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X² = -4

Table des nouvelles

L’origine (de l’espèce humaine)..............................1


La eunuque.......................................................................................16
Les codes de bonne conduite.................................43
L’Olympe du sexe......................................................................79
ème
Le 8 péché capital ..........................................................99
Péripatéticiens.......................................................................133
Terra Nebula, l’île du baiser phallique..178
Au nom des enfants..........................................................215
Un monde merveilleux ....................................................225
L’origine de la fin du monde.................................232
L’origine (de l’espèce humaine)

D’
un bout à l’autre de l’univers existaient
deux formes de vie, mi-végétales mi-
animales, incompatibles entre elles au
premier abord, quoique présentant des
similitudes morphologiques et génétiques
ainsi qu’un comportement approchant et
des propensions convergeantes : une
espèce radicalement féminine et une
espèce radicalement masculine ; deux
espèces sans autres attributs sexuels que
ceux de leur espèce. Ces deux espèces
1
vivaient sur des planètes distinctes et se
reproduisaient, les membres de l’espèce
masculine par une sorte de fellation — la
gestation se faisant dans une sorte de
bourse élastique juxtaposée au scrotum,
une bourse qui s’amincit et se déchire
pour permettre la naissance de la pro-
géniture — (de ce mode de reproduction,
sans doute, découle une pratique exotique
— « la fellation initiatique » — encore
vivace de nos jours chez les Papous
Baruyas de Nouvelle-Guinée), les mem-
bres de l’espèce femelle par une sorte de

2
bourgeonnement spontané d’un gamète
(une sorte de clonage qui permettait de
perpétuer indéfiniment les caractéristi-
ques d’un individu, mode de reproduction
qui avait l’inconvénient de ne pas
permettre les croisements propices au
perfectionnement de l’espèce : tels les
individus étaient apparus, tels ils étaient
à jamais).
Un jour des Esprits entreprirent de
croiser ces deux espèces ; pourquoi,
comment ? nul ne le sait. Le résultat
apparu sous la forme d’une espèce aussi

3
connue que méconnue répondant au nom
controversé d’ « espèce humaine » ;
résultat concluant mais ni véritablement
satisfaisant ni totalement décevant.
Après quoi les Esprits entreprirent de
cultiver cette espèce afin de finaliser
leur œuvre (de ces Esprits nous ne
savons rien, hormis que de la première
appellation donnée par les humains
originels subsiste une dénomination qui,
après tout, vaut bien celle des dieux
représentant les religions, notamment
monothéistes : Yoyotaïkiki).

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Comme ses espèces d’origine, l’espèce
humaine originelle était bien incapable
d’exister avec art et invention, si bien que
les Esprits durent leur inspirer toutes les
innovations révolutionnaires qui ont
permis à l’humanité de devenir ce qu’elle
est devenue ; malgré les détournements
malheureux, détestables ou encore
suicidaires, que l’espèce humaine peut
spontanément en faire. L’influence des
Esprits perdure, et le devenir de l’espèce
humaine ne ferait aucun doute si cette
influence venait à cesser : faute d’être

5
réellement dotés d’un substantiel esprit,
livrés à eux-mêmes les humains seraient
tout bonnement des incapables tout juste
aptes à se reproduire, à ingurgiter pour
déféquer… les ressources — tant maté-
rielles qu’immatérielles — seraient avide-
ment consommées, exploitées jusqu’à leur
source, jusqu’à ce qu’épuisement s’en
suive, sans renouvellement aucun, en
causant la déconfiture globale de
l’humanité.
Nous pouvons dire que l’être humain
n’a pas d’existence propre. Il est une

6
fumée qui résulte de la conjonction
d’un feu et d’un bois. Que le bois se
consomme ou que le feu se retire, la
fumée disparaît ; que le corps se
détériore ou que l’énergie vitale
s’épuise, l’être conscient cesse
d’exister.

Hormis pour le troublant prépuce et la


vulnérabilité testiculaire, rien n’est à
redire sur le sexe masculin.

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Le sexe féminin, lui — il n’est guère besoin
de le préciser —, est un sexe inachevé, et
plus exactement un insuccès. C’est dans
son état actuel que les Esprits ont laissé
l’entrejambe féminin, à défaut d’avoir pu
réaliser un véritable sexe à l’instar du
sexe masculin.
L’anatomie moderne définit le sexe fémi-
nin comme une ébauche du sexe masculin,
non plus comme un non-sexe ou un sous-
sexe masculin, mais selon la mythologie
première les femmes originelles étaient
dépourvues de clitoris. Deux hypothèses

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expliquent la présence d’un tel organe
chez les femmes du règne humain.
Première hypothèse : La première
femme humaine développa une maladie, la
Spangiophilie Carverneuse Consanguine,
qui provoqua la formation d’une matière
spongieuse tout autour du vagin. De
cette matière une sorte de verrue (un
cancer bénin) se développa, qui finit par
donner le clitoris. Deuxième hypothèse : A
cause de son importante toison pubienne,
la première femme humaine fut piquée
par un ixode à l’endroit où se trouve

9
actuellement le clitoris. Implantée dans le
corps féminin, la tique se développa de
manière anarchique et se transforma en
tumeur ; ni maligne ni bénigne, une
tumeur bénéfique : le clitoris (cette
hypothèse laisse supposer qu’une tumeur
peut être bénéfique, non pas exclusive-
ment nuisible ; ainsi même que des
bactéries peuvent être bénéfiques ou
nuisibles).
Les membres de l’espèce féminine ne
connaissait pas les menstruations. Celles-
ci résultent originellement de la

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première pénétration que le premier
homme fit sur la première femme. En
représailles de cet acte outrageant pour
elle, la femme voulu, d’un coup de dents,
couper le sexe de l’homme, mais elle ne
réussit qu’à croquer le prépuce et à
l’avaler (dans de nombreux récits la
circoncision trouve son origine dans l’acte
ou dans l’idée d’une femme, et de là
également remonte la pratique — assez
courante quoique peu connue — de la
posthephagie, c’est-à-dire l’acte canni-
bale consistant à manger le prépuce

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excisé) ; et de la fange qui résultat de son
ingestion elle s’enduisit la fente pour
colmater sa plaie, ce qui provoqua
l’inflammation perpétuelle du sexe
féminin.

Au tout début, le premier homme


rechignait à pénétrer la femme, mais
bientôt il pris goût au caca et fut gagné
par un irrésistible besoin de patauger
dedans. Si quelques hommes persistent

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encore à être effrayés ou répugnés par
le sexe féminin, la plupart des hommes
nageraient dans un océan de fange s’ils
avaient l’assurance de trouver au bout de
leur périple scatologique un bon con bien
moite.
Malgré la relative stabilité du croise-
ment opéré par les Esprits, aujourd’hui
encore rares sont les hommes et les
femmes qui, fondamentalement, parvien-
nent à s’accorder, notamment sur le plan
sexuel ; chaque sexe a un cycle sexuel et
une réponse sexuelle qui lui sont propres,

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et leurs mentalités, malgré les efforts
accomplis pour les harmoniser, demeurent
viscéralement divergeantes. Un long
chemin reste à parcourir avant d’espérer
voir l’homme et la femme compatibles,
voire même naturellement, perpétuelle-
ment, réciproquement amoureux (sans le
recours à la drogue — l’ « amour » — que
les Esprits infusent en l’humain, afin de le
rendre artificiellement et passagère-
ment attiré par son prochain), ou, utopie,
définitivement symbiotiques. Ce chemin

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est peut-être sans issue ; il ne l’est peut-
être pas mais… il l’est manifestement.

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La eunuque

C
e soir j’avais rendez-vous avec une femme
un peu spéciale, une femme d’un autre
monde, une femme d’un autre temps…
Accompagnée par celle qui m’avait
contacté, elle avait l’air d’une femme
dépouillée de tout, vidée de sa substance
féminine, une femme totalement nue, en
l’occurrence simplement couverte d’une
sorte de linceul ; son guide ayant tout
bonnement l’air d’une ethnologue. J’avais
ouvert la porte de mon appartement et

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j’avais dirigées les visiteuses vers le salon.
Après les avoir accueillies avec quelques
civilités, mon contact lança la discussion :
– Je vous présente Kéra. C’est le nom
qu’elle m’a indiqué. Elle dit avoir oublié
son prénom d’origine, mais elle reconnaît
être originaire du pays décrit comme
étant l’Australie.
– Enchanté… Elle parle quelle langue ?
– Le Langala ; c’est la langue de là-bas.
C’est où, là-bas ? je ne le savais pas et il
allait de soi que je n’étais pas censé le
savoir ; j’étais même censé le découvrir.

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C’est quoi cette langue ? une des 3700
ème
parlées sur terre, ou la 3701 ?
La femme mystère ne parlait pas. Elle
évitait mon regard ; son regard m’évitait
purement et simplement. Tout en elle
évitait manifestement le contact avec
l’homme que j’étais. « Je pense que son
histoire vous intéressera », avait dit mon
interlocutrice, « on m’a parlé des
ouvrages que vous publiez », et son
histoire c’est l’histoire d’une eunuque ;
« une femme eunuque », avait cru bon de

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spécifier la femme qui m’avait contacté
par courriel.
L’histoire de cette femme se passe
dans un pays montagneux fort
méconnu, le Karkal, et plus précisé-
ment dans l’Ourangala, un désert de
roche vierge, là où s’est constituée une
secte de femmes eunuques : les Lalilas.
C’est dans cette région inhospitalière
du globe que des femmes ont choisi de
vivre une vie monastique, sans hommes,
ème
dès la seconde moitié du XX siècle.
Survivant des rares pluies et même

19
plutôt des rosées, ainsi que de
potagers sauvages, se soignant des
rares plantes poussant en cet endroit
sec et chaud, elles vivent nues dans
des demeures troglodytes comme au
premier jour de leur naissance, en
consacrant leur temps, telles des
Amazones pacifistes, à la médiation et
au culte animiste d’une déesse Mère :
Loulila.
La plupart des Lalilas naissent dans la
communauté, mais certaines viennent
à l’âge adulte des quatre coins du

20
monde (des femmes qui ne supportent
pas l’existence même des hommes, et
qui supportent encore moins d’avoir
été « conditionnées », comme elles
disent, à vivre avec eux, pour eux,
comme eux), attirées par la promesse
d’une vie sereine — débarrassée de
tout apparat masculin, libérée de tout
mode de vie à connotation masculine —
que les Lalilas leur ont faite au cours
de leurs voyages missionnaires — en
quête de femmes égarées dans le
monde sexué, de femmes terrassées

21
par la violence sexuelle dont elles ont
pu être les victimes et aussi les
auteurs, quelquefois infanticides —.
Suivant qu’elle est née dans la commu-
nauté Lalila ou ailleurs, le statut d’une
Lalila est sensiblement différent.
Comme une fille née d’une Lalila, une
femme du monde ne peut devenir
Lalila qu’après avoir enfanté (toujours
une fille, grâce à un procédé singulier
qui demeure le secret des Lalilas).
Après s’être fait engrosser par un
homme, au cours d’une « expédition

22
inséminante », elle revient dans la
communauté, au sein de laquelle, tout
comme les Lalilas novices originaires
de l’Ourangala, elle sera maintenue à
l’écart jusqu’à l’accouchement et la
cérémonie de consécration.
Afin de se rendre fascinantes aux
yeux des hommes dont elles veulent
recueillir la semence, et comme
préalable à toute intégration dans la
communauté des Lalilas, les femmes se
font préalablement circoncire (elles
se font exciser le prépuce clitoridien

23
et les nymphes). Dès lors que la
grossesse est engagée, elles subissent
une clitoridectomie ; si la femme est
stérile, elle devient une Lalila mission-
naire, mais son intégration dans la
communauté des Lalilas implique, d’une
part qu’elle subisse la clitoridectomie,
d’autre part qu’elle trouve au moins
une femme du monde volontaire pour
devenir Lalila (preuve qu’elle aura fait
sienne, intimement, profondément, la
philosophie et l’identité des Lalilas).
Cela constitue la première étape

24
avant l’accès à la communauté ; une
étape informelle qui permet de jauger
la détermination de la femme, sa
capacité d’abnégation, de renonciation.
Ainsi, avant d’être circoncises ou
même durant la circoncision, certaines
candidates renoncent à intégrer la
communauté.
Les femmes nées dans la communauté
Lalila subissent également une cir-
concision et une nymphectomie, avant
de subir une clitoridectomie sitôt la
gravidité avérée (effectuée sur des

25
femmes jeunes et mûres, la clitoridec-
tomie rend les femmes plus aptes à
affronter la rudesse de la vie, et
partant, elle prépare aux douleurs de
l’accouchement, qui devient beaucoup
moins éprouvant — une femme excisée
n’étant pas douillette, pas cha-
touilleuse, pas narcissique, pas capri-
cieuse — ; en fait la clitoridectomie
fait disparaître la quasi totalité des
plus détestables traits de caractère
féminins) ; les Lalilas stériles

26
deviennent prêtresses, intendantes,
missionnaires.
Qu’elles soient originaires du monde ou
de l’Ourangala, la vie des Lalilas
commence par la cérémonie de la
castration, au cours de laquelle
l’abdomen est incisé de façon à ce que
la prêtresse puisse extraire les
ovaires : c’est la première communion
— avec Loulila —. Suit une seconde
communion, qui consiste en une
hystérectomie et une ablation du
vagin ; à cette occasion c’est une plus

27
importante entaille qui est pratiquée
dans l’abdomen ; le vagin est retiré et
le vestibule est suturé. Enfin, lors
d’une cérémonie de consécration, la
novice achève d’être faite eunuque
par infibulation.
Au terme de ces interventions de
sanctification, la femme est considé-
rée comme pure : elle cesse d’avoir des
humeurs variables, des désirs pertur-
bateurs, des pensées délétères, des
envies egotiques, des jalousies perver-
ses, des paroles méphitiques… elle

28
cesse de penser le genre masculin et
d’avoir un penchant pour la gent
masculine.
Si aucune fille de Lalila n’a jamais
refusé de subir une circoncision et une
excision, il est arrivé que certaines
refusent de devenir pleinement
Lalilas ; leur opposition est attribuée
au contact avec le reste du monde
ainsi qu’au plaisir sexuel éprouvé lors
des expéditions inséminantes. Elles
quittent alors la communauté ; des
années plus tard, quelques unes

29
viennent rendre visite à leur mère,
tandis que d’autres viennent réinté-
grer la communauté en acceptant
d’être faites asexuées.
Si elles ne sont plus guère expressives
et si elles n’ont pas de distractions au
sens où nous l’entendons, la vie sensible
des Lalilas s’exprime toutefois en
certaines occasions, particulièrement
par le chant.
Tout cela n’était qu’un avant-goût de ce
qui devait être porté à la connaissance
du public. L’émotion suscitée par le fait

30
insupportable et sa dimension inhumaine
devait se fondre dans une dimension
mystique, sublime, merveilleuse. La
dimension spirituelle devait donner à la
pratique de « l’émasculation féminine » la
légitimité que l’on s’acharne à lui
refuser ; par infantilisme maladif, par
aveuglement dogmatique, ou par appré-
hension culturelle.
Pour conforter la valeur du récit, la
crédibilité de l’existence même des
Lalilas, il faudrait que les lecteurs le
sachent ; au risque de porter préjudice à

31
la tranquillité de la communauté :
poussées hors de l’Ourangala par une
sécheresse chronique, certaines Lalilas se
retrouvent, çà et là, employées dans des
garçonnières ou des gynécées tenues par
des féministes du Karkal friandes
d’éphèbes androgynes ou de sylphides
lesbiennes.
Il en est même qui renouent avec le
monde où elles élisent à nouveau domicile.
Certaines y vivent une vie solitaire,
d’autres forment des Cercles privés et se
retrouvent régulièrement, dans quelque

32
lieu isolé des villes et des campagnes. Un
œil averti peut les reconnaître à leur
regard étrangement détaché doublé d’un
air singulièrement virginal particulière-
ment frappant chez une femme ayant
dépassé la trentaine. Elles ont l’air
d’appartenir à une autre espèce, l’air de
ceux qui se savent radicalement diffé-
rents de la masse, et qui gardent leurs
distances en évitant les relations intimes,
périlleuses, compromettantes ; les tenta-
tives de contact sont vaines.

