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Le visa de la censure

a été obtenu le 2 décembre 1940.


Autorisation no 606
Le Livre

des

Certitudes admirables
DU MÈME AUTEUR

POÉSIES
La Chanson des Hommes. (Fasquelle).
Le Poème de la Jeunesse.
Les Lèvres et le Secret.
Les Belles de Nuit.
La Montée aux Enfers.
La Porte du Mystère.
Le Parc des Rossignols. (Sous presse).
ROMANS
L’Appel de la Bête. (Albin Michel). Priscilla d’Alexandrie.
La Luxure de Grenade.
Le Mystère du Tigre.
Lucifer.
Le Roman de Confucius. (Fasquelle)
Le Sang de Toulouse.
Le Trésor des Albigeois.
Jean de Fodoas. (Nouvelle Revue Française).
À LA POURSUITE DE LA SAGESSE
Pourquoi je suis Bouddhiste. (Éditions de France).
Le Livre des Lotus entrouverts. (Fasquelle).
Magiciens et Illuminés.
La Mort et la Vie future.
L’Amour et la Haine.
La Clef des Choses cachées.
À la Poursuite de la Sagesse.
La Beauté invisible.
Les Interventions surnaturelles
Inde, Tigres, Magie, Forêts Vierges. (Nouvelle Revue Française).
Le livre des Certitudes admirables (Édouard Aubanel).
DIVERS
Pirates et Flibustiers. (Grasset)
Les Aventuriers de l’Amérique du Sud. (Grasset).
THÉÂTRE
VELLEDA (4 ACTES EN VERS, À L’ODÉON). — LE MARCHAND DE
PASSIONS (3 ACTES EN VERS, AU THÉÂTRE DES ARTS). — LA FILLE
DU SOLEIL (3 ACTES EN VERS, AUX ARÈNES DE BÉZIERS). —
COMEDIANTE (1 ACTE EN VERS, À LA COMÉDIE FRANÇAISE). — LA
MORT ENCHAÎNÉE (3 ACTES EN VERS, À LA COMÉDIE FRANÇAISE).
— ARLEQUIN (5 ACTES EN VERS, à l’Apollo). — Sin (féerie en 5
actes, en vers, à Femina, musique d’André Gailhard).
Tous droits réservés pour
tous pays.
Copyright by Édouard Aubanel.
1940.
Le Livre des Certitudes admirables

PRÉFACE

Les certitudes sont admirables. Mais il est difficile de les posséder.


Quelquefois on croit les avoir atteintes. Elles sont en vous, on se
repose sur elles et puis elles ont disparu. Pourtant, à mesure qu’on
avance dans la vie, après avoir longtemps cherché et peiné, on finit
par voir que certaines vérités reviennent régulièrement dans le ciel
de l’âme et y prennent un caractère immuable, comme la grande
Ourse ou la planète Vénus dans le ciel plus restreint que nous
contemplons le soir.
Les certitudes sont une source de délectation pour l’âme et il faut
s’y complaire. Ayant remarqué que dans les minutes de décourage-
ment j’étais éclairé et consolé par la lumière de certaines vérités
acquises, je résolus de rassembler ces vérités pour y recourir toutes
les fois que ce serait nécessaire. Car à chaque forme de chagrin
correspond une vérité différente. Si par exemple, j’étais attristé de
ne pas avoir atteint la science complète des mots, la connaissance
du rapport des images et des pensées, ce qui constitue la perfection
dans le métier d’écrivain, je me consolais par la possession d’une
certitude. Je l’avais puisée dans les antiques livres sacrés de l’Inde

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Le Livre des Certitudes admirables

et des sages plus modernes l’avaient corroborée : Ayant eu de


grands désirs d’exceller en tant qu’écrivain, ces désirs se réalise-
raient un jour. Ce serait peut-être sur une autre planète, dans une
forme différente de la forme humaine. Les détails étaient inconnus,
mais le principe était certain. Le Karma s’exercerait avec rigueur. Il
payait chacun avec sa propre monnaie. L’honnête homme aurait un
surcroît d’honnêteté. Le laborieux poète posséderait la richesse ver-
bale qui lui avait manqué.
Consolation incomplète, dira-t-on, à cause du caractère extrême-
ment lointain de la promesse. C’est qu’il y a une coupe de justice
dont la forme est telle qu’elle ne peut jamais être entièrement com-
blée.
La possession d’un tableau des vérités s’imposait donc pour moi. Il
me fallait une sorte de credo auquel je me serais reporté toutes les
fois que j’aurais souffert d’incertitude ou de doute.
J’achetai d’abord une grande feuille de papier vélin, car l’idée
d’avoir toujours sur moi les vérités éternelles résumées en une seule
page, était bien tentante. Mais la difficulté m’apparut dès les pre-
mières lignes.
Certaines certitudes, et surtout les plus précieuses, ne pouvaient se
résumer brièvement, par un oui ou par un non répondant à une
question, ou par une courte affirmation comme : Je crois en Dieu.
Cela demandait des explications.
La feuille de vélin, bien que je l’eusse prise très grande s’avérait
insuffisante. Et sur ces entrefaites je reçus une lettre d’une dame
inconnue. C’était une dame qui cherchait la vérité. Il en a. Pourquoi
s’adressait-elle à moi ? On croit volontiers que les autres sont dé-

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Le Livre des Certitudes admirables

tenteurs de secrets merveilleux, de secrets métaphysiques dont la


révélation est consolatrice.
La sagesse est de ne pas répondre à ceux qui attendent trop de vous
pour ne pas leur causer une trop grande déception. Mais il se déga-
geait de cette lettre quelque chose d’infiniment douloureux. C’était
une douleur qui provenait d’une sincérité absolue et de ce déchire-
ment sans espoir qui vient du doute.
« Madame, il n’y a pas de secret. Très tard, par une nuit silen-
cieuse, on découvre dans son âme une lampe voilée qui ne jette que
quelques reflets. Mais c’est une lumière si belle et si pure qu’il vau-
drait la peine de mourir si l’on devait la conquérir par la mort. »
Ce que voulait cette, dame, c’étaient des preuves. Elle avait été
trompée par des spirites, par des hommes de religion, par des
hommes de science. Donnez-moi des certitudes, disait-elle.
Je méditai longuement sur la réponse à donner. Certes, j’avais des
preuves. Mais je me rendis compte qu’il y a des évidences éclatantes
qui perdent leur éclat et même leur caractère d’évidence, dès que la
parole veut les exprimer. Une parcelle de sagesse, si modeste et ru-
dimentaire qu’elle soit, demeure incommunicable.
Et en relisant la lettre, témoignage de la souffrance engendrée par
le doute, je connus l’étendue de mon bonheur. Il provenait de la pos-
session de mes certitudes. Elles étaient pour moi comme les murs
solides de ma propre maison lorsque souffle une tempête. Trop
hauts, ces murs pourraient être emportés. L’épaisseur n’est pas né-
cessaire. Il suffit qu’ils soient bien enfoncés dans la terre de l’âme.
Et quelquefois ceux qui sont errants quand le vent souffle peuvent
s’y abriter.

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Le Livre des Certitudes admirables

J’ai dépassé le cadre étroit de la feuille de papier vélin. Non pas


avec la prétention d’être un grand appui pour ceux qui cherchent.
Mais chacun, au soir de la vie, devrait faire la somme de ses expé-
riences, réunir en faisceau les quelques vérités qu’il a pu arracher
aux ténèbres et auxquelles il a conféré la noblesse de la lumière, par
la seule vertu de sa conviction.

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Le Livre des Certitudes admirables

DÉNOMBREMENT DES BIENS


DES DONS, DES AMITIÉS

D énombrement des biens reçus par héritage ! Dénombrement


de tout ce que j’ai reçu au cours des temps, de la magni-
fique générosité de certains hommes et de tout ce que me donnèrent
certains autres, sans aucune intention, par inadvertance ! et de la ri-
chesse qui me vint de diverses sottises et ignorances, grâce à la ré-
flexion, à la comparaison, à la confrontation des caractères entre
eux ! Certitude que donne le retour en arrière !
Et je louange d’abord les donateurs : Les Dieux aux mains invi-
sibles, aux figures voilées et qui ne sont pas possesseurs d’une forme
semblable à la mienne. Je louange mon père aux longs cheveux
blancs et au sourire de bonté, ma mère craintive de la vie, mon frère,
tendre, grave, plein d’amour contenu, les camarades de l’enfance, les
amis de la jeunesse, les compagnons indifférents de l’âge mûr, les
inconnus qui sont passés et que j’aurais voulu retenir, les malinten-
tionnés, les rivaux, les jeunes femmes écervelées, les concierges ser-
viables, les hommes rencontrés en chemin de-fer et ceux que je n’ai
pas rencontrés, dont je n’ai pas cessé de désirer la présence et dont
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Le Livre des Certitudes admirables

l’absence m’a instruit.


De la loi essentielle qui fait se pénétrer subtilement l’esprit de
l’homme et l’atome physique, j’ai reçu ma puissance personnelle,
mes limites, ma capacité de perfection. Dans une balance au fléau
immuable fut pesé ce qui devait être mon lot et aussi, cet impondé-
rable élément qui me permettrait de l’augmenter. Dans l’ombre
sexuelle où se rejoignent les germes eut lieu la formation d’un être
spécial, différent des milliards d’êtres qui ont apparu et apparaîtront
sur cette planète vouée au tournoiement dans l’espace.
Et ceci fut un don que je me fis à moi-même à travers les millé-
naires, totalisation de passions, de vertus, d’erreurs amalgamées,
coordination des valeurs se compensant et se neutralisant, grâce à
une prodigieuse opération mathématique dont la résultante fut cet
initial atome humain, doué de vie.
Amour de la poésie et des belles pensées écrites ; amour de ces
livres où les sages ont résumé leur expérience comme un testament ;
goût de porter de longs cheveux à vingt ans ; liberté d’esprit et mé-
pris des conventions qui fait appeler le commun des hommes des
bourgeois, en donnant à ce mot le sens que Flaubert lui donnait ;
penchant à la rêverie et connaissance de cette force que la solitude
donne à la pensée ; respect de la vie des animaux, même des in-
sectes ; indulgence pour les faiblesses humaines ; ignorance volon-
taire du mal et décision d’agir constamment comme si le mal n’exis-
tait pas ; insouciance ayant sa cause dans la confiance en la vie et la
certitude du remplacement des bonheurs les uns par les autres ; mo-
destie exagérée jusqu’à l’effacement, c’est tout cela que possédait
mon père et dont j’ai recueilli des éclats, comme la poussière d’une
porcelaine inestimable qui s’est brisée mais dont les débris isolés ont
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Le Livre des Certitudes admirables

conservé quelque agrément.


De ma mère, le contraire de l’insouciance, la fréquence des
larmes, l’importance donnée aux sentiments, le désespoir causé par
les plus courtes séparations comme si elles étaient éternelles, la
crainte des accidents fortuits, l’émotivité des départs, la tendresse
inlassable, la fidélité devenue le corps de l’âme, la résignation sans
révolte et cette douleur toute pure devant l’injustice du monde,
comme un cristal de roche parfait qui reflète un arc-en-ciel de beau-
té.
D’un frère plus âgé et de peu d’années seulement, je reçus la
connaissance des poètes qu’on ne découvre seul que plus tard, une
précocité dans les lectures, dans les admirations, dans les observa-
tions plaisantes issues de Dickens, dans les tragédies des grandes
âmes issues de Shakespeare. J’appris de lui, qu’on peut être droit,
juste, bon, avoir toutes les belles qualités humaines, et faible en
même temps et que cette faiblesse ajoutait une inestimable lumière à
la vraie grandeur, une grandeur effacée et seulement visible pour les
intelligents.
À seize ans, un compagnon de lycée à qui l’on s’accordait à pro-
mettre du génie — car à cet âge il n’y a que génie ou nullité —
m’enseigna l’art de mêler la joie à la vie… Art difficile, fait du do-
sage des rires, de l’allègre supériorité que s’attribue la jeunesse, de la
perception du comique caché dans toute manifestation de la vie.
L’ordre, peut-être sagement providentiel qui règle les destinées,
se sert parfois d’une rencontre rapide, d’une scène banale ou drama-
tique, de la révélation d’une âme pantelante au moyen d’une expres-
sion de visage, pour apporter à l’homme un fragment de son héritage
spirituel, la dette de Dieu.
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Le Livre des Certitudes admirables

Cette dette est payée au jour le jour, car il s’agit d’un débiteur
vigilant. L’âme s’agrandit, voit plus loin, comprend davantage. Des
biens lui sont donnés avec abondance, par les paysages, par les émo-
tions, par les amitiés.
Par les amitiés surtout. L’amitié de l’homme cultivé et bon pour
l’homme cultivé et bon représente le plus haut effort terrestre.
Dans la hiérarchie des unions, elle est à un degré plus élevé que
l’amour, car rien de physique ne s’y mêle. Mais elle est bien plus
difficile à réaliser, en raison du peu d’importance qu’on lui accorde.
Deux ou trois amis à peine, dans tout le cours de la vie, deux ou trois
pensées fraternelles avec qui il est donné de communier profondé-
ment ! O terribles limitations ! Inexorable loi qui veut que les créa-
tures soient séparées !
Et maintenant, à l’heure solennelle où il faut dénombrer ses
biens, ceux qui furent reçus par la libéralité de l’ordre inconnu, ceux
qui furent acquis par l’âpre recherche et la dure expérience, puissé-je
ne pas me montrer ingrat vis-à-vis des Dieux, des hommes et de
moi-même à qui je dois cette part qui est la mienne !
Je leur rends grâce pour la forme du corps, les traits du visage, la
facilité de parole qui change la pensée en verbe.
Je leur rends grâce pour le lieu de naissance, l’arbre du soir de-
vant la maison, les livres rangés dans la bibliothèque, le pauvre qui
venait à la grille, la bonté toujours présente.
Je leur rends grâce pour m’avoir donné une faculté de travailler
sans peine, une faculté de croire avec un sourire exempt de doute,
une faculté d’aimer tempérée par l’insouciance. Je leur rends grâce
pour m’avoir préservé des maladies pendant la plus longue période
de ma vie, et pour m’en avoir comblé ensuite au-delà de toute espé-
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Le Livre des Certitudes admirables

rance, mais pas plus qu’il ne convenait à la mystérieuse nécessité qui


règle le développement de l’esprit.
Je leur rends grâce surtout pour m’avoir gardé du mal qui pousse
les êtres à se haïr. Dans les temps d’ombre et de destruction où nous
sommes plongés, à l’heure où les passions se déchaînent, j’ai pu pro-
téger en moi la passion de devenir plus intelligent, d’aimer davan-
tage les hommes et la nature.
C’est là mon humble bagage terrestre, ce que je présenterai de-
vant les Puissances plus hautes qui régissent les mondes inconnus.

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Le Livre des Certitudes admirables

LE POINT TOURNANT DE LA VIE

L ’enseignement capital, celui que chacun doit recevoir, à un


moment de sa jeunesse, personne ne me le donna. Sans
doute doit-on le découvrir soi-même.
Il y en a pour qui brille la lumière d’un livre ou qui rencontrèrent
par hasard un homme sage dont les paroles eurent un poids particu-
lier. Je n’ai pas été parmi ces favorisés et ma vie a longtemps reposé
sur l’erreur.
Dans le tableau de la vingtième année est peint un résumé de
toute l’existence avec les silhouettes de tous ceux qui doivent plus
tard y jouer un rôle. Et si quelque personnage est absent, le jeu du
destin ne devant le faire apparaître que plus tard, il y a un objet ou
une idée, ou quelque autre symbole qui le représente. C’est comme
si tout était tracé à l’avance et devait se dérouler selon un plan pré-
conçu, ainsi que dans ces pièces de théâtre trop bien faites où l’ac-
tion est exposée dans la première scène pour la parfaite compréhen-
sion du spectateur.
Dans la première partie de ma vie, j’ai vu des personnages fantai-
sistes, brillants, des jeunes hommes merveilleusement doués pour la

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Le Livre des Certitudes admirables

poésie, ou la musique, ou la politique, mais aucun sage n’est passé.


Ai-je choisi des milieux trop médiocres ou n’ai-je pas su attirer ceux
qui détenaient l’intelligence ?
Aucun instructeur ne m’a enseigné ce qu’il est capital de savoir.
Il y a un point tournant dans la vie, une sorte d’axe qu’il faut
connaître, dont il faut savoir l’existence. Quand on arrive à ce point,
la loi générale selon laquelle on agit, doit changer. Le désir sexuel
qui est le promoteur de tout ce qu’on fait doit perdre sa valeur. On
doit se subordonner à l’intelligence au lieu de se subordonner au
plaisir.
C’est très simple, mais nul ne le sait ou plutôt personne n’agit
comme s’il le savait. Le désir sexuel qui, en langage chrétien est ap-
pelé concupiscence et assimilé au péché originel, consume l’exis-
tence des hommes. Ce n’est que lorsqu’on commence à le vaincre
que commence la véritable vie. Or, pendant la jeunesse, il est poéti-
sé, glorifié par tous. Il s’appuie sur le culte de la vie et de la beauté.
La plupart de ceux avec qui il m’arrivait de chercher la justification
profonde du désir sexuel s’écriaient aussitôt : « Moi, je suis un
païen ! » ou bien : « Je rends un culte à Aphrodite », et les poètes
donnaient la préférence à cette formule : « Il faut être Diony-
siaque ! » et ils englobaient toute joie dans la satisfaction du sexe
comme si l’on ne pouvait pas être joyeux dans la chasteté, comme si
la sexualité n’apportait pas avec elle une tristesse sans consolation !
Que d’amitiés n’ont d’autre base que les modalités du désir
sexuel que l’on se raconte en les parant d’un vague attrait sentimen-
tal ! Quelle dépense d’activités, de calculs, de méditations pour la
satisfaction de cet instinct que la nature semble avoir voulu impéris-
sable !
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Le Livre des Certitudes admirables

Car il s’atténue mais ne meurt pas. Il garde des suggestions, il


agit par des évocations d’images, des lubricités nocturnes qui
échappent à la volonté. Il est comme la faim ou la soif, ou le besoin
de dormir. Il n’y a pas de soporifique qui l’apaise.
Le péché originel fut peut-être d’avoir cédé au premier désir de la
chair. Mais l’envie de céder, l’originel appétit, le souffle primitif, de
qui le tenons-nous ?
Si une tenace force de jouir dans la matière est en nous, ce n’est
pas une eau baptismale, le mystère d’un rite, le pardon d’un Dieu,
qui nous l’ôtera. C’est de nous-mêmes que nous devons attendre la
délivrance de l’obscure force qui nous appelle en bas. C’est nous,
par un travail quotidien, qui devons arracher les racines de l’instinct
pour parvenir plus vite à la vie de l’esprit.

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Le Livre des Certitudes admirables

ÊTRE PLUS INTELLIGENT

Ê
tre plus intelligent ! Quelle formidable difficulté ! Il y a des
moments où j’ai envie de me mettre à courir comme si le
mouvement physique pouvait déclencher un rouage qui précipiterait
le mouvement de l’esprit. Mais non, courir est inutile et c’est même
dans la plus grande immobilité du corps que l’intelligence se meut le
plus vite.
Et pourtant, l’intelligence est comme la douleur, extensible à l’in-
fini. De même que je pourrais faire sortir de moi-même une somme
de souffrance illimitée, soit par le déchirement de la pitié, soit par la
récapitulation de ce que j’estime être mes fautes, de même je pour-
rais étendre mon intelligence sans que la source de cette divine lu-
mière s’épuisât jamais !
Mais ce n’est qu’une apparente propriété. Mon intelligence est
rebelle à toute extension. À peine si je peux agrandir de manière in-
fime l’étendue de son pouvoir. Pourquoi ? Pourquoi ne puis-je ac-
quérir cette facilité dans les associations d’idées, cette rapidité à
comparer, à établir des rapports, à créer des prévisions de l’avenir, à
deviner des lois de la nature bien déguisées sous des foules d’excep-

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Le Livre des Certitudes admirables

tions, toutes choses qui sont les caractéristiques de l’intelligence ?


Pourquoi cette pauvreté originelle de mon esprit, obligé à mendier, à
frapper humblement à la porte d’un livre, à tâtonner dans les téné-
breuses chambres de ses chapitres, cherchant péniblement le sens
d’une pensée qui se dérobe sous les figures muettes des caractères ?
Si l’effort suffisait, mon intelligence serait lumineuse, compré-
hensive, apte à déduire d’une phrase la nature d’un homme, à éprou-
ver, grâce à un cri, l’instinct qui meut un animal, à connaître par la
goutte de résine d’un pin, les capacités végétales de cet arbre.
Mais l’effort, la bonne intention, le désir, même organisé, ne sont
pas suffisants. J’ai une immense somme d’intelligence en puissance,
mais je suis incapable de la manifester.
Ah ! participer à l’immense vision divine ! Assister à la naissance
des germes, pénétrer les formes diverses de la vie, connaître les me-
sures et les distances, le jeu des lois cosmiques, avoir autant de faci-
lité à savoir les projets d’un papillon que les raisons d’une comète à
tracer de régulières ellipses dans le ciel !
Les plus grands trésors sont inaccessibles. L’intelligence est aussi
difficile à acquérir que l’amour. La capacité d’aimer est peut-être la
plus difficile, car il n’y a pas de méthode, pas d’école où l’on en-
seigne l’amour. La connaissance acquise par les livres développe
bien l’intelligence, mais celui qui sait le plus n’est pas le plus intelli-
gent. Il y a une étincelle intérieure qu’aucun enseignement n’allume
et qu’on ne peut soi-même faire briller. Qui sait ? Peut-être est-ce un
Dieu qui vient silencieusement la déposer sous votre front pendant le
sommeil. Puisse paraître pour moi le matin où je m’éveillerai plus
intelligent, avant que ne se dessinent au loin, le cyprès, la grille et la
porte blanchie de plâtre, qui sont les emblèmes familiers de la mort.
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Le Livre des Certitudes admirables

LE FOND DE L’ÂME

B eauté de la sincérité ! arriver à la sincérité, à celle qui est


au-delà de ce que nous croyons être la sincérité !
« Vers cette époque, Dieu le voulant, ma mère qui était un grand
obstacle pour moi, vint à mourir ; moururent ensuite et en peu de
temps, mon mari, tous mes fils. Comme je m’étais engagée dans la
dite voie et que j’avais demandé leur mort à Dieu, leur mort me fut
une grande consolation » 1.
La dite voie est celle de l’amour de Dieu. Angèle de Foligno
siège parmi l’élite des humains sanctifiés, non pas spécialement pour
avoir vivement souhaité la mort de sa mère et de ses fils, mais pour
s’être éclairée elle-même avec une lumière de vérité.
Si, à son exemple, nous étudions notre propre âme à l’aide d’une
puissante projection de clarté intérieure, nous risquons d’y découvrir
d’atroces désirs, des vœux informulés qui reposent dans des profon-
deurs demi-conscientes et sont doués de la vie tenace des larves. Par-
mi eux, avec surprise et indignation, nous découvrons souvent des
souhaits de mort pour des créatures bien-aimées. La réalisation de
1-
Cet aveu d’une sincérité cruelle est d’Angèle de Foligno.
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Le Livre des Certitudes admirables

ces souhaits nous causerait une extrême douleur, mais ces souhaits
existent pourtant et leur cause est difficile à saisir. De même on a
souvent en soi un désir de catastrophe sociale ou cosmique, guerre
ou tremblement de terre, qui a son origine dans une envie générale
de changement.
La projection intérieure, si l’on parvient à mettre en place le pro-
jecteur, réserve beaucoup de surprises. À mesure que la lumière de-
vient plus intense, le caractère de ce qu’elle dévoile, varie. Tel vœu
qui apparaît d’abord criminel sous son premier aspect, cesse de l’être
quand la lumière devient plus intense et quand elle révèle les causes
lointaines et les racines du vœu. À un certain degré d’intensité de
lumière, l’aspect moral ou immoral de toute pensée a disparu et l’on
se réjouit de la vue de l’âme, quelle que soit la couleur de l’âme.
Car il y a dans la sincérité un extraordinaire élément de joie. Il est
si grand qu’un aveu tout vif, quand on le découvre dans une conver-
sation ou dans un livre provoque un éclat de rire. Je me demande
comment les confessionnaux ne retentissent pas de cette gaieté.
C’est que la sincérité n’est absolue que lorsqu’elle s’exerce vis-à-vis
de soi-même. Et encore elle a du mal à l’être. Elle comporte un dé-
doublement. C’est une partie de soi qui s’adresse à l’autre et cette
autre est souvent fictive, n’est qu’un composé qui n’a aucune exis-
tence réelle.
Quand j’étais enfant ma personnalité était celle d’un guerrier re-
doutable, toujours prêt à combattre. La nature produisait mes armes.
Un morceau de bois court était un poignard ; long, une lance. Je ne
sais pas comment je conciliais mon idéal militaire avec ma nature
particulièrement timorée et craintive. Brusquement, sans aucune
transition, dans ma quatorzième année, le guerrier devint un poète
– 23 –
Le Livre des Certitudes admirables

romantique aux longs cheveux. Il m’est impossible de retrouver par


le souvenir ce qui marqua le passage d’une personnalité à l’autre. Je
me souviens d’une angoisse quotidienne parce que mes cheveux ne
poussaient pas assez vite et que mon crâne ne portait pas ce signe
indispensable de la poésie. Il l’eut bientôt et le garda avec orgueil.
Mais un temps vint où sous l’influence maléfique de Paris le poète
romantique se transforma. Il tomba dans une sorte de déchéance. Il
coupa ses cheveux. Il eut pour idéal un homme de théâtre, familier
des coulisses, orgueilleux quand il y pénétrait de s’entendre appeler
par son petit nom d’une loge à l’autre. Cet homme de théâtre, ce Pa-
risien accompli, dont la voix ne pouvait perdre un léger accent méri-
dional, s’appuyait sur une découverte qu’il avait faite dans une mi-
nute d’intuition. Il avait découvert que le plaisir était seul important,
qu’il fallait rechercher la forme de plaisir qui convenait à sa nature et
puisque c’était des femmes que venait le plaisir, il fallait se consa-
crer uniquement à la recherche des femmes.
Je crois, en vérité, avoir atteint un point extrême d’aberration et
de sottise, un point très éloigné sur la voie du retour en arrière. Per-
sonne ne m’y conduisit, mais personne ne tenta de m’en détourner.
Ceux qui doivent être tout à fait perdus ne doivent pas parvenir
ailleurs.
Je fus précipité dans une maladie comme on est précipité dans un
abîme. Là fut peut-être l’intervention. Un homme nouveau en sortit.
Ou plutôt, il faut dire que c’est le même homme qui réapparut, char-
gé de toutes ses erreurs, de tous ses péchés, dirait un chrétien, car on
ne se débarrasse pas aussi aisément de tout ce dont on s’est chargé
au cours des années. Mais j’avais quelque chose en plus. J’avais en-
core fait une découverte, une nouvelle découverte tout à fait
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Le Livre des Certitudes admirables

contraire à l’ancienne.
Elle ne peut pas se formuler. Le mot aspiration la résume peut-
être. J’aspirais à la connaissance, au savoir, à la possession des phi-
losophies, des sagesses aux innombrables formes par lesquelles la
vérité se fait jour si péniblement à l’esprit de l’homme. Les anciens
désirs se détachèrent de moi. Mais ils ne tombèrent pas avec aisance
comme des vêtements désormais inutiles. Ils tenaient à moi. Il fallut
les arracher et toujours douloureusement.
Ce fut très long. Quelle puissance a le désir ! J’imagine que c’est
différent pour ceux qui n’ont pas passé des années à le cultiver avec
amour et qui ne lui ont pas aussi imprudemment mêlé leur intelli-
gence. Le fantôme du poète romantique vint s’asseoir parmi les fan-
tômes du passé avec l’admirable lumière de la jeunesse dans le fan-
tôme de son regard.
Et alors un autre idéal naquit. Je vis une sorte de docteur Faust,
au milieu de livres plus nombreux que ceux de la bibliothèque
d’Alexandrie, recueillant la sagesse du monde et en connaissant la
délectation, la faisant sortir des livres, comme on exprime, en le
pressant, le jus d’un fruit pour s’enivrer. Mais ce docteur Faust
n’était pas suivi par un chien noir, il ne souffrait pas de la jeunesse
perdue et ne la considérait que comme un chaînon digne de curiosité,
dans la chaîne de son éternelle vie, cette vie qui commence avec le
premier souffle vivant de la planète et ne se terminera que lorsque la
consommation des âges sera révolue. Ce docteur Faust a mesuré le
bien et le mal, il s’est placé au-dessus de leur combat quotidien et il
sourit, baigné par la lumière de l’esprit.
Certes, il est inutile de l’énoncer, je ne fus pas ce docteur Faust.
Mais il suffit d’aspirer à être un personnage irréel pour participer à
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Le Livre des Certitudes admirables

sa perfection, dans une mesure très minime mais qui constitue l’élé-
vation dont on est capable. À ce sage chimérique je donnai les traits
de l’ancien poète disparu et ainsi j’unis le présent à la jeunesse que
j’avais trahie, mais qui m’avait gardé sa fidélité. Celui qui n’arrive
pas à être sincère ne sait jamais qui il est.
Et même avec une enquête approfondie on n’arrive pas à fixer les
traits et la forme de ce que doit être l’homme définitif. Je ne sais pas
encore à quel degré je suis placé sur l’échelle de la bonté humaine
dont le sommet est parfait amour. Suis-je même sur le plus bas de-
gré ? Et l’échelle existe-t-elle ?
J’ai noté, au cours de l’enquête et à la lumière de la lampe inté-
rieure un remords subit et assez aigu, sans être déchirant. Je le donne
à titre d’exemple.
Je mangeais, un jour, des gâteaux et ces gâteaux étaient devant
moi avec une certaine profusion. Brusquement j’eus la pensée
qu’une foule d’enfants désiraient manger des gâteaux et ne le pou-
vaient pas. Le minime plaisir que j’éprouvais se changea en amer-
tume et je déposai le gâteau que j’avais entamé.
J’ai constaté ce remords, je me suis loué de l’éprouver et même
complu dans cette louange. Toutefois je n’ai pas couru dans la rue où
j’étais sûr que je trouverais, après une brève recherche, des enfants
pauvres et avides de gâteaux.
L’intention suffit, la pensée est tout, dit une voix. Horrible hypo-
crisie, dit une autre voix.
Mais jusqu’où peut aller la puissante projection intérieure ? Il y a
un fond de l’âme, analogue à certains fonds sablonneux de la mer où
au-dessous des agitations, des poissons étranges, des végétations
difformes, tout est calme, transparence, pureté. Il faut parvenir à
– 26 –
Le Livre des Certitudes admirables

faire la lumière jusqu’à ce fond de l’âme dont la substance est béati-


tude.

– 27 –
Le Livre des Certitudes admirables

DE LA SUPÉRIORITÉ QUE
PEUT CONFÉRER LA DOULEUR

L a douleur, qu’elle soit physique ou morale, est un abaisse-


ment sans remède. Elle place dans un état quotidien de dimi-
nution, d’absence de pensée et même d’impossibilité de penser. Elle
fait naître, chez ceux qui croient à un organisateur suprême, l’indi-
gnation et la révolte contre la puissance qui a permis l’injuste dou-
leur. Il arrive que, chez certains, une grande douleur morale en-
gendre des réflexions, des retours en arrière qui sont cause d’une
petite sagesse. Mais c’est exceptionnel. La douleur physique rap-
proche de la médiocrité native. On n’a jamais vu un homme en proie
à un rhumatisme aigu, toucher, grâce à sa souffrance, une pensée
mystique élevée. S’il l’atteint, ce sera entre deux crises, malgré la
douleur du rhumatisme.
Pourtant la souffrance doit cacher en elle un certain élément qui
rapproche l’homme du divin et lui permet de s’élever. Le témoi-
gnage de tous les saints de tous les temps est formel à ce sujet. À
ceux qui ont beaucoup souffert dans la vie est réservée une situation
exceptionnelle dans l’au-delà, nous ont-ils dit de façon unanime. La
– 28 –
Le Livre des Certitudes admirables

douleur est un élément de supériorité. S’il y a d’un côté l’opinion de


tous les hommes sensés et même notre propre opinion basée sur
notre propre expérience et de l’autre l’opinion des quelques hommes
qui ont mérité le nom de saints, ne conviendra-t-il pas de réviser
notre opinion et même celle de tous les hommes sensés ? Il faut
considérer que les saints, dans leur solitude intérieure, sont ceux qui
sont allés le plus loin pour chercher la raison de cette douleur. Ils
doivent posséder sur ce sujet une lumière que n’ont pas les autres
hommes.
Donc, ces hommes exemplaires que sont les saints, sont una-
nimes à déclarer qu’une vie de douleur « procure le ciel » ou « mène
à Dieu ». Et ils prouvent leur certitude par l’exemple. Ils mènent des
vies d’austérité et, au besoin, se donnent cette précieuse douleur s’ils
en sont injustement privés, en portant des cilices ou en se frappant
avec des verges. La règle des Franciscains ou celle des Trappistes
veut qu’ils se frappent symboliquement avec la discipline plusieurs
fois la semaine, sans exiger qu’il y ait production de douleur, mais
afin de rappeler l’utilité de la douleur, quand elle est habilement em-
ployée.
On peut dire, d’une façon générale, que les hommes qui aspirent
à la sainteté sont illogiques. Car d’un côté, ils recherchent cette utile
douleur, mais d’autre part ils luttent sous le nom de charité, pour
apporter des adoucissements à celle des autres. Leur pratique du bien
est une diminution de la douleur. Ils devraient considérer le pro-
blème en face, l’accepter dans ses conséquences, exalter le pauvre
dans sa pauvreté, aggraver la douleur humaine, au lieu de lutter
contre elle. Celui qui se frappe avec des verges devrait frapper son
visiteur avec les mêmes verges, pour le conduire au même ciel en le
– 29 –
Le Livre des Certitudes admirables

faisant bénéficier de la même transmutation. Puisqu’ils se rap-


prochent de Dieu en souffrant, tout acte de charité est mauvais et
éloigne de Dieu celui qui le reçoit en diminuant sa somme de souf-
france.
Cette contradiction, une fois constatée, l’attitude des saints de-
vant la douleur est singulièrement impressionnante.
« Pouvoir souffrir en repos m’a toujours paru l’état le plus digne
d’envie sur la terre, mais je n’y suis jamais arrivée », a dit Anne-Ca-
therine Emmerich. Le plus grand bonheur aurait été pour elle de
jouir tranquillement de sa souffrance rédemptrice. Litwine de Schie-
dam parvint à un degré de souffrance physique inouï et qui ne put
être atteint, à cette hauteur inhumaine, que parce que c’était une dou-
leur volontaire et quotidiennement appelée.
Il est à remarquer que lorsque certaines conditions sont remplies,
il est répondu à l’appel pour la douleur, le vœu de souffrir est exau-
cé. On ne voit jamais trace de l’équivalent de cette réponse pour le
bonheur.
Litwine de Schiedam qui était née belle, fit, d’après le père
Schmœger, le vœu de ne plus l’être afin de se soustraire aux tenta-
tions et fut exaucée avec une vitesse déconcertante. Elle eut succes-
sivement des fractures des membres, des hémorragies, des abcès. Au
carnaval, elle demandait des souffrances particulières pour l’expia-
tion des péchés commis pendant cette fête et elle recevait ces souf-
frances au-delà de son espoir. Comme une peste menaçait Schiedam
elle s’offrit comme victime, pour détourner le fléau. Il lui vint aussi-
tôt deux bubons : à la gorge et sur la poitrine. Elle pria ardemment
pour en avoir un troisième « afin d’honorer la Très-Sainte Trinité »
et il s’en montra un nouveau au genou.
– 30 –
Le Livre des Certitudes admirables

