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Du même auteur

Rhétorique de la lecture
Seuil, coll. « Poétique », 1977
 
L’Arbre et la Source
Seuil, coll. « Poétique », 1985
 
Introduction à l’étude des textes
Seuil, coll. « Poétique », 1995
DANS LA MÊME COLLECTION
ARISTOTE

La Poétique
 
RAPHAËL BARONI
La Tension narrative
L’Œuvre du temps
 
MICHEL BEAUJOUR
Miroirs d’encre
 
LEO BERSANI

Baudelaire et Freud
 
JEAN-PIERRE BERTRAND

Inventer en littérature
 
MICHEL BRAUD

La Forme des jours


 
CLAUDE BREMOND
Logique du récit
 
PIERRE CAMPION
La Littérature à la recherche de la vérité
 
MARC CERISUELO
Fondus enchaînés
 
HÉLÈNE CIXOUS

Prénoms de personne
 
BRUNO CLÉMENT
L’Œuvre sans qualités
Le Récit de la méthode
 
DORRIT COHN
La Transparence intérieure
Le Propre de la fiction
 
COLLECTIF
« Points Essais »
Littérature et Réalité
Pensée de Rousseau
Recherche de Proust
Sémantique de la poésie
Théorie des genres
Travail de Flaubert
Esthétique et poétique
 
DANIEL COUÉGNAS
Introduction à la paralittérature
 
MAURICE COUTURIER
Nabokov ou la tyrannie de l’auteur
La Figure de l’auteur
 
LUCIEN DÄLLENBACH
Le Récit spéculaire
Mosaïques
 
ARTHUR DANTO
La Transfiguration du banal
L’Assujettissement philosophique de l’art
Après la fin de l’art
L’Art contemporain et la Clôture de l’histoire
La Madone du futur
 
RAYMONDE DEBRAY-GENETTE
Métamorphoses du récit
 
ANDREA DEL LUNGO
L’Incipit romanesque
La Fenêtre
 
CLAIRE DE OBALDIA
L’Esprit de l’essai
 
UGO DIONNE
La Voie aux chapitres
 
PHILIPPE DUFOUR
La Pensée romanesque du langage
Le roman est un songe
 
DANIEL FERRER
Logiques du brouillon
 
NORTHROP FRYE
Le Grand Code
La Parole souveraine
 
MASSIMO FUSILLO
Naissance du roman
 
PHILIPPE GASPARINI
Est-il Je ?
Autofiction
La Tentation autobiographique
 
GÉRARD GENETTE
Figures III
Mimologiques
Introduction à l’architexte
Palimpsestes
Nouveau discours du récit
Seuils
Fiction et diction
L’Œuvre de l’art :
* Immanence et transcendance
** La Relation esthétique
Figures IV
Figures V
Métalepse
 
GUSTAVO GUERRERO
Poétique et poésie lyrique
 
KÄTE HAMBURGER
Logique des genres littéraires
 
ROMAN JAKOBSON
Questions de poétique
Russie folie poésie
 
JEAN-LOUIS JEANNELLE
Films sans images
 
ANDRÉ JOLLES
Formes simples
 
ABDELFATTAH KILITO
L’Auteur et ses doubles
 
PH. LACOUE-LABARTHE ET J.-L. NANCY
L’Absolu littéraire
 
MICHEL LAFON
Borges ou la réécriture
 
FRANÇOISE LAVOCAT
Fait et fiction
 
JEAN-JACQUES LECERCLE ET RONALD SHUSTERMAN
L’Emprise des signes
 
GÉRARD LECLERC
Le Sceau de l’œuvre
 
PHILIPPE LEJEUNE
Le Pacte autobiographique
Je est un autre
Moi aussi
Les Brouillons de soi
Autogenèses, les brouillons de soi 2
 
MATTHIEU LETOURNEUX
Fictions à la chaîne
 
THOMAS PAVEL
Univers de la fiction
 
GUILLAUME PEUREUX
La Fabrique du vers
 
VLADIMIR PROPP
Morphologie du conte
« Points Essais »
 
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Nouveaux Problèmes du roman
 
JEAN-PIERRE RICHARD
Proust et le monde sensible
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La Production du texte
Sémiotique de la poésie
 
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Langage, musique, poésie
 
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Fictions transfuges
 
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L’Image précaire
Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?
Pourquoi la fiction ?
 
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L’Altération musicale
 
MARIE-ÈVE THÉRENTY

La Littérature au quotidien
 
TZVETAN TODOROV
Introduction à la littérature fantastique
Poétique de la prose
Théorie du symbole
Symbolisme et Interprétation
Les Genres du discours
Mikaïl Bakhtine, le principe dialogique
Critique de la critique
 
HARALD WEINRICH
Le Temps
 
RENÉ WELLEK ET AUSTIN WARREN

La Théorie littéraire
 
PAUL ZUMTHOR

Essai de poétique médiévale


Langue, texte, énigme
Le Masque et la Lumière
Introduction à la poésie orale
La Lettre et la Voix
La Mesure du monde
CE LIVRE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION
POÉTIQUE
DIRIGÉE PAR GÉRARD GENETTE

ISBN 978-2-02-133212-4

© Éditions du Seuil, février 2018

www.seuil.com

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TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Dans la même collection

Copyright

Avertissement

Première partie - Réflexions sur l’analyse

Chapitre I - Lecture et herméneutique

Le réseau textuel

Les possibles

Chapitre II - Analyse et formalisme

Sur la composition

Sur la forme

Seconde partie - L’épreuve des textes

Chapitre I - Au fil du texte - (Mme de Lafayette)


Le côté cour

La collection

Le côté jardin

Le nœud

Chapitre II - Mélanges - (Prévost)

Composants

Dominantes

Une architecture modulaire

L’effet corps pur

Chapitre III - De loin / de près - (Stendhal)

La Chartreuse de Balzac

« Par exemple »

Y a-t-il eu une bataille à Waterloo ?

Un récit instable : la prédication de Fabrice

Est-ce ainsi que les amants font ? (la Fausta)

Grandes scènes

Sur la disposition du roman

Chapitre IV - Cohérences - (Balzac)

Le choix de la logique des actions

Principes pour une autre lecture

Une description du texte

Sur le système romanesque balzacien

Chapitre V - Le sens du détail - (Flaubert)

Questions
Le premier filtre : la bibliothèque de Barthes

Le deuxième filtre : Proust-Flaubert

Le troisième filtre : l’autre piano

Le quatrième filtre : le conte

Une fiction critique

Chapitre VI - La forme du sens - (Proust)

1. LE RÉCIT ET L’EXPOSÉ

Des textes dans le texte

Les régimes du texte

La forme du sens

2. « C’ÉTAIT COMME AU COMMENCEMENT DU MONDE »

« Tout près de la figure […] elle apparaissait tout autre »

« Cette harmonie factice »

« La littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie »

Post-scriptum

Le corpus

Séquences

Brèves remarques sur quelques formes romanesques

Configurations

La bonne distance
Avertissement

Il faut vous laisser le plaisir de lire les admirables détails de cette trame
continue où l’auteur mène de front cent personnages sans être plus
embarrassé qu’un habile cocher ne l’est des rênes d’un attelage de dix
chevaux.

Voilà comment, quand on est Balzac, on peut caractériser telle scène, par
1
ailleurs très « politique », de La Chartreuse de Parme . Nous verrons cela
au moment voulu, mais il faut bien avouer qu’au seuil d’un livre sur la
composition, cette puissante évocation d’un attelage de dix chevaux sonne
comme un défi. Force de l’image. Elle est capable de suggérer confusément
la traversée de grands espaces romanesques, une cavalcade, une
chevauchée, un attelage fantastique, une foule étrangement emportée dans
son galop. Faudrait-il donc intervenir sur cette admirable «  trame
continue », décomposer le mouvement au risque de briser l’élan ?
Allons modestement notre pas, mais faisons un pari optimiste. Après
tout, l’allure de l’attelage n’est-elle pas l’effet de l’habileté du cocher et de
son savoir-faire  ? Essayons donc de comprendre le mouvement en pariant
qu’au terme de l’étude une meilleure connaissance accroîtra le plaisir de la
course.
 
Dans le langage courant, la composition d’une œuvre désigne à la fois
son élaboration, les parties qui la constituent et leur distribution. Aussi,
pour qui voudrait en traiter, la question de la composition a-t-elle l’avantage
ou l’inconvénient de lier plusieurs aspects d’une interrogation aussi triviale
qu’essentielle  : «  Comment c’est fait  ?  » L’avantage, parce que, dans son
sens étendu, elle se place d’emblée au cœur du dispositif  et qu’elle peut
constituer le tout de l’analyse des textes  ; l’inconvénient, parce qu’il y a
évidemment là trop de sujets à la fois. Cette prolifération ou cette
confusion, comme on voudra, ne doit pas cacher pour autant que traiter de
la composition comme d’une question essentielle implique des choix. Un
des plus discrets à force d’évidence, mais peut-être le plus important, est
qu’on envisage alors l’œuvre comme un assemblage de parties ou de
séquences. Cela est banal, mais on voit bien qu’à l’horizon pointent une
série de questions délicates : le découpage de l’œuvre, la liaison des parties,
la cohérence. Et si, pour pimenter la chose avec une mise à l’épreuve un
peu forte, on privilégie, comme dans la seconde partie de ce livre, des textes
romanesques, ces questions deviennent plus délicates encore : on a affaire à
des objets qui peuvent être de grande ou très grande dimension, dont, le
plus souvent, le découpage n’est pas donné et qui ne sont pas soumis à des
contraintes plus ou moins admises que nous aurait exposées quelque
d’Aubignac du roman. En un mot, pour traiter d’un problème supposé
essentiel, nous voilà renvoyés à nos propres décisions. La responsabilité est
un peu lourde, mais la contrepartie est que nous pouvons en profiter pour
éviter la dispersion et centrer justement la réflexion sur la manière dont
nous prendrons ces décisions.
La première partie de ce livre présente le discours théorique qui justifie,
soutient et sous-tend les analyses de la seconde. En simplifiant
outrageusement, on pourrait dire que, dans la recherche, il y a ceux qui
avancent et ceux qui creusent. Je m’aperçois sur le tard que je suis plutôt
des seconds. Et vu l’objet de ce livre, qui reste très massif, il ne faut pas
s’attendre que tout soit neuf, mais au moins deux choses. Je reviens ici,
pour les affiner, sur des hypothèses déjà anciennes : l’opposition description
vs interprétation, les possibles, la dynamique de la lecture par quoi tout
commence si l’on veut traverser ces grands espaces  ; et surtout, grâce à
quelques hypothèses nouvelles sur et autour de la composition, j’essaie de
mettre au point une combinatoire qui puisse permettre de lier plus
étroitement le tout. Quant à la manière, je dois reconnaître que j’ai souvent
préféré prendre, pour la clarté, le risque de l’excès, plutôt que, pour la
nuance, celui du flou.
Second composant : les exemples. On verra que ni l’un ni l’autre de nos
deux composants n’est pur. Le rapport des exemples au discours théorique
n’est jamais simple, mais je crains qu’il ne le soit encore moins ici
qu’ailleurs. Il m’a semblé en effet impossible d’«  illustrer  » ou plutôt
d’éprouver nombre de propositions sans recourir à des exemples
longuement développés. Or, je ne peux espérer conduire l’analyse d’un
texte long et complexe avec les seuls instruments que j’aurais mis au point
et disposés d’avance. Je dois pouvoir faire face à l’imprévu et « bricoler »
une partie de ce dont j’ai besoin – un peu comme un romancier qui introduit
tardivement un personnage qu’il n’a pas présenté. Mais bien sûr, ce que
j’aurai ainsi bricolé devra être remodelé et intégré dans le propos théorique.
Je n’ai pas gommé toutes les traces de ces itinéraires un peu compliqués.
D’ailleurs, si la théorie peut et doit, autant que possible, fournir des jeux
d’hypothèses bien ordonnés et des typologies bien construites, elle n’a sans
doute pas à se priver de suggérer aussi, «  dans la foulée  », quelques
hypothèses plus aventureuses.
2
Mais ne perdons pas de temps .

1. «  Études sur M.  Beyle (Frédéric Stendalh [sic])  », Revue parisienne,


25 septembre 1840, dans Stendhal, Œuvres romanesques complètes, éd. Yves
Ansel, Philippe Berthier, Xavier Bourdenet et Serge Linkès, Paris, Gallimard,
«  Bibliothèque de la Pléiade  », 2014, t.  III, p.  642. Toutes les références à
l’article de Balzac, aux projets de réponse de Stendhal et à La Chartreuse de
Parme seront à cette édition.
2. Cinq études ont été publiées pour la première fois dans Poétique : « Le sens
o
du détail », n  116, septembre 1998 ; « Trois hypothèses pour l’analyse, avec
o
un exemple » (ici « La forme du sens, 1 »), n  164, novembre 2010 ; « De la
o
cohérence chez Balzac » (ici « Cohérences »), n  167, septembre 2011 ; « Au
o
fil du texte », n  171, septembre 2012 ; « C’était comme au commencement
o
du monde », n  175, 2014-1. Elles avaient été conçues d’emblée comme des
chapitres de ce livre et ont été légèrement ajustées, remaniées ou complétées.
PREMIÈRE PARTIE

RÉFLEXIONS
SUR L’ANALYSE
Ce livre propose une réflexion sur l’analyse des textes – et nous verrons
plus loin pourquoi l’étude de la composition en est la pièce maîtresse. Il
s’agit d’éclairer les protocoles de lecture, de contribuer à la construction
d’un cadre méthodologique, à l’élaboration et à la maîtrise de ce que l’on
pourra appeler un art de lire.
Il faut de temps à autre revenir à l’essentiel du travail littéraire  :
l’analyse. Peut-être ce «  retour  » est-il proposé quelque peu à contre-
courant à un moment où l’étude de la littérature, en crise, dit-on avec
quelques arguments, a tendance à chercher un second souffle en se
rangeant, ou en se repliant, dans le vaste domaine des études culturelles. Il
n’est pas question de mettre en cause l’intérêt historique, social, moral,
philosophique des textes littéraires, mais, tout simplement, de rappeler que
les lire de plus près, avec plus de précision et de rigueur, n’empêche
certainement pas quiconque d’en faire ensuite ce qu’il veut – dans la limite,
justement, de ce que permet l’analyse.
Cela dit, force est de reconnaître que la réflexion sur la littérature peut
conduire paradoxalement à marginaliser cette dernière. Car le relativisme
guette au tournant du chemin. En effet, ne pas se cacher le rôle de l’École,
de la tradition critique, être conscient du poids des idéologies, mesurer
l’efficacité de la lecture ou la responsabilité du lecteur et, en conséquence,
relativiser très fortement l’objet est indispensable  ; c’est à quoi mènent et
l’enquête historique et le travail théorique. Faudrait-il pour autant passer
ensuite à autre chose  ? Relativiser, c’est bien, mais après  ? que faisons-
nous  ? Je ne vais pas, contre l’évidence, refuser de relativiser mon objet,
mais je ne vais pas non plus, exercice assez vain, tenir un discours sur
l’impossibilité de tenir un discours, ni adopter un double langage,
vaguement schizophrène, selon les lieux et les publics. Que faire  ? Il y a,
pour la plupart, les exigences de l’enseignement (dirons-nous
tranquillement : le texte n’existe pas, mais nous allons l’« expliquer » ?) ; il
y a sans doute pour tous, du moins je l’espère, le souci de pérenniser l’étude
de la littérature  ; il y a même, enfin, tout simplement, le plaisir du
commentaire. Certes, la spéculation théorique a des attraits sans pareils  :
construire des hypothèses, les tester, se demander si…, ou bien si…, mettre
en ordre, essayer de nommer, rêver sur des petits mondes, etc. Mais le
commentaire n’est pas en reste : apprendre à observer, essayer des points de
vue inattendus, tenir ensemble le plus d’éléments possible, trouver une
bonne « entrée »… Tension, donc. D’où le désir de produire (contradiction
dans les termes ?) une rhétorique du commentaire : distance imposée par le
point de vue théorique, d’un côté, immersion inévitable du lecteur, voire du
microlecteur, de l’autre. Ainsi, peut-être, un double plaisir. Encore faut-il
que la démarche de l’analyste soit compatible avec une vision critique de la
littérature. C’est le point vif.
 
Rappellerai-je des évidences ? L’analyse est à la fois le substrat de tout
discours théorique et un espace où il peut en principe s’exercer pleinement.
Et la théorie le lui rend bien  : on voit mal comment se construirait
solidement une réflexion sur l’analyse si elle n’était pas soutenue par une
théorie du texte. En tout cas, le souci méthodologique ne doit certainement
pas être l’affaire de quelques-uns : quelle que soit la voie qu’il a choisie, le
«  littéraire  » est, d’une manière ou d’une autre, un «  spécialiste  » de la
lecture. Il n’est pas question, en amont, de se contenter des savoirs
historiques et philologiques qui permettent de déchiffrer un texte, ni, en
aval, de se satisfaire de sa traduction ou transposition dans le langage d’un
appareil herméneutique quelconque, mais bien plutôt de se donner des
règles pour cette appréhension du texte qui, d’un côté, succède au
déchiffrement littéral et, de l’autre, précède l’interprétation, donc de
réfléchir à ce qui se passe dans cet entre-deux, un espace qui demande à être
décrit avant d’être interprété.
Certes, des instruments efficaces ont été fabriqués il y a fort longtemps
et n’ont cessé d’être perfectionnés, qui permettent d’explorer certaines
régions de cet espace. Il reste cependant à en mener une exploration
systématique. Le débat sur les principes de la lecture risque d’ailleurs
toujours de s’essouffler, voire de s’exténuer  : il n’a ni l’attrait des grands
conflits herméneutiques ni le côté rassurant des discussions philologiques.
Enfin, et c’est sans doute l’essentiel, un discours théorique général tendra
inévitablement à faire de l’analyse un parent pauvre (il a besoin
d’échantillons, traités en exemples) et l’analyse élaborée d’un texte tendra
tout aussi inévitablement à laisser de côté le discours théorique (qui la
simplifierait). On retrouve là, sous un angle particulier, un effet du clivage
que j’ai cru pouvoir naguère définir historiquement et théoriquement en
1
esquissant deux grandes perspectives : la rhétorique et le commentaire . Il
va falloir s’accommoder d’une curieuse dialectique.

1. Dans L’Arbre et la Source, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1995.


CHAPITRE I

Lecture et herméneutique

Le réseau textuel
On considère très généralement comme acquis que plusieurs lectures
d’un même texte sont possibles. Et c’est en effet, d’une certaine manière,
l’évidence. Il n’est pas besoin de procéder à de longues enquêtes pour le
vérifier  : un regard sur l’histoire des textes et de leur réception, un peu
d’attention aux débats critiques suffisent. La pluralité des lectures est
fortement attestée en synchronie comme en diachronie. La question se pose
cependant de cette «  évidence  », si l’on veut bien mettre en cause qu’il
s’agisse du même texte : plusieurs lectures sans aucun doute, mais de quoi ?
Le même texte peut être en vérité tout autre, car tout dépend, comme on
sait, du regard  : de qui le regarde, de quand et d’où on le regarde, de la
manière dont on le regarde. Je peux donc m’intéresser à ce que voit tel ou
tel lecteur. C’est le bon sens même. Et peut-être deviendra-t-il alors plus
économique et plus efficace de mettre en question l’identité du texte.
Sans entrer dans le débat classique sur « le mode d’existence de l’œuvre
1
littéraire  », je me contenterai de la leçon de l’Histoire et d’un exemple.

*
DEUX TEXTES EN UN : IPHIGÉNIE ET SON DOUBLE
A-t-on (bien) lu l’Iphigénie de Racine ? Erreur de la lecture commune et
de ses agents, qui vont criant partout que le doux Racine a épargné
Iphigénie, qu’il n’a pas voulu ensanglanter la scène, qu’il a inventé Ériphile
pour s’arranger avec l’histoire. Absurde. Ne veut-on pas voir que le cruel
Racine n’a pas hésité à donner une version sanglante de la fameuse
histoire ? A-t-on bien noté que son héroïne, la vraie Iphigénie, dite Ériphile,
connaît confusément, dès le début de la pièce, sa terrible destinée  ? et ne
tombe-t-elle pas à la fin en se frappant du couteau qu’elle a elle-même saisi
sur l’autel  ? Ainsi, Racine a osé sacrifier Iphigénie, alors même que
s’offraient à lui d’autres formules que toute une tradition, d’Euripide à
Ovide, n’avait pas dédaignées. C’était incontestablement audacieux pour
l’époque. Modernité de Racine. Certes, afin de produire une attente et
d’étoffer sa tragédie, il a créé un quiproquo (il y a dans sa pièce une autre
Iphigénie) qui lui a permis de développer en arrière-fond une thématique
héroïque et galante (les deux Iphigénie sont rivales en amour). C’est là un
sacrifice à l’air du temps, mais il ne suffit certainement pas à compenser
l’audace de la pièce et le vrai sacrifice : le sang innocent versé sur la scène.
Aussi la plupart des critiques ont-ils voulu lire la pièce différemment,
considérant que la véritable Iphigénie est celle qui ne meurt pas, que l’autre
est fausse  ; que l’héroïne est celle qui est sauvée, que l’autre n’est qu’un
personnage secondaire. D’ailleurs, soulignent-ils, ne connaît-on pas d’abord
cette dernière sous le nom d’Ériphile  ? On peut toujours débattre. Il
n’empêche que la fille d’Hélène et de Thésée vaut largement en dignité la
fille d’Agamemnon et de Clytemnestre et que le dieu, lui, ne s’y est pas
trompé  : le sacrifice de la première l’a satisfait. Allons-nous mettre en
question son jugement ? Aucune substitution dans cette affaire.
Cette lecture d’Iphigénie est possible, comme on voit. Il suffit pour
l’élaborer, d’une part, de prendre au sérieux le fait qu’il y a en effet sur la
scène deux Iphigénie, c’est-à-dire que la victime du sacrifice est bel et bien
(une) Iphigénie (« Du nom d’Iphigénie, elle fut appelée ») et, d’autre part,
d’inverser la hiérarchie des éléments composant la pièce, ce que l’on
considère traditionnellement comme l’intrigue principale et ce que l’on
appelle l’épisode  : la mal nommée Ériphile devient «  l’héroïne  »  ; une
thématique héroïque et galante, avec Achille et la fille d’Agamemnon, ne se
déploie alors en effet qu’« en arrière-fond ». Il ne s’agit pas d’un simple jeu
sur les noms : il est possible de réorganiser radicalement les régimes de la
pièce. Et nul besoin, pour ce bouleversement, de modifier la lettre du texte.
On peut tout garder, la chose se passe en douceur. Certes, si une partie de
l’opération relève du bon sens même et ne fait évidemment pas difficulté (il
suffit de prendre conscience qu’Iphigénie est sacrifiée), une autre heurte et
le savoir du lecteur et le commentaire de Racine, qui, dans sa préface,
explique ce qu’il a voulu faire. Il a voulu sauver (en jouant sur les noms)
l’Iphigénie fille d’Agamemnon :

Quelle apparence que j’eusse souillé la scène par le meurtre horrible d’une
personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter
Iphigénie ?

Et ayons ici l’honnêteté de reconnaître que l’Iphigénie sacrifiée n’est pas


cette fameuse fille d’Agamemnon. Bref, pour le lecteur un peu cultivé, elle
n’est pas «  la vraie  ». Mais, à l’analyse interne, rien n’est contraire à la
lecture proposée. D’ailleurs cette « fameuse fille d’Agamemnon » n’est pas
si fameuse, puisque, précisément, elle n’est pas sacrifiée. Elle n’est en
vérité fameuse que parce qu’une autre Iphigénie, avant elle, a bel et bien été
sacrifiée. Cela ressemble étonnamment à un cercle vicieux : Iphigénie-fille-
d’Agamemnon est célèbre parce qu’elle a été sacrifiée ; elle a droit à toute
notre compassion  ; aussi convient-il de la sauver. De bons auteurs le
racontent. Nous n’en sortons pas. En tout cas, même s’ils n’ont pas pour
autant franchi le pas, les lecteurs modernes ont évidemment, avec une belle
constance, trouvé une Iphigénie plus intéressante que l’autre, «  Ériphile  »
plus intéressante qu’« Iphigénie ». « Sans Ériphile, Iphigénie serait une très
2
bonne comédie . » Ce mot de Barthes rend bien compte de cette mouvance.
C’est au point que l’on dira sans excès que, si notre lecture n’est pas
reconnue, elle est très largement pratiquée.
Ainsi, je peux affirmer qu’il n’y a qu’une Iphigénie de Racine, mais je
peux poser aussi raisonnablement l’hypothèse que le texte dont « Ériphile »
est l’héroïne est un texte construit dans cette Iphigénie et que le texte dont
«  Iphigénie  » est l’héroïne en est un autre. À chacun sa lecture, à chacun
son texte. L’élaboration de l’un et l’autre texte est le fait de choix critiques
fortement déterminés. La lecture «  canonique  », c’est-à-dire le texte
« canonique », a pour elle, ou pour lui, la parole de l’auteur, le poids de la
tradition, l’histoire de la pièce. L’argument le plus solide serait sans doute
l’identification d’un élément d’intrigue comme «  épisode  » (Iphigénie-
Ériphile est un personnage secondaire), soit le recours à une connaissance
« savante » de la composition. Eh bien, inclinons-nous et contentons-nous
de dire que Racine a su composer aussi sa vraie tragédie sanglante.
Mon hypothèse, donc : deux lectures, deux Iphigénie. On a le droit, en
effet, de considérer que ce qui a été lu dans un cas et dans l’autre est un
texte, soit une collection d’énoncés (un texte) agencée de manière à être
rendue cohérente (un texte lu). Et nous verrons que, ici comme ailleurs, il
3
n’y a pas de bonne raison de refuser l’idée de cohérences multiples .
D’ailleurs, si vous ne voulez pas faire l’hypothèse des deux textes,
comment définirez-vous l’objet de chacune des deux lectures ? Il n’est pas
cohérent d’admettre l’idée d’une pluralité de lectures et de refuser celle
d’une pluralité de textes.
En vérité, est-il légitime de brusquer ainsi son interlocuteur  ? Après
tout, il peut répliquer : certes, mais vous, comment définirez- vous l’objet
que l’on nomme Iphigénie ? J’y viens. Au-delà de ce qu’on peut considérer
comme un jeu se posent des questions sérieuses touchant la coexistence de
plusieurs textes (ici, par exemple et pour le dire autrement, la tragédie et la
pièce héroïco-galante), la hiérarchie instable que l’on établira entre eux et,
dans ces conditions, les moyens et les fins que va se donner l’analyse.

*
Dès lors que la question est abordée dans un souci de méthode, les
conditions de possibilité de ces choix critiques posent un problème crucial.
Qu’est-ce qui rend possible la pluralité des lectures ? quelle conception du
texte pouvons-nous avancer dans cette perspective  ? Et si je porte mon
attention sur un texte idéal, identique à lui-même (quel que soit le nom
qu’on lui donne), un texte que tout le monde reconnaît, c’est pour me faire
une idée d’un fonctionnement qui rende compte des multiples textes qu’il
est permis de construire avec ou dans ledit texte idéal. Je dois donc
m’interroger non seulement sur son statut, mais sur sa configuration, ce qui
revient sans doute à dire que j’ai besoin d’un objet intermédiaire entre le
texte idéal et les textes possibles construits par les lecteurs.
Nous voici de nouveau confrontés à un entre-deux. On peut considérer
qu’il s’agit du même objet que celui dont il était question plus haut et qui se
situait entre le produit du travail philologique et celui des opérations
herméneutiques. Les textes construits par la lecture sont ce que peut
produire l’activité herméneutique. Le texte idéal, c’est par exemple une
tragédie de Racine, nommée Iphigénie, connue des historiens, et dont on
peut vérifier scrupuleusement l’identité littérale à travers d’innombrables
éditions  ; c’est un objet philologique. Mais qu’en est-il donc de
l’objet intermédiaire ?
Nous évoluons dans un ensemble de textes possibles. J’ai posé qu’il n’y
a pas plusieurs lectures d’un texte, mais, virtuellement, plusieurs textes dans
le « texte », ce dernier étant un agencement ou une combinaison de textes
virtuels et chaque lecture étant la sélection, la mise au jour, l’actualisation
d’un de ces textes. La formule est juste, selon laquelle, dans la polémique,
on en arrive à se demander si l’on a bien lu le même texte  ; ce poncif du
débat critique pose la bonne question. On ne va pas nier pour autant que
tous ces textes construits par les interprètes appartiennent à un même
ensemble. Cet ensemble peut être décrit comme un réseau : l’ensemble de
ce que l’on appelle les lectures d’un texte sera défini comme un ensemble
de textes possibles appartenant à un même réseau. Plus précisément, si l’on
considère tout texte comme une collection d’énoncés, le réseau en question
sera un réseau d’énoncés, une multitude de textes pourront être construits
en reliant ces énoncés de façons différentes et les lectures renverront de l’un
à l’autre, les connectant de proche en proche au prix de multiples
transformations et variations. Le texte, ou ce qu’on nomme communément
le « texte », sera donc ultimement un réseau textuel qui se monnaie en détail
pour donner une multitude de textes possibles qu’actualisent (ou non) les
lecteurs.
Y a-t-il un « vrai texte » d’où seraient issus tous les textes possibles ?
Le «  vrai  texte  » n’est que l’ensemble des possibles  –  ce qui, on le verra,
apparaît assez clairement lorsqu’on aborde la question par le biais d’un
processus de lecture dynamique. Dire que le «  vrai  » texte est l’ensemble
des possibles revient évidemment à lui donner un statut strictement virtuel.
C’est en ce sens qu’il n’« existe » pas. Il est le réseau des possibles. Mais je
n’ai pas pour autant perdu le droit de parler de l’Iphigénie de Racine en
général, si l’on peut dire, d’une œuvre nommée Iphigénie et que tout lecteur
reconnaît. C’est un objet idéal, en attente, et qui, dès qu’on le considère,
qu’on le lit, qu’on l’analyse, se constitue en réseau. Faut-il préciser en
passant que ces hypothèses ne nous projettent pas dans quelque monde,
dans quelque éther où rien n’a consistance ni poids  ? Il ne faut pas
confondre la pratique ordinaire de la lecture et l’analyse de ce même
processus. Le lecteur actualise son texte, lui donne consistance et poids et, à
juste titre, ne se soucie pas du reste.
En principe, on pourrait tout aussi bien désigner ce réseau ou ce foyer
par le terme de texte et parler de versions pour les textes possibles : un texte
aurait des versions différentes selon les lecteurs. Mais cette présentation « à
deux étages  » ferait difficulté sur deux points. D’une part, garder, dans
l’exposé des principes, le terme de texte serait trompeur (même si je veux
bien reconnaître que, dans la pratique, c’est assez futile), puisque,
précisément, il n’y a pas de texte originaire, de pivot, de matrice, de
référence, mais, à l’origine, un objet pluriel. D’autre part, ces versions ne
sont pas concrètement attestées, elles n’ont pas la même lisibilité que ce que
nous appelons des textes  : je ne peux les écrire, je peux tout au plus les
décrire  ; elles demeurent inscrites en creux dans les interprétations ou les
commentaires présents ou passés, et l’on doit encore prendre en compte les
lectures à venir ; bref, ces versions sont virtuelles, ou possibles. L’ensemble
des lectures (effectives) d’un texte ne peut d’ailleurs jamais être tenu pour
clos  : il est peu probable et pas du tout souhaitable que je sois le dernier
lecteur de tel texte ; du moins dois-je me comporter comme si je ne l’étais
pas. Par contre, on posera a priori que le réseau textuel, comme ensemble
virtuel de tous les textes possibles, est (théoriquement) clos.
Au terme de ces premières réflexions, nous avons donc trois objets  :
d’abord, le texte «  idéal  », ensemble de signes, de mots, absolument
identifiable hors de toute compréhension et de toute interprétation ; puis le
réseau textuel, combinaison des énoncés et des textes possibles ; enfin, tel
texte possible.
 
Nous n’avons aucune raison de cantonner le réseau dans un espace de
dimensions moyennes, ni de penser qu’il est et ne peut être que l’ensemble
des textes que l’on construit à partir de ce qu’il est convenu d’appeler une
œuvre.
Chacun des textes possibles inscrits dans le réseau est lui-même, à la
lecture, susceptible d’être traité comme un réseau, pour la simple raison que
tout texte, toute séquence textuelle, brève ou longue, fonctionne, dans la
dynamique de la lecture, comme un réseau, comme un ensemble d’énoncés
aux connexions multiples. De la même manière qu’il n’y a pas de « vrai »
texte en amont, il n’y en a pas en aval.
J’ajoute, pour faire bonne mesure, que l’on peut aussi remonter plus
loin en amont et considérer que l’ensemble des textes d’une bibliothèque
4
constitue un réseau (j’ai proposé de l’appeler un Grand Texte ) dès lors
qu’un lecteur évoluant dans cette bibliothèque établit des connexions de
livre à livre, de texte à texte, d’énoncé à énoncé – que ces connexions soient
celles mêmes que les objets textuels en question indiquent explicitement ou
implicitement, ou que le lecteur les constitue librement dans sa bibliothèque
imaginaire, une bibliothèque qui fonctionne, au choix, selon un modèle très
ancien (les bibliothèques de la mémoire) ou selon un modèle très récent et
qui retrouve les traits de l’ancien (les bibliothèques que l’on peut construire
aujourd’hui grâce à l’internet), loin des « œuvres » verrouillées, enchaînées
et rangées par l’histoire littéraire. On peut donc parler de bibliothèques
possibles, ce qui implique (mais n’est-ce pas une évidence  ?) que la
typologie des textes (l’organisation en genres) et l’histoire de la littérature
(l’organisation en périodes) sont elles-mêmes des constructions (par choix,
combinaisons, hiérarchisations). L’ensemble des références, citations,
allusions que fait par exemple Montaigne dans ses Essais constitue un
Grand Texte. Sa bibliothèque (sa «  librairie  ») réelle, qui fonctionne elle-
même comme un réseau quand il s’y promène, en est par ailleurs un
élément : elle est à la fois, selon le point de vue, un réseau et une partie d’un
réseau plus vaste.
C’est pourquoi, dans une analyse donnée, on pourra sans dommage se
situer à un niveau, poser qu’on a affaire à un réseau de textes possibles et,
en quelque sorte, stabiliser le processus. En d’autres termes, lorsque, à
quelque niveau que ce soit, j’essaie d’analyser un objet textuel, je le regarde
comme un réseau et je traite ses éléments comme des fragments de textes
possibles.
Poussons plus loin, au prix d’un peu d’abstraction. Faut-il ne voir dans
le réseau qu’un ensemble de fragments proprement textuels, quelque chose
comme l’appareil citationnel d’un Montaigne ? Nous savons par expérience
que, dans l’analyse des textes, ce que nous connectons, ce sont des
« motifs », des « thèmes » que nous reconnaissons ou croyons reconnaître
dans des lexiques divers, mais aussi des microstructures, voire des
agencements rythmiques et prosodiques, bref, des formes. Là encore nous
mettons en relation des objets et là encore plusieurs connexions sont à
chaque moment possibles. Nous rencontrons cependant une difficulté : ces
objets ne sont ni citables ni lisibles ; ils sont des formes, des structures ou
des conglomérats thématiques, et il nous apparaît tout à fait clairement que
l’on ne peut pas «  citer  » une forme, on ne peut que la décrire, alors que
nous avons l’intuition que l’on peut citer un énoncé. Il y aurait donc une
grande différence entre ces deux objets. Il n’en est rien. On peut fort bien
comparer des formes, les faire dériver les unes des autres, etc. D’ailleurs,
cette opération est tout à fait semblable à celle que nous pourrions pratiquer
dans un réseau composé de fragments textuels  : les énoncés que nous
mettons en relation sont nécessairement tronqués, modifiés, réaménagés, ne
fût-ce que par les connexions que nous établissons, de sorte que les objets
que nous manipulons sont construits par le moyen de ces relations mêmes,
obtenus par abstraction et formalisation. Dans tous les cas, nous travaillons
sur des similitudes, non sur des identités. En ce sens, dans tous les cas, nous
avons affaire à des formes. Même dans le cas le plus simple, où une
occurrence d’un mot est mise en relation avec une autre du même mot,
l’identité est évidemment trompeuse : on ne retient qu’une ressemblance, en
effet, puisque les contextes donnent inévitablement des couleurs différentes
à ces deux occurrences. On pourrait donc dire, en toute rigueur, que le
réseau textuel est un ensemble d’unités, lisibles et citables (fragments
textuels, énoncés divers, éléments lexicaux…) ou simplement descriptibles
(thèmes, figures, structures…), sans préjuger par ailleurs jusqu’où est valide
cette distinction.

THÈME ET TEXTE : « MAIS OÙ SONT… ? »


Dans un article justement célèbre, Étienne Gilson a fait la généalogie du
5
thème ubi sunt  ? . Il le pose comme «  un thème littéraire illustré par
François Villon » et, par ce biais, grâce au fameux « Mais où sont… ? » du
poème, il inscrit la « Ballade des dames du temps jadis » dans un très vaste
réseau.
C’est d’abord un passage du livre de la Sagesse qui est présenté comme
« l’arrière-pensée » du poème. On y trouve une thématique :

[…] vanité des biens périssables, donc mépris du monde, et traduction de la


fragilité des joies terrestres par une accumulation d’images poétiques
empruntées à tout ce qui passe sans laisser de traces, s’évanouit ou se
disperse à jamais (p. 5).

Puis, toujours dans la Bible, « cette donnée fondamentale [s’associe] à un


mouvement de style qui ne s’en séparera plus désormais. Le Prophète
s’écrie […] : “Où sont maintenant les princes de la terre ?” » (ibid.). Telle
est, selon Gilson, l’origine de la formule ubi sunt ?. Et là tout un florilège
biblique est constitué pour illustrer son succès. Gilson nomme alors le
thème « apostrophe aux grands du temps passé » (p. 6). Diffusion dans « le
courant littéraire de la chrétienté  » (ibid.). Et complet développement du
thème, «  s’il est permis de s’exprimer ainsi à propos d’une énumération
dont c’était la nature même que de ne pouvoir s’imposer aucun terme  »
(p.  8). En effet la forme du thème est désormais la liste, avec reprise
anaphorique de ubi sunt ? ou ubi ?. Variante avec l’apparition de la forme
complète dic ubi sunt. À noter aussi l’énumération de noms propres (et en
particulier de noms empruntés à l’Antiquité) et l’« insistance plus marquée
sur la fragilité de la beauté féminine  ». Contamination, donc, de la
littérature sacrée par la littérature profane.
Je résume. La démarche est clairement organisée en deux étapes. La
première est le repérage d’une thématique religieuse («  fragilité des joies
terrestres  ») qui permet, en tant que telle, de traverser toute une
bibliothèque. On voit bien comment elle peut être connectée à une
thématique philosophique et profane («  vanité des biens périssables  »),
objet de même niveau, si j’ose dire, et qui peut donner lieu à une version
laïcisée du thème. Jusque-là on s’est en principe appuyé sur le sens, il
vaudrait mieux dire sur une constellation sémantique qui permet, de proche
en proche, de faire dériver le thème. La seconde étape, capitale, c’est la
connexion à une formule, ce que Gilson appelle « un mouvement de style ».
On notera ici  la présence d’un certain nombre de traits. D’abord, des
variantes formelles : dans le seul poème de Villon, on en a une belle série :
« Dites-moi où, n’en quel pays […] Mais où sont les neiges d’antan ? […]
Où est la très sage Héloïs […] Où sont-ils, où, Vierge souveraine ? […] » ;
ensuite, l’anaphore  ; enfin, le principe de l’énumération, avec ses propres
variantes. Du sémantique, d’un côté, du formel, de l’autre. Et d’un côté
comme de l’autre, des variantes principales : 1) les biens périssables / ou la
gloire  /  ou la beauté  ; 2)  dic ubi sunt  /  ou ubi sunt  ?  /  ou ubi  ?  ;
3) énumérations d’objets / ou de noms d’hommes / ou de noms de femmes.
À l’évidence, on semble appelé, à partir de là, à mettre en réseau une
énorme quantité de textes. Une fois ce réseau élaboré, le critique peut le
centrer sur Villon (c’est le but de l’article), mais il pourrait évidemment
faire d’autres parcours, et même provoquer l’éclatement ou la dispersion du
réseau si le décentrement devenait trop important. Il pourrait dériver et, de
proche en proche, construire une immense bibliothèque.
Par exemple, dans le fragment de Massillon qui suit, retrouvons-nous le
thème selon Gilson ?

les premières mœurs sont toujours licencieuses  ; l’âge, les dégoûts, un


établissement fixent le cœur ; retirent du désordre, réconcilient même avec
les saints mystères : mais où sont ceux qui se convertissent ? où sont ceux
qui expient leurs crimes par des larmes ou des macérations ? où sont ceux
qui, après avoir commencé comme des pêcheurs, finissent comme des
pénitents ? où sont-ils ? je vous le demande.
6
Montrez-moi seulement dans vos mœurs des traces légères de pénitence .

Nous avons la question et le mouvement (anaphore et énumération). Mais,


même si nous sommes dans l’éloquence de la chaire, nous ne pouvons pas
vraiment dire que l’arrière-pensée du passage soit le mépris du monde, sauf
à établir une chaîne pour le trouver. Remarquons cependant que, si la tâche
est difficile, elle est toujours possible (forme identique, thématique
inversée, etc.).
Et dans le fameux poème de Du Bellay ?

Las où est maintenant ce mespris de Fortune ?


Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
[…]
7
Où sont ces doulx plaisirs […]  ?

Nous avons la question, l’énumération, l’anaphore et nous pouvons grâce à


elles nous connecter sur le réseau Gilson. À partir de là, ou bien nous
agrandissons considérablement le réseau, ou bien nous le décentrons et
invitons à un nouveau parcours, finalement très différent : il ne s’agit pas de
la mort, à peine du vieillissement, il ne s’agit pas des autres, mais d’une
perte de soi, et ce qui est perdu se trouve (et peut-être se retrouve) dans un
lieu merveilleux :

Où sont ces doulx plaisirs, qu’au soir soubs la nuict brune


Les Muses me donnoient, alors qu’en liberté
Dessus le verd tapy d’un rivage esquarté
Je les menois danser aux rayons de la Lune ?

Avec le ubi sunt  ? de Gilson, nous avons affaire en principe à ce que


l’on appelle communément non un texte, mais un thème, plus ou moins
précisément défini, investi dans une forme (les cas de Massillon et
Du  Bellay étant la forme sans la sémantique, ou avec une sémantique
fortement déviante). Pourtant le thème que construit Gilson fonctionne
comme un texte. Il est une collection d’éléments (« où sont ? », la beauté
féminine, la gloire, les dames du temps passé, mon passé, l’énumération
même, etc.) agencés de façon à produire un discours cohérent (l’unité du
thème). Et, comme s’il s’agissait d’un texte, les éléments peuvent être liés
de différentes façons, ils peuvent aussi être hiérarchisés, si bien que nous
obtiendrons plusieurs thèmes (possibles) dans le thème.
Si nous nous tournons vers le poème de Villon, ce que décrit Gilson en
est proprement une lecture. C’est un des textes possibles de la ballade, mais
justement, ce n’est qu’un possible. On sait en effet que les commentaires ne
manquent pas et que le réseau (ou ce fragment du réseau) est vaste. À la
lecture de Gilson, on objectera par exemple la fameuse question : « Mais où
sont les neiges d’antan ? » De quoi s’agit-il ? On peut soit tirer ces neiges
8
du côté d’une douce, voire aimable nostalgie , fort loin d’une danse
macabre, soit, à l’extrême opposé, les interpréter comme une référence aux
statues modelées pour telle fête de neige de l’an 1547 9, ce qui fait
complètement basculer le poème du côté des choses vues. Dans ce dernier
cas, la mise en relief d’un autre élément (les neiges au lieu des dames, et
antan désignant alors un passé proche) et une hiérarchisation différente
fabriquent un autre texte. Et puisque le dic ubi sunt devient chez Villon
«  dites-moi où n’en quel pays […]  ?  » (je souligne), on pourra
éventuellement recouvrir le tout d’un glacis ironique ou satirique (qu’est-ce
qu’un «  pays  » vient faire ici  ? et d’ailleurs, que signifie «  pays  »  ?). On
peut s’essayer à des combinaisons plus complexes, en jouant par exemple
l’envoi contre les strophes, le premier lissant en quelque sorte le poème,
couvrant d’un voile les disparités remarquables qu’on observe dans le défilé
des dames, pas toujours belles, comme il est dit…, etc. Voilà trois ou quatre
lectures possibles du poème ou plutôt, donc, trois ou quatre poèmes
construits dans le poème.
Gilson constate la ressemblance du thème et du texte. Selon lui, le
thème est une « source ». Mais il est bien évident qu’il a construit ce thème.
Il l’a fait en connectant un certain nombre de textes religieux et profanes et,
pour être traité comme une source du poème, le thème a dû aussi être
«  ajusté  ». Au terme, le thème et le poème tendent à se confondre. Il est
clair que le poème est une actualisation particulière du thème : le premier ne
prend pas tout du second et il lui donne une inflexion particulière, mais les
textes convoqués dans le réseau thématique restent actifs à l’horizon de la
lecture du poème. Le poème est bien une lecture du thème. Inversement, il
me semble tout aussi clair que le thème est une lecture du poème  : ainsi,
Gilson ne se pose-t-il pas la question d’une éventuelle couleur ironique de
la ballade, ni surtout celle des neiges d’antan, des questions qu’il considère
peut-être inessentielles.
Il y a pourtant une différence entre les réseaux du thème et ceux du
poème, qui tient à ce que je ne les construis pas de la même façon.
Avec le réseau du thème, je suis totalement libre : je peux inventer de
très longs trajets en établissant des connexions de proche en proche. Il est
possible d’étendre à l’infini le réseau du thème, de le décentrer par l’ajout
d’éléments (nous l’avons aperçu avec Du Bellay). Rien ne lui est a priori
extérieur, il suffit de multiplier les relais. Je puise aussi loin que je veux. Je
peux construire d’autres réseaux (en l’occurrence d’autres thèmes) et les
connecter à celui-là. Le seul critère, c’est l’utilité de l’instrument ou sa
pertinence. Ici, le thème est rendu pertinent par une limitation, justement,
un choix de variantes qui permettent de le proposer comme modèle à un
texte (dis-moi où  /  la mort  /  énumération de noms de femmes célèbres).
D’autant plus de textes s’inscriront dans le réseau qu’il se compliquera et
s’étendra davantage.
Le réseau du poème, lui, n’a certes pas de limites internes  : les
composants sont innombrables dès lors qu’on descend jusqu’aux plus
petites unités (il n’est pas concevable de dénombrer les composants d’un
texte). Mais le poème est bel et bien reçu comme un tout. Ma liberté est
limitée. Du moins en principe. Je vais essayer (en vain, faut-il le préciser ?)
de parcourir toutes les connexions, de me placer au centre de la toile, de
tenir toutes les unités du réseau.
Pour revenir à l’exemple, la construction du thème n’a pas besoin des
neiges  ; par contre, elle peut aller chercher dans ce même livre de la
Sagesse convoqué par Gilson « le duvet que le vent emporte  », «  le givre
léger que disperse l’ouragan  » ou encore «  la fumée qu’un souffle
dissipe » :

[…] l’espoir de l’impie est comme le duvet que le vent emporte, comme le
givre léger que disperse l’ouragan, comme la fumée qu’un souffle dissipe,
comme le souvenir de l’hôte d’un jour qui s’évanouit. Mais les justes vivent
éternellement […] 10.

On peut alors préférer aux neiges ce duvet, ce givre, cette fumée, et aller
vers d’autres horizons. Mais, de ces neiges, la construction du texte, elle,
s’interdit de faire l’économie. D’où les débats auxquels je faisais allusion.
Il est possible qu’on soit porté à superposer le thème et le texte, comme
identiques. C’est une imprudence  : ils ne sont pas construits de la même
manière. Mais s’il s’agit bien de deux réseaux, rien n’interdit de les
connecter. On aura alors affaire à un seul et unique réseau que l’on
parcourra de différentes manières selon les buts que l’on se donnera.

*
Quelle que soit la dimension de l’objet considéré, la question, pour
l’analyse, serait dès lors : quel est le meilleur texte ? et non : quelle est la
meilleure lecture  ? On pourra légitimement se demander où est le gain de
l’opération ou même, plus radicalement, s’il y en a un. Si l’on considère en
effet que le texte est de toute façon construit par le commentateur ou
l’herméneute, la question du «  meilleur texte  » reste assez anodine et,
avouons-le, semble se démarquer assez mal de celle de la «  meilleure
lecture  ». De fait, le but de l’opération et la raison de l’hypothèse sont
ailleurs. L’analyse gagnera considérablement à se préoccuper de cet objet
étrange qu’est le réseau textuel. S’intéresser à l’ensemble des textes qu’il
est possible de construire, c’est en effet s’intéresser aussi, et peut-être
surtout, à leur articulation, à la manière dont les énoncés qui les constituent
sont reliés dans le réseau  ; c’est étudier l’architecture même de ce réseau,
ses nœuds, ses bifurcations, ses connexions, ses équilibres provisoires  ;
c’est analyser les modes de coexistence des textes possibles, leurs
superpositions  ; mais aussi, dès lors qu’on prend en compte le parcours
comme tel, le déplacement, le mouvement, et sa durée, c’est étudier les
transitions, les mécanismes de substitution, les effets de mémoire et d’oubli,
les procédures rétroactives. En un mot, c’est rendre possible une analyse du
réseau fondée en raison, appuyée sur un travail théorique, et aussi donner
un accès à cet entre-deux dont je parlais plus haut.
Les possibles
Nous voici avec un matériau, des connexions, des itinéraires multiples.
Qu’allons-nous en faire  ? Ici commence le travail proprement
méthodologique.
L’idée même du réseau implique que la totalité de l’environnement du
critique comme du lecteur ordinaire est constituée de possibles et que cet
espace peut être parcouru en tous sens, qu’on lise quelques lignes d’un texte
ou qu’on travaille à construire de vastes bibliothèques savantes. C’est,
notons-le au passage, outre son extension, un trait essentiel qui distingue
notre réseau du traditionnel «  tissu  » du texte  : le parcours, le trajet, la
dynamique.
Ces textes possibles, qui ne s’opposent à aucun texte réel, comment
s’élaborent-ils ?
 
Pour dessiner un cadre provisoire, on admettra a priori qu’un texte
diffère d’un autre soit parce qu’il n’est pas constitué des mêmes éléments,
des mêmes énoncés, soit parce que ces éléments ne sont pas organisés de la
même manière. De fait, dès lors que les textes possibles sont issus du même
réseau, que l’identité de ce réseau est vérifiable, c’est le second trait qui
sera déterminant : en principe, tous les lecteurs vont puiser les énoncés dans
le même ensemble, ils ne vont rien ajouter (cela semble aller de soi), ils ne
vont rien retrancher (c’est moins évident, et j’y reviendrai). Sans forcer le
paradoxe, on pourrait soutenir que la diversité des textes est invisible, que
leurs différences sont occultées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on
parle habituellement de plusieurs lectures d’un texte. Le point mérite qu’on
s’y attarde. Il faut ici revenir à la distinction de la lecture courante et de la
lecture savante. Tout un chacun, lorsqu’il est dans la position de lire pour
son propre agrément, pour s’instruire à sa façon, passer le temps ou tromper
l’ennui, n’a évidemment aucun compte à rendre à personne et a bien le
droit, entre autres, de pratiquer à son gré une lecture fragmentaire. Le
lecteur « professionnel », ou disons, pour faire vite, le critique, pratiquera
inévitablement lui aussi sans doute une lecture fragmentaire, mais en aucun
cas il ne pourra l’assumer comme telle, sauf désinvolture déplacée. Il a, au
moins virtuellement, des comptes à rendre. Le débat critique portera donc
inévitablement sur « la façon de lire » : l’argument selon lequel tel énoncé
n’aurait tout simplement pas été lu ne peut être sereinement reçu. Tout
critique confirmé prétendra avoir lu la totalité du texte, parcouru tout son
espace. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’acceptera pas de bon gré
l’idée qu’il a construit son texte et trouvera peut-être farfelue l’hypothèse
même des textes possibles. Pour prendre un exemple extrême, lorsque
Bakhtine lit Rabelais à travers sa grille carnavalesque, il rejette l’épisode de
Thélème : « Sous ce rapport, Thélème s’exclut du système des images et du
11
style rabelaisiens . » Cela est fâcheux, cela a tout de l’omission, mais cela
n’est pas une omission. D’abord, tout simplement, le critique mentionne
l’épisode (on ne lui reprochera pas de ne pas l’avoir lu). Ensuite et surtout :
cet épisode « exprime plutôt certains courants nobles de la Renaissance »,
prend-il la précaution d’écrire, même si, dans cette étude, on n’a pas grand-
chose à faire de ces idées-là. N’est-on pas d’accord, alors on dira que tel
énoncé a été mal lu, sous-estimé – ou, dans d’autres cas, surestimé (laissant
à la polémique discourtoise la vérité des faits  : Mais quel texte avez-vous
donc lu  ?). Par conséquent, si la première étape de l’opération
herméneutique par laquelle on fabrique du texte est bel et bien un choix,
une sélection (il y a ce qu’on retient et ce qu’on rejette du texte), si cette
procédure brutale ne s’interdit pas l’omission, elle ne peut absolument pas
l’assumer. Reconnaissons que, de toute façon, puisque l’idée même de
totalisation des éléments composant un texte est absurde (voilà une virgule
dont vous n’avez pas rendu compte  !), celle d’omission en devient
fortement relativisée. Quoi qu’il en soit, le choix du texte ne peut en
principe se faire par élimination d’éléments. Reste : le réseau textuel a été
éclairé de telle ou telle manière, il y a eu une opération de mise en relief,
d’emphase, d’accentuation au terme de laquelle j’ai obtenu un texte, à la
lettre identique, mais différent de celui de tel autre critique qui conteste ma
lecture. Le réseau a été parcouru différemment. En d’autres termes, il est
fait des mêmes éléments, mais j’en ai modifié l’organisation.
Les procédures essentielles sont donc de hiérarchisation et de
reconfiguration. Hiérarchisation, soit une sélection en douceur  : des filtres
conduisent à privilégier tel énoncé, tel mot, tel trait sémantique, telle
connexion, etc. Le texte a une profondeur et tout ne se situe pas sur le
même plan. La dimension comique de la Recherche est incontestable, mais
elle passe le plus souvent, dans le discours critique, au second plan : on est
«  moins profond  » qu’avec les énoncés philosophiques, par exemple.
Reconfiguration  : ainsi, très banalement, une reconstitution de la
chronologie (le souvenir que j’ai d’un roman peut très bien passer par une
redistribution des actions qui omette toutes les infractions à la
chronologie) ; ainsi encore, la modification du découpage d’un texte, avec,
pour conséquence, une refonte des liens sémantiques entre les séquences
qui le composent. Nous en verrons plus loin des exemples sur des textes
longs.
La réponse à la question de la « bonne lecture » devient dès lors assez
simple. Il faut tourner ou du moins essayer de tourner son attention vers le
réseau même. L’étude des conditions de possibilité est décisive. La lecture
naïve apparaît comme toute lecture par laquelle on construit son texte sans
le savoir ou du moins sans en avoir une conscience nette. Nul mépris de la
lecture courante, faut-il le préciser  ? Elle est en effet la procédure même
qu’il faut tenter d’élucider, son fonctionnement est à l’horizon de toute cette
réflexion. Il ne s’agit pas de la promouvoir au point de l’ériger en
«  méthode  », mais il s’agit bien, et plus difficilement, de la prendre au
sérieux et d’en comprendre les ressorts. À être posée en modèle, la lecture
courante perdrait d’ailleurs elle-même ce qui fait tout son intérêt : sa liberté.
Le lecteur, en effet, ne demande pas au critique, au théoricien, au
professeur, à quelque autorité que ce soit comment il doit lire. Il passe avec
le texte qu’il pratique le contrat qu’il veut, décidant à sa guise de son statut.
Nul ne l’empêchera de lire un roman historique comme un document, un
poème lyrique comme un cri du cœur, mais aussi bien, s’il a de l’audace, un
livre d’Histoire comme un roman, voire, s’il est téméraire, une tragédie
comme le récit d’une cure analytique. C’est là l’opération herméneutique la
plus massive, qui éclaire la totalité du texte d’une autre lumière et qui,
accessoirement, modifie le texte sans y toucher. Après tout, le lecteur range
sa bibliothèque selon sa fantaisie ou ses préjugés. Sur les rayons des
bibliothèques les plus sérieuses, les ouvrages ne sont-ils pas «  classés  »
selon les formats  ? C’est pourtant les contraindre à de curieuses
fréquentations. Certes, il existe des normes  : le recours à l’intention de
l’auteur, à l’Histoire, à des interprétations sanctionnées par la tradition, à
toutes sortes de formes diffuses ou savantes de l’autorité. Mais ces normes
peuvent être ignorées, le lecteur n’en sera sans doute pas moins affecté par
son livre.
Ce n’est pas pour autant que nous n’ayons rien à apprendre de ce côté
aussi, je veux dire du côté de la liberté et peut-être même de l’ignorance.
Les normes et autres garde-fous peuvent être délibérément rejetés au nom
même d’une exigence intellectuelle. On voit bien en effet que le refus d’une
lecture plus ou moins consensuelle, reconnue à un moment donné, sera
parfois l’effet d’un geste calculé, d’une décision parfaitement réfléchie,
d’une réflexion élaborée et non la conséquence d’une quelconque folie
herméneutique, tant il est vrai que la modification du statut d’un texte est
souvent le moyen le plus simple d’en provoquer une relecture et d’en
révéler des ressources insoupçonnées. Ces coups de force ne relèvent pas
d’une tératologie, mais bien d’expériences de lecture ou d’expériences
critiques fondamentales. On peut utiliser ces opérations herméneutiques
comme des tests, ce qui revient à avoir recours à un jeu de textes possibles
ou, tout simplement, à explorer le réseau. Il ne faut pas sous-estimer leur
valeur : toute la question est de préciser dans quelle perspective cela est fait.
 