33
Avant de se
lancer dans la
première vague
d’exil, en guise
de signe
d’appartenance
communautaire
et de
reconnaissance
mutuelle (afin
de pouvoir se

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retrouver périodiquement en Cercles
restreints), les Lalilas se sont
tatouées, sur le pubis, un tatouage
représentant une espèce de plante
florale des montagnes, qui ne pousse
que dans l’Ourangala, et qui fleurit
une fois tous les quatre ans, durant
une seule journée en donnant une
grosse graine oosphérique.

Je trouvais à l’ethnologue des motiva-


tions plus mystérieuses encore que le
35
mystère entourant la femme eunuque :
elle semblait vouloir mystifier cette
société secrète, la promouvoir même, lui
conférer un pouvoir d’influence, comme
pour répandre ses us, en même temps
qu’elle semblait vouloir dénoncer, sinon
leurs procédés, au moins leur fondement,
en rejetant sur les mœurs masculines le
tort des motivations nihilistes qui
fondent les Lalilas. Elle semblait autant
voir dans « l’émasculation féminine » une
manifestation désespérée des femmes
qu’une égalité vraie des sexes ; dans des

36
sociétés monothéistes qui, pour le seul
plaisir et le seul impératif de l’homme,
sacralisaient de manière aliénante la
femme, son sexe et sa fonction, et la
féminité aussi, jusqu’au culte abusif,
jusqu’à l’abus commercial ; par cette
pratique de « l’émasculation féminine »,
par cette désacralisation, la femme se
libérerait et deviendrait l’égale de
l’homme dans sa dimension mystique.
Cette ethnologue avait à l’esprit une
égalité autre que sexuelle, une égalité
spirituelle, universelle.

37
– Peut-être, un jour, pourra-t-on faire
sourire les gens en évoquant une eunuque,
une femme eunuque, une femme châtrée,
une femme circoncise ; comme c’est le cas
avec son homologue masculin. Alors la
femme ne sera plus la Matrice, l’Objet
sexuel, réduite à sa condition physique,
charnelle, biologique, elle aura revêtu une
allure culturelle, mystique, divine,
universelle.
Je réfutai l’intérêt d’un tel projet en
achevant la rencontre sur une simple
sentence ; prononcée avec l’assurance et

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le ton du décideur : « L’histoire d’une
femme eunuque, c’est comme l’histoire
d’un désert sans eau » (dit autrement : la
femme ne paraît jamais plus fascinante
qu’en se montrant douée de désirs, de
pulsions sexuelles, animée de perversions
sexuelles, ou d’idées lubriques… soit, en
allant à l’encontre de l’image que renvoie
son corps).
La eunuque qui, jusqu’alors, était restée
silencieuse dans son air d’absence, se leva
en me regardant rageusement d’une rage
contenue tandis qu’elle laissait glisser

39
l’étoffe qui couvrait son corps, laissant
éclater, dans sa totalité, son absolue
nudité, et son entrejambe qui se trouvait
à hauteur de mes yeux, soudainement,
d’eux-mêmes écarquillés : des seins
massifs pendaient lourdement, exposant
comme des cachets de cire ses aréoles
incarnats… brodées sur le bas-ventre,
partielles, deux fines cicatrices s’entre-
coupaient, l’une verticale l’autre horizon-
tale… sur le pubis totalement épilé se
détachait le tatouage des Lalilas, et sous
lui l’entrejambe n’avait plus pour fente

40
qu’un filet cutané qui allait
se dissimuler sous le
linéament du périnée lisse
que rien ne gâchait ni ne
perturbait.
Passé le premier moment de
surprise, je me réfugiai
machinalement dans une excuse éhontée,
un prétexte rogue qui cachait une
émotion refoulée… Mon regard exprima
ce que ma bouche, par orgueil intellectuel,
par fierté virile, se refusait à avouer en
objectant : « Des femmes comme vous me

41
sont familières » (des femmes eunuques,
non, des femmes totales par la négation,
non pas, mais des femmes circoncises,
excisées, infibulées, oui) « voir votre corps
dans cet état est pour moi d’une banalité
déconcertante. »
Je n’ai pas osé avouer ma fascination
esthétique pour ce type de femme ;
l’émotion était trop grande, je crois. Je
persistai dans mon jugement déclaré :
– Adressez-vous plutôt à un musée de
cire.

42
Les codes de bonne conduite

urant l’été 2059, je me rendis en


D exploration dans une région inhospitalière
et sismique d’une Méditerranée totale-
ment ravagée par un cataclysme, là où
une sécheresse sévit depuis une décennie
et où, accompagnés de raz de marée, les
fréquents tremblements de terre
résiduels ont chassé la couche supérieure
de la population qui y avait élu domicile
principal ou secondaire ; l’ex « Côte
d’Azur », qui porte désormais le doux nom

43
de « Fente Béante », sert de refuge en
ruine à une population immigrée, infortu-
née et régressive.
A mon arrivée je vis un jeune berger
courant après une chèvre emportée qui le
fuyait en ma direction. D’un bond je saisis
la chèvre par les cornes pour la remettre
au jeune berger, qui me remercia dans
une langue cosmopolite, mélange
argotique des langues parlées au début
du siècle par les populations immigrées
installées dans le sud de l’Europe. A ce
moment je vis une chose déroutante : le

44
pré-adolescent n’avait plus d’oreilles ! Je
dissimulai aussitôt mon émoi ainsi que sait
le faire tout adulte mature ou bienséant.
Le jeune garçon m’invita à rallier son
village où, après que les personnes
présentes eurent été mises au courant
de mon intervention, je fus accueilli avec
d’autant plus d’hospitalité que ce jour
était jour de fête (je le découvris peu
après) : un mariage se préparait.
Lui aussi totalement dépourvu d’oreilles,
un villageois vint à moi pour porter à ma
face un coup de surin, l’air empli de tous

45
les traits de l’amitié. Devant mon effroi
et les gesticulations que je fis pour me
protéger du coup après-coup et me
mettre hors de portée de mon assaillant,
je vis dans son regard un air offusqué,
l’air outragé de l’orgueilleux qui croyait
me faire honneur. C’est dans ma langue
natale que je l’interrogeai avec émotion
et fureur sur les motivations de son acte,
tandis que lui, me répondant dans sa
propre langue, m’interrogeai sur la raison
de mon attitude incorrecte, tout en
s’étonnant visiblement de ne voir aucun

46
couteau attaché à ma taille, et surtout
de me voir les bras ballants plutôt que
haut levés sur sa face. En faisant des
signes inquisiteurs des mains, il
m’interrogeait sur cette absence fort
remarquée et tout autant détestée.
Devant ma stupeur l’indigène tourna
vaguement la tête en me regardant de
côté, tendant se faisant sa joue couverte
d’un réseau de cicatrices pour…
Que voulait-il de moi ? Je ne comprenai
pas. C’est alors qu’il me tendit son
couteau en essayant de me le faire saisir

47
tout en m’engageant à m’en servir : le
bougre semblait vouloir que je le taillade
comme lui s’était permis de me larder : il
serra le couteau dans ma main et
accompagna mon geste avec insistance et
incitation oculaire.
– Targa ! me lança-t-il à bout de
patience, avec entrain et encouragement.
Targa !
Devant mon refus de le meurtrir, il
arracha le couteau de ma main et
manifesta du mépris à mon égard avant
de faire volte-face et de s’en retourner

48
vers celui, son congénère, à qui il sembla
exprimer l’idée que j’étais un malotrus, un
sauvage ; preuve en était que mon visage
ne portait aucune trace de cicatrices
bien faites et bien placées, ainsi qu’il
semblait le figurer de ses mains.
– Attendez ! leur dis-je en levant un
bras tout en pansant ma joue d’une main,
au mépris de tous, et en suivant l’indigène
à la trace.
En pénétrant plus en avant dans le
village de maquis, la première chose que
je vis c’est que tous les adultes avaient le

49
visage balafré, et les membres de chaque
couple étaient enchaînés l’un à l’autre
par le cou. Les adultes mâles, et eux seuls,
portaient à la ceinture une sorte d’arme
blanche rituelle, comme un couteau à
exciser ; plus ou moins ornés de motifs
gravés ou sculptés dans le manche, de
décorations métalliques ou de petites
pierres incrustées. J’émis l’hypothèse
qu’en ce lieu il était d’usage de se
scarifier. En quelles circonstances ? là
était la question ; une interrogation bien
peu obscure au fond de moi — je cherchais

50
des explications rationnelles pour
masquer le trouble que suscitait en moi la
résurgence de pratiques et de motiva-
tions primitives —.
Une adolescente vint à moi ; assez
vivement pour me faire craindre une
nouvelle agression. Elle me prit la main et
m’entraîna vers une maison où vivait un
quinquagénaire vêtu à la façon d’un
explorateur, aussi écharpé que le reste de
la population. Au terme de quelques
paroles prononcées par l’adolescente,
l’homme me prit en charge dans ma

51
langue natale — langue modulée dans sa
bouche par le langage manifestement
local —. Il m’invita à m’asseoir avant de
m’expliquer ; assez surpris de ma pré-
sence en ce lieu abandonné de tous, tant
des Autorités que du reste de la
population réfugiée sous des latitudes
plus hospitalières. Il m’expliqua qu’il était
d’usage de se balafrer superficiellement
comme ailleurs de se serrer la main ou de
se biser, avec un coutelas pour les
hommes, avec un ongle métallique placé
sur le majeur pour les demoiselles, avec

52
une bague sertie d’une pierre acérée
pour les femmes mariées. Ayant exprimé
mon souhait de ne pas prendre part à une
telle coutume, je l’interrogeai sur la
manifestation en cours, si bien qu’il
m’instruisit de la teneur du mariage en
préparation :
Les fiançailles se déroulent en cinq
étapes. A la fin officialisée de chaque
étape l’homme offre une bague à la
femme ; bague qui se porte en premier
sur l’annulaire et en dernier sur le pouce,
en passant par tous les doigts, cette

53
gradation symbolisant l’affermissement
du sentiment des fiancés. Alors, seule-
ment, le mariage est légitimé, car la
procédure, assez longue, invite les amants
à s’interroger sur leur amour et leurs
motivations comme à échafauder leurs
projets communs, et ce, à chaque étape
des fiançailles ; de telle sorte à mûrir à
affermir les sentiments et à modéliser et
préciser les projets, choses auxquelles les
couples, ailleurs, s’évertueront durant des
années de mariage, souvent au péril de
leur union consommée. Au terme de la

54
cérémonie du mariage les mariés se
passent, en guise d’alliance, un collier
métallique au cou, un collier relié à
l’autre par une chaîne longue de un
mètre. Cet appareillage se porte lorsque
les conjoints sortent ensemble dans la
rue ; les femmes restant au foyer la
plupart du temps, attachées au centre de
leur maison par une chaîne dont la
longueur doit leur permettre de circuler
en toute liberté dans leur espace
domestique.

55
Après quelques autres explications, mon
hôte m’invita à assister à la cérémonie ;
laquelle se déroula en deux parties
espacées de 11 jours.…
Durant la première partie de la
cérémonie, je vis la femme s’emparer du
prépuce de son fiancé assis sur un autel
de pierre, et glisser la lame d’un couteau
entre le prépuce et le gland, pour inciser
le prépuce jusqu’à la base du gland, avant
de découper le prépuce en contournant le
gland… Tandis qu’elle tendait le prépuce
sectionné à celle qui s’avéra être la mère

56
du mari, toute l’assistance regardait avec
enchantement le pénis ensanglanté et
dégarni dont la peau rescapée s’était
avachie à la base du sexe, découvrant
ainsi la face cachée du pénis.
Tout autant que de la mutilation elle-
même, je fus stupéfait de prendre la
mesure du morceau de peau enlevé
lorsque la mère commença à le manipuler
pour le laver d’une manière rituelle,
avant de le plonger dans un récipient de
terre cuite, rempli d’une huile parfumée
aux clous de girofle, aussitôt refermé

57
avec un bouchon de liège. Aussi
surprenant que cela puisse paraître, une
fois étendu le prépuce pouvait
allègrement couvrir la moitié d’un visage
adulte !
La femme versa sur la blessure une
solution hémostatique contenue dans une
fiole. Elle posa la fiole et, sitôt le sang
coagulé, remonta la peau jusqu’à la base
du gland pour la suturer avec une grosse
arête de poisson façonnée comme une
aiguille à coudre. Elle appliqua ensuite un
cataplasme destiné à favoriser la

58
cicatrisation. L’homme se releva de
l’autel et disparut en titubant,
accompagné par sa femme un peu
confuse et sa mère au regard grave,
sombre, sous les applaudissements francs,
les commentaires joyeux, et les chants
portants de l’assemblée.
Onze jours plus tard c’est la femme qui se
retrouva en position d’être modifiée. A
son tour l’homme glissa une lame sous le
prépuce clitoridien qu’il fendit jusqu’à sa
base avant d’entailler, un par un, les
lambeaux de peaux résultants. Il aspergea

59
l’écorchure de solution hémostatique qui
stoppa net le faible écoulement sanguin. Il
tira ensuite une nymphe jusqu’à la
doubler de longueur, et il la trancha à sa
base ; il recommença avec l’autre nymphe.
Enfin, il rinça la vulve qui, lavée et
débarrassée de ses peaux poisseuses et
flétries, présenta une apparence flat-
teuse, propre, lissée.
La mère de l’épouse récupéra les
morceaux de chair, les lava rituellement
et les enferma dans un récipient de terre
cuite comme le prépuce le fut.