Les organes intérieurs de son corps se détachèrent, tombèrent en


pourriture, sans doute à l’exception du cœur. Elle fut couverte de
tumeurs. Il s’en échappait tellement « de sang et de liquides que
deux hommes n’auraient pas suffi pour emporter ce qui en découlait
pendant un mois ». Son front était fendu verticalement jusqu’au mi-
lieu du nez… Elle avait perdu l’usage de l’œil droit… « Un de ses
bras était tellement brûlé par le feu Saint-Antoine que les nerfs repo-
saient sur l’os dépouillé comme les cordes d’une guitare » et que ce
bras ne tenait plus au reste du corps que par un seul tendon. « Son
ventre avait éclaté comme un fruit trop mûr ». Il fallut la ficeler pour
qu’elle ne se séparât pas en deux, ne tombât pas en morceaux. Et
cela dura plus de trente années, pendant lesquelles, jugeant sans
doute sa douleur insuffisante, elle était revêtue d’une tunique de
crins aigus qui mettait sa chair à vif.
Quelle fut l’utilité de cette souffrance sans exemple dans l’his-
toire des hommes et qui n’a pu être assumée par un organisme que
grâce à la violation des lois connues de la vie ? Était-ce, du reste,
dans un but d’utilité ? Comment une telle souffrance put-elle être
conçue, voulue, développée ? Par quel jeu mystérieux, la vie conti-
nua-t-elle à animer un corps privé de nourriture et qui n’avait, du
reste, plus les organes susceptibles de transformer cette nourriture en
sang et chair ?
Le commentateur passionné de la vie de Litwine de Schiedam dit
qu’il lui avait été donné, par une faveur spéciale, la tâche de souffrir
pour l’Église, tâche qui lui était laissée par Catherine de Sienne. Au
moyen de quel énigmatique détour cette souffrance pouvait-elle ser-
vir l’Église ? Comment pourrait-elle être l’objet d’une transmission
si redoutable ? Comment l’Église acceptait-elle un tel service de ses
– 31 –
Le Livre des Certitudes admirables

créatures ? On aime à croire qu’elle n’en était pas prévenue et que si


elle l’avait été, elle aurait donné l’ordre, à la pauvre sainte de Schie-
dam, dans sa toute puissance ecclésiastique, de ne plus former le
vœu de souffrir.
Mais non. Cette pensée elle-même est il logique dans son appa-
rente humanité. Si l’Église a, dans le livré de ses dogmes, une page
de feu où est écrite et, autant que possible, expliquée, la bienfaisance
admirable de la souffrance, elle devait encourager Litwine de Schie-
dam à perdre ce qui lui restait de visage, de sang et d’os pour goûter
l’ineffable ivresse du sacrifice.
Le sacrifice correspond-il à une réalité ? Le saint qui, par la puis-
sance de son vœu, le retentissement de son appel, à travers l’invi-
sible, le miracle de sa volonté, arrive à faire venir à lui les peines des
hommes, comme le magicien hindou fait venir des corbeaux des
quatre coins de l’horizon, a-t-il accompli une œuvre utile et délivré
quelques créatures de leurs souffrances ? Il est impossible de croire
que ces hommes purs, souvent arrivés à une certaine clairvoyance
par l’ascétisme de leur vie, s’immolent sans raison, sont victimes
d’une duperie créée par leur amour. Le désintéressement le plus
haut, le sacrifice le plus absolu, ce que l’humanité a produit de
meilleur ne peut pas reposer sur un mensonge.
Mais la preuve de tout ce qui est exceptionnel est difficile à faire.
Elle nécessite une étude attentive de personnages difficilement ap-
prochables, qui ne se soucient pas de prouver, ont une pudeur de leur
sacrifice et seraient plutôt tentés de nier ce qu’il y a d’admirable
dans leurs actes.
Tous les saints et toutes les saintes ne sont pas d’accord,
d’ailleurs, sur l’excellence de la douleur.
– 32 –
Le Livre des Certitudes admirables

A.-C. Emmerich fait de violents reproches à Dieu parce qu’il fit


souffrir inutilement les hommes, au point que lorsqu’elle le rapporte
à son confesseur, celui-ci lui dit : « Vous allez peut-être trop loin ».
Thérèse Neuman, familière de la douleur et qui opère fréquem-
ment, avec une réussite parfaite, le transfert du mal d’un autre sur
elle-même, dit à l’abbé Fahsel 2 :
« La souffrance, monsieur l’abbé, décidément, personne ne peut
l’aimer. Rien à faire. Mais quand je sais que cela fera plaisir au Sau-
veur et que je puis procurer une grâce spéciale à une personne, que
le Sauveur veut agir, j’en suis ».
Il semble, pour ces spécialistes de la douleur, qui en ont l’usage
et en pratiquent le maniement, que la douleur soit une sorte d’élé-
ment que l’on peut déplacer, qui a une équivalence avec ce que l’on
entend par la grâce, que l’on peut offrir en compensation de cer-
taines actions qualifiées de mauvaises.
Remarquons dans la parole toute vive et récente de Thérèse Neu-
man à l’abbé Fahsel, cette phrase : « Quand je sais que cela fera plai-
sir au Sauveur ». Ainsi, d’après elle, le Sauveur se réjouit, dans cer-
tains cas, de cette substitution de souffrance. Il est satisfait de voir
une créature allégée par une autre, satisfait surtout de voir sa fille
aimée se grandir par une telle action. C’est qu’il y a, grâce à ce
transfert, une élévation dans l’échelle des créatures.
Le transfert de la douleur est un fait caractéristique et qu’on ne
peut mettre en doute. L’ouvrage de H. Fahsel sur la « Mystique de
Konnersreuth » en signale un certain nombre de cas constatés par
des témoins :

2-
Fahsel : La mystique de Konnersreuth. Éditions Spes.
– 33 –
Le Livre des Certitudes admirables

« En 1923, dit-il, son père eut une forte crise de rhumatisme. Elle
demanda de souffrir à sa place. Son bras gauche se raidit sur le
champ et sa main gauche, collée sur sa poitrine, provoqua un ulcère
grave. Le père fut immédiatement libéré de ses souffrances ».
Il faut retenir le caractère instantané de ce transfert et le rappro-
cher des précautions que prennent certains guérisseurs quand ils font
des passes sur des malades. Ils agissent comme s’ils avaient la
crainte de voir tomber sur eux une force qu’ils déplacent et qu’ils
dispersent pour l’annihiler.
Cette force n’est, du reste, ainsi déplaçable qu’à titre exception-
nel, par des mystiques ou des guérisseurs. Certaines substances vé-
gétales ont aussi la propriété d’annihiler la douleur.
« La douleur est l’essence du monde », a dit Schopenhauer. Pa-
role terrible mais véridique. Une action, une pensée, une créature,
sont toujours enveloppées d’une possibilité de douleur. Il suffit
d’examiner l’action sous un aspect différent, de prolonger la pensée,
de faire faire un geste à la créature pour que ce que l’on avait cru
joie devienne douleur.
Rien n’a de vie sans production de douleur. À tout effort est liée
une peine mais cette peine de l’effort se confond avec la joie. Le fait
d’exister serait atroce, à cause de l’inexorable présence de la dou-
leur, s’il n’y avait pas cette mystérieuse jonction. La nature a paré le
spasme sexuel, la volupté génératrice de la plus haute sensation de
joie possible. La sensibilité humaine ne peut trouver sur la terre de
secondes plus intenses. Mais si on analyse ces secondes, il est im-
possible de dire que la douleur n’est pas aussi grande que la joie
éprouvée. D’ailleurs l’homme ne pourrait pas supporter une durée
plus longue que celle qu’a fixée la nature. Mais si la joie et la dou-
– 34 –
Le Livre des Certitudes admirables

leur se rencontrent pour se confondre, ne pourrait-il y avoir une


science pour produire cette union, une science qui transformerait à
volonté la douleur en joie et pourrait faire, d’une opération chirurgi-
cale, par exemple, une source continue de délices ?
Il s’agit là de la douleur physique. La même union se retrouve
dans ce qu’on appelle douleur morale et qu’on devrait appeler plutôt
douleur de l’âme ou douleur psychique. Le sacrifice volontaire, le
sacrifice très élevé participe de la joie et de la douleur sans qu’on
puisse déterminer s’il incline vers l’un ou vers l’autre.
Mais l’esprit plane au-dessus de la douleur, qu’elle vienne du
corps ou qu’elle vienne de l’âme. « L’esprit n’est que le spectateur
de la douleur. Annihilé apparemment ou non par la douleur, il n’y
participe pas » 3.
Cette constatation est très importante. Elle enlève à la douleur le
caractère sublime dont on voudrait la parer. Elle la met à sa vraie
place, à côté de la joie. Ce sont deux sœurs nées de la vie et de la
mystérieuse combinaison de l’âme et du corps. Notre être véritable
subit la douleur comme une rançon de sa descente dans la chair, aux
fins du plaisir. Il peut se servir d’elle, comme il peut être diminué
par elle.
C’est par la certitude du caractère inférieur de la douleur que
l’homme arrivera, sinon à la vaincre, du moins à la limiter. Même
accablé par elle, il saura que ce qui l’accable tient à sa nature infé-
rieure et disparaîtra définitivement quand il s’en sera détaché.
L’homme raisonnable qui voit ce qu’il y a de meilleur en lui di-
minué ou immobilisé, qui sent sa faculté d’amour ou son désir de

3-
Extrait d’une lettre de Marcel Hamon sur la douleur.
– 35 –
Le Livre des Certitudes admirables

connaissance étreints par un élément sans forme qui semble sortir


des profondeurs de son être, a une arme contre cet ennemi qu’il porte
en lui, qu’il a lui-même enfanté. Cette arme c’est la certitude que cet
ennemi qui tantôt abaisse et tantôt élève n’a ni grandeur écrasante, ni
vilenie méprisable. C’est un aspect de la substance avec laquelle la
nature a constitué les êtres vivants. Celui qui a soif et qui boit ac-
cepte la froideur de l’élément eau ainsi que sa qualité limpide.
Celui qui accepte la vie et qui a participé à l’incarnation dans une
forme, par un acte volontaire initial, doit subir la douleur, comme il
bénéficie de la joie. L’une est la contrepartie nécessaire de l’autre.
S’il est joyeux il ne cherche pas la bonne action dont cette joie pour-
rait être la récompense. Il ne doit pas, quand la douleur survient, mê-
ler à cette venue une idée de justice ou d’injustice. Forme, matière,
vie, ont leur manifestation dans la joie et dans la douleur. On ne peut
supprimer le revers de la médaille et garder la face. Il faut rejeter les
deux éléments. Ce détachement ou plutôt cet arrachement qui de-
meure l’idéal des intelligents et des sages, comporte peut-être une
augmentation de la douleur, bien qu’il y en ait qui se détachent dans
la joie. Mais nul ne pourra y échapper.
*
*    *
La douleur demeure insaisissable dans son essence. Elle est une
disposition de nous-mêmes, une manière d’être de nos corps ou de
notre âme. Elle est en nous à tout moment, peut apparaître et se déta-
cher en nous ajoutant une plénitude par sa disparition.
Qu’elle soit réversible, qu’elle puisse circuler, être déplacée
même à distance, l’expérience des guérisseurs nous le fait paraître

– 36 –
Le Livre des Certitudes admirables

certain. Nous sommes assurés de même que l’effort des ordres reli-
gieux qui prient sans cesse pour faire retomber sur leurs membres la
souffrance du monde, n’est pas accompli en vain. Mais dans quelle
mesure l’immense océan de la souffrance peut-il être épuisé ? N’est-
ce pas une éternelle goutte d’eau que déplacent ces hommes purs
dans de longues existences de prière ? Et l’océan n’a-t-il pas une
source intérieure qui le renouvelle sans cesse ? Ou peut-on supposer
qu’en vertu de toutes les combinaisons possibles de la matière de
notre planète il n’y a qu’une certaine somme de souffrance dispo-
nible, immense certes, mais limitée et qu’alors l’œuvre des saints
hommes et leur sacrifice est non seulement sublime mais efficace,
car aucune immensité ne résiste à une lente usure.
Nous savons que cette puissance infinie sur laquelle repose le
monde et qui nous pénètre, peut contribuer à notre déchéance ou être
utilisée pour notre perfection. Cet inconnu peut être manié, produit
par nous, être une arme, un outil, un chemin vers la demeure invi-
sible des Dieux. C’est tout ce qu’il nous est donné de connaître de ce
mystère. Et il est vain de répéter : « Pourquoi Dieu n’a-t-il pas créé
le monde sans douleur ? » Le problème de la douleur est de ceux
dont la solution est impensable pour nous. Il dépasse la limite étroite
du cerveau humain. Comme l’a dit Sri Aurobindo, sa cause est dans
« une intelligence cosmique non humainement individualisée, qui
voit dans des espaces plus larges, qui a une autre vision, un autre
savoir, d’autres termes de conscience que la raison et le sentiment
humains ». Nous n’arriverons à comprendre qu’en nous élevant jus-
qu’à la conscience de cette intelligence plus haute.

– 37 –
Le Livre des Certitudes admirables

*
*    *
Il faut ajouter que l’idée chrétienne de la douleur menant au salut
est confirmée dans la Bhagvad Gita. Krishna y dit à Arjuna :
« Quatre espèces d’hommes me cherchent et finissent par me
trouver : Ceux qui souffrent ; ceux qui sont passionnés de connaître ;
ceux qui veulent s’enrichir spirituellement et les sages ».

– 38 –
Le Livre des Certitudes admirables

BIEN ET MAL DE LA PAUVRETÉ

I l faut éviter la récapitulation douloureuse de sa vie manquée.


Sous un certain angle, toutes les vies sont manquées, sous un
autre, toutes les vies sont réussies. On ne réalise jamais totalement
l’idéal de sa jeunesse. Même cette réalisation n’est pas la certitude
de la réussite.
L’essentiel est de ne pas avoir dans son passé une longue suite de
mal accompli. Au point où en sont les hommes moyens de notre
époque, la réussite pour une vie est d’avoir découvert la suprématie
de l’esprit et de se consacrer à sa réalisation, ne serait-ce que
quelques jours, ne serait-ce que quelques heures avant sa mort.
La réussite matérielle n’a aucun rapport avec la véritable réussite
d’une existence. Elle est même, presque toujours, le signe du
contraire et ce qu’il faut souhaiter à l’homme c’est de ne pas réussir
au sens ordinaire que l’on donne à ce mot plein de tromperie.
La difficulté est dans la conciliation d’une vie sage avec la pau-
vreté qu’engendre d’ordinaire l’absence de réussite matérielle.
Il est certain que c’est une grande richesse d’être pauvre, du
moins pendant une partie de son existence. Mais la pauvreté de-

– 39 –
Le Livre des Certitudes admirables

mande une interprétation, comme un livre de hiéroglyphes. Seule-


ment on ne peut pas lire uniquement des hiéroglyphes. Il suffit de
connaître le sens de certaines figures.
Ces figures je pourrais les dessiner, si je connaissais l’art de re-
produire les choses visibles et avec quelques images schématiques je
retrouverais les souvenirs et les enseignements du passé.
Une clef, avec un numéro et un anneau pour qu’elle soit suspen-
due à un tableau d’hôtel meublé ; un soulier éculé ; un carnet de mé-
tro ; le contour mal connu d’une punaise, cet insecte malchanceux
dont le nom évoque une ignominie inconcevable, telles sont les
images symboliques, une sorte d’armoiries de la pauvreté, pour les
chevaliers de la misère.
Ces Templiers sans croix et sans forteresse qui n’ont aucun mys-
térieux Baphomet à adorer, ces guerriers minables dont le combat
quotidien est dépourvu d’honneur ont-ils un avantage de l’âme à ti-
rer de leur pauvreté ?
L’état de richesse et l’état de pauvreté représentent un égal dan-
ger et la supériorité y est également difficile à conquérir. Le premier
soin du riche quand un rayon de la sagesse le touche est de renoncer
à ses biens. Ce rayon touche bien peu d’hommes, dira-t-on. L’acte
de la sainteté est difficile. Mais parmi ceux qui ne renoncent pas, si
la plupart tombent dans une extrême bassesse par le fait de la dé-
fiance et de l’avarice, quelques-uns mènent des vies austères de de-
mi-pauvres et ne sont que les administrateurs de biens dont la jouis-
sance va à d’autres.
Il faut avoir une grande force d’âme pour être ennobli et purifié
par la pauvreté. Je veux parler de la pauvreté au milieu d’une ville,
c’est-à-dire où l’humanité est corrompue. La corruption des villes est
– 40 –
Le Livre des Certitudes admirables

assez semblable à ces maladies infectieuses qui frappent les hommes


avec d’autant plus de force qu’ils sont plus sains.
Je reconnais que j’ai reçu un grand enseignement de la pauvreté
des premières années de ma vie et je lui rends grâce. Mais tout vous
instruit et il me semble qu’une aisance moyenne offre plus de variété
d’instruction.
Choisit-on sa richesse ou sa pauvreté ? L’une et l’autre semblent
se répartir dans une destinée, en vertu d’un principe qui échappe à
celui qui les subit. La vie peut être comparée à un livre dont la cou-
leur des feuillets et le contenu sont fixés avant que la première page
soit tournée. Peut-être étant donné le milieu ou les milieux où nous
nous trouverons et les possibilités qui sont en nous n’y a-t-il comme
réaction des uns sur les autres, qu’une seule combinaison qui est
notre destin. Une intelligence puissante en possession de toutes les
causes peut connaître tous les effets. L’intelligence humaine étant un
reflet fragmentaire de cette intelligence omnisciente peut avoir une
obscure prescience de ce qui doit lui arriver.
Quand les principaux événements de ma vie sont survenus, je
n’en ai éprouvé qu’un étonnement extérieur, une joie ou une tristesse
confusément prévues. Un peu comme si, sous un triple voile, il y eût
en moi une sagesse intérieure qui savait tous ces épisodes. Si je veux
maintenant profiter de cette sagesse et si je veux lui faire annoncer
des événements futurs, elle est toujours en défaut. Elle est un peu
comme ces astrologues prophètes qui n’annoncent les déterminations
des astres qu’après coup. Son meilleur avantage est de supprimer le
regret de ce qu’on a fait ou de ce qu’on n’a pas fait en vous donnant
la notion qu’on a été pris dans des rouages d’une complication ex-
trême, dans une machine aux milliards de réflexes qui vous a placé
– 41 –
Le Livre des Certitudes admirables

en un point fixé depuis très longtemps, point qui comporte misère ou


splendeur.
Du reste notre destin semble répartir le long de la vie, la richesse
ou la pauvreté, sinon avec art, du moins avec une certaine raison.
Même quand la pauvreté apparaît d’une façon tout à fait brusque et
en apparence injuste à la suite d’une catastrophe, on sent qu’il y a à
cela une cause profonde, bien que cette cause demeure incompréhen-
sible. Il n’y a pas de châtiment correspondant à une faute, mais il y a
un effet dont la cause peut être une ancienne terreur de la pauvreté,
la crainte engendrant après certains détours qui peuvent être longs, la
réalisation de ce qu’on a craint.
On peut toujours remédier à la pauvreté par l’amour qu’on aura
pour elle et cet amour pourra se développer dans la mesure où l’on
reconnaîtra sa parenté étroite avec la simplicité. Plus on diminue sa
faculté de jouissance et plus la pauvreté cesse d’être douloureuse.
Elle pousse l’homme sur le chemin du détachement et dans ce sens
est bonne et utile. Mais, pour être réfrénés, certains désirs deviennent
plus brûlants et plus actifs et acquièrent une importance qu’ils n’au-
raient pas eue s’ils avaient reçu une normale et juste satisfaction.
Ainsi la pauvreté a un double aspect. Elle nous apparaît tantôt
avec le visage pur et austère de l’ascétisme, tantôt avec les traits vils
de la bassesse et de l’envie. C’est un compagnon de voyage avec
lequel il ne faut suivre la route de la vie que si l’on ne peut faire au-
trement. Si elle chemine à vos côtés il est vain de se mettre à courir
pour lui échapper. Mais on peut profiter de son sommeil ou de sa
distraction pour la quitter silencieusement, à petits pas, sans en avoir
l’air.

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Le Livre des Certitudes admirables

LE PIÈGE SEXUEL
QUI MÈNE A LA RÉGRESSION

O n ne se développe pas fatalement, avec certitude, par le lent


progrès de chaque vie. Et celui qui ne se développe pas,
revient en arrière.
Loi terrible de l’effort quotidien qui est nécessaire pour lutter
contre l’emprise de la régression ! Il faut toujours aller en avant et le
plus grand drame de la vieillesse n’est pas celui qui se traduit par la
laideur des rides, la maladie, la paralysie du corps, mais celui qui a
trait à la paralysie de l’esprit.
Le plus douloureux témoignage des frères abandonnés, laissés en
arrière parce qu’ils ont été figés par l’immobilité de la paresse est
celui de certaines espèces animales. Pas toutes, certes. Il en est qui
sont en marche vers la forme humaine et y parviendront grâce à des
organes plus complets. Mais il y a là encore une de ces ruses innom-
brables de la nature qui s’est faite pareille à un immense rébus, exac-
tement comme si elle voulait embrouiller ses lois et leurs effets, de
façon à ce qu’elles soient moins pénétrables à l’esprit de l’homme.
Les individus de certaines espèces animales, les chiens par
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Le Livre des Certitudes admirables

exemple, sont visiblement en proie à une recherche presque conti-


nuelle, font un effort incessant avec leurs facultés mentales tendues.
Ces espèces-là tirent profit de la fréquentation de l’homme, le re-
cherchent, lui donnent leur amour, bien au-delà de l’amour normal
que peuvent faire naître des dons de nourriture. Un hérisson, malgré
sa sauvagerie apparente, ses rébarbatifs piquants est susceptible d’un
commerce amical avec l’homme. Dans les profondeurs de son ins-
tinct, il sent qu’il est en présence du Dieu à qui des millions d’an-
nées d’avance ont donné une forme supérieure et qui lui permettra
d’aller plus vite vers le but dont il n’est conscient à aucun degré.
Pas de régression pour lui. Son activité nocturne pour la nourri-
ture le mène en avant, quoiqu’avec une extrême lenteur. Cette len-
teur, si on l’envisage, fait du reste frissonner d’effroi celui qui rêve
de réalisations rapides et connaît la possibilité menaçante du retour
en arrière.
Mais il y a des espèces, et peut-être les plus intelligentes, qui ont
abandonné la course. Après avoir profité de l’état humain, elles ont
cessé d’y prétendre. Le gorille en est un exemple. Il s’est réfugié
dans la sauvagerie absolue, l’animalité sans espoir. L’homme n’est
pas son maître, mais son ancien compagnon mieux doué, plus sus-
ceptible d’effort. Il ne s’apprivoise pas, car il n’a rien à apprendre. Il
a renoncé. Il est sur la voie de la régression.
On peut en avoir un commencement de preuve en regardant dans
le livre du docteur Metchnikof Études sur la nature humaine, une
bien suggestive reproduction d’un fœtus de gorille qui a un aspect
singulièrement humain. Il fait penser à un vieillard bon et simple,
plein de foi et d’excellents sentiments. S’il est vrai que l’on repasse
pendant la période fœtale les différentes étapes qu’on a franchies au
– 44 –
Le Livre des Certitudes admirables

cours des âges, il semble que le gorille a atteint à un moment des


temps une période de supériorité relative, de demi-humanité qu’il a
perdue.
C’est à ce moment de sa récapitulation que se trouve le fœtus du
docteur Metchnikof. Si nous pouvions étudier un fœtus d’un ou deux
mois de plus nous nous trouverions en présence d’un gorille qui a
déjà pris le chemin rétrograde et se trouve plus loin de l’humanité à
laquelle il a failli parvenir, mais dont il s’est éloigné, laissant à un
rameau plus actif le soin de s’élancer vers le but.
Cette voie de régression prise par le gorille à un moment donné
du passé lointain est toujours à la portée de l’homme. Il l’a à sa
gauche. Il peut s’y engager par mégarde.
L’antique parole : « Un seul péché ne sera pas pardonné, c’est le
péché contre l’esprit », n’a-t-elle pas trait à la régression ? Il est trop
simple de s’attacher à son sens évident. Pécher contre l’esprit doit
vouloir dire l’annihilation définitive d’une parcelle de l’esprit divin.
Or il n’y a qu’une parcelle de son propre esprit que l’on peut annihi-
ler sans recours.
C’est par le moyen de la sexualité qu’a lieu cette destruction, qui
guette particulièrement les intelligents. La sexualité ordinaire n’est
que la satisfaction d’un instinct et ne retarde la marche spirituelle de
l’homme que dans la mesure, d’ailleurs immense, où elle l’attache
au plaisir.
Mais l’homme cultivé découvre aisément que le plaisir sexuel est
prodigieusement augmenté quand il devient la volupté et quand il
s’enveloppe des agréments complexes que lui ajoute la pensée. Il y a
un art redoutable de mêler l’esprit à la chair et d’augmenter le plaisir
des sens en faisant descendre la partie élevée de soi-même. Il y a une
– 45 –
Le Livre des Certitudes admirables

sorte de chute que chacun peut pratiquer, une manière de péché ori-
ginel renouvelé et réduit à un individu. Quelquefois même, à deux,
car le secret est vite partagé. Et c’est alors que deux êtres qui ont
légitimé le plaisir physique par toutes sortes de considérations trom-
peuses sur la vie, la beauté des formes, le culte d’Aphrodite, courent
le plus grand danger de leur destinée humaine.
Il y a dans la nature une force qui pousse à la régression, plus
attirante que celle qui donne le goût de la perfection. Cette force fait
découvrir que la volupté physique devient étrangement plus grande
si l’on supprime ce qui est humain et si l’on fait revivre par l’imagi-
nation ce qui est animal. C’est le retour voulu à la bête, magnifié par
le plaisir, l’identification avec la bête. Et ce qu’on donne alors ne
peut plus se reprendre. L’empreinte demeure ineffaçable. Le retour
vers l’animalité est presque définitif. Il ne sera compensé qu’à
grand’ peine.
La seule connaissance de ce vertige diabolique dont on peut être
possédé est une misère éternelle. Elle s’inscrit dans le psychisme et
survit à la mort. Vaut-il mieux rester dans l’état d’innocence et
l’ignorer ? Mais alors, on peut aisément tomber dans le plus redou-
table piège connu, car il y en a peut-être d’autres, d’un ordre supé-
rieur et qui sont réservés à ceux qui se sont élevés.
Mais celui — là qui nous guette à l’heure consacrée à la beauté et
à l’amour, celui des chambres aux lumières voilées, celui des lits
trompeusement poétisés, est le plus affreux parce qu’il coïncide avec
l’élan d’union mystique de l’homme et de la femme. Il se sert de la
vieille légende des deux moitiés d’âme enfin rejointes, pour précipi-
ter les créatures grâce au leurre du plaisir, sur le chemin de la mort
éternelle.
– 46 –
Le Livre des Certitudes admirables

DU RAPPORT DES BONNES ACTIONS


AVEC LE MÉTIER QU’ON EXERCE

H eureux sont ceux qui peuvent établir par le souvenir un


grand total de bonnes actions ! Les bonnes actions passées
ne sont pas d’une grande utilité pendant la vie terrestre. Mais après
la mort elles doivent jouer un rôle prépondérant. Comme je voudrais
en avoir derrière moi un grand nombre !
Il viendra un moment où, dépouillé de matière, je me trouverai
dans un rapport différent avec l’esprit suprême et ma communication
avec lui sera plus étroite. Je découvrirai un état nouveau d’harmonie
et de béatitude auquel je ne pourrai participer parce que je me serai
façonné une nature trop grossière. L’insouciance, préservatrice de
remords dans la vie, s’évanouira, en même temps que naîtra un senti-
ment cuisant de responsabilité vis-à-vis de l’esprit suprême dont je
me sentirai le fragment impur.
Je chercherai mon refuge dans les bonnes actions accomplies.
Mais comme le bien qu’on a fait paraît peu de chose quand on le
récapitule, quand on décompose le mécanisme des causes et qu’on
suit avec un esprit clairvoyant le dédale des conséquences ! On
– 47 –
Le Livre des Certitudes admirables

s’aperçoit alors que presque toutes les bonnes actions étaient enta-
chées d’égoïsme et que c’était soi-même qu’on servait, en affectant
de servir les autres.
Il y en a bien quelques-unes qui sont désintéressées mais ce sont
celles accomplies pour ceux qu’on aimait comme soi-même, ceux
dont la vie est liée à la vôtre et dont l’avantage reçu rejaillit sur vous.
J’ai souvent envié ceux qui, par le jeu naturel de la carrière qu’ils
avaient embrassée, rendaient quotidiennement des services certains,
accomplissaient des actes qui diminuaient immédiatement des états
de douleur.
Certains administrateurs peuvent chaque jour permettre aux uns
de gagner leur vie, aux autres d’avoir accès à des situations et ainsi
des existences sont améliorées ; ils collaborent à ce mouvement gé-
néral qui fait se développer la vie. Les médecins, s’ils n’oublient pas
la noblesse de leur rôle, voient immédiatement sur des visages, l’ef-
fet heureux de leur suggestion de santé. Toutes leurs paroles contri-
buent à un état meilleur des corps souffrants.
Je sais bien que la réunion des hommes forme un tout où chacun
a sa place et son utilité. Dans cet ensemble l’écrivain est aussi néces-
saire que l’électricien ou l’agriculteur. Même, le besoin de la pensée
appartient à une aristocratie des besoins et, dans un certain sens le
bien accompli par l’intermédiaire de l’art, est d’une nature supé-
rieure et occupe une place plus élevée dans la hiérarchie des biens.
Mais dans le domaine spirituel, la loi est autre que dans le do-
maine physique et se présente différemment. Tous les menuisiers,
même ceux qui n’ont que des capacités médiocres pour travailler le
bois, ont leur utilité. Ils sont certains de satisfaire un besoin humain
universel d’objets en bois. Il n’en est pas de même de tous les écri-
– 48 –
Le Livre des Certitudes admirables

vains. La nature en produit un grand nombre pour que, de ce grand


nombre, une minorité soit sélectionnée. Goethe, Hugo, Flaubert,
sortent d’une masse inutilisable. Bien entendu, beaucoup de ceux qui
n’atteignent pas la plus haute réalisation, ont leur utilité, répondent
par leur œuvre moyenne, à des besoins moyens. Mais au-dessous de
ceux-là il y en a une bien plus grande quantité dont les efforts, si
consciencieux soient-ils, sont perdus et qui même, sans le vouloir,
font le contraire de ce qu’on attendait d’eux. Ils sont une cause
d’abaissement par leur vision étroite et médiocre de la vie. N’ayant
jamais été touchés par la transfiguration de la beauté, tout ce qu’ils
écrivent en est la négation. Le point de vue qu’on appelle moral ne
joue naturellement aucun rôle. L’écrivain le plus affreusement im-
moral selon la loi officielle des sociétés peut faire jaillir de l’écrit le
plus révoltant en apparence, l’étoile dansante qui montrera sa voie à
une âme.
Qui peut dire avec assurance qu’il fait partie des hommes choisis
pour exprimer l’esprit, même au degré le plus modeste ? Ai-je reçu
en partage une parcelle du don ? Quand il m’a fallu citer un artisan
utile, c’est le menuisier qui est venu à mon esprit. C’est que je me
suis souvenu que vers huit ans, peut-être neuf ans, il me vint un goût
actif et inexplicable pour travailler le bois, le scier, le manier, le
sculpter. L’odeur des copeaux m’était particulièrement agréable. Ce
fut pour moi une particulière bonne fortune quand durant un été, mes
parents louèrent dans une ville d’eaux un appartement dans la mai-
son d’un menuisier. Cet homme excellent qui s’appelait Piénon, me
fit l’effet d’un grand maître plein d’indulgence en me permettant de
manier ce merveilleux objet qu’est un rabot. Ce Piénon était peut-
être un maître en sa partie, en tout cas à cette époque, il était un
– 49 –
Le Livre des Certitudes admirables

maître pour moi. La maîtrise est relative à l’élève.


Cela se passait à Luchon, ville où le bois abonde et où les bûche-
rons font descendre les grands troncs coupés par des canaux ter-
restres creusés aux flancs des Pyrénées. Peut-être qu’une indication
fut donnée alors à mon destin par une puissance plus haute.
Chacun a une affinité secrète qui le prédispose à un métier.
L’ivresse que me procurait l’odeur des copeaux, le prestige
qu’avaient pour moi les instruments servant à travailler le bois au-
raient dû m’indiquer qu’il y avait un rapport ancien entre les choses
du bois et moi.
Je fus poussé par mon désir d’être poète et je fus encouragé dans
cette voie par la joie charmante de mes parents, heureux d’avoir un
fils poète. Qu’ils soient mille fois glorifiés à travers les crépuscules
de l’infini où ils poursuivent leur route, pour m’avoir laissé suivre le
chemin des Dieux, même si ce fut une erreur, même si je me suis
éloigné des Dieux en croyant les atteindre !
Mais maintenant que la courbe de ma vie approche de son terme,
et que je fais le compte du bien et du mal, je me demande si je n’ai
pas entrevu, à un moment de mon enfance, le dessein d’une destinée
moins ambitieuse mais plus conforme à ma possibilité d’homme. Je
ne me place pas au point de vue de l’utilité. La haute loi humaine ne
peut être vulgairement utilitaire. Il s’agit de la réalisation dont cha-
cun a le devoir de mesurer la marche, en la tempérant ou en l’accélé-
rant.
Ai-je été comme l’acteur qui veut jouer un rôle dont il n’a ni la
stature ni la voix, qui prend la place du bon acteur et nuit à la pièce ?
Suis-je trop modeste par ce scrupule ? Mais il y a si peu d’hommes
qui sont trop modestes !
– 50 –
Le Livre des Certitudes admirables

Au point de la vie où je suis arrivé, je pourrais, assis sur un banc,


tourné du côté de cette vallée profonde que domine le sommet de
Sauvegarde, regarder calmement les cieux qui sont au-dessus des
montagnes. Je n’essaierais pas de me glorifier d’avoir participé à
l’élévation des hommes. Honnête disciple de Piénon, je saurais que
mon travail quotidien, réalisé dans la matière, a contribué à cette
élévation indirectement, mais sûrement en édifiant la base physique
nécessaire à tout effort. Je n’aurais pas écrit de poèmes, mais j’aurais
fait la table sur laquelle un autre aurait écrit. J’aurais scié et raboté,
façonné avec le bois les auxiliaires de l’existence. Mes bonnes ac-
tions seraient aussi nombreuses que les planches assemblées entre
elles. Aucune ne serait méritoire en elle — même, mais leur union
m’aurait donné le mérite, que procure la régularité du travail sans
gloire. Peut-être l’ignorerais-je, car le travail manuel arrête la nais-
sance des scrupules, éloigne les inquiétudes, empêche les problèmes
de se poser. Il donne à ceux qui l’ont longtemps pratiqué comme il
convient une dignité sereine et une sagesse du soir qui égale toutes
les sagesses.
J’ai suivi une autre voie. M’a-t-elle conduit loin, ou, par les dé-
tours qu’elle a suivis, ne m’a-t-elle pas ramené à peu de distance de
mon point de départ ? Il y a un grand attrait dans la vision de ce
qu’on n’a pas fait. Si je mesure le petit nombre de gens que ma pen-
sée a touchés, je suis tenté de me dire : à quoi bon ? Mais il y a en
moi un deuxième jugement, lointain, voilé mais d’autant plus puis-
sant qu’il ne s’exprime par aucun verbe. Et il me dit que l’effort
vaut, même s’il demeure inconnu de tous et s’il n’est perçu que par
celui qui l’a accompli.

