources un très vaste territoire,
le moins que l'on puisse dire de leur rituel funéraire est qu'il n'est guère
« économique ». D'une part, il oblige les Guayaki à des retours périodiques
qui les portent, après chaque décès, soit à re-parcourir des territoires qu'ils
ont récemment exploités, soit à ne pas s'éloigner trop du lieu de sépulture
(tout en s'en tenant à distance respectueuse) en nomadisant pendant un mois
ou deux dans un espace restreint. Bref, ils reviennent après un laps de temps
beaucoup plus court que celui qui est requis par les exigences économiques :
on sait que le nomadisme est cyclique. Si les Indiens sont assurés de trouver
partout du gibier en plus ou moins grande abondance, il n'en va pas de
même des ressources végétales, celles surtout, essentielles, que constituent
les palmeraies — dont les Guayaki tirent non seulement la plus grande partie
de leur alimentation végétale, mais qui fournit aussi la matière première
de toute leur technologie : abris, nattes, paniers, etc. — Ils reviendront
toujours aux endroits les plus riches en palmier. Durant le délai qui s'écoule
entre les deux moments de leur rituel, cette ressource doit être beaucoup
amoindrie et le pindo ne repousse pas en quelques mois. Par conséquent
des ruptures s'introduisent qui entravent le cours habituel de leurs
pérégrinations, suscitées par des motivations non économiques. Une autre
contrainte s'ajoute à celle-là : on ne revient plus de longtemps établir le
campement à proximité de l'endroit où gisent les ossements d'un Ache. Aussi
longtemps, à les en croire, que l'on a mémoire du mort. Les Indiens sont
volontiers catégoriques à énoncer leurs principes, en bien des cas la pratique
est moins stricte, et sans doute aurait-on tort de prendre trop au sérieux
leur affirmation : à supposer qu'une quantité appréciable de jeunes pindo
aient fructifies en l'un de ces lieux interdits, il est bien improbable qu'ils
se privent de cette ressource. Il n'en reste pas moins que, même si elles ne
sont pas là pour être respectées à la lettre, ces prohibitions liées au rituel
funéraire modifient profondément leur espace : ce n'est plus une étendue
neutre, ou déterminée seulement par l'économie, au sein de laquelle on se
déplacerait en toute liberté et selon les besoins ; c'est un espace marqué,
doté de connotations religieuses, contraignant dans la mesure où il
infléchit le nomadisme et où il l'infléchit négativement. Car les deux dimensions
de l'espace guayaki, économique et religieuse, se contrarient : le même
secteur est successivement trop longtemps exploité et trop longtemps délaissé.
Un partage s'opère entre l'espace des vivants et celui des morts, tel que
celui-ci conditionne partiellement celui-là. La complexité du rite lui-même,
son impact sur le rythme des déplacements, le fait aussi qu'il s'inscrit dans
tous ses détails (nous l'avons vu pour l'enterrement, nous le verrons pour
le reste) dans le contexte guarani, sont autant d'arguments qui nous portent
à croire à son originalité. Nous ne voulons pas affirmer par là que son
déroulement ait toujours été celui que nous avons décrit ; il a pu subir des modi-
68 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

