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Kuipou Roger. Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun. In: Communications, 97, 2015. Chairs
disparues. pp. 93-105;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.2015.2775
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2015_num_97_1_2775
The place of the dead among the living is universally relevant. Among the West Cameroon Bamiléké,
the corpse becomes the centre of rituals aimed to preserve the memory of the deceased one, while
removing the perishable flesh. At the end of a double funeral, the cult of the skulls elevates the
deceased to the status of ancestor, and provides a place among the community of the living that the
dead will never relinquish.
Resumen
El culto de los cráneos. Los Bamiléké del Oeste de Camerún
La cuestión del lugar del muerto entre los vivos sigue siendo relevante en todas las culturas. En los
Bamiléké del Oeste de Camerún, el cadáver es objeto de ritos teniendo como perspectiva de preservar
la memoria del fallecido, manteniendo a distancia la carne corruptible. Al final de las funerales dobles,
el culto de los cráneos otorga al fallecido el estatuto de antepasado, y le da un lugar en la comunidad
de los vivos que nunca dejara.
Résumé
La question de la place du mort parmi les vivants reste pertinente dans toutes les cultures. Chez les
Bamiléké de l'ouest du Cameroun, le cadavre est l'objet de rites ayant pour but de conserver la
mémoire du disparu tout en éloignant la chair corruptible. A l'issue de doubles funérailles, le culte des
crânes octroie au défunt le statut d'ancêtre et lui donne une place dans la communauté des vivants,
qu'il ne quittera plus.
Roger Kuipou
Dans la culture bamiléké, la tradition est brandie comme une loi, sacrée
et incorruptible, et comme un fardeau que l'on est tenu de porter, malgré
soi. Elle « constitue l'ensemble des acquisitions que les générations succes¬
sives ont accumulées depuis l'aube des temps, dans les domaines de
l'esprit et de la vie pratique. Elle est la somme de la sagesse détenue par
une société à un moment donné de son existence. La tradition est [chez les
Bamiléké, en l'occurrence] un moyen de communication entre les défunts
et les vivants, car elle représente la "parole" des ancêtres. Elle fait partie
d'un vaste réseau de communication entre les deux mondes, englobant la
prière, les offrandes, les sacrifices, les mythes1 ». Les morts ne sont pas
morts, même s'il est indispensable de « pleurer le mort », de « se lamenter »
ostentatoirement à l'annonce d'un décès. En effet, ces lamentations, très
ritualisées durant les neuf jours de deuil, participent du cheminement, de
l'accompagnement du défunt vers sa future ancestralisation.
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Roger Kuipou
Une bonne mort est celle d'un homme ou d'une femme d'un âge avancé
ayant une grande descendance. « [Elle] survient à domicile, le moribond
décède dans son lit entouré des siens, ce qui lui permet de dicter son testa¬
ment, de désigner son héritier et de bénéficier des rites appropriés3. » Une
bonne mort a été anticipée, préparée par le défunt ; elle est une bénédiction
qui rejaillit sur lui et sur le groupe familial. Elle atténue la douleur de la
séparation, car elle présage de liens renforcés avec le monde des ancêtres.
Une mauvaise mort pour un Bamiléké sera d'abord celle qui le fera
« mourir dehors », c'est-à-dire « mourir loin de son village et des siens4 ».
C'est au plus près de la terre ancestrale et entouré des siens qu'il faut
mourir, afin de bénéficier des rituels qui participeront de façon active au
voyage du défunt vers le monde des ancêtres - et à son retour parmi les
vivants. Des rituels prophylactiques sont destinés à éloigner tout risque : si
des jeunes gens, citadins et plus occidentalisés, doivent partir au loin pour
faire leurs études, par exemple, ils s'y adonnent discrètement en allant
« dire au revoir aux anciens au village et recueillir leurs bénédictions5 » .
La mort qui survient subitement, « suite à une courte maladie », est sus¬
pecte. Rapide, elle n'a laissé ni au défunt ni à la famille le temps de lutter.
Les sentiments d'impuissance et de colère alors ressentis inclinent naturel¬
lement à trouver un sens à cet événement tragique ou à chercher un cou¬
pable, et d'abord dans le cercle relationnel proche (famille ou amis). Ses
motivations peuvent être une rivalité à propos d'un statut, d'un bien, ou
d'une jalousie. La maladie ne peut être ici vectrice que d'une mort « mys¬
tique », c'est-à-dire l'œuvre d'un sorcier.
De même, dans l'imaginaire bamiléké, l'accident de la circulation est
une arme et une autre forme de la mauvaise mort par survenue rapide et
imprévue. Les longues maladies également, lorsqu'elles frappent des per¬
sonnes dans la force de l'âge. Elles épuisent psychiquement, et souvent
financièrement, la famille avant d'emporter le malade. Là encore, le
recours à la médecine ayant été vain, les causes de la mort seront recher¬
chées dans l'univers de la sorcellerie. Enfin, les maladies physiques et psy¬
chiques infamantes entrent elles aussi dans la catégorie de la mauvaise
mort, celle qui entrave ou interdit le processus d'ancestralisation.
