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Communications

Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun


Roger Kuipou

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Kuipou Roger. Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun. In: Communications, 97, 2015. Chairs
disparues. pp. 93-105;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.2015.2775

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2015_num_97_1_2775

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Abstract
West Cameroon Bamilékés' cult of the skulls

The place of the dead among the living is universally relevant. Among the West Cameroon Bamiléké,
the corpse becomes the centre of rituals aimed to preserve the memory of the deceased one, while
removing the perishable flesh. At the end of a double funeral, the cult of the skulls elevates the
deceased to the status of ancestor, and provides a place among the community of the living that the
dead will never relinquish.

Resumen
El culto de los cráneos. Los Bamiléké del Oeste de Camerún

La cuestión del lugar del muerto entre los vivos sigue siendo relevante en todas las culturas. En los
Bamiléké del Oeste de Camerún, el cadáver es objeto de ritos teniendo como perspectiva de preservar
la memoria del fallecido, manteniendo a distancia la carne corruptible. Al final de las funerales dobles,
el culto de los cráneos otorga al fallecido el estatuto de antepasado, y le da un lugar en la comunidad
de los vivos que nunca dejara.

Résumé
La question de la place du mort parmi les vivants reste pertinente dans toutes les cultures. Chez les
Bamiléké de l'ouest du Cameroun, le cadavre est l'objet de rites ayant pour but de conserver la
mémoire du disparu tout en éloignant la chair corruptible. A l'issue de doubles funérailles, le culte des
crânes octroie au défunt le statut d'ancêtre et lui donne une place dans la communauté des vivants,
qu'il ne quittera plus.
Roger Kuipou

Le culte des crânes

chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun

Dans la culture bamiléké, la tradition est brandie comme une loi, sacrée
et incorruptible, et comme un fardeau que l'on est tenu de porter, malgré
soi. Elle « constitue l'ensemble des acquisitions que les générations succes¬
sives ont accumulées depuis l'aube des temps, dans les domaines de
l'esprit et de la vie pratique. Elle est la somme de la sagesse détenue par
une société à un moment donné de son existence. La tradition est [chez les
Bamiléké, en l'occurrence] un moyen de communication entre les défunts
et les vivants, car elle représente la "parole" des ancêtres. Elle fait partie
d'un vaste réseau de communication entre les deux mondes, englobant la
prière, les offrandes, les sacrifices, les mythes1 ». Les morts ne sont pas
morts, même s'il est indispensable de « pleurer le mort », de « se lamenter »
ostentatoirement à l'annonce d'un décès. En effet, ces lamentations, très
ritualisées durant les neuf jours de deuil, participent du cheminement, de
l'accompagnement du défunt vers sa future ancestralisation.

LES RISQUES DE LA MAUVAISEMORT.

La mort en pays bamiléké est un événement social important qui per¬


met de marquer les positions sociales et familiales. Objet de réjouissances
somptueuses, elle révèle surtout l'état des relations, très étroites, que les
vivants entretiennent avec les mondes subtils des disparus. Une mort bien
célébrée témoigne de relations harmonieuses et apaisées avec le monde des
ancêtres ; mais un décès peut aussi être le signe d'un dysfonctionnement,
d'une tension dans les relations entre vivants et disparus, ou entre vivants
qui auraient des comptes à régler. A l'annonce de la disparition d'un
individu, les questions qui se posent notamment sur les causes, sur les
conditions de ce décès tendent à déterminer s'il s'agit d'une « bonne mort »

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Roger Kuipou

ou d'une « mauvaise mort » ; il faut immédiatement en décrypter le sens,


et ce sont des voyants ou des anciens ayant atteint des niveaux élevés dans
la connaissance de la tradition qui sont consultés par la famille du défunt
pour interroger les esprits tutélaires.
S'il est nécessaire de dire l'origine de la mort, c'est parce qu'elle peut
être la manifestation d'une menace qui pèse sur le groupe familial et d'un
désordre.
deux sortesDans
de morts
le monde
: la mort
bamiléké,
normalecomme
et la mal-mort2
ailleurs en». Afrique, « il y a