– 51 –
Le Livre des Certitudes admirables

DE LA PLACE QU’ON OCCUPE


DANS LA CHAÎNE DES HOMMES

Q uelle est la place que j’occupe dans la chaîne des hommes


en marche ? Suis-je un misérable retardataire ou dois-je me
glorifier de la petite part de lumières que je possède ?
La chaîne est si grande que je ne peux m’y situer exactement ni
me faire des reproches pour être parti trop tard. Sans doute l’ordre
immuable des choses avait-il fixé mon départ. Car cet ordre im-
muable décide tout à l’avance, traçant dans l’allégresse le tableau de
la vie avec ses couleurs et ses ombres et laissant pourtant la place à
certaines décisions humaines qui forment de petits blancs sur le ta-
bleau et sur lesquels il ne met les couleurs qu’au dernier moment.
Cet ordre immuable a voulu que je sois comme le germe de la
plante qui a un stage souterrain à faire, doit fendre avec peine la dure
terre, affronter les intempéries pour s’épanouir en sève et en matière
ligneuse. Ainsi la lenteur m’était prescrite dans la médiocrité, je de-
vais tâtonner au milieu de l’ignorance et seulement avec les attributs
de la vieillesse, parvenir à la relative lumière et à la vision voilée du
monde futur. Je lui rends grâce pourtant. Dans l’immense chaîne
– 52 –
Le Livre des Certitudes admirables

humaine, si je me représente tous ceux qui ont cherché, les hommes


austères, les saints, les philosophes tourmentés, je suis un retarda-
taire, un aveugle tâtonnant, un paralytique immobilisé. Mais si je
regarde derrière moi, je vois une longue file d’hommes plus dépour-
vus, à qui il n’a été fait aucun signe, qui n’ont ni livres, ni capacité
du cerveau pour lire, ni intuition intérieure, ni amitié choisie, ni lu-
mière d’aucune sorte. Alors avec amour, je rends grâce à l’ordre de
la nature et je me trouve favorisé. Et j’ai pitié pourtant. Et je m’in-
quiète du sort des derniers, des âmes informes qui ne connaissent ni
pitié, ni recherche divine, ni espérance ultra-terrestre et je voudrais
leur donner ce qui leur manque.
Mais pourquoi regarder si loin et vouloir assumer une tâche qui
ne me concerne nullement ? Le salut est rigoureusement personnel, il
comporte le secret et chacun doit veiller au sien. C’est du moins ce
qu’on est tenté de se dire dans certaines minutes d’égoïsme.
Le premier élan, dès qu’une parcelle de vérité a été entrevue,
porte à un prosélytisme insensé. Il n’y a pas de salut qui s’accom-
plisse sur la place publique, au milieu des rires. Puis la vérité est re-
doutable. Beaucoup en meurent. Ce n’est pas en vain que la nature a
répandu des fictions dans les âmes et fait jouer du luth à des anges
chimériques devant les tombes des morts.
Il faut se tenir à sa place, celle que l’ordre immuable de la nature
a fixée. Cette place comporte peut-être des signes à des créatures
parentes. Il faut alors faire les signes, mais pas plus. La nature a
pourvu a tout, même à l’excès d’ignorance. Il arrive que l’âme la
plus grossière, celle qui est à l’extrémité de la chaîne, devienne par
une transfiguration immédiate, plus spéculative que celle de Spino-
za, plus parfaite que celle de François d’Assise. Cela arrive mais
– 53 –
Le Livre des Certitudes admirables

c’est bien rare.


Celui qui a été chargé de porter une lampe, doit la lever très haut,
avec la joie d’être porteur de lampe. Car, en vérité, il y a peu de
lampes. Mais celui qui n’en a pas reçu doit se réjouir en pensant que
la lumière est dangereuse pour certains.
Je rends grâce à l’ordre immuable de la nature qui m’a mis à cette
place, celle que j’occupe et dont je suis satisfait. Sans doute ne com-
portait-elle pas les dangereuses couleurs d’une gloire quelconque.
On croit au début de la vie qu’il faut rechercher ces couleurs sans
penser que le paon n’a ni bonheur, ni utilité plus grande que l’oiseau
ordinaire peint en gris. Ma place est à peu de chose près celle que
j’ai méritée par mes efforts. J’aime les oiseaux gris, surtout quand
après avoir volé silencieusement ils se posent sur un fil télégra-
phique et ils vous regardent de loin comme pour vous transmettre un
message muet.

– 54 –
Le Livre des Certitudes admirables

LA PROVIDENCE INTÉRIEURE

I l faut avoir un certain recul et pouvoir considérer l’ensemble


d’une vie assez longue avec un regard clairvoyant et désinté-
ressé pour y voir la marque d’une Providence active et incessante. Il
est essentiel dans cet examen, d’être dépourvu de passion et surtout
de cet orgueil qui fait penser qu’on n’a jamais été traité selon son
mérite. Une estimation trop haute de soi-même est une cause d’aveu-
glement, ainsi qu’une estimation insuffisante, cas infiniment plus
rare.
L’amour du merveilleux que chacun a plus ou moins en soi in-
cline à croire à de fréquentes interventions favorables. Il est agréable
d’être un élu et d’avoir une protection étendue sur soi comme une
main de lumière. De là à créer l’illusion de cette protection, il n’y a
qu’un pas. Mais il faut noter malgré l’invraisemblance apparente,
que la foi à la protection fait naître un commencement de protection.
Chacun est né avec sa confiance ou avec son doute. Les uns
croient qu’une prodigieuse organisation leur permet de traverser la
vie avec une continuelle surveillance, de petits châtiments et de pe-
tites récompenses s’échelonnant au long de cette vie, les autres sont

– 55 –
Le Livre des Certitudes admirables

absolument sûrs d’être les jouets d’un inconscient hasard. D’où vient
cet apport individuel de foi ou de doute ? Il était évidemment dans
notre conformation mentale.
Nous apportons en naissant notre destin. Ce destin n’est pas exté-
rieur à nous, il est en nous. Il se réalise sous la forme de facultés, de
capacités à agir, ou d’impuissance à l’action. Très souvent la rigueur
du destin semble n’avoir aucun rapport avec nous-mêmes. Par
exemple dans le cas d’un enfant trouvé. L’absence de parents pour le
protéger, crée à cet enfant un état d’infériorité initial auquel il ne
peut rien. Quelle en est la cause ? La cause est en lui. Cet enfant dut
éprouver antérieurement une horreur profonde pour la vie familiale
ou se montrer d’une ingratitude extraordinaire vis-à-vis d’anciens
parents. Ce n’est pas un châtiment qui le frappe maintenant. Mais il
avait développé dans sa nature une force anti familiale. Dans la pé-
riode qui précède la naissance et où la conscience est obscurcie, ce
sont de telles forces qui sont directrices. Il y obéit malgré lui, c’est-
à-dire presque inconsciemment mais l’orientation vient tout de
même de lui-même. Il tomba donc dans le germe qui est destiné à
réaliser un enfant privé de cet entourage familial qu’il a jadis renié.
Il est appelé là par l’affinité qui rapproche les semblables, affinité
que nous voyons agir constamment comme facteur dans la vie et qui
est d’autant plus sensible que l’être est dématérialisé.
Notre destin, pauvreté et richesse, réussite et malheur, se réalise
au jour le jour par la poussée de nos tendances. Il se réalise à la ma-
nière d’un rouage dans une vaste machine, rouage qui aurait des pos-
sibilités d’extension et de contraction. Il s’emboîte dans une foule
d’autres rouages qui réagissent les uns sur les autres, chacun ayant,
en vertu de sa puissance intérieure, la faculté de modifier les autres
– 56 –
Le Livre des Certitudes admirables

rouages, mais seulement dans une certaine mesure.


Une loi d’équilibre harmonise le tout. À cette loi on peut donner
le nom de Dieu. Mais son immensité est telle que nous avons du mal
à nous en faire une idée. Nous sommes d’ailleurs nous-mêmes un
fragment de la loi et nous agissons chaque jour comme destin sur les
autres. C’est à cette réalisation de la connaissance que nous sommes
nous-mêmes un fragment de Dieu qu’il est si difficile de parvenir.
On arrive à le comprendre assez aisément, mais il faut le réaliser en
soi, passer de l’humain au divin et là est la difficulté.
À partir du moment où l’on a réalisé que l’on est le destin, on
devient libre et l’usage de la liberté personnelle se confond aussitôt
avec la loi universelle.

– 57 –
Le Livre des Certitudes admirables

LA BONTÉ

A près avoir fait une visite à Diderot qui était en prison, Jean-
Jacques Rousseau raconte qu’il eut une sorte d’éblouisse-
ment, s’assit sur un banc, tomba dans une profonde rêverie et décou-
vrit par une intuition indubitable toutes les bonnes raisons prouvant
que l’homme est naturellement bon. Il s’aperçut même en sortant de
cette rêverie que sa veste était entièrement mouillée par ses larmes.
Cette scène est citée à titre d’exemple dans certains livres, pour
démontrer combien sont admirables les extases des grands hommes
et quelles vérités s’y découvrent. Elle prouve au contraire, à mon
avis, que les intuitions des grands hommes sont aussi susceptibles
d’erreur que la simple réflexion des hommes bornés. Et l’humidité
des vêtements causée par l’excès des larmes n’y ajoute rien.
Dans les souvenirs de ma première enfance, je me vois à quatre
pattes, un jour d’été, alignant sur les dalles d’une chambre, des
mouches dont j’avais arraché les ailes et m’efforçant de les faire
marcher en ligne, en poussant les retardataires avec une baguette.
J’ai pu, par des recoupements dans ma mémoire, savoir que cela
s’est passé dans le cours de ma quatrième année. Aucun sentiment

– 58 –
Le Livre des Certitudes admirables

de mal agir n’était en moi, aucune conscience de douleur causée. Il


est du reste impossible d’évaluer dans quelle mesure les insectes
éprouvent de la douleur et si même ils en éprouvent. Mais un tel pro-
blème ne m’occupait pas. Je devais penser que la séparation de
membres essentiels, tels que les ailes, outre l’impossibilité de voler,
devait causer de la douleur.
Je n’en avais aucun souci. J’étais une petite forme animale uni-
quement mue par des instincts. Aucune bonté naturelle ne m’ani-
mait. Cette bonté naquit par la suite, grâce à des paroles de parents
excellents, puis à des lectures de livres. Elle se développa et devint
même pour moi un idéal.
Il est certain que la bonté est une forme de la supériorité de l’état
humain, supériorité qu’il nous appartient de conquérir par l’effort.
Mais ce qui est la supériorité d’un état, devient un élément acces-
soire dans un état plus développé. Il semble que la plante n’a pas
d’autre devoir que de faire sortir une vie organisée de l’inertie du
minéral. Pour cela elle se livre à mille efforts en projetant ses racines
dans la dure terre et en faisant passer certaines substances dans des
canaux infinitésimaux. Ces soucis n’existent plus dans l’état humain.
Nous nous inquiétons de la souffrance particulière des individus
et considérons comme une haute tâche d’y remédier. L’homme supé-
rieur souffre de la douleur de ses semblables et à mesure que sa su-
périorité augmente, la somme de pitié qu’il possède s’étend aux
créatures des autres règnes. Mais à un certain degré de développe-
ment une compréhension plus large lui fait voir la nécessité de la
douleur et il cesse de la considérer comme une injustice. Tout ce que
nous pouvons apprendre de l’intelligence divine nous montre que la
douleur comme la joie sont des éléments pour stimuler la vie, doués
– 59 –
Le Livre des Certitudes admirables

d’une égale utilité. Cette intelligence divine possède, dans le passé


comme dans l’avenir, une vision assez vaste pour voir toutes les
forces s’équilibrer. Il n’y a plus d’injustice, si l’on sait que chaque
apparente injustice a un contre-coup heureux pour celui qui l’a subie.
Mais la compréhension divine est malaisée et peu praticable à
l’homme qui n’a perçu que de fugitives bribes du divin. Il est obligé
de se contenter de l’idéal humain. Trop heureux s’il arrive à le prati-
quer ! C’est déjà beaucoup de savoir qu’il ne faut pas arracher les
ailes des mouches.

– 60 –
Le Livre des Certitudes admirables

LE MYSTÈRE DE LA GRANDEUR
ET DE LA PETITESSE

O n atteint le Nirvana par le détachement absolu, on parvient


au royaume du Père par la pureté parfaite et par l’amour.
Mais après ?
On est comme la goutte d’eau dans la mer, a dit le Bouddha, et il
n’y a pas de mots pour expliquer dans quels rapports la goutte se
trouve vis-à-vis de l’immense océan. On siège à la droite de Dieu,
dit la religion chrétienne et on connaît par cette présence divine une
béatitude éternelle.
Mais peut-il y avoir un état éternel ? Après des milliers de tril-
lions d’années, il doit y avoir un changement. D’ailleurs il n’est pas
raisonnable de concevoir que quelques années d’effort puissent pro-
duire un résultat aussi long que ce que nous appelons l’éternité. Mais
même si l’on admet le merveilleux de cette disproportion, qu’arrive-
ra-t-il à la fin de l’éternité ?
On peut imaginer qu’il y aura un recommencement, dans un autre
ordre, sur un autre plan, parmi des formes de vie tout à fait diffé-
rentes de celles que nous connaissons. Car la variété des aspects de
– 61 –
Le Livre des Certitudes admirables

la création est prodigieuse. Nous sommes appelés à d’inimaginables


évolutions, à des activités qui sont peut-être hiérarchiquement plus
élevées que les précédentes, pendant de nouveaux milliers de tril-
lions d’années. Mais après ?
À la vérité, peut-on aller plus loin ? Et d’ailleurs qu’importe ce
qui pourra se passer à une date si lointaine.
Mais qui sait si l’étendue du temps, comme celle de l’espace ne
sera pas vaincue par un élargissement de notre conscience qui sup-
primera le problème.
*
*    *
D’après Eddington 4 le corps humain est à peu près à mi-chemin
entre le volume de l’atome et celui de l’étoile, bien qu’il soit un peu
plus près de celui de l’atome. Il apparaît invraisemblable que cette
proportion soit due au hasard.
Mais pourquoi n’est-il pas juste au milieu et se rapproche-t-il de
la dimension la plus petite plutôt que de la plus grande ? On peut
voir là cette aisance, cette manière de jeu dans les entournures que la
nature donne volontiers à ses lois. Il y a un à peu près cosmique. La
plupart des lois ne sont pas rigoureuses. Je dis la plupart parce qu’il
y en a comme celle de la pesanteur qui ne comportent pas d’excep-
tions. On n’a jamais vu un objet flotter dans l’air. La célèbre pomme
de Newton n’avait aucune chance de s’élever exceptionnellement
vers le ciel. Il y a des degrés dans les lois. Certaines sont rigoureuses
et d’autres ne le sont pas. De même, la nature procède parfois avec
symétrie et d’autres fois elle ne s’en soucie pas. Le monde n’est pas

4-
Eddington. Étoiles et atomes (Hermann, éditeur).
– 62 –
Le Livre des Certitudes admirables

une œuvre géométrique parfaite. C’est comme si un architecte som-


nambule avait pris distraitement des mesures et, voulant ensuite réa-
liser un plan trop grand pour ses forces, n’avait pu disposer que de
matériaux limités d’une part et trop abondants d’autre part. L’esprit
humain qui est prodigieusement plus réduit, mais qui a une étroite
parenté avec celui de l’architecte, ne comprend pas, souffre, proteste
et accuse même l’œuvre d’être chaotique parce que de-ci, de-là, il y
a un rond au lieu d’un angle, une pierre au lieu d’une fleur. Il ne se
rend pas compte qu’il est mal placé pour juger, puisqu’il est lui-
même une partie de l’édifice. Une gargouille intelligente aurait du
mal à émettre un jugement sensé sur Notre-Dame.
*
*    *
Quel est le rapport de l’intelligence avec la dimension du corps
qu’elle occupe ? Il est certain qu’un plus grand corps n’implique pas
une plus grande intelligence. La baleine ne montre aucune faculté
supérieure.
Mais la planète sur laquelle nous sommes, la terre notre mère,
n’est-elle pas le corps gigantesque.d’une âme divine, de cette âme
que nous prions et appelons sans cesse sous le nom de Dieu ?
Si la terre possède une âme, elle est constituée d’une manière
différente de la nôtre. Elle n’a pas de conscience analogue à la nôtre,
car s’il en était ainsi, on lui verrait accomplir des actes libres, ou pré-
sumés tels. Par pure fantaisie, elle interromprait brusquement sa
course autour du soleil et, par exemple, la reprendrait en sens in-
verse. Nous sentons bien qu’elle ne le fera jamais, qu’elle est sou-
mise à la servitude d’une loi.

– 63 –
Le Livre des Certitudes admirables

Il n’y a aucune raison pour que l’étendue dans l’espace soit le


signe d’une supériorité. On peut même supposer que les âmes les
plus développées prennent des enveloppes de plus en plus petites et
que c’est dans le domaine de l’infiniment petit que les consciences
ont les plus grandes possibilités de réalisation.
Quand on examine les merveilleuses organisations de certaines
sociétés de fourmis, la paix souterraine dont beaucoup d’entre elles
sont favorisées, on ne voit pas pourquoi ces sociétés, à l’exemple des
nôtres, ne produiraient pas des penseurs, des philosophes, des saints.
Un géant qui contemplerait le monde humain, avec les moyens d’in-
vestigation qu’a l’homme pour les fourmis, ne pourrait percevoir
dans nos villes les philosophes et les saints, d’abord à cause de leur
extraordinaire petit nombre, ensuite parce que rien ne les distingue
des autres hommes, du moins pour les yeux d’un géant.
Il n’y a pas de groupement organisé, quelle que soit la nature des
êtres qui le composent et même si en apparence il est purement éco-
nomique, qui n’ait un but spirituel. Des créatures de petite dimension
comme les fourmis obéissent à la loi générale de la nature qui est la
production de l’esprit. Mais on peut déduire de l’aspect des fourmis
et de ce que nous savons de leur conduite qu’elles sont sur une voie
de transformation différente de la nôtre et que la créature plus par-
faite qui naîtra d’elles réalisera autre chose que ce qu’il est promis à
l’homme de réaliser.
*
*    *
La complexité des organes est nécessaire à la manifestation d’une
intelligence élevée. Mais un être infime pourrait avoir un crâne avec

– 64 –
Le Livre des Certitudes admirables

un cerveau aussi compliqué que le nôtre et un système nerveux sem-


blable. Rien de tel n’a été discerné sous aucun microscope. L’intelli-
gence a besoin d’un format moyen pour se développer. Du moins
l’artiste créateur semble avoir travaillé à une certaine échelle. Ses
moyens ont eu des limites par le fait de la dimension.
Dans des temps révolus, il tenta des essais de créatures énormes.
Il y eut à l’époque Jurassique des Plésiosaures et des Ichtyosaures,
serpents gigantesques qui avaient toute la nourriture nécessaire à leur
vie et qui pouvaient aisément triompher de leurs ennemis. Il y eut en
Amérique des Dinocéras, éléphants géants qui n’avaient rien à re-
douter et pouvaient se multiplier en paix. De même pour l’Atlanto-
saurus qui atteignait de vingt à trente mètres. Au moment où ces es-
pèces atteignaient leur plus grande perfection, elles ont péri sans
postérité.
Pourquoi ? Ces créatures auraient pu évoluer en gardant ce for-
mat et l’homme serait maintenant dix fois plus grand. C’est sans
doute qu’il y avait une proportion à trouver et il y eut une recherche
divine.
La création atteste un effort constant. Que cet effort soit accompli
par Dieu ou qu’on lui donne le nom d’élan vital, on sent une peine
s’exerçant sur des matériaux limités, dans un espace mesuré au sein
duquel il faut prendre des dimensions, calculer les proportions des
choses entre elles et leur possibilité de durée.
*
*    *
La mort est une modification des notions de temps et d’espace.
Celui qui a développé son intelligence a dans la vie terrestre, un

– 65 –
Le Livre des Certitudes admirables

champ de conscience qui embrasse un vaste espace, grâce à l’éten-


due de ses connaissances. Son temps, par l’activité continuelle de
son esprit, est rapide, d’autant plus rapide que sa pensée est active.
Un paysan ignare au contraire, qui n’aura vu que son champ, n’aura
qu’un espace limité et ses vibrations grossières lui feront un temps
lent. L’homme, en se perfectionnant, cherche à agrandir son espace
et à rendre son temps rapide.
Par l’expansion de la mort, l’homme embrasse l’espace qu’il
conçoit. Plus sa connaissance est grande, plus grande est cette ex-
pansion. Il est normal que le retour soit plus difficile et plus tardif
pour celui qui a eu une large expansion. Réciproquement la réincar-
nation, la condensation dans un germe est plus aisée et plus prompte
pour celui à qui sa faible intelligence n’a permis qu’un espace res-
treint.

– 66 –
Le Livre des Certitudes admirables

ENSEIGNEMENTS
QUI VIENNENT DES SERPENTS

I l y a des espèces animales féroces et d’autres qui sont dépour-


vues d’instincts de violence. Il y a des loups et il y a des
agneaux. Mais comment et pourquoi ? Et à quelle minute des temps
la force du mal est-elle entrée dans les êtres vivants ? Si l’on consi-
dère l’échelle descendante des créatures on voit qu’à tous les degrés
il y a des inoffensifs et des mauvais, des dévorés et des dévorateurs.
Si M. Léon Binet ou tout autre spécialiste examine l’eau d’une mare,
il constate que, dans la vase du bord, certains animalcules absorbent
paisiblement de microscopiques déchets végétaux, tandis que
d’autres qui ne sont pas plus gros, mais sont animés d’une férocité
carnassière, se nourrissent des premiers. Si l’on admet l’idée du dé-
veloppement de la vie, passant d’une espèce inférieure à une espèce
supérieure, il faut admettre que l’instinct féroce a été transmis dès
l’origine, qu’il provient d’un courant initial. Il y aurait alors pour
certains êtres, une sorte de prédestination au mal, venant de l’origine
des temps.
Il y a un grand mystère dans le venin des serpents, mystère lié à
– 67 –
Le Livre des Certitudes admirables

celui du poison que certaines plantes distillent dans leurs sucs. Pour-
quoi y a-t-il des serpents qui possèdent dans leur mâchoire un sys-
tème compliqué permettant à un poison foudroyant de descendre le
long d’une tubulure de leurs dents et de tuer l’ennemi qu’ils viennent
de mordre ? La loi de l’évolution l’explique par le désir de défense
de l’espèce. Les serpents auraient produit à travers les âges une arme
redoutable qui leur permettrait de triompher dans la lutte pour la vie.
Il est très difficile d’imaginer comment la continuité d’un instinct de
défense, même à travers des millénaires peut créer une chose aussi
particulière qu’un tube au milieu d’une dent.
Puis, si cette explication était véritable les espèces les plus redou-
tables de serpents, invincibles grâce au poison, devraient se multi-
plier et le nombre des serpents inoffensifs, de ceux qui n’ont que des
dents dépourvues de tubes, devrait décroître. Or, il n’en est rien.
Dans certaines régions c’est même le contraire. Ce sont les serpents
inoffensifs qui pullulent. Le terrible cobra royal est assez rare. Il n’y
a qu’une seule espèce de lézard qui est venimeuse et elle est infini-
ment plus rare que les espèces privées d’armes.
Il semble bien que la nature fait croître et décroître les créatures
sans s’occuper de leurs dards, de leurs épées, de leurs cornes, de
leurs mandibules. Les espèces les mieux armées ont disparu malgré
leurs armes et qui sait ? peut-être à cause d’elles. À un moment don-
né des temps, sans raison évolutive valable, sans aucune correspon-
dance avec une loi Darwinienne, les espèces déclinent et meurent
comme si une heure fatidique avait sonné à une horloge cosmique.
Au moment de leur plus grande perfection, les groupes périssent
sans laisser de postérité. Il y a une vieillesse de l’espèce comme il y
a une vieillesse des individus. Le facteur qui régit cette vieillesse ne
– 68 –
Le Livre des Certitudes admirables

dépend nullement des moyens de défense que l’espèce s’est créée.


C’est que ces moyens de défense sont l’expression des instincts
de peur, de fureur, ou de cruauté qui se développent chez les êtres et
qu’ils ont reçus dès leur naissance. C’est comme s’il y avait une do-
minante en chacun qui l’incite à un effort continu. La crainte du
froid fait se développer une toison, le goût de déchirer allonge les
ongles, la colère change la substance en poison mortel.
Il est curieux de constater que la créature qui a développé une
grande puissance de destruction, en a conscience et assouvit pour
son plaisir le goût de violence qui est en elle. Ainsi le cobra royal qui
atteint quatre mètres de long attaque l’homme qui ne le menace pas,
qui passe simplement à quelque distance de lui, bien qu’il soit arbi-
trairement convenu qu’aucun animal n’attaque jamais l’homme le
premier.
De même, d’après le marquis de Wavrin qui a étudié les animaux
de l’Amérique du Sud, de tout petits serpents rougeâtres des bords
de l’Amazone se jettent les premiers sur des hommes, malgré la dif-
férence de dimension, parce qu’ils savent que leur morsure cause
une mort instantanée.
Comme l’enseigne le transformisme, les espèces évoluent, allant
du simple au complexe et, avec les formes, les instincts se trans-
forment aussi. Dans sa racine première, le mal n’est que la défense,
le goût de vivre qui devient le goût de mordre et de détruire un enne-
mi qui pourrait attenter à la précieuse existence. Mais ce même goût
de vivre est aussi celui de se perpétuer dans ses descendants et par
conséquent de protéger ses enfants. Sous cette forme, il devient l’ad-
mirable amour maternel qu’on s’accorde à appeler le bien. Le mal et
le bien, s’ils sont deux principes différents ont une origine com-
– 69 –
Le Livre des Certitudes admirables

mune, l’amour de la vie dont les manifestations différentes ont pris


des aspects opposés.
Et l’esprit qui s’est placé à une certaine hauteur pour voir la suc-
cession des causes et des effets peut voir, le mal et le bien se
confondre dans leur même essence initiale.
Si l’on parvient à embrasser la longue succession d’un dévelop-
pement instinctif on peut en tirer un enseignement pour son âme
d’homme. À travers la lenteur des temps il y a eu une transforma-
tion. Certains tournants permettent de la préciser. Le loup porte un
désir sanguinaire de dévorer une proie vivante pour se nourrir. Sous
l’action de ce Dieu imparfait que l’homme est pour lui, il devient le
chien loup, susceptible de se plier à une organisation, puis le chien
qui développe à un degré élevé la qualité de fidélité. Les diversités
de la nature animale sont en nous. Mais la transformation qui a de-
mandé des âges sans nombre pour se produire chez les animaux,
nous pouvons, grâce à la conscience, la réaliser dans notre courte vie
humaine. Non sans peine ! et quelques-uns seulement y parviennent.
L’amour de vivre dans la chair, qu’on lui donne le nom de bien ou
celui de mal, doit être transformé en l’amour de vivre dans l’esprit.

– 70 –
Le Livre des Certitudes admirables

CERTITUDES QUI PROVIENNENT


DE LA DENTITION DES CROCODILES

L a pensée créatrice qui a conçu le monde l’a fait avec un but


qui nous est mal connu, des moyens dont l’étrangeté nous
demeure incompréhensible. Nous ne pouvons nous expliquer l’exis-
tence de certaines espèces animales et le rôle qui leur est dévolu
dans l’ensemble des espèces. Certaines, par exemple celle des croco-
diles, paraissent dépourvues de toute utilité et réunir en elles toutes
les activités auxquelles nous donnons le nom de mal, sans aucune
compensation visible à nos yeux humains.
Il est surprenant que des formes aussi hideuses aient été appelées
à l’existence, surprenant que les mêmes eaux et les mêmes boues
limoneuses, sous les mêmes pluies et les mêmes soleils, aient enfan-
té d’autres familles reptiliennes moins repoussantes, moins cruelles
et aient fait naître à travers les âges ces êtres qui semblent porter le
mal à sa plus grande puissance. Mais il est bien plus surprenant de
constater que les lois ordinaires qui régissent la vie et le développe-
ment des créatures animales ont été violées en faveur de l’espèce
crocodilienne, pour qu’elle soit plus belle, plus prospère, plus vivace
– 71 –
Le Livre des Certitudes admirables

que les autres et soit répandue sur la terre aussi longtemps qu’il y
aura des pluies, des rivières et des vases amollies par les pluies ou
les eaux des marées.
Chez tous les animaux sauvages, il y a une absence de sauvagerie
et de cruauté pendant la première enfance. Les petits lions et les pe-
tits tigres jouent puérilement sans aucune pensée de destruction. Par
une exception unique, dès que la coquille de l’œuf est fendue et qu’il
en émerge un crocodile à peine un peu plus long qu’un doigt, cet être
qui a à peine contemplé les choses créées, songe à les mordre et
s’élance en avant en faisant claquer ses mâchoires minuscules. Sa
fureur est antérieure à toute expérience.
L’attention divine particulière qui veille sur les crocodiles doit
avoir un rapport avec cette férocité déjà placée dans le germe. C’est
grâce à cette attention, à cette protection qu’on évalue actuellement
que, malgré tous les assèchements de marais, tous les terrains d’allu-
vions changés en terrains de cultures, le nombre des crocodiles est
aussi grand sinon supérieur à celui des siècles passés.
Comment n’en serait-il pas ainsi avec les dons admirables et ex-
ceptionnels dont le crocodile s’est vu si généreusement comblé par
la nature 5.
De tous les animaux terrestres, c’est celui qui atteint la plus
grande longévité. On ne peut évaluer exactement le nombre d’années
auquel il parvient mais étant donné le pouvoir unique de rajeunisse-
ment dont il dispose, on peut se demander si un crocodile périt de
mort naturelle et si la mort n’est pas seulement due, dans son espèce,

5-
Ces renseignements sont extraits du livre de Mr Maugham « Les
bêtes sauvages de la Zambézie » (Payot, éditeur). Il parle par expérience.
– 72 –
Le Livre des Certitudes admirables

à la férocité qui les fait se dévorer entre eux.


Car le crocodile a le pouvoir sans exemple de renouveler perpé-
tuellement sa dentition composée de soixante-huit dents, armes for-
midables qui atteignent parfois sept centimètres et demi de longueur.
Ces dents s’emboîtent les unes dans les autres, elles ne servent pas à
la mastication et sont uniquement des crocs pour saisir. Les écailles
qui le recouvrent sont tellement solides qu’elles résistaient aux balles
des chasseurs jusqu’à ce que celles-ci fussent devenues explosives.
Leurs poumons sont de taille moyenne et cependant ils peuvent de-
meurer sous l’eau un temps presque illimité sans renouveler leur
provision d’air. Il a le pouvoir de voir sous l’eau à une distance
considérable et d’y glisser dans un silence absolu. Chaque femelle
pond une soixantaine d’œufs qu’elle enfouit simplement sous le
sable et qu’un soleil bienveillant fait éclore. Le crocodile a une vita-
lité des nerfs qu’aucun autre animal ne possède. M. Maugham cite
un exemple saisissant. Il en avait tué et démembré un depuis plus
d’une heure. Il l’avait vidé de ses entrailles et dépouillé de sa peau.
Le crocodile eut encore un soubresaut qui renversa un des hommes
montés sur sa carcasse.
Ainsi l’espèce animale qui réunit la plus grande cruauté, la plus
grande stupidité, qui a le goût de ne se nourrir que de proies en pu-
tréfaction, et ne vit que dans les vases marécageuses pleines de
miasmes et de pestilences, est l’espèce la plus favorisée par la force
créatrice du monde. Ne peut-on dire qu’il y a là une intention pré-
cise, une volonté de perpétuer le comble de l’horrible et qu’on ne
peut comparer qu’à une volonté semblable de défense pour certaines
productions particulièrement belles et délicates.
Selon la loi d’évolution énoncée par Darwin et que l’on voit
– 73 –
Le Livre des Certitudes admirables

constamment appliquée entre les êtres, des créatures aussi privées de


moyens de défense que les papillons auraient dû être éliminées de-
puis des millénaires, leur naissance n’aurait même pas dû être pos-
sible, étant donné l’immense effort d’absorption qui se produit dans
la nature et veut que le plus faible soit mangé par le plus fort.
Une protection dépassant l’ordre des lois a donc été donnée aux
plus faibles pour qu’ils réalisent une certaine beauté, aux plus mau-
vais pour que le mal dont ils sont la représentation visible s’exerçât
d’une façon impérissable.
Quel est le sens de cette faveur exceptionnelle manifestée aux
deux pôles de la vie ?
La nature jalonne ses voies, tout comme nous jalonnons les
routes avec des bornes où les distances sont indiquées par des
chiffres. Elle fait voler un papillon, c’est-à-dire qu’elle donne la vie
à une fleur, pour montrer que le végétal arrivé à sa perfection doit
atteindre le degré suivant de perfection par le mouvement et l’indé-
pendance du vol.
À l’autre extrémité des formes vivantes, elle place une espèce
monstrueuse, ne se plaisant que dans les bas-fonds, le marécage et
l’ordure. Chez les êtres appartenant à cette espèce, il n’y a aucune
compensation à la férocité native. L’instinct maternel n’a même
qu’un minimum de manifestation, le creusement du sable pour en-
fouir les œufs. Avec le cobra royal d’Océanie et le Mamba
d’Afrique, le crocodile est le seul être qui a toujours envie de mordre
et de déchiqueter. Il est l’incarnation dans la matière organisée du
mal dans son état de virginité, du mal tout pur.
Ce mal qui n’est pas mélangé de la plus petite parcelle d’intelli-
gence est une force qui demande à être appelée à la vie. Il lui faut ce
– 74 –
Le Livre des Certitudes admirables

sauvage moyen d’expression. Là est le point de départ d’une trans-


formation qui demandera des périodes immenses de temps. Si cette
somme de mal ne trouvait pas cette possibilité d’incarnation il en
résulterait dans l’économie du psychisme terrestre des troubles que
notre ignorance ne permet pas d’évaluer.
Aussi la sagesse qui répartit les forces du monde et qui n’est
peut-être pas toujours certaine de ses mesures, tient-elle à la prospé-
rité, à la prolifération et même au pullulement de cette espèce. Elle y
a veillé, en lui conférant cet extraordinaire renouvellement d’une
formidable dentition par laquelle elle peut trouver de nouvelles
proies pendant une durée indéterminée.
L’esprit qui meut le monde a une égale sollicitude pour la mani-
festation du mal et pour celle du bien. Si parfois un événement mira-
culeux favorise quelque ascète ou quelque saint, c’est aussi une sorte
de miracle qui permet la longévité vivace du crocodile. Le saint et le
crocodile reçoivent des faveurs égales et, dans une certaine mesure,
l’inflexibilité des lois est violée pour eux. Ils sont deux moments
différents de la même course, l’un au départ, l’autre à l’arrivée.
On peut tirer une déduction du cas du crocodile. Il y a eu pour lui
un effort spécial, des précautions. Et s’il y a des précautions, elles
ont été prises contre une force supérieure à l’esprit créateur, une
force qu’il fallait redouter, parce qu’elle pouvait, dans sa violence,
son aveuglement ou peut-être sa sagesse, supprimer la précieuse es-
pèce animale. L’ordonnateur des choses du monde n’est donc pas
tout puissant. Il lutte, il protège son œuvre contre une force plus
haute, vis-à-vis de lui.

