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Du même auteur

Aux Éditions de La Table Ronde

Le Secret.
Offrande à Marie Madeleine.
Le Désir ou la brûlure du cœur.
Lettre d’une Amoureuse à l’adresse du Pape.

Chez d’autres éditeurs

Marie Madeleine, un amour infini (Albin Michel).


Les Nuits de Schéhérazade (Albin Michel).
Les Reines noires : Didon, Salomé, la reine de Saba (Albin Michel).
L’Esprit de solitude (Albin Michel).
Divine blessure (Albin Michel).
Du sommeil et autres joies déraisonnables (Albin Michel).
Les Femmes de la Bible (Le Relié).
Le Livre des louanges (Albin Michel).
Aimer d’amitié (Robert Laffont).
L’Éternel masculin. Traité de chevalerie à l’usage des hommes d’aujourd’hui (Robert Laffont).
Propositions d’amour (Anne Carrière).
Les Femmes éternelles : Antigone, Dulcinée, Nausicaa… (Anne Carrière).
La Déesse nue. Contes de la belle au bain (Le Seuil).
La Faim de l’âme. Une approche spirituelle de l’anorexie (Presses de la Renaissance).
Mélusine ou le jardin secret (Presses de la Renaissance).
Le Bonheur (Oxus).
Éloge des larmes et du printemps (livre et DVD) (Présence Image & Son).
Marie Madeleine ou la beauté de Dieu (livre d’art) (La Renaissance du Livre).
L’Esprit de solitude et les peintres (livre d’art) (La Renaissance du Livre).
La Nuit (livre d’art) (La Renaissance du Livre).

Ouvrages collectifs

Les Nuages et leur symbolique (Albin Michel).


Histoire de la passion amoureuse (Philippe Lebaud).
Jacqueline Kelen

Les Soleils de la Nuit

Et la nuit comme le jour illumine

La Table Ronde
14, rue Séguier, Paris 6e
Table

I. La première Mère
II. Vers des rivages plus doux
III. Souffles et envols
IV. Désir et adoration
V. Songes et féeries
VI. Le pays de ténèbres
VII. Mystère et contemplation
Épilogue
Nuit blanche, nuit bleue, nuit d’amour, de feu, de folie, nuit de chien, du 4 août, de Gethsémani,
nuit de Walpurgis, de la Saint-Jean, de la Saint-Barthélemy, nuit de Chine, nuit de noces, nuit de
tous les chats sont gris, nuit des temps et belles de nuit, douce nuit, nuit des rois, nuit du destin,
nuits d’été de Berlioz et nuit transfigurée de Schönberg, nuits attiques d’Aulu-Gelle, nuits de Paris de
Restif de la Bretonne, nuits des ours et des hibernants, nuit sur terre, nuit et brouillard, nuit du
chasseur solitaire, du loup, des assassins, nuit noire, nuit de Varennes, nuit des revenants et des morts
vivants, nuit de mai, nuits de Musset, nuit d’encre, oceano nox, voyage au bout de la nuit, nuit de
cristal et des longs couteaux, nuit obscure, nuit dans les jardins d’Espagne, la notte d’Antonioni,
nights in white satin, nuit qui porte conseil, nuit de pleine lune, nuit talismanique, vol de nuit,
nuits-saint-georges, nuit américaine, petite musique de nuit, nocturnes de Fauré, de Chopin, de
Mozart, reine de la nuit, tendre est la nuit…
I

La première Mère

« La foule tient à nommer nuit ce soleil qui résiste à


son entendement. »
Michel-Ange.

« La nuit est sublime, le jour est beau. »


E. Kant.

« Sans un œil bleu, comment voir vraiment le ciel


bleu ? Sans un œil noir, comment regarder la nuit ? »
G. Bachelard.

Elle ouvre ses yeux de faon sur le monde des hommes. C’est la première fois, un étonnement léger
comme à toute naissance. Elle a la douceur inquiète des jours à venir, une ferveur retenue, attentive.
Plus qu’épaisse elle est dense et invite chacun à découvrir en soi le puits de fraîcheur où se désaltérer.
Elle délie les peurs et les impatiences plus qu’elle n’engourdit les volontés. Souvent elle allège les
peines mais renforce les émois. Elle verse le sommeil, les songes enchanteurs, les cauchemars
terrifiants.
Elle est la mère de tout, la première et l’unique. Elle enfante sans se lasser, sans se presser. Elle
veille et elle protège, elle berce et engloutit, elle nourrit puis reprend dans son ventre mystérieux ses
enfants innombrables. Elle est sans âge, sans époux ni ancêtre, Mère Nuit, Nuit souveraine. Aussi
beaucoup de mortels l’ont-ils qualifiée de divinité, avec ce que ce rang confère de crainte et de
majesté, d’émerveillement et de puissance.
Opulente et discrète, elle s’enveloppe de sa propre substance, contenant et contenu tout à la fois.
Elle s’avance telle une messagère gantée de velours qui déroule puis enroule un poème fait de silence
et de chuchotements. Parfois, dans un pli de son manteau elle cache un poignard, une fiole de poison
et d’oubli, quelques fleurs de pavot. Mais, si elle abrite des complots, si elle couvre des crimes, elle-
même ne se montre jamais assassine : elle se contente, le temps venu, de dénouer les fils de
l’existence, de dissoudre les formes.
D’elle on dit sans bien réfléchir qu’elle est sombre, ténébreuse, on l’associe à l’absurde et au néant.
On lui accorde aussi, outre le noir convenu, de rares couleurs : nuit blanche, bleu nuit… Mais que
serait une nuit nue – je veux dire dépouillée des couleurs propres à la vision du jour ? Cette nuit nue
porterait-elle à si grand effroi qu’on n’ose l’imaginer ? Approcherait-elle, bien plus que le soleil, de
l’Absolu ?
La nudité de la nuit offre la véritable lumière que très peu d’humains ont contemplée. Parce qu’il
y a la lumière du jour – devenue presque ordinaire, attendue – et la lumière de la nuit qui ne se
réduit pas à l’éclat des étoiles ni à la pâleur de la lune. Cette lumière propre à la nuit demande que
voiles et écrans soient l’un après l’autre levés et que l’on s’aventure au-delà du rideau d’apparences.
Elle ne veut pas que l’on se fracasse mais elle invite à se souvenir. À se souvenir d’avant le monde et
d’avant soi.
Si la nuit sème l’épouvante autant que l’espérance, c’est parce qu’elle nous apprend la nudité de
tout et l’infinie dépossession. Elle convie le pèlerin spirituel non à s’anéantir mais à habiter l’absence.
Habiter l’absence, ou se tenir seul dans le noir, cela veut dire aussi oser, désirer, se sentir éperdument
vivant. Si le jour, prodigue en bruits et en images, fait souvent miroiter des mirages, la nuit permet
que surgisse le miracle : on ne peut croire qu’à l’incroyable. Ainsi, la nudité de la nuit se révèle à
certains éblouissante lumière.
Si son ventre est gros de toutes les paroles, des grincements et des musiques de l’âme, Mère Nuit
demeure silencieuse. Ou plutôt, elle est le silence qui engendre des êtres bredouillants et criards, le
silence parfait qui allaite les poètes, qui illumine les sages.
Douce et terrible nuit. Pure étendue. Espace délivré des lisières du temps. Noir resplendissant. Elle
n’est pas une clôture mais une plénitude. Nul ne peut la dilapider, la souiller, elle demeure libre,
ingouvernable. Elle est la mère, la mort et le mystère. L’amante et l’émouvante. La lumière non
cueillie. Elle lève ses yeux tendres de biche sur le monde batailleur des hommes ignorants. Chaque
soir, elle murmure à l’un d’eux : quelle est cette part de toi qui marche sur la terre ? où est ton
ombre, où ta lumière ?
S’il est certain que la nuit correspond à un état de l’âme – désespéré, lyrique ou visionnaire –, il
convient également d’aborder l’âme comme un pèlerin nocturne. Qui envoie-t-on en éclaireur en
pays inconnu ? à qui est-il demandé de traverser les ténèbres si ce n’est au porteur de lumière, à l’âme
étincelante et nue ?

*
En elle commencent et se renouvellent toutes choses. En cette mère obscure, en cette divinité
constellée d’absence. C’est elle qui met au monde, qui permet aux créatures de voir le jour, et c’est
elle aussi qui, dans le repos qu’elle octroie, par les larmes et les aveux qu’elle garde secrets, permet à
l’être humain de se régénérer ou d’oublier. De fait, toute nuit est de nativité et il n’est d’innocence
que recouvrée. La puissance fertile de la nuit vient de ce qu’elle désigne aux mortels un autre
chemin : regarder vers le ciel, vers l’ailleurs, ou encore fermer les yeux. Elle ensemence nos vies de
tout l’inespéré, de la silencieuse grandeur de l’innommé.
Selon le mythe grec, Nyx, la Nuit, est fille de Chaos, l’Abîme originel. Et dans l’esprit des
hommes, quelque chose de l’effroi venu d’une telle « bouche d’ombre » lui reste attaché. Or, la
béance de la Nuit n’est pas tant un gouffre infernal qui broie et digère ses proies qu’un abîme d’en
haut qui appelle et qui happe tous ceux que la Grèce archaïque et classique nomme « les éphémères »
et qu’un Prométhée entreprit de sauver. Tout mortel se sent, par la puissance nocturne, déchiré et
surpassé : la béance de Nuit est un ciel infiniment ouvert.
Mais la main qui déchire chaque soir le rideau de nos étroites existences, chaque soir d’insomnie
ou de sommeil heureux, dans l’abîme d’en haut nous apaise et nous console de notre insuffisance. Et
le dormeur ne saura jamais s’il se refait des forces au contact de la Terre mère ou du Ciel étoilé. C’est
elle, Nuit, venue du primordial Chaos, c’est elle qui donna naissance, à suivre encore le mythe grec, à
Ouranos et à Gaïa. Mère du Ciel et de la Terre, elle ne s’arrête pas là. Seule souvent et parfois
s’unissant à un autre, elle engendre le destin, la mort et le sommeil, la faim, les Parques inquiétantes
et les Hespérides qui dansent au soleil couchant, l’amitié et la tromperie, les furies et les rêves, la
vieillesse, la vengeance, la discorde… Elle déverse sur le monde beaucoup plus que ne recèle la jarre
de Pandore. Pour certains, rêveurs ou initiés orphiques, la Nuit au ventre inépuisable enfanta aussi
l’Amour aux ailes d’or – mais l’Amour est-il plus rassurant ?
La descendance de Nuit est riche et contrastée, comme toute famille. On s’attardera surtout sur les
deux fils jumeaux, Thanatos et Hypnos, soit Trépas et Sommeil, qu’elle engendre toute seule. Et les
Grecs aimeront à la représenter comme une femme tenant dans ses bras un enfant blanc et un enfant
noir : la mort sans nul doute est sinistre mais le sommeil révèle des clartés bienfaisantes. On peut dire
aussi : le trépas est le côté obscur de la nuit, le sommeil son visage lumineux.
On le voit, la nuit n’est pas l’autre versant du jour. Elle rassemble à la fois le jour et le soir, elle est
la lumière tantôt claire et visible, tantôt voilée et secrète, du fil des jours. Elle est donc, dans une
même coulée, le jour qui tombe et le soir qui tombe – expressions équivalentes que permet la langue
française. Encore convient-il de distinguer ce qui semble d’abord identique.
Si l’on dit, indifféremment, que le jour tombe ou que la nuit tombe, cela évoque pour le premier
un déclin, une disparition, mais pour la seconde une lente apparition, une venue d’en haut et emplie
de douceur. Autre précision : le jour se lève et se couche, et l’on est dans l’ordre du temps, tandis que
la nuit tombe et jamais ne se lève, donnant à entendre qu’elle est le fond même du tableau, non pas
tombeau mais profondeur de la lumière, et qu’elle demeure, en dépit des lueurs, des heures claires,
l’ineffaçable des jours et sans doute l’inoubliable qui se rit des minutes et des saisons.
Elle rythme le temps humain et elle est hors du temps. On dit « depuis la nuit des temps » pour
évoquer une si ancienne origine qu’elle en est perdue. De fait, issue de l’Abîme primordial,
manifestation de la Vacuité, Nuit engendre tout le monde phénoménal avant de le résorber. Elle est
bien le grand ancêtre, la Mère universelle, l’obscur principe auquel tout reviendra. Le Temps lui-
même lui doit allégeance et disparaît dans les plis du manteau qu’elle déploie chaque soir. Et
pourtant, mis à part les Celtes rêveurs qui comptaient le temps selon les nuits et les peuples nomades
se fiant à un calendrier lunaire, la plupart des hommes raisonneurs s’arriment au décompte des jours
pour calculer le temps, ils brandissent le dieu Kronos face à l’immémoriale Nyx. Ce faisant, ils
tentent d’oublier que le temps s’en va, que toutes les heures vont se perdre dans la nuit et que le jour
est neuf parce que la nuit l’a lavé.
La Nuit entretient avec le Temps la même relation qui existe entre le Mythe et l’Histoire, entre la
Sagesse et le Savoir : la déperdition est grande, du cosmique à l’humain. C’est la distance qui sépare
notre dimension éternelle de notre personnage terrestre.
Le temps de l’aventure humaine est linéaire, il se déroule sur un plan horizontal, au mieux parle-t-
on, pour évoquer son progrès, d’évolution. La nuit immuable appelle à la profondeur et à la
verticalité, elle invite à l’élévation de l’âme.
Le temps permet aux mortels d’habiter la prison mondaine, de trouver des repères et de donner
des rendez-vous sur terre, mais la nuit signe la perte du temps. Ils ont raison à un point qu’ils
n’imaginent pas, les gens efficaces affirmant que dormir est une perte de temps. Dans l’espace
nocturne tout se dilue, nos calculs, nos affairements, nos petites misères. Tout se dissout pour nous
rendre saveur de l’immensité première. Si donc le jour tient les comptes de l’existence, la nuit déploie
l’être. L’un a partie liée avec le temporel, l’autre n’a souci que d’éternité.
Ainsi, chaque nuit invite à revenir à ce qui nous précéda, elle propose ce bond en deçà du temps
qui rafraîchit et qui apaise, un printemps incroyablement jeune. Chaque nuit est ancienne, donc
nouvelle. L’ancien est le contraire du vieux, de même façon que la juvénilité est aux antipodes de la
puérilité. La sagesse est ancienne, le savoir est chargé d’ans. La sagesse divine est figurée par une jeune
fille enjouée, souriante – c’est Béatrice pour Dante –, tandis que la sagesse humaine est représentée
par un vieillard chenu – Virgile dans la Comédie. Le Temps est vieux – Kronos, maigre à faire peur,
courbé, ridé, terrifiant d’allure, avec ou sans sa faux – et la Nuit, chaque soir, surgit toute jeune, car
elle est toujours la première nuit, elle a toujours été là comme une source infiniment offerte venue de
l’insondable, elle a toujours été là comme l’amour inépuisable d’une mère veillant sur ses petits, elle
n’a cessé de chanter pour nous guider dans le noir, non pour nous endormir, elle n’a cessé de
désaltérer nos âmes, plus que nos corps fourbues, elle est cette puissance juvénile capable d’inventer
des cieux et des planètes, Ouranos, Gaïa, bien d’autres galaxies, elle est cette douceur qui n’en finit
pas de tomber – nuit qui tombe et jamais ne s’efface –, cette douceur, cette splendeur qui envahissent
le monde lorsque les petits hommes consentent à se taire, à fermer leurs paupières pour dormir. Elle
est ce qui devança le premier matin du monde, ce qui le tissa d’or et d’obscur, et comme elle a
toujours été là, ancienne et jeune nuit, nuit de puissance et de jouvence, elle invite chacun à la
rejoindre en son Noir absolu, en sa lumière invisible, elle invite au mystère, le plus grand des périls
pour une raison humaine, elle requiert la nudité et l’abandon – mais quel homme acceptera d’avoir
été une lueur passante, un frisson léger dans l’infini nocturne ? quel homme, en perdant tout, son
temps, sa vie, acquiescera à son immensité ?

*
Il y eut une fois, dans la ville de Bagdad que gouvernait un sultan devenu despotique pour avoir
été trompé par son épouse, il y eut une jeune fille qui se proposa d’aller l’affronter et de chasser ses
idées noires. Elle s’appelait Schéhérazade et était la propre fille aînée du grand vizir auquel le sultan
demandait de quérir, au fil des nuits, les plus jolies femmes du royaume. Non pour enrichir son
harem mais pour, l’une après l’autre, les faire égorger après avoir profité de leur corps. On mesure
l’audace, la folie même, de Schéhérazade s’avançant vers une mort certaine. Mais, selon les contes qui
furent rassemblés dans les Mille et une Nuits, la jeune fille était sage autant que belle, fine et instruite,
et son cœur était prêt à affronter tous les monstres tapis dans le palais et dans le cerveau rancunier de
Schahriar.
Sa ruse fut de demander comme seule faveur au sultan la présence auprès d’elle de sa sœur
Dinarzade. Le despote ne refusa pas : aussi bien, l’histoire ne durerait pas au-delà d’une nuit… Mais
voici : la fille du grand vizir, qui avait la parole déliée et un trésor de contes à dérouler, demanda à sa
cadette de l’éveiller une heure avant le jour – jour fatidique, celui de son exécution certaine – et de la
prier de raconter une histoire. Bien sûr, Schahriar en profiterait et cela le distrairait quelque peu au
milieu des affaires administratives et religieuses qui étaient son lot quotidien.
Ainsi commença la nuit de la jeune Schéhérazade, se livrant au sultan, elle et son cortège
d’histoires ingénieuses. Nuit débouchant sur la mort, d’après les plans de Schahriar, mais pour
l’audacieuse, nuit enfantant d’autres nuits, tissées d’amour et de sagesse, nuit interminable à peine
suspendue par le jour qui renvoie le sultan à ses activités, à son personnage craint et détesté. Très
vite, sous prétexte de connaître la suite de l’histoire, le despote aura de plus en plus de plaisir à
regagner la chambre dite nuptiale où Schéhérazade et sa sœur se trouvent enfermées. Il se rendra
compte, au fil des nuits, juste avant de retomber dans le jour et l’affairement banal, que l’essentiel à
vivre et d’abord à entendre se trouve là, dans la parole qui lève juste avant l’aube, dans
l’enchantement des mots germant dans le noir, et ce noir n’a rien de désespéré, il ne préfigure pas le
trépas, il recèle toutes les forces, toutes les folies qui peuvent surgir, par la grâce d’une femme, dans le
cœur battant de la nuit. Nuit très peu ordinaire, nuit unique où, patient, têtu, l’amour éclôt et étend
son règne bien au-delà de la ville opulente de Bagdad. Nuit de toutes les horreurs, montrées à
Schahriar comme pour une catharsis, nuit de tous les parfums et de toutes les musiques de l’âme.
Nuit qui donne naissance aux amants véritables de la sagesse, nuit au goût secret. Une heure avant le
jour, la docile Dinarzade pose la question à sa sœur, la pressant de continuer l’histoire déjà bien
avancée. Elle pose la question par délicatesse, pour éviter au sultan d’en faire lui-même la demande,
pour sauver les apparences, parce que, comme tout homme, Schahriar est sûr d’exercer tout pouvoir,
y compris sur lui-même.
Inlassable se montre Schéhérazade, inventive à l’infini, inépuisable et jeune comme la première
nuit qui s’est posée, doucement, tendrement, sur le monde. Elle déroule ses merveilles, ses contes de
douleur, ses rêves d’impensable amour. Dans le noir qui se dissipe, qui s’allège, qui s’efface pour
laisser place à l’aube. Mais la grande nuit de la Parole inspirée ne s’achève pas avec le jour qui monte,
elle étend son empire, elle fait naître des jardins et des fontaines, elle déverse dans les heures claires
des richesses innombrables. Ce n’est pas l’ombre qui prend possession du jour, c’est l’invisible qui
investit lentement, irréversiblement, ce lieu que la plupart des mortels nomment la vie réelle. Par la
bouche charmante de Schéhérazade, la nuit gagne le palais et toute la cité, la lumière enclose dans le
noir se fraie un chemin sûr et impalpable. La Parole inspirée vient avec la nuit, elle est issue du
Silence primordial comme la Nuit naquit de la bouche infiniment ouverte de Chaos. La nuit héberge
la parole précieuse, la parole oraculaire, tandis que le jour recueille des bribes, des mots bavards ou
malhabiles.
La parole nocturne déshabille l’homme charnel, extérieur, elle arrache à Schahriar ses oripeaux
somptueux, ses pouvoirs factices, à la façon dont l’amour dénude, c’est-à-dire met violemment les
âmes à nu. Aussi la voix de Schéhérazade doit-elle se faire très douce, murmurante comme brise, afin
de calmer la brûlure de l’amour, la blessure de l’éveil.
Il y a, il y aura mille et une nuits, autant dire profusion d’amour et de sagesse, surabondance de
beauté. Ces biens immatériels ne se comptent pas à l’aune des jours mais sur le boulier céleste avec
quoi joue le Dieu inconnu. Dans cette nuit interminable se révèle une Présence essentielle qui va se
dissimuler et se disperser sous la vêture du jour. Ils ne vieillissent pas, les trois héros de l’histoire, les
deux sœurs complices et le sultan conquis, ils ne vieillissent pas plus que Sindbad, Aladin, Morgiane
et Ali Baba, pas plus que la princesse Badroulboudour et la reine Gulnare : ils sont délivrés du temps.
Car la belle conteuse ne cesse de saigner le temps, de lui faire rendre gorge, tandis que le monarque
considère sans nul doute l’amour comme un passe-temps et le sommeil comme du temps perdu… Ils
ne vieilliront pas : ils ont trouvé, goûté au cœur de la nuit la source de jouvence, une folie d’amour
qui rend dérisoires les extravagances vengeresses du despote à l’encontre de la gent féminine. Pour
l’être intérieur, pour le pèlerin nocturne qu’est l’âme éveillée à d’autres réalités, le temps est
suspendu, il est ce printemps jaillissant une heure avant le jour, ce battement de cils d’une séduisante
Persane. C’est toujours la première nuit, la première fois, c’est une seule et même nuit, étincelante de
mystère.
C’est au cœur de la nuit que les fontaines répandent leur musique cristalline, leurs trilles de
rossignol. Le jour, elles paraissent utiles, elles sont plaisantes à voir ; mais le soir, elles sont rendues à
leur gratuité, à leur musique prodigue, dans le noir elles chantent par pure grâce.
Schéhérazade œuvre, inlassable, dans les ténèbres, elle s’affronte à l’opacité humaine que
représente Schahriar. Si elle est une figure nocturne, cela signifie précisément qu’en elle rien n’est
sombre, qu’elle a pour mission de semer au plus obscur du terreau humain l’or de la parole, la sagesse
dorée, l’amour aux ailes étincelantes. Elle représente, recluse dans une chambre, la ferveur de la nuit,
l’appel insistant à la brûlure. Apparition nocturne, Schéhérazade fait penser aussi bien à Layla, la
bien-aimée de Majnûn qui perdit la raison, qu’à la femme dangereuse qui s’avance dans le Cantique
des Cantiques, noire et pourtant belle, embrasée de soleil.
La fille aînée et chérie du grand vizir renverse totalement l’ordre des choses, les coutumes du
temps. Loin d’obéir aux ordres du sultan, elle se présente la première, avec une fougue, une foi
certaines. Dans la chambre, elle ne se conduira pas telle une proie ou une prisonnière mais elle
soumet le despote à sa parole inventive, à ses contes inspirés : elle le réduit au silence, c’est-à-dire à
l’écoute. Au vrai, l’homme extérieur, charnel, n’a rien à dire sur le sujet, sur l’essentiel, c’est lui qui
doit faire allégeance, être enseigné. Schéhérazade fait de la chambre retirée où elle se tient,
antichambre de sa mort annoncée, l’endroit le plus précieux de tout le palais du roi, le lieu secret où
le souverain aura de plus en plus hâte de revenir. Enfin, plus largement, elle fait de la nuit le lieu de
la clarté et de la révélation : le jour n’est que le serviteur – suivant ou desservant – de l’infinité
nocturne. Ainsi les amants de la Sagesse sont vivants dans la nuit, tandis que les passants du jour sont
fantomatiques. Tout est subverti, et le Dieu inconnu délaisse en souriant son boulier céleste.
Schéhérazade, cette figure inouïe, impensable de rebelle au sein d’un monde qui bâillonne et
égorge les femmes, cette voix de la sagesse secrète protégée par la grande nuit de Dieu, invite chacun
à sauvegarder en soi le « noyau infracassable de nuit » qu’évoquera le poète André Breton. Cette
résistance à l’extériorité, cette victoire sur la mort commune sont gages d’une genèse intérieure. Tout
être héberge en soi, comme Schahriar en son palais, un diamant noir, joyau d’immortalité.
II

Vers des rivages plus doux

« Sommeil ignorant de la peine,


Ô sommeil, et de la douleur,
Souffle sur nous ta douce haleine,
Prince, ô prince des belles heures ! »
Sophocle.