Une bonne mort est celle d'un homme ou d'une femme d'un âge avancé
ayant une grande descendance. « [Elle] survient à domicile, le moribond
décède dans son lit entouré des siens, ce qui lui permet de dicter son testa¬
ment, de désigner son héritier et de bénéficier des rites appropriés3. » Une
bonne mort a été anticipée, préparée par le défunt ; elle est une bénédiction
qui rejaillit sur lui et sur le groupe familial. Elle atténue la douleur de la
séparation, car elle présage de liens renforcés avec le monde des ancêtres.
Une mauvaise mort pour un Bamiléké sera d'abord celle qui le fera
« mourir dehors », c'est-à-dire « mourir loin de son village et des siens4 ».
C'est au plus près de la terre ancestrale et entouré des siens qu'il faut
mourir, afin de bénéficier des rituels qui participeront de façon active au
voyage du défunt vers le monde des ancêtres - et à son retour parmi les
vivants. Des rituels prophylactiques sont destinés à éloigner tout risque : si
des jeunes gens, citadins et plus occidentalisés, doivent partir au loin pour
faire leurs études, par exemple, ils s'y adonnent discrètement en allant
« dire au revoir aux anciens au village et recueillir leurs bénédictions5 » .
La mort qui survient subitement, « suite à une courte maladie », est sus¬
pecte. Rapide, elle n'a laissé ni au défunt ni à la famille le temps de lutter.
Les sentiments d'impuissance et de colère alors ressentis inclinent naturel¬
lement à trouver un sens à cet événement tragique ou à chercher un cou¬
pable, et d'abord dans le cercle relationnel proche (famille ou amis). Ses
motivations peuvent être une rivalité à propos d'un statut, d'un bien, ou
d'une jalousie. La maladie ne peut être ici vectrice que d'une mort « mys¬
tique », c'est-à-dire l'œuvre d'un sorcier.
De même, dans l'imaginaire bamiléké, l'accident de la circulation est
une arme et une autre forme de la mauvaise mort par survenue rapide et
imprévue. Les longues maladies également, lorsqu'elles frappent des per¬
sonnes dans la force de l'âge. Elles épuisent psychiquement, et souvent
financièrement, la famille avant d'emporter le malade. Là encore, le
recours à la médecine ayant été vain, les causes de la mort seront recher¬
chées dans l'univers de la sorcellerie. Enfin, les maladies physiques et psy¬
chiques infamantes entrent elles aussi dans la catégorie de la mauvaise
mort, celle qui entrave ou interdit le processus d'ancestralisation.

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Le culte des crânes chez les Barniléké de l'ouest du Cameroun

DU MORT À L'ANCÊTRE. LE CHEMIN RITUEL VERS L'ANCESTRALITÉ.

L'annonce de la mort: l'arrêt de toute activité


et la mise en place du « deuil ».

Dans le cas d'une mort attendue, au terme d'une longue maladie ou


agonie, la famille a déjà été rassemblée pour accompagner le mourant
dans son dernier voyage. Le cheminement vers l'ancestralité a commencé.
Le mourant fait son testament ( ntiok lewue ), prodigue à chacun conseils
et bénédictions. C'est le moment où il nomme son héritier et exige obéis¬
sance du reste de la famille à ce dernier. Ces ultimes paroles sont sacrées et
inviolables. Ce moment très solennel est délicat, car on peut raisonnable¬
ment
les batailles
penser de
quesuccession
le choix desont
l'héritier
très courantes.
ne fera pasLetoujours
mourantl'unanimité
clôture son
et

discours par un appel à l'unité de la famille. Le décès survenu, on peut


« alerter » le village.
Cette annonce s'accompagne de grands cris de douleur - même attendue
et prévisible, la mort doit toujours être associée à un événement imprévi¬
sible. Dans le cas du décès d'un chef, elle est faite alors qu'il a déjà été
« enlevé » par les notables des sociétés secrètes habilités à l'«
enterrer ». En
effet, nul ne peut voir un chef mort ; il passe de vivant à ancêtre mythifié
dès le moment où sa mort est sue. Le deuil suivra plusieurs étapes, la
première consistant dans l'arrêt de toute activité sociale. Tout le monde
converge alors vers la maison du défunt.
Dans la région ouest du Cameroun, fief des Barniléké, on fait une dis¬
tinction entre les obsèques ( né-tong-gni), le deuil ( dih néwoû) et les funé¬
railles ( né-tiak-menéna ).
Les obsèques correspondent aux cérémonies de l'enterrement tel que
nous l'entendons communément. Elles débutent néanmoins, au sens barni¬
léké du terme, avec les préparatifs et prennent fin deux jours après l'enter¬
rement, où on passe alors à la phase du deuil.
Celui-ci est une période d'affliction et de lamentation d'une durée
variable. Il s'étend généralement sur neuf jours après l'inhumation, mais il
peut aussi durer des semaines, voire des mois, selon l'importance sociale
du défunt aux yeux de la tradition. On pleure le mort, selon des codes
établis. Toutes activités sociales suspendues, la famille vit regroupée dans
la maison du défunt dans une posture d'affliction. L'hygiène corporelle est
volontairement négligée, et tout le monde dort par terre sur des feuilles de
bananier séchées. Ce temps permet d'apprivoiser la nouvelle donne fami¬
liale, dans un processus de catharsis collective, comme a pu le montrer