Et c’est ainsi que, par la lecture, nous produisons des textes. Si tous ont
le même statut d’objets construits, tous ne se manifestent cependant pas de
la même manière et tous n’ont pas la même fonction. Je distingue trois
aspects du possible.
Le premier aspect, c’est le texte qui a été, est, sera peut-être fixé in fine
dans une interprétation achevée, le texte du critique, si l’on veut  : tout
discours critique fabrique, dans cette mouvance, un texte possible. C’est de
cet aspect que jusqu’ici j’ai surtout parlé. Il est le plus facile à saisir.
Le deuxième aspect, c’est l’élaboration à laquelle peut délibérément
travailler le critique d’une formule qu’en tel ou tel point le texte a rejetée,
l’exploration de la voie qui n’a pas été prise. La tradition classique en
donne de beaux exemples  : il eût été préférable que…, on peut regretter
que…, le héros est un peu trop…, ah ! quel plaisir aurions-nous eu avec un
dénouement différent, etc. C’est là aussi la pratique de toute critique
normative. Mais, plus profondément, on a affaire typiquement aux textes du
rhétoricien (au pluriel, cette fois), qui a cette manie de comparer les textes,
réels ou concevables, et d’en inventer à plaisir pour les évaluer. D’autres
textes se profilent ainsi, que l’on va comparer au texte que l’on a sous les
yeux. Il s’agit en fait de la prise de conscience que le texte que lit le critique
relève de choix qui auraient pu être différents et, du même coup, que le
geste critique peut être efficace en suggérant d’autres choix possibles. La
structure du réseau se complique par son interaction avec d’autres réseaux.
Le troisième aspect, c’est la saisie de ce qui est mouvant dans le
processus de lecture  ; il s’agit là de rester au plus près de la dynamique
d’appréhension du texte  : anticipation (confirmée ou infirmée) de la suite,
prévisibilité ou imprévisibilité des enchaînements, bribes de textes ou
énoncés fantômes, constructions fragiles promises à un avenir plus ou
moins lointain, rectifications. J’invente un texte au fil de ma lecture, avec
les risques et les plaisirs que cela comporte. De nouveau, je n’ai pas affaire
ici à un texte possible, mais à des textes possibles qui se succèdent, se
mêlent, s’annulent (plus ou moins) à mesure que je progresse. Ici encore, la
structure du réseau se complique : chaque configuration, c’est-à-dire chaque
texte possible est lui-même, en chacun des éléments qui le composent,
entouré d’un halo de possibles, les suites esquissées par le lecteur, mais non
confirmées. Le phénomène se manifeste le plus fortement à la première
lecture, les lectures suivantes ne pouvant plus faire naturellement
l’expérience de l’imprévisible (du moins aussi fortement). Encore peut-on,
au prix d’un entraînement (c’est l’apprentissage de la lecture), se mettre
dans un état d’ignorance particulièrement fécond (où l’on retrouve, soit dit
en passant, des vertus de la lecture courante). On pourrait parler ici des
textes du premier lecteur, de ce lecteur qui est immergé d’emblée dans la
confusion d’une pluralité d’objets.
Avec le premier aspect du possible, on s’intéressera à la grille
herméneutique du critique, en se demandant quel type de regard lui a
permis de construire son texte. La problématique est connue.
Les deuxième et troisième aspects du possible relèvent de la même
opération de lecture, fondatrice. La prise de conscience d’un choix est
évidemment liée à la conscience d’une fragilité du texte et se fonde
inévitablement sur l’examen d’une attente, d’une prévisibilité, sur l’idée
qu’une autre cohérence est concevable, et l’on est renvoyé aux énoncés qui,
dans le réseau, ont été accentués, à ceux qui sont restés dans l’ombre, à
ceux qui ont été déplacés, bref, à ce qui a rendu possible, justement,
l’élaboration de tel texte. Le lecteur ordinaire fait, sous une forme pure
(sans souci d’une norme), l’expérience première du rhétoricien ou, à
l’inverse, ce dernier donne à l’expérience du lecteur ordinaire une forme
élaborée, savante (et, dans l’histoire, souvent normée). C’est en effet dans la
mouvance de la réception active que s’esquissent avec le plus de force les
textes possibles, et c’est cette mouvance qu’il convient en premier lieu
d’essayer de décrire. Le réseau n’est perceptible que dans une
dynamique  de la lecture (le troisième aspect du possible) et nous
travaillerons à donner un modèle de cette dynamique. Nous devrons nous
tourner vers la construction des textes possibles et les parcours dans le
réseau textuel plutôt que vers l’exploration des appareils ou systèmes
herméneutiques. Il y a là, à mon sens, une inflexion nouvelle à donner à
l’analyse.
Soulignons que ces possibles laissent des traces. La première lecture est
sans doute, de ce point de vue, la plus riche, mais faut-il préciser que, dès
que nous avons plaisir à lire, nous sommes premiers lecteurs ? Et c’est dans
cette expérience, paradoxalement renouvelable, que nous éprouvons
l’impact, le poids, la force des possibles  : ils marquent notre lecture,
continuent de la hanter. Il s’agit de ce qu’on appellera des textes
12
fantômes . Du plus modeste (celui qu’engendre la moindre figure de
rhétorique : ce qu’il y a du fauve dans un héros courageux et fort comme un
lion) au plus puissant (si je choisis l’Iphigénie sauvée du fer, l’autre
continuera de rôder et ne manquera pas de porter sur elle son ombre
effrayante), le fantôme ne cesse de troubler le texte. Un possible n’est
jamais sans effet. Il ne s’anéantit jamais complètement devant je ne sais
quel texte réel.

PREMIÈRE LECTURE : UNE OUVERTURE BALZACIENNE

«  Exupère, dit-il à son fils, tâche d’exécuter avec intelligence la petite


manœuvre que je vais t’indiquer […]. Après avoir présenté tes respects, tes
devoirs et tes hommages à Mme et Mlle Mignon, à M. et Mme Dumay, à
M. Gobenheim […] quand le silence se sera rétabli, M. Dumay te prendra
dans un coin ; tu regarderas avec curiosité (je te le permets) Mlle Modeste
pendant tout le temps qu’il te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et
d’aller te promener, pour rentrer au bout d’une heure environ, sur les neuf
heures, d’un air empressé ; tâche alors d’imiter la respiration d’un homme
essoufflé, puis tu lui diras à l’oreille, tout bas, et néanmoins de manière à ce
13
que Mlle Mignon t’entende : – Le jeune homme arrive  ! »

La très longue ouverture de Modeste Mignon est centrée sur ces mots qu’un
notaire du Havre adresse à son fils, une demande énigmatique qui laisse le
jeune Exupère et le lecteur dans le même état d’hébétude. Cette énigme est
posée dès la première page et domine le texte sur une bonne trentaine de
pages. Elle s’accompagne du défilé de sept personnages, huit si Mlle
Mignon et Mlle Modeste font deux (nous l’ignorons), ce qui n’est pas pour
nous réconforter. L’extrême complication de la situation s’ajoute à la
profonde obscurité de l’énigme.
Voici la longue séquence d’ouverture, scandaleusement résumée.
Modeste Mignon est une jeune fille dont le père, parti refaire sa fortune, a
confié la garde à son épouse, à son ami le plus proche et à différentes
personnes qui lui sont toutes dévouées. Les précautions du père
s’expliquent entre autres par le fait que la sœur de Modeste a été la
malheureuse victime d’un séducteur et en est morte. Or, quand commence
le roman, les proches de Modeste ont des raisons de penser qu’elle est
amoureuse à son tour et, en conséquence, qu’elle court un danger, qu’un
homme rôde autour d’elle. Craignant le pire, ils veulent en avoir le cœur net
et tendent à Modeste le piège dont nous avons lu, sinon compris, le récit : à
l’occasion d’une visite chez Modeste, sa mère et quelques proches, donc,
Exupère sort et revient une heure plus tard en disant qu’un homme tourne
autour de la maison. On fait mine de s’inquiéter, on menace d’aller avec une
arme tuer le mystérieux jeune homme. Modeste se montre imperturbable.
Le piège a échoué. La suite nous dira pourquoi. Ce n’est pas mon sujet.
Telle est la description surplombante que l’on peut faire de cette
ouverture, voilà ce que l’on peut dire quand on a fini de lire toute la
séquence. Ce scénario est une variante de ce que Balzac appelle une
« souricière », méthode policière destinée à piéger les femmes adultères :

[…] le notaire et Dumay son ami voulaient tendre [à la jeune fille] un de ces
pièges appelés souricières dans la Physiologie du mariage (p. 471).

Plus précisément, on a apparemment affaire à une « souricière à détente ».


Exemple : le mari informe sa femme qu’il sort pour essayer d’arranger une
affaire de duel ; les noms des duellistes sont cités négligemment, mais l’un
des deux est l’amant supposé de la femme. Elle rougit et se sent mal :

LE MARI, à part : Elle aime M. de Fontanges ! (Haut.) Célestine ! (Il crie


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plus fort.) Célestine, accourez donc, madame se trouve mal  !…

Modeste, elle, ne rougira pas, ne se sentira pas mal et il faudra chercher


ailleurs ce qui peut expliquer le changement de comportement qui a alerté
ses anges gardiens. La mention de ce scénario, la souricière, donnée très tôt
au lecteur instruit en science balzacienne, apporte une indication non
négligeable : on dresse un piège pour identifier un amant.
Entre la préparation de la souricière et le résultat, trente pages, donc,
nourries de diverses histoires qui constituent l’exposition de Modeste
Mignon. Si, vulgaire lecteur ordinaire sans position surplombante, je
découvre le roman au fil des pages, je rencontre toutes sortes de difficultés.
Je ne sais pas de quoi il est question, je ne sais pas dans quel «  genre  »
d’histoire on m’embarque, je ne sais d’ailleurs pas non plus ce qu’est une
souricière pour Balzac, qui a l’amabilité de me renvoyer à une œuvre que je
ne suis certainement pas obligé d’avoir lue.
Pourtant l’exposition est là pour m’instruire. Une séquence d’ouverture
a deux fonctions  : fournir l’information nécessaire (une façon de faire en
sorte que l’histoire ait un début, au sens aristotélicien, c’est-à-dire qu’elle
soit suffisante en amont), c’est sa fonction la plus connue et étudiée  ; et
aussi donner une couleur à l’ouvrage, « orienter » la lecture, mettre en place
un régime dominant (cela fait partie de la «  situation  »). Ici, d’une part,
l’information m’est certes fournie avec prodigalité (portraits des différents
personnages), mais de façon fragmentée, comme par portions, et surtout je
ne sais jamais ce que je dois absolument retenir et ce sur quoi je peux
passer. D’autre part, il est très probable que je mettrai du temps et ferai
nombre d’erreurs avant de trouver la bonne perspective sur le texte et de
construire une interprétation satisfaisante de la séquence (étant bien entendu
par ailleurs que la suite continuera de modifier mon interprétation). Par
contre, plume à la main ou clavier sous les doigts, tout va mieux. Quelques
notes convenablement organisées, et j’ai à peu près reconstitué le roman qui
a précédé celui dont je commence la lecture. Car il s’agit bien d’un roman :

Ce précis rapide, qui, développé savamment, aurait fourni tout un tableau


de mœurs […] suffit à faire comprendre l’importance des petits détails
donnés sur les êtres et les choses pendant cette soirée […] (p. 498).

Un vrai roman avant le roman, et qui ne se maîtrise pas aisément.


Quant à l’information, d’abord. Balzac met en place un très important
appareil discursif, a priori parfaitement justifié : il est en effet nécessaire à
la bonne intelligence du récit (c’est du moins ce qu’il dit). On sait qu’on a
affaire à un auteur qui n’est pas avare de l’exposé des causes de l’histoire
qu’il raconte. Et justement il se peut que telle de ces explications prenne le
pas sur l’énigme qui est le fil conducteur de ma lecture. En principe, le
discours informatif est une parenthèse explicative  : «  Un mois avant la
scène, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthèse
[…] » (p. 494). Mais la digression peut devenir essentielle, plus importante
peut-être que l’anecdote de la souricière. Il m’est difficile de savoir ce que
je dois retenir, d’autant que le narrateur ne m’aide pas à faire le tri. Ainsi, à
propos de l’épouse du notaire  : «  La silhouette de ce personnage, très
accessoire, paraîtra nécessaire en disant que  […]  » (p.  471). Que dois-je
comprendre  ? Un personnage secondaire  ? très secondaire  ? mais
nécessaire ? ou qui paraît nécessaire ? Le lecteur ne cesse d’être bousculé :
«  Par des événements qui vont être racontés  » (p.  475)  –  l’explication
viendra donc après  ; ou bien  : «  Peut-être ne regrettera-t-on pas d’avoir
connu par avance et l’habitation et la compagnie habituelle de Modeste  »
(p. 477) – l’explication vient donc avant.
Nous avons compris que le narrateur a beaucoup à dire, qu’il n’hésite
pas à renchérir :

Quelque intéressante que cette situation puisse paraître, elle le sera bien
davantage en expliquant la position de Dumay relativement à Modeste. Si la
concision de ce récit le rend sec, on pardonnera cette sécheresse en faveur
du désir d’achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconter
l’argument qui domine tous les drames (p. 483).

L’information accroît l’intérêt. Et justement je commence à soupçonner ce


narrateur aussi rusé que prolixe de vouloir aussi, et peut-être surtout,
ménager une attente. J’aurais alors affaire à une dramatisation de
l’information – d’où son très remarquable morcellement : par le seul poids
du discours informatif, avec cette longue suspension, l’énigme voit son effet
puissamment renforcé. L’information aurait donc une fonction formelle  :
indépendamment de son contenu, elle joue de son volume et retarde les
éclaircissements attendus. Mais ce n’est pas sans risque  : pris dans cette
masse d’informations et pensant confusément peut-être qu’il y a des
histoires qu’on me raconte par plaisir et pour me faire attendre, je risque de
perdre de vue le but. Ainsi, le narrateur précise au tout début  : « Exupère
devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son droit  » (p.  470).
Qu’en faire ? En vérité, on peut l’oublier.
Maintenant, quant à la «  couleur  ». Le début pose une énigme. Le
roman s’ouvre sur un portrait de groupe. Nous découvrons quatre
personnages ridicules :

Au commencement du mois d’octobre  1829, M. Simon Babylas


Latournelle, un notaire, montait du  Havre à Ingouville, bras dessus bras
dessous avec son fils, et accompagné de sa femme, près de laquelle allait,
comme un page, le premier clerc de l’étude, un petit bossu nommé Jean
Butscha (p. 469).

Le notaire est «  vêtu de noir comme un coléoptère, monté sur ses deux
jambes comme sur deux épingles » (p. 472), sa femme est laide et ridicule
au moral comme au physique, son fils Exupère, stupide, et le premier clerc,
surnommé le clerc obscur, fait un bien curieux page. Faute de mieux, je
bâtis sur une situation vaguement clichée mon (premier) scénario : Modeste
est une (sans doute) charmante jeune fille (sans doute) amoureuse et
(certainement) étouffée par son entourage (assurément) grotesque.
Mais voilà qu’avec la description des lieux, le discours se leste de
considérations socio-économiques qui n’ont (presque) rien de comique. On
m’expose le contraste entre Le  Havre, ville basse, évidemment, et
Ingouville, banlieue haute et chic. Comme je ne connais pas plus Le Havre
que La Physiologie du mariage, je suis docilement le programme sans trop
savoir si tout cela est essentiel. Là-dessus, description du «  Chalet  », la
maison où habitent Modeste et sa mère. Cette maison a une histoire
compliquée  : elle appartenait à «  M. Mignon, autrefois le plus riche
négociant du Havre », il y a logé son caissier, Dumay (celui qui a monté le
piège avec le notaire), puis l’a vendue, mais le nouveau propriétaire a dû
garder le locataire. D’où querelle de voisinage. Pas de grandes passions,
mais du sérieux  : j’ai du mal à mémoriser le détail de la question
immobilière, mais je comprends au moins qu’on n’est plus dans la
bouffonnerie. Modification, donc, même si c’est en douceur, de la tonalité
du texte. Après tout, qu’est-ce qui me dit que Modeste est une charmante
jeune fille ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une sombre histoire d’argent ? Peut-
être un projet de mariage mal engagé ? Je quitte le vaudeville et je repeins
mon scénario en comédie bourgeoise.
Quand j’aborde la fin de la séquence, je reçois, pour élaborer mon
interprétation, un autre instrument  : un autre contexte en l’occurrence,
dramatique, voire tragique. Et là j’imagine le pire. Le roman antérieur est
très sombre : une faillite, la mort d’une jeune fille, un père parti au-delà des
mers. Quant au roman qui précède ce roman, j’en découvre de nouveaux
chapitres par les biographies de Mignon (le père) et de Dumay (l’ange
gardien)  : deux amis, qui ont servi dans l’armée impériale, ont connu de
terribles épreuves, qui sont allés jusqu’en Russie, etc.
Où se fait ce changement de régime  ? J’ai parcouru deux galeries de
portraits : les visiteurs de Modeste (le notaire, sa femme, son fils et le clerc)
et ceux qui les reçoivent (Modeste, sa mère, et le couple Dumay). Entre les
deux, une pause. C’est d’abord la description de l’espace romanesque. Puis
ce propos :

La plupart des drames sont dans les idées que nous nous formons des
choses. Les événements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les
sujets que notre âme convertit en tragédie ou en comédie, au gré de notre
caractère (p. 480).

Et voilà que c’est aussi le moment précis où Dumay change littéralement de


personnage, passant du caissier au soldat. En effet, le protecteur de
Modeste, celui qui jusque-là était appelé « le caissier », car il était en effet
le caissier du père du temps de ses réussites commerciales, devient, grâce à
une fiche biographique bien placée, soldat de l’épopée napoléonienne et
compagnon de cet autre soldat que fut le père :

Dumay (Anne-François-Bernard), né à Vannes, partit soldat en 1799, à


l’armée d’Italie. Son père, président du tribunal révolutionnaire, s’était fait
remarquer par tant d’énergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque
son père, assez méchant avocat, eut péri sur l’échafaud après le 9 thermidor.
Après avoir vu mourir sa mère de chagrin, Anne vendit tout ce qu’il
possédait et courut, à l’âge de vingt-deux ans, en Italie, au moment où nos
armées succombaient. Il rencontra dans le département du Var un jeune
homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en
trouvant le champ de bataille moins périlleux que la Provence (p. 483).

Les deux hommes seront faits prisonniers durant la campagne de Russie,


envoyés en Sibérie. Ils reviendront à pied, en 1814, à travers la Russie et la
Prusse. Cette information est un puissant opérateur qui installe le lecteur
dans un nouveau régime du texte. Nous sommes passés du négoce normand
à l’épopée. Et comme si ce n’était pas suffisant, c’est là qu’on va nous
raconter l’histoire de Caroline, sœur de Modeste, séduite, enlevée,
abandonnée, morte de chagrin. Le narrateur cite l’inscription qui figure sur
la tombe de cette jeune fille, « morte à vingt-deux ans » :

Cette inscription est pour la jeune fille ce qu’une épitaphe est pour
beaucoup de morts, la table des matières d’un livre inconnu. Ce livre, le
voici dans son abrégé terrible qui peut expliquer le serment échangé dans
les adieux du colonel et du lieutenant (p. 491).

Un livre de plus  ? Le serment avait été donné plus haut, sans que j’y aie
prêté une attention particulière :
Le lendemain, [Dumay] avait accompagné au petit jour son patron sur le
navire Le Modeste, partant pour Constantinople. Là, sur l’arrière du
bâtiment, le Breton avait dit au Provençal : – Quels sont vos derniers ordres
mon colonel  ? –  Qu’aucun homme n’approche du Chalet  ! dit le père en
retenant mal une larme. Dumay ! garde-moi mon dernier enfant, comme me
le garderait un bouledogue. La mort à quiconque tenterait de débaucher ma
seconde fille  ! Ne crains rien, pas même l’échafaud, je t’y rejoindrais. –
  Mon colonel, faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous
retrouverez Mlle  Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort  !
Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des Pyrénées. On
n’arrivera pas à votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases (p. 489) !

Brièveté martiale de cet adieu. On est décidément très loin et du vaudeville


et d’une quelconque comédie bourgeoise.
 
Le discours informatif n’était pas un fil conducteur solide ni fiable.
Quant aux régimes, ils se sont modifiés profondément au moins deux fois :
un programme vaudevillesque (pour rire), une inflexion économiste
(sérieuse), un programme tragique. Et au centre de la séquence, Modeste.
Son portrait intervient en effet au tournant du texte : « Vous connaissez la
cage, voici l’oiseau  », telle est la présentation de Modeste, après la
description des lieux (p. 481). Modeste a quelque chose d’une étrangère :

Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu’une de ces sirènes inventées
par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre,
comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu
comprise en France, où nous l’appelons sensiblerie, mais qui, chez les
Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l’être et
s’épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les
filles spirituelles (ibid.).
Père français, mère allemande, allure anglaise, grâce d’une fille spirituelle,
mais qu’on pourrait croire sotte. Tout cela donne un caractère
remarquablement complexe. De même : « Les yeux d’un bleu tirant sur le
gris, limpides comme des yeux d’enfants, en montraient alors toute la
malice et toute l’innocence  » (ibid.). De même encore, chasteté et
sensualité – on pouvait penser qu’elle était « le théâtre d’un combat ». C’est
au point que, lorsqu’on lira plus loin que Modeste, au milieu des
conspirateurs tendus et silencieux et qui ne commencent pas leur habituelle
partie de whist, s’écrie « de l’air le plus naturel : – Eh ! bien, vous ne jouez
pas  ?  » (p.  482), on pourra se demander ce qu’il faut entendre par «  air
naturel ».
Je suis entré dans le roman. Il reste beaucoup d’indétermination, mais
une chose est certaine : les questions herméneutiques sont en place. Il n’est
pas sûr que j’aie tout compris, je veux dire rangé toutes les informations, il
n’est pas sûr non plus que j’aie pu faire quelque chose de cohérent des
variations de régime qui ont perturbé ma lecture, mais il y a de bonnes
chances qu’au-delà de l’énigme triviale de la souricière, je sois à la fois
perturbé par la complexité du texte et profondément engagé dans le réseau
d’histoires qui a été déployé.
J’ai le choix  : soit je lisse le texte, soit j’oublie le commencement  ;
c’est-à-dire  : soit je m’arrange en faisant une sorte de moyenne entre la
bouffonnerie du début et la gravité de la suite, soit j’oublie purement et
simplement la bouffonnerie, ou du moins je la relègue au rang de vague
souvenir. La lecture prendra un chemin ou l’autre selon l’humeur et le
moment. Mais un meilleur programme s’offre à l’analyse  : identifier
fortement les deux grands régimes rencontrés, accentuer les différences. Et
la difficulté sera alors dans l’articulation, et non dans la synthèse. On se
souvient de la phrase citée plus haut : « Les événements qui nous paraissent
dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en tragédie ou en
comédie, au gré de notre caractère. » Au moment de crise, on nous dit de
même : « Le notaire savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en
cour d’assises  » (p.  479). Passage possible (et peut-être annoncé) de la
comédie à la tragédie, ou d’un fait divers grotesque à un fait divers tragique.
Tout le plaisir de la lecture est dans cette traversée d’émotions diverses. Il
ne faut rien en perdre.
Touchant la complexité de la séquence, je risquerai une hypothèse.
L’histoire ancienne donne une nouvelle lumière à la scène actuelle. Le
roman en amont nourrit le roman que je lis. À mesure que le narrateur
prolixe me nourrit d’informations, les couleurs se modifient. Le discours
des causes joue un rôle capital dans les changements de régime. Or, à
chaque pas peut surgir une cause, c’est-à-dire une histoire, voire un roman.
Telle est la poétique balzacienne. S’il y a une œuvre qui se construit
délibérément en réseau, c’est bien celle de Balzac. Elle le fait de façon très
particulière : d’une part, La Comédie humaine constitue le réseau que l’on
sait grâce notamment aux personnages reparaissants, mais le discours des
causes, qui est un des tics du narrateur balzacien, déploie autour de
l’histoire « principale » des histoires « accessoires » en amont, et d’autres
en amont de ces dernières, etc. Une sorte de miroitement finit par entourer
d’un halo l’histoire que nous lisons et c’est là que s’origine le travail
interprétatif.
 
Resterait à évaluer la mémoire de notre premier lecteur. Si elle est sans
failles, reconnaissons qu’il s’expose à quelques déboires  : des énoncés
parasites perturberont la lecture de qui est incapable de « lisser » le texte.
On connaît les mésaventures du Funes de Borges. Attention trop
scrupuleuse ou mémoire excessive, et le texte devient vite illisible. En
vérité, l’idée est peut-être saugrenue, qui fait passer pour une expérience de
lecture courante une lecture «  savante  » (attentive, capable de mémoriser
des détails, pour la simple raison qu’on lit et relit) : on peut douter que le
lecteur ordinaire se pose autant de questions. Des dysfonctionnements
objectifs sont sans doute communément couverts par une activité de
correction plus ou moins inconsciente. Est en œuvre une très subtile
dialectique entre la première lecture du lecteur ordinaire et les pratiques du
lecteur savant qui lit et relit, et donc mémorise les détails. C’est le jeu
complexe des contextes et de la mémoire au terme duquel se produit le
lissage du texte dont je parlais. Dans la lecture courante, nous pratiquons
inévitablement ce lissage ; quand nous analysons, essayons de l’éviter. Ce
sont des usages différents du ou des contextes.

*
On le sait, un énoncé varie selon ses contextes, et l’on entend dire tous
les jours qu’on ne doit jamais citer hors contexte – sans qu’on se demande,
d’ailleurs, si citer en contexte est concevable. Quoi qu’il en soit, le contexte
indigène de tel ou tel énoncé, son contexte propre, varie constamment. Or,
c’est là que s’élabore le sens. Ce qui permet de rendre compte d’un élément
textuel quelconque est sa mise en contexte.
Ce sera évidemment d’abord le contexte de l’œuvre particulière à
laquelle il appartient, le contexte des œuvres de l’auteur et, plus largement,
les contextes générique, historique, esthétique. Mais il faut préciser et
distinguer deux temps dans ce type de contextualisation d’un énoncé.
D’une part, à mesure que l’on progresse dans sa lecture, en fonction du
contexte immédiat, les centres d’intérêt se déplacent insensiblement, des
éléments différents sont mis en relief, la hiérarchie des énoncés se modifie.
D’autre part, le contexte gagne en quantité et en qualité  : de plus en plus
vaste, de plus en plus complexe, il exerce évidemment alors des contraintes
différentes. Sommé de négocier avec des données de plus en plus
nombreuses, je suis poussé au compromis. Des lignes de force sont
apparues, qui m’aident à choisir une voie moyenne. Et la mémoire du
lecteur, évidemment, ne mobilise pas de la même façon un énoncé proche et
un énoncé lointain. On parlera, pour le premier phénomène, de
contextualisation analytique  ; pour le second, de contextualisation
synthétique.
Si l’on veut bien se souvenir des distinguos précédents, cette
distinction-là précise le troisième aspect du possible  : l’expérience du
premier lecteur, qui est justement un lecteur en quête de contexte. La
contextualisation synthétique semble appelée à corriger les effets
perturbateurs de la contextualisation analytique. Peut-être pensera- t-on, en
effet, que la contextualisation synthétique est la bonne, qu’elle permet au
lecteur d’avoir une approche de plus en plus pertinente en rendant caduques
les opérations précédentes, qui ne sont que de hasardeux réajustements
locaux, ou plutôt en en faisant précisément la synthèse. Plus le contexte pris
en compte serait vaste, mieux serait « situé » l’énoncé qui m’intéresse, plus
pertinente serait ma lecture. Ce n’est heureusement pas si simple  : la
contextualisation analytique, très fortement perturbatrice (on vient de le
voir), est le propre d’une lecture « arrêtée », elle autonomise inévitablement
les énoncés, leur donne une identité forte, les éclaire violemment, les
confronte sans cesse à leur environnement proche, met en relief
discordances et incohérences, mais elle est aussi à l’origine de puissants
effets qu’il ne peut être question de négliger. Elle permet de distinguer les
différents régimes du texte, de mettre en évidence ses dysfonctionnements
quand on passe de l’un à l’autre et d’une microcohérence à une autre,
d’éclairer des transitions très complexes.
La contextualisation analytique manifeste la variabilité des contrats de
lecture. Il ne s’agit pas de ces changements massifs de statut produits par
des jeux sur l’appartenance générique des textes, mais d’un processus
beaucoup moins visible, discret au point d’échapper à tous, y compris
d’ailleurs, le plus souvent, à celui qui le met en œuvre (ou le subit), un
processus qui est pourtant continûment actif à chaque étape de la lecture, un
processus légitime, enfin, puisque inévitable. Il est constitué des opérations
qui se passent au fil de toute lecture et, de la façon la plus frappante, au fil
de toute première lecture, cette lecture aventureuse et délicieusement
inquiète de celui qui ignore encore où il va. Le premier parcours d’un texte,
nous l’avons vu, exige en effet des choix, qui sont appelés à être corrigés
ou, plus radicalement, remplacés par d’autres. On y expérimente toutes
sortes de possibilités.
Mais viendra un moment où le lecteur effectuera un lissage  : les
difficultés et autres dysfonctionnements qui ont surgi au cours de sa lecture
seront aplanis, réglés d’une manière ou d’une autre et finiront le plus
souvent par se résorber sous l’effet d’une régulation contextuelle globale (la
contextualisation synthétique), mais aussi, à coup sûr, de l’autorité de la
chose écrite (un texte, cela doit bien fonctionner). En d’autres termes, ce
qui, à la lecture, dans l’enchaînement des petites unités du texte suscite des
questions et provoque des erreurs, cela même va plus ou moins disparaître
dans la considération des grandes unités et surtout dans celle de la plus
grande, qu’on appelle «  l’œuvre  ». Ce lissage, qui consiste à gommer les
aspérités du texte, à trouver une formule moyenne et finalement à inventer
un contexte supposé capable d’accorder tous les autres, est la première et la
plus simple des opérations herméneutiques. En effet, si l’interprétation
commence véritablement au moment où le lecteur s’approprie le texte, le
préalable est que le lecteur en réduise les multiples cohérences.
Le texte ainsi construit va s’en trouver inévitablement appauvri  :
quelque chose se perd du côté du texte (son grain, ses aspérités). Mais on
peut soutenir qu’il y a une compensation  : si le lecteur va construire son
parcours dans le réseau textuel, aplanir les difficultés de la contextualisation
immédiate, identifier des énoncés, les sélectionner, les relier de façon à
définir un programme, il va aussi convoquer massivement sa mémoire
intertextuelle et celle de son vécu, deux autres façons de contextualiser le
texte  : la première, avec son propre contexte culturel, sa bibliothèque
personnelle ou celle de ses contemporains, la seconde avec la somme de ses
expériences. Ces deux mémoires sont par excellence celles qui permettent
d’inscrire effectivement le texte dans le monde du lecteur  : elles sont
proprement des opérateurs herméneutiques. Dès lors qu’il n’y a en effet
d’interprétation que si le lecteur réinscrit d’une manière ou d’une autre le
texte dans son monde, on dira que l’interprétation est, dans l’agencement
textuel donné, la sélection d’un texte virtuel qu’il est possible d’inscrire,
d’une manière ou d’une autre, dans un contexte qui soit (aussi), d’une
manière ou d’une autre, celui du lecteur. Soulignons encore qu’il n’y a pas
de contextualisation pure de toute opération herméneutique : on ne peut pas,
par exemple, opposer à cette pratique la lecture « historique » ; inscrire dans
l’Histoire, c’est (aussi) inscrire dans l’idée que je me fais de l’Histoire.
 
Je résume. Le lecteur pratique le plus souvent une lecture linéaire. On
va le supposer sage et lui faire pratiquer une lecture en continu d’un texte
qu’il n’a jamais lu (tout arrive), soit, j’y reviens, un texte considéré comme
une collection d’énoncés.
Mon lecteur va comprendre, interpréter le premier énoncé à l’aide d’un
schéma culturel et personnel : ne sachant rien de ce texte en particulier, il
mobilise éventuellement des connaissances générales (l’auteur, le genre,
l’époque) et sa propre expérience, ses goûts, etc. (reconnaissance d’un lieu,
d’un détail, premiers jugements de valeur : c’est vulgaire, c’est obscur, c’est
léger, etc.). De fait il transforme, grâce à ces premiers opérateurs, ce
premier énoncé en un autre, qui est l’énoncé interprété (ce qui a été lu,
compris, retenu).
Un deuxième énoncé va être compris, interprété selon un schéma plus
complexe. Il est interprété comme le premier, mais intervient un deuxième
opérateur : l’énoncé précédent. C’est son contexte proche et il est supposé
l’éclairer.
La troisième opération s’effectue de la même manière, sinon que les
deux premiers énoncés ont été non seulement interprétés, mais fusionnés
(par le lissage de l’interprétation).
Ainsi tiendra-t-on ensemble, sous une même rubrique, ce qui relève de
la dynamique effective du texte, son enchaînement, et ce qui relève de la
dynamique herméneutique. On considérera que la suite du texte est une
interprétation comme une autre, et que l’interprétation d’un texte est une
suite comme une autre. Certes, tout lecteur, je suppose, privilégiera la suite,
ou du moins le prétendra : son interprétation d’un énoncé est évidemment
corrigée par elle. Mais ce qui m’importe ici, c’est de considérer la suite
comme une interprétation  : elle donne sens à l’énoncé qui précède en
sélectionnant et hiérarchisant les éléments qui le composent. Par ailleurs,
l’énoncé précédent est lui aussi un filtre pour la lecture de celui qui suit : je
lis la suite à la lumière de ce que j’ai déjà lu. Enfin, le même énoncé qui me
sert à un moment d’opérateur herméneutique sera à un autre l’objet d’une
interprétation.
Voici, pour illustrer ce processus, un exemple aussi simple qu’érudit.

LA SUITE ET LE SENS : DEUX FABLES INÉDITES


On a récemment retrouvé par hasard, dans les archives de la
bibliothèque municipale de Dormans, une petite ville au nom prédestiné,
proche de Château-Thierry, deux fables inédites du plus paresseux de nos
poètes, La Fontaine. Voici la première :

Le Lion et l’Ours
Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l’avait fait maître.
Il manda donc par députés
Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L’écrit portait
Qu’un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l’ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre ! un vrai charnier, dont l’odeur se porta
D’abord au nez des gens. L’Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Il s’agit d’une fable sans moralité ou, comme on dit parfois, pour éviter
une fâcheuse ambiguïté, à moralité implicite. Il en est de célèbres  : ainsi
«  Le Chêne et le Roseau  »  ; et de moins célèbres  : ainsi «  Le Loup et la
Cigogne  », qui d’ailleurs ressemble un peu à la nôtre. Cette moralité n’en
est pas moins claire  : l’ours est un étourdi, qui ne sait pas se contrôler et
oublie ou ignore en quel lieu il se trouve ; il ne dit rien, mais il bouche sa
narine. C’est une réaction spontanée. Or, un bon courtisan doit être maître
de soi, contrôler ses gestes et son visage. Aussi, sur sa « mine », l’ours est
condamné par le roi, et avec lui, d’une certaine manière, le fabuliste (qui
s’est exclamé, vous l’avez noté  : «  un vrai charnier  !  » en parlant de ce
Louvre, ou du Louvre). Lui aussi risque de se retrouver chez Pluton. Le
monarque n’accepte que la flatterie et le mensonge. On relèvera dans le
même sens le bouclage très subtil de la fable : aux vers

Par ce trait de magnificence


Le Prince à ses sujets étalait sa puissance

correspondent les derniers de la fable :

Sa grimace déplut. Le Monarque irrité


L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Il y a deux façons d’étaler sa puissance et, si le luxe n’y peut aller, c’est la
violence qui ira. J’ajoute un écho discret : la reprise de la deuxième rime à
la fin de la fable (députés / côtés et irrité / dégoûté) et la reprise du même
verbe (envoyant / envoya).
Le second document que j’ai mentionné jette un étrange éclairage sur
cette fable. Le titre est différent : « Le Lion, l’Ours et le Singe ». Quant au
texte, il commence par reprendre exactement celui que je viens de citer,
mais La Fontaine a donné une suite. La voici :

Le Singe approuva fort cette sévérité ;


Et flatteur excessif il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l’antre, et cette odeur :
Il n’était ambre, il n’était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encor punie.
Ce Monseigneur du Lion-là,
Fut parent de Caligula.

Tout laisse à penser que la suture a été faite à la hâte et qu’il s’agit là
d’un brouillon. Une étude génétique le montre clairement, le poète a voulu
compléter (avec raison) sa fable, mais la suture est approximative  : on
enchaîne avec une troisième rime en -té (irrité / dégoûté / sévérité) et une
rime est manquante (colère est sans répondant). L’analyse conduit pourtant
à considérer que la première fable était purement et simplement inachevée.
Le bouclage discret de la version définitive le montre bien  : Fagotin, cité
dans la première fable, prépare évidemment l’entrée en scène du singe dans
l’ajout. Mieux, les tours du premier amusent jusqu’au moment où les tours
et détours du second vont blesser le monarque. Enfin, nous avons cette fois
une clôture incontestablement plus forte avec les deux derniers vers, qui
nous ramènent au monde des humains :

Ce Monseigneur du Lion-là,
Fut parent de Caligula.

Quoi qu’il en soit, ces textes illustrent parfaitement mon propos : je dois
rectifier mon interprétation de la fin de la première fable à la lumière de
l’énoncé qui, dans la seconde, la prolonge. Le singe, maître en faux-
semblants, en tours, détours et grimaces, a vu la piètre performance de
l’ours. Il approuve le monarque et se lance dans un éloge paradoxal. Au
simple geste de l’ours s’oppose le grand discours du singe. Mais la flatterie
«  excessive  » ne passe malheureusement pas mieux. Remarquons que les
deux sujets du monarque se rejoignent subtilement  : la «  grimace  »
spontanée (et simiesque) de l’ours ne fait pas mieux que les savants tours du
singe.
Mais soyons sérieux. Tout le monde connaît une troisième version de
cette fable, celle qui fut publiée. Il existe en effet une fable, que je tiens
pour une troisième version, même si certains savants, prétendus érudits
parisiens, affirment encore qu’elle est la seule authentique, au mépris des
recherches conduites à Dormans. Le titre en est « La Cour du Lion ». Même
texte que la fable précédente, mais suivi des vers :

Le Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire,


Que sens-tu ? dis-le-moi : parle sans déguiser.
L’autre aussitôt de s’excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref il s’en tire.
Ceci vous sert d’enseignement :
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.

Nouvelle révision de mon interprétation. Je remarque que le renard


n’intervient pas de son propre chef. Apparemment il ne bouge pas et ne dit
mot avant d’être sommé de répondre à la question du roi. C’est déjà une
preuve capitale de sa sagesse. La suite en est une seconde : « il ne pouvait
que dire ».
Enfin nous avons une moralité. Elle fait clairement la synthèse de tout
ce qui précède. Et quand le fabuliste fait sa synthèse il répète le geste du
renard  : il ne dit rien. Qu’apporte en effet ce nouvel énoncé à qui a déjà
compris que ni la vérité ni la flatterie ne vous sauveront de la cruauté du
monarque  ? Il transforme la fable en une sorte de consultation, en
rapportant in extremis cette parole du roi : « Que sens-tu ? dis-le-moi : parle
sans déguiser. » Structure traditionnelle : trois consultations, trois réponses,
dont la dernière seule est bonne. Or, le roi n’avait rien demandé à l’ours ni
au singe. Il ne s’agissait pas de consultations. L’ours avait réagi à
l’événement : la puanteur du palais ; le singe à la punition infligée à l’ours,
la suite étant proprement un ajout :

Le Singe approuva fort cette sévérité ;


Et flatteur excessif il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l’antre, et cette odeur (je souligne).
La fable est construite avec un solide fil narratif  : l’ours, qui de fait
enchaîne sur le propos du fabuliste, réagit au lieu, le singe à l’ours, et le
renard aux deux qui l’ont précédé.
Et pour parler cette fois tout à fait sérieusement de la fable « La Cour du
Lion », la structure que l’on peut élaborer après l’avoir lue est sensiblement
différente de celle ou de celles qu’on élabore en la lisant. Au cours de la
lecture les enchaînements sont sensibles ; dans une lecture arrêtée, les seuils
et clôtures provisoires apparaissent nettement. Après lecture, c’est autre
chose  : il s’agit de trois positions, deux extrêmes et une moyenne,
déterminées par trois réponses à une question (ce que j’entendais par
consultation). Relevons enfin que la troisième séquence de la fable, celle du
renard, de même que sa moralité (qui la transpose et la répète) non
seulement prépare mais achève le lissage du texte.
En principe, c’est sans restes. Mais, de fait, nous avons des éléments
résiduels, inévitablement  : nos fantômes. Certes, ils sont doublement
dévalorisés  : d’une part, ils ne doivent pas résister au lissage, cette
opération redoutable qui travaille à élaborer une cohérence de la manière
que j’ai dite ; d’autre part, il n’y a pas de raison qu’ils constituent entre eux
un système, une structure, et puissent faire l’objet d’une mémorisation. Nul
ne peut cependant mesurer jusqu’où va cette dévalorisation. L’ours, nous
dit-on in fine, a été «  parleur trop sincère  ». Or, il n’a rien dit. Son geste
irrépressible (il «  boucha sa narine  ») s’abolit-il tout à fait dans cette
reprise ? Invérifiable. Chaque lecteur en jugera.
J’ai triché. J’espère que c’est pour la bonne cause. Mais cette simulation
d’une lecture segmentée du texte pose une autre question, fondamentale. La
fable est un texte court entre tous et j’ai sa fin sous les yeux. Mieux, la fable
relève d’un genre fortement codé, associé, pour l’intrigue, au conte. Et il
n’est pas besoin d’être un spécialiste pour avoir, de ce fait, des modèles en
tête. Ainsi, lorsque j’arrive au singe, que je comprends qu’il en fait trop,
que je vois que ce n’est pas fini, je « sais » que j’ai une structure de conte,
que j’aurai trois réponses et sans doute, vu les deux autres, que la troisième
sera une voie moyenne. Bref, le lissage du texte s’en trouve accéléré. On
pourrait soutenir que la doctrine (celle qui sous-tend tout appareil
herméneutique) et le modèle (le genre, l’histoire) sont les premiers
instruments de l’interprète, les premiers opérateurs à intervenir, avant le
détail du texte. La description (avec l’artifice de la lecture arrêtée), qui
n’aura utilisé ni doctrine ni modèle ou qui aura du moins réduit au mieux
leur effet, aura déployé un texte plus riche que l’interprétation. Tout arrive.
 
Le jeu simultané de ces différents processus (les modes de
contextualisation et les opérations de la mémoire) provoque des séries
complexes de corrections et de réajustements  : dans cette perspective, le
texte n’apparaît jamais sous une forme stable. Ainsi, dans son milieu natif,
un énoncé est-il soumis à des variations continues, à des déplacements
incessants. La perception du texte varie selon la dimension prise en compte,
si bien que les énoncés qui le constituent apparaissent finalement comme
autant de systèmes instables  : «  systèmes  » parce que chaque énoncé est
saisi comme tel, dans son fonctionnement propre, et n’est lisible qu’en tant
qu’il a une autonomie et une cohérence  ; «  instables  » car appelés à se
modifier quand ils s’intègrent dans un ensemble plus grand. Enfin, dès lors
que c’est le lecteur qui décide en dernier lieu de l’ampleur du contexte pris
en compte, on est là au plus près de la difficile rencontre, dans l’analyse, de
ce qui est confortablement tenu pour donné et de ce qui est
douloureusement accepté comme construit.

FANTÔMES DE LA FONTAINE (CHEZ BALZAC,


MME DE SÉVIGNÉ ET PROUST)
15
Lorsque Balzac écrit Le Bal de Sceaux , il pense évidemment à la fable
de La Fontaine « La Fille ». Cela a été parfaitement repéré 16. On reconnaît
en effet «  la fille  » (de La  Fontaine) dans cette Émilie de  Fontaine (de
Balzac). Coquette, prétentieuse, Émilie refuse tous les prétendants jusqu’à
ce qu’elle rencontre l’homme idéal : Maximilien. Or, ce Maximilien est un
« boutiquier » du Sentier. Horreur d’Émilie. On apprendra plus tard qu’il est
en vérité (et l’un n’empêchant pas l’autre) un homme d’excellente famille
qui a connu quelques déboires pour s’être glorieusement sacrifié pour son
père, et il sera récompensé de son héroïsme par une très brillante réussite.
Mais ce sera trop tard pour Émilie. On reconnaît donc le schéma de la fable
et sa leçon ou moralité  ; on reconnaît le nom de «  Fontaine  », mais on
notera aussi quelques faits plus intéressants – bien que moins notables et, à
ma connaissance, non notés  : comme Cadet Roussel avait trois maisons,
comme le bûcheron eut à choisir entre trois cognées et comme le lion de
notre fable avait trois courtisans, M.  de Fontaine a trois fils et trois filles
(Émilie étant la cadette)  ; c’est une structure de conte  ; elle se retrouve
d’ailleurs dans la fable associée à «  La Fille  », qui est «  Le Héron  », où
l’animal, on s’en souvient peut-être, refuse successivement une carpe, des
tanches, un goujon. Sur le plan sémantique, on relèvera dans le récit de
Balzac un détail remarquable :

Son col un peu long lui permettait de prendre de charmantes attitudes de


dédain et d’impertinence (p. 120).

On pense bien sûr au fameux « long cou » du héron. Mais mon « bien sûr »
est aussitôt à nuancer. On y pense « bien sûr », si l’on a pensé d’abord à la
fable et l’on dit alors que Balzac retient ici un détail de la fable, qui se
trouve être celui que tout le monde connaît. Dans la foulée, on s’intéressera
peut-être aussi à cette notation : « sa figure […] et son front […] semblables
à la surface limpide d’un lac » (p. 121) ; voire à celle-ci : « un jeune homme
en proie à ses dédains » (ibid., je souligne).
C’est de moins en moins évident, je le reconnais, mais le filtre
La Fontaine m’a conduit à mettre en relief de tels éléments. De fait, je relis
et reconfigure grâce à ce filtre un certain nombre d’énoncés et de formes,
qui seraient, sans lui, des détails à peu près insignifiants. Je vois un texte en
croiser un autre, et pas n’importe lequel («  Le Héron  », associé à «  La
Fille ») ; il en retient quelque chose que la tradition a déjà sélectionné, il le
reconfigure dans sa perspective particulière (je veux dire « balzacienne » :
avec tout un appareil social et économique, resitué dans un contexte
historique précis), et il le met en interaction avec d’autres textes, créant une
combinaison propre et élaborant un réseau commun qui s’agrandit peu à
peu. Ainsi, Émilie est une coquette (p. 121), elle a un talent de caricaturiste
et joue au jeu des portraits (p. 128). Arrive donc, juste avant la mention du
long cou, le nom de Célimène (p. 120) – et avec lui une allusion assez claire
au Misanthrope. On voit aussi passer Mascarille (p.  116). Après
La Fontaine, ses fables et ses contes, Molière et ses comédies.
Qu’y a-t-il de vrai dans ce rapide commentaire  ? À mon sens, la
question ne se pose pas dans ces termes. Ce qu’il faut se demander, c’est
s’il est efficace, je veux dire s’il permet d’intégrer des énoncés qui ne
s’intégreraient pas autrement. Et je précise : il s’agit d’intégrer des énoncés
non dans je ne sais quelle cohérence de la nouvelle de Balzac, mais dans un
réseau constitué ad hoc et posé d’emblée comme un ensemble parmi
d’autres. Le point vif, c’est de mettre en place, aussitôt la fable reconnue et
sans hésitation, un texte de régime lafontainien, de voir jusqu’où on peut
aller et d’examiner ses connexions possibles avec notre texte de régime
proprement balzacien, très marqué, et cela, comme d’habitude, dès
l’ouverture descriptive de l’histoire.
Soit la fable, pour commencer le parcours. En principe, il n’est guère
utile de se demander par où commencer  : d’une part, nous avons de toute
façon intérêt, dans un premier temps, à multiplier les parcours possibles  ;
d’autre part, nous aurons de toute façon des résidus, des éléments qui ne
trouveront pas leur place dans le fonctionnement proposé. La recomposition
sera ensuite une question d’économie, ou d’élégance. Donc, la fable. Nous
retrouverons chez Balzac le schématisme de l’intrigue, la moralité, une
esthétique du trait, le sens de la caricature (la fille, le défilé des prétendants,
jusqu’au « malotru » que la fille finira par épouser). Nous n’aurons pas de
difficulté à passer dans l’espace du conte, tant il y a d’éléments communs
aux deux genres (trois fils, trois filles et même trois bals, le tout traité avec
désinvolture et un souci assez léger de la vraisemblance). Nous laisserons
dériver et nous rencontrerons un troisième genre de discours : la comédie.
Ce sont les allusions mentionnées (à Célimène, à Mascarille), mais aussi la
structure en une succession de scènes, et… le mariage. La question du
mariage n’est-elle pas après tout un ressort essentiel du genre ?
Le résidu est considérable. C’est tout le discours historique, politique,
social  : la «  peinture  » de la Restauration, comme on dit, une période
complexe, confuse, avec, dans le cas particulier, la situation de l’héroïne, sa
famille, son milieu, la question du mariage sous ce régime particulier. Tout
cela semble incompatible avec le monde épuré de la fable.
Nous n’allons pas pour autant réduire la fable à la portion congrue, pas
avant, du moins, de nous être posé la question des connexions possibles.
Comment, par où pourrions-nous passer de la fable au discours historique ?
Première connexion possible  : la comédie. La comédie peut en effet être
considérée sans difficulté comme un moyen d’étoffer, de développer la
fable ou le conte (lequel est d’ailleurs tout à fait apte à fonctionner ici
comme un relais de la fable à la comédie) ; elle autorise du même coup une
complexité qui permettra de diversifier les situations, de donner de
l’épaisseur aux personnages. Nous ne sommes plus dès lors dans une
esthétique du trait ou de l’esquisse. Bref, nous passons sans heurt de la fable
au conte et du conte à la comédie. Deuxième type de connexions  : le roi
Louis XVIII, qui est ès qualités au centre de l’appareil historique balzacien,
semble lui-même un personnage de comédie, un «  malicieux monarque  »
(p. 112) qui n’existe que par ses bons mots. Dans le même sens, le bal est
aussi bien un rite social qu’un espace de conte. Ou encore, lorsque M.
de  Fontaine, le père d’Émilie, comprend que le nouveau régime ne saura
pas le récompenser de son attitude pendant la Révolution et de sa
courageuse participation à la guerre de Vendée, voici ce que note le
narrateur : « Il s’aperçut un peu tard qu’il avait fait la guerre à ses dépens. »
Fantôme de la fable du Corbeau et du Renard. Le discours de l’Histoire est
traduit en comédie ou en fable. Il faudrait enfin ajouter que, comme il arrive
chez Balzac, le commentaire historique est très largement porté par le
narrateur, et tout aussi largement renvoyé à des espaces spécifiques,
particulièrement à l’ouverture de la nouvelle. Ce qui décharge ou libère
d’autant le récit proprement dit.
Ainsi, nous avons là de quoi tenir ensemble les différents régimes du
texte, de quoi connecter les différents réseaux. Mais un objet reste
potentiellement conflictuel : le passage du temps (la fille vieillit du début à
la fin de la nouvelle de Balzac), qui interdit de transiter vers une vraie
comédie, laquelle ne s’inscrit pas dans un temps long. Or, renvoyer à
La  Fontaine, c’est renvoyer à une fable double  : «  Le Héron  », brève
comédie et «  La Fille  », inscrite dans un temps long. Ce qui résout
exemplairement la difficulté. Si « Le Héron » est à « La Fille » ce que la
comédie est à la nouvelle, les connexions sont parfaitement possibles de ce
point de vue aussi. Constaterons-nous que, chez Balzac, à l’allégresse
schématique du début, où fable et conte définissent un régime dominant,
succède un récit plus lent, plus complexe, qui fait se succéder de grandes
scènes ? Nous dirons que la comédie capte la lumière et prend le pas sur les
autres régimes. Si nous avons alors deux grands programmes du texte
balzacien, il faudrait encore parler de la transition de l’un à l’autre : retrait
du discours historique comme tel (discrétion du narrateur, prise en charge
par les personnages), retrait des structures du conte, étoffement de la
comédie, qui joue du travestissement, de la surprise, du quiproquo. Mais la
fable continue son travail en profondeur. Le dénouement, c’est bien sûr le
mariage d’Émilie. Elle épouse celui qu’on n’épouse pas dans les comédies,
en l’occurrence, un vieux marin, son vieil oncle. Que disait la fable ?

Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,


Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

C’était le rapide parcours de quelques réseaux, rapidement connectés les


uns aux autres. Au fond, il s’agissait de déployer diverses lectures d’un
texte tout en contrôlant ce déploiement. Sélection, hiérarchisation,
reconfiguration, «  mixage  » de plusieurs textes, effets rétroactifs… La
question se pose par ailleurs du mode d’existence de ces textes dans cette
nouvelle. Celui de La Fontaine est dans celui de Balzac, mais aussi bien le
texte de La  Fontaine tel que le lit ou construit Balzac, si erratique et
fragmenté soit-il, est bien dans le texte multiple, le réseau, de la fable : il en
est un des textes virtuels, la richesse de ces opérations étant au fond
facilitée a priori par une disponibilité particulière du texte principalement
utilisé  : une fable double, d’abord, c’est-à-dire déjà un texte à double
structure, dont chaque élément peut être considéré comme une clé de l’autre
et dont les constituants sont de toute façon appelés à être comparés, voire
superposés, mais aussi cette fable double particulière qui met
ostensiblement en jeu plusieurs régimes textuels.
L’exemple illustre aussi le principe de la dynamique textuelle. Il n’y a
pas lieu de s’inquiéter si le modèle posé au début se trouve mis en cause un
peu plus loin. C’est l’inverse qui serait inquiétant. Par contre, il faut essayer
de décrire les nouvelles configurations à la lumière des anciennes  : il y a
des phénomènes de dérive, de bifurcation et, j’y reviendrai, de transition. Il
existe au fond deux manières d’agencer le divers produit par la
multiplication délibéré des régimes du texte  : en synchronie, ce sont les
connexions entre les différents régimes (espaces communs, formes
ambivalentes)  ; en diachronie, c’est la transformation, progressive ou
brutale, qui affecte ces régimes. Dans les deux cas, nous avons des
phénomènes d’intersection et de superposition. Or, nous pourrons d’autant
mieux les décrire que nous aurons défini plus de régimes du texte. Il est
possible, par exemple, que l’intervention du conte à côté de la fable dans
notre parcours balzacien paraisse anecdotique, voire superflue, mais, si
nous avons la moindre légitimité à le faire intervenir, n’hésitons pas. Nous
pouvons dès lors en disposer et peut-être, comme je le suggérais, permettra-
t-il de connecter la fable au discours socio-historique, ou encore d’apporter
l’inscription dans un temps long qui manque à la comédie.
 
 
Un deuxième exemple (à moins qu’il ne soit le prolongement du
même). À la fin d’une lettre, Mme de Sévigné écrit :

Je ne sais point de nouvelles.


Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi.
Le roi d’Angleterre est bien malade, la reine d’Espagne crie
et pleure ; c’est l’étoile de ce mois.
J’aimerais assez à vous entretenir davantage, mais il est tard
[…] 17.

Même chose dans une autre lettre :

Je ne sais point de nouvelles. Vous savez la vie qu’on fait


ces jours-ci ; je passai hier le jour à nos sœurs de Saint-
Jacques :
Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi.
Voilà une excuse toute prête pour nos ignorances […]
(19 avril 1680 ; t. II, p. 907).

Les «  vers  » cités sont de La Fontaine, extraits de la fable «  Les deux


Pigeons  ». Le pigeon curieux de voir le vaste monde explique à l’autre
qu’au retour il aura, plaisir extrême, quelque chose à raconter :

Mais le désir de voir et l’humeur inquiète


L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point :
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai : quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême » (v. 20-27, je souligne).

Chez Mme  de  Sévigné, ces deux demi-vers sont, à première vue, une
cheville pour terminer la lettre à sa fille, le fragment de la fable étant tout
entier replié sur son contexte immédiat : « Je ne sais point de nouvelles. »
On est en effet passé du discours de la tendresse au discours de
l’information et, ce dernier s’épuisant, le recours aux deux hémistiches est
tout à fait pertinent dans la situation. Mme de Sévigné a lu plus ou moins
attentivement cette fable publiée peu avant les lettres citées 18, et on a le
droit de penser qu’elle en a retenu pour les besoins de sa cause un fragment,
un trait aisément mémorisable et donc propre à la citation (simplicité de la
formule, répétition de «  guère  »). Elle a sélectionné et fait sien le bon
fragment. Façon piquante de doubler son « je ne sais point de nouvelles ».
Est-ce si simple ? Là encore, suivons la piste. Les deux « vers », chez
Mme de Sévigné, ont en effet deux contextes. Dans la première lettre citée,
immédiatement avant notre passage, nous lisons tout un discours de la
tendresse et du regret : « Je dois à votre absence le plaisir de sentir la durée
de ma vie et toute sa longueur. » On est passé d’un sujet à un autre, comme
je l’ai signalé, mais cela n’est pas anecdotique. La fable, considérée dans sa
totalité, permet bien, elle aussi, d’inscrire cette double thématique  : le
langage de la tendresse (douleur de l’absence, souffrance de la séparation)
et celui de l’information, des nouvelles, du reportage. Revenant à
Mme  de  Sévigné, nous pouvons donc dire que le franchissement de ce
même seuil, justement, est stylistiquement marqué par la citation de
La Fontaine : l’« amour tendre » de la fable hante la lettre et, dans le même
sens, les vers, en tant que marque formelle (signe de poésie), sont la
« pointe » du discours de l’épanchement ; par contre, en tant qu’ils ont cet
investissement thématique particulier (rien à raconter), ils ouvrent sur un
discours affectivement anodin. Pour simplifier, formellement c’est la
tendresse, sémantiquement c’est la chronique. Cela s’appelle une transition,
et avec quelle économie  ! La  Fontaine fournit en effet une très puissante
formule à Mme de Sévigné. La raison en est que cette dernière sait retenir
presque tout de la fable : d’abord, et c’est le plus visible chez elle, ce qui
est, chez La  Fontaine, un détail, la question de la correspondance et des
nouvelles ; mais aussi l’affection et le chagrin de l’éloignement, résidus non
cités mais tout à fait actifs de la fable. Mme  de  Sévigné filtre le texte à
partir de l’expérience qu’elle vit. Et ce vécu fonctionne comme un
opérateur herméneutique.
On trouve encore un grand nombre de mentions de Mme de Grignan et
de son frère en pigeons de La Fontaine :

Voilà toute la pauvre causerie que peut faire une personne qui ne vous
répond point, et qui ne voit guère, comme le pigeon de La Fontaine. Mais,
ma chère Comtesse, je pense beaucoup à vous […], je suis bien sensible à
ce qui vous touche, je suis toujours autour de vous à Grignan (29  janvier
1690 ; t. III, p. 824).

Plus de vers, mais une brève mention, avec une allusion claire à la fable et
le nom de l’auteur. En voici d’autres, plus économiques. Elles sont réduites
à un mot, ou plutôt deux. Voir « tendresse » et « tendre », échos au premier
vers de la fable (« Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre ») :

Mon fils me parle toujours de son pigeon avec beaucoup de tendresse à sa


mode et d’inquiétude pour sa santé (29 septembre 1679 ; t. II, p. 691).
[Mon fils] me parle toujours de vous avec une tendresse extrême. Je suis
conciliante, et je lui dis que vous êtes son pigeon, et que vous l’aimez
(4 octobre 1679 ; ibid., p. 694).
[Mon fils] vous fait toujours mille amitiés. Plus de soin de votre santé, plus
de crainte que vous ne soyez pas assez forte. Enfin ce pigeon est tout à fait
19
tendre (6 octobre 1679 ; ibid., p. 697) .

Le discours de l’information passe au second plan et, cette fois, l’allusion


apporte d’abord le discours de la séparation. La hiérarchisation et la mise
en relief sont différentes. C’est une autre interprétation de la fable, un autre
texte que Mme  de  Sévigné y a construit. Mais la fable fonctionne-t-elle
encore comme un texte  ? Les enfants de Mme  de  Sévigné en sont les
personnages mêmes. On retrouve les procédures notées plus haut  : une
lecture redistribuant le texte, c’est-à-dire actualisant des textes virtuels issus
d’un même réseau (discours de la séparation, discours de l’information)  ;
l’accentuation de tel ou tel élément ; et, finalement, comme résultat de ces
appropriations, le changement de statut du texte, qui finit par s’intégrer tout
à fait, avec son personnel (les deux pigeons unis par la tendresse), dans le
discours de Mme de Sévigné.
Trois points pour conclure sur ce cas. D’abord, le discours sur la
curiosité, essentiel dans la fable, mais devenu impertinent, n’est pas repris.
Ensuite, il s’agit évidemment dans la lettre d’une relation maternelle ou
d’une relation fraternelle. Or, si la fable elle-même pose bien une relation
fraternelle (les deux pigeons qui s’aiment d’amour tendre s’appellent l’un
l’autre « frère »), un discours en forme de confidence la clôt, qui la réinscrit
dans une thématique proprement amoureuse :

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?