« Le sommeil est souvent un repos dans un monde


plus beau ; lorsque l’âme se détourne des spectacles
d’ici-bas, elle découvre ces pays magiques et inconnus
où jouent des lumières exquises, d’où toute souffrance
est bannie. L’esprit alors ouvre ses grandes ailes et se
sent divinement libre dans l’infini sans limites, sans
tourments. »
L. Tieck.

« Je crois que j’ai dormi parce que je me suis réveillé


avec des étoiles sur le visage. »
A. Camus.

Lorsqu’on souhaite bonne nuit à quelqu’un, on entrevoit un monde de repos mais aussi de
bienveillance. Celui qui va se coucher, pour bien dormir doit faire la paix avec lui-même, se délester
de ses soucis et inquiétudes en même temps qu’il se dévêt. La nuit offre la douceur et l’apaisement à
qui s’abandonne à ses bras ouverts, elle n’oblige nullement au sommeil mais elle invite à la
confiance : on ne dort jamais à son corps défendant.
Il est juste que, pour aller au lit, on change de vêtements ou on se déshabille entièrement. Passer
une robe ou une chemise de nuit est une façon d’honorer l’autre versant de l’existence, le plus intime,
le plus sensible. Dormir nu n’apparaît point comme une indécence, ce peut être l’enfant qui rejoint
le giron maternel, l’homme qui se dépouille des apparences pour s’aventurer sur la barque des soirs,
c’est une audace et une ingénuité. Pour certains, dont je suis, le sommeil invite à revêtir ses plus
belles parures parce qu’on sait bien qu’il va nous mener jusqu’à la Voie lactée et nous faire danser
avec Altaïr, Aldébaran et Fomalhaut. Le sommeil fait de nous des princes et des princesses dont le
royaume se nomme liberté.
Il convient donc de s’accorder aux fastes de la nuit avant d’y plonger comme dans un océan de
beauté, de clémence. La nuit est lustrale, même pour ceux qui ne sont pas assoupis, même pour ceux
qui étudient et lisent jusqu’à une heure avancée. Elle fait imperceptiblement basculer nos pensées,
nos sensations dans un autre espace-temps, elle ne les engourdit pas mais les étire à des dimensions
plus vastes. Le jour resserre notre être que la nuit épanouit, encore faut-il que le silence soit le climat
de ces possibles floraisons.
Le sommeil élargira encore plus l’horizon et ce n’est pas hasard si Hypnos, si Morphée le dieu des
rêves sont comme mère Nuit pourvus de grandes ailes : à l’instar d’Éros, d’Iris, d’Hermès, divinités
ailées du panthéon grec, ils permettent chaque soir aux mortels de rejoindre l’immensité céleste, de se
sentir presque dieux. Presque, parce que durant l’existence diurne, ils devront encore peiner, s’activer,
tandis que les véritables immortels ne font rien, ils se contentent d’être, dans un grand éclat de rire.
L’Âge d’or est le temps où on dort, où la paix circule entre loup et agneau, entre gazelle et tigre.
Seules les créatures promises à la mort ne dorment pas tout leur saoul, seuls des hommes éphémères
émergent de l’océan sans fond de la paisible nuit. Le penseur lutte contre l’endormissement. Or, la
conscience éveillée, la conscience supérieure, advient dans le sommeil profond, et l’on sait alors que
les jours composent un divertissement, une terrible diversion qui nous empêche de rejoindre le cœur
des choses, le centre de l’être. C’est de cette prison, ou de cette ruche, que la nuit nous libère.
Lorsqu’un être est éveillé spirituellement, il n’a plus envie que de dormir jusqu’à la fin des temps,
s’allongeant tel Bouddha pour un nirvana sans déclin. De même, lorsqu’un être est touché par
l’éblouissante lumière de l’amour, il désire se glisser au plus profond du silence, dans la majesté de la
nuit. Se taire et fermer les yeux pour accueillir l’indicible, pour rejoindre la splendeur des choses
éternelles. Tel est ce que donne à entendre – non à voir – le Mythe, muet autant que mystérieux. Tel
est l’état du mystique, bouche et yeux clos, enivré d’amour, qui renonce au monde, aux mots, par la
folie ou le profond sommeil. Dormir, aimer, c’est échapper aux limites de la condition mortelle, à ses
vicissitudes autant qu’à ses faibles plaisirs. Dormir, aimer, c’est aussi être touché par une grâce
supérieure que les yeux ne peuvent saisir ni les lèvres chanter.
Hypnos, Éros sont pourvus d’ailes merveilleuses tandis que Kronos est muni d’une faux. Le temps
nous est compté, particulièrement durant le jour où l’on ne cesse de calculer, où l’on s’enorgueillit
d’un emploi du temps, il nous rend à notre triste réalité et il nous tuera tous ; mais le sommeil et
l’amour ailés offrent à certains de rejoindre l’empyrée, de danser avec les constellations, d’échapper à
la faux du Vieillard.
Plusieurs mystiques ont fait l’expérience d’un sommeil inopiné qui d’abord les met en désarroi.
Ainsi de Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui entre au Carmel à quinze ans et tente de s’adapter au rythme
de sa nouvelle vie. Elle manque certainement de sommeil et pendant la prière est prise d’une
irrésistible envie de s’assoupir. Elle tente de lutter, elle redoute une faiblesse personnelle. Mais sept
ans plus tard, la petite Thérèse ressent que dans le sommeil elle rejoint Jésus qui, tandis que la
tempête se déchaîne sur le lac de Tibériade, dort tranquillement dans la barque. Ce n’est plus une
inattention mais une confiance éperdue, propre aux enfants de Dieu, l’innocence du juste.
Désormais elle offrira ses nuits, son sommeil intempestif, afin que d’autres âmes reçoivent la clarté.
Quelques siècles avant elle, la forte, l’ardente Thérèse d’Avila sent bien que le sommeil propose un
enseignement, qu’il est proche de la contemplation ; et elle ne dédaigne pas ce qu’elle nomme
« l’oraison de quiétude », signe d’un abandon total à Dieu.
Car si l’ivresse d’amour fait chanter parfois, elle peut aussi faire tomber dans les bras de l’Éternel
d’un sommeil sans retour.
Loin de ces saints énamourés, chaque soir met à l’épreuve l’homme pensant qui hésite à quitter la
vie consciente, à se quitter. Pour ceux chez qui l’action, la raison et la volonté sont prééminentes,
dormir est chose peu sérieuse, conduite déraisonnable. Ils ne craignent pas tant la torpeur de la
conscience que la question propre à la nuit : où suis-je et qui suis-je quand je dors, quand je
m’adonne ou me risque au sommeil profond ?
Si les sommeils sont emplis de lumière, encore faut-il d’abord descendre dans la mine, s’aventurer
dans les corridors, avancer seul dans le tunnel ; encore faut-il croire en des germinations secrètes, en
des gisements aurifères que n’atteint pas l’intelligence diurne. Descendre dans le sommeil, c’est
fermer les yeux et faire silence mais aussi ouvrir tous les autres sens, pousser de fines antennes. Dans
le noir, on tend l’oreille, on devient extrêmement attentif. Il n’est pas indifférent de remarquer qu’au
dormeur est proposé un oreiller, à savoir un coussin destiné aux oreilles…
De quel côté respire la vraie vie, telle est la question que pose, nuit après nuit, le sommeil
bienheureux. Le conte de la Belle au bois dormant transmis par Charles Perrault est fascinant parce
qu’il dépasse la simple histoire d’une rencontre entre un prince audacieux et une princesse
endormie : il la replace au cœur d’une dramaturgie cosmique qui ne cesse de se dérouler au-dessus de
nos têtes et dont nous ne sommes pas maîtres. S’il est possible à un jeune homme vaillant d’aller
traverser la forêt et de contempler une demoiselle qui dort, s’il est loisible à toute jeune fille
d’attendre avec confiance, en dormant profondément, l’élu de son cœur, en revanche il n’est pas en
notre pouvoir d’homme de faire lever le jour, de faire tomber la nuit, encore moins de fomenter les
noces du jour et de la nuit.
En relisant attentivement l’histoire de la Belle au bois dormant telle qu’elle est rapportée, au
Grand Siècle, par Charles Perrault, on s’aperçoit que le récit se situe à la fois sur le plan terrestre et
sur un plan cosmique, donnant à entendre que les deux plans entrent en résonance – avec fracas ou
harmonie –, et que le jeu de miroirs est sans fin.
Dans le conte de Perrault, aucun personnage ne porte de nom : il y a un roi, une reine, leur fille,
des fées, une vieille femme qui file dans un coin reculé du château, il y a toutes sortes de serviteurs,
de cuisiniers, de palefreniers et de marmitons, et, loin du domaine enchanté, désormais tombé dans
l’engourdissement, il y a aussi un prince, son père débonnaire, sa mère épouvantable, ogresse pour
dire le mot… Or, les deux enfants qui naissent de l’union du prince et de la princesse sont, eux,
désignés par un prénom : la fille s’appelle Aurore, et le fils Jour.
Cela doit mettre la puce à l’oreille de l’entendement subtil, si les mythes et contes demandent à
être reçus comme des passeurs de sagesse, des pourvoyeurs d’éveil.
Plutôt que d’être réduit au rôle de l’homme idéal dont rêvent encore les femmes d’aujourd’hui, le
prince qui chevauche et qui cherche à travers la contrée ce qu’il ne peut nommer mais désire
rencontrer me paraît personnifier la lumière de ce monde qui se plaint et se souvient de la lumière de
l’autre monde et s’en va contempler la beauté infinie qui gît, insoupçonnée des mortels, de l’autre
côté de la forêt. Quant à la princesse endormie, qui a l’âge gracieux de Juliette, de Béatrice, elle figure
la splendeur de l’invisible, une lumière de l’ailleurs qui effraie les mortels mais qui est réservée à
quelques-uns. Quand le prince la découvre dans sa « chambre toute dorée », il est frappé par la vue
de cette jeune fille « dont l’éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin ». Son
cœur est amoureux et son âme entre en ravissement. Il ne va pas la réveiller, fût-ce par un baiser,
mais le récit indique que le jeune homme « s’approcha en tremblant et en admirant, et se mit à
genoux auprès d’elle ». À ce moment-là, en cet instant juste, d’harmonieux accord, la princesse ouvre
les yeux et accueille le héros avec des mots tendres et délicats : « Vous vous êtes bien fait attendre. »
Ce qui, au passage, dit clairement que le sommeil n’a rien d’une hébétude, d’une inconscience, qu’il
est une autre façon de voir les choses et de veiller sur elles. Parce que, tel le prince du conte, on peut
rencontrer l’inespéré, la merveille, en parcourant le monde, en allant à l’aventure et en cherchant
vaillamment – c’est le propre de la quête héroïque –, ou on peut attendre l’incroyable à la manière de
la belle endormie, en s’abandonnant, en se livrant à la nuit du sens et des sens corporels, en sombrant
dans le sommeil et dans l’Essence – et c’est la démarche mystique.
Dès que leurs regards se croisent, leurs cœurs s’enflamment. Les deux jeunes gens ont toutes sortes
de choses à se raconter et ils conversent durant des heures, avant d’aller prendre un repas au son des
violons et des hautbois. Épris dès le premier regard, après une aussi longue attente ils s’unissent dans
la chambre dorée.
Le lendemain, le prince retourne dans le monde des hommes, dans le château de ses parents, mais
il vient retrouver sa belle chaque soir tout en gardant secrète sa rencontre. Ses parents le questionnent
mais il élude la réponse. Il vivra plus de deux ans entiers avec la princesse qui donnera naissance à
deux enfants particulièrement beaux, Aurore et Jour. Une fille et un garçon nés de l’amour d’un
homme et d’une femme, deux enfants venus aussi bien de la nuit des temps. Tout amour est une
cosmogonie. Il s’agit donc, dans la version rapportée par Perrault, de plusieurs histoires finement
entretissées : celle d’un amour peu ordinaire entre un jeune homme et une jeune fille qui se
rencontrent au juste moment, comme si cela était prévu de toute éternité, comme si leurs âmes
étaient prédestinées l’une à l’autre ; celle d’une quête initiatique dans laquelle le cavalier qui chasse
figure le chercheur et la belle princesse recluse dans le sommeil représente la sagesse cachée : les fruits
de leur union secrète, Aurore et Jour, évoquent par leur nom la splendeur matutine de la conscience
éveillée et du cœur immortel. Et c’est aussi une histoire à l’échelle cosmique, d’ordre métaphysique,
dans laquelle le principe lumineux présidant au Jour tombe éperdument amoureux de la beauté de la
Nuit : la lumière créée qui règne sur le monde visible rejoint la lumière incréée, source dont elle est
inséparable – et la jeune dormeuse attend le chevalier avec autant de ferveur que lui-même la désire
sans l’avoir rencontrée.
Le prince du visible part à la chasse de l’invisible, et comment donner à voir ce monde invisible,
cette Sagesse lumineuse et secrète, autrement qu’en imaginant une princesse ravissante dormant, loin
de tous, dans sa chambre dorée ? Le cœur de la nuit, pour qui s’y aventure en délaissant toutes autres
choses, étincelle de feux immortels, il abrite les éblouissements intérieurs, les événements de l’âme.
Le prince du visible part à la recherche de la splendeur cachée de l’invisible et il s’entête, il persiste
dans sa chasse héroïque et solitaire. Un jour, une brèche se présente – fissure dans le quotidien,
déchirure du voile des phénomènes – et la forêt s’ouvre, les ronces se couvrent de fleurs, et le château
apparaît. La Nuit de l’invisible dort depuis un temps immémorial : elle respire, elle n’est pas morte,
mais elle se sent très oubliée. Ainsi, la princesse toujours jeune sur laquelle est tombé le manteau d’un
sommeil de cent ans dort non pas en raison d’un méchant sort qui l’exclut de la communauté
humaine, elle dort – et son cœur veille, comme la belle du Cantique des Cantiques – parce qu’aucun
chevalier n’a eu soif et souvenir d’elle, parce qu’aucun n’a eu désir d’aller la contempler.
La lecture ordinaire du conte de la Belle au bois dormant réduit la femme à un être passif rêvant
d’un prince charmant qui la comblerait de tous les biens terrestres. Mais l’herméneutique spirituelle
décèle dans la figure de la princesse endormie l’éternelle sagesse qui ne flétrit pas, qui est. Or
l’éternelle Sagesse, comme la Nuit primordiale, est ancienne, autant dire juvénile : elle est aussi bien
pour tout homme « l’amour de sa jeunesse » dont parlent les Psaumes.
Dans la nuit de son très long sommeil, la princesse sans nom est préservée de la dégradation, de la
vieillesse et autres maux inhérents à la condition humaine. Elle dort, elle attend. Non pas qu’un
gentil garçon la réveille d’un baiser puis la demande en mariage, mais qu’un fils de roi ait désir d’elle
au point de tout laisser des affaires du monde pour l’unique Sagesse. Ce n’est donc pas le jeune
homme qui l’arrache au sommeil, mais elle ouvre les yeux parce qu’il a osé venir jusqu’à elle : ce n’est
pas le pèlerin spirituel qui réveille la Sagesse cachée, c’est elle qui à l’être éveillé offre ses yeux grands
ouverts.
Le prince, l’élu spirituel, avait grand désir d’elle, aussi est-il parvenu jusqu’à la chambre dorée,
jusqu’au seuil de l’adoration ; et elle aussi, la toujours jeune princesse, l’inoubliable Sagesse, l’espérait
en son sommeil ardent, dans son cœur vigilant : « Vous vous êtes bien fait attendre… »
La belle histoire, riche de toutes ces strates, ne s’arrête pas là. L’amour qui unit irréversiblement le
prince et la princesse doit se confronter au monde des hommes, aux vilenies terrestres, pour tout dire
au Mal. Et il est de taille à l’affronter. En suivant toujours le conte légué par Perrault, on apprend
que le père du prince meurt, que son fils lui succède et s’établit dans son domaine avec son épouse,
jusqu’ici tenue secrète, et leurs deux enfants. Mais peu après, il doit s’éloigner pour aller guerroyer
contre un empereur ennemi. La mère épouvantable va pouvoir donner cours à ses instincts
destructeurs. Ses appétits d’ogresse se réveillent et elle demande à son maître d’hôtel d’aller tuer puis
cuisiner « à la sauce Robert » – détail piquant et affreux – la petite Aurore, puis le petit Jour, enfin la
jeune Reine. Le maître d’hôtel épargne ces trois êtres qu’il sait innocents et à leur place il sert un
agneau, un chevreau, une biche – apprêtés, on s’en doute, à la sauce Robert, une sauce de tous les
diables.
L’histoire finit bien, mais de justesse ; le Mal est jugulé et même anéanti, comme dans les récits
d’Apocalypse. Ce qui est à noter, c’est que le Mal qui détruit, engloutit tout et ne connaît nulle
borne est figuré par une ogresse, un personnage diurne. La nuit est de toute beauté : c’est la princesse
endormie, très silencieuse, c’est l’amour du prince, une conversation sans fin, la musique des violons
et des hautbois, les rencontres secrètes, la naissance des enfants merveilleux. Le jour, quant à lui, est
le règne du clair (jeune reine réveillée, Aurore et Jour) mais aussi de l’obscur (empereur ennemi, mère
ogresse). Les ténèbres, les maléfices gisent dans la vie diurne, le train du monde, tandis que la nuit
veille, protège, restaure. C’est l’ogresse, figure diurne, qui risque d’avaler l’aurore, le jour, la lumière
de la nuit.
La mission du héros, du chevalier célestiel qu’est le prince, consistera pour lors à délivrer la
Lumière de l’invisible, l’éternelle Sagesse, de l’emprise des démons terrestres et toujours agissants ; et
il aura aussi la mission très pénible d’anéantir à jamais la mère épouvantable – non pour régler enfin
son complexe œdipien, mais pour affirmer qu’il est fils de lumière, né du ciel, bien avant d’avoir été
engendré par une mère mortelle, avec ses gentillesses et ses affreux défauts.
Le prince du conte représente le meilleur de ce monde, aussi est-il jeune et beau, vaillant et
amoureux ; la princesse représente le plus visible de l’autre monde, aussi est-elle belle et radieuse,
mais cachée et recouverte du voile du sommeil. Ils sont obligés de se rencontrer, de s’aimer et de
s’unir parce qu’ils sont inséparables : sans la Belle, le prince n’est qu’un chevalier errant et ce monde
va à vau-l’eau, privé de transcendance ; sans un homme noble pour la quérir, pour la chanter, la Belle
risque de disparaître et les splendeurs de l’autre monde vont se reclore à tout jamais. Le monde
visible se trouve en proie au mal et au malheur si aucun de ses habitants ne se souvient de l’autre
monde ; mais le monde invisible s’efface – cent ans ou bien davantage – si nul ne pense à lui, ne
combat pour lui, ne témoigne de lui. Le sommeil de la jeune princesse est une attente émerveillée,
vision eschatologique d’un monde réunifié.