fications, et le fait qu'il se passe en deux fois pose un problème d'autant


plus difficile que les Guarani (à l'exception du cas déjà mentionné des Mbya)
ne faisaient pas de doubles obsèques. Ce que nous voulons souligner, c'est
que si l'on se place dans l'hypothèse d'une perte du cannibalisme on ne
l'explique pas pour autant ; ce rite n'est pas venu remplacer le cannibalisme.
Peut-être les Ache kwera ont-ils cessé d'être anthropophages, mais ils avaient
déjà l'enterrement... A l'inverse, le cannibalisme ne semble pas avoir
pu être acquis à la suite d'un oubli de l'autre pratique dont il serait venu
prendre la place à l'époque où, renonçant à l'agriculture, les Guayaki
inaugurèrent leur mode de vie actuel.
Sans nous étendre sur la description de l'anthropophagie des Guayaki,
nous en rappellerons les traits essentiels. Les Guayaki mangent tous leurs
morts, enfants, adultes ou vieillards, sans exception et ils mangent
intégralement tout ce qui se peut immédiatement consommer : chair, entrailles,
moelle des os. En de rares cas les Indiens renoncèrent à manger les entrailles
d'un mort parce qu'elles puaient trop, ou les chairs d'un cadavre déjà
décomposé (ainsi dans l'autre groupe abandonne-t-on aux vautours ceux qui
meurent en chemin ; encore les Guayaki n'hésitent-ils pas à récupérer les
parties du corps point trop avariées). Par conséquent, seules des raisons
alimentaires font que l'on renonce à manger tout ou partie d'un mort.
Hormis ces occurrences on ne laisse que les os. Tout le monde participe au repas,
les prohibitions relatives au sexe ou à l'âge des consommateurs ne concernent
que certaines parties du corps (ainsi le pénis est-il toujours réservé aux
femmes mariées, la tête interdite aux adolescents) et toutes les bandes de la
tribu y sont invitées. En fait, la tribu ne se réunissait pas, semble-t-il, à
l'occasion de chaque repas cannibale : mais on devait toujours porter aux
autres un morceau de « peau » rôtie. Faute de quoi les irondy seraient
devenus furieux, jusqu'à venir flécher ceux qui les avaient ainsi oubliés. Car,
disent les Ache « nous voulons toujours manger de la chair d'Ache ». Seuls
exclus du repas, les proches parents du mort : père, mère, frère, sœur, fils
ou fille. Cette prohibition devait être assez scrupuleusement respectée :
de Pikygi qui, en juillet 63, mangea son fils, les autres disaient en effet que
jamais dans la forêt un père ne mangeait son fils et que si Pikygi avait mangé
le sien c'est parce qu'il se trouvait dans le campement des Beru, des
Paraguayens (à Arroyo Moroti) ; il n'eût autrement jamais osé et les autres Ache
ne l'eussent pas toléré. En cas de meurtre de vengeance, le meurtrier doit
également s'abstenir de manger sa victime ; il se soumet en outre à un rite
de purification : on lui fait un piy (massage) de boue sur tout le corps et
le visage, on lui fait avaler de la boue afin de le faire vomir et il se tient à
l'écart pendant les 2 ou 3 jours qui suivent s'abstenant de rapports sexuels
et observant un jeûne rigoureux (il ne prend que de l'eau, et encore ne peut-il
pas la boire, il doit l'absorber avec le pinceau). Proches parents et le cas
échéant meurtrier, sont donc les seuls à qui la chair humaine soit interdite.
Lorsque tout a été mangé — et les parts des irondy réservées — on jette les
os dans le feu et on brûle le crâne après l'avoir brisé à coups d'arc. L'arc d'un
RITES FUNÉRAIRES GUAYAKI 69

