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Le culte des crânes chez les Bamiléké de l’ouest du Cameroun

Dans la culture bamiléké, la tradition est brandie comme une loi, sacrée et incorruptible, et comme
un fardeau que l’on est tenu de porter, malgré soi. Elle « constitue l’ensemble des acquisitions que
les générations successives ont accumulées depuis l’aube des temps, dans les domaines de l’esprit et
de la vie pratique. Elle est la somme de la sagesse détenue par une société à un moment donné de
son existence. La tradition est [chez les Bamiléké, en l’occurrence] un moyen de communication
entre les défunts et les vivants, car elle représente la “parole” des ancêtres. Elle fait partie d’un vaste
réseau de communication entre les deux mondes, englobant la prière, les offrandes, les sacrifices,
les mythes [1] ». Les morts ne sont pas morts, même s’il est indispensable de « pleurer le mort », de
« se lamenter » ostentatoirement à l’annonce d’un décès. En effet, ces lamentations, très ritualisées
durant les neuf jours de deuil, participent du cheminement, de l’accompagnement du défunt vers sa
future ancestralisation.

Les risques de la mauvaise mort.

La mort en pays bamiléké est un événement social important qui permet de marquer les positions
sociales et familiales. Objet de réjouissances somptueuses, elle révèle surtout l’état des relations,
très étroites, que les vivants entretiennent avec les mondes subtils des disparus. Une mort bien
célébrée témoigne de relations harmonieuses et apaisées avec le monde des ancêtres ; mais un
décès peut aussi être le signe d’un dysfonctionnement, d’une tension dans les relations entre vivants
et disparus, ou entre vivants qui auraient des comptes à régler. À l’annonce de la disparition d’un
individu, les questions qui se posent notamment sur les causes, sur les conditions de ce décès
tendent à déterminer s’il s’agit d’une « bonne mort » ou d’une « mauvaise mort » ; il faut
immédiatement en décrypter le sens, et ce sont des voyants ou des anciens ayant atteint des
niveaux élevés dans la connaissance de la tradition qui sont consultés par la famille du défunt pour
interroger les esprits tutélaires.

S’il est nécessaire de dire l’origine de la mort, c’est parce qu’elle peut être la manifestation d’une
menace qui pèse sur le groupe familial et d’un désordre. Dans le monde bamiléké, comme ailleurs
en Afrique, « il y a deux sortes de morts : la mort normale et la mal-mort [2] ».

Une bonne mort est celle d’un homme ou d’une femme d’un âge avancé ayant une grande
descendance. « [Elle] survient à domicile, le moribond décède dans son lit entouré des siens, ce qui
lui permet de dicter son testament, de désigner son héritier et de bénéficier des rites appropriés [3].
» Une bonne mort a été anticipée, préparée par le défunt ; elle est une bénédiction qui rejaillit sur
lui et sur le groupe familial. Elle atténue la douleur de la séparation, car elle présage de liens
renforcés avec le monde des ancêtres.
Une mauvaise mort pour un Bamiléké sera d’abord celle qui le fera « mourir dehors », c’est-à-dire «
mourir loin de son village et des siens [4] ». C’est au plus près de la terre ancestrale et entouré des
siens qu’il faut mourir, afin de bénéficier des rituels qui participeront de façon active au voyage du
défunt vers le monde des ancêtres – et à son retour parmi les vivants. Des rituels prophylactiques
sont destinés à éloigner tout risque : si des jeunes gens, citadins et plus occidentalisés, doivent partir
au loin pour faire leurs études, par exemple, ils s’y adonnent discrètement en allant « dire au revoir
aux anciens au village et recueillir leurs bénédictions [5] ».

La mort qui survient subitement, « suite à une courte maladie », est suspecte. Rapide, elle n’a laissé
ni au défunt ni à la famille le temps de lutter. Les sentiments d’impuissance et de colère alors
ressentis inclinent naturellement à trouver un sens à cet événement tragique ou à chercher un
coupable, et d’abord dans le cercle relationnel proche (famille ou amis). Ses motivations peuvent
être une rivalité à propos d’un statut, d’un bien, ou d’une jalousie. La maladie ne peut être ici
vectrice que d’une mort « mystique », c’est-à-dire l’œuvre d’un sorcier.