*
La sérénité vient avec le soir. Même si on ne dort pas, la paix, la majesté du ciel nocturne invitent
à adopter un autre rythme, plus ample et plus recueilli. C’est le temps de la méditation, de la
douceur, des confidences. C’est l’heure propice aux sérénades qui disent l’amour et la nostalgie
comme un rossignol dans la nuit.
Le soir est serein : ainsi le désigne l’origine du mot en latin, serenus. Cette tranquillité particulière
ne vient pas d’une absence de bruits extérieurs, ni de l’arrêt des activités, elle est la qualité d’un état
intérieur où tout paraît se décanter et se mettre à sa juste place, avec douceur. La sérénité est moins
un détachement qu’un rassemblement, à la façon dont le berger rassemble au soir ses brebis : elles
sont toutes différentes, certaines chétives, d’autres grasses, l’une très blanche, l’autre peut-être
galeuse. Mais le berger les réunit sans les juger, il les prend toutes sous sa protection tandis que la
nuit approche. Ainsi des actes, des bonheurs et des douleurs de la journée que recueille la conscience
sereine, apaisée, du soir. La sérénité, c’est de sentir, de se dire que tout a été utile, la fièvre et l’ennui,
la déchirure et la tromperie, que tout concourt, même si on n’en voit pas le sens, pas le bout. La
sérénité n’est pas l’indifférence, elle permet d’embrasser la totalité d’une journée, d’une vie, dans un
seul chant de grâce, dans un grand geste d’amour. Aussi est-elle belle l’expression qui évoque « le soir
de la vie ». Il n’en émane rien de triste, mais c’est toute la noblesse d’une vie d’homme accomplie,
avec ses pertes et ses richesses, ses faux pas, ses joies intenses, sans rien renier. C’est une sagesse
souriante et un sentiment très doux.
Le soir, c’est aussi l’heure de Dieu, à en croire la Bible. La Genèse l’indique (III, 8) lors du récit de
la chute. Adam et Ève ont mangé le fruit défendu, ils se sont découverts nus et se sont fabriqué à la
hâte un pagne avec des feuilles. C’est alors qu’ils entendent le pas de Dieu se promenant dans le
jardin à la brise du soir. Et ils se cachent nus et feuillus parmi les arbres, comme des gamins pris en
faute qui repoussent la confrontation avec l’autorité des parents. Dieu se promène dans le vent léger
du soir, et eux se terrent comme des fautifs. Dieu est serein, il arpente tranquillement son jardin, il
s’accorde avec le soir qui vient. L’homme et la femme se sentent honteux, vaguement niais ; figés de
peur, ils se dissimulent doublement, derrière leur frêle pagne et derrière les arbres. Dieu respire
largement dans l’air du soir, eux retiennent leur souffle dans l’ombre. Le soir est un acquiescement,
l’ombre un retranchement. Le premier annonce une nuit ample, il ouvre ; la seconde présage
l’obscurité où l’on s’enferme.
Lorsque Dieu, bien plus tard dans l’histoire des hommes, se manifestera devant Élie, sur le mont
Horeb, ce sera de nuit et dans le souffle d’une brise légère. Élie se voilera le visage avec un pan de son
manteau, il ne se cachera pas comme les peu glorieux ancêtres du jardin d’Éden.
Savoir se promener au soir tombant, au soir de sa vie, c’est parfois se sentir Dieu, plus souvent
ressentir la beauté et la douleur d’être un homme, de n’être qu’un homme. La sérénité vient alors de
se savoir très précieux et passant sur la Terre. Attendu et fragile comme une brise dans le soir.
III

Souffles et envols

« Les yeux infinis que la Nuit ouvre en nous


paraissent plus célestes que ces étoiles scintillantes. Leur
regard porte plus loin, par-delà les cohortes extrêmes
du firmament. »
Novalis.

« La Nuit est le livre, le silence et l’inaction d’un


livre, lorsque, tout ayant été proféré, tout rentre dans le
silence qui seul parle, parle du fond du passé et est en
même temps tout l’avenir de la parole. »
M. Blanchot.

Il est des fleurs qui s’ouvrent avec le soir et des oiseaux qui chantent à la nuit tombée. Pour les
poètes, les heures se font légères, versant la rêverie, l’inspiration, tandis qu’aux philosophes le monde
nocturne apparaît flottant, incertain. Tout devient errance ou bien enchantement, c’est le temps de
la flânerie, de l’imagination, des frissons crépusculaires, des terreurs ancestrales, le ciel étoilé donne le
vertige, la lune joue avec les loups, les marées, les femmes vagabondes, c’est le temps de l’ivresse, du
trouble, la beauté semble étrange et parfois assassine, la lune se cache, la lune rend fou, et le ciel
majestueux impose sa puissance, les étoiles rallument en notre âme une poignante nostalgie. Nuits
blanches, nuits fertiles. Délires et sortilèges, douceur des aveux, murmures, effleurements de soie.
Dès que la nuit s’étend, il paraît inconvenant de parler fort, les cris ou les éclats de rire sonnent
comme des blasphèmes sous la voûte constellée.
Plus on entre dans la nuit et plus on se tait. Non point par peur, mais parce qu’on se rapproche du
grand silence premier et qu’on s’y accorde. Au cœur de la nuit, comme au cœur de chaque être,
l’intériorité et l’immensité coïncident : le silence ouvre les chemins de la profondeur, les oasis du
recueillement, tandis que l’immensité du ciel scintillant nous rappelle à notre destinée, peut-être à
notre splendeur.
La nuit, on est plus près de l’infini. Aussi le doute et l’effroi peuvent-ils s’emparer de toute
créature, et l’être humain qui se croyait puissant a désormais le choix entre s’abrutir et se prosterner.
S’il veut oublier sa fragilité, il se rendra à la taverne, dans des lieux bruyants et enfumés où il pense
retrouver ses semblables, où il renoue en fait avec sa condition mortelle. Mais s’il tient à honorer sa
précarité en même temps qu’il rend hommage à l’immensité céleste, il restera sous la voûte étoilée et
par la contemplation se fondra en sa beauté lointaine : de ce moment il ne se sentira plus écrasé mais
appelé à sa propre grandeur.
La nuit rapproche de l’autre monde, elle semble convoquer les défunts et les anges, elle incite
volontiers à aller du côté des cimetières ou des landes désertes, vers des territoires inexplorés
qu’effleure peut-être le souffle de Dieu.
Clémente et parfois si douce, la nuit me rend pourtant à ma solitude, à ma condition d’âme
étrangère, d’âme exilée ici-bas. Voilà pourquoi on préfère la fuir, ou la remplir d’activités, de
distractions. Pour éviter de méditer sur l’étroitesse de nos désirs, sur les limites de notre prison. La
nuit elle-même a figure d’étrangère au visage sombre, elle fait chavirer la raison et ses certitudes,
trembler la volonté, elle est l’autre versant – violemment repoussé, si désirable – d’un monde que seul
nous disons nôtre. La nuit appartient aux dieux, le jour est l’espace exigu réservé aux mortels.
Par sa clarté mouvante, la lune se pare d’ambiguïtés. Malicieuse voire capricieuse, elle joue à se
voiler et à se dévoiler, à lancer une œillade d’amoureuse puis à disparaître dans sa robe de mariée.
Elle reçoit tous les baisers, tous les vœux des cœurs épris, elle apprécie les sérénades et les poèmes, elle
sourit à l’ami Pierrot, guide sa plume avant de porter son message : elle seule est confidente d’un
grand amour inavoué. Elle seule est apte à le murmurer, à le cacher.
Mais elle fuit aussi, plus gravement, rappelant que toute beauté est imprenable ; que les biens les
plus précieux – l’amour, la beauté, le silence, la joie – ne se peuvent posséder ni retenir mais qu’en
eux, parfois, en un instant illuminé, il est donné de se perdre. Il faudrait relire le récit de la guerre de
Troie à la lumière changeante et ensorcelante de la Lune, telle la Beauté éternelle mais voilée s’élevant
au-dessus du fracas de la geste humaine, telle l’insaisissable Beauté ayant provoqué tous ces sanglots,
tant de combats. Hélène porte le nom de la Lune, qui est aussi Séléné. La beauté d’Hélène de Troie
s’entoure de voiles, est-il constamment rappelé dans l’épopée homérique. La reine s’embrouille dans
ses voiles comme la lune joue avec les nuages, affolant jeunes hommes et vieillards. Elle méritait bien
une guerre, disent les plus hardis. Une guerre impitoyable suscitée par le rapt d’une beauté
imprenable. Dans cette apparente folie où s’affrontent les meilleurs héros, la Sagesse soulève un de ses
voiles : seule la Beauté veut qu’on meure pour elle… Ainsi, Hélène de Troie ravissait tant les regards
humains que l’un d’eux, le plus audacieux, entreprit de la ravir. On ne cherche à enlever que ce qui
violemment nous émeut, nous transporte hors de nous. Or, si la reine se trouve sur terre mariée à
Ménélas, la beauté qu’elle irradie derrière ses voiles n’appartient à personne : nul ne peut saisir la
lune, Hélène, dans sa course, dans ses jeux, on n’épouse pas une femme libre.
Il reste aux hommes orphelins de rêver, d’écrire à la clarté de la lune, d’offrir leur visage à cette
source de blancheur, de danser dans son halo. Au clair de la lune, on se rend compte que toute notre
existence est un pâle reflet de l’absolu, une approximation insupportable. Au clair de la lune, on voit
notre existence se dérouler en tremblant, dans une beauté précaire, toujours menacée, dans une
lumière fantasque, souvent exténuée, et le désir nous prend d’aller voir plus loin, avant, dans la nuit
des temps, d’aller voir avec les yeux fermés la Lumière qui fut au tout commencement – et que la
Nuit recèle et dont la Lune est messagère –, le désir nous vient d’avoir le regard incisif des oiseaux
nocturnes, des rapaces qui tranchent les ténèbres, d’avoir leurs yeux écarquillés et tranquilles qui les
rendent semblables aux statues de Sumer, qui leur font contempler derrière l’obscurité apparente
l’éternelle Sagesse. Au clair de la lune se tient immobile et vigilante la chouette aux yeux ronds,
l’oiseau d’Athéna.

*
Les promenades nocturnes n’ont pas seulement un caractère sentimental, elles offrent le goût
puissant de l’au-delà, elles veulent donner à nos gestes, à nos paroles, à nos émois une ampleur
cosmique, une dimension d’éternité. Le ciel étoilé émerveille souvent, il suscite notre révérence mais
il peut également sidérer. Il lance sur les âmes nostalgiques son grand filet stellaire, il les happe ou
harponne si d’elles-mêmes elles ne désirent pas remonter, quitter l’exil terrestre… On court tous les
dangers en regardant la lune, en marchant sous le ciel plein d’étoiles, parce qu’on se souvient de
notre destinée. Et en dormant à la belle étoile, on retrouve le sens nomade de l’existence, avec ses
défis et sa liberté, on se sait pauvre mais, parfois, infiniment aimé. On se voue à la grâce du ciel, à la
bienveillance d’un Dieu inconnu. Et jamais qu’en ces moments d’abandon – lorsqu’on aime,
lorsqu’on dort à la belle étoile – le ciel ne se tient aussi près du corps du dormeur, de l’amoureux.
Dans la nuit, le monde entier semble veiller sur moi. Par les mille yeux du Grand Autre, du Grand
Tout. Et c’est juste retour. Quand le passant terrestre s’élève du regard de convoitise au regard qui
contemple, il reçoit de là-haut, des mille étoiles qui composent le regard de l’invisible, il reçoit sur lui
non pas des yeux qui épient et surveillent, tel Argus, mais des yeux qui veillent et protègent. Aussi les
étoiles peuvent-elles le faire frissonner d’espérance.
Les astronomes observent le ciel nocturne, scrutent les planètes et les constellations, tandis que les
mystiques se laissent regarder, parfois enlever, par l’infini qui au loin, tout près, scintille. Ils se
sentent bercés par une musique très ancienne, l’amour de leur jeunesse, l’amour inoubliable qui les
fait juvéniles et ardents. Et les plus énamourés se laissent prendre, corps et âme, dans le maillage serré
que tissent les étoiles. Sous la caresse du ciel nocturne, ils sentent une issue à ce monde sublunaire,
factice et changeant, infidèle comme une femme trop fardée, ils entrevoient des portes, des brèches
tout au moins, menant vers un ailleurs que jamais ils n’auraient dû quitter. C’est déjà un repos, c’est
encore une hâte. C’est une paix et c’est un éveil aussi. Les ciels nocturnes réveillent en eux un désir
fou, un goût de partir, de ne plus revenir sur les terres du mensonge et de l’infidélité, ces contrées
sublunaires où les amours dansent avec les guerres, où aimer fait mal, ces territoires que d’une
humeur inconstante la Lune effleure, trop belle Hélène qui sourit derrière ses voiles, exaspérant ses
admirateurs.
La douceur de la nuit est une nostalgie, sa beauté intouchable une blessure au cœur du mystique.
La plupart des Romantiques et des Symbolistes ont ressenti avec exaltation ou bien mélancolie cet
appel vers l’infini. Leurs longues errances nocturnes, leur contemplation des étoiles sont une sorte de
répétition du voyage des âmes. Par leurs poèmes, leurs peintures, à travers leur musique, ils cherchent
à enchanter leur désir de lointain, à tromper leur attente, mais ils veulent tout autant romantiser le
monde, le rendre à sa destination première en le faisant vibrer aux accords d’au-delà.
La beauté de ce monde se révèle, se réveille la nuit. Jamais le jasmin n’embaume aussi suavement.
Dans les nuits d’été toute femme est déesse, toute femme est belle à mourir. Et celui qui la chante se
meurt de volupté d’aimer.
Pour les penseurs que furent les Romantiques allemands, et Nietzsche par la suite, méditer sur la
nuit ou étudier durant les heures nocturnes, cela revient à dépasser la pensée, à s’ouvrir au mystère ;
c’est se questionner sur ce qu’embrasse le regard lorsque la vue ordinaire s’assombrit, n’a plus de
prise ; c’est approcher de la vision.
La nuit, comme l’amour, octroie une connaissance sublime. Une connaissance qui est l’instant
rappel d’une transcendance. Et le poète, le philosophe, l’artiste se retrouvent, hommes pensants et
démunis, au pied du mur de l’insondable ; au bas de l’échelle de l’infini. En vérité ils peuvent
trembler. Ils peuvent chanter aussi. Certains se laisseront emporter sur les ailes du Cygne, sur le dos
du Dauphin, d’autres croiront toucher la Chevelure de Bérénice ou mener une chasse mystique en
compagnie d’Orion, d’autres encore iront jouer avec la Petite Ourse… Mais tous, au pied du mur de
la transcendance, sont forcés de bondir par-delà, de rejoindre la majesté des constellations, de se
revêtir d’une blancheur éclatante.
La Voie lactée rassemble toutes sortes de légendes, et les diverses aspirations de l’âme. En elle les
hommes ont vu, de leur regard de poète, un large fleuve, un arbre renversé qui masque la lune et le
soleil, un grand serpent blanc, un chemin qu’empruntent le vent ou les oiseaux, les oies sauvages ou
les pèlerins de Compostelle. Les Toungouses de Sibérie y décèlent la trace des skis de l’ours tandis
qu’en Chine la Rivière céleste sépare inexorablement la Tisserande et le Bouvier qui ne peuvent se
rejoindre qu’une fois l’an.
Attardons-nous un peu sur la légende grecque qui rattache la Voie lactée à l’enfance d’Héraclès.
Ce futur héros est le fils de Zeus et d’Alcmène, une mortelle. Abandonné tel un bâtard par sa mère, il
est recueilli par Héra, l’épouse de Zeus. Sur le conseil d’Athéna, déesse de la sagesse, Héra, pourtant
lassée des frasques de son divin époux, allaite l’enfant qui en gardera trace dans son nom : Héraclès
signifie la gloire d’Héra. Mais voici : le nouveau-né se montre glouton et ne cesse de téter. Excédée,
Héra repousse vivement l’enfant de son sein : un jet de lait éclabousse le ciel et l’illumine comme une
gerbe d’étoiles. Héraclès est sevré brutalement mais il est donné aux humains de pouvoir contempler,
la nuit, surtout l’été, quand le ciel est sans nuages, cet amas prodigieux de blanches étoiles, les mille
gouttelettes de lait, venu du sein de la déesse Héra.
Selon une autre version, on avait placé près d’Héra, tandis qu’elle dormait, le rejeton de Zeus,
espérant qu’elle s’attendrirait et en prendrait soin. Mais l’enfant s’était aussitôt enquis de trouver le
sein et s’était mis à téter avidement. Réveillée, furieuse de la ruse, Héra repoussa le bambin, elle lui
retira brusquement le sein – et il en jaillit une pluie de blancheur qui perdure dans le ciel.
Contrairement à la science, le mythe ne cherche pas à expliquer l’univers. Mais il offre du sens, à la
façon dont Héra donne le sein : volontiers ou à son corps défendant. L’histoire d’Héraclès est celle de
tout homme, moitié mortel, moitié divin, qui va vers sa grandeur en traversant des épreuves, en
accomplissant des travaux, en ne se dérobant pas aux diverses rencontres que propose l’existence.
Très tôt délaissé par Alcmène, sa mère humaine, Héraclès reçoit la faveur d’une nourriture céleste par
l’entremise de la Sagesse, Athéna. On peut dire aussi que la mère terrestre s’occupe du corps,
alimente un corps fait pour le monde, tandis qu’Héra, mère céleste, nourrit l’âme du héros. C’est
Héra qui est la véritable mère nourricière, non pas une mère charnelle mais une divinité qui élève
l’enfant en lui donnant à boire le lait de la Connaissance, telle Isis, en Égypte ancienne, allaitant le
pharaon. Pour Héra, pour Isis, donner le sein, c’est rendre saint.
Et ce n’est pas au mortel, au petit rejeton que nous sommes, de décider de la quantité à ingérer ;
c’est la divinité qui prodigue ou restreint le flot des subtiles nourritures. Ainsi, tantôt, comme
Héraclès enfant, nous buvons du petit-lait, nous recevons l’inspiration et en redemandons, nous
partageons l’intimité des dieux, tantôt nous nous sentons sevrés et abandonnés cruellement. Chassés
de l’Olympe ou du Paradis. Mais la Voie lactée rappelle qu’il y a un chemin possible, toujours offert
et assez large pour tous, même si ce chemin n’est pas sur la terre ferme, même s’il n’apparaît que la
nuit. C’est un chemin de blancheur, une voie lumineuse, grande trace nocturne d’une main tendue,
ou d’un sein offert, répondant à l’apparition furtive, dans le jour, de l’arc-en-ciel. La Voie lactée,
comme l’arc-en-ciel, rappelle l’alliance entre le Ciel et la Terre, entre la Divinité et les humains qui
cherchent en gémissant ou gloutonnement. Ces deux signes n’apparaissent pas en permanence, ils
relèvent moins de phénomènes météorologiques ou astronomiques que d’expériences intérieures.
La Voie lactée rappelle aux grandes âmes le chemin du retour après le voyage terrestre. Autrefois,
dans la nuit des temps, nous fûmes abreuvés et nourris dans le giron des dieux, puis nous fûmes
rejetés loin de cette splendeur, privés de ces délices. La question, la quête ne consistent pas à
s’interroger sur les raisons de cet apparent abandon, de l’exil douloureux, mais à garder trace de la
Lumière reçue, de la Connaissance savourée, à se souvenir de la Voie lactée qui ne cesse de couler
vers nous. La Terre promise se situe dans le Ciel, là où coulent les fleuves de lait et de miel. Lait de la
Connaissance, offert par Héra grâce à la médiation d’Athéna, miel de l’Amour, détenu assurément
par les deux Ourses. Les dieux, quant à eux, se réservent des nourritures supérieures, non identifiées
des humains, qui sont nommées nectar et ambroisie. Une recette d’immortalité.
La nuit irrigue l’imagination, affine les perceptions, et dans le silence et le recueillement qui
président à toute création, à tout amour, elle déverse sur l’artiste des influx célestes, elle l’enveloppe
de faveurs, elle lui fait entrevoir des réalités subtiles que n’atteignent ni la claire raison ni les sens
ordinaires. Certes, l’inspiration n’advient pas seulement dans les heures nocturnes. Si l’état inspiré est
lié à la nuit, c’est parce qu’il nous fait toucher la nuit en nous – ce point sublime situé au plus
profond, ce soleil inverse de la maîtrise, de la détermination. L’état nocturne dans lequel se trouve
celui qui reçoit l’inspiration est d’acuité autant que de réceptivité. On ne dira jamais assez combien la
lucidité, avec ce qu’elle a de tranchant, caractérise l’esprit prophétique. Il ne s’agit pas ici de
divagation mais de proclamation d’une vérité lumineuse, intransigeante.
Plus je consens à l’état nocturne, et plus la nuit me guide, plus brille la Voie lactée. J’écoute, au
lieu de saisir. L’entendement est l’intelligence qui vient avec la nuit, lorsque les sens externes sont
plongés dans l’obscurité, et congédiée la belle assurance de penser. Tout voilement mène à un
dévoilement – nouvelle vision des choses ou bien révélation supérieure. Autrement dit, l’inspiration
consacre le désastre de la raison. Elle prodigue le chant, les images, le délire, la poésie, la vaticination,
l’enthousiasme qui fait entrer dans la giration des astres. Toujours furtif, parfois fulgurant, l’état
inspiré serait ce point de rencontre, de noces, entre la plus haute lumière et, en l’homme, la plus
profonde nuit. Aussi n’est-il ni abstrait ni froid : c’est un état de vie intense, et un état d’amour.
La nuit révèle la musique de l’être. Et elle vient rappeler que l’homme est un être lyrique au tout
commencement. Il est des fleurs qui s’ouvrent avec le soir, des parfums qui emplissent tout l’espace
nocturne. Il est d’étranges oiseaux qui font entendre leur chant dans le noir. Il est parfois des
hommes déraisonnables qui sont prêts à tout vendre, prêts à perdre la tête, pour rejoindre la nuit,
pour vivre d’enchantement.
IV

Désir et adoration

« Aimer ne m’est que nuit, sans aucune lumière,


Et l’Amour, ma lumière, se cache dans la nuit. »
Hadewijch d’Anvers.

« Dans la femme il y a le jour, la nuit, Dieu,


l’éternité. »
D. de Roux.

« Si je ne brûle pas,
Si tu ne brûles pas,
Si nous ne brûlons pas,
Comment les ténèbres
Mèneront-elles à la clarté ? »
N. Hikmet.