[…]
J’ai quelquefois aimé […]
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?

Un trait essentiel de la fable n’est donc pas réactualisé. Je précise  :


l’interprétation que donne de sa fable le poète n’est pas retenue. Mme  de
Sévigné et La Fontaine (si on peut le nommer ainsi) ne mettent pas en relief
le même objet, la première effectuant une lecture plus littérale que le
second. Enfin le nom de pigeon donné le plus souvent à Mme de Grignan,
mais aussi à son frère, est le signe le plus simple de l’intégration de la fable,
de son appropriation par Mme de Sévigné. Je notais plus haut, à propos de
Balzac et La  Fontaine, que le choix de la fable (double) n’était pas
indifférent. Je soulignerai ici que la référence aux «  Deux Pigeons  » est
encore plus significative. La fable se termine en effet dans une ambiguïté
certaine, qui manifeste la coprésence d’au moins deux leçons, donc d’au
moins deux textes virtuels.
La leçon que, pour ma part, j’en tire est la suivante  : l’analyste doit
accentuer les différences, ouvrir une nouvelle perspective au moindre
ébranlement d’une cohérence locale, et donc, justement, multiplier les
cohérences.
 
Un dernier exemple (qui est peut-être encore le même). On sait que,
dans la Recherche, la grand-mère du narrateur est une lectrice de
Mme de Sévigné. M. de Charlus a certes « un parti pris de virilité », mais
cela ne l’empêche nullement «  d’avoir des qualités de sensibilité des plus
fines » et c’est ainsi qu’il lui parle de Mme de Sévigné :

À Mme  de Villeparisis qui le priait de décrire pour ma grand-mère un


château où avait séjourné Mme de Sévigné, ajoutant qu’elle voyait un peu
de littérature dans ce désespoir d’être séparée de cette ennuyeuse Mme de
Grignan :
– Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C’était du reste une
époque où ces sentiments-là étaient bien compris. L’habitant du
Monomotapa de La  Fontaine, courant chez son ami qui lui est apparu un
peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus grand des
maux est l’absence de l’autre pigeon, vous semblent peut-être, ma tante,
aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant pas attendre le moment où
elle sera seule avec sa fille. C’est si beau ce qu’elle dit quand elle la quitte :
« Cette séparation me fait une douleur à l’âme, que je sens comme un mal
du corps. Dans l’absence, on est libéral des heures. On avance dans un
temps auquel on aspire » 20.

La référence aux «  Deux Pigeons  » se double ici d’une autre, à la fable


«  Les deux Amis  » («  Deux vrais amis vivaient au Monomotapa  »). Je
n’insisterai pas sur l’importance de Mme  de  Sévigné dans la Recherche :
texte carrefour, qui est un style et toute une esthétique (voir Elstir), et qui
véhicule la thématique, essentielle, de la séparation. Le relais sera d’ailleurs
pris, à la mort de la grand-mère, par la mère, qui citera Mme  de  Sévigné
dans des lettres au narrateur. Je me contenterai de noter que Mme  de
Sévigné perd son statut de texte littéraire, ou du moins garde son statut de
texte référentiel, authentique (il n’y a pas de «  littérature  » dans son
désespoir), et surtout qu’elle le fait grâce à une référence à La Fontaine où
le fabuliste, lui, joue très curieusement le rôle de « mesure » historique : la
réalité n’est pas plus excessive que la fiction. Il y a là un événement
structurel de première grandeur  : Mme  de  Sévigné exagère  ? Pas du tout.
Voyez La Fontaine. Je croyais naïvement que Mme de Sévigné pouvait à la
rigueur servir de « mesure » au poète, même si elle en fait un peu trop. Or,
voilà que c’est l’inverse. Pour Charlus, La Fontaine « explique » Mme de
Sévigné  : il lit celle-ci à travers celui-là. La fable ou les fables intégrées
dans le texte de Mme de Sévigné ne sont pas de la littérature insérée dans
un texte référentiel, mais quelque chose comme l’aune à laquelle se mesure
directement la vérité de ce texte. La Fontaine, donc, n’est plus un texte chez
Mme de Sévigné et Mme de Sévigné n’est plus un texte dans la Recherche.
Le propos de Charlus, comme on peut s’y attendre, ravit la grand- mère.
On s’extasie sur la sensibilité de cet homme, et la conversation reprend :

– Une fois près de sa fille, elle n’avait probablement rien à lui dire, répondit
Mme de Villeparisis.
– Certainement si ; fût-ce de ce qu’elle appelait « choses si légères qu’il n’y
a que vous et moi qui les remarquions » (ibid., p. 121-122).

Notons au passage le «  rien à lui dire  », qui fait penser au pigeon de


La Fontaine. C’est ainsi que Mme de Villeparisis détruit systématiquement
le réseau  : et la tendresse (de la littérature dans le désespoir) et
l’information (rien à dire). Et Charlus de conclure :
–  Mme  de  Sévigné a été en somme moins à plaindre que d’autres. Elle a
passé une grande partie de sa vie auprès de ce qu’elle aimait.
– Tu oublies que ce n’était pas de l’amour, c’était de sa fille qu’il s’agissait.
–  Mais l’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime, reprit-il d’un ton
compétent, péremptoire et presque tranchant, c’est d’aimer. Ce que
ressentait Mme  de  Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup plus
justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque
ou dans Phèdre, que les banales relations que le jeune Sévigné avait avec
ses maîtresses. De même l’amour de tel mystique pour son Dieu (ibid.,
p. 122).

Ici, une seconde comparaison et un troisième auteur  : Racine. On ne


s’amusera pas à parcourir ce réseau (Racine, Andromaque et Phèdre, et
aussi Esther, si l’on veut que Proust et Mme de Sévigné s’y retrouvent). Il
se connecte remarquablement au précédent. Mais, surtout, voici
l’intervention d’une thématique amoureuse, tout à fait claire dans «  Les
deux Pigeons » et, on l’a vu, évidemment absente de la lecture sélective que
Mme  de  Sévigné fait de la fable. Elle revient, de manière a priori
inattendue et, qui plus est, appuyée par la référence triviale aux maîtresses
du jeune Sévigné. Mais on n’est jamais assez prudent. C’est le dernier
élément de la fable. Il offre une connexion audacieuse à telle lettre que
Mme de Sévigné adresse à sa fille :

[Mon fils] me parle fort de son cher pigeon, et vous aime beaucoup mieux
[…] que toutes ses maîtresses (13 décembre 1679, t. II, p. 769).

Charlus trouverait sans doute que, décidément, et La  Fontaine et Mme  de


Sévigné jouent avec le feu… Quoi qu’il en soit, un Grand Texte se
constitue, où se croisent des textes virtuels sélectionnés chez La Fontaine,
Mme de Sévigné, Racine. Et bien sûr le texte de Proust n’est pas un milieu
neutre, il reconstruit puissamment le tout. Ici, par exemple, on l’a compris,
Charlus n’est plus l’homme sensible qui défend brillamment les goûts de la
grand-mère, il est celui dont l’homosexualité commence à se manifester et
c’est, nous le savons, tout une autre histoire. En attendant mieux, elle nous
fait passer des « Deux Pigeons » aux « Deux Amis » dans un jeu de filtres
de plus en plus complexe.
L’opération herméneutique s’élabore bien sur les deux éléments que j’ai
définis : le texte est un agencement de textes virtuels ; des filtres jouent le
rôle d’opérateurs, permettant d’actualiser tel ou tel de ces textes virtuels en
fonction d’un programme littéraire (voir Proust par l’intermédiaire de
Charlus) ou, plus simplement, d’une préoccupation personnelle (voir
Mme  de  Sévigné). Dans cette opération, des énoncés que l’on pouvait
considérer comme marginaux ou secondaires peuvent être mis en lumière
en fonction de tel ou tel programme, si bien que les notions de principal et
d’accessoire, de fonction et de détail, de signifiant et d’insignifiant se
relativisent fortement, sauf à définir très strictement des protocoles
d’utilisation de tel ou tel de ces filtres, mais on sait bien que la lecture
ordinaire se moque des protocoles.

1. René Wellek et Austin Warren, La Théorie littéraire, Paris, Seuil, coll.


« Poétique », 1971, p. 196 s.
2. Roland Barthes, Sur Racine, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1993-1995,
t. I, p. 1063. Toutes les références à Barthes renverront à cette édition.
3. Voir mon Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, coll. «  Poétique  »,
1995, p. 195.
4. Ibid., p. 373.
5. Étienne Gilson, « De la Bible à François Villon », École pratique des hautes
études, Section des sciences religieuses, Annuaire 1923-1924, 1922, p. 3-24.
6. Jean-Baptiste Massillon, Carême, Sermon  XIX, «  Sur le petit nombre des
élus ».
7. Joachim Du Bellay, Les Regrets, sonnet VI.

É
8. Cf. Leo Spitzer, « Étude ahistorique d’un texte : Ballade des dames du temps
jadis », Modern Language Quarterly, 1940, t. I, p. 7-22. L’article de Spitzer a
été vivement critiqué par Jacques T. E. Thomas, Lecture du Testament Villon,
huitains I à XLV et LXXVIII à LXXXIV, Genève, Droz, 1992.
9. Paul Verhuyck, «  Villon et les neiges d’antan  », dans Villon hier et
aujourd’hui. Actes du Colloque pour le cinq centième anniversaire de
l’impression du Testament de Villon, éd. Jean Dérens, Jean Dufournet et
Michael Freeman, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1993,
p. 177-189.
10. Livre de la Sagesse, 5, 14, trad. Augustin Crampon.
11. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au
Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 142.
12. Voir mon Introduction à l’étude des textes, p. 176 s.
13. Balzac, Modeste Mignon, dans La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges
Castex, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1976-1981, t.  I,
p.  469-470. Toutes les références à des œuvres de Balzac seront à cette
édition.
14. Physiologie du mariage, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 1094.
15. Le Bal de Sceaux, dans La Comédie humaine, op. cit., t. I, p. 109 s.
16. Voir Pierre-Georges Castex, dans son édition de La Maison du chat-qui-
pelote, Le Bal de Sceaux, La Vendetta, Paris, Garnier, 1963, p. 106-107.
17. Mme  de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1986, t. II, p. 677, 15 septembre 1679. Toutes
les références seront à cette édition.
18. La fable figure dans le deuxième recueil et a été publiée en 1679.
19. Voir encore les lettres du 13  décembre 1679 (t.  II, p.  769) et du 12  janvier
1680 (ibid., p. 794).
20. À la recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1977-1978, « À l’ombre des jeunes filles en
fleurs », t. II, p. 121. Toutes les références à la Recherche renverront à cette
édition.
CHAPITRE II

Analyse et formalisme

Sur la composition
La lecture ordinaire, qui, en effet, se moque bien des protocoles, ne se
soucie pas davantage de l’espace dans lequel elle évolue. Elle n’a rien à
faire d’un réseau d’énoncés ou de textes possibles. La lecture ordinaire
ignore le virtuel. Le lecteur qui la pratique (nous tous, à nos heures) évolue
dans le réel d’un texte qu’il identifie sans la moindre difficulté. Beaucoup
de questions et de malentendus tiennent à la confusion entre cette pratique
(ou ces pratiques) et l’analyse de ce même processus. Poser par méthode
que « l’œuvre actuelle » est un leurre ne signifie certainement pas que dans
la lecture nous n’actualisons pas notre objet.
Il n’est donc pas question d’opposer la lecture ordinaire à l’analyse
comme une mauvaise pratique à une bonne. La lecture ordinaire, sage ou
déréglée, respectueuse ou insolente, sérieuse ou ludique, naïve ou distante,
renvoie à de multiples postures et, de fait, à de multiples pratiques. En ce
sens, elle n’est pas une pratique parmi d’autres. L’analyse, elle, se donne
pour but d’explorer les conditions de possibilité de cette lecture ou de ces
lectures ordinaires. Ainsi faut-il distinguer non deux pratiques de lecture,
mais deux points de vue : celui du lecteur qui, dans la lecture courante, n’a
évidemment pas conscience qu’il s’approprie le texte pour le meilleur ou
pour le pire, celui du théoricien qui, dans une lecture réflexive, essaie
d’examiner le fonctionnement de la lecture courante et les mécanismes
d’appropriation qu’elle produit nécessairement.
Nous allons maintenant faire une incursion dans ce monde du lecteur
ordinaire en essayant, à chaque étape, de distinguer clairement ce qui relève
d’une stratégie d’analyse et ce qui relève de notre perception usuelle du
texte. J’aborderai la question du côté de la « communication littéraire ».
 
Dans la lecture ordinaire, nous avons affaire à un objet (un texte, une
œuvre, et finalement un monde), qui existe bel et bien et a une identité
forte. Pas de bovarysme ici (le bovarysme n’est qu’une posture possible),
mais tout simplement l’assurance que tel texte nous raconte bien une
histoire, nous décrit bien un monde ou des sentiments, que je ne mets pas en
question que ce texte me donne cette émotion. On pourrait sans doute
objecter que le texte n’existe pas plus dans la lecture ordinaire que dans ce
mode de lecture quelque peu sophistiqué qui a été décrit plus haut. Il
n’existe pas non plus, en effet, pour le lecteur ordinaire, car si ce dernier
s’immerge dans quelque chose, c’est assurément dans un monde et non pas
dans un texte. Il n’empêche que, de quelque façon qu’on nomme l’objet, le
lecteur le reçoit, le perçoit, l’éprouve comme réel et singulier.
D’où tient-il son identité ?
Il faut partir de ce par quoi un texte nous échappe. Ce qu’on appelle un
texte est un objet de langage spécifique par bien des traits sans doute, mais
en particulier par celui-ci, le seul qui nous intéressera dans les pages qui
suivent  : il est un discours non dialogué et non «  dialogable  » ou plutôt,
même si la formule est au premier abord étrange, peut-être dialogué (de
fait), mais certainement pas dialogable (en droit). Je peux interrompre la
lecture de tel texte, je peux m’interroger sur lui, je peux le commenter ou le
critiquer pour moi-même ou pour un autre, ce texte n’en sera pas pour
autant altéré dans son essence, il continuera d’exister sans modification,
comme un tout, hors de moi et de mes humeurs. Si j’ai la liberté, en effet,
de modifier à mon gré sa manifestation (interrompre ma lecture, «  sauter
des pages  », «  lire en diagonale  », voire à rebours), je n’empêcherai pas
qu’il existe aussi indépendamment de moi avec tous les éléments qui le
constituent disposés dans un certain ordre. Si par exemple, je me précipite
sur les dernières pages d’un roman pour savoir « comment ça finit » et que
je revienne, soulagé, à une lecture « dans l’ordre », il est évident que j’ai,
par ce geste irrépressible, fabriqué un autre texte, et qui n’existe que dans
mon esprit. Il reste que je suis persuadé que c’est le même texte que lit tel
autre lecteur, plus sage ou moins pressé. C’est du moins ce que je crois à
partir de mon idée du texte. Et, dans la pratique de la lecture courante, c’est
cette croyance qui importe.

LE DÉBUT, LE MILIEU ET LA FIN


Pour reprendre, en la déplaçant, une formule aristotélicienne, on dira
qu’un texte a un commencement, un milieu et une fin ; il ne peut avoir de
milieu s’il n’a pas un commencement et une fin ; cette clôture est décisive,
et sur son existence je ne peux rien. Le point est crucial.

[…] la tragédie consiste en la représentation d’une action menée jusqu’à


son terme, qui forme un tout et a une certaine étendue ; car une chose peut
bien former un tout et n’avoir aucune étendue.
Un tout, c’est ce qui a un commencement, un milieu et une fin. Un
commencement est ce qui ne suit pas nécessairement autre chose. Une fin
au contraire est ce qui vient naturellement après autre chose, en vertu soit
de la nécessité soit de la probabilité, mais après quoi ne se trouve rien. Un
milieu est ce qui vient après autre chose et après quoi il vient autre chose.
Ainsi les histoires bien constituées ne doivent ni commencer au hasard, ni
1
s’achever au hasard, mais satisfaire aux formes que j’ai énoncées .

Il n’est pas question ici de la seule tragédie  ; il s’agit d’une réflexion sur
l’idée de totalité («  Un tout, c’est…  ») et qui concerne toutes les
productions (« Ainsi les histoires… »). Je note en passant que le « milieu »
d’Aristote n’est pas le milieu au sens strict, mais quoi que ce soit qui est
entre le début et la fin. S’agissant de la lecture d’un ouvrage quelconque
(pour prendre un terme neutre), on posera que le sentiment de totalité est
fondé sur l’idée qu’il n’y a pas d’avant (au sens d’un élément
indispensable) ni d’après (dans le même sens). En d’autres termes, il n’y a
de « tout » que séparé, isolé. On pourra se demander si cette séparation est
donnée ou construite. Quoi qu’il en soit, elle est reçue comme donnée. Mais
il faut encore compléter ce propos par les réflexions sur l’étendue qui le
suivent :

En outre, pour qu’un être soit beau, qu’il s’agisse d’un être vivant ou de
n’importe quelle chose composée, il faut non seulement que les éléments en
soient disposés dans un certain ordre, mais aussi que son étendue ne soit pas
laissée au hasard. Car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordonnance ;
c’est pourquoi un être vivant ne saurait être beau s’il est très petit (car le
regard s’abîme dans la confusion, lorsque sa durée confine à
l’imperceptible) ni s’il est très grand (car le regard ne peut l’embrasser d’un
seul coup, en sorte que l’unité de l’ensemble échappe au spectateur)  […].
Ainsi de même que les corps et les êtres vivants doivent avoir une certaine
étendue, mais que le regard puisse embrasser aisément, de même les
histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que la mémoire puisse
retenir aisément 2.
Des considérations esthétiques interviennent dans les deux propos (« les
histoires bien constituées  », «  la beauté  »). L’exigence esthétique portait,
plus haut, sur l’exclusion du hasard, elle porte, ici, sur la facilité que l’on
doit avoir à saisir l’objet («  aisément  »)  ; ou, en d’autres termes, sur
l’ordonnancement des parties, d’une part, sur la longueur du texte ou la
durée de la performance, de l’autre. Quant à ce second point, la clarté de la
composition facilitera évidemment le travail de la mémoire : il ne s’agit pas
d’une œuvre suffisamment brève pour qu’on puisse en contempler le tout,
mais d’une œuvre suffisamment construite pour qu’on puisse en retenir le
tout. Il ressort ainsi de ce chapitre de La Poétique que l’objet est pris
comme un tout d’une part en tant qu’il a une clôture, d’autre part en tant
que le regard ou la mémoire peuvent l’appréhender ou le tenir dans son
entier. Avec les exemples des êtres vivants très petits ou très grands, on
comprend qu’il ne suffit pas de faire un tout, encore faut-il que ce tout soit
saisissable comme tel.

*
Revenons à notre ouvrage et à sa lecture. Sur le premier point, je dirais
que, dans notre perspective, le sentiment qu’il a une fin suffit : je sais, dans
le cours de ma lecture, que le texte a une fin que je ne changerai pas, qu’il y
a une clôture du processus sur laquelle je ne peux rien. Toutes sortes
d’émotions sont d’ailleurs suscitées par cette certitude, qu’on attende la fin
ou qu’on la redoute – ou les deux. Quant au second point, toujours dans le
cours de ma lecture, il ne semble pas pertinent au premier abord. On ne voit
pas, en effet, que le lecteur ait une sorte de regard surplombant, qu’il puisse
appréhender la totalité de l’œuvre dans le cours de sa lecture. Je crois
pourtant qu’il se passe quelque chose de tel. En effet, dès lors que je ne
peux agir sur l’existence, ni la nature de sa fin, le texte a hors de moi une
unité et une identité. Certes, je ne suis pas capable de les définir, mais mon
activité de lecture me contraint à en avoir une intuition. Et d’ailleurs, je suis
bien obligé, pour progresser dans le texte, de construire des cohérences
locales, c’est la condition même de la lisibilité du texte. Or, chacune de ces
cohérences est inévitablement supposée être à la fois une partie et une
image de la cohérence du tout. Je suis entré dans un monde (thèmes et
formes) dont je postule l’unité, et cette unité, bon gré mal gré, je la
« reconnais » à chaque moment de ma lecture. À chaque instant, lisant un
texte, je travaille à le «  tenir  », à construire comme une totalité les
fragments que j’en connais. C’est par où il faut passer pour lui assurer une
identité. Ou plutôt, c’est parce que je suis contraint de lui supposer une
identité que je fais cet effort de totalisation. Cet effort est ce que j’appelais
plus haut le lissage de l’interprétation. En même temps que sa cohérence, il
assure au texte sa lisibilité.
Ainsi donc, durant tout le temps de la lecture, j’attends la fin, ou je
m’attends à une fin, et cela est suffisant. Encore une fois, je suis
entièrement libre de ne pas recevoir intégralement un texte et de toute
façon, nous y reviendrons, je ne le reçois que déformé par l’appropriation
que j’en fais. J’admets volontiers que c’est une manière de mettre son
identité en question. Mais lorsque je lis, je ne pense pas que je m’approprie
le texte (si j’avais une conscience claire de l’opération, je ne pourrais plus
me l’approprier) et, quoi qu’il en soit, l’idée que ce discours particulier
existe quelque part reste décisive. Tous les textes actualisés dans la
réception renvoient ultimement à un même objet, un objet dont les
différents lecteurs peuvent vérifier très concrètement l’existence et
l’identité.
 
Mais le réseau des textes possibles ? Sans doute faut-il encore insister :
nous sommes entrés ici, avec la question de la composition, dans une
réflexion où nous avons besoin de l’idée de texte comme «  ensemble de
signes, de mots, absolument identifiable hors de toute compréhension et de
toute interprétation », cet objet que j’appelais plus haut « le texte idéal (Cf.
supra.)  ». Il ne s’agit pas d’une régression. La raison en est que, dans la
pratique ordinaire de la lecture, nous n’avons évidemment aucun doute
existentiel sur ce que nous lisons. Or, le but n’est pas pour l’instant de
forger l’instrument d’analyse, mais de décrire ou, plus modestement,
d’approcher le fonctionnement de la lecture courante.
Remarquons d’ailleurs sans attendre que, dans la perspective de ce qui a
été dit plus haut, il y aurait une difficulté majeure à vouloir tenir ensemble
ces deux propriétés du texte : son statut de réseau et cette forme d’identité
(j’attends la fin, ou je m’attends à une fin). Tout d’abord, parler de début et
de fin n’est pas compatible avec l’idée d’un réseau. Ces termes renvoient en
effet à une expérience de la lecture linéaire, forme évidemment plus que
simplifiée de ce que peut être un parcours dans un réseau. Mais surtout, si le
réseau est l’ensemble des textes possibles, plus rien n’est contraignant. Or,
la contrainte, ici, joue un rôle essentiel. Et qu’elle soit imaginaire n’y
change rien : à tort ou à raison, je crois ne pas pouvoir intervenir dans ou
sur le texte.
La croyance en l’identité du texte, illusoire et indispensable, s’autorise
de cette propriété qui, elle, est à mon sens indiscutable : son caractère non
dialogable. C’est sur quoi nous pouvons nous appuyer, le socle de toute
lecture courante. Et il y a bel et bien là, sinon une fin, du moins une clôture.
Par ailleurs, dans la pratique de lecture la plus triviale comme dans
l’approche la plus élaborée, on peut garder l’idée d’une tension entre un
«  déjà lu  » et un «  encore à lire  » que l’on ne connaît pas. Si l’idée d’un
réseau de textes possibles, d’une part, et la croyance en un objet (et un
monde) clos, de l’autre, différencient radicalement deux perspectives sur le
texte, elles partagent cette propriété : quelle que soit la lecture qu’on en fait,
un texte se scinde toujours en ce «  déjà lu  » ou «  déjà connu  » et cet
«  encore à lire  » ou «  encore à connaître  ». Et cette distinction, non
pertinente dans le cas de la parole vive, toujours pertinente dans celui de la
lecture, est le second élément sur lequel nous pouvons nous appuyer. Il faut
bien voir que c’est le pendant de la propriété précédente. En d’autres
termes, je veux dire dans une formulation compatible, cette fois, avec les
propositions qu’on a lues, que la notion aristotélicienne de l’identité
devient  : sans pouvoir dire quoi, je sais que quelque chose dans un texte
résistera à toute intervention de ma part. Voilà, très concrètement, ce par
quoi un texte nous échappe.

LA MANIÈRE DE COMMUNIQUER
Proust, on le sait, a dénoncé de manière décisive l’erreur selon laquelle
la lecture serait une conversation. Cette erreur est celle de Ruskin :

Pour nous, qui ne voulons que discuter en elle-même, et sans nous occuper
de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer
assez exactement par ces mots de Descartes, que «  la lecture de tous les
bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des
3
siècles passés qui en ont été les auteurs » .

Le résumé est « assez » exact. Ruskin pensait à peu près cela, qui est à peu
près une phrase de Descartes. Côté Ruskin, en effet :

Ruskin n’a peut-être pas connu cette pensée d’ailleurs un peu sèche du
philosophe français, mais c’est elle en réalité qu’on retrouve partout dans sa
conférence (ibid.).

Côté Descartes, le propos complet :

[…] la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les
plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une
conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures
4
de leurs pensées .

Tout cela est donc approximatif. Et il faut encore et surtout rappeler que
le contexte, chez Descartes, montre clairement que cet éloge de la lecture
est proprement une concession. Certes, il vient de dire son estime pour les
exercices qu’on fait dans les écoles et pour l’apprentissage des langues
«  nécessaires pour l’intelligence des livres anciens  », son intérêt pour les
fables et l’histoire. Mais voici la suite :

Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi
à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires et à leurs fables. Car c’est
quasi le même de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager. Il
est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger
des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est
contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de
faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à
voyager, on devient enfin étranger en son pays  ; et lorsqu’on est trop
curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure
ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci 5.

On sait que pour Descartes ni la lecture ni l’école ne sont essentielles.


Au fond, comme Descartes, Proust remet la lecture à sa place. Comme lui,
il signale le danger que représente la lecture quand elle se substitue à
l’effort personnel  –  en d’autres termes, quand elle éloigne de soi. Proust
comme Descartes, donc. Quant à Ruskin, comme Descartes aussi, mais
comme le Descartes d’avant la grande aventure philosophique, avant qu’il
ne se tourne vers lui-même.
Peu importe. C’est du mot « conversation » que Proust a besoin. Le nerf
de sa thèse à lui est en effet ceci :
[…] la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec
le plus sage des hommes ; […] ce qui diffère essentiellement entre un livre
et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière
dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation,
consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre
pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la
puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation
dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en
plein travail fécond de l’esprit sur lui-même (p. 174).

La bonne pratique de la lecture s’appuie sur la compréhension de ce qu’elle


est : un mode de communication particulier. On remarquera que Ruskin et
Proust revendiquent tous les deux la liberté que donne la lecture. Ruskin,
dans sa conférence : par la lecture, en choisissant nos amis dans les milieux
que nous voulons, en accédant à eux comme nous voulons. Proust  : en
communiquant dans la solitude, à notre gré, et en faisant ce que nous
voulons de ce que nous avons lu. Ruskin : je suis libre de recevoir quand je
veux et comme je veux les meilleures leçons de mes amis. Proust : je suis
libre de me dégager de l’entretien. Des auteurs me proposent des histoires,
des personnages, des lieux, des considérations : pour Ruskin, j’ai la chance
d’en recevoir le meilleur à volonté ; pour Proust, j’ai la chance de pouvoir
leur échapper à volonté. Deux types de liberté, donc. En simplifiant : chez
Ruskin, liberté d’accéder ; chez Proust, liberté de s’échapper.
On connaît la fameuse phrase :

Et c’est là […] un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et
qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture
peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient
s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations » (p. 176).
Vient l’exemple du Capitaine Fracasse. Et Proust de raconter
merveilleusement, comme d’habitude, une expérience de lecture. Et aussi,
comme d’habitude, l’expérience d’une lecture qui n’en est pas une : d’une
non-lecture d’enfance. Il en ressort que Proust lecteur a un préjugé
immensément favorable sur les écrivains et que sa lecture est fondée sur ce
qu’il faut bien appeler une illusion. La description des scènes de lecture, des
émotions qui y naissent, des décors dans lesquelles elles se passent, des
rêveries du lecteur (on devrait dire de l’enfant lecteur), tout cela est si
puissant, si juste aussi, renvoyant à des expériences partagées, qu’on en
oublierait, qu’on en oublie qu’il s’agit en effet de non-lectures. Proust cite
une phrase du Capitaine Fracasse :

« Le rire n’est point cruel de sa nature ; il distingue l’homme de la bête, et il


est, ainsi qu’il appert en l’Odyssée d’Homerus, poète grégeois, l’apanage
des dieux immortels et bienheureux qui rient olympiennement tout leur
saoul durant les loisirs de l’éternité » (p. 175).

Et il commente :

Cette phrase me donnait une véritable ivresse. Je croyais apercevoir une


antiquité merveilleuse à travers ce moyen âge que seul Gautier pouvait me
révéler. […] j’aurais voulu […] qu’il écrivît tout le long du volume des
phrases de ce genre et me parlât de choses qu’une fois le livre fini je
pourrais continuer à connaître et à aimer (p. 175-176).

Qu’importe le flacon…, comme on dit. Non content de ce commentaire,


Proust ajoute une note : « En réalité, cette phrase ne se trouve pas, au moins
sous cette forme, dans Le Capitaine Fracasse. » Et il explique qu’elle est un
montage de plusieurs formules récurrentes dans le roman, qu’il a fondu
plusieurs beautés en une pour mieux frapper le lecteur, qu’il s’est donné
cette licence « aujourd’hui [qu’il n’a] plus pour elles, à vrai dire, de respect
religieux  ». Une telle phrase l’aurait autrefois rendu heureux, mais
aujourd’hui, souligne-t-il, elle ne lui donne, hélas ! aucun plaisir.
La première règle de Proust touchant le rapport aux livres est au fond
qu’il faut s’en libérer. Or, très paradoxalement, la lecture permet cette
libération : les livres pèsent et l’on ne se libérera pas de ce poids en ne les
lisant pas, mais en les lisant. Un profit sans perte, contrairement à ce qui se
passe dans la conversation. Faut-il le suivre sur ce terrain ? On peut en effet
objecter qu’il y a bien une perte, que ce profit se paie. Comme Descartes,
Proust se place, s’agissant de la conversation, dans une position de
récepteur et, en quelque sorte, comme Descartes encore, il dénonce les
contraintes de cette position. Or, le propre de la conversation est
l’échange. Même en admettant que le lecteur, dans la solitude, garde « toute
sa puissance intellectuelle », il est incontestable qu’il perd quelque chose :
il perd sa capacité d’intervention. S’il peut quitter le livre, il ne peut pas le
modifier. Plus précisément, il peut le modifier en le lisant à l’envers ou « en
diagonale », mais il ne peut (et il le sait bien) toucher à son être. Bref, il n’a
que le modeste pouvoir de construire son texte. Et c’est là que Proust (cette
fois sans Descartes) fait retour  : l’extrême liberté prise avec les textes
(comme disent les esprits chagrins) permet ultimement de ne rien perdre, ou
si peu. Quand on est capable de tirer d’une pseudo-phrase de Gautier la
solution à l’énigme de la vie, quand on est capable, en guise de
remerciement, de le congédier, on n’a en effet plus besoin d’un vulgaire
dialogue pour s’affirmer. C’est une sorte de coup de force, par lequel est
occultée la perte que subit le lecteur.

*
Revenons à la différence entre ces deux « manières de communiquer »
que sont la lecture et la conversation, mais en nous intéressant maintenant
aux deux pôles de ces communications. Dans la conversation, les rôles
s’inversent. Il n’y a pas un émetteur et un récepteur, sauf à supposer,
comme Descartes, Ruskin et Proust réunis, que la conversation est une sorte
d’écoute d’un maître, voire, plus modestement, d’interview d’un grand
homme. Tous trois comparent en effet une situation dans laquelle un auteur
me parle et une situation dans laquelle je lis ses écrits. Or, dans la
conversation, échange en principe foncièrement égalitaire, celui qui a la
parole n’est jamais garanti contre l’interruption, ni, plus généralement,
contre les phénomènes de déformation ou de choc en retour dus à la
réception. Son discours n’est donc pas prévisible.
On objectera peut-être que, mentalement, le sujet parlant peut fort bien
posséder une sorte de version intégrale de ce qu’il a à dire, et que cette
version intégrale joue, d’une certaine manière, le même rôle qu’un texte. En
effet, et cela nous conduit à formuler autrement la distinction qui nous
occupe  : dans un cas (le cours ordinaire du discours), l’inscription est, au
mieux, purement mentale et il est surtout fort peu probable qu’elle accède à
un autre mode d’existence ; dans l’autre (le texte, le discours artificiel), elle
est matérielle ou peut se matérialiser, et elle est vérifiable par quiconque.
Du point de vue du récepteur, donc, le sentiment que ce qu’il lit a une
clôture et une identité, j’y reviens, peut être considéré comme le propre de
ce qu’on appellera par commodité le discours artificiel (et dont on admettra
que le texte littéraire est, quelle que soit l’idée qu’on s’en fait, une espèce).
C’est à partir de là qu’il est possible d’explorer les différences entre le cours
ordinaire de la parole et le discours artificiel ou le texte (le discours)
élaboré.
 
Le cours ordinaire de la parole est un cours rompu. Le récepteur dévie
ou, à tout le moins, scande le propos aussi bien que l’émetteur  ; la
segmentation est l’effet d’une demande que je fais à celui qui me parle,
d’une intervention quelconque, d’une collaboration amicale ou polémique.
Pour le dire autrement, dans la pratique ordinaire du langage, celui qui parle
n’est jamais certain de pouvoir placer un discours « composé », ou, s’il y a,
bien sûr, une « composition » de la conversation, elle est d’un autre ordre,
elle a plusieurs auteurs, elle est justement le fruit d’une collaboration. Il
faudrait dire, plus précisément, qu’elle est le fruit imprévisible d’une
collaboration : au moment où j’interviens dans la conversation, je ne peux
en tenir compte comme d’un élément qui serait déjà là. Du moins, si le
locuteur place ou plutôt impose un discours composé, ce discours-là
basculera-t-il du côté du discours artificiel (c’est tout le champ de ce que
l’on pourrait appeler l’oratoire institutionnalisé  : éloquences judiciaire,
politique, religieuse…). Je peux évidemment, dans la conversation, laisser
parler mon interlocuteur autant qu’il le désire, mais cette liberté n’est
jamais que celle que je lui donne (il parle autant que je le désire, justement,
ou le supporte). On opposera ainsi le discours rompu de l’échange, de la
conversation, bref, de la parole ordinaire, au discours continu et composé de
la parole artificielle.
Deux précisions sont ici nécessaires. D’abord, il n’y a pas de solution de
continuité entre le cours rompu de la parole ordinaire et le discours
composé de l’objet de langage artificiel. On peut aisément imaginer des
formes mixtes (du côté de l’oratoire institutionnalisé ou du côté de la
pseudo-conversation) et dès lors il serait sans doute préférable de parler de
deux pôles et de décrire ces objets en termes de dominantes. Notons ensuite
que, dans cette perspective, le texte jugé « discontinu » ou fragmenté, voire
fragmentaire, ne fait nullement exception. Il suffit, encore une fois, que
j’aie le sentiment qu’il existe comme un tout. Or, qu’un ensemble de
fragments existe dans mon esprit comme une totalité est parfaitement
admissible.
 
Le fondement de cette hypothèse ne devrait pas heurter l’expérience
commune. Chacun sait que ce sont bien là ses pratiques. Si je lis ou écoute
un discours artificiel, son existence est double  : j’ai reçu une partie de ce
discours ou de ce texte ; une autre partie est prête à venir ; je la pressens, la
devine, l’imagine  ; il arrive que j’en aie une représentation à peu près
correcte, il arrive que j’en aie une représentation absolument erronée ; bref,
la suite et la fin à venir sont de l’ordre du possible (et, dans le cas du texte
discontinu, la suite et la fin, même si elles sont éventuellement très peu
prévisibles, jouent le même rôle et ont le même statut). Un discours existe
dans sa version intégrale  : il est «  fait  ». Par contre, si je suis dans une
situation de parole ordinaire, je ne peux tout simplement pas imaginer la
clôture. La raison en est que, en vérité, cette clôture n’existe nulle part.
Il reste que, même si ce propos ne bouscule pas vraiment les intuitions,
le refus (provisoire) de l’idée de dialogue dans le discours artificiel en
général et littéraire en particulier heurtera une pensée devenue commune
sur l’expérience littéraire, qui est l’idée moderne de cette expérience. Les
modernes ont chassé l’auteur (il semble aujourd’hui revenir), mais ils ont
gardé le dialogue. Il paraît en effet à peu près acquis que l’expérience
littéraire doit être celle d’un échange ; que le lecteur collabore ; en un mot,
qu’il y a dialogue  –  et l’on sait le succès du dialogisme sous toutes ses
formes, et l’on sait les connotations morales qui s’y attachent.
En vérité, il ne s’agit pas ici de refuser l’idée dans tous ses aspects, mais
de préciser les modalités de cet échange et de le déplacer. À affirmer trop
brutalement que le lecteur dialogue avec le texte, on risque de passer à côté
de l’essentiel : le caractère très particulier de ce pseudo-dialogue. Bref, on
dira qu’il y a bien du dialogue «  quand même  », mais encore faut-il en
souligner fortement le statut pour le moins paradoxal. Le dialogue avec
l’objet langagier ordinaire, en effet, le modifie sans cesse dans son identité.
Le dialogue avec l’objet littéraire  –  comme objet artificiel  –  ne semble
nullement pouvoir altérer sa substance. On est, dans ce dernier cas, renvoyé
à une dynamique, et nous arrivons au point essentiel  : une tension entre,
d’une part, l’attente et le pressentiment du tout (voir Aristote) et, d’autre
part, la découverte et l’exploration progressives de ce tout. Donc
dialectique, négociation, jeu sur les possibles. Pour moi qui découvre dans
ma lecture un texte, ce texte n’est pas « fait », il est en train de se faire. Or,
comme je sais (ou crois savoir) que, par ailleurs, il est bel et bien « fait »,
qu’il existe indépendamment de moi, je me trouve pris dans une sorte
d’opération d’«  ajustement  », qui est caractéristique  –  et peut-être la
caractéristique – de toute lecture.
 
Le lecteur qui pratique cet ajustement jouit d’une liberté très
particulière  : certes, face au livre, il garde disponible l’intégralité de ses
facultés de réflexion, comme l’écrivait Proust, mais c’est sur le fond d’une
soumission à un régime de pseudo-échange. Aucun des deux
« interlocuteurs » ne peut véritablement interrompre l’autre.
Ainsi l’idée de dialogue est-elle profondément modifiée. D’un côté, une
liberté limitée (pas de modification concevable du discours de « l’autre ») ;
de l’autre côté, une liberté inégalée (dans le cas du texte, de l’écrit,
personne n’est là pour la restreindre). On a affaire à un dialogue entre deux
instances non seulement différentes, mais opposées : je ne peux modifier le
texte dans sa lettre (il est intouchable, sinon sacré), mais je peux me
l’approprier totalement. Cela s’appelle l’interprétation. L’enjeu est ici la
place faite à l’interprétation et l’on comprend mieux maintenant que
l’herméneutique déréglée de l’enfant lisant Le Capitaine Fracasse est la
conséquence logique d’un sentiment de perte qui existe bel et bien dans la
lecture telle que la conçoit Proust.
Quoi qu’il en soit, la composition non seulement revêt une importance
considérable dans le discours artificiel, mais on pourrait légitimement
estimer qu’elle en est le critère même. Le discours élaboré est celui dont il
est en principe possible de postuler l’existence et de prendre, a posteriori,
une vue d’ensemble (toujours Aristote), autrement dit de le recevoir comme
un objet « composé ». Dans le cas du discours littéraire, sans qu’il y ait lieu
de vouloir à toute force définir ce curieux objet dont on sait qu’il se
construit et se défait dans la longue histoire de sa réception, en avançant
d’un tout petit pas, on suggérera cependant qu’il exacerbe en quelque sorte
les traits du discours artificiel  : un surcroît d’autorité d’un côté, une
stratégie de séduction plus puissante de l’autre, par laquelle le lecteur reçoit
une liberté plus grande. Double illusion, peut-être, mais la question n’est
pas de savoir ce qu’il est, tout au plus comment il fonctionne. En un mot, en
tant que lecteur, je le pense encore plus «  fait  », plus composé que tout
autre.
 
Ainsi, dans nos pratiques de lecture ordinaires, tout se passe comme si
nous avions besoin de poser une identité forte du texte. La remarque est
triviale. Où la question devient intéressante, c’est quand nous comprenons
que de cette identité la composition est à la fois le signe et le fondement.
Avec la composition considérée dans cette perspective, nous retrouvons
6
l’idée selon laquelle l’autorité est un trait définitoire du texte  : le texte ne
peut être tenu pour composé que s’il est posé comme existant hors de moi et
comme ayant une unité. Retrouvons-nous du même coup la question des
préjugés critiques ? Oui, mais sous un autre angle, et cet autre regard porté
sur l’autorité me semble avoir un intérêt particulier. D’une part, nous
l’avons vu, la composition est directement liée à cette propriété indiscutable
du texte qu’est son caractère non dialogable  ; le socle de la réflexion est
beaucoup plus solide. D’autre part, la composition est un objet dont
l’analyse textuelle nous permet de traiter directement, sans détour  ; cette
question est une question « traitable » : si l’autorité du texte est fondée sur
sa composition, j’ai une chance de saisir à l’examen quelque chose de
relativement précis, de moins massif… ou de plus léger. Je dirais en
simplifiant que l’on passe d’un objet historique à un objet théorique. Enfin,
au lieu de mettre en concurrence diverses herméneutiques, on met en
concurrence diverses configurations. J’y reviendrai.
La première forme de respect que je manifesterais alors à l’égard du
texte, c’est que je n’irais pas l’altérer dans sa configuration, pour la simple
raison que je ne pourrais pas l’altérer. La capacité d’intervention du lecteur
s’en trouverait alors, a priori, extrêmement limitée. Sauf à considérer
qu’elle pourrait se transformer de façon à être compatible avec cette idée du
texte. Or, ce type d’intervention est parfaitement concevable. En effet, de
même que l’autorité du texte est compensée, dans l’ordre du littéraire, par la
liberté de l’interprète (il a le choix de l’appareil herméneutique en face d’un
texte qui dit tout et résiste à tout), l’intangibilité de la forme est toute
relative : il est évident que l’attention plus ou moins grande que je porte à
tel passage du texte, la mémoire plus ou moins fidèle que je garde de tel ou
tel de ses fragments ou aspects, est déjà une altération, et profonde, de sa
configuration. L’idée du texte non dialogable ne conduit pas nécessairement
à celle du texte intangible.
Dans la lecture courante, je n’ai pas conscience de ces opérations et je
ne dois pas en avoir conscience. Là encore, l’interprétation, avec
l’appropriation du texte par le lecteur, qui en est le principe, reste une
intervention possible. Il s’agit, en quelque sorte, d’une compensation, qui a,
entre autres mérites, celui d’établir un équilibre. Mais qu’arrive-t-il si je
mets en question cette identité du texte ? si je porte sur sa composition un
regard critique ? Quel type de relation est instauré avec lui ? Que devient le
difficile équilibre que je viens de décrire  ? J’écrivais, au début de ces
réflexions, qu’il fallait prendre soin de distinguer les points de vue de la
lecture courante et de l’analyse. L’analyse telle que j’en ai esquissé le
programme ruine-t-elle cet équilibre  ? Certes, elle semble se donner les
moyens d’intervenir, mais à un prix fort  : faudra-t-il réduire le texte en
miettes ? comment pouvons-nous dès lors traiter de la composition ?

Sur la forme

Nous avons maintenant besoin d’une hypothèse formaliste. Elle est sans
doute la plus délicate à proposer. On sait bien que le formalisme n’a pas
bonne presse. Aussi desséché que démodé, il serait en vérité le responsable
de tous nos maux. Mon hypothèse sera formaliste, mais il ne s’agit
justement pas d’un parti pris : je suis proprement conduit à une hypothèse
formaliste par les considérations que j’ai tenues sur la composition. Nous
avons vu que la composition pouvait légitimement être considérée comme
le critère de l’artificialité du discours. Or, nécessairement, la perception de
la composition d’un texte est d’abord la perception d’une forme  ; la
composition est la forme même que prend l’ensemble du matériau, des plus
petites aux plus grandes unités. Et l’on dira que tout trait formel est un trait
de composition comme on dira que tout trait de composition est un trait
formel. Le choix de la composition et ce qu’on peut appeler littéralement la
mise en forme sont une seule et même opération. Ce n’est que par la
possibilité que l’on se donne de mettre entre parenthèses l’investissement
sémantique que l’on peut parler, par exemple, de l’architecture d’une œuvre
ou, plus modestement, d’une correspondance entre les parties, d’un effet de
symétrie, etc. Sans doute la segmentation d’un texte se fonde-t-elle, entre
autres, sur le sémantisme, il reste que la saisie du texte ainsi segmenté est
celle d’une forme. Encore faut-il savoir, bien sûr, ce que l’on peut faire
d’une remarque aussi triviale. J’y reviendrai.

DISPOSITIO / COMPOSITIO
Pour commencer, je m’appuierai sur de très anciennes spéculations. La
tradition rhétorique distingue la disposition et la composition, dispositio et
compositio. La dispositio est une des cinq grandes parties de la rhétorique :
elle suit l’invention et elle est, écrit Quintilien, « une distribution des choses
7
et des parties, qui assigne à chacune le rang qui lui convient  » ; par contre,
«  l’art de la composition consiste à bien combiner l’arrangement des
mots 8 » et cet art a trois parties : l’ordre, la liaison et le nombre. Les choses
et les parties d’un côté, les mots de l’autre  ; en conséquence, de grandes
unités d’un côté, de petites unités de l’autre. Cela semble assez simple. On
voit bien toutefois que c’est plus subtil et complexe : par exemple, que les
éléments d’un côté et de l’autre ne sont pas de même nature, que la
coexistence des uns selon la disposition n’est pas du même ordre que celle
des autres selon la composition, que le tout composé des grandes unités est
moins serré que celui que composent les petites unités, qu’il est soumis à
moins de contraintes et surtout que les contraintes ne sont pas du même
ordre.
Pour éclairer la distinction, allons vers une autre de ses formulations,
bien différente, celle que propose Hugues de Saint-Victor, quelque dix
siècles plus tard (la rhétorique est une affaire de temps long). Elle s’inscrit,
elle, dans une réflexion sur la composition architecturale. Dans cette
transposition, elle infléchit, ou plutôt déplace très efficacement les
définitions classiques pour aboutir à une autre problématique. Edgar De
Bruyne la résume ainsi :

Hugues connaît deux types d’harmonie, la compositio et la dispositio. La


compositio concerne plutôt l’union des parties dans une forme qui constitue
un être  : elle présuppose l’aptitudo, c’est-à-dire, dans les éléments
composants, une disposition permanente à la cohésion. Cette disposition
aboutit à la firmitas, c’est-à-dire à la solidité effective de la forme.
La dispositio regarde plutôt l’harmonie extrinsèque qui adapte les êtres
constitués les uns aux autres : ainsi, dans l’espace, les oiseaux sont accordés
à l’air, les poissons à l’eau, les quadrupèdes à la terre  ; dans le temps, le
rythme des saisons exprime une loi immuable de la succession du divers :
«  tempora immutabili lege suae mutabilitatis vices custodiunt  ». Dans le
domaine artistique, l’harmonie entre un palais et un paysage – comme celle
que célèbrent certains contemporains de Hugues – relèverait elle aussi de la
dispositio 9.
Je retiens de cette façon de distinguer compositio et dispositio quelque
chose de plus précis et de plus intéressant dans ma perspective que la
distinction «  classique  », qui touche les petites et les grandes unités du
discours. Il y a ici une réflexion sur deux manières de constituer un tout.
Elle est traversée par le vieux débat sur l’idée de totalité (totus et omnis) et
fait se croiser la rhétorique, la philosophie et la théologie. Mais, s’il m’est
permis de la reprendre très librement, de l’adapter à mon modeste propos,
sans égard excessif à son histoire et, pour tout dire, en essayant de la fonder
autrement et pour un autre usage, je suggère, toujours sans tenir compte de
la dimension des unités considérées, d’en retenir ceci  : d’un côté, il y a
combinaison et coexistence essentielle des parties solidaires d’un objet
(c’est la composition)  ; de l’autre, il y a combinaison et coexistence
circonstancielle des parties autonomes d’un objet (c’est la disposition). Plus
simplement, si je considère le texte comme un tout harmonieux, je penserai
composition  ; si je le considère comme un assemblage de séquences, je
penserai disposition. Me suis-je définitivement éloigné de la distinction
classique  ? Il me semble en tout cas que l’on comprend mieux par là que
l’organisation de la période oratoire relève, dans la tradition, de la
composition, alors que l’organisation du discours, l’ordonnancement de ses
parties, des arguments, des « thèmes », relève de la disposition.
Et l’on comprend aussi, par ailleurs, l’évolution du lexique.
Aujourd’hui, le terme de « disposition » est presque abandonné au profit du
terme de « composition », très largement utilisé. On peut en rester là, dire
« composition » pour les deux notions. Pourquoi non ? Encore faut-il ne pas
perdre une distinction éclairante. Pour un moderne, la disposition comme
concept a perdu de sa pertinence : le texte est pour lui un tout plus ou moins
intouchable, alors que, pour un rhétoricien, les séquences constitutives du
discours ont une autonomie, se retrouvent dans d’autres discours, peuvent
permuter, etc. Le moderne parlera donc le plus souvent de composition là
où le rhétoricien « classique » parlait de disposition (dans le même sens, il
arrivera d’ailleurs au moderne de dire que le récit est une grande phrase).
Dans cette perspective, définir, ainsi que je le fais, le texte comme une
collection d’énoncés devrait en principe nous placer assez clairement du
côté de la disposition. Pour l’analyse, l’agencement du texte relève dès lors
de la disposition, alors qu’il est perçu à la lecture comme relevant de la
composition. En d’autres termes, la question est de comprendre comment la
disposition (des énoncés) produit un effet de composition (du texte). Et,
pour en revenir au propos, c’est la composition qui assure la « fermeté de la
forme », sa « solidité », sa consistance.

*
On posera donc, retrouvant un lieu commun de la réflexion critique et
théorique, mais par une voie différente et dans la logique de ce qui précède,
que le discours artificiel en général et le discours littéraire en particulier se
caractérisent par la perceptibilité de leur forme ou, plus justement (et la
justification viendra plus loin), qu’ils se caractérisent par une forme
sensible (la firmitas, dont il vient d’être question). Il n’y a là nul jugement
de valeur, mais, encore une fois, une simple conséquence de l’hypothèse
avancée plus haut sur la composition.
Comment va-t-on trouver une forme ? ou bien mettre en forme le texte ?
ou bien encore : qu’est-ce qui rend la forme sensible ?
On va construire une forme en s’appuyant sur des éléments de toute
nature et donc, entre autres, sur l’organisation du sémantique  : tout
formaliste que soit le principe que l’on peut tirer de notre hypothèse sur la
composition, il ne s’agit pas de nier cette évidence que le sémantisme est un
instrument très puissant d’élaboration de la composition, et peut-être le plus
puissant, que l’analyse sémantique est indispensable. Mais voilà que le bon
sens nous conduit à une étrange idée  : le «  fond  » est alors, dans cette
perspective, au service de la forme. Le sens travaille à la forme, il la rend
sensible, ou plutôt la forme est l’agencement du sens et c’est d’ailleurs
pourquoi, du fait de cette intervention du sens en amont, un formalisme
bien tempéré n’est ni «  desséché  » ni «  desséchant  ». L’organisation la
mieux perceptible, en effet, au moins dans la prose et particulièrement dans
la prose fictionnelle, est l’organisation sémantique. C’est ce que nous
verrons dans les chapitres suivants. Tous les exemples développés seront de
prose fictionnelle parce que c’est là qu’éclatera le paradoxe, là aussi que
l’élaboration de la composition présentera le plus de difficultés. Quand on a
affaire à des genres très codifiés, par contre, comme la poésie strophique ou
la tragédie classique, le texte est balisé  : des unités prédéterminées sont
rendues le plus souvent visibles par des éléments proprement matériels
(découpages donnés, agencements stéréotypés, blancs, typographie,
indications diverses…), mais, même dans ce cas, le sémantique contribue
de façon décisive au repérage d’une architecture  : si je sais qu’ici
l’«  exposition  » est terminée, que là on passe de la souffrance à la joie,
qu’ailleurs encore un aveu change les données de la question, c’est bien le
sémantique qui indique et sert la composition. Rien d’original dans ces
remarques : il s’agit seulement de souligner que, dans le flux d’un texte, le
passage d’une séquence à une autre est marqué par des critères de toutes
sortes et que, parmi ces multiples critères, il y a toujours inévitablement des
critères sémantiques. En somme, on examine le sens pour élaborer la forme,
on s’exerce à faire abstraction du sens pour la percevoir et la décrire. C’est
un exercice particulier de réduction.
Le plus efficace sera sans doute de recourir à l’idée de régimes du texte,
un régime se caractérisant soit par une configuration lexicale (sémantique),
soit par l’adoption d’une certaine disposition (syntagmatique), soit, le plus
souvent, par les deux. Il me semble que, dans le contexte d’une étude de la
composition et dans la perspective qui est ici la nôtre, nous avons intérêt à
ne pas définir plus précisément la notion de régime textuel. Elle sera
d’autant plus opératoire qu’elle restera plus souple. Ce qui importe en effet,
ce n’est pas définir strictement et nommer les régimes, mais repérer leurs
différences pour décrire les relais, superpositions, variations… et l’on
s’intéressera plus au passage qu’à l’état stable de tel ou tel régime textuel.
Le changement de régime, sous toutes sortes de formes (pause et reprise,
silence, modification des temps, des types de discours, accélération,
décélération, thématique nouvelle, etc.), indique au lecteur qu’il passe à
autre chose et rend sensible ce passage. En tant que tel, il est la marque par
excellence de la configuration du texte.

« CE MENUET QUE VOUS DANSIEZ SI BIEN 10 »


11
Le 5  août 1671, Mme  de  Sévigné écrit des Rochers à sa fille . Elle
commence par des nouvelles venues de Paris. Nous sommes dans un régime
d’information. Ces nouvelles, elle les donne avec quelque désinvolture.
Ainsi, la mort de M. de Guise « dont je suis accablée quand je pense à la
douleur de Mlle de Guise » (je souligne) et :

Vous jugez bien, ma bonne, que ce ne peut être que par la force de mon
imagination que cette mort me puisse faire mal  ; car du reste, rien ne
troublera moins le repos de ma vie.

Enfin, ce commentaire enjoué : « je trouve que dès qu’on tombe malade à


Paris on tombe mort ». Pour dire l’essentiel en un mot, ce qui n’affecte pas
la fille ne touche guère la mère :

Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien conserver. Et s’il y avait


quelque enfant à Grignan qui eût la petite vérole, envoyez-le à Montélimar.
Votre santé est le but de mes désirs.
Après les nouvelles de Paris, celles de Bretagne : « Il faut un peu que je
vous dise des nouvelles de nos États pour votre peine d’être bretonne. » Suit
le récit de ce qui s’est passé en marge des États de Bretagne, ce grand
événement. Le gouverneur arrive à Vitré, siège des États, « au bruit de tout
ce qu’on en peut faire à Vitré  » (un bruit à faire trembler les vitres  ?).
D’emblée la nuance satirique est là. Et commencent les réjouissances  :
invitation du gouverneur à un repas, suivi d’un bal.
(À partir d’ici, je cite toute la séquence. Pour les raisons qu’on verra,
les fragments sont donnés dans l’ordre et sans coupures.)
Donc, d’abord le repas :

On mangea à deux tables dans le même lieu  ; cela fait une assez grande
mangerie : il y a quatorze couverts à chaque table ; Monsieur en tient une,
Madame l’autre. La bonne chère est excessive ; on reporte les plats de rôti
comme si on n’y avait pas touché. Mais pour les pyramides du fruit, il faut
faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de
machines, puisque même ils n’imaginaient pas qu’il fallût qu’une porte fût
plus haute qu’eux.

Toujours notre régime d’information (des faits, des phrases courtes), mais,
pour la satire, nous ne sommes plus dans la nuance  : la dame de cour, la
Parisienne, affiche sa condescendance et ne se prive pas de se moquer. Non
sans mauvaise foi, d’ailleurs  : l’excès n’est pas le propre de la province.
Quant à la mention des «  pères  », elle n’est pas véritablement en accord
avec le ton condescendant. Elle est de toute façon ambiguë  : moquerie
appuyée, d’un côté, référence plus ou moins nostalgique, de l’autre, qui fait
penser à la chanson d’Alceste (« Le méchant goût du siècle en cela me fait
peur.  /  Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur […]  »). La
suite verse dans la caricature, avec une bonne dose d’agressivité :
Une pyramide veut entrer, ces pyramides qui font qu’on est obligé de
s’écrire d’un côté de la table à l’autre, mais ce n’est pas ici qu’on en a du
chagrin  ; au contraire on est fort aise de ne plus voir ce qu’elles cachent.
Cette pyramide, avec vingt porcelaines, fut si parfaitement renversée à la
porte que le bruit en fit taire les violons, les hautbois, les trompettes.

C’est la pointe farcesque du régime satirique, lequel a été jusqu’ici


dominant dans la séquence. Mais la farce commence à se doubler d’un
régime intime, disons, à ce point de la lettre, celui de la confidence  : le
chagrin d’être dans une mauvaise compagnie, ou bien, peut-être, le regret
de ne pas être dans la bonne compagnie, je veux dire celle de la fille (« on
est obligé de s’écrire, mais ce n’est pas ici qu’on en a du chagrin »). Peut-
être ce régime a-t-il été préparé par l’allusion aux pères : la confidence se
marie bien avec la nostalgie. En tout cas, il se manifeste, c’est important,
sous une forme compatible avec la caricature (le désir violent d’échapper
aux autres) et c’est pourquoi il reste discret. Ainsi, avec la confidence un
autre régime se met en place, discrètement, au second plan. La chute de la
pyramide clôt ce mouvement.
Après cet événement, Mme de Sévigné parlera du bal. Mais avant de l’y
suivre, notons ce fait  : il n’avait pas été question de la musique qui
accompagnait le repas ; étrangement, c’est son silence que l’on entend. Et
maintenant la suite :

Après le dîner, MM.  de  Locmaria et de Coëtlogon, avec deux Bretonnes,


dansèrent des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d’un air que nos
bons danseurs n’ont pas à beaucoup près ; ils y font des pas de bohémiens et
de bas Bretons, avec une délicatesse et une justesse qui charment.

Suite de l’information et de la description, mais, apparemment, sans nuance


satirique, sans la moindre condescendance (« qui charment », remarquable
en fin de phrase). Nous sommes passés de la satire à l’éloge. Et, ici,
brusque, éclatant passage à la confidence :

Je pense toujours à vous, et j’avais un souvenir si tendre de votre danse, et


de ce que je vous avais vu danser, que ce plaisir me devint une douleur.