De même, dans l’imaginaire bamiléké, l’accident de la circulation est une arme et une autre forme
de la mauvaise mort par survenue rapide et imprévue. Les longues maladies également, lorsqu’elles
frappent des personnes dans la force de l’âge. Elles épuisent psychiquement, et souvent
financièrement, la famille avant d’emporter le malade. Là encore, le recours à la médecine ayant été
vain, les causes de la mort seront recherchées dans l’univers de la sorcellerie. Enfin, les maladies
physiques et psychiques infamantes entrent elles aussi dans la catégorie de la mauvaise mort, celle
qui entrave ou interdit le processus d’ancestralisation.

Du mort à l’ancêtre. Le chemin rituel vers l’ancestralité.

L’annonce de la mort : l’arrêt de toute activité et la mise en place du « deuil ».

Dans le cas d’une mort attendue, au terme d’une longue maladie ou agonie, la famille a déjà été
rassemblée pour accompagner le mourant dans son dernier voyage. Le cheminement vers
l’ancestralité a commencé. Le mourant fait son testament (ntiok lewue), prodigue à chacun conseils
et bénédictions. C’est le moment où il nomme son héritier et exige obéissance du reste de la famille
à ce dernier. Ces ultimes paroles sont sacrées et inviolables. Ce moment très solennel est délicat, car
on peut raisonnablement penser que le choix de l’héritier ne fera pas toujours l’unanimité et les
batailles de succession sont très courantes. Le mourant clôture son discours par un appel à l’unité de
la famille. Le décès survenu, on peut « alerter » le village.

Cette annonce s’accompagne de grands cris de douleur – même attendue et prévisible, la mort doit
toujours être associée à un événement imprévisible. Dans le cas du décès d’un chef, elle est faite
alors qu’il a déjà été « enlevé » par les notables des sociétés secrètes habilités à l’« enterrer ». En
effet, nul ne peut voir un chef mort ; il passe de vivant à ancêtre mythifié dès le moment où sa mort
est sue. Le deuil suivra plusieurs étapes, la première consistant dans l’arrêt de toute activité sociale.
Tout le monde converge alors vers la maison du défunt.

Dans la région ouest du Cameroun, fief des Bamiléké, on fait une distinction entre les obsèques (né-
tong-gni), le deuil (dih néwoû) et les funérailles (né-tiak-menéna).

Les obsèques correspondent aux cérémonies de l’enterrement tel que nous l’entendons
communément. Elles débutent néanmoins, au sens bamiléké du terme, avec les préparatifs et
prennent fin deux jours après l’enterrement, où on passe alors à la phase du deuil.

Celui-ci est une période d’affliction et de lamentation d’une durée variable. Il s’étend généralement
sur neuf jours après l’inhumation, mais il peut aussi durer des semaines, voire des mois, selon
l’importance sociale du défunt aux yeux de la tradition. On pleure le mort, selon des codes établis.
Toutes activités sociales suspendues, la famille vit regroupée dans la maison du défunt dans une
posture d’affliction. L’hygiène corporelle est volontairement négligée, et tout le monde dort par
terre sur des feuilles de bananier séchées. Ce temps permet d’apprivoiser la nouvelle donne
familiale, dans un processus de catharsis collective, comme a pu le montrer Louis-Vincent
Thomas [6]. Le deuil est aussi entendu comme la période qui précède les funérailles, qui n’auront
lieu, au plus tôt, qu’un an, voire une dizaine d’années, après le décès. Il est une phase intermédiaire
entre le départ dans la mort du défunt et son retour en tant qu’ancêtre. La vie reprend son cours,
mais le souvenir du défunt est encore vécu douloureusement. Les funérailles marqueront les
retrouvailles joyeuses avec le défunt.

Les « funérailles », les réjouissances et les retrouvailles.