– 75 –
Le Livre des Certitudes admirables

ENSEIGNEMENTS
DONNES PAR LES FOURMIS

P eut-être les fourmis, ou plutôt certains peuples de fourmis,


sont-ils arrivés à une sorte de perfection terrestre, celle qu’il
leur était possible d’atteindre sur cette planète de misère.
Les fourmis nous ont précédés de millions d’années sur la terre
dont elles sont en somme les véritables possesseurs. Leurs fossiles,
que l’on voit dans les plus antiques terrains sont à peu près sem-
blables aux fourmis contemporaines. Elles sont apparu au commen-
cement de la vie et représentent peut-être la première expérience di-
vine, la première tentative de l’intelligence créatrice. Elles ont eu sur
l’homme d’immenses avantages. Le fait d’avoir ce qui leur sert de
système osseux à l’extérieur du corps au lieu de l’avoir à l’intérieur
représente une protection quotidienne et une garantie contre la souf-
france. Ce que nous appelons sensibilité et qui est une cause de tour-
ments n’existe pour ainsi dire pas chez les fourmis. Pouvoir conti-
nuer son repas quand on a été coupé en deux par des ciseaux géants
en est une preuve éclatante. Il est vrai que la nature peut leur avoir
réservé des modes de souffrances qui ne comportent pas de manifes-
– 76 –
Le Livre des Certitudes admirables

tations extérieures et sont invisibles à l’œil humain comme à sa com-


préhension.
Les fourmis sont arrivées à un état d’organisation sociale extrê-
mement développé. Cette parfaite organisation semble leur donner
une forme supérieure de bonheur résultant de l’affection mutuelle.
Matériellement, tous leurs besoins sont comblés. On trouve chez
elles les diverses sortes de métiers que l’on rencontre chez les
hommes, mais il n’y a ni travail excessif, ni pauvreté, ni richesse, ni
inquiétude à cause de lendemains incertains. Le problème de la vie
matérielle a été résolu dans une collectivité harmonieuse.
Si l’on en croit les patients observateurs de leurs sociétés dont
Maurice Maeterlinck a résumé et synthétisé les travaux, la sécurité,
le bonheur matériel, la parfaite division du travail ont amené les
fourmis à un amour réciproque qui se traduit matériellement par le
goût de donner, par le désintéressement. Ce désintéressement est si
total qu’il s’exerce non seulement sur les êtres de la même espèce
mais sur toutes sortes de parasites qui, une fois entrés dans la four-
milière, y sont soignés et nourris.
Un cruel observateur de fourmis en ayant enfermé un certain
nombre et les ayant laissées sans nourriture pour connaître leur degré
de résistance « après le 62ᵉ jour de jeûne, à demi mortes de faim,
certaines d’entre elles parvenaient à donner encore par régurgitation,
une goutte de miel à celles de leurs compagnes dont l’état semblait
désespéré. » 6
Ainsi l’idéal que l’humanité poursuit si désespérément, l’idéal
d’amour que lui prêchent les saints et les mystiques, les fourmis

6-
Mæterlindk :  La vie des fourmis (Fasquelle, éditeur).
– 77 –
Le Livre des Certitudes admirables

l’ont atteint et mis en pratique. Mettre son plaisir dans l’amélioration


du sort de ses semblables et même de toutes les créatures, est bien le
signe d’une haute perfection. Que cette perfection soit réalisée par
des êtres de petite dimension ou d’une dimension plus grande, c’est
exactement la même chose.
Certes, il y a des fourmis qui sont demeurées dans un état de sau-
vagerie extrême. La description que le naturaliste Bates fait des inva-
sions et de la manière de se comporter des Ecitons de l’Amérique du
Sud, est effrayante. Mais elle effraie surtout par l’idée du danger que
pourrait courir un homme endormi sur le passage d’une armée d’Eci-
tons. À la réflexion, la sauvagerie des hommes, soi-disant civilisés,
s’entre-tuant dans des guerres, est la même que celle de ces fourmis
à crochets, avec la seule différence que les hommes soi-disant civili-
sés ne tuent pas des êtres vivants pour les manger. Mais cela ne
constitue pas une diminution de la sauvagerie mais une aggravation.
Tuer pour vivre a l’excuse de la loi divine qui a établi ce principe
comme base de l’existence des créatures. Tuer pour des raisons de
race ou de patrie représente une perversité purement humaine.
Sur les nombreuses espèces de fourmis qui peuplent la terre,
quelques-unes seulement sont parvenues à la merveilleuse organisa-
tion sociale et à l’esprit d’amour désintéressé dont a parlé Maeter-
linck d’après Wheeler, Mayr, Fiels, Auguste Forel. Les Ecitons et
toutes les races guerrières et pillardes représente la masse non encore
évoluée et qui n’évoluera peut-être jamais.
De même, chez les hommes, quelques individus parviennent à
une haute spiritualité mais au prix d’une quantité immense de dé-
chets. Les Ecitons humains couvrent la terre. Mais c’est une trop
optimiste croyance que celle qui laisse penser que tous les êtres arri-
– 78 –
Le Livre des Certitudes admirables

veront à leur tour, en vertu d’une infaillible évolution, au point at-


teint par ceux qui ont pratiqué l’effort et le sacrifice. Les lois de la
nature sont partout les mêmes et son principe demeure semblable à
lui-même. Il n’y a qu’un gland de chêne qui se change en chêne. Que
deviennent les autres ? Ils portaient en eux une potentialité créatrice
insuffisante.
Nous ne savons pas à quoi est vouée l’âme collective de la four-
milière supérieurement organisée. Nous ne savons pas le destin de
Platon, de François d’Assise ou de Ramakrishna. La nature garde le
secret de son origine et de ses sommets. Nous savons seulement
qu’il faut tendre vers les sommets et que ceux qui s’endorment dans
une heureuse quiétude n’y parviendront jamais.

– 79 –
Le Livre des Certitudes admirables

DE LA CONFORMATION
À L’ORDRE DES CHOSES

L a sainteté n’est peut-être que la conformation absolue à


l’ordre du monde. L’absence de révolte qui prend le nom
d’obéissance à la volonté de Dieu se retrouve chez tous les saints. Il
y a pour eux une loi propre, absolument différente de celle des
hommes ordinaires. L’ordre du monde se présente très souvent sous
l’aspect du mal le plus certain et le devoir le plus élémentaire engage
à le combattre et à troubler ainsi l’ordre qui l’a voulu.
Il faut donc admettre deux lois différentes : celle des hommes
vulgaires, astreints aux règles sociales, et celle de ceux qui voient
Dieu derrière toutes les manifestations de la vie et respectent sa vo-
lonté. Le point difficile est de savoir à quel moment on échappe à
une règle et on commence à relever d’une autre.
La vie des saints est un sujet d’émerveillement. Ceux qui sont
proches de nous sont les plus intéressants à étudier parce qu’on
touche les témoignages et que très souvent il est impossible de les
mettre en doute. Des centaines de cas rigoureusement constatés nous
montrent que le curé d’Ars avait la faculté de voir à distance la pen-
– 80 –
Le Livre des Certitudes admirables

sée de ceux, qui venaient le consulter et connaissait avec exactitude


leur désir.
Il ne possédait pas que ce don, déjà très surprenant. Il voyait, soit
dans le passé, soit dans l’avenir la destinée des gens qui l’interro-
geaient, discernait s’ils seraient heureux ou malheureux, les enfants
qu’ils auraient et la date de leur mort.
Bien entendu, il a dû se tromper parfois. Malheureusement on
n’enregistre pas les erreurs avec le même soin que les réussites et
l’on ne peut pas se faire une idée exacte de la proportion de sa clair-
voyance. Mais elle devait être prodigieuse si l’on en juge par le
nombre des cas de prédictions réalisées.
Il semble qu’il lisait dans l’âme de ceux qui allaient à lui, comme
dans un livre ouvert et il pénétrait même leur inconscient. Son église
était perpétuellement assiégée par une foule. Dans un groupe il dé-
signe un impénitent qu’il ne connaît pas, va droit à lui : « Il y a long-
temps que vous ne vous êtes pas confessé ? » — « Trente ans envi-
ron ». — « Non, mon ami, trente-trois ans, un tel endroit. Et c’est
exact ! » 7.
Un autre cas entre mille. Mlle Marie Monnier que ses parents
voulaient marier, songeait à la vie religieuse. Elle va trouver le curé
d’Ars. Comme d’habitude, il sait, il n’a pas besoin d’explication :
« N’épousez pas le jeune homme que votre père vous présente, dit-il,
mais celui qui est venu auparavant et qui a été écarté. Vous aurez
trois filles et la dernière entrera au couvent ».
Tout se réalisa, mais pour qu’il écartât sans hésitation le choix
d’un fiancé qui représentait toute une destinée et en choisît un autre

7-
Docteur Lenglet : Le curé d’Ars et les phénomènes métapsychiques.
– 81 –
Le Livre des Certitudes admirables

c’est qu’il devait entrevoir plus ou moins confusément les deux des-
tinées, les diverses possibilités de ce qu’on nomme à tort le hasard et
peut s’appeler la Providence.
Dans bien d’autres cas analogues on le voit pousser ceux qui le
consultent vers un mariage, ou vers une situation à laquelle ils ne
songeaient pas, sans la moindre crainte d’une responsabilité, sans
ajouter, comme l’aurait fait un homme sage ordinaire : Réfléchis-
sez… C’est à vous de décider… Il poussait les êtres vers un but qu’il
voyait, dont il était sûr.
Comme d’autres saints, il avait un pouvoir de guérison. Une
pauvre femme avait reçu comme aumône un vieux bonnet qui lui
avait appartenu. Elle avait un enfant qui avait sur le crâne une plaie
ancienne. Elle lui met le bonnet et le lendemain la plaie est guérie.
Il guérissait par attouchement ou en pratiquant des neuvaines.
Mais naturellement, dans de nombreux cas il se trouvait devant un
ordre des choses sur lequel il ne pouvait rien, par exemple une mala-
die inmodifiable qui avait une mort prochaine pour issue. Il se
contentait alors d’annoncer la mort.
On lui prête cette parole : « Si nous avions la foi nous serions
maîtres des volontés de Dieu. Nous les tiendrions enchaînées et il ne
nous refuserait rien ».
Il devait sentir confusément que le destin, même celui qui paraît
le plus irrévocable, est susceptible de modification et que l’élément
agissant est la foi, en lui donnant le sens de faculté d’identification
avec le pouvoir suprême.
Par la vertu de sa sainteté il organisait le destin pour la réalisation
de ses désirs, même si le désir était imprécis. En voici un exemple
qui semble sorti de la légende dorée :
– 82 –
Le Livre des Certitudes admirables

Un jour, pendant qu’il célèbre la messe, il voit saint Jean-Baptiste


debout au coin de l’autel, lui faisant entendre qu’il veut être particu-
lièrement honoré à Ars. Jean-Baptiste Vianney obéit et, bien que
dépourvu de toute ressource, édifie une chapelle. Son historien rap-
porte qu’arrivée l’heure du paiement, son unique recours fut de s’en
aller à travers la campagne, priant Dieu. Comme il était hors du vil-
lage, il vit venir à lui un cavalier inconnu qui le salua et s’enquit de
ce qui l’intéressait. Le dialogue tourna vers la préoccupation capitale
de l’heure : « Je suis bien ennuyé, dit le prêtre ». — « Vos parois-
siens vous feraient-ils de la peine ? » — « Non, monsieur, au
contraire, mais je viens de faire bâtir une chapelle et je ne peux
payer mon ouvrier ». Pensant avoir été indiscret, le curé d’Ars salua
pour se retirer. Alors le cavalier le retint et, tirant de sa poche vingt-
cinq pièces d’or, il les lui remit et s’en fut 8.
La mystique chrétienne n’est pas la seule à donner de tels résul-
tats. Mon ami Jean Dorsenne a vu, vers 1920, à Tahiti, un sorcier
local appelé Tiuraï, qui était une transposition océanienne du curé
d’Ars. Il avait la même connaissance de ceux qui venaient à lui, la
même vision de l’avenir, une vie ascétique analogue, une grande
bonté 9.
Les mêmes vertus, la même manière de vivre, les mêmes purifi-
cations, conduisent inéluctablement au même résultat. C’est dans
l’acquisition de ces vertus, la pratique de ces purifications que réside
la difficulté. La conformation à l’ordre des choses, ce que les chré-
tiens nomment obéissance absolue à Dieu, paraît être la première

8-
Docteur Lenglet : Le curé d’Ars et les phénomènes métapsychiques.
9-
Jean Dorsenne : Revue mondiale 1926.
– 83 –
Le Livre des Certitudes admirables

condition essentielle.
Là se dresse une contradiction. Que deviendrait le monde sans le
perpétuel redressement de la révolte ? Faut-il laisser le mal triom-
pher et ne lui opposer que la passive résignation qui s’appelle aussi
lâcheté. Le saint curé d’Ars lui-même s’est révolté. Pris comme sol-
dat, en 1810, et ayant reçu une feuille de route pour Bayonne, il se
met en marche mais n’arrive pas dans cette ville. Il déserte. Un futur
saint n’est pas fait pour tuer ses semblables, même si l’ordre des
choses l’a désigné pour cela.
Alors ? Il y a donc plusieurs manières de se conformer à la loi
divine. C’est-à-dire qu’on ne sait pas quand la loi est divine et quand
elle ne l’est pas.
Il faut donc interpréter la loi, se substituer à la volonté divine,
prendre pour certaines décisions la place de Dieu. Cela sera-t-il em-
barrassant et le modeste devra-t-il en être gêné dans sa modestie ?
Nullement. La plus haute manifestation divine sur la terre se fait par
l’intermédiaire de la conscience humaine. Toute décision prise par
notre conscience supérieure, pourvu qu’elle soit dégagée de tout in-
térêt personnel, sera excellente et d’un caractère divin. Le difficile
est seulement de remonter dans sa conscience jusqu’au point élevé
où elle rencontre le destin et se confond avec lui.

– 84 –
Le Livre des Certitudes admirables

CERTITUDES DE JOIE
TIRÉES DE LA VIE D’UNE SAINTE

L es saints sont des personnages extraordinaires qui voient


plus loin que nous dans certaines directions, en vertu de la
puissance de leur concentration. On ne peut leur contester une
connaissance plus approfondie que la nôtre de la partie invisible du
monde et la possession de certaines certitudes dont le secret nous
échappe.
Mais, au premier abord, le résultat de leur expérience est terrible.
Presque tous les saints, si ce n’est tous, se complaisent dans la dou-
leur. Ils la glorifient, ils la considèrent comme une nécessité divine,
un moyen presque obligatoire de salut. Il y a même une parole parti-
culièrement impressionnante de Thérèse de Lisieux où elle fait en-
tendre qu’après les souffrances inouïes de sa vie, il lui est réservé de
souffrir encore après sa mort 10.
D’ailleurs on ne voit pas pourquoi ceux qui se sont complu dans
la douleur, dont la souffrance a été faite surtout de pitié pour les

10 -
Une sainte parmi nous  (Collection Présences, Plon éditeur).
– 85 –
Le Livre des Certitudes admirables

maux d’autrui, cesseraient de souffrir après la mort, seraient débar-


rassés d’une souffrance à laquelle ils se sont volontairement enchaî-
nés.
Peut-être l’erreur des saints chrétiens est-elle de confondre le dé-
tachement nécessaire avec la douleur qui en est l’accompagnement
habituel, mais qui n’a pas en soi une autre vertu que celle de précipi-
ter ce détachement.
Quel que soit le goût de souffrir des saints ils ne peuvent échap-
per à la joie puisque leur sainteté les mène à l’extase et que l’extase
est béatitude.
Mais, même parmi ceux qui la recherchent systématiquement,
l’extase apparaît comme un état difficile à atteindre.
« D’après les calculs du docteur Imbert Gourbeyre, l’ordre fran-
ciscain, au cours des cinq premiers siècles de son existence, n’a four-
ni que 500 extatiques, soit un pour six mille » 11.
L’extase qui donne la joie est très difficilement atteinte, tandis
qu’on arrive aisément à la douleur, notamment celle que cause la
pitié, par une simple réaction sur soi-même. Cette inégalité se re-
trouve sans cesse dans la vie.
En cherchant le nombre de saints qui sont parvenus au phéno-
mène de la lévitation, nombre assez considérable vu l’étrangeté du
phénomène, M. Olivier Leroy en est arrivé à calculer le nombre total
des saints chrétiens. Il estime ce nombre à quatorze mille environ. Il
faut peut-être retrancher quelques faux saints qui ont pu usurper ce
titre par une habile hypocrisie. Mais il faudrait pouvoir y ajouter les
saints inconnus qui n’ont pas vécu dans des communautés, n’ont pas

11 -
Olivier Leroy : La lévitation (Éditions du Cerf).
– 86 –
Le Livre des Certitudes admirables

fait parler d’eux et ont été d’autant plus saints.


L’état de sainteté auquel parvinrent ces quatorze mille favorisés,
l’extase provoquée par l’amour de Dieu représente un état de joie
intense dont l’intensité n’est atteinte par aucun autre plaisir de la vie.
Dans un certain sens il y a une sorte d’échange. Les hommes saints
abandonnent un ordre de plaisir, pour parvenir à un autre plus élevé
et qui donne l’espérance de durer éternellement.
Angèle de Foligno, qui vivait au XIIIᵉ siècle, abandonna sa for-
tune pour la pauvreté. Un certain jeudi saint, elle se rendit à l’hôpital
avec une autre pieuse personne. Ayant distribué quelques poissons
aux malades elles lavèrent leurs blessures et « notamment celles
d’un lépreux qui étaient toutes purulentes et décomposées » 12, puis
« elles en burent la-lavure ». C’était, dit-elle, comme si elle avait
communié. Une écaille de ces plaies étant restée dans son gosier, elle
la cracha mais non sans un remords de conscience. Elle avait changé
cette absorption inusitée en délicieux breuvage.
Elle entendait souvent une voix intérieure lui parler, lui dire : « Je
suis l’esprit saint qui est au-dedans de toi », ou bien : « Tu es moi et
je suis toi ». Dieu lui parlait et il lui arrivait de le voir : « Je vis une
chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer. Il me
semble que c’était le souverain bien » 13. Dans les confessions qu’elle
a écrites, reviennent sans cesse des choses comme : « Je sentais une
douceur divine, ineffable… une tranquille consolation d’une inexpri-
mable grandeur… cette douceur paisible, tranquille, immense, au-

12 -
Louis Leclève : Sainte Angèle de Foligno  (Plon, éditeur).
13 -
Sainte Angèle de Foligno : Le livre de l’expérience des vrais fi-
dèles (Droz, éditeur).
– 87 –
Le Livre des Certitudes admirables

delà de tout ce que l’on peut dire ».


Elle éprouve un état tel qu’elle peut dire : « Si alors un chien
m’avait dévorée, je n’en aurais eu cure, parce que Dieu l’aurait per-
mis ».
La veille de sa mort, son biographe écrit : « Elle ajouta : Je viens
d’entendre cette réponse : Ce qui a etc imprimé dans ton cœur du-
rant ta vie, il est impossible que tu ne le gardes pas dans la mort ».
On ne sait pas la question dont cette parole était la réponse. Mais
on peut la deviner. Elle devait vraisemblablement demander si la
mort n’allait pas lui faire perdre les richesses merveilleuses qu’elle
avait acquises, cette douceur ineffable, cette vision du souverain
bien, cette possession de l’amour de Dieu.
C’est une bien précieuse assurance que lui donna cette voix sur-
naturelle, qu’elle avait le privilège d’entendre fréquemment. La
seule vraie, la seule redoutable menace de la mort est la perte du ba-
gage spirituel que nous avons amassé avec tant de peine en l’arra-
chant au néant, notre part de sagesse, notre part d’amour.
Quelle est l’autorité de cette voix surnaturelle dont tant de nobles
paroles sont rapportées dans « le livre de l’expérience des vrais fi-
dèles » ? Angèle de Foligno l’attribue une fois à François d’Assise
qu’elle avait pris pour modèle, d’autres fois au Christ, le plus sou-
vent à Dieu lui-même.
Je ne sais pourquoi, en lisant ces entretiens admirables dont un
interlocuteur demeurait invisible, le lecteur avide de croire que
j’étais, formait le vœu que les paroles surnaturelles au sens bienfai-
sant ne vinssent pas d’une autorité aussi haute. Dieu s’adresse-t-il
directement à une créature choisie ?
Quoi qu’il en soit, Angèle de Foligno est un saisissant exemple
– 88 –
Le Livre des Certitudes admirables

de la transmutation de l’humilité et de la pauvreté en joie parfaite. Et


il faut que cette joie soit bien haute, bien complète, s’étendant au
corps comme à l’âme, pour faire avaler avec extase et suavité
l’écaille d’une plaie de lépreux.

– 89 –
Le Livre des Certitudes admirables

INUTILITÉ DE L’ASCÉTISME

L es hommes pleins de sainteté pratiquent assez généralement


l’ascétisme. Mais ont-ils atteint la sainteté parce qu’ils ont
été des ascètes, ou l’état de sainteté leur a-t-il fait reconnaître qu’une
vie ascétique était indispensable pour acquérir quelque perfection ?
Celui qui mange à peine, ne boit ni vin, ni alcool, demeure chaste
et ne dort pas trop longtemps, parvient assez vite à une sorte d’état
psychique qui ne représente aucune supériorité en lui-même, mais
qui lui fait presque toucher la porte fermée du monde invisible. Cette
transparente porte de granit demeure close. Sa fugitive épaisseur
reste inexorable. Mais parfois il y a une lumière qui transparaît, il y a
une voix qui parvient. L’homme ascétique arrive assez rapidement à
une connaissance expérimentale des mondes qui sont au-delà du
monde physique.
Mais en ne satisfaisant pas le désir, il ne le tue pas. Celui qui l’as-
souvit ne le tue pas non plus. L’un et l’autre, l’ascète et celui qui
jouit sans mesure, se créent une soif nouvelle. C’est que peut-être la
racine du désir est impérissable.
Le Bouddhaa dit à l’ascète Janoussoni :

– 90 –
Le Livre des Certitudes admirables

« Elle est pénible la vie en des lieux retirés dans les profondeurs
des forêts. Il est difficile de vivre heureux dans la solitude et l’isole-
ment ».
Et une autre fois :
« Ce n’est pas par cet ascétisme terrible que je dépasserai la loi
humaine et que j’arriverai à la véritable science ».
Il avait pratiqué cet ascétisme terrible, non loin de la ville d’Ou-
rouvilva. Quand il en comprit l’inutilité il alla se baigner dans la ri-
vière prochaine, comme pour se purifier de la purification et sa fai-
blesse était telle qu’il défaillit et fut obligé de se retenir aux branches
d’un arbre qui baignaient dans l’eau. Ce fut peu après qu’une char-
mante jeune fille, appelée Nanda, lui offrit un grand plat de riz au
lait qu’il mangea avec allégresse et ce fut grâce à ce plat et à cette
allégresse qu’il atteignit l’illumination.
Il ne faut pas oublier ce plat de riz. Aucune pratique d’ascétisme
n’est mentionnée dans la vie de Jésus-Christ. Quand il y eut festin à
Béthanie, il vit sans déplaisir répandre une livre de nard pur pour
embaumer la maison. Même il réprimanda l’avaricieux qui aurait
préféré que la livre de nard pur fût convertie en argent.
Socrate prit part très souvent à des banquets et à des beuveries.
Le jeu de son esprit n’en était pas gêné. Mais il luttait pour être le
maître de son désir. Quand il avait très soif et qu’il avait tiré pénible-
ment d’un puits un seau plein d’eau, au lieu de boire, il vidait le seau
et il recommençait à le tirer de nouveau pour s’exercer à vaincre son
désir. On peut se demander s’il en résulta un grand bénéfice. Il sup-
porta avec patience une épouse acariâtre, ce qui est plus méritoire et
plus difficile que de vaincre sa soif. C’est une forme détournée de
l’ascétisme.
– 91 –
Le Livre des Certitudes admirables

Le saint Tibétain Milarepa avait obtenu de son maître Marpa,


saint plus saint encore, qu’il lui révélât la pure doctrine de vérité
qu’il était allé chercher aux Indes. Mais le saint Marpa y avait mis
certaines conditions. Comme Milarepa était particulièrement ro-
buste, il lui ordonna de bâtir une tour en pierres de forme carrée.
Quand elle fut à peu près terminée, Marpa vint voir la tour : « Je
t’avais demandé une tour de forme triangulaire, s’écria-t-il. Recom-
mence ». Milarepa recommença. Mais la tour triangulaire ne convint
pas. Il lui fallut en faire une autre d’une nouvelle forme, puis rece-
voir des coups de bâton pour l’avoir faite. Et ce ne fut qu’après
maintes tribulations qu’il reçut la pure doctrine. Le saint Marpa
considérait comme les chrétiens qu’une certaine somme de souf-
frances, coup de bâton et élévation de tours, devait être le lot de Mi-
larepa pour expier des fautes commises dans sa jeunesse.
Dans toutes les religions on retrouve ce caractère de rachat attri-
bué à la souffrance. Expiation chez les chrétiens, acquisition de mé-
rites chez les Bouddhistes. Peut-être est-ce une tentative pour expli-
quer le caractère incompréhensible de la souffrance. Mais le méca-
nisme par lequel s’effectue son rôle compensateur demeure obscur.
La valeur de l’ascétisme est dans le détachement. Si on ne
s’exerce pas à jouir, le désir de la jouissance décroît. Il n’y a de déli-
vrance qu’avec la fin de l’attachement. Même si l’on ne doit pas être
délivré et s’il faut réapparaître dans les formes, il importe de réappa-
raître avec cette pureté que, seule, a une âme exempte de désirs.
Qui ne se souvient avec regret de sa jeunesse ? Mais, à la vérité,
ce que l’on regrette, ce n’est pas la faculté de jouir du plaisir avec
des forces qui ne sont plus. La réflexion a montré le peu de prix de
ces plaisirs, leur monotonie et le néant de leur fin. Ce que l’on re-
– 92 –
Le Livre des Certitudes admirables

grette, c’est la vertu juvénile de les mépriser parce qu’on ignore leur
contact, l’élan admirable que l’on a vers les choses de l’esprit, parce
qu’elles sont proches, qu’on ne s’est pas encore éloigné d’elles.
Il y a dans la jeunesse, à cause de l’ignorance des sens, une sorte
de contact avec les Dieux. On ne s’en rend pas bien compte, parce
qu’on ne croit pas à ce genre de contact. Du reste, pour être perçu, il
demande l’attention autant que la foi. Le jeune homme est un ascète
qui s’ignore et aspire à ne plus l’être.
À part de rares exceptions, chaque vie comporte une erreur de
méthode. On commence par une certaine austérité à laquelle vous
inclinent les enseignements moraux qu’on a reçus ou la nécessité de
gagner sa vie dans des métiers qui ne vous laissent de loisirs que
pour des plaisirs limités. Puis, peu à peu, le goût du plaisir s’accroît
avec la possibilité de leur réalisation. Beaucoup d’hommes, entre
quarante et cinquante ans, ont une crise dont la source est le regret
de ne pas avoir assez joui de la vie. Ils recherchent alors, sans me-
sure, cette jouissance à l’âge où un demi renoncement devrait les
conduire à l’état de sagesse dont ils sont capables, état variable pour
chacun. Ils font, avec une amertume éperdue, le contraire de ce
qu’ils auraient dû faire.
Heureux celui qui a pu maintenir le plaisir entre les bornes nor-
males dans lesquelles il doit demeurer ! Car le plaisir est parfois un
aussi redoutable ennemi de notre bonheur véritable, que la douleur.

– 93 –
Le Livre des Certitudes admirables

PEU D’IMPORTANCE DE LA MORT

L a mort n’a pas l’importance que nous lui attribuons. Cette


importance est née d’un long passé de rites, d’une habitude
de cérémonies et de mystère — À l’arrière-plan de notre âme on a
créé un portail d’ombre, une avenue de cyprès, un catafalque de
songe. Mais la mort n’est que la contrepartie de la naissance.
À peine un individu est-il né que des possibilités de mort le solli-
citent de tous les côtés. « N’est-ce pas, de la part de la nature, a dit
Schopenhauer, déclarer que l’anéantissement des individus lui est
chose indifférente ? C’est ce qu’elle annonce très clairement et elle
ne ment jamais. Eh bien ! si la mère de toutes choses s’inquiète aussi
peu de jeter ses enfants sans protection entre mille dangers toujours
menaçants, ce ne peut être que par l’assurance que, s’ils tombent, ils
retombent dans son propre sein où ils sont à l’abri et qu’ainsi leur
chute n’est qu’une plaisanterie ».
La manière de plaisanter de la nature est brusque et souvent bru-
tale. Mais cette mère sait ce qu’elle fait et qu’avec la transformation
et la renaissance elle accorde des faveurs dont le prix est provisoire-
ment inconnu mais qui n’en sont pas moins certaines.

– 94 –
Le Livre des Certitudes admirables

Les animaux le pressentent. La mort, pour eux, n’a pas le même


caractère terrible que pour l’homme. À certaines époques, pour des
motifs inconnus, des masses de papillons ou de sauterelles s’élancent
dans la mer pour y disparaître, sans que la sagesse de toute collecti-
vité vivante fasse l’effort de les arrêter. Les batraciens, à l’état de
têtards, se dévorent les uns les autres, tout en se jouant. Un python
de trois mètres, au jardin zoologique de Londres, python qui était
bien nourri, en avala un autre de deux mètres et demi qui était dans
la même cage. Rien ne l’y poussait que l’oisiveté. De même un
grand lézard mâle du Japon que l’on transportait en Europe, dans un
accès d’humeur sombre, dévora la femelle pendant la traversée  14.
Les rats sont une nourriture normale les uns pour les autres. Chez
certaines espèces de fourmis du Mexique qui forment des sociétés
organisées, il y a des individus qui secrètent du miel dans leur abdo-
men et, durant l’hiver, les autres membres de la collectivité, à me-
sure que le besoin s’en fait sentir, les mettent à mort et les
consomment sans qu’il y ait fuite ou protestation.
Les animaux cherchent à échapper à la mort mais non pas à la
manière des hommes, comme s’il s’agissait d’une catastrophe. Ils
cherchent à reculer une transformation. Ce n’est que lorsqu’ils se
rapprochent de l’homme, comme le chien ou le singe que leur
crainte prend un caractère semblable à la nôtre. L’ensemble des ani-
maux, par une conception différente du temps, doit percevoir dans
son unité la manifestation de la vie et le changement de forme n’est
pas pour eux une séparation aussi absolue que pour nous.

14 -
D’après Houzeau : Étude sur les facultés mentales des animaux.
(Mons, Manceaux, éditeur, 1872).
– 95 –
Le Livre des Certitudes admirables

Les hommes se sont laissés aveugler par l’amour de leur forme.


Ils oublient que ce corps qu’ils tremblent de perdre, est dans un
changement perpétuel et n’a jamais, en somme, d’existence fixe. Du
reste, malgré leur attachement, cette norme qu’est la mort fait vite
justice parmi eux des deuils, des lamentations, des regrets aux appa-
rences éternelles.
Quelques âmes que possède la fidélité ont un petit temple inté-
rieur où brûle le feu du souvenir. Mais la grande majorité des
hommes ne donne à la mort que la place que sa terreur inspire.
Dès que les morts sont couchés dans la tombe, il n’y a plus, de-ci,
de-là, pour eux, que quelques pieuses pensées. Leurs volontés post-
humes ne sont pas obéies, sauf dans les cas où la loi en fait une obli-
gation, en vertu d’écrits officiels. Même ceux qui ont beaucoup aimé
les défunts, disposent de leurs biens contre leur gré. Les morts vont
vite, dit-on. La mémoire a une formidable puissance de trahison.
Dans son musée périssable, les statues des êtres aimés sont aussi in-
certaines que si elles étaient pétries de fumée. La nature ne veut pas
la perpétuation d’une enveloppe dont le caractère essentiel est d’être,
provisoire. En vain nous la reproduisons, nous la glorifions. La
forme où nous avons séjourné n’est qu’un point de repère sur le che-
min de l’éternelle transformation. Nous devons nous habituer à cette
prise et à ce dépouillement incessant de la robe de sacrifice. Qui sait
quels vêtements étranges, quelles tuniques de Nessus nous sont ré-
servées dans l’incommensurable suite des âges !
Oui, s’habituer au dépouillement, il faut s’habituer ! Mais comme
c’est difficile !

– 96 –
Le Livre des Certitudes admirables

POSSIBILITÉS
DE GRANDES SOUFFRANCES
DANS L’AU-DELÀ

L a plus grande menace qui pèse sur un homme est celle de


souffrances inconnues après la mort. Et ces souffrances
peuvent avoir une durée immense. Les souffrances de notre vie,
certes, sont redoutables. Mais nous savons qu’elles finiront. Une ex-
périence quotidienne nous fait voir la brièveté des choses dans les
formes de la vie.
Mais après la mort ? De même que la brièveté est la loi dans la
vie, la loi dans ce nouvel état est peut-être la durée. Puis, nous n’au-
rons peut-être pas les mêmes moyens de combattre la douleur que
ceux dont nous disposons sur la terre.
Une réaction de la volonté, par exemple, met quelquefois fin à
une crise morale. Mais si toute volonté a disparu ? Un retour en ar-
rière de la conscience peut supprimer un scrupule. Mais si l’on n’a
plus la même conscience ? Si l’on est dans un état analogue à celui
du rêve ?

– 97 –
Le Livre des Certitudes admirables

Il convient donc de projeter une lumière sur la menace de la mort.


Contrairement à ce qu’on croit en général, le mystère n’est pas
absolu, il a même été percé mille fois et l’on possède des données
assez précises sur les états qui attendent l’homme après la mort. La
réputation de mystère n’est due qu’à une idée préconçue et à l’ab-
sence volontaire d’études sur cette question. Ce qui se passe après la
mort a besoin d’être étudié comme l’astronomie ou la physique. Une
fois qu’on a pris possession de tous les documents et qu’on les a
comparés, on se trouve en présence d’indubitables certitudes.
La première est qu’on est presque délivré par la mort des souf-
frances du corps. Je dis presque, parce que la délivrance ne doit pas
être immédiate et absolue. La faculté de souffrir n’a pas son siège
dans la matière du corps dont on vient de se séparer. Cette faculté
redoutable s’exerce dans le double de ce corps et c’est dans ce
double que l’être se trouve désormais. On éprouvera encore des ves-
tiges atténués de douleur physique, par une sorte d’entraînement,
mais cette douleur ira diminuant, à mesure qu’on s’apercevra que la
cause de la douleur a disparu et que l’effet n’a plus de raison d’être.
Ainsi, dans la vie physique même, l’homme à qui on a coupé une
jambe continue, pendant quelque temps, à avoir des souffrances illu-
soires relatives à cette jambe disparue.
Mais il y a les souffrances de l’âme et celles-là rien n’empêche
qu’elles soient décuplées, centuplées. Car le corps, par sa lourdeur,
est une barrière à la souffrance. Il arrive qu’on épaissît volontaire-
ment cette barrière, qu’on diminue sa capacité de conscience par
l’alcool ou des soporifiques. Après la mort on ne peut plus utiliser de
tels procédés. L’âme est exposée toute nue à sa propre détresse.
Redoutable perspective pour celui qui ne possède pas une
– 98 –
Le Livre des Certitudes admirables

conscience sereine ! Mais pour celui qui n’a pas de conscience du


tout ? Pour celui qui n’accorde de valeur qu’au monde matériel ? À
celui-là, il n’arrive, évidemment, que la souffrance venant de la pri-
vation des plaisirs auxquels il était attaché.
Il y a, en réalité, autant de cas que d’individus. Il est impossible
de porter sur la vie, en général, un jugement valable pour tous. Il en
est de même pour l’état qui suit la mort. Si l’on demandait à quel-
qu’un : « La vie est-elle agréable ? » La réponse ne pourrait être que
relative. Il faudrait dire : « Cela dépend si l’on est né pauvre ou
riche, beau ou laid, bien portant ou mal portant, doué d’un heureux
ou d’un mauvais caractère ». De même on ne peut dire si l’on est
heureux ou malheureux après la mort. Mais les raisons de bonheur
ou de malheur sont différentes de celles qui sont valables pendant la
vie.
Une vigoureuse constitution ne joue, évidemment, aucun rôle,
peut-être même le contraire est-il désirable, c’est-à-dire posséder une
faculté de désagrégation rapide des atomes du corps, faculté dont on
n’entend pas parler pendant la vie. Le plus heureux sera celui qui
aura au plus haut degré, dans sa nature affective, le pouvoir d’expan-
sion, c’est-à-dire le pouvoir le mieux en rapport avec l’état nouveau
dans lequel il se trouvera.
La vie est une condensation, une obéissance à la force attractive
qui réunit. Mais la mort est la force contraire, celle qui répand l’être
parmi la multiplicité du monde. Dans la vie, l’amour, la faculté de se
donner, est l’exercice de cette expansion. C’est la meilleure prépara-
tion pour se trouver bien après la mort. Si l’amour est si difficile à
pratiquer dans le monde terrestre, c’est qu’il est le principe contraire
de la vie des formes. L’égoïsme est la loi du monde vital, où chaque
– 99 –
Le Livre des Certitudes admirables

être doué de vie a pour mission de croître, de se développer en man-


geant ou en détruisant les autres êtres. C’est le contraire de
l’égoïsme, l’amour, qui est la loi du monde que l’on atteint par le
passage de la mort. Ceux qui, dans la vie physique, ont joui de la
faculté d’aimer malgré les difficultés immenses qui s’opposent à
l’exercice de cette faculté, seront les favorisés de l’au-delà. Leur ten-
dance à l’union sera réalisée naturellement, puisque leur âme sera
répandue, susceptible de mille contacts affectueux et ils en éprouve-
ront une joie de tous les instants tandis que les égoïstes ressentiront
un froid glacial, celui de la solitude sans amour.
On pourrait presque classer les différents ordres de souffrances
qui attendent les hommes après la mort et que presque tous éprouve-
ront dans une mesure plus ou moins grande.
Les ignorants sont menacés des ténèbres, les désireux d’une sorte
d’appétence de leur corps de désir que les chrétiens appellent le feu
de l’enfer, les égoïstes de l’état glacial engendré par l’impossibilité
de participer à l’amour dans le monde de l’union.
Ces souffrances, comme sur la terre, ne s’exercent pas à la fois. Il
y a des intervalles de plaisir dont les causes ont été engendrées dans
notre monde et que le temps, maître souverain, organise pour nous.
Ces causes de plaisir, elles sont dans nos propres tendances, nous les
apportons avec nous, comme nous apportons sur la terre notre bonne
constitution, notre aptitude à la joie physique. Et il y a malheureuse-
ment un caractère inverse entre les causes de plaisir ou de douleur
dans le monde physique et ces mêmes causes dans l’au-delà. C’est
ce qui fait parler aux religions de justice. Elles devraient plutôt dire
renversement. Ou même compensation.
« Ces premiers seront les derniers », est-il dit. Quelques premiers
– 100 –
Le Livre des Certitudes admirables

resteront premiers. Mais peu. L’affirmation est vraie dans son prin-
cipe.
Nous n’avons pas à juger la constitution de l’univers. Toutefois,
pour un esprit raisonnable, condamner des créatures à passer si brus-
quement d’un monde dans l’autre, à obéir à des lois différentes et
établir un profond mystère au sujet de ce changement, si profond que
la majorité de ces créatures ne sait comment se préparer à ce que
sera leur sort inévitable le lendemain, pour un esprit raisonnable,
selon les normes de la raison humaine, cela semble injuste, brutal et
dépourvu de pitié.
Mais les normes de la raison humaine ne sont pas les normes de
la raison divine qui emploie des moyens incompréhensibles pour
nous et qui a des buts qui nous échappent. Surtout sa conception de
la pitié est prodigieusement différente. Ou plutôt, elle est totalement
à rebours de la nôtre, nous la voyons à l’envers. Quand un homme
juste et bon endure des souffrances atroces, quand des êtres qui
s’aiment sont séparés par la mort, peut-être ce sont là de merveilleux
effets de la pitié divine, parce que la séparation et les souffrances
atroces ont d’inappréciables résultats sur un plan de vie inconnais-
sable ?
Mais ce n’est pas tout à fait sûr.