Superposition d’images. L’intensité du moment est évidente. Cette émotion,


douleur et tendresse mêlées, est la pointe du régime intime.
Mais, immédiatement :

On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir
danser Locmaria. Les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur
au prix de ceux-là. C’est quelque chose d’extraordinaire ; ils font cent pas
différents, mais toujours cette cadence courte et juste.

«  On parla fort de vous.  » L’intensité diminue, évidemment. Je parlerais


volontiers d’une socialisation de l’émotion : mesurons en effet l’écart entre
«  je pense toujours à vous  », un peu plus haut, et ce «  on parla fort de
vous  », ici. Retour à la danse, mais, cette fois, avec Mme  de  Grignan
(«  vous auriez été ravie  »), ce qui est encore une manière de socialiser la
relation intime ou de dédramatiser le souvenir. L’affection pour la fille
revient sous une forme acceptable, neutralisée, compatible avec le nouveau
régime du texte. Il est sans doute inutile de commenter le « mal au cœur »,
pour le moins ambigu lui aussi. On pense à la «  douleur  » du moment
précédent. Et : « mais toujours cette cadence courte et juste ». On ne peut
mieux dire l’obsession.
Quant à la dernière phrase du morceau :

Je n’ai point vu d’homme danser comme lui cette sorte de danse.


Mme  de  Sévigné n’a jamais vu d’homme danser ainsi, mais peut-être a-t-
elle vu une femme  : «  Vous souvient-il, ma fille, de ce menuet que vous
12
dansiez si bien   ?  », écrira-t-elle ailleurs. En tout cas, plus de présence
explicite de la fille, et la marquise retournera aux nouvelles de Bretagne,
qui ne seront plus parasitées par des accès d’émotion.
 
On sera plus ou moins sensible à cette lettre, on interprétera de telle ou
telle manière le discours de Mme de Sévigné, ses pensées, ses sentiments,
ses émotions, on les nommera d’une façon ou d’une autre, on cherchera des
formulations pour les différents régimes de cette lettre. Il ne serait pas
raisonnable aujourd’hui, sous prétexte de mettre de l’ordre dans cette
polyphonie, de vouloir faire son Aristote  et de se donner le ridicule de
classer ces régimes du texte : régime d’information, dose de désinvolture et
marques de condescendance, satire légère ou satire appuyée jusqu’à la
charge bouffonne et à la caricature, éloge, régime de l’intime, confidence,
nostalgie, émotion socialisée… Je propose qu’on s’attache simplement à
esquisser la figure du texte, à décrire son mouvement. Il me semble en effet
que c’est là qu’il y a à la fois le moins d’investissement thématique (lequel
varie avec les lecteurs) et le plus de proximité sensible. Repassons le
« morceau » et reprenons dans l’ordre en essayant de dessiner cette figure
de la séquence, d’approcher progressivement une forme nette et dépouillée.
Faisons donc un exercice de réduction.
Je procéderai en quatre étapes.
1) L’événement majeur, c’est le silence central. Dans le mouvement qui
le précède, la satire s’affirme progressivement, mais on relève quelques
traces d’un autre régime (nostalgie, confidence). Avec la chute de la
pyramide, passage du bruit qui perturbe toute la séquence au silence. Je
rappelle que la musique n’avait pas été mentionnée. Peut-être était-elle
incompatible avec le régime satirique, peut-être fallait-il la garder en
réserve pour la danse. Prudemment, je verse pour l’instant ce trait au
compte de la caricature (le silence n’est que l’effet de la chute grotesque de
la pyramide).
En tout cas, le silence autorise un nouveau début. À partir de là, en
effet, réaménagement et simplification dans l’usage de ces multiples
régimes, utiles pour établir des distinctions dans un premier temps. Domine
alors l’éloge. Émotion, mais limitée d’abord à un plaisir esthétique (« une
délicatesse et une justesse qui charment »), puis vient le souvenir, moment
le plus intense (« un souvenir si tendre », plaisir et douleur confondus), puis
retrait avec cette façon de socialiser le propos que j’ai signalée (« on parla
fort de vous »), et retour très discret de l’intime, à déchiffrer (« je n’ai point
vu d’homme…  »). Une cadence, dit-elle. En effet, alternance, dans ce
second mouvement, de régimes descriptifs et de régimes émotifs, les deux
étant en harmonie (pris dans l’éloge).
2)  On ne s’arrêtera pas là, et l’on précisera la description en notant
l’usage discret que fait le texte d’autres éléments. Dans le premier
mouvement, une nostalgie et un désir de solitude (régime émotif compatible
avec le régime satirique). C’est une façon d’atténuer la satire. De même, ou
inversement, dans le second mouvement, la socialisation des émotions
limite l’épanchement. La discrétion de ces interventions tient à deux
choses : ces énoncés sont maintenus au second plan (ce sont des apartés), et
surtout ils sont compatibles avec le régime dominant, si bien qu’on peut ne
pas percevoir leur portée, l’interprétation lissant le propos. Tout au plus
percevra-t-on une inflexion de la voix narrative.
3) Je simplifie le trait. Donc, d’abord, de plus en plus de bruit, mais des
énoncés déviants, en sourdine ; puis silence, et renversement ; une rumeur
sociale et beaucoup de retenue, une stabilisation par un battement du texte ;
et, pour finir, un retour progressif au régime d’information.
4) Un dernier geste, afin d’épurer encore la figure : deux mouvements,
chacun construit sur une alternance ; renversement au milieu du passage  ;
les dominantes sont inversées ; mais cette belle symétrie est occultée par le
fait que les alternances se font de différentes façons, brutalement ou avec
douceur, voire presque imperceptiblement. En un mot, la fluidité du texte
occulte son architecture, extrêmement ferme et précise.
Et deux remarques pour (presque) en terminer avec cet exemple.
Le sens a été utilisé ici comme un agent décisif de la mise en forme : il
produit un jeu de différences par lesquelles est configurée la séquence  ;
l’essentiel, pour la perception du texte, est dans ces différences, et dans les
ruptures et changements de régime ; les déséquilibres sont plus importants
que les équilibres ; c’est sans doute cette « cadence » que nous pouvons le
plus profondément partager. Elle nous touche au cœur et au corps.
Par ailleurs, si l’on peut raisonnablement penser que Mme de Sévigné a
plus ou moins conscience de ses émotions, que, sans les maîtriser vraiment,
elle peut les identifier, ne fût-ce qu’après coup, il est impensable qu’elle ait
la moindre idée d’une telle configuration, qu’elle ait délibérément travaillé
à son élaboration. Mais la question n’est pas là : il s’agissait de construire
une forme, de la proposer comme une indication pour une lecture, de placer,
pour l’« exécution » du texte, quelques accents et quelques silences.
Dès lors qu’on s’intéresse à la dynamique textuelle, se pose la question
capitale de la transition. Il s’agit d’un procédé, ou d’une panoplie de
procédés par lesquels vont être liés les énoncés et va être assuré un
continuum textuel. La transition vise en principe à gommer, estomper,
légitimer les différences. Même le facile « sans transition » qui permet les
enchaînements de nouvelles les plus improbables dans les journaux
télévisés est évidemment une transition : en disant l’absence de lien, on crée
un lien – c’est, si l’on veut, une transition par prétérition. J’ai eu recours à
plusieurs reprises à la notion de compatibilité. Des éléments en attente sont
tenus à l’arrière-plan, sans doute, mais encore faut-il qu’ils soient
compatibles avec le régime dominant. Ainsi du désir de solitude, qui est
compatible avec la satire, et c’est pourquoi sa présence est discrète. Ce jeu
sur la compatibilité des régimes donne au texte sa fluidité. Quelques mots
pour illustrer la complexité du procédé de transition. Revoyons un instant la
chute de la pyramide du fruit. Elle fait taire la musique, une musique que
nous n’entendions pas. Il y a là un léger dysfonctionnement dû à un
chevauchement. La musique, rétroactivement présente, ne s’est donc pas
inscrite dans le régime satirique : la musique, ou plutôt cette musique n’était
pas compatible avec l’intensification du régime satirique ; mieux, anéantie
par le bruit de la chute de la pyramide, elle passe d’emblée, si l’on peut
dire, du bon côté ; bref, elle peut assurer la transition vers un régime positif,
ce qui n’aurait pas été possible si elle avait été entendue plus tôt (elle aurait
été comme polluée par le ridicule du dîner). Comment assure-t-elle cette
transition ? Élément d’attente, elle est non seulement dans une position peu
exposée, mais elle est occultée par l’interprétation qu’on est appelé à lui
donner : un détail inintéressant, une conclusion farcesque, le renforcement
d’un effet de surprise… Or, ce qui vaut, c’est le silence. On interprète le
passage comme on veut, on le décrit comme un puissant changement de
régime, on lui garde alors toute sa force et sa subtilité de passage, et on
l’éprouve comme on le décrit.
 
Il se trouve que Chateaubriand cite cette lettre dans les Mémoires
13
d’outre-tombe . C’est un passage dans lequel il décrit le début de son
éducation politique (dans les années 1786-1788), particulièrement autour
des États de Bretagne. Il cite longuement notre séquence  : «  Madame
de Sévigné a peint nos ripailles politiques au milieu des landes […]. » Mais
il la fragmente, pour n’en retenir que la description du repas, avec ses
éléments satiriques, qu’il souligne d’ailleurs (les moqueries de la marquise
l’agacent un peu  : «  Les Bretons ont de la peine à pardonner à madame
de Sévigné ses moqueries »), mais aussi avec la description « neutre » de la
danse. Très logiquement, il coupe donc le discours de l’intimité. C’est ainsi
que Chateaubriand fabrique son texte. Mais, assez curieusement, il coupe
aussi l’effondrement de la pyramide, qui est pourtant la pointe du discours
satirique. Récrire ainsi le texte de Mme  de  Sévigné, c’est donc du même
coup briser son mouvement. Deux hypothèses : Chateaubriand n’a pas été
sensible à cela, l’a trouvé vulgaire ou insignifiant  –  mais n’a-t-il pas lui-
même souligné des défauts chez la marquise ? ou bien, au contraire, il y a
été tout à fait sensible et il a compris que c’est ce qu’il fallait supprimer
pour ne pas risquer de parasiter son propos. Au choix.

*
Les différents régimes interviennent sur le fond d’une dynamique du
texte. Ce formalisme n’est donc plutôt pas un structuralisme, sauf à avancer
l’idée de structures souples. Mais il sera sans doute plus simple, ici, de
parler de composition dynamique.
Le jeu des multiples régimes du texte met en question l’idée d’une
cohérence stylistique et sémantique. Il s’agira en effet de marquer les
différences, de leur donner du relief, de mettre en lumière les changements
de tempo, d’objet, de rhétorique, et donc d’affaiblir délibérément la
cohérence ou plutôt la cohésion du texte étudié ; autrement dit, de trouver
ou retrouver la « disposition » sous la « composition ». On parlera de mises
en relief et de dominantes et, pour passer d’un régime à l’autre, des
opérateurs auront une fonction essentielle. La différenciation des énoncés,
le repérage des changements de régime, la multiplication des traits
génériques sont des éléments décisifs. En effet, le choix d’un possible est
d’abord, dans cette perspective, la valorisation d’un régime du texte, qui
conduit à établir une hiérarchie, à sélectionner un trait générique dominant,
une couleur rhétorique qui s’imposerait aux autres. Or, cette valorisation ne
peut être perçue et comprise à l’analyse que si l’on a au préalable pluralisé
le texte. Et elle s’aperçoit d’autant mieux qu’il se produit un changement,
une altération. Là intervient avantageusement cette notion de régime
textuel  : concept flou regroupant différents traits ou critères sémantiques,
grammaticaux, génériques, stylistiques, il permet de parcourir le réseau en
connectant des éléments qui ont la même couleur, le même tempo et
d’examiner divers parcours, de faire intervenir diverses hiérarchies, quand
les critères ou les traits divergent.
 
On ne s’est sans doute pas pour autant débarrassé de l’objection
classique. La voici qui revient : ce serait là une conception désincarnée de
la littérature et, circonstance aggravante en période de crise des études
littéraires, prôner un formalisme serait tuer ce qui reste de vivant dans
l’objet  : en posant que l’organisation du sens s’achève en une forme,
n’oublie-t-on pas ce par quoi la littérature nous touche ?
Voyons de plus près. Il y a peut-être une réponse à cette inquiétude.
On admettra que, dans la lecture, la participation du lecteur est plus ou
moins intense, plus ou moins active, que l’emprise du texte est variable, que
l’immersion est plus ou moins effective. La question n’est pas ici de savoir
quels textes agissent le plus fortement sur lui, mais ce qui, dans un texte
donné, agit le plus fortement. Le lecteur peut «  se prendre pour  » tel
personnage de roman ou de théâtre, il peut «  se mettre à la place  » du Je
lyrique d’un poème d’amour, mais, sauf pathologie, une distance persiste, et
c’est sans doute bien ainsi. Le lecteur peut «  se transporter  » dans une
époque ou dans un lieu, mais, sauf pathologie, il se trouve là où il se trouve
réellement, et c’est sans doute très bien ainsi. Le lecteur ne se situe pas dans
le même espace et n’a pas le même calendrier que les personnages de la
fiction. Bref, il n’évolue pas réellement dans le monde ouvert par le texte :
on ne lui demande pas du tout d’y être et même pas tout à fait d’y croire.
Mais ce lecteur, qui n’a pourtant pas perdu la raison, évolue réellement
dans le schéma ou les schémas offerts par le texte, dans la succession des
divers régimes et programmes sémantiques ; il s’inscrit réellement dans la
configuration dynamique de ce qu’il lit  : il passe avec le texte d’une
émotion à une autre ; il n’habite pas les espaces dessinés par le texte, mais il
change bel et bien d’espace avec le texte  ; il partage avec lui une
organisation, un mode de succession des affects, une structure temporelle,
un aménagement de la durée. Cet aménagement est le fait du texte même :
découpage, scansion, vitesse, ruptures temporelles ou thématiques, mais
aussi retours et reconnaissances. C’est par cette forme que la relation au
texte est la plus intime, car cette configuration n’est pas vécue seulement
sur le mode imaginaire et intelligible, mais bien sur le mode sensible, et elle
a ses effets propres. Cette organisation des émotions, des paysages, des
objets, ce jeu des tensions, des détentes, des suspensions, des surprises, ce
temps vécu sont une forme. On y trouve ce qui est effectivement vécu,
ressenti au plus profond. En ce sens, la forme est bien ce par quoi le texte
est rendu sensible.
Le lecteur n’est pas contraint de «  suivre  » ces agencements.
Simplement, s’il y a un suivi, c’est là qu’on trouve la prise ou l’emprise la
plus puissante que l’on puisse imaginer du texte sur le lecteur. « Du texte »,
encore une fois, car il faut redire que ces agencements ne peuvent
certainement pas être complètement maîtrisés par l’auteur. En ce sens la
littérature est largement un art intuitif. Plus radicalement, qu’en est-il si,
dans la logique de ce qui précède, on considère que c’est le lecteur qui
élabore la composition, que là aussi, inévitablement, tout (ou presque) est
construit, que l’intangibilité de la forme est imaginaire  ? Cela ne change
rien à la question qui nous préoccupe. Le lecteur module la composition et
donc, au-delà, configure un parcours dans le réseau textuel en lui donnant la
forme à laquelle il est sensible et, peut-être, où la déperdition est pour lui la
moindre. Il me semble cependant que la marge de manœuvre est ici
relativement étroite à cause de la « fermeté », de la « solidité » de la forme
(cette firmitas dont il était question plus haut) ou, pour le dire plus
simplement, parce qu’elle semble donner moins de prise au travail
herméneutique. Mais je n’ai pas besoin de cette hypothèse hasardeuse. Quoi
qu’il en soit, en effet, il en est de l’appréhension de la forme comme du
reste  : si le regard que nous portons sur elle la change, nous chercherons,
dans une analyse plus élaborée et mieux contrôlée, à construire des modèles
capables de rendre compte des diverses compositions possibles, ou, si j’ose
dire, des diverses formes de la forme. Alors que la relation au monde que
déploie l’œuvre est propre à chacun et que son étude risque de s’épuiser
dans une collection d’interprétations, au moins le vécu tel que je viens d’en
parler est-il le vécu d’une forme ou d’un jeu de formes, et cette forme ou ce
jeu de formes, nous pouvons raisonnablement espérer être en mesure de les
décrire.

1. Aristote, La Poétique, Paris, Seuil, coll. «  Poétique  », trad. Jean Lallot et


Roselyne Dupont-Roc, 1980, chap. 7, 50b21 s., p. 59.
2. Ibid., chap. 7, 50b34 s., op. cit., p. 59-60.
3. Proust, « Journées de lecture », dans Contre Sainte-Beuve, éd. Pierre Clarac,
Paris, Gallimard, «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1971, p.  173. Toutes les
références seront à cette édition.
4. Discours de la méthode, dans Œuvres et Lettres, éd. André Bridoux, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 128 (je souligne).
5. Ibid., p. 129.
6. Voir mon Introduction à l’étude des textes, op. cit., p. 33 s.
7. Quintilien, Institution oratoire, VII, 1.
8. Ibid., IX, 4.
9. Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Paris, Albin Michel, 1998,
vol. 1, p. 613.
10. Mme de Sévigné, Correspondance, op. cit., t. II, p. 174.
11. Mme de Sévigné, Correspondance, op. cit., t. I, p. 312-313.
12. Lettre du 1er décembre 1675, Correspondance, op. cit., t. II, p. 174.
13. Mémoires d’outre-tombe. Livres I à V, éd. Nicolas Perot, Paris, Flammarion,
coll. « GF-Flammarion », 1997, livre V, chap. II, p. 229-230.
SECONDE PARTIE

L’ÉPREUVE DES TEXTES
CHAPITRE I

Au fil du texte

(Mme de Lafayette)

« […] et j’oubliai la princesse de Clèves, dont je n’avais jamais


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vu le nom qu’au titre du livre . »

La Princesse de Clèves, modèle classique par excellence, ne connaît pas


plus de règles au sens strict que les autres romans. Certes cette nouvelle, ou
ce petit roman, répond à une esthétique particulière  : le texte est bref,
dépouillé, composé selon les impératifs du vraisemblable (aussi discutables
et discutés soient-ils), inscrit dans l’Histoire. Mais cet ensemble de traits, en
effet largement déterminé par une poétique du «  nouveau roman  », a fort
peu à voir avec les contraintes d’un poète tragique ou lyrique, qui, elles,
fonctionnent bel et bien, à l’époque, comme des règles. Particulièrement, à
qui voudrait s’intéresser à la composition de ce texte, rien ne montre
clairement a priori de quels éléments il est fait ni quels équilibres doivent
éventuellement être respectés, aucun paratexte n’indique les grandes
articulations  : pas de chapitrage et, plus généralement, pas d’unités
2
prédéterminées au-delà des paragraphes .
Que fera donc en ce cas l’analyste  ? La charge lui incombe, avant de
pouvoir parler du tout, de trouver les parties, ou plutôt de les élaborer en
divisant le texte en un certain nombre de séquences de la manière la plus
efficace possible. Mais il n’est pas sans ressources. Et peut-être même en a-
t-il trop et de trop diverses.
Une première série de difficultés tient en effet justement à la
multiplicité des solutions envisageables et, de fait, envisagées pour parler
de la composition. L’analyste pourra recourir à des catégories rhétoriques,
se servir d’instruments variés plus ou moins adaptés au genre en question, il
pourra jouer de la reconnaissance de certaines topiques ou, en désespoir de
cause, se risquer à avancer sans filet en faisant dépendre la détermination
des unités textuelles d’un pur travail d’interprétation, contraint alors
d’inventer un modèle ad hoc pour ce texte. Plus ou moins savant ou plus ou
moins inspiré, qu’il le veuille ou non, il interviendra de toute façon dans le
texte, et massivement  : en proposant, explicitement ou implicitement, une
division qui n’est pas donnée et en nommant des parties qui ne le sont pas
davantage.
Une seconde série de difficultés, plus délicates, l’attend, qui tient à la
dynamique du texte. Tous les énoncés qui le constituent ne sont pas
simultanément saisis par un même regard et la lecture en donne une
perception ou une reconnaissance progressives. La remarque est triviale et
le phénomène est constant, nous l’avons vu, mais il a en l’occurrence une
puissance toute particulière puisque aucune division visible ne sert ici
d’aide-mémoire. Ces effets se trouvent ainsi accrus par l’absence de
marques, le lecteur n’ayant d’autre repère que le sentiment plus ou moins
fugace d’avoir ici ou là franchi un seuil. La Princesse de Clèves sera de ce
fait un terrain privilégié pour essayer de saisir une forme au fil du texte.
Mais après tout, quand un texte affiche sa construction, est-il vraiment
plus facile à analyser ? Dois-je alors me fonder sur la division donnée ? Ne
dois-je pas, de toute façon, chercher d’abord à proposer un principe de
composition efficace, apte à rendre compte, sans doute, de cette division
donnée (c’est-à-dire d’une interprétation de l’auteur), mais encore, peut-
être, capable d’en articuler bien d’autres  ? Ne nous plaignons donc pas
d’avoir affaire à un texte aussi lisse que bref et effectuons nous-mêmes
déchirures et coutures.

Le côté cour

Je ne sais s’il vous sera arrivé la même chose qu’à moi. Mais en lisant cette
longue description de la Cour, qui est au commencement, je crus que j’allais
lire l’histoire de France, et j’oubliai la Princesse de Clèves, dont je n’avais
jamais vu le nom qu’au titre du livre. Peut-être que cela a été ainsi disposé
adroitement, pour surprendre le lecteur : car je vous avoue que lorsque au
bout de 36 pages je retrouvai cette princesse, dont je ne me souvenais plus,
je sentis la même surprise que le Prince de  Clèves, lorsqu’il la rencontra
chez le joaillier italien.

On ne se lasse pas de la saine insolence de Valincour, ni de sa façon de


décrire la lecture comme une véritable aventure. Mais laissons-le
poursuivre :

Pour moi, j’aurais autant aimé parler d’abord de mon héroïne. Je sais bien
qu’il fallait donner une idée de la Cour de ce temps-là, et de toutes les
personnes de marque qui la composaient. Mais il était si naturel d’en faire
instruire Mademoiselle de Chartres par sa mère qui la menait à la Cour : et,
à parler franchement, je crois que cela eût été plus à propos que le discours
que Madame de  Chartres fait à sa fille longtemps après l’avoir mariée au
Duc de Clèves, et dans lequel elle lui conte toute l’histoire de la vieille Cour
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dont elle n’avait guère affaire, ou qu’elle devait avoir sue plus tôt .

On ne se lasse pas de cette liberté de ton, mais il ne s’agit pas pour autant
de se laisser séduire ni de manifester à Valincour le respect que, par
principe et comme à lui, on refusera à Mme de Lafayette.
Reprenons donc. Premier point : Valincour traite les trente-six premières
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pages du livre (neuf dans l’édition que j’utiliserai ), soit la fameuse
description de la cour, comme une ouverture, une exposition, un morceau
autonome en tout cas, prélude au début du récit et au non moins célèbre « Il
parut alors une beauté à la Cour […] » (p. 53). Deuxième point : ainsi qu’au
théâtre, cette exposition aurait dû, selon lui, se passer de narrateur et faire
l’objet d’un discours de Mme de Chartres à sa fille (à défaut du héros et de
son confident, on aurait entendu l’héroïne et sa mère). Troisième point  :
l’histoire de « la vieille Cour », que Mme de Chartres, justement, racontera
à sa fille après le mariage et les mésaventures qui le précèdent, est tenue
pour une digression sans grand intérêt, posée en outre comme différente de
la description inaugurale et non comme sa suite. Bref, Valincour voit dans
la première description de la cour l’exposition plutôt longue et maladroite
du roman. Longue, il le dit explicitement  ; maladroite, il le suggère, et
d’ailleurs cette maladresse est double  : d’une part, on vient de le voir,
l’auteur n’a pas choisi la bonne présentation ; d’autre part, cette exposition
ne semble pas véritablement fonctionnelle (« l’histoire de France  », « une
idée de la Cour de ce temps-là, et de toutes les personnes de marque qui la
composaient »).
Valincour a pour lui le bon sens, c’est-à-dire, en l’occurrence, la
maîtrise d’un modèle de lecture reçu : un roman nécessite une exposition et
cette exposition, dans le cas qui nous intéresse, se termine avec l’arrivée de
l’héroïne éponyme  : «  Il parut alors une beauté à la Cour  » (notons au
passage que notre critique a une merveilleuse intuition qui lui permet de
reconnaître l’héroïne en celle qui ne s’appelle pourtant pas encore Mme de
Clèves). Cette première description de la cour fournit une somme
impressionnante d’informations  ; la séquence est difficile à maîtriser et à
mémoriser, surtout pour un lecteur moderne. Avouons que nous en
oublierons une bonne partie, sans d’ailleurs que notre lecture y perde
vraiment. Nous pourrons toujours dire, en nous gardant toutefois d’aller
jusqu’à parler étourdiment d’effet de réel, que Mme  de  Lafayette a voulu
faire vrai, faire sérieux, ancrer le roman dans l’Histoire, etc. Valincour trace
ainsi une frontière raisonnable, isole un segment de texte et l’interprète
selon un modèle qui, lui, a ses règles : le texte dramatique. Le lecteur fera
aujourd’hui le plus souvent la même chose, insolence en moins : il attendra
sagement cette princesse de  Clèves qu’on lui a promise, il s’ennuiera
poliment en l’attendant et prêtera une attention distraite au tableau de la
cour, retenant vaguement qu’il y a beaucoup de monde, que tous ces gens
sont très beaux et ont un grand mérite, même si l’harmonie laisse à désirer.
Il serait aussi facile que fastidieux de montrer que la description
inaugurale de la cour, si l’on veut bien la lire de près, si l’on veut bien,
surtout, la relire après avoir lu le roman, n’est pas un pur ornement, que bon
nombre d’informations précises seront exploitées plus tard (touchant en
particulier les difficultés de Mme de Chartres à marier sa fille ou celles du
vidame à mettre de l’ordre dans ses amours) ; il serait facile aussi, et sans
doute moins fastidieux, de développer le rapport symbolique qui unit la
cour, magnifique et perverse, à l’intrigue amoureuse et conjugale et à ses
ressorts psychologiques  – ce qui peut toujours servir, au passage, à
escamoter la difficile question de l’excès d’informations donné dans cette
« exposition », car il y a excès d’informations. Tout cela a été dit et bien dit.
Mais, de toute façon, il ne s’agit pas de « sauver » Mme de Lafayette. Elle
ne nous en demande pas tant. Il s’agit simplement, dans le premier temps
d’une réflexion sur la composition du roman, d’examiner si la segmentation
de ce début est satisfaisante et même si la notion d’exposition, qui semble
naturellement s’imposer, convient à cette fameuse description.
 
Si l’on met en situation cette « longue description de la cour », on a la
succession de séquences suivantes : la description de la cour, donc (p. 45-
53) ; l’arrivée de Mlle de Chartres et sa rencontre avec M. de Clèves (p. 53-
59) ; les difficultés des projets matrimoniaux de Mme de Chartres pour sa
fille, et le mariage (p.  60-70)  ; l’arrivée de Nemours (p.  70). On connaît
alors les trois personnages principaux et il est aisé d’imaginer quelques
intrigues possibles à partir de ce trio  : une femme, un mari qui n’est pas
aimé, un brillant séducteur, tout peut arriver.
Voilà une division du matériau narratif qui paraîtra sans doute à peu
près acceptable. On y reconnaît une manière d’exposition, en effet, suivie
de trois séquences bien enchaînées par un fil dramatique. Mais le roman ne
se réduit pas au récit et, s’agissant de la composition du texte et non de
l’intrigue, on ne peut ici omettre deux faits : la rencontre avec M. de Clèves
est suivie, à propos des inquiétudes de Mme  de  Chartres, d’un
développement sur les cabales de la cour (p. 59-60) ; le récit des difficultés
du mariage est interrompu par l’histoire de la reine d’Écosse racontée par sa
fille la dauphine (p. 63-65). Il y a là de quoi mettre en question le principe
d’une segmentation dramatique du texte. Objectera-t-on qu’alors on n’en
finit plus, qu’il n’y a pas de raison d’entrer dans ces détails  ? Sans
m’engager ici dans la problématique du résumé, je répondrai que tout
changement de régime est en principe à relever : si l’on peut, par exemple,
traiter dans une même séquence les projets matrimoniaux et la réalisation
du mariage, on séparera, en principe et au moins provisoirement, le récit
d’une rencontre, un propos suivi sur la cour et un récit enchâssé qui
mobilise son propre personnel. Certes cette réponse n’évacue pas
complètement la question de savoir où l’on s’arrête, mais le point vif est la
possibilité de distinguer, grâce aux changements de régime, des masses
textuelles. Le lecteur identifie des séquences, s’habitue à tel régime textuel,
étiqueté au moins mentalement et parfois littéralement (il lit un tableau de
la cour, il lit le récit de l’arrivée de l’héroïne, etc.), et c’est à la nécessité
dans laquelle il se trouve de réajuster ou de modifier à tel moment son
comportement de lecture que nous devons nous intéresser.
Or, quand le narrateur, après le récit de la rencontre avec M. de Clèves,
peint «  l’ambition et la galanterie  » qui sont «  l’âme de cette Cour  », il
poursuit purement et simplement la description initiale, même si cette
description a été fortement ponctuée par l’arrivée de Mlle de Chartres. Nous
pouvons faire l’hypothèse d’un régime dominant. Notre texte se pose en
chronique de cour  : la présentation d’un personnel nombreux, le récit de
multiples histoires présentes et passées, et jusqu’aux projets de mariage, qui
s’intègrent parfaitement dans ce réseau. Il n’y a pas de raison a priori de ne
voir dans la description initiale qu’un cadre. Il est d’ailleurs curieux de
considérer, comme on le fait souvent, que cette première description de la
cour est un cadrage historique, et telle autre (par exemple, plus loin,
l’histoire de Diane de Poitiers et la description de la « vieille Cour ») une
digression. Il semble logique de lier ces descriptions et de voir dans les
suivantes une continuation, tout en s’attachant évidemment à marquer les
différences. Ainsi aura-t-on successivement :
1) la description d’une cour brillante, magnifique ;
2) une version assombrie (p. 59 s.) : « L’ambition et la galanterie étaient
l’âme de cette Cour », une cour « très agréable, mais aussi très dangereuse »
(p. 60) ;
3) le récit de la « malheureuse destinée » de la reine d’Écosse (p. 63 s.) ;
enfin, pour continuer dans cette bonne voie, un peu plus tard,
4)  l’histoire de Diane (p.  75  s.), et là, il y aura haines furieuses,
condamnation à mort, affaire d’empoisonnement. Soit quelque chose
comme une gradation  : des apparences splendides aux sombres vérités
cachées et au passé violent qui les explique. Les composants s’enchaînent et
s’inscrivent dans un processus de dramatisation. Des effets rétroactifs vont
inévitablement se produire : on mettra en relief dans la première description
des éléments qui se révèlent importants dans les suivantes et la cour en
acquerra d’autant plus de profondeur. La cour est de loin l’objet le plus
complexe, le plus riche de cette grande masse textuelle. Si déclarer que La
Princesse de  Clèves est une chronique de cour reste sans doute d’une
banalité affligeante, la question du poids, de la place, du rôle de cette
chronique dans la composition du roman ne me semble nullement triviale.
Dans le même sens, on notera qu’il n’est pas si évident d’isoler une
exposition ou une ouverture du roman. Les frontières sont poreuses. Non
seulement, donc, le tableau inaugural de la cour va être complété, mais
Nemours arrive en retard à la cour et dans le texte, tout occupé qu’il était à
de grands projets anglais. Dès lors, son entrée en scène (de fait, la seconde,
puisque son portrait figure dans la description inaugurale) fait pendant à
celle de Mlle  de  Chartres. Remarquable double entrée. Mais sans doute
convient-il de renoncer purement et simplement à segmenter le texte de
façon définitive. La lecture nous fait traverser des frontières qui risquent de
se déplacer à mesure que nous avançons. Quand paraît Mlle de Chartres, il
y a évidemment une césure forte et un bel effet de rupture. Rien de tel pour
M. de Clèves. Par contre, lorsque paraît Nemours, nouvelle césure, nouvelle
rupture, c’est là que tout va commencer, et l’on peut déplacer la première
frontière. Or, ce possible déplacement modifie l’idée que se fait le lecteur
de la construction dramatique du texte.
Posons donc par hypothèse que nous prolongeons l’«  exposition  »
jusqu’à l’arrivée à Paris de Nemours. Ce dernier est directement issu de
cette série de séquences qui traite de la cour, de ses agitations et de ses
intrigues. On trouve encore, dans la même série, le long prélude au mariage
de Mlle  de  Chartres, qui s’est enlisé dans les cabales, les rivalités
amoureuses, les luttes de pouvoir. Les deux héros émergent difficilement de
ces tourbillons. On sait que, pour Mme de Clèves, le salut sera la séparation
d’avec cette cour : « vous êtes sur le bord du précipice […], retirez-vous de
la Cour », lui dira Mme de Chartres (p. 91). Or, la cour s’est déjà incarnée
en un individu : Nemours. Le duc de Nemours, c’est-à-dire la cour dans ce
qu’elle a de mieux ou plutôt, pour éviter le jugement de valeur, l’essence de
la cour. Dans cette perspective, la césure entre la première description de la
cour et ce qui suit s’estompe complètement : on n’a pas un drame conjugal
et amoureux sur fond de vie de cour, mais véritablement, en effet, une
chronique de cour. Et si l’on veut bien se débarrasser de tout préjugé,
posons aussi, au moins pour voir où cela nous conduit, que les fameuses
«  digressions  » (histoires de Mme  de  Valentinois, de Mme  de  Tournon,
d’Anne Boleyn, du vidame) et, avec elles, quelques brèves histoires
« secondaires  » sont, au même titre que l’histoire de Mme  de Clèves, des
éléments de cette chronique. Et voilà un texte qui prolifère au lieu de se
scinder sagement selon la distinction de l’histoire et du cadre.
 
Nous sommes peu à peu conduits à comprendre qu’accentuer le trait
générique «  chronique de cour  », c’est promouvoir Nemours pour des
raisons structurelles.
Il semble aller de soi que le roman se construit sur une intrigue à trois
personnages principaux  : les deux époux, dont l’union est d’emblée
fortement fragilisée, et le séducteur, dont l’attrait est d’emblée fortement
marqué. Voilà qui est assez bourgeois et peut rapidement tomber dans le
trivial, voire le comique : niaiserie de la princesse, jalousie ridicule du mari,
vantardise de Nemours… La réception du roman ne s’est d’ailleurs pas
privée d’explorer aussi ces petits chemins.
La question n’est pas de décider si c’est en soi pertinent ou non, mais
bien de s’interroger sur l’efficacité d’une telle description de la matrice
dramatique : qu’y gagne-t-on ? qu’y perd-on ? Dans la logique des analyses
précédentes, je choisirais volontiers une autre matrice. Le roman se
construirait sur une intrigue à deux personnages principaux  :
Mme de Clèves et Nemours, ce qui signifie, entre autres, que le roman est la
rencontre de Mme de Clèves et de la cour. C’est en effet par Nemours que
peuvent s’intégrer à la chronique de cour l’histoire amoureuse et l’histoire
conjugale qui lui est subordonnée, par lui que sont connectés ces deux
réseaux.
L’argument le plus fort en faveur de cette hypothèse est que la relation à
deux permet de rendre compte de la dynamique du texte pris dans sa
totalité. Elle lui donne sa scansion. Je vais y revenir. Mais sans attendre,
j’avancerai, à l’appui de cette hypothèse, quelques arguments simples.
Tout d’abord, alors que M.  de  Clèves a l’infortune (ou l’élégance) de
mourir avant la fin du roman, M. de Nemours a le bonheur (ou le malheur)
de rester en scène jusqu’aux dernières lignes :

Néanmoins il ne se rebuta point encore, et il fit tout ce qu’il put imaginer de


capable de la faire changer de dessein. Enfin, des années entières s’étant
passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur, et éteignirent sa
passion (p. 238).

On n’est pas si loin du «  repos  » conquis par Mme  de  Clèves et cette
similitude de destins réunit les amants.
Ensuite, M. de Clèves est laissé complètement en dehors d’un épisode
qui se révélera décisif et pour la description de la cour sous ses visages les
plus sombres et pour l’expérience amoureuse dans sa dimension la plus
exaltante et la plus douloureuse : l’épisode de la lettre perdue par le vidame,
supposée perdue par Nemours.
On sait enfin que le fameux aveu au mari est en même temps un aveu
indirect à Nemours. Mieux, cet aveu indirect et dérobé peut être considéré
comme une étape vers l’aveu complet qu’offre Mme de Clèves à Nemours
dans la dernière scène du roman. Par ailleurs, fait capital, cet événement
s’inscrit dans un processus, s’intègre dans une dynamique qui touche
directement Nemours. L’aveu, en tant qu’aveu au mari, joue un rôle
déterminant dans la relation entre Mme de Clèves et Nemours puisque cet
acte extraordinaire fera l’objet d’une indiscrétion, faute majeure de l’amant.
Quand on prend le texte à la lettre et, si l’on peut dire, sans états d’âme, il
apparaît que le caractère extraordinaire de l’aveu a un intérêt dramatique
considérable qui a peu à voir avec l’héroïsme. Il interdit absolument qu’il
puisse s’agir, avec la scène qu’on va rapporter à la cour, d’une autre histoire
que de celle de Mme  de  Clèves  : «  il n’y a pas dans le monde une autre
aventure pareille à la mienne  », dira-t-elle à son mari (p.  180). L’histoire
que répand la rumeur ne peut donc être que la sienne. De fait
Mme  de  Clèves doit avouer à son mari qu’elle aime ailleurs pour que
puissent être exploitées dans le roman l’indiscrétion et ses conséquences
tragiques. On notera encore que Nemours aggrave délibérément son
indiscrétion en jetant le trouble dans l’esprit de Mme  de  Clèves. Cette
dernière, en présence de la dauphine et de Nemours, met évidemment en
doute la véracité de l’histoire  ; d’ailleurs, si elle était vraie, qui l’aurait
divulguée ?

Il n’y a pas d’apparence qu’une femme capable d’une chose si


extraordinaire eût la faiblesse de la raconter  : apparemment son mari ne
l’aurait pas racontée non plus, ou ce serait un mari bien indigne du procédé
que l’on aurait eu avec lui (p. 178-179).

Et Nemours de suggérer élégamment la culpabilité dudit mari :

Monsieur de Nemours, qui vit les soupçons de madame de Clèves sur son
mari, fut bien aise de les confirmer […].
« La jalousie, répondit-il, et la curiosité d’en savoir peut-être davantage que
l’on ne lui en a dit, peuvent faire faire bien des imprudences au mari  »
(ibid.).
Les soupçons que répand Nemours sont d’autant plus insupportables que
l’aveu appelait un comportement hors du commun pour les deux
personnages concernés. Et c’est ainsi que l’extraordinaire aveu au mari est
dérobé par un amant indigne.
Une hypothèse étant aussi un choix, il faut se demander ce qu’on risque
de perdre avec celle du duo, soit ce qu’apporte spécifiquement le trio de la
femme, du mari et de l’amant. Il ne me semble pas qu’on puisse trouver une
véritable scansion du texte, une série d’accents plus ou moins réglée, qui
soit due aux interventions de M. de Clèves. C’est sans aucun doute un rôle
idéologique et thématique très important, mais c’est un rôle structurant
discret. Si l’on esquisse la place de M. de Clèves dans la forme du roman,
on voit un personnage qui, après la rencontre et les affaires du mariage, se
tient avec persévérance au second plan  : certes M.  de  Clèves raconte la
grande histoire de Mme de Tournon, mais il n’en est que le narrateur et le
témoin ; il est marginalisé dans l’histoire de la lettre perdue ; volé de tout
(on pense à son portrait de Mme de Clèves), M. de Clèves est aussi volé de
l’aveu. Son plus grand rôle sera celui du jaloux. Mais, encore une fois, la
question n’est pas strictement l’importance du rôle que joue M. de Clèves :
elle est qu’il ne s’agit pas essentiellement de ce que j’appellerais un rôle
structurant. Du moins peut-on en faire le plus souvent l’économie dans la
mesure où il double, accompagne, nuance la structure esquissée par la série
des entrevues Mme de Clèves-Nemours. En termes excessivement triviaux,
je dirais que, vivant, il est un obstacle, mais insuffisant, et que, mort, il est
un obstacle plus puissant (comme un fameux Guise, Clèves est plus grand
mort que vivant), mais toujours insuffisant, nous venons de le voir. Décrire
la composition du texte ou le construire à partir d’un duo, ce n’est
évidemment pas expulser M.  de  Clèves  : il joue son rôle, mais via
Mme  de  Clèves, l’aveu ayant évidemment une signification explicitement
plus forte pour elle que pour lui. Disons que sa constance dans la plainte
enrichit le texte d’un écho douloureux, mais ne le fait pas avancer.
Tout cela nous permet de reprendre rapidement la question de
l’ouverture du roman pour confirmer ce que l’examen des descriptions de la
cour suggérait. Je disais plus haut que, si le portrait de Nemours a bien été
fait dans la première description de la cour, son arrivée retardée (« Il arriva
la veille des fiançailles  ») permet de lui donner un traitement parallèle à
celui de Mlle de Chartres. Mon hypothèse touchant la matrice dramatique et
le poids de la chronique de cour va bien dans le même sens  : la mise en
place s’achèverait à un moment où la cour a été considérablement noircie et
aussi au moment où s’amorce la série des grands mariages politiques, le
premier étant celui du duc de  Lorraine et de Claude de  France. Au bal
donné pour leurs fiançailles, le duc de  Nemours inaugure la grande
chronique de la cour d’Henri II.

La collection

Si l’histoire de Mme  de  Clèves et de Nemours est tenue pour une


matrice dramatique et considérée d’abord comme un élément d’une
chronique de cour, comment décrire la mise en forme du matériau
romanesque ?
Le discours du narrateur nous permet d’esquisser très simplement une
évolution de la relation des deux héros. Dans un premier temps,
Mme  de Clèves prend conscience de son amour pour Nemours  ; elle lutte
alors pour n’en rien laisser paraître, mais ne se maîtrise pas suffisamment
pour que ne se manifeste aucun signe  ; elle finit par laisser voir cette
passion et la lui avouer :

L’on ne peut exprimer la douleur qu’elle sentit de connaître […] l’intérêt


qu’elle prenait à monsieur de Nemours : elle n’avait encore osé se l’avouer
à elle-même (p. 88).
Elle ne se flatta plus de l’espérance de ne le pas aimer  ; elle songea
seulement à ne lui en donner jamais aucune marque (p. 112).
Ce lui était une grande douleur de voir qu’elle n’était plus maîtresse de
cacher ses sentiments et de les avoir laissés paraître au chevalier de Guise.
Elle en avait aussi beaucoup que monsieur de  Nemours les connût  ; mais
cette dernière douleur n’était pas si entière, et elle était mêlée de quelque
douceur (p. 129).

La prise de conscience est supposée intervenir après le bal du maréchal


de  Saint-André  ; la première résolution, après une visite de Nemours  ; le
constat d’impuissance, après la chute de cheval. On sait que cela finira par
un aveu (je parle de l’aveu à l’amant) : « Je vous fais cet aveu avec moins
de honte » (p. 225). Donc, un tracé très net, une ligne très pure : de l’aveu à
soi-même à l’aveu à Nemours. Un vrai classique. Mais il faut voir cela de
plus près.
 
De ces trois étapes, fortement marquées par le narrateur, l’une est
longuement exploitée, c’est la deuxième  : face aux assauts de Nemours,
comment ne rien laisser paraître  ? C’est à cette phase du roman que nous
allons maintenant nous intéresser. Le texte est alors constitué d’une série de
manœuvres de séduction et d’évitement, d’une suite de variations sur le
thème laisser paraître  /  ne pas laisser paraître, le laisser paraître de
Mme  de  Clèves étant, si l’on peut dire, un aveu de faiblesse, et celui de
Nemours une audacieuse manœuvre de séduction. Nous avons ainsi
successivement : le bal du maréchal de Saint-André, la visite de Nemours,
les horoscopes, le portrait dérobé. Avec la chute de cheval, nous venons de
le voir, des signes sont très clairement donnés par la princesse et l’épisode
de la lettre perdue achève de marquer sans ambiguïté qu’un seuil est
franchi :
Quand elle pensait qu’elle s’était reproché comme un crime, le jour
précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule
compassion pouvait avoir fait naître et que, par son aigreur, elle lui avait fait
paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de
passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même (p. 156).

Un processus d’aveu se met alors en place, qui conduira à la fin du roman.


Les séquences que j’ai énumérées (le bal, la visite de Nemours, les
horoscopes, le portrait) sont les temps forts de la problématique du
laisser  /  ne pas laisser paraître. Mais deux événements majeurs interfèrent
avec cette série : la mort de Mme de Chartres, après le bal, et l’histoire de
Mme  de  Tournon, presque immédiatement après la mort de
Mme de Chartres. À première vue, on peut comprendre la place de la mort
de Mme  de  Chartres, justifiée sur le plan dramatique  : avec le bal,
Mme de Clèves prend conscience de l’amour qu’elle porte à Nemours ; sa
mère achève de l’éclairer et la laisse seule. Un sommet, donc, et une
ponctuation très forte. L’histoire de Mme de Tournon, qui arrive juste après,
contribue à renforcer l’effet : Mme de Tournon est morte, elle a vécu dans
le mensonge et trompé tout le monde, sa disparition produit de violentes
scènes de désarroi chez ses amants, elle est l’exemple même de la
dissimulation, qui, selon Mme  de  Chartres, caractérise cette cour qu’elle
invitait sa fille à quitter.
Qu’on puisse rendre compte de cette disposition n’est pas douteux. Il
reste qu’une difficulté ne peut être passée sous silence : avec les variations
sur le thème laisser / ne pas laisser paraître, le lecteur a affaire à un jeu de
rôles complexe et raffiné, occasion d’examens de cas et d’analyses subtiles ;
la mort de Mme  de Chartres, l’histoire de Mme  de  Tournon sont des
éléments dramatiques à la fois plus simples et plus puissants. Le texte est
curieusement disparate.
 
Reprenons donc, en commençant par les variations. Celles que j’ai
nommées sont de remarquables exemples de ce que j’appellerai le langage
de cour. Si Mme de Clèves et Nemours occupent, dans ce registre, le devant
de la scène, le personnel de la cour joue un rôle essentiel dans leurs
rencontres et il peut intervenir de façon décisive, mais, plus insidieusement,
il est aussi un public qui impose son regard, ses contraintes, son langage, et
il est enfin un acteur qui a sa propre histoire. Ce langage de cour commande
dès lors des échanges et des conduites sur une très grande partie du roman,
au-delà du mouvement qui nous occupe. Il reste que c’est là qu’il trouve sa
formulation la plus forte.
Et voici deux principes. Mme  de  Chartres, qui s’y connaît, formule le
premier, le plus général :

Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci […], vous serez souvent
trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité (p. 75).

Notons bien les redoutables «  souvent  » et «  presque  », qui, d’emblée,


indiquent très justement la difficulté de l’apprentissage  : il ne suffit
certainement pas d’inverser les signes. Notons bien aussi que ce langage
peut être fait de gestes comme de mots et qu’il est par ailleurs celui des
discours les plus divers  : l’amour comme le discours politique, mais,
s’agissant du discours amoureux, une autre loi intervient, qui précise la
première et dont je trouve la meilleure formulation non dans le roman, mais
chez Valincour, qui s’y connaît assez bien lui aussi et sait faire, à l’occasion,
son La Rochefoucauld :

L’amour ne manque jamais de produire en nous ces deux effets différents :


il nous porte à examiner les sentiments des autres, et à cacher les nôtres à
tout le monde 5.
L’heureuse combinaison de ces deux principes établit qu’à la cour l’enjeu
de tout dialogue est le secret  : cacher le mien, trouver celui de l’autre,
donner le change. Valincour, qui est sans doute, comme tout cynique, un
pessimiste, omet ici une situation : il est un moment, en effet, où l’un peut
vouloir communiquer à l’autre son secret, et c’est justement, dans cette
phase du roman, le cas de Nemours. La machine est maintenant au point et
elle peut produire toutes sortes de situations, cas de conscience et
« questions d’amour ».
Nemours fait-il une déclaration plus ou moins cryptée à notre princesse,
c’est un propos intime adressé à un personnage installé dans une posture
strictement déterminée par les codes sociaux. Dans cette relation de
séduction, Mme de Clèves est en principe sommée de se dépouiller de son
masque. Sommation discrète, car, dès lors qu’il est tenu en public, le
discours intime de Nemours doit être socialement acceptable. Mme  de
Clèves, de son côté, peut laisser répondre sa personne sociale et c’est une
honnête fin de non- recevoir, mais elle peut aussi recourir à un double
discours qui laisse passer une réponse intime plus ou moins cryptée elle-
même. Voilà un exercice de dissimulation moyennement élaboré, mais
toujours plus élaboré que ce que l’on perçoit dans l’histoire de
Mme de Tournon.
Ces exercices en langage de cour définissent un certain régime du texte,
qui contribue à fournir sa couleur propre et sa scansion à cette phase du
roman. Le langage de cour est par excellence celui des situations de
communication complexes et sa pratique donne lieu à des exercices de
virtuosité souvent théâtralisés, presque toujours théâtralisables. On y
reconnaît en effet les jeux de rôles caractéristiques de la scène classique  :
confrontation de discours, mesure des écarts, recherche de la stratégie
adéquate. Le malentendu et l’allusion, le défi et le mensonge, l’attaque et
l’esquive sont évidemment de très riches ressources pour une
théâtralisation. Le modèle dramatique pèse d’un poids considérable sur tout
ce mouvement. Du moins en marque-t-il les temps forts. Reste que l’on ne
peut pas se passer d’un narrateur. Il ne faut pas imaginer ces joutes verbales
comme de purs duels. En effet, il ne s’agit jamais pour Mme de Clèves de
refuser absolument un discours, si bien que sa réponse aussi s’inscrit dans la
duplicité. C’est alors que le discours du narrateur vient compliquer la
situation, la mauvaise foi ayant besoin du récit de pensées. Par exemple,
lorsque Mme de Chartres vole au secours de sa fille et fait croire que son
absence au bal du maréchal de  Saint-André était bien due au fait qu’elle
était malade :

Madame de Clèves avait d’abord été fâchée que monsieur de Nemours eût
eu lieu de croire que c’était lui qui l’avait empêchée d’aller chez le
maréchal de  Saint-André  ; mais ensuite elle sentit quelque espèce de
chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l’opinion (p. 87).

Et par la suite, pour les autres cas, le lecteur lui-même, désormais averti, se
trouve dans la position de l’observateur plus ou moins malveillant, qui
guette les réponses ou les réactions de Mme de Clèves. Il collabore ainsi à
la complication du texte.
 
Revenons à la question de la mise en forme et en ordre de ce long
espace de texte qui nous conduit du bal du maréchal de Saint-André au vol
du portrait et à la chute de Nemours. J’avancerais volontiers le terme de
collection.
Nous avons pourtant toutes les raisons d’attendre un phénomène de
gradation, donc de le chercher et sans doute de le trouver. Il se peut en effet
que nous préférions la gradation à l’énumération anarchique, laquelle
pourrait fâcheusement apparaître comme le signe de notre propre
incompréhension. Et puis interviennent des habitudes de lecture  : l’idée
d’une collection de cas ou de « questions d’amour » est incongrue pour le
lecteur d’aujourd’hui. Enfin, nous courons un risque  : être conduits à
pointer un défaut du roman.
Plus sérieusement, il est possible que quelque chose comme une
gradation soit effectivement perçu par le lecteur. Ce pourrait être que
l’accumulation vaut sinon gradation, du moins intensification. Cette illusion
de gradation serait alors confortée par le fait que ce deuxième mouvement
(les variations sur laisser / ne pas laisser paraître) est lui-même inscrit dans
un processus clairement balisé (de la prise de conscience à l’aveu). Le
narrateur a suffisamment marqué, dans son commentaire, les grandes étapes
pour, dans cet élan, en créer aussi d’illusoires au niveau inférieur. Par ces
marques, il ferait de la visite d’une collection un itinéraire. Ultime procédé
susceptible d’imposer l’idée d’une gradation  : la dernière séquence qui
appartienne pleinement à cette phase, la séquence du portrait dérobé, est
travaillée comme un sommet et une clôture. On se souvient que Nemours
piège délibérément la princesse et ne lui laisse aucune issue :

« Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser
croire que vous l’ignorez ; je n’ose vous en demander davantage. » Et il se
retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse (p. 122).

Un vrai coup de force. S’il n’ose pas dire, en effet, il a bien osé faire et de
toute façon il ose dire qu’il n’ose pas dire. Mme  de  Clèves, qui a vu
Nemours voler le portrait, est embarrassée et fait comme si elle n’avait rien
vu. C’est le comportement de l’honnêteté. Nemours, « qui remarqu[e] son
embarras, et qui en devin[e] quasi la cause », lui adresse les paroles que je
viens de citer. On peut être « quasi » certain qu’il sait qu’elle a vu et qu’il
interprète son silence comme la confirmation qu’elle a vu. On peut être
« quasi » certain aussi que Mme de Clèves sait que Nemours sait qu’elle a
vu. Au fond, elle a donné le portrait. Et le mari, à qui le portrait appartient,
que croyez-vous qu’il fait ?
[…] il dit à sa femme, mais d’une manière qui faisait voir qu’il ne le pensait
pas, qu’elle avait sans doute quelque amant caché à qui elle avait donné ce
portrait, ou qui l’avait dérobé, et qu’un autre qu’un amant ne se serait pas
contenté de la peinture sans la boîte (p. 123).

Plusieurs codes coexistent  : celui de l’honnêteté, celui de la galanterie et,


avec son ironie (tragique  ?), celui de l’esprit mondain. La force de
Nemours, c’est de faire basculer l’honnêteté dans la galanterie. L’esprit du
mari est en prime. On a affaire à la séquence la plus complexe par les codes
mis en jeu (et saluons ici la contribution de M. de Clèves), mais surtout à
l’acte le plus audacieux de Nemours. Une grande étape s’achève, le
commentaire viendra nous le confirmer et nous sommes satisfaits de le
comprendre.
Et pourtant je persiste à penser que, dans les événements rapportés, il
n’y a pas de gradation claire  : ces événements forment bel et bien une
collection. Je ne crois pas qu’on puisse le prouver (on trouvera toujours un
ordre), mais je vois au moins un argument à peu près recevable. Le premier
cas traité est l’absence de Mme  de  Clèves au bal du maréchal de  Saint-
André (parce qu’elle est malade, pour éviter Saint-André, pour faire plaisir
à Nemours, soit deux fausses raisons et une vraie). Or, tout y est dit. Le récit
de pensées y désigne clairement, on l’a vu, le premier temps du processus :
la prise de conscience ou l’aveu à soi-même (p.  88). Mais cette séquence
anticipe et en révèle bien plus. Elle dit déjà en effet la volonté de faire
savoir, de « laisser paraître » à Nemours – c’est le passage cité plus haut :
« elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement
ôté l’opinion  » (p.  87). D’une certaine manière, tout est joué. La mère a
compris, avouer est superflu («  Vous avez de l’inclination pour monsieur
de Nemours ; je ne vous demande point de me l’avouer » – p. 91). La mort
de Mme  de  Chartres est suivie de celle de Mme  de  Tournon, le plus bel
exemple du mensonge et la meilleure illustration de la loi selon laquelle
«  ce qui paraît n’est presque jamais la vérité  ». Telle est cette double
ponctuation, aussi forte que mal placée.
Et je trouve là un deuxième argument en faveur de la collection.
L’histoire de Mme  de  Tournon présente un comportement typique de la
cour, mais particulièrement grossier  : dissimulation, mensonge, conduite
hypocrite. Je le disais au début, on est loin des subtilités des
communications complexes en langage de cour. Comparez à
Mme de Thémines et à ce fragment de sa fameuse lettre au vidame qui sera
découverte plus tard :

Je crus que si quelque chose pouvait rallumer les sentiments que vous aviez
eus pour moi, c’était de vous faire voir que les miens étaient changés ; mais
de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, et comme si je n’eusse
pas eu la force de vous l’avouer (p. 131).

En gros et pour le dire simplement  : j’ai fait semblant de cacher des


sentiments que je n’avais pas. À bon entendeur…  : dès la deuxième ou
troisième lecture, on doit comprendre. Le vidame a bien raison de trouver
cette lettre «  plus jolie que toutes celles qui avaient jamais été écrites  »
(p. 134). Prenant acte de cette diversité, je propose de considérer ce grand
ensemble de séquences comme un répertoire, un «  trésor  » de cas, de
situations, d’exercices de langage. Tout se passe comme si l’on avait affaire
à un auteur virtuose qui oublie plus ou moins le fil dramatique et substitue à
la gradation psychologique attendue des variations sur la complexité des
cas. On voit mal, d’ailleurs, comment pourraient être classées ces situations.
Cela produit une série peu structurée et, sans les interventions du narrateur
et la ponctuation finale, le lecteur ne saurait pas nécessairement où il en est
sur le plan dramatique. Dans une perspective plus large, notons qu’il
devient logique de recourir à un cadre chronologique fourni par l’Histoire
(l’histoire diplomatique et les mariages princiers qui l’accompagnent et la
scandent).
Mais cette faiblesse est peut-être une force, et ce sera mon troisième et
dernier argument. Avant et après la longue série de séquences qui nous
intéresse, nous avons des sas qui font communiquer l’histoire de Mme  de
Clèves et de Nemours avec les histoires secondaires. Avant, c’était le long
récit des projets conjugaux de Mme  de  Chartres pour sa fille et, pour
Nemours, le projet du mariage anglais. Était ainsi mobilisée une part
considérable du personnel cité dans la description inaugurale de la cour, et
n’oublions pas les enjeux politiques des cabales. Après, ce sera l’épisode de
la lettre perdue, très fortement intégré par son contexte à l’histoire de
Mme  de Clèves et de Nemours, et qui lui aussi convoquera beaucoup de
monde. J’y reviendrai. Encadrement puissant, qui assure la tenue de
l’ensemble. Il reste que, dès lors qu’une longue phase du roman est centrée
sur la délicate analyse de l’évolution du couple de la maîtresse et de
l’amant, la cour risque de s’absenter quelque peu. Or, d’une part, son
personnel joue constamment un rôle, et un rôle décisif, en observant,
provoquant, intervenant dans les jeux de rôles, créant et accroissant la
complexité des situations de discours. Sans la cour, ces séquences ne sont
tout simplement pas pensables. D’autre part, et c’est là en effet que la
« faiblesse » de la collection devient une force, le morcellement relatif de la
série et, en principe, son absence de limites, qui est le propre d’une
collection, favorisent l’intégration des séquences dans la chronique de cour
en atténuant la différence entre l’histoire de Mme de Clèves et de Nemours
et la multitude des histoires secondaires. La scandaleuse histoire de
Mme  de  Tournon coexiste sans difficulté, dans une même chronique de
cour, avec les finesses des échanges entre nos amants et les délicatesses des
ruses de Mme de Thémines.
Le côté jardin
Le réseau serré des histoires de cour ne couvre pas la totalité du roman.
Ainsi, les séquences que la tradition appelle les « digressions », lesquelles, à
des titres divers, étoilent le discours sur la cour et de la cour, se situent
toutes dans la première moitié du roman (la dernière «  digression  » étant
justement l’histoire du vidame racontée dans l’épisode de la lettre perdue).
Je ne reprendrai pas le sujet classique de la fonction de ces séquences
supposées digressives  : elles ont leur intérêt propre, elles servent de
modèles, elles permettent de mêler étroitement la fiction à l’Histoire. Tout
cela a été dès longtemps relevé et déjà par Charnes, le défenseur du roman,
qui ajoute cette belle idée :

Un voyageur qui n’est pas fort pressé, et qui ne va voir une ville que pour se
divertir, ou pour satisfaire sa curiosité, s’arrête avec plaisir à considérer les
paysages, les belles maisons, et les autres objets agréables qui se trouvent
sur sa route […] 6.