On peut entrer dans la nuit par la porte du sommeil ou par celle de l’amour. Qui s’engage en ce péril
délicieux consent à être défait, à être débordé. L’apaisement que promettent les soirs se change en
véhémence quand le cœur est épris, les heures nocturnes attisent les craintes autant que les ferveurs.
Comme le rappelle le mythe, Nuit ne dort jamais. Elle enfante et elle veille, elle verse les chimères,
les douleurs, la discorde mais aussi le baume des songes, l’oubli. Parmi ses fils les plus remarquables
et chéris des mortels, se distinguent le sommeil, Hypnos, et l’amour, Éros. Hypnos au visage
heureux, les yeux reclos sur la clarté intérieure, Éros aux ailes d’or empêchant de dormir, invitant
toute âme à l’éveil.
La nuit est, pour les amoureux, secrète et brûlante. Elle n’a pas pour rôle de dissimuler leurs
étreintes mais de leur conférer un caractère sacré. Elle soustrait les amants au monde ordinaire que
régit le temps et leur ouvre comme lit tout l’espace céleste. Dans le jour, ils marchent côte à côte, ils
parlent ensemble, mais dans la nuit de l’amour ils sont face à face et ils peuvent s’unir. Il y a une
grande différence entre être ensemble et être unis ; entre se sentir complémentaires ou semblables, et
se savoir inséparables. Si le jour a tendance à égaliser, à uniformiser les individus que brasse la foule et
que le travail exténue, la nuit rend chacun à sa solitude, et la nuit de l’amour rend cette solitude
unique et étincelante.
Mais longue, très longue s’avère, avant la rencontre et l’union, la nuit d’aimer. C’est une quête
solitaire dans le noir, avec pour lumière son seul cœur battant. Une traversée du désert où, les yeux
brûlés, les mains vides, on s’affame. C’est une houle où parfois surgit une fraîcheur, ce sont des
portes closes, de fausses lueurs, des corridors interminables, c’est un puits où l’envie prend de se
laisser tomber. Celui qui cherche l’amour rencontre d’abord la nuit. Dans cet obscur il doit
persévérer et avancer, pendant ce dur labeur tout son être est éprouvé afin de devenir digne de
l’Amour.
L’amour se cherche dans la nuit et il est cette lumière qui habite la nuit. Bien avant les nuits
amoureuses tant désirées se déroule, implacable, une nuit qui fait écran à l’Amour et qui en permet
l’apprentissage. Les fous d’amour, les grandes amoureuses qui sont aussi des mystiques connaissent
tous cette passion nocturne dont l’absence, le refus, le doute, la douleur, la déréliction composent les
stations. La nuit qui les envahit les mène à leur perte et cette perte est tout sauf une résignation. La
folie d’un Majnûn, d’une Angèle, d’une Hadewijch, de la Sulamite, consiste à renoncer à tout, y
compris à soi-même, sauf à l’Amour insaisissable. Seule la perte extrême est apte à faire éclore un
amour éperdu.
D’avoir piétiné et pleuré dans la nuit, d’avoir bu jusqu’à sa lie épaisse, offre non pas de tout gagner
mais de désirer infiniment, de désirer jusqu’à mourir, jusqu’à mourir de ne pas mourir, l’unique
Amour.
Il fallait être séparé immensément pour s’approcher longuement, pour se découvrir lentement, et
se conjoindre étroitement. Il fallait que cette privation d’amour devînt insupportable pour donner
tout le prix, pour faire toute la place à cet unique Bien. Il fallait ce silence, cette absence
incompréhensibles pour que croisse et s’aiguise le désir, pour qu’advienne la brûlure irréversible. Il
fallait cette distance à désespérer, à mourir, pour que s’élève sans retomber jamais le pur chant du
cœur énamouré, pour que le Cantique bondisse de colline en colline, parmi les vignes en fleurs et les
agneaux juste nés, bondisse telle une gazelle, tel un printemps sans fin, entre elle et lui. Entre vous et
moi.
Elle est belle, noire, batailleuse, la Sulamite. Elle cherche dans la nuit celui que son cœur aime et
qu’elle désespère de rencontrer. Elle le cherche comme une mendiante et comme une reine, comme
une guerrière et comme une éplorée. Elle parcourt les rues de la ville, questionne les sentinelles, mais
personne n’a vu celui que son cœur aime puisqu’elle est seule à pouvoir le voir et à le désirer. La
femme au corps sombre qui chante dans la nuit de sa passion a pour seule lumière le visage invisible
de son aimé : pure folie mais qui fore les ténèbres et confond l’ignorante raison. Elle l’appelle, elle
crie si fort son nom dans la nuit qu’il finira par céder, par se réveiller, et il viendra vers elle, la reine
noire au cœur ensoleillé.
Le bien-aimé arrive de nuit et sa chevelure est humide de rosée. Ce n’est pas pour se cacher qu’il se
plaît dans l’obscurité : il semble surgir du plus profond de la douleur, du plus loin de la perte, quand
tout a été abandonné ; il se révèle dans ce dénuement extrême qui en devient radieux, qui brille
comme les fines gouttes de rosée sur ses boucles brunes. Aux heures les plus noires il vient frapper à
la porte de sa bien-aimée alors qu’elle s’est exténuée à parcourir les rues, à héler les gardiens de la
ville, les soldats attardés. Et ce n’est pas d’abord pour l’intimité charnelle qu’il s’avance dans la nuit
mais parce qu’il est messager du Mystère, l’amant secret et sacré.
La nuit du Cantique des Cantiques abrite une quête insensée, une rencontre inouïe. L’amour
qu’on dit fou, qui est amour absolu, fait le vide à l’intérieur de soi et tout autour de soi. Il amasse la
nuit et il l’incendie. Telle est la ronde qu’il mène – une quête circulaire, sans cesse reprise, infiniment
chantée, où les deux amants sont indémêlables quoique distincts et éloignés : non seulement la jeune
femme cherche celui qui ne vit que de la chercher ; mais elle cherche cela même qui lui permet de
chercher, qui est lumière dans sa nuit. Qui est chasseur, qui est proie ? qui brûle qui, et qui a
commencé ? elle ou lui ? l’Amour qui fut au tout commencement ou mon cœur égaré, nostalgique ?
Au fond – et le fond affolant de la nuit le révèle – il n’y a que l’Amour qui joue à se perdre, à se
cacher, à se chercher. Seul Amour. Et tout le reste est nuit.
L’amour fou plonge celui qui en est atteint dans une nuit sans retour. Ainsi l’atteste la légende
venue d’Arabie aux premiers temps de l’islam, qui conte la passion irrévocable du jeune Qays pour sa
cousine Layla. Cette histoire exemplaire restera vive au fil des siècles autant chez les Fidèles d’Amour
florentins que chez les mystiques soufis, puisque tout amour admirable vécu sur cette terre reflète un
inconnaissable Amour et tend vers sa Splendeur.
Qays appartient à la tribu des Banu Amir et s’éprend, dès qu’il la voit, de la jeune Layla. Il faut
dire dès ici que ce nom est celui de la Nuit. Qays rencontre l’amour, la femme, la nuit et la folie tout
ensemble. Layla a la beauté de la nuit mystérieuse, sa profondeur insondable. Son visage offre la
douceur avec le vertige et sa jeunesse la rattache à l’immémorial – de même que, dans la tradition
occidentale, le jeune âge de Béatrice, de Juliette, les désigne comme images de printemps, figures de
ce qui ne passe pas.
Au premier regard, Qays va naufrager dans une Nuit aux multiples visages : perte de la raison,
passion qui enténèbre, devient œuvre au noir, nuit du destin dont parle le Coran, nuit du féminin
divin qui est une de Ses Faces. Les parents de Layla repoussent le jeune homme enfiévré, qui s’est mis
à composer des poèmes pour chanter son aimée, ils lui interdisent de la voir ; peu après ils donneront
leur fille en mariage à quelqu’un d’autre. Dès lors, Qays n’est plus appelé autrement que le Fou,
Majnûn. Il a dépassé la souffrance qu’on dit permise, il a franchi les bornes de l’amour humain :
devant lui s’étend la nuit de l’irrémédiable qui va le consumer tout en lui rappelant – Layla est
Nuit – le visage perdu et toujours présent de l’aimée ineffaçable. La nuit ne se lève pas, disais-je plus
haut. La nuit ne fait que tomber, comme l’amour sur le monde, sur les hommes aveugles qui
tâtonnent dans le jour. Pour les cœurs embrasés, l’horreur serait que la nuit pâlisse, entraînant une
diminution de grâce, une perte de vision. Majnûn ne veut plus quitter la nuit où il a naufragé, où il
rejoint Layla en des noces secrètes. Il est devenu aux yeux de tous cet étrange fou : possédé par un
être que jamais il ne tiendra entre ses bras, par un amour non pas impossible mais im-possédable.
Que faire, comment vivre désormais dans la compagnie des humains ? Bien sûr, les parents du
jeune dément s’inquiètent, ils aimeraient avoir un fils « normal », menant une vie tranquille au sein
de la communauté des mortels. Il faut que Majnûn soit guéri, qu’il oublie, se console, plus tard il en
épousera une autre… C’est mal connaître le feu de l’unique amour. Cependant, Majnûn se laisse
emmener par son père à La Mecque. Lors de son pèlerinage, les vœux de guérison seront peut-être
exaucés. Mais voici que dans la nuit il entend une voix qui crie le nom de Layla et ce signe
l’illumine : il ne veut pas guérir de son mal splendide, il va même prier de ne jamais en être délivré.
L’amour fou est lumière dans sa nuit, il est aussi la Nuit qui recouvre et surpasse toutes les lumières
du monde.
De retour de pèlerinage, Majnûn s’éloignera de sa tribu, il ne fait plus partie du commun des
mortels et il ne s’appartient plus. Ainsi procède l’amour fou : c’est un ravissement et c’est un
esseulement. Le possédé d’amour se voit dépossédé de lui-même, envahi par l’inconnu, par une nuit
grandissante – et c’est une joie, une folle liberté. Mais il ne se reconnaît plus parmi sa famille, chez
ses contemporains ; il se sent étranger, à jamais lointain, à une distance affolante – des années-
lumière d’amour – des hommes ordinaires. Il s’enfonce dans la nuit brûlante du plus haut amour où
personne ne peut le rejoindre, où personne n’a à le plaindre. L’esseulement auquel conduit le
ravissement d’amour est humainement insupportable mais c’est l’unique posture face au seul Amour.
C’est devenir flamme dans la nuit de l’Absolu.
Majnûn ira vivre dans le désert, avec les bêtes sauvages, sans jamais cesser de chanter son aimée.
Un jour, on le retrouvera mort parmi les pierres noires, serrant sur son cœur un ultime poème dédié
à Layla. Majnûn, l’amant magnifique, la parfaite victime. Mort d’excès d’amour après avoir béni son
mal grandiose. Jeune homme qui a sombré dans la nuit, dans la folie d’aimer sans vouloir en revenir,
sans vouloir survivre à l’ardente blessure.
De Layla, qui est aussi le silence de la nuit, que dire ? comment l’approcher, elle dont le visage
nocturne manifeste un abîme, ou la face invisible, abyssale de tout humain amour ? Elle est
l’inconnaissance qu’offre le parfait amour, une Nuit sans confins. Imprenable et inoubliable. À
devenir fou.
La nuit sépare ce monde de l’autre. Elle est le manteau de l’invisible. Aussi les événements qui s’y
abritent concernent-ils l’âme, les réalités intérieures, la sagesse secrète.
Un récit le montre plus que tout autre. Il s’agit de L’Âne d’Or, écrit à Carthage à la fin du IIe siècle
par Apulée, brillant avocat et philosophe platonicien, initié à divers cultes à mystères dont celui
d’Éleusis. Au centre du récit, comme l’amande dans le fruit, est logée la fable d’Éros et de Psyché qui
raconte l’histoire intemporelle de l’Âme et de l’Amour divin : rencontre, union merveilleuse, trahison
et séparation, puis douloureuse quête de l’Âme cherchant à rejoindre l’Amour sans qui elle ne peut
vivre. Or, l’Amour se cache dans la nuit.
Le conte est gracieux, on peut le recevoir comme une jolie histoire ou bien on peut l’entendre avec
ses hautes oreilles, tel l’âne que, par sa faute, est devenu le héros et narrateur Lucius. Suivant le fil
platonicien, ce héros qui nous ressemble comme un frère est porteur de lumière et il doit délivrer la
lumière de sa gangue, de sa peau épaisse de bête ignorante et avide. Lucius aspirait à devenir oiseau,
mais en voulant aller trop vite il a régressé, il s’est retrouvé transformé en âne incapable de parler
mais gardant conscience humaine. La lumière s’est voilée et même enténébrée. L’âne Lucius passera
de main en main, il devra subir coups et épreuves, se nourrir de chardons épineux avant de pouvoir
quitter le vieil homme, sa peau de bête, en mangeant des roses lors d’une célébration en l’honneur de
la déesse Isis. La fable d’Éros et de Psyché est le message central et secret de cette initiation, elle
illumine toute l’histoire comme une lampe dans la nuit pour les hommes qui cherchent.
Psyché, qui est le nom grec de l’Âme, est fille de roi et sa beauté est si grande qu’elle tient à
distance les hommes tout en les attirant. Tandis que ses deux sœurs aînées trouvent aisément mari,
Psyché reste seule et ses parents s’inquiètent. Ils décident d’aller consulter un oracle pour connaître le
dessein des dieux. La sentence est redoutable puisqu’il est demandé aux parents d’abandonner sur un
mont leur fille destinée à un monstre affreux. De fait, l’oracle avait été manipulé par Vénus en
personne, qui voulait se débarrasser de la trop belle mortelle qui lui faisait ombrage. Ainsi, Psyché est
abandonnée à son triste sort, sans aucun recours familial ni humain.
Mais quelqu’un l’avait vue et s’était épris d’elle. Quelqu’un qui est Éros en personne, fils de Vénus
et de Jupiter, et qui, avec son arc et ses flèches, touche tous les êtres vivants d’un désir amoureux.
Mais lui, Éros, n’avait jamais aimé avant de rencontrer Psyché. On comprend aussitôt que, plus
qu’une histoire d’amour entre deux jeunes gens, la fable rapportée par Apulée parle de l’Amour divin
qui s’attache à l’âme de chacun et la veut sienne pour toujours.
Déjouant l’odieuse sentence prononcée par l’oracle, Éros va enlever Psyché grâce au souffle de
Zéphyr et l’emmener dans son palais magnifique mais sans se montrer à elle. Quand Psyché arrive en
ce lieu enchanteur, situé entre terre et ciel, elle ne voit personne mais elle entend des voix qui
s’adressent à elle aimablement, qui l’invitent à visiter les salles du palais, la chambre qui lui est
réservée, puis à prendre un bain et enfin un repas. Ainsi, dans ce palais, la vue ordinaire – ce sens
captateur, rassurant – n’est d’aucun secours. Autrement dit, Psyché se retrouve dans le monde
intermédiaire où se déroulent les événements de l’âme. Elle entend, elle ressent, elle savoure les
paroles, les voix, la musique et les chants qui lui sont offerts en abondance. Mais elle ne saisit rien, ni
avec les yeux, ni avec les mains, ni avec la raison. Elle se meut dans le monde des perceptions subtiles.
Le soir tombe et la jeune fille se retire dans sa chambre. Un léger bruit se fait entendre dans la
pénombre, puis un inconnu se glisse auprès d’elle, la caresse, s’unit à elle. Ce jeune homme qui ne dit
pas son nom et s’abrite dans le noir n’est autre qu’Éros, mais elle ne le sait pas. Avant que le jour se
lève, le mystérieux époux disparaît. Et les nuits se passeront ainsi, magnifiques et secrètes. Psyché
consentira à ne pas voir celui qu’elle sent « merveilleusement présent à ses mains et à ses oreilles »,
plus tard elle proclamera même joyeusement qu’il est lumière dans la nuit…
Si Éros ne peut pas être vu de son épouse très chère, et si ses visites sont nocturnes, cela désigne
une figure de l’invisible et un ineffable amour.
Hélas, malgré les avertissements donnés à Psyché, et malgré son bonheur, la jeune femme n’oublie
pas ses terrestres attaches, elle a envie de revoir ses sœurs et supplie son époux de les faire venir en ce
lieu par l’intermédiaire du dévoué Zéphyr. Transportées dans le palais, les deux sœurs questionnent
Psyché sur sa nouvelle vie, elles s’étonnent de ne pas voir le mari dont elle parle avec enthousiasme
puis, partant les bras chargés de cadeaux, elles comparent la vie de leur cadette à leur existence plutôt
morne. Dès lors, l’envie va les ronger et elles deviendront auprès de Psyché de mauvaises conseillères.
En effet, lors d’une prochaine visite, alors que Psyché est désormais enceinte, elles questionnent de
plus près la bienheureuse jeune femme sur l’identité exacte de son époux. Et celle-ci est bien obligée
d’avouer qu’elle n’a jamais vu son mari qui vient avec la nuit.
Pour la raison, pour les hommes profanes, qui se cache est nécessairement honteux, trompeur.
Mais pour les initiés, pour les esprits subtils, le plus précieux demande à être tenu secret. Dans le
palais où a été accueillie Psyché, la nuit protège la révélation de l’Amour et veille sur leur union. Mais
pour un regard extérieur, charnel, celui qui paraît se dissimuler dans l’obscurité est douteux et il faut
se méfier de ses entreprises ténébreuses. Les deux sœurs finissent par persuader leur cadette qu’un
serpent affreux, un monstre, la retient prisonnière en ce palais et qu’il faut se débarrasser rapidement
de cet odieux mari.
Psyché accomplit son forfait. Une nuit, tandis qu’Éros est endormi, elle s’avance munie d’une
lame tranchante dans une main, d’une lampe à huile dans l’autre. Elle se penche près du lit et juste
avant de trancher la gorge du monstre découvre à la lueur de la flamme son bel et jeune époux qui
ressemble à un dieu… Elle tremble et la lampe vacille, quelques gouttes d’huile brûlante tombent sur
l’épaule d’Éros qui se réveille en sursaut, voit sa femme armée et comprend tout. Il la quitte aussitôt
et Psyché retombe sur la Terre mais en gardant au cœur la nostalgie d’un magnifique amour qu’elle a
trahi, et perdu par sa faute. Elle revient dans le monde des mortels mais enceinte d’un Amour
ineffable, inconnu de la plupart des humains. Autrement dit, elle tombe de la nuit sacrée dans la nuit
des hommes – celle de l’ignorance, de la souffrance, qui devient pour elle nuit de quête.
Le propos n’est pas de raconter la suite de l’histoire léguée par Apulée mais d’insister sur
l’apparition nocturne de l’Amour. C’est comme si les heures diurnes étaient le temps des hommes, le
règne du profane, tandis que la nuit éveille au sacré et déploie l’espace de la divinité. Les choses
capitales se passent au cœur de la nuit : les songes, les visions, les unions ineffables, les présences
angéliques et les grâces célestes. La révélation suprême qu’octroie l’Amour est en même temps son
plus grand secret : seule la nuit peut veiller sur l’invisible trésor.

*
La nuit est, par excellence, le lieu de l’amour parce qu’elle en recèle tout le mystère. Pour la
multitude, les heures nocturnes sont propices au rapprochement des corps et aux plaisirs charnels.
Mais qui ressent la majesté, la puissance sacrée de la nuit fera révérence envers l’Amour ineffable et
s’approchera de la chambre comme d’un sanctuaire.
La nuit annonce un débordement d’amour, un grand soulèvement. À l’amant passionné, au
pèlerin du cœur, elle offre de franchir un seuil qui fait trembler. Elle offre de passer du désir
ordinaire et du sentiment amoureux à l’amour sublime, et du plaisir des corps à l’adoration. Seuls les
« amants de l’éternel amour », dont parle Raymond Lulle, sont invités à célébrer ces mystères
grandioses.
Une des plus belles nuits que je connaisse se trouve dans le récit, resté inachevé, de Lancelot ou le
Chevalier à la charrette, écrit par Chrétien de Troyes vers la fin du XIIe siècle. Mais je veux croire
qu’il ne s’agit pas seulement, en ces temps de courtoisie, d’une œuvre d’imagination. La scène
magnifique qui relate la nuit d’amour entre Lancelot et la reine Guenièvre a dû être vécue par maints
fins amants.
En cette nuit unique – aucune autre ne sera contée – le meilleur chevalier du monde et la reine se
livrent éblouis au désir et à l’adoration. Mais auparavant, ils ont attendu, tremblé, ils ont cru se
perdre, ils ont voulu mourir ; mais auparavant, leur inclination soudaine s’est au fil des épreuves et de
l’éloignement aiguisée, enchantée d’un regard, d’une parole, d’un cheveu laissé sur un peigne… Mais
juste avant, les obstacles encore apparaissent, que l’ardent chevalier sait lever avec fougue ou bien
délicatesse.
Se croyant dédaigné de la reine, Lancelot avait tenté de mettre fin à ses jours, mais ses
compagnons le découvrent et le sauvent à temps. Et Guenièvre vient vers lui. Ils parlent longuement
tous les deux, pourtant Lancelot murmure qu’il aurait beaucoup de choses à dire encore. Du regard
la reine lui indique une haute fenêtre derrière laquelle, le soir venu, elle l’attendra. Ils pourront donc
se voir, s’entretenir, dit-elle, mais elle ne pourra l’approcher « si ce n’est de bouche ou de mains »
parce que la fenêtre est défendue par des barreaux. Du reste, ajoute-t-elle, il serait impossible à son
chevalier de la rejoindre en sa chambre parce que dort, sur le seuil, le sénéchal du nom de Ké.
À peine la nuit est-elle tombée que Lancelot arrive à l’endroit indiqué et entreprend d’arracher les
barreaux un à un. Dans son enthousiasme, il remarque à peine qu’il se blesse, que ses doigts saignent,
tant il a hâte de rejoindre la Dame qui occupe toutes ses pensées. Il franchit avec agilité la fenêtre
puis, arrivant devant la chambre, aperçoit le sénéchal endormi. Il prend garde de le réveiller et, conte
Chrétien de Troyes, « s’avance doucement jusqu’au lit de la reine. Il l’adore et s’agenouille car il n’a
si grande vénération pour nulle relique ». Guenièvre tend les bras, enlace son chevalier très aimé, et
tous deux vont goûter des merveilles en cette nuit ardente. Nuit unique qui embrase et illumine le
corps et le cœur des amants. Mais rien ne sera dit de plus car c’est leur secret à eux deux, et plus fou
est l’amour, plus la nuit doit le protéger.
Avant le jour Lancelot doit partir, même si cela lui semble supplice. Et Chrétien de Troyes écrit :
« Sur le seuil de la chambre Lancelot se retourne et s’agenouille comme on fait devant un autel. » Un
même geste admirable ouvre et clôt la nuit enchantée, un même geste de ferveur et de recueillement
enchâsse comme un joyau la joie qu’ils surent se donner.
Puis il franchira à nouveau la fenêtre, remettra les barreaux en place. Mais plus rien ne sera comme
avant. Il a passé, avec la reine, le seuil irréversible. Ce qu’il ne sait pas, mais ce que précise à dessein le
romancier champenois, c’est que son sang vermeil, issu des coupures à ses doigts, a taché les draps de
la reine. Lui, le meilleur chevalier du monde, qui a affronté tant de combats et gagné tant de joutes, a
auprès de Guenièvre versé son sang dans la bataille d’amour.
C’est une nuit à damner tous les saints, parce qu’elle est sanctifiante, une nuit à rendre amoureux
tous les lecteurs du récit offert par Chrétien de Troyes. Au cœur de la chambre il y a l’Amour, Elle et
Lui. Un grand incendie. Et la nuit pour garder le mystère.