– 101 –
Le Livre des Certitudes admirables

POSSIBILITÉS DE GRANDS BONHEURS


DANS L’AU-DELÀ

M ais il y a aussi d’admirables certitudes de grands bon-


heurs.
D’abord le bonheur des âmes pures et pleines d’innocence qui se
trouvent, après la mort, dans le monde qu’elles avaient imaginé. En
voici un exemple. Ce n’est pas tout à fait un récit fait après la mort,
mais presque. Il y a des cas, comme dans la noyade où l’on com-
mence à entrer dans l’état de mort sans y être définitivement. Le
corps présente les aspects qu’il a, d’ordinaire, quand toute vie a fui.
Le cœur a cessé de battre. Et pourtant, l’être qui meurt, même qui est
déjà mort, est rappelé à la vie à la dernière seconde. Il revient sans
que la mémoire ait été abolie et il peut raconter ce qu’il a vu derrière
cette porte si difficile à franchir deux fois.
C’est ce qui arriva à une de ces sœurs de charité dont le modèle
exemplaire est assez fréquent, qui sont d’une parfaite simplicité et
accomplissent, dans la gaieté, les devoirs qui sont connus d’elles et
auxquels elles obéissent sans en chercher les causes. Modèle char-
mant, de ces créatures qui s’amusent de tout, sont toujours satisfaites
– 102 –
Le Livre des Certitudes admirables

et dont faisait partie cette Catherine de la Conception dont Sainte


Thérèse disait : « Elle va au ciel en riant ».
Donc, au cours d’une épidémie de choléra, à Marseille, une sœur
joyeuse qui soignait les malades fut frappée du mal de façon fou-
droyante, tomba dans un sommeil cataleptique et passa pour morte.
Quand elle revint à elle, elle décrivit ses impressions :
« Je me croyais suspendue entre le ciel et la terre et doucement
flottante dans l’air comme une gaze légère et transparente. Je n’avais
aucune sensation de mes entrailles où j’avais d’abord tant souffert.
Je me croyais sans corps ou plutôt je n’en avais jamais eu… Mon
âme errante voltigeait dans un monde nouveau, inconnu des
hommes, et je discernais distinctement des choses splendides, des
habitants tels qu’on nous peint les anges, le ciel tel qu’il doit être.
J’ai vu la face majestueuse de Dieu à travers un nuage, sans pouvoir,
toutefois, le considérer comme les autres objets qui frappaient ma
vue ».
Cette âme séraphique transportée par sa nature légère dans un
monde plus élevé que celui où stagnent les créatures de désir, don-
nait à la vie quasi céleste où elle était transportée, les formes qui
étaient dans son imagination. Je ne veux pas dire qu’elle peuplait le
néant avec son rêve. Elle se trouvait en présence de diverses réalités
perceptibles différemment pour chacun, si elle avait insisté, elle au-
rait vu, d’une façon plus précise, cette face majestueuse de Dieu. Ce
n’aurait, évidemment, pas été la face du Dieu unique, mais l’image
d’une puissante entité d’ordre divin qui lui serait apparue sous la
forme de Jésus-Christ ou d’un vieillard d’une grande majesté, image
de Dieu le père et cette apparence eût été fournie par elle pour revêtir
une réalité vivante mais sans forme.
– 103 –
Le Livre des Certitudes admirables

Sur un certain plan qu’on peut qualifier d’élevé si l’on ne donne


pas à cette épithète un sens de hauteur spatiale, les êtres n’ont plus
de forme, ils ne représentent plus qu’une puissance d’être et ceux qui
ont besoin d’objectiver leurs perceptions leur donnent l’apparence
qui est en eux.
D’autres bonheurs, parmi ceux que nous attendons, nous sont
réservés après la mort. Les plus grands sont des bonheurs d’amour
qui se satisfont du sentiment de la présence.
Ces bonheurs nous les avons connus déjà dans la vie terrestre.
Mais ils étaient limités par la barrière du corps. Si l’on arrive à faire
un résumé de toutes les minutes intenses de l’existence, — récapitu-
lation infiniment difficile, — l’on s’apercevra que ce que l’on re-
grette le plus avec raison, ce qui fut admirable et toujours passager,
ce qui représente les lumières semées parmi les ombres, ce furent les
moments où l’on communia plus ou moins profondément avec la
sympathie active d’un autre être ou de plusieurs.
Ces moments d’élection arrivent en général par le jeu de l’attrac-
tion sexuelle. La plupart des hommes ne les connaissent que sous la
forme de l’amour physique. Mais le plaisir des sens représente une
diminution et une sorte de caricature de la véritable volupté de la
sympathie. Cette volupté est toujours diminuée par le plaisir phy-
sique. Il est vrai qu’elle n’est pas accessible à tous et qu’un grand
nombre de créatures ne sont capables que d’accéder à elle par l’inter-
médiaire du corps.
L’intense joie éprouvée par deux êtres qui s’aiment ou par plu-
sieurs communiant ensemble soit par l’art, soit par la famille, soit
par la seule sympathie naturelle, se retrouvera après la mort à l’état
pur. La loi qui appelle les uns près des autres les êtres qui sympa-
– 104 –
Le Livre des Certitudes admirables

thisent est une loi cosmique primordiale. Seuls, ceux que leur igno-
rance plongera dans des ténèbres trop absolues ou qui seront la proie
dé l’idée fixe d’un remords, n’arriveront pas à se rejoindre.
Naturellement, ceux qui n’auront aimé personne et n’auront fait
naître aucun amour ne seront appelés nulle part.
Pour les autres, le désir de la présence amènera la réalisation im-
médiate et ils connaîtront cette suavité de joie qui vient du goût de se
donner, cette allégresse de l’expansion dont on ne peut avoir qu’une
vague idée dans la vie terrestre.
Certains voyants et certains spirites ont présenté une populaire
image d’Épinal de ces bonheurs de l’au-delà. Autour du lit du mou-
rant se tiennent avec des visages extasiés et parfois des ailes, tous ses
parents et amis défunts. Ils lui font signe d’être tout à fait rassuré sur
son sort et au moment où son double quitte son corps comme une
apparition lumineuse, ils lui prennent la main et ils s’envolent joyeu-
sement dans l’au-delà, suivis de divers anges.
Il ne faut pas oublier que les images d’Épinal sont une copie
grossière de la réalité. J’ai découpé jadis Napoléon, le maréchal
Lannes, Berthier, reproduits en couleurs vives sur une feuille qui
coûtait un sou. Ces figures avaient chacune les caractéristiques
réelles du personnage qu’elles représentaient. Il y a une part de véri-
té dans l’image populaire du spiritisme. Mais nous ne saurons qu’à
la minute de notre mort dans quelle mesure les couleurs, les visages
et les ailes furent exagérés.
Si un intense bonheur vient de l’union de deux êtres, ce bonheur
doit être multiplié par une règle mathématique avec le nombre des
êtres. Sur notre terre l’amour engendre mille difficultés, un homme
aime deux femmes, par exemple, et réciproquement, ou il a de
– 105 –
Le Livre des Certitudes admirables

grands amours successifs ; il envisage avec de sombres pensées, la


conciliation de ses amours. Cette conciliation s’opérera pourtant par
le jeu naturel d’une loi psychique. Tous ceux qui sont parvenus à
explorer les plans subtils de l’au-delà 15 y ont perçu des groupes. La
communauté de sentiments affectifs cause l’union de plusieurs êtres
qui forment un groupe. Mais ils ne le forment que par l’apport de ce
qu’ils ont de meilleur en eux. Ils abandonnent en entrant dans le plan
de l’amour tout ce qu’ils ont eu de haine. Ces éléments se détachent
d’eux. Ils ne pourraient les garder et ils comprennent du reste que
c’était l’erreur de leur ancienne personnalité. Ce qui nous paraît im-
possible sous les dures écorces dont nous sommes revêtus devient
aisé et facile parce que c’est la loi de cet état nouveau.

15 -
J’ai signalé dans un autre livre cette communauté de visions chez
Swedenborg, Yram, les voyants du colonel Castlan.
– 106 –
Le Livre des Certitudes admirables

CONNAISSANCE DE L’ÉLÉMENT DIVIN


DU MONDE

L ’existence de lois immuables et le fait absolument étonnant


que le monde garde sa cohésion et ne s’écroule pas, font
penser que ce monde complexe est soutenu par un principe intérieur
qui le dirige. Ce principe nous anime, nous donne vie et forme, il est
en nous comme dans toutes choses et nous pouvons faire appel à lui.
Or l’appel répété et plein de foi, l’effort de la prière, produisent
un contact avec une âme immense. On perçoit son immensité en
même temps que sa présence en soi et hors de soi. C’est là un fait
d’expérience. Ce contact fait entrevoir la possibilité d’une communi-
cation plus profonde. Une joie infinie et qui va grandissant est la
caractéristique de cette communication, si toutefois on arrive à
vaincre sa nature fugitive.
La perception de cette âme immense est difficile à retenir. On se
rend compte que la foi en son existence est nécessaire et qu’il n’y a
pas de contact sans une certitude d’y parvenir. Comme pour toute
chose, c’est avec une apparente injustice qu’est répartie cette sorte
de faculté spéciale. Les uns la possèdent à un haut degré et les autres
– 107 –
Le Livre des Certitudes admirables

ont en eux une profonde négation naturelle qui les empêche d’avoir
jamais le plus rapide contact avec le divin, ou plutôt s’ils l’ont ils
n’ont pas la faculté de s’en rendre compte. Mais presque chez tous
les hommes c’est une faculté qui doit être conquise lentement, au
cours de méditations longues et décevantes.
Derrière les apparences de l’univers, il y a la réalité d’un être et
d’une conscience, le soi de toutes choses, unique et éternel. Tous les
êtres sont unis dans cet esprit unique, a dit Sri Aurobindo. Et il y a
dans la Bhagavad Gita : « Ceux qui m’adorent sont en moi et je suis
en eux ».
Quand nous avons un commencement de communication avec
l’âme suprême, ce que nous percevons, c’est notre parenté avec elle
et le sentiment de joie que nous éprouvons, grandit en même temps
que nous nous sentons nous en rapprocher. Le plus haut résultat est
l’identification totale.
Pour le faible, pour le solitaire, pour celui qui est désireux d’ap-
pui, c’est un immense réconfort que cette solidarité avec l’âme infi-
nie du monde. Même si la perception est extrêmement vague, il suf-
fit qu’elle puisse être envisagée comme espoir lointain de réalisation.
« Car je ne me manifeste pas à tous », est-il dit dans la Bhagavad
Gita. Terrible parole signifiant qu’il y a des élus et des rejetés ! À
tous il n’est pas donné de communiquer. Il y a ceux qui ont la preuve
personnelle apportée intérieurement dans le silence et la solitude et
ceux pour qui le silence est immuable et la solitude désespérée. Ain-
si, du haut en bas de l’échelle du monde, on trouve toujours des fa-
vorisés et des êtres qui ne le sont pas sans qu’il soit possible de
connaître la cause de cette apparente injustice.
Pourquoi la communication n’est-elle pas aisée et surtout acces-
– 108 –
Le Livre des Certitudes admirables

sible à tous ? L’injustice provenant de la pauvreté et de la richesse


ou celle provenant de la laideur et de la beauté sont moins grandes,
moins terribles et en tout cas ne concernent pas un rapport personnel
de l’homme au divin. On ne peut s’expliquer que ce rapport ne soit
pas direct et qu’il faille à l’âme humaine tant de peine pour re-
prendre sa place dans une immensité d’où elle a jailli.
C’est que la séparation primitive a dû être très effective. Est-ce là
la faute, le péché ? Pourquoi faut-il avoir commis ce péché, ne pas
s’en souvenir et avoir conscience de son rachat ? Là est le caractère
inexplicable de la loi divine.
*
*    *
Il faut renoncer à la conception qu’il y a au-dessus de nous un
« Père bon et aimant » qui donne des châtiments et des récompenses
selon les mérites de chacun. Nous ne pouvons faire appel à une bon-
té supérieure, selon notre conception humaine. Un simple regard jeté
sur le monde enseigne que l’esprit créateur donne la vie et la mort
avec une égale indifférence, favorise le plus fort, ne connaît ni pitié,
ni justice, — du moins ni pitié ni justice humaines.
La réflexion la plus élémentaire doit nous faire penser que, s’il y
a deux conceptions, celle de l’esprit divin et celle de l’esprit humain
c’est certainement celle de l’esprit divin qui est la meilleure et la
plus vraie : Mais tout le drame réside dans notre incompréhension.
Pourquoi Dieu nous a-t-il donné un enfant pour nous le retirer ?
Pourquoi Dieu a-t-il mis en nous une idée de justice pour nous mon-
trer la justice foulée aux pieds, demande-t-on ? Dieu pourrait ré-
pondre : Je n’ai pas la faculté de troubler l’ordre des lois en marche.

– 109 –
Le Livre des Certitudes admirables

Vous êtes en moi et je suis en vous. Nous peinons ensemble vers des
fins que vous ne pouvez pas connaître à cause de votre caractère mi-
nuscule mais que je m’efforce de vous révéler dans la mesure où
vous pouvez atteindre à ma conscience.
L’animal doit aussi demander à l’homme, d’une façon moins
consciente mais analogue, d’être pour lui un père bon et aimant.
Nous sommes dans le même rapport avec l’être suprême que l’ani-
mal avec nous. La seule conduite raisonnable est de s’incliner devant
la nécessité de la loi qui est d’autant plus clémente qu’on s’aban-
donne à son courant.
La compréhension n’est pas de ce monde. Elle appartient à un
état futur. Il faut conquérir cet état avec les données que nous possé-
dons.

– 110 –
Le Livre des Certitudes admirables

LE FEU DANS SON RAPPORT


AVEC L’ESPRIT

Q uel étonnant mystère que le feu ! Le feu sort d’un autre


plan d’existence.
Il apparaît, consume, éclaire et rentre dans son domaine où nous
ne pouvons pas le suivre. On dit que c’est un élément. Mais un élé-
ment bien différent des autres ! Où repose-t-il quand il ne s’emploie
pas à détruire ? Car le propre de son action est la destruction. On
parle pourtant du feu créateur et aussi l’esprit est toujours allié au
feu. C’est le feu de l’esprit qui crée. Mais c’est alors un feu non ma-
nifesté en flammes.
Le feu de l’esprit ! Pourquoi cette identification entre l’élément
feu et la manifestation de la pensée ?
Rien n’est plus malaisé que d’établir expérimentalement le rap-
port de l’esprit et du feu. L’état spirituel peut être représenté comme
inabordable pour l’homme parce qu’il consume. Et en disant
l’homme il s’agit bien entendu de ce qui subsiste de lui après sa
mort, de son double. Ce double peut se dégager de son vivant et sous
certaines conditions exceptionnelles, atteindre les approches du
– 111 –
Le Livre des Certitudes admirables

monde spirituel.
Le récit exact et détaillé d’une pareille expérience n’a été fait
qu’une seule fois, à ma connaissance et il a été rapporté par son au-
teur, sous la signature d’Yram dans un petit livre étonnant  16. L’éton-
nement est causé par la vraisemblance qui augmente encore lorsque
l’on connaît la parfaite honnêteté de l’auteur et la véracité qui l’ani-
mait.
Yram avait conquis le pouvoir de sortir de son corps et au cours
de ses sorties il expérimenta la nature des mondes invisibles. Il vint
un moment où il perçut un état spirituel dont l’intensité ne pouvait
avoir d’analogie qu’avec le feu et dont le contact, par l’intensité des
vibrations, se rapprochait de la brûlure.
Les apparences dont sont revêtues les apparitions des morts
donnent fréquemment des sensations de chaleur intense. Pourquoi ?
La matière de leur corps, car c’est une matière extrêmement ténue,
est à un taux de vibration d’une grande rapidité. On admet mainte-
nant qu’il n’y a dans le monde que des ondes vibrant différemment.
Les vibrations de l’ordinaire corps dont nous sommes revêtus sont
lentes, celles d’un double sont plus rapides et on peut conclure que
cette rapidité va en augmentant, à mesure qu’il s’agit de doubles
subtils et élevés dans la hiérarchie spirituelle.
L’idée d’un contact avec un fantôme a toujours été horrible, sans
doute à cause de la vague sensation du danger que comporte ce
contact. Dans les légendes populaires qui sont le résultat de quelque
ancienne vérité transformée, l’attouchement du mort est toujours
suivi d’un dessèchement, d’une paralysie, d’une brûlure.

16 -
Yram : Le médecin de l’âme (Éditions Adyar, Paris).
– 112 –
Le Livre des Certitudes admirables

L’Église a réuni un certain nombre de cas de saints qui, apparais-


sant après leur mort, laissaient par le contact de leur main une em-
preinte de feu assez puissante pour tracer dans certains cas le dessin
de cette main sur le bois d’une porte ou d’une table.
Voici ce qui arriva vers le milieu du XIX ᵉ siècle, à Foligno, dans
un couvent de Franciscaines de Sainte Anne. Ce fait est garanti par
un rapport de l’Abbesse contresigné par les sœurs doyennes du
couvent, personnes âgées et vénérables portées par la règle de leur
vie à la haine du mensonge. Ce rapport fut contresigné par diverses
personnalités ecclésiastiques.
Sœur Thérèse-Marguerite Gesta venait de mourir, après trente
années d’une vie contemplative et parfaitement pure passée dans le
couvent. Or, trois jours après son décès, la sœur Anne-Félicine se
trouvant dans la lingerie entendit la voix de sa compagne défunte qui
se lamentait lugubrement. Elle ne l’identifia pas tout d’abord et crut
à la présence de quelque chat familier qui s’était laissé enfermer
dans un placard. Elle chercha. Mais il n’y avait pas de chat et il lui
fallut se rendre compte que c’était la voix de sœur Thérèse qui s’ex-
clamait : Mon Dieu ! que je souffre !
La pièce se remplit de fumée et le fantôme de la morte, toujours
se plaignant, traversa la pièce. Arrivée près de la porte, elle dit en-
core de façon intelligible : « C’est une miséricorde ! Je n’y retourne
plus et en signe de cela… » Elle frappa alors la porte et fumée et
fantôme disparurent. L’abbesse et les nonnes accoururent et purent
constater que la main de sœur Thérèse-Marguerite était gravée sur le
bois « d’une façon plus parfaite que ce qu’aurait pu faire l’artiste le

– 113 –
Le Livre des Certitudes admirables

plus expert, au moyen d’une main de fer rougi » 17.


L’archevêque vint et fit ouvrir le cercueil de la sœur défunte pour
comparer ce qui restait de la véritable main avec l’empreinte de la
porte. Les témoins furent unanimes à reconnaître qu’il y avait une
complète similitude. On recouvrit l’empreinte d’un voile avec des
cachets puis on enleva la porte, on découpa la place touchée par la
main et elle devint une sorte de titre de noblesse, de témoignage mi-
raculeux.
On ne peut dans un cas pareil soupçonner une supercherie. La
moralité de ce couvent et des femmes vertueuses qui l’habitaient
écarte cette hypothèse. Si des anticléricaux hochaient la tête, on
pourrait leur objecter la parfaite inutilité de cette empreinte sur une
porte dont il ne fut tiré aucun parti à l’avantage du couvent.
L’hypothèse la plus ordinaire et qui est celle de l’Église pour ex-
pliquer cette main de feu est que si la main a brûlé c’est que sœur
Thérèse-Marguerite était dans le Purgatoire et que, par conséquent,
tout son corps était ardent comme ceux qui se trouvent dans ce lieu
de souffrance. Ardeur formidable pour avoir un tel pouvoir de com-
bustion sur la matière d’un bois de porte ! Les paroles prononcées
corroborent cette explication. Sœur Thérèse-Marguerite déclare
d’abord qu’elle souffre. Puis qu’elle ne retournera plus dans l’en-
droit d’où elle vient et où elle a passé trois jours et trois nuits. Et en
signe de cela, c’est-à-dire d’un tel séjour, pour en perpétuer le souve-
nir à titre d’exemple, elle imprime sa main sur la porte.
Cette hypothèse est horrible. Ainsi cette contemplative qui avait

17 -
Rapport de l’abbesse reproduit par M. Ernest Bozzano dans une
étude sur cette question.
– 114 –
Le Livre des Certitudes admirables

mené l’austère vie d’une nonne et qui ne pouvait avoir à se reprocher


que d’insignifiantes fautes, petites jalousies, petites colères, a
comme conséquence immédiate de sa vie exemplaire, trois jours pas-
sés au sein des flammes, où elle est flamme elle-même. Comment
cette cause a-t-elle engendré cet effet ? On est obligé de se souvenir
de la cuisante douleur que cause au corps physique la plus petite brû-
lure prolongée pendant une ou deux secondes. Combien cette dou-
leur doit être effrayante si elle a une longue durée et si elle est en-
core augmentée par l’ignorance de sa fin, la crainte qu’elle soit éter-
nelle !
Il est vrai que l’on peut se dire que cette douleur n’est pas telle-
ment intense, puisque celle qui l’éprouve peut traverser une lingerie
sans précipitation, songer à faire un exemple pour ses anciennes
compagnes, et étaler sa main avec une certaine méthode pour qu’elle
soit entièrement reproduite sur le bois. On peut se dire qu’à des
conditions nouvelles d’existence correspond une nouvelle manière
d’être impressionnée par la douleur. La sensibilité d’un double im-
matériel peut n’éprouver qu’un double de douleur. On peut se dire
encore qu’une nonne pieuse et un peu bornée peut, avec la certitude
qu’elle est vouée à la pénitence du Purgatoire se créer une illusion de
douleur. Il est certain qu’une fois la porte de la mort franchie, cha-
cun a, bien plus que ce qu’il mérite, ce qu’il croit mériter. Mais une
porte ne peut se consumer qu’avec une réalité de feu.
La tradition hindoue qui veut que les êtres purifiés et dépourvus
de tout élément terrestre s’en aillent dans le soleil ne donne aucune
indication sur leurs conditions d’existence. Bien que purifiés ils ont
encore une forme. C’est une forme subtile et ce ne peut être qu’une
forme de feu pour vivre avec aisance et bonheur au sein du soleil.
– 115 –
Le Livre des Certitudes admirables

*
*    *
Des cas analogues et qui paraissent indiscutables sont cités par
Flammarion. En voici un qu’il tenait d’un savant, Charles Naudin :
À Denain, une religieuse des Dames de la Sainte Union était des-
cendue à la cave pour tirer de la bière. Elle avait ses manches rele-
vées jusqu’au coude. Cinq ou six semaines auparavant, la supérieure
du couvent était morte et lui avait demandé personnellement de prier
pour elle. Elle vit soudain à côté d’elle une autre religieuse qu’elle
reconnut pour la supérieure. Celle-ci s’approcha d’elle, lui pinça for-
tement le bras nu en lui causant une violente douleur et lui dit :
Priez, car je souffre. La pauvre sœur remonta précipitamment de la
cave et on reconnut qu’elle avait cinq marques rouges, formant des
ampoules, quatre d’un côté, une autre plus large, de l’autre côté,
telles qu’aurait pu le faire, une main de fer rougie au feu.
Dans tous les récits qui sont analogues il faut remarquer que le
fantôme qui semble être de feu et dont l’attouchement est si redou-
table est toujours le fantôme de quelqu’un qui s’imaginait devoir être
plongé après sa mort dans un séjour de feu, dans un Purgatoire où il
brûlerait quelque temps. Cela correspond à la notion que l’au-delà
est toujours ce qu’on imagine et que le pouvoir créateur de la pensée
crée l’état que l’on croyait avoir à subir.
C’est l’explication la plus simple, trop simple peut-être. Mais elle
doit contenir une grande part de vérité.

– 116 –
Le Livre des Certitudes admirables

ÊTRE PUR

D e même qu’une étoffe crasseuse plongée dans une teinture


bleue, jaune ou rouge prendra mal la teinture et n’aura pas
une belle couleur, de même si un homme a le cœur impur, il peut
s’attendre à la souffrance. Au contraire si l’étoffe est pure et propre,
elle prend bien la teinture et un homme qui a le cœur pur peut s’at-
tendre à la félicité.
Ainsi parla le Bouddha aux moines de sa communauté, car beau-
coup pensaient qu’il suffisait de se plonger dans l’étude de doctrines
élevées pour atteindre le bonheur des hommes purs. Il y a un bon-
heur d’une qualité transcendante qui ne vient que de la pureté de
l’âme. Mais comment parvenir à cette pureté ?
Il ne suffit pas de mener une vie solitaire exempte de ce qui a trait
aux désirs et aux actions basses. On ne peut laver son âme avec la
même aisance que son corps souillé. Les taches du passé ne s’ef-
facent pas du premier coup. Les remords auxquels on laisse leur li-
berté d’action ne font souvent qu’agrandir les taches et les rendre
plus profondes.
Celui qui se reproche une action ancienne et qui la sent en lui

– 117 –
Le Livre des Certitudes admirables

comme un poids mort ne se séparera de ce poids qu’en accomplis-


sant une action contraire. Celui qui se reproche une pensée dont il
sent la pointe retournée contre lui ne cessera de souffrir de cette pen-
sée que par la création de la pensée contraire qu’il rendra belle et
active en se complaisant en elle.
La purification est difficile. Mais il est des âmes bien douées qui
se pardonnent avec facilité et se considèrent comme pures à partir du
moment où elles sont arrivées à la compréhension de l’idée de pure-
té. Il y a toujours les favorisés et ceux qui ne le sont pas. L’impureté
physique est une question de fait. Mais l’impureté spirituelle est rela-
tive à la conception qu’on se fait de soi-même. Celui qui, par une
heureuse disposition de sa nature se détache des anciennes formes de
son désir et se déclare en état de pureté, s’y trouve en effet, car les
souillures de l’âme sont dissipées à partir du moment où l’on a la
sincère horreur de ces souillures. Cette sincère horreur n’est éprou-
vée que si l’âme a subi une transformation et que ce soit dans les
germinations de plantes, dans les croissances animales, ou dans les
transformations d’âme, le procédé de la nature est toujours la len-
teur.
C’est ce qu’Emerson a voulu exprimer en disant :
— Celui qui dépouille l’impureté revêt par là même la pureté.
Il ne faut pas retarder encore la nature par le scrupule et ajouter à
la somme bien assez grande de souffrances, une souffrance créée par
nous. Le passé vit surtout par notre pensée. Nous lui donnons une
nouvelle vie par le souvenir et le scrupule contribue à la montrer
sous un visage redoutable. Le scrupule est notre ennemi. Nous avons
vis-à-vis de nous-mêmes un pouvoir d’absolution illimité.
Il faut se rappeler la parole de Luther à l’homme scrupuleux, qui
– 118 –
Le Livre des Certitudes admirables

plein d’angoisse, lui demandait : Que dois-je faire pour être sauvé ?
Tu es sauvé dès maintenant, si seulement tu crois être sauvé.

– 119 –
Le Livre des Certitudes admirables

LA COMPAGNIE DES ARBRES

L es hommes ne parlent guère dans leurs conversations que de


ce qui n’a pas d’importance. Un mot d’ordre universel, une
convention mondiale et tacite fait écarter les sujets capitaux, ceux
qu’on essaie de discuter quand on est seul avec soi-même. Toutes les
fois qu’il m’a été donné d’approcher de gens d’une haute culture,
j’ai remarqué que c’était en vain que j’essayais de les exciter par une
pensée comme avec une baguette enflammée. Même s’ils se lais-
saient un peu aller sur un problème qu’ils connaissaient, ils reve-
naient rapidement avec une aisance heureuse, à des propos mé-
diocres. C’est que la médiocrité est la base, le fonds bien-aimé où
l’homme a sans cesse besoin de se retremper et où il retrouve sa plé-
nitude.
Aussi la compagnie des hommes est inutile, sauf peut-être pen-
dant la toute première partie de la vie. Au contraire celle des arbres
est toujours instructive. Les arbres ont une foule de pensées pro-
fondes, sur la vie, sur la génération, sur l’amour, sur la beauté. Mais
ils ne communiquent ces pensées qu’avec une réserve extrême. Un
homme n’est pas à même de les recevoir du premier coup. Il faut

– 120 –
Le Livre des Certitudes admirables

qu’une sympathie se soit établie.


Quel est celui qui, marchant dans une forêt, n’aura pas reçu des
suggestions élevées, n’aura pas eu envie d’être meilleur et plus par-
fait ? Jamais rien de médiocre ne vient des arbres. Ils invitent à réflé-
chir sur les problèmes de notre destinée. On les sent chargés d’une
sagesse qui n’est pas individuelle, qui vient de leur âme collective et
qui va beaucoup plus loin que l’âme humaine dans la connaissance
des choses.
Mais une grande tristesse est dans les arbres. Et si l’on songe que
certainement, l’âme de la forêt en sait plus que nous, sur le fond des
choses, on est obligé de se dire que cette tristesse doit avoir une
cause et que cette cause concerne toutes les créatures.
Notre goût du plaisir nous rend pareils à des enfants qui n’ont
d’autre objectif que l’amour de la jouissance et c’est pourquoi les
meilleurs parmi les hommes ont tant de peine à sortir de la puérilité
native. Mais les arbres ont derrière eux des millénaires de médita-
tions. Ce n’est que dans leur compagnie que l’on peut se rapprocher
de la vérité.
*
*    *
L’âme animale est déjà dispersée dans les individus. L’âme miné-
rale est impénétrable. C’est seulement dans le règne végétal qu’on
peut découvrir une indication directe de l’âme divine.
C’est toujours par l’amour qu’une communication s’établit. Il
faut aimer les arbres, être sensible à leur beauté, pour s’approcher de
leur pensée. Si l’on est dans une forêt, si l’on renonce à l’activité de
son esprit, en favorisant le rapport psychique, on s’aperçoit très vite

– 121 –
Le Livre des Certitudes admirables

qu’il y a une âme spéciale de cette forêt-là et qu’elle n’est qu’une


partie de la grande âme végétale.
On ne peut guère rien espérer d’elle quand elle est violemment
secouée par le vent. Une tempête la fait souffrir et elle s’occupe
alors, de tout son pouvoir, à résister. De même, quand il pleut après
une sécheresse, elle éprouve une dilatation de joie extrême, ce qui
n’est pas un état favorable pour donner un enseignement.
Les arbres ne révèlent un peu de leur âme que dans le calme et il
faut que l’homme qui fait appel à eux soit dans le même état de paix
absolue. C’est une loi générale de la nature que l’apport spirituel ne
se produit que dans le calme, tandis que la manifestation a lieu par-
fois dans l’agitation.
Ce que j’ai pu discerner de l’âme de la forêt c’est une résolution
de perfection en même temps qu’un désespoir relatif au temps. Peut-
être l’état végétal donne-t-il une perception des immenses durées
nécessaires pour que la vie évolue et se transforme ?
Cette perception disparaît, heureusement, ou n’est plus que passa-
gère, à mesure que les êtres s’individualisent. Il n’y en a pas trace
chez les animaux et c’est une faible préoccupation chez l’homme.
Mais les arbres, du moins certaines espèces, semblent avoir une
sombre préoccupation relative au temps.
Elle est accompagnée de résignation. On dirait qu’ils savent quel
long chemin ils ont à parcourir dans les formes vivantes, qu’ils
connaissent la dureté de la loi et peut-être la vanité du but toujours
plus lointain.