Posons donc avec lui que ce roman nous fait visiter la cour. Valincour
parlait de donner «  une idée de la cour  ». Il disait alors deux choses à la
fois  : que toute la séquence inaugurale n’était qu’esquisse et que cette
description n’était guère fonctionnelle («  une idée de…  »). Valincour et
Charnes sont au fond d’accord sur la caractérisation du texte ; le reste n’est
que jugement de valeur.
Avec l’épuisement de ce réservoir d’histoires qu’est la série des
digressions, la cour s’éloigne. Or, dans la tradition critique, il est beaucoup
plus souvent question de l’éloignement progressif de Mme  de  Clèves (les
séjours à Coulommiers, la retraite) que du retrait de la cour elle-même, qui
pourtant se met à l’écart, et doublement : on en parle de moins en moins et
elle se met à voyager. Côté voyages, le roi va quelques jours à Compiègne
(p.  158)  ; après sa mort, le sacre du jeune roi conduira la cour à Reims
(p. 195) ; et cette cour ira passer « le reste de l’été » à Chambord (p. 201),
avec apparemment un séjour à Blois (p. 212) ; enfin, il faudra accompagner
la jeune épouse du roi d’Espagne jusqu’en Poitou (p.  235). Pour sa part,
Mme  de Clèves fait deux séjours à Coulommiers, avec son mari d’abord,
puis seule (Nemours y sera chaque fois présent clandestinement) et elle
finira dans une retraite pyrénéenne, alternativement sur ses terres et dans
une maison religieuse. Héroïne nomade et cour nomade : on se sépare et on
se retrouve. Du moins au début. Puis on se sépare de plus en plus et on se
retrouve de moins en moins. Le brouhaha de la cour s’éteint
progressivement. Ce retrait progressif de la cour, cette lumière et ce bruit
qui s’affaiblissent me semblent être un des grands charmes de l’œuvre.
La cour, au début du roman, apparaissait dans tout son éclat, très
fortement idéalisée. Tous les commentateurs ont souligné avec raison le
régime superlatif de la première description. Cette cour est enromancée
dans les deux sens du terme  : mise en roman et romancée.
L’assombrissement de l’objet, on l’a vu, commence tôt, mais se fait avec
une lenteur remarquable, on pourrait dire majestueuse, à la Bérénice. Dans
le second «  côté  » du roman, la cour, avant de s’éteindre, va perdre très
subtilement cette dimension superlative. Retour du politique, de l’historique
dans sa version la plus sévère. Il faut, dans cet esprit, voir de plus près la
description des bouleversements qui suivent la mort du roi (p.  191-195)  :
toute-puissance des Guise, mise à l’écart de Montmorency, de Condé, du roi
de  Navarre, exil de Diane. Le frappant, c’est l’exclusivité du discours
politique : l’ingrédient amoureux, même dans ses versions poussées au noir,
est absent. Bref, la cour telle que nous la connaissions est déjà morte.
Destin tragique, si l’on veut, puisque lié à la mort du roi lui-même, à cette
mort qui lui a été prédite et qui le frappe dans l’éclat de la fête la plus
somptueuse qu’on ait vue  –  «  le plus magnifique spectacle qui eût jamais
paru en France » (p. 188).
Cet aboutissement tragique de la chronique de cour sera curieusement
suivi d’une autre fin, qui n’en finira pas. Il est remarquable que ce texte bref
soit aussi un texte sans clôture : M. de Clèves meurt, mais avant la fin. Et
Nemours ? « Attendez ce que le temps pourra faire », lui dit Mme de Clèves
(p. 232). Même chose, paradoxalement, à l’égard de la cour, qui a déserté le
récit, mais reste à l’état de fantôme dans le discours de la princesse :

Elle se retira sur le prétexte de changer d’air dans une maison religieuse,
sans faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la Cour (p. 237).

Mme  de Clèves n’a donc pas eu de dessein arrêté  –  ou ne l’a pas «  fait
paraître ». Reste un fait : elle meurt sans avoir revu Nemours ni la cour. Le
dénouement, si dénouement il y a, est cet adieu qui n’en est pas un.
 
Ainsi, après le tourbillon des histoires de cour, après l’éclat et le fracas
du tournoi, le silence ne sera-t-il que plus sensible. La cour fait de plus en
plus de bruit, a de plus en plus d’éclat, avant de s’éteindre peu à peu et de se
taire. Et ce silence environnant est apparemment nécessaire aux aveux,
évidemment ruineux pour le langage de cour. Le premier aveu (au mari)
étant, comme on sait, parasité par la présence en coulisses de Nemours, il
sera rejoué (pour l’amant) et en deux temps : l’aveu dérobé (lors du second
séjour à Coulommiers) et l’aveu offert (à Paris). Je verrais volontiers dans
cette succession des aveux une nécessité formelle : le montage dramatique
du texte doit conduire à un aveu parfait et j’aime à considérer que les deux
vrais aveux, aussi différents soient-ils, sont dans un rapport de gradation.
De l’un à l’autre, le second séjour à Coulommiers fait une remarquable
transition  : l’événement se passe à Coulommiers comme l’aveu au mari,
mais il touche le seul amant, comme l’aveu qui aura lieu à Paris (soit la
succession  : le mari  /  Coulommiers, Coulommiers  /  l’amant,
l’amant / Paris).
La cour, donc, s’en va, en même temps que l’on s’en va de la cour.
Qu’est-ce qui va la remplacer ? A priori, si la dernière étape du processus
dramatique est mise sous le signe de l’aveu, le bruit et la multitude des
assistants doivent faire place au silence et à la solitude. Et nous nous
trouvons dans la même situation que lorsque nous devions décider de la
fonction à attribuer aux descriptions de la cour  : quel poids donner aux
nouveaux espaces du roman  ? sont-ils un décor adéquat pour des
conversations intimes  ? ou bien, tout comme nous pouvions prendre au
sérieux l’idée d’une chronique de cour, pourrions-nous faire l’hypothèse de
la mise en place de ce que j’appellerai par commodité un récit
romanesque ?
Et en effet le premier séjour à Coulommiers (p.  158-168), celui où se
passe ce qu’il est convenu d’appeler simplement l’aveu, fait entrer en force
dans le texte un romanesque qui avait été jusque-là assez discret, quoi qu’on
ait pu en dire. Valincour ne saurait se tromper sur la couleur de ce passage :

[…] quel embarras n’est-ce point que d’avoir à faire venir de la Cour
Monsieur de Clèves, faire égarer le Duc de Nemours, le faire cacher dans
un pavillon, y amener Madame de  Clèves et son mari, et tout cela pour
entendre une conversation d’un demi-quart d’heure, que l’on lui eût fort
bien fait entendre partout ailleurs. Je ne sais si je me trompe, mais il me
semble que ces manières d’incidents si extraordinaires sentent trop
l’histoire à dix volumes […] 7.

Le changement de régime est frappant : un discours descriptif très élaboré


se met à rayonner dans le texte, avec des reprises, déplacements, échos de
toutes sortes. Ce sont les deux séjours à Coulommiers, mais aussi Nemours
rencontré par Mme de Clèves dans un jardin hors des faubourgs parisiens.
Coulommiers 1 met donc en place certains traits permettant d’esquisser
un nouveau régime d’écriture. Le texte est fameux  : Nemours s’égare, le
« mot de Coulommiers » lui fait prendre ce chemin, il se laisse conduire au
hasard dans la forêt, et puis c’est le pavillon, les deux cabinets, l’allée et le
jardin de fleurs ; et la conversation surprise  ; évidemment, au retour, il se
perdra encore et rentrera «  à la pointe du jour  ». Nouveaux motifs  : les
jardins et la forêt, la nuit, une véritable féerie ; nouvelle logique narrative :
le hasard, l’absence de clôture  ; nouvelle écriture narrative  : l’importance
des descriptions, un luxe de détails. Ce dernier trait mérite qu’on y insiste.
Notre roman est un texte fortement théâtralisé, je l’ai rappelé  ; certains
passages, comme on disait, feraient un bel effet sur le théâtre  –  je pense
bien sûr aux grands exercices en langage de cour. Or, dans ce nouveau
régime que nous commençons à percevoir, la théâtralisation se fera plus
discrète et l’événement sera plus largement raconté et décrit. Les tours du
langage de cour trouveront moins d’espaces où briller.
Coulommiers  2 reprend. Cette fois, Nemours est suivi par l’espion de
M.  de  Clèves  –  déguisé, il va de soi. On se souvient de Mme  de  Clèves
rêvant dans ses jardins avec Mme  de  Martigues en confidente. Arrivée de
Nemours ; il voit Mme de Clèves, elle est seule : « Il faisait chaud, et elle
n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément
rattachés » (p. 203), les rubans, la canne des Indes, son portrait… le geste
maladroit et le bruit de son écharpe qui s’accroche à une fenêtre.
Mme de Clèves tourne la tête, le voit ou croit le voir :

Quand elle eut fait quelque réflexion, elle pensa qu’elle s’était trompée et
que c’était un effet de son imagination d’avoir cru voir monsieur
de Nemours (p. 205).

C’est qu’elle en a l’esprit rempli, comme dit à peu près le texte. La nuit, il y
a des fantômes. La scène a été remarquablement muette. Elle serait mal
passée au théâtre, celle-là. Après la description de ce spectacle, Nemours
rentre et va monologuer «  sous des saules le long d’un petit ruisseau  »
(p. 206).
Nous sommes maintenant à Paris, chez l’homme qui fait des ouvrages
de soie. La chambre fermée, le personnage mystérieux, qui regarde par une
fenêtre donnant sur le jardin de Mme de Clèves. Un peu plus tard :

[…] ne pouvant demeurer avec elle-même, elle sortit et alla prendre l’air
dans un jardin hors des faubourgs, où elle pensait être seule (p. 219).

Et alors :

Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut au bout d’une allée, dans
l’endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous
côtés, où elle adressa ses pas (ibid.).

Et c’est là qu’elle voit «  un homme couché sur des bancs, qui paraissait
enseveli dans une rêverie profonde  ». C’est Nemours. Les gens de
Mme  de  Clèves font du bruit. Nemours, tiré de sa rêverie, part sans lui
prêter attention. Il faut avouer que, vraiment, ces deux-là étaient faits pour
se reconnaître. Je remarque au passage qu’une fois de plus Valincour vise
juste :

[…] il me semble que, dans cette rencontre, Monsieur de Nemours n’a pas
mal sa revanche de la seconde aventure du pavillon, et Madame de Clèves
n’a rien à lui reprocher. Il vous souvient, Madame, de la manière cruelle
dont elle évita sa vue, lorsqu’elle le reconnut, et avec quelle précipitation
elle se retira dans le cabinet où étaient ses femmes. Ne trouvez-vous pas
qu’il lui rend bien la pareille en cet endroit ? À ne vous en point mentir, il
serait plaisant que l’auteur n’eût fait cette aventure que pour venger son
héros ; elle est si inutile à tout le reste, qu’il ne s’en faut rien que je ne croie
8
que ç’a été son dessein .

« […] inutile à tout le reste ». Valincour fait bien de nous le signaler. J’avais
en effet oublié de noter un trait de ce nouveau régime d’écriture  : la
fantaisie, qui ne se soucie plus guère de la fonctionnalité du récit et ne se
refuse pas l’ornement.
Toutes ces séquences nous emmènent loin de la cour, loin de la
chronique de cour et loin de la nouvelle historique. Nous sommes dans le
romanesque, voire le fabuleux, et voici que surgissent des phrases de conte :

Il arriva dans la forêt et se laissa conduire au hasard par des routes faites
avec soin, qu’il jugea bien qui conduisaient vers le château (p. 159).
Après qu’on les lui eut montrés [les ouvrages de soie], elle vit la porte
d’une chambre où elle crut qu’il y en avait encore  ; elle dit qu’on la lui
ouvrît. Le maître répondit qu’il n’en avait pas la clef […] (p. 218).

Et ces séquences peuvent en rappeler d’autres qui, après coup, se mettent à


fonctionner comme des annonces. Ainsi, la première rencontre avec M.
de Clèves :

Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez
un Italien qui en trafiquait par tout le monde (p. 55),

annonce Mme de Clèves retrouvant Nemours :

Le lendemain, cette princesse, qui cherchait des occupations conformes à


l’état où elle était, alla proche de chez elle voir un homme qui faisait des
ouvrages de soie d’une façon particulière […] (p. 218).
Comme le dit finement, mais avec un très mauvais esprit, Valincour :

Il était bien juste qu’après avoir été chez un joaillier pour Monsieur
de Clèves, elle allât chez un marchand de soie pour Monsieur de Nemours 9.

Ou encore, Mme de Clèves à Paris (c’est le passage cité plus haut) :

Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut au bout d’une allée […] une
manière de cabinet ouvert de tous côtés […] (p. 219),

rappelle Nemours à Coulommiers (c’est la suite de notre phrase de conte) :

Il arriva dans la forêt […] Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont
le dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un était
ouvert sur un jardin de fleurs, qui n’était séparé de la forêt que par des
palissades ; et le second donnait sur une grande allée du parc (p. 159).

Coulommiers était donc à Paris  –  avec d’ailleurs encore la belle scène


muette de Nemours croisé comme en rêve. De fait, nous avons affaire à des
descriptions préconstruites, dont l’agencement est décisif. Aisément
reconnaissables, elles permettent, d’une part, d’identifier des séquences,
d’autre part, de les mettre en relation. C’est une architecture modulaire, un
jeu de construction capable de produire toutes sortes de reconfigurations, un
système d’échos et de résonances qui démultiplie le texte.
Des éléments vont passer d’un monde à l’autre, de la cour au jardin.
Sortes de transitions par modulation  : un élément ou une série d’éléments
sont repris dans un autre régime textuel. Ainsi, le portrait de
Mme  de  Clèves dérobé par Nemours chez la dauphine (elle «  faisait faire
des portraits en petit de toutes les belles personnes de la Cour » – p. 121) a
son pendant avec le portrait de Nemours, emporté par Mme  de Clèves à
Coulommiers :

[…] elle prit un flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis
du tableau du siège de Metz, où était le portrait de monsieur de Nemours ;
elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie
que la passion seule peut donner (p. 204).

Ainsi, le jour du tournoi, les couleurs avec lesquelles Nemours paraît


magnifiquement au bout de la lice (p.  188) sont celles des rubans dont
Mme  de  Clèves orne la trop fameuse canne des Indes  –  dérobée par elle
chez la sœur de Nemours, comme une réponse discrète au vol du portrait
(p. 203-204). En quelque sorte, on rejoue les scènes, comme en rêve.

Le nœud

Une série de questions se posent inévitablement  : pourquoi ce


réaménagement du texte  ? quand a-t-il précisément lieu  ? comment se
produit-il ?
La première séquence à introduire massivement le romanesque est le
premier séjour à Coulommiers. C’est, sur le plan de l’intrigue, l’aveu. Or,
l’aveu au mari est une conséquence directe de l’expérience de la jalousie,
donc de l’épisode de la lettre perdue. La décision en est quasiment prise dès
que l’affaire de la lettre est réglée :

[…] il faut m’en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître
mon voyage  ; et si monsieur de Clèves s’opiniâtre à l’empêcher ou à en
vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi,
de les lui apprendre (p. 158).
Si l’agencement dramatique du texte signale l’épisode de la lettre perdue
comme la cause du séjour à Coulommiers, il vaut la peine de supposer que
c’est dans cette séquence que se joue l’entrée du romanesque.
L’épisode de la lettre perdue fait partie d’une masse textuelle
extrêmement complexe et dense, véritable nœud formel et thématique. Dans
cette masse, soit, selon la division éditoriale, à la charnière de la deuxième
et de la troisième partie, soit encore, de fait, au milieu du roman, se
produisent plusieurs phénomènes. De l’annonce du tournoi à la retraite à
Coulommiers, des événements sont racontés, qui ont, séparément et
collectivement, un rôle déterminant dans la dynamique du texte. Ils sont à
première vue très divers et pourtant ils se trouvent étroitement liés les uns
aux autres en une grande suite. En voici brièvement la succession :
–  les préparatifs du tournoi donné à l’occasion des deux mariages
princiers (la fille et la sœur du roi avec, respectivement, le roi d’Espagne et
le duc de Savoie) (p. 124 s.) ;
– une partie de paume (avec le roi, Nemours, le chevalier de Guise, le
vidame) ; « une lettre de galanterie » est trouvée (p. 126) ;
–  la chute de Nemours lors d’un exercice de cheval (ibid.)  ; trouble
visible de Mme de Clèves ; le chevalier de Guise comprend ce signe ;
– l’histoire de la lettre perdue (p. 129 s.).
C’est alors le départ à Coulommiers. Il faut encore préciser que cet
ensemble sera suivi de l’aveu et qu’après l’aveu aura lieu le tournoi, avec la
mort du roi.
Trois éléments sont liés contre toute attente  : le tournoi, la chute de
Nemours, l’histoire de la lettre. Contre toute attente, car aucun de ces
éléments n’a besoin des autres : dans cette configuration, on n’a pas besoin
de préparer le tournoi pour faire chuter Nemours (pour le dire autrement, on
aurait pu profiter des préparatifs du tournoi pour le faire chuter) ; on n’a pas
besoin d’insérer cette chute dans l’histoire de la lettre perdue. Et pourtant le
récit de la chute de Nemours est enchâssé dans l’épisode de la lettre, qui se
trouvera lui-même enchâssé dans le récit du tournoi. Je note enfin, aux deux
extrémités, ceci : à la fin du tournoi, le roi veut rompre encore une lance et
le comte de  Montgomery le tue par accident (p.  189)  ; avant le tournoi,
Nemours et le roi montent des chevaux qui n’ont pas encore été dressés :

Le roi et monsieur de  Nemours se trouvèrent sur les plus fougueux  ; ces
chevaux se voulurent jeter l’un à l’autre. Monsieur de  Nemours, par la
crainte de blesser le roi, recula brusquement, et porta son cheval contre un
pilier du manège, avec tant de violence que la secousse le fit chanceler
(p. 126).

Accident prémonitoire, si l’on veut. Parlons plus modestement d’une liaison


et d’une solidarité des sous-séquences.
De tout cela, il me suffit de retenir pour mon propos que l’accident de
Nemours (c’est-à-dire la première divulgation certaine du secret, et donc le
passage à la troisième étape : celle des aveux), la lettre perdue (c’est-à-dire
l’exhibition de tous les rouages de la cour, et donc un sommet de la
chronique de cour) et le tournoi (c’est-à-dire un bouleversement de cette
cour, son apothéose et sa fin) coïncident, alors que la vraisemblance ne
l’exige nullement. Qui voudrait jouer au Valincour avancerait même que la
vraisemblance se serait bien passée de la coïncidence de ces différents
événements. On rêve d’un texte dans lequel, lors des préparatifs du tournoi,
Nemours se serait blessé et une lettre aurait été perdue. Mais sans doute le
nœud aurait-il été trop serré.
 
Nous assistons ainsi, autour de l’épisode de la lettre perdue, à une
réorganisation du texte, une refonte et une redistribution de ses matériaux
qui bouleversent en profondeur les régimes du roman  : modification
radicale de l’intrigue conjugale et amoureuse, modification et
affaiblissement progressif de la chronique de cour.
Nous n’avons pas pour autant de réponse à la question du moment
précis auquel survient l’élément nouveau. Il n’est pas possible de le fixer,
me semble-t-il, et d’abord pour une raison de principe : le basculement d’un
système à l’autre prend un temps considérable, tout le plaisir étant dans
l’ampleur, la lenteur des transitions. Par ailleurs, le seuil perçu à première
lecture et le seuil perçu rétrospectivement sont bien deux. Je penserais
volontiers que, à première lecture, l’événement, c’est la conjonction de
l’émotion visible qu’a provoquée chez Mme  de Clèves la chute de son
amant, et de l’expérience de la jalousie. Telles sont la leçon explicite et la
préparation tout aussi explicite de l’aveu. Quant à la mort du roi, à première
lecture, ce pourrait être toujours cet horizon politique du roman,
évidemment très assombri. Tout cela se tient. Mais je ferais l’hypothèse que
l’on a affaire à un phénomène de transition par diversion : je suis le fil de
l’analyse psychologique, il tient en effet, et je me retrouve, sans savoir
comment cela s’est passé, dans un nouvel univers romanesque.
De fait, plusieurs caractères ou traits de l’épisode de la lettre perdue ont
permis ce passage. Sans doute pas ou peu perçue sur le moment, une
transformation s’est effectuée, qui d’ailleurs, comme il arrive, nous a fait
prendre du discret pour du continu.
Ainsi est-il peu probable qu’à première lecture on prête une attention
particulière à ce passage de l’épisode de la lettre perdue (le vidame parle de
la reine, la scène se passe à Fontainebleau) :

Un soir que le roi et toutes les dames s’étaient allés promener à cheval dans
la forêt, où elle n’avait pas voulu aller parce qu’elle s’était trouvée un peu
mal, je demeurai auprès d’elle ; elle descendit au bord de l’étang, et quitta
la main de ses écuyers pour marcher avec plus de liberté (p. 137-138).

Voilà pourtant un de ces traits romanesques qui vont s’organiser et se


systématiser. Il surgit au moment où on ne peut lui donner tout son poids, et
il reste en pierre d’attente.
L’épisode de la lettre perdue a ceci de particulier qu’il noue fortement
l’histoire de Mme  de  Clèves et de Nemours avec celle du vidame. C’est
d’abord l’amitié du vidame et de Nemours et leur solidarité dans cette
affaire, mais, bien au-delà, la lettre de Mme de Thémines est indirectement
une des causes et de la retraite de Mme de Clèves (qui se refuse à prendre
des risques semblables) et des malheurs du vidame (victime de la
vengeance de la reine). L’épisode contribue puissamment à nouer le fil
dramatique Mme  de  Clèves  /  Nemours au vaste réseau des amours et des
cabales de cour.
Avec cette histoire on se trouve en effet plongé dans une intrigue de
cour extrêmement complexe, plus complexe encore que celles nouées à
propos du mariage de Mlle  de  Chartres. Sur ce point, on poursuit la
chronique de cour, mais en mobilisant un nombre d’acteurs exceptionnel : il
y a là un véritable sommet de cette chronique et, encore une fois, toujours à
première lecture, c’en est la dimension la plus visible, sinon la seule visible.
À cette dimension s’ajoute une utilisation virtuose des communications
complexes dont il était question plus haut. Malentendus, sous-entendus,
mensonges, tout y est. Ainsi la lettre est-elle pour les uns une lettre au
vidame, pour les autres une lettre à Nemours. Cette lettre est connue sans
être lue, racontée en partie ou en totalité, lue dans sa version originale, lue
dans une version plus ou moins reconstituée. En vérité, la question se pose
de savoir combien il y a de lettres (voilà en effet comment les classiques
traitaient de la pluralité des lectures  : par la pluralité des textes). Tout au
long de la séquence, une autre question surgit, explicite celle-là  : il faut
savoir où est la lettre et, si l’on peut dire, la rattraper. Mme  de  Thémines
l’envoie au vidame, qui la perd ; elle est trouvée par des gentilshommes  ;
Chastelart la remet à la dauphine, qui la remet à Mme  de  Clèves, qui la
remet à Nemours, qui la remet au vidame, qui la rend à Mme de Thémines,
et bien sûr il y a un faux qui lui aussi circule, et je ne parle pas des discours
mensongers tenus sur la circulation de cette malheureuse lettre. Sur ce
point-là encore, l’épisode apparaît comme une apothéose. Il est dans l’ordre
du langage de cour ce qu’est le tournoi dans l’ordre du spectacle.
Enfin, les amours du vidame convoquent un grand nombre de figures
féminines : Mme de Thémines, la reine, « une autre femme » (« moins belle
et moins sévère que Mme de Thémines »), Mme de Martigues, la dauphine
(maîtresse supposée). Tout est-il fonctionnel dans cette affaire  ? et, en
particulier, n’y a-t-il pas là trop de femmes ? Certes le vidame est distingué
dans la galanterie (p.  48), il est apparemment un homme couvert de
femmes, qui passe de loin Nemours lui-même, mais comme nous ne
saurions attribuer à sa seule libido ce nombre de « galanteries » (cinq à la
fois), il faut bien chercher une autre explication. On peut déclarer, comme
pour le grand tableau de la cour, qu’on doit tout simplement admettre la
prolifération des histoires, mais le cas est plus difficile : nous n’avons pas
affaire ici à un tableau, une vaste description potentiellement infinie, nous
lisons un récit très élaboré sur le plan dramatique. De combien de femmes
le vidame a-t-il donc besoin ? Une ne peut de toute façon pas suffire : on a
besoin non d’une lettre de femme amoureuse, mais d’une lettre de femme
jalouse. Soit Mme de Thémines, jalouse de la reine. Nous sommes à deux.
Et cela pourrait suffire. Allons jusqu’à trois, puisque nous avons affaire à un
rude galant, et que le lecteur doit le savoir. Ajoutons donc la femme
anonyme et peu sévère. À mon avis, c’est le bon nombre. Voyons en effet :

Si la reine voit cette lettre, elle connaîtra que je l’ai trompée et que, presque
dans le temps que je la trompais pour madame de  Thémines, je trompais
madame de Thémines pour une autre ; jugez quelle idée cela lui peut donner
de moi et si elle peut jamais se fier à mes paroles (p. 144-145).

Donc, trois, c’est assez pour donner une mauvaise opinion de soi. Mais au-
delà  ? Pourquoi faut-il que le vidame tombe amoureux de
Mme  de  Martigues  ? Et l’amour supposé pour la dauphine  ? Eh bien,
prenons un autre chemin. La reine et la dauphine, c’est la chronique de cour
dans toutes ses dimensions, y compris politiques (pas de politique sans ces
royales rivales)  ; Mme  de  Thémines et l’autre femme (moins sévère), ce
sont les deux faces du commerce de galanterie ; Mme de Martigues, enfin,
qui est la maîtresse actuelle, est par excellence la maîtresse en trop ; or, elle
va devenir un personnage important et une amie de Mme de Clèves. Elle ira
à Coulommiers, justement, et en admirera les beautés :

La liberté de se trouver seules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne


laissait pas finir la conversation entre deux jeunes personnes qui avaient des
passions violentes dans le cœur […] (p. 201).

Mme  de Martigues est par un heureux hasard un personnage de ce roman


romanesque que nous voyons émerger peu à peu. Dans cette perspective,
nous admettrons que ce sur quoi se règle le texte n’est pas une nécessité de
l’intrigue, mais la distribution des traits génériques. Je fais donc l’hypothèse
qu’un ordre formel commande le tout.
 
Je n’ai en rien répondu à la question d’un certain épuisement du régime
de texte jusqu’ici dominant. Certes, comme je l’écrivais plus haut, si l’on
admet que l’on s’engage dans la problématique de l’aveu, il faut bien que,
d’une façon ou d’une autre, la cour passe au second plan, puis disparaisse.
Nous avons vu qu’après avoir brillé une dernière fois de tous ses feux, elle
s’exténue très progressivement, par paliers successifs. La cour, au début de
La Princesse de Clèves, enromancée, idéalisée, est le lieu de la perfection et
de l’éclat. À mesure que l’on avance elle perd cette «  magnificence  ».
Quand on arrivera à l’aveu et à la prévisible jalousie, le risque est de
sombrer dans « le dernier bourgeois ». Alors le romanesque prend le relais.
Y aurait-il dans La Princesse de Clèves une nostalgie du romanesque ?
Regarde-t-on cette problématique du côté de l’épisode de la lettre
perdue et de l’histoire du vidame, on bute sur un paradoxe. Le vidame a
trompé étourdiment la reine. Que voulait-elle ? « Un jour, entre autres, on
se mit à parler de la confiance » (p. 137) ; la reine cherche, on le sait, une
personne qui ait du « secret ». Où se confie-t-elle ainsi ? Malheureusement
pas à Coulommiers, mais le lieu reste intéressant : « Il y a près de deux ans
que, comme la Cour était à Fontainebleau […]  » (ibid.). Et on se parlera
encore, comme nous l’avons vu plus haut, « au bord de l’étang » (p. 138).
Soulignons que cette mention a donc sa justification propre : elle n’est pas
une annonce un peu gratuite, une transition un peu forcée (et que j’aurais
éventuellement mise en relief pour les besoins de l’analyse) vers les jardins
et la forêt de Coulommiers. Quoi qu’il en soit, le vidame rapporte à
Nemours :

[…] je pris le parti de ne rien avouer à la reine et de l’assurer au contraire


qu’il y avait très longtemps que j’avais abandonné le désir de me faire
aimer des femmes dont je pouvais espérer de l’être (p. 138-139).

Je résume : le vidame se permet d’inaugurer le roman de l’intimité par un


mensonge. La première marque du romanesque est radicalement faussée.
Voyez d’ailleurs ce qu’en fera son ami Nemours, qui ne trouvera rien de
mieux que d’aller raconter ce qu’il a vu à Coulommiers et de donner à la
cour ce qui, structurellement, appartient au jardin.
 
 
Voilà qui est bien sombre. Dégradation du monde magnifique de la
cour, dégradation du romanesque, d’emblée perverti. Texte sombre, ou
plutôt assombri, en effet, crépusculaire. Le bonheur de sa lecture tient à la
participation à son mouvement, à cette configuration dynamique que j’ai
essayé de saisir, de décrire, de construire  : amuïssement du monde de la
cour, avènement d’un nouveau romanesque, fluidité des transitions, subtiles
manœuvres de diversion, et vous êtes transporté sans que vous vous en
rendiez compte. La Princesse de Clèves n’est pas un texte lisse, homogène.
C’est un texte disparate, multicolore, constitué de collections d’objets et de
masses textuelles diverses. Les effets de fluidité et de transparence tiennent
non au matériau, mais bien à la forme du roman.
Fluidité et transparence illusoires, donc. Elles le sont peut-être pour une
seconde raison. On a beau en effet accuser les différences, repérer les
changements de régime, marquer les divers types de séquences, dès lors
qu’on ne renonce pas à rendre compte d’une sorte de tout que l’on a sous
les yeux, on va construire un principe d’unité. On peut alors au moins parler
prudemment en termes d’hypothèse, mais on peut aussi et l’on doit sans
doute essayer d’inventer des modèles dynamiques, des formes instables, des
instruments d’analyse plus fins et plus souples, s’efforcer de rendre
sensibles les choix qui ponctuent la lecture, et se donner ainsi le moyen de
mieux comprendre les interactions qui se produisent.
La règle est d’abord de se débarrasser des automatismes. Ainsi ne faut-il
pas tenir pour acquises et stables des hiérarchies et des fonctionnalités qui,
de fait, peuvent être remises en question. Par exemple, un texte qui raconte
une histoire ne se réduit pas à cette histoire, même si c’est par elle que
presque toujours on le résume. Ou bien encore le cadre peut prendre le pas
sur l’histoire qui s’y encadre. Or, ce faisant, non seulement on va contre une
idée reçue, mais on va peut-être aussi contre le bon sens, contre le
raisonnable. Est-il bien raisonnable, en effet, de dire que La Princesse
de Clèves n’est pas essentiellement une histoire à trois personnages  ? que
telle digression est à traiter sur le même plan que cette fameuse histoire que
sans doute tout lecteur perçoit comme principale ? Et s’il ne s’agissait que
des lecteurs  ! On imagine mal Mme  de  Lafayette donnant à
Mme  de  Martigues le glorieux titre de maîtresse du vidame pour pouvoir
l’envoyer rêver à la campagne avec Mme  de  Clèves, ou débattant avec
M. de La Rochefoucauld de la manière dont pourraient s’enchaîner l’aveu à
M. de Nemours et l’aveu à M. de Clèves. Il reste que l’on peut traiter ainsi
et l’arrivée de Mme  de  Martigues et la succession des aveux, qu’il est
possible d’intégrer cela dans une proposition sur la forme du roman et que
c’est cette cohérence-là qui importe. Il reste que ne pas s’intéresser
principalement au cheminement de la princesse, à son itinéraire spirituel, ce
n’est pas nécessairement se tourner vers des questions plus futiles que
subtiles. Il serait bien téméraire d’affirmer que l’important est ici et non là,
ou l’inverse. Tout au plus peut-on essayer de rendre compte à peu près
rationnellement de ce qui, dans la forme d’un roman, vous séduit et vous
emporte.

1. Valincour, Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de


Clèves, éd. Christine Montalbetti, Paris, Flammarion, coll. «  GF  », 2001,
p. 35.
2. On sait que les quatre parties sont le fait du premier éditeur. Cette division est
devenue une « vulgate ». Voir à ce sujet Ugo Dionne, La Voie aux chapitres,
Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2008, p. 231 : « La division en quatre tomes,
de propriété contingente de l’œuvre, liée à sa première manifestation, est
devenue propriété constitutive […]. »
3. Valincour, Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de
Clèves, op. cit., p. 35.
4. La Princesse de Clèves, éd. Philippe Sellier, Paris, LGF, «  Le Livre de
poche », 1999. Toutes les références seront à cette édition.
5. Valincour, Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de
Clèves, op. cit., p. 80.
6. Jean-Antoine de Charnes, Conversations sur la Critique de la Princesse de
Clèves, Paris, Claude Barbin, 1679, p. 52.
7. Valincour, Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de
Clèves, op. cit., p. 48.
8. Ibid., p. 61.
9. Ibid., p. 60.
CHAPITRE II

Mélanges

(Prévost)

« Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans


une campagne écartée  : on se croit transporté dans un nouvel
ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secrète, dont on ne
se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les
1
environs . »

Erich Auerbach, dans la postface de Mimésis, résume élégamment sa


thèse en trois pages. On la connaît. Rappelons-en l’aspect le plus célèbre :

Lorsque Stendhal et Balzac prirent des individus quelconques de la vie


quotidienne, saisis dans la contingence des événements historiques, pour en
faire les objets d’une représentation sérieuse, problématique et même
tragique, ils rompirent avec la règle classique de la distinction des niveaux
stylistiques selon laquelle la réalité quotidienne et pratique ne pouvait
trouver place, en littérature, que dans le cadre d’un style bas ou
intermédiaire, c’est-à-dire d’un divertissement soit grotesquement comique,
soit plaisant, léger, élégant et bigarré 2.
Nous n’allons pas entrer dans un grand débat sur le réalisme, ce qu’il est ou
pourrait être, quelles en sont ou pourraient être les origines, mais essayer de
nous situer en amont des questions que pose Auerbach, dans leur
infrastructure théorique, en quelque sorte. Nous y trouvons l’idée de
mélange  : d’un côté la distinction classique des styles ou des genres, de
l’autre, le mélange des uns ou des autres. Mélange, union, fusion ou, au
contraire, distinction, séparation : que l’on parle de styles, de genres ou de
registres, il y a là une topique, très largement utilisée, qui mérite qu’on s’y
attarde. On peut décrire des choses basses dans un style, un genre, un
régime sérieux  ; le réalisme peut parfois s’unir au tragique, mais pas
toujours, et plus ou moins ; par contre, le réalisme semble avoir toujours été
miscible dans le comique  ; avant et après le classicisme il a été miscible
dans le sérieux, etc. Mais prenons un exemple.
Des  Grieux et Manon sont en fuite. Ils viennent d’arriver à Paris. Les
deux très jeunes gens filent le parfait amour dans un meublé de la rue V. Par
malheur, M. de B…, « célèbre fermier général », donc très riche, habite tout
près. Bientôt des signes assez clairs, très clairs pour tout autre que
des  Grieux et pour le lecteur en particulier, font naître des soupçons  : de
l’argent qui vient on ne sait d’où et surtout une visite clandestine que
M.  de  B… a faite à Manon. Mais le chevalier a assez d’imagination et
d’aveuglement pour se rassurer. C’est là que commence le passage
qu’analyse Auerbach dans le chapitre  XVI de Mimésis sous le titre «  Le
souper interrompu  ». Des Grieux et Manon dînent ensemble, dans une
atmosphère pesante, jusqu’au moment où l’on frappe à la porte : ce sont les
laquais du père du jeune homme, qui viennent le chercher pour le ramener
de force chez lui. On le saura plus tard, M.  de  B… est l’instigateur de
l’enlèvement, avec la complicité plus ou moins active de Manon.

Nous pouvons […] dire que notre texte offre un échantillon de style
intermédiaire, dans lequel le réalisme s’unit au sérieux, le roman ayant
même une fin tragique. Ce mélange de réalisme et de gravité tragique est
extrêmement plaisant, mais les deux éléments qui le constituent sont d’une
superficialité assez frivole. Les tableaux réalistes […] sont colorés, variés,
vivants ; le roman ne recule pas devant la représentation des vices les plus
vulgaires. Mais l’expression demeure toujours aimable, élégante […]
(p. 400-401).

Ainsi, un composant s’unit à un autre (le réalisme au sérieux), mais un


troisième composant ne serait pas miscible (l’expression, qui reste aimable,
élégante), à moins que les deux ingrédients principaux (réalisme, sérieux)
ne puissent se mêler qu’à condition d’être édulcorés. Tout en admettant la
pertinence globale de cette description, assez largement reçue, on se posera
quelques questions afin de préciser cette idée de « mélange » en analysant,
à partir du roman de Prévost, des « compositions » un peu complexes.

Composants
Auerbach distingue trois parties dans la séquence du «  souper
interrompu » :

La première suggère la tension muette des deux amants qui se font face à la
même table, à la lumière d’une chandelle, et qui se regardent furtivement
sans manger […].
Les larmes de Manon mettent fin à la tension muette, et une deuxième
scène commence qui, elle, est très animée. Des Grieux ne peut supporter de
voir pleurer sa maîtresse, et lorsqu’elle ne répond que par des soupirs à ses
pressantes questions mêlées de reproches amoureux, il ne se contient plus.
Il se lève en tremblant, et tandis qu’il la conjure et veut sécher ses larmes, il
se met lui-même à pleurer […].
Suit la troisième scène. On entend des gens qui montent l’escalier, on
frappe à la porte. Manon embrasse une dernière fois le chevalier (des
années après il n’a pas oublié ce baiser) ; après quoi elle s’échappe de ses
bras et disparaît dans le cabinet. Le chevalier ne soupçonne toujours rien ;
elle est un peu en désordre […] ; rien de plus naturel, par conséquent, que
son désir de se soustraire à la vue d’un visiteur (p. 396-398).

Ce découpage ne s’impose pas avec évidence, mais il est justifié dans la


perspective très particulière d’Auerbach. La première partie est selon lui
« toute pénétrée de sensualité » ; la deuxième est l’occasion de commenter
les larmes, «  à la limite du spirituel et du sensuel  »  ; la troisième offre le
matériau d’un propos sur « le désordre de la toilette féminine ». L’analyse,
tout en finesse, fait remarquablement apparaître les discrètes modulations
d’une thématique sentimentale et érotique. On ne contestera pas que cette
thématique soit frivole. Auerbach reconnaît là une scène d’intérieur, un
tableau intime, un cadre domestique, comme il reconnaît ailleurs le rôle de
l’argent, l’intérêt porté aux objets, aux vêtements, au mobilier… Un
matériau trivial est élégamment traité de façon sérieuse. Auerbach déplore
en effet l’absence d’un élément, et cette absence marque le texte, c’est la
«  diversité du réel  », telle que, contre toute attente, on la trouverait à la
même époque (une dizaine d’années plus tard) chez un Saint-Simon  : elle
consiste à « ne dédaigner aucun aspect de la réalité » (p. 426) et finalement,
surtout, à dire les choses. On ne trouve au contraire chez Prévost qu’une
«  sentimentalité bourgeoise  » (p.  400), avec cette expression «  toujours
aimable, élégante  », qui frappe de légèreté, de «  superficialité  », de
«  frivolité  » tout le discours. C’est le style «  intermédiaire  »  : malgré ses
trivialités, il y a dans ce roman quelque chose d’édulcoré, d’affadi. On
pourrait presque dire que le mélange est excessivement homogène.
 
Auerbach ne commente de l’arrivée des laquais que le passage où il est
question du désordre de la toilette de Manon. Quant aux conséquences de
l’enlèvement, ce n’est pas non plus son objet. Or, on peut considérer qu’à
partir de là le texte bascule dans un autre régime. Certes, il est possible de
lire la suite comme une séparation dramatique des amants et un premier
grand malheur, au moins pour le chevalier  : un retour forcé chez le père,
une quasi-séquestration (des Grieux parle lui-même de « prison » – p. 75),
la découverte de la trahison de Manon et, pour finir, une préparation à l’état
ecclésiastique, soit une autre forme de prison, volontaire celle-là. C’est un
éclairage acceptable. Mais si l’on y voyait un rappel du principe de réalité,
la fin d’une histoire traitée comme un enfantillage, la mise au pas d’un
enfant crédule ?
Crédule, des Grieux l’est assurément. Dès l’arrivée à Paris :

[…] comme la débauche n’avait nulle part à ma conduite, et que Manon se


comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions
servit à me faire rappeler peu à peu l’idée de mon devoir (p. 159).

Et le bon jeune homme de proposer le mariage à Manon :

Manon reçut froidement cette proposition. Cependant, les difficultés qu’elle


y opposa n’étant prises que de sa tendresse même et de la crainte de me
perdre, si mon père n’entrait point dans notre dessein après avoir connu le
lieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soupçon du coup cruel qu’on
se préparait à me porter (p. 160).

Quant à la visite du fermier général :

Cependant la visite et la sortie furtive de M.  de  B… me causaient de


l’embarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me
semblaient surpasser nos richesses présentes. Cela paraissait sentir les
libéralités d’un nouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquée
pour des ressources qui m’étaient inconnues ! J’avais peine à donner à tant
d’énigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait (p. 162).

Mais il va trouver une solution :

[…] les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir
quelque argent (ibid.).

Pour l’arrivée des laquais, nous avons vu plus haut ce qu’il en est :

On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser et, s’échappant


de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur
elle. Je me figurais qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux
yeux des étrangers qui avaient frappé. J’allai leur ouvrir moi-même (p. 163-
164).

On voit que le jeune chevalier dispose d’un appareil herméneutique très


efficace, qui le conduit (parfois difficilement) à tout interpréter à bien. De
multiples indices devaient pourtant l’éclairer. Version tragédie, on parlera
d’aveuglement  ; version comédie, on soulignera une incroyable naïveté
(«  je n’eus pas le moindre soupçon  »). D’un côté la folie, de l’autre la
bêtise. Et en effet il dira plus tard à son père  que «  rien ne pouvait [lui]
donner la moindre défiance ». Or, là, nous savons, d’après son propre récit,
que c’est faux : des Grieux a appris à mentir et semble préférer passer pour
un naïf plutôt que pour un homme volontairement aveuglé par la passion.
Ce qui est sûr, c’est qu’il a refusé de comprendre dès le début, dès la
première rencontre, à Amiens :
[…] elle était bien plus expérimentée que moi. C’était malgré elle qu’on
l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui
s’était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les
miens (p. 153-154).
Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin et
que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que,
puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait
au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de
souper avec moi (p. 154-155).
Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait,
parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes (p. 155).

Au récit de des  Grieux, à ses doutes sur la fidélité de Manon, à ses


larmes, à ses mortelles inquiétudes, à son refus de se rendre à l’évidence,
bref, à tous les signes d’une passion violente et aveugle s’opposera
longuement et fortement la version du père. Cet homme, qui a vécu, va
rétablir une version «  réaliste  » des choses. Son fils a une touchante
simplicité, une aptitude à être trompé qui en fait un beau personnage de
comédie. Disons-le tout net, malgré sa bonne mine et son jeune âge, un
mari cocu :

Il me demanda d’abord si j’avais toujours eu la simplicité de croire que je


fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que j’en étais si sûr que
rien ne pouvait m’en donner la moindre défiance. Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-il
en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et j’aime
à te voir dans ces sentiments-là. C’est grand dommage, mon pauvre
Chevalier, de te faire entrer dans l’Ordre de Malte, puisque tu as tant de
disposition à faire un mari patient et commode. Il ajouta mille railleries de
cette force, sur ce qu’il appelait ma sottise et ma crédulité (p. 167).
Le père récrit alors l’histoire :

Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que,


suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens,
Manon m’avait aimé environ douze jours  : car, ajouta-t-il, je sais que tu
partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du présent ; il y
en a onze que Monsieur B… m’a écrit ; je suppose qu’il lui en ait fallu huit
pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et
huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de
l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. Là-dessus, les éclats de rire
recommencèrent. J’écoutais tout avec un saisissement de cœur auquel
j’appréhendais de ne pouvoir résister jusqu’à la fin de cette triste comédie
(ibid.).

Il n’y a donc pas que l’argent qui compte et que l’on compte dans ce roman.
Voilà un beau mélange  : la comédie est triste. En vérité, elle l’est pour le
dupé. Apparemment pas pour tel spectateur, et le lecteur lui-même
parviendra à supporter l’émotion du héros.

Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tu l’ignores, que Monsieur B… a


gagné le cœur de ta princesse, car il se moque de moi, de prétendre me
persuader que c’est par un zèle désintéressé pour mon service qu’il a voulu
te l’enlever. C’est bien d’un homme tel que lui, de qui, d’ailleurs, je ne suis
pas connu, qu’il faut attendre des sentiments si nobles ! Il a su d’elle que tu
es mon fils, et pour se délivrer de tes importunités, il m’a écrit le lieu de ta
demeure et le désordre où tu vivais, en me faisant entendre qu’il fallait
main-forte pour s’assurer de toi. Il s’est offert de me faciliter les moyens de
te saisir au collet, et c’est par sa direction et celle de ta maîtresse même que
ton frère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toi maintenant
de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier ;
mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes (p. 167-168).

Ainsi finit-on dans le registre burlesque, en parodiant un mot célèbre (« Tu


sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire »). Le père
a de l’humour : il venait justement de désigner Manon comme la « conquête
d’Amiens » (p. 166). On est l’Hannibal qu’on peut et l’on a la bataille de
Cannes qu’on mérite. Décadence (et voilà une référence historique). En tout
cas, tous les traits de la comédie sont là. Et l’on n’en a d’ailleurs pas fini
avec les rires :

Mais je sais bien ce que j’ai à faire pour me venger. Mon père voulut savoir
quel était mon dessein. J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison
de B…, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emportement fit
rire mon père et ne servit qu’à me faire garder plus étroitement dans ma
prison (p. 171).

Personne ne croira cela : le mot est puéril, il y a ici un premier « retenez-


moi » qui frise le ridicule (d’autres suivront, dont on pourrait faire une liste
assez cocasse). Le père, toujours «  réaliste  », et vaguement cynique, mais
bienveillant et plein de compassion, avait eu une idée :

Mon père était surpris de me voir toujours si fortement touché. Il me


connaissait des principes d’honneur, et ne pouvant douter que sa trahison ne
me la fît mépriser [Manon], il s’imagina que ma constance venait moins de
cette passion en particulier que d’un penchant général pour les femmes. Il
s’attacha tellement à cette pensée, que, ne consultant que sa tendre
affection, il vint un jour m’en faire l’ouverture. Chevalier, me dit-il, j’ai eu
dessein, jusqu’à présent, de te faire porter la croix de Malte ; mais je vois
que tes inclinations ne sont point tournées de ce côté-là. Tu aimes les jolies
femmes. Je suis d’avis de t’en chercher une qui te plaise. Explique-moi
naturellement ce que tu penses là-dessus. Je lui répondis que je ne mettais
plus de distinction entre les femmes, et qu’après le malheur qui venait de
m’arriver, je les détestais toutes également. Je t’en chercherai une, reprit
mon père en souriant, qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle
(p. 169-170).

Nous retrouverons le même geste, la même largesse, la même délicate


attention plus loin dans le roman : Manon offrira une fille à son amant en
compensation de son abandon et l’amant fera la même réponse. Le texte est
ici pour le moins ambigu  : l’offre est cynique, mais le propos semble
rattrapé in extremis (« et qui sera plus fidèle »).
En tout cas, cette juxtaposition massive et brutale de la version du
chevalier et de celle de son père est exemplaire. Nous verrons plus loin
qu’elle corrige l’ouverture pathétique du roman (la rencontre par Renoncour
du convoi des femmes), mais nous pouvons noter sans attendre que
l’intervention du père module ici une lecture «  réaliste  », comme la
description de la scène précédente modulait une lecture sentimentalo-
érotique. C’est que le père tient compte d’un fait : Manon est vénale, elle a
trahi sans scrupules des Grieux pour de l’argent. A priori, il n’y a là rien qui
puisse faire rire. Mais un traitement léger du sordide, mais la naïveté
extrême de l’amant, mais surtout l’analyse du père rendent ce sordide
compatible avec le comique.
 
Auerbach, donc, ne parle pas de la suite de son extrait. On n’ira pas le
lui reprocher. Il faut en effet reconnaître que, de toute façon, la prise en
compte de cette suite comique ne ferait que renforcer son hypothèse  : ce
réalisme-là, associé au comique, nous renvoie à toute la tradition classique
dont Prévost ne se serait pas détaché, cette tradition où le réalisme est en
quelque sorte essentiellement comique. Pire, on pourrait soutenir que ce
comique-là lui-même, que nous trouvons ici chez Prévost, ne véhicule pas
un réalisme authentique. Dans son chapitre «  Le faux dévot  », Auerbach
affirme ainsi que si Molière « typifie » moins que d’autres (« il a représenté
non pas “l’avare”, mais un vieux maniaque toussotant très individualisé »),
« il n’est à l’affût de la réalité individuelle que pour en souligner le ridicule,
et, pour lui, être ridicule, c’est s’éloigner de la norme » (p. 367). Dans notre
passage, le père rappelle la norme et le fils s’en éloigne. Mais, encore une
fois, il ne s’agit pas de débattre du réalisme. Il me suffit d’observer que,
porteur ou non d’un réalisme nouveau, le discours du père, dans cet ouvrage
sérieux qu’est Manon Lescaut, semble marginalisé, voire juxtaposé au
schéma dramatique dominant. Il oppose un fort obstacle à une lecture
tragique et, pour revenir à nos questions, si mélange il y a, c’est un mélange
très hétérogène. Nous sommes arrivés au cœur du sujet. Dans une remarque
fameuse, Montesquieu avait clairement posé la question dans ses termes à
lui :

J’ai lu ce 6 avril 1734 Manon Lescaut, roman composé par le Père Prévost.
Je ne suis pas étonné que ce roman dont le héros est un fripon et l’héroïne
une catin qui est menée à la Salpêtrière plaise, parce que toutes les
mauvaises actions du héros le chevalier des Grieux ont pour motif l’amour,
qui est toujours un motif noble quoique la conduite soit basse. Manon aime
aussi, ce qui lui fait pardonner le reste de son caractère 3.

Ici le mélange, c’est bassesse des actions et noblesse du motif. En accord


avec le motif, on pourra placer pêle-mêle le tragique, le discours
sentimental, toute la rhétorique passionnelle et bien sûr l’élégance de
l’expression ; en accord avec les actions, le comique avec ses avatars, avec
ce qu’il peut avoir de grinçant, de cynique. La fluidité n’est pas la qualité
principale de ce texte.
 
Nous voici donc avec une liste approximative d’ingrédients ou de
composants qui constituent le roman. Ainsi, dans notre passage, qui fait
partie de la première grande séquence (la séquence M. de B…), le mélange
est composé, si l’on suit Auerbach, de trois ingrédients  principaux  : le
réalisme, le sérieux (ou la gravité tragique) et une expression aimable (sans
doute trop aimable). À quoi, si l’on prend en compte la suite, s’ajoutera
donc le comique, facteur de trouble et de dysharmonie.
Vérifions. Si l’on considère l’ensemble du roman, outre l’importance de
l’argent, on trouvera sans difficulté un réalisme du détail  : des lieux, des
gestes, des notations diverses. On ne contestera évidemment pas la présence
d’une forme de tragique. Quant aux scènes de comédie, elles ne manquent
pas et je vais y revenir. Que le tout soit pris dans une expression polie,
élégante, c’est assez évident. On soulignera même sans attendre que les
jeux sur un indicible de bon goût atteignent dans ce texte des sommets.
Ainsi, alors que des  Grieux vient de trouver la lettre par laquelle Manon
l’informe aimablement qu’elle le quitte avec regret pour aller avec le vieux
M. de G… M… :

Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire
car j’ignore encore aujourd’hui par quelle espèce de sentiments je fus alors
agité. Ce fut une de ces situations uniques auxquelles on n’a rien éprouvé
qui soit semblable. On ne saurait les expliquer aux autres, parce qu’ils n’en
ont pas l’idée  ; et l’on a peine à se les bien démêler à soi-même, parce
qu’étant seules de leur espèce, cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne
peut même être rapproché d’aucun sentiment connu. Cependant, de quelque
nature que fussent les miens, il est certain qu’il devait y entrer de la douleur,
du dépit, de la jalousie et de la honte. Heureux s’il n’y fût pas entré encore
plus d’amour (p. 200) !
Si, au niveau des grandes unités du texte, Prévost, pour une fois, disent les
spécialistes, a su faire bref, au niveau des petites, c’est moins évident. Voilà
en effet beaucoup de mots pour dire et répéter qu’on ne saurait dire. Plus
sérieusement, il y a là une rhétorique capable de gommer bien des aspérités,
d’atténuer l’hétérogénéité du mélange et de recouvrir d’un vernis le tout de
l’œuvre. On ne dit décidément pas les choses, ou très allusivement.
Il n’y a pas de raison de s’arrêter en chemin. Voyons rapidement la
bigarrure de l’ensemble du roman. Au moins deux autres ingrédients sont
utilisés.
C’est d’abord un abondant discours philosophique ou théologique : les
reliefs du mouvement dramatique (la succession des tromperies et duperies
diverses) prennent la forme de grandes scènes, narrativisées ou non et, si le
personnel du roman est réduit, chacun des acteurs est prolixe et aucun ne
manque de faire part de ses réflexions. À ces réflexions, il faut ajouter
celles de des  Grieux narrateur. Tout cet appareil est sans doute encore
l’espace par excellence de ce qu’Auerbach appelle l’expression aimable.
Par ailleurs, si l’on prend en compte la conduite générale du récit, nul
besoin de longues analyses pour montrer que nous lisons, comme l’écrit
Renoncour dans son avis, «  les aventures du chevalier des  Grieux  », un
roman d’aventures, si l’on veut, voire, en s’en tenant à une référence
historique, un récit picaresque : heurs et malheurs d’un jeune homme qui se
marginalise peu à peu et multiplie, dans des lieux et des milieux divers, des
expériences extravagantes.

Dominantes

Avouons que notre liste est étrange, qui met sur le même plan des
éléments génériques (tragédie, comédie, roman picaresque, réflexions), des
éléments thématiques (réalisme), des éléments stylistiques (expression
aimable). Il vaut pourtant la peine de la garder un moment en l’état, malgré
son côté bric-à-brac – et contre tout principe de bonne méthode. En effet,
dans un premier temps au moins, cette désinvolture ne fait peut-être pas un
si grand obstacle à l’analyse. Mieux, elle balise assez efficacement le terrain
et permet d’observer des effets de lecture  : au fil de ma lecture, je passe
d’un régime à l’autre, je change de vitesse, de décor, de discours. Je
m’installe devant un spectacle comique, j’exerce ma compassion (ou ma
patience) à l’écoute des réflexions du chevalier, j’entre dans un débat sur le
bonheur et la vertu, et puis j’accélère avec le récit des évasions, etc. Compte
moins la nature des faits de discours que nous traversons que la sensation de
leurs différences, et ces différences peuvent être de toutes sortes.
Essayons cependant de mettre un peu d’ordre. La tragédie, dans notre
texte, touche plutôt la succession des grandes séquences, jusqu’à l’issue
fatale : l’étape M. de B…, l’étape du vieux M. de G… M… et les premières
vraies prisons, l’étape de son fils et de nouvelles prisons, avec les suites que
l’on sait. La comédie, elle, caractérise certaines séquences bien délimitées :
le tour joué au vieux G…, où des Grieux se fait passer pour le jeune frère de
Manon, le tour joué au fils, qui, s’il avait réussi, devait permettre à
des Grieux de lui reprendre sa maîtresse et de coucher dans son propre lit.
Le picaresque, s’il permet lui aussi de décrire, sous un certain angle,
l’ensemble du dispositif narratif, est plus visible à certains moments du récit
(ainsi les diverses évasions préparées par des  Grieux). L’élégance un peu
alambiquée de l’expression est surtout perceptible dans les commentaires,
ceux du narrateur ou ceux des personnages (en particulier Tiberge).
Mais il n’est pas possible de poursuivre sur ce terrain et d’essayer de
structurer la liste sans poser la question des caractères dominants. Quelque
hétérogène que soit le mélange, il « tient » par un jeu complexe d’équilibres
et de compatibilités, de neutralisations et de hiérarchies. Ainsi est-il peu
probable que, sauf à vouloir se distinguer par l’originalité de sa lecture, on
considère le comique comme un trait saillant du roman : la dispersion et la
stricte localisation des séquences comiques n’apparaîtront pas comparables
à une organisation dramatique diffuse et apparemment dominante qui, de
malheur en malheur, conduit les héros à la mort pour l’un, au désespoir pour
l’autre. De même, les péripéties d’un récit riche en aventures et incidents
disparaîtront-elles dans un résumé de l’intrigue, et ce au profit d’une
énumération de grandes séquences simplifiées par et dans la mémoire. Je
veux dire : plus le résumé sera précis, plus le picaresque sera visible ; plus
le résumé sera schématique, mieux le fil tragique apparaîtra. La vitesse
d’une lecture façonne l’objet ; sa précision, de même. En d’autres termes,
de près et de loin, l’image ou la couleur du texte sera différente.
Peut-on par ailleurs qualifier tel ou tel mélange en termes de stabilité ou
d’homogénéité du résultat ? Si en effet l’analyse peut toujours retrouver ce
dont il est composé, il paraît clair que le produit, à la fin, garde plus ou
moins de traces, et plus ou moins visibles, de ses composants. Et qui dit
mélange dit coexistence des ingrédients, qui restent en principe séparables,
de sorte que l’on aura à se demander si, s’agissant d’une œuvre reçue
comme une, d’un ouvrage perçu comme une totalité, il y a un « effet corps
pur ». S’il y a un tel effet, comment penser le mélange ?
 