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Roger Kuipou

Louis-Vincent Thomas6. Le deuil est aussi entendu comme la période qui


précède les funérailles, qui n'auront lieu, au plus tôt, qu'un an, voire une
dizaine d'années, après le décès. Il est une phase intermédiaire entre le
départ dans la mort du défunt et son retour en tant qu'ancêtre. La vie
reprend son cours, mais le souvenir du défunt est encore vécu douloureu¬
sement.
défunt. Les funérailles marqueront les retrouvailles joyeuses avec le

Les « funérailles », les réjouissances et les retrouvailles.

« Faire des funérailles [...], en finir avec les obsèques, détruire le deuil,
le briser [...], on met ainsi un terme, c'est pour mieux retrouver le parent
disparu7. »
Les funérailles sont des cérémonies organisées par la famille au bout
d'un an. Ce sont pour ainsi dire les « petites » funérailles, qui marquent la
fin de la période de deuil et la célébration joyeuse du disparu. Elles com¬
portent deux étapes : une courte cérémonie ( médza ) permet d'abord de se
souvenir avec douleur de celui qui est célébré ce jour-là ; puis viennent les
réjouissances attendues : banquets et danses servent par leur abondance la
vénération future du défunt. Montrer qu'il fut un « grand homme » est une
condition d'accès à son ancestralité. A la fin de ces « petites » funérailles,
vivants et morts sont apaisés. Les vivants ne pleurent plus leur disparu, et
ce
l'ancestralité.
dernier se sent chaleureusement accompagné dans son voyage vers

Quelques années après les « petites » funérailles ont lieu les « grandes »
funérailles. « Lorsque les funérailles sont célébrées, la tête du défunt est
détachée du squelette et est déposée dans un canari [sorte de pot en terre
cuite] . Les morts n'accèdent ainsi au monde des ancêtres qu'à la suite d'un
développement rituel qui comprend, là encore, trois renversements : la
désignation et l'intronisation de leur successeur, les funérailles qui exaltent
conjointement leur mémoire mortelle et leur statut immortel d'ancêtres,
enfin la séparation de la tête du corps qui disjoint l'ancêtre du mort8. »
Les funérailles marquent donc le retour à un ordre normal du monde.
La mort ne rôde plus, puisque le mort n'est plus mort, que son successeur
est désigné et que le vide laissé est comblé. Le défunt revient sous le statut
d'ancêtre.

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Le culte des crânes chez les Bamiléké de Vouest du Cameroun

LE CULTE DES ANCÊTRES.

Les travaux de Cheikh Anta Diop sur l'origine du peuple bamiléké9


affirment que « le culte des ancêtres chez les Bamiléké est un héritage de
leurs ancêtres de l'Egypte antique. Faisant suite à la conservation des corps
momifiés, les Bamiléké, fuyards de guerre au cours de leur long périple
d'Egypte jusqu'à la vallée du pays Tikar (entre le IXe et la 2e moitié du
XIe siècle environ) [...], [p]our transporter facilement les restes de leurs
parents, grands -parents et arrière -grands -parents en temps de guerre
eurent l'idée géniale de ne conserver désormais que les têtes et d'enterrer le
reste. C'est ainsi que chacun devait garder la tête momifiée de ses aïeux
dans des jarres à enterrer dans un coin de la maison pour attendre une
éventuelle fuite consécutive à une guerre perdue ou autre catastrophe
majeure10 ».

L'ancêtre.