– 122 –
Le Livre des Certitudes admirables

L’EXPÉRIENCE DIRECTE
DE LA VIE DIVINE

R ien dans la nature n’existe sans exception. Même l’expé-


rience directe de la vie divine, l’expérience du Nirvana, a
été faite à titre d’exception dans la vie terrestre. La situation de
l’âme perdue au sein de Dieu, plongée dans le Nirvana, dont le
Bouddha disait qu’aucune parole humaine ne pouvait la décrire, a été
sinon décrite, du moins éprouvée par quelques hommes et notam-
ment par le poète Tennyson.
Voici le texte de Tennyson. Il répondait à un ami qui lui avait
parlé d’une intuition transcendante éprouvée à la suite d’absorption
de chloroforme.
« Je n’eus jamais de révélation de ce genre par le moyen des
anesthésiques, mais j’eus fréquemment une sorte d’extase à l’état de
veille (je m’exprime ainsi manquant d’un terme approprié) dès ma
première adolescence et dans des instants où je me trouvais seul.
Quelquefois je réussis à provoquer cet état en me répétant mentale-
ment mon propre nom jusqu’au moment où l’intensité avec laquelle
remontait en moi la conception de mon individualité personnelle,
– 123 –
Le Livre des Certitudes admirables

atteignait sa limite extrême. Alors cette individualité même parais-


sait se dissoudre et s’évanouir dans une sensation de connaissance
illimitée. Cet état de conscience n’était pas un état confus mais le
plus clair parmi mes états les plus clairs, le plus certain parmi mes
états les plus certains et littéralement indescriptible. Grâce à lui, la
mort m’apparaissait une impossibilité ridicule. En somme, une telle
extinction de la personnalité (si l’on peut ainsi définir cet état) ne me
semblait pas une extinction de l’être, mais la véritable et l’unique
existence réelle. Je me sens humilié par la façon si complètement
imparfaite que j’ai de vous décrire ce sentiment. Mais ne vous ai-je
pas dit qu’un tel état est vraiment impossible à décrire. »
Ce texte a été mille fois cité mais toujours incomplet de ce qui est
le plus significatif. Ceux qui l’ont cité ont été hypnotisés par les
mots relatifs à l’impossibilité de la mort. Preuves de la survie ! se
sont-ils écriés.
L’intérêt est dans le récit de cette rarissime expérience, l’extinc-
tion de la personnalité dans l’état divin.
Quand on demandait au Bouddha : L’âme perd-elle conscience
dans le Nirvana ? Il répondait : On ne peut pas dire qu’elle perd sa
conscience dans le Nirvana. Alors l’âme garde sa conscience dans le
Nirvana ? Il répondait : On ne peut pas dire que l’âme garde sa
conscience dans le Nirvana.
Il semble bien que l’état sur lequel le Bouddha ne peut se pronon-
cer et l’état atteint par Tennyson soient le même état. Il a été aussi
dépeint par la comparaison d’une goutte d’eau dans la mer. Mais les
comparaisons sont toujours des sujets d’erreur. Une goutte d’eau
dans la mer se divise et cesse d’être une goutte d’eau particulière.
L’expérience de Tennyson parle d’un « état de conscience clair », et
– 124 –
Le Livre des Certitudes admirables

dit que c’est là « la véritable et unique existence réelle ». Il s’accorde


avec le Bouddha en affirmant que cette expérience est indescriptible
par des mots et prouve l’absurdité de la comparaison de la goutte
d’eau.
D’autres hommes ont eu une expérience passagère de la vie di-
vine. Tous sont d’accord pour la déclarer indescriptible. Mais on
retrouve dans toutes les descriptions certains caractères généraux, un
agrandissement démesuré de la conscience, un sentiment de joie in-
tense.
Voici un autre cas, cité par William James 18 :
« Je me rappelle la nuit et presque l’endroit même du sommet
d’une colline, où mon âme s’ouvrit pour ainsi dire dans l’infini.
C’était comme si l’abîme ouvert dans mon âme par ma propre lutte
intérieure, avait suscité l’autre, l’abîme insondable qui s’étend au-
delà des étoiles. J’étais là, seul avec mon créateur, avec celui sans
qui rien n’existerait au monde. Je ne le cherchais pas. Je sentais la
parfaite harmonie de mon esprit et du sien. La conscience ordinaire
du monde extérieur s’était évanouie en moi. Il ne me restait rien que
l’exaltation d’une joie ineffable. Comment décrire une telle expé-
rience ? Il y avait dans les ténèbres une présence que je sentais d’au-
tant plus qu’elle était invisible. Je ne pouvais pas plus douter de la
présence de Dieu que de la mienne. »
L’expérience divine peut se produire au moment le plus inatten-
du, quand on ne la demande pas, quand on n’en a nullement besoin.
Voici le cas d’un homme qui se promenait joyeusement à la cam-

18 -
William James : L’expérience religieuse (Alcan, éditeur).
– 125 –
Le Livre des Certitudes admirables

pagne avec des amis 19 :


« Je ne portais aucun souci lointain ni rapproché… J’étais en état
d’équilibre. Or, tout à coup j’éprouvai un sentiment de soulèvement
au-dessus de moi-même, je sentis la présence de Dieu comme si sa
bonté et sa puissance me pénétraient en même temps. L’émotion que
je ressentis fut si violente qu’à peine je pus dire à mes compagnons
de passer devant moi sans m’attendre. Je m’assis sur une pierre ne
pouvant me tenir debout. Je remerciai Dieu de ce que dans le cours
de ma vie il m’avait appris à le connaître, de ce qu’il soutenait ma
vie… Je lui demandai ardemment que ma vie fût consacrée à faire sa
volonté. Je sentis qu’il me répondait de faire cette volonté au jour le
jour, dans l’humilité et dans la pauvreté, et de le laisser, lui, le Dieu
tout puissant, juge de savoir si un jour il m’appellerait à un témoi-
gnage plus étendu. Puis lentement l’extase quitta mon cœur. »
Voici un autre exemple, celui de David Brainerd qui a aussi une
révélation au cours d’une promenade « dans un lieu solitaire ». C’est
fréquemment au cours de promenades, au milieu de la nature, que se
produit l’expérience divine.
« J’étais là, plein de mélancolie et d’accablement… J’étais morne
et découragé comme s’il n’y avait rien dans le ciel ou sur la terre qui
pût me rendre heureux. Alors, comme je marchais sous une épaisse
charmille, une gloire ineffable s’ouvrit à l’intuition de mon âme. Je
n’entends pas par là quelque lumière extérieure, ni la représentation
imaginaire d’un ange de lumière au troisième ciel, ni rien de cette
nature, mais une intuition intérieure de Dieu telle que je n’en avais
jamais eue auparavant… Cela m’apparaissait comme la gloire di-

19 -
Cité par William James dans l’Expérience religieuse.
– 126 –
Le Livre des Certitudes admirables

vine. Mon âme était remplie d’une joie indicible. Voir Dieu ! voir
cet être de gloire ! »
Cette joie indicible est la caractéristique de toute expérience de
cet ordre. C’est une grande satisfaction de ne pouvoir enregistrer
aucun exemple contraire. Qu’arriverait-il s’il y avait des cas où Dieu
se faisait connaître dans l’horreur, même si cette douleur était nette-
ment divine ?
Mais il n’en est rien. L’indicible joie accompagne toujours la ma-
nifestation divine. Presque toujours aussi, ceux qui l’éprouvent ont le
sentiment d’une volonté supérieure qui les entraîne d’une façon irré-
sistible.
Les saints de toutes religions font cette expérience ; mais elle
s’accompagne alors de l’image de la Divinité qu’ils prient, image
très précise, avec les costumes connus, les barbes, les visages angé-
liques, les attributs de la légende. Cette apparition les confirme puis-
samment dans leur foi en cette Divinité particulière. Ils ne se
trompent du reste pas.
Cette image est une des mille images que peut emprunter l’esprit
divin pour sa communion avec celui qui le prie.
Voici, d’après Hello, une des visions les plus curieuses de Fran-
çoise Romaine, sainte chrétienne de la fin du XIV ᵉ siècle qui avait le
don inestimable de contempler la superposition des deux invisibles :
« Je vis, dit-elle à son confesseur, je vis l’Être avant la création
des anges, je vis l’Être comme il est permis de le voir à une créature
vivant dans la chair. »
« C’était un cercle immense, rond et splendide. Ce cercle ne re-
posait sur rien, que sur lui-même. Il était son propre soutien. Une
splendeur inouïe, que l’esprit ne se figure pas, sortait de ce cercle. Et
– 127 –
Le Livre des Certitudes admirables

Françoise ne pouvait regarder fixement cet éclat intolérable. Au-des-


sous de ce cercle infini et éblouissant, il y avait un désert qui donnait
l’idée du vide. C’était la place du ciel avant que le ciel ne fût. Dans
le cercle, quelque chose comme la ressemblance d’une colonne très
blanche et parfaitement éblouissante. C’était comme un miroir où
Françoise apercevait le reflet de la Divinité. Et elle vit là quelques
caractères tracés : Principe sans fin et fin sans fin. Car Dieu portait le
type de toutes choses dans son verbe avant de rien créer. »
*
*    *
Rien n’est rassurant comme la certitude que l’expérience de la vie
divine attend chaque homme à une minute de son voyage dans le
monde physique. C’est même un soutien plus solide que la concep-
tion du « père bon et aimant » surtout si on ne peut s’empêcher de
l’assimiler à Jéhovah que le livre sacré du peuple juif nous montre
terrible et avide de vengeance, quand il n’est pas bon et aimant.
Quand vient la minute de l’expérience ? Nul ne peut le dire.
Comme nous venons de le voir, certains amis des beaux paysages de
nature l’ont eue en se promenant tranquillement. D’autres ont été
obligés de faire dix mille prières et de soumettre leur corps à des
supplices. Mais rien ne peut prouver que les supplices rapprochent
de la vie divine plus que la joie, si cette joie est pure. L’expérience
de la communication avec le divin étant toujours accompagnée de
joie, il semble logique de penser qu’une joie de même nature sera la
meilleure préparation.
Quand je parle de joie pure, je parle bien entendu de la joie spiri-
tuelle de la connaissance ou de celle qui vit de l’amour et non de la

– 128 –
Le Livre des Certitudes admirables

joie qu’engendre la satisfaction des sens.


*
*    *
Il n’y a aucune raison pour que la conscience divine ne soit pas
assez vaste, assez puissante pour entendre en même temps toutes les
créatures particulières, pour s’entretenir avec elles et même leur ap-
paraître sous une forme différente pour chacune. L’idée que Dieu est
trop occupé, ou trop immense pour discerner une étincelle aussi mi-
nuscule qu’une âme humaine, est une idée enfantine qui tient aux
limitations étroites de notre cerveau.
L’entretien avec l’esprit divin n’a pas d’obstacle de principe à sa
réalisation. En fait, cette réalisation apparaît fort difficile. Elle ne se
produit qu’à titre d’exception.
Mais ces exceptions sont nombreuses. Dans le silence des églises,
au cours des prières nocturnes, que d’âmes désespérées ont atteint
l’âme divine et ne l’ont pas raconté !

– 129 –
Le Livre des Certitudes admirables

DEMI-CERTITUDES SUR L’AU-DELÀ

I L ne faut pas trop espérer de l’au-delà. Une loi aussi rigoureuse


que celle que nous voyons s’exercer dans la nature, une loi
aussi dépourvue de pitié selon la conception humaine, ne peut pas
être brusquement changée, par le fait de la mort. Le changement doit
évidemment venir de nous. Il faut arriver à la compréhension de la
loi et s’y conformer. Or, cela peut se faire dans la vie physique. Il est
puéril de compter sur un coup de baguette magique pour nous faire
obtenir un bonheur parfait. La mort peut mener seulement à un état
où la loi est plus compréhensible et où l’homme peut plus aisément
parvenir à s’harmoniser avec elle en lui obéissant, l’obéissance y
étant moins douloureuse que sur la terre, si on s’y est préparé. À me-
sure qu’on se dématérialise en passant d’un monde matériel, à un
monde moins matériel, on se rapproche de la norme divine.
*
*    *
D’après la durée de la vie terrestre, que peut-on déduire de la du-
rée des séjours dans d’autres mondes, ceux de l’introspection déses-
pérée, ceux qui sont plus spirituels et plus heureux.
– 130 –
Le Livre des Certitudes admirables

On trouve une indication dans les Puranas, anciens livres sacrés


Indous. « Il y a trois sortes de temps, ou plutôt trois plans dans le
temps : Le temps des Dieux, le temps des Pitris ou Pères, le temps
des hommes. Leur relation mutuelle est donnée. Le temps des Dieux
est trois cents soixante fois plus longs que le temps des Pitris… Le
temps des hommes se déroule sur notre terre. Le temps des Pitris
préside, comme les Pitris eux-mêmes (qui sont nos Pères parce qu’ils
ont atteint la surhumanité dans les cycles antérieurs) au système so-
laire tout entier » 20. Le temps des Dieux a un champ plus vaste, c’est
en quelque sorte le temps cosmique 21.
Pour vivre selon le temps des Pères il faut avoir acquis un niveau
élevé de perfection. Dans une certaine mesure, l’intelligence peut
être entendue comme rapidité extrême de penser. C’est un taux de
vibrations à atteindre. Mais si la vie parmi les Pères, c’est-à-dire
dans le plan de la pensée pure, est considérée du point de vue du
bonheur et si le temps de cette vie est trente fois plus rapide, il ne
faut pas compter sur de longues durées de béatitude. Trente siècles
d’existence spirituelle doivent être l’équivalent de nos cinquante ou
soixante ans d’existence physique. Et le temps des Dieux lui-même,
doit laisser aux Dieux pour lesquels il se déroule vertigineusement,
la saveur d’un temps trop rapide.
Si dans nos minutes de bonheur nous avons la sensation de vivre
une vie plus intense, où nos perceptions sont plus précipitées, nous

20 -
J.-E. Marcault : Le temps théosophique et le temps chrétien (Lotus
bleu, 1936).
21 -
M. G. Trarieux d’Égmont a tiré de ces différents temps d’intéres-
santes déductions du point de vue astrologique.
– 131 –
Le Livre des Certitudes admirables

souhaitons pourtant que le temps soit plus lent, qu’il « suspende son
vol ». La rapidité du temps équilibre la durée des séjours et doit leur
donner une certaine similitude.
Cette rapidité du temps doit être un remède aux obsessions de
certains remords et aux souffrances qui en résultent. Le D r. Wick-
land, cité par Bozzano rapporte la communication d’un esprit obsé-
dé. « Il lui demande en quelle année il croit se trouver. L’esprit ré-
pond : Je sais bien que nous sommes en 1902. On était au contraire
en 1919. Mais l’homme était mort en 1902, et il avait erré dans les
ténèbres pendant dix-sept ans, croyant s’y trouver depuis quelques
jours seulement »
C’est le long temps passé dans les mondes qui succèdent au nôtre
qui nous empêche de voir jamais revenir sur la terre un homme qui
s’est distingué par les vastes qualités de son esprit. Notre expérience
historique est trop courte pour que nous retrouvions un grand pen-
seur. Du reste, doivent être seuls reconnaissables les hommes mé-
diocres qui n’ont pas eu la faculté transformatrice nécessaire pour se
développer hors de leur corps physique. Ceux — là doivent revenir
rapidement et pourraient être reconnus par la persistance de défauts
saillants.
*
*    *
L’expansion qu’amène la vie spirituelle change complètement le
rapport de l’être avec l’espace. Un tel changement doit avoir un
contre-coup dans le rapport de l’être avec le temps. Celui qui em-
brasse l’espace doit aussi embrasser le temps. Une conscience qui
s’est élargie, comme il est dit, jusqu’aux dernières limites du sys-

– 132 –
Le Livre des Certitudes admirables

tème solaire doit embrasser le passé et l’avenir et il n’y a plus de


temps pour elle. Mais il s’agit là d’une conscience parvenue aux der-
nières limites de son développement et que les hommes ne posséde-
ront que dans des temps très lointains.
*
*    *
Il y a dans les communications reçues par M. Haines d’une entité
donnant comme nom Celphra, un détail intéressant sur le monde de
la pensée, monde supérieur à celui où se trouve l’âme de l’homme
tout de suite après la mort.
La caractéristique de ce monde est que la pensée est une force
créatrice. Par conséquent tout désir formulé par la pensée de celui
qui se trouve dans ce monde est immédiatement réalisé. Mais il n’est
réalisé que dans une certaine mesure. Pour que la réalisation soit
complète, il faut un effort, une forte attention fixée sur les détails de
ce qu’on désire. « Si nous voulons créer par la pensée une peinture,
nous devons la concevoir dans l’esprit avec la plus grande netteté,
sans cela il ne se formera qu’un croquis plus ou moins informe. »
Ainsi une loi essentielle dans notre vie physique demeure une loi
capitale dans l’au-delà. Le repos éternel, la paresse, l’immobilité
sont des espérances trompeuses. Nous entrevoyons que les mondes
dans lesquels nous nous rendrons sont régis par la même loi d’effort
et que nous ne pourrons échapper à cet effort nécessaire.
Voici ce que dit Mme Annie Besant sur l’état de Charles Brad-
laugh après sa mort :
« Après avoir surmonté son premier étonnement à voir qu’il
n’était pas mort, bien qu’ayant rejeté son corps, mais qu’il était plus

– 133 –
Le Livre des Certitudes admirables

vivant que jamais, il se tourna immédiatement vers ses anciens inté-


rêts et s’absorba à ce point qu’il préférait rester là que progresser
dans l’inconnu. »
Si l’on accorde la moindre vérité aux expériences de Mme Annie
Besant, on peut penser que c’est certainement au sujet de la destinée
de Charles Bradlaugh que ses expériences ont été poussées avec le
plus de soin et méritent le plus de confiance. Son affirmation n’a du
reste de pleine valeur que parce qu’elle reçoit sa confirmation de
beaucoup d’autres côtés pour des cas analogues.
Mme Besant promet aux savants, biologistes, psychologues,
hommes de pensée en général, une vie pleine d’intérêt dans le
monde de la pensée, tandis que les âmes plus vulgaires qu’avaient
préoccupées les réalités de la vie y trouvaient le séjour intolérable.
Ces biologistes et savants y peuvent même progresser et plus vite
que sur la terre.
Beaucoup de théoriciens de l’au-delà estiment qu’une fois la
porte de la mort franchie, l’homme ne fait que subir des consé-
quences et ne peut plus se développer. Cela doit être vrai pour tous
ceux qui n’ont pas suffisamment développé leur conscience sur terre,
c’est-à-dire pour la plupart. Le nombre de ceux-là doit être dans la
même proportion que les pauvres sont à l’égard des riches sur la
terre. Mais les riches de l’au-delà, ceux qui y arrivent doués de
conscience, doivent trouver de grandes facilités au développement
de la connaissance.
Il est même dit que l’exercice de l’être dans la quatrième dimen-
sion permet la lecture des livres, sans avoir à les feuilleter et que
c’est pour les intellectuels une merveilleuse facilité d’instruction.
Le développement spirituel doit être infiniment plus rapide que
– 134 –
Le Livre des Certitudes admirables

sur la terre puisqu’il n’y a plus toutes les barrières du corps pour
l’arrêter. Il doit même, au bout de quelques siècles, quand il s’agit
d’intelligences remarquables, acquérir des proportions inouïes.
Je ne peux m’expliquer pourquoi ce développement est déclaré
impossible par quelques-uns qui limitent au temps passé sur la terre
la période des acquisitions. Cela équivaut à penser que toute la vie
de l’au-delà est inconsciente. Car dès que la pensée fait une expé-
rience quelconque, elle mesure, elle compare, elle s’enrichit. Et il
n’y a pas de raison pour que cet enrichissement ne lui demeure pas,
tout autant que s’il a été fait par l’intermédiaire d’un corps.
*
*    *
Beaucoup de morts, soit par des communications spirites, soit par
les perceptions spontanées de certains visionnaires réclament les
prières de ceux qui les ont aimés comme un adoucissement à l’état
douloureux dans lequel ils se trouvent.
M. R. qui possède des dons psychiques inutilisés comme pas mal
de gens, me disait, qu’ayant perdu son neveu, il avait eu des commu-
nications de lui. Elles s’étaient produites deux ans après sa mort, non
par une apparition, mais par l’audition très nette de sa voix, audition
mentale, bien entendu. Il se plaignait de se trouver dans les ténèbres.
Il était mort jeune, laissant une femme dont il avait été très aimé. Il
disait que sa femme était la seule personne capable de lui venir en
aide par la prière. Il considérait donc que la prière de quelqu’un qui
aime est le seul élément très actif pour faire parvenir à une région
plus lumineuse. Les ténèbres dont il parlait pouvaient être assimilées
sans doute à la solitude glacée de l’égoïsme et la pensée d’amour

– 135 –
Le Livre des Certitudes admirables

était le plus utile secours. M. R. entendit souvent cette demande qui
était adressée à lui et non à l’intéressée, à cause de sa nature psy-
chique. Il prévint la femme de son neveu et peu à peu les communi-
cations cessèrent.
L’état après la mort doit être différent avec chaque individu.
Dans les communications données par Flammarion en voici deux qui
voisinent l’une à côté de l’autre. L’une raconte qu’un vieillard,
homme jovial, avait l’habitude, à titre de plaisanterie, de faire des
peurs à ses proches en frappant à l’improviste trois coups bruyants
dans ses mains. Il partit en voyage et mourut. Or, les mêmes
proches, au moment de se mettre à table pour le dîner, entendirent
les trois coups de la plaisanterie connue. L’heure fut vérifiée ensuite
pour être l’heure de sa mort. Le premier souci de ce mort dans l’au-
delà avait un caractère facétieux, ce qui n’est pas le signe d’un état
douloureux.
Une institutrice dont le mari était soigné dans un hôpital éloigné,
le voit soudain au pied de son lit avec l’aspect d’un homme en bonne
santé. Elle s’écrie : « Toi, ici, et guéri ! » Mais elle est interrompue
par une voix désolée et suppliante : « Priez, ma chère amie, priez ! »
Il était mort le matin même et son premier souci était d’obtenir une
prière. Prière, dans tous ces cas-là, doit être entendue comme pensée
d’amour et aussi comme l’équivalent de : « Ne me laissez pas seul ».
*
*    *
C’est une idée erronée et puérile — et que beaucoup de gens ex-
priment — de penser qu’après la mort on ne peut avoir de percep-
tions parce qu’on est privé de ses sens pour les enregistrer.

– 136 –
Le Livre des Certitudes admirables

Nous voyons et nous entendons pendant nos rêves nocturnes,


quelquefois avec une précision remarquable, et ces perceptions n’ont
pas lieu au moyen de nos sens. Il m’est arrivé à moi-même, comme à
beaucoup de gens, de voir, en état de veille et les yeux fermés, des
objets et des personnages que j’aurais pu décrire minutieusement. Je
me souviens, notamment, d’un livre ouvert où je lus distinctement
deux phrases, du reste insignifiantes ou qui me parurent telles. On
peut répondre que ce sont là des créations de l’imagination. Peut-
être. Mais ces créations se manifestent sans le secours des sens et on
est heureux de penser que lorsque l’esprit n’aura plus de sens à sa
disposition il pourra tout de même avoir des créations de l’imagina-
tion et vivre parmi elles.
Beaucoup de communications relatent des paroles exprimées par
des apparitions de personnages morts. Ce ne sont point des sons ex-
primés par une voix mais ce langage direct et purement mental qui
est perçu comme des paroles par des personnes peu accoutumées à
de telles manifestations.
Il faut remarquer que c’est une grande preuve de la véracité des
témoignages que le fait qu’ils sont rapportés par des gens peu dispo-
sés par leur nature à avoir des apparitions et en ont exceptionnelle-
ment une dont ils font le récit, sans oser y croire, parce que le hasard
les en a faits témoins.
En voici une, citée par Flammarion, palpitante de sincérité et qui
a été vérifiée :
Mme Bouillier, une certaine nuit (13-14 septembre), se croyait
éveillée et entendit qu’on l’appelait par son nom. Sa première pensée
fut : « Tiens, mais je dormais, puisque je rêvais ». Mais à ce moment
elle entendit de nouveau : « Madame Bouillier ! » Sûre d’être
– 137 –
Le Livre des Certitudes admirables

éveillée cette fois, elle regarda autour d’elle et vit entre la fenêtre et
l’armoire un buste de femme qui sortait du mur et lui parlait. « Qui
êtes-vous ? » demanda-t-elle. — « Vous ne me reconnaissez pas ? »
— « Non. » — « Vous m’avez pourtant acheté du poisson, ce matin,
aux Halles, je suis la mère Arondel. » — « Ah ! en effet, et que vou-
lez-vous ? » — « Mais je dois être morte, j’ai vu mon corps étendu
par terre et mes enfants pleurant autour. J’ai eu beau leur parler, ils
ne m’entendaient pas. » — « Comment donc êtes-vous morte ? » —
« Je me suis mise en colère en rentrant chez moi, et je suis tombée ;
ensuite, j’ai vu mon corps par terre et les gens tout autour ; pourtant,
je ne suis pas morte. » — « Voyons ! que voulez-vous ? » — « Il
faut que vous alliez dire aux gens qui sont chez moi que je ne suis
pas morte. » — « Non ! Ils me prendraient pour une folle, je ne puis
pas faire, cela. Laissez-moi, ma bonne femme. »
L’apparition s’en alla alors, en glissant de côté, à travers le mur.
Le lendemain, de bonne heure, Mme Bouillier alla trouver une de
ses voisines, Mme Micheau, et lui raconta la chose. Elles s’en furent
toutes deux aux Halles pour vérifier le fait. Un papier collé sur son
étal annonçait la mort de la mère Arondel, et les autres marchandes
expliquèrent qu’elle était morte subitement, sitôt rentrée chez elle.
Il faut retenir que ni la personne morte, ni surtout la personne qui
a été témoin de l’apparition n’appartiennent au monde des spirites et
des médiums. La première n’a fait aucun serment d’apparaître, la
seconde n’est pas en quête d’ombres fugitives ou de lumières er-
rantes. Elle est réveillée dans la nuit sans aucune cause qu’elle
puisse expliquer. Il doit y avoir chez les morts une affinité qui les
pousse vers les êtres susceptibles par leur nature psychique d’en-
tendre leur communication. Dans le cas présent. Mme Arondel
– 138 –
Le Livre des Certitudes admirables

s’adressait à quelqu’un qu’elle ne connaissait que peu, par un achat


de poisson. Il faut retenir aussi qu’elle a retrouvé tout de suite après
la mort, la nette conscience d’être Mme Arondel. Peut-être est-ce à
cause de l’urgence du cas, car elle a de la peine à se croire morte et
voudrait qu’on revienne de cette erreur.
Il y a des cas où le mort, dans la minute qui suit sa mort, est
transporté dans son double auprès d’une personne dont il désirait la
présence. C’est comme un effet mécanique. Mais d’ordinaire, dans
la plupart des cas observés, il y a un délai de quelques heures, qui
doit être un délai de sommeil. Ce délai est quelquefois d’une longue
durée.
On ne peut en calculer la moyenne. Car l’observation, et encore
est-elle incertaine, ne porte que sur les cas de morts qui se mani-
festent. Or, ils forment sur les humains qui meurent, c’est-à-dire sur
la totalité absolue de l’humanité, une exception infiniment rare.
*
*    *
La grande différence qui sépare les êtres après la mort, ce qui fait
la diversité de leur destinée, est leur degré de conscience.
Le pouvoir d’être conscient est la richesse inaltérable, le trésor
inséparable de l’âme. Mais la conscience d’après la mort n’est pas la
même que celle de la vie physique où conscience et intelligence sont
presque synonymes. Cette conscience dont la possession donne la
supériorité comporte une part de pureté et une part d’amour. L’ab-
sence de désir lui est nécessaire. Par conséquent, plus l’homme
meurt détaché, plus il est conscient, plus il voit et il sait dans l’au-de-
là. S’il porte en lui des motifs de haine, même s’il leur attribue un

– 139 –
Le Livre des Certitudes admirables

caractère sublime comme pour la haine qu’engendre l’amour de là


patrie ou d’une église particulière, ces motifs de haine se traduiront
en aveuglement et en ténèbres.
L’élargissement démesuré de la conscience est le signe de l’épa-
nouissement de l’être préparé à la vie de l’au-delà. Mais il n’est pos-
sible que pour celui qui n’est pas retenu.
*
*    *
L’erreur d’une foule de gens est de considérer que tout ce qui
peut leur venir de l’au-delà, signes ou communications, est d’une
vérité absolue. Or, le monde où se trouvent les humains après le pas-
sage de la mort peut être appelé le monde de l’illusion et la vie phy-
sique est pour lui ce que le reflet du miroir est à la réalité.
Les êtres qui s’y trouvent ne sont guère que des êtres inférieurs et
le fait qu’ils sont avides de communiquer avec la terre au moyen de
médiums est le signe de leur extrême ignorance. L’objection qu’ils
sont rappelés par le désir d’être auprès de ceux qu’ils ont aimés n’est
pas valable. Ceux qui ont atteint un certain développement se
trouvent communiquer naturellement avec les êtres de leur choix
mais c’est dans la mesure où ils en ont atteint l’élément supérieur.
Beaucoup d’humains sont unis d’un étroit amour purement physique
qui s’éteint avec la forme, l’unique expression de cet amour.

– 140 –
Le Livre des Certitudes admirables

LE PROBLÈME DE L’INCINÉRATION

I l n’y a aucun doute qu’après la mort, on est délivré des souf-


frances relatives au corps. Cependant certaines appréhensions
se sont élevées relativement à l’action du feu et à l’incinération dans
un délai trop court après la mort.
Chez tous les peuples de l’Orient où l’incinération est pratiquée
comme un rite religieux et très ancien, elle n’a lieu qu’après plu-
sieurs jours, une semaine environ. Certains peuples de Malaisie
élèvent ce délai à plusieurs semaines. On attend aussi longtemps à
cause de l’irrégularité du temps que le double prend à sortir de l’en-
veloppe physique. Il convient de le laisser s’en dégager sans le trou-
bler. Or, la brusque destruction du corps par le feu produit une cer-
taine précipitation dans ce dégagement.
Pourquoi ? En principe, les éléments physiques n’ont aucune ac-
tion sur le composé immatériel dont sont faits les doubles. Mais le
feu n’est qu’à demi matériel puisque nous le voyons sortir de notre
monde pour rentrer dans un autre et que son essence nous échappe. Il
faut craindre cette puissance subtile et inconnue qui, d’après la lé-
gende théologique, consume un grand nombre de doubles dans l’en-

– 141 –
Le Livre des Certitudes admirables

fer.
Puis, à part le délai, il y a une différence entre l’incinération sur
un bûcher, parmi les souffles de l’air et l’influence directe du soleil
et la misérable et rapide consomption, dans un four étroit.
L’habitant des régions occidentales de la planète est obligé de
choisir entre la lente décomposition dans un cercueil et la crémation
conçue par l’ignorance.
La destruction immédiate du corps a l’avantage de priver le mort
de ce point d’appui terrestre auquel il est accoutumé. Malgré lui il y
revient et la Kabbale juive prescrivait aux familles des morts de ne
pas se rendre sur les tombes pendant l’année entière qui suit la mort
pour ne pas ajouter par leur présence à l’attraction déjà assez grande
de la forme. Mais pour les morts ignorants et désemparés cette at-
traction est un secours et cette dépouille décomposée est un misé-
rable appui, mais un appui. Il faudrait connaître exactement le degré
de misère et d’ombre qu’atteignent les hommes les plus dépourvus
de connaissance.
D’après certaines communications c’est une cruelle douleur pour
les morts errants que la vue de leur ancien corps et on comprend
l’amère curiosité qui les pousse à aller voir à quel point il en est de
sa marche immobile vers le néant. L’amour personnel de soi-même a
sa douloureuse réaction immédiate. Heureux ceux qui n’ont pas gar-
dé avec la terre perdue, ce redoutable point de contact !
La sagesse serait donc de demander l’usage du four crématoire,
malgré la tristesse glacée de sa salle de pierre et son morne cérémo-
nial, malgré l’apparition du squelette après sa lutte avec le feu, mal-
gré la tige de fer qui le brise et les grands coups indifférents du fonc-
tionnaire de la mort, pour le réduire en poussière, malgré la tristesse
– 142 –
Le Livre des Certitudes admirables

des urnes mortuaires, dans la brume éternelle du Père Lachaise.


Mais comment oublier ceci que je reproduis en entier du livre de
Flammarion ? C’est un récit de Mme Adam, célèbre jadis comme
écrivain et personnage parisien :
« J’avais, dit-elle, cette habitude de ne jamais sortir le soir sans
jeter un coup d’œil rapide sur les dernières nouvelles du Temps. Or,
ayant déplié le journal avant de me rendre chez la duchesse de Po-
mar, qui nous avait promis un médium étonnant, je fus frappée par
l’annonce de la mort de Mme Blavatsky, qui me sembla imprimée en
caractères énormes. Je n’y attachai pas autrement d’importance et je
me rendis à la soirée. »
« Nous nous installions ; un assistant prend l’alphabet et appelle
les lettres. On frappe, et le nom frappé est Blavatsky. »
« — C’est impossible, s’écria la duchesse, je l’ai quittée il y a
trois jours. »
« Je garde le silence », le médium insiste ; Mme Blavatsky re-
vient et dicte : « Je suis morte, j’ai laissé un testament au colonel
Olcott, où je demande à être incinérée. Or, l’incinération, telle qu’on
la pratique aux Indes, en plein air, est conforme aux prescriptions
religieuses, mais ici on la pratique dans un four, et elle fait perdre la
personnalité psychique. Je vous supplie d’écrire au colonel Olcott de
ne pas me faire incinérer, bien que je pressente que vous n’y réussi-
rez pas. Toutefois, j’ai tenu à vous dire cela pour sauver une âme,
celle de Mme Adam, qui a fait, il y a quinze jours, un testament dans
lequel elle demande à être incinérée elle aussi. »
« — Et c’était vrai ! »
« — Rigoureusement, et alors qu’aucune des personnes présentes
ne pouvait être au courant de ce détail ».
– 143 –
Le Livre des Certitudes admirables

L’incinération « fait perdre la personnalité psychique », d’après


Mme Blavatsky, ou plutôt, ce qui est bien différent, d’après une
communication de Mme Blavatsky transmise, autrefois, par un mé-
dium dont le nom n’a pas été conservé. Mme Blavatsky, de son vi-
vant, en pleine connaissance, avait demandé à son ami Olcott de la
faire incinérer, même à Londres. Et voilà qu’à peine morte elle dé-
couvre que sa personnalité psychique est mise en danger par un feu
trop brusque. D’où a bien pu lui venir cette connaissance tardive ?
Cette communication incertaine jette une ombre sur la certitude
de ceux qui avaient décidé du sort de leur dépouille après leur mort.
Certes, un four crématoire ne peut détruire une « personnalité psy-
chique » surtout si l’on entend par là ce qui subsiste de l’être humain
après la mort. Mais l’on peut supposer que Mme Blavatsky voulut
dire autre chose, que venait de lui apprendre l’expérience person-
nelle de la mort, et que cette autre chose fut, comme il advient sou-
vent, incomprise et mal transmise par le médium.
De la terre ou du feu, que doit choisir l’homme d’Occident ? La
véritable solution, dans l’incertitude, est de s’en remettre à la loi de
sa race et de son pays. Même si elle a été fixée par une millénaire
ignorance, la dure loi perd de sa rigueur du fait qu’elle est supportée
par tous les hommes. Nous sommes faits d’eau et de terre. Nous re-
tournons à la terre et à l’eau, pour la partie de nous-mêmes qui fut la
plus périssable. Qu’elle soit en paix dans l’eau et dans la terre !
Notre être véritable n’a plus connaissance de ses transformations. Il
doit oublier le plaisir tiré de la chaleur et de l’attraction de sa forme.
Plus haut et plus loin il doit chercher sa lumière et se dire que le che-
min de l’homme, sur les routes inconnues, sera éternellement jalonné
par le regret des bonheurs perdus.
– 144 –
Le Livre des Certitudes admirables

RÉINCARNATIONS
PROCHES ET LOINTAINES

L es hommes sont divisés en deux parties sur le problème de la


réincarnation. L’Orient y croit dans son ensemble et l’Occi-
dent n’y croit pas. Certains peuples primitifs y croient et d’autres n’y
croient pas. Parmi les gens que l’on rencontre, il y en a qui disent
avoir la conviction de la réincarnation d’une façon innée, profonde et
que dès que cette théorie a été exprimée pour la première fois devant
eux, ils y ont adhéré, malgré leur religion, avec la certitude de ne pas
se tromper. D’autres hommes ont, d’une façon aussi innée et pro-
fonde, la certitude absolue qu’il n’y a pas de réincarnation. Parmi les
spirites qui appuient leur conviction sur des communications venues
de l’au-delà, les uns, généralement les spirites anglais, ne croient pas
à la réincarnation, les autres, généralement les spirites français, la
considèrent comme certaine. À ces deux catégories de spirites on
peut objecter que les morts ne sont pas plus infaillibles que les vi-
vants, et qu’il n’y a aucune raison pour qu’ils aient pu trouver la so-
lution de ce problème dans le monde où ils se trouvent.
Tant de divergences font que, pour fixer sa conviction, les excep-
– 145 –
Le Livre des Certitudes admirables

tions sont déroutantes, les recoupements difficiles. La loi du retour


sur la terre est celle qui comporte le plus de modalités diverses. Elle
est surtout difficile à comprendre et se refuse à une règle générale
parce que la variété de ses cas s’exerce sur de grands intervalles de
temps.
L’on est stupéfait de la force d’une puce susceptible de sauter à
une distance supérieure à une centaine de fois la longueur de son
corps tandis que le saut normal d’un insecte, d’un oiseau, ou d’un
homme ne dépasse pas trois ou quatre fois cette longueur. C’est dans
l’élan que prend la puce qu’est la cause d’une performance aussi
extraordinaire. Ainsi, un homme extrêmement borné et avide de plai-
sirs ne prend qu’un petit élan et revient sur la terre après une ou deux
fois la longueur de sa vie. Mais un sage, avide de pensée pure, puise
dans sa méditation un élan analogue à celui de la puce et est projeté
à une distance qui égale des centaines de fois la durée de sa vie.
Quand il réapparaît, le souvenir de son rayonnement, si toutefois il
en a eu un, ce qui n’arrive pas toujours au sage, est oublié.
Notre expérience ne porte que sur une faible durée de temps.
Nous ne savons rien du caractère des hommes qui ont vécu dans un
passé lointain et reprennent forme parmi nous. Nous ne pourrions
donc expérimenter que sur les hommes médiocres qui, partis avec
une idée fixe de satisfactions sensuelles, reviennent presque aussitôt,
dominés par le goût du plaisir, à peu près semblables à ce qu’ils ont
été, porteurs de la même dose de vanité, d’avarice, d’égoïsme. Or
une expérience limitée aux éléments inférieurs est pour ainsi dire
nulle.