Dans cette petite expérience de chimie romanesque, une première
question est fondamentale : c’est celle de la miscibilité des ingrédients, ou,
en d’autres termes, des conditions de possibilité du mélange. Ici, par
exemple, de quel fonds viennent les éléments comiques  ? Il y a au moins
deux façons de formuler le sujet ou l’argument du roman. La première, qui
est un poncif critique, est la fameuse «  descente aux enfers  » d’un jeune
homme follement amoureux d’une courtisane  : une succession de
tromperies et d’éphémères réconciliations dégrade de plus en plus
profondément le jeune homme. On pourra parler de mélodrame, à moins
qu’on ne préfère donner de la dignité à l’objet en parlant d’une tragédie
dont on énumérera éventuellement les «  actes  » (on en trouvera cinq en
l’occurrence, en comptant l’ouverture et la séquence américaine). On
insistera plus ou moins sur la ou les conversions finales. La seconde
formulation du sujet, ce sont les mésaventures d’un naïf, voire une variation
à peine édulcorée sur le thème « cocu, battu, content ». Sans aller jusque-là,
on parlera de comédie (en trois actes, ce sera suffisant : les séquences liées
aux trois rivaux successifs du chevalier). Car il y a bien, dans l’argument
même, un ressort comique. Le chevalier est régulièrement trompé, il se
retrouve à chaque fois dans la même situation. Mieux, il monte un certain
nombre de «  tours  » et, de ces tours, il est constamment la victime.
Des  Grieux est alors une figure remarquable de trompeur trompé. Les
aventures du chevalier des Grieux, c’est d’abord l’histoire de ses déboires.
Cette description sommaire ne vise pas à dire qu’on a le choix et que
tout est bien ainsi, avant de passer à autre chose. Il s’agit simplement de
comprendre que le sujet que s’est donné Prévost est foncièrement ambigu,
qu’à partir de lui, on peut faire une comédie ou une tragédie et que sa mise
en intrigue par la répétition même peut conforter l’une ou l’autre – et peut-
être plus la comédie que la tragédie (pensons à L’Étourdi de Molière). Le
point vif est que les embardées comiques du roman sont permises par son
sujet même.
On a le plus souvent lu le roman en tragédie, rien n’empêche de le lire
4
en comédie, «  une comédie qui tourne mal  », comme on l’a dit . Mais, à
l’analyse, que faut-il pour que le texte bascule d’un côté ou de l’autre ? On
peut supposer qu’il faut que s’affirment des dominantes.
 
Avant de poursuivre, convenons cependant qu’après tout on peut
s’accommoder de l’hétéroclite, et d’autant mieux que, dans l’analyse, nous
l’exagérons nécessairement. Un caractère du récit atténue au contraire un
certain nombre de difficultés : son allure. Le récit de des Grieux est conduit
à vive allure et n’invite pas le lecteur ordinaire à s’attarder. Voyons cela
dans une séquence de taille moyenne.
Nous sommes au cœur de la deuxième grande séquence (p.  199  s.).
Lescaut a inspiré à sa sœur «  une horrible résolution  »  : se mettre «  à la
solde  » d’«  un vieux voluptueux  », M.  de  G… M… À moins que Manon
n’en ait eu l’idée elle-même. On ne saura pas qui ment. Avis aux exégètes.
En tout cas, des  Grieux, en se levant, trouve une lettre de Manon  : «  Je
travaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux » (p. 200). Réflexions
et monologue du héros. Deuxième temps  : arrivée de Lescaut, colère de
des  Grieux (p.  201). Pas de quoi se fâcher. Justifications de Lescaut.
D’ailleurs, ce qui est fait est fait. Mise au point d’un stratagème pour que le
chevalier puisse s’installer chez le vieux voluptueux. Troisième temps : une
scène avec Manon. Le début de l’échange est narrativisé, puis on passe au
discours direct. Reproches de des  Grieux, arguments de Manon («  J’avais
espéré que vous consentiriez au projet que j’avais fait pour rétablir un peu
notre fortune, et c’était pour ménager votre délicatesse que j’avais
commencé à l’exécuter sans votre participation  »  – p.  205). Négociation.
Accord. Et l’on arrive à la grande scène de comédie jouée au vieil
incontinent (p. 207).
Je m’arrête là. Deux traits me semblent remarquables. D’une part, les
« réflexions », les argumentations, les plaintes, les reproches occupent une
place considérable. D’autre part, les enchaînements sont rapides. Cette
rapidité relative du récit a plusieurs causes. Le narrateur d’un récit à la
première personne a en principe un champ de connaissance limité et
des Grieux, de toute façon, est bien loin d’étaler son savoir : les notations
descriptives sont précises, mais très brèves, il n’y a pas de portraits. Il est
aussi très rare que le chevalier remonte les chaînes causales. On se passe le
plus souvent d’explications détaillées. Quand on en dit plus, on reste dans
une généralité de bon aloi. Par exemple, plus loin dans le roman :

M. de G… M… ne tarda pas longtemps à s’apercevoir qu’il était dupé. Je


ne sais s’il fit, dès le soir même, quelques démarches pour nous découvrir,
mais il eut assez de crédit pour n’en pas faire longtemps d’inutiles, et nous
assez d’imprudence pour compter trop sur la grandeur de Paris et sur
l’éloignement qu’il y avait de notre quartier au sien (p. 209).

Et quelques lignes plus bas, un exempt de police et des gardes entrent


violemment dans la chambre. Il est tout à fait exceptionnel d’avoir
davantage. Un contre-exemple, cependant, où des  Grieux s’essaie à
l’analepse explicative et prend le risque de raconter des faits qu’il n’a pu
connaître :

Pendant ce temps-là, notre mauvais génie travaillait à nous perdre. Nous


étions dans le délire du plaisir, et le glaive était suspendu sur nos têtes. Le
fil qui le soutenait allait se rompre. Mais, pour mieux faire entendre toutes
les circonstances de notre ruine, il faut en éclaircir la cause.
G… M… était suivi d’un laquais, lorsqu’il avait été arrêté par le garde du
corps (p. 281).

Mais il me semble que c’est moins l’explication de la cause qui importe ici
que la suspension même et cette façon d’arrêter le récit à un moment crucial
(nous sommes juste avant la catastrophe de l’ultime arrestation, qui
conduira où l’on sait).
Les réflexions diverses, enfin, qu’il s’agisse de conseils, de
délibérations, de débats, occupent une place considérable, mais ou bien
elles sont intégrées au récit (dans les dialogues), ou bien elles sont
fortement en prise sur lui. On ne parlera pas de pauses réflexives comme on
parle pour d’autres textes de pauses descriptives. Des Grieux ne raconte pas
sa vie, quoi qu’il dise, mais un « épisode » de sa vie et les cas de conscience
qui vont avec, et cet épisode ne fait intervenir qu’un petit nombre de
personnages : peu d’acteurs, trois ou quatre bons et mauvais conseillers, et à
peu près rien autour (sinon les ombres fugitives d’un cocher, d’un
aubergiste, de quelques femmes indistinctes).
Les conditions pour produire un récit économique sont réunies. Or, cette
intrigue simple dans son principe et redondante dans sa mise en œuvre fait
intervenir un malfrat et un saint homme, se passe à Paris et au Nouvel
Orléans, aligne épisodes cocasses et situations graveleuses, grandes
lamentations lyriques et savants débats théologiques. Comment recevons-
nous ce matériau ? Quand nous lisons ce récit riche en rebondissements et
en bifurcations, mais pauvre en digressions et en pauses, la simplicité de
l’ossature dramatique en permet une lecture facile  : une collection
d’éléments hétérogènes défile rapidement et il n’est pas du tout certain que
sa disparité nous gêne ou nous inquiète. Ce n’est pas pour autant que nous
devons renoncer à comprendre « comment ça marche ». D’ailleurs, à cette
question sur le fonctionnement du roman, son allure donne déjà un premier
élément de réponse. Pour le reste, il faut revenir à la question des
dominantes.
 
Plusieurs éléments sont à prendre en compte. Il n’a échappé à personne
que, si le récit peut être considéré comme globalement analeptique par le
montage d’une double narration (Renoncour, des Grieux), il reste que
Renoncour suit strictement l’ordre chronologique. Il rencontre Manon et
des  Grieux à Pacy. Près de deux ans plus tard, il rencontre de nouveau
des  Grieux, cette fois à Calais, et c’est là que ce dernier lui raconte
« l’histoire de sa vie ». Aucune manipulation de la chronologie. Au niveau
des petites unités non plus. Le hasard a fait que Renoncour a d’abord vu
l’arrivée du convoi des femmes et a remarqué Manon parmi elles. C’est un
archer qui lui signale ensuite la présence de des Grieux : « Voilà un jeune
homme […] qui pourrait vous instruire mieux que moi […]  » (p.  147).
Hasard, donc, mais le hasard, dit-on, fait bien les choses.
Si le roman commençait par sa fin, il devrait commencer par la
rencontre, à Calais, de Renoncour et de des  Grieux. Reconnaissons que
c’eût été sans doute moins frappant. Il aurait fallu inventer quelque signe
qui permît de remarquer des Grieux entre tous, de motiver l’entretien, etc.
Cette possibilité, telle que je viens de la formuler, semble a posteriori
particulièrement peu intéressante. Celle que Prévost a retenue est
évidemment meilleure. Mais ne savons-nous pas que, dans notre vision
commune des textes, ce qui est est toujours préférable à ce qui aurait pu
être  ? Il est en vérité parfaitement pensable que Prévost aurait su trouver
une solution élégante. Et d’ailleurs la double entrée du roman n’est pas sans
faiblesse et pose un sérieux problème de vraisemblance  : un jour, à Pacy,
j’ai rencontré un homme  ; il était sur le point de partir en Amérique  ; un
autre jour, à Calais, je l’ai de nouveau rencontré  ; il venait juste d’arriver
d’Amérique. Quelle merveilleuse coïncidence !
Il faut reconnaître que le coût de la formule à double entrée qu’a retenue
Prévost est élevé, mais la procédure cumule les avantages.
Commencer par la seule première rencontre (Manon dans le convoi des
femmes) est évidemment heureux. Cette première scène est très frappante,
va peser sur tout le récit et, j’y reviens, lui donner une couleur dominante.
Elle offre aussi un spectacle extraordinaire et étrange, elle propose une
énigme capable de motiver puissamment le récit et de lui donner d’emblée
une cohérence. Comment une aussi délicate jeune femme en est-elle arrivée
là ? Cette énigme est d’ailleurs renforcée de deux façons. D’abord, elle est
en quelque sorte « objectivée ». Renoncour n’est pas le premier à trouver le
spectacle insupportable et incompréhensible. Il allait en effet passer son
chemin s’il n’avait été arrêté « par les exclamations d’une vieille femme qui
sortait de l’hôtellerie en joignant les mains, et criant que c’était une chose
barbare, une chose qui faisait horreur et compassion ».

De quoi s’agit-il donc  ? lui dis-je. Ah  ! monsieur, entrez, répondit-elle, et


voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cœur (p. 146) !
L’énigme est ensuite artificiellement renforcée  : le garde déclare qu’il ne
sait pas si le chevalier est le frère ou l’amant de la mystérieuse jeune femme
(p. 147) ; or, immédiatement après, des Grieux dit en passant que les gardes
connaissent sa situation (p. 148) et il donne même quelques détails.
Par ailleurs, la seconde rencontre (le retour d’Amérique) est doublement
indispensable : elle boucle le récit (on sait que des Grieux a survécu) ; elle
permet de laisser définitivement la parole au chevalier. Lui seul peut
d’ailleurs raconter la fin de l’histoire. J’ajoute qu’il doit le faire. C’est
pourquoi je n’ose suggérer que Renoncour pouvait en principe rencontrer
un Tiberge revenant seul d’Amérique. C’eût été un autre roman.
Bref, l’histoire étant ce qu’elle est, Prévost ne pouvait pas faire
l’économie de la seconde rencontre. Ainsi, on tiendra que c’est la rencontre
de Manon qui n’était pas obligatoire et qui se pose en « supplément ». Elle
ne boucle pas le récit, mais elle affiche une cohérence.
Si l’on considère le tout, on a, d’un côté, les aventures (ou
mésaventures) de des Grieux, de l’autre, l’énigme Manon, pivot obscur du
roman. La jeune femme restera d’ailleurs un mystère. Un indice parmi bien
d’autres est l’espèce d’innocence foncière que des Grieux lui attribue :

[…] par un tour naturel du génie qui m’est particulier, je fus touché de
l’ingénuité de son récit et de cette manière bonne et ouverte avec laquelle
elle me racontait jusqu’aux circonstances dont j’étais le plus offensé. Elle
pèche sans malice, disais-je en moi-même (p. 277-278).

L’hésitation, dès l’origine, sur le titre du roman dit bien cette double
postulation : lisons-nous les aventures du chevalier des Grieux ou l’histoire
de Manon Lescaut ? La double ouverture permet de répondre : « les deux ».
Mais retenons que l’on commence par l’histoire de Manon, et l’image de
Manon prisonnière, de l’innocente aux fers pèsera sur tout le roman.
 
Et en effet, quel est le début de l’histoire telle que la raconte
des Grieux ? Une rencontre, qui ressemble beaucoup à la première scène du
roman  : deux hommes de passage dans une ville (Renoncour à Pacy,
des Grieux à Amiens) assistent à l’arrivée d’un convoi (Renoncour) ou d’un
coche (des Grieux), remarquent, parmi des filles (Renoncour) ou quelques
femmes (des Grieux), l’une d’elles, qui détonne par sa distinction
(Renoncour) ou par son charme (des Grieux). C’est Manon que l’on conduit
en Amérique, ou c’est Manon que l’on conduit au couvent. Il s’agit, dans
les deux cas, de la punir (de ce qu’elle a fait ou de ce qu’elle pourrait faire :
«  pour arrêter sans doute son penchant au plaisir  »), et notons au passage
que le couvent où elle est conduite est une «  prison  », la première de la
série. Les deux narrateurs se rejoignent, vivent la même expérience. C’est
bien le cas de dire que Renoncour a « donné le ton » : des Grieux suit.
Ainsi la mise en scène du récit de des Grieux verrouille-t-elle la lecture
en plusieurs sens. Elle isole, met en relief et motive le récit. Surtout, avec le
supplément qu’est l’image de Manon dans le convoi, elle donne le ton,
trouvant un écho immédiat dans le début du récit.
La scène inaugurale du récit de Renoncour et la scène inaugurale de
celui de des  Grieux seront enfin très fortement relayées tout au long du
roman par le simple fait que le chevalier ne cesse d’annoncer les malheurs
qui vont arriver. Non seulement le destin funeste de Manon est connu et
proprement illustré d’avance, mais il est rappelé à chaque temps fort du
récit, doublé par le lamento du chevalier.
 
La première grande séquence (le fermier général) déploie en quelque
sorte les possibles. Elle corrige ou compense très efficacement la
perspective strictement pathétique qui domine dans les préludes (récit de
Renoncour, début du récit de des Grieux) en proposant une autre lecture des
événements que l’on qualifiera de comique (la version du père du
chevalier). Encore faut-il souligner que nous ne savions pas ce qui avait
conduit Manon là où Renoncour l’avait trouvée :
Nous l’avons tirée de l’Hôpital, me dit-il [le chef des gardes], par ordre de
M.  le Lieutenant général de Police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût
été renfermée pour ses bonnes actions (p. 147).

Même chose au début du récit de des Grieux : on envoie Manon au couvent


« pour arrêter sans doute son penchant au plaisir » (p. 153-154). Aussi, la
première grande séquence du récit de des Grieux va à la fois nous présenter
le pire visage de Manon (elle fait enlever son amant et part sans crier gare)
et un traitement comique des événements.
 
À la fin de cette séquence, des Grieux est au séminaire de Saint-Sulpice.
Sa chute n’a pas vraiment commencé. Il n’a pas fauté, sinon par
imprudence  : ni vol, ni tricherie, ni mauvais tour monté contre un rival.
Bref, notre chevalier est une pure victime, de l’amour et de sa propre
naïveté. Il se montre capable de penser à un avenir différent : ne lui a-t-on
pas présagé une belle carrière ecclésiastique  ? Les considérations de
carrière, mais aussi la piété («  La piété se mêla aussi dans mes
considérations  »  – p.  173), et de beaux souvenirs d’études latines le
conduisent à rêver :

Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je ; je m’occuperai de l’étude


et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux
plaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire ;
et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu’il estime,
j’aurai aussi peu d’inquiétudes que de désirs. Je formai là-dessus, d’avance,
un système de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison écartée,
avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une
bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et
de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignais un
commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui
m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité
que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne
serai-je pas heureux  ? ajoutais-je  ; toutes mes prétentions ne seront-elles
point remplies  ? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes
inclinations. Mais, à la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon
cœur attendait encore quelque chose, et que, pour n’avoir rien à désirer dans
la plus charmante solitude, il fallait y être avec Manon (p. 173-174).

Le mélange de christianisme et de paganisme est déjà remarquable. Voilà un


monde parfait  : la retraite, le locus amoenus, les amis, les livres. Mais
évidemment le plus remarquable est la dernière phrase. Elle perturbe
profondément cette rêverie lettrée. Il y a quelque chose de puéril dans cet
ajout : une retraite horatienne christianisée, oui, mais… avec Manon ; seul,
oui, mais… avec Manon. Des Grieux est touchant et ridicule. En tout cas,
ce rêve ne débouche sur rien, mais signifie simplement que son auteur est
vraiment prêt à courir à l’abîme.
 
Dans les deuxième et troisième grandes séquences (G… le vieux et son
fils G… le jeune), les éléments comiques persistent, prennent souvent une
place considérable, mais sont plus étroitement intégrés au récit, à
l’enchaînement dramatique. Mélange, donc, ou juxtaposition, c’est à
préciser, mais au niveau d’unités plus petites. Nous n’avons pas affaire à
une juxtaposition massive comme dans la première séquence. Pour ne parler
que des composants quantitativement importants, c’est, dans la deuxième
séquence, la « scène ridicule » que Manon et le chevalier jouent à G… le
vieux, quand le chevalier se fait passer pour le jeune frère de sa maîtresse.
Quant à la troisième, elle est très largement construite sur le piège que les
deux amants ont voulu tendre à G… le jeune.
D’autres traits, plus discrets, sont disséminés dans le roman. Il n’est pas
une grande séquence (le séjour en Amérique étant considéré à part) qui en
soit dépourvue. Il y en a de célèbres. Le chevalier sans culotte (Manon
s’évadera en habits d’homme) :

[…] je lui donnai mon juste-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Il


ne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotte, que j’avais
malheureusement oubliée. L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût, sans
doute, apprêtés à rire, si l’embarras où il nous mettait eût été moins sérieux.
J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût capable de nous
arrêter. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans
culotte. Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à
l’aide de quelques épingles, en état de passer décemment à la porte (p. 235).

Le chevalier en chemise :

Nous étions prêts à nous mettre au lit. Il ouvre la porte, et il nous glace le
sang par sa vue. Ô Dieu ! c’est le vieux G… M…, dis-je à Manon. Je saute
sur mon épée ; elle était malheureusement embarrassée dans mon ceinturon.
Les archers, qui virent mon mouvement, s’approchèrent aussitôt pour me la
saisir : un homme en chemise est sans résistance (p. 282).

Nous sommes ici dans la farce ou, (un peu) avant l’heure, le vaudeville.
Dans un registre plus relevé, citons telles répliques, finement cocasses.
Quand des  Grieux lit la lettre où Manon lui dit qu’elle est partie avec le
vieil incontinent, il monologue, tel un héros tragique et remarque :

Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils ; tu ne


m’aurais pas quitté, du moins, sans me dire adieu (p. 201).

Plus piquant, lorsque Lescaut, le (vrai) frère de Manon, vient lui expliquer
qu’il aura la chance de pouvoir jouer le petit frère dans les conditions que
l’on sait :

Quel est l’infâme personnage qu’on vient ici me proposer  ? Quoi  ! j’irai
partager… Mais y a-t-il à balancer, si c’est Manon qui l’a réglé, et si je la
perds sans cette complaisance  ? Monsieur Lescaut, m’écriai-je en fermant
les yeux, comme pour écarter de si chagrinantes réflexions, si vous avez eu
dessein de me servir, je vous rends grâces. Vous auriez pu prendre une voie
plus honnête  ; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas ? Ne pensons donc
plus qu’à profiter de vos soins et à remplir votre projet (p. 203).

Le jeune des Grieux progresse. Il commence à connaître la dure réalité du


monde.
 
Les scènes et les traits comiques abondent, mais on posera plutôt que la
comédie est à la fois présente et atténuée, voire neutralisée d’emblée. Le
sujet bifrons permet la comédie, mais sa mise en œuvre en contrôle et en
limite l’usage.
Contribue à l’atténuation de la dimension comique du texte le fait que le
récit est «  tenu  » par des  Grieux en position de narrateur et que, lorsqu’il
arrive qu’il soit dans une situation ridicule, c’est lui qui la décrit. Donc, un
comique plus complexe, ou plus nuancé, qui caractérise lui-même un
personnage complexe. C’est le bonheur des interprètes en ceci que
l’opération complique considérablement les caractères : on dira en effet que
Prévost travaille à la «  plénitude d’un caractère  », comme il est écrit à
propos de l’addition de l’épisode du prince italien (p.  144). Manon est
espiègle, des Grieux est un tout jeune homme, que le ridicule rend touchant,
ou bien des  Grieux est un rusé, un cynique et il est de toute façon plus
« distancié » qu’il n’en a l’air, etc. À l’interprète de faire ce qu’il veut ou
peut. C’est une option : on peut traiter ainsi le comique, ce sera sans doute
avec l’accord de Prévost.
Je parlais plus haut d’un sujet à deux faces, et caricaturais l’une avec la
formule «  cocu, battu, content  ». Mais jusqu’où pouvez-vous rire du
personnage berné, du trompé, du cocu, si c’est lui qui vous raconte sa
propre histoire  ? Il y a à l’évidence des passages cocasses, des morceaux
comiques, des situations ridicules, mais la compassion finira par étouffer le
rire et le lecteur n’aura sans doute pas durablement le regard du père. À
quoi s’ajoute le fait que le trompeur ou plutôt, en l’occurrence, la trompeuse
ne trompe ni par méchanceté ni pour se moquer. Mieux, et ce n’est pas le
moindre mystère du personnage, elle trompe en toute innocence et en
gardant pour le trompé ce qu’elle appelle une « fidélité » : « la fidélité que
je souhaite de vous est celle du cœur  » (p.  277), dit-elle à des  Grieux
lorsqu’elle lui offre une fille de remplacement. Il y a tout lieu de penser que
la réciproque est vraie  : si Manon a la fidélité du cœur, plus de cocu. Et
c’est ainsi que la comédie peut être désamorcée.
 
Il n’est pas pour autant question de la réduire. Il s’agit d’essayer
d’élaborer un programme qui rende compte au mieux des différentes
dimensions du roman. Encore une fois, le lecteur prend la perspective qui
lui convient, mais je dirais qu’ici, valoriser fortement la perspective
comique passe par une résistance à l’ouverture du texte et à la scène
inaugurale. C’est possible, mais difficile à légitimer. Par contre, dès lors que
l’importance de la perspective comique est tenue pour une donnée du texte
et s’autorise de l’infrastructure du sujet même, nous devons nous demander
si, en acceptant le jeu des dominantes tel que je l’ai décrit, elle n’est qu’un
ingrédient non miscible, un élément résiduel  –  et qui donc empêchera à
terme toute vision homogénéisante du texte considéré dans son ensemble.
On ne peut se contenter de lister les éléments comiques, il faut encore se
demander quelle pourrait être leur fonction dans l’économie générale du
roman.
Une première réponse consiste à dire que Prévost écrit un texte
complexe, bigarré et, justement, «  mêlé  ». Nous n’avons pas, en effet, à
forcer l’intégration de tel ou tel élément dans une totalité harmonieuse. En
poussant un peu l’hypothèse, on pourra soutenir que la simplicité,
l’économie de moyens de ce texte, est illusoire et renvoie de fait à une
lecture mutilante. Certes le roman est court au sens où il a peu de pages,
simple au sens où son personnel est très réduit et ce récit enchâssé n’est pas
lui-même un récit à tiroirs. Il reste que l’enchevêtrement de types de
discours si différents compense quelque peu la supposée économie de
moyens, et même que, à défaut d’avoir des histoires secondaires, le roman
offre des séquences que l’on peut lire en marge de l’intrigue principale. J’y
reviendrai.
Mais surtout, pour rester dans la problématique de la ou des
dominantes, le recours massif à la comédie est à double détente. Le point
est capital. Vu de près, l’effet est évidemment comique  : le ridicule n’est
pas rare dans notre texte, je n’y reviens pas. Vu de loin, c’est moins sûr. Si
le réalisme et le comique ont fait bon ménage dans l’Histoire (voyez
Auerbach), c’est parce que le comique désamorce l’effet littérature. Quitte à
simplifier excessivement la question, on tiendra que le réalisme est l’effet
de la mise en œuvre d’un appareil différentiel : est réaliste ce qui ne relève
pas d’un discours apprêté et perçu comme artificiel ou, en termes modernes,
littéraire. Or, dans Manon Lescaut, nous avons un jeu à un degré supérieur,
parce que ce n’est pas dans le régime comique que se dit la vérité. Je
remarquais plus haut que la comédie, bien présente, était désamorcée. Un
exemple simple  : le père du chevalier se trompe complètement lorsqu’il
propose une fille de remplacement à son fils (et, je l’ai signalé, la scène se
reproduira plus tard avec l’offre de Manon). Plus subtil : le chevalier et sa
maîtresse font un plan pour tromper le vieillard incontinent. On est bien
dans la comédie. Or, c’est le vieillard incontinent qui va se moquer des
amants. On n’est pas dans la comédie. S’il y a l’inusable ressort du
trompeur trompé, il est monté à l’envers. Le «  vieux libertin  » est
dangereux. On sait bien que le père de comédie peut être effrayant. Ce sont
deux pères (celui de des  Grieux et celui de G… le jeune) qui mettront
Manon aux fers et l’enverront au Nouvel Orléans.
 
Dans cette perspective, voyons de plus près la seconde grande séquence
(G… le vieux). Des Grieux a tout perdu  : incendie de sa maison, vol de
l’argent qu’il a gagné (ou plutôt volé) au jeu. Le frère de Manon a arrangé
les choses à sa façon : le vieillard assurera le confort à Manon et, dans sa
grande générosité, prendra aussi en charge son pseudo-jeune frère :

Il fut […] réglé que nous nous trouverions tous à souper avec M.  de  G…
M…, et cela pour deux raisons  : l’une pour nous donner le plaisir d’une
scène agréable en me faisant passer pour un écolier, frère de Manon ; l’autre
pour empêcher ce vieux libertin de s’émanciper trop avec ma maîtresse, par
le droit qu’il croirait s’être acquis en payant si libéralement d’avance
(p. 206).

Nous avons eu le souper interrompu. Voilà le souper inutile. En effet, il est


strictement l’occasion d’une scène bouffonne : contrôler la libido du vieux
libertin et s’amuser à ses dépens. Et l’on s’amusera, en effet. Voyez la
présentation de l’écolier provincial :

Nous ne trouvâmes point d’autre moyen, que de prendre devant lui un air
simple et provincial, et de lui faire croire que j’étais dans le dessein d’entrer
dans l’état ecclésiastique, et que j’allais pour cela tous les jours au collège.
Nous résolûmes aussi que je me mettrais fort mal, la première fois que je
serais admis à l’honneur de le saluer (p. 204).
Excusez, monsieur, lui dit Lescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien
éloigné, comme vous le voyez, d’avoir les airs de Paris  ; mais nous
espérons qu’un peu d’usage le façonnera. Vous aurez l’honneur de voir ici
souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi  ; faites bien votre
profit d’un si bon modèle (p. 207).
[Le vieil amant] me donna deux ou trois petits coups sur la joue, en me
disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallait être sur mes gardes à
Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche (ibid.).

Et l’on passe aux choses sérieuses. Le vieux G…, fin observateur, voit une
ressemblance entre le frère et la sœur. Réponse de l’écolier :

Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche […].

Le sommet de la scène n’est traité qu’allusivement. On imagine le parti


qu’aurait tiré un dramaturge de la situation et des jeux de double entente :

Je trouvai l’occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire, et le


mauvais sort qui le menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendant mon
récit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l’amour-propre
l’empêcha de s’y reconnaître, et je l’achevai si adroitement, qu’il fut le
premier à le trouver fort risible.

J’ai parlé de l’usage retors du motif du trompeur trompé  : le vieillard


incontinent, qui est la dupe idéale, se trouvera finalement dans la position
du vainqueur. Or, le lecteur le savait d’avance (toujours l’effet de
l’encadrement). Bref, on attend que les trompeurs pervers soient démasqués
par le redoutable trompé. C’est ainsi que le comique garde sa mesure.

Une architecture modulaire
On a souvent souligné, et avec raison, que le roman se composait d’une
série de grandes séquences bien délimitées, aisément repérables et
remarquablement ressemblantes. La séquence «  M.  de  B…  », la séquence
« M. de G… M… » (« G…. le vieux »), la séquence « G… M… », son fils
(«  G… le jeune  »). Chaque fois, un riche séducteur (suborneur  ?
prédateur ?) provoque la séparation des amants ; entre les séquences, séjour
de l’un des deux ou des deux dans une prison métaphorique ou réelle
(des  Grieux séquestré par son père, puis séminariste à Saint-Sulpice,
des Grieux et Manon à Saint-Lazare et à l’Hôpital, des Grieux et Manon au
Châtelet et à l’Hôpital avant le départ en Amérique). Ces trois grandes
séquences qui constituent le corps du roman exhibent leurs similitudes : des
hommes riches, des enlèvements, des prisons, des réconciliations ou plutôt,
dans l’ordre, une tromperie aux conséquences fâcheuses, une réconciliation,
un recommencement. Chaque fois, donc, l’homme riche survient quand (ou
parce que) des  Grieux est dans une situation difficile. Chaque fois, un ou
des enlèvements  : des  Grieux, enlevé par son père, Manon et des  Grieux
faits prisonniers sur l’ordre de G… le vieux, les mêmes de nouveau détenus
sur l’ordre du même – mais aussi, dans le troisième épisode, G… le jeune
séquestré sur ordre des amants. Chaque fois, une réconciliation solidement
fondée sur les arguments imparables de Manon : j’ai fait cela pour toi, je te
suis restée fidèle. Chaque fois, des plans et des récits d’évasions.
Dans ces cas-là, on parlera de variations et, comme il faut bien que le
récit mène quelque part, on dira que l’on recommence avec une intensité
plus grande. Ce que l’on pourra montrer sans difficulté excessive, s’agissant
des trois séquences principales.
 
Mais prenons un peu de recul. Nous avons affaire à la reproduction d’un
module, lequel étoffe un scénario récurrent. Le scénario élémentaire qui,
par des combinaisons diverses, informe l’ensemble du roman doit en
principe répondre à deux exigences. Il s’agit d’abord d’une tromperie dans
une relation amoureuse  : Manon trompe des  Grieux. Or, il n’y a pas de
raison a priori pour que cela provoque la déchéance sociale du chevalier ni
celle de Manon. Aussi le scénario répond-il à une seconde exigence. Si l’on
veut en effet que cette tromperie provoque une dégradation des héros, en
l’occurrence les conduise en prison, il faut que l’un ou l’autre ou les deux
(de fait l’une avec la complicité de l’autre) trompent un tiers : le séducteur.
Il est nécessaire que Manon et des  Grieux collaborent. Une question
délicate reste à résoudre  : pour achever le scénario, il faut lier les deux
exigences. Voici le lien  : Manon affirme avec une belle constance que,
lorsqu’elle trompe des Grieux, elle le fait pour son bien, la véritable dupe
étant le séducteur. Cette seconde duperie échouant, son issue malheureuse
s’ajoute au malheur du cocufiage au lieu de le compenser.
Dans les trois cas (les trois grandes séquences), le scénario est complet
et comporte ces deux tromperies. Si évolution il y a, c’est que des Grieux
passe d’une complicité passive (première grande séquence : tu as donc fait
ça pour moi  !) à une complicité active (dernière grande séquence  :
vengeons-nous ensemble des G… père et fils).
Peut-on ajouter à la liste la brève séquence du prince italien ? Elle est
sans effets, c’est un épisode pour rire : cette fois, le séducteur est bel et bien
berné par les amants. Le cas est unique. De même, la séquence américaine
(avec Synnelet) peut être traitée à part  : c’est un coup de force assez
différent des autres, lesquels demandaient plus ou moins la complicité de
Manon. Ces deux épisodes du prince italien et de Synnelet sont difficiles à
traiter. Pour le dernier, on peut s’en sortir parce que, justement, il est le
dernier  : Manon est enlevée de force et le chevalier a un comportement
digne de son rang (un vrai duel, par opposition aux multiples velléités de
combat qui précédaient, et un duel dont il sort vainqueur malgré son
inexpérience). On passera donc pour l’instant sur le côté assez cocasse de la
séquence (Synnelet est cru mort, mais il survivra, sinon pas de retour de
des Grieux et, le pire, pas de récit) et tout s’intégrera assez bien dans l’idée
d’une rédemption. Quant à la séquence du prince italien, Prévost, je veux
dire Renoncour, est supposé nous donner une clé, quand il parle, dans
l’Avis, des « quelques additions qui ont paru nécessaires pour la plénitude
d’un des principaux caractères  » (p.  144). Si l’addition est supposée
compléter le « caractère » de Manon, reste à savoir précisément en quoi et,
accessoirement, pourquoi elle est placée là où elle est, soit avant la dernière
grande séquence (G… le jeune). La réponse la plus simple : là où elle est,
cette séquence en précède immédiatement une autre (G… le jeune) qui a
cette particularité de commencer d’emblée par un tour que veulent jouer les
amants :

Mais tu sais assez, toi, friponne, ajoutai-je en riant, comment te défaire d’un
amant désagréable ou incommode (p. 259).

En effet. On l’a vu avec le prince. Et l’on verra que la seule séquence qui
commence par une pure comédie est celle qui se terminera par la mort.
 
Mais revenons à la question des variations et reprenons dans l’ordre.
La séquence « M. de B… », nous l’avons vu, juxtapose deux versions
de l’histoire : celle, « sérieuse », de des Grieux, et celle, comique, du père.
Nous avons vu aussi qu’en cela elle complique d’emblée les données
initiales, fournies essentiellement par le récit de Renoncour et toutes
imprégnées d’un sombre pathétique. Mais cette séquence est sensiblement
plus brève que les suivantes et surtout beaucoup plus simple : des indices de
tromperie, le souper, l’enlèvement. Par contre, elle est suivie d’une longue
pause  : séjour chez le père, études au séminaire de Saint-Sulpice. Cette
pause s’achèvera avec la scène, stendhalienne avant la lettre, où Manon
vient écouter clandestinement le jeune et brillant séminariste dont tout le
monde parle. La longueur de l’intermède ne fait que renforcer la brièveté de
la séquence «  M.  de B…  ». Je propose de la considérer comme une
matrice : tous les éléments sont là mais rapidement posés et très fortement
atténués. C’est ainsi que les difficultés financières de des  Grieux sont
mentionnées comme en passant :

Je m’aperçus, peu après, que notre table était mieux servie, et qu’elle s’était
donné quelques ajustements d’un prix considérable. Comme je n’ignorais
pas qu’il devait nous rester à peine douze ou quinze pistoles, je lui marquai
mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence
(p. 160).

En particulier, c’est là que la trahison de Manon est la plus claire,


aucunement liée à des stratagèmes compliqués. Rien de précis sur
M.  de  B…  : jamais vu, et l’on ne saura qu’après coup, au moment de la
confession de Manon, ce qu’il proposait. Enlèvement de des Grieux, enfin,
mais pour être ramené chez son père et pas de vraie prison. Nous avons bien
affaire à une esquisse, légèrement crayonnée, ou à un canevas. Les
séquences suivantes en sont directement issues.
 
Il serait fastidieux de relever et d’analyser dans toute la deuxième
séquence la manière dont Prévost développe le scénario, accentue les effets,
force le trait  : les graves soucis d’argent redoublés d’ailleurs avec
l’incendie, puis le vol (Prévost en rajoute), la présentation de G… le vieux,
le grand stratagème des amants (le souper inutile), l’arrestation longuement
décrite, les prisons, les évasions… Il y a là une véritable prolifération du
récit, fondée sur une série d’amplifications. Rappelons-nous tels détails de
l’évasion : le cocher qui a des soupçons, que des Grieux ne peut payer, qui
part en le menaçant, et Lescaut, assassiné en pleine rue, sous les yeux du
chevalier pour une affaire de jeu dont il ne sera plus question (p. 236-237).
Prévost travaille son scénario et le reprend. Ce module scénaristique est
de plus en plus complexe à mesure que l’on avance dans le récit. Il
s’enrichit quantitativement et qualitativement.
 
Je peux traiter la troisième séquence comme j’ai traité la deuxième. Ce
seront d’abord des amplifications ou des ajouts. Ainsi, Manon offre une
fille de remplacement à des  Grieux (détail du scénario esquissé dans la
première séquence, largement développé ici). C’est là que le stratagème est
le plus complexe. Ainsi, les plans d’évasions sont beaucoup plus élaborés
dans cette longue séquence – au point que l’évasion s’exténue, en quelque
sorte, dans le voyage en Amérique… et retour. Le trait le plus intéressant
est ce que j’appellerai le cumul  : quand on passe du père au fils, du
vieux G… au jeune G…, on garde le vieux, je veux dire le père, qui joue un
rôle décisif. On peut dès lors se demander si l’on a affaire à une troisième
séquence ou à la suite de la précédente.
Soulignons d’abord que cette dernière grande séquence est bien
présentée par des Grieux comme la troisième :

Ce sont là des coups qu’on ne porte point à un amant quand on n’a pas
résolu sa mort. Voici la troisième fois, Manon, je les ai bien comptées ; il est
impossible que cela s’oublie (p. 271).

Si c’est la troisième fois pour des  Grieux, nous dirons sans protester que
c’est la troisième fois aussi pour nous lecteurs, tant il est vrai que
l’événement central est la tromperie. Voilà qui donnerait le bon relief au
texte. D’autant que cette séquence est annoncée comme extraordinaire.
Certes, mais peut-être cette tromperie est-elle extraordinaire par ses
conséquences, les plus graves assurément, plus que par son caractère
propre… Et surtout cette «  troisième » séquence, qui fait intervenir le fils
du séducteur de la deuxième, peut parfaitement être considérée comme sa
suite directe, une excroissance plus qu’un passage autonome. Cette analyse
a, me semble-t-il, de bons arguments. Le père est, dans cette séquence, le
personnage important  : c’est bien lui qui, pour une part, est volé (on vole
son héritier et, en particulier, on lui vole pour la deuxième fois les bijoux
qu’il avait offerts à Manon), c’est lui qui punit, lui qui, avec le père de
des Grieux, décide des suites à donner (relâcher le jeune homme, déporter
la fille), enfin et surtout, c’est de lui que les amants voulaient se venger à
travers son fils.
Et cette construction donne d’ailleurs au passage une scène plutôt
scabreuse qui mérite qu’on s’y arrête. L’idée vient de M. de T…, qui est de
bon conseil. On va retenir hors de chez lui le séducteur (le jeune G…). Ce
sera l’occasion d’une belle vengeance :

[…] je ne pouvais me venger plus agréablement de mon rival qu’en


mangeant son souper et en couchant, cette nuit même, dans le lit qu’il
espérait d’occuper avec ma maîtresse (p. 279).

Manon, toujours espiègle (voir l’affaire du prince italien), est ravie :

Elle ne trouvait rien de si joli que ce projet. Vous aurez son couvert à
souper, me répétait-elle, vous coucherez dans ses draps, et, demain, de
grand matin vous enlèverez sa maîtresse et son argent. Vous serez bien
vengé du père et du fils (ibid.).

Au fond, le chevalier va coucher dans deux lits à la fois. Forçons-nous le


texte ? Voyons le moment où le vieux G… surprend les amants dans le lit
de son fils :

Il s’approcha de Manon, qui était assise sur le lit en pleurant  ; il lui dit
quelques galanteries ironiques sur l’empire qu’elle avait sur le père et sur le
fils, et sur le bon usage qu’elle en faisait. Ce vieux monstre d’incontinence
voulut prendre quelques familiarités avec elle. Garde-toi de la toucher  !
m’écriai-je, il n’y aurait rien de sacré qui te pût sauver de mes mains
(p. 283).
En un mot, ils sont quatre. Il est vrai que tout cela est dit légèrement et en
passant. « Aimable, élégant » libertinage.
Nous avons le choix de la perspective. Ou bien, la séquence G… le
jeune redouble la séquence G… le vieux, ou bien elle la prolonge. Question
assurément futile à bien des égards, sauf, évidemment, si l’on s’intéresse à
la composition de ce roman. Voici un argument de plus à l’appui de
l’hypothèse de la greffe. Dans la séquence précédente, des Grieux a été mis
devant le fait accompli et le tour joué au vieil incontinent est un aimable
supplément (le souper inutile). Cette fois, on part d’emblée sur un
stratagème, comme pour compenser ou compléter le tour précédent.

La résolution fut prise de faire une dupe de G… M…, et par un tour bizarre
de mon sort, il arriva que je devins la sienne (p. 259).

L’invention, dans ce cas, consiste à greffer un module sur un autre. La


partie est faite sur le même modèle que le tout.
Je vois un dernier argument à l’appui de cette analyse de l’architecture
du roman. Mais il faut commencer par un détour.
Lescaut a proposé à des Grieux le ménage à trois. Disons à sa décharge
que c’est la plus honnête de ses propositions. D’abord, en effet : « Une fille
comme elle [Manon] devrait nous entretenir, vous, elle et moi » (p. 187). Le
chevalier s’indigne. Puis : « Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de
la figure avantageuse que j’avais reçue de la nature, pour me mettre en
relation avec quelque dame vieille et libérale » (p. 188). Sobre réponse de
des Grieux : « Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infidèle
à Manon.  » Troisième voie  : le jeu, et le chevalier excellera dans l’art de
tricher. Ce qui ne l’empêchera pas de consentir à la vente de Manon (je
veux dire qu’il finit par la laisser au vieil incontinent) et à l’acceptation du
«  partage  ». Or, juste avant de jouer l’écolier et le petit frère de Manon,
donc juste avant la grande scène de comédie de cette deuxième séquence,
des Grieux, troublé par cette proposition, formule son sentiment de
culpabilité avec une puissance exceptionnelle :

Je m’assis, en rêvant à cette bizarre disposition de mon sort. Je me trouvai


dans un partage de sentiments, et par conséquent dans une incertitude si
difficile à terminer, que je demeurai longtemps sans répondre à quantité de
questions que Lescaut me faisait l’une sur l’autre. Ce fut, dans ce moment,
que l’honneur et la vertu me firent sentir encore les pointes du remords, et
que je jetai les yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon
père, vers Saint-Sulpice et vers tous les lieux où j’avais vécu dans
l’innocence. Par quel immense espace n’étais-je pas séparé de cet heureux
état  ! Je ne le voyais plus que de loin, comme une ombre qui s’attirait
encore mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts
(p. 202-203).

Tout un monde s’éloigne définitivement, et je retrouve ici nos questions.


Nous sommes dans la première étape de la deuxième grande séquence et
l’essentiel est déjà irrémédiablement perdu. Il me semble que, contre toute
attente, le récit ne nous emmènera pas plus loin dans la perte, la
dégradation, le malheur. Nous avons là un sommet.
Cette deuxième séquence, très longue avec sa greffe, constitue le corps
même du roman. Je vois un double avantage à la considérer ainsi  : c’est
rendre manifeste une technique de fabrication, c’est donner au texte sa
complexité, son exubérance.
 
Reste à parler de la séquence finale, la séquence américaine. De quoi
Prévost a-t-il besoin pour faire une fin  ? Si le récit doit être mené à son
terme par des Grieux, on admettra que ce dernier doit revenir vivant du
Nouvel Orléans. Pour le reste, rien n’est sûr, mais on peut penser que
Manon doit mourir  : la couleur a été annoncée et tous les rappels
nécessaires ont été faits.
A priori, il y a de nombreuses façons de faire mourir Manon et de faire
revenir des  Grieux. Par un choix qui ne va pas de soi, Prévost invente un
ultime prédateur, Synnelet, le brutal neveu du puissant gouverneur. Or,
première surprise, Manon ne cède pas à la tentation. Dans ce cas, elle
devrait tout simplement fuir (conséquence logique) et pourrait alors mourir
sans difficultés scénaristiques excessives. Le Mississippi  ? «  un pays
inconnu, désert, ou habité par des bêtes féroces, et par des sauvages aussi
barbares qu’elles » (p. 320). Un malheur y serait vite arrivé.
Mais Prévost fait se rencontrer les rivaux par hasard  : «  le sort, qui
voulait hâter ma ruine, me fit rencontrer Synnelet » (p. 322). Duel. Blessé et
désarmé, Synnelet ne veut pas renoncer à Manon. Généreux, des Grieux lui
rend son épée. Il est d’ailleurs plus généreux qu’on ne saurait croire : « Je
dois confesser que je n’étais pas fort dans les armes, n’ayant eu que trois
mois de salle à Paris  » (ibid.). Enfin, des  Grieux sort vainqueur  : «  il
[Synnelet] tomba à mes pieds sans mouvement  » (ibid.). Vu les
circonstances, on peut dire que le chevalier a tué son rival par chance, ou
par hasard.
Des  Grieux doit fuir. Manon ne veut pas rester. On connaît la suite  :
Manon meurt, Synnelet n’est pas mort, des  Grieux est retrouvé.
Remarquons que la fausse mort de Synnelet permet la vraie mort de
Manon  : si le premier n’avait pas été considéré comme mort au terme du
duel, la grâce des deux amants était probable  –  mais peut-être eût-il fallu
alors inventer, pour achever cette séquence et le roman, une nouvelle
séquence avec un nouveau prédateur. À défaut, on était dans un dénouement
de comédie : celui qu’on croyait mort revenait sur scène et tous les acteurs
se réconciliaient.
J’oubliais une précision et un ultime rebondissement. La précision  :
quand on retrouve des  Grieux, on le croit mort. Le rebondissement  :
« comme Manon ne paraissait point, on m’accusa de m’être défait d’elle par
un mouvement de rage et de jalousie  » (p.  328). Mais il suffira
heureusement que des Grieux raconte sa « pitoyable aventure » (ibid.).
Il me semble que, considéré de près, le coût de cette fin est élevé. Je
ferai l’hypothèse que la raison en est que Prévost réutilise une dernière fois
son module. Certes sous une forme extrêmement dépouillée : ni séduction
récompensée ni stratagème, mais seulement un rival (qui est un homme de
pouvoir ou lié à un homme de pouvoir) et une fuite. C’est un scénario
épuisé, exténué, pourrait-on dire. Mais il permet de mesurer le chemin
parcouru  : Manon ne cède pas, le chevalier se bat courageusement et sort
vainqueur de l’épreuve.
 
Je traiterais volontiers de la même manière l’épisode du prince italien.
Des  Grieux soupçonne un inconnu, un prince italien, d’avoir des vues sur
Manon. L’attitude étrange de cette dernière lui fait passer une nuit
d’inquiétude. Au matin, Manon le coiffe avec soin. Le prince se fait
annoncer. Manon prend un miroir, traîne des Grieux de force jusqu’à la
porte, présente au prince son amant et le miroir et lui dit  : «  Faites la
comparaison vous-même  » (p.  253). On sait que ce curieux épisode a été
ajouté – et ce savoir est celui de tout lecteur : je l’ai rappelé, l’information
figure en note à l’« Avis de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité ».
Cet épisode ne raconte nulle tromperie réelle, mais est bel et bien fondé sur
une tromperie possible. S’il fallait montrer que Manon est espiègle, qu’elle
aime jouer et rire, il y avait sans doute de multiples façons de le faire. Ce
que je veux simplement souligner est que Prévost reprend une forme
minimale de son module  : un séducteur, une (pseudo-)tromperie, un
stratagème. Nous avons bien affaire, pour la totalité du roman, à une
architecture modulaire.
L’effet corps pur
Les composants génériques (régime comique, régime sérieux ou
tragique), stylistiques ou rhétoriques (délibération, persuasion, conseil,
accusation, négociation…), thématiques (lieux parisiens ou provinciaux,
prisons, mais aussi bien l’argent, l’amour, la vertu, le plaisir, le salut) sont
fortement identifiés. À mesure que l’on progresse dans sa lecture, le roman
prolifère en discours hétérogènes.
De la même manière, bien que la grande dynamique d’un récit
picaresque entraîne le tout, le récit reste fait d’une série de séquences bâties
sur le même schéma, donc très nettement perceptibles  : les séquences ont
des frontières bien définies et, sur le plan syntagmatique, leurs éléments
(menace, tromperie, échec, prison, fuite) ont une identité forte.
La dynamique picaresque ne suffit pas à donner à l’ensemble d’un récit
à ce point proliférant, d’un récit aux multiples facettes, une cohésion. A
priori, un tel mélange n’est pas stable. Si la construction est modulaire, le
résultat obtenu sera un mélange irrémédiablement hétérogène, dont les
composants resteront à la lecture identifiables, et en tout cas perceptibles.
Pour dire les choses autrement, pas de fondu. On n’est pas dans une
esthétique classique.
 
Pas de corps pur, c’est l’évidence, mais reste la question : un effet corps
pur est-il possible ? Est-ce que, saisis sous un certain angle, les composants
du roman viennent à disparaître comme tels  ? On retrouve le jeu des
dominantes. Un certain nombre d’éléments, en effet, par leur disposition,
par leur rhétorique particulière pèsent sur le roman, lui font comme une
ombre qui atténue les contours.
Revenons à la première vision de Manon.

Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six à six par le milieu du corps,
il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa
condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du
premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits
l’enlaidissaient si peu que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle
tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre,
pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait
pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de
modestie (p. 146-147).

Nous avons vu combien ce spectacle pèse sur la totalité du récit. Pour


poursuivre l’analogie proposée par l’épigraphe de ce chapitre, cette ombre
risque d’empêcher de considérer les environs. C’est l’enjeu de ce roman.
Avec la première grande séquence, il s’ouvrira à la diversité des
interprétations. À mesure que le lecteur progressera dans sa lecture, il verra
une Manon étrange, menteuse, sincère, sans scrupules, innocente, rieuse ; il
verra un des  Grieux niais, rusé, menteur, capable de tordre les faits pour
obtenir ce qu’il veut, un des Grieux double, inquiétant et inquiet, de plus en
plus lucide, conscient de sa déchéance, pathétique, touchant  ; il lira des
scènes de comédie ; il traversera des passages qui lui sembleront inutiles ou
dont, comme en rêve, il ne comprendra pas la fonction :

À peine avions-nous marché cinq ou six minutes, qu’un homme, dont je ne


découvris point le visage, reconnut Lescaut. Il le cherchait sans doute aux
environs de chez lui, avec le malheureux dessein qu’il exécuta. C’est
Lescaut, dit-il en lui lâchant un coup de pistolet ; il ira souper ce soir avec
les anges. Il se déroba aussitôt. Lescaut tomba sans le moindre mouvement
de vie (p. 237).

Ainsi Lescaut, qui a assumé le pire, disparaît-il dans la rue. Et puis plus
rien.
Mais quand le récit de des  Grieux rejoindra le moment où, pour
Renoncour, l’histoire a commencé, c’est la même vision qui reviendra :

Ah ! les expressions ne rendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur !
Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps,
assise sur quelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur
un côté de la voiture, le visage pâle et mouillé d’un ruisseau de larmes qui
se faisaient un passage au travers de ses paupières, quoiqu’elle eût
continuellement les yeux fermés. Elle n’avait pas même eu la curiosité de
les ouvrir lorsqu’elle avait entendu le bruit de ses gardes, qui craignaient
d’être attaqués. Son linge était sale et dérangé, ses mains délicates exposées
à l’injure de l’air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de
ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement
inexprimables (p. 307).

Il s’agit en effet de retrouver l’image du début. Mais dire que cette image
revient ouvre une étrange perspective. Il n’y a certes rien de surprenant à ce
que le portrait de Manon aux fers qu’a vu Renoncour coïncide avec celui
qu’a vu des Grieux. Il reste que, d’une certaine manière, la différence
Renoncour  /  des  Grieux est alors neutralisée  : les deux disent la même
chose. Rappelons-nous : des Grieux avait déjà commencé son récit comme
Renoncour avait commencé le sien. Des  Grieux finit comme Renoncour a
commencé. Le bouclage formel est parfait. Le récit proliférant du chevalier
est achevé, il se résout en une image.
Pour en arriver là, il a fallu simplifier le récit, le dépouiller au
maximum. Nous avons vu que les séquences ne cessent de se compliquer
jusqu’à la fuite qui ferme la troisième (ou la deuxième, selon la perspective
choisie). Complexification jusqu’au départ pour l’Amérique, donc, puis
simplification drastique une fois la boucle bouclée. Il fallait retrouver une
forme d’univocité qui caractérisait le début et cela passait évidemment par
un exercice de dépouillement. À partir du moment où des  Grieux va
demander au gouverneur l’autorisation d’épouser Manon (donc avant la
séquence Synnelet), tout s’accélère et la suite du récit va être pratiquement
sacrifiée :

Je crains de manquer de force pour achever le récit du plus funeste


événement qui fût jamais (p. 318).
Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue (p. 325).
Après ce que vous venez d’entendre, la conclusion de mon histoire est de si
peu d’importance, qu’elle ne mérite pas la peine que vous voulez bien
prendre à l’écouter (p. 328).

On comprend pourquoi la dernière séquence s’exténue.

1. Abbé Prévost, Manon Lescaut, éd. Frédéric Deloffre et Raymond Picard,


Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2014, p. 178. Toutes les références
au roman renverront à cette édition.
2. Erich Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1968, p. 549-550.
3. Montesquieu, Spicilège, no 578.
4. Charles Mauron, « Manon Lescaut et le mélange des genres », dans L’Abbé
Prévost. Actes du colloque d’Aix-en-Provence, 20 et 21 décembre 1963, Aix-
en- Provence, Ophrys, 1965. Charlène Deharbe a récemment repris la
question en s’interrogeant sur la présence de modèles théâtraux comique et
tragique dans Manon Lescaut (Du théâtre au récit de soi dans le roman-
e
mémoires du XVIII  siècle, Leiden-Boston, Brill-Rodopi, 2016, p. 219 s.).
CHAPITRE III

De loin / de près

(Stendhal)

« Dans le pays où je vais […], je ne trouverai guère de soirées


comme celle-ci, et pour passer les longues heures du soir je
1
ferai une nouvelle de votre histoire . »

La Chartreuse de Balzac
Balzac aurait-il aimé être l’auteur de La Chartreuse de Parme ? On peut
en douter. Du moins a-t-il écrit sa Chartreuse en commentant celle de
Stendhal. Et l’une va nous aider à lire l’autre.
Commençons en effet par essayer de passer La Chartreuse de Parme au
filtre d’une grille de lecture et nous examinerons ensuite ce qui n’est pas
passé. En d’autres termes, nous obtiendrons avec la première opération un
texte plus ou moins cohérent et lisible et il nous restera vraisemblablement
de quoi en fabriquer un autre, si nous avons beaucoup de chance, ou
quelques autres, si nous en avons moins. Nous recommencerons alors
l’opération. Le plus difficile viendra à la fin, quand il faudra réunir, relier,
organiser de la façon la plus élégante possible le réseau constitué des
différents textes ainsi obtenus. Il est assez évident que le premier geste est
plus ou moins pertinent, plus ou moins efficace et laissera de côté un plus
ou moins grand nombre d’éléments. Aussi vaut-il mieux commencer avec
une bonne grille. S’agissant de La Chartreuse de Parme, une lecture célèbre
en a été proposée par Balzac. On peut penser que, toute balzacienne qu’est
inévitablement cette lecture, elle n’en est pas moins le fruit d’un regard que
l’on considérera a priori comme averti (« Moi, qui crois m’y connaître un
2
peu   », écrit-il), donc un regard capable de nous faire gagner du temps.
Ainsi le but n’est-il pas d’analyser ici pour lui-même le texte de Balzac,
mais de s’en servir pour commencer à explorer le réseau qu’on devine
complexe de La Chartreuse de Parme.
 
Balzac fait du roman un texte fondamentalement politique :

[M. Beyle] a écrit Le Prince moderne, le roman que Machiavel écrirait, s’il


e
vivait banni de l’Italie au XIX  siècle (p. 622).

Le Prince n’étant pas un roman, ajoutons : « et s’il était romancier ». Quoi


qu’il en soit, tout au long de son article Balzac poursuit et affine cette idée.
Ainsi, après avoir exprimé son admiration pour le personnage de Mosca, en
qui il reconnaît Metternich :

M. Beyle, parti pour peindre une petite cour d’Italie et un diplomate, a fini
par le type du PRINCE et par le type des Premiers ministres (p. 627).

Ce propos ne veut certainement pas dire que ce M. Beyle n’est pas un


grand romancier, un artiste génial, un poète, et plus que cela :
[…] le créer [Mosca], prouver la création par l’action même de la créature,
le faire mouvoir dans un milieu qui lui soit propre et où ses facultés se
déploient, ce n’est pas l’œuvre d’un homme, mais d’une fée, d’un
enchanteur (p. 626).

Balzac admire Beyle pour avoir su créer un monde, le monde où son sujet
(politique) prendra toute sa force, pour avoir écrit une histoire exemplaire et
maîtrisée qui brasse un matériau éminemment complexe. Cela peut-être
nous échappe, à nous qui sommes prompts à dénoncer une lecture
réductrice. Et pourtant, à propos des relations entre Mosca et Rassi :

Le ministre et le fiscal conviennent d’un plan qui leur permet de garder


leurs positions respectives. Il faut vous laisser le plaisir de lire les
admirables détails de cette trame continue où l’auteur mène de front cent
personnages sans être plus embarrassé qu’un habile cocher ne l’est des
rênes d’un attelage de dix chevaux (p. 642).

Ces remarques, donc, pour souligner qu’il n’y a pas lieu de s’indigner que
Balzac, avec sa lecture balzacienne historico-politique, réduise le roman à
un tableau sinon à clés, du moins allégorique, où seraient décrits les rouages
d’une politique dans un état absolutiste. Roman politique, sans doute, mais
au sens où les tragédies de Corneille sont politiques : de grands intérêts, de
grands personnages de pouvoir. Plus généralement, Balzac semble apprécier
dans La Chartreuse ce qu’on peut appeler un grand sujet, son traitement
étant bien entendu, dans l’ensemble, à la hauteur. Et la politique est depuis
toujours l’ingrédient indispensable d’un grand sujet.
Mosca est un «  sublime  », un «  immense caractère  » (p.  626). Sa
supériorité fait de ce livre « un livre aussi profond de page en page que les
maximes de La Rochefoucauld » (p. 634). Il ne s’agit certainement pas d’un
plaidoyer politique, mais d’une construction puissante, et il faut aussi
rendre hommage à Ferrante Palla, personnage secondaire aux « proportions
colossales » (p. 642), à la « hauteur » des passages où il intervient (p. 643).
Ainsi, après son entrevue avec la duchesse  : «  N’est-ce pas beau comme
Corneille de tels dialogues  ?  » (p.  645). C’est encore à son propos que
Balzac parle de «  grands obstacles  » (p.  643). On retrouve le vocabulaire
des dramaturges classiques. Et que dire de l’héroïne, la Sanseverina, cette
« grande femme » (p. 633), cette « statue sublime » (p. 631) ? La scène où
elle adresse un ultimatum au prince est extraordinairement grande,
dramatique, terrible (p.  638). Et quand elle est en proie aux passions, elle
est Phèdre – en mieux.
Ainsi Balzac ne dégrade-t-il en rien le roman quand il le fait passer par
sa grille. Par contre, on peut soutenir, et c’est son propos même, qu’il
choisit, parmi les sujets possibles de La Chartreuse, un sujet. Balzac décrit
longuement les intrigues de la cour de Parme, il se délecte de leur
complexité, alors qu’il passe très rapidement sur Waterloo ou sur l’évasion
de Fabrice. Quand il en vient à des remarques critiques, l’une d’elles touche
l’unité dans la composition, un des «  vrais principes de l’art  », «  la loi
dominatrice  », et c’est pour déplorer que le roman ne se termine pas plus
tôt :

[…] en dépit du titre, l’ouvrage est terminé quand le comte et la comtesse


Mosca rentrent à Parme et que Fabrice est archevêque (p. 654).