chasseur est parfois brisé, parfois simplement abandonné, il arrive aussi qu'on
brûle (mais pas toujours) le panier d'une femme. Lorsque la bande quitte
le campement, les Indiens laissent sur place le gril qui a servi à rôtir le cadavre
car, disent-ils, si des Ache iro iâ (non compagnons) venaient à s'aventurer
sur ce territoire, ils sauraient de cette façon qu'il y a là des Ache Vwagi,
des cannibales, et ils s'enfuieraient. Voilà donc, sommairement rappelées,
les principales caractéristiques de l'anthropophagie guayaki. On peut y
ajouter la justification qu'eux-mêmes en donnent : outre les raisons
gastronomiques, certainement pas négligeables — la douceur incomparable de
la chair humaine — s'ils mangent leurs morts c'est afin d'éviter l'angoisse,
de se prémunir contre la maladie et la mort que Г « âme » du défunt ne
manquerait pas sans cela de provoquer ; ils disent d'ailleurs des non-cannibales
que pour avoir une conduite différente, ils mourront tous. Cette rationalisation
ne nous éclaire guère, elle est universelle : quel que soit le mode
d'enterrement auquel une société procède, c'est toujours pour avoir la paix avec ses
morts ; elle confirme au moins la signification religieuse que les Guayaki
attachent à leur pratique.
Ce rite appelle plusieurs remarques. La première est qu'il ne s'agit pas
ici à proprement parler d'endocannibalisme. Sur deux points essentiels
il diffère radicalement des rites endocannibales connus en Amérique du
Sud. Ce sont les os pulvérisés des morts et non leur chair qu'absorbent les
endocannibales ; et ce sont les proches parents qui les consomment, parfois
à l'exclusion de toute autre personne : ainsi chez les Guaica et Schiriana.
On peut rappeler à titre d'exemple le cas d'E. Valero à qui les Yanoama
conseillèrent de retourner chez les siens car, lui disaient-ils, puisqu'elle n'avait
pas de parents, personne ne pourrait la manger après sa mort. Comparé
à ce rituel, celui des Guayaki est doublement inversé : ils mangent la chair,
non les os, et ce sont des alliés ou des étrangers qui mangent les morts, non
des parents. Sans doute la consommation des os plutôt que de la chair ne
suffit-elle pas à définir l'endocannibalisme : il ne manque pas d'exemples
de populations qui ne s'interdisent pas de manger au moins une partie de
la chair de leurs morts (les Pano par exemple) ; mais même dans ce cas
l'absorption intégrale des os demeure l'essentiel. Par ailleurs il peut se produire
aussi que d'autres que les parents aient part à la consommation (toujours
chez les Pano) ; mais jamais les parents ne sont exclus : au contraire ils
sont non seulement les premiers et le plus fréquemment servis, mais c'est
à eux seuls qu'incombe le devoir de conserver les cendres et de prendre garde
à ce qu'elles soient entièrement bues. La définition que donne Zerries de
l'endocannibalisme nous paraît insuffisante en ce qu'elle n'en retient qu'un
aspect « l'ingestion des os réduits en poudre dans une boisson à base de
végétal » 1. Il faut y ajouter que cette ingestion est le fait des parents du mort.
1. L'absorption d'une boisson à base de végétal, fermentée ou non, ne semble pas
caractériser le seul endocannibalisme, mais l'anthropophagie en général. Les Guayaki mangent
de la moelle de palmier avec la chair humaine. Tupi et Carib consommaient de prodigieuses
quantités de bière de maïs ou de manioc lors des festins cannibales.
70 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

Ces deux aspects de l'endocannibalisme sud-américain sont si constamment


associés que l'on peut se demander s'ils ne s'impliquent pas nécessairement,
d'autant plus que la même relation, mais inversée, se retrouve dans l'exocan-
nibalisme. On a l'impression qu'il y a en Amérique du Sud une logique de
l'antropophagie telle que, ou bien on consomme les siens et alors ce sont les
os que l'on absorbe ; ou bien on mange des ennemis et c'est leur chair. Le fait
qu'aucune population ne pratique simultanément les deux formes
d'anthropophagie vient renforcer encore l'idée que ce partage obéit peut-être à une
nécessité. En somme endo- et exocannibalisme le sont chacun doublement :
d'un côté on mange à l'intérieur du groupe et l'intérieur du mort, de l'autre
c'est à l'extérieur du groupe qu'on choisit ses victimes dont on mange
l'extérieur. Dans ce contexte plus général, sans doute trop brièvement exposé 1,
c'est du côté de l'exocannibalisme qu'il faut ranger l'anthropophagie guayaki :
consommation de la chair par des non parents, car c'est l'exclusion des parents
qui, nous semble-t-il, constitue ici le trait pertinent.
Les Guayaki mangent leurs morts comme les Guarani mangeaient leurs
prisonniers de guerre. Comparée à celle des Tupi-Guarani l'anthropophagie
guayaki est sans doute infiniment plus simple : il lui manque le contexte
de la guerre, et tout le rituel lié à la capture et au meurtre des prisonniers
en est évidemment absent. Pourtant tous ses éléments sont guarani : même
façon de découper le cadavre et de le cuire (membres rôtis et entrailles
bouillies) ; le boucan est le même. Surtout la dimension politique est comparable :
à l'exemple des Guarani qui invitaient à chacune de ces fêtes tous les
villages alliés, les Guayaki voient dans leur rituel une occasion de réaffirmer
la solidarité tribale et de renforcer les alliances contre les autres tribus.
Laisser en place le boucan à l'intention d'hypothétiques ennemis a la même
signification que, pour les Guarani, ficher le crâne des prisonniers dévorés
sur les palissades entourant les villages : il fallait que leurs ennemis — réels —
sachent bien à qui ils avaient à faire. Bien qu'absente chez les Guayaki,
la guerre est partout suggérée. Tout se passe comme si, dans la société guayaki,
se trouvaient condensées, et de ce fait modifiées, un ensemble de pratiques
qui sont celles d'une société beaucoup plus différenciée et supposant la guerre.
Peut-être est-ce dans cette perspective, et toujours par référence aux
Guarani, qu'il faut comprendre la pratique de la vengeance commune aux deux
tribus Ache : toute mort doit être vengée, et on venge un mort en tuant
quelqu'un d'autre (de préférence une petite fille, qui sera vengée à son tour,
parfois par un second meurtre, le plus souvent par un simulacre). La
vengeance était essentielle chez les Guarani : mais on vengeait des guerriers
en tuant et en dévorant des adversaires. On a l'impression que les Guayaki
reportent sur leurs morts le double rôle de l'allié (on les venge) et de l'ennemi
(non seulement on les mange mais le boucan qui a servi à les rôtir est
ostensiblement exposé comme un trophée de guerre). On peut noter que les tabous
auxquels sont soumis les meurtriers guayaki rappellent par leur rigueur ceux