– 146 –
Le Livre des Certitudes admirables

*
*    *
Le retour sur la terre où s’exercent les effets des causes qu’on a
engendrées est considéré par certains comme une forme de la justice.
Justice bien imparfaite ! On subit les effets et on n’a pas la mémoire
des causes ! Et celui qui subit les effets est souvent un personnage
très différent de celui qui a engendré les causes ! Du reste, considé-
rerions-nous que c’est justice de nous rendre à soixante ans, une
gifle que nous avons donnée à un de nos camarades quand nous
avions quatre ans ? Mais il est vain de rechercher la justice dans la
nature si nous restons à notre échelle et n’arrivons pas à nous placer
à la mesure de l’échelle divine.
Nous pouvons entrevoir combien l’ignorance de ce que furent
nos vies anciennes est indispensable à nos âmes primitives et à
l’équilibre qui les régit. La vie ne serait qu’une suite de vendettas.
Le passé aurait une importance démesurée. La place qu’il tient est
déjà bien assez grande. À tous les tournants de l’existence on se rend
compte de l’importance de l’oubli. On dirait qu’il a été volontaire-
ment jeté sur les choses avec un art savant, comme un grand voile
dont la main de l’artiste a arrangé les plis, pour que l’étoffe fût
épaisse en certains endroits, transparente à d’autres.
*
*    *
La réincarnation est une croyance populaire qui correspond à une
vérité fondamentale. Elle ne peut se prouver d’une manière précise
et on ne peut en tirer aucune donnée certaine. Il y a, surtout en
Orient, une foule d’histoires où des enfants font preuve d’étranges

– 147 –
Le Livre des Certitudes admirables

souvenirs leur permettant de reconnaître des lieux et des hommes


avec lesquels ils ont vécu dans une existence passée. Ces existences
sont, en général, très récentes et pourraient faire penser, si on les
prenait comme indication, que l’on revient sur la terre presque im-
médiatement. D’autres récits témoigneraient, au contraire, d’une ab-
sence beaucoup plus longue.
La seule tentative d’étude logique de la réincarnation, si toutefois
elle est susceptible d’étude logique, fut faite par le colonel de Ro-
chas sur un certain nombre de sujets qu’il magnétisait. Une fois ses
sujets endormis il les obligeait à rétrograder dans leurs souvenirs et à
faire une narration succincte des principaux événements de leur vie.
Les sujets, sous l’effet du sommeil magnétique, relataient avec sin-
cérité ce qui leur était arrivé de saillant et il était possible de le véri-
fier. On passait de la 61ᵉ, à la 4ᵉ, puis à la 1ʳᵉ année de la vie. Les su-
jets déclaraient alors ne plus être rien. Les passes magnétiques conti-
nuaient et ils disaient se trouver dans le gris puis se souvenir d’avoir
eu une autre vie qu’ils décrivaient, puis une autre. Certains sujets
bégayaient en arrivant au moment de l’enfance et l’un d’eux-mêmes,
pendant la période où il était censé « rentrer dans le sein de sa mère,
se repliait sur lui-même, les bras au corps, les poings sur les yeux »,
dans l’attitude qu’ont les enfants pendant la période fœtale. Ces phé-
nomènes étaient de bon augure pour la réussite de l’expérience.
Les sujets du colonel de Rochas ont donné beaucoup de détails
sur leurs vies anciennes. Beaucoup de ces détails étaient contrôlables
puisque parmi les vies dont le récit fut fait, même assez minutieuse-
ment, il y eut quelques personnages célèbres, notamment le cardinal
de Belzunce. Ce serait un puissant et même un définitif argument si
tout avait été confirmé. Il n’en est rien. S’il y a parfois des choses
– 148 –
Le Livre des Certitudes admirables

vraies, il y a une grande part de mensonge. Il semble même impos-


sible de faire la part du vrai et du faux et on distingue une certaine
prédominance du faux sur le vrai.
La réincarnation, comme la plupart des problèmes essentiels qui
tourmentent l’homme, ne peut pas être prouvée d’une manière abso-
lue. On dirait qu’une volonté habile, grâce à un arrangement ingé-
nieux régissant le rapport des faits et de notre esprit, a voulu qu’une
certaine incertitude la recouvrît et que chacun fût obligé de faire la
conquête de sa croyance.
Mais si l’homme dont les instincts sont simples et la vie inté-
rieure à peu près nul revient promptement sur la terre, celui qui a
retrouvé sa véritable vie dans le monde de la pensée et a su s’y trans-
former, ne retourne au monde physique qu’après des durées im-
menses ou qui nous paraissent telles. Et il est alors si différent de ce
qu’il a été que ce n’est, pour ainsi dire, pas lui qui revient. Le pou-
voir transformateur inhérent à tout ce qui existe dans la nature a une
action d’autant plus grande qu’il s’exerce dans le monde spirituel.
Dans notre vie physique même où la forme déguise le changement,
un homme intelligent peut être très différent au bout de quelques
années. Un minéral est semblable à lui-même après mille ans écou-
lés.
Une grande faculté d’amour donne le même résultat, au point de
vue de la transformation, qu’une intelligence très développée. Le
curé d’Ars et Ramakrishna rejoindront Platon et Plotin. Et l’on peut
envisager, après des millénaires écoulés, une époque plus heureuse
où ces grands hommes reviendront ensemble sur la terre.

– 149 –
Le Livre des Certitudes admirables

LE DURCISSEMENT DE L’ÂME

L ’acquisition de sentiments élevés et d’une certaine supériori-


té morale amène un affaiblissement du corps, si ce n’est une
maladie. On ne voit pas toujours la corrélation et l’on conclut à une
coïncidence. On peut dire que plus l’esprit s’élève plus le corps dé-
périt.
L’homme ordinaire vit dans une glorification constante de ses
besoins physiques. S’il mange beaucoup, s’il boit avec excès, c’est
avec l’admiration de lui-même et des fonctions qui permettent ces
grandes absorptions. Il en est de même pour les plaisirs sexuels qui,
dans certains cas, deviennent même une religion. À partir du mo-
ment où il considère son corps comme un véhicule grossier,
l’homme prive ce corps d’un appui spirituel et si le changement est
brusque il y a désorganisation dans le corps à qui on a enlevé tout à
coup sa noblesse. Mais le corps est malléable et si on l’y habitue de
bonne heure il se résigne à recouvrir modestement une âme ascé-
tique aussi bien que celle d’un glorificateur orgueilleux de la vie.
L’affaiblissement du corps à la suite de l’élévation de l’esprit
porte en lui-même de grandes compensations. À bien regarder la vie

– 150 –
Le Livre des Certitudes admirables

on s’aperçoit que rien n’est rare et difficile comme le progrès de


l’esprit. Combien peu d’hommes se développent en vieillissant ! Il y
en a chez lesquels on voit grandir une charmante bonté au moment
où leurs facultés intellectuelles commencent à baisser. Et encore
sont-ils très peu nombreux ! Mais bien moins nombreux encore sont
ceux qui deviennent à la fois meilleurs et plus élevés spirituellement.
Il y a, quand on considère que sa vie est terminée, une totalisation
des efforts accomplis, totalisation qui se réalise dans le caractère et
produit quelque chose d’amer, résultat de l’orgueil inassouvi.
L’étude des vieillards fait penser que le nombre des hommes qui se
perfectionnent durant leur vie est absolument infime. Et sur cette
minorité la plupart n’ont, comme progrès, comme bénéfice après de
longues années d’expérience que cette facile et charmante bonté dont
je viens de parler.
Le durcissement de l’âme vient quelquefois, surtout chez les
femmes, d’une façon très précoce. Sa cause principale est le manque
d’exercice donné à l’intelligence. Une autre cause est la déception
causée par la venue imprévue de la vieillesse et par ses premiers ef-
fets que l’on trouve affreux.
Et pourtant les dernières années de la vie devraient être une pré-
paration à l’état qui suit la mort. Si nous voulons nous développer
après la mort, il faut que la cause de ce développement ait été géné-
rée dans la vie physique. Chaque homme, en vieillissant, devrait
avoir le souci, non seulement d’éviter le durcissement de l’âme, mais
encore de se donner une manière de jeunesse dont l’épanouissement
ne commencerait qu’avec la dissolution du corps. C’est comme un
élan qu’il faut prendre et qui vous projette d’autant plus loin qu’il a
été plus grand.
– 151 –
Le Livre des Certitudes admirables

Mais combien sont peu nombreux les vieillards à l’âme adoles-


cente pour qui, après la mort, tout sera heureuse découverte et beauté
nouvelle !

– 152 –
Le Livre des Certitudes admirables

DANGER DE LA BÊTISE

A ussi loin que je remonte dans mes souvenirs, je vois que


j’ai souffert de la bêtise et de la grossièreté humaines —
Lorsque j’étais enfant, au lycée, j’en étais totalement prisonnier. Bê-
tise et grossièreté s’exercent dans l’enfance et l’adolescence avec
plus d’acuité qu’ensuite, bien qu’on y participe toujours dans une
certaine mesure par l’ignorance de la jeunesse. Il me fallait déployer
des ruses pour ne pas en être victime. Plus tard, ces éléments doulou-
reux de la vie prirent un caractère spectaculaire, devinrent des causes
de gaîté.
Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, fait dire à Bouvard, quand il
commence à vieillir, que c’est un don cruel de voir la bêtise et d’en
souffrir.
En avançant dans la vie on prend conscience de la puissance de la
bêtise et de son caractère indéracinable. On la contemple sur des vi-
sages immobiles où elle se reflète inexorablement. Il suffit de se pro-
mener dans une rue pour que la bêtise fasse sentir sa présence dans
certains regards, dans des bouffissures de faces, dans des outrecui-
dances de démarche. Et un jour, par le fait de quelque grâce divine,

– 153 –
Le Livre des Certitudes admirables

on reçoit le don de la voir, même quand elle s’abrite sous des


masques qui simulent habilement la profondeur de la pensée.
Même quand on jouit de la bêtise en s’en amusant, elle demeure
dangereuse. Elle agit sur vous, sans qu’on s’en aperçoive, en vertu
d’une mystérieuse communication. Un acte intelligent surprend et
choque tout d’abord. On n’est pas tenté de l’imiter. L’acte normale-
ment stupide invite à être reproduit. Il s’appuie sur certains carac-
tères raisonnables qui lui donnent l’approbation des hommes
moyens.
La bêtise profonde qui est la négation de l’effort vers le mieux
n’est pas très éloignée de la haine. Dans une réunion d’hommes ap-
pelés à vivre ensemble, au service militaire par exemple, ou dans
l’agglomération que forment les passagers d’un bateau, on dirait que
l’intelligent dégage une odeur spéciale qui le fait reconnaître et
cause un certain dégoût aux hommes médiocres qui l’entourent.
Il faut une grande sérénité d’âme pour jouir du caractère comique
de la bêtise sans en souffrir. Dans la vie quotidienne elle se présente
toujours sous un aspect hostile, mêlée de mal. Elle n’est jamais à
l’état pur et quelquefois elle donne à l’esprit une hantise doulou-
reuse.
On ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il adviendra après
la mort quand on aura perdu l’enveloppe protectrice du corps, dont
la gravité, l’aspect austère ou important est un préservatif de certains
contacts. Mais cette défense repose sur l’ordre social. Qu’arrivera-t-
il quand il n’y aura plus d’ordre social ? Ne sera-t-on pas désarmé
devant ces puissances que sont la bêtise et la grossièreté ?
Certains explorateurs médiumniques de l’au-delà ont parlé d’in-
jures reçues et de la souillure provenant de créatures inférieures. Il
– 154 –
Le Livre des Certitudes admirables

est nécessaire de songer à se protéger de ces injures et de ces


souillures en fourbissant une cuirasse spirituelle, une intangible en-
veloppe de pensées élevées. Le défaut de la cuirasse, le point par
lequel on pourra être atteint sera le point de contact par similitude
que l’on aura avec les créatures basses. Les semblables s’attirent
dans l’au-delà avec bien plus de force que sur la terre. On sera
souillé dans la mesure de sa propre souillure intérieure.
Nous sommes certains que dans l’au-delà, les formes charnelles
sont absentes. Les âmes privées de leurs enveloppes ne peuvent plus
rien déguiser et on les voit telles qu’elles sont, dans leur totale nudi-
té. Sous quelle apparence hideuse doit-on percevoir la bêtise ? Tel
être qui s’est présenté sur la terre avec une forme sculpturale, un vi-
sage pur et délicat, aura perdu cet aspect et ne sera plus qu’une cari-
cature impossible à reconnaître. La beauté provient là de l’intelli-
gence, de l’élévation des sentiments, de la rayonnante bonté. Un
vieillard, d’apparence grotesque, qui aura cultivé le don d’aimer,
sera resplendissant de lumière spirituelle et une belle jeune fille,
pleine d’égoïsme et de désir physique, ne formera qu’une masse de
ténèbres.
C’est ainsi que les premiers seront les derniers et sans doute pour
peu de temps, car les uns et les autres seront appelés à rejoindre des
mondes différents, selon leurs capacités de s’accorder avec ces
mondes.

– 155 –
Le Livre des Certitudes admirables

LA SAGESSE

Q uand j’ai entrevu pour la première fois la sagesse, à la clarté


de la lampe et dans la fumée d’une cigarette, j’ai cru que sa
forme n’était faite que d’un nuage et j’ai soufflé pour le dissiper. Car
un vieux préjugé me faisait penser qu’il y avait un étroit rapport
entre la sagesse et l’ennui.
Et puis, j’avais toujours rendu un culte secret à la folie. Je pensais
toujours à cette parole de Gœthe : « N’écris rien sans y mettre un
grain de folie ». Et je croyais naïvement que la sagesse et la folie
sont irrémédiablement opposées.
Celui qui a rendu un culte à la folie ne peut jamais oublier cette
divinité à peine divine, cette joueuse de flûte toujours un peu ivre,
cette charmante danseuse sans vénalité. Pourquoi l’oublier, du
reste ?
La sagesse s’est présentée à moi avec un sourire dont la douceur
m’était inconnue. J’ai cru d’abord qu’elle ne faisait que passer et
qu’il ne pourrait y avoir de rapport étroit entre elle et l’ancien enfant
vieilli que j’étais, car j’avais perdu le prestige qui s’attache à la jeu-
nesse et j’en avais gardé les défauts.

– 156 –
Le Livre des Certitudes admirables

Elle est demeurée et c’est peu à peu que j’ai compris l’attrait que
dégageait sa présence. Elle ne m’a jamais donné une indication pré-
cise, jamais elle ne m’a dit d’accomplir une action plutôt qu’une
autre. Elle excellait à me montrer les affinités diverses des choses,
leurs rapports mutuels et comment elles se neutralisent les unes les
autres par des enchaînements inéluctables. Le mal naît du bien et le
bien du mal me disait-elle et il y a un bien et un mal différent pour
chaque homme dont chacun doit découvrir en lui la mesure et la
règle. Elle me révéla les harmonies secrètes par lesquelles commu-
niquent, sans le savoir, les créatures des différents règnes. Elle me fit
comprendre le mal que la colère cause à l’âme, même si elle est légi-
time, l’importance du silence et de la solitude. Par elle, je connus
mon insignifiance et mon caractère illusoire, le peu d’importance des
événements humains et de quelle qualité devait être mon espérance
par rapport à la seule réalité qui est esprit.
La sagesse a été pour moi la délivrance. Je croyais avoir détruit
les préjugés qui enchaînent l’homme. Mais non, j’étais leur captif à
mon insu. Il y a des préjugés qui, semblables en cela aux plus hautes
vertus, ont le don merveilleux d’être invisibles et, grâce à ce don,
déguisent leur stature et leur laideur et vous tiennent avec des
chaînes qui n’ont pas de poids.
Elle m’a appris la vanité des amours, l’erreur de croire sacrés les
devoirs humains, le caractère risible de ce qui fait pleurer, les larmes
de la gaîté, la fausse importance attribuée à la famille, à la patrie et à
certaines images des Dieux. Elle a ôté le voile, résolu en partie les
énigmes, révélé les sens successifs.
Il y a un âge de la vie où les espérances qui vous soutenaient
s’évanouissent, les unes parce qu’elles se réalisent, les autres parce
– 157 –
Le Livre des Certitudes admirables

qu’elles sont si lointaines qu’elles ne pourront se réaliser. Le corps


n’a plus la même faculté de jouir et une aspiration au plaisir se tarit
dans l’âme mystérieusement. Les amitiés fléchissent, ceux qu’on
aimait deviennent distraits, occupés ou vieillissants, on découvre, par
expérience, la grande solitude de l’homme.
C’est alors que tu es venue, ô sagesse ! Certes, la manière de
vivre que tu prescris n’est pas dépourvue de mélancolie. Les plaisirs
et les amitiés gardent toujours du prestige. Ainsi, certaines soies,
finement tissées, ont une beauté nouvelle à mesure qu’elles se
fanent. Mais cette mélancolie va s’atténuant et elle se change en une
sorte de sérénité pleine de douceur. Tu es comme une lampe qui ne
jetterait qu’une lumière diffuse mais qui devient plus éclatante à me-
sure qu’on la regarde plus longtemps.
O sagesse ! il faut être au déclin de la vie pour comprendre que la
folie est ta sœur et que vous vous donnez la main par dessus la vie de
l’homme. Grâce à toi s’unissent les différentes manières de com-
prendre les aspects des choses. La perte de la jeunesse devient moins
douloureuse, l’ingratitude des êtres chers n’est plus qu’un phéno-
mène normal du caractère humain, certaines beautés qui s’éloignent
sont remplacées par d’autres beautés qui ont dans l’âme des racines
plus profondes. On a le pressentiment du monde nouveau qui se dé-
couvrira de lui-même un peu plus tard. O sagesse ! tu transmues l’or
du bonheur, tu rends les rêves perdus, mais tu leur as donné des ailes
pour s’en aller bien au-delà des cieux humains.

– 158 –
Le Livre des Certitudes admirables

LA MATÉRIALISATION DE LA TERRE
ET LE SALUT

L es anthropophages sont moins nombreux et il y a des hôpi-


taux qui n’existaient pas au temps de Socrate, mais la mé-
diocrité spirituelle est devenue plus répandue sur la terre et elle va se
développant.
Ce qu’on appelle progrès n’est qu’une apparence qui réside dans
la manière de comprendre le bien-être. Mais ce qui fait l’homme
meilleur, non seulement ne se développe pas, mais décroît chaque
jour. L’exemple le plus frappant est cette conception moderne qu’ont
maintenant tous les esprits qu’il est légitime et bon de s’entretuer
pour une idée nationale. L’antiquité ne connaissait rien de tel.
Le développement des sciences qu’on appelle la civilisation, la
facilité aux mathématiques, les connaissances du monde physique et
l’habile maniement de quelques-unes de leurs lois ne sont qu’une
application limitée et pratique de l’intelligence. C’est bien peu de
chose à côté de la méconnaissance absolue de la vie divine. Du reste,
même dans ce domaine, tous les principes, ou presque, avaient été
donnés par les savants et philosophes de l’antiquité.
– 159 –
Le Livre des Certitudes admirables

On dirait qu’il y a eu à l’origine une puissante source spirituelle


qui a alimenté les âmes et que cette source est allée en se tarissant. Il
y avait, jadis, d’immenses communautés d’hommes dont tous les
efforts étaient tournés vers le développement de l’esprit. Les Essé-
niens, les Thérapeutes en Égypte et en Syrie, avaient des groupe-
ments réunissant des milliers d’adeptes. Il en était de même pour les
Druides dans les Gaules. Les Indes, le Tibet, la Chine étaient cou-
verts de monastères d’hommes et de femmes qui subsistent encore
aujourd’hui, quoique moins nombreux. Le Moyen Âge a vu d’in-
nombrables couvents en Europe. Mais toutes ces réunions d’hommes
mystiques vont diminuant. Les optimistes ont beau affirmer que le
monde est rempli d’êtres excellents et de bonne volonté, on ne peut
nier qu’un courant terrible et régulier ne fasse évoluer l’humanité
vers le développement des jouissances matérielles aux dépens de
l’esprit. Et l’extension d’une culture moyenne n’est qu’une illusion
rassurante, car la culture est presque toujours le contraire de la spiri-
tualité.
Pourtant les spirituels d’autrefois auraient dû revenir. Nous de-
vrions les retrouver. Or, nous n’en voyons pas trace, à part quelques
rares exceptions. Il faut supposer, ou bien que des milliers d’années
sont nécessaires pour le retour dans un nouveau corps, ou bien qu’en
vertu d’une loi qui nous échappe, la plupart s’étaient trouvés à un
niveau qui ne permettait plus la réincarnation.
Le Bouddha a dit que la moindre parcelle du désir de vie faisait
revenir dans une forme de la vie terrestre et qu’il fallait anéantir tota-
lement le désir si l’on voulait échapper à l’incarnation. Mais il n’a
peut-être pas tenu compte des incarnations possibles dans d’autres
mondes où les conditions sont différentes et moins matérielles. Ces
– 160 –
Le Livre des Certitudes admirables

mondes sont peut-être accessibles à des âmes qui, sans avoir totale-
ment tué le désir sont toutefois partiellement détachées. D’ailleurs le
Bouddha a pu le dire sous la forme d’enseignement secret et cet en-
seignement ne nous est pas parvenu. La diversité de la nature est
infinie et c’est la méconnaître que de limiter à la terre l’expérience
de l’homme. La distance n’existe pas pour l’esprit une fois qu’il est
dépouillé de ses enveloppes. Pourquoi ne rejoindrait-il pas des
mondes aussi invisibles que lui-même ? La puissance accordée au
désir vient à l’appui de cette hypothèse. Celui qui, avant sa mort, a le
désir intense et conscient de ne pas revenir sur cette terre dont il re-
jette les formes de vie avec le meilleur de lui-même, doit être projeté
ailleurs en vertu du pouvoir du désir.
Si le désir de vivre ramène sur la terre, un égal désir de n’y pas
vivre doit en éloigner.
La matérialisation de notre terre est une certitude d’ordre scienti-
fique. À mesure qu’elle se matérialise un certain nombre d’éléments
spirituels qui ne peuvent plus s’accorder avec elle sont rejetés.
Quand, arrivée au terme de son évolution, elle ne sera plus qu’un
bloc gelé, une lune morte, nous imaginons volontiers qu’aucun
souffle d’esprit n’évoluera plus sur elle. L’esprit ne l’aura pas quittée
brusquement. Elle se dépouille peu à peu de ce qui cesse de s’harmo-
niser avec sa densité.
Le salut n’est pas un mot vain. Il appartient à chacun de se sauver
et de sauver ceux qu’il aime. Chacun peut pressentir, en examinant
son propre cas dans le mystère de sa sagesse intérieure, qu’il y a une
mesure de légèreté à atteindre, et qu’arrivé à un certain état de pureté
et de détachement on quitte la terre naturellement, avec l’impossibi-
lité d’y revenir, par une loi analogue à celle de la pesanteur.
– 161 –
Le Livre des Certitudes admirables

Mais alors se pose un problème déchirant. Qu’advient-il de ceux


qu’on aime s’ils sont restés liés quand on ne l’est plus ? Y a-t-il là
une nouvelle cause de douleur pour des séparations mille fois plus
éternelles que celles que l’on avait nommées éternelles dans la vie
humaine. Ou peut-être le détachement nécessaire au départ terrestre
comporte-t-il l’abandon des affections et la parfaite solitude de la
sagesse ? Mais n’y a-t-il pas un suprême égoïsme dans cette trop
parfaite solitude ?
Ou si l’on considère avec raison que l’amour, la solidarité entre
les créatures sont des formes de la supériorité et même les plus
hautes ne faut-il pas avoir un souci constant dans le choix de ses af-
fections et ne se lier qu’avec ses pairs. Ainsi tous les maillons de la
chaîne que l’on forme sont de même qualité.
Mais l’expérience enseigne que celui qui a vécu, aimé et souffert
parmi les hommes n’a pu le faire, sans être lié par l’échange des ac-
tions et des pensées, avec des créatures moins avancées, plus pas-
sionnées, plus susceptibles d’erreurs et de retours en arrière. Va-t-il
être retenu à la terre au moment de s’en échapper par des compa-
gnons inférieurs. Il est lié à eux par la pitié et ce sentiment qui fait
son élévation serait-il cause, sinon de sa perte, du moins de son re-
tard dans le voyage où peut-être on ne peut perdre une existence sans
en ressentir un immense dommage.
D’abord il y a un équilibre dans les sympathies comme en toutes
choses. La solidité du lien qui unit deux êtres dépend beaucoup du
rapport secret de leur avancement spirituel. Nous ne savons rien de
cet avancement. Tel stupide possède à un haut degré ces qualités
invisibles qui dépendent de ce qu’on désigne par un mot vague : le
cœur. Quand une femme dit de quelqu’un : Il a du cœur, cela veut
– 162 –
Le Livre des Certitudes admirables

dire qu’il a une manière de noblesse qui peut se rencontrer même


chez un criminel. La plus haute vertu cache souvent d’indignes bas-
sesses. La réciproque est aussi vraie. Tel maître en vertu ou en
science peut être inférieur à un médiocre qui possède le don de par-
donner l’offense ou d’être heureux au sein de la nature. Le sincère
amour qu’un homme a pour les arbres est le signe d’une supériorité
qui n’est reconnue par personne. En réalité la mesure de la vraie va-
leur ne peut-être mesurée qu’après la mort.
Et puis, une fois qu’une certaine hauteur est atteinte, ce que
l’homme sage aime chez un autre homme c’est ce qui lui correspond
dans la profondeur de son âme et l’apparente à lui. Cela, il ne peut le
perdre et la crainte d’une séparation est vaine. Dans le monde qu’il
va atteindre après la mort et qui est celui de l’esprit pur, il retrouve,
de ceux qu’il aimait, ce qu’il y avait de divin dans leur nature, l’inal-
térable essence de l’être, dont il n’avait connu que la manifestation
inférieure.
Mais la joie d’être réunis sans l’intermédiaire de la forme et sans
la saveur amère de ses imperfections n’est donnée qu’à ceux qui se
sont détachés de la forme pendant le temps où ils subissaient son
poids et sa jouissance.

– 163 –
Le Livre des Certitudes admirables

PLANÈTES SPIRITUELLES

I l doit y avoir des mondes où l’organisation de la vie n’a pas


comme principe la douleur. Que tant de choses soient doulou-
reuses ne paraît ni naturel, ni nécessaire. C’est en somme un mystère
que les femmes accouchent dans la douleur au lieu de le faire en
éprouvant les sensations les plus délicieuses. Les plantes ne
semblent pas souffrir en donnant leurs fleurs et leurs fruits. À me-
sure que les êtres deviennent plus organisés, s’organise une souf-
france proportionnelle à leur complexité, comme si cette souffrance
était la rançon de l’intelligence acquise.
La loi de la vie aurait aussi bien pu s’ordonner, en vertu d’un ar-
rangement primordial, dans le plaisir le plus parfait. Une volonté
intelligente a décidé que la douleur serait le cadre de la vie des créa-
tures. Ou bien la loi est-elle organisée pour que les formes de la vie
soient douloureuses ici et moins douloureuses là ? La succession
d’hivers et d’étés rigoureux qui est une importante cause de souf-
france pourrait être supprimée par un redressement de l’axe de la
planète. Ce serait déjà une amélioration sensible qui doit se produire
dans d’autres mondes.

– 164 –
Le Livre des Certitudes admirables

Par le moyen des télescopes, l’analyse de la lumière et les calculs


de l’astronomie, on arrive à avoir des données sur ces autres mondes.
On sait que l’intensité de la pesanteur est différente sur chacun
d’eux, qu’elle s’exerce avec infiniment plus de puissance sur Jupiter
que sur la terre et au contraire infiniment moins sur Vénus et sur
Mercure. On peut faire alors une déduction simpliste mais logique.
Les êtres vivants sont en rapport avec la matérialité du monde qu’ils
habitent. Ceux qui aiment la matière et ses jouissances sont appelés
par une loi d’affinité vers des planètes où la matière est plus dense.
Ceux qui, au contraire, tendent vers les formes subtiles seront natu-
rellement attirés là où les essences ne seront pas encore durcies et où
l’esprit ne sentira pas le poids de son enveloppe.
Une légende de l’Inde antique, reproduite par la théosophie, dit
que ce sont des êtres de la planète Vénus appartenant à un cycle
d’incarnations plus avancées, qui vinrent jadis sur la terre pour y
porter la semence des vérités primordiales. Ils donnèrent aux
hommes comme présents matériels, le blé pour le pain et l’abeille
pour le miel. Mais ces êtres de Vénus sont repartis ou s’ils sont en-
core là, nous ne pouvons avoir au moyen de nos sens le témoignage
de leur présence.
On a pu reconnaître l’état de densité de la matière des planètes.
Mais il est vraisemblable que les mondes que vont rejoindre les âmes
invisibles des morts, sont aussi invisibles qu’eux. Et il peut y avoir
des incarnations sur des planètes faites d’une matière si ténue qu’au-
cun télescope humain ne peut les percevoir.

– 165 –
Le Livre des Certitudes admirables

MÉTHODE POUR
LE PERFECTIONNEMENT DE L’ÂME

L e but le plus immédiat à atteindre est une parfaite sérénité.


Cette sérénité représente le bonheur le plus sûr que puisse
acquérir l’homme.
Pour cela : Se persuader d’abord du peu d’importance de la vie,
(Trois lignes censurées.)
Dompter ses passions en ne se contentant pas de ne pas les satis-
faire. Mais descendre jusqu’à leurs racines et les extirper de soi, par
un effort quotidien.
Ne jamais perdre de vue le caractère passager du corps et com-
bien sont transitoires et amers les plaisirs qu’il donne.
Être certain que nous avons en nous une perfection spirituelle
dont la contemplation se suffît à elle-même et est une source de bon-
heur, la plus grande que l’homme puisse connaître. Nous l’attein-
drons d’autant plus vite que nous nous dépouillerons de la puissance
du désir.
On se débarrasse de ses défauts en se représentant l’état heureux
dans lequel on se trouve lorsqu’on en est dépourvu. Bien entendu il
– 166 –
Le Livre des Certitudes admirables

n’y a jamais de suppression brusque. Les modifications ne se pro-


duisent même qu’avec une extrême lenteur.
Les blessures d’amour-propre ont leur source dans une concep-
tion de supériorité et d’infériorité de certains hommes sur d’autres.
Si l’on a en soi une balance des valeurs dont le fléau est fait avec une
immuable conception du bien, chaque action y trouve naturellement
son poids et aucune ne peut être une source d’offense. Il faut
construire patiemment cette invisible balance du bien.
Quand la vérité a bien établi son prestige dans l’âme, le men-
songe apparaît comme une telle dérogation à cette beauté immanente
qu’il devient comme une souillure et cesse d’être possible.
L’avarice disparaît d’elle-même dès qu’on a réalisé que les seuls
biens véritables sont spirituels et qu’on augmente cette richesse en
diminuant sa possession des choses matérielles.
La luxure est de toutes les puissances psychiques qui ont de l’em-
pire sur nous, celle qu’il est le plus difficile d’arracher. Sans doute
parce qu’elle est liée à la nécessité originelle de la vie. Il faut consi-
dérer la pensée impure, quand elle se présente avec cette inlassable
ténacité qui lui est propre, sous son aspect universel, cosmique,
comme une manifestation impersonnelle de la nature.
Le désir sexuel perd alors sa séduction, devient une fonction, une
forme de la vie génératrice de l’univers. En se demandant comment
cette imagination impure est venue dans notre esprit, en examinant
son origine et son développement, on la supprime, ou tout au moins
on diminue son importance, par la connaissance détaillée qu’on en a.
Il faut se considérer comme un témoin curieux de ses propres mou-
vements passionnels.
Les pensées mauvaises vis-à-vis des autres hommes, et ce qu’on
– 167 –
Le Livre des Certitudes admirables

appelle les antipathies naturelles, se détruisent par la compréhension


de l’âme d’autrui. Même ceux qui vous font du mal cessent d’être
haïssables si on connaît parfaitement les motifs qui les ont fait agir.
Et si dans ces motifs on ne voit qu’une haine aveugle, il faut en cher-
cher la cause dans leurs tares originelles et le milieu où ils ont vécu.
La compréhension conduit à l’amour par la pitié qu’inspirent les
êtres. Si l’on atteint le plan merveilleux de l’amour de tous, les dé-
fauts pâlissent et disparaissent, comme les ombres, quand le soleil
perce les nuages.
La colère est une sorte de poison transformateur qui a le pouvoir
de changer tout à coup un état d’âme paisible en une série de mouve-
ments désordonnés où la conscience est annihilée. Sa brusquerie est
mystérieuse. Sa puissance vient de ce qu’on s’y laisse aller. Je suis
un homme violent, dit-on avec complaisance. Le poison perd son
action dès qu’on cesse d’admirer ses effets. Un certain degré de pos-
session de soi-même, l’amour et le respect de sa conscience, rendent
impossible l’apparition de cette force destructrice de l’âme.
*
*    *
L’effort vers la perfection comporte une peine, un refrènement
continuel de ses désirs, même de ceux que l’on considère comme les
plus naturels. Est-ce bien utile ? dit une voix. Quelle sera la récom-
pense de cet effort ?
Cette récompense se fait sentir assez rapidement. La domination
du désir entraîne la maîtrise de soi et cette maîtrise procure une joie
constante. Par le détachement on acquiert la liberté.
Le bénéfice de l’effort accompli se réalise au centuple après la

– 168 –
Le Livre des Certitudes admirables

mort. On n’a de conscience après la mort que dans la mesure où on a


défendu et développé sa conscience de son vivant. Or, cette
conscience est nécessaire, car elle est la seule arme qui nous permet-
tra de lutter contre un état qui n’a d’analogie qu’avec l’état de rêve et
dont la durée peut être infiniment longue.
*
*    *
Mais ce qui s’impose à l’esprit, si l’on songe à la nécessité de se
perfectionner c’est que la vie terrestre est le plus mauvais milieu
possible pour un effort vers la perfection. Il semble même que si tout
perfectionnement n’est pas absolument irréalisable, il soit du moins
anormal, exceptionnel et appelé à rencontrer des obstacles presque
insurmontables.
Si l’on jette un regard autour de soi, on voit que la loi primor-
diale, celle qui régit les rapports des êtres, est une loi de mal, qui
veut le triomphe du plus fort, sans aucun souci de justice. La concep-
tion de justice n’apparaît que dans l’homme. Tel est l’exemple donné
par la nature. Elle montre des forces en mouvement, et sur lesquelles
le bien n’a aucune action.
L’exemple donné par les hommes est aussi décevant. L’égoïsme
est le mobile de presque toutes leurs actions. Le désintéressement ne
s’y rencontre qu’à titre d’exception.
La terre ne semble pas être un cadre propice au perfectionnement
de l’homme. Ce serait plutôt un lieu arrangé pour sa déchéance.
Nous sommes dans une sorte d’entonnoir ou le souffle irrésistible du
désir nous entraîne vers le bas.
Mais dans cette sorte de géhenne on est obligé de distinguer une

– 169 –
Le Livre des Certitudes admirables

organisation savante pour nous pousser à la recherche et à l’effort


vers un perfectionnement. La meilleure preuve est dans ce que les
choses sont arrangées de telle sorte que le secret de notre origine et
de notre fin demeure impénétrable. Il a même fallu une habileté et
une ruse très grandes à l’intelligence suprême pour que, par
exemple, on ne puisse prouver d’une façon péremptoire la vie après
la mort et ses diverses modalités. S’il y avait en effet une certitude
éclatante, la vie de chacun serait changée. On discerne dans l’ordre
du monde, une volonté qui nous pousse à chercher la vérité dans la
peine, à acquérir des mérites au prix d’efforts.
L’homme trouve la légitimation de sa lutte pour se perfectionner
dans cette indication que l’on peut qualifier de divine. Il est bien sûr
en se perfectionnant qu’il obéit à la loi supérieure de l’univers.
Le doute est un ennemi si pervers, si quotidien qu’une telle certi-
tude doit être toujours présente pour s’y abreuver à la moindre sé-
cheresse de l’âme.
*
*    *
« L’atman intérieur, dit la formule Brahmanique, est solitaire,
éloigné et à l’abri de la douleur du monde. »
Le plus haut effort vers la perfection consistera à atteindre cette
âme de notre âme. Vivre avec les Dieux, d’après Marc Aurèle,
c’était se rapprocher de son génie intérieur, rendre un culte à cette
émanation du Dieu infini. Pour cela il faut se tenir sur le point le plus
élevé de ses possibilités spirituelles avec le parti pris d’y demeurer.
Là, comme le dit Amiel, « l’âme goûte sa propre substance et y re-
joint la vie universelle de l’esprit, le royaume de Dieu. »

– 170 –
Le Livre des Certitudes admirables

*
*    *
L’illumination du Bouddha, c’est-à-dire l’état qu’il a atteint à un
moment déterminé de sa vie, après avoir longtemps médité dans une
forêt, près de Gaya, est le plus haut état que l’homme puisse at-
teindre. Ce fut pour le Bouddha une réalisation, une vérité qui parut
comme une lumière dans sa conscience et que le langage humain,
disait-il, était incapable de décrire. Atteindre cette illumination équi-
vaut au salut des chrétiens. C’est cela qui doit être l’idéal de perfec-
tion de l’homme.