60
Pourquoi de telles pratiques ? Mon guide
m’expliqua qu’il s’agissait de mettre en
pratique l’adage selon lequel on reconnaît
ses vrais amis dans la difficulté : ce rituel
permet aux futurs époux d’éprouver la
peine ensemble avant d’éprouver la joie ;
la peine — la plus terrible — vaincue
ensemble consolide les liens intimes,
favorise la cohésion du couple, et permet
d’apprécier le bonheur — le plus simple —
ensemble. Le rituel est à tel point
probant que des hommes et des femmes
défaillissent lors de l’excision, et qu’ils

61
renoncent ainsi à se marier et à béné-
ficier des prérogatives des gens mariés
(parmi lesquelles, celle de pouvoir porter,
sous la tunique importée des pays chauds,
une « cravate à pénis » pour les hommes,
une « culotte en crête d’Iroquois » pour
les femmes). Ils quittent alors l’assis-
tance, affligés mais souvent soulagés, le
sexe à moitié découpé, pour s’en remettre
au sorcier guérisseur. Pour les autres, la
souffrance se teinte du bonheur tiré
autant dans la reconnaissance des
proches que dans la conviction d’avoir

62
conjuré le mauvais sort en surmontant
une épreuve épouvantable au corps, au
cœur, à la vue, comme à l’esprit.
Le bonheur devait toucher à son
commencement lorsque les époux se
réunirent publiquement et que les mères
des époux confectionnèrent une miche de
pain dans lequel elles incorporèrent les
morceaux des sexes préalablement
préparés comme suit : le prépuce fut
étendu sur une planchette de bois et les
morceaux du sexe féminin furent
mélangés hachés à des herbes et des

63
baies aromatiques avant d’être placés au
milieu, après quoi le prépuce fut enroulé
en paupiette. La miche fut enfournée.
Pendant la cuisson le couple fut chaleu-
reusement célébré et abondamment
conseillé. Une fois le pain cuit, les époux le
consommèrent ensemble, solennellement,
silencieusement, en l’accompagnant de vin
coupé avec du sang de chèvre, de la
lessive de soude, plus quelques autres
ingrédients dont les acteurs de l’agro-
alimentaire ont le secret. Le rituel ouvrit
les festivités qui clôturèrent la céré-

64
monie du mariage par une lune de miel qui
porte ici le nom de Louna Sagla (qui se
traduit par « lune de sang »).

En marge de la cérémonie, durant tout le


temps où je fus hébergé chez mon guide,
je pus constater que cette population
hybride était adepte du peircing. En
effet, de nombreuses personnes portaient
un gros peircing qui traversait le crâne
de part en part, d’une tempe à l’autre ;
chacun se baladait ainsi, avec deux boules
65
de métal inoxydable de chaque côté de la
tête (chaque boule était grosse comme
un poing). Certains peircings traver-
saient le crâne du vertex au menton,
d’autres du front à la nuque. Plus intimes,
des peircings traversaient le corps de
part en part, du vertex jusque sous le
périnée, sous lequel il se terminait en
forme de tabouret, si bien qu’il était
d’usage, lors d’une rencontre avec un
familier, de s’asseoir dessus pour entamer
une conversation au beau milieu de la rue
(constituée d’asphalte éventré, rafistolée

66
avec des pavés, et comblée avec de la
terre battue).
Le tatouage était également chose
commune. Tout le monde était couvert de
logos, de noms de marques, de slogans
publicitaires tatoués. C’est avec fierté
que tout un chacun vaquait à ses
occupations, allait et venait, en faisant
office de support publicitaire pour une
société qui n’en avait plus que faire. Je ne
comprenais pas l’utilité de cette publicité
ambulante, puisque le monde industriel
avait, depuis un déjà certain temps, coupé

67
les ponts avec cette partie du pays. Mais
là, précisément ! se trouvait la raison de
cet engouement : ces mots, ces phrases,
ces logos, symbolisaient toutes les choses
merveilleuses auxquelles nul, ici, ne
pouvaient accéder ; ils symbolisaient un
paradis perdu, en même temps que la
promesse d’un paradis futur. Les slogans
étaient pris pour des paroles d’ordre
supérieur, des paroles porteuses d’espoir
qui entraient dans la composition de la
religion locale : le Marquétisme.

68
C’est au nom de cette religion fantasque
que, bientôt, une réunion publique se tint
sur la place du village où je logeais ; le
jour était grave…
Afin de conjurer le mauvais sort et
d’activer la venue du paradis dans la
Fente Béante (paradis terrestre qui,
selon le Marquétisme, devait sourdre
d’ici-même, de sous la Fente Béante), les
directeurs de conscience avaient décidé
d’une nouvelle mesure à prendre — selon
une ordonnance divine dont la trace était
censée se perdre dans le temps, mais

69
dont l’oubli avait été causé par un
fâcheux trou de mémoire collectif,
provoqué, à ce qu’ils disaient, par la
pratique des mauvaises religions
consécutives à de mauvaises exégèses — :
il était dit que le martèlement continu
des pas de l’Homme affairé provoquait
des secousses telluriques qui étaient à
l’origine des séismes ravageurs, aussi,
pour empêcher les tremblements de
terre, les penseurs proclamèrent
qu’assurément il fallait marcher sur la
tête ; en adoptant une posture dont seuls

70
les autochtones étaient capables du fait
de leur pratique religieuse qui, lors des
prières, les oblige à se taper la tête
contre terre en se tenant debout, et ce,
avec une vélocité proportionnelle à la
ferveur du prieur (cette posture consiste
à se tenir debout, puis à plier le corps en
deux, de telle sorte que le sommet du
crâne touche le sol sur lequel les mains
prennent appui, tandis que les jambes
demeurent raides droites). La clameur de
la foule s’éleva aussitôt pour s’inquiéter
de cette mesure qui soulevait une

71
interrogation cruciale : comment se
balafrer le visage dans de pareilles
conditions ? Il allait de soi que le
Créateur avait tout prévu : désormais il
allait falloir se mordre les fesses. A
l’audition de cette judicieuse instruction
la foule manifesta soulagement et satis-
faction.
Ainsi même, de multiples pratiques
émaillaient la vie de cette population
intriguante si pleine d’imagination ; des
pratiques anodines, farfelues, ou cruelles
et ahurissantes, auxquelles les plus jeunes

72
enfants assistaient et se soumettaient,
bon gré mal gré, sans rien y comprendre
quand ils cherchaient à comprendre, mais
le plus souvent sans même chercher à
comprendre : amputation des oreilles,
sculpture des dents, etc.
Il y a, par exemple, le rite qui entoure la
consommation d’eau : on ne verse pas
l’eau d’un trait, on verse d’abord une
goutte d’eau dans le verre, avant de finir
son remplissage ; ce geste tire son sym-
bole dans la pénurie d’eau, et il symbolise
la préciosité de l’eau. Dans un autre rite,

73
les animaux destinés à l’alimentation sont
tués avec religiosité (certains animaux
sont prohibés de la consommation, ceux
qui s’apparentent trop à l’Homme, d’une
façon ou d’une autre ; cela vaut pour le
porc, l’âne, le bœuf, le mouton,
particulièrement, mais aussi le paon, le
corbeau, le vautour, la hyène…) : pendant
qu’un homme sodomise l’animal, une
femme l’égorge ; cela est sensé montrer
que la mort est donnée par amour de la
vie.

74
C’est ainsi : prenez un acte insensé,
comme une mutilation génitale, qui
ferait frissonner un esprit sain, une
personne animée par les instincts
élémentaires de préservation, de
survie, par un sens élevé de l’esthé-
tique, de la morale… tout le monde
rejette cette pratique. Justifiez-la
avec une raison qui fait autorité,
comme une « raison médicale », une
« raison divine », ou une « raison
d’Etat »… et tout le monde accepte
et revendique cette pratique.

75
Avant de quitter cet endroit pour le
moins singulier, je me rendis dans une
boutique de souvenirs baptisée « La
Choach » ; où l’on trouve des cartes
postales, des ossements, des flacons de
sels — à utiliser sous la pluie — qui, au
contact de l’eau, dégagent des gaz aux
effets divers et variés, des herbes
aromatiques locales « spécial barbecue »,
des pyjamas à rayures, des écussons
ethniques, ou encore des objets de paco-
76
tille confectionnés à partir de matériaux
de récupération. Cette boutique de
souvenirs est exclusivement fréquentée
par la population locale qui y trouve des
« instantanés de vie » (les objets ne
servent pas de support à la représenta-
tion mémorielles de lieux visités, mais à
celle de moments présents). En effet, ici
il est d’usage de s’envoyer à soi-même une
carte postale qui n’est délivrée que des
années plus tard (le délai dépend de
l’affranchissement), ici même, au bureau
de poste prévu pour archiver les cartes

77
sans limitation de durée. J’ai choisi de
m’envoyer une carte postale qui me sera
adressée dans vingt ans…

78
L’Olympe du sexe

uelle étrange espèce que voilà ! Voilà ce


Q que nous avons tous pensé en découvrant
les habitants de cette planète : bipède
cyclope d’une taille moyenne de cinquante
centimètres, cette espèce est dépourvue
de cervelle et partant, de boîte
crânienne… en guise de cervelle, l’espèce
est pourvue de ce qu’il convient de
nommer des « gonades cérébrales ». En
d’autres termes, les gonades, situées
entre les jambes, tiennent lieu de

79
cervelle. Ces créatures pensent avec
leurs gonades ! Elles ne sont pas à
proprement parler décérébrées, mais
pour parler de leur intelligence il combien
plutôt de parler de « cervelles sans
tête ».
Au motif de cette caractéristique mise
en parallèle avec le comportement
humain, certains chercheurs émettent
l’hypothèse que cette espèce — habitant
la même galaxie que l’espèce humaine —
correspond à un stade avancé du
développement humain. Cette corrélation

80
est étayée par l’étude du comportement
de cette espèce baptisée pour la
circonstance : les Erotomènes.
En effet, nous sommes en présence de
créatures bipèdes ayant les trous
d’oreille et de nez visiblement extrême-
ment érogènes, tout au moins assez
larges pour être pénétrés… aussi le
sont-ils, comme tous les autres trous ; par
perversion ou par la force des choses, la
question est resté posée jusqu’à ce que
nous assistions à ce qu’il est convenu

81
d’appeler des jeux sexuels para-olympi-
ques :
Les habitants de ce monde se livrent à
des compétitions sexuelles, des jeux Olym-
piques para-sexuels durant lesquels tout
est prétexte à concourir sexuellement, à
se défier sexuellement, à rivaliser
sexuellement — d’originalité, d’endurance,
de précision —. Il y a les marathons, où
l’endurance est recherchée, les sprints où
l’on cherche à jouir le plus rapidement
possible, les figures imposées… En marge
de ces jeux se déroulent des concours de

82
beauté qui donne lieu à des exhibitions
d’organes sexuels grimés, coiffés, habillés,
parés de chaînes d’or où incrustés de
pierres précieuses.
L’acte sexuel est ici un acte de haute
technicité élevé au rang d’art. C’est ainsi
que nul ne sait plus faire acte sexuel
convenable sans suivre préalablement une
formation, plus ou moins poussée ; ceux qui
échouent dans cet apprentissage sont
condamnés de fait à l’exclusion sociale.
Cette situation tombe sous le sens : sur
Terre existent des arts martiaux, des

83
arts de vivre, des arts culinaires, des arts
plastiques… mais aucun art sexuel
— académique ou expérimental — ; tout,
sur Terre, peut être — réalisé selon des
règles d’ — art, excepté le sexe. N’est-il
pas étrange ? que la normalité terrestre
veuille que l’on soit fatigué après avoir
fait « l’amour », au lieu d’être revitalisé ;
comme si « faire l’amour » était un
vulgaire acte excrétoire au contraire
d’un acte alimentaire sublime.
Ici on va allez loin dans la culture
sexuelle, puisqu’il se pratique un rite de

84
passage lors de l’adolescence, qui prend la
forme d’un inceste sacré durant lequel
chaque parent d’un sexe doit, le cas
échéant, faire l’amour avec son ou ses
enfants de sexe opposé : devant une
assemblée de proches et un représentant
de la religion officielle, le père déflore la
fille, la mère dépucelle le garçon…
l’objectif étant de libérer la libido de
l’individu et de favoriser un rapport
harmonieux à son corps ; ce qui doit
permettre un meilleur équilibre relation-
nel, favoriser un bon état de santé, et

85
optimiser les capacités physiques et
psychiques.
Dans le même ordre d’idée, peu après la
naissance les filles sont débarrassées
(pour ne pas dire « libérées ») de leur si
vulgaire et si déconcertant hymen, par
excision néonatale, excision qui précède
une dilatation hygiénique du vagin à l’aide
d’un ballon cylindrique pneumatique à air
réchauffé ; la défloration se fait donc
dans les meilleures conditions.
« Une sexualité épanouie le meilleur des
mondes », tel est le credo des

86
Erotomènes. Ici, le sexe est roi, et il est
même parfois un peu tyran.
Si c’est dire : ici on fête « la journée des
machos », journée durant laquelle les
mâles se livrent à des beuveries publiques
qui tournent aisément à l’orgie lorsque
les rejoignent les femelles adeptes des
machos qui peuvent, sur la place publique,
se raconter des blagues misogynes, homo-
phobes, exophobes (haineuses de l’extra-
terrestre) dans la joie et la bonne
humeur.

87
D’ailleurs, les violeurs ne sont pas pénale-
ment condamnés, non ! Ils sont condamnés
à suivre des cours de sexualité qui leur
apprend comment violer en faisant jouir
la victime ; puisque les violeurs sont géné-
ralement les individus qui ont échoué dans
leur formation sexuelle initiale.
Mieux ! 1 fois pas an il est d’usage que les
hommes puissent légalement se livrer au
viol en toute impunité ; mais rien n’inter-
dit que les femmes violent également les
hommes. Les filles le savent, celles qui
traînent dehors ce jour-là savent à quoi

88
elles s’exposent. Des femmes sortent ce
jour-là ; afin de se faire des émotions.
Cette journée permet de satisfaire le
fantasme de viol qui taraudent nombre
d’hommes et de femmes.
Pourquoi les hommes violent-ils les
femmes ? Parce que, lorsque la femme
n’est pas lubrifiée par des préliminaires,
le vagin est relativement sec, et le
sphincter vaginal bloqué : ce qui rend la
pénétration aussi stimulante pour
l’homme qu’une sodomie après lavement.
La peur provoquée chez certaines

89
femmes violées provoque une réaction
somatique qui détend les sphincters et
lubrifie le sexe d’une façon très appré-
ciable. Mieux que la sophrologie, mieux que
l’alcool, mieux qu’une ambiance apaisante,
la situation de viol place certaines
femmes dans un état somatique propice
au rapport sexuel jouissif.
Et puis, une telle approche du rapport
sexuel va de soi dans la plupart des cas
puisque la plupart des femmes sont
tellement triviales dans leur approche de
la sexualité qu’elles réduisent à la

90
pénétration l’aspect significatif du
rapport sexuel ; tout au moins celles qui
méprisent le prépuce masculin dont elles
ne savent que faire et en lequel elles ne
reconnaissent pas un organe érogène
primordial. N’a-t-on pas lu et entendu :
« Ça ne doit pas être marrant pour un
homme de se faire circoncire, mais
qu’est-ce que c’est bon pour une femme
de se faire sauter par un circoncis ! »
Alors on peut bien dire : « Ça ne doit pas
être marrant pour une femme de se faire

91
violer, mais qu’est-ce que c’est bon pour
un homme de violer une femme ! »
Cela étant, on a beau être dans le
royaume de l’amour, ici comme ailleurs on
tue, mais le pire des meurtres est celui
commis « par amour », avec « amour » ;
puisqu’il bafoue l’ordre social (les
meurtres haineux offrent des circonstan-
ces atténuantes). Malgré le charme
philosophique des Erotomènes, le sexe
n’est pas tout. La politique a sa place, ici
comme ailleurs ; comme elle est, ici plus
qu’ailleurs, une affaire de sexe.