Être ancêtre, c'est avoir réussi son cheminement vers le monde où vivent
les générations défuntes qui nous ont précédés jusqu'à Dieu. Ce parcours
commence avec la mort et s'achève avec la résurrection symbolique lors de
la cérémonie des crânes. Le défunt y revient prendre une place parmi les
vivants. Celle place est matérialisée par une case, la « case des crânes » ou
« case des ancêtres », que chaque famille se doit de posséder. Ce n'est pas
un mausolée mais une case vivante et dynamique, consacrée à un seul ou
à plusieurs membres décédés de la famille. Ils y sont présents, physique¬
ment, par leurs crânes ; ils y « vivent » puisqu'on peut les y consulter, les
nourrir, les associer à tous les événements ou à toutes les décisions impor¬
tantes de la famille. Le crâne, plus que la case, est le symbole de la pré¬
sence des ancêtres parmi les vivants. Le défunt qui revit est l'intercesseur
de la famille auprès des ancêtres et auprès de Dieu.

Les relations entre les vivants et les ancêtres.

Les ancêtres interviennent dès la naissance à toutes les étapes de la vie


sociale d'un individu. Ils valident les rites de passage qui l'intègrent dans
son groupe. Ils sont les garants du bon ordre des choses.
Dans la culture bamiléké, tout individu peut prétendre à l'ancestralité.
Chaque membre de la communauté étant issu d'une famille et en ayant lui-

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Roger Kuipou

même fondé une a vocation à devenir ancêtre, puisque, chez les Bamiléké,
les liens entre générations ne sont jamais rompus. Solidarité vis-à-vis du
groupe, respect des ascendants vivants et vénération des ancêtres sont les
valeurs essentielles d'un Bamiléké. Y déroger serait s'exposer à des échecs
répétés dans la vie, à des maladies, voire à la mort. Toute personne aspire à
s'inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs honorables et honorés,
d'où le très fort engouement dans les familles pour l'accession au statut de
successeur ou d'« héritier », alors même que ne sont en jeu que peu de biens
matériels - mais la charge honorifique est importante. Les critères d'éligi¬
bilité à l'ancestralité sont donc l'œuvre de toute une vie : respect des géné¬
rations passées et des ancêtres en leur consacrant tous les rituels qui leur
sont dus, existence respectable de chef de famille - nombreuse de préfé¬
rence -, et transmission des valeurs morales et des biens matériels à ses
descendants.

LE RITUEL DES CRÂNES.

« Il ne faut pas que les têtes restent dehors sous la pluie11. »


Le culte des ancêtres et le rituel des crânes revêtent un caractère abso¬
lument sacré et incontournable dans les tribus bamiléké. Les ancêtres
participent avec une discrète, mais ferme, autorité à la vie de chaque
famille. Leur intervention peut être sollicitée, mais elle est aussi crainte.
Ils sont invoqués et pris à témoin avant tout acte important pour la com¬
munauté. Ils accompagnent les vivants au quotidien par leur pouvoir
bienveillant, mais leur courroux peut être impitoyable s'il arrive que
quelque chose les contrarie. Le respect scrupuleux des rituels est donc
primordial pour éviter la «malchance», le doh. Les échecs répétés ou
inattendus, les morts suspectes sont autant de signaux d'alerte que tout
Bamiléké décrypte immédiatement comme l'indice de la « malchance du
village », d'un dysfonctionnement dans la relation avec les ancêtres, un
message envoyé par des ancêtres fâchés qu'il faut calmer. Leur a-t-on
manqué
la vie de la
de famille
respect ?en
S'estiment-ils
ne les associant
ou se
pas
sentent-ils
à un événement
« oubliésimportant
» ? dans

En effet, la vie moderne, de plus en plus urbaine, oblige les générations


actuelles à une sorte de va-et-vient constant entre une existence, des modes
de pensée « occidentalisés » et la tradition, tout comme leurs aînés ont
oscillé entre les prescriptions du christianisme et leurs pratiques ancestrales
traditionnelles. Un manquement, un oubli, une incapacité temporaire
d'accomplir un acte rituel à destination des ancêtres peuvent provoquer de
leur part un « rappel à l'ordre » ; se sentant « oubliés », « négligés », voire,

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Le culte des crânes chez les Bamiléké de Vouest du Cameroun

plus grave, « rejetés », ils réclament alors de façon plus ou moins véhé¬
mente le respect qui leur est dû, c'est-à-dire le respect des traditions.
« Le "doh toua pfe", la malédiction due aux ancêtres, aux morts, et qui
ne peut être levée que par des rites sur les crânes des ancêtres en question
expliquebamiléké12.
culture en grande partie
» l'engouement pour le culte des ancêtres dans la

La nécessité du rituel.