*
Certaines nuits chastes ne sont pas pour autant dénuées d’amour. Il en va ainsi pour le chevalier
Perceval et la jolie Blanchefleur, dans le roman inachevé de Chrétien de Troyes et les récits de ses
divers continuateurs. Les deux amoureux se retrouvent dans le même lit sans se faire prier, ils se
parlent doucement, s’enlacent, et ne se privent ni de baisers ni de caresses, mais ils ne vont pas outre.
Toute l’ardeur retenue du rituel courtois est ici montrée. Les deux jeunes gens ne se sentent
nullement entravés par la menace d’un péché et ils ne dédaignent pas les joies sensibles, mais sans nul
doute ils désirent demeurer dans le long désir qui permet de ne pas oublier la contemplation que fut
leur premier regard échangé. Dans l’étreinte, dans la violence du plaisir, risque de sombrer le ciel de
splendeur sous lequel ils se sont apparus pour la première fois. Blanchefleur et Perceval au cours de
leurs nuits chastes ne sentent nulle limite, bien plutôt ils déploient leur flamme à de vastes
dimensions : en amants courtois, ils attestent que l’extase de l’âme est aussi puissante et belle que
l’élan du cœur et le désir du corps. Comme le dit une des Continuations de Perceval, « les amants
émerveillés vécurent dans les yeux l’un de l’autre, ne sachant plus si c’était ciel ou terre ».
Je repense ici à la jolie légende grecque où la divinité lunaire Séléné s’éprit d’un berger, nommé
Endymion. Au lieu de céder aux attraits du jeune homme ou de le vouloir séduire, Séléné l’endormit
d’un sommeil éternel qui lui conserverait l’éclat de sa jeunesse. Et elle, la déesse amoureuse, la Lune
légère, vint chaque nuit le regarder dormir, autrement dit le contempler. Plus on s’affine en amour,
moins on cherche à capturer. Plus on s’élève dans le ciel de l’amour, et plus la convoitise fait place à
l’émerveillement, plus l’être se sent envahi par l’indicible et l’inconnaissable. Et le seul désir est de
bénir, de rendre grâce, de se prosterner devant le mystère. Certaines nuits d’amour, loin d’assoupir,
éveillent à des réalités infinies et muettes. Et ces beautés éternelles sont gardées par la nuit.
Autant la pièce de Shakespeare Roméo et Juliette a fourni un des grands mythes de l’amour, autant
on doit remarquer que la nuit l’enveloppe et, sans doute, lui donne tout son sens. Plus qu’un motif
récurrent, la nuit est le climat dans lequel la tragédie se déroule implacablement et rapidement.
Haine noire entre deux familles, bannissement, ténèbres extérieures du monde, mais aussi mariage
secret, message devant rester à couvert pour les initiés, connaissance voilée. C’est de nuit que Roméo
et Juliette se rencontrent, au bal, pour la première fois, de nuit que Roméo va se rendre sous la
fenêtre de Juliette, entendre ses doux aveux, lui parler ; c’est la nuit qui abritera leur mariage, puis
leur union amoureuse ; et la nuit du tombeau qui les réunira pour l’éternité.
Dans la célèbre scène II de l’acte II, désignée comme celle du balcon, le mot « nuit » est prononcé
rien de moins que dix-neuf fois par les amoureux, avec insistance. Et dans le « bonne nuit » que
répète à l’envi Juliette dans toute la pièce je ne puis entendre autre chose qu’un mot de passe destiné
au « bon Roméo », au vaillant pèlerin spirituel. C’est un salut – une parole qui sauve – à l’instar du
salut que Béatrice adresse à Dante : geste mystérieux que la Sagesse secrète ou Gnose adresse à celui
qui cherche dans la forêt obscure, à l’élu.
L’œuvre est très sombre, emplie de combats violents, de fer, de sang et de poison. Elle évoque à
mots couverts la perte de la lumière, sa perdition dans le monde de la matière, chez la plupart des
hommes avides et ignorants, et le bannissement de certains adeptes tel Roméo exilé loin de sa ville,
loin de celle qu’il aime. Mais ce climat nocturne peut aussi être entendu comme la fin d’un règne, le
crépuscule de certains puissants de ce monde, de certaines idoles, et donc l’espérance en un
printemps de l’Esprit, en l’avènement de la vraie Lumière. L’intelligence d’amour brille au milieu des
ténèbres comme la juvénile Juliette dans la nuit d’avril, la folie d’aimer vient à bout de l’épaisse
ignorance à la façon dont l’intrépide Roméo escalade de nuit les murs du jardin. Les deux amoureux
sont tout l’amour du monde, toute sa joie et sa beauté. D’un certain monde. De l’autre monde qui,
grâce à eux, vient visiter la terre, illuminer quelques êtres attentifs et discrets.
Roméo et Juliette sont liés l’un à l’autre de toute éternité, par leurs âmes prédestinées, et dans leur
histoire temporelle ils demeurent liés par la lumière céleste et par la nuit. Ils se retrouvent et se
reconnaissent au cours du bal nocturne, et ils échapperont à ce monde cruel dans la nuit du sommeil
feint (léthargie de Juliette) puis de la sépulture. Les amants de Vérone sont inséparables dans la
lumière et dans la nuit, la « bonne nuit », celle du Bien et du Beau – puisque le nom de Vérone
évoque le Vrai. L’amour de Juliette est lumière pour Roméo, pèlerin passionné, aux prises avec les
ténèbres du monde. Mais l’amour de Roméo permet qu’apparaisse et que vive Juliette, toujours
jeune, dans la nuit des humains. De même, si Dante ne rencontre pas l’éclatante beauté de Béatrice
dans sa terrestre errance, il ne peut ni s’élever ni chanter ; mais si Dante ne cherche ni ne chante la
furtive Béatrice, elle s’efface et disparaît dans la nuit de l’invisible.
On a compris que la tragédie de Shakespeare est cryptée, comme toute son œuvre du reste. Le
voile de la nuit, comme le bal costumé, comme le masque, permet de dire et de faire passer des
choses à l’insu du profane, de garder le secret. Les éternels pèlerins du cœur que représentent Roméo
et Juliette doivent dissimuler leur sagesse d’amour qui paraît folie aux yeux du monde, qui déchaîne
l’envie et les instincts meurtriers des habitants terrestres.
La fin de la pièce n’est dramatique que pour le monde des hommes qui s’aperçoivent trop tard
non seulement qu’ils n’ont pas reconnu la lumière mais qu’ils ont voulu l’assassiner. Pour Roméo et
Juliette, la nuit du tombeau ne concerne que les corps périssables tandis que leurs âmes retournent à
l’Un. Quelques siècles plus tard, le poète Novalis ressentira la vraie vie au cœur d’une Nuit qui lui
restitue Sophie, sa fiancée disparue si jeune. C’est la nuit qui célèbre l’union des âmes. La Nuit qui
est l’assomption de l’Amour.
V

Songes et féeries

« Lorsque le corps sommeille, l’âme révèle avec plus


de clarté sa nature divine. »
Xénophon.

« Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans


frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent
du monde invisible. »
G. de Nerval.

« Le fait de rêver m’apparut en soi plus digne


d’attention que ne l’était le contenu des rêves. »
R. Caillois.

La nuit, certains hommes entrevoient l’envers des choses, les coulisses du monde et parfois l’invisible.
Impalpable est le seuil – on le nomme crépuscule – où le jour se revêt des habits du soir, bien
légère la cloison appelée peau qui nous met à l’abri de l’air environnant, et peu étanche la frontière
qui sépare le monde des vivants de celui des défunts. Du reste, certaines dates veulent nous rappeler
le passage constant entre ici et ailleurs tandis que les songes manifestent des intrusions de l’au-delà.
Entre la fête de tous les saints et celle des défunts il n’y a qu’une nuit, mais très importante, où les
habitants de l’autre monde sont susceptibles de parler, de fournir des clefs de vie et de résurrection.
Les Celtes étaient particulièrement attentifs à la fête de Samain, qui se situait le 1er novembre comme
la Toussaint dans la liturgie chrétienne. Et au Mexique, on mange encore de nos jours, à cette date,
de petits crânes en sucre pour apprivoiser la mort, pour la croire douce.
Celui qui s’allonge, le soir, pour s’endormir ne peut jamais savoir ce qu’il va rencontrer dans son
sommeil, si sa nuit sera peuplée de rêves, illuminée d’un grand songe ou bien noire, apparemment
déserte. À peine connaît-il ce qu’il quitte, son moi diurne à peu près rationnel et maîtrisé, qu’il glisse
dans un univers sans repères dont l’étrangeté lui semble incohérence. Aussi, depuis les temps les plus
anciens, les hommes ont tâché de trouver un système, de déceler des harmoniques, pour expliquer les
rêves mais aussi la faculté de rêver. Artémidore le Grec a osé, le premier, au IIe siècle, une Clef des
songes, voulant croire que loin d’être fantasque, voire absurde, un rêve était signifiant. Au IVe siècle,
Synésios rédigea un traité des songes. Bien plus tard, Freud montrera la même ténacité à chercher du
sens là où le sens se disperse dans les contrées nocturnes. Comme si la raison devait toujours avoir le
dernier mot, comme si tout événement était explicable et toute chose utile. Or, la nuit qui requiert le
plus grand abandon, du moins un acquiescement minimum pour trouver le sommeil, nous plonge
au sein de l’inexplicable, du gratuit. Le sommeil profond, les rêves turbulents, les songes magnifiques
s’offrent au dormeur mais ne dépendent pas de lui, ils l’emmènent en terre étrangère, ils le font
naviguer loin. L’homme savant veut forcer les phénomènes inexpliqués où il lit de l’ignorance, là où
le poète s’émerveille. Ce qui s’avère inutile, ce qui résiste à toute explication, peut éveiller en l’être
humain le sens de la contemplation, un étonnement certain, voire la faculté d’adoration. L’homme
s’ouvre alors à d’autres dimensions tandis que la nuit déploie son éventail.
L’aptitude à rêver, qui semble la chose du monde la mieux partagée, serait alors le bon sens
nocturne. Un bon sens inversé, parfois renversant. Non seulement la sensibilité, la réceptivité,
l’imagination l’emportent sur la volonté et la pensée, mais durant la nuit ce n’est plus le moi
transitoire qui compte, qui est premier, mais bien l’autre, l’inconnu qui demande à être accueilli,
entendu. Même si beaucoup de rêves paraissent provenir des images confuses de la veille, d’une lente
digestion ou d’un désir inavoué, la plus grande place est occupée par une part étrangère. En ce sens
aucun rêve n’est familier.
Si toute image onirique semble nous envahir et nous échapper, il convient toutefois de faire la
distinction entre le rêve et le songe. Le rêve se tient dans la sphère de l’humain tandis que le songe est
issu de l’autre monde. Une personne peut faire un rêve, mais elle reçoit un songe. Les rêves sont les
efflorescences du sommeil, les songes sont envoyés par les dieux. Les premiers nous appartiennent
encore un peu, mais les seconds doivent être entendus et se montrent impérieux.
Les Anciens ont tenté de distinguer les rêves véritables, qui viennent par les portes de corne, des
rêves trompeurs, qui se glissent par les portes d’ivoire. Le néoplatonicien Macrobe ne compte pas
moins de cinq catégories de rêves : outre le cauchemar et la chimère qui induisent en erreur, il note le
songe, la vision et l’oracle. Dans ces trois types de rêves qui doivent être pris au sérieux, c’est un dieu
ou encore un ancêtre défunt qui pendant la nuit guide l’âme et l’instruit. Parce que, pour les
Platoniciens mais aussi les Stoïciens, l’âme, pendant que le corps est assoupi, vagabonde dans d’autres
mondes d’où elle peut rapporter des images, des musiques, un enseignement ou un ravissement.
Durant le sommeil, l’âme échappe à sa prison et elle peut se désaltérer à un monde de beauté, être
illuminée d’une connaissance supérieure. Malgré la réfutation véhémente que Cicéron martèle au
long de son traité De la divination, refusant aux songes une origine divine, beaucoup d’hommes
aiment à imaginer qu’une partie d’eux-mêmes voyage pendant qu’ils dorment, assurant un rôle de
messager ou bien d’éclaireur.
Les contrées oniriques sont incertaines mais fertiles en prodiges, propices aux apparitions et aux
chimères. Devant tant d’images, de visitations, le dormeur peut se sentir désemparé, surpris, mais
d’abord il se sent affranchi des limites humaines, volontiers pourvu d’ailes, et la nuit qui fourmille de
rêves bat d’une plus vivante vie. Certains esprits poétiques soupçonnent que l’autre monde délègue
par des songes, des visions, ses ambassadeurs et ils se sentent conviés non seulement à goûter dans la
nuit leur vraie nature mais encore, durant le jour, à rêver leur vie. Et rêver sa vie, c’est un passe-temps
de grand seigneur.
Joyeux, tendre, érotique, musical ou absurde, le rêve mène sa danse en toute indépendance et on
ne saurait le gouverner. La seule façon d’y mettre fin consiste à se réveiller : or, si le dormeur se
sépare ainsi des fantasques images nocturnes, il n’est pas prouvé que ces images cessent elles-mêmes
d’exister… Où donc va-t-on pendant qu’on rêve ? quels pays visite-t-on ? Malgré les expériences des
biologistes qui affirment que tout se passe dans le cerveau, aucun dormeur n’acceptera de réduire à
un phénomène électrique un rêve qui lui fut enchantement. Ce serait s’abjurer soi-même, renier sa
plus noble part qui, fait étrange, paraît la plus vagabonde. Ainsi, faire confiance aux rêves, admettre
la présence de contrées oniriques, c’est une manière de résister au déterminisme et de dépasser la
condition humaine. Et, bien sûr, c’est poser la question de la réalité. Qui peut assurer que les
événements vécus en rêve, les personnages rencontrés, ne sont que vapeur ? Ce qui est vu en songe
n’est pas pour autant fantasmagorie et toute vision ne se réduit pas à une hallucination. Il en est de
même pour le Mythe qui, loin d’être une fiction ou un mensonge, suggère une autre réalité et invite
chacun à une perception plus fine. Assurément, les « grenouilles à l’entour du marais » que se
contentent d’être les mortels, selon la comparaison de Socrate dans le Phédon, tandis que le monde
s’étend au loin et que le ciel s’ouvre dans la nuit, ces grenouilles préfèrent s’en tenir à leur mare
familière et continuer de coasser leur philosophie batracienne plutôt que de lever leurs petites têtes et
leurs yeux ronds vers d’autres sphères. Mais à elles non plus il n’est pas interdit de rêver. Et si elles
chantent à l’approche du soir, sans doute s’apprêtent-elles à vivre durant la nuit des heures
princières…
Le songe désigne une élection. Dans les récits de l’Antiquité, dans la Bible puis dans la littérature
du Moyen Âge et de la Renaissance, il s’adresse toujours à un héros, à un souverain, à un prophète
ou à un sage, à des saints. C’est la manière la plus directe et la plus délicate que l’Éternel ou les dieux
olympiens utilisent pour s’adresser aux mortels sans les terrasser par une puissance insoutenable. Mais
ils délèguent aussi des anges, des messagers ou prennent parfois apparence humaine pour souffler
leurs ordres, leurs conseils.
Tous les grands textes de l’humanité, qu’ils soient épiques ou sacrés, sont enveloppés de nuit. Ils
paraissent provenir du plus haut de la mémoire et révéler des vérités tout en les revêtant de la brume
des mots. Ainsi Homère, le fabuleux Homère dans sa nuit d’aveugle déroule ses Rhapsodies tandis
que les femmes filent une laine pourpre et que la reine Pénélope, assise devant son métier, tisse puis
défait son ouvrage lorsque dort la maisonnée. Il est un temps pour parler et chanter, pour coudre le
tissu de la réalité, il est un autre temps, nocturne, pour faire silence, pour laisser apparaître l’envers de
la tapisserie ou son inanité.
Dès l’Iliade, le songe apparaît le lien privilégié entre Ciel et Terre. Le chant premier conte la colère
d’Achille à l’encontre du roi Agamemnon, puis la vive discussion que mènent dans l’Olympe les
dieux à ce sujet. Ensuite, tout le monde s’abandonne au doux sommeil. Tous sauf Zeus qui médite
un plan d’envergure dans la nuit. Il décide d’envoyer auprès d’Agamemnon le Songe personnifié à
qui il confie son message, et le Songe prend l’aspect de Nestor, vieillard honoré par le souverain,
pour parler au fils d’Atrée endormi. Dès le lendemain, Agamemnon réunit son Conseil et rapporte le
« céleste Songe » qui est venu à lui « à travers la nuit sainte ». Il prend au sérieux les paroles ailées
reçues dans son sommeil. Il n’émet pas le moindre doute sur leur provenance divine. Pourtant, il
n’est pas un naïf mais un puissant dompteur de cavales, le roi de Mycènes.
L’Odyssée est également ponctuée de songes signifiants, tous envoyés par Athéna, la déesse de la
Sagesse aux yeux ni bleus ni verts. Au chant IV, Athéna prend l’apparence de la sœur de Pénélope
pour réconforter pendant son sommeil la reine affligée. C’est encore la déesse vierge au regard gris-
vert qui en songe parlera à la jeune Nausicaa, l’enjoignant d’aller laver son linge à la rivière – là où
elle rencontrera Ulysse naufragé sur la rive. Comme dans l’Iliade, les dieux mènent la danse et la
seule liberté offerte à l’être humain est d’entrer dans le plan divin…
Après vingt ans d’absence, les retrouvailles entre Ulysse et Pénélope se font lentement comme s’il
fallait lever un à un les voiles du passé, du doute, de l’attente, des folles espérances, des regrets, afin
qu’ils se voient dans la limpidité du premier regard échangé. Méconnaissable, âgé et fatigué, le roi
d’Ithaque est enfin revenu sur son île. Pénélope reçoit l’étranger à qui elle demande des nouvelles
d’Ulysse et des combats de Troie. Un soir, dans son palais – c’est la fin du chant XIX – Pénélope
raconte à son hôte l’étrange songe qui l’a visitée et qui met en scène des oies et un aigle. Elle évoque
les portes de corne et celles d’ivoire qui délivrent des images véridiques ou trompeuses. Or, dans ce
songe, l’aigle victorieux parle et assure qu’il est le mari de Pénélope… Bien sûr, Ulysse, toujours non
reconnu de son épouse, approuve l’interprétation heureuse du songe : il viendra à bout des
prétendants. Mais pour le moment, si près de son épouse bien-aimée, il demeure encore un étranger
après avoir fait figure de mendiant.
Qui est-il donc, Ulysse ? Comment le reconnaître ? Est-il un mortel, un héros, un presque dieu ?
Est-il homme ou bien oiseau ? Aigle victorieux dans la nuit de Pénélope, étranger face à elle dans le
jour. Et moi, qui lis cette épopée de sagesse, qui suis-je ? où situer ma vie : sur les flots véhéments de
l’existence qui balancent entre le gris et le vert ou sous le regard des étoiles ?
Tout passe comme un rêve et finit dans la profonde nuit. Ainsi le laisse entendre Homère,
l’aveugle visionnaire, à la fin de l’Odyssée. Les prétendants seront en effet vaincus par Ulysse, les
servantes traîtresses durement châtiées, Ulysse se fera reconnaître de son fils Télémaque mais
Pénélope reste encore à convaincre. Le signe de reconnaissance sera fourni par un lit très particulier,
leur couche conjugale qui se trouve amarrée à un olivier, l’arbre vif d’Athéna. Dans ce lit singulier
d’amour et de sagesse les deux époux se retrouvent enfin et l’épopée humaine se termine ici, au seuil
d’un long sommeil. Loin de la vanité du monde, de l’agitation futile de l’existence, des combats et
des douleurs, le roi dort auprès de la reine. Tout est passé comme dans un rêve, c’est le soir de la vie,
il reste à dormir jusqu’à la fin du monde. Auprès de la sage et belle Pénélope et sous la frondaison de
l’olivier qui hésite entre gris et vert.
Délivrés du monde phénoménal, flottant, Ulysse et Pénélope rejoignent leur lit profond amarré à
l’arbre d’Athéna. Seuls la Sagesse et ceux qui l’honorent sont réels et vivants à jamais, et ils regagnent
l’Obscur, le non-manifesté. Ils vont dormir d’un sommeil éternel, le roi, la reine, que chaque être
humain peut devenir. Et ils cèdent avec bonheur à la grande nuit liminaire. Ils retournent au
Royaume intérieur. En silence ils accèdent à la Sagesse qui ne se voit ni ne se prend, à son visage
nocturne inconnaissable, à la Sagesse qui dans les jours fluctuants des hommes envoie des signes et
des songes pour se rappeler à eux.