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« Faire des funérailles [...], en finir avec les obsèques, détruire le deuil,
le briser [...], on met ainsi un terme, c'est pour mieux retrouver le parent
disparu7. »
Les funérailles sont des cérémonies organisées par la famille au bout
d'un an. Ce sont pour ainsi dire les « petites » funérailles, qui marquent la
fin de la période de deuil et la célébration joyeuse du disparu. Elles com¬
portent deux étapes : une courte cérémonie ( médza ) permet d'abord de se
souvenir avec douleur de celui qui est célébré ce jour-là ; puis viennent les
réjouissances attendues : banquets et danses servent par leur abondance la
vénération future du défunt. Montrer qu'il fut un « grand homme » est une
condition d'accès à son ancestralité. A la fin de ces « petites » funérailles,
vivants et morts sont apaisés. Les vivants ne pleurent plus leur disparu, et
ce
l'ancestralité.
dernier se sent chaleureusement accompagné dans son voyage vers
Quelques années après les « petites » funérailles ont lieu les « grandes »
funérailles. « Lorsque les funérailles sont célébrées, la tête du défunt est
détachée du squelette et est déposée dans un canari [sorte de pot en terre
cuite] . Les morts n'accèdent ainsi au monde des ancêtres qu'à la suite d'un
développement rituel qui comprend, là encore, trois renversements : la
désignation et l'intronisation de leur successeur, les funérailles qui exaltent
conjointement leur mémoire mortelle et leur statut immortel d'ancêtres,
enfin la séparation de la tête du corps qui disjoint l'ancêtre du mort8. »
Les funérailles marquent donc le retour à un ordre normal du monde.
La mort ne rôde plus, puisque le mort n'est plus mort, que son successeur
est désigné et que le vide laissé est comblé. Le défunt revient sous le statut
d'ancêtre.
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L'ancêtre.
Être ancêtre, c'est avoir réussi son cheminement vers le monde où vivent
les générations défuntes qui nous ont précédés jusqu'à Dieu. Ce parcours
commence avec la mort et s'achève avec la résurrection symbolique lors de
la cérémonie des crânes. Le défunt y revient prendre une place parmi les
vivants. Celle place est matérialisée par une case, la « case des crânes » ou
« case des ancêtres », que chaque famille se doit de posséder. Ce n'est pas
un mausolée mais une case vivante et dynamique, consacrée à un seul ou
à plusieurs membres décédés de la famille. Ils y sont présents, physique¬
ment, par leurs crânes ; ils y « vivent » puisqu'on peut les y consulter, les
nourrir, les associer à tous les événements ou à toutes les décisions impor¬
tantes de la famille. Le crâne, plus que la case, est le symbole de la pré¬
sence des ancêtres parmi les vivants. Le défunt qui revit est l'intercesseur
de la famille auprès des ancêtres et auprès de Dieu.
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Roger Kuipou
même fondé une a vocation à devenir ancêtre, puisque, chez les Bamiléké,
les liens entre générations ne sont jamais rompus. Solidarité vis-à-vis du
groupe, respect des ascendants vivants et vénération des ancêtres sont les
valeurs essentielles d'un Bamiléké. Y déroger serait s'exposer à des échecs
répétés dans la vie, à des maladies, voire à la mort. Toute personne aspire à
s'inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs honorables et honorés,
d'où le très fort engouement dans les familles pour l'accession au statut de
successeur ou d'« héritier », alors même que ne sont en jeu que peu de biens
matériels - mais la charge honorifique est importante. Les critères d'éligi¬
bilité à l'ancestralité sont donc l'œuvre de toute une vie : respect des géné¬
rations passées et des ancêtres en leur consacrant tous les rituels qui leur
sont dus, existence respectable de chef de famille - nombreuse de préfé¬
rence -, et transmission des valeurs morales et des biens matériels à ses
descendants.
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Le culte des crânes chez les Bamiléké de Vouest du Cameroun
plus grave, « rejetés », ils réclament alors de façon plus ou moins véhé¬
mente le respect qui leur est dû, c'est-à-dire le respect des traditions.
« Le "doh toua pfe", la malédiction due aux ancêtres, aux morts, et qui
ne peut être levée que par des rites sur les crânes des ancêtres en question
expliquebamiléké12.
culture en grande partie
» l'engouement pour le culte des ancêtres dans la
La nécessité du rituel.