1. Le problème du cannibalisme sud-américain est l'objet d'un travail en cours.


RITES FUNÉRAIRES GUAYAKI 71

que l'on imposait à celui qui avait massacré le prisonnier (tous deux
s'abstiennent de consommer le mort et jeûnent ; le piy de boue évoque les peintures
noires dont on couvrait le corps du meurtrier guarani). Reste enfin la
coutume commune aux deux groupes de briser le crâne des morts. Les Guarani
ne brisaient pas le crâne des prisonniers dont ils faisaient des trophées. En
revanche, s'il arrivait qu'un prisonnier mourût de mort naturelle, on ne le
mangeait pas : son corps était traîné dans la forêt, on lui rompait la tête à
coups de massue jusqu'à épandre la cervelle, et on l'abandonnait aux oiseaux
de proie. Et l'on procédait ainsi avec tout étranger résidant dans un village
guarani, qu'il fût ou non un captif : un non guarani qui avait pu durant sa
vie jouir en tout d'un droit égal à celui des autres hommes était à sa
mort traité ainsi. On n'enterre que les siens, ou bien on ne mange qu'eux,
mais quelles que soient les coutumes funéraires d'une société primitive,
cette vérité semble admise par la plupart d'entre elles qu'on ne traite pas
ses morts comme on fait des étrangers. La mort confirme, bien loin de l'abolir,
la différence entre soi et le reste du monde. Partant de cette constatation
élémentaire on pourrait peut-être, pour expliquer le cas guayaki, formuler
une hypothèse : qu'à l'époque où ils étaient encore agriculteurs, ils ont pu
connaître simultanément les deux formes ď « enterrement » que nous venons
de décrire, mais qu'ils appliquaient la première aux membres de leur groupe
tandis qu'ils réservaient l'autre à leurs ennemis. Puis, lorsqu'ils se virent
repoussés dans la forêt et contraints de nomadiser et de se fractionner en
tribus, chaque unité aurait alors renoncé à l'une de ces pratiques. L'autre
hypothèse que l'on pourrait avancer soulève plus d'objections : que, de
l'influence des Guarani les différents groupes Guayaki n'aient de tout temps
chacun retenu qu'un aspect (enterrement pour les uns, cannibalisme pour
les autres). Outre qu'elle suppose résolue la question de savoir si les Guayaki
sont des proto-guarani ou des peuples guaranisés, elle ne rend plus compte
de la partie commune des deux rites : la phase finale qui veut qu'on brise
le crâne des morts. Avouons pourtant que, dans quelque perspective que
l'on se place, cette séquence convergente reste ce qui nous embarrasse le
plus : de ce qu'elle est commune aux deux, on devrait en inférer qu'elle est,
elle, sans aucun doute originelle, en sorte que manger ou enterrer le mort
ne seraient que deux moyens (le premier beaucoup plus et doublement
économique) de parvenir à ce qui constituerait la finalité du rite. Mais à
l'admettre, on ne comprend plus l'enterrement Ache Kwera. Très
probablement, dans la première hypothèse, les Guayaki essayèrent d'adapter
leurs anciennes traditions aux circonstances nouvelles, d'où les
transformations constatées par rapport aux pratiques comparables des Guarani.
Nous avons vaguement indiqué comment on pourrait comprendre dans
cette optique les cycles de vengeance. Le rituel des Ache Kwera reste
obscur, faute de référence ; on pressent pourtant qu'il pourrait relever d'une
explication du même type.
Nous voudrions, pour terminer, faire une dernière remarque sur les deux
rituels guayaki. C'est qu'en dépit de leur différence ils traduisent une com-
72 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