92
Régulièrement se déroulent des élections
aux cours desquelles les citoyens sont
appelés à voter pour ceux qui pourront
les sodomiser et leur faire avaler « du
foutre » : il y a l’élection du président, qui
désigne son premier sodomite, qui désigne
ses sodomites en chef, qui désignent leurs
chefs de cabinets, qui désignent à leur
tour… Au final, tout le monde « baise »
tout le monde, par tous les trous, et
lorsqu’il n’y a plus assez de trous, on en
creuse d’autres ! on circoncise, on excise,
on lobotomise, on éventre.

93
Paradoxalement, ici aussi on pratique des
mutilations génitales, qui dérivent toutes
de la fâcheuse pratique de la circoncision,
laquelle vient du temps lointain qui vit
des E.T. découvrir cette planète et
décider de sélectionner les plus mâles
(pas les plus intelligents, pas les plus
sages, pas les plus raisonnables, pas les
plus justes, pas les plus amoureux, pas les
plus spirituels, pas les plus habiles, juste
les plus mâles), et d’opérer un tri chez les
représentants symboliques du genre
masculin. Pour ce faire, ils mirent au

94
point une opération qui, par sa cruauté,
son inhumanité, son absurdité, sa bestia-
lité, sa perversité, serait la plus à même
de terrasser ceux, parmi les mâles, qui
seraient les plus doux, les plus aimants, les
plus humains, les plus sensuels, les plus
raffinés, les moins animaux. Cette opéra-
tion, ils firent en sorte que les mâles
siemens, dans leur grande stupidité et
dans leur propension au mimétisme, s’en
emparent volontiers. Cette opération
pris le nom de « circoncision » ; ce qui, en
langue E.T., signifie « couper au carré ».

95
De là on se mit à pratiquer la
posthephagie et puis, en fin de compte, le
cannibalisme. On se mit à recycler le sang
menstruel pour en faire des poches de
sang à destination des hôpitaux et on se
mit à pratiquer des inversions sexuel-
les (quand une circoncision tourne mal, on
ne dissimule plus le drame, on châtre la
fille et on lui greffe un pénis de babouin,
après quoi son entourage se comporte
avec elle comme si elle était un
garçon)…

96
Tout de ce monde reste à découvrir, et
ce que nous découvrons nous rapproche
toujours plus de l’espèce humaine, ce qui
nous amène à nous demander pourquoi
l’espèce humaine a un sexe, puisqu’elle n’a
de cesse de le mutiler ; autant que l’on
peut se demander pourquoi l’espèce
humaine a une cervelle puisqu’elle n’a de
cesse de la brider. Il apparaît que
l’humanité a besoin de se reproduire,
qu’elle aime se faire plaisir, mais que ses

97
organes génitaux ne sont pas à son goût ;
l’humanité a besoin de connaître son
origine, sa nature et son destin, elle aime
faire grand cas et grande œuvre de son
existence, mais son cerveau lui pèse.
Du sexe ou de l’esprit on ne sait pas
vraiment qui gouverne, mais il fait sans
nul doute que c’eût été le cul, c’eût cer-
tainement moins été la merde.

98
ème
Le 8 ème péché capital

ous sommes ici ailleurs, maintenant et


N demain — tout à côté —, dans un monde
dont la morale publique reconnaît huit
péchés capitaux. Ici les religions
primitives ont cédé la place au culte de
l’esprit. Ici les humains pratiquent la
sublimation de l’Intelligence à laquelle ils
aspirent en coeur ; tandis que les moins
intelligents se contentent de pratiquer
un vulgaire culte, le culte de l’Intelligence,
comme les humanoïdes vouent un culte au

99
« Dieu » dont ils se croient les expres-
sions, les incarnations, les porteurs, les
représentants, les héritiers, ce supposé
démiurge avec lequel ils se croient
proches, familiers, intimes, complices…
Ici les développements de la médecine
(nul n’ose plus parler de « progrès »)
offre la possibilité de reconstituer le
tissu dermique (plus qu’un véritable
progrès, une révolution), et donc, de
pallier à une excision de peau. C’est ainsi
que l’excision du prépuce a cessé d’être
une fatalité que les êtres sensibles

100
cachaient honteusement ou derrière
laquelle les orgueilleux se cachaient avec
arrogance, une marque ethnique et
religieuse qui, à perpétuité, condamnait le
mutilé et sa descendance à son sort, à sa
religion, à sa culture, à sa société ; une
marque indélébile faite pour obliger le
circoncis à porter le fardeau de la
culture, de la religion, une marque qui se
rappelait à lui, insidieusement, le hantait,
quotidiennement, l’affligeait, intimement,
une marque qu’on lui avait infligée.

101
Conséquence redoutée par les uns,
inespérée pour les autres : l’hypocrisie, le
mensonge, le refoulement entourant la
circoncision, tout cela a pris fin. Plus nul
n’éprouve le besoin de justifier cette
mutilation inutile, injustifiée, fantaisiste,
folklorique, vicieuse, pernicieuse, mali-
cieuse, funeste, dangereuse, dommageable,
malsaine, impure, immorale, castratrice,
ravageuse, détestable, intolérable, infa-
mante, cruelle, inhumaine, diabolique,
crapuleuse, criminelle, sauvage, barbare,
bestiale, infâme, perverse, sale, immonde,

102
pestilentielle, sadique, nauséabonde, sacri-
lège, ignoble, infamante, humiliante,
honteuse, avilissante… totalement in-
compatible avec une humanité digne
d’elle. Avec empressement une majorité
de circoncis se sont fait refaire un
prépuce, avec enchantement les person-
nes intactes louent leur intégrité : la
circoncision a été déclarée hérétique
dans la religion du Nouvel Age. Le terme
« circoncision est devenu, plus que simple-
ment tabou, interdit, banni. Circoncision

103
rime ainsi avec damnation. La circonci-
sion est désormais un péché.

Bien avant de parvenir à une recons-


titution parfaite du derme, de nom-
breuses expériences furent mises au
point, de nombreux tests, et de cuisants
échecs furent essuyés. Les premiers
essais sur cobayes humains furent tout à
la fois encourageants et inquiétants : le
développement cellulaire était incontrô-

104
lable, à tel point que le prépuce s’allon-
geait perpétuellement — d’environ un
centimètre par an dans la plupart des
cas —, ce qui contraignait les cobayes à
subir annuellement une réduction
chirurgicale du prépuce ; « ironie du
sort », raillaient les derniers adeptes de
la posthectomie : « à vouloir abolir la
pratique, vous voilà condamnés à la subir
une fois dans l’an, dix fois par décennie,
cent fois dans votre vie ». A cette époque
de cohabitation entre les adverses et les
partisans de ce que l’on qualifie désor-

105
mais de péché capital, les adeptes de la
circoncision étaient fort dédaignés (on
les nommait « les caleux »), plus qu’ils ne
l’avaient jamais été dans toute l’Histoire,
tout en bénéficiant du traitement politi-
que et social miséricordieux dévolu aux
déchus. Pour quelques décennies encore il
fallait tolérer, cohabiter, des campagnes
d’information et de persuasion s’em-
ployaient à promouvoir cette idée. Une
émission télévisée était même toute
entière consacrée à la relation entre les
humains et les circoncis. Elle s’intitulait :

106
« 2 milliards d’amis » ; on y apprenait
comment s’accommoder de l’espèce des
primates circoncis, si différente et
pourtant si proche des humains.
Cette cohabitation dura plusieurs décen-
nies, mais bientôt il n’y eut plus d’amis :
les circoncis furent naturellement mis au
ban de l’humanité comme des fous incura-
bles, des déviants chroniques que rien
d’humain ne pourrait jamais guérir.

107
Durant ces décennies de cohabitation,
des activistes s’en étaient pris à tous
ceux et toutes celles, qualifiés de « pédé-
rastes » et de « putasses », qui atten-
taient à l’intégrité génitale des enfants,
non sans devoir affronter, pacifiquement
ou violemment, quelques défenseurs
acharnés des animaux préhistoriques, des
gens qui s’étaient pris de compassion ou
de sympathie pour les circoncis et leur
étrange, déroutante, et si repoussante
anatomie. Sur le réseau informatique
international, des sites plus ou moins

108
publics avaient listé l’adresse des établis-
sements publics et privés qui s’achar-
naient à perpétuer la pratique de la
circoncision (des cliniques spécialisées
dans la circoncision qui vendaient les
prépuces circoncis aux laboratoires
faisant culture de peau humaine), ainsi
que l’adresse des praticiens qui se ren-
daient coupables de cette pratique, ce qui
avait provoqué une vague d’assassinats
sans précédent.
Tous les moyens étaient bons pour
exterminer « la verminacine » ; comme les

109
nommaient les implacables adversaires de
la circoncision. Par exemple, tandis que
des synthétiseurs d’odeurs très sophisti-
qués permettaient de plonger l’internau-
te dans des ambiances olfactives — tant
des produits commerciaux, notamment
alimentaires et cosmétiques, que des
scènes virtuelles —, par le truchement du
Réseau des pirates humanistes eurent
tôt fait de lancer des attaques virales
contre les synthétiseurs d’odeurs afin de
leur faire générer des produits toxiques

110
volatiles — comme du cyanure d’hydrogè-
ne — fatals aux cibles.
En fait, le mouvement de répression avait
commencé bien avant, d’abord lorsque les
circoncis furent tenus de porter en
pendentif un écusson rond avec, brodé
dessus, un anneaux rouge (obligation qui
reprenait la pratique des circoncis, qui
avaient pour coutume de faire porter un
tel écusson aux garçons qui n’étaient pas
encore circoncis, lorsque venait pour eux
l’âge de l’être), ensuite lorsque des
circonciseurs commencèrent à être

111
sauvagement agressés, assassinés, mutilés
selon la bonne vieille méthode qu’il
appliquait sur leurs victimes infantiles et
sans défense. Là, de nombreux observa-
teurs notèrent un changement notable de
mentalité : les hommes devenaient libres
d’eux-mêmes, de leur conscience, de leur
esprit. La loi des Hommes, enfin, se
trouva emporté par cet élan vital et
rafraîchissant, jusqu’à s’accorder à l’inté-
rêt légitime et universel des Hommes ; les
droits de l’homme ne furent plus exclus
des droits de l’Homme.

112
Pour symboliser ce changement, on prend
pour référence ce cas de jurisprudence,
le cas de cet homme qui avait tranché à
la hache les mains du circonciseur qui
avait amputé son prépuce dans son
enfance : le tribunal a débouté le
circonciseur de sa plainte en le condam-
nant à rembourser l’achat de la hache et
les frais d’impression des tracts que,
durant de nombreuses années, le prévenu
avait affiché et diffusé dans l’espoir
ténu, désespéré et longtemps vain,
d’éveiller la conscience populaire à la

113
nature et à la portée de la circoncision.
De plus, le circonciseur fut contraint à
servir de cobaye à un laboratoire de
neurologie s’occupant de comprendre les
plus morbides pulsions animales.
Ce fut la porte ouverte à toute une série
d’offensives décisives, toutes aussi
significatives les unes que les autres,
toutes aussi libératrices des individus,
toutes aussi salvatrices de l’humanité.
Les exemples sont nombreux, comme celui
du circonciseur qui avait eu le loisir de
voir ses mains lentement rongées par les

114
ablutions acides que lui avait infligées son
agresseur en lui prophétisant : « Tu pour-
ras plus tripoter le sexe des garçonnets,
mais c’est pas grave, tu pourras toujours
te faire enculer. » Certains allaient jus-
qu’à écorcher vifs les circonciseurs : ils
leur enlevaient toute la peau du corps !
en les pelant comme des bêtes à poils et
à cuir. On appelait ça « circoncire les
circonciseurs ».
La coupe était pleine, depuis longtemps
déjà — depuis l’Antiquité — ; avec effare-
ment, répugnance, effroi, détestation,

115
terreur, dégoût, indignation, révolte,
abomination. Depuis toujours, régnant en
maîtres sanguinaires, cyniques et sans
pitié, les circonciseurs et leurs disciples
circoncis avaient la fâcheuse habitude, en
démocratie, de rire des incirconcis indi-
gnés par la circoncision, et en autocratie,
de les menacer de circoncision forcée,
voire de castration ou d’émasculation. Un
jour, lors d’une émission télévisée consa-
crée au sujet, un circoncis farouchement
défenseur de la circoncision a tacitement
menacé de circoncision un jeune homme

116
incirconcis farouchement indigné par
cette abjection. Le ton est monté, l’incir-
concis s’est senti pousser par une force
divine… il s’est dirigé vers le circoncis et
lui a cassé les dents contre le bord de la
table avant de lui fracasser le crâne
ainsi même, en lui criant, sous les yeux
d’une assistance incrédule : « Je suis pas
un gosse sans défense, moi ! sale enculé
de chien de putasse ! » C’était la
première ferme réponse adressée aux
adeptes de la circoncision, et particu-
lièrement aux circonciseurs. Les hommes

117
avaient cessé de trembler comme des
poltrons face aux circonciseurs, comme
face à tous ceux qui proféraient des
menaces envers leurs organes génitaux.
Ils avaient cessé d’être des trouffions
énucléés.

Rapidement la guerre contre la barbarie


toucha à sa fin, les barbares étaient
bottés, l’homme affranchi, le monde
libéré… Dans cet élan de libération

118
sociale, morale, spirituelle, intellectuelle, il
était courant que les femmes adeptes de
circoncis subissent un châtiment corporel
singulier ; c’était particulièrement le cas
pour les autochtones qui se vautraient
avec les circoncis des pays sous-
développés : elles se voyaient molestées
et dévêtues sur la place publique, puis
circoncises de manière expéditive, avant
d’être laissées en l’état, gisant les jambes
écartées que des chiens venaient parfois
renifler et lécher ou à l’endroit des-
quelles ils urinaient, exposées à la vue de

119
tous, chahutées, vilipendées, insultées ;
quelques unes se relevaient parfois, avec
l’énergie du tempérament ou de la honte,
achevant le geste de fuite qu’elles
n’avaient pu mener à bien, et elles
allaient, déambulant ainsi entre rues et
ruelles, nues et ensanglantées, hagardes
et stupéfaites. Ce châtiment populaire
fut bientôt remplacée par une expulsion
systématique des femmes procirconcision
vers un lieu de pédérastie où subsistent
des circoncis ; une terre aride semblable
au sexe circoncis, sec et rêche.

120
C’était la fin d’un processus d’émancipa-
tion et d’humanisme qui avait trouvé sa
légitimité lorsque, sous la pression des
hoministes, les démocraties avaient
commencé à interdire la pratique de la
circoncision, avant d’accorder l’asile poli-
tique aux personnes qui, en raison de leur
opposition à la pratique de la circoncision
dans leur pays d’origine, étaient menacés
de mutilation génitale, d’emprisonnement
ou de mort. Le crime de circoncision
devint passible d’une peine nommée « la
bonne bouffe » : la tête du criminel est

121
coincée dans un mur (grâce à une ouver-
ture à « guillotine horizontale ») — de
sorte que le corps se trouve d’un côté du
mur, la tête de l’autre —, après quoi on
expose la tête à l’appétit d’un animal
particulièrement féroce, le lioncarré
(animal issu du croisement entre une
lionne, un grizzli, une hyène et un
gorille)… finalement les restes pouilleux
de l’infâme criminel sont incinérés et les
fumées résultantes sont elles-mêmes
irradiées, le tout selon un processus de
destruction à dix étages (on évite de

122
livrer la dépouille infecte au lioncarré,
par crainte de le rendre malade
l’affreuse bête sanguinaire). La pratique
de la circoncision fut reconnue pour ce
qu’elle est, un crime, et un jour férié fut
instauré, « le jour de la vie », durant
lequel la vie est louée, fêtée, honorée,
sans aspect commercial, sans offrande
coûteuse, mais en de simples
contemplations, des méditations sereines
collectives, des manifestions de
fraternité et d’amour.

123
Les promoteurs actifs de la circoncision,
crapuleux castrateurs honnis par
l’humanité nouvelle, se virent pulvérisés,
carbonisés, soufflés, désintégrés par
millions dans des fours nucléaires, tandis
que d’autres furent enfermés dans des
cellules où, en une seconde, le vide était
produit par de gigantesques pompes à
vide, provoquant quasi instantanément
l’implosion des immondes monstres
qu’aucun cirque ne voulait exhiber comme
des bêtes, des erreurs que plus personne
ne voulait voir ; ceux-là n’étaient pas des

124
erreurs naturelles, ils étaient des
produits pervers d’un processus social
morbide, diabolique, insane. Quant aux
circoncis passivement porteurs de la plus
répugnante lèpre humaine, on les
enferma dans des zoos d’une autre
dimension, en Pédérastie, où les derniers
représentants de la barbarie peuvent, de
nos jours encore, perpétuer leurs us
immondes. Là, au milieu des autres bêtes,
ceux qui sont des loups les uns pour les
autres, comme les hommes pour les
femmes, comme les pères pour les fils, se

125
nourrissent de moutons et d’agneaux
qu’ils prennent un spirituel plaisir à
égorger en se tapant la tête de prières,
contre les murs et contre le sol.

Tandis que des archéo-psychiatres ont


commencé à étudier la maladie mentale
congénitale dont souffraient les adeptes
de la circoncision, certaines femmes,
partisanes avouées de la circoncision
dont certaines sont des descendantes des
membres du Comité de Défense des
126
Hommes Préhistoriques (comité dissous
par décision judiciaire), pénètrent en
cachette dans les exo-zoos (résidus du
monde parallèle dans lequel la circonci-
sion est universellement pratiquée) pour
se vautrer avec ceux que l’on nomme
désormais d’un nom issu du nom des
phacochères, des sangliers, des cochons
— et que l’on classe désormais dans la
catégorie des hommes préhistoriques (les
circoncis) —, et pratiquer avec eux une
forme de zoophilie fortement prohibée en
raison des risques qu’elle présente pour

127
l’avenir de l’espèce humaine ; le risque de
voir la lignée de l’espèce souillée par le
patrimoine génétique des derniers
adeptes de la circoncision, en l’occurren-
ce, le risque de voir les humains se
transformer en porcs. Ces femmes — qui
aiment les hommes primitifs, au compor-
tement animal, prévisible, « les phallus sur
pattes » décérébrés — redoutent l’homme
libre, particulièrement l’hoministe. Se
sentant dépourvues, démunies, dépossédés
de leur pouvoir culturel, elles sont nostal-
giques du temps où les femmes pouvaient

128
manipuler les hommes en quelques tours
de manivelle que les hoministes se sont
fait une notoriété de mettre à jour et à
mal.
Et parce qu’une barbarie en chasse
toujours une chose, et parce qu’un vice en
chasse toujours un autre, il en est, parmi
les humains, qui se mirent à consommer
du circoncis, d’une façon aucunement
inattendue, bien au contraire, d’une façon
qui tombe sous le sens : en jambon. En
effet, on s’était dit : Quoi de plus normal,
pour des cochons, que de finir en jambon.

129
Pendant ce temps, dans l’exo-monde
primitif, là où la pratique de la
circoncision s’est généralisé avec la
mondialisation culturelle, tout le monde
n’a de cesse de se lamenter sur la
décadence des mœurs, sur la croissance
des crimes sexuels et sur leur caractère
de plus en plus ignobles, car les crimes
sexuels sont devenus des crimes sexuelle-
ment mutilants (les violeurs tranchent et
emportent avec eux la vulve et le vagin
de leurs victimes pour ne pas laisser de

130
traces compromettantes), sur le fossé
entre les générations, entre les sexes…

Ainsi naquit le principe d’un huitième


péché capital ; un péché qui résume à lui
seul tous les crimes, notamment sexuels. A
la conscience de tous il est finalement
apparu que ce péché capital porte le nom
de « circoncision ». Par ce huitième
péché originel le « Dieu » des humanoïdes
achève son œuvre ; au huitième jour de la

131
non-humanité. Ainsi s’achève la non-
humanité, comme elle a commencé : avec
la circoncision au commencement et
l’apocalypse à la fin.

132
Péripatéticiens

epuis quelques années, une rumeur


D persistante faisait état de voyages
effectués par un nombre croissant de
femmes — occidentales — de tout âge,
célibataires et plutôt aisées, proposés
par une agence spécialisée dans le
tourisme sexuel. En adoptant le profil
type de ce genre de touriste, je pris
contact avec cette agence, une agence
« en ligne » anglophone qui propose, outre
des destinations connues des amateurs de

133
prostituées pubères, des voyages en
demi-pension dans une ville de la Virginie
SubTropicale connue sous le nom de
« Velours ». Réservation fut faite pour
une semaine contre une somme coquette,
et le jour J je pus embarquer dans un
avion affrété par la Virginie Sub-
Tropicale Compagnie, pour un voyage de
dix mille kilomètres environ.
Depuis la salle d’embarquement je rele-
vais une forte présence féminine, mais
c’est dans l’appareil que cette présence
me parut fortement marquée, tout à la

134
fois légère de féminité et lourde de
perversité ; peut-être à cause du huis
clos, de la promiscuité, ou bien parce que
dès ici on pouvait enfin se débarrasser de
son masque de convenance et se plonger
mentalement dans ses fantasmes, ses
désirs, ses pulsions, ses instincts, ses
besoins primaires et impérieux. Un
certain nombre de femmes arboraient un
air que je qualifierais de malicieux, de
pervers, derrière un air plus austère que
je qualifierais de calculateur, d’impatient,
de volontaire. Au voyage planifié,

135
organisé, se mêlait paradoxalement un
esprit d’aventure, de découverte.
Après trois escales je posais pied à terre
sur le tarmac d’un petit aéroport de
l’hémisphère sud. Il faisait nuit claire et,
dans l’air brassé par les réacteurs
tournant au ralenti, doucement chaud
d’une exhalaison exotique, voire érotique,
je me sentais prise dans un râle sourd de
jouissance, un asthme agréable, un vertige
heureux.
En voyant les passagers descendre de
l’avion, je pris conscience qu’un tri s’était

136
fait, comme de lui-même, par destination.
La proportion de femmes était éloquente.
Elle semblait habituelle au personnel
naviguant mais pour moi elle était
troublante. J’avais déjà l’impression de
faire partie d’un groupe secret, d’être
embarquée dans une sortie nocturne
entre filles, d’avoir atterri dans un monde
de femmes, tout en ne me sentant plus
moi-même et pas même à ma place,
perdue nulle part pour résoudre une
intrigue d’un autre monde. Nous
récupérâmes nos bagages et déjà des

137
regards complices s’échangeaient entre
les femmes.
Devant l’aéroport une femme nous
attendait. Elle happa chacune de nous du
regard, de la main ou de la voix, avec
assurance, maternellement, presque avec
autorité ; comme si elle nous connaissait
toutes, mieux, même, que nous nous
connaissons. Agée d’à peine quarante ans,
blonde, typiquement américaine de
l’Ouest, ou australienne, l’air aussi rigou-
reux que libéré, elle nous guida vers un
autocar en stationnement qui, sur ordre

138
de notre guide, nous conduisit dans un
hôtel pour la nuit.
Dans le bus, une plaquette nous fut
distribuée, détaillant les indicateurs clefs
de cette contrée mystérieuse qu’est la
Virginie SubTropicale :
Superficie : 14 km² — Nombre
d’habitants : 1 468 542 — Langue : le
Shérikeï et l’Anglais — Monnaie : Le
Shekeins — Type de société : matriar-
cale — Religion : le Muminisme (culte
de la Mère Primitive) — Système
politique : — le Royalisme

139
Nous étions une trentaine de femmes,
âgées de trente à soixante ans environ.
Deux femmes étaient accompagnées
chacune d’une fille, l’une de 15 ans, l’autre
de 18 ans ; visiblement leur fille (j’ai
réalisé par la suite qu’elles venaient les
faire dépuceler). La femme assise à mes
cotés m’adressa la parole pour me dire
des banalités. D’autres femmes avaient
commencé à s’échanger des mots, mais il
était patent que chacune était là pour
elle-même, pour se faire plaisir, égoïste-
ment, et que leurs propos cachaient mal

140
l’impatience qui les tourmentait. Une
tension était perceptible chez ces
femmes, une excitation étouffée, une
hystérie contenue, particulièrement
lorsque nous traversâmes une grande rue
parsemée d’éphèbes se tenant debout,
lascifs, ou arpentant les trottoirs avec
nonchalance ou insolence, tels de langou-
reuses fleurs carnivores ou de langoureux
animaux floraux, offerts au regard
comme les fleurs décoratives, leur teint
évoquant les crépuscules apaisants des
lampadaires diffusant leur lumière rose

141
orangée. Les remarques allaient bon
train et, devant ces jeunes hommes dont
l’érection se devinait parfois sous un
léger pantalon de lin, les femmes ne se
tenaient plus malgré la fatigue
accablante. Quand une femme demanda
avec appétit si ces jeunes hommes
étaient « pour nous », notre guide hocha
simplement la tête.

142
Durant les jours qui suivirent nous
visitâmes Velours, avant d’aller à la
rencontre de ceux, les Phallotiens, qui
font de cet endroit l’endroit rêvé de la
gent féminine dépravée.
La ville de Velours doit son essor touris-
tique au développement de la prostitution
masculine, laquelle fut possible grâce à
l’immigration d’une population mâle
originaire d’un archipel situé dans la
région de Phallos, archipel classé réserve
naturelle et protégé par la Virginie
SubTropicale ; archipel baptisé

143
« Archipel des
Trois Vierges »,
constitué de l’île
de la Maternité
(« Mayanalaï »
étant l’appellation
autochtone de
l’île), l’île de la
Passion (ou
« Marhyna-
louté »), l’île de la
Disgrâce (ou
« Passipaboundi »)

144
(c’est sur cette île aride que, tradition-
nellement, les écarts de conduite sont
sanctionnés par réclusion temporaire).
Cette réserve est habitée par une
peuplade d’autochtones, ancestrale habi-
tante de l’archipel.
Les hommes de cette peuplade, les
Phallotiens, jouissent d’une anatomie
intime singulière : leur verge, quoique
d’apparence semblable à la verge
humaine, n’est pas de nature spongieuse,
mais musculaire (seul le gland est spon-
gieux). Elle est constituée en interne d’un

145
muscle strié en forme de tube semi-rigide
plein, qui se gonfle, se raidit, et se
redresse en se gorgeant de sang, comme
tout autre muscle strié (tel un biceps).
En outre, ces hommes sont dotés d’un
second cœur, situé là où les femmes du
monde entier ont un utérus ; une pompe
dédiée à l’alimentation en sang de leur
phallus musculaire. L’érection est déclen-
chée de manière volontaire, comme tout
muscle strié. Telle est la caractéristique
principale des mâles de cet archipel.

146
Autre particularité, que l’on retrouve
chez environ 10% des hommes du monde,
mais dans une bien moindre mesure : en
état placide comme en érection, le
prépuce des Phallotiens dépasse le gland
de deux à trois centimètres, ce qui
permet aux Phallotiens d’établir des
records d’endurance sexuelle tout en
offrant à leurs partenaires une qualité
de contact génital d’une sensualité unique
au monde.
Par ailleurs, l’éjaculation survient unique-
ment lorsque l’homme est allongé sur le

147
dos et que la femme le chevauche ; c’est
dans ces conditions qu’une luette cède le
passage au sperme propulsé par les
contractions de l’urètre. Sans cette
position, aucune éjaculation n’est possible.
Enfin, une autre caractéristique singu-
larise les hommes des Trois Vierges ;
caractéristique directement liée à la
présence d’un « cœur utérin » : les
Phallotiens ont des « menstruations » ; ils
urinent périodiquement du sang mêlé de
spermatozoïdes morts (un sang tacheté
de caillots laiteux et d’odeur franche-

148
ment épouvantable), quand les gamètes
ne sont pas évacués par rapport sexuel
ou par masturbation. Ces menstruations
sont déclenchées périodiquement, plu-
sieurs fois par mois, plus ou plus fré-
quemment, plus ou moins abondamment, et
elles ne durent que le temps d’une éjacu-
lation, qui est spontanée ; c’est pourquoi,
durant les périodes à risque les hommes
portent une protection pénienne qui
enveloppe la verge de façon à collecter
l’émission de sperme (traditionnellement
cette protection est faite d’une feuille

149
de Kaloac — un arbre local — qui se
présente enroulée sur elle-même,
attachée à la verge avec une ficelle
enroulée autour, mais des entreprises ont
développé une protection cylindrique très
absorbante, hypoallergénique, discrète et
confortable).
Ainsi, grâce à leur capacité érectile quasi
illimitée, les Phallotiens ont très naturel-
lement adopté des mœurs prostitution-
nelles. Très appréciés des femmes
mariées qui sont sexuellement frustrées
en la compagnie de leur mari soumis et

150
sans virilité de leur société matriarcale,
ils sont employés comme prostitués par
des femmes d’affaires de Velours. Eux
sont ravis de gagner aussi simplement et
aussi naturellement 3000 shekeins (30
euros) pour quelques minutes de cunni-
lingus ou de masturbation, ou encore 9000
shekeins pour une pénétration ; ce qui
fait d’eux des citoyens aisés de la Virginie
SubTropicale, non sans agacer et exacer-
ber la jalousie des hommes sexuellement
démunis de la Virginie SubTropicale.

151
Comment ces hommes peuvent-ils se
prostituer ? Est-ce du fait de la domina-
tion féminine, est-ce par conditionnement
culturel, par dénigrement de leur sexe, de
leur personne ?
Et bien, certains se prostituent par
nécessité, parce que sans qualification
professionnelle. Ils font ce qu’ils ont
appris à faire à l’âge où les adolescents
apprennent un métier à l’école : l’amour.
Si « faire l’amour » ne s’apprend dans

152
aucune école, si, anciennement, on appre-
nait un métier avant de connaître sa
première relation sexuelle, de nos jours on
apprend à faire l’amour bien avant
d’avoir appris l’art d’un métier, de même
que dans les peuplades originelles
l’apprentissage de la sexualité est
indissociable et aussi spontanée que
l’apprentissage de la pêche ou de la
chasse.
D’autres se prostituent naturellement,
parce qu’ils nourrissent un amour incon-
ditionnel pour la femme, une fascination

153
passionnelle pour les attributs de la
féminité. Le rapport intime aux femmes
est aussi spontané chez eux qu’une saluta-
tion bienséante. Ces hommes ont donc une
approche saine de la prostitution et une
vie équilibrée dans le milieu prostitu-
tionnel.
Certains prostitués, en revanche, ne
comprennent pas la fascination des
femmes pour leur attribut phallique qui
leur paraît sans attrait particulier tant
leur fonctionnement est dénué de magie,
de mystère ; « autant être obsédé par le

154
baiser sous prétexte que l’on respire ! »
Ils décrivent le cauchemar que repré-
sente un cunnilingus avec une femme
laide, sale, qui pue de la fente, et qui est
dotée d’un sexe particulièrement laid,
notamment quand il est circoncis : « Tu
as l’impression d’avoir dans la bouche une
immondice en décomposition. Quand la
cliente est partie, je me frotte la bouche
jusqu’au sang, je me gargarise avec les
plus puissants antiseptiques, mais dans ma
tête ce n’est jamais assez ! » « Les
cicatrices d’une circoncision sont

155
tellement hideuses ; je ne comprends pas
comment l’on peut déformer ainsi le sexe
des filles ; autant leur couper le nez ! Le
clitoris totalement décalotté, comme ça,
tout le temps, avec cette cicatrice
circulaire, c’est extrêmement choquant ;
même pour nous, prostitués, qui en voyons
de toutes les couleurs et de toutes les
formes. Vous imaginez combien repous-
sant serait notre phallus avec une telle
cicatrice, combien bizarre il serait avec
le gland constamment décalotté ? ! »

156
« Imagines-toi prostituée », me dit le
prostitué, « imagines que tu vois venir à
toi un homme repoussant de laideur et
d’insanité, un porc avec un regard de
vautour », « alors le sexe perd de sa
superbe et tu te sens souillée en ton for
intérieur, tu te sens devenue une fange,
et tu te dégoûtes à un point tel que tu
uses de drogues pour supporter ta
situation ».
« Parfois, malgré nos règles, les clientes
veulent quand même avoir des rapports
sexuels. Elles sont tellement réjouies par

157
ce rapport sanglant ! qu’on dirait des
vierges ravies par leur défloration. Peut-
être est-ce dû au fait qu’ici, dès la
naissance, on enlève leur hymen aux filles
[Ndlr : de plus, le vagin est dilaté de
façon à supprimer les adhérences
vaginales — qui, dans 90% des cas, rendent
la défloration traumatisante chez les
femmes du monde entier —] ; ça les prive
de quelque chose d’important pour
l’esprit et le cœur. »

158
« Si vous saviez ce que les femmes nous
demandent parfois. Elles ont des
fantasmes ahurissants !
Que certaines nous demandent de les
appeler « ma cramouille baveuse » passe,
mais certaines nous demandent de
mordre et de mastiquer leur vulve jus-
qu’au sang, voire même de la déchiqueter
sauvagement, ou encore de les faire jouir
en leur arrachant le clitoris avec les
dents au moment de l’orgasme ; ah,
vraiment, elles nous prennent pour des
sauvages ! Certaines veulent seulement

159
être violées, d’autres veulent être
enivrées ou étouffées avant d’être péné-
trées avec brutalité. Il y a aussi celles qui
veulent qu’on leur urine dans le vagin. Je
ne vous parle même pas de celles qui
voudraient nous couper le prépuce afin
que nous ressemblions aux barbares
d’ailleurs. Qu’elles aillent se vautrer avec
les barbares circoncis dans leurs pays de
barbares, si cette espèce d’individu les
enchante tant !
Des choses incroyables je vous dis ! »

160
D’un hochement de tête, le prostitué
retrouva le sourire, et il me dit sur le ton
d’une invitation : « Toi tu es ravissante. Si
tu veux je te fais l’amour. » J’ai accepté
la proposition. Contre 9000 shekeins, cet
homme a fait de moi un corps en effer-
vescence, une âme en déliquescence, une
existence toute entière dédiée à la
jouissance…
En quittant le prostitué, j’ai un instant
songé à ne pas rendre compte de mon
voyage, craignant jalousement que les
femmes du monde entier ne se ruent vers

161
cet eldorado où l’amour physique est à
son comble, dans cette société faite par
les femmes, pour les femmes, avec des
hommes jour et nuit à leur service. Je
n’avais d’ailleurs plus la tête à la
synthèse d’idées ni même à l’écriture
automatique. Et puis, fatalement, je me
suis dis que cette contrée pittoresque
sera tôt ou tard révélée, et que j’aurais
perdu l’occasion de publier mon récit ;
perdante sur toute la ligne. J’ai repris
mes esprits et j’ai poursuivi mon investi-
gation. Ma vie était déjà faite. C’était la

162
vie d’une journaliste citadine heureuse de
vivre dans un pays industrialisé et qui
n’était pas faite pour s’arrêter à une
expérience, une enquête, un reportage,
mais qui devait continuer à parcourir le
monde, jusque dans ses moindres recoins,
pour partager son expérience en
témoignant du vécu d’autrui.

Notre semaine passa rapidement. Au


dernier jour de notre séjour, pour les

163
quelques femmes qui n’avaient pas fait de
leur voyage une unique démarche sexuelle,
notre guide nous conduisit au bord d’un
lac où un hydravion nous attendait pour
nous faire survoler l’archipel dont sont
originaires les prostitués.

164
Là survivent les derniers Phallotiens qui,
traditionnellement, vivent de pêche, de
cœur de palmier, de racines, de baies, et
165
exceptionnellement d’œufs de Poulolé
(volatile mi poule mi autruche) ou de
petits animaux. Le niveau de la mer s’est
élevé, engloutissant une bonne partie de
l’archipel. Les ressources vitales se font
rares.
Nous écoutâmes notre guide nous
raconter l’archipel et ses habitants :
« J’ai découvert cette tribu il y a vingt
ans. A l’époque, j’étais encore étudiante,
et déjà la tribu survivait péniblement. Un
jour un indigène voulu avoir des rapports
sexuels avec moi. Il me le fit comprendre

166
en enlevant son pagne et en provoquant
instantanément une érection. Face à une
telle prouesse, vous imaginez aisément
dans quel trouble que je trouvai.
Comment était-ce possible ? J’eus
réponse à mon interrogation que peu
après, une fois l’acte consommé car,
avant même que je ne pus opposer un
quelconque refus, l’indigène s’était déjà
emparé de moi…
Ce que je vécu dans ses bras me donna la
solution à leurs problèmes : je leur fis
entrevoir les possibilités offertes par ce

167
don de la nature. Même s’ils eurent de la
difficulté à comprendre que le principe
de la prostitution et la notion de marché
— émergeant — et de clientèle — inter-
nationale —, ils admirent comme une
option acceptable le fait de pouvoir
survivre d’une disposition naturelle. J’ai
tout de suite senti qu’il y avait beaucoup
à faire dans le domaine de la prostitution
masculine au service des femmes. Je
décidai aussitôt de mettre fin à mes
études pour faire ma vie auprès des
Phallotiens. Je fis découvrir la Virginie

168
SubTropicale à certains de leurs jeunes
hommes et d’un commun accord nous
mîmes sur pied une « entreprise [de
prostitution] au service de l’hygiène
sexuelle des femmes ». D’autres suivirent.
Au début, ils retournaient sur l’île avec
des objets couvrant les besoins de la vie
courante, mais depuis, de plus en plus
rares sont ceux qui reviennent ici. Ils ont
presque tout oublié de leur ancienne
condition. Certains parlent de revenir,
mais aucun ne s’est exécuté. Certains
prostitués m’ont quitté pour exercer en

169
libéral ou bien pour exercer une autre
profession, s’exhibant peut-être dans
quelques foires du monde, peut-être
accaparés par de riches et possessives
femmes ; je crains même que certains ne
soient contraints par la force à une
prostitution clandestine et aliénante,
contraints aux pires pratiques sexuelles.
D’autres me demeurent fidèles ; par
loyauté ou encore parce qu’ils trouvent
dans mon établissement des conditions
d’exercices favorables, confortables. C’est
notamment le cas de Canelle, c’est ainsi

170
que je l’appelle, très affectueusement, le
Phallotien qui me révéla à la sexualité
phallotienne et qui fait le médiateur
entre moi et son peuple.
Comme je vous l’ai indiqué en début de
semaine, les prostitués que vous avez vus
dans la rue ne sont pas de véritables
Phallotiens. Ce sont des hommes origi-
naires de Velours ou d’autres villes de la
Virginie SubTropicale, ou encore des pays
du pourtour de Phallos, des opportunistes
qui essaient d’acquérir à bon compte la
notoriété des Phallotiens. Ils ont

171
essentiellement pour clientes des femmes
de passage qui se laissent tenter ou des
touristes qui viennent ici après avoir
entendu parler des Phallotiens. Si
certains prostitués satisfont ces clientes
(surtout les prostitués siliconés), la
plupart des clientes gardent le sentiment
de s’être fait duper.
Pour faire fortune, certains n’hésitent
pas à se faire implanter une prothèse
gonflable (du genre de celles utilisées
pour traiter les impuissances irrémédia-
bles) qui leur permet de provoquer une

172
érection mécanique à volonté (ils se font
enlever les corps spongieux de la verge
pour les remplacer par deux tubes en
plastique ; si vous leur enlevez les tubes,
ce qui leur sert de verge est vide ; il ne
reste plus que le gland, l’urètre, et la
peau autour…). Ils aiment à se distinguer
des autres prostituées en mettant leur
verge artificielle en état d’érection sous
leur pantalon.
De plus en plus de jeunes hommes sont
des esclaves sexuels sous le joug de
réseaux criminels internationaux ; qui les

173
droguent et leur font subir une prépara-
tion mentale consistant à renifler
longuement des excréments humains afin
qu’ils s’habituent à l’odeur de
l’entrecuisse féminin. Pour pouvoir
bander à la commande, ils s’aident de
produits pharmaceutiques, de drogues
(certains s’injectent de la cocaïne dans la
verge, pratique dangereuse qui peut
conduire à la gangrène et à l’amputation),
ou de produits irritants qu’ils appliquent
sur la verge.

174
L’existence de ces prostitués bas de
gamme permet de démystifier Velours, et
d’éviter ainsi un afflux de clientes et de
criminels qui serait néfaste, voire fatal,
tant à Velours, à la Virginie SubTropicale,
qu’à mon affaire ou aux Phallotiens. Un
équilibre est atteint, et même s’il est
relatif et fragile, nous nous en portons
tous assez bien.
Vous brûlez sans doute d’en savoir plus
sur l’origine des Phallotiens, comme j’ai
moi-même brûlé d’un besoin vital d’en
savoir davantage :

175
Je dois avouer n’avoir encore que peu
d’explications à vous donner sur l’origine
de l’espèce, si espèce il y a, mais un ami
universitaire a établi le caryotype des
Phallotiens, mettant en évidence des
particularités génétiques, des « anoma-
lies génétiques » comme il dit, ayant
provoqué des mutations dont l’origine
remonterait à l’aube de l’humanité, des
anomalies qui prendraient leur source
dans l’intense radioactivité naturelle de
l’archipel. A notre époque l’existence des
Phallotiens ne demeurera pas longtemps

176
connue des seules initiées, et je redoute,
tout en le souhaitant, qu’une lumière soit
faite sur l’origine des Phallotiens. Je me
sens responsable du devenir des
Phallotiens depuis le jour où je me suis
sentie concernée par leur survie ; et
doublement responsable depuis que j’ai
prostitué les plus jeunes d’entre eux. La
communauté internationale est la plus à
même d’assurer cette survie, tout en
étant la plus à même de la menacer. Il n’y
a pourtant guère le choix : c’est éclairer
leur existence ou la condamner. »

177
Terra Nebula, l’île du baiser phallique

T
out ce que je sais de cette île, je le tiens
d’un explorateur anglophone,
Williamson, qui en fit la découverte au
Sir
ème
milieu du XIX siècle, et qui la baptisa
« Terra Nebula », en raison de la brume
rouquine qui auréole perpétuellement
l’île. Terrians fut le nom qu’il donna aux
habitants de cette île. De la plume de Sir
Williamson je découvris ce peuple, ses us,
ses contes et ses légendes, qu’il consigna
dans un ouvrage intitulé « Terra Nebula,

178
l’île du baiser phallique » ; une plume
datant de 1860.
« Il y a environ dix siècles, lors d’une
tempête, une famille d’origine insondable
s’échoua sur Terra Nebula. Une tempête
éclata, la mère se noya et le père, en lui
portant secours, périt emporté par une
lame de fond.
Seuls survécurent les enfants de la
famille ; tous deux alors âgés de 5 ans, car
ils étaient jumeaux : Siran et Sarie.
Comment les enfants survécurent-ils ?
Nul ne le sait, mais en grandissant ils

179
éprouvèrent les pulsions que tous les
jeunes gens connaissent, et c’est très
naturellement qu’ils s’accouplèrent
ensemble, au mépris de règles que nul ne
leur avait encore inculquées. Leur des-
cendance, elle-même, se reproduisit entre
elle ; ainsi que les premiers humains
avaient dû le faire avant eux.
Le père de Siran et de Sarie était blond,
mais leur mère était rousse d’un roux
très profond. Siran et Sarie étaient roux
d’un roux cuivreux et lumineux. C’est
naturellement que cette rousseur fut

180
transmise à leur descendance qui, se
reproduisant entre elle, la transmit jus-
qu’à nos jours.
Chez les Terrians la rousseur de la
chevelure est d’une telle universalité et
la couleur d’une telle constance que,
associée à la teinte invariablement ivoire
de leur peau, des scientifiques n’hésitent
pas à parler de « race rousse » pour
désigner la population de l’île. En effet, le
mode de reproduction des Terrians fait
d’eux un groupe génétiquement pur. Leur
patrimoine génétique ne subit aucune

181
mutation à terme, si bien que tous les
habitants de l’île ont hérité de la
rousseur intense de leurs ancêtres,
immanquablement.
Aujourd’hui encore, les habitants de l’île
ne se reproduisent qu’entre eux, en ne
donnant naissance qu’à des jumeaux,
exclusivement ; du même sexe ou des deux
sexes. Sans être sauvages, les Terrians ne
sont pas hospitaliers ; ils sont animés par
un instinct tribal très fort, une volonté
d’unicité totale, qui ne s’accommode pas
des pulsions impérialistes, ou encore

182
destructrices, que connaît le reste de
l’humanité, dont, par ailleurs, ils ne
veulent rien savoir. Nul n’a jamais vu
d’étranger s’unir à une Terrianne, et
nulle étrangère ne s’est jamais unie à un
Terrian. »
« Depuis toujours les Terrians sont végé-
tariens ; ils vivent d’agriculture, ils se
nourrissent un peu d’œufs de volatiles, et
exceptionnellement de poisson », nous fait
savoir Victor Lescude, un ethnologue
contemporain. « Ils ont toujours su vivre
en autarcie sur leur île, malgré les

183
tentatives répétées entreprises pour
rompre leur isolement. Ce qui ne les a pas
empêché de développer des technologies
écologiques ; usant des énergies renou-
velables avec astuce et ingéniosité. »
L’île n’a jamais vraiment intéressé le
reste du monde car elle ne recèle aucune
matière première utile à l’industrie,
outre le fait que l’île est peu propice aux
escales d’agrément, tant aériennes à
cause du relief accidenté, que maritimes
à cause de ses récifs, et puisqu’elle est
perpétuellement entourée d’une ceinture

184
brumeuse rousse qui doit sa couleur aux
gaz émis par le sous-sol marin. Si certains
esprits aventureux et disparus l’ont
explorée, à ce que narre Sir Williamson, la
plupart des marins redoutent la brume et
les récifs qui l’entourent.

185
Pour ma part, c’est en voilier que
j’entrepris de me rendre sur Terra
Nebula. Je parvins à l’orée des récifs le
186
33 Octobre 2000, au crépuscule, mais ce
n’est que le lendemain, à l’aube, que je me
rendis effectivement sur l’île avec une
embarcation légère.
Lorsque je mis pied à terre, je fus pris
d’un étrange et doucereux malaise : le
temps semblait s’être arrêté ; et même
plutôt décalé. La brume, de tout, m’avait
isolé. Plus rien, ou presque, ne me
semblait familier.
A mesure que je m’avançais vers cet
ailleurs inconnu, l’air devenait plus léger.
Chargé de senteurs nouvelles, il

187
commençait à déclencher en mon corps
un nouveau mode de respiration, un
nouveau type de comportement : je me
sentais infiltré de toute part par des
essences purifiantes qui procuraient à
mon esprit et à mon corps une sensation
éthérée, une ivresse saine ; j’étais charmé
d’un charme qui me fit songer à cette
sorte de « baiser phallique » que cette île
semblait systématiquement prodiguer à
quiconque foulait ses sinuosités. La
lumière ambiante était douce, tamisée
par une mince nappe nuageuse errant au

188
gré d’une brise tiède. Ici tout me semblait
aller de soi lorsque, au détour d’un bois, je
fus pris d’un émoi, saisissant jusqu’au
malaise, pétrifiant comme un choc
culturel.
Devant mes yeux ébahis et mon âme
troublée, j’assistai à une scène surpre-
nante, pittoresque, palpitante : un homme
athlétique était nu, assis sur un rocher
couvert d’un coussin végétal… avec, age-
nouillée entre ses jambes, une femme qui,
tout aussi nue, manipulait la verge de son
amant, du bout et le long des doigts, du

189
bout des lèvres et du fond de sa bouche, à
pleines mains, à pleines dents… dans la
paume de ses mains elle massait la verge
placide qu’elle malaxait, étirait sur toute
sa longueur, jusqu’à l’orée d’une érection
qu’elle dissipait en se détournant du sexe
et de l’homme, feignant avec détache-
ment un désintéressement… elle reve-
nait ensuite à l’homme et à son sexe et,
entre le pouce et l’index elle déroulait le
prépuce, nonchalamment, voluptueuse-
ment, sur toute son extrême longueur, et
l’enroulait vers son extrémité, en des va-

190
et-vient sensuels, onctueux, l’air fasciné
par la magie de cette enveloppe mobile à
la dynamique fluide, derrière laquelle se
dissimulait sans crainte l’éponge marine
qu’elle prenait un instant dans sa bouche
avant de le relâcher, la livrant de fait au
manchon parcheminé…
C’est à ce moment bien précis que
s’éclaira dans mon esprit la dénomi-
nation secondaire que Sir Williamson
donna à Terra Nebula ; qu’il expliqua
sans l’expliciter : l’île du baiser
phallique.

191
Je savais de Sir Williamson que la
flatteuse particularité anatomique
de cet homme était une généralité
sur l’île : ce prépuce hypertrophié, qui
recouvrait dans son entier la verge
en érection, créait une sorte de
coussinet à la base de la verge déca-
lottée, permettant ainsi à la femme
de sentir un contact moelleux sur sa
vulve lors de la pénétration, un
contact qui était comme un attouche-
ment lesbien, vulve contre vulve,

192
lèvres buccales contre lèvres vulvai-
res.
C’est précisément là, lorsque je vis la
femme prodiguer une fellation, que
« baiser phallique » pris tout son
sens : une fellation à un homme doté
d’un prépuce assez long pour couvrir
généreusement et largement dépas-
ser le gland en érection, cela offre à
la femme une sensation d’un baiser
sur sa bouche en même temps qu’une
sensation d’être pénétrée, l’impres-
sion que ses lèvres flirtent avec des

193
lèvres. C’est l’expression parfaite du
rapport sexuel : une sensation duale
et totale d’embrasser en étant péné-
trée. Avec cette sorte de fellation,
l’acte sexuel est d’autant plus complet
que les lèvres buccales des Terrians
sont aussi érogènes que le vagin ;
c’est-à-dire aussi peu et tout autant.
… la femme jouait, du bout de la langue,
avec le bout flasque qui branlait, tan-
guait, se soulevait et retombait, soumis
autant au jeu de la force musculaire
linguale que de la gravité terrestre.

194
Visiblement la femme aimait jouer avec le
prépuce, le tirer, avec les doigts comme
avec les dents, le dérouler lentement, en
un va et vient onctueux, le taquiner du
bout de la langue, prendre le manchon
long entre les lèvres et le sucer comme
une sucette, une friandise qu’elle ma-
chouillait, doucement, offrant ainsi à la
langue et à ses lèvres de délicieuses et
subtiles sensations… elle se saisissait des
bourses d’une main, et de l’autre la base
de la verge, pour tirer le tout vers un
infini épidermique qu’elle hydratait de sa

195
bouche goulue, en long, en large, en
travers… « Grandit ! Croît ! Pousse !
Déploie-toi ! », semblait dire la femme à
la verge, au prépuce, en un dialecte aussi
anglophone que mystérieux.
La femme tendit sa poitrine et caressa
ses tétons avec la longue ouate cutanée
qui, au bout de la verge pendait… elle
introduisit un téton dans le manchon de
prépuce et avec lui, entre pouce et index,
le masturba ; c’est la femme qui, avec son
téton, pénétrait le prépuce vaginal !
Ensuite elle se redressa et, décalottant

196
d’une main son clitoris érigé, elle le
caressait avec la partie mollassonne du
prépuce pénien qu’elle pénétra enfin avec
le clitoris à demi dressé.
Pendant un temps indéfini je
demeurai immobile, saisis par la scène
splendide. Absorbés par leurs ébats,
les amants n’avaient rien remarqué
de moi, mais moi je craignais d’être
surpris, si bien que je crus nécessaire,
plus que bon, de m’en retourner, sur la
pointe des pieds, intimement couvert
d’extrême émotion, tel un jeune ado-

197
lescent découvrant pour la première
fois l’amour charnel, la sensualité.

Tout dans la réminiscence de cette scène


me faisait dire à moi-même : voilà le
genre de chose que j’aimerais vivre d’une
femme, entre les mains d’une femme, dans
la bouche d’une femme, sous le regard
d’une femme…
En poursuivant mon chemin, la conscience
obnubilée, je commençai à entendre des

198
petites voix et de plus grandes… les unes
provenaient d’enfants, les autres de
femmes. C’était bien cela ! Près d’une
vaste cuvette de pierre dépolie, des
enfants nus entraient et sortaient de
plus petites vasques naturelles pleines
d’une eau fumante émanant des
profondeurs volcaniques de la terre.
Durant le cours instant que dura la
charmante scène d’une jeunesse entière,
libre et heureuse, je cessais de me sentir
étranger, intrus, pour me sentir dans mon
élément, ou plutôt, dans le rêve d’une

199
jeunesse entière, libre et heureuse que, de
toute ma vie, je n’aurais jamais que
caressé avec nostalgie. Le sentiment
merveilleux d’avoir atteint le paradis
terrestre fut perverti par la vision
extrêmement choquante que j’eus de leur
intimité, à ces garçons d’abord, à ces
filles ensuite : les garçonnets avaient le
gland totalement décalotté, tandis que
les fillettes étaient totalement dépour-
vues de vulve. Et mon trouble immense ne
s’amenuisa que partiellement lorsque je
réalisai que les garçons plus âgés avaient

200
le gland partiellement ou totalement
couvert d’un prépuce tandis que les filles
possédaient des attributs génitaux tels
que les filles du monde en possèdent
lorsqu’elles ne sont pas infibulées.
Par Victor Lescude j’étais averti des us
locaux et des particularités terriannes,
mais cela n’empêcha pas qu’il me sembla
me trouver dans un monde à l’envers,
jusqu’à ce que je vis un groupe de garçons
s’adonner à une pratique commune chez
les filles et les femmes de certaines
ethnies ; l’élongation digitale des peaux

201
vénériennes : les garçons trempaient
leurs doigts dans une mixture verdâtre
avant de l’appliquer sur leur prépuce
pour tirer dessus en le massant.
Un jeune homme nu apparût devant moi,
le prépuce dansant aussi long que
possible, un prépuce distendu autour
duquel était enroulé une bague bloquante
qui se terminait par un pendentif assez
lourd pour tirer sur le prépuce. « What
you be y’a ? » « Who you be ? » A
l’interpellation froide qu’il adressa à ma
personne je répondis en bafouillant que je

202
m’étais égaré sur l’île avec mon voilier, à
cause de la brume qui l’entoure, et que je
cherchais à savoir où je me trouvais. Des
enfants accoururent, suivis de quelques
femmes, jeunes et moins jeunes, qui
cherchaient à les retenir, et finalement,
d’hommes prudents mais décidés. Les
femmes mûres avaient des lèvres
vulvaires incroyablement longues et
massives. Des petites têtes, souvent
jumelles, toutes aussi rousses les unes que
les autres, et partageant toutes un air
de parenté, s’étaient mis en tête de me

203
dévêtir en riant et en se cachant
derrière la main qu’ils mettaient devant
leurs rires, tandis que les femmes les
saisissaient par les bras en les tirant
vers elles, moins pour leur faire cesser
leurs agissements impudiques que pour
leur interdire d’entrer en contact avec
l’étranger que j’étais. A peine la présence
de ces femmes nues commença-t-elle à
me mettre dans un état primal que déjà
des hommes vêtus me firent comprendre
que je n’étais pas à ma place. Ils ouvrirent
une marche en m’incitant à leur montrer

204
mon embarcation, me questionnant à
nouveau et avec suspicion sur la raison de
ma présence sur l’île, et sur le nombre de
personnes qui, selon eux, devaient néces-
sairement m’accompagner. Nous passâ-
mes devant un village dont les bâtiments
étaient fait de pierres et de bois, et nous
arrivâmes sur une plage qui donnait sur
un ponton. Les hommes me demandèrent
de leur montrer où se trouvait mon
bateau en me faisant monter dans le leur,
un bateau qui était comme une araignée
d’eau. Nous longeâmes la côte en nous

205
faufilant entre les récifs, par là où leur
densité était moindre, jusqu’à trouver
mon embarcation, laquelle fut attachée à
l’ « araignée d’eau » qui s’éloigna de l’île.
Derrière la brume mon voilier parut
bientôt. Les Terrians m’accompagnèrent
jusqu’à mon voilier et m’y firent monter
en me demandant de ne plus revenir chez
eux. Sans se retourner, ils disparurent
enfin dans les nébulosités hâlées de
Terra Nebula, île secrète que je ne
pouvais me résoudre à quitter. Ebranlé
par les visions de l’île, je me précipitais

206
sur les ouvrages des explorateurs
bienheureux pour me plonger dans ce que
je n’avais qu’effleuré et que eux avaient
approché, caressé, épousé.
Selon Victor Lescude les Terrians
naissent décalottés. En grandissant,
le prépuce s’allonge. C’est pourquoi les
hommes aiment avoir un prépuce long,
parce que cela les distingue des
jeunes enfants.
De même, les filles naissent dépour-
vues de vulve ; elle se développe à la
puberté. Les femmes étirent les

207
lèvres, pas les nymphes, ces dernières
entravant et rendent douloureux le
rapport sexuel. Les lèvres hypertro-
phiées produisent aussi le baiser
phallique.
L’étirement du prépuce se fait
naturellement, en tirant dessus, à sec
ou bien en usant d’un onguent qui
assouplit et détend le derme. Vers
l’âge de dix ans, la méthode privilégiée
est celle qui consiste à attacher un
pendentif au prépuce, un pendentif de
masse variable avec l’âge, qui assure

208
un étirement continu assurant
l’allongement constant de la peau.
Pour contraignante que soit cette
pratique lorsqu’elle n’est pas associée
à une séance ludique, elle s’inscrit
aisément dans une habitude qui
devient indispensable à l’équilibre
psychique de chacun. Celui qui,
quotidiennement, ne consacre pas un
moment à son prépuce, ressent rapi-
dement un manque, un malaise diffus.
Voyant certains enfants peu enclins à
étirer leur prépuce, certains mem-

209
bres de la communauté proposèrent
de mettre fin à ces exercices, mais les
défenseurs du rite rappelèrent qu’il
s’agissait, en plus d’une pratique à
finalité sexuelle, d’un droit accordé à
chacun de passer avec lui-même un
moment intime, un moment de soin et
d’attention porté à soi, un moment
pour se ressourcer dans le calme, le
bien-être, la sérénité. Il y a dans
cette pratique une contrainte
prophylactique contre le mal-être
général consécutif au manque d’égard

210
pour soi. La devise est : prendre soin
de soi pour ne pas se sentir négligé,
abandonné de tous, ou dépossédé de
soi. « Go you do your dilam » (« va
faire ton dilam ») disent régulière-
ment les mères aux garçons qui
traînent, inoccupés, l’air désœuvrés,
et d’ajouter, pour les enfants récalci-
trants, « itis for your good » (« c’est
pour ton bien »).
Malgré les explications que donne Victor
Lescude, je ne saisis pas vraiment pour-
quoi personne ne s’intéresse à cette île,

211
et surtout, à ces habitants. J’ose une
hypothèse qui me fait frémir : et si cette
île était un laboratoire grandeur nature,
un laboratoire où l’on se livre à des
expériences de génie génétique ? ! Mais
comment expliquer, alors, l’existence
séculaire, avérée ou supposée, des
Terrians ? Je n’ai pas réponse à fournir,
mais je résolus à quitter Terra Nebula en
ayant trouvé le moyen de me sentir près
d’elle : j’ai décidé de répandre la pratique
fascinante de l’embellissement du pré-
puce, j’ai décidé de faire fabriquer des

212
bijoux péniens, notamment des bijoux qui
permettent d’allonger le prépuce par
étirement, à destination des hommes dont
le prépuce dépasse le gland d’au moins
1 cm, une population qui atteint les 10 %.