Balzac explique, argument décisif, que c’est à ce moment-là qu’on trouve la


morale de l’histoire (un roman politique se devant d’avoir une morale). La
voici :

La grande comédie de la Cour est finie. Elle est si bien finie et l’auteur l’a si
bien senti que c’est en cet endroit qu’il place sa MORALITÉ, comme
faisaient autrefois nos devanciers au bout de leurs fabulations.
« On en peut tirer cette morale, dit-il : L’homme qui approche de la Cour
compromet son bonheur, s’il est heureux ; et, dans tous les cas fait dépendre
son avenir des intrigues d’une femme de chambre. D’un autre côté, en
Amérique, dans la République, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une
cour sérieuse aux boutiquiers de la rue et devenir aussi bête qu’eux ; et là,
pas d’Opéra » (ibid.).

Balzac triche un peu. La frontière qu’il établit ici est floue. Cette
« moralité  » se situe à la fin du chapitre  XXIV. Or, la Sanseverina rentre à
Parme au chapitre  XXIII  ; Fabrice est nommé «  coadjuteur avec future
succession de l’archevêque  » au chapitre  XXV (l’archevêque Landriani ne
mourra d’ailleurs qu’au chapitre  XXVIII, qui est le dernier)  ; enfin, si la
duchesse décide d’épouser Mosca au chapitre  XXIII, elle ne devient
comtesse Mosca qu’au chapitre  XXVII. Balzac fabrique une fin en cousant
ensemble des éléments dispersés. Mais l’important n’est pas là. S’il
considère ce passage comme la morale de l’histoire, c’est évidemment
parce qu’il en a l’allure, la tenue, et vraisemblablement aussi parce que,
dans le roman, il suit immédiatement cette phrase :

Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non
moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette
morale que l’homme qui approche de la cour […] (p. 537).

Cette phrase clôt en effet le récit très détaillé des stratagèmes de la


Sanseverina, puis de Mosca («  ces intrigues de cour  ») destinés à tirer
définitivement Fabrice d’affaire. Et c’est vers ce dernier qu’on va
maintenant se tourner. Au moment du récit désigné par Balzac, Fabrice est
sur le point de se constituer prisonnier à la citadelle, «  trop heureux
d’habiter à quelques pas de Clélia » (p. 537). On peut trouver étrange que
Balzac veuille interrompre ici le fil proprement romanesque, quitte à
précipiter les événements. Mais justement  : terminé, ce que j’appellerai le
roman de cour  ; le roman sentimental commence, et celui-là, Balzac, à
l’évidence, l’apprécie moins. La fin qu’il a fabriquée a sa pertinence.
Nous pouvons, nous, aujourd’hui, être un peu las de ces intrigues
éminemment compliquées, de ces chantages et manœuvres en tous genres
qui sont le propre du roman de cour. Balzac en était au contraire friand.
Mais, après tout, Stendhal ne prétendait-il pas écrire pour des lecteurs à
venir plutôt que pour un contemporain comme Balzac  ? Retenons en tout
cas que l’histoire de Fabrice semble ici un divertissement par lequel on
échappe à ce que le roman politique peut avoir de fastidieux.
Mais revenons à l’argumentation de notre grand lecteur. Selon lui, si
l’histoire de Fabrice dénature le roman, c’est pour la raison suivante :

Si, sous la pourpre romaine et la tête sous la mitre, Fabrice aime Clélia
devenue marquise de Crescenzi, et que vous nous le racontiez, vous voulez
alors faire, de la vie de ce jeune homme, le sujet de votre livre. Mais, si
vous vouliez peindre toute la vie de Fabrice, vous deviez, vous homme si
sagace, appeler votre livre Fabrice ou l’Italien au XIXe siècle. Pour se lancer
dans une pareille entreprise, Fabrice aurait dû ne pas se trouver primé par
des figures aussi typiques, aussi poétiques que le sont les princes, la
Sanseverina, Mosca, Palla Ferrante. Fabrice aurait dû représenter le jeune
Italien de ce temps-ci. En faisant de ce jeune homme la principale figure du
drame, l’auteur eût été obligé de lui donner une grande pensée, de le douer
d’un sentiment qui le rendît supérieur aux gens de génie qui l’entouraient et
qui lui manque (p. 654).

Nous voilà au cœur du débat. Balzac esquisse ici un roman possible, qui est
un autre roman que La Chartreuse, ou plutôt qui est un des romans de La
Chartreuse. C’est Fabrice, ou le roman de Fabrice, une figure apparemment
moins «  poétique  » que les autres, en tout cas trop médiocre pour tenir le
premier rôle d’un roman politique (et donc aussi poétique). Ainsi ce roman-
là existe-t-il bel et bien, y compris pour Balzac, et si même on supprimait la
fin du roman actuel il en resterait des traces tout à fait visibles.
Balzac choisit donc la Sanseverina, Mosca, Ferrante Palla et les princes,
grands acteurs d’une intrigue de cour et d’un roman politique. C’est
indiscutablement une cohérence, mais cette préférence ne le rend
absolument pas aveugle aux jeux de l’amour, de la passion, de la jalousie.
En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que La Chartreuse reprend
l’inévitable chaîne que l’on connaît : A aime B qui aime C qui aime D. Ou
Mosca aime Gina qui aime Fabrice qui aime Clélia. À partir de là, on peut
éclairer soit un premier jeu de rapports amoureux  : Mosca aime Gina qui
aime Fabrice ; soit un second : Gina aime Fabrice qui aime Clélia. C’est le
type de structure où l’on a nécessairement du principal et de l’accessoire.
Le choix de Balzac le conduit logiquement à considérer que, sur ce plan,
l’histoire est essentiellement celle d’une femme entre deux hommes, la
Sanseverina entre Mosca et Fabrice, alors que, quoi qu’il fasse, Stendhal la
pose comme celle d’un homme entre ou face à deux femmes, Fabrice entre
ou face à la Sanseverina et Clélia. Deux textes sont possibles, sans que nous
rencontrions de difficulté particulière, ce qui ne fait que souligner la
richesse du réseau. Côté Balzac (qui donne ici une version délibérément
édulcorée de sa lecture) :

Faire un personnage noble, grandiose, presque irréprochable d’une


duchesse qui rend un Mosca heureux, et ne lui cache rien, d’une tante qui
adore son neveu, Fabrice, n’est-ce pas un chef-d’œuvre  ? La Phèdre de
Racine, ce rôle sublime de la scène française, que le jansénisme n’osait
condamner, n’est ni si beau, ni si complet, ni si animé (p. 631).

Et côté Stendhal :
Je m’étais dit  : pour être un peu original en 1880 après des milliers de
er
romans, il faut que le héros ne soit pas amoureux au 1  volume, et qu’il y
ait 2 héroïnes 3.

Ce dernier schéma, le schéma Fabrice, marginalise purement et simplement


Mosca, le héros politique, alors que le schéma Sanseverina, lui, marginalise
Clélia. Nous n’avons ici pas de choix à faire, et je n’irai pas plus loin sur le
texte que construit Balzac dans La Chartreuse.
 
Même si le roman selon Balzac est plus riche qu’on ne le reconnaît
habituellement, il reste évidemment de quoi élaborer d’autres textes. Et
d’abord, donc, Fabrice, ou le roman qui a Fabrice pour héros, celui que, me
semble-t-il, nous lisons le plus souvent aujourd’hui. Nous avons vu que
Balzac eût volontiers supprimé le dénouement. Par ailleurs, s’il admire le
grand épisode de la bataille de Waterloo (une « magnifique esquisse » par
laquelle, il le dit en passant, Beyle aurait dû commencer son roman  –
 p. 653) 4, il est remarquable qu’il ne s’y attarde pas. Apparemment, il n’a
rien à en dire, quelques mots lui suffisent :

Le volontaire exalté traverse la Suisse, arrive à Paris, assiste à la bataille de


Waterloo, puis il revient en Italie […] (p. 624).

Balzac expulse littéralement et Fabrice en tant que héros du roman et avec


lui les grandes séquences où il a le premier rôle. Il nous dit clairement
pourquoi. Selon lui, je l’ai rappelé, Fabrice est inférieur aux «  gens de
génie » qui l’entourent. Beyle aurait pu compenser cette infériorité :

[…] dans un drame, une des ressources les plus ingénieuses de l’artiste est
(dans le cas où nous supposons M.  Beyle) de rendre supérieur par le
Sentiment un héros qui ne peut lutter par le Génie avec les personnages qui
l’entourent. Sous ce rapport, le rôle de Fabrice exigerait une refonte. Le
Génie du catholicisme devrait le pousser de sa main divine vers la
Chartreuse de Parme, et ce Génie devrait de temps en temps l’accabler par
les sommations de la Grâce (p. 654-655).

Il est bien vrai que l’auteur n’est pas allé dans ce sens, n’a pas tiré le
« Sentiment » de ce côté, n’a pas grandi le roman sentimental inscrit dans
La Chartreuse en lui insufflant du religieux.
La question n’est plus  : y a-t-il (au moins) deux programmes dans ce
roman (les aventures de la duchesse Sanseverina et l’histoire de Fabrice) ?
Il y a assurément (au moins) deux programmes. Voir, sous la plume de
Stendhal, le premier :

L’aimable nièce du chanoine avait connu et même beaucoup aimé la


duchesse Sanseverina, et me prie de ne rien changer à ses aventures,
lesquelles sont blâmables (Avertissement, p. 142),

et le deuxième :

[…] nous avons commencé l’histoire de notre héros une année avant sa
naissance (p. 150-151).

La question est  désormais  : comment s’articulent ces programmes  ? et si


l’on trouve des connexions, comme il est a priori probable, comment peut-
on sous-estimer à ce point « l’histoire de Fabrice » ?
Pour répondre à ces questions, le mieux sera sans doute de commencer
par s’intéresser aux deux grandes séquences négligées par Balzac, Waterloo
et celle qui conduit au dénouement. Mais il faut d’abord présenter le héros
qui n’en est pas un.
« Par exemple »
S’il est ridicule de prendre le Pirée pour un homme, il ne l’est pas de
prendre une chartreuse, fût-elle de Parme, pour une nonne, d’autant que
l’auteur de cette œuvre fameuse au drôle de titre ne nous aide guère. Il est
assez difficile, en effet, de savoir de quoi l’on parle dans ce roman  ; du
moins, pour le comprendre, faut-il le temps de s’habituer à d’étranges
manières. Les voici.
On commence par me donner aimablement un Avertissement. Le propos
est assez compliqué, mais enfin j’apprends que l’on va me raconter les
aventures de la duchesse Sanseverina, agrémentées de quelques intrigues
qui eurent lieu à la cour de Parme « du temps que la duchesse y faisait la
pluie et le beau temps  » (p.  141). Je ne sais pas très bien qui parle, mais,
quant au « sujet », cela s’annonce plutôt clairement. J’ignore si je vais lire
une version moderne du Prince, mais je sais que je vais lire quelque chose
comme un roman de cour.
Armé du petit guide que l’on m’a donné, j’entreprends ma lecture et
mon voyage en Italie. Au commencement de ce monde, donc, était l’entrée
de Bonaparte à Milan. Ce n’est pas encore Parme, mais c’est déjà l’Italie.
Ici, une série d’anecdotes amusantes, brillamment rapportées. On ne
s’interdit pas de mettre en scène un individu  : par exemple ce «  jeune
peintre en miniature, un peu fou, nommé Gros » (p. 144). Amusant pour un
peintre en miniature de s’appeler Gros, et d’ailleurs le texte semble insister :
ledit Gros caricature le «  gros archiduc  », car l’archiduc «  de plus était
énorme » (je souligne). Mais revenons aux choses sérieuses. Quand, un peu
plus loin, je vois arriver un lieutenant français «  nommé Robert  », je n’ai
aucune raison de penser qu’il ne s’agit pas d’une anecdote de plus.
D’ailleurs, remarquez comment est introduit ce récit :
Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches ; ils
avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant, nommé
Robert, eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo
(p. 145, je souligne).

En effet, je n’y suis pas encore : ce n’est qu’un « exemple ». À Robert (qui,
comme Gros, a peut-être d’ailleurs réellement existé) peut se substituer
n’importe quel officier français. L’Avertissement m’a donné un nom
(«  Sanseverina  ») qui n’est pas «  del  Dongo  ». De toute façon, cette
del Dongo est marquise, et ma Sanseverina est duchesse. La personne dont
j’ai entendu parler ne semble pas devoir faire ici son entrée. Et puis Parme ?
Où donc est Parme  ? Mais voilà que ledit Robert a un échange avec le
narrateur : « De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenant
Robert […] » (p. 146). Très curieux, pour un « exemple ». Et voilà surtout
que le récit du dénommé Robert prend de l’ampleur. Lecteur averti et
sagace, j’y vois un signe. Je suis prêt à corriger ma première impression, à
donner de l’importance à ce Robert. Mais toujours pas de Sanseverina :

[…] la marquise […] avait envoyé prendre au couvent où elle était


pensionnaire en ce temps-là, Gina del Dongo, sœur de son mari, qui fut
depuis cette charmante comtesse de Pietranera […] (p. 146-147).

Je suis travaillé par le doute  : j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une
petite histoire pour donner le ton, puis j’ai pu penser (adresse au narrateur,
longueur du récit) que j’entrais (même si c’était de biais) dans l’intrigue
principale. Je dois maintenant en revenir. Le «  qui fut depuis  », en
annonçant une suite plus ou moins lointaine, exclut tout à fait que Gina ait
eu encore un autre nom que del  Dongo et Pietranera. Deux, c’est banal  ;
trois, ce serait trop  ; y a-t-il des romanciers sérieux qui donneraient trois
noms à une héroïne  ? En tout cas, si Gina del Dongo, future comtesse,
devait devenir la duchesse Sanseverina, c’est assurément là qu’on me
l’aurait dit (j’ai mes lettres). La jeune fille est donc connue (aujourd’hui
encore, j’ai tout lieu de le supposer) sous le nom de Pietranera. Et
l’anecdote, si anecdote il y a, se clôt en effet de la façon suivante, si du
moins clôture il y a :

L’histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Français ; au
lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on
les aima (p. 148, je souligne).

Robert retrouve sa qualité d’exemple, et l’on retourne à la description du


climat général et au récit de la suite des événements historiques. Ce que
vient de gagner Robert en universalité (il est comme « tous les Français »),
il l’a évidemment perdu en crédibilité personnelle.
L’affaire semble réglée  : l’«  action  » n’est pas encore engagée. Mais
non. Le marquis del Dongo est de retour deux pages plus loin. Décidément
les del Dongo pèsent sur ce récit. Serais-je dans le sujet ? Sans doute. De
retour aussi, Gina, la jeune sœur du marquis, qui semble décidément
appelée à un grand destin romanesque, mais non à se nommer « duchesse
Sanseverina », même si elle troque alors son nom pour un autre, celui que
j’attendais (car je suis attentif)  : «  et bientôt elle fit la folie d’épouser le
comte Pietranera ».
Eh bien, je prendrai patience. Et je suis récompensé. Deux pages plus
loin, enfin une bonne nouvelle :

Nous avouerons que, suivant l’exemple de beaucoup de graves auteurs,


nous avons commencé l’histoire de notre héros une année avant sa
naissance. Ce personnage essentiel n’est autre, en effet, que Fabrice
Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit à Milan (p. 150-151).
J’y suis. Sans héroïne, donc, mais avec un héros. Il se montre vite assez
attachant, d’ailleurs, pour que je m’en contente. Il me faudra attendre le
chapitre  VI et l’arrivée du duc Sanseverina-Taxis avec ce qui s’ensuit pour
que je comprenne enfin qui est la duchesse Sanseverina (p.  236  s.). Cela
n’en fait pas pour autant l’héroïne du roman. J’attendrai encore. Quant à la
chartreuse…
 
Problème : l’auteur nous trompe-t-il ou se trompe-t-il ? calcul habile ou
négligence ?
Deux questions pour en traiter. D’abord  : un héros ou une héroïne  ?
Respectant l’auteur, je ne peux que répondre pour le moment  : ni
Sanseverina, ni Parme, mais Fabrice et Milan. Seconde question  : cela
m’importe-t-il vraiment  ? Ce n’est pas si sûr. Devant quel type d’histoire
suis-je, en effet  ? Ma première impression est que je n’ai pas affaire à un
grand récit fonctionnel, mené de main de maître. Plutôt un récit morcelé,
hésitant, digressif, soumis à une Histoire agitée, parcourue de soubresauts,
ce dernier trait étant peut-être la raison des autres.
Voyez plutôt, dans ces mêmes pages. En 1796, les Français entrent à
Milan. Joie, bonheur, plaisir. Moins de trois ans plus tard, les Français sont
chassés de Milan. Tristesse, malheur, ennui  : «  Alors commença cette
époque de réaction et de retour aux idées anciennes  […]  » (p.  150). Puis
retour des Français : « [Bonaparte] entra dans Milan […] figurez-vous tout
un peuple amoureux fou » (p. 151). Mais, quatorze ans plus tard, le marquis
del  Dongo «  eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes
rentrer dans Milan » (p. 158). La fortune des del Dongo subit évidemment
les mêmes malheurs et les mêmes bonheurs, selon les cas. On arrive à
Milan, on quitte Milan, on y revient, on en repart. Plaisir, tristesse ; grâces,
disgrâces ; ou plutôt, la famille étant divisée, plaisir des uns et tristesse des
autres, puis l’inverse, etc. Considérons provisoirement cette alternance
comme une matrice  : il faut bien s’accrocher à quelque chose… Avec un
récit mené de cette manière, il est probable que nous ne pourrons guère
faire mieux.
 
Tout deviendra un peu plus clair, pourtant, quand nous serons vraiment
entrés dans l’univers romanesque de La Chartreuse, mais le sentiment
pourra persister d’un double intérêt. Une preuve de la concurrence de
Fabrice et de Gina, c’est que, après la grande séquence Waterloo, nous
avons une longue analepse où nous est racontée l’histoire de Gina pendant
que Fabrice était en France, sa rencontre avec Mosca et ce qui s’ensuit. En
voici le début (nous commençons le chapitre VI) :

[…] à son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse


Pietranera comme un bel étranger qu’elle eût beaucoup connu jadis. S’il eût
parlé d’amour, elle l’eût aimé […] (p. 224).

Et, quelques lignes plus loin :

La comtesse, qui se promenait dans son salon, s’arrêta devant une glace,
puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le cœur de
Mme  Pietranera était attaqué d’une façon sérieuse et par un singulier
personnage (p. 225).

Ici commence le retour en arrière dont je viens de parler et à la faveur


duquel on nous raconte le début des amours de Mosca et Gina, le mariage
de Gina avec le duc Sanseverina-Taxis, son entrée éclatante à la cour de
Parme. Nous avons affaire à une sorte de rattrapage et sommes autorisés à
considérer que le roman a deux grandes entrées successives qu’il est
possible de lire en parallèle, l’une avec Fabrice à Waterloo, l’autre avec
Gina à Milan.
 
Si nous gardons cette disposition, avec deux entrées, il est intéressant
d’aller voir plus loin comment s’opère la reprise (quand on revient à
Fabrice).
– D’abord, ceci, qui est une sorte de bilan :

Tout souriait à la duchesse ; elle s’amusait de cette existence de cour où la


tempête est toujours à craindre ; il lui semblait recommencer la vie (p. 245).

– Puis, paragraphe suivant, qui amorce la reprise côté Fabrice :

Au sud-est, et à dix minutes de la ville, s’élève cette fameuse citadelle si


renommée en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de haut
et s’aperçoit de si loin (p. 246).

– Et enfin une page plus loin, la confirmation :

Le comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une belle époque de sa vie, et
elle eut une influence décisive sur les destinées de Fabrice. Celui-ci était
toujours à Romagnan, près de Novare […] (p. 247).

Ainsi, en deux pages, nous lisons la fin de la séquence Gina / Mosca, nous


découvrons l’ombre de la tour Farnèse et nous retournons à Fabrice
(«  toujours à Romagnan  »). La mention de la tour, à ce point du récit,
conforte notre lecture et notre hypothèse. Remarquable bifurcation et
superbe transition  : la duchesse profite d’ailleurs de son pouvoir sur le
prince en faisant gracier un prisonnier  –  qui se trouve être «  un demi-
coquin ». Une « répétition », en quelque sorte, de ce qui va être joué. Les
fils se nouent à cet endroit précis, tout se met en place, mais nous gardons
bien deux perspectives.
Les articulations resteront visibles. Par exemple, beaucoup plus loin
dans le roman, ce lien entre les mésaventures de Fabrice et les intrigues de
la duchesse à la cour de Parme :

Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa


prison, tout au faîte de la citadelle de Parme ; on le garde bien, et nous l’y
retrouverons peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper avant tout
de la Cour, où des intrigues fort compliquées, et surtout les passions d’une
femme malheureuse vont décider de son sort (p. 391, je souligne).

Quant à la Chartreuse de Parme, il faudra patienter jusqu’au bout : elle


ne sera nommée que quelques lignes avant la phrase justement fameuse qui,
ultimement, semble rendre la première place à l’ex- duchesse Sanseverina
et nouvelle comtesse Mosca, et donner la seconde à Fabrice, relégué dans
une incidente :

La comtesse en un mot réunissait toutes les apparences du bonheur, mais


elle ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne
passa qu’une année dans sa Chartreuse (p. 597).

Qu’on passe d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre (« et pendant
ce temps Fabrice », « revenons à la cour », etc.), rien n’est plus banal. Ce
qui l’est moins c’est que, d’une part, nos deux personnages (Gina et
Fabrice) sont le plus souvent séparés, dans des situations et des lieux
différents, et que, d’autre part, le récit a des régimes largement identifiables
et différents selon les situations et les lieux (mésaventures vs intrigues de
cour).
Y a-t-il eu une bataille à Waterloo ?
Waterloo, c’est le côté de chez Fabrice, mais aussi l’ouverture du roman
(selon la lecture linéaire) ou l’une de ses deux ouvertures (selon la structure
que je viens d’esquisser). En tout cas, l’épisode s’inscrit évidemment dans
le prolongement de l’épopée napoléonienne qui illumine tout son début.
Si une ouverture a pour fonctions d’apporter l’information nécessaire
(fonction d’«  exposition  ») et de mettre en place un régime dominant (on
pourrait parler de fonction d’«  orientation  »), on considérera que La
Chartreuse va relever très largement du récit historique : un cadre politique,
une information sur les partis en présence, une remarquable discrétion des
personnages de fiction, dont on attend assez longtemps l’arrivée. Et
d’ailleurs, sur les del  Dongo, l’information est d’abord fragmentée,
éparpillée et strictement soumise au récit historique. On n’est pas dans la
rhétorique de l’historien classique (pas ou peu de scènes, pas de discours,
réduction drastique des tableaux et des portraits), mais bien dans l’Histoire,
une Histoire traitée sur un mode presque exclusivement narratif, avec des
anecdotes brillantes, des pointes, des échappées vers une poétique de
l’éclat. Mosca, qui est un expert, lâche ce mot à l’archevêque qui vient de
faire un portrait vif et brillant : « – Tudieu, monseigneur, […] vous peignez
comme Tacite  » (p.  404). Il n’est pas sûr que l’archevêque mérite le
compliment, mais cette identification d’un style a du sens. Plus près de
nous : « on renversa leurs statues, et tout à coup l’on se trouva inondé de
lumière  » (p.  144). Non, ce n’est pas du Rimbaud, mais du discours
politique façon Stendhal  : il s’agit des Lombards qui se libèrent de la
continuation du despotisme de Charles Quint et Philippe  II. Régime
historique, donc, mais, vu la manière et quoi qu’il en soit, ce régime
historique du texte est a priori tout à fait compatible avec un certain type de
régime romanesque. Cette compatibilité est formelle, c’est-à-dire que
l’agencement du récit historique exhibe une forme que pourra réutiliser sans
difficulté particulière un récit romanesque. L’ouverture de La Chartreuse
met ainsi en scène la succession des sentiments contraires des Milanais  :
heurs et malheurs des Milanais, si l’on veut. Le récit qu’on nous en fait ne
vise pas la synthèse, il se plaît au contraire à l’alternance. Je vois là une
forme simple de dramatisation (renversement de fortune). Cette structure
conviendra fort bien à un récit romanesque qui raconterait les heurs et
malheurs, les aventures et mésaventures de son héros.
Quand Fabrice entre en scène, le discours historique en général et
politique en particulier s’assourdit fortement. On a affaire à une poussée du
romanesque et à une nouvelle hiérarchie, le discours historique passant au
second plan. Rien d’étonnant : la scène romanesque se peuple, des intrigues
possibles s’esquissent. Par ailleurs la fragmentation du discours va
s’accentuant. Mais la continuité formelle reste remarquable  : le discours
historique se dispersait déjà en anecdotes, le discours romanesque, qui
relève manifestement d’une esthétique du trait, poursuit en s’appuyant sur
la série, le défilé, une écriture du détail.
 
Ces séries méritent qu’on s’y intéresse. J’ai noté plus haut les
soubresauts de l’Histoire, les heurs et malheurs des Milanais et des
del Dongo, et proposé de considérer cette alternance comme une matrice, de
fait un pis-aller. Mais, si matrice il y a, maintenant que nous sommes entrés
dans le roman, il faut voir de plus près, quitte à revenir sur une première
impression.
Je distinguerai plusieurs séries.
– La première en effet est nourrie par les va-et-vient des Français : ils
arrivent, ils repartent, ils reviennent, et c’est la chute et la dernière aventure
de Napoléon.
– Une deuxième série serait celle du marquis del Dongo : il est parti dès
l’arrivée des Français, il revient quand il comprend que le danger n’est pas
celui qu’il pensait (p.  147), mais «  contrarié de voir tant de gaieté  », il
repart à Grianta (p.  148)  ; après la défaite des Français, il est de retour à
Milan ; après Marengo, il s’enfuit de nouveau à Grianta (p. 151) ; à la chute
de Napoléon, il revient à Milan (p. 158), mais, « injustice atroce », il n’est
pas récompensé comme il le mérite de ses loyaux services. Où l’on voit que
le marquis s’agite plus vite que les troupes françaises ne se déplacent.
– Troisième série : Gina. Au début on va la chercher dans son couvent
et on la conduit à Milan. Elle y reste, se marie, suit son époux et part avec
les troupes françaises. Retour des Français : Gina brille à la cour du prince
Eugène (p.  152). Après la chute de Napoléon, mort de son mari,
retournement de fortune, Gina reste à Milan, dans la gêne, jusqu’à ce
qu’elle accepte d’aller chez son frère à Grianta. Tout cela va moins vite.
–  Il faut enfin ajouter que, à mesure qu’on avance, l’intrigue
romanesque prend de plus en plus de place : d’abord, de courtes séquences
informatives sur les del  Dongo, elles s’allongent avec le récit de Robert,
puis c’est l’entrée en scène de Fabrice (à Grianta, à Milan, et de nouveau à
Grianta) et le début d’un récit plus complexe tourné vers les del Dongo, ce
qui n’empêche pas la suite du jeu des autres séries. De ce point de vue, pas
de va-et-vient, mais une progression.
Voilà qui donne un récit un peu confus au premier abord, mais très
rapide, plein de surprises et, somme toute, très structuré dans son désordre :
la clé est dans cette superposition de lignes narratives, en interaction les
unes avec les autres et sur lesquelles on progresse à des vitesses différentes.
 
Cette curieuse technique de composition a mis en place le régime
proprement romanesque. Nous allons la retrouver. Notons sans attendre
qu’elle est discrètement investie d’une thématique que nous retrouverons
aussi  ; Grianta, c’est certes un «  magnifique château  » (p.  148), mais qui
avait été une place forte imprenable, derrière ses hauts murs  ; c’est un
« palais formidable » (p. 153) où la vie est triste. Bref, pour Fabrice et Gina,
ce château est une prison (avec une vue magnifique, évidemment). Et
lorsque le jeune Fabrice, en chef de bande, va ouvrir, la nuit, les cadenas qui
attachent les bateaux au bord du lac, cela ressemble tout à fait à une
évasion.
Une composition sur ce thème, voilà en effet qui donne excellemment le
ton du roman.
 
Avec le retour de l’épopée napoléonienne, aurons-nous un retour du
discours historique  ? De fait, la séquence Waterloo voit s’épuiser le
commentaire, qu’il soit historique, politique ou moral. Et non seulement ce
commentaire est rare, mais, quand il se manifeste, il n’est plus pris en
charge par la voix autorisée du narrateur. C’est Fabrice qui, à l’occasion,
commente. Ainsi, lors de la déroute, alors qu’une poignée de soldats fuient
avec leur caporal et qu’ils ne veulent pas entendre qu’ils sont « comme des
moutons qui se sauvent » :

Voilà qui est fort ! pensa notre héros ; j’ai déjà remarqué cela chez le vice-
roi à Milan ; ils ne fuient pas, non ! Avec ces Français il n’est pas permis de
dire la vérité quand elle choque leur vanité (p. 192).

Profonde réflexion, pour un « étourdi ». À noter un peu plus haut, à propos


d’un quiproquo dont il se tire à son avantage  : «  Il se croyait un petit
Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier » (p. 183).
 
Ainsi, la séquence Waterloo, historique par nature, se trouve être
paradoxalement vidée de tout commentaire historique autorisé, en ce
qu’elle est exclusivement une séquence Fabrice. Waterloo, c’est en effet
d’abord une restriction de champ sur Fabrice  : pas d’autres del  Dongo,
l’Italie est loin, il n’intervient aucun nouveau personnage qui soit appelé à
jouer un rôle dans la suite du roman. Fabrice est ballotté au gré de la
bataille, ce qui est inconfortable, et nous sommes ballottés au gré de
Fabrice, ce qui n’est pas mieux. «  Là commencèrent les malheurs de
Fabrice  » (p.  169). Il y a peu, on nous a dit qu’il était le héros. Retenons
donc cette façon de caractériser ici le roman : La Chartreuse de Parme ou
les Malheurs de Fabrice.
Si l’Histoire déserte, la fiction prend-elle le relais avec ses propres
ressorts ? Y a-t-il un fil dramatique auquel nous pourrions nous raccrocher ?
Sans doute peut-on en trouver un, mais il est extrêmement fragile et ténu.
L’action est essentiellement historique. C’est un comble. Or, l’Histoire,
comme l’empereur, passe à l’horizon  : inutile d’insister sur le fait que
Fabrice n’est pas un bon témoin  : «  […] ce qu’il avait vu, était-ce une
bataille, et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo  ?  » (p.  209).
J’ajoute que non seulement Fabrice ne voit pas l’empereur, mais que, de
toute façon, rien n’indique que le moment où Napoléon passe soit un
moment décisif de la bataille. Strictement, il s’agit du moment où Fabrice
aurait pu apercevoir l’empereur, et c’est tout. Je parlerais de «  pseudo-
sommet dramatique  ». En vérité le seul élément dramatique, au sens où
l’épisode Waterloo s’inscrit dans l’intrigue romanesque, c’est bien sûr,
moins d’une page plus loin, le passage suivant :

Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’était plus avec le


maréchal Ney  ; le général qu’ils suivaient était grand, mince, et avait la
figure sèche et l’œil terrible.
Ce général n’était autre que le comte d’A…, le lieutenant Robert du 15 mai
1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo ! (p. 184-185).

Mais, de même que l’action historique, l’intrigue privée est congédiée et


disparaît au loin. Là encore, inutile d’insister. Notons simplement
qu’appeler Fabrice « Fabrice del Dongo » est rare, réservé à des situations
particulières et à des échanges en discours direct. Ici, vraisemblablement, le
narrateur parle pour Robert. Ce n’est pas sans une certaine solennité que la
séquence Waterloo se fait une (petite) place dans l’intrigue. Il y a un
mystère de cet épisode, long et remarquable, mais profondément autonome.
Si l’on avait voulu faire de Waterloo l’origine des déboires de Fabrice,
menacé pour s’y être trouvé, obligé de se cacher, il n’était pas nécessaire
que la séquence fût si longue, ou bien il était possible que le héros y
participât plus activement. Et si l’on veut soutenir au contraire que, bien
qu’il n’ait rien fait, rien vu à Waterloo, Fabrice va être poursuivi comme un
traître, un libéral, voire un héros de la bataille, par une superbe ironie du
sort, alors l’épisode, tel qu’il est traité, reste extrêmement coûteux.
Les deux événements, Napoléon et le comte d’A…, sont explicitement
rapprochés et par leurs places et par leurs formulations. Pour le premier  :
«  Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros  !  »
(p. 184) ; pour le second : « Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del
Dongo  !  » (p.  185). Mais peut-on parler d’événements, justement  ?
Occasions manquées pour « notre héros », bien sûr, mais aussi pour le récit
lui-même, en quête d’une formule dramatique.
Il reste qu’un critique un peu exercé trouvera toujours de quoi nourrir
l’intrigue ou, au moins, de quoi « dramatiser » la séquence. Par exemple, un
enchaînement tension  /  sommet dramatique  /  détente, ou bien une trame
émotionnelle enchantement / déception. Voyons donc ce qu’il en est.
 
Sur le fond du désordre de la bataille, quelques éléments sont mis en
lumière. C’est par exemple la litanie de Fabrice, «  je veux me battre  »
(puisqu’il pourrait bien s’agir d’une bataille) :

« je veux me battre et suis résolu d’aller là-bas vers cette fumée blanche »
(p. 175) ;
« Mais je veux me battre » (ibid.) ;
«  Au contraire, je veux me battre tout de suite  » («  Tu te battras demain,
mon petit », vient de lui dire la cantinière, comme on parle à un enfant qui
fait un caprice – p. 176) ;
« Il faut que je me batte » (p. 188) ;
« Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi » (p. 189, je
souligne).

Et il va se battre, cet heureux Fabrice. Disons qu’il va tuer un ennemi,


comme « à l’espère », à la chasse à l’ours (ibid.). Si l’on peut admettre qu’il
s’est en effet battu à ce moment-là, il faut bien reconnaître que c’est
sensiblement après le sommet dramatique historique (le passage au loin de
l’empereur – p. 184) et le point de capiton dont j’ai parlé (la rencontre avec
Robert – ibid.). Pas de coïncidence, donc, mais au contraire, en toute
rigueur, une dispersion des points de forte intensité.
À ces « moments » de la bataille telle qu’elle est vécue par Fabrice, il
faut encore ajouter le baptême du feu. Il s’inscrit lui-même dans une série
(il faudrait dire « dans sa série »), celle du symbole même de la bataille, de
ce qui doit la rendre « réelle », le canon et la fusillade :

« Fabrice entendit le bruit du canon » (p. 172) ;


« Sur les 5 heures, il entendit la canonnade ; c’étaient les préliminaires de
Waterloo » (p. 173) ;
« De temps à autre le bruit du canon semblait se rapprocher » (ibid.) ;
le canon, la fumée blanche (les feux de peloton) (p. 174) ;
la fumée blanche (p. 175) ;
les feux de peloton (ibid.) ;
« le bruit du canon redoubla » (ibid.) ;
«  Le bruit du canon redoublait et semblait s’approcher. Les coups
commençaient à former comme une basse continue ; un coup n’était séparé
du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui
rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de
peloton » (p. 176) ;
«  le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les côtés  », une fumée
blanche (p. 177) ;
« À ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit de biais,
et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de
côté et d’autre comme rasées par un coup de faux » (p. 178).
« “Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il
avec satisfaction. Me voici un vrai militaire” […] notre héros comprit que
c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau
regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la
batterie à une distance énorme […]  ;  il n’y comprenait rien du tout  »
(p. 181).

Incontestablement, nous avons là un ensemble de repères et une


organisation linéaire. Un signal («  les préliminaires de Waterloo  »), un
grondement qui enfle, des coups qui finissent par former une basse continue
et, sur cette basse, les feux de peloton. Le baptême du feu de Fabrice est à
l’évidence l’aboutissement de la séquence. Mais, cette fois non plus, nous
ne trouvons pas de coïncidence avec d’autres temps forts qui puisse
cautionner l’existence d’une ligne dramatique perceptible.
Nous en verrons d’ailleurs encore, de ces temps forts. Et c’est justement
leur multiplication qui ruine nos efforts pour trouver un équilibre
quelconque. La séquence Waterloo n’a pas de sommet dramatique. Plus
précisément, nous en sommes réduits à constater qu’un moment de la
séquence, et un seul, est marqué (le passage de l’empereur et celui de
Robert, c’est-à-dire notre pseudo-sommet dramatique) et que, pour le reste,
nous avons affaire à un ensemble d’enchaînements, à des séries qui se
chevauchent sur une plus ou moins longue durée, qui prennent le relais les
unes des autres.
Voici trois autres séries, particulièrement remarquables. Et d’abord le
cheval :
Fabrice part pour l’armée, engage un domestique et achète deux beaux
chevaux (p. 169) ;
on lui prend ses chevaux (p. 170) ;
«  Il fit rencontre d’un paysan monté sur un méchant cheval, il acheta le
cheval » (p. 172) ;
Fabrice achète un bon cheval (p. 178) ;
il se fait voler son cheval (p. 185) ;
« Fabrice acheta un cheval assez bon » (p. 192) ;
il donne son cheval à la cantinière (p. 198) ;
il prend le cheval d’un soldat (p. 199-200) ;
son cheval est volé pendant qu’il est soigné à l’auberge (p. 208) ;
il quitte les lieux de la guerre «  dans un petit cabriolet tout délabré, mais
attelé de deux bons chevaux de poste » (ibid.). Fin de la série.

Si l’on voulait déterminer quel est le point de plus grande tension dans cette
série, il pourrait être le moment où l’on vole à Fabrice son bon cheval
(p. 185). D’abord, du fait de l’identité de celui qui le lui vole  : Robert, et
donc du fait de sa proximité avec les pseudo-sommets dramatiques
romanesque (Robert) et historique (Napoléon). Mais aussi, à cause d’un
remarquable soulignement. Se sentant trahi par «  ces hussards qu’il
regardait comme des frères » (en vérité par leur chef qu’il eût peut-être pu
reconnaître comme son père, si ce que murmure la critique est vrai), Fabrice
perd ses illusions :

Il défaisait un à un tous ces beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime,


comme celle des héros de La Jérusalem délivrée (p. 186).

Que le schéma illusion  /  déception soit ici particulièrement visible, c’est


l’évidence, mais reconnaissons qu’il faut beaucoup d’efforts pour construire
une structure de la série à peu près satisfaisante.
Cette série est remarquable à d’autres égards : un même scénario répété
trois fois (acquisition d’un cheval, perte du cheval). Cela risque d’être
lassant. D’où des variations (vol  /  don, perte  /  échange, bon
cheval  / mauvais cheval…). Cela reste assez pauvre. Prenons donc par un
autre biais. Au lieu d’essayer de construire une grande structure, un ordre
architectural du texte, voyons de plus près de quoi est composée la
séquence Waterloo, avec quoi elle est faite. La série semble en être une
unité. Elle enchaîne une suite d’anecdotes, se construit sur la répétition de
courts scénarios soumis à un discret principe de variations.
 
Mais voici, pour finir, après le cheval et le canon, deux autres séries. Et
d’abord, les armes (le sabre et le fusil) :

Fabrice marche gaillardement avec un sabre sous le bras (p. 172) ;


on lui fait remarquer qu’il serait mieux avec un fusil qu’avec un sabre
(p. 173) ;
Fabrice prend le fusil d’un mort, le caporal lui fait jeter son sabre (p. 189) ;
il perd son fusil (p. 190) ;
il trouve un fusil (p. 191) ;
il prend un grand sabre droit (p. 192) ;
il perd sans doute son fusil…
… puisqu’il ramasse un (autre) fusil (p. 198).

Enfin, il en est étrangement de même des personnages :

Fabrice rencontre une cantinière (p. 173) ;


il la perd (p. 178) ;
il rencontre une autre cantinière (p. 182) ;
il retrouve sa cantinière (p. 187) ;
ils se séparent (p. 188) ;
Fabrice la retrouve (p. 193) ;
ils se séparent (p. 198).

On constate que ces séries, comme d’autres que nous avons vues plus
haut, se superposent très largement. Chacune exploite une microstructure on
ne peut plus simple, et toutes sont actives simultanément. C’est le principe
de composition de la grande séquence Waterloo. La série du canon en
appelle à la bataille telle qu’en elle-même, elle en constitue
l’environnement sonore, elle sous-tend les autres, et justement elle est
décrite comme une basse continue. Quant au cheval et aux armes, ces séries
sont une gesticulation cocasse, fondée sur la répétition. On attendrait que la
série cantinière constituât un fil narratif plus fort, capable de nous conduire
quelque part ; sa similitude avec les autres la disqualifie.
Ici, plutôt que chercher vainement un ordre, intéressons-nous
résolument au désordre de la séquence, ce qui est sans doute plus difficile,
mais assurément plus fructueux. La rhétorique de la séquence est fondée sur
la superposition des séries. Non maîtrisée dans le détail, cette superposition
engendre un texte très perturbé. Elle produit en effet proprement du
désordre. Ainsi, considère-t-on les pages 169-190, on obtient quelque chose
comme :

* Fabrice achète deux chevaux il les perd sur le fond de la basse continue
du canon il va avec un sabre sous le bras il achète un mauvais cheval il
rencontre une cantinière mieux vaut un fusil qu’un sabre il achète un bon
cheval il rencontre une autre cantinière son cheval est volé il retrouve sa
cantinière il prend un fusil à un mort on lui jette son sabre il perd son
fusil…

La procédure, très simple dans son principe, engendre tension et rapidité :


unités brèves, précipitation accentuée par la superposition des séries. Cette
même procédure autorise par ailleurs de grands écarts de registres, et de la
façon la plus radicale : gesticulation comique du héros avec des ingrédients
dont aucun n’est comique en soi. Enfin, sur cette manière de produire du
désordre par combinaison de plusieurs séries ordonnées, je dirais qu’entre
un ordre construit à toute force et le constat impuissant (ou réjoui, selon
l’humeur) d’un désordre, on peut essayer de rendre compte de ce qu’on
appellera un effet de désordre, d’aléatoire, et de l’analyser comme tel.
 
Quant à l’économie générale de La Chartreuse, on notera, dans cette
même perspective, l’utilisation systématique de schémas narratifs récurrents
extrêmement simples, que j’appellerai des modules narratifs. Les allers et
retours du début en étaient. Pour les petites unités de la séquence Waterloo,
le cheval perdu et retrouvé en est le meilleur exemple. À un niveau
intermédiaire et toujours dans notre séquence, nous avons un module du
type  : imprudence de Fabrice, mésaventure, intervention de femmes
secourables. C’est : Fabrice en prison / la geôlière ; Fabrice perdu dans la
bataille / la cantinière ; Fabrice blessé / les filles de l’auberge. Enfin, pour
anticiper, toute la séquence est elle-même une mésaventure de Fabrice, qui
va entraîner les conséquences que l’on sait (la fuite, la clandestinité, l’exil)
et l’intervention de la femme secourable entre toutes : Gina. Je rappelle que
le schéma a été esquissé dès avant la séquence Waterloo (sous une forme
simple et métaphorique : le château comme prison, l’évasion des enfants, la
beauté du paysage extérieur). Là encore, des structures complexes sont
élaborées par le montage, la combinaison d’éléments extrêmement simples,
que l’on enchaîne et superpose. C’est à cet égard un cas particulièrement
complexe d’architecture modulaire.
Répétition et variation, agencement en séries, superposition de ces
séries, intégration des petites unités dans de plus grandes constituées de la
même façon  : l’élaboration du désordre est savante et correspond à une
composition d’un nouveau genre. Il reste qu’on voit éparpillement et
désordre. Balzac avait raison  : il n’avait rien à résumer dans la séquence
Waterloo. Il a pu apprécier dans cette description de la bataille, dans cette
«  magnifique esquisse  », la forme d’un réalisme non apprêté, tout en
considérant qu’il pouvait faire l’impasse puisque, d’un point de vue
dramatique, il ne s’y passait rien. Le roman de Fabrice introduit dans La
Chartreuse un principe de désordre éclatant qui, apparemment, contraste
fortement avec les scénarios de Mosca, génial stratège politique, voire de
Gina, remarquable aussi, même si elle est plus soumise que le comte aux
mouvements des passions. Mais on objectera peut-être que la séquence
Waterloo est si singulière, qu’elle relève d’une prouesse narrative si
particulière qu’elle n’est pas un bon exemple. Pour essayer de répondre,
allons donc voir, à l’autre bout du roman, lorsque, de nouveau, Fabrice est
sur le devant de la scène.

Un récit instable : la prédication de Fabrice

Nous sommes sur les confins du roman, dans un espace sur lequel règne
le personnage de Fabrice. Il a été acquitté et nommé coadjuteur. La
Sanseverina s’est sacrifiée pour le sauver («  le sacrifice est fait  »), elle a
épousé Mosca et définitivement quitté Parme pour Naples. De loin, elle
veille sur son neveu, et elle lui écrit pour lui donner un excellent conseil, où
l’on reconnaît et l’acuité de son intelligence, et son expérience de la cour et
du despotisme :

Le prince a pour toi une vénération telle […] qu’il faut t’attendre bientôt à
une disgrâce  ; il te prodiguera les marques d’inattention, et les mépris
atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes, si honnêtes
qu’ils soient, sont changeants comme la mode et par la même raison  :
l’ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que
dans la prédication (p. 577).
Avant de nous engager dans la séquence, un mot sur ce programme. Il est
pour le moins concis. Que la prédication soit le seul art que puisse
s’autoriser Fabrice, nous le comprenons. De là à penser que notre héros
trouvera dans cette pratique de quoi éviter au prince l’ennui, c’est moins
clair et d’ailleurs le piquant est qu’on ne nous dira jamais que le prince a
écouté Fabrice en chaire. Mais reprenons.
Fabrice, amoureux de Clélia et tout à son amour, considère ce
programme comme une corvée. Il va pourtant l’adopter, mais pour d’autres
raisons. C’est une première altération du scénario de Gina :

[Il] se dit que son crédit sur le peuple, s’il en acquérait, pourrait un jour être
utile à sa tante et au comte, pour lequel sa vénération augmentait tous les
jours, à mesure que les affaires lui apprenaient à connaître la méchanceté
des hommes (ibid.).

Fabrice se détermine donc à prêcher. Or, le succès venant, il trouve a


posteriori une seconde bonne raison d’être prédicateur (surdétermination du
programme) :

Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l’idée, qui changea tout dans son
âme, que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi pourrait
bien un jour venir assister à l’un de ses sermons (ibid.).

« Enfin » est le mot juste : le narrateur y avait pensé, nous aussi (sans même
avoir souvenir de Manon Lescaut), et nous attendions ensemble : Fabrice en
prédicateur, comme une tentation. En effet, Clélia est mariée au marquis
Crescenzi et elle a juré de ne plus jamais le voir :

[…] elle avait fait vœu à la Madone, lors du demi-empoisonnement de son


père, de faire à celui-ci le sacrifice d’épouser le marquis Crescenzi. Elle
avait fait le vœu de ne jamais revoir Fabrice […] (p. 539).

Faisons le point. Nous avons le projet politique de Mosca et Gina ; nous


avons le projet affectif de Fabrice : les aider et leur faire plaisir (façon de
passer de l’intrigue politique à autre chose). Nous avons le projet amoureux
du même Fabrice  : rencontrer Clélia à l’église (l’autre chose étant
évidemment l’intrigue amoureuse). Il faudrait dire «  le premier projet
amoureux de Fabrice », car il y en a un second. En effet :

Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui étaient à sa


solde, que des ordres avaient été donnés afin que l’on préparât pour le
lendemain la loge de la casa Crescenzi au grand théâtre (p. 578).

Fabrice décide immédiatement d’aller lui aussi au théâtre pour écouter le


fameux ténor dont la réputation fait ainsi sortir Clélia. C’est le second projet
amoureux. On voit qu’il n’a strictement rien à voir avec le précédent  : la
visite au théâtre n’a rien à voir avec sa fonction de prédicateur. Il faudrait
d’ailleurs dire «  le deuxième projet amoureux  », car il y en a
immédiatement un troisième, lié à la visite au théâtre :

Une idée se présenta à Fabrice  : J’espère lui donner l’idée de venir au


sermon, et je choisirai une église fort petite, afin d’être en état de la bien
voir (ibid.).

Retour à la prédication. Et voilà Fabrice annonçant qu’il retarde son sermon


de trois heures, l’heure habituelle, à huit heures et demie, et qu’il en déplace
le lieu : ce sera la petite église de Sainte-Marie-de-la-Visitation, juste à côté
du palais Crescenzi. Tel est le troisième projet amoureux de Fabrice, qui,
assez logiquement, ressemble fort au premier, au point qu’un lecteur
impertinent cherchera peut-être la raison profonde de cette complication (je
veux dire du passage par le théâtre) et l’on s’interrogera autant qu’on
voudra sur cette phrase étonnante  : «  Une idée se présenta à Fabrice  ».
Désinvolture de Stendhal ? du narrateur ? charmante étourderie de Fabrice ?
Quoi qu’il en soit, fin de la série.
Ou de cette série. Le projet politique n’aboutit pas. Le projet affectif,
qui lui était lié, non plus. Échec, enfin, du premier projet amoureux (Clélia
ne vient pas écouter Fabrice) et du troisième (Clélia ne vient pas au sermon
le jour du théâtre). Quant au deuxième projet amoureux, c’est un peu plus
complexe, mais guère plus brillant. En principe, pour le réaliser, il suffit à
Fabrice d’aller au théâtre (déguisé), mais cela ne fait que renforcer Clélia
dans son refus d’aller l’écouter. De toute façon, ce scénario n’a aucun
intérêt : Clélia va au théâtre, j’y vais aussi. Piètre idée, et combien triviale.
 
Le beau programme de la Sanseverina a été proprement perverti. Mais
son scénario en a engendré quatre autres, preuve d’une fécondité certaine.
Succession et mixage des programmes ici, superposition des séries ailleurs
(la séquence Waterloo), le récit stendhalien est rapide, mais prodigue. En
bref, la prédication a été lancée à des fins politiques, elle sera utile à des
fins amoureuses, mais cela n’est rien : le remarquable est que, si Fabrice a
bien décidé de s’en servir à des fins amoureuses, l’idée ne lui en est venue
qu’après, hors programme, si l’on peut dire. Là-dessus s’est greffée l’idée
du théâtre, survenue tout à fait par hasard, et celle de la prédication est
ensuite réapparue, comme s’il n’en avait jamais été question. Une fois de
plus, on travaille à fabriquer du désordre. C’est ce que j’appellerais la
liberté du récit.
Clélia finira par céder. Encore aura-t-on besoin pour cela d’une très
remarquable relance :

En parcourant les figures de femmes qui l’écoutaient, Fabrice remarquait


depuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les yeux
jetaient des flammes (p. 581).

Où nous emmène-t-on ? Nous saurons bientôt à quoi sert Anetta, la si jolie


jeune fille : elle va tomber amoureuse de Fabrice et provoquer la jalousie de
Clélia. C’est ainsi que Clélia finira par aller écouter Fabrice : par ce qu’on
appelle une ironie du sort ou, en langage plus relevé, une ironie tragique,
Gina aura donc été l’agent des retrouvailles de Fabrice et Clélia. Telle est la
séquence observée dans sa propriété macroscopique. Nous pouvons voir là
une causalité paradoxale, qui n’est d’ailleurs pas excessivement difficile à
interpréter. Mais ayons la patience de réserver l’interprétation et continuons
de travailler à la microscopie de la séquence.
 
Fabrice remarque donc cette jeune Anetta à l’église où il prêche  et il
prend l’habitude, quand il s’ennuie, de reposer ses yeux sur elle :

Quand Fabrice était obligé de dire des choses longues et ennuyeuses pour
lui-même, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tête dont la
jeunesse lui plaisait (p. 581).

S’est-il lassé d’attendre Clélia dans son église ? On ne saura jamais ce qu’il
en est exactement des regards qu’il pose sur le joli visage d’Anetta Marini.
Mais bien sûr cela intrigue, et plus loin :

[…] ce que le public avait remarqué aussi, c’est que non rarement les yeux
si parlants du jeune prédicateur s’arrêtaient avec complaisance sur la jeune
héritière, cette beauté si piquante ; et apparemment avec quelque attention,
car, dès qu’il avait les yeux fixés sur elle, son sermon devenait savant ; les
citations y abondaient, l’on n’y trouvait plus de ces mouvements qui partent
du cœur  ; et les dames, pour qui l’intérêt cessait presque aussitôt, se
mettaient à regarder la Marini et à en médire (p. 588).
Comment comprendre ces comportements  ? Le public prendrait-il l’effet
pour la cause  ? Fabrice regarde Anetta quand il s’ennuie, mais le public
croit peut-être (  ?) que, quand «  le jeune prédicateur  » regarde «  la jeune
héritière », il ne s’intéresse plus à son sermon. Quoi que nous en pensions,
nous sommes bien obligés de suivre le narrateur. En tout cas, ce
comportement se remarque et la rumeur se répand qu’Anetta est amoureuse
de Fabrice ; elle finit d’ailleurs par l’avouer et renoncer pour cette raison à
son mariage, qui était prévu. À la cour, tout le monde le sait, y compris,
évidemment, les Crescenzi. Clélia, intéressée comme on peut le penser,
essaie d’en savoir un peu plus, elle s’informe, elle va à une messe à la
paroisse d’Anetta pour la voir, elle la voit. C’est alors qu’on raconte
(p. 582) qu’Anetta a fait faire un portrait de Fabrice.
 
Ici, une pause dans ce récit :

Entraînés par les événements, nous n’avons pas eu le temps d’esquisser la


race comique de courtisans qui pullulent à la cour de Parme et faisaient de
drôles de commentaires sur les événements par nous racontés (p. 583).

Il était temps. Le retard est très fâcheux pour quelqu’un qui voulait nous
raconter les intrigues de la cour de Parme. Il a oublié le roman de cour – son
sujet, en quelque sorte. Mais où est donc le tableau de la cour ? Il faut dire
5
qu’il était si long, le «  préambule  » de La Princesse de Clèves   ! En tout
cas, il y a peut-être là le signe qu’un régime du texte commence à s’épuiser.
Mais encore un effort, et nous voilà enfin embarqués avec le narrateur dans
le monde des courtisans. Effet assuré de digression, même si l’on comprend
qu’on part à la recherche d’une information manquante. Parmi les
courtisans, un personnage cocasse de parasite aussi rusé que vulgaire  :
Gonzo. C’est lui qui conforte la jalousie de Clélia et l’emmène assister à un
sermon de Fabrice.
 
Si l’on considère une petite unité de la séquence, on y trouve la même
complication que dans les grandes, et l’on est renvoyé aux mêmes questions
que sur l’ensemble. Voyons donc cette sous- séquence Gonzo. Ce
personnage n’apparaît que dans ce passage du roman, un passage
particulièrement remarquable par son absence d’économie. Le voici
résumé.
Le Gonzo, parasite et bouffon, a des traits remarquables  : «  un
magnifique chapeau à trois cornes, garni d’une plume noire un peu
délabrée  » (p.  584), un goût pour les fauteuils du salon Crescenzi (c’est
important) et surtout le bonheur que lui procurent ces mots qu’on lui
adresse de temps à autre  : «  Taisez-vous, Gonzo, vous n’êtes qu’un sot  »
(p. 583), et je donne une variante, car tout cela est « notable » : « Tais-toi,
Gonzo, tu n’es qu’une bête » (p. 585). Avec ce personnage, nous sommes
d’emblée dans le bric-à-brac. À noter qu’un autre personnage est nommé
ici, pour la première et la dernière fois. Son portrait est esquissé. Il s’agit du
chevalier Foscarini, « parfaitement honnête homme ». Le lecteur ordinaire
ne saura jamais ce que Foscarini, « le principal personnage, sans contredit,
du salon Crescenzi » (p. 584), est venu faire dans notre séquence.
Le Gonzo, donc, tient le devant de la scène. Il remarque que Clélia
s’intéresse à Anetta, la croit jalouse de la beauté de cette supposée rivale et
il lui dit un jour publiquement, dans son salon, qu’il a vu le fameux portrait
de Fabrice. Clélia, touchée, sort. On reproche à Gonzo d’avoir fait un
impair  : il sait bien que Fabrice est un mauvais homme  ; et d’ailleurs ce
colonel de Napoléon ne s’est-il pas évadé de la prison dont le père de Clélia
a la charge ? Retour de Clélia, qui aimerait voir le portrait. Invité à dîner, le
Gonzo déclare que Fabrice est amoureux d’Anetta. Le marquis Crescenzi
(le mari de Clélia) veut en savoir plus, mais Gonzo réserve ses confidences
à la marquise. Bref, tout cela est assez compliqué.
Mon résumé n’est pas fini : il faut encore raconter que Clélia a trouvé
un moyen d’amoindrir sa culpabilité : « si la première femme qui viendra ce
soir a été entendre prêcher Monsignor del Dongo, j’irai aussi ; si elle n’y est
point allée, je m’abstiendrai » (p. 588). Il se trouve que cette femme est la
Rassi et qu’elle est allée écouter Fabrice. Ironie du sort, une fois de plus :
c’est la Rassi qui réunit les amants. Fin du passage.
Ce résumé fastidieux est assurément trop long, surtout si l’on pense
qu’il ne résume que quelques pages. C’est la première conclusion qu’il faut
en tirer, et la plus importante. Le texte, en vérité, n’est pas raisonnablement
résumable, non parce que l’opération lui ferait perdre son grain, son
élégance ou je ne sais quelle qualité – la perte est plus qu’évidente, mais on
peut dire qu’il n’est pas résumable pour des raisons beaucoup moins
triviales  : un résumé fait selon les usages déformerait radicalement
l’information qu’il apporte. Cette courte séquence est composée d’une
multitude d’éléments très brefs, mais nécessaires à la compréhension des
enchaînements de sorte qu’en omettre un, c’est modifier profondément ce
qu’on peut supposer être la signification du tout.
Puis-je omettre, par exemple, que Clélia fait ultimement dépendre d’un
signe  sa décision d’aller écouter Fabrice  : «  si la première femme qui
viendra ce soir… » ? Certainement pas : tout le monde connaît l’importance
des présages chez Stendhal, et de plus je perds la belle idée d’une causalité
paradoxale. Si l’on regarde la séquence de loin, Gina, comme je l’ai dit,
réunit les amants. Si l’on regarde d’un peu plus près, c’est Gonzo qui est
l’agent des retrouvailles, un agent du destin pour le moins inattendu. De
plus près encore, c’est la Rassi. Dira-t-on, dans un esprit œcuménique, que
ce sont les trois  ? Voilà, à mon avis, une manière grossière d’éluder la
difficulté. La vérité est que le texte se modifie à mesure que je m’approche
de son détail. Mais ne nous laissons pas dérouter. Puis-je omettre, dans mon
résumé, la petite histoire du portrait de Fabrice ? La Marini l’a commandé,
on en parle, le Gonzo l’a vu, Anetta voudrait le voir. À quoi sert-il ? Je ne
sais pas, mais je le garde, en bonne méthode, parce qu’il est un motif
récurrent. Je suis obligé de me rabattre sur le chevalier Foscarini. Mais il
n’a échappé à personne que je ne l’ai cité que pour cela. Bref, le passage
fourmille de détails, mais ces détails ne sont peut-être pas des détails.
Décidément, le détail est une notion inutilisable ici comme ailleurs, à mon
avis ici plus qu’ailleurs.
La fonction du passage est d’expliquer comment Clélia a été conduite à
rompre son vœu de ne pas revoir Fabrice. En un mot : mue par la jalousie.
Or, la situation est vite connue de tous. Et d’ailleurs Clélia va, très vite
aussi, voir Anetta. Fallait-il le Gonzo  ? Ce n’est pas sûr. Reconnaissons
pourtant qu’il fait ce que nul ne pourrait faire à sa place. Parasite du palais
Crescenzi, il a une passion pour les grands fauteuils du salon et, lorsque
Clélia lui demande enfin de préparer sa venue à l’église, il y fait porter un
de ces fauteuils. Événement considérable qui, évidemment, gêne
affreusement Clélia, au point que, lorsqu’elle verra Fabrice, elle lui dira  :
«  ne va pas croire que c’est moi qui ai eu la sottise de faire porter un
fauteuil dans la maison de Dieu » (p. 592). C’est là une des trois phrases qui
sont rapportées. Il faut croire qu’on a affaire à un détail lourd de sens. Peut-
être Clélia traîne-t-elle, avec ce fauteuil ridicule, les acheminements
vulgaires, grotesques, honteux qui lui ont finalement permis d’écouter et de
voir Fabrice. Ou bien, pour cette âme délicate, ce fauteuil à l’église, c’est la
vanité dans la maison de Dieu. Voilà en tout cas encore un élément qu’on ne
devrait pas supprimer lorsqu’on résume le passage. Et pourtant…
Suite d’erreurs, de malentendus, de fausses nouvelles, de projets sans
suite, séries causales complexes, accumulation de scénarios possibles.
Stendhal multiplie embranchements et bifurcations, reprises et légères
variations, broderies sur des canevas par ailleurs faciles à identifier,
anecdotes et traits comiques. Après coup, nous trouverons toujours du
fonctionnel, mais, au fil du texte, nous ne savons pas où nous allons, et c’est
peut-être tout le charme de ces pages.
 