Bien avant la cérémonie d'exhumation du crâne d'un défunt, une rela¬


tion subtile s'est déjà installée entre le disparu et son «successeur»,
c'est-à-dire
sa mort. la personne qu'il a choisie de son vivant pour l'incarner après

Le successeur, désigné par le défunt, est le membre de la famille qui va


reprendre tous ses rôles familiaux et tribaux. Il ne jouera pas seulement le
rôle du disparu, il sera le disparu. Le fils sera désormais son père disparu,
et sera reconnu comme tel. Cette relation particulière d'identité entre le
défunt et son successeur se manifeste durant le processus d'ancestralisa-
tion du premier : c'est le successeur qui dirige l'enterrement, le deuil et les
funérailles, même si les cérémonies de son intronisation n'ont pas encore
eu lieu. S'il y a un doute sur son identité, s'il n'a pas clairement été désigné
par le défunt avant sa mort, c'est l'aîné de la famille qui s'en charge. Il lui
reviendra également d'organiser la désignation du successeur plus tard,
occasion d'affrontement entre les membres de la famille, chacun revendi¬
quant alors pour soi la place de successeur au nom de la « relation privilé¬
giée » qu'il aurait eue avec le disparu de son vivant.
Ces « relations privilégiées » se manifestent par des marques d'affection
et de confiance, le partage d'activités et de secrets entre le père de famille
et celui qu'il envisage comme successeur. On dit alors qu'«ils marchent
toujours ensemble » . Cette relation, qui pourra être volontairement dis¬
crète pour ne pas susciter la jalousie des autres membres de la famille, ne
s'interrompt pas à la mort du père, mais se renforce : bientôt ils ne font
plus qu'un. Après sa mort, le père vient rendre visite à son successeur
pour lui faire des recommandations, lui donner des conseils, voire des
ordres précis. Ces visites passent par des rêves. Ainsi, il n'est pas inhabi¬
tuel d'entendre dire : « Untel [défunt] est venu me rendre visite en songe.
Il n'est pas content. Il veut qu'on fasse une cérémonie [ou autre chose] . »
Pendant tout le processus d'ancestralisation, le défunt ne reste pas inactif ;
il communique en permanence avec son successeur.
De nombreuses années, voire des décennies, peuvent séparer le deuil et le
rituel des crânes. Il est admis qu'un délai minimum d'un an doit être

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Roger Kuipou

respecté pour s'assurer de la réduction du corps, mais on considère que


c'est le défunt qui « signale » à son successeur qu'il est prêt. Si celui-ci a un
doute sur le message qu'il reçoit, il peut aller voir un voyant qui lui confir¬
mera que « la tête [de son père] est déjà debout » ou bien qu'elle « s'est
levée ». Ces formulations signalent que le défunt s'est réveillé et qu'il veut
revenir. Il est alors temps de se préparer à l'accueillir.
Le changement de perception du statut du défunt est traduit dans le
langage tout le long du processus d'ancestralisation. Au moment du décès,
on dit que « le père s'est assoupi » ou bien qu'il « s'est endormi ». Pendant
la période de deuil et jusqu'aux funérailles, on parlera de lui comme de
« celui qui dort là-bas » ou bien « celui qui est couché là-bas ». Puis, le
processus et le temps avançant, il ne sera plus perçu que par sa tête, sym¬
bole de sa dimension spirituelle. Comme le dit Tamoufe Simo : « Le corps
représenté par le crâne est indissociable du tout. Il contient, encore et
toujours, une part "spirituelle" de la personne défunte, celle-ci pouvant
devenir agressive ou dangereuse pour les vivants 13 . »

Une expérience singulière.

Dans l'un des cas de rituels de crânes que nous avons observés et que
nous décrirons ici, la communication entre le père et son fils successeur
(que nous appellerons X) s'est mise en place une vingtaine d'années après
le décès. Sa mort, survenue alors que son enfant, né et éduqué en Europe,
était encore
arcanes de laadolescent,
tradition. Les
n'avait
rituelspas
d'enterrement
permis au père
et de de
deuil
préparer
avaientXdonc
aux

été conduits par les frères du défunt.