« Faire des funérailles […], en finir avec les obsèques, détruire le deuil, le briser […], on met ainsi un
terme, c’est pour mieux retrouver le parent disparu [7]. »

Les funérailles sont des cérémonies organisées par la famille au bout d’un an. Ce sont pour ainsi dire
les « petites » funérailles, qui marquent la fin de la période de deuil et la célébration joyeuse du
disparu. Elles comportent deux étapes : une courte cérémonie (médza) permet d’abord de se
souvenir avec douleur de celui qui est célébré ce jour-là ; puis viennent les réjouissances attendues :
banquets et danses servent par leur abondance la vénération future du défunt. Montrer qu’il fut un
« grand homme » est une condition d’accès à son ancestralité. À la fin de ces « petites » funérailles,
vivants et morts sont apaisés. Les vivants ne pleurent plus leur disparu, et ce dernier se sent
chaleureusement accompagné dans son voyage vers l’ancestralité.
Quelques années après les « petites » funérailles ont lieu les « grandes » funérailles. « Lorsque les
funérailles sont célébrées, la tête du défunt est détachée du squelette et est déposée dans un canari
[sorte de pot en terre cuite]. Les morts n’accèdent ainsi au monde des ancêtres qu’à la suite d’un
développement rituel qui comprend, là encore, trois renversements : la désignation et l’intronisation
de leur successeur, les funérailles qui exaltent conjointement leur mémoire mortelle et leur statut
immortel d’ancêtres, enfin la séparation de la tête du corps qui disjoint l’ancêtre du mort [8]. »

Les funérailles marquent donc le retour à un ordre normal du monde. La mort ne rôde plus, puisque
le mort n’est plus mort, que son successeur est désigné et que le vide laissé est comblé. Le défunt
revient sous le statut d’ancêtre.

Le culte des ancêtres.

Les travaux de Cheikh Anta Diop sur l’origine du peuple bamiléké [9] affirment que « le culte des
ancêtres chez les Bamiléké est un héritage de leurs ancêtres de l’Égypte antique. Faisant suite à la
conservation des corps momifiés, les Bamiléké, fuyards de guerre au cours de leur long périple
d’Égypte jusqu’à la vallée du pays Tikar (entre le ixe et la 2e moitié du xie siècle environ) […], [p]our
transporter facilement les restes de leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents en
temps de guerre eurent l’idée géniale de ne conserver désormais que les têtes et d’enterrer le reste.
C’est ainsi que chacun devait garder la tête momifiée de ses aïeux dans des jarres à enterrer dans un
coin de la maison pour attendre une éventuelle fuite consécutive à une guerre perdue ou autre
catastrophe majeure [10] ».

L’ancêtre.

Être ancêtre, c’est avoir réussi son cheminement vers le monde où vivent les générations défuntes
qui nous ont précédés jusqu’à Dieu. Ce parcours commence avec la mort et s’achève avec la
résurrection symbolique lors de la cérémonie des crânes. Le défunt y revient prendre une place
parmi les vivants. Celle place est matérialisée par une case, la « case des crânes » ou « case des
ancêtres », que chaque famille se doit de posséder. Ce n’est pas un mausolée mais une case vivante
et dynamique, consacrée à un seul ou à plusieurs membres décédés de la famille. Ils y sont présents,
physiquement, par leurs crânes ; ils y « vivent » puisqu’on peut les y consulter, les nourrir, les
associer à tous les événements ou à toutes les décisions importantes de la famille. Le crâne, plus que
la case, est le symbole de la présence des ancêtres parmi les vivants. Le défunt qui revit est
l’intercesseur de la famille auprès des ancêtres et auprès de Dieu.

Les relations entre les vivants et les ancêtres.