*
Il y a dans la Bible des songes célèbres qui ont inspiré par la suite de nombreux artistes : celui de
Jacob à Béthel, ceux de Joseph le pur, de Salomon le sage, de Nabuchodonosor le roi de Babylone,
ceux que Joseph le charpentier reçoit de l’Ange du Seigneur pour l’inviter à accueillir Marie puis
pour l’avertir de partir en Égypte avec la jeune mère et le nouveau-né ; les Mages sont également
avertis en songe de repartir en leur contrée sans parler à Hérode, et alors que Jésus est condamné, la
femme de Ponce-Pilate voit en rêve que l’homme arrêté est un juste.
C’est par le songe que l’Éternel s’adresse à ses élus, à ses prophètes, qu’il les guide et les instruit.
C’est en songe aussi que l’Éternel se montre à eux. Si les rêves bibliques sont prémonitoires, c’est
parce qu’ils sont soufflés par l’Omniscient. Dans ce contexte sacré, le songe est une des voix de la
sagesse, bien loin d’équivaloir au mensonge. Ce n’est pas un hasard si le tout jeune Salomon reçut à
Gabaôn où il venait de faire un important sacrifice un songe où Dieu lui apparut, lui demandant ce
qu’il désirait. Le jeune roi souhaita un cœur plein de jugement, non pas la richesse, la gloire, une
longue vie. Et Dieu lui accorda un cœur sage et intelligent, et tout le reste de surcroît. L’Éternel
donne au roi de Jérusalem la sagesse en songe : sagesse humaine, reflet de la sagesse divine qui se
cache dans la Nuit.
Joseph, fils cadet de Jacob, est « l’homme aux songes », ce qui désigne sa relation privilégiée avec le
monde céleste. Or, sa réceptivité aux rêves va à la fois le perdre et le sauver. Il a dix-sept ans lorsqu’il
raconte ingénument à ses frères les belles images de ses nuits : des gerbes de blé s’inclinent devant lui,
puis le soleil, la lune et onze étoiles se prosternent à ses pieds… Bien sûr, les frères jaloux se récrient
et les parents regardent leur jeune fils d’un air soupçonneux. Il ne faudrait jamais raconter à
quiconque – ni à ses proches, encore moins à un psychanalyste – ses rêves de beauté parce qu’aussitôt
ils seront détournés et salis. Il faut garder pour soi les voix fines de la nuit, le secret du roi. Joseph ne
tardera pas à être trahi et abandonné par ses frères en plein désert, puis il sera vendu comme esclave à
un Égyptien. Mais sa familiarité avec le monde onirique le fera remarquer puis apprécier du tout-
puissant Pharaon. Tout d’abord, Joseph interprète les songes faits par les deux officiers, panetier et
échanson, du souverain – ce qui permet de démêler le vrai du faux et de rendre justice. Ensuite, il
interprète les propres rêves de Pharaon où passent des vaches grasses et des vaches maigres, des épis
de blé gros et frêles. Il sauve l’Égypte de la famine et reçoit les honneurs, une place éminente en ce
pays d’adoption.
Si la faculté de rêver est accordée à chacun, le don du songe désigne une dimension céleste chez
celui qui en bénéficie. Salomon, Jacob, Joseph ne sont pas des hommes ordinaires mais ils comptent
parmi les plus beaux rêves de Dieu.
Le songe de Jacob est rapporté au chapitre 28 de la Genèse. Il est simple, puissant, grandiose.
Jacob a quitté la maison paternelle pour se rendre chez son oncle Laban. Il est seul. Un jour, ou
plutôt un soir, il arrive « en un certain lieu » et y passe la nuit. Comme oreiller il prend une des
pierres qui se trouvent à proximité et, sitôt endormi, est visité d’un songe : il voit une échelle allant
de la terre jusqu’au ciel et sur cette grande échelle montent et descendent des anges. Puis l’Éternel lui
apparaît, lui prédit une belle descendance, le bénit et l’assure de son indéfectible protection. Jacob se
réveille, éberlué. Et il s’exclame : « Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas ! » Et cet endroit sans nom
il l’appelle Béthel, c’est-à-dire Maison de Dieu.
Le songe est bien une échelle céleste, ou encore un porte-voix divin. Il révèle au dormeur une
présence que dans le jour il ne soupçonne pas. Et en même temps il ouvre un espace immense,
introuvable, innommé : les choses essentielles, les illuminations de l’âme se déroulent toujours « en
un certain lieu » qui n’est ni de ce monde ni de l’autre monde mais participe des deux et sert de
médiateur, d’échelle, entre l’homme et le Divin. Ainsi apparaissent en premier les anges qui vont et
viennent dans leur tâche de messagers, puis l’Éternel lui-même : autant de degrés d’élévation de l’âme
parvenue à la contemplation.
Souvent on s’interroge au sujet des anges qui montent avant de descendre, comme si c’était une
erreur ou une approximation, étant entendu que les anges sont des habitants célestes. Mais s’il n’y a
en l’être humain un élan, une aspiration de toute son âme vers ce qui le dépasse, aucun ange d’en
haut ne viendra à sa rencontre. Jacob a quitté les terres connues, rassurantes de sa famille, le giron
maternel, il est parti seul à l’aventure, à l’étranger. Il va faire l’expérience, longue, âpre, de sa véritable
nature, celle d’un homme de Dieu, non pas seulement un homme charnel. Il découvre dans la nuit
qui tombe « un certain lieu » – et ce lieu sera d’élévation, un retour à son ascendance céleste. Un lieu
non encore exploré, des terres intérieures qui demandent à être ensemencées. Le songe immédiat relie
Jacob à sa verticalité, à son désir d’immense. S’il n’y avait en lui ce rêve d’inconnaissable, ce sens de la
transcendance, aucun ange ne serait descendu vers lui parce qu’aucun ne serait à partir de lui monté.
Il est seul, muet, sans doute triste comme une pierre dans la nuit. Il a tout laissé derrière lui pour
aller chez son oncle, vers une vie meilleure. Mais voici que la suprême vie se révèle à lui, par l’image
de l’échelle puis les paroles de Dieu. L’alliance que propose le songe est un préambule aux
bénédictions qui suivront. Mais il faut – telle est la Loi qui gouverne les pèlerins spirituels – d’abord
reconnaître la Transcendance avant d’envisager toute descendance. Ou encore : établir la demeure de
son âme dans le Ciel, avant de construire sa maison sur la Terre. En effet, Jacob le découvre avec
frayeur en se réveillant, le lieu inconnu n’est autre que « la maison de Dieu ». Ointe d’huile et dressée
comme une stèle, la pierre du songe devient signe dans la nuit. Toute errance est levée, la marche du
pèlerin est orientée, et le long de l’échelle les anges dansent légèrement tant que le cœur de Jacob se
souvient des paroles du Seigneur et garde son propre feu.
Les saints chrétiens seront eux aussi gratifiés de rêves prémonitoires : l’empereur Constantin,
Bruno futur fondateur de l’ordre des chartreux, Ursule et bien d’autres. Saint Bernard compte le
songe comme une voie de la révélation divine, à côté de la vision et de la pensée pure.
En littérature, le Songe est un genre particulier que les Platoniciens du Moyen Âge et de la
Renaissance ont pratiqué pour donner à voir un monde plus beau, un lieu de perfection où l’âme
aspire à remonter. Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris se déroule en un rêve, tout comme La
Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut. En 1499, est imprimé à Venise chez Alde Manuce le
célèbre Songe de Poliphile, signé d’un certain Francesco Colonna, qui sera la Bible secrète des
Humanistes, de Rabelais à Shakespeare, de Botticelli à Léonard de Vinci. Le titre d’origine signifie :
combat d’amour en songe. Il s’agit d’une quête initiatique dans laquelle le pèlerin passionné Poliphile
s’éprend de Polia, figure de la Sagesse. Toute l’histoire, enrichie d’illustrations et cryptée par des
rébus, commence un matin du mois d’avril et tient en un songe très long. À la fin du récit, Poliphile
se réveille et constate avec douleur que Polia lui échappe et qu’il se retrouve dans un monde bien
approximatif. De même, dans le très beau récit qu’écrivit René d’Anjou au milieu du XVe siècle, le
Cœur d’amour épris, qui se déroule tout entier en un songe, le chevalier Cœur escorté de son fidèle
écuyer Vif-Désir, après maintes épreuves et près de rencontrer enfin Doulce Mercy, la dame désirée,
se réveille brutalement : tout échappe, tout fuit, l’existence où se débattent chevaliers et manants,
souverains et vilains, s’avère chimérique et le monde de perfection où règnent Amour, Beauté,
Sagesse, pour être seul réel, n’en est pas moins insaisissable, comme interdit aux humains et même
aux Humanistes. Le propos est mélancolique, il laisse entrevoir l’abîme qui nous sépare de la vraie
vie.
Dans ces divers et profonds récits du Moyen Âge et de la Renaissance, la vêture du songe permet
de transmettre à couvert une connaissance secrète que combat l’Église officielle ; mais en lui-même le
songe témoigne d’une puissante nostalgie que ressent l’exilé en un monde de ténèbres et de sang. En
ce sens, il permet la réminiscence avant les retrouvailles célestes : il rappelle que l’âme a une origine
divine et qu’elle est immortelle.
Même si les contemporains refusent la vision d’un royaume idéal, même si ce monde de perfection
paraît folie dangereuse ou bien douce rêverie à la plupart des mortels, un temps viendra – et le songe
l’annonce – où il se dévoilera, un temps nouveau viendra, celui des Lys, celui de l’Esprit d’Amour
dont parlent aussi bien le roi René que Joachim de Flore. Tant qu’un homme témoigne des
événements vécus en songe, des visions reçues, le monde de l’Idéal ne se referme pas et peut encore,
par le biais de la fable, faire à notre Terre de petites visitations et de discrets clins d’œil. Tant qu’il y a
un témoin, un passeur, le Grand Songe palpite dans la nuit proche, dans le ciel constellé.
En attendant le monde de l’Esprit et la réunion des âmes transfigurées que prophétise le Songe,
ici-bas la vie est un rêve, comme le disait Calderon, et illusions nos pensées et nos sentiments.
« Vanité des vanités », ressassait le Qohélet en son texte mélancolique. Les Grecs anciens n’appelaient
pas les hommes autrement que « les éphémères » et, au VIe siècle avant l’ère chrétienne, Pindare
énonçait sans ménagement en sa huitième Pythique que « l’homme est le rêve d’une ombre… ».
L’homme charnel, extérieur, est chimérique et passera comme une buée, il se couchera comme
l’herbe des champs. Mais l’être intérieur est immortel et peut rejoindre l’homme adamique. Nous
sommes pour la plupart des figurants dans la Comédie de l’existence ou encore des somnambules. Il
faudra s’éveiller un beau jour – un matin d’avril, comme Poliphile – mais l’éveil passe d’abord par la
Nuit – nuit du songe, des prodiges, annonçant la proche Apocalypse.
Le songe est, à l’image de l’échelle de Jacob, voie céleste. Il est donc le contraire de la rêverie, de
l’illusion. Il délivre de la prison de l’existence pour ouvrir à un monde merveilleux, tel celui que
découvre la petite Alice en poursuivant le lapin blanc, tel encore celui où Titania, Obéron, les elfes,
les fées, les amants éternels se retrouvent au cœur d’une nuit d’été. Prodiges et féeries sont les
premières lueurs d’un monde baigné par la Lumière divine.
VI

Le pays de ténèbres

« Celui qui pleure dans la nuit, les étoiles et les astres


pleurent avec lui. »
Talmud de Babylone.

« Quand pour toi pour moi le jour de la dissolution


viendra,
Le jour du pur passage hors la chair pour toi pour moi,
Sur notre néant, tombant de ce ciel, comme elles seront
nombreuses
Les nuits de lune sur notre argile, à toi, à moi ! »
O. Khayam.

« La vie n’est qu’une nuit à passer dans une mauvaise


auberge. »
Thérèse d’Avila.

Les anciens Égyptiens vivaient dans la terreur que le soleil ne revînt pas au matin et sans nul doute ils
ne furent pas les seuls parmi les hommes qui tremblent à l’approche du soir. Mais cette frayeur, les
ancêtres préhistoriques durent l’éprouver plus encore avant la découverte du feu. Et l’invention assez
récente de l’électricité, qui paraît conjurer la menace des ténèbres, n’assure pas aux hommes du
monde moderne une totale tranquillité d’esprit. La peur du noir déborde toute raison et toute
certitude avec une houle d’images : gouffre sans retour, labyrinthe à rendre fou, forêt inextricable,
cachot, tombeau, fosse infernale… La mort guette dès que tombe le jour. C’est le temps des
complots et des assassinats, des trahisons et des maléfices, les spectres, les sorcières et les cauchemars
s’apprêtent pour la nuit, le menu peuple des lémures, des incubes et succubes, des lamies et empuses
s’ébroue hors des traités de démonologie pour venir tourmenter les dormeurs, la pleine lune incite au
crime, aux extravagances, les chats miaulent sur les toits, les ivrognes hurlent dans la rue et le loup-
garou gambade dans la campagne… Les heures nocturnes semblent libérer des créatures hagardes,
des diables, des scélérats, des revenants. Jusque-là, ces obscurs habitants se tenaient non pas cois mais
bien en embuscade : ils attendaient précisément qu’avec l’arrivée du crépuscule notre inquiétude
révélât notre fragilité, notre inguérissable fragilité de mortels, même si le Titan Prométhée s’était
dévoué pour aller quérir la foudre de Zeus. Le feu éclaire et réchauffe, il veille dans la nuit, mais il
n’empêche pas les hommes de mourir.
Un mythe du Japon traditionnel traduit l’ancestrale peur du noir. Selon la cosmologie du Shintô,
la divinité du soleil, née de l’œil gauche d’Izanagi, est une femme dont le nom est Amaterasu.
L’auguste déesse répand ses bienfaits sur le monde, permettant la mise en œuvre de l’agriculture et
l’essor de la civilisation. Mais l’un de ses frères, du nom de Susanowo, n’a de cesse de saccager ses
travaux, de s’opposer à sa puissance protectrice. Un jour, excédée, Amaterasu se retire dans une
caverne dont elle prend soin de fermer l’entrée : le soleil disparaît, le monde grelotte et s’angoisse. Les
dieux eux-mêmes sont plongés dans l’obscurité. Comment persuader Amaterasu de revenir, de
répandre à nouveau sa lumière ? Les dieux tiennent conseil et c’est un sage qui propose une idée.
On dresse devant la caverne des tréteaux, on allume un grand feu, et l’assemblée des dieux se
masse pour assister à une fête, plus particulièrement à une danse rituelle qu’exécute une déesse. Celle-
ci, juchée sur un baquet renversé qui résonne comme une grosse caisse, trépigne, frappe des pieds,
profère des paroles inspirées, elle soulève sa robe, elle devient frénétique, les flammes de joie brillent
dans la nuit, la déesse danse, presque nue, sans s’arrêter, et toute l’assemblée des dieux est prise d’un
immense rire, d’un rire qui éveille la curiosité d’Amaterasu recluse au fond de la grotte. Celle-ci ne
voit pas le spectacle mais elle entend le rire tonitruant des divinités, et elle entrouvre la porte de la
caverne pour voir qui est là à se démener, qui plus qu’elle réjouit des myriades de dieux… La ruse et
la force viendront à bout de sa résistance. La ruse est celle d’un grand miroir qui lui est tendu à la
sortie de la grotte et dans lequel elle ne se distingue pas bien, ce qui lui fait faire un pas en avant, un
autre pas encore. Jusqu’à ce que le bras vigoureux d’un dieu s’empare d’elle et la maintienne à
l’extérieur. De nouveau tout s’illumine : le soleil est revenu grâce au rituel, à la danse, grâce à la
louange, au feu de joie et au rire contagieux. Susanowo complotait contre sa sœur solaire, voulant
détruire ses plans, mais il est aussi des forces chaleureuses, lumineuses, qui obligent le Soleil à revenir
habiter un monde harmonieux.
Si les dieux tremblent et s’inquiètent lorsque l’obscurité étend son empire sans retour, les mortels
sont encore plus sujets à la peur des ténèbres. Nous devenons tous, à l’approche de la nuit, un petit
Poucet ou bien un de ses frères, enfants abandonnés dans la forêt enchevêtrée du monde, laissés seuls
au plus noir du sens. Comment revenir à la maison ? À quelle lueur se fier pour retrouver son
chemin ? Comment déjouer les pièges des fausses hospitalités, l’appétit vorace de l’Ogre ?
Chacun de nous, quand vient le soir, quand viendra le trépas, se sait fragile, se sent un enfant qui
demande : s’il vous plaît, ne lâchez pas ma main dans le noir ; s’il vous plaît, chantez-moi une
chanson, donnez-moi un baiser, ou bien racontez-moi une histoire qui parle de l’entêtement de la
lumière à revenir chez elle. L’enfant que nous sommes tous quand le soir descend sur terre, sur notre
vie, passe une chemise de douleur et s’épouvante devant les processions de l’ombre, il entend des
éboulis, comme le courroux des dieux, des grincements et des soupirs, il voit parfois le sang noir des
victimes tomber avec la nuit. Plus que seul, il se sent orphelin. Cerné de toutes parts par les heures
qui s’amassent et avec un grand vide dans l’âme. Chaque nuit, on laisse un peu de soi, une obole à
Charon, les divinités nocturnes grignotent irréversiblement un bout du tissu de notre existence :
quand tout sera rongé, la mort noire sera là, s’il vous plaît tenez bien ma main dans la vôtre ou
serrez-moi contre vous, que je sente votre cœur brûlant comme un soleil.
Quand l’obscurité monte, quand le regard humain ne peut plus rien saisir, d’autres présences se
lèvent et envahissent l’espace nocturne. Un bruit de pas trahit un voleur, le vent qui souffle raconte
d’étranges choses, le moindre insecte semble un monstre et un volet qui claque évoque un fantôme.
Comment être tranquille lorsque tant d’ombres guettent, tant de noir environne ? C’est justement
pour cela que le sommeil a été inventé, pour traverser les heures sombres sans être pris de panique.
Une fuite astucieuse. Mais parfois les spectres et les démons rattrapent le dormeur, hantant ses nuits
de cauchemars et d’hallucinations.
Jamais autant qu’au crépuscule et dans les heures d’hiver, jamais la créature ne se sent plus désolée
par la perte de la lumière. La clarté du jour, la gaieté du soleil, le chatoiement des couleurs, le plaisir
de voir, tout cela qui semblait normal, donné naturellement, paraît alors un rare privilège qu’on n’a
pas suffisamment loué. Le miracle s’est éteint, mais lorsqu’on y avançait, mine de rien, dans les
heures diurnes, on ne le voyait pas et on maugréait aussi, comme le Qohélet, que rien n’arrive sous le
soleil… La privation de la lumière nous fait comprendre combien au fil des jours, en pleine
possession de nos moyens, nous étions aveugles et bornés, sans étonnement et sans reconnaissance.
La lente obscurité qui chaque soir descend sur le monde procure le frisson, présage un nécessaire
détachement, mais elle est apte aussi à éveiller en l’homme la faculté de louange.
Qu’il s’agisse de récits mythiques ou bien d’événements historiques, le temps nocturne se montre
propice aux trahisons, aux assassinats. Tout particulièrement, les guerrières opèrent dans les heures
sombres, après s’être montrées paisibles ou séduisantes à la clarté du jour. Judith tranche d’un coup
de sabre la tête d’Holopherne pris de boisson, Yaël enfonce un pieu dans le cou de Sisera, Dalila
laisse tondre son amant Samson sans broncher… Les femmes ont visage double, tandis que les
hommes sont tout d’une pièce : ils bataillent le jour, du moins montrent leurs forces, leur volonté,
puis quand vient le soir ils se relâchent, s’enivrent, s’endorment. La puissance féminine se réveille la
nuit, se montre bien plus forte que le pouvoir masculin qui se cantonne dans le jour, dans les réalités
concrètes, dans les choses tangibles. La femme, guerrière ou amoureuse, s’accorde avec la nuit parce
qu’elle est plus étroitement reliée au mystère, parce qu’elle est dans la connivence des dieux vengeurs
ou bienveillants.
L’histoire de Samson est exemplaire puisqu’elle raconte les mésaventures d’un « petit soleil » – telle
est la signification de son nom – qui est dépouillé de sa puissance, qui devient aveugle. Soudoyée par
les Philistins, peuple ennemi d’Israël, Dalila use de tous ses charmes pour savoir d’où vient la force
exceptionnelle de cet homme. Samson résiste bravement à trois tentatives de la belle étrangère de
Soreq. Mais, un soir, il cède, il confie que sa vigueur tient en sa chevelure consacrée à Dieu dès sa
naissance. Puis, en bon héros, il s’endort tout d’une pièce. Dalila profite de la nuit et du sommeil de
l’homme pour jeter des chaînes sur lui et faire couper ses cheveux. Samson se réveille brusquement,
se débat, mais en vain. Il est abandonné du Ciel. Les complices de Dalila vont même jusqu’à lui
crever les yeux puis ils l’envoient dans un cul-de-basse-fosse où, soleil déchu, il tournera comme un
âne la meule dans le noir.
Le fier champion a tout perdu, son nom, son visage, la clarté du jour, le sens de sa vie. Il se
retrouve dans l’obscurité totale, il tourne en rond, assurément il broie du noir… C’est la nuit de la
grande déréliction où la créature se sent si seule qu’elle pense que jamais les ténèbres ne se lèveront.
Mais ce n’est pas pour autant un châtiment divin venant sanctionner une faute. Samson le premier a
déserté, il a dilapidé son secret qui le rendait presque invulnérable. Lorsque l’intériorité est profanée,
dispersée à l’extérieur, elle devient ténébreuse, habitée de vide. Désormais règne l’absurde. Samson
n’est plus qu’une bête de somme, un misérable esclave jeté dans un cachot. La lumière vient de
l’intérieur, elle loge dans le secret du cœur ; elle seule permet de déjouer les complots, de démasquer
les félonies, de traverser les noirceurs du monde.
La fin de l’histoire est pathétique, même si elle offre d’abord un sursaut d’espoir. Au fil des mois,
la chevelure de Samson repousse, à nouveau Dieu se penche sur lui, mais le pauvre héros demeurera
aveugle. Plongé dans le remords, le chagrin. Et il mourra en même temps que les Philistins sur
lesquels, un jour de grande fête, il renverse les colonnes de leur temple idolâtre. Un sacrifice
désespéré plus que glorieux. Cela laisse entendre une haute exigence sur la voie spirituelle : la
bénédiction divine peut revenir, mais certains de nos actes – reniements, trahisons – sinon tous
s’avèrent irréversibles, ineffaçables. Grande responsabilité. Dure loi. On ne vend pas « un peu » son
âme, on ne trahit pas « à moitié » la parole donnée. L’avertissement est lancé par l’exemple de
Samson, l’homme qui pouvait devenir un soleil : celui qui s’aventure sur un chemin de sainteté
avance sur le fil de l’épée parce que son existence et sa parole doivent avoir la droiture et le tranchant
de l’épée. Il convient donc d’être prudent, de garder son secret. Les ténèbres grondent à l’extérieur,
mais au cœur de l’être l’espace est immense et radieux.
*
Dalila est une des apparitions de la femme noire, belle et tentatrice, qui manœuvre dans la nuit. À
ses côtés s’assemblent toutes les sorcières, les diablesses, les méchantes fées, les séductrices
envoûtantes auxquelles les hommes succombent aisément. Cette femme noire ou fatale n’est pas le
mal, n’est pas la mort : elle est la grande faiblesse de l’homme. Sa part obscure, irrationnelle,
incontrôlée. « Part maudite », dirait Georges Bataille, en tout cas part inavouable. Ce n’est pas un
hasard si les théologiens et les démonologues, tous individus masculins, ont imaginé exclusivement
des femmes, jeunes ou vieilles, pour se livrer aux sorcelleries et sabbats, à la façon dont Freud plus
tard qualifiera d’hystérie, donc caractéristique du sexe féminin, un comportement délirant. Il s’agit
bien de repousser loin d’eux cette dimension obscure, de mater le continent noir. Au besoin en
torturant, en brûlant lesdites sorcières par milliers.
Les sabbats, les messes noires, les pratiques perverses et autres diableries ont lieu la nuit. Les
monstres se déchaînent, les spectres s’invitent au bal du « prince des ténèbres ». Le climat nocturne
semble dissimuler les liturgies inquiétantes mais aussi leur donner un poids d’ombre, les ancrer dans
les ténèbres. De fait, la plupart des rites sorciers, de leurs emblèmes, singent le sacré, le numineux, et
se déroulent sous le signe de l’inversion. La messe noire inverse la célébration chrétienne, le diable
arbore à l’envers l’étoile de David, les douze coups de minuit s’opposent à l’apogée solaire, le
blasphème vient piétiner la louange… La nuit semble alors, pour ces œuvres magiques, le
renversement de la clarté et de l’ordre, l’exécration de la juste lumière. Elle permet tous les scandales,
tous les fantasmes, tous les péchés que l’homme retient dans le jour. Elle est le lieu de la
transgression.
Emboîtant le pas à Jean Wier et à Jean Bodin, qui publièrent à la fin du XVIe siècle des traités
touchant aux démons, spectres et sorciers, autant dire aux moyens de les éradiquer, Pierre de Lancre
fait paraître à Paris en 1612 un célèbre Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, où il est
amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Et il use d’un jeu de mots pour résumer sa pensée : « La
nuit nuit. » Sous le règne du Roi Soleil, il paraît insupportable que de telles ombres existent, il faut
chasser la nuit et sa cohorte de nuisibles. Les démonologues peuvent se livrer à leurs fantasmes
récurrents…
Les moines, quant à eux, connaissent les dangers, les attaques de démons que recèlent les heures
nocturnes ; aussi fractionnent-ils leur sommeil pour s’adonner à l’oraison. Les cisterciens chantent un
hymne particulier pour repousser mauvais songes et présences démoniaques. Les laïcs peuvent avoir
recours à des prières, à des amulettes ; au XVIe siècle, Rémi Belleau recommande la chrysolithe et la
calcédoine pour faire reculer les cauchemars et les visions vénéneuses.