mune attitude des Indiens vis-à-vis de leurs morts : ce sont des ennemis.
Les morts sont partout chose redoutable, même pour les sociétés qui affirment
que l'on peut se les concilier et que du monde où l'on a pris soin de les reléguer,
ils prodiguent, moyennant des cultes ponctuels, leurs bienfaits aux vivants.
Entre vivants et morts des distances doivent être maintenues mais des
relations aussi, et l'ambiguïté est ce qui caractérise le plus souvent la pensée
de la mort et les sentiments pour les morts. Nulle ambiguïté chez les Guayaki
où les morts sont, explicitement et de façon univoque, désignés comme les
ennemis du groupe. Les Aché Gatu cumulent les deux procédés que les
Guarani disjoignaient : ils les mangent comme les Guarani mangeaient
les prisonniers de guerre, et de surcroît leur brisent le crâne ; et le sort qu'ils
font à leurs morts est celui-là même qu'ils promettent à leurs ennemis. Ce sont
du reste des alliés qui les mangent, donc des ennemis potentiels ; et c'est parce
que l'acte de dévorer est inconsciemment perçu par les Ache comme un acte
d'hostilité que les parents du mort s'en abstiennent, à l'inverse de ce que
feraient des endocannibales. Quant aux autres Ache, c'est par une autre voie,
mais non moins radicale, qu'ils manifestent les sentiments que peiivent
inspirer les morts. Car si l'on comprend mal pourquoi ils prennent tant de peine
à les enterrer pour ensuite les exhumer à seule fin de leur briser le crâne,
il faut bien voir que celui à qui l'on inflige ce traitement n'est déjà plus un
Ache. Les Guayaki ne donnent pas de raison pour justifier la nécessité
d'imprimer sur les tempes du mort les empreintes du jaguar. Les jaguars
représentaient-ils pour l'âme du mort une menace particulière et espérait-on ainsi
les éloigner de la tombe ? Ou bien voulait-on au contraire les attirer là, ou
en préserver les vivants ? Rien de tel. On dispose ainsi les mains du mort
parce qu'il faut le faire ; les Ache ne savent rien de plus. De fait, cette
posture particulière que l'on donne au cadavre n'a rien à voir avec des jaguars
réels. En disposant ses mains en sorte qu'elle imitent des pattes de jaguar,
c'est le mort lui-même que Von désigne comme le jaguar. A cette expression
métonymique du rituel correspond dans les croyances une expression
métaphorique : l'âme — ajanve — des Ache est destinée à se tranformer, en l'un
des trois animaux suivants ; jaguar, serpent à sonnette, vautour. Les trois
sortes d'animaux les plus redoutables pour les Guayaki, les deux premiers
parce qu'ils constituent une menace réelle, le troisième parce qu'il dévore
les cadavres. Les Ache kwera vont donc encore plus loin que les autres pour
qui le mort, s'il est un ennemi, reste un ennemi social, tandis que c'est du
côté de la nature qu'eux-mêmes le rejettent. La mort interrompt si bien les
échanges, que le groupe ne peut plus comprendre que sous les espèces de
l'hostilité la plus radicale celui qui lui échappe ainsi. Et c'est le pire des
ennemis que l'on va, hâtivement et sans vaine cérémonie, sortir de sa tombe :
on peut lui refuser toute sépulture puisqu'on a commencé par lui dénier
l'humanité.

Vous aimerez peut-être aussi