Les ancêtres interviennent dès la naissance à toutes les étapes de la vie sociale d’un individu. Ils
valident les rites de passage qui l’intègrent dans son groupe. Ils sont les garants du bon ordre des
choses.
Dans la culture bamiléké, tout individu peut prétendre à l’ancestralité. Chaque membre de la
communauté étant issu d’une famille et en ayant lui-même fondé une a vocation à devenir ancêtre,
puisque, chez les Bamiléké, les liens entre générations ne sont jamais rompus. Solidarité vis-à-vis du
groupe, respect des ascendants vivants et vénération des ancêtres sont les valeurs essentielles d’un
Bamiléké. Y déroger serait s’exposer à des échecs répétés dans la vie, à des maladies, voire à la mort.
Toute personne aspire à s’inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs honorables et honorés,
d’où le très fort engouement dans les familles pour l’accession au statut de successeur ou d’«
héritier », alors même que ne sont en jeu que peu de biens matériels – mais la charge honorifique
est importante. Les critères d’éligibilité à l’ancestralité sont donc l’œuvre de toute une vie : respect
des générations passées et des ancêtres en leur consacrant tous les rituels qui leur sont dus,
existence respectable de chef de famille – nombreuse de préférence –, et transmission des valeurs
morales et des biens matériels à ses descendants.

Le rituel des crânes.

« Il ne faut pas que les têtes restent dehors sous la pluie [11]. »

Le culte des ancêtres et le rituel des crânes revêtent un caractère absolument sacré et
incontournable dans les tribus bamiléké. Les ancêtres participent avec une discrète, mais ferme,
autorité à la vie de chaque famille. Leur intervention peut être sollicitée, mais elle est aussi crainte.
Ils sont invoqués et pris à témoin avant tout acte important pour la communauté. Ils accompagnent
les vivants au quotidien par leur pouvoir bienveillant, mais leur courroux peut être impitoyable s’il
arrive que quelque chose les contrarie. Le respect scrupuleux des rituels est donc primordial pour
éviter la « malchance », le doh. Les échecs répétés ou inattendus, les morts suspectes sont autant de
signaux d’alerte que tout Bamiléké décrypte immédiatement comme l’indice de la « malchance du
village », d’un dysfonctionnement dans la relation avec les ancêtres, un message envoyé par des
ancêtres fâchés qu’il faut calmer. Leur a-t-on manqué de respect en ne les associant pas à un
événement important dans la vie de la famille ? S’estiment-ils ou se sentent-ils « oubliés » ?

En effet, la vie moderne, de plus en plus urbaine, oblige les générations actuelles à une sorte de va-
et-vient constant entre une existence, des modes de pensée « occidentalisés » et la tradition, tout
comme leurs aînés ont oscillé entre les prescriptions du christianisme et leurs pratiques ancestrales
traditionnelles. Un manquement, un oubli, une incapacité temporaire d’accomplir un acte rituel à
destination des ancêtres peuvent provoquer de leur part un « rappel à l’ordre » ; se sentant «
oubliés », « négligés », voire, plus grave, « rejetés », ils réclament alors de façon plus ou moins
véhémente le respect qui leur est dû, c’est-à-dire le respect des traditions.

« Le “doh touǝ pfe”, la malédiction due aux ancêtres, aux morts, et qui ne peut être levée que par
des rites sur les crânes des ancêtres en question explique en grande partie l’engouement pour le
culte des ancêtres dans la culture bamiléké [12]. »
La nécessité du rituel.

Bien avant la cérémonie d’exhumation du crâne d’un défunt, une relation subtile s’est déjà installée
entre le disparu et son « successeur », c’est-à-dire la personne qu’il a choisie de son vivant pour
l’incarner après sa mort.

Le successeur, désigné par le défunt, est le membre de la famille qui va reprendre tous ses rôles
familiaux et tribaux. Il ne jouera pas seulement le rôle du disparu, il sera le disparu. Le fils sera
désormais son père disparu, et sera reconnu comme tel. Cette relation particulière d’identité entre
le défunt et son successeur se manifeste durant le processus d’ancestralisation du premier : c’est le
successeur qui dirige l’enterrement, le deuil et les funérailles, même si les cérémonies de son
intronisation n’ont pas encore eu lieu. S’il y a un doute sur son identité, s’il n’a pas clairement été
désigné par le défunt avant sa mort, c’est l’aîné de la famille qui s’en charge. Il lui reviendra
également d’organiser la désignation du successeur plus tard, occasion d’affrontement entre les
membres de la famille, chacun revendiquant alors pour soi la place de successeur au nom de la «
relation privilégiée » qu’il aurait eue avec le disparu de son vivant.