Il est des genres où la fonctionnalité des éléments composant un texte
est plus forte que dans d’autres. Ainsi, cas extrême, la tragédie classique,
dans une exposition «  entière et courte  », ramasse-t-elle les informations
principales. Certes, il paraît impossible, dans le roman, d’avoir quelque
chose d’équivalent : sa longueur et sa complexité contraignent, entre autres,
à une dissémination des entrées en scène, le romancier est sans doute
contraint de convoquer ou d’inventer un certain nombre de personnages au
moment où il en a besoin. Il reste que le surgissement in extremis du
personnage nécessaire est perçu comme un défaut :

On m’a dit qu’il faut faire connaître les personnages, et que la Chart[reuse]
ressemble à des Mémoires, les personnages paraissent à mesure qu’on en a
besoin. Le défaut dans lequel je suis tombé me semble fort excusable, n’est-
ce pas la vie de Fabrice qu’on écrit 6 ?

C’est une fois de plus le projet d’un roman Vie de Fabrice qui justifie la
désinvolture. Laquelle est d’ailleurs toute relative. Ce pourrait être plus
grave, en vérité, si l’on convoquait in extremis un personnage dont on n’a
pas (vraiment) besoin. En tout cas, raconter une «  vie  » autorise bien des
libertés.
Par ailleurs, tout récit procède d’une simplification des séries causales.
Il n’exhibe en principe que la série qui aboutit, ce qui a une nécessité, une
fonctionnalité en vertu d’une fin. Cela ne veut pas dire qu’un texte narratif
ne peut être que fonctionnel, mais que ce qu’il y a de récit au sens strict
dans un texte dit narratif, un roman par exemple, a besoin d’afficher une
fonctionnalité forte. Cette fonctionnalité peut être délibérément réduite pour
que soit ménagée une complexité indispensable, et l’on soutiendra même
que la crédibilité du récit implique que l’on mobilise plus qu’il n’est
strictement nécessaire. Il reste qu’elle doit dans tous les cas peser
suffisamment pour que le récit ait une ligne de force perceptible (la
possibilité de résumer est justement un bon test), en d’autres termes pour
qu’il existe comme fil d’intrigue. Ce que nous avons vu de la séquence
Waterloo, ce que nous avons commencé à voir ici, avec la multiplication
des scénarios, ou avec une séquence narrative non résumable, conduit à
poser l’hypothèse, pour La Chartreuse, d’un récit rapide, vif, mais aussi
prolixe, prodigue et en conséquence perturbé et perturbant, sauf à rétablir
(je veux dire reconstruire), comme fait Balzac, une intrigue solide.
Ce récit est fonctionnel comme peut être fonctionnel un récit
proliférant, donc fonctionnel d’une fonctionnalité multiple qui finit par être
le contraire d’une véritable fonctionnalité. Au fond, il n’y a que si nous
nous en tenons à une macrolecture que nous pouvons identifier aisément les
fonctions, et cela d’autant mieux que nous identifions aussi les modèles  :
Fabrice et Clélia vont se rencontrer clandestinement au théâtre, ou bien à
l’église  ; les amoureux recourent à des signaux  ; le monde du pouvoir
interagit avec le monde des amours  ; la jalousie va faire se découvrir
l’aimée, etc. Nous avons vu tout cela ailleurs, et des modèles viennent
façonner le texte que nous lisons. Le roman de cour, au sens large,
fonctionne parfaitement si nous avons en tête, par exemple, les situations de
La Princesse de Clèves. Il ne nous reste plus, si nous sommes savants, qu’à
mesurer les différences  : dégradation du monde du pouvoir (cynique), de
celui même des courtisans (ridicules), thématiques nouvelles (l’âge des
acteurs), etc. Par contre, si nous regardons de plus près, le texte éclate en
esquisses de scénarios, courtes scènes, et surprises diverses. L’imprévu
s’accommode évidemment mal du tout fonctionnel.
Ainsi, dans notre séquence, le récit est-il très peu économique. La ligne
de force est dans l’ensemble assez claire : Clélia, malgré son vœu, viendra
écouter (et voir) Fabrice en chaire. Un but : les retrouvailles ; un obstacle :
le vœu de Clélia ; un moyen : la prédication. Un interdit sépare les amants,
un stratagème est trouvé, tout se passant dans la rumeur et sous les regards
des autres. Voir plusieurs épisodes de La Princesse de Clèves, justement. De
quoi Stendhal a-t-il besoin pour faire se retrouver Fabrice et Clélia malgré
l’interdit  ? La jalousie autorise le franchissement de bien des barrières.
D’où la Marini, objet de la jalousie de Clélia. Alors il faut un informateur :
c’est Gonzo, agent de la rumeur. L’occasion et le lieu ? L’église, bien sûr.
Tout est en place. Mais, avec notre séquence, le modèle est bouleversé,
peut-être par excès de complexité. Des projets multiples à leurs réalisations
accidentelles et partielles, la lisibilité dramatique est altérée. La rencontre
aléatoire de différentes chaînes causales produit un effet d’imprévisibilité.
Si je considère la séquence dans sa totalité, c’est-à-dire dans son
achèvement, apparaît un écart considérable entre ce dont le narrateur a
besoin (qui est peu) et ce qu’il utilise effectivement (qui est beaucoup). La
fin ne justifie pas la complexité de l’acheminement. Il est clair que l’analyse
régressive n’est pas satisfaisante, capable tout au plus de donner un résumé
simplifiant au point d’être faux.
Voyons donc brièvement ce que pourrait donner une analyse
progressive. Fabrice décide de prêcher pour les (multiples) raisons que nous
savons. Il sera donc un prédicateur. Prédicateur mondain, il plaira aux
femmes. On pourra lui en faire rencontrer. À partir de ce moment-là, que
faire  ? où aller  ? L’église sera évidemment le lieu de son spectacle, son
théâtre. Et à propos de théâtre, n’est-ce pas là un autre lieu d’échanges
mondains et amoureux  ? Donc église ou théâtre  ? Les deux. À chaque
embranchement, beaucoup de possibles, on ne va pas refuser les belles
occasions. À l’église, on va trouver la Marini. Nouvelle ligne narrative,
nouvelle intrigue amoureuse, et je n’exclurais pas que tout pût encore
arriver avec cette jolie jeune fille (songeons à Marietta). La mondanité, la
rumeur, le secret et la confidence, c’est la cour. On va y aller. On va y faire
venir un nouveau personnage, Gonzo, qui a d’ailleurs bien d’autres soucis
et intérêts que celui d’informer Clélia, etc. Parlons-en donc. Ainsi Anetta, le
Gonzo arrivent-ils sans avoir été « préparés ». Quoi de plus normal dans un
roman  ? Et d’ailleurs le fait qu’on se sert du Gonzo comme informateur
cache le fait qu’on n’en avait pas entendu parler plus tôt (pas plus que de
« la race comique des courtisans », ce qui est proprement extraordinaire), et
mieux, ou pire, dissimule le fait que l’on n’avait pas vraiment besoin de lui
ici : Clélia ne l’a attendu ni pour aller voir Anetta pendant la messe, ni pour
apprendre que la jolie jeune fille a commandé un portrait de Fabrice. Nous
avons affaire à une forme discrète de digressivité. Il ne s’agit pas de ces
longs développements dont nous attendons qu’ils finissent pour reprendre le
fil. Il s’agit d’une irisation du texte, d’un papillonnement, parfois léger,
plaisant, parfois grave et sentencieux, toujours brillant. Finalement, une
esthétique du trait. Dans ce roman, le plus aventureux n’est pas ce qui est
raconté, mais le récit lui-même, dans sa forme.
Stendhal s’appuie dans La Chartreuse sur un mode particulier de
composition. Il n’y aurait pas de sens à conclure que nous aurions affaire à
un mode de composition aléatoire. Stendhal n’est pas plus que quiconque
capable de fabriquer du hasard. Tout au plus fabrique-t-il de la complexité,
dont la concurrence des multiples scénarios et l’entrelacement des chaînes
causales sont les principaux agents. Le schéma narratif d’ensemble étant
relativement trivial, la lisibilité reste assurée, et les petites unités peuvent
être travaillées à loisir. La séquence que nous venons de lire est une
séquence Fabrice, et l’on pourra y retrouver une précipitation, une nervosité
brouillonne, une fébrilité propres à « notre héros ».

7
Est-ce ainsi que les amants font ? (la Fausta)
Avant de poursuivre, je note que la séquence de la prédication en
rappelle une autre, qui la précède, et qui lui ressemble comme une
caricature ressemble au modèle : celle de la Fausta (p. 338-355). La critique
s’est beaucoup interrogée sur ces pages, qui suivent d’assez près une source
italienne, ont une unité très forte, donc une certaine autonomie, et l’on
arrive inévitablement à la question de leur fonction dans le roman. Bref, on
trouve là tous les signes du hors-d’œuvre et d’ailleurs Balzac, dans sa
sagesse, n’en dit pas un mot.
Nous y reconnaissons une relation triangulaire classique  : Fabrice fait
une cour assidue à la Fausta, chanteuse, capricieuse et maîtresse attitrée du
comte M***. Celui-ci humiliera son rival en l’exhibant de nuit dans les rues
de Parme en un cortège grotesque. Et Fabrice se vengera par un duel, cette
fois sans conséquence notable. Il faut encore dire qu’une femme de
chambre de la Fausta, Bettina, va jouer un rôle de messagère et que Fabrice
s’en croira amoureux au moment même où il fait la cour à la Fausta.
Apparemment, Stendhal, sur un canevas emprunté et passablement
transformé, s’en donne à cœur joie et produit un épisode bouffon. Fabrice
traverse cette vingtaine de pages sous de multiples identités et
déguisements : Joseph Bossi, étudiant en théologie, quand à Bologne il se
protège des poursuites ; affublé de belles moustaches et d’énormes favoris
(le comte son rival en porte aussi) quand il revient à Parme  ; déguisé en
valet de chambre anglais couronné d’une perruque rouge pour aller voir la
Fausta à la messe  ; en livrée de chasseur pour l’entendre chanter chez la
Sanseverina ; pris pour le prince héréditaire par le comte M*** et quelques
autres  ; prêtre dans une église (tout arrive)  ; gentilhomme de Turin pour
Bettina ; « Bombace » quand il se bat en duel, sans parler des déguisements
qu’on ne décrit pas. Accessoirement, Bettina se fera passer pour un homme
et le comte M*** se déguisera en élève en théologie.
Ce dernier cas mérite qu’on s’y attarde un instant. Le jour de la San
Stefano, le comte M*** est averti que la Fausta va certainement rencontrer
à la messe, à l’église de Saint-Jean, son soupirant (qu’on croit être le prince
héréditaire). Le comte y sera, déguisé donc en étudiant en théologie  ;
Fabrice s’y trouve aussi, déguisé en prêtre. Il est caché derrière la statue
d’un cardinal en prière. La Fausta ne cesse de le regarder amoureusement
(je parle de Fabrice en prêtre, et non du cardinal). Le comte, qui ne voit pas
Fabrice, croit que les regards de sa maîtresse s’adressent à lui-même et
pense s’être trompé. Arrêtons-nous là. Trois hommes en prière : le cardinal
(je veux dire sa statue), Fabrice en prêtre (ce qu’il est à peu près), le comte
en étudiant en théologie (je rappelle que c’est le statut supposé de Fabrice
en tant que Joseph Bossi). Le comte ressemble donc à Fabrice, comme
Fabrice a pu ressembler au comte (les favoris). Pour ajouter à la confusion,
le lecteur peut parfaitement croire, comme le comte, que c’est bien au
comte que sont adressés les regards de la Fausta :

À chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les
parties de l’église, finissait par arrêter des regards, chargés d’amour et de
bonheur, sur le coin obscur où M*** s’était caché (p. 344).

Confusion extrême, donc. Le comte et Fabrice, à force de déguisements,


finissent à l’identique  : le comte, déguisé en Fabrice déguisé en Joseph
Bossi, se prend littéralement pour Fabrice, et les deux rivaux trouvent par
ailleurs, en la statue du cardinal, un semblable (à noter que, dans la source
italienne, l’amant en titre est un chevalier et que le rival est justement un
cardinal). La ressemblance de Fabrice et du comte est encore accentuée par
le fait que l’un et l’autre sont mus, nous dit-on, par la vanité. À propos de
Fabrice, d’abord :

[…] au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de vanité


s’empara de ce cœur rebelle à l’amour et le conduisit fort loin (p. 338).

Quant au comte :

La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau
toujours environné de flatteurs (p. 343).
Alors, deux ou un ? L’opposition du comte et de Fabrice est évidemment ce
sans quoi le texte n’est plus lisible. La confusion ne dure qu’un moment,
mais tout se passe comme s’il fallait en arriver là. Il y a la série des
déguisements de Fabrice et celle de ses identités (qui n’est pas exactement
la même) ; il y a le déguisement du comte ; il y a le lieu et la statue. Vous
les combinez et arrive un moment où l’on n’y comprend plus rien. C’est
une autre version d’une composition « à la Waterloo ».
 
Cette séquence n’est pas sans ressembler à celle de la prédication de
Fabrice. Fabrice est confronté à deux femmes  : la Fausta et Bettina, ici,
Clélia et Anetta, plus loin. Mais surtout le climat est le même : rencontre à
l’église, déguisement, l’habit noir râpé de Fabrice, une chanteuse ou un
chanteur, des regards mal interprétés et même un fauteuil (ici, à un concert
de la Fausta, celui du prince héritier, que le comte croit son rival, p. 342).
Tout se passe comme si l’on avait affaire à une version dégradée, grotesque
de la séquence de la prédication. Les mêmes ingrédients, mais tout est
caricaturé.
Un exemple pour préciser cet effet de caricature. Dans la séquence de la
prédication, la thématique du déguisement est tout à fait discrète. Un seul
cas  : Fabrice en valet pour aller au théâtre. Ce n’est pas pour autant que
nous n’avons pas affaire à un jeu d’identités. Il vaudrait mieux dire « jeu de
rôles  ». En effet, dans la séquence de la prédication, Fabrice est un
amoureux, un prédicateur à la mode, un ancien officier de Napoléon
(croient certains), un ami du prince, un évadé de la tour et un ennemi
public. Clélia, plus discrète, est une dévote, elle est la fille de Fabio Conti
(et à ce titre elle est liée par un serment), elle est mariée, elle est amoureuse.
Chaque Fabrice s’inscrit sur une ligne de force du texte  : prédicateur
(mondain) pour les femmes, rebelle pour Gonzo, amoureux pour Clélia.
Pour chaque rôle, un scénario possible. Cette formule est la version
classique, ou sérieuse, ou acceptable, du déguisement : Rodrigue est le fils
de don Diègue, l’amant de Chimène, le vainqueur des Maures et il parle en
tant que… ou en tant que…, nous avons là un trait constant de la
caractérisation classique des personnages, chacun possédant plusieurs
langages, selon sa fonction et son interlocuteur. Remplacer le jeu de rôles
par des déguisements, c’est tout simplement introduire la comédie, sinon la
farce dans l’œuvre sérieuse. L’épisode de la Fausta exacerbe les traits de la
séquence de la prédication et nous aide à en comprendre la composition.
 
Dire comme je l’ai fait jusque-là que la séquence Fausta est une
caricature de la séquence prédication suppose évidemment qu’on ait lu les
deux. Au fil du roman, par contre, nous ne pouvons voir dans la première
qu’une bouffonnerie, non une caricature, puisque nous n’avons pas encore
le modèle. L’épisode de la Fausta est l’achèvement grotesque d’une série de
mésaventures du héros. Par ailleurs, toujours selon cette même lecture
linéaire, il est l’annonce de la séquence de la prédication et peut-être cette
dernière s’en trouve-t-elle mise à distance, sinon baignée par un éclairage
comique. On considérera en tout cas que, dans l’ordre du texte, la séquence
de la Fausta traite sur le mode «  mésaventures de Fabrice  » une intrigue
amoureuse que nous retrouverons sous un autre éclairage quand le roman
aura pris un autre cours.
Dans la fiction, l’épisode a deux fonctions. Tout d’abord, il y a là un
nouveau module, le second du roman de Fabrice, et que nous retrouverons
en effet comme modèle de la séquence de la prédication, sans doute un
élément qui prépare la mise en place du roman de Fabrice tel qu’il se
développera via les séjours en prison et aboutira quand Mosca et Gina
auront quitté la scène pour laisser le champ libre à un «  morceau  » du
roman sentimental. Par ailleurs, l’épisode de la Fausta est annoncé avec la
même brutalité, produit le même effet de rupture que, au début du roman, la
promotion de Fabrice en héros de l’histoire : « C’est avec regret que nous
allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de Fabrice  » (p.  338).
Pourquoi est-elle donc placée exactement ici ? Nous venons de lire un long
récit des pensées de Fabrice, qui se termine par cette phrase :
Dans le fait je n’ai connu un peu cette préoccupation tendre qu’on appelle,
je crois, l’amour, que pour cette jeune Aniken de l’auberge de Zonders, près
de la frontière de Belgique (p. 337-338).

Notre séquence est explicitement encore une « chasse de l’amour » (p. 359).


Une de plus, mais la dernière. À cette interrogation sur l’amour répondra,
juste avant la prison, à propos de Clélia  : «  j’aurais dû lui dire que je
l’aimais, s’écriait-il  ; car il en était arrivé à cette découverte  » (p.  429).
Nous sommes bien à la fin du premier volume. Souvenons-nous :

Je m’étais dit  : pour être un peu original en 1880 après des milliers de
er
romans, il faut que le héros ne soit pas amoureux au 1  volume, et qu’il y
ait 2 héroïnes 8.

La seule division de La Chartreuse qui soit en effet vraiment exploitable est


celle du roman en deux unités prédéterminées  : les deux «  livres  ».
L’épisode de la Fausta achève le premier et la césure est fortement marquée
dans un message que Fabrice adresse à Gina :

Je me suis tant ennuyé à propos de l’amour que je voulais me donner et de


la Fausta […] que maintenant son caprice me fût-il encore favorable, je ne
ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole […] (p. 355).

Nous avons le régime du roman de cour (Mosca, Gina), nous avons le


régime du roman d’aventures (Fabrice première manière), nous avons le
régime du roman sentimental (Fabrice seconde manière). Le roman de
Fabrice est composé de deux ingrédients  : la guerre et l’amour. «  Notre
héros  » débute dans l’ignorance de l’un et de l’autre («  est-ce cela une
bataille  ?  », «  est-ce cela l’amour  ?  »), mais, en amour, il va faire des
progrès (certes assez lents). Pour mettre en place ce dernier régime, un
cadre, un climat est défini : l’italianité exacerbée, l’église, la musique et le
chant, les jalousies et les duels, l’espionnage. Le roman sentimental est
amorcé sous une forme grotesque, mais nous n’avons pas pour autant
affaire à un repoussoir. L’amour, ce sera la Fausta moins le grotesque. Le
matériau reste disponible pour une version sérieuse.

Grandes scènes

La Chartreuse met en œuvre un certain nombre de procédures qui


affectent les formes narratives classiques. On pourrait parler des fameuses
ellipses, mais elles sont appelées à se résorber au prix d’un effort
d’interprétation  ; des non moins fameux déplacements incessants et
changements d’identité des personnages, mais, sauf cas extrêmes, ils ne
touchent pas proprement à la trame narrative  ; par contre, avec la
multiplication des scénarios, le récit peut rapidement devenir impraticable.
Le temps fort d’une histoire, c’est en principe l’événement  : quelque
chose arrive, qui modifie les données et change la situation – une péripétie,
si l’on veut bien prendre ce terme dans son sens étendu et devenu commun.
L’événement peut donner lieu à une scène ou être complètement narrativisé.
Dans la littérature romanesque classique, la scène semble considérée
comme la mieux à même de mettre en valeur l’événement, qu’elle le
constitue par elle-même ou qu’elle en traite. Deux éléments lui sont
subordonnés  : d’abord, sa préparation, qui passera par différentes
procédures capables de définir une situation (résumé, mise au point,
description)  ; ensuite son exploitation, qui, outre la description d’une
nouvelle situation, comportera le plus souvent analyses, commentaires et
même leçons plus ou moins explicites. Ces trois éléments constituent un
bloc narratif, une unité compositionnelle dont, de Mme  de  Lafayette à
Balzac, nous trouvons un usage constant.
On sait que Stendhal évite les « scènes à faire », qu’il réduit la scène et
dans son extension et dans sa fonction. On trouve cependant dans La
Chartreuse de «  grandes scènes  », et beaucoup, assez du moins pour que
Balzac, qui les aime, s’émerveille du génie de l’auteur en la matière, mais
un traitement plus ou moins discret les altère. Fréquemment, l’unité
compositionnelle classique est perturbée  : côté préparation, domine le
«  plan  », le stratagème, le scénario élaboré par un personnage, et nous
avons une concurrence entre ces plans (par lesquels les scènes sont voulues,
des scénarios les décrivant alors en détail par avance) et les préparations
proprement dites (par lesquelles elles sont causées, et donc non anticipées) ;
quant au côté exploitation, le discours s’exténue fréquemment très vite, et
l’on passe à autre chose, le plus souvent à un autre scénario. Par ailleurs, les
lignes de force de la scène elle-même peuvent se brouiller, voire se modifier
imperceptiblement. Tout se passe comme si Stendhal s’évertuait à
désorganiser ce qui peut ressembler à un schéma narratif identifiable.
 
Un exemple fameux  : la scène du chapitre  XIV dans laquelle la
Sanseverina vient annoncer au prince qu’elle quitte Parme sur-le-champ
parce qu’il a eu le front de décider l’arrestation de Fabrice. Devant Mosca
sidéré, elle lui arrache une décision contraire. Scène préparée, puis
précisément décrite dans son déroulement (discours direct et didascalies) et
enfin commentaires. Un traitement parfaitement classique, donc, d’une
scène en laquelle Balzac voit un des sommets du roman :

Le prince tient enfin dans ses serres la Sanseverina ! Ah ! c’est alors que la
duchesse devient belle, que la cour de Parme est agitée, que le drame
s’illumine et prend des proportions gigantesques. Une des plus belles scènes
du roman moderne est, certes, celle où la Sanseverina vient faire ses adieux
au souverain, et lui pose un ultimatum. La scène d’Élisabeth, d’Amy, de
Leicester, dans Kenilworth, n’est pas plus grande, ni plus dramatique, ni
plus terrible. Le tigre est bravé dans son antre ; le serpent est pris, il a beau
se rouler et demander grâce, la Femme l’écrase. La Gina veut, elle ordonne,
elle obtient un rescrit du prince qui anéantit la procédure. Elle ne veut pas
de grâce, le prince mettra que la procédure est injuste et ne peut avoir de
suite  ; ce qui est absurde chez un souverain absolu. Cet absurde, elle
l’exige, elle l’obtient. Mosca est magnifique dans cette scène, où les deux
amants sont tour à tour sauvés, perdus, en péril pour un geste, pour un mot,
pour un regard ! (« Études sur M. Beyle », p. 638).

Avant la scène, Gina n’a apparemment pas d’autre projet que de partir
pour Florence  –  en attendant d’ailleurs que le vent tourne et que Fabrice,
qui doit être condamné par contumace, puisse faire un retour glorieux.
Pressée par le prince, elle finira par dire à quelles conditions elle accepte de
rester à Parme. Par contre, le prince, lui, a un plan : maître de la situation, il
attend une Gina éplorée se jetant à ses genoux pour lui demander la grâce
de Fabrice. Une bonne partie du plaisir de la scène est là : le lecteur jubile
de voir le prince faire attendre Gina pour « préparer le passage aux larmes
touchantes », pour jouir du plaisir de régner (p. 361), puis se décomposer
quand il voit Gina en habit de voyage, enfin n’avoir alors rien d’autre à dire
que «  Comment  ! comment  !  » (ibid.), etc. Le scénario du prince est
grossièrement démenti par le récit. Mais il faut encore souligner que Gina
sort elle aussi perdante, et par la faute du grand stratège, Mosca. Il écrit le
billet exigé du prince en omettant une phrase essentielle : « cette procédure
injuste n’aura aucune suite à l’avenir  » (p.  367). Cette omission perdra
Fabrice. Gina, si elle n’avait pas de projet tout prêt, avait adopté une bonne
stratégie. En vain. Ainsi, faites en sorte que la préparation d’une scène soit
constituée des scénarios imaginés par ses acteurs, d’emblée vous sous-
tendez cette scène d’un réseau complexe de possibles, et vous ménagez des
surprises. En soi le procédé n’est pas neuf ; ce qui l’est peut-être, c’est une
perfection telle dans les scénarios qu’il arrive qu’on finisse par ne plus voir
leur échec.
Mais qu’est-ce qu’un bon scénario  ? Balzac cite longuement un
magnifique propos que tient Mosca à Gina au moment où ils élaborent des
projets de vie commune (p. 236 s.). Il s’agit de la convaincre qu’un mariage
avec le duc Sanseverina-Taxis est la formule la plus judicieuse. En gros, le
vieux duc sera heureux (il obtiendra « un certain grand cordon » qu’il désire
par-dessus tout, p.  236), Gina aura une immense fortune, elle sera
débarrassée du duc immédiatement (car il partira occuper une ambassade),
elle échappera aux rumeurs qui ne manqueraient pas de l’atteindre si elle
restait dans son état de veuve, Mosca restera à Parme avec tout ce que cela
comporte d’avantages, ils vivront heureux. En voilà un qui ne se laisse pas
aller au gré des événements. Pour l’amour de Gina et le bonheur de leur
union sont superbement déployées une intelligence exceptionnelle et une
capacité d’analyse hors du commun ; ajoutons une bonne dose de cynisme
ou, pour le dire autrement, une vision réaliste et pessimiste de l’humanité.
Le raisonnement est remarquable, Mosca pense à tout. Sa prévision sera
juste pour une part, à ceci près que d’autres rumeurs courront sur Gina et
que, de toute façon, des revers inattendus bouleverseront leur quiétude. Un
admirable scénario est démenti par les faits ; même un Mosca ne peut tout
calculer. Mais comme les faits qui le démentent arrivent beaucoup plus tard,
il n’est pas sûr que le lecteur voie l’échec. Du moins, il ne le reliera pas à la
formulation du scénario, mais l’inscrira dans une série causale où le
scénario originel ne figurera plus. On a là une image extrêmement
simplifiée du fonctionnement du récit dans La Chartreuse : perfection des
programmes narratifs, anarchie du détail.
L’admirable, dans la grande intrigue politique, ce sont donc les
« plans » des personnages. Balzac en fait l’éloge à plusieurs reprises, qu’il
s’agisse de ceux de Mosca ou de ceux de Gina :
Enfin le diplomate, après avoir reconnu combien cette femme est essentielle
à son bonheur, et après trois mois de combats, arrive avec trois plans
différents, inventés pour son bonheur, et la fait consentir au plus sage
(« Études sur M. Beyle », p. 628).
La duchesse adopte donc le plan du comte. Chez cette grande femme, il y a,
comme chez les grands politiques, un moment d’incertitude, d’hésitation
devant un plan  ; mais elle ne revient jamais sur ses résolutions (ibid.,
p. 633).
Profonde est sa dissimulation, hardis sont ses plans (à propos de Gina  –
ibid., p. 640).
Le ministre et le fiscal conviennent d’un plan qui leur permet de garder
leurs positions respectives. Il faut vous laisser le plaisir de lire les
admirables détails de cette trame continue […] (ibid., p. 642).

Il est assez étrange que Balzac fasse l’éloge du plan chez un auteur qui
déclarait : « faire un plan me glace 9 ». Or, il ne s’agit pas seulement pour
Balzac des plans des personnages, mais aussi de ceux de l’auteur, qui a si
bien débrouillé les intrigues de cour :

Figurez-vous que les plans les plus savamment compliqués de Walter Scott
n’arrivent pas à l’admirable simplicité qui règne dans le récit de ces
événements si nombreux, si feuillus, pour employer la célèbre expression de
Diderot (ibid., p. 626).

Et pourtant, la composition ne serait pas exempte de défauts. Sur cette


question, tout se passe comme si, dans le roman, Balzac voyait d’abord les
grandes scènes et, dans les grandes scènes, voyait d’abord les plans. Double
réduction qui fait de Stendhal un «  classique  ». Essayons de suivre le
chemin inverse.
 
Je voudrais prendre un exemple a priori tout à fait défavorable à mon
hypothèse. Le moment du roman le plus fort selon Balzac est la scène dans
laquelle sont détruits les dossiers établis par Rassi pour confondre l’assassin
du prince (chapitre XXIV). Nous sommes alors complètement immergés dans
le roman politique, dans les manœuvres propres à une cour sur laquelle
règne un despote. Voilà le sommet du roman de Gina et Mosca. En d’autres
termes, quoi qu’il arrive, Fabrice ne pourra pas être responsable, cette fois,
du désordre ni de la confusion :

[…] nous arrivons à la scène capitale, à la scène qui couronne l’œuvre, au


brûlement des papiers concernant l’instruction faite par Rassi que la grande
maîtresse obtient de Ranuce-Ernest  V et de la princesse douairière, scène
terrible, où elle est tantôt perdue, tantôt sauvée, au gré des caprices de la
mère et du fils qui se sentent dominés par le génie de cette espèce de
princesse des Ursins. Cette scène n’a que huit pages, mais elle est sans
pareille dans l’art littéraire. Il n’y a rien d’analogue à quoi elle se puisse
comparer, elle est unique. Je n’en dis rien, il suffit de la signaler (« Études
sur M. Beyle », p. 651).

Il est sage en effet de n’en dire rien. Soyons donc imprudents, et osons
mettre cette grande scène à l’épreuve d’une microlecture.
Nous sommes entre les deux séjours de Fabrice en prison. Ranuce-
Ernest IV a été assassiné, son jeune fils règne, et la cour, où brille Gina, la
grande maîtresse, la confidente de la princesse douairière, a repris sa vie
ordinaire. Je cite encore Balzac :

On joue des comédies au palais (des comédies dell’arte, où chaque


personnage invente le dialogue à mesure qu’il le dit, et dont le plan est
affiché dans la coulisse, des espèces de charades en action, avec intrigue).
Le prince prend les rôles d’amoureux, et la Gina est toujours la jeune
première. À la lettre, la grande maîtresse danse sur un volcan. Ce passage
de l’œuvre est charmant (p. 650).

C’est là que nous apprenons que l’enquête sur la mort du prince a avancé,
que Rassi menace, qu’il y a un risque imminent pour Gina. Mosca l’avertit
pendant l’entracte d’une comédie. Désinvolte, la duchesse avoue à son
amant médusé qu’elle a en effet commandité l’assassinat. Il s’agira dès lors
de détruire les dossiers compromettants : Gina y parvient au terme de cette
fameuse grande scène dans laquelle elle affronte et le jeune prince et la
princesse douairière sa mère.
Or, plus on regarde de près, plus il est difficile de comprendre comment
la duchesse a obtenu son éclatante victoire. Tout se passe en effet sur
plusieurs plans.
Mosca a donné à Gina un conseil aussi simple qu’efficace : « Je vous
dirai tout de suite qu’il faut inspirer de l’amour au prince » (p. 525). Cela
demande peu d’efforts : la duchesse joue excellemment de sa séduction, non
seulement à l’égard du prince, mais aussi à l’égard de sa mère. Pour « faire
un essai », elle s’absente de la cour pendant huit jours : dépression du fils,
retraite de la mère dans un couvent. Heureux préalable. Faut-il encore
préciser que le désir du prince se manifeste sans retenue excessive quand il
joue la comédie avec Gina ?
Second point : lorsque le prince confie à Gina que Rassi lui a donné des
documents qui accablent Ferrante Palla, «  ce grand poète [qu’il] admire
tant  » (p.  528), et lui demande un conseil, elle lui fait comprendre que le
jour où il fera pendre un libéral, il ne pourra plus «  annoncer une
promenade deux heures à l’avance  » (ibid.). Voilà un argument politique
clairement formulé.
Et c’est à peu près tout. Cela devrait suffire : faites comme si vous ne
saviez rien (et détruisez donc les documents) pour l’amour de moi
(implicite) et parce que vous voulez régner paisiblement (explicite). Tout ne
sera évidemment pas si simple.
 
Les complications commencent par un détail étrange. Alors que Gina
répète une comédie avec le prince, qui joue ardemment son amoureux :

[…] un soir, il parut fort soucieux.


– Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse, ou le Rassi
cherche à nous jouer quelque tour  ; je conseillerais à Votre Altesse
d’indiquer un spectacle pour demain  ; le prince jouera mal et, dans son
désespoir, il vous dira quelque chose (p. 527).

Ce qui arrive : « Le prince joua fort mal en effet » (et nous parvenons alors
au début de la scène telle que définie par Balzac). Gina le tire d’affaire pour
la fin de la représentation. Aussitôt le prince la met au courant de l’enquête
de Rassi et lui demande un conseil. C’est à ce moment que Gina lui dit très
clairement que faire pendre un libéral n’est pas la bonne idée. Et elle
ajoute :

[…] comme d’après mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la
princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire à sa mère les
mêmes choses qui lui sont échappées avec moi (p. 528).

C’est le début des huit fameuses pages.


Gina n’utilisera pas les armes de la séduction. Cette possibilité traverse
toute la scène, mais ne sera jamais explicitement mise en œuvre de quelque
façon. Par contre l’argument politique va peser. Comme on l’a vu, elle le dit
au prince avant même la grande scène. Or, tout se passe comme si elle
n’avait rien dit. En effet, après un long entretien à huis clos du prince et de
sa mère (dont nous ne saurons rien), la scène est à trois. Devant une Gina
qui reste muette, les deux autres s’expliquent :

Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne
sortirent pas des rôles que nous venons d’indiquer (p. 529, je souligne).

(Tel est le début de cette «  scène terrible  », «  sans pareille dans l’art
littéraire  ». Jusque-là, on le voit, le narrateur n’a pas vraiment la même
opinion que Balzac, et l’on espère que Stendhal pense ici comme Balzac et
non comme son narrateur.) Gina est enfin sommée par le prince de donner
son avis. Elle répète alors ce qu’elle lui avait déjà dit en tête à tête :

Tant que [Votre Altesse] n’aura pas fait pendre quelque libéral, […] bien
certainement personne ne songera à lui préparer du poison (p. 530).

On doit sans doute comprendre que le prince veut qu’elle parle devant sa
mère. Comme il connaît son avis, il souhaite donc étouffer l’affaire.
Pourquoi ? Accord sur l’argument politique ? ou quoi d’autre ? La princesse
reproche alors à Gina de ne pas vouloir punir les assassins de son mari (on
peut douter de la sincérité de ce reproche  : Gina parlera plus tard
d’« affectations de veuve inconsolable »). Le prince presse de nouveau Gina
de donner son avis (le lecteur naïf croit qu’elle l’a déjà donné, et deux fois).
Gina va biaiser et faire lire au prince une fable de La Fontaine  : «  Le
Jardinier et son Seigneur » (p. 530). La fable est incomplètement citée (on
me permettra de simplifier), mais je comprends que cette lecture vaut pour
une réponse («  Petits princes, videz vos débats entre vous  », soit quelque
chose comme : n’allez pas vous en remettre à un Rassi). Or, (apparemment)
non. À la fin de la lecture, en effet : « Eh bien ! madame, dit la princesse,
daignerez-vous parler ? » (ibid.). Nous comprenons mal la question. En tout
cas, refus de Gina. Et l’on continue :
[…] enfin la princesse songea au rôle que joua jadis Marie de  Médicis,
mère de Louis XIII : tous les jours précédents, la grande maîtresse avait fait
lire par la lectrice l’excellente Histoire de Louis  XIII, de M.  Bazin. La
princesse, quoique fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort bien
quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien
imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse
eût donné tout au monde pour humilier sa grande maîtresse ; mais elle ne
pouvait  : elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré, prendre la
main de la duchesse et lui dire :
« Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.
– Eh bien ! deux mots sans plus : brûler, dans la cheminée que voilà, tous
les papiers réunis par cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer qu’on les
a brûlés. »
Elle ajouta tout bas, et d’un air familier, à l’oreille de la princesse :
« Rassi peut être Richelieu ! » (p. 532).

Ainsi, Gina a préparé l’affaire avec cette lecture proposée à la princesse


«  les jours précédents  ». Nous n’en savions évidemment rien. Stendhal
justifie la référence historique et sa valeur exemplaire en mentionnant
l’Histoire de Bazin au moment où il en a besoin (comme on convoque un
personnage nouveau quand on en a besoin). Cette référence ôte par ailleurs
de son poids à la fable, décidément vite oubliée. Nous avons toutes les
raisons de penser que nous avons affaire à une pure et simple substitution
d’argument. Une fois de plus, réorientation et bifurcation du récit.
Ce n’est pas fini. Le prince répugne à brûler des papiers qui lui coûtent
« plus de quatre-vingt mille francs ». Objection balayée par Gina :

– Mon prince, […] voilà ce qu’il en coûte d’employer des scélérats de basse
naissance. Plût à Dieu que vous puissiez perdre un million, et ne jamais
prêter créance aux bas coquins qui ont empêché votre père de dormir
pendant les six dernières années de son règne (p. 532).

Voilà lâché le mot décisif, « basse naissance » :

Le mot basse naissance avait plu extrêmement à la princesse, qui trouvait


que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l’esprit,
toujours un peu cousin germain du jacobinisme.

Et la princesse va enfin prendre la décision attendue :

« Ma santé ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais


de ministre de basse naissance ; vous ne m’ôterez pas de l’idée que votre
Rassi vous a volé la moitié de l’argent qu’il vous a fait dépenser en
espionnage.  » La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les
plaça dans la cheminée, de façon à ne pas les éteindre (ibid.).

Nous y sommes enfin. Mais il serait dommage de ne pas citer la suite :

[…] puis, s’approchant de son fils, elle ajouta :


« La fable de La Fontaine l’emporte, dans mon esprit, sur le juste désir de
venger un époux. Votre Altesse veut-elle me permettre de brûler ces
écritures ? » (ibid.).

Nous avions pu croire La Fontaine oublié et voilà qu’il revient quand on ne


l’attend plus, non sans une certaine solennité d’ailleurs (scandons : « sur le
juste désir de venger un époux »).
 
Tout cela peut sembler assez confus. C’est confus en effet. Gina a bien
obtenu ce qu’elle voulait, mais, encore une fois, pouvons-nous dire
comment exactement  ? Essayons de résumer en reprenant les modèles de
composition que j’ai cru pouvoir décrire. La séduction pèse sur toute la
scène (y compris vis-à-vis de la princesse), mais rien n’est explicite.
L’argument politique, dans sa formulation directe, est donné trois fois. La
fable de La  Fontaine intervient deux fois. Enfin, la référence à Richelieu
semble décisive… jusqu’à ce qu’on apprenne un peu plus loin que c’est la
mention «  basse naissance  » qui l’a été. Ce n’est d’ailleurs pas cela non
plus, puisque c’est à la fin que La  Fontaine est cité pour la seconde fois
(« la fable de La Fontaine l’emporte »). Dans l’ordre, donc : sur un fond de
séduction diffuse, avis de Gina donné au seul prince, avis de Gina donné au
prince devant la princesse, fable de La Fontaine, silence, référence à Bazin,
avis de Gina, mention de Richelieu, «  basse naissance  », retour de
La Fontaine. C’est encore une composition « à la Waterloo ».
Les arguments sentimentaux et les arguments politiques s’accumulent,
se relaient, se croisent, prennent des formes différentes, ludiques et
sérieuses, directes et indirectes, implicites et explicites, ils disparaissent et
reviennent, le silence même est largement exploité, la scène n’en finissant
pas. Stendhal brode sur un programme narratif relativement simple. Ce
programme, c’est, comme dit Balzac, Gina «  tantôt perdue, tantôt sauvée,
au gré des caprices de la mère et du fils qui se sentent dominés par le génie
de cette espèce de princesse des Ursins ». Balzac décrivait à peu près dans
les mêmes termes la scène dans laquelle elle fait ses adieux au prince et lui
arrache un rescrit  : «  les deux amants sont tour à tour sauvés, perdus, en
péril pour un geste, pour un mot, pour un regard  !  » (p.  638). Stendhal
n’esquive pas la scène, comme il lui arrive de le faire, il la travaille, la
dissèque, la surcharge, y multiplie les embranchements. Sur une structure
simple, il joue constamment de plusieurs programmes qu’il superpose,
produisant ainsi un jeu de figures complexe.
Entre la scène vue de loin et dans sa propriété macroscopique et la
scène vue de près et considérée dans son détail, il y a de grandes
différences. Certes, la référence qu’il fait ailleurs à La  Rochefoucauld
montre que Balzac est sensible à ce qu’apporte une lecture de près, mais
c’est d’abord par l’agencement des masses, qu’il définit globalement les
scènes :

Ma rapide analyse, hardie, croyez-moi, car il faut de la hardiesse pour


entreprendre de vous donner une idée d’un roman construit avec des faits
aussi serrés que ceux de La Chartreuse de Parme ; mon analyse, quelque
sèche qu’elle soit, vous en a dessiné les masses, et vous pouvez juger si la
louange est exagérée (p. 653).

La simplicité des grands programmes narratifs assure la lisibilité du texte.


En effet, le lecteur n’a pas de difficultés dans une vision de loin : il identifie
le type de scène (et un Balzac le fait évidemment mieux que personne), les
modèles sont reconnaissables et guident sa lecture. Et c’est précisément
pour cette raison que Stendhal peut se permettre de pratiquer cette
esthétique du trait, faite d’écarts, d’apartés, de pointes, d’ornements et de
broderies légères.
 
Quelques mots sur le brûlement des dossiers qui achève la scène. Le
prince jette un des deux dossiers dans la cheminée, laquelle prend feu.
Panique. Sortie du prince. On court au feu. Pendant ce temps la duchesse,
en présence de la princesse, jette le second dossier dans une autre cheminée,
à l’exception de quelques liasses, qu’elle emporte. Fin de la scène.
À son retour, la duchesse fait un compte rendu à Mosca, lui donne les
papiers qu’elle a gardés (on y trouve des noms de témoins). Mosca, toujours
avisé et donc toujours pessimiste, craint alors le retour en grâce de Rassi et
expose son programme. Il vaut la peine, pour en finir tout à fait, de citer ce
passage, qui est un de ces scénarios dont Mosca a seul le secret :
Il y a eu un homme blessé à l’incendie de cette nuit ; c’est un tailleur, qui a
ma foi montré une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais engager le
prince à s’appuyer sur mon bras, et à venir avec moi faire une visite au
tailleur ; je serai armé jusqu’aux dents et j’aurai l’œil au guet ; d’ailleurs ce
jeune prince n’est point encore haï. Moi, je veux l’accoutumer à se
promener dans les rues, c’est un tour que je joue au Rassi, qui certainement
va me succéder, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En
revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son
père ; il remarquera les coups de pierre qui ont cassé le jupon à la romaine
dont le nigaud de statuaire l’a affublée ; et, enfin, le prince aura peu d’esprit
si de lui-même il ne fait pas cette réflexion : « Voilà ce qu’on gagne à faire
pendre des jacobins. » À quoi je répliquerai : « Il faut en pendre dix mille
ou pas un  : la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en France  »
(p. 535).

Il faut bien avouer que le brûlement des dossiers en deux temps est
étrange. Doit-on penser que le feu de cheminée est inventé pour mettre en
scène l’homme blessé, le tailleur, et avec lui le brillant discours de Mosca ?
Et si même on a besoin d’un homme blessé (ce qui n’est pas évident),
pourquoi le feu de cheminée avant le brûlement du second dossier  ? La
réponse la plus simple, on ne peut plus triviale, en fait  : maintenir une
tension (brûlera  ? brûlera pas  ?). En effet, il se passe du temps entre les
deux opérations (l’émoi général, la sortie du prince) et Gina s’était bien
demandé en voyant le second dossier (oublié dans l’agitation générale) si
l’affaire était terminée :

[…] elle vit le second portefeuille intact. Non, mon procès n’est gagné qu’à
moitié ! Elle dit à la princesse, d’un air assez froid :
« Madame m’ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers ?
– Et où les brûlerez-vous ? dit la princesse avec humeur.
– Dans la cheminée du salon ; en les y jetant l’un après l’autre, il n’y a pas
de danger » (p. 533).

On pourra donc toujours insister sur la tension maintenue jusqu’au bout, on


pourra même souligner la manière dont Stendhal introduit l’existence
possible de l’homme blessé dont il aura besoin plus loin. Et l’on pourra tout
aussi bien souligner à quel point la grande scène se clôt trivialement : « Et
où les brûlerez-vous ? » ; et surtout plus loin : « les coups de pierre qui ont
cassé le jupon à la romaine ». Voilà une lecture (ou un texte) possible.
Mais ne boudons pas notre plaisir et cherchons une lectio difficilior. Le
scénario de Mosca s’intègre parfaitement à l’argument politique (si vous
pendez un libéral, c’en est fini de votre tranquillité), mais il le dépasse  :
« c’est un tour que je joue au Rassi ». Avec le Rassi en effet, qui succédera
sans doute à Mosca, le prince sera toujours en danger. Comme son père, il
vivra dans la peur. Le lien est fait avec le discours politique qui traverse tout
le roman. Bref, Mosca reprend la main. Le remarquable, c’est que cela
passe par une anecdote, en vérité une anecdote anticipée. On sort de la
scène avec un nouveau scénario pour la suivante. Mais il n’y aura pas de
suivante, pas de promenade le lendemain  : le lendemain Fabrice se sera
rendu à la prison de la citadelle.
L’anecdote est piquante. Comment pouvait-on la placer  ? On a
convoqué l’homme blessé au moment où l’on en avait besoin. On pourrait
d’ailleurs se demander si l’on en avait vraiment besoin, mais laissons. Le
feu de cheminée a quelque chose de trivial et de ridicule : le prince a jeté un
premier dossier « comme un furieux », on le voit regretter de l’avoir brûlé
(ces papiers lui ont coûté quatre-vingt mille francs), on le voit s’affoler et
trembler pour son château  : «  Le prince avait l’âme petite pour toutes les
choses d’argent  » (p.  353). Et j’ai noté la trivialité des propos de la
princesse et de Gina sur le brûlement du second dossier. Le
« brûlera / brûlera pas » est repris dans un registre bas – non pas : devons-
nous détruire les preuves  ?, mais  : comment faire pour brûler les papiers
sans danger  ? Afin de récupérer cet ensemble, j’ouvrirais volontiers un
programme comique. J’en vois l’amorce dans le comportement du prince au
début de la scène. Le prince va chercher lui-même les dossiers, il s’énerve
grossièrement en passant devant les courtisans :

Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deux portefeuilles,
un prince ne doit rien porter (p. 529).

On verra la continuation de ce programme dans la posture de la princesse en


« veuve inconsolable » (p. 534), dénoncée après coup par Gina.
C’est ainsi que s’enrichit notre scène « à la Waterloo ». Je reprends. Sur
un fond de séduction diffuse, et avec une maxime politique à l’horizon  :
avis de Gina, le prince ridicule, avis de Gina, la veuve éplorée, La Fontaine,
silence, Bazin, avis de Gina, Richelieu, « basse naissance », La Fontaine, le
prince mesquin… Que dit Gina à son retour ?

[…] je suis excédée de fatigue, j’ai joué une heure la comédie sur le théâtre,
et cinq heures dans le cabinet (ibid.).

C’est à prendre à la lettre. Nous avons eu toute la complexité d’une scène


jouée et toutes les inflexions d’une parole vive.
Finalement, cette grande et terrible scène paraît tout aussi perturbée
dans ses multiples programmes narratifs et, disons-le, dans son désordre,
que la séquence de la prédication de Fabrice. Mais il y a une différence.
Dans la séquence de la prédication, d’une part, la succession des scénarios,
très visible, voire exhibée, est interprétable  : elle renverra par exemple,
comme je l’ai suggéré, à l’absence de maîtrise de Fabrice, qui multiplie les
stratagèmes  ; d’autre part les modèles sont très reconnaissables (un
romanesque facile  : l’église, le théâtre, la jalousie, les ruses du roman
galant), de sorte que le lecteur est immergé dans un espace romanesque où
tout arrive. Soit ce romanesque l’enchante et il accepte tout, soit ce
romanesque l’irrite (voir peut-être Balzac d’un certain point de vue) et il le
refuse en bloc, mais, ni dans un cas ni dans l’autre, il n’est vraiment
perturbé par les dysfonctionnements de la séquence. Il n’en est pas de
même dans la grande scène que nous venons de lire. Si l’on est troublé par
des incidents divers, on pourra toujours considérer la séquence dans sa
propriété macroscopique, comme le fait Balzac. Mais le mieux est tout
simplement d’admettre que les troubles constatés sont l’effet d’une
technique de composition perceptible dans tout le roman, non réductible à
une « manière Fabrice » et à sa fantaisie. C’est une technique à risque, qui
joue la surprise, l’effet d’improvisation, l’écart, une technique à la
recherche d’une harmonie nouvelle.
Sur la disposition du roman

RÉCIT FRAGILE, RÉCIT PRODIGUE


D’abord, pour conforter un caractère bien connu du roman, son tempo
rapide, je noterai simplement que le morcellement du texte narratif y
participe très efficacement. Ainsi, la grande scène du brûlement des papiers
est déclarée ennuyeuse par le narrateur. Ironie mise à part, la scène
« réelle », (supposée) racontée, est (supposée) ennuyeuse en ce qu’elle n’en
finit plus (« deux mortelles heures »). Vue dans sa propriété macroscopique,
elle a tout ce qui convient à une scène puissante, qui a un grand enjeu, dont
l’issue est retardée, et qui voit des joutes de toutes sortes, affrontements
violents ou fines escarmouches. Vue dans sa dimension microscopique, elle
éclate, se fragmente et fournit un matériau divers, contrasté – remarquable
remède contre l’ennui. On va à l’aventure. Insérée dans un autre épisode, la
sous- séquence du Gonzo en est, je crois, un assez bon exemple, qui creuse
une scène dans la scène, laquelle se décompose elle-même en une poussière
de «  mots  » et très courtes scènes satiriques. Le trait est une procédure
privilégiée dans un roman où la peur de l’ennui et son envers, la recherche
de la surprise, en appellent à une sorte de désagrégation d’un matériau
narratif perçu comme trop lourd, trop serré. La Chartreuse traite un
matériau aéré, allégé.
Plus pertinent par rapport à mes hypothèses générales est le jeu sur les
possibles, la multiplicité des pistes ouvertes à la lecture par un récit
instable. Le signe le plus visible de cette instabilité  : un investissement
thématique où abondent les déguisements, les changements d’identité, les
déplacements. Va dans le même sens ce qu’on pourrait appeler la
distribution dynamique de l’information  : rattrapages divers, introduction
ad hoc de nouveaux personnages, relances en tous genres. On ne sait pas où
va le narrateur, dans quel pays il nous emmène. Sentiment de jeunesse,
sensation d’aventure, tout cela semblant appeler une analyse progressive.
Enfin, la multiplication des « plans » ou scénarios explicites, ainsi que les
écarts entre ces scénarios et l’enchaînement des événements racontés
donnent constamment du jeu au récit.
Afin de tenir ensemble ces différents éléments, je proposerais volontiers
l’hypothèse d’un récit fragile (à fonctionnalité faible), qui est aussi un récit
prodigue (valorisant remarquablement les possibles). Les deux vont
évidemment ensemble : l’un et l’autre sont le fruit de son instabilité.
Cette instabilité n’est viable qu’à certaines conditions. Le roman est
étayé sur des schémas classiques, reconnus, qu’il s’agisse de situations
romanesques en général  : rencontres clandestines à l’église, échanges
amoureux au théâtre… ; ou du roman de cour en particulier : allusions en
public, surveillance et secret, rumeurs, dans une société fortement
hiérarchisée… À cet égard, La Chartreuse de Parme est une Princesse de
Clèves moderne. Il y a là une armature solide qui assure une lisibilité
générale à toute épreuve. On peut dès lors se permettre la fantaisie, la
surprise. On peut broder. Et l’on brode en effet. Mais là encore, on a recours
à des «  formules  »  : ce sont les modules dont j’ai parlé  : ainsi les
microstructures extrêmement simples de la séquence Waterloo, ou bien des
schémas de plus grandes dimensions, ajustables des moyennes aux grandes
unités, comme les mésaventures de Fabrice et le secours des femmes.
Variations et ornementations interviennent sur des unités repérables et
récurrentes. Technique d’improvisation, si l’on veut. Ce qui me paraît
certain, c’est l’effet d’improvisation obtenu  : l’instabilité du récit est
perceptible.

LES DEUX ROMANS

Fabrice
Il est clair que La Chartreuse se pose, selon l’ordre du récit, comme le
roman de Fabrice. L’ouverture du roman (soit, si l’on accepte mon analyse,
la première entrée) est très fortement et longuement marquée par les
aventures ou mésaventures de Fabrice, au point que cette dimension et cette
intensité la font tenir pour la seule entrée du roman, les amours de Gina et
de Mosca apparaissant comme un rattrapage. À la fin du roman, en dépit de
la dernière phrase, Fabrice tient le devant de la scène. Non seulement
l’auteur nous encourage à lire ainsi, en promouvant explicitement Fabrice
comme il le fait, mais l’histoire de « son héros » est évidemment décisive. Il
est impossible de résumer La Chartreuse autrement que comme
essentiellement l’histoire de Fabrice. Gina aide Fabrice à échapper à la
police, elle intervient auprès du prince pour sauver Fabrice, etc., mais cela
constitue-t-il une trame ? Fabrice est celui qui génère les événements, donc,
d’une certaine manière, produit le récit. Nous avons vu que nous pouvons
aisément repérer un module narratif  : Fabrice se met dans des situations
difficiles, Mosca et surtout Gina (mais aussi quelques autres femmes, dans
des sous-séquences), chacun à leur manière, intriguent pour l’en sortir. Il ne
peut être question de marginaliser « notre héros ».
Mais, ainsi définie, l’intrigue selon Fabrice semblera faible d’un point
de vue strictement dramatique. En effet, largement répétitive, elle est, elle
n’est qu’un enchaînement de mésaventures dont le lecteur un peu aguerri
pressentira les issues précisément grâce à leur récurrence. Dira-t-on que ces
mésaventures sont de plus en plus graves ? que le danger est de plus en plus
grand ? Ainsi, quand il revient à la citadelle, Fabrice est « exposé au poison
plus que jamais  » (p.  537, je souligne). Il risque bel et bien sa vie et
échappe de peu au poison lors de ce second séjour en prison. L’argument de
la gradation me semble cependant peu convaincant. Dans les deux cas,
Fabrice risque sa vie et, de ce point de vue, la répétition est sensible  :
«  Grand Dieu  ! chère amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et
vous allez encore m’en vouloir », dit très prosaïquement le comte quand il
apprend que Fabrice s’est rendu à la prison de la citadelle (p. 538). On frise
le comique de répétition.

Gina

Balzac préférait le roman de la Sanseverina (et de Mosca, inséparable).


Nous avons vu que cette lecture, qui sous-estime ostensiblement Fabrice,
n’est pas pour autant une lecture pauvre. Autorisée par l’Avertissement, elle
est non seulement parfaitement capable de mettre en relief une ligne
dramatique, mais cette ligne-là est sans doute même plus forte que celle du
roman de Fabrice. Que la biographie de la Sanseverina, à l’exception de
l’enfance, soit inscrite dans La Chartreuse, c’est l’évidence (y défilent ses
différents visages  : Gina del Dongo, la comtesse Pietranera, la duchesse
Sanseverina, la comtesse Mosca), que Gina soit l’âme du roman de cour,
aussi, mais ce qui nous importe ici, c’est qu’elle puisse être plus que la
bonne fée de Fabrice.
Or, il n’est pas nécessaire de faire un travail d’interprétation sophistiqué
pour dramatiser très fortement l’itinéraire de l’héroïne : heurs et malheurs,
comme Fabrice, exil et gloire, comme Fabrice encore, mais surtout, ainsi
que l’implique Balzac (quand il la compare à Phèdre), on trouve en elle les
ingrédients tragiques : un amour impossible, la rumeur, la jalousie, un enjeu
vital. Décrivons très simplement son itinéraire. Pour Balzac le drame se
noue quand Fabrice arrive à Parme, avec les débuts de la passion de la
duchesse pour lui et les premiers tourments de Mosca, torturé par la
jalousie, soit, en termes événementiels, un peu avant le meurtre de Giletti,
meurtre qui va engendrer une série de péripéties. Et Balzac fait finir ce
drame, je l’ai rappelé, quand Mosca et Gina quittent la scène, laissant la
place à Fabrice et Clélia. Le roman apparaît alors comme une chute
progressive en trois étapes  : Gina, pour sauver Fabrice, commence par
s’acoquiner avec des hors-la-loi (afin de mettre au point l’évasion), elle
devient criminelle, elle se vend au jeune prince.
Je ne reviens pas sur la dimension politique du rôle, au sens le plus
large, sinon afin de souligner que Balzac, pour la cohérence de sa vision, va
jusqu’à modifier par surprise les schémas d’intrigue. Ainsi écrit-il à propos
de l’intervention de Gina pour sauver Fabrice, menacé d’être empoisonné
dans sa prison :

Profonde est sa dissimulation, hardis sont ses plans. Quant à la vengeance,


elle sera complète. Le prince a été trop offensé, elle le voit implacable  ;
entre eux, le duel est à mort  ; mais la vengeance de la duchesse serait
impuissante, imparfaite, si elle laissait Ranuce-Ernest  IV lui empoisonner
Fabrice. Il faut délivrer Fabrice (p. 640, je souligne).

Je ne crois pas qu’il faille prendre ce passage à la lettre : l’article de Balