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Avant propos
Le cadre humain
La genèse africaine
Le premier hominidé : l’Australopithèque
Le premier représentant de la lignée humaine :
Homo habilis
Le plus ancien peuplement européen
Comment Homo erectus devient sapiens
Le cadre chronologique
Le Paléolithique inférieur
Le Paléolithique moyen
Le Paléolithique supérieur
Les subdivisions du Paléolithique supérieur
Après la fin du Paléolithique
Le milieu physique
Variation du niveau des eaux
Le monde végétal
Le monde animal
Une mosaïque de paysages
Le feu
De la domestication à la production du feu
La production du feu
L’entretien du feu
L’artisanat
Le travail de la pierre
Le travail de l’os et des bois de cervidés
Le travail de l’ivoire
La préparation des peaux
Le travail des matières végétales
rhinocéros
La chasse aux carnivores
La chasse au petit gibier
La pêche
La pêche en eau douce
Le transport de l’eau
Les ustensiles de cuisine
Le gibier
Les maladies
Les causes de mortalité
L’habitation
Camp de base ou halte temporaire
Choix de l’emplacement du camp de base
Le vêtement
La coifFure
La parure
Le domaine de l’art
Les techniques utilisées
Les thèmes figurés
Jeux et jouets
La musique
La fréquentation des grottes
L’appropriation de la grotte
Les modifications et aménagements de la grotte
L’éclairage de la grotte
Le cheminement dans la grotte
Le culte de l’ours
Les pratiques funéraires
L’inhumation
Les doubles funérailles
Le cannibalisme
La société
Démographie
L’origine de la famille
Cahier Photos
REMERCIEMENTS
Je remercie le laboratoire d’Ethnologie préhistorique du
CNRS, dirigé par Michèle Julien, ainsi que le Centre national
du Livre, qui ont rendu possible l’achèvement de cet
ouvrage.
Je remercie aussi les collègues et amis qui m’ont
gracieusement fourni des illustrations.
Dominique Casajus m’a assistée tout au long de la
rédaction de ce livre. Qu’il trouve ici l’expression de mon
affection et de ma reconnaissance.
Maquette et conception graphique : Atalante.
Dessin et carte : Valérie Feruglio.
En couverture : Empreintes négatives de mains de la
grotte de La Fuente del Salín (Cantabria, Espagne).
Photographie de J. A. Moure Romanillo.
© Hachette Livre, département Hachette Référence,
1995.
ISBN 978-2-0139-5773-1
DU MÊME AUTEUR
Lampes et godets au Paléolithique, Paris, éd. du CNRS,
1987.
Jean Guilaine
Professeur au Collège de France
Au plus fort de la glaciation, il y a 22 000 à 20 000 ans, une
calotte glaciaire recouvre tout le nord du continent, une
autre, une grande partie des Alpes et le Jura. Le niveau des
mers est 120 à 130m plus bas qu’aujourd’hui.
Avant-propos
Peut-on proposer des hypothèses raisonnables pour
reconstituer la vie quotidienne des hommes qui peuplaient
l’Europe à l’époque que les préhistoriens appellent le
Paléolithique supérieur ? La réponse est positive, tant les
progrès récents des quinze dernières années de la recherche
préhistorique sont considérables. Les méthodes de fouille et
les techniques de traitement du matériel archéologique sont
devenues si fines qu’elles peuvent nous renseigner par
exemple sur la durée et la saison d’occupation d’un
campement et les activités qui s’y déroulaient. Il convient
cependant de se méfier des extrapolations trop hâtives. Pour
éviter cet écueil, il fallait s’en tenir à une période de temps
relativement courte et homogène. Courte, elle l’est
puisqu’elle s’étend de 40 000 à 11 000 ans1, ce qui est bien
peu en regard de l’histoire globale de l’humanité.
Homogène, elle l’est aussi puisque, malgré quelques
variations, le mode de vie de ces chasseurs-cueilleurs
pratiquant un nomadisme saisonnier ne semble pas avoir
fondamentalement changé.
Pourquoi seulement le Paléolithique supérieur et non les
périodes antérieures, les Paléolithiques inférieur et moyen ?
Il est beaucoup plus difficile d’imaginer la conduite des
Australopithèques qui vivaient au début du Paléolithique
inférieur, il y a trois millions d’années, alors que l’évolution
cérébrale des hommes n’en était encore qu’à ses débuts.
Tenter une reconstitution de la vie quotidienne de cette
époque lointaine relèverait davantage de l’éthologie que de
l’ethnologie préhistorique. En ce qui concerne le
Paléolithique moyen, si les hominiens de cette période
faisaient déjà montre de nombreux traits qui les rapprochent
de nous (domestication du feu, sépultures...), leur mode de
vie devait être encore assez différent de celui de leurs
successeurs. En effet, les très nombreuses innovations
culturelles qui interviennent au début du Paléolithique
supérieur semblent bien correspondre à une rupture dans
les rapports que l’homme entretient avec la nature. La vie
nomade s’organise et devient saisonnière, les manifestations
artistiques apparaissent et se développent, la vie sociale
s’enrichit et on entrevoit des spécialisations dans les tâches
quotidiennes selon l’âge et le sexe.
Une fois toutes ces innovations mises en place, il y a
environ 40 000 ans, les variations que l’on perçoit dans les
différentes cultures de l’ensemble du Paléolithique supérieur
ne semblent pas correspondre à une modification sensible du
mode de vie. Ces différences, qui sont des outils d’analyse
commodes pour les préhistoriens, sont fondées sur la
fréquence relative de tel ou tel outil dans l’ensemble de ceux
que livre la fouille, et il n’est d’ailleurs pas exclu que les
variations de l’outillage relevées entre certains sites ne
reflètent en fait que des activités spécialisées d’une même
population.
Pour finir, il faut rappeler que – par définition – nous ne
disposons pas de textes pour la préhistoire puisqu’il s’agit
d’une période précédant l’invention de l’écriture et que les
reconstitutions ne sont donc possibles que d’après la
documentation archéologique. Celle-ci est tronquée du fait
que nous ne possédons que le matériel conservé, ce qui
signifie que toutes les matières organiques périssables –
peaux, cuirs, bois, végétaux divers – ont disparu. On peut
cependant tenter de dresser un tableau de la vie quotidienne
de ces chasseurs paléolithiques, tout en restant très proche
des sources archéologiques et en les tenant – discrètement –
à disposition du lecteur soucieux de vérifier la teneur
scientifique de telle ou telle assertion. C’est à cet exercice
périlleux que j’ai souhaité me livrer.
Avant-propos à la deuxième édition
Depuis la première édition de ce livre, plusieurs
découvertes ont un peu modifié l’arbre généalogique des
ancêtres de l’homme présenté dans le premier chapitre.
Citons celle de Australopithecus bahrelghazali au Tchad,
plus connu sous le nom d’Abel. Avec ses 3 à 3,5 millions
d’années, il est à peu près contemporain de Australopithecus
afarensis (dont Lucy est une représentante) et pourrait
appartenir à un rameau ayant évolué séparément1. Un autre
fossile, découvert au Kenya et âgé de 4 millions d’années, a
été baptisé Australopithecus amanensis2. Il pourrait être un
ancêtre de Australopithecus afarensis, dont certains
chercheurs doutent d’ailleurs qu’il soit l’ancêtre direct de
l’homme. Mais les rapports de filiation (ou de cousinage)
entre ces différents rameaux sont loin d’être élucidés. Par
ailleurs, on a découvert à Atapuerca, près de Burgos
(Espagne), des restes humains vieux de 780 000 ans. Il s’agit
des plus anciens hominidés européens connus, peut-être des
ancêtres communs aux hommes de Neandertal et aux
humains modernes3. Ces découvertes ne modifient en
aucune façon le tableau que j’ai brossé de la vie quotidienne
de l’homme du Paléolithique supérieur.
VARIATIONS CLIMATIQUES ET CULTURES AU
PALÉOLITHIQUE SUPÉRIEUR EN EUROPE
a M. Brunet et al., Nature, 1995, 378, p. 273-275 ; id., C.
R. Acad. Sci. Paris, 1996, 322, IIa, p. 907-913 ; id., ibid.,
1997, 324, IIa, p. 341-345.
b M.G. Leakey et al., Nature, 1995, 376, p. 565-571.
c J.M. Bermúdez de Castro et al., Science, 1997, 276,
p. 1392-1395.
Le cadre humain
L’homme moderne, Homo sapiens sapiens, arrive en
Europe il y a environ 40 000 ans, en même temps que se
manifestent des progrès techniques et culturels majeurs.
Avant d’examiner la culture de ce premier homme moderne
et la façon dont il a vécu, interrogeons-nous sur ses origines.
D’où vient-il et qui étaient ses ancêtres ?
On date l’origine de la vie de 3,5 milliards d’années, les
premiers Vertébrés terrestres, de 400 millions d’années, la
lignée humaine (le genre Homo), de 3 millions d’années, et
l’homme moderne (Homo sapiens sapiens), d’environ 100
000 ans.
Rappelons que tous les êtres vivants qui existent ou ont
existé ont une origine commune et peuvent être placés sur le
même arbre généalogique. L’Homme appartient au règne
animal, à l’embranchement des Vertébrés, à la classe des
Mammifères et à l’ordre des Primates, qui sont des
Mammifères placentaires caractérisés par une dentition
complète et une main préhensile. Outre les Hominiens,
l’ordre des Primates comprend les Lémuriens, les Tarsiens et
les Simiens.
Cette répartition des animaux en différents
embranchements, eux-mêmes subdivisés en classes puis en
ordres, ne vise pas uniquement à faciliter leur classification.
Elle traduit en fait leur ordre d’apparition1. Ainsi, les
premières cellules se sont diversifiées en des êtres vivants
très simples, mais parmi lesquels on peut déjà distinguer des
organismes appartenant au règne animal et d’autres au
règne végétal. Plus tard, les formes animales très
rudimentaires qui existaient se sont à nouveau diversifiées
pour donner, d’une part les Invertébrés, d’autre part les
Vertébrés. Tout se passe donc comme pour un arbre
véritable : un tronc unique au départ se subdivise en
branches qui se subdivisent à leur tour. Cependant, la
plupart des branches continuent à vivre, même après avoir
donné naissance à d’autres ramures. En d’autres termes,
chaque grand groupe se développe aussi pour son propre
compte, même après qu’un sous-groupe nouveau s’en est
détaché.
Ainsi, on ne peut, comme on l’a longtemps cru, disposer
les Primates sur une même lignée qui se compliquerait
graduellement depuis les Lémuriens jusqu’aux Hominidés,
en passant par les Tarsiens et les Simiens. En effet, il existe
aujourd’hui encore des Lémuriens et des Tarsiens,
descendants des branches dont se sont jadis détachés les
rameaux simiens puis humains. L’ensemble des Primates est
en fait composé de lignées ayant divergé de façon autonome
à partir d’un tronc commun 2. On ne peut donc dire en
particulier que l’homme descend du singe ; il descend d’un
Primate archaïque dont descendent aussi les grands singes
actuels, lesquels sont, pour nous, non des ancêtres mais des
cousins éloignés.
La genèse africaine
Sans reprendre cet arbre généalogique depuis l’origine,
rappelons que notre branche s’est séparée de celle des
Pongidés (famille des orangs-outangs) il y a 20 à 25 millions
d’années, puis des Panidés (famille des gorilles et
chimpanzés), nos plus proches « cousins », il y a 4 à 7
millions d’années. À cette époque, le continent africain était
couvert d’une immense forêt s’étendant de l’Atlantique à
l’océan Indien. C’est alors qu’une grande faille tectonique,
appelée la Rift Valley, s’est formée parallèlement à l’océan
Indien. Le relèvement de ses bords aurait profondément
perturbé le régime des précipitations sur la bande de terre
longeant l’océan Indien. À l’ouest de la faille, les conditions
climatiques seraient restées inchangées, et les animaux
n’auraient pas vu se modifier leurs conditions de vie. En
revanche, l’est de la faille aurait vu sa forêt se réduire et son
paysage se dégager. Les Primates vivant à l’ouest, dans un
environnement humide et boisé, auraient continué à mener
une vie insouciante, mi-terrestre mi-arboricole. Ceux de l’est
auraient été condamnés à s’adapter pour pouvoir survivre
dans un environnement de plus en plus sec et déboisé. Les
premiers seraient les ancêtres des gorilles et des
chimpanzés, les seconds, ceux des Australopithèques et des
hommes. Telle est du moins la fort séduisante hypothèse de
Yves Coppens, la seule actuellement qui explique qu’on n’ait
pas identifié un seul fragment osseux attribuable à un
ancêtre de chimpanzé ou de gorille parmi les centaines de
milliers d’ossements de Vertébrés découverts à l’est de la
Rift Valley3.
Le premier hominidé : l’Australopithèque
Mais qui est donc ce premier hominidé, pas encore
Homo ? Il s’agit de l’Australopithèque, apparu il y a plus de
4 millions d’années, au Pliocène, à la fin de l’ère Tertiaire et
qui sera présent pendant au moins 3 millions d’années à l’est
de la Rift Valley, en Éthiopie et en Tanzanie. Les plus
anciens Australopithèques, récemment découverts en
Éthiopie, sont les Australopithecus ramidus, datés de 4,4
millions d’années. Malgré leur caractère archaïque, il ne
s’agit déjà plus de singes 4. Plus jeunes d’un million
d’années, les Australopithecus afarensis (ou Pré-
Australopithèques) vécurent pendant environ 3 millions
d’années. Leur représentant le plus célèbre est la fameuse
Lucy retrouvée en Éthiopie, qu’on date de 3 millions
d’années. Lucy mesurait un peu plus d’un mètre et était
bipède mais il lui arrivait d’utiliser ses bras pour se déplacer
d’arbre en arbre. Les empreintes de pied de Laetoli, en
Tanzanie, datées de 3,5 millions d’années et
miraculeusement conservées dans la cendre volcanique,
confirment ce mode de locomotion intermédiaire, entre
brachiation et bipédie 5.
L’organisation du cerveau de ces Australopithèques
s’apparente à celle du cerveau humain mais sa taille est
encore très réduite (environ 400 cm3). Ils possèdent une
mâchoire forte nécessitant une puissante musculature et une
infrastructure osseuse résistante, ce qui révèle une bonne
adaptation à la raréfaction de la végétation.
Les Australopithèques afarensis auraient donné naissance
à des Australopithèques plus évolués, sans toutefois
disparaître immédiatement. Ces nouveaux venus se
répartissent principalement en deux groupes, l’un robuste et
l’autre gracile. Ils ne sont pas contemporains et seuls les
graciles, qui formeraient le groupe le plus ancien, semblent
avoir utilisé des outils. C’est probablement d’eux que nous
descendons, tandis que les robustes constitueraient une
branche qui s’est développée à partir des graciles, puis s’est
éteinte, après avoir été contemporaine des premiers
représentants du genre Homo.
Les Australopithèques graciles (ou Australopithecus
africanus) ont vécu entre 3 et 1,2 millions d’années avant
nous. Ils mesuraient environ 1,25 m et leur capacité
crânienne était légèrement supérieure à celle du Pré-
Australopithèque (de 400 à 550 cm3). Ils avaient une
alimentation variée, végétale et carnée. Ce sont les auteurs
des premiers outils de pierre taillée, que l’on date de 2,7
millions d’années6.
Parmi les Australopithèques robustes, on distingue les
Australopithecus boisei, présents en Afrique de l’Est entre
2,2 millions et 1 million d’années avant nous et les
Australopithecus robustus, qui apparaissent en Afrique du
Sud il y a 2 millions d’années pour disparaître entre 0,5 et 1
million d’années plus tard. Ils atteignaient parfois 1,50 m et
présentaient une crête sagittale sans doute destinée à
permettre l’ancrage de muscles masticatoires très puissants,
ce qui, joint aux caractéristiques de leur denture, semble
indiquer qu’ils étaient spécialisés dans la consommation de
racines, bulbes et tubercules. Il est possible que cette
hyperspécialisation soit la cause de leur extinction.
Le premier représentant de la lignée humaine :
Homo habilis
Homo habilis, le plus ancien représentant du genre Homo,
apparaît il y a environ 3 millions d’années en Afrique
orientale, où il semble qu’il dérive des Australopithèques
graciles. Il avait une capacité crânienne d’environ 800 cm3
et était encore petit (de 1,30 à 1,40 m) mais le
développement spectaculaire de son neurocrâne autorise à
le classer dans le genre Homo. Sa marche bipède était
pratiquement semblable à la nôtre et il n’utilisait pas ses
membres antérieurs dans la locomotion. Il était omnivore.
Ajoutons que les caractéristiques de son endocrâne,
l’anatomie de la base de son crâne et de sa mandibule
permettent de supposer qu’il avait peut-être un langage.
Il s’agirait donc de l’homme le plus ancien connu et, en
l’absence de fossiles humains comparables ailleurs dans le
monde, on suppose que l’Afrique de l’Est constitue le lieu de
naissance de l’homme sensu stricto. De 3 millions à 1,6
million d’années, deux types d’Hominidés, Australopithèques
et Homo habilis, l’un végétarien et l’autre omnivore, ont
coexisté, pacifiquement semble-t-il.
Le plus ancien peuplement européen
On sait maintenant que l’Homme est passé, au cours d’une
évolution morphologique graduelle, par des stades successifs
nommés habilis, erectus, sapiens7.
La stature d’Homo erectus est comparable à la nôtre
tandis que sa capacité crânienne varie de 800 à plus de 1
200 cm3. La forme générale de sa face, bien que prognathe
et très robuste, ne diffère guère de la nôtre. Il se distingue
de ses prédécesseurs et de ses successeurs, les Homo
sapiens, par l’extraordinaire épaisseur de ses os8. Ses
innovations techniques sont l’indice d’une organisation
intelligente du travail et de la possession probable du
langage articulé.
À la différence d’Homo habilis, confiné à la partie orientale
de l’Afrique, Homo erectus a occupé tout l’Ancien Monde à
l’exception des régions les plus septentrionales, dont le
climat était alors trop rude.
Récemment encore, les fossiles des plus anciens Homo
erectus connus étaient ceux qu’on a trouvés en Tanzanie (1,6
million d’années). On supposait donc qu’Homo erectus avait
évolué sur place à partir d’Homo habilis avant de coloniser
progressivement l’Eurasie. On le trouve à Java dès 1 million
d’années, et jusque vers 400 000 ans, où il est plus connu
sous le nom de « pithécanthrope ». En Chine, l’homme de
Pékin ou « sinanthrope » apparaît vers 800 000 ans et sa
présence est attestée jusque vers 400 000 à 300 000 ans. En
Algérie et au Maroc, des restes d’Homo erectus ont été
datés de 700 000 et 300 000 ans. En Europe de l’Ouest,
seuls des vestiges d’habitats attestaient une occupation
humaine antérieure à 1 million d’années, et les plus anciens
restes humains connus n’étaient pas antérieurs à 630
000 ans. Citons l’Homme de Mauer, trouvé dans le sud-ouest
de l’Allemagne, âgé de 630 000 à 600 000 ans, et l’homme
de la Caune de l’Arago, à Tautavel (Pyrénées-Orientales)
daté de 450 000 ans. Les témoignages indirects de la
présence humaine en Europe à partir de 500 000 ans sont
assez nombreux. Ainsi, à Ambrona, en Espagne, il y a 300
000 ans, un groupe d’Homo erectus est venu régulièrement,
selon un rythme saisonnier, abattre du gros gibier, comme
l’indique l’outillage abandonné sur le sol parmi les
ossements d’éléphants antiques, de rhinocéros et d’autres
animaux dépecés.
Mais les découvertes récentes9 viennent déranger quelque
peu ce schéma. Elles semblent en effet suggérer que
l’Europe était déjà occupée par l’homme il y a 1,8 million
d’années, c’est-à-dire bien plus tôt que ce que l’on croyait
jusqu’à présent. Si cette datation se trouvait confirmée, il
faudrait alors envisager deux scénarios possibles : ou bien
Homo erectus est apparu en Afrique et a quitté ce continent
plus tôt qu’on ne le pensait ; ou bien la dispersion à partir
du berceau africain a été le fait d’un groupe plus ancien –
Homo habilis ou même Australopithèques 10. De nouvelles
datations de l’Homo erectus de Java ont montré qu’il était
beaucoup plus ancien que l’on ne le pensait et qu’il aurait
peuplé l’Indonésie il y a 1,8 à 1,6 million d’années ; ce qui
corroborerait la première hypothèse. En revanche, la
découverte récente de l’homme de Dmanisi, dans le
Caucase, daté de 1,8 à 1,6 million d’années, qui présenterait
certains traits archaïques le rapprochant d’Homo habilis,
irait plutôt dans le sens de la seconde hypothèse11.
Comment Homo erectus devient sapiens
L’Homo sapiens est le produit d’une transformation
progressive d’Homo erectus. Selon certains auteurs, cette
transformation se serait poursuivie parallèlement dans
différentes régions du monde, en Chine, en Asie du Sud-Est,
en Afrique orientale et en Afrique du Sud, mais à des
rythmes différents, comme le montre la variation des
combinaisons de caractères archaïques et évolués12. D’après
cette théorie, la première diversification humaine se serait
produite il y a 1 million d’années, peut-être avant, sans
aboutir cependant à l’apparition d’espèces séparées,
probablement parce que le flux génétique entre populations
n’a jamais été totalement interrompu et a permis de
maintenir l’unité de l’espèce.
À cette théorie de l’évolution multirégionale de l’homme,
s’oppose celle de l’origine africaine de l’homme moderne.
Selon celle-ci, les Homo erectus se seraient éteints il y a 500
000 à 200 000 ans, sauf dans deux régions : en Europe, où
ils auraient donné naissance à un Homo sapiens particulier,
l’homme de Neandertal, et en Afrique de l’Est, où ils
auraient donné naissance à l’homme tel que nous le
connaissons aujourd’hui, l’Homo sapiens sapiens. Les
tenants de cette théorie s’appuient sur le fait que les Homo
sapiens sapiens les plus anciens, découverts au Proche-
Orient et datés d’environ 100 000 ans, semblent se rattacher
à des hommes un peu plus archaïques d’Afrique de l’Est.
C’est là en effet, notamment à Florisbad, Omo et Laetoli,
qu’on a découvert des formes archaïques d’Homo sapiens,
appelées pré-sapiens pour les distinguer des formes d’Homo
sapiens sapiens « achevés », vieilles de 100 000 à 200
000 ans. De plus, selon les données génétiques, la
différenciation entre les hommes actuels ne semble pas
remonter à plus de 100 000 ou 200 000 ans, ce qui rend
improbable le surgissement très ancien d’hommes modernes
en différents points de la planète, à partir de rameaux
d’Homo erectus déjà différenciés13.
Qu’il ait ou non existé plusieurs branches d’Homo sapiens
descendant de plusieurs Homo erectus différents, il est en
tout cas certain que les Homo sapiens sapiens venus peupler
l’Europe il y a environ 40 000 ans arrivaient du Proche-
Orient. Mais avant d’aborder ces premiers européens
modernes, ouvrons une parenthèse neandertalienne.
Vie et mort des hommes de Neandertal
L’Europe a vu apparaître un rameau divergent de l’espèce
sapiens, celui des hommes de Neandertal, qui semble être le
produit d’une évolution isolée de l’Homo erectus. Les Homo
erectus trouvés en Europe, dont les plus récents
appartiennent à un groupe humain intermédiaire entre le
stade Homo erectus et le stade Homo sapiens
neanderthalensis, illustrent bien l’évolution progressive
menant aux Neandertaliens classiques. Les plus anciens,
l’homme de Tautavel et celui de Mauer, ont déjà été
évoqués. D’autres, moins célèbres, méritent d’être
mentionnés : ce sont les hommes de Fontéchevade et de
Montmaurin (France), de Steinheim (Allemagne), ainsi que
ceux de Swanscombe (Angleterre), de Saccopastore (Italie)
et de Petralona (Grèce), qui tous présentent l’ébauche de
caractères néandertaliens ; les rares exceptions, comme
celle de l’homme de Vertesszöllös, en Hongrie, sont
douteuses14.
La grande époque de l’homme de Neandertal s’étend
pendant plus de 150 000 ans. Ce groupe fossile, apparu il y a
environ 180 000 ans, a achevé son évolution morphologique
100 000 ans plus tard, à une époque où il occupait seul toute
l’Europe. 10 000 ans auparavant, une partie d’entre eux
avait migré vers le Proche et le Moyen-Orient, peut-être en
raison d’un net refroidissement climatique 15. Ainsi, les
Neandertaliens de Shanidar (Irak), il y a 80 000 ans, puis
ceux de Kébara (Israël), il y a 60 000 ans, ont probablement
côtoyé les premiers hommes modernes, déjà installés au
Proche-Orient.
L’homme de Neandertal possède un ensemble de
particularités qui le distinguent nettement de l’Homo
sapiens sapiens16. Citons la forme de son crâne, qui, bien
qu’aussi volumineux que le nôtre (de 1 300 à 1 700 cm3), est
large et bas, étiré vers l’arrière en un chignon ; celle de sa
face dotée d’un puissant bourrelet sus-orbitaire, d’un front
fuyant, d’un menton effacé et de dents qui avancent. Son
squelette, très robuste, a lui aussi des aspects spécifiques,
en particulier la forme en tonneau de sa cage thoracique. Si
l’on sait maintenant que cette morphologie s’est mise en
place très progressivement au cours d’une lente évolution
qui a duré plus de 300 000 ans, on ignore encore les causes
de ces transformations biologiques et surtout leurs
conséquences physiologiques et fonctionnelles17.
Une des explications les plus plausibles de l’apparition de
ce type humain est le relatif isolement des populations
européennes pendant quelques centaines de milliers
d’années. En effet, pendant les périodes glaciaires, l’Europe
était une presqu’île. Les glaces septentrionales descendaient
loin au sud et atteignaient presque la mer Noire et la mer
Caspienne tandis que le Bosphore, avec ses 35 à 40 m de
profondeur minimale, ne devait permettre que d’étroits
passages.
Commencée il y a 40 000 ans, l’extinction des
Neandertaliens, dont on ignore encore les causes, fut lente
et progressive puisqu’ils ne disparurent définitivement qu’il
y a 34 000 à 35 000 ans, peut-être plus tard encore dans
certaines régions reculées. Cette lignée remarquable est le
seul exemple d’un rameau aussi divergent au sein de
l’espèce Homo sapiens.
Tant que les découvertes archéologiques ont été limitées à
l’Europe, on croyait qu’Homo sapiens sapiens était d’origine
récente et descendait des Neandertaliens. On sait
aujourd’hui que l’homme de Neandertal n’est pas le père de
l’homme moderne, mais un cousin resté sans descendance.
L’origine proche-orientale de l’Européen
actuel : Homo sapiens sapiens
La forme actuelle du crâne humain a probablement
commencé à se dessiner il y a environ 400 000 ans et a
acquis ses traits définitifs il y a au moins 100 000 ans. Ne se
produisirent ensuite que de légères modifications telles que
l’allégement des structures osseuses, une gracilisation du
squelette, des variations liées à l’adaptation au milieu. Ces
modifications sont restées à l’intérieur d’un cadre
morphologique bien établi : le crâne est volumineux (1 450
cm3 en moyenne), il a une voûte élevée, un frontal redressé,
un occipital arrondi, une face réduite et placée sous la partie
frontale du crâne cérébral 18.
Les premiers Homo sapiens sapiens ont été trouvés, on l’a
vu, au Proche-Orient. Ce sont les Proto-Cro-Magnons. Les
plus anciens, les hommes de Skhul et de Qafzeh (Israël)
datent de 92 000 ans19. À partir de 80 000 ans et pendant au
moins 30 000 ans, les deux types humains – Homo sapiens
sapiens et sapiens neanderthalensis – ont cohabité
pacifiquement au Proche-Orient, en partageant la même
culture, dite moustérienne, mais sans se métisser, semble-t-il
20. Il est possible que ces hommes, contemporains pendant
plusieurs dizaines de millénaires, n’aient pas été inter-
féconds. Si c’était le cas, il ne s’agirait pas de la même
espèce.
L’arrivée de l’homme moderne en Europe
La présence des hommes modernes, Homo sapiens
sapiens, en Europe n’est attestée qu’à partir de 40 000 ans.
Ils venaient du Proche-Orient où ils avaient mis au point, un
peu plus tôt, de nouvelles techniques de travail de la pierre
et de l’os qui ont favorisé leur expansion. Ils sont ensuite
partis à la conquête de nouveaux territoires, vers l’ouest, et
ont occupé l’Europe centrale où les plus anciennes traces de
ces nouvelles techniques, appelées aurignaciennes, sont
antérieures à 40 000 ans. Ainsi, à Bacho Kiro et Temnata en
Bulgarie, comme à Istallöskö en Hongrie, l’occupation
aurignacienne la plus ancienne date de 38 500 à 45 000 ans
selon les cas 21. Ce sont sans doute les porteurs de cette
industrie qui sont arrivés peu de temps après en Europe
occidentale. Ils se glissent, en quelques siècles, à travers les
territoires de l’homme de Neandertal, avec lesquels ils ont
des contacts, pour atteindre la région cantabrique et le sud-
ouest de la France 22.
Le type classique de l’homme de Cro-Magnon a vécu il y a
30 000 à 35 000 ans, au début du Paléolithique supérieur, en
Europe occidentale. Il doit son nom à l’abri de Cro-Magnon,
en Dordogne, dans lequel on a trouvé, en 1868, une
sépulture collective contenant les restes de cinq individus,
trois hommes, une femme et un enfant. Il était très grand, en
moyenne 1,80 m pour les hommes, 1,66 m pour les femmes.
Avec un squelette robuste, une puissante musculature et des
jambes plus développées que les nôtres, il était parfaitement
adapté à un mode de vie de chasseurs de grand gibier et en
particulier à la marche en terrain accidenté. Sa capacité
cérébrale était équivalente à la nôtre, voire supérieure pour
certains individus, mais son crâne très allongé avait une
voûte relativement basse et un occipital souvent saillant. En
Europe centrale, les Cro-Magnons « orientaux » sont
légèrement différents, avec des reliefs crâniens plus
accusés, un front plus fuyant et une face plus haute. Les
hommes de Cro-Magnon sont dolichocéphales, alors que les
hommes du Mésolithique, qui leur succèdent il y a environ
10 000 ans, sont brachycéphales. Mais il existe aujourd’hui
encore des populations dolichocéphales et ce caractère n’est
en rien une preuve d’archaïsme.
Malgré sa variabilité, l’homme actuel apparaît comme une
espèce étonnamment homogène pour l’espace qu’il couvre.
Or, les variations entre les hommes actuels et l’homme qui
commence à apparaître il y a 100 000 ans, quelque part en
Afrique de l’Est ou au Proche-Orient, ne sont pas plus
importantes que celles que l’on peut observer entre un
Asiatique, un Africain et un Européen par exemple. On peut
donc considérer ce premier homme moderne comme faisant
partie de l’humanité actuelle. Il a conquis l’ensemble de la
planète. Il est allé peupler de nouveaux continents,
l’Australie, il y a plus de 40 000 ans, le continent américain il
y a au moins 20 000 ans23 et d’autres îles lointaines plus
tardivement. C’est à cet homme, si proche de nous et
pourtant contemporain d’animaux disparus comme le
mammouth et le rhinocéros laineux, que cet ouvrage est
consacré.
Le cadre chronologique
Le Paléolithique débute au moment où un homme tailla
une pierre pour la première fois ; l’économie y est fondée
sur la chasse, la pêche, la cueillette, en un mot sur
l’exploitation des ressources spontanées de la nature. Il
couvre près de 3 millions d’années puisque les plus anciens
outils, découverts en Éthiopie, ont 2,7 millions d’années, et
s’achève il y a environ 11 500 ans, lorsque l’homme
commence à domestiquer la nature. Il a été subdivisé en
trois grandes périodes dont la durée varie selon les régions :
le Paléolithique inférieur, le Paléolithique moyen et le
Paléolithique supérieur.
L’évolution culturelle et technique de l’humanité se traduit
par une maîtrise de l’environnement de plus en plus forte et
donc par une indépendance accrue de l’homme vis-à-vis de
son milieu. Les cultures préhistoriques sont définies à partir
de leur outillage de pierre – le mieux conservé –, de plus en
plus complexe et diversifié. À partir du Paléolithique
supérieur, l’industrie en matière dure animale (os, ivoire,
bois de cervidés) sert également à les caractériser. Notons
toutefois qu’une technique acquise n’est jamais abandonnée.
Elle fait partie du patrimoine culturel d’une population et se
transmet de génération en génération. C’est pourquoi les
outils les plus simples ont continué à être utilisés très
longtemps, à côté d’outils beaucoup plus complexes apparus
plus tard.
Si cet ouvrage est consacré à l’homme du Paléolithique
supérieur, il nous a paru utile de présenter succinctement
les cultures qui l’ont précédé et celles qui l’ont suivi.
Le Paléolithique inférieur
En Afrique, le Paléolithique inférieur commence 1 million
d’années plus tôt qu’en Europe1. Les Australopithèques
avaient une forme de vie communautaire proche de celle des
grands singes. Les Australopithèques graciles ne
connaissaient pas le feu et mangeaient la viande crue ; ils
possédaient quelques outils de pierre très rudimentaires,
simples galets qu’ils taillaient sur un ou deux côtés pour en
dégager un tranchant. Ils pouvaient ainsi chasser du petit
gibier mais n’étaient pas suffisamment équipés pour le gros
gibier. On suppose donc qu’ils devaient concurrencer les
hyènes et se nourrir à l’occasion de charognes.
Homo habilis est l’inventeur d’un outillage lithique appelé
Oldowayen ou Pebble Culture. Il continue à chasser du petit
gibier et se contente, lui aussi, de ramasser les restes de
gros gibier abandonnés par d’autres prédateurs.
Homo erectus façonne des outils de plus en plus élaborés,
dont le biface, et domestique le feu, il y a environ 400
000 ans. De 500 000 à 180 000 ans, il met progressivement
au point une technique de taille efficace dont il peut prévoir
et maîtriser les effets. C’est la méthode de débitage
Levallois, qui consiste à obtenir un ou plusieurs éclats, lames
ou pointes de forme prédéterminée à partir d’une
préparation particulière du bloc de matière première.
L’homme découvre ainsi la fabrication en série et sur mesure
2. Dans le domaine du travail de la pierre taillée, c’est la
deuxième étape technique importante, la première étant la
taille bifaciale. C’est vers cette époque que l’homme
organise ses premiers campements, à Terra Amata et dans la
grotte du Lazaret, par exemple.
La fin du Paléolithique inférieur coïncide à peu près avec
la fin des Homo erectus et l’apparition des Homo sapiens.
Le Paléolithique moyen
Le Paléolithique moyen correspond, en Europe du moins, à
la grande époque de l’homme de Neandertal. Mais au
Proche-Orient, l’industrie qui le caractérise se retrouve aussi
associée aux premiers Homo sapiens sapiens présents dans
la région. On assiste, à cette époque, à plusieurs grandes
innovations.
Le feu, que Homo erectus avait domestiqué, commence à
être utilisé dans des tâches techniques. Les hommes
adoptent des circuits nomadiques et réoccupent ainsi
plusieurs fois les mêmes habitats. Par ailleurs, ils ne
chassent plus au hasard des rencontres et leurs proies font
l’objet d’un choix.
L’homme de Neandertal a une industrie de pierre fort
évoluée, dite moustérienne, qui comprend une soixantaine
de types d’outils. Elle est subdivisée en cinq sous-groupes,
semblant correspondre à des variantes régionales, où l’on
retrouve à peu près les mêmes outils – bifaces et outils sur
éclats tels que racloirs, pointes, grattoirs, couteaux à dos,
denticulés... – mais dans des proportions et avec des
caractéristiques variables. Il utilise les os et les ramures de
cervidés mais ne les façonne pas encore. Il ramasse parfois
des pierres, des fossiles ou des coquillages de forme
curieuse, ce qui suggère que son univers n’est pas
strictement limité à des activités prosaïques. Au reste, il a le
souci de l’au-delà et sans doute des préoccupations
religieuses car il enterre ses morts. Toutefois, la pratique de
l’enterrement, apparue au Moustérien, est un fait de
civilisation sans lien avec la nature des populations
concernées. En effet, les premières sépultures bien datées
trouvées au Proche-Orient sont autant le fait des Proto-Cro-
Magnons que des Neandertaliens 3.
Le Paléolithique supérieur
Il y a environ 40 000 ans, les changements sont
suffisamment nombreux et radicaux pour qu’on considère
qu’un nouveau stade de civilisation a été franchi. Ils
interviennent rapidement, brutalement et concernent tous
les domaines de la vie.
Au point de vue technique d’abord, les innovations
abondent. L’une des plus importantes est peut-être celle qui
a consisté à modifier la taille du silex, de façon à produire un
grand nombre de lames régulières et standardisées à partir
d’un même bloc. Ces lames beaucoup plus longues que
larges et à bords parallèles constituaient des ébauches à
partir desquelles il était possible de faire varier
considérablement l’outillage de base. Alors que les
Moustériens n’avaient qu’une soixantaine de types d’outils
en pierre, les hommes du Paléolithique supérieur en ont plus
de deux cents, sans compter les outils cumulant plusieurs
usages. De plus, ils apprennent à façonner l’os, l’ivoire et les
bois de cervidés, et créent ainsi de nouvelles armes comme
les sagaies, les propulseurs et les harpons, et de nouveaux
outils comme les aiguilles à chas. Ils améliorent et inventent
dans tous les domaines de la vie pratique, que ce soit dans
celui des techniques de chasse et de pêche ou dans celui de
l’exploration spéléologique, en inventant des modes
d’éclairage portatif.
Ces chasseurs ont développé une vie sociale très élaborée
comme en témoigne l’organisation de leurs habitats. Ils
s’adaptent aux modifications des ressources naturelles en
pratiquant un nomadisme saisonnier. Ils enterrent leurs
morts selon des rites plus complexes et beaucoup plus
fréquemment qu’au Paléolithique moyen.
Les plus anciennes manifestations artistiques datent du
début du Paléolithique supérieur. C’est une caractéristique
de l’Homo sapiens sapiens puisque l’homme de Neandertal
ne semble pas avoir développé d’activités artistiques, hormis
son intérêt pour quelques curiosités naturelles rapportées
dans son habitat.
Le Paléolithique supérieur semble donc marquer un pas
décisif avec ses nouvelles technologies, l’apparition de l’art
et la structuration des relations sociales.
Les subdivisions du Paléolithique supérieur
Il n’est pas question de demander au lecteur – aussi
bienveillant soit-il – de retenir les noms des différentes
cultures donnés ici. La continuité et l’unité de l’ensemble du
Paléolithique supérieur est telle que ces différentes
« cultures » ou « traditions techniques » ne seront
d’ailleurs précisées que quand la rigueur l’exigera. Parler de
« culture » en ce qui concerne l’industrie lithique et
osseuse est délicat, dans la mesure où seuls subsistent les
vestiges non périssables, et donc une infime partie de cette
culture que nous cherchons à approcher. Au reste, rien ne
prouve qu’à une culture donnée corresponde une industrie
particulière.
La première industrie que l’on doit à l’Homo sapiens
sapiens est l’Aurignacien qui, venu du Proche-Orient,
apparaît il y a environ 40 000 ans en Espagne 4 et 35
000 ans en Dordogne, et qui dure jusque vers 27 000 ans. On
y trouve des outils en os tels que sagaies, poinçons, lissoirs,
et certains types d’outils de pierre particuliers, comme de
grandes lames souvent étranglées, des pièces épaisses avec
retouche large et plate, souvent écailleuse, tels que certains
grattoirs. Les premiers éléments de parure – pendeloques en
pierre, os ou ivoire, dents et coquilles percées – ainsi que les
petites statuettes animales et les manifestations artistiques
pariétales les plus anciennes font leur apparition.
Nous avons vu que, d’environ 40 000 à au moins 34
000 ans, en Europe, les hommes de Cro-Magnon ont
cohabité avec les Neandertaliens. Chaque groupe avait peut-
être un territoire bien marqué, encore que les données
chronologiques soient insuffisantes pour qu’on en soit
certain. En tout cas, ils ne s’ignoraient pas et ont même eu
des contacts. Des Neandertaliens ont en effet adopté
certains objets et surtout certaines techniques de leurs
voisins aurignaciens, comme le travail de l’os et le débitage
du silex en longues lames. La synthèse qu’ils réalisent est
l’industrie châtelperronienne, répandue dans la zone
cantabrique et le sud-ouest de la France de 35 000 à 30
000 ans, tout d’abord attribuée aux hommes de Cro-Magnon
mais dont on sait aujourd’hui, grâce aux découvertes
récentes, notamment à Saint-Césaire en Charente, qu’elle
était le fait des Neandertaliens 5. On observe également des
industries modernes issues de divers Moustériens, en
Europe centrale, en Espagne, en Italie.
Alors que les Aurignaciens étaient installés dans la région
cantabrique depuis plus de 10 000 ans, il est arrivé que des
hommes de l’Aurignacien et des hommes du Châtelperronien
utilisent alternativement le même habitat, comme à l’abri du
Piage et au Roc de Combe (Lot). Pendant ce temps, d’autres
Neandertaliens, peut-être plus conservateurs ou plus isolés
géographiquement, continuaient à utiliser leur vieille
industrie moustérienne, comme sur la rive gauche du Rhône
et dans le Jura, où l’on trouve encore du Moustérien après la
disparition du Châtelperronien. Les sites moustériens les
plus récents ont 31 000 ans à la grotte de Néron, 27 000 ans
à l’abri du Maras et à la Baume de Gigny 6.
Au Périgordien supérieur ou Gravettien (28 000 à 22
000 ans), l’outillage est caractérisé par des lamelles souvent
au dos rectiligne, obtenu par de courtes retouches obliques
ou abruptes, comme la pointe de la Gravette. On compte une
centaine de catégories d’outils au Périgordien supérieur. Les
œuvres d’art mobilier y sont nombreuses. Les statuettes
féminines sont typiques de cette période.
Le Solutréen (de 22 000 à 18 000 ans), surtout représenté
en France et en Espagne, se caractérise par des lames
extrêmement fines, véritables feuilles de pierre, portant de
longues retouches plates qu’on ne peut obtenir que par
pression sur du silex préalablement chauffé. Cette retouche
si particulière disparaît ensuite pour ne réapparaître qu’au
Mésolithique. L’outillage osseux est peu développé et peu
caractéristique. Notons cependant l’invention de l’aiguille à
chas au Solutréen supérieur. Les Solutréens ont laissé des
œuvres d’art pariétal originales, en particulier des frises
d’animaux sculptés, comme au Roc-de-Sers ou au Fourneau
du Diable. Le Solutréen a une origine controversée : selon
certains, il viendrait d’Europe centrale ; selon d’autres, il
dériverait d’une culture nord-africaine. Actuellement, on
pense plutôt à un développement indigène en France.
L’Europe occidentale connaît, à la fin du Paléolithique
supérieur, il y a 18 000 à 11 500 ans, une autre culture,
appelée le Magdalénien 7. L’outillage lithique de cette
culture est peu soigné et beaucoup moins beau que
l’outillage solutréen. Il n’offre guère d’originalité à
l’exception de quelques formes spécifiques, comme les
burins becs-de-perroquet, ou certains petits outils de forme
géométrique. En revanche, l’industrie sur os, ivoire et
surtout bois de renne est abondante et variée. Les
Magdaléniens inventent les propulseurs, qu’ils décorent
parfois de façon remarquable, puis les harpons à barbelures.
Le Magdalénien est surtout connu pour être la grande
époque artistique de la préhistoire. Les objets sculptés ou
gravés ainsi que les panneaux peints ou gravés dans les
grottes se comptent par milliers. Ces manifestations
artistiques sont particulièrement abondantes dans le sud-
ouest de la France et dans la zone cantabrique espagnole,
deux régions souvent regroupées sous le terme général de
« zone franco-cantabrique ». L’importance de certains
habitats, notamment dans cette zone mais aussi dans le
bassin parisien, révèle des populations nombreuses.
De l’Aurignacien au Magdalénien final, on est en présence
d’une continuité culturelle, les coupures entre les diverses
industries correspondant plus à des crises techniques qu’à
des changements de culture. On revient à d’anciennes
façons, on se met à faire des pointes en pierre au lieu de les
faire en os ; mais on reste dans le même monde et ce sont
les mêmes populations. Cette continuité est du reste
confirmée par celle de l’art qui, s’il évolue, ne le fait pas en
concomitance avec l’outillage. Il est possible que certaines
de ces « traditions techniques » ou « stades » ne soient
en fait que des subdivisions artificielles, fabriquées par les
préhistoriens mais ne correspondant pas à une différence de
tradition pour les populations préhistoriques. Si des
variations dans l’outillage peuvent certes être le produit
d’une évolution, elles peuvent aussi refléter des adaptations
régionales ou des phénomènes de mode. La seule et
véritable coupure a lieu entre Châtelperronien et
Aurignacien : deux mondes en partie contemporains dont
seul le second a su produire l’art et une industrie sur os
élaborée.
Après la fin du Paléolithique
Le Mésolithique désigne la période comprise entre la fin
du Paléolithique et le début du Néolithique (entre 11 500 et
7 500 ans selon les lieux). Il est marqué par le réchauffement
des températures, qui entraîne des modifications
importantes de l’environnement. Le couvert forestier se
développe tandis que les animaux de climat tempéré
remplacent la faune froide qui migre ou disparaît. L’une des
toutes premières cultures du Mésolithique, appelée l’Azilien,
est caractérisée, entre autres, par un art schématique sur
galet. Les hommes du Mésolithique adaptent leur outillage à
la forêt, apprivoisent le chien et inventent l’arc. Leur
alimentation fait largement appel à la cueillette, à la récolte
des coquillages sur le littoral, à la chasse au lapin et aux
escargots.
Il y a environ 10 000 ans, avec le Néolithique, se produit la
transformation économique la plus radicale depuis l’origine
de l’homme. L’homme cesse d’être un prédateur et invente
l’agriculture et l’élevage. D’autres innovations techniques
telles que la céramique, le polissage de la pierre, le tissage
et la vannerie, accompagnent cette mutation.
De nomade, l’homme devient sédentaire. À superficie
égale, une terre cultivée peut nourrir vingt fois plus
d’hommes que la chasse. C’est ce qui explique l’explosion
démographique qui se produit au Néolithique, entraînant
l’apparition des premières maisons, des premiers villages,
puis des premières cités. Cette mutation s’est produite en
plusieurs endroits du monde dans l’espace d’un ou deux
millénaires. Le plus ancien foyer d’invention de l’agriculture
et de l’élevage, daté d’environ 10 000 ans, se trouve au
Moyen-Orient, dans le croissant fertile. Puis le Néolithique a
mis plusieurs millénaires à se diffuser en Europe, gagnant
d’abord les régions côtières, puis l’intérieur des terres8.
Il y a environ 4 000 ans, l’homme invente la métallurgie.
Commence alors la Protohistoire qui correspond aux trois
âges des métaux : du cuivre ou Chalcolithique, du bronze et
du fer. Les immenses progrès techniques réalisés se sont
accompagnés de bouleversements d’ordre social. C’est au
cours de ces quelques millénaires que se sont mises en place
les structures sociales et économiques de l’Ancien Monde
traditionnel.
Mais revenons à la longue période du Paléolithique
supérieur, le sujet de ce livre, qui s’étend de 40 000 à 11
000 ans, époque où les hommes savaient marier avec
panache la dextérité des grands chasseurs et celle d’artistes
chevronnés. Et voyons tout d’abord dans quel environnement
ces populations vivaient.
Le milieu physique
Le climat a beaucoup varié au cours des temps
géologiques. Pour en rester aux époques qui nous
intéressent ici, une dizaine de cycles climatiques,
correspondant aux variations de l’ensoleillement des divers
points de la Terre, se sont succédé depuis le début du
Quaternaire, situé il y a environ 1,5 million d’années.
Chacun de ces cycles a duré à peu près 115 000 ans, ce
qui est la période d’oscillation principale de l’orbite terrestre
autour du soleil. Au cours de chaque cycle, une période
chaude est suivie d’une période froide de durée à peu près
égale. Le dernier cycle complet a débuté il y a environ 120
000 ans pour s’achever il y a 11 000 ans. On a pu y mettre
en évidence des oscillations de température au sein même
des périodes chaudes et froides1. Nous vivons actuellement
dans une période chaude, coïncidant avec la subdivision du
Quaternaire appelée Holocène ou Postglaciaire.
L’homme du Paléolithique supérieur a vécu pendant la
période froide du cycle commencé il y a 120 000 ans et a
donc presque toujours connu un climat rigoureux et sec,
entrecoupé de petits épisodes tempérés et plus humides
appelés interstades. Ces variations duraient suffisamment
longtemps pour que d’énormes glaciers aient le temps de se
former pendant les épisodes les plus froids, puis de se retirer
pendant les interstades plus cléments. Dans la première
partie du Paléolithique supérieur, le froid glaciaire ne s’est
interrompu qu’à quatre reprises pour laisser place à de
légers réchauffements : il y a 36 000 ans, 31 000 ans, 28
000 ans et 23 500 ans. Le froid a atteint son maximum
autour de 22 000 à 20 000 ans, puis la régression des
glaciers a commencé, en marquant des paliers car le
réchauffement n’a pas été continu. Les épisodes froids se
sont alors faits de plus en plus brefs et de moins en moins
rigoureux tandis que les oscillations tempérées sont allées
en se rapprochant et s’intensifiant jusqu’à la fin du cycle.
Au plus fort de la période froide, il y a environ 22 000 à 20
000 ans, les hivers devaient être longs et rigoureux tandis
que les étés étaient courts et assez doux. Dans les latitudes
tempérées de l’hémisphère nord, la température à la surface
de la mer était inférieure de 10° à celle d’aujourd’hui. Il est
plus difficile de savoir précisément quelle était la
température continentale car il semble qu’il a existé des
microclimats très diversifiés. À la périphérie des grands
inlandsis, les températures moyennes annuelles devaient
être, aux moments les plus froids, de l’ordre de 10 à 15°
inférieures aux actuelles. En Europe de l’Ouest, la
température estivale moyenne ne devait pas dépasser +6°.
Les seuils extrêmes de température devaient être de – 20°
en janvier et de +17° en juillet. L’hygrométrie était comprise
entre 300 et 700 mm/an. Ces conditions climatiques devaient
se rapprocher de celles qui règnent aujourd’hui dans des
régions situées au nord de la mer Caspienne2. Mais il ne
s’agit que d’une approximation et il faut imaginer une
variété climatique comparable à celle qui existe
actuellement.
Variation du niveau des eaux
Pendant les périodes les plus froides, des masses de glace
épaisses de plusieurs kilomètres s’étendaient sur toute
l’Europe septentrionale à partir des régions polaires
jusqu’aux côtes sud de l’Irlande, au nord de l’Allemagne et
au sud de la Suède3. De même, le volume des glaciers des
montagnes s’accroissait ; le glacier alpin par exemple
descendait jusqu’à l’emplacement de Lyon et les Pyrénées
étaient couvertes d’un immense glacier. Pendant les
épisodes plus tempérés, les langues de glace reculaient
presque jusqu’à leurs positions actuelles. Aux moments les
plus froids, l’énorme volume d’eau qui ne retournait pas à
l’océan entraînait un abaissement considérable du niveau de
l’eau des mers. Le tracé des rivages côtiers a donc beaucoup
varié. Les côtes atlantiques de la Bretagne et de l’Aquitaine
étaient par endroits à près de 100 km des côtes actuelles ;
la Manche était à sec et la Grande-Bretagne ainsi que
d’autres îles étaient raccrochées au continent ; les rivages
méditerranéens étaient également éloignés des côtes
actuelles, la distance variant selon la profondeur des fonds
marins – une cinquantaine de kilomètres devant Agde ou
Sète, quinze à vingt devant Marseille4. Ces régions côtières
maintenant sous les eaux étaient occupées par l’homme et
recèlent des vestiges aujourd’hui inaccessibles sauf
exception, comme cela a été le cas pour la grotte Cosquer,
immergée sous plus de 30 m d’eau. Il y a 22 000 à 20
000 ans, le niveau de la mer a atteint son minimum, situé de
120 à 130 m au-dessous de sa position actuelle.
Au moment du réchauffement des températures, le niveau
de la mer a monté et les eaux ont à peu près atteint le niveau
actuel vers 700 av. J.-C.
Le monde végétal
Les paysages, que l’on connaît grâce à l’identification des
pollens retrouvés dans les sols fossiles, ont beaucoup varié
selon les époques. Les phases glaciaires étaient
suffisamment longues pour faire disparaître la végétation
forestière, qui se trouvait remplacée par la steppe herbeuse.
Les phases interglaciaires tempérées et humides voyaient le
rétablissement au moins partiel d’une végétation arborée 5.
Pendant les périodes les plus froides, le paysage était loin
d’être uniforme. Dans les régions situées sur le pourtour des
calottes glaciaires, s’étendaient des plaines arides et
inhospitalières, pierreuses, balayées par le vent,
comparables à la toundra actuelle. Plus au sud, l’aspect du
paysage dépendait de la latitude, de la distance à la mer et
de l’altitude. De plus, les variations de l’orientation, et
partant de l’ensoleillement, la configuration du relief, la
présence de lacs ou de cours d’eau pouvaient entraîner la
formation de microclimats souvent peu éloignés les uns des
autres.
Dans les grandes plaines dominait une steppe d’herbes
sèches et de lichens ; là où le relief était plus accidenté, la
végétation n’était pas la même au fond des vallées et sur les
plateaux. Les plateaux calcaires exposés au vent étaient eux
aussi envahis par une végétation steppique tandis que les
vallées présentaient une mosaïque de paysages avec, par
endroits, de véritables prairies entrecoupées de bosquets
d’arbres. En zone sèche, les pins étaient les arbres le plus
souvent représentés de 38 000 à 22 000 ans, puis ils furent
concurrencés par le bouleau dans les Alpes et en Allemagne
après 20 000 ans. Dans les vallons plus humides, croissaient
des aulnes et des saules. Mais à sécheresse égale,
l’orientation pouvait influer sur la végétation. Ainsi, l’habitat
magdalénien de Gönnersdorf se trouvait dans une pinède
orientée au sud alors que celui d’Andernach, à 1 800 m de là
et exactement contemporain, était environné de bouleaux 6.
En hiver, lorsque l’eau ne pouvait s’infiltrer dans le sous-
sol gelé, les crues de printemps devaient prendre l’allure de
véritables débâcles. Le fond de certaines vallées devait alors
se transformer en marécage humide infesté de moustiques.
Au bord des mares, des saules croissaient, ainsi que des
plantes d’eau, comme devant l’entrée de Lascaux, il y a
environ 16 500 ans7.
Des arbres de climat tempéré poussaient en pleine époque
glaciaire dans certaines vallées encaissées, particulièrement
dans le sud-ouest de la France, dont les versants orientés au
sud bénéficiaient de microclimats plus chauds.
Pendant les interstades humides et tempérés, la forêt
s’étendait et des espèces thermophiles remplaçaient pins et
bouleaux. Les noisetiers et de grands arbres feuillus, comme
le chêne, l’orme, le tilleul, l’érable, le charme et le frêne,
pouvaient se développer dans les zones favorablement
exposées. Apparaissaient aussi des arbustes comme le lierre
et le buis, et même des fougères de sous-bois. À Lascaux, il y
a 17 000 ans, le couvert végétal était important et le climat
assez doux pour permettre la croissance du pin maritime et
du noyer en plus des habituelles espèces thermophiles.
L’augmentation de la température s’accompagnait
généralement d’une plus forte humidité. Les étendues
herbacées s’amenuisaient et changeaient de nature : la
steppe sèche à composées disparaissait alors au profit de
grasses prairies à graminées 8.
Le monde animal
Les animaux étaient aussi variés que les paysages qu’ils
occupaient9. Les herbivores dépendent étroitement de la
végétation dont ils tirent leur nourriture. Ils se déplacent
donc en fonction des fluctuations climatiques. Aux moments
où les langues de glace descendaient très bas, les animaux
arctiques élargissaient leur territoire vers le sud ; ceux qui
vivent en altitude descendaient des hautes montagnes ; les
animaux steppiques des grandes plaines d’Asie centrale
parvenaient jusqu’en Europe de l’Ouest en empruntant la
grande plaine nord-européenne. En revanche, les animaux
de milieux boisés migraient vers des zones méridionales plus
clémentes ou se réfugiaient dans des vallons humides. Aux
périodes de réchauffement, les mouvements de populations
s’inversaient mais les animaux étaient alors gênés dans leurs
migrations par le développement de la végétation arbustive
et arborée10.
Pendant les épisodes froids – en particulier au
Magdalénien, à la fin de la dernière glaciation – les animaux
adaptés aux grands espaces ouverts étaient les plus
répandus. Parmi ceux-ci, les trois espèces herbivores les plus
communément chassées par l’homme étaient les chevaux,
les bisons et les rennes, qui affectionnaient particulièrement
le froid sec. Si le cheval est avant tout un animal de grands
espaces préférant les paysages steppiques, il s’adapte à
toutes sortes de climat. À côté d’un cheval trapu et de petite
taille11, il a peut-être existé un cheval plus grand, plus
élancé et adapté à des conditions plus tempérées 12. Le
bison préhistorique, aujourd’hui éteint, occupait les steppes,
contrairement à son descendant, le bison d’Europe, habitant
des forêts. Il était un peu plus grand que ce dernier puisqu’il
pouvait atteindre 2 m au garrot et peser presqu’une tonne.
Le renne enfin, animal steppique par excellence, comme le
renne actuel de Laponie, a pourtant bien failli disparaître au
moment des plus grands froids, où l’on voit sa taille ainsi que
ses effectifs diminuer. Il constituait le gibier de prédilection
des chasseurs magdaléniens. Animal migrateur, il a
tendance à toujours emprunter les mêmes routes de
migration. Pendant les épisodes plus tempérés, les hardes
devaient se réfugier en altitude, ou plus au nord 13. Au
moment du réchauffement de l’Holocène, elles remontèrent
vers le nord du continent où elles vivent encore.
Parmi les animaux adaptés aux très grands froids, et qui
abondent aux périodes les plus sévères, se place en tête
l’antilope saïga, que l’on trouve actuellement dans les
steppes d’Asie centrale 14. Elle parcourait les étendues
herbeuses et était alors intensivement chassée. Le bœuf
musqué, qui vit aujourd’hui au niveau du cercle polaire,
occupait aussi la steppe.
Deux grands mammifères aujourd’hui disparus étaient
bien adaptés à la steppe froide : le mammouth et le
rhinocéros laineux. Le mammouth mesurait environ 3 m au
garrot et ses défenses spiralées pouvaient atteindre plus de
3 m de longueur. Il était particulièrement répandu dans le
nord de l’Europe et en Sibérie et on le trouvait jusque dans
le sud-ouest de la France et même en Espagne. Son
extinction est mal expliquée : alors que d’autres animaux
ont su s’adapter au réchauffement de l’Holocène en gagnant
d’autres régions, le mammouth, qui aurait parfaitement pu
survivre dans la steppe russe, n’en a pas fait autant. Peut-
être a-t-il été victime d’une chasse trop intensive dictée par
la recherche de l’ivoire 15. Le rhinocéros laineux était
surtout répandu en Europe de l’Est où il vivait dans une
sorte de toundra. Il a cherché à s’acclimater à un autre
biotope sans y parvenir. Il existait un autre rhinocéros
adapté à la prairie, qui disparut lui aussi au début de
l’Holocène16.
Les bouquetins et les chamois occupaient les régions
montagneuses, qui sont aujourd’hui leur seul habitat, mais,
durant les grands froids, l’avancée des glaciers les
contraignait parfois à descendre dans les vallées. On les
trouvait alors en basse altitude, pourvu que le relief soit
accidenté, comme dans les falaises surplombant les
calanques de Marseille.
Les grands prédateurs étaient nombreux, ce qui n’étonne
pas si l’on songe à l’abondance des herbivores dont ils
disposaient pour se nourrir. Ils s’abritaient dans les massifs
rocheux. L’ours des cavernes, carnivore à tendance
omnivore, atteignait debout plus de 2,50 m, avec un crâne
de 60 cm ; il devait peser environ 400 kg. Il disputait à
l’homme l’entrée des cavernes dans lesquelles il hibernait. Il
ne semble pas avoir été spécialement bien adapté à un
climat froid et était beaucoup plus abondant aux périodes
interglaciaires antérieures au Paléolithique supérieur. Il
était en voie de raréfaction au Paléolithique supérieur et
disparut tout à fait à l’Holocène. L’ours brun, plus petit que
lui, semble avoir été mieux adapté au froid et l’a peu à peu
supplanté. Cet ours est un animal de forêt, qui occupait aussi
les grottes et qui a survécu dans les Pyrénées17.
Dangereux carnivore, le lion des cavernes, beaucoup plus
grand et plus robuste que le lion actuel, était, comme l’ours
des cavernes, mal adapté au froid et disparaissait au
moment des vagues de très grand froid. Le lynx des
cavernes, le glouton et le renard polaire, bien adaptés au
froid, se réfugièrent en Europe du Nord au moment du
réchauffement de l’Holocène. La hyène des cavernes,
aujourd’hui disparue, se nourrissait de charognes comme sa
cousine, la hyène tachetée africaine. En revanche, le loup et
le renard roux avaient de grandes capacités d’adaptation et
s’acclimataient quelle que soit la température18.
Certains petits animaux étaient bien adaptés au froid, tels
le lièvre des neiges, animal de montagne, une espèce de
belette vivant actuellement dans les régions circumpolaires,
le lemming, qui peuplait les mêmes paysages que le renne,
et le campagnol des neiges, habitant aujourd’hui les Alpes et
les Pyrénées au-dessus de 1 000 m. La marmotte, chassée
par l’homme, appréciait les températures fraîches et s’est
réfugiée en montagne au moment du réchauffement 19.
Les poissons de rivière, dont la plupart s’adapte à des eaux
de température variable, étaient nombreux. Mais les
saumons, qui ne peuvent vivre qu’en eau froide, devaient
particulièrement abonder dans les cours d’eau. Certains
rivages côtiers étaient fréquentés par les phoques, les
pingouins et des oiseaux marins.
Parmi les oiseaux adaptés au froid, signalons le harfang
des neiges, chouette blanche actuellement limitée à la zone
de la toundra circumpolaire, qui vivait alors dans le sud-
ouest de la France, et le lagopède des saules, parfois chassé
par les Magdaléniens20.
Certains des animaux steppiques répandus dans le sud-
ouest de la France au plus fort de la glaciation, comme le
renne, le mammouth, le rhinocéros laineux et le bœuf
musqué, n’ont jamais atteint les rivages méditerranéens. Il y
faisait pourtant tout aussi froid puisque le bison, l’antilope
saïga, le lièvre des neiges, la marmotte et le renard polaire y
habitaient, mais sans doute aussi trop sec pour des animaux
ayant besoin d’une couverture végétale importante 21. Ils ne
semblent pas non plus avoir franchi la barrière des Pyrénées
et sont quasiment inconnus sur le versant espagnol.
Certains animaux supportaient bien le froid mais
préféraient des lieux plus humides. Les vallons boisés étaient
peuplés par le cerf élaphe et le mégacéros, cerf géant dont
la ramure très développée pouvait atteindre 3 m
d’envergure. Cet animal disparut à l’Holocène, sa ramure
l’empêchant peut-être de se déplacer dans les forêts
postglaciaires. L’élan appréciait un froid modéré et, malgré
ses ramures embarrassantes, habitait les zones forestières et
marécageuses. C’est pourquoi, présent dès l’Aurignacien
dans les zones plus méridionales, il ne devint réellement
abondant qu’après 20 000 ans, quand le froid se fit moins
rigoureux. Amateur de feuillages, bourgeons, écorces et
plantes aquatiques, il devait, comme il le fait aujourd’hui en
été, se plonger dans les marécages pour brouter sous l’eau
les tiges et les racines22. Il semble avoir subsisté dans nos
contrées jusqu’au IIIe siècle de notre ère. L’aurochs était un
animal imposant, mesurant 2 m au garrot et pesant une
tonne, qui fréquentait les clairières et les fonds de vallée
couverts de prairies à graminées. C’est l’ancêtre du bœuf
domestique. L’espèce s’est éteinte au XVIIe siècle mais a été
reconstituée depuis par manipulations génétiques. Ces
herbivores pouvaient supporter des températures assez
basses mais préféraient les climats tempérés ou modérément
froids ; ils devenaient plus abondants pendant les
interstades plus tempérés et humides.
Pendant les épisodes plus tempérés, les animaux de climat
froid se retiraient plus en altitude ou plus au nord. Certains
d’entre eux, supportant l’élévation de la température et la
modification de leurs territoires, restaient. C’est le cas des
chevaux, des aurochs, des élans et des mégacéros. D’autres
animaux, qui venaient de régions méridionales – Espagne ou
Italie –, ou qui s’étaient retirés dans des zones à microclimat
plus favorable comme certaines vallées bien abritées, se
multipliaient alors. C’est le cas du cerf, du chevreuil et du
sanglier, qui appréciaient particulièrement la forêt.
Abondamment chassé pendant les épisodes tempérés, le cerf
élaphe fut à la base de l’alimentation à partir de l’Holocène,
puis il devint un gibier noble dans la France de l’Ancien
Régime ; c’est sans doute grâce à cela qu’il a survécu
jusqu’à aujourd’hui. Le chevreuil, bien adapté à un milieu
forestier tempéré et humide, était sensiblement plus grand
que le chevreuil actuel. Le sanglier vivait, comme
aujourd’hui, dans des milieux boisés ou semi-boisés. À la fin
des temps glaciaires, il s’est répandu dans tout le sud-ouest
de la France, jusque dans les régions pyrénéennes où il vit
encore.
Plus rare, le daim fréquentait aussi les forêts humides et
appréciait les climats particulièrement doux. Il se multipliait
pendant les périodes tempérées dans les régions
méridionales – Espagne et Italie – où il semble s’être confiné
23. On pouvait aussi rencontrer dans les forêts un animal
plus rare, l’Equus hydruntinus, disparu au Postglaciaire, qui
ressemblait un peu à un âne ou à une hémione.
Un autre animal disparu aujourd’hui est l’éléphant
antique, adapté à un climat tempéré et à un environnement
forestier et boisé. Il s’était retiré dans la péninsule ibérique
dès le début des glaciations et ne repassa plus la barrière
des Pyrénées, même pendant les interstades plus tempérés
24. Il semble avoir disparu au début du Paléolithique
supérieur.
D’autres carnivores remplaçaient les redoutables
prédateurs adaptés au froid. L’impressionnant lion des
cavernes cédait la place à un félin plus petit, de la taille du
lion actuel 25. Quelques carnivores assez ubiquistes comme
le loup et le renard roux se multipliaient pendant les
épisodes tempérés et même au-delà, jusqu’à l’époque
actuelle pour certains d’entre eux. Le dhôle ou cuon était un
canidé ressemblant au chien, adapté à des climats tempérés
et fréquentant surtout des zones montagneuses. Il semble
avoir disparu à l’Aurignacien 26, peut-être à cause de la
concurrence du loup, mieux adapté que lui au froid. La
panthère vivait encore en Espagne cantabrique à
l’Aurignacien et au Magdalénien ancien, puis a disparu tout
à fait de nos contrées.
De nombreux petits animaux, lièvres, rats d’eau, hérissons,
loirs, profitaient des épisodes de relatif réchauffement pour
se multiplier. Plus on approchait de la fin de l’ère glaciaire,
plus on devait voir des animaux fort discrets jusque-là,
comme le chat sauvage, particulièrement adapté à la forêt,
le lynx pardelle, le castor, la belette et l’hermine. Le blaireau
venait occuper les grottes 27. Le lapin, revenu peupler les
plaines de nos contrées au cours d’un des derniers sursauts
de froid, devint, à l’Holocène, l’un des gibiers de prédilection
des Aziliens, successeurs des Magdaléniens. Des oiseaux
comme la caille et la perdrix grise, qui avaient fui vers des
régions méridionales plus clémentes, réapparurent aussi28.
Une mosaïque de paysages
Nous avons assez insisté sur le fait que les paysages
pouvaient se modifier assez rapidement et constituaient de
véritables mosaïques. Quelques exemples suffiront à
l’illustrer. À Enlène, en Ariège, les Magdaléniens qui
s’étaient installés dans la salle des Morts il y a environ 14
000 ans ont connu un climat froid et sec. Le paysage
environnant était une steppe à chicoracées parcourue par
des rennes que ces hommes n’ont pas manqué de chasser et
de consommer. Quelques siècles plus tard, il y a 13 500 à 13
000 ans, d’autres Magdaléniens, peut-être leurs
descendants, se sont cette fois installés dans la salle du
Fond. Le climat, toujours aussi froid, était en revanche
nettement plus humide. La steppe fit donc place à une
prairie humide, les rennes cédèrent le terrain à des
troupeaux d’aurochs, qui constituèrent la base de
l’alimentation des nouveaux occupants de la grotte.
Plus au nord, dans l’Indre, d’autres Magdaléniens ont vécu
dans la grotte Blanchard à Saint-Marcel, à un moment où le
climat était froid et sec. Alors que les autres habitants de la
région chassaient les rennes paissant dans les steppes
herbacées, les occupants de la grotte Blanchard
consommaient du cheval. La grotte était en effet située dans
un fond de vallée humide couvert d’agréables prairies à
graminées que des troupeaux de chevaux avaient colonisées
29.
En une journée de marche à travers un paysage accidenté,
comme les Pyrénées, un Magdalénien avait toutes les
chances d’apercevoir des troupeaux de chevaux galopant, de
bisons et de rennes paissant, des bouquetins et des chamois
sautant gracieusement, des carnivores et même des
charognards gardant l’entrée de leur grotte. Il avait donc à
sa disposition un gibier varié dans un territoire relativement
restreint. Dans les régions plus ouvertes, la diversité des
espèces était moindre, mais le nombre d’individus croissait.
Malgré la différence de climat, on peut comparer cette
diversité et cette richesse à celles de certaines plaines de
l’Afrique actuelle 30.
Nous allons voir maintenant comment l’homme du
Paléolithique supérieur a su s’adapter à de tels changements
climatiques en suivant le gibier, ou au contraire en modifiant
son alimentation, ses techniques de chasse, sa technologie et
ses habitations.
Le feu
La domestication du feu, due à Homo erectus, est sans
doute le premier acte à avoir résolument distingué l’homme
des autres primates. L’Australopithèque avait à sa
disposition tous les éléments nécessaires pour domestiquer
le feu, mais sa structure mentale ne lui permettait peut-être
pas de franchir ce pas 1. Par cet acte, l’homme commençait à
se rendre maître de la nature et modifiait ses conditions de
vie matérielle et culturelle. Le feu a certainement eu très tôt
un impact social important, puisqu’il permettait de se réunir
autour du foyer, de se réchauffer et d’éloigner les animaux
dangereux. Très tôt aussi, les hommes ont compris qu’ils
pouvaient améliorer leur régime alimentaire en cuisant la
viande.
Si c’est Homo erectus qui a domestiqué le feu, c’est
l’homme de Neandertal qui, le premier, lui a trouvé plusieurs
applications techniques et domestiques : fracturation de
matériaux durs, durcissement d’armes de bois, cuisson de la
nourriture, chauffage et éclairage... Au Paléolithique
supérieur, les applications de l’usage du feu se sont encore
diversifiées. En plus de la cuisson des aliments et du
chauffage de l’habitation, déjà connus, l’homme fumait les
viandes et les poissons, faisait fondre la résine pour préparer
de la colle, chauffait le silex avant son débitage ou sa
retouche, chauffait les baguettes en os pour les redresser ou
l’ocre pour en modifier la coloration, s’aventurait dans les
grottes avec un foyer portatif, rabattait le gibier avec des
torches et cuisait parfois des statuettes en argile.
De la domestication à la production du feu
Les plus anciennes traces de feu associées à une présence
humaine remontent à 1,5 million d’années. Mais ces feux ont
pu être d’origine naturelle, et leur utilisation par Homo
erectus n’est pas absolument prouvée. C’est seulement il y a
400 000 à 350 000 ans que des foyers structurés
apparaissent dans les habitations d’Homo erectus2. Si l’on
peut considérer que le feu est bien, dès ce moment,
« domestiqué », on ignore encore si Homo erectus était
capable de le produire ou s’il savait seulement le recueillir et
l’entretenir.
Dans le second cas, l’obtention du feu à partir d’incendies
naturels devait être bien aléatoire, sauf dans quelques
régions plus favorables, exposées aux volcans ou
particulièrement sujettes aux orages. De plus, étant donné la
faible densité de peuplement, les chances de se trouver à
côté d’un incendie au bon moment étaient faibles. Une fois le
feu obtenu, il fallait le conserver, ce qui devait être sinon
difficile, du moins fastidieux. Tout cela expliquerait pourquoi
le feu n’apparaît que sporadiquement au Paléolithique
inférieur : si d’aventure on laissait s’éteindre le feu, le
groupe en était alors privé pendant une longue période. Il
est possible que certains groupes préhistoriques aient su
produire le feu avant d’autres. Ainsi auraient coexisté des
groupes « producteurs » et des groupes « collecteurs » de
feu3.
La production du feu
L’homme du Paléolithique supérieur disposait sans doute
de plusieurs méthodes de production du feu mais les
vestiges concernant cette activité sont rares, et il n’est
d’ailleurs pas certain que tous les groupes utilisaient le
même procédé.
Les techniques simples de production du feu connues
aujourd’hui font intervenir soit la percussion soit la friction.
Lorsqu’on utilise la percussion, on cherche à produire une
étincelle qui puisse frapper une matière particulièrement
combustible comme du duvet d’oiseau, de la mousse sèche,
des copeaux en fibre végétale ou animale, de l’amadou. On
propage ensuite la flamme à d’autres matériaux à la
combustion plus durable tels que du bois, de l’os, du charbon
ou de la tourbe. L’image de l’homme préhistorique faisant
jaillir le feu en frappant deux silex l’un contre l’autre est
devenue familière, mais elle est sans doute erronée. On ne
peut prouver que les nombreux silex percutés qu’il a laissés
derrière lui ont servi à produire du feu. De plus, d’après
plusieurs expérimentateurs, l’étincelle produite aurait été
trop brève pour pouvoir propager le feu4. En revanche, il
semble qu’au Paléolithique supérieur, on utilisait parfois
comme briquets des nodules de pyrite sur lesquels on
frappait avec du silex ou du quartzite. On voit mal en effet
comment expliquer autrement les traces de percussion
visibles sur des fragments de ce minerai abandonnés ou
perdus dans certains habitats, comme à Laussel ou au Trou-
du-Chaleux. Les briquets à silex et pyrite devinrent
fréquents au Mésolithique et au Néolithique ; ils étaient
encore utilisés aux XVIIIe et XIXe siècles par les Eskimos et
certains Indiens d’Amérique5.
Les techniques d’obtention du feu par friction, dont il
existe de nombreuses variantes, sont beaucoup plus
répandues que celles qui utilisent la percussion 6. Attestées
dès l’Holocène, elles prennent sans doute leur origine au
Paléolithique supérieur, peut-être plus tôt. Les hommes du
Paléolithique étaient parfaitement capables de les utiliser. Il
leur suffisait d’échauffer deux éléments de bois en les
frottant vigoureusement l’un contre l’autre. Le contact entre
les deux éléments pouvait se faire par friction dans une
gouttière, par forage dans une planchette, par sciage7... Il
était possible de perfectionner le procédé, par exemple en
utilisant une courroie ou un archet pour accélérer le
mouvement rotatif dans le cas du forage. Le frottement
continu et rapide entraînait la production d’une sciure qui,
grâce à l’échauffement, finissait par s’embraser. Les
meilleurs bois étaient les bois mous qui s’usent vite en
produisant beaucoup de sciure et ceux qui, comme le tilleul,
le laurier ou le lierre, présentent dans leurs tissus des fibres
allongées susceptibles de former une bourre rappelant
l’amadou. La braise était ensuite déposée sur une poignée
d’herbes sèches, de paille ou de lichen qui, une fois attisée,
s’enflammait à son tour 8. Les preuves archéologiques de
l’utilisation de l’une ou l’autre de ces techniques sont
maigres. À Kalambo Falls, des fragments de bois carbonisé
miraculeusement conservés, datant du Paléolithique
inférieur, présentent des rainures qui pourraient s’expliquer
si nous avions affaire à des allume-feu en bois utilisés par
friction 9. À Krapina, une baguette de hêtre dont une des
extrémités est carbonisée a peut-être été utilisée par les
Neandertaliens comme foret à feu mais la pièce est un peu
courte et devait être prolongée par une hampe pour être
fonctionnelle. De plus, elle devrait avoir une section
circulaire et non piano-convexe comme c’est le cas. Une
baguette de bois de renne percée à une extrémité et portant
une échancrure à l’autre, a pu servir d’archet aux
Magdaléniens de Lortet qui l’ont façonnée10. De nombreuses
pierres portant des cupules ont été interprétées comme
l’équivalent de planchettes mais l’expérimentation montre
que le frottement du bois contre la pierre ne suffit pas à
provoquer la formation de braises.
L’entretien du feu
Il était vital de maintenir le feu en bon état de
fonctionnement. Cela supposait une bonne organisation, la
recherche des combustibles, la constitution d’une réserve
permanente de bois sec, la surveillance du feu et l’entretien
des foyers.
L’homme du Paléolithique utilisait communément le bois
pour entretenir ses foyers. S’il allumait toujours le feu avec
du bois, il lui arrivait parfois de l’entretenir avec de l’os,
comme dans la grotte d’Enlène. À La Garenne, des
fragments de tissus spongieux et des têtes d’os longs ont été
gorgés de graisse avant d’être jetés dans le feu pour
l’alimenter11. L’utilisation de l’os comme combustible semble
avoir été plus fréquente encore à l’est, dans la plaine russe
et en Sibérie. En Moravie, les chasseurs ont brisé en deux
les os de mammouths, peut-être pour faire couler goutte à
goutte la moelle au-dessus du feu afin de l’entretenir 12, à
moins que cela ne soit pour la consommer.
L’homme du Paléolithique supérieur n’a pas manqué de
remarquer les qualités combustibles de certains minéraux
proches de son habitat et les a ponctuellement utilisés. Ainsi,
à Petřkovice, en Moravie, il a alimenté ses foyers avec du
charbon minéral tandis qu’à Krasnyj Jar, en Sibérie, il a fait
de même avec du schiste bitumeux13. Il est possible aussi
que les hommes du Paléolithique aient utilisé d’autres
combustibles comme des excréments d’animaux séchés, de
la tourbe, de l’herbe, des broussailles ou des algues séchées,
mais ces matières organiques ne se sont pas conservées.
Enfin, nous verrons qu’ils utilisaient également des lampes à
graisse.
Les foyers pouvaient être en cuvette ou plats, avec ou sans
bordure de pierres, dallés ou non, de forme et de dimensions
variées. Certains d’entre eux étaient utilisés pour la cuisine,
d’autres étaient liés à des activités techniques comme la
taille du silex, la fabrication d’armes et d’outils, le fumage de
la viande, du poisson ou des peaux, d’autres encore
servaient simplement au chauffage ou à l’éclairage.
Les foyers faisaient l’objet de soins constants. Il fallait
constituer des réserves de bois secs, surveiller les cuissons,
vidanger les cendres... En effet, un foyer envahi de cendres
et de débris non brûlés s’aère mal, et il était nécessaire de le
vider régulièrement, de le réaménager et éventuellement de
remplacer certaines des pierres éclatées des parois ou du
fond. Le contenu du foyer était déversé un peu plus loin. Les
Magdaléniens de Pincevent utilisaient peut-être comme
pelles à cendre les omoplates de renne qu’on a retrouvées
dans leurs habitations14.
Il est possible que certains membres du groupe – les
enfants par exemple – aient été astreints à l’entretien du feu.
Sa domestication coïnciderait alors avec une ancienne et
timide spécialisation des tâches.
Avec la maîtrise du feu, l’homme s’est affranchi de
l’obscurité et a pu modifier son rythme d’activités journalier.
Il échappait à l’urgence d’achever une tâche avant la tombée
de la nuit, et pouvait mieux organiser son temps en doublant
presque la durée de ses activités en hiver. Cette modification
du cycle diurne/nocturne a peut-être eu des répercussions
sur le plan physiologique car les cycles de sommeil sont en
partie liés à la luminosité15. Le feu lui a ensuite permis –
grâce à l’invention de moyens d’éclairage portatif – d’élargir
sa perception de l’espace en lui ouvrant un monde
souterrain qui lui était jusque-là inaccessible.
L’artisanat
Les hommes du Paléolithique supérieur se procuraient
dans le monde minéral, animal ou végétal des matériaux
qu’ils travaillaient ou utilisaient à l’état brut. Ils
connaissaient leurs qualités spécifiques et les adaptaient à
leurs besoins. Ils exploitaient la presque totalité des animaux
qu’ils chassaient. Outre la viande et la graisse comestibles,
le gibier abattu leur fournissait tendons, os, cuir, dents,
éventuellement bois ou corne, qu’ils utilisaient à des fins
techniques. Il est possible que certains viscères aient aussi
été récupérés pour fabriquer des sacs, des outres ou
diverses parois imperméables 1. Ils devaient exploiter le
milieu végétal et confectionner des objets en bois, en écorce
et en fibre qui ne se sont que très rarement conservés. Seule
la pierre et, dans une moindre mesure, l’os, les bois de
cervidés, l’ivoire et les coquilles nous sont parvenus.
La panoplie d’un artisan paléolithique était très variée. Il
disposait bien sûr du matériel de base du tailleur de pierre,
constitué d’une enclume et de percuteurs à l’aide desquels il
fabriquait des lames de silex. Celles-ci pouvaient quitter
aussitôt son atelier et devenir des couteaux ou des armes de
jet pour la chasse. Elles pouvaient aussi servir à leur tour à
la fabrication d’autres objets ; elles étaient par exemple
utilisées comme perçoirs destinés à la perforation des peaux
ou comme burins servant à la confection d’objets en os ou en
pierre tendre. L’objet réalisé avec ce premier outil pouvait
lui aussi être un nouvel outil destiné à fabriquer autre chose,
une aiguille à chas pour la couture des peaux par exemple.
Ces objets seront évoqués lorsqu’il sera fait allusion à leur
utilisation : sagaie pour la chasse, foëne pour la pêche,
aiguille à chas pour la couture, burin pour la gravure, lampe
pour l’éclairage... Nous nous intéresserons plus précisément
dans ce chapitre aux procédés techniques connus des
artisans paléolithiques et montrerons la dextérité de ces
hommes, qui ont tiré des ressources de la nature le
maximum, compte tenu de leur niveau technique.
Le travail de la pierre
Les tailleurs de pierre du Paléolithique supérieur
connaissaient bien les propriétés de certaines roches,
comme le silex, qui se brisent sous forme d’éclats au
tranchant acéré et plus dur que de l’acier. Ils pouvaient
même prévoir la forme des fragments qu’ils voulaient
obtenir. Faute de silex, ils taillaient l’obsidienne, plus
tranchante mais plus fragile, ou d’autres roches plus
ingrates à travailler mais pouvant elles aussi se débiter en
éclats ou en lames, tels que le quartzite, le grès fin, le quartz
ou certaines roches éruptives comme le basalte.
Alors que le tailleur de pierre du Paléolithique moyen se
contentait le plus souvent d’extraire, à l’aide d’un percuteur
de pierre, des éclats de son bloc de matière première,
l’artisan qui lui succéda abandonna la production d’éclats,
pour se consacrer à celle de longues lames à bords
parallèles. Il arrivait bien aux Moustériens d’en produire,
mais cela n’avait rien de systématique. Les tailleurs de
pierre du Paléolithique supérieur modifièrent surtout la
gestion de leur bloc de matière première en l’attaquant non
par ses faces mais à partir de la tranche ou bien d’une arête
préparée 2. Ils parvinrent ainsi à produire un grand nombre
de lames régulières et standardisées à partir d’un même
bloc. L’utilisation de percuteurs en bois animal ou végétal
devint la règle et facilita beaucoup cette nouvelle
exploitation du volume de matière. À quantité de pierre
égale, on pouvait désormais obtenir une longueur de
tranchant bien plus importante qu’auparavant, ce qui
constituait un avantage indéniable quand le bon silex était
rare ou difficile d’accès, enfoui sous la neige par exemple.
Le tailleur de pierre du Paléolithique supérieur exécutait
beaucoup plus de gestes que ses prédécesseurs pour réaliser
un outil. Avant de commencer la taille proprement dite, il
détachait des éclats de son nucléus en le frappant à l’aide
d’un percuteur de pierre ou de bois, pour modifier ses bords
et ses arêtes afin de préparer un plan de frappe et une arête
principale ; puis il le percutait en un point précis situé sur la
partie la plus avancée du plan de frappe, pour en détacher, à
partir de la crête, une première lame à section triangulaire.
Il pouvait ensuite extraire d’autres lames, en se guidant à
chaque fois sur la nervure laissée par la lame précédente.
Un seul nucléus peut donner de nombreuses lames, de plus
en plus fines et petites 1. Les tailleurs de pierre solutréens
semblent les premiers à avoir eu l’idée de chauffer le silex
avant de le débiter. Ce procédé supposait l’existence de
fours destinés à chauffer progressivement le silex et le
maintenir pendant 20 à 70 heures à une température
constante, supérieure à 200°, puis à le faire refroidir très
lentement. Cette chauffe modifie la structure interne de la
roche, de sorte qu’il est beaucoup plus facile d’en détacher
des lames en y exerçant une pression ou une percussion. Les
lames ainsi obtenues sont si fines qu’on croirait des feuilles
de pierre. Vers la fin du Magdalénien, l’homme parvint à une
maîtrise extraordinaire de la technique de taille du silex. Les
artisans d’Étiolles pouvaient, par exemple, obtenir des lames
de 30 à 40 cm de long. L’obtention de grandes lames était
probablement facilitée par le recours à une pièce
intermédiaire en matière végétale ou animale comme de l’os,
de la corne ou du bois de cervidés sur lequel on frappait
avec le percuteur 3.
Les expérimentations effectuées de nos jours portent à
penser que le tailleur pratiquant le débitage laminaire devait
constamment opérer des choix techniques selon le volume et
la qualité de son nucléus, sa propre compétence et le
résultat escompté. Une séquence de taille n’était donc pas
un enchaînement de gestes immuables mais correspondait à
une succession de décisions pratiques prises après
appréciation des contraintes techniques 4. Les fréquents
vestiges d’accidents de taille dus à la négligence ou à
l’inexpérience du tailleur indiquent d’ailleurs que le succès
n’était pas toujours garanti.
Une fois les lames débitées, elles pouvaient être utilisées
directement mais le tailleur de pierre préférait parfois
retoucher leur bord, en le pressant ou en le frappant à l’aide
d’un percuteur pour en détacher de tout petits éclats. Les
outils avaient fréquemment plusieurs usages. Selon les cas,
ils étaient conçus dès le départ comme outils doubles ou
triples, ou bien ils changeaient de fonction au cours de leur
vie, leur usure ou de nouvelles retouches entraînant leur
reconversion. Si la retouche de la lame ou de l’éclat
permettait de faire varier à volonté la dimension et la forme
de l’outil, elle n’était pas toujours indispensable.
L’expérimentation et l’observation ethnographique de
certaines populations taillant encore la pierre montrent en
effet qu’un bon éclat allongé et pointu, même non retouché,
peut rendre de nombreux services pour couper, gratter,
racler, percer, etc. Du reste, la partie retouchée de l’outil
n’était pas toujours la partie active et correspondait parfois
à la zone d’insertion du manche.
En effet, bon nombre de ces armes et outils étaient fixés
sur des manches ou des hampes. Si les manches ou poignées
en bois végétal et en corne ne se sont pas conservés, on en
connaît en os et en bois de cervidés. Certains sont évidés,
d’autres sont fendus aux extrémités pour qu’y soit glissé un
outil sans doute fixé par un mastic et ligaturé. Très
exceptionnellement, le manche a été retrouvé avec l’outil de
silex engagé à l’intérieur5. À Lascaux, les Magdaléniens ont
inséré des lamelles dans un manche rainuré, comme
l’indiquent, le long de l’un de leurs bords, des traces de
mastic fait d’un mélange de sève ou de résine et d’ocre
rouge. Ces manches rainurés, peut-être de bois, ont disparu
mais l’un d’eux a miraculeusement laissé son empreinte
arrondie dans sa gangue. Les traces d’ocre, vestiges de la
pâte adhésive utilisée, ne sont pas rares sur le dos de
certains couteaux ou sur l’extrémité des lames, des grattoirs
et d’autres outils destinés à préparer les peaux 6. Par
ailleurs, certaines lames taillées en pointe présentent à leur
base des pédoncules, des encoches ou un cran, qui
suggèrent leur fixation par ligature sur un manche ou une
hampe. Les méthodes d’assemblage étaient parfois très
complexes puisque les Magdaléniens connaissaient des
systèmes d’emmanchement mobile permettant l’utilisation
d’une arme détachable comme le harpon.
Les hommes du Paléolithique supérieur utilisaient plus
rarement les roches non cassantes ; il leur arrivait
cependant de les façonner en recourant alors à d’autres
techniques que la taille. Ils les sculptaient en adaptant à
chaque matière première la technique la plus adéquate. À
l’aide d’un pic ou d’un marteau, ils percutaient les roches
dures comme les calcaires ou le granite tandis qu’ils
travaillaient par usure les roches plus tendres, comme la
stéatite ou certains grès. Ils y creusaient des rainures par
raclage et en modifiaient les surfaces par polissage en
s’aidant parfois d’un abrasif intermédiaire. Ils régularisaient
par polissage certains objets comme ces belles lampes de
grès rose sculptées, munies d’un manche* et gravées de
figures abstraites ou animalières 7. Le polissage leur était
donc connu mais il n’était pratiqué que ponctuellement et
n’avait pas encore acquis le caractère systématique qui sera
le sien au Néolithique.
Ces techniques de façonnage étaient presque
exclusivement réservées à des objets que l’on peut
considérer comme des œuvres d’art : statuettes,
pendeloques, lampes ornées ou encore perles en stéatite
perforées à l’aide de petits perçoirs à pointe très fine8. En
effet, lorsqu’ils utilisaient les roches non cassantes pour des
besoins domestiques et techniques courants, ils ménageaient
leur peine et choisissaient le plus souvent des blocs, des
plaquettes ou des galets dont la forme naturelle était proche
de la forme recherchée. Ainsi, pour obtenir des récipients
dans des roches dures, ils ramassaient des galets ronds ou
ovales dont ils n’avaient plus qu’à creuser l’une des faces. La
recherche d’économie de travail était telle qu’il leur arrivait
aussi d’utiliser des galets bruts pourvu qu’ils aient la taille,
la forme, la dureté et la densité voulues. Ils en faisaient alors
des enclumes, des broyeurs, des molettes, des pilons, des
maillets, des lissoirs ou des aiguisoirs. Malgré leur caractère
sommaire, ces outils étaient conservés et exploités très
longtemps. Ils servaient d’ailleurs souvent à plusieurs tâches
différentes. S’ils se brisaient, on les réutilisait en modifiant
éventuellement leur usage et en l’adaptant à leur nouvelle
forme 9.
Le travail de l’os et des bois de cervidés
Les prédécesseurs de l’homme du Paléolithique supérieur
récupéraient des éclats d’os de forme aléatoire dont ils
aménageaient parfois vaguement le tranchant ou la pointe
pour en faire des armes ou des outils. Il leur arrivait aussi de
fracturer volontairement certains os pour en utiliser une
partie, comme ces fragments concaves d’os iliaques, les
cavités cotyloïdes, dont ils ont fait de petits récipients 10.
Mais, contrairement aux outils de pierre qui avaient alors
atteint une perfection témoignant des capacités
d’abstraction de l’homme de Neandertal, l’outil en os
demeura le plus souvent informe jusqu’à la fin du
Paléolithique moyen.
C’est à l’Aurignacien que l’homme commença à
s’intéresser vraiment aux matières dures animales et
comprit quel parti en tirer. Il mit au point un certain nombre
de techniques dont il acquit très vite une parfaite maîtrise. Il
put ainsi créer des formes complexes impossibles à réaliser
en pierre. Il sciait l’os transversalement pour le tronçonner à
l’endroit exact qu’il désirait utiliser, et pouvait transformer
l’os tronçonné à peu de frais, en manche par exemple, en
l’évidant un peu ou en aménageant ses extrémités. Il
façonnait les côtes, fendues ou non, pour en faire des lissoirs
destinés à travailler les peaux. Il sciait à leurs extrémités les
os d’oiseau longs, légers et creux. Puis il les régularisait et
en faisait des tubes qui pouvaient servir entre autres d’étui à
aiguilles ou de sarbacane11. Il perçait parfois ces tubes de
plusieurs trous pour en faire des flûtes*.
Pour obtenir une baguette, on approfondissait
progressivement deux rainures avec un burin jusqu’à
atteindre la partie spongieuse de l’os. Puis la baguette était
extraite par un mouvement de levier à l’aide d’un coin ou
d’une lame de silex. Ces baguettes constituaient des
ébauches d’outil auquel on donnait la forme désirée en les
raclant avec le front d’un grattoir, l’arête d’un burin ou un
simple éclat. L’abrasion restait exceptionnelle mais allait se
développer tout au long du Paléolithique supérieur.
L’artisan aurignacien utilisait les mêmes techniques pour
façonner les bois de cervidés. Par percussion ou sciage, il
prélevait un tronçon du bois et pouvait l’utiliser tel quel
comme manche d’outil ; le plus souvent, il en extrayait des
baguettes qu’il obtenait en creusant des rainures parallèles
sur la courbure interne de la perche.
L’invention la plus énigmatique de cette période est peut-
être celle des « bâtons percés », fragments de perche ou
d’andouiller perforés dans leur partie la plus large et
souvent décorés d’animaux gravés ou sculptés*. Leur surface
était régularisée par raclage à l’aide d’un outil en silex, peut-
être un grattoir emmanché, ou, plus rarement, par un
polissage fin pratiqué avec abrasif. Certains y ont vu des
redresseurs de sagaie, d’autres des piquets de tente,
d’autres encore des bâtons de commandement ou des
sceptres. On a proposé depuis une hypothèse plus
vraisemblable. Les baguettes extraites d’os longs ou de bois
de cervidés gardent leur courbure naturelle. Pour leur
donner la forme voulue, on les chauffait ou on les faisait
tremper, puis on les redressait en utilisant ces bâtons percés
comme levier12.
Les artisans façonnaient soigneusement les baguettes. Ils
utilisaient probablement un grattoir emmanché pour en
racler la surface et un burin pour inciser les détails. Ils en
faisaient toutes sortes d’armes et d’outils : poinçons,
pointes, lissoirs et queursoirs pour préparer les peaux,
chasse-lames pour débiter le silex, pointes de sagaie... Ces
dernières avaient généralement leurs bases aménagées –
fendues, biseautées, fourchues... – afin de faciliter leur
emmanchement sur des hampes de bois. Le long de leur fût,
certaines sagaies étaient creusées de rainures dans
lesquelles étaient parfois insérées des lamelles de silex, ce
qui en faisait de redoutables armes de jet pour la chasse*.
Ces armes composites inventées au Gravettien étaient
connues de la Sibérie à l’Atlantique 13.
En plus des baguettes à section ronde, les Gravettiens ont
eu l’idée ingénieuse de fabriquer des baguettes en bois de
cervidés à section piano-convexe, collées deux à deux sans
doute pour en améliorer l’élasticité, la résistance à la
rupture et la rectitude, selon le même procédé que nos
cannes à pêche en bambou refendu. Ils gravaient des séries
de stries parallèles sur leur face plane pour en faciliter
l’encollage14.
Les derniers Solutréens inventèrent l’aiguille à chas et
parvinrent à en fabriquer d’aussi fines que l’aiguille en acier
d’aujourd’hui puisque le plus petit exemplaire connu ne
mesure pas plus de 2,6 cm. Les aiguilles étaient souvent
façonnées à partir de languettes osseuses extraites d’os
longs de grands oiseaux, comme à la grotte des Romains,
dans l’Ain, où ce sont des os de cygne et d’aigle royal qui ont
été utilisés. L’artisan perçait le chas à l’aide d’un foret de
silex à pointe fine, auquel il imprimait un mouvement rotatif
ou longitudinal 15.
Comme leurs lointains prédécesseurs moustériens, les
Magdaléniens fracturaient parfois les os iliaques de grands
herbivores pour en récupérer les cavités cotyloïdes, qu’ils
utilisaient comme récipients à colorant16. Ils fabriquaient
aussi les mêmes outils en matière dure animale que leurs
ancêtres aurignaciens, périgordiens et solutréens, et les
améliorèrent parfois. Plusieurs systèmes de fixation de la
hampe sur la pointe de sagaie furent tour à tour utilisés puis
abandonnés, peut-être au gré des modes ou des traditions
culturelles. Certaines techniques de façonnage des os mises
au point par les Aurignaciens mais restées relativement
rares, devinrent fréquentes chez les Magdaléniens. Ils
sculptaient certains ustensiles domestiques comme des
cuillers, parfois ornées de traits gravés, et d’autres menus
objets dont la fonction n’est d’ailleurs pas toujours élucidée,
objets en forme de poignée ou de spatule, ou encore divers
types d’épingles à tête crantée ou annulaire17.
Leurs progrès dans l’art de sculpter les matières dures
animales fut tel qu’ils mirent au point de nouvelles armes.
Des fourchettes, des foënes et des hameçons droits bifides
permirent d’améliorer sensiblement les techniques de pêche
mais ce sont surtout les harpons* et les propulseurs* qui
allaient surpasser toutes les autres armes18. La tête de
harpon est sculptée de barbelures le long d’un ou deux
bords. Un système d’emmanchement amovible lui permet de
se détacher de la hampe tout en étant retenue par un lien.
Le propulseur est une longue baguette en os ou en bois de
cervidés terminée par un crochet, souvent intégré dans une
sculpture en ronde-bosse. À l’extrémité opposée au crochet,
l’artisan aménageait parfois des perforations qui pouvaient
servir de simples dispositifs d’attache, ou des biseaux, qui
suggèrent une fixation à un manche par collage et ligature.
Le travail de l’ivoire
Pendant tout le Paléolithique supérieur, d’habiles artisans
ont travaillé l’ivoire de mammouth. Les habitants d’Europe
centrale et orientale devaient côtoyer et chasser cet
imposant animal plus fréquemment que ceux de nos
contrées, comme en témoigne l’abondance dans leurs
habitats des ossements utilisés et des objets en ivoire.
L’ivoire se délite naturellement sous forme de lamelles qu’on
récupérait sur de vieilles défenses cassées 19 ou qu’on
extrayait, soit en fissurant à chaud les défenses, soit en les
incisant avec un burin comme pour les autres matières dures
animales. Ces lamelles étaient ensuite travaillées comme des
baguettes d’os ou de bois de cervidés, à la différence que
l’ivoire est beaucoup plus dur. On en faisait des sagaies, des
pointes, des aiguilles à chas ou des propulseurs, plus
rarement des harpons et des baguettes demi-rondes.
La préparation des peaux
Si les peaux et les cuirs ne se sont pas conservés, on sait
cependant que les hommes de la préhistoire les utilisaient.
Les figurations de personnages vêtus et la présence
d’aiguilles à chas attestent qu’ils cousaient le cuir et la peau
pour se vêtir et probablement aussi pour couvrir leurs
habitations.
Avant de les coudre, ils devaient les préparer. Leurs gestes
ne sont pas connus dans le détail mais certains de leurs
outils et les traces d’utilisation qu’ils portent laissent penser
qu’ils devaient connaître les techniques de base de la
préparation des peaux : l’écharnage, le tannage et le
corroyage 20.
Ils commençaient nécessairement par dépouiller l’animal à
l’aide d’un outil tranchant, couteau de silex ou simple lame
non retouchée. La peau était fendue le long de la ligne
inférieure du corps, du menton jusqu’à la queue, et sur la
face interne des membres jusqu’à leur extrémité. Selon
l’animal et les besoins, on coupait la peau avant les
phalanges ou bien on la conservait avec les extrémités des
pattes. On veillait à récupérer la peau sans l’endommager et
donc sans perforer la membrane qui la sépare du muscle. Si
le travail était bien fait, l’outil ne rentrait pas en contact
avec l’os et n’y laissait donc aucune trace, sauf au-dessus de
l’extrémité des pattes quand elles n’étaient pas conservées
avec la peau21.
Puis il fallait racler la face interne de la peau pour la
débarrasser des chairs et graisses résiduelles. Cette
opération, appelée l’écharnage, pouvait se faire avec un
queursoir en os ou en bois de cervidés, un grattoir
emmanché ou un autre outil de silex au tranchant effilé. Les
hommes pratiquaient alors éventuellement l’épilage, que
facilitait un léger pourrissement des tissus 22. Puis ils
laissaient sécher la peau, peut-être en la tendant sur un
cadre en bois.
On procédait ensuite au tannage, lequel consiste à enduire
la peau de substances destinées à l’imperméabiliser et à la
protéger contre la vermine et la putréfaction. Les tanins
végétaux n’étaient pas encore connus mais les tanneurs
paléolithiques utilisaient peut-être de l’urine, comme les
Eskimos, ou de l’ocre mélangée à de la graisse animale, à de
la cervelle ou à des viscères, comme les Indiens d’Amérique
du Nord 23. Les qualités abrasives, imperméabilisantes et
antiseptiques de l’ocre n’ont sans doute pas échappé aux
Paléolithiques. Son usage expliquerait que de nombreux
lissoirs, des spatules et des grattoirs portent des restes
d’ocre rouge, précisément sur la partie qui aurait travaillé
en contact avec la peau 24. Deux autres arguments
renforcent cette hypothèse : des traces d’ocre répandue sur
le sol autour des foyers de certaines habitations signalent
des aires de travail spécialisées requérant son usage ; des
traces de lustrage sur des blocs d’ocre qui colorent
difficilement indiquent qu’ils ont été utilisés pour autre
chose que pour leur piètre qualité colorante 25.
La peau sèche et propre a tendance à se raidir comme du
carton, et il fallait ensuite l’assouplir et l’amincir pour en
casser les fibres dermiques. C’est le corroyage, qui consiste
à aplatir, égaliser et assouplir le cuir en le frottant avec un
lissoir, une simple lame ou un grattoir 26 et éventuellement
en le martelant avec un galet.
Ces diverses opérations pouvaient être réitérées : après
l’écharnage, la peau était enduite de différentes substances,
puis raclée, foulée et assouplie à plusieurs reprises jusqu’à
ce qu’elle demeure souple27. Ainsi s’expliquerait le fait que
de nombreux outils ayant servi à un moment quelconque de
la préparation des peaux soient enduits d’ocre, comme
certains grattoirs, des galets portant des traces de poli
d’usure, et bien sûr les lissoirs, spatules et queursoirs.
Le fumage de certaines peaux en améliore la souplesse. On
pouvait le pratiquer en tendant les peaux au-dessus de lits
de pierres chauffées à blanc, elles-mêmes recouvertes de
bois pourri et de sable, ce qui a pour effet de dégager une
épaisse fumée. L’utilisation de cette technique, qui se
pratique encore dans le Subarctique québécois 28,
expliquerait la présence de lits de pierres brûlées et de sable
au fond de certains foyers.
Le travail des matières végétales
Les hommes du Paléolithique supérieur utilisaient
certainement les matières végétales à leur disposition, bois,
écorce, herbes, fibres mais les témoignages de ces usages
sont rares ou indirects.
Ils ramassaient du bois pour se chauffer et cuire leurs
aliments. Ils en utilisaient aussi pour construire des
échafaudages et des planchers, comme à Lascaux, pour
confectionner l’armature des tentes ou pour fabriquer des
huttes de branchages.
Ils disposaient de nombreux outils de pierre pour couper,
gratter, inciser, sculpter des matières végétales, et ils
fabriquaient des objets en bois comme des hampes d’armes
de jet et des manches d’outils. À Lehringen, en Allemagne,
un chasseur a perdu, il y a 125 000 ans, une lance en bois
d’if, de 2,40 m de long, dont la pointe a été façonnée et peut-
être durcie au feu et qui est restée fichée entre les côtes
d’un éléphant antique 29. Les habitants moustériens de l’abri
Romani, en Espagne, utilisaient, il y a 45 000 à 49 000 ans,
des récipients en bois de genévrier qui se sont
miraculeusement conservés30. Les hommes du Paléolithique
supérieur possédaient certainement eux aussi des récipients
en bois ou en écorce auxquels ils pouvaient donner une
forme et un décor aussi élaborés que ceux de leurs objets en
matière dure animale.
L’homme avait à sa disposition le matériel de base pour
fabriquer des fils et des cordes. Le fil que l’on veut tresser
peut être constitué par des tiges d’arbustes, des racines, des
écorces d’arbres, des herbes diverses. Les liens peuvent
aussi être faits en matière animale : poils d’animaux,
tendons, nerfs ou peaux découpées en fines lanières.
L’existence d’aiguilles à chas à partir du Solutréen prouve
que les hommes avaient des fils très fins qu’ils pouvaient
utiliser soit directement, soit après les avoir torsadés pour
en renforcer la solidité.
Les artisans du Néolithique fabriquaient des cordes en
tressant trois brins de fibres, parfois torsadés au préalable.
Ils préparaient les fibres par trempage et martelage avec
une lourde pierre pour les écraser et les assouplir 31. Tout
porte à croire que l’homme du Paléolithique supérieur
connaissait déjà, lui aussi, l’art de fabriquer des cordages,
puisqu’on a retrouvé au bord du Puits de la grotte de
Lascaux un fragment de corde à trois torons torsadés
mesurant 30 cm de long et 7 à 8 mm de diamètre 32. La
nature exacte de la corde n’a pas été déterminée, mais elle
pourrait être tirée d’une écorce d’arbre. Elle devait être
assez solide puisqu’elle a été utilisée pour descendre dans le
puits profond de 5 m.
Les cordes pouvaient servir à une multitude d’activités
comme la confection de pièges et de filets pour la chasse et
la pêche, la construction de huttes de branchages, de
palissades de bois, l’emmanchement d’outils. Beaucoup de
menus objets tels que ceintures, liens de collier, cordages
pour suspendre les denrées alimentaires et éventuellement
les faire sécher ne devaient sans doute leur existence qu’à
l’art du cordage.
La vannerie et le tissage ont peut-être été inventés avant
le Néolithique. On a, en effet, découvert à Pavlov des
fragments d’argile vieux de 27 000 ans et portant
l’empreinte d’un matériau tissé 33. Quoiqu’il en soit, puisque
les Magdaléniens savaient fabriquer des cordes, ils
pouvaient confectionner des nattes d’herbes et tresser des
paniers rudimentaires avec de simples herbes serrées en
boudins et enroulées puis maintenues ensemble par le
passage d’un fil. Là encore, les témoins restent indirects :
on suppose que les hommes utilisaient des nasses pour la
pêche, de même qu’on suppose que certains emplacements
circulaires vides dans les sites fouillés étaient occupés par
des objets de natte tressée ou de bois.
La vie des objets
On peut s’interroger sur le lien qui unissait l’homme aux
objets sortis de ses mains. Il lui arrivait de les restaurer, de
les réparer ou de les recycler pour prolonger leur durée de
vie. Ainsi, il réaffûtait le tranchant de ses outils de silex et
réaménageait ses broyeurs en rendant leur surface à
nouveau assez rugueuse pour mordre la matière à écraser.
Les pointes de harpons étaient souvent refaites, ce qui les
raccourcissait ; quand une des rangées de barbelures se
brisait, elle était soigneusement abrasée et le harpon était
réutilisé comme harpon unilatéral. De même, on prenait
souvent la peine de réparer les aiguilles, en les réappointant
ou en perçant un nouveau chas. Les hampes et les manches
étaient parfois réutilisés en cas de cassure de l’arme ou de
l’outil. Ainsi, les Magdaléniens de Pincevent rapportaient à
la tente les bases de sagaies brisées restées dans la fixation.
Puis ils les démontaient pour insérer des sagaies neuves
dans les hampes de bois. L’abandon de ces fragments de
sagaies aux abords des foyers suggère qu’il était nécessaire
de les chauffer pour faire fondre la colle faite de gomme ou
de résine afin de récupérer les hampes. Il arrivait à l’artisan
d’intercaler une pièce intermédiaire en bois de renne entre
la hampe et la sagaie, comme à l’abri du Colombier en
Ardèche, peut-être pour pouvoir réutiliser une pointe de
sagaie devenue trop courte après plusieurs cassures 34.
Les outils cassés changeaient parfois totalement de
destination, comme ces fragments de sagaies qu’on a
réutilisés comme coins dans l’extraction des baguettes de
bois de renne ou comme chasse-lames pour faciliter le
débitage des lames. Mais il n’était pas nécessaire qu’un outil
se brise pour être recyclé. Ainsi, certaines lames non
retouchées ayant servi à couper de la viande étaient
transformées en burin pour travailler une surface osseuse ou
de la peau35.
On pourrait en conclure que ces objets avaient une
certaine valeur, ou que leur propriétaire y était attaché, ou
bien qu’il était paresseux et préférait les réparer plutôt que
les refaire, ou encore qu’il économisait la matière première.
On peut aussi se demander si la fabrication de la plupart de
ces objets n’était pas le fait d’artisans spécialisés. Les
utilisateurs savaient à la rigueur les réparer mais ne
pouvaient pas les fabriquer, ce qui expliquerait les fréquents
rafistolages, surtout pour les objets les plus sophistiqués 36.
Ce bref survol des techniques connues de l’homme du
Paléolithique supérieur suffit à montrer qu’il avait déjà
inventé presque tous les moyens d’action sur la nature,
même si certains n’en étaient encore qu’à un stade
embryonnaire. Son ingéniosité et son adresse lui
permettaient de gérer au mieux la matière première
disponible et de la transformer plus ou moins profondément
selon ses besoins et ses désirs. La qualité et la variété de sa
panoplie laissent deviner la multiplicité des réponses qu’il a
su trouver pour satisfaire ses besoins les plus quotidiens.