– 171 –
Le Livre des Certitudes admirables

PROTECTEURS INVISIBLES

Q uelque perfection que l’on ait, il y a un certain égoïsme à ne


songer qu’à son salut personnel. Du reste l’idée de perfec-
tion est inséparable de l’idée d’amour pour ses semblables et par
conséquent d’entraide au point de vue du salut. Les vrais Parfaits
sont ceux qui se refusent à être sauvés seuls, à quitter la terre pour ce
stade postérieur dont nous ignorons les modalités. Leur perfection
les lie à leurs frères plus ignorants.
Mais alors, ils sont autour de nous, ils sont dans l’atmosphère de
la terre, ils sont incarnés dans le tout petit nombre d’hommes excel-
lents que l’on compte parmi les vivants. Comme il y en a peu, de
ceux qui sont visibles et qu’il est possible d’approcher et de
connaître ! Ou peut-être ne se laissent-ils pas voir et accomplissent-
ils à notre insu tout ce qui peut être accompli.
Car les influences spirituelles et qui doivent avoir de grandes
conséquences ne s’exercent d’abord que sur un très petit nombre
d’hommes. Quelques Athéniens seulement écoutèrent les conversa-
tions de Socrate et il n’y eut qu’un nombre restreint de lettrés pour
lire les dialogues de Platon. Jésus n’eut que douze disciples et, de

– 172 –
Le Livre des Certitudes admirables

son vivant, le rayonnement de sa personne fut assez limité pour que


les historiens contemporains ne le mentionnent pas. Peut-être
sommes-nous injustes vis-à-vis de notre époque. L’Inde a eu trois
grands maîtres dans les cinquante dernières années. Deux qui ne sont
plus, Ramakrishna et Vivekananda et le troisième qui est encore vi-
vant, Sri Aurobindo. Mais les hommes d’Occident peuvent objecter
que par suite de la différence de race qui impose une manière de
comprendre différente, ces maîtres demeurent lointains, et inacces-
sibles. En réalité, il ne faut qu’un faible effort pour pénétrer leurs
enseignements et être éclairé par leur lumière. Mais, même parmi les
meilleurs, ceux qui sont capables des efforts les plus suivis pour
avoir des situations ou des richesses ne consentent pas à la plus pe-
tite démarche pour approcher d’un maître.
Il y a des maîtres en Occident, mais ceux qui sont connus et po-
pulaires n’exercent guère leurs bienfaits que dans l’ordre matériel.
Ils ne sont sollicités que pour des guérisons de maladies, des solu-
tions dans des conflits familiaux ou des mariages, et peut-être parce
qu’ils seraient incapables de faire davantage. Ceux qui sont le plus
sollicités de nos jours — et il convient mieux de les appeler saints
que maîtres — sont le curé d’Ars et Thérèse de Lisieux.
Beaucoup de gens prétendent avoir reçu des conseils, des appuis,
naturellement impossibles à vérifier, du curé d’Ars. Il est censé ré-
pondre dans de nombreuses communications spirites. Son rayonne-
ment comme celui de Thérèse de Lisieux, va grandissant. Ce sont
surtout des guérisons que Thérèse de Lisieux opère. Sa sainteté vint
de son amour de la souffrance et du vœu qu’elle forma au moment
de sa mort de « passer le temps de son ciel à faire du bien sur la
terre ». Cette promesse n’a pas été perdue. Des milliers de malades
– 173 –
Le Livre des Certitudes admirables

l’ont invoquée et, quelle qu’en soit la raison exacte, beaucoup ont été
guéris ou tout au moins ont reçu un soulagement à leur mal. La
confiance est peut-être un élément dans de pareils cas. Mais il y a eu
des malades qui ont été guéris sans avoir confiance, par suite de neu-
vaines ou d’invocations faites par leurs proches et dont ils n’avaient
pas connaissance.
Nous voyons souvent la souffrance guérie par la réaction de l’es-
prit sur le corps, notamment par les procédés de la science chré-
tienne. Une méthode semblable peut être employée par des êtres vo-
lontairement actifs dans l’au-delà et qui ont acquis par leur désinté-
ressement et leur pureté un pouvoir bénéfique que n’ont pas les
autres.
Certes, la diminution des maux physiques a une valeur immense
et il faut louer les créatures parfaites qui y consacrent « le temps de
leur ciel ». Mais l’on aimerait savoir qu’il y a, comme en Orient, des
maîtres spirituels, révélateurs de la connaissance et qui peuvent vous
donner des méthodes pour le développement de l’esprit.
Il y a des voies différentes. Thérèse de Lisieux a enseigné le par-
fait amour et la résignation absolue au sein de la plus grande souf-
france. C’est là une voie. Le curé d’Ars a passé plus de quarante ans
de sa vie à confesser. Il ne faisait que cela. Il dormait à peine, courait
à son église pour confesser, ne s’accordait pas de repos et confessait
jusqu’à ce que ses forces le trahissent. Il y avait des jours où il
confessait durant 17 heures. Il devait avoir mesuré la paix que donne
aux âmes l’aveu suivi du pardon. Mais nul doute qu’en vertu de la
force acquise et de l’amour qu’il apportait à la confession, joint à la
certitude de réaliser ainsi sa mission, il ne confesse encore dans l’au-
delà. À ceux qui l’appellent et spécifient que c’est dans un but de
– 174 –
Le Livre des Certitudes admirables

confession, il doit répondre aussitôt. Mais il avait dans la vie le plus


étonnant pouvoir de clairvoyance qu’on ait jamais connu. Il voyait se
dérouler les événements de la vie de ceux qui se présentaient à lui
comme un tableau où le passé et l’avenir n’étaient pas séparés par le
présent. Le pouvoir de clairvoyance doit être démesurément accru
par la suppression de toute barrière physique et ceux qui s’adressent
à lui ne doivent pas craindre de ne pas être entendus.
Mais si nous sommes protégés, comment s’exerce cette protec-
tion ? Elle est comme si elle n’était pas, c’est-à-dire qu’elle n’est pas
visible. Son action n’est efficace qu’en se conformant à l’inexorable
loi de cause et d’effet, exactement comme l’action des vivants entre
eux. Sur le livre du destin sont inscrites les interventions de l’au-de-
là. Elles se manifestent surtout sous la forme d’intuitions subites.
Elles seules peuvent expliquer les brusques changements d’idées, car
elles ne peuvent se produire que dans le domaine de la pensée et
c’est par réaction qu’elles agissent sur la matière, dans les cas de
guérison par exemple.
Qu’il y ait dans le monde invisible, des êtres que leur pureté et
leur effort a fait plus clairvoyants et plus doués de pouvoir, que nous
soyons susceptibles d’en recevoir une aide au moment de notre mort,
c’est là une assurance qui transforme la vie. Les douleurs deviennent
insignifiantes et aisément supportées, il n’y a plus de ténèbres redou-
tables, si nous sommes aimés par des êtres supérieurs, remplis de
mansuétude et répandant autour d’eux la richesse divine de leur
amour.
Que cette certitude ne nous abandonne pas ! Elle est la consola-
tion de toute tristesse, l’enrichissement des heures désespérées. Il n’y
a plus d’âme abandonnée, plus de solitaire perdu. Même celui-là, a
– 175 –
Le Livre des Certitudes admirables

des compagnons divins dont il est aimé.


Chacun dans le secret de son cœur réclame une certitude absolue.
Chacun a la preuve en lui. En raison de l’intensité de la demande, la
réponse se fait jour. Les crises morales rendent l’appel plus ardent et
la réponse plus effective. Et en dehors de la preuve personnelle, il y
a les innombrables témoignages de ceux qui ont su trouver le secret
de la communication et qui tous, ne peuvent avoir menti ou s’être
trompés.
On peut même apporter ce qu’il est convenu d’appeler une
preuve matérielle. On est arrivé à photographier dans certaines
conditions des entités de l’au-delà. Le nombre de ces photographies,
la sincérité des opérateurs, la rigueur des vérifications et des
contrôles ne permet guère le doute. Et une fois, dans une séance faite
à Nice, par le groupe Fiat Lux et où il fut évoqué Thérèse de Lisieux,
un cliché photographique a reproduit son image comme preuve de sa
présence réelle.
Quinze personnes de ce groupe, quinze personnes pleines de re-
cueillement et de foi, étaient présentes et témoignent de la réalité du
fait. Mais ce qui est plus probant même que la moralité des quinze
témoins, c’est que l’image reproduite, le visage et la silhouette, ne
ressemblent pas aux images conventionnelles qu’on voit dans les
magasins d’objets de piété, mais à ce que devait être en réalité,
quand elle vivait, la célèbre amante de la douleur.
Certes, c’est à ceux qui l’ont connue et ont vécu dans son intimité
de se prononcer sur cette ressemblance, si toutefois ils sont capables
de faire abstraction de la faveur ou de la réprobation dans laquelle ils
tiennent les évocations spirites. Mais telle qu’elle est, elle est singu-
lièrement impressionnante par sa simplicité naturelle, son manque
– 176 –
Le Livre des Certitudes admirables

d’effet, sa vérité.
On trouve cette image dans le livre de Raoul Montandon sur Thé-
rèse de Lisieux 22. Mais nous avons une habitude si invétérée d’incré-
dulité pour tout ce qui touche au domaine des choses spirituelles,
que l’idée qu’une créature d’élection morte depuis longtemps a pu
être photographiée dans une séance spirite, nous paraît impossible et
même risible. En tout cas le doute jaillit spontanément si l’on fait le
récit d’une telle expérience et de son résultat.
Je ne connais pas les membres du groupe Fiat Lux et je n’ai ja-
mais assisté à leurs séances. On m’a dit qu’ils étaient totalement dés-
intéressés et je ne vois pas quel pourrait être le mobile qui les pous-
serait à cette tromperie, si ç’en était une. Le mensonge a une sorte de
hiérarchie dans la façon dont il s’effectue et le mal qu’il cause. Ce
mensonge trompant ce que l’âme humaine a de meilleur, serait le
plus affreux qu’on puisse imaginer et seules des créatures tout à fait
perdues pourraient en assumer la responsabilité. Je ne crois pas pos-
sible qu’un aussi grand mal puisse être accompli sans aucun profit.
D’ailleurs un résultat qui me paraît aussi prodigieusement riche
de conséquences admirables n’a pas beaucoup impressionné l’huma-
nité. Je n’ai entendu là-dessus aucun commentaire passionné ni ap-
pris qu’on s’arrachât le livre de M. Raoul Montandon. Ceux aux-
quels je l’ai signalé, et je parle des plus convaincus de la réalité de la
vie dans l’au-delà, se sont contentés de hocher favorablement la tête
et m’ont répondu qu’en somme, c’était bien possible. Je ne parle pas,
bien entendu, des sceptiques qui se contentaient de rire. Ainsi, de-

22 -
Raoul Montandon : Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus Librairie Jehe-
ber, Genève.
– 177 –
Le Livre des Certitudes admirables

puis le commencement du monde, les grands événements se sont


glissés timidement parmi les hommes et personne n’a remarqué
d’abord leur apparition.

– 178 –
Le Livre des Certitudes admirables

CERTITUDE DE JOIE

I l y a une certitude merveilleuse qui suffit à remplir l’âme d’al-


légresse. C’est la certitude que l’essence profonde de toutes
choses est amour et joie.
Tous ceux qui se sont approchés de ce que l’on pourrait appeler
l’esprit de la nature, tous ceux qui ont communié avec un intime et
ineffable élément qu’ils nommaient Dieu, ont attesté qu’ils ont pris
contact avec une béatitude immense dont ils faisaient partie, sans
cependant y disparaître.
Le voisinage de la mer, le silence d’une forêt profonde, la
contemplation du ciel communiquent une sorte d’état d’amour cos-
mique qui va de pair avec une joie sereine et à laquelle ne se mêle
aucune amertume. De même l’amour que l’on éprouve pour un être
humain, même s’il a pour origine une certaine attraction sensuelle,
donne quelquefois une ivresse analogue. On y arrive aussi dans la
solitude et avec l’élan que donne la prière sincère.
Cette certitude embellit la vie, car on peut rencontrer à toute
heure l’allégresse divine. Elle peut fondre sur vous du fond du ciel,
ou plutôt de la nuit intérieure de l’âme. Un soir que nous serons

– 179 –
Le Livre des Certitudes admirables

calmes et silencieux, assis à côté de notre lampe, dans une solitude


sans mélancolie, un soir où toutes nos pensées auront voilé leur vi-
sage et se tiendront immobiles, par la porte qui semblait donner sur
le néant, apparaîtra la force divine. Elle s’emparera de nous sans
nous avoir prévenus, elle nous transformera avec sa beauté et en une
seconde, nous deviendrons un être nouveau.
Mais est-on certain de cette venue ? Elle est assurée si nous y
croyons, car il y a dans la foi une puissante force d’appel.

– 180 –
Le Livre des Certitudes admirables

LES PRÉSENCES

A utrefois j’avais le sentiment d’être seul avec moi-même.


Maintenant je sens que je ne le suis plus. Il y a des pré-
sences autour de moi.
Peut-être ces présences m’accompagnaient-elles déjà au temps de
ma jeunesse et n’avais-je pas la faculté de les percevoir. Peut-être ai-
je à présent, dans une certaine mesure, le pouvoir d’aborder le plan
où elles se tiennent. Ce pouvoir est du reste bien fugitif. Pour en être
conscient, ce n’est pas aux sens qu’il faut faire appel. Il ne s’agit ni
de voir, ni d’entendre. C’est à cause de cette habitude erronée de
percevoir au moyen des sens, qu’on n’arrive pas à communiquer
avec les présences. On est tenté d’écouter des sons qui ne sont pas
articulés, de voir des formes qui ne peuvent se matérialiser dans au-
cune substance.
C’est au moment où la conscience des sensations s’affaiblit que
l’on risque de percevoir les présences. Il y a, quand on est sur le
point de s’endormir, quelques secondes intermédiaires, qui ne sont ni
la veille, ni le sommeil. Un vestige de conscience demeure et va dis-
paraître. Plusieurs fois, j’ai été rappelé brusquement à l’état de veille

– 181 –
Le Livre des Certitudes admirables

parce que j’avais surpris une créature à mes côtés. Elle était nette-
ment localisée dans l’espace. J’aurais pu même déterminer un
contour très vague. J’étais réveillé par la perception de présence et
cette perception s’évanouissait avec le réveil de la conscience.
Les présences que j’ai pu déterminer étaient toutes bienveillantes.
J’imagine qu’un être qui a fait beaucoup de mal peut être entouré de
présences hostiles qui le font vivre dans une atmosphère de crainte et
de douleur. Après la mort, le détachement du corps physique doit
nous conduire sur le plan d’existence où se trouvent ces créatures.
Un état de bonheur ou de douleur doit résulter de ce qu’on est envi-
ronné soit de sympathie, soit de haine. C’est la même chose dans la
vie mais la barrière des corps rend le rapprochement plus difficile et
plus aisée la séparation. Dès que l’enveloppe matérielle a disparu il
doit être possible d’avoir avec ceux qu’on aime des communions
inconcevables. De même toute antipathie doit être une cause d’in-
tense douleur.
Quelles peuvent être ces présences assez fidèles pour se tenir,
invisibles, à mes côtés sans autre récompense que celle de la proxi-
mité ? Peut-être le temps n’existe-t-il pas pour elles et trouvent-elles
dans le mystère de l’amour une douceur qui est au-delà de ma com-
préhension. Qui peut avoir cette patience inaltérable, hors celle qui
l’aurait eue durant la vie, hors ma mère bien aimée ? À moins qu’à
travers le dédale inconnu des existences, dans les incommensurables
ténèbres du passé, ne se soit formée une liaison dont la loi transfor-
matrice des corps et des âmes m’empêche de garder le souvenir. Il
n’y a pas de plus grand mystère que celui qui unit certains êtres les
uns aux autres et les fait se rejoindre, à travers les temps et les es-
paces, dans la superposition des modes d’existence différents.
– 182 –
Le Livre des Certitudes admirables

*
*    *
Mais le fleuve du temps en coulant apportera avec régularité une
âme fidèle, puis une autre âme fidèle. L’attraction de la sympathie
finira par créer un groupe d’êtres unis par l’invisible étoile d’un idéal
semblable. Ce groupe sera comme un faisceau d’amour, où le plus
faible sera aidé, où chacun viendra puiser une force nouvelle, appor-
ter la richesse subtile, fruit de son labeur immatériel. Mais quel est le
divin mot de passe pour être admis, quel est l’anneau d’éther vierge,
le talisman aux caractères de soleil qui en fait reconnaître l’élu ?
Heureux celui qui, par un effort constant, par une vie sans tache,
par un cœur pur, s’est rendu digne de prendre place au milieu de
frères aimés !
*
*    *
Un grand pas est accompli quand on a réalisé dans les profon-
deurs de soi-même que la prochaine étape de l’homme est de prendre
place consciemment au sein d’un groupe. Alors seulement l’esprit de
l’homme s’élargit et parvient à la compréhension d’un nouvel idéal.
Beaucoup de mystères qu’une intelligence solitaire ne pouvait per-
cer, deviennent clairs. De même, dans le domaine physique, des
hommes s’associent pour soulever un fardeau trop lourd pour un
seul. Ainsi certains problèmes comme celui du mal, ont besoin pour
être résolus, de l’union de plusieurs esprits. À ce stade aussi sont
révélées les nouvelles tâches.
Peut-être les initiations sont-elles des préparations dans cette vie
à l’acceptation dans un groupe. Mais de toute façon, celui qui est

– 183 –
Le Livre des Certitudes admirables

arrivé à un certain degré de développement se trouve naturellement


appelé, par le seul jeu des lois spirituelles. Ce sont les affinités de
l’âme qui déterminent la place dans un groupe. Cette place est mar-
quée à l’avance et à la minute de la mort, il se peut qu’on y soit
transporté naturellement, sans effort, en vertu des efforts passés. Il
ne faut pas douter de l’ordre du monde. Le désordre n’est que dans
la matière. Plus les mondes sont subtils et plus ils sont organisés.

– 184 –
Le Livre des Certitudes admirables

LE PROBLÈME DU SACRIFICE

À
une certaine minute de la vie, un grand problème se pose.
Ne faut-il pas abandonner toute préoccupation de développe-
ment personnel pour se consacrer avec désintéressement au bien des
hommes ? Dans quelle mesure le sacrifice de soi doit-il être accom-
pli ? Faut-il renoncer à sa propre élévation pour aider ses sem-
blables ?
Car il y a malheureusement un choix à faire et il est impossible
de concilier le rôle que l’on a à jouer dans la vie avec une tâche spi-
rituelle. Toutes les prescriptions des religions, tous les enseigne-
ments des maîtres, toutes les méthodes de sagesse sont unanimes.
Elles oublient la parole de Jésus : « Tu quitteras ton père et ta
mère ». Et elles prescrivent qu’il faut d’abord mener à bien sa tâche
sociale et familiale. Il n’est pas d’école spirituelle qui ne se croie
obligée de se revêtir d’un vêtement de moralité. Pas de maître sans
une robe de pasteur et le ton conventionnel d’un sermon.
L’homme qui s’élève est assailli, dès qu’il s’élève en réalité, par
les exigences de la famille, celles des enfants, celles de l’épouse,
celles de la situation. Cette mystérieuse et terrible entité qu’est la

– 185 –
Le Livre des Certitudes admirables

situation sociale est surtout redoutable parce que son ombre n’a pas
de limite, qu’on ne sait pas jusqu’où s’étend son pouvoir.
Autour de celui qui veut approcher de la lumière, il y a la reven-
dication du bonheur qu’il doit distribuer comme un dû et que ré-
clame l’unanime opinion publique. Il faut une grande force d’âme
pour défendre son âme contre la meute des devoirs familiaux. Gau-
guin s’en alla de l’autre côté de la planète pour réaliser solitairement
son idéal plastique. Tolstoï était obligé de cacher son journal intime
sous la semelle de ses bottes.
Douloureuse loi de la vie qui veut qu’au moment où l’homme
monte par l’esprit, tous ceux qui l’aiment ou croient l’aimer se coa-
lisent pour le faire redescendre ou deviennent ses ennemis !
Peut-être l’épreuve est-elle voulue par la sagesse du monde et
faut-il, dès les premiers pas sur le chemin, avoir l’amère énergie de
ne pas se sacrifier et de choisir, entre les deux tentations, celle de
l’esprit.
Car il faut choisir. Le mot devoir est affreux. C’est toujours avec
lui que la première flamme est éteinte. Tout ce que l’on appelle
bonnes — œuvres est bien moins important et utile que l’élan de la
pensée solitaire. Les bonnes œuvres ne sont bonnes à pratiquer que
pour celui qui n’a pas mieux à faire.
Une telle conception servira naturellement d’excuse à tous les
égoïsmes. Mais les candidats à la vie spirituelle ne sont pas tellement
nombreux pour que cela soit un danger. Chacun doit essayer de dis-
cerner avec sincérité le degré qu’il occupe dans l’immense échelle
humaine et proportionner sa manière d’agir à la hauteur atteinte.
Il faut le faire soi-même, car la tendance du monde, tendance qui
va s’accentuant, est de sacrifier ce qui est supérieur à ce qui est infé-
– 186 –
Le Livre des Certitudes admirables

rieur. Une horrible loi égalitaire tend de plus en plus à donner les
mêmes obligations à tous. Le philosophe Platon et l’assassin Bonnot,
passeront sous la même toise du conseil de révision.
(Trois lignes censurées.)
Il doit y avoir deux poids et deux mesures, une balance pour les
intelligents et les purs et une autre pour les impurs et les stupides.
(Trois lignes censurées.)
Le premier devoir pour l’homme est la réalisation de lui-même.
Car celui qui travaille exclusivement à sa perfection, travaille, mal-
gré l’apparence, à la perfection de tous et sa réussite est aussitôt
éprouvée par tous les hommes.
Nous avons en nous une flamme intérieure, une lumière vivante
qui est commune à toute l’humanité. C’est à ce lac invisible que les
âmes s’alimentent. En nous élevant par la prière, par la méditation,
ou même par la simple lecture de livres, nous rendons cette lumière
plus pure et de la goutte que nous avons purifiée bénéficient toutes
les créatures. Il n’y a qu’une seule lumière qui est universelle et qui
nous unit tous. Celui qui tend avec ardeur vers la beauté, vers l’intel-
ligence, même dans une parfaite solitude, est celui qui apporte l’aide
la plus efficace à la collectivité humaine.

– 187 –
Le Livre des Certitudes admirables

COMMENT COMPRENDRE
LE LANGAGE DIVIN

I l ne faut pas contrecarrer le dessein de l’intelligence suprême.


Ce dessein est esquissé et l’homme doit le réaliser. Chaque
acte volontaire peut aller à l’encontre du but divin. Mais notre volon-
té humaine, par le seul fait qu’elle se manifeste, fait partie de l’ordre
du monde. Comment reconnaître le moment où elle va contre la loi,
puisqu’en principe, elle est un instrument de la loi ?
Là est un problème capital et difficile à résoudre. Il faut discerner
ce qui est dans l’ordre de ce qui est le produit de notre désir ou de
notre folie.
La pensée divine a tracé un plan et l’homme avec sa volonté
désordonnée de création fait partie de ce plan. Mais il doit se subor-
donner à l’harmonie générale, dont les grandes lignes sont visibles
sur la vaste et confuse esquisse. Ainsi dans un orchestre, un musicien
ne doit pas se laisser aller à son inspiration personnelle, même si
dans sa flûte ou son violon il sent soudain palpiter un étonnant génie.
L’homme devrait chaque jour interroger la pensée divine pour
savoir dans quelle mesure il la sert sans dépasser ses intentions. Col-
– 188 –
Le Livre des Certitudes admirables

laborateur de Dieu, il lui faut trouver des méthodes pour apprendre


comment il doit collaborer. La plus simple est de questionner. Il lui
sera répondu ; mais à la longue seulement, sans qu’il soit possible
d’expliquer pourquoi la réponse n’est pas immédiate, pourquoi sa
forme est symbolique et souvent incompréhensible.
L’erreur est fréquente. Le but est souvent dépassé. Il n’y a pas de
loi générale, pas de code établi. Il y a une morale pour chacun dont il
faut faire la découverte. Cette découverte de sa conformité person-
nelle au plan divin est l’essentiel et une fois qu’on l’a trouvée l’âme
devient paisible.
Plus nous nous élevons, plus notre collaboration a d’importance,
plus nous sommes susceptibles de troubler l’œuvre ou de la servir.
La responsabilité s’agrandit avec l’intelligence. La tentation est dans
l’orgueil de croire qu’on arrive à égaler Dieu.
D’autre part une modestie excessive conduit à l’inaction. Il est
malaisé d’être un bon serviteur.
*
*    *
L’établissement du rapport entre soi et l’harmonie divine réserve
des surprises heureuses. On découvre le visage de Dieu et les expres-
sions de ses traits. Pour celui qui est sur la voie de cette découverte
les insectes et les oiseaux sont des esprits ailés, les arbres sont des
sages rêveurs, le monde est rempli d’indications et de paroles. Il sait
qu’il y a un étroit rapport entre les âmes humaines, les astres, la vie
des plantes et toutes les forces de la nature. Il est pénétré de la certi-
tude que le monde est un et qu’il s’exprime pour être compris de
toutes les créatures.

– 189 –
Le Livre des Certitudes admirables

Par un mécanisme d’une complication extrême mais qui doit se


résoudre en une grande simplicité, le monde a un langage pour cha-
cun qui est l’expression symbolique des correspondances univer-
selles. Ce langage a des lois qu’il faut apprendre. Du reste, l’expres-
sion, le verbe est la manifestation normale de l’univers. À mesure
qu’elle se réalise, la création s’exprime. Seulement les signes nous
sont inconnus et doivent varier avec les individus. Chacun devrait
apprendre son langage propre.
Les grands événements cosmiques doivent être annoncés au mo-
ment où ils sont conçus, c’est-à-dire bien avant qu’ils ne se pro-
duisent. Même quand l’esprit cosmique prend une décision, comme
son échelle du temps est différente de la nôtre, cette décision a pour
nous une durée.
Mais la perception de l’alphabet de la nature, du langage divin
n’est peut-être pas accessible entièrement au faible cerveau humain.
Nous n’en pouvons percevoir que des éclairs. Mais les premiers élé-
ments sont déjà précieux à connaître. L’expérience enseigne que le
détachement et l’amour sont les moyens de s’approcher de cette
connaissance.
L’ancienne symbolique des rêves a recueilli quelques-uns de ces
signes. Peut-être remontent-ils aux périodes primitives de l’humanité
où quelques guides avaient conservé le pouvoir de communiquer
avec des esprits plus élevés. Mais il faut remarquer qu’un signe a
rarement une signification précise, indépendante d’autres signes.
Ainsi le serpent veut dire assez universellement mensonge ou trahi-
son. Mais il exprime aussi la sagesse. Il n’est pas surprenant que l’al-
phabet divin soit plus complexe que le nôtre et exige une certaine
pénétration intuitive du rapport des choses.
– 190 –
Le Livre des Certitudes admirables

POUR BIEN MOURIR

L a certitude la plus grande qu’a l’homme est celle de mourir.


La mort est la seule règle qui ne comporte pas d’exception.
Il faut donc penser à bien mourir. Ce n’est pas tellement de mourir
sans douleur qui est important. L’observation a permis à ceux qui
étudient le phénomène de la perte de la vie physique de s’assurer
qu’il n’était accompagné d’aucune douleur ; il est même la déli-
vrance des misères qu’imposent la vieillesse et la maladie.
Mais il faut bien mourir, c’est-à-dire pouvoir s’élancer avec ai-
sance vers un monde plus parfait, où règne l’amitié, la douceur de
vivre et cette allégresse qui semble n’avoir pas de cause et vient d’un
état affectueux par lequel on est en harmonie avec les êtres et les
choses qui vous entourent.
O mort, puissé-je avoir l’élan pour traverser le fleuve, la force
pour gravir le rivage, la couronne sur le front pour me faire recon-
naître de mes frères. Car il y a un fleuve à traverser, un rivage à at-
teindre, des frères que je ne connais pas et auxquels il faudra peut-
être que je montre un signe pour être admis au milieu d’eux.
Tous les enseignements relatifs à l’au-delà ont le même fond vé-

– 191 –
Le Livre des Certitudes admirables

ridique. Un grand courant invisible aux vivants, mais réel pour les
morts circule autour de la planète, roulant les ombres légères de ceux
qui sont retenus à la terre par leur désir ou leur désespoir. Il faudra
traverser ce courant avec la vision du but. Et le but, c’est la colline
illuminée, c’est le paysage translucide du monde de l’esprit où se
tiennent ceux qui sont beaux parce qu’ils ont aimé. Il doit y avoir un
talisman pour traverser le courant, une armure qui empêche les
larves de vous saisir, une force à acquérir au moment où toutes les
forces vous abandonnent.
O mort, puissé-je avoir le talisman, être revêtu de l’armure, pos-
séder la force qui fait aller en avant !
Mais tu viens si brusquement, on n’entend pas le bruit de tes pas
et je ne sais pas l’aspect que tu revêts et si même tu revêts un aspect.
Un médecin de mes amis, le docteur Couderc, homme subtil et
plein de sagesse naturelle, me disait qu’à plusieurs reprises, dans une
chambre de mourant, il avait eu la perception de la mort comme l’ar-
rivée d’une force immense dont il aurait pu tracer les limites dans
l’espace. Il ne lui avait pas prêté la forme d’une entité particulière
mais cela ne tenait vraisemblablement qu’à une disposition de son
imagination. S’il avait eu dans l’esprit l’image d’un squelette revêtu
d’un voile rouge et tenant une faulx, ou celle d’un grave vieillard
avec un sablier, peut-être cette image serait-elle devenue réelle. Mais
il a seulement perçu la présence de la force et il n’a pas eu assez de
crédulité ou d’audace imaginative pour lui donner une forme.
Il viendra un moment du temps, un moment peu lointain, où la
grande force qui détache les âmes des corps et décide de la transfor-
mation des atomes envahira la chambre où je serai. Peut-être quelque
maladie m’aura préparé à sa venue. Mais d’ordinaire, la force pro-
– 192 –
Le Livre des Certitudes admirables

cède par surprise. Cette foi puérile que chacun a dans l’éternité de
son misérable corps est toujours réduite à néant.
— Nous serons prévenus, me disait ce même médecin subtil. Il y
avait là un peu d’orgueil. On est rarement prévenu. Aussi il faut de-
mander, longtemps avant, aux puissances qui régissent les vies hu-
maines de faire un signe, d’envoyer un rêve, de tracer sur un mur le
contour d’un grave visage annonciateur, ou de faire résonner une
parole dans le silence d’une nuit sans sommeil. Heureuses les fa-
milles qui ont dans leur héritage des dames blanches ou des cloches
mystérieuses pour annoncer à celui qui va mourir qu’il faut se prépa-
rer à la mort.
Que les puissances qui régissent les vies humaines m’accordent
le temps de la préparation ! Et ce temps n’a pas besoin d’être très
long. Que face à face avec moi-même, dans une parfaite solitude de
l’âme, je puisse établir le compte de ce que j’ai donné et reçu, du
mérite et du démérite, du regret et de l’espérance.
Puissé-je dire avec vérité, de mes lèvres encore vivantes, ces pa-
roles qui conduisent au salut :
« Je m’absous moi-même avec le pouvoir libérateur de ma
conscience, de mes insignifiantes fautes terrestres. Je suis détaché
des jouissances corporelles, de l’attraction de leur plaisir, du charme
que dégage même leur tristesse. Je suis détaché des biens temporels,
de l’amour exclusif d’une substance particulière, de l’attrait des mé-
taux, des étoffes, des architectures, de la beauté enivrante des arts. Je
ne suis plus lié à ces alternances de froid et de chaleur, à ces agglo-
mérations de maisons où s’abritent les hommes, à tout ce qui consti-
tue la vie de la terre que par les fils d’or des affections. Mais je sais
que ces fils peuvent être rompus sans que les affections périssent.
– 193 –
Le Livre des Certitudes admirables

Les corps de chair ne sont que les symboles de l’esprit. Je suis donc
tranquille, dépourvu de crainte, plein de curiosité et d’un espoir im-
précis et vaste. Esprit divin qui es en moi, tu peux donc t’élancer
avec allégresse et légèreté à travers ce qu’on nomme ténèbres et qui
doit être lumière, vers l’esprit divin infini dont tu es la parcelle enfin
délivrée ! »
Mais il se peut que par quelque faiblesse du corps, quelque mala-
die débilitante, mon esprit connaisse le misérable phénomène de
l’inconscience. Il se peut que mes pensées n’aient plus d’ailes, que
tous les horizons soient rétrécis autour de moi, que je sois glacé jus-
qu’au fond de mes os par l’apparition de la peur horrible.
Puissé-je, même si mes dents claquent et si mon intelligence voit
autour d’elle ne s’amonceler que des ombres, formuler encore les
syllabes de cet appel :
« Esprit divin qui es en moi, élance-toi vers l’esprit divin éternel,
vers la sublime lumière de Dieu ! »
Et si même je n’ai pas le minime rayon de conscience qui me per-
mette de formuler cette phrase, si je suis surpris par l’arrivée trop
rapide de la force qui désagrège, puissé-je entrevoir ces deux mots
qui déchireront la nuit et me les dire avec le verbe intérieur : « Esprit
divin… Esprit divin… ». Et ce sera suffisant pour bien mourir.

– 194 –
Le Livre des Certitudes admirables

Table des matières

DU MÈME AUTEUR...........................................................................................................5
PRÉFACE.............................................................................................................................8
DÉNOMBREMENT DES BIENS DES DONS, DES AMITIÉS.......................................11
LE POINT TOURNANT DE LA VIE................................................................................16
ÊTRE PLUS INTELLIGENT.............................................................................................19
LE FOND DE L’ÂME........................................................................................................22
DE LA SUPÉRIORITÉ QUE PEUT CONFÉRER LA DOULEUR..................................28
BIEN ET MAL DE LA PAUVRETÉ.................................................................................39
LE PIÈGE SEXUEL QUI MÈNE A LA RÉGRESSION...................................................44
DU RAPPORT DES BONNES ACTIONS AVEC LE MÉTIER QU’ON EXERCE........49
DE LA PLACE QU’ON OCCUPE DANS LA CHAÎNE DES HOMMES.......................55
LA PROVIDENCE INTÉRIEURE....................................................................................58
LA BONTÉ.........................................................................................................................61
LE MYSTÈRE DE LA GRANDEUR ET DE LA PETITESSE........................................64
ENSEIGNEMENTS QUI VIENNENT DES SERPENTS.................................................70
CERTITUDES QUI PROVIENNENT DE LA DENTITION DES CROCODILES.........74
ENSEIGNEMENTS DONNES PAR LES FOURMIS.......................................................80

– 195 –
Le Livre des Certitudes admirables

DE LA CONFORMATION À L’ORDRE DES CHOSES.................................................84


CERTITUDES DE JOIE TIRÉES DE LA VIE D’UNE SAINTE.....................................89
INUTILITÉ DE L’ASCÉTISME........................................................................................94
PEU D’IMPORTANCE DE LA MORT.............................................................................99
POSSIBILITÉS DE GRANDES SOUFFRANCES DANS L’AU-DELÀ.......................103
POSSIBILITÉS DE GRANDS BONHEURS DANS L’AU-DELÀ................................108
CONNAISSANCE DE L’ÉLÉMENT DIVIN DU MONDE...........................................113
LE FEU DANS SON RAPPORT AVEC L’ESPRIT.......................................................117
ÊTRE PUR........................................................................................................................124
LA COMPAGNIE DES ARBRES...................................................................................127
L’EXPÉRIENCE DIRECTE DE LA VIE DIVINE.........................................................130
DEMI-CERTITUDES SUR L’AU-DELÀ.......................................................................137
LE PROBLÈME DE L’INCINÉRATION........................................................................149
RÉINCARNATIONS PROCHES ET LOINTAINES......................................................154
LE DURCISSEMENT DE L’ÂME..................................................................................160
DANGER DE LA BÊTISE...............................................................................................163
LA SAGESSE...................................................................................................................166
LA MATÉRIALISATION DE LA TERRE ET LE SALUT............................................169
PLANÈTES SPIRITUELLES...........................................................................................174
MÉTHODE POUR LE PERFECTIONNEMENT DE L’ÂME........................................176
PROTECTEURS INVISIBLES........................................................................................182
CERTITUDE DE JOIE.....................................................................................................189
LES PRÉSENCES............................................................................................................191
LE PROBLÈME DU SACRIFICE...................................................................................195
COMMENT COMPRENDRE LE LANGAGE DIVIN...................................................198

– 196 –
Le Livre des Certitudes admirables

POUR BIEN MOURIR.....................................................................................................201

– 197 –
CE LIVRE A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER EN AVIGNON
SUR LES PRESSES DE LA MAISON AUBANEL PÈRE
LE 20 FÉVRIER 1941

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