Ces « relations privilégiées » se manifestent par des marques d’affection et de confiance, le partage
d’activités et de secrets entre le père de famille et celui qu’il envisage comme successeur. On dit
alors qu’« ils marchent toujours ensemble ». Cette relation, qui pourra être volontairement discrète
pour ne pas susciter la jalousie des autres membres de la famille, ne s’interrompt pas à la mort du
père, mais se renforce : bientôt ils ne font plus qu’un. Après sa mort, le père vient rendre visite à son
successeur pour lui faire des recommandations, lui donner des conseils, voire des ordres précis. Ces
visites passent par des rêves. Ainsi, il n’est pas inhabituel d’entendre dire : « Untel [défunt] est venu
me rendre visite en songe. Il n’est pas content. Il veut qu’on fasse une cérémonie [ou autre chose]. »
Pendant tout le processus d’ancestralisation, le défunt ne reste pas inactif ; il communique en
permanence avec son successeur.

De nombreuses années, voire des décennies, peuvent séparer le deuil et le rituel des crânes. Il est
admis qu’un délai minimum d’un an doit être respecté pour s’assurer de la réduction du corps, mais
on considère que c’est le défunt qui « signale » à son successeur qu’il est prêt. Si celui-ci a un doute
sur le message qu’il reçoit, il peut aller voir un voyant qui lui confirmera que « la tête [de son père]
est déjà debout » ou bien qu’elle « s’est levée ». Ces formulations signalent que le défunt s’est
réveillé et qu’il veut revenir. Il est alors temps de se préparer à l’accueillir.

Le changement de perception du statut du défunt est traduit dans le langage tout le long du
processus d’ancestralisation. Au moment du décès, on dit que « le père s’est assoupi » ou bien qu’il
« s’est endormi ». Pendant la période de deuil et jusqu’aux funérailles, on parlera de lui comme de «
celui qui dort là-bas » ou bien « celui qui est couché là-bas ». Puis, le processus et le temps avançant,
il ne sera plus perçu que par sa tête, symbole de sa dimension spirituelle. Comme le dit Tamoufe
Simo : « Le corps représenté par le crâne est indissociable du tout. Il contient, encore et toujours,
une part “spirituelle” de la personne défunte, celle-ci pouvant devenir agressive ou dangereuse pour
les vivants [13]. »

Une expérience singulière.

Dans l’un des cas de rituels de crânes que nous avons observés et que nous décrirons ici, la
communication entre le père et son fils successeur (que nous appellerons X) s’est mise en place une
vingtaine d’années après le décès. Sa mort, survenue alors que son enfant, né et éduqué en Europe,
était encore adolescent, n’avait pas permis au père de préparer X aux arcanes de la tradition. Les
rituels d’enterrement et de deuil avaient donc été conduits par les frères du défunt.

La communication fut rétablie par l’intermédiaire d’une kamsi rencontrée par le plus grand des
hasards dans la région parisienne. Les kamsi sont « des médiums qui écoutent les esprits, qui leur
parlent (médiums entendants) ou alors qui les voient (médiums voyants) […] ils sont investis de
pouvoirs naturels de voyance et de prédiction [14] ». Par son truchement, le père et son fils eurent
ensemble de longues « conversations », mettant progressivement en place la relation privilégiée de
défunt à successeur, sous la forme d’une « initiation » à la tradition. Se manifestèrent aussi les
grands-parents paternels défunts, qui veillaient à éclairer leur petit-fils sur l’histoire lointaine de la
famille. Durant ces cinq années d’initiation, des rituels vis-à-vis des ancêtres furent observés,
consistant notamment à « leur donner à manger ». Le père prématurément parti, donc « mal mort »,
put ainsi désigner son successeur, mettre en ordre ses affaires, réduire les tensions au sein de la
famille, prodiguer ses conseils et sa bénédiction. La voie vers son ancestralité était enfin ouverte.