La communication fut rétablie par l'intermédiaire d'une kamsi ren¬
contrée par le plus grand des hasards dans la région parisienne. Les kamsi
sont « des médiums qui écoutent les esprits, qui leur parlent (médiums
entendants) ou alors qui les voient (médiums voyants) [. . .] ils sont investis
de pouvoirs naturels de voyance et de prédiction14 ». Par son truchement,
le père et son fils eurent ensemble de longues «conversations », mettant

progressivement
sous la forme d'une
en «place
initiation
la relation
» à la tradition.
privilégiéeSede
manifestèrent
défunt à successeur,
aussi les

grands-parents paternels défunts, qui veillaient à éclairer leur petit-fils sur


l'histoire lointaine de la famille. Durant ces cinq années d'initiation, des
rituels vis-à-vis des ancêtres furent observés, consistant notamment à
« leur donner à manger ». Le père prématurément parti, donc « mal mort »,
put ainsi désigner son successeur, mettre en ordre ses affaires, réduire les
tensions
voie vers au
sonsein
ancestralité
de la famille,
était enfin
prodiguer
ouverte.
ses conseils et sa bénédiction. La

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Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun

Dans le cas observé, la communication entre le défunt et son successeur


se manifesta également dans le sommeil de ce dernier, qui se réveilla un
matin avec l'envie impérieuse de se rendre au Cameroun. Sans avoir
trouvé d'explication ou de justification rationnelle à cette envie subite, ne
sachant non plus ce qu'il voulait y faire, il prit un vol dans les deux jours
qui suivirent. La kamsi lui avait suggéré de contacter l'homme qui avait
joué le rôle d'aide de camp fidèle auprès de son père, et « marchait tou¬
jours avec lui ». Celui-ci ne fit montre d'aucune surprise et lui dit juste :
« Je t'attendais » ; puis : « La tête du vieux est debout, il est sous la pluie, il
rituel
faut ledes
déplacer.
crânes. » S'ensuivit une présentation des différentes étapes du

Les différentes étapes du rituel des crânes.

Le départ pour le village paternel fut décidé pour les heures suivantes,
le temps de réunir les quelques outils nécessaires à une exhumation. Pen¬
dant ces quelques heures, X tomba en transe et ressentit la présence de son
père, qui lui parlait et semblait vouloir le rassurer tout en lui communi¬
quant son expérience douloureuse d'une lutte permanente contre la mort,
ses préoccupations pour les siens, et la joie de leurs retrouvailles. Sorti de
sa transe, X raconta ce qui venait de se passer à l'ancien aide de camp et
celui-ci conclut : « Tu as vu ton père, maintenant il est en toi, vous ne faites
désormais plus qu'un. Il t'attend. » La rencontre avait eu lieu spirituelle¬
ment, avant de se faire physiquement.

L'exhumation du crâne.

À l'arrivée au village, contact fut immédiatement pris avec le représen¬


tantilsdu
où eurent
patriarche
une courte
de la conversation
famille, qui conduisit
codée. Il lui
X sur
dit :la« Le
tombe
vieux
deest
sonsous
père,
la

pluie. » X répondit: «Oui, c'est vrai, il faut le déplacer. » L'homme


acquiesça et s'enquit du moment désiré. X répondit : « C'est maintenant
qu'il faut le faire. » On entra alors dans les considérations pratiques de
l'opération qui aurait lieu dans les heures suivantes, et le représentant s'en
alla trouver les personnes adéquates. Suivant les conseils avisés de l'ancien
aide de camp, X avait déjà préparé les objets nécessaires au rituel: le
canari, où serait déposé le crâne, une grande quantité de graines de djidim
- ou jujubes - qui serviraient d'offrande aux esprits, des branches de
l'arbre de paix ( Costus afer ou Dracoena desteliana ), une bouteille de vin
rouge. Le représentant du patriarche revint accompagné d'un homme
âgé, hautement initié aux arcanes de la tradition, donc apte à diriger

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Roger Kuipou

l'opération, et de deux jeunes hommes solides. L'exhumation du crâne


pouvait commencer.
Le représentant adressa d'abord un petit discours au père défunt,
annonçant que son fils était venu pour le « mettre à l'abri ». Puis il fit signe
au grand initié tout en jetant des graines de djidim dans toutes les direc¬
tions à l'intention des esprits présents, pour demander leur autorisation ou
trouver
leur bénédiction.
la tête. Les hommes entreprirent de creuser du côté où devait se

A ce moment du rituel, on redoute la réaction du crâne. On rapporte


que les « crânes fâchés peuvent se cacher, au point qu'on ne les retrouve
pas dans la tombe15», pourtant restée close. Ce sont de très mauvais
présages. Tout le monde espère donc que le crâne se laissera trouver
facilement, qu'il ne fera pas de difficultés.
Bien qu'ayant malencontreusement creusé du côté des pieds, on trouva
assez rapidement le crâne, au grand soulagement de toutes les personnes
présentes. Il fut placé, ainsi que la mâchoire inférieure, dans le canari et
recouvert d'une branche d'arbre de paix, puis porté en procession dans la
maison du patriarche, où il allait séjourner en attendant qu'une case lui
soit construite. Sur le seuil de la case, tous portèrent un toast et burent
respectueusement
la maison familiale.
une gorgée de vin en l'honneur du crâne qui réintégrait

La construction de la maison des crânes.

Une maison, ou case, des crânes est semblable à la maison qu'aurait


habitée le défunt de son vivant. Elle peut être occupée occasionnellement
par un membre de la famille. Traditionnellement faites de briques en terre
crue, elles sont aujourd'hui bâties en parpaings - néanmoins, on veille à ce
que le sol reste de terre battue.
Le successeur étant censé savoir où le crâne voudrait résider, c'est lui qui
désigne l'emplacement de la case. Cela ne se fait pas sans quelques tiraille¬
ments familiaux : la présence d'une maison des crânes au milieu d'un ter¬
rain forte
être rend de
ce la
dernier
faire construire
difficilement
ailleurs.
« exploitable » et la tentation peut donc

L'entrée du crâne (de l'ancêtre) dans sa maison.


L'installation du crâne dans sa case est un moment solennel. Le défunt
est alors officiellement de retour parmi les siens, doté du statut d'ancêtre.
C'est
nie et un
assiste
grandle fils.
moment de communion. Un grand initié dirige la cérémo¬

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Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun

Le premier temps de cette cérémonie réunit uniquement les membres de


la famille proche. Le successeur en tête, le crâne est ramené en procession
depuis le lieu où il avait été conservé. L'endroit où il sera déposé dans la
case est déjà choisi - les crânes sont en général déposés le long des murs de
la case, dans un angle. Le choix a été fait par le fils, qui, inspiré par le
défunt et aidé par le grand initié, a su « reconnaître » le lieu.
Toute la famille proche était donc là, serrée dans la volonté manifeste
d'être en contact physique et de dresser un rempart autour du crâne. Le
grand initié remit le crâne à X, qui le déposa dans le trou creusé à cet effet
avec une houe, et d'une profondeur équivalente à une demi-hauteur du
canari. Le crâne fut recouvert de terre, on versa dessus de l'huile de palme,
puis des branches feuillues d'arbre de paix recouvrirent l'ensemble. X pro¬
nonça alors un mot de bienvenue à l'intention de son père, désormais
ancêtre parmi les siens. Des prières et des chants traditionnels furent
entonnés. Le fils, désormais père et représentant du père devenu ancêtre,
bénit les membres de la famille, badigeonnant rituellement, à l'aide d'une
plante sacrée, la poitrine de chacun d'un peu d'huile de palme. Puis eux-
mêmes présentèrent leurs respects au fils, nouveau chef de la famille, et se
congratulèrent mutuellement.
Enfin, un grand repas, offert à toute l'assemblée venue des alentours et
aux personnalités importantes du village, consacra socialement le rituel
traditionnel effectué dans l'intimité de la famille. Du vin de palme fut
offert
son nouvel
aux anciens,
ancêtre. en signe de respect des traditions. Tout le village fêta

*
•h *

Le culte des crânes chez les Bamiléké pose la question du statut du corps
du défunt et en particulier celui du crâne. Le geste très symbolique de la
décapitation post mortem témoigne de la dimension fortement eschatolo-
gique de ce culte. Comme le dit Tamoufe Simo : « La construction d'un
espace et d'un statut social pour le corps dans le contexte mortuaire inter¬
roge la place des défunts dans les représentations collectives16. » Pour les
Bamiléké, le défunt ne peut pas rester éternellement mort. Il réclame son
retour auprès de sa descendance.
Le crâne n'est pas une relique commémorative qui servirait à entretenir
le souvenir d'un défunt mais le « siège » d'un principe vivant : l'esprit du
défunt. Il est la totalité, le corps, de nouveau vivant, d'un disparu devenu
ancêtre et, désormais, atemporellement présent. Le processus d'ancestrali-
sation des Bamiléké et les rituels qui lui sont liés s'inscrivent dans le
schéma des doubles funérailles17, qui vont de l'enterrement du cadavre du

103
Roger Kuipou

défunt, corps corruptible, à l'exhumation et au recueil du seul crâne, siège


de l'esprit. Ces funérailles organisent une véritable résurrection du mort en
ancêtre, entité vivante parmi les vivants.

roger.kuipou@gmail.com
Socio-anthropologue
Roger Kuipou

NOTES

1. Dominique Zahan, Religion, spiritualité et pensée africaines , Paris, Payot, 1980, p. 80.
2. René Bureau, Ethnosociologie religieuse des Duala et apparentés , Yaoundé, IRCAM, 1962,
p. 51.
3. Dieudonné Watio, « Le culte des ancêtres chez les Ngyemba (Ouest-Cameroun) et ses inci¬
dences
4. Ibid.
pastorales », thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 1986.

5. Jean-Pierre T., notable du village Diambou, Bafoussam, entretien avec l'auteur, juillet 2007.
6. Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine. Idéologie funéraire en Afrique noire , Paris, Payot,
1982, p. 231.
7. Thomas Tchatchoua, Les Bangangté de l'Ouest-Cameroun. Histoire et ethnologie d'un
royaume africain , Paris, L'Harmattan, 2009, p. 62.
8. Charles-Henry Pradelles de Latour, Le crâne qui parle, Paris, E.P.E.L., 1997, p. 90.
9. Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres , Paris, Présence africaine, 1967.
10. Dieudonné Toukam, Histoire et anthropologie du peuple bamiléké, Paris, L'Harmattan,
2010, p. 160.
11. Charles-Henry Pradelles de Latour, Le crâne qui parle , op. cit., p. 39.
12. Dieudonné Toukam, Histoire et anthropologie du peuple bamiléké, op. cit., p. 179.
13. Raymond Charlie Tamoufe Simo, « Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les
rituels. Analyse de leurs représentations chez les Bamiléké (1901-1972) », thèse de doctorat, Uni¬
versité Marc-Bloch, Strasbourg, 2007.
14. Dieudonné Toukam, Histoire et anthropologie du peuple bamiléké, op. cit., p. 165.
15. Thomas T., du village Bangou, Bafoussam, entretien avec l'auteur, juin 2008.
rituels
16. »,Raymond
thèse citée.
Charlie Tamoufe Simo, «Ethnosociologie du corps dans les pratiques et les
17. Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » (1907),
in Sociologie religieuse etfolklore, Paris, PUF, 1970.

RÉSUMÉ

La question de la place du mort parmi les vivants reste pertinente dans toutes les cultures. Chez
les Bamiléké de l'ouest du Cameroun, le cadavre est l'objet de rites ayant pour but de conserver la
mémoire du disparu tout en éloignant la chair corruptible. A l'issue de doubles funérailles, le culte
des crânes octroie au défunt le statut d'ancêtre et lui donne une place dans la communauté des
vivants, qu'il ne quittera plus.

104
Le culte des crânes chez les Bamiléké de l'ouest du Cameroun

SUMMARY

West Cameroon Bamilékés' cult of the skulls


The place of the dead among the living is universally relevant. Among the West Cameroon Bami¬
léké, the corpse becomes the centre of rituals aimed to preserve the memory of the deceased one,
while removing the perishable flesh. At the end of a double funeral, the cult of the skulls elevates the
deceased to the status of ancestor, and provides a place among the community of the living that the
dead will never relinquish.

RESUMEN

El culto de los crâneos. Los Bamiléké del Oeste de Camerun


La cuestion del lugar del muerto entre los vivos sigue siendo relevante en todas las culturas.
En los Bamiléké del Oeste de Camerun, el cadâver es objeto de ritos teniendo como perspectiva de
preservar la memoria del fallecido, manteniendo a distancia la carne corruptible. Al final de las
funerales dobles, el culto de los crâneos otorga al fallecido el estatuto de antepasado, y le da un
lugar en la comunidad de los vivos que nunca dejara.

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