213
214
Au nom des enfants

I
l existe un monde merveilleux, sur une
planète bleue, où les enfants sont maîtres
et esclaves, comme des rois sans
couronne, des dieux adulés et blasphémés.
Le passé, le présent, le futur, en ce
monde le temps même leur est tout
entier dédié. Tout en tout est à leur
honneur ; à leur bonheur comme à leur
malheur.
« Pour les enfants nous naissons et nous
mourons. Pour des enfants nous nous

215
aimons et nous reproduisons. Pour nos
enfants nous étudions et nous travaillons.
Pour les enfants nous guerroyons et nous
pacifions. Pour leurs droits de l’Homme
nous mentons, nous trichons, nous
soudoyons, nous falsifions. Pour leur
éducation et pour leur garde nous nous
persiflons, nous médisons, nous accusons,
nous déchirons, nous disputons, nous
empoisonnons. Pour que chacun de nous, à
nos propres enfants, puissions offrir les
plus beaux cadeaux, nous nous abusons,

216
nous volons, nous usurpons, nous asser-
vissons.
Pour preuve ! dans tout ce que nous
faisons nous les impliquons ; pour tout et
pour rien, de l’amour à la guerre. En tout
ce que nous faisons, pour nos enfants nous
voulons la paix, pour nos enfants nous
faisons la guerre.
Jamais nous ne les maltraitons mais à
jamais nous les éduquons, les modelons, les
forgeons, les guidons ; à grands coups de
martinet, à grands coups de ceinturon.
Pour l’amour, la beauté, la gloire et la

217
santé, pour l’avenir de nos enfants nous
les circoncisons, les fouettons, les matra-
quons, les houspillons, les harcelons, les
molestons, les flagellons, les lapidons, les
sodomisons ; par la sodomie, par la circon-
cision, nous leur montrons la voie divine, le
droit chemin, la raison pure et la morale
modèle.
Hé ! Nous donnons la vie à nos enfants,
c’est bien la preuve que nous les aimons !
Non ? Et comme nous leur donnons la vie,
nous estimons qu’il est en notre droit de
la leur reprendre ! en entier ou en partie,

218
par meurtre ou par mutilation. De nos
enfants nous nous octroyons le droit de
faire ce que bon nous semble pour eux.
Alors, pour que loin de nous ils soient bien,
nous les abandonnons, à leur sort, à la rue,
aux institutions. Nous les vendons aux
proxénètes, nous les louons aux pédophiles,
nous les livrons aux circonciseurs, et nous
participons à ce qu’ils leur font… parce
qu’ils nous le doivent bien, puisque nous le
valons bien. Chez nous les enfants sont
des rois esclavages de nous qui voulons

219
tous êtres des rois esclaves de nos
enfants.
Des dilemmes métaphysiques aux ques-
tions pratiques, nous pensons
« enfants » ; tout ce que pensons, pour
nos enfants nous le pensons, ce tout ce
que nous faisons.
Un logement nous demandons ? Pour nos
enfants ! De l’argent nous demandons ?
Pour nos enfants ! Des vêtements nous
demandons ! Pour nos enfants ! De la
nourriture nous demandons ? Pour nos
enfants ! Tout ce que notre bouche

220
réclame, et tout ce qu’elle vomit aussi,
c’est pour nos enfants, pour nos enfants,
pour nos enfants, pour nos enfants…
tout pour eux et rien que pour eux !
Et quand des coups de couteau nous leur
portons, ou de poings, ou de bâton…
grand dieu ! c’est que nous les aimons ! De
tout notre cœur, de tout notre corps,
plus que nous-mêmes, plus que tout nous,
en notre âme et en notre conscience, en
notre corps et en notre sexe, nous aimons
nos enfants.

221
O grand dieu ! Que ferions-nous sans nos
enfants, et que serions nous sans eux ? La
vie, non ! notre vie, ne saurait se conce-
voir sans les enfants, sans nos enfants ; la
vie et la mort aussi, notre vie et notre
mort surtout. »

[C’est ainsi que, sur le parking d’un


hypermarché, tandis que je ne m’étais pas
encore garé, un Noir m’aborda un jour,
tenant une feuille dans ses mains. Il

222
commença par me demander de bien
vouloir signer ce qui était une pétition
contre les mines antipersonnel, en
précisant « pour les enfants » tandis que
je détournais la tête pour manœuvrer, et
puis, voyant mon intérêt suscité pour sa
photocopie au logo non identifié, il enchaî-
na sur une souhaitée, une bienvenue, une
nécessaire participation financière de ma
part ; deux personnes avaient déjà signée
et contribué pour un montant respectif
de 20 et 30 euros. A peine ai-je
commencé à émettre des réserves sur la

223
façon de procéder que déjà le personnage
me remercia avec empressement. Il faut
dire qu’un agent de sécurité venait vers
lui et son comparse pour leur interdire
tout démarchage. Tous deux s’éloignèrent
sans se faire prier, tandis que l’agent
l’assurait à son collège : « C’est de
l’arnaque. »]

224
Un monde merveilleux

ù suis-je ? Mais où suis-je donc ? !


O Aaarrgh ! J’étouffe ! pris dans une
terrible angoisse, une tempête d’émotions,
une ivresse de sentiments, une nuée
d’idées. Je suis émerveillé ! tout à la fois
émerveillé et angoissé, car je suis né dans
un monde merveilleux.
C’est un monde construit rempli d’une
pléthore d’objets. J’en suis émerveillé,
mais également extrêmement angoissé,
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car j’ignore totalement comment ces
objets ont été faits. Je me sens si petit
face au moindre de ces objets ! Par quel
miracle les êtres de cette planète
parviennent-ils à élaborer tous ces
objets ? !
Ah oui ! vraiment, l’existence de ces
objets est à peine croyable, mais plus
incroyables encore sont les faits qui se
déroulent en ce monde merveilleux :
décapités, sexuellement mutilés, amputés,
éventrés, égorgés, brûlés, accidentés,
fracturés, écorchés, saignés… atteints

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par des pestes, des choléras, des lèpres,
des dysenteries, des gales, des grippes,
des paludismes, des tuberculoses, des
fièvres hémorragiques… comment tout
cela peut-il exister ? Comment ? ! Mais
comment donc ! ? si ce n’est du fait d’un
monde parfait.
C’est au milieu de cette perfection que se
trouve un objet plus fantastique encore
que tous les objets que j’ai jamais pu voir :
un objet parfait. Cet objet contient tous
les autres objets, et pas seulement les
objets, et pas seulement les personnes…

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Cet objet peut contenir tout ce qui peut
se concevoir ; tous les rêves, tous les
désirs, toutes les ambitions, tous les
trésors d’imagination et tous les fonds de
perversion. Cet objet fantastique se
nomme « Dieu » : il change de forme en
passant de main en main, et les bouches
des mains qui le tiennent disent de lui
énormément de choses, et des choses
aussi grosses que lui.
Au début je ne voyais pas cet objet. J’en
avais pourtant énormément entendu
parlé ; tout le monde parle à sa place, car

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cet objet est muet, et aussi sourd, je
crois. Je peux même dire que cet objet
fait un bruit de tous les diables — un bruit
de tonnerre, un bruit de guerre — ;
tellement j’en ai entendu parlé. Malgré la
tonitruante manifestation divine, je ne
voyais vraiment pas en quoi consistait ce
« Dieu ». Ce soir pourtant, dans le
fabuleux poste de télévision, j’ai enfin vu
le « Dieu », dans toute sa splendeur, en
16 millions de couleurs : j’ai vu des êtres
tourmentés par des maux invisibles,
ravagés par des maladies mortelles,

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rongés par des créatures microscopiques,
dévorés par des animaux féroces, brûlés
par des laves, des essences, ou encore des
gaz, pulvérisés par des explosions, des
éclats de matériaux… Alors je me suis
souvenu des propos d’un individu essayant
de me convertir en la croyance en son
dieu, en me montrant combien, par leur
magnificence, les objets courants étaient
si fabuleux qu’ils ne pouvaient avoir été
élaboré que par un dieu… Et là j’ai eu
une révélation : il faut bien, oui, qu’un
Dieu se cache derrière tout cela.

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« Dieu » est lèpre, « Dieu » est peste,
« Dieu » est gale, « Dieu » est choléra !
Oh oui : « Dieu » est tout cela !

231
L’origine de la fin du monde

U
ne maladie dite « orpheline » sévissait
discrètement en ces temps où les labora-
toires pharmaceutiques se préoccupaient
exclusivement de rentabilité, de
« marché » ; démarche, sinon louable ou
légitime, au moins compréhensible à un
esprit épargné par les maux de la naïveté.
Cette maladie était si peu connue et
donc si peu diagnostiquée comme telle —
en fait, elle se confondait avec une
autre, anodine, qui partageait avec elle

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quelques symptômes derrière lesquels elle
dissimulait sournoisement certains
autres — qu’elle put se répandre au nez
et à la barbe de tous. Cette maladie se
confondait tant avec sa semblable que,
même en ce temps où les autorités
déclarèrent une situation de pandémie,
on croyait stopper sa progression en
faisant usage d’une médication prévue
pour sa jumelle. En fait, loin d’être
éradiquée, cette maladie se renforçait en
évitant de se manifester : cette maladie,
en effet, se caractérisait par le fait

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qu’elle ne donnait naissance à aucun
symptôme autre que celui de la maladie
qu’elle simulait. Sans s’en douter, le corps
médical était confronté à une maladie qui
ne disait pas son vrai nom, qui ne mon-
trait pas son vrai visage, et qui faussait
sa trace d’une façon que l’on ne saura
jamais.
C’est en effet d’une maladie rare, une
maladie dont nul ne s’occupe parce qu’elle
ne concerne personne, c’est d’une de ces
maladies plus taboues que les maladies les
plus taboues qu’est venue la fin du monde.

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L’humanité avait une épine sous le pied,
une épine dont elle n’a pas su mesurer les
dangers, car cette épine ne faisait pas le
mal que l’humanité savait reconnaître
comme tel. Et moi je me trouvais là, aux
premières loges, admirant la débâcle
humaine avec une doucereuse satisfac-
tion comme sirotant sous un soleil tendre
la plus délectable des boissons.
Au début, je me crus le seul atteint par le
Mal incurable, mais bientôt, très heureu-
sement, je vis qu’il n’en était rien : tout
autour de moi je vis périr les gens, les uns

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après les autres, dans les cris et l’effroi,
la peine et les larmes. Des plus humbles
aux plus arrogants, tout le monde finis-
saient par courber l’échine, déteindre, et
se taire, totalement atterré. Plus que les
humbles, ce sont les arrogants qui étaient
les plus plaisants à voir vaciller et
trépasser. Certains, oscillant jusqu’à leur
dernier souffle entre fanfaronnade et
désolation tandis qu’ils croulaient sous la
fange des poltrons tétanisés, persistaient
dans l’arrogance en clamant haut et fort
qu’ils « emmerdaient » la vie, la mort, et

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tout le monde, braillant orgueilleusement
des « nique ta mère », « nique tes
morts », « circoncise ta mère », « cir-
concise ton dieu ». D’autres perdaient
spontanément leur habit d’insolence, de
mépris, de cynisme, et d’aisance. Ils
cessaient de surfer avec allégresse sur le
flot des malheurs, pour disparaître avec
pâleur dans la marée de leur sinistre
petit désarroi.
Devant ce spectacle enchanteur, je fus
pris d’extase, et je pus éprouver le bon-
heur infini du mysticisme le plus absolu !

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Je faisais Un avec le Tout. Je n’étais plus
moi, j’étais l’Univers, fondu dans la Nature
qui œuvrait à son œuvre courante avant
d’en venir à son grand œuvre, à son chef
d’œuvre, à cette œuvre humanitaire qui
prenait son essor en moi, en chacun de
mes pas immobiles, dans la dimension
illimitée du dessein suprême. La jouis-
sance pure, la jouissance extrême, la
jouissance interminable ! qui prit fin avec
un constat :
Pour autant que je pus le voir de mes
yeux arpentant avidement et inlassable-

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ment le monde vidé de son espèce
humaine, j’étais le seul rescapé d’une
maladie qui refusait de m’emporter, mais
qui me disait tout bas ce que je n’avais
pas entendu du haut des sept milliards
d’humains trépassant au rythme de mes
pas étourdis, fiévreusement lancé à la
recherche de la dernière trace de vie ;
porteur sain d’un fléau admirable que je
dus me résoudre à baptiser de mon nom :
c’est de moi, en effet, qu’est venue la fin
du monde, la fin des temps tant attendue,
tant promise, tant prédite, et tant

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redoutée… de mes rancœurs, de mes
dépits, de mes aversions, de mes
ressentiments, de mes objections, de mes
révoltes, et de mes désirs, de mes
pensées, de mes rêves, de mes
ambitions… de ma vie consacrée à
exécrer l’espèce humaine et à lui
souhaiter l’anéantissement, l’éradication,
l’extermination pure et simple. Le
constat fut limpide, éclatant de
blancheur : JE, SUIS LA FIN DU
MONDE !

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ISBN : 2-914776-01-2
Editions de l’Eau Régale
© Juin 2003

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