*
Plus graves que la nuit où s’ébattent diables et sorcières sont les heures noires de la déréliction. Ce
n’est pas une tristesse passagère mais un état de total abandon que la clarté du jour ne saurait
réconforter : dans cette nuit-là on ne peut que tomber toujours plus profond, sans recours, sans plus
avoir la force de se plaindre, de maudire, de dresser un poing vers le ciel inclément ; on ne peut que
sombrer, les yeux ouverts sur l’horreur, l’absurde, et le cœur déchiré. Jamais n’est-on plus seul, plus
livré – mais à quel démiurge, à quel désespoir ? Tout est perdu, tout est consommé. Il n’est plus de
place pour les fractures, les sursauts, le courage ne signifie plus rien et les mots fuient. La nuit épaisse
est le miroir de notre effondrement. S’il est encore nôtre. La douleur, le devoir de douleur exigent
qu’on se laisse tomber, dépouiller, qu’on se laisse pendre, pauvre cadavre nu, à un clou de boucher au
fond des Enfers, comme il arriva à la splendide déesse Inanna partie rechercher en ces lieux terrifiants
son amant Dumuzi. Que serait donc l’amour s’il n’allait jusqu’à la perdition ? Que voudrait dire
aimer si l’on n’est pas prêt à donner tout de soi ? La largesse de l’amour est moins dans la prodigalité
que dans la renonciation.
Au début de l’épreuve de ténèbres, on crie encore et on implore. On clame un De profundis. Puis
vient la station où l’espoir et les prières n’ont plus cours, puis celle où l’acceptation ne cherche à rien
gagner, rien savoir. Il n’y a rien à sauver. C’est la nudité parfaite. La chair quitte les os, ainsi dit le
précepte alchimique.
Dans la nuit de la déréliction, je n’ai plus aucun appui, personne à qui parler, personne en qui me
fier. Ni sur terre ni au ciel. Ne reste que l’Enfer – et je vais l’arpenter, l’explorer de fond en comble.
Terreurs glacées, fournaise de souffrance. L’idée même d’une issue est absente et aucune larme ne
peut couler. Puis j’assiste, effaré, à ma propre mise à mort. À mon ensevelissement. Sans résister, mais
effaré. C’est la mort à soi-même. Non pas une fin, l’épreuve ultime. Mais on ne le sait pas avant d’y
être allé, avant d’avoir assisté dans un silence terrible à son propre enterrement.
Au bout de la nuit de la déréliction, c’est moi qui deviens, qui peux devenir si la douleur ne m’a
pas détruit corps et âme, si elle ne m’a pas fait sombrer dans la folie, c’est moi qui deviens appui, seul
garant de l’Amour innommé. Et cet appui que je deviens s’élève dans les ténèbres sous la forme d’une
croix. L’Amour me somme d’être dans la nuit des hommes son appui, sa voix, sa lumière fragile et
puissante. Je suis brûlé, d’Amour brûlant. Désormais, cela seul compte, cela seul s’élève, le cantique
de la brûlure d’Amour qui dépasse infiniment la fournaise des souffrances, qui est rosée dans la nuit
des tourments.
Certains parlent de la nuit de la foi comme d’une crise passagère. De fait, c’est une nuit qui
dépouille de la foi pour permettre l’union, c’est-à-dire la perte totale de son individualité – la foi
étant encore distance, voilement, la foi tenant encore lieu de sauvegarde. La Nuit me précipite dans
le Rien. D’abord, je suis désemparé, je m’affole, puis je m’enfonce peu à peu dans un noir sans
retour. Or ce noir n’a pas à être éclairé, sauvé par une lumière : c’est lui qui opère une percée, si tant
est que le pèlerin spirituel persiste sans rien vouloir, sans chercher à comprendre. La nuit recèle de
multiples fonds, et la souffrance offre à la fois une entrée dans l’Enfer et son issue possible. Au cœur
des ténèbres, si l’on a persisté, se révèle le vivant Amour. Et l’Amour est de taille à réduire l’Enfer en
cendres parce qu’il est le seul à pouvoir l’affronter.
Aucun homme n’a envie de mourir. Presque tous veulent se perpétuer, prolonger leur existence.
Or, entrer dans la joie des Vivants exige de passer par la nuit du tombeau : non celle du trépas
commun à tous, mais celle de la mort à soi-même. Osiris est un dieu noir, disait le rituel d’Égypte
ancienne. Osiris qui préside aux résurrections, à qui l’initié doit s’identifier pour devenir glorieux, a
connu la trahison, la mort du corps, le dépècement, la dispersion sans sépulture. La résurrection ne
concerne pas les défunts ordinaires, l’ensemble des humains – ou bien c’est une frêle croyance. La
résurrection est l’état de transmutation qu’entraînent la descente aux Enfers et la mort initiatique.
Expérience périlleuse. Ce n’est pas une récompense pour les épreuves endurées, ni une suite naturelle
à la façon dont la remontée succède à la descente : c’est la connaissance vive, salvatrice, de
l’Indestructible toujours présent. Au plus profond de la nuit de déréliction, le pèlerin spirituel épouse
l’être de lumière qu’il est de toute éternité et il se sait à jamais vivant. Mais il devait descendre tout au
fond de la fosse ténébreuse, explorer toutes les strates de l’Enfer.

*
Toute la Passion du Christ, telle que la relatent les Évangiles, se déroule dans un climat nocturne
où se rassemblent trahison, malveillance, complot et injustice, faute et assassinat. C’est une très
longue nuit d’angoisse et de souffrance où Jésus se retrouve seul face à son destin, face à l’épreuve
suprême. Le dernier repas a lieu le soir, puis Judas s’enfuit dans la pénombre pour aller dénoncer le
Maître. Avec trois de ses disciples Jésus se rend au domaine de Gethsémani et il leur demande, dans
la nuit épaisse, de veiller, de prier avec lui. Mais ils s’endorment, les chers apôtres, laissant leur
Seigneur face à son proche sacrifice. Puis vient l’arrestation, avec des soldats armés de glaives et de
bâtons, le faux baiser de Judas. Toujours durant la nuit, Jésus est emmené devant Caïphe, présenté
devant le Sanhédrin, et il commence à recevoir des coups et des crachats. Pendant ce temps, Pierre,
assis dehors, dans la cour, renie son maître très aimé par trois fois. Un coq chante, le matin se lève
sur la désertion des disciples, sur l’ignorance des prêtres, sur la violence des trahisons. Les ténèbres de
la peur, de l’ingratitude envahissent les hommes pusillanimes qui ont les yeux bouchés parce qu’ils ne
savent pas aimer. Seul tient dans la noire déréliction l’homme en voie de divinisation. Face à
l’Absolu, on est toujours, nécessairement, seul.
Lors de la Crucifixion, « quand il fut la sixième heure, l’obscurité se fit sur le pays tout entier
jusqu’à la neuvième heure ». Ainsi le rapportent les évangélistes. Une nuit sinistre emplit le ciel de
Palestine. Une nuit opaque tombe sur le monde qui a renié la lumière, elle manifeste le grand
aveuglement des hommes.
Heures de désastre et de déroute. Mise à mort de la lumière. Perte du sens. Le monde s’acharne à
détruire ce qui peut le sauver : l’innocence, la beauté, l’amour. Nuit de perdition pour les hommes
égarés, mais non pour le Dieu, non pour l’éternelle lumière. Dès lors, les Leçons de ténèbres peuvent
reprendre les lamentations de Jérémie, dérouler des psaumes de repentance pendant la semaine
sainte, et s’entourer d’un rituel impressionnant où, une à une, les bougies allumées sont éteintes,
laissant les mortels dans un noir complet, dans la nuit du reniement et de la cécité du cœur, dans
l’affreuse nuit qu’ils ont invoquée. La mise en scène de l’Office des Ténèbres, telle qu’elle se déroule
au début du XVIIIe siècle sur des musiques de Charpentier, Delalande ou Couperin, rappelle
instamment aux assistants leur terrible manquement. Les cierges s’éteignent l’un après l’autre, les
lettres de l’alphabet s’effacent, le Verbe se meurt, la Création risque de retourner au néant. Il n’y a
plus que des petits hommes tremblants dans la nuit de leur aveuglement.
Le pèlerin spirituel doit passer par l’épreuve capitale de la descente aux Enfers. Il accomplit le
parcours de la lumière qui se renonce, s’enténèbre, est mortifiée et ensevelie. Parcours christique
assurément. Abandonnant toute espérance venue de la terre ou du ciel, le voyageur descend affronter
l’esprit du Mal et vit sa propre mort. Ainsi, Dante, perdu dans la forêt obscure, âgé de trente-cinq
ans, entreprend sa quête de salut dans la nuit du 7 au 8 avril, qui est celle du jeudi au vendredi saint.
La Divine Comédie commence dans la nuit. C’est une perdition, et c’est une annonciation. La gloire
pascale, la béatitude du Paradis prennent naissance au plus profond de l’enténèbrement.
Comment sortir, si l’on n’est pas Dante, de la nuit de l’ignorance et de la douleur ? Comment
éclairer la souffrance d’une vie d’homme ? Certains personnages de la Bible nous montrent une voie :
Job, le juste accablé, Isaac devenu aveugle dans sa vieillesse, les trois jeunes gens dans la fournaise où
les a jetés Nabuchodonosor. La souffrance obscurcit l’être, elle empêche de voir, à la façon dont Agar,
l’épouse répudiée et laissée dans le désert avec son fils Ismaël, n’aperçoit pas, tout près d’elle, le puits
où se désaltérer, tant elle est accablée. Une trop forte douleur rend aveugle ou fou, tel le vieux Tobie
qui n’en peut plus d’ensevelir les morts et sur lequel tombe le voile de la cécité.
Ce qu’indique Isaac aussi bien que Job, c’est que seule la bénédiction exténue le mal, annule la
malédiction des ténèbres. Avant de mourir, Isaac aveugle bénit Jacob, le fils cadet. Son épouse l’a
leurré en faisant passer celui-ci pour l’aîné, Esaü. Mais ce qui importe, ce qui surmonte toute
manigance, toute usurpation, c’est la bénédiction : une parole et un geste de beauté qui font
descendre sur l’homme une caresse céleste. Et puis, il y a les trois jeunes gens dont parle le Livre de
Daniel, ligotés et jetés dans la flamme d’un brasier. Au plus fort de la souffrance, ils n’oublient pas
leur Dieu. Ils se mettent à chanter. À entonner un cantique de louange. C’est alors que leur parvient
« une fraîcheur de brise et de rosée ». Une bénédiction, une réponse du Ciel. Ils sont sauvés de la
fournaise par l’Ange du Seigneur. Mais le vrai miracle n’est pas qu’ils sont épargnés, qu’ils sortent
sains et saufs de ce feu d’enfer : c’est qu’ils ont chanté.
Telles sont les leçons à tirer des ténèbres. Pour sortir de la nuit du néant, pour se délivrer de
l’absurde, échapper à la noirceur du péché ou de l’ignorance, on peut à la suite de Dante emprunter
la voie de la Connaissance – la Sapience d’amour –, ou encore bénir, chanter, louanger. L’amour, la
joie surmontent tout inexaucement. Ils n’évitent pas la nuit, ils la transfigurent.
VII

Mystère et contemplation

« Dieu survient dans le vent,


On ne le voit pas.
Sa présence habite la nuit.
Il crée ce qui est en haut comme ce qui est en bas. »
Tablette de l’Égypte ancienne.

« Durant la nuit, les âmes sont unies à Dieu, les buts


sont atteints : celui qui a pénétré les mystères de la nuit
a le cœur lumineux comme le jour. »
Djalâl ud-Dîn Rûmî.

« Je sens parfois, m’éveillant dans la nuit, des mains


invisibles qui tissent ma destinée. »
F. Pessoa.

Les yeux du corps se sont clos. Ceux de l’âme s’ouvrent dans la nuit. Ce qu’il y a de plus précieux en
l’être commence son ascension nocturne. Le détachement est légèreté, la nostalgie donne des ailes. La
nuit ouvre à plus vaste que soi et au plus grand de soi. Mais elle est d’abord le lieu de la perte.
Le savoir est lié au jour, la connaissance à la nuit. L’intellect n’a plus sa place, les sens sont limités,
le voyageur doit abandonner ses rêves, ses faux combats, son ombre même. Il entre dans le noir. Et ce
n’est pas la mort mais le seuil périlleux qui permet d’outrepasser la mort. Le voyageur entre dans la
profonde nuit de son âme solitaire, plus personne n’est là pour le guider, et personne pour le
plaindre. Il doit devenir nuit. Sera-t-il rédimé ?
La plongée dans la nuit correspond à l’élévation de l’âme, à sa montée dans l’obscur, mais la
contemplation est d’abord empêchée, trop puissante. Et le pèlerin spirituel se désespère. Il sent bien
que la nuit est refuge, sanctuaire – mais pour qui ? Il va vers la grande mutité, vers la perte infinie où
il n’est d’autre choix qu’entre la désolation et l’adoration.
L’homme s’égare dans le jour, il oublie sa plus fine part. La nuit l’invite à renouer avec le monde
céleste, en déliant d’abord les entraves de la perception sensible. Elle le somme, en un chemin de
silence, par un dénuement qui se révélera souverain, de tout abandonner, de se rendre. L’attente ne
signifie plus rien. Il n’y a plus de repère. Ou plutôt, c’est la nuit qui conduit à l’au-delà d’elle-même.
Mais qui peut faire confiance à ce qui paraît négation et absence ? qui peut tenir en cette béance ?
À certains hommes qui se savent égarés dans le jour, prisonniers de la caverne du monde, il est
proposé un chemin d’obscurité qui est de retrouvailles. Ils doivent devenir nuit afin de devenir le
dedans de tout, ils doivent clore leurs yeux charnels sur les souffrances et les illusions passées, perdre
connaissance pour commencer à voir. La nuit est le lieu de la vision. Elle n’est pas d’ordre temporel,
elle n’est même pas un lieu. La vision lève toute entrave, toute limite. Elle est la connaissance
octroyée par la nuit. Pure, indicible présence.
La nuit, c’est l’intériorité. Elle offre aussi le symbole de l’Inconnaissable, de l’Innommable parce
qu’antérieur à toute réalité.
En se manifestant dans le monde phénoménal, l’Esprit nécessairement se voile, s’obscurcit. La
Nuit serait sa théophanie la plus profonde, la plus juste. Et la plus discrète.
Si, pour de nombreux mortels, les heures nocturnes sont propices aux débauches et aux noires
magies – ce qu’ils nomment transgression –, à l’aventurier de l’âme, forcément solitaire, la nuit offre
l’initiation. Une marque irréversible, comme celle reçue lors de la descente aux Enfers, comme celle
de la mort à soi-même. C’est une coupure d’avec le commun des mortels, d’avec le regard ordinaire,
et c’est une ouverture qui ne peut plus être fermée, une lumière qui ne peut plus s’éteindre. Le
pèlerin nocturne, s’il s’avance suffisamment dans l’inconnu, dans l’ouvert, devient clairvoyant,
visionnaire, son corps se constelle d’yeux comme les anges que perçut Ézéchiel. Ou il regarde le
monde, notre monde plongé dans l’obscurité de l’ignorance, avec les yeux des étoiles. Les yeux sont
des fenêtres, disait Orphée. Ils ne prennent rien, ils offrent passage.
La nuit du 23 novembre 1654, le philosophe et mathématicien Blaise Pascal reçut, après une
longue méditation, une initiation dont il garda la trace dans un parchemin, intitulé Mémorial. Cette
nuit de feu lui révéla le plus intime, le plus impérissable de lui : aussi le mystique conserva-t-il jusqu’à
la mort le Mémorial dans la doublure de son vêtement.
Sans prétendre mener à de si hautes expériences, beaucoup de maîtres spirituels conseillent aux
disciples de méditer et de prier durant la nuit. C’est comme si le monde matériel s’effaçait, comme si
les réalités changeantes qui nous rassurent, qui font notre quotidien, se dissolvaient pour laisser place
à d’autres clartés, à de plus sûres ferveurs. Pour peu qu’on s’y abandonne, en enfant candide ou en
amant heureux, la nuit déborde de pierreries, ruisselle de splendeurs. Elle murmure ses secrets aux
êtres très silencieux – les pierres, les fleurs, quelques hommes. Elle chante une beauté inouïe, mais
pour l’entendre, pour l’apercevoir, force était d’écorcher ses paupières, d’arracher ses oreilles
ordinaires. Le silence limpide est fait avec le sang noir des mots, avec le déchirement de la voix. Il est
attention qui surmonte toute attention, qui donne toute la place, tout le firmament, à l’autre.
La nuit ouvre la cage de l’oiseau. Mais celui-ci peut hésiter, s’effrayer. Non face à l’obscurité, face à
l’immensité. La nuit ouvre toutes les volières du monde mais peu d’âmes retrouvent le chemin perdu.
Trop empêtrées de chair, peu d’âmes sont nostalgiques.
Dans les récits mythiques, dans les textes inspirés, les événements essentiels, porteurs de sens, ont
lieu de nuit. Cela a déjà été mentionné à propos des songes et des rencontres d’amour. Je citerai ici
quelques exemples qui donnent à voir autre chose que la réalité sensible, qui livrent un enseignement
spirituel.
C’est de nuit, durant un long banquet offert par le roi des Phéaciens, qu’Ulysse raconte son
interminable périple sur la mer du Couchant. Voyage intérieur avec ses stations, ses haltes et ses
naufrages. Quête dans la nuit d’un fil d’or, d’un sens supérieur, d’une sagesse qu’incarne l’immuable
Pénélope. Ulysse narre devant ses auditeurs éveillés un voyage exemplaire qui doit rester discret : de
ce périple on ne sort pas triomphateur comme après le siège de Troie ; le pèlerin spirituel dit
simplement qu’il a traversé ce qu’il devait traverser, qu’il s’est montré digne des rencontres, des
épreuves. Et que passe le message, dans la nuit des réjouissances, afin que d’autres mortels tentent le
voyage… Après son immense récit, qui occupe presque tout le texte de l’Odyssée, Ulysse sera conduit
de nuit, sur un vaisseau, à son île d’Ithaque. Les Phéaciens, dit Homère, sont un peuple de passeurs.
Autrement dit, ils guident vers l’invisible celui qui s’est aventuré assez loin au-delà de l’humaine
existence, ils lui offrent le ciel de l’immortalité. Mais ce fin passage, incompréhensible à l’intelligence
et à la vue ordinaires, s’effectue de nuit, et il est même précisé qu’Ulysse dort.
La nuit offre de mesurer la taille de l’adversaire, autant dire l’ampleur de sa propre tâche, de sa
mission sur terre. Ainsi, de retour de chez son oncle Laban, Jacob chargé de femmes et d’enfants se
prépare à affronter la colère d’Esaü qu’il a spolié autrefois de son droit d’aînesse. Une colère que les
années n’ont sans doute pas apaisée. Mais une nuit, au gué du Yabboq, Jacob s’éloigne du camp, se
retrouve seul. Il rencontre l’Ange sans nom avec qui il va lutter jusqu’à l’aurore. Nuit initiatique dont
Jacob gardera la marque de la boiterie à la hanche et recevra un nouveau nom, Israël. Nuit de combat
et de bénédiction. L’être charnel qu’il était auparavant voyait en Esaü un frère ennemi, prenait
comme rival un frère de sang. Mais l’être spirituel qui se révèle dans la nuit du Yabboq connaît son
véritable adversaire, d’une tout autre nature, c’est un Ange qui ne lâche pas prise et qui donne à
Jacob la taille de son destin.
On comprend que tant d’artistes, tant de philosophes aient médité sur ce combat humain et
symbolique. Dans la nuit des sens, il est de la liberté de l’homme de chercher un sens, et cela requiert
toutes ses forces vives. Des forces supérieures, souvent inemployées. Plus particulièrement, dans
l’histoire de la peinture, les « tenebrosi » – Caravage, La Tour, Rembrandt, Bassano… – tentent de
révéler le mystère de la profondeur, ils ne peignent pas des scènes nocturnes mais ils peignent avec la
nuit, ils la caressent, la pétrissent, ils font éclore des clartés dans la pâte sombre. Ils montrent aussi
que la lumière, la fragile et merveilleuse lumière, nous paraît si précieuse d’être sans cesse menacée
des ténèbres, si précieuse de sans cesse s’y affronter. Et puis, la nuit qui est le fond de leurs tableaux,
le fond de notre vie, permet à celui qui regarde de ne pas entrer violemment dans la scène mais de se
dessaisir plutôt ; d’apprendre la délicatesse, le suspens, de s’ouvrir au sens du sacré. Un paysage plein
d’ombres est inquiétant, il dit le contraste, la bataille ou la confusion entre la clarté et l’obscur. Mais
là où il y a la nuit, se lève doucement le mystère des choses visibles et invisibles.
Des récits évangéliques je retiendrai l’entretien avec Nicodème que relate saint Jean en son
troisième chapitre. Un notable juif, du nom de Nicodème, vient de nuit trouver Jésus. Et la
conversation porte sur la naissance et la renaissance : comment « naître d’en haut », naître de
l’Esprit ?
Ce questionnement essentiel a la nuit pour écrin. Et les paroles de Jésus concernant des réalités
invisibles, supérieures, ne peuvent se faire entendre que sous un voile nocturne. Il n’est pas
indifférent que Nicodème soit mentionné, plus tard, comme un homme présent à l’ensevelissement
de Jésus, avec Joseph d’Arimathie. S’il a bien reçu l’enseignement du Maître, il devient le sens caché
qui prend en charge le Verbe crucifié, mis à mort par les hommes ignorants, ténébreux. L’ésotérisme
a pour tâche nocturne, secrète, essentielle, de conduire jusqu’au matin de la Résurrection l’histoire
des hommes aveugles piétinant dans le noir. Nicodème fait partie de la communauté invisible des
porteurs de sens, des porteurs de lumière – ceux-là qui doivent officier à visage couvert, dans la nuit
de l’incognito. Ils sont, comme les Phéaciens de l’épopée homérique, les passeurs d’un monde
invisible, d’une présence si pure qu’elle échappe au regard.
L’ample manteau de Nuit abrite les voyages intérieurs, les extases indicibles, et voile à peine les
réalités suprasensibles. On comprend que tous les cultes à mystères de l’Antiquité se soient célébrés
dans le temps nocturne, que les initiations aient lieu dans des grottes, des cavernes, à la lueur des
torches. L’éveil de conscience transforme la nuit ténébreuse en nuit lumineuse ; le regard noyé dans
l’obscurité est devenu visionnaire. Désormais le voyageur approche du monde angélique.
La Connaissance circule sous le manteau, à l’insu du profane. Si elle semble cachée, clandestine, ce
n’est pas parce qu’elle tient à se dérober mais parce que les cœurs des hommes sont épais, leur regard
brouillé par des images séduisantes et précaires. Ainsi, la nuit paraît claire ou sombre selon celui qui
la contemple : elle est un gouffre, elle est une arche ; elle mène à la perdition, elle invite à l’élévation ;
son immensité emplit l’homme d’effroi ou le pousse à se prosterner.
Toute l’existence humaine ressemble à un voyage nocturne où les meilleurs persistent jusqu’à
l’aurore. Sans renoncer. Sans se laisser piéger par les fausses lueurs diurnes. Pour échapper au rêve, au
mensonge d’ici-bas, l’âme chaque nuit doit se dévêtir de sa tunique de peau, à la façon dont une
dormeuse se déshabille et passe une robe légère, scintillante, pour aller au lit. Les étoiles sourient aux
âmes ailées auxquelles la nuit offre un espace incorruptible. Et le ciel nocturne pose un diadème sur
la tête des hommes qui, tel Nicodème, sont nés d’en haut.