Dans le cas observé, la communication entre le défunt et son successeur se manifesta également
dans le sommeil de ce dernier, qui se réveilla un matin avec l’envie impérieuse de se rendre au
Cameroun. Sans avoir trouvé d’explication ou de justification rationnelle à cette envie subite, ne
sachant non plus ce qu’il voulait y faire, il prit un vol dans les deux jours qui suivirent. La kamsi lui
avait suggéré de contacter l’homme qui avait joué le rôle d’aide de camp fidèle auprès de son père,
et « marchait toujours avec lui ». Celui-ci ne fit montre d’aucune surprise et lui dit juste : « Je
t’attendais » ; puis : « La tête du vieux est debout, il est sous la pluie, il faut le déplacer. » S’ensuivit
une présentation des différentes étapes du rituel des crânes.

Les différentes étapes du rituel des crânes.

Le départ pour le village paternel fut décidé pour les heures suivantes, le temps de réunir les
quelques outils nécessaires à une exhumation. Pendant ces quelques heures, X tomba en transe et
ressentit la présence de son père, qui lui parlait et semblait vouloir le rassurer tout en lui
communiquant son expérience douloureuse d’une lutte permanente contre la mort, ses
préoccupations pour les siens, et la joie de leurs retrouvailles. Sorti de sa transe, X raconta ce qui
venait de se passer à l’ancien aide de camp et celui-ci conclut : « Tu as vu ton père, maintenant il est
en toi, vous ne faites désormais plus qu’un. Il t’attend. » La rencontre avait eu lieu spirituellement,
avant de se faire physiquement.

L’exhumation du crâne.

À l’arrivée au village, contact fut immédiatement pris avec le représentant du patriarche de la


famille, qui conduisit X sur la tombe de son père, où ils eurent une courte conversation codée. Il lui
dit : « Le vieux est sous la pluie. » X répondit : « Oui, c’est vrai, il faut le déplacer. » L’homme
acquiesça et s’enquit du moment désiré. X répondit : « C’est maintenant qu’il faut le faire. » On
entra alors dans les considérations pratiques de l’opération qui aurait lieu dans les heures suivantes,
et le représentant s’en alla trouver les personnes adéquates. Suivant les conseils avisés de l’ancien
aide de camp, X avait déjà préparé les objets nécessaires au rituel : le canari, où serait déposé le
crâne, une grande quantité de graines de djidim – ou jujubes – qui serviraient d’offrande aux esprits,
des branches de l’arbre de paix (Costus afer ou Dracoena desteliana), une bouteille de vin rouge. Le
représentant du patriarche revint accompagné d’un homme âgé, hautement initié aux arcanes de la
tradition, donc apte à diriger l’opération, et de deux jeunes hommes solides. L’exhumation du crâne
pouvait commencer.

Le représentant adressa d’abord un petit discours au père défunt, annonçant que son fils était venu
pour le « mettre à l’abri ». Puis il fit signe au grand initié tout en jetant des graines de djidim dans
toutes les directions à l’intention des esprits présents, pour demander leur autorisation ou leur
bénédiction. Les hommes entreprirent de creuser du côté où devait se trouver la tête.

À ce moment du rituel, on redoute la réaction du crâne. On rapporte que les « crânes fâchés
peuvent se cacher, au point qu’on ne les retrouve pas dans la tombe [15] », pourtant restée close.
Ce sont de très mauvais présages. Tout le monde espère donc que le crâne se laissera trouver
facilement, qu’il ne fera pas de difficultés.

Bien qu’ayant malencontreusement creusé du côté des pieds, on trouva assez rapidement le crâne,
au grand soulagement de toutes les personnes présentes. Il fut placé, ainsi que la mâchoire
inférieure, dans le canari et recouvert d’une branche d’arbre de paix, puis porté en procession dans
la maison du patriarche, où il allait séjourner en attendant qu’une case lui soit construite. Sur le seuil
de la case, tous portèrent un toast et burent respectueusement une gorgée de vin en l’honneur du
crâne qui réintégrait la maison familiale.

La construction de la maison des crânes.


Une maison, ou case, des crânes est semblable à la maison qu’aurait habitée le défunt de son vivant.
Elle peut être occupée occasionnellement par un membre de la famille. Traditionnellement faites de
briques en terre crue, elles sont aujourd’hui bâties en parpaings – néanmoins, on veille à ce que le
sol reste de terre battue.

Le successeur étant censé savoir où le crâne voudrait résider, c’est lui qui désigne l’emplacement de
la case. Cela ne se fait pas sans quelques tiraillements familiaux : la présence d’une maison des
crânes au milieu d’un terrain rend ce dernier difficilement « exploitable » et la tentation peut donc
être forte de la faire construire ailleurs.

L’entrée du crâne (de l’ancêtre) dans sa maison.

L’installation du crâne dans sa case est un moment solennel. Le défunt est alors officiellement de
retour parmi les siens, doté du statut d’ancêtre. C’est un grand moment de communion. Un grand
initié dirige la cérémonie et assiste le fils.

Le premier temps de cette cérémonie réunit uniquement les membres de la famille proche. Le
successeur en tête, le crâne est ramené en procession depuis le lieu où il avait été conservé.
L’endroit où il sera déposé dans la case est déjà choisi – les crânes sont en général déposés le long
des murs de la case, dans un angle. Le choix a été fait par le fils, qui, inspiré par le défunt et aidé par
le grand initié, a su « reconnaître » le lieu.

Toute la famille proche était donc là, serrée dans la volonté manifeste d’être en contact physique et
de dresser un rempart autour du crâne. Le grand initié remit le crâne à X, qui le déposa dans le trou
creusé à cet effet avec une houe, et d’une profondeur équivalente à une demi-hauteur du canari. Le
crâne fut recouvert de terre, on versa dessus de l’huile de palme, puis des branches feuillues d’arbre
de paix recouvrirent l’ensemble. X prononça alors un mot de bienvenue à l’intention de son père,
désormais ancêtre parmi les siens. Des prières et des chants traditionnels furent entonnés. Le fils,
désormais père et représentant du père devenu ancêtre, bénit les membres de la famille,
badigeonnant rituellement, à l’aide d’une plante sacrée, la poitrine de chacun d’un peu d’huile de
palme. Puis eux-mêmes présentèrent leurs respects au fils, nouveau chef de la famille, et se
congratulèrent mutuellement.

Enfin, un grand repas, offert à toute l’assemblée venue des alentours et aux personnalités
importantes du village, consacra socialement le rituel traditionnel effectué dans l’intimité de la
famille. Du vin de palme fut offert aux anciens, en signe de respect des traditions. Tout le village fêta
son nouvel ancêtre.
***

Le culte des crânes chez les Bamiléké pose la question du statut du corps du défunt et en particulier
celui du crâne. Le geste très symbolique de la décapitation post mortem témoigne de la dimension
fortement eschatologique de ce culte. Comme le dit Tamoufe Simo : « La construction d’un espace
et d’un statut social pour le corps dans le contexte mortuaire interroge la place des défunts dans les
représentations collectives . » Pour les Bamiléké, le défunt ne peut pas rester éternellement mort. Il
réclame son retour auprès de sa descendance.

Le crâne n’est pas une relique commémorative qui servirait à entretenir le souvenir d’un défunt mais
le « siège » d’un principe vivant : l’esprit du défunt. Il est la totalité, le corps, de nouveau vivant, d’un
disparu devenu ancêtre et, désormais, atemporellement présent. Le processus d’ancestralisation des
Bamiléké et les rituels qui lui sont liés s’inscrivent dans le schéma des doubles funérailles [17], qui
vont de l’enterrement du cadavre du défunt, corps corruptible, à l’exhumation et au recueil du seul
crâne, siège de l’esprit. Ces funérailles organisent une véritable résurrection du mort en ancêtre,
entité vivante parmi les vivants.n

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