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Dans l'un des cas de rituels de crânes que nous avons observés et que
nous décrirons ici, la communication entre le père et son fils successeur
(que nous appellerons X) s'est mise en place une vingtaine d'années après
le décès. Sa mort, survenue alors que son enfant, né et éduqué en Europe,
était encore
arcanes de laadolescent,
tradition. Les
n'avait
rituelspas
d'enterrement
permis au père
et de de
deuil
préparer
avaientXdonc
aux
progressivement
sous la forme d'une
en «place
initiation
la relation
» à la tradition.
privilégiéeSede
manifestèrent
défunt à successeur,
aussi les
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Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun
Le départ pour le village paternel fut décidé pour les heures suivantes,
le temps de réunir les quelques outils nécessaires à une exhumation. Pen¬
dant ces quelques heures, X tomba en transe et ressentit la présence de son
père, qui lui parlait et semblait vouloir le rassurer tout en lui communi¬
quant son expérience douloureuse d'une lutte permanente contre la mort,
ses préoccupations pour les siens, et la joie de leurs retrouvailles. Sorti de
sa transe, X raconta ce qui venait de se passer à l'ancien aide de camp et
celui-ci conclut : « Tu as vu ton père, maintenant il est en toi, vous ne faites
désormais plus qu'un. Il t'attend. » La rencontre avait eu lieu spirituelle¬
ment, avant de se faire physiquement.
L'exhumation du crâne.
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Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun
*
•h *
Le culte des crânes chez les Bamiléké pose la question du statut du corps
du défunt et en particulier celui du crâne. Le geste très symbolique de la
décapitation post mortem témoigne de la dimension fortement eschatolo-
gique de ce culte. Comme le dit Tamoufe Simo : « La construction d'un
espace et d'un statut social pour le corps dans le contexte mortuaire inter¬
roge la place des défunts dans les représentations collectives16. » Pour les
Bamiléké, le défunt ne peut pas rester éternellement mort. Il réclame son
retour auprès de sa descendance.
Le crâne n'est pas une relique commémorative qui servirait à entretenir
le souvenir d'un défunt mais le « siège » d'un principe vivant : l'esprit du
défunt. Il est la totalité, le corps, de nouveau vivant, d'un disparu devenu
ancêtre et, désormais, atemporellement présent. Le processus d'ancestrali-
sation des Bamiléké et les rituels qui lui sont liés s'inscrivent dans le
schéma des doubles funérailles17, qui vont de l'enterrement du cadavre du
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Roger Kuipou
roger.kuipou@gmail.com
Socio-anthropologue
Roger Kuipou
NOTES
1. Dominique Zahan, Religion, spiritualité et pensée africaines , Paris, Payot, 1980, p. 80.
2. René Bureau, Ethnosociologie religieuse des Duala et apparentés , Yaoundé, IRCAM, 1962,
p. 51.
3. Dieudonné Watio, « Le culte des ancêtres chez les Ngyemba (Ouest-Cameroun) et ses inci¬
dences
4. Ibid.
pastorales », thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 1986.
5. Jean-Pierre T., notable du village Diambou, Bafoussam, entretien avec l'auteur, juillet 2007.
6. Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine. Idéologie funéraire en Afrique noire , Paris, Payot,
1982, p. 231.
7. Thomas Tchatchoua, Les Bangangté de l'Ouest-Cameroun. Histoire et ethnologie d'un
royaume africain , Paris, L'Harmattan, 2009, p. 62.
8. Charles-Henry Pradelles de Latour, Le crâne qui parle, Paris, E.P.E.L., 1997, p. 90.
9. Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres , Paris, Présence africaine, 1967.
10. Dieudonné Toukam, Histoire et anthropologie du peuple bamiléké, Paris, L'Harmattan,
2010, p. 160.
11. Charles-Henry Pradelles de Latour, Le crâne qui parle , op. cit., p. 39.
12. Dieudonné Toukam, Histoire et anthropologie du peuple bamiléké, op. cit., p. 179.
13. Raymond Charlie Tamoufe Simo, « Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les
rituels. Analyse de leurs représentations chez les Bamiléké (1901-1972) », thèse de doctorat, Uni¬
versité Marc-Bloch, Strasbourg, 2007.
14. Dieudonné Toukam, Histoire et anthropologie du peuple bamiléké, op. cit., p. 165.
15. Thomas T., du village Bangou, Bafoussam, entretien avec l'auteur, juin 2008.
rituels
16. »,Raymond
thèse citée.
Charlie Tamoufe Simo, «Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les
17. Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » (1907),
in Sociologie religieuse etfolklore, Paris, PUF, 1970.
RÉSUMÉ
La question de la place du mort parmi les vivants reste pertinente dans toutes les cultures. Chez
les Bamiléké de l'ouest du Cameroun, le cadavre est l'objet de rites ayant pour but de conserver la
mémoire du disparu tout en éloignant la chair corruptible. A l'issue de doubles funérailles, le culte
des crânes octroie au défunt le statut d'ancêtre et lui donne une place dans la communauté des
vivants, qu'il ne quittera plus.
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