*
La Nuit donne l’image la moins inadéquate de l’Insondable, « Ein-Sof » de la Kabbale. Pic de La
Mirandole osait l’affirmer : « Nuit et Dieu sont Un. » Or, si la Divinité suprême se cache dans la
Ténèbre, elle n’est pas la Ténèbre mais pourtant s’y révèle. L’Un est au-delà de tout, antérieur à tout.
Éternellement non manifesté. Absolue clarté. Mais comment trouver les mots, les images capables de
refléter une insurpassable Présence ?
Les mystiques, qui se sont laissé envahir par l’immense nuit de l’inconnaissance, qui parfois ont
rencontré la Ténèbre souveraine, n’ont d’autre recours, pour relater leur expérience, que le paradoxe
et l’oxymoron. Comment parler, d’ailleurs, de ces visions, de ces extases, puisque le silence est le
langage propre à l’âme anéantie ? Revenu sur terre, le mystique tente de transmettre sa perception
d’une Réalité ineffable : « musique sans bruit » de Jean de la Croix, « présence d’absence » de
Hadewijch d’Anvers, « Loin-Près » de Marguerite Porete, « éclatantes ténèbres » selon Denys
l’Aréopagite, « Lumière ténébreuse » selon Grégoire de Nysse, « immense ténèbre » pour Angèle de
Foligno.
Le lieu de la vision, de l’union mystique échappe à l’espace et au temps. Tout le paysage connu a
été brûlé. Les mots qui ensuite reviendront ont pour tâche impossible de garder trace de
l’Insaisissable. Mais il en va de l’honneur du mystique, honoré d’une telle vision, de célébrer à son
tour, en un langage le plus aigu et le plus suave possible, mais forcément inférieur, bégayant, ce qui
ne peut être nommé en aucune langue. Noble défi, que tient à relever tout chant de noble amour.
À la façon dont la nuit plonge le pèlerin dans la perte et l’absence, l’expérience mystique – qui a la
mutité du mystère – correspond à une dénudation des mots parce qu’elle excède les sens, la pensée et
l’imagination. Nuit de la vaste, de la docte ignorance qui nous lave de nos savoirs prétentieux, de nos
perceptions assurées. Nuit qui est paysage ardent, non pas ravagé. Nuit noire et si belle, incendiée
d’amour comme la femme du Cantique.
Il est une qualité de nuit qui est la lumière propre à l’âme anéantie, d’amour calcinée. Il est une
musique née de nuit mais inaudible qui est le chant originel de tout vocable. Il y a un noir qui vibre,
qui éclaire plus haut et de plus loin que la lumière connue des hommes – rayonnement solaire, lueurs
de lune, éclat des étoiles –, et qui confond nos dernières résistances, nos ultimes prétentions à
comprendre, à dire, un Noir qui est commencement absolu, éternellement indifférencié, en qui tout
se résorbe et se tait. Le mystique reste muet dans la nuit du silence. C’est un feu contre un Feu, ou
lumière sur lumière.
Il n’y a rien à voir dans la nuit mystique, puisque c’est elle qui donne à voir, qui procure la vision.
De même il n’y a rien à désirer dans l’état d’union. Toutes références terrestres brûlées, on n’y voit
que du feu.
Il me paraît capital de faire une distinction : en philosophie et dans la religion, il est question de la
Lumière divine et on se réfère à la Vérité. Tandis que les mystiques évoquent la Ténèbre divine et
attestent de l’Inconnaissance. Les deux approches semblent aux antipodes, ce qui crée souvent
conflits et malentendus.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les amoureux de la nuit et quêteurs de sagesse cachée
que sont les mystiques sont des êtres solaires, des tempéraments de feu. Ce sont les rêveurs, les
romantiques, les êtres psychiques qui sont lunaires. Or, s’il y a une harmonie entre la lune et la douce
nuit, il y a initiation entre le soleil et la nuit noire. Dans le premier cas, c’est le registre du connu,
dans le second on est dans l’ordre de l’irréversible. Il est de la nature de l’Esprit d’aller se confronter
aux ténèbres – c’est l’épreuve de la descente aux Enfers –, et à l’être solaire incombe le devoir spirituel
d’explorer le fin fond de la nuit. Non pour en triompher, mais pour faire allégeance.
Je le dirai encore autrement. La lune paît dans le ciel nocturne – et c’est un accord, une belle
entente. Mais le soleil flamboyant qui plonge dans la nuit noire, c’est une folie et une exaltation,
bientôt un sacrifice. Et les mystiques choisissent toujours le plus grand danger.
Encore convient-il de noter qu’ils expérimentent la nuit de diverses manières, qui correspondent à
des états d’âme et à des degrés différents de l’avancée spirituelle. Soit ils la vivent comme une
pauvreté, un esseulement, l’effarement devant le néant. Soit il leur est donné une perception
impossible de la Divinité autrement qu’en sa Ténèbre. Mais les deux types d’expérience ne sont pas
séparés, il y a alternance. Car on peut être anéanti de douleur et anéanti de splendeur. Le sujet peut
s’annihiler dans l’infini de Dieu en se sentant pauvre et faible – moucheron au bord d’un abîme –,
mais l’extinction mystique peut également advenir par suramour, surconscience, surconnaissance
versant dans la nescience. D’un côté, c’est la petite voie de Thérèse de l’Enfant-Jésus, de l’autre, la
voie royale et risquée de Lulle, de Hadewijch. Mais les deux démarches se déroulent dans une nuit
obscure, omniprésente, la nuit de l’invisibilité. C’est aussi une façon de dire adieu à Dieu, de se
renoncer, de ne même plus vouloir être sauvé. De laisser toute la place à Ce qui seul est et qu’aucun
moucheron ni aucun roi ne pourront jamais contempler. Maître Eckhart priait Dieu de le libérer de
Dieu, ainsi les mystiques de la nuit usent leurs yeux dans la contemplation et la vision jusqu’au Rien,
jusqu’au noir absolu. Ce n’est pas une défaite, c’est une adoration. Magnificence de la perte.
Ici se situe tout le courant de la théologie négative, de l’approche apophatique de la Divinité :
depuis Denys l’Aréopagite, au Ier siècle, jusqu’à Jean de la Croix, en passant par Nicolas de Cues et
Maître Eckhart. La « Nuit obscure », le magnifique et célèbre poème du mystique espagnol, porte en
sous-titre : « Chansons de l’âme qui se réjouit d’avoir atteint le haut état de perfection, qui est
l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle ». Et ce poème est plein d’amour, de
souffles et de caresses. Il se termine dans la blancheur des lys, sur la fraîcheur d’un départ.
Rappelons les circonstances. Jean de la Croix a réussi à s’évader, de nuit, de la prison de Tolède où
l’avaient jeté, par jalousie, d’autres religieux. Il y est resté huit longs mois de l’année de 1577, à l’âge
de trente-cinq ans. Sans nul doute, dans cet affreux cachot, il a expérimenté la peur, l’absurde, il a
senti l’amertume de la trahison, il s’est cru abandonné de tous.
Qu’est-ce qui tient dans le noir ? qu’est-ce qui résiste au trépas, à toute désolation ?
Ce qui tient dans le noir est ce qui fait chanter dans la nuit, ce qui transforme une nuit obscure en
un cantique d’amour.
Jean de la Croix s’est échappé de la geôle, de la prison du corps, du monde des créatures. Il n’y a
plus que son âme, son âme énamourée. Et elle reprend le grand chant immortel de la Sulamite.
La nuit est qualifiée d’obscure : est-ce redondance ? ou plutôt double fond ? Il est toutes sortes de
qualités, de couleurs, de musiques propres à l’espace nocturne, mais une nuit obscure cache encore
mieux son secret. Un indicible secret d’union amoureuse dont l’intensité et la douceur n’ont pas
d’équivalent sur terre. Aussi l’ami et l’aimée, dans la nuit et par la nuit, échappent-ils à toute saisie
humaine, personne jamais ne pourra les capturer parce que leur union se déroule dans l’invisible.
C’est une nuit délectable et ardente dans laquelle monte le parfum des lys. Ultime vision de la
Terre quittée, de la Terre si belle parfois mais que l’âme dans son envol livre à l’oubli. La nuit
obscure, incompréhensible à qui ne l’a pas goûtée, révèle une joie plus imprenable que toute
citadelle.
La nuit, l’amour, la joie sont inépuisables. Et le mystique a à cœur de les chanter.
Beaucoup moins connu que Jean de la Croix, un homme du XVIIe siècle, François Malaval, a vécu
dans sa chair et dans son ascèse spirituelle les ténèbres et leur clarté singulière. Né en 1627 à
Marseille, à peine a-t-il vu le jour, comme on dit, qu’à l’âge de neuf mois il perd définitivement la
vue. Ce qui, plus tard, ne l’empêchera pas d’étudier ni d’écrire. Devenu tôt membre du tiers-ordre
dominicain, réputé comme un homme pieux et bienveillant, il rencontre diverses grandes
personnalités de son temps, Pierre Gassendi, la reine Christine de Suède, Madame Guyon. Il sera du
reste impliqué dans la controverse liée au quiétisme mais jamais ne se plaint ni ne se rebelle. Il est un
modèle de patience et d’humilité. Or, dans le secret de son âme, il voit les ténèbres s’éclairer et,
mieux que tout autre, il pourra parler de la Divine Ténèbre qui a illuminé sa cécité corporelle.
Plongé très tôt dans une intense nuit, le mystique marseillais fait l’expérience d’un éloignement du
monde, d’un extrême retrait de soi – et ce grand retirement fait la place à tout le reste et à l’essentiel :
à ses contemporains, avec qui il aime converser et correspondre, à Dieu qui se révèle infiniment
présent. Ses yeux aveugles ont vu, ils ont été touchés par l’indicible beauté de Dieu dont la nuit offre
une image approchante. François Malaval ne cherche pas à être guéri de son mal de naissance mais il
témoigne inlassablement, dans des poèmes, dans des traités, des célestes illuminations auxquelles peut
conduire une humble, une patiente contemplation. Il écrit : « Par la pauvreté d’esprit on se dégage de
tout, et par la netteté du cœur on voit uniquement, dès ce monde même, celui qui est tout. » Mieux
que quiconque, dans l’obscurité totale de ses yeux, il peut témoigner de la resplendissante Ténèbre de
Dieu.
Finalement, et grâce à la vie exemplaire de François Malaval, je puis discerner dans toute vie
mystique deux chemins entrelacés. Un des chemins consiste à « pâtir la nuit », autant dire rencontrer
la pauvreté insigne, le vide, le rien, l’anéantissement. L’autre chemin « ouvre la nuit », c’est-à-dire
qu’il permet l’approche d’un Dieu à la fois caché et révélé, et la vision d’une Présence aveuglante de
lumière.
Ces deux chemins sont contenus dans le sein de la Nuit. Ils se relaient, ils ne s’excluent pas. Et ils
sont vécus dans la chair autant que dans l’esprit du pèlerin nocturne. Celui-ci en reçoit des dons
particuliers. Le mystique qui ouvre la nuit en œuvrant dans le noir bénéficie de « lumières » venant
de l’ineffable. Le mystique qui avec patience et abandon pâtit la nuit de la grande ignorance reçoit
quant à lui des « grâces » de l’Éternel Amour.
La nuit n’est pas cette privation de lumière que tout humain redoute, s’il vous plaît tenez bien ma
main dans le noir ou chantez-moi une chanson, la nuit lève le voile du connu et pour certaines âmes
énamourées ruisselle de splendeurs, s’il vous plaît, Seigneur, gardez-moi dans votre Ténèbre, brûlez-
moi de votre terrible Amour.
À Pierre de Lancre qui, en zélé démonologue, affirmait que « la nuit nuit », je répliquerai, en
pèlerin passionné, que « la nuit luit ». Toute nuit est d’apocalypse mais il y a peu d’hommes pour
tenir jusqu’au bout. La nuit annonce une parousie mais il n’y a, dans les ténèbres du monde, qu’une
poignée de veilleurs. Le temps nocturne dans lequel chacun va innocemment ou insomnieux, ce
temps privilégié a pour vertu de réveiller la nostalgie de l’être, non sa frayeur, et de rappeler au cœur
de l’homme la blessure de l’Immémorial.
Ainsi la nuit à la traîne d’étoiles a la gravité, a la majesté des réalités divines. Et leur infini silence.
Épilogue

Parsifal nous rappelle, dans l’opéra de Wagner, qu’il y a un « Enchantement du Vendredi Saint ».
Que toute noirceur est rachetée. Les souffrances, les égarements. En ce jour qui dut être de
désolation se pose sur l’être pur la grâce du Graal. Tout est lavé, neuf. Désormais tout sourit.
Shakespeare, lui, fait surgir au cœur d’une nuit estivale un cortège ailé d’elfes, de sylphes et de fées,
se mêlant à une troupe bariolée d’hommes en goguette, d’autres plus sages.
On peut avoir le regard rivé sur le cadavre, sur ce qui meurt, ou bien ouvrir les yeux de l’esprit,
tenir bon dans le noir, veiller jusqu’à l’aurore de la parousie, jusqu’au Midi du Graal.
On peut faire l’âne, comme Bottom, et dans la nuit terrestre n’y voir goutte. Oublier son rôle, se
tromper d’emploi, négliger sa partition céleste. Mais on peut être aussi frôlé par la robe d’une fée,
être aimé d’une reine, entendre le chuchotis des fleurs. On peut s’éveiller du songe de cette vie,
prendre congé d’une comédie souvent loufoque, parfois digne.
L’existence est si brève. Chaque soir le rappelle aux mortels insoucieux en faisant tomber son lourd
rideau de théâtre. L’existence est si belle parfois qu’on y veut établir sa demeure.
Mais voici que dans la nuit, dans l’enchantement d’une nuit d’été, des êtres surnaturels viennent
visiter les humains, se mêlent à eux et les caressent de leur impalpable amour.
Qui dort ? qui rêve ? Est-ce vision ou bien chimère ? Comment démêler le vrai du faux, distinguer
la créature ailée de la brute épaisse ? Par quel bout prendre l’écheveau ?
À la pièce qu’il rédigea vraisemblablement entre 1594 et 1596 Shakespeare donna pour titre
Midsummer Night’s Dream. Mot à mot : Rêve (ou Songe) d’une nuit du milieu de l’été. Regardons le
calendrier ou bien comptons, tel un enfant appliqué, sur nos doigts. Entre l’avènement de l’été et le
début de l’automne, au milieu exactement se situe la date du 6 août. Fête de la Transfiguration. Les
Évangiles relatent la scène où Jésus apparaît à trois de ses disciples dans son corps de chair mais tout
illuminé. Il n’est pas encore mort, il est déjà ressuscité. Et seul un être ressuscité est apte à affronter
les ténèbres et la désolation du trépas, est capable de faire du Vendredi Saint un Enchantement pour
les siècles à venir.
La pièce de Shakespeare se situe sous le ciel de la Transfiguration, mais que regardent les
spectateurs : la scène humaine ou bien l’autre scène qui vient, par fées et elfes interposés, faire ses
petites révélations ?… En qui se fier, en quelle parole ?
Au début de l’acte V, Thésée entonne l’éloge du fou, de l’amoureux et du poète, réunis tous trois
par une même fureur inspirée, visionnaire. Et Hippolyte enchaîne : « Tout le récit qu’ils nous ont fait
de cette nuit, de la transfiguration simultanée de toutes leurs âmes, est plus convaincant que de
fantastiques visions ; il a le caractère d’une grande consistance, tout étrange et merveilleux qu’il est. »
Certains êtres voient toutes choses dans une Lumière éternelle. La nuit d’été n’est équivoque que
pour ceux qui ne sont pas éveillés aux réalités spirituelles.
L’existence humaine ressemble à un bal, à une pantomime où s’agitent des fantoches, des
comédiens plus ou moins bons, où passent de mornes figurants. Tous portent des masques, des
costumes grossiers, et récitent un texte déjà écrit. Mais il est des âmes qui portent un visage. Et celles-
ci se reconnaissent aussitôt et s’envolent à la faveur d’une nuit du milieu d’été.
Le temps est court. Très brèves sont les nuits d’été. Douces et folles, vouées à l’amour et à la
contemplation des ciels étoilés.
Les âmes éveillées doivent se hâter. Déjà la nuit tombe sur le monde, une accablante nuit qui
enténèbre les petits hommes vociférants, grotesques.
Il est un fin passage – une lézarde dans le mur qui permet à Pyrame et Thisbé de se voir, de se dire
leur amour, une brèche par laquelle le pèlerin Dante monte de l’Enfer au Purgatoire –, il est un fin
passage qui mène, mieux qu’à la nuit des temps, à l’inconcevable Nuit de la fin des temps. Nuit de
délivrance, de béatitude aussi. C’est une voie extrêmement étroite et très peu empruntée. Juste la
place d’y glisser une âme très fine, aiguisée de nostalgie.
Chaque nuit visible rappelle aux hommes endormis, à leur âme vagabonde, qu’il est une Nuit
secrète, une Nuit glorieuse, plus éblouissante que le soleil et les autres étoiles.
18 avril 2004.
Éditions de La Table Ronde
14, rue Séguier, Paris, 75006 Paris

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à partir de l'édition papier du même ouvrage
Cet ouvrage a été achevé d’imprimer
par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT (Mesnil-sur-l’Estrée)
en mars 2008 pour le compte des
Éditions de La Table Ronde.
Dépôt légal : avril 2008.
N° d'édition : 156226.
Imprimé en France
ISBN : 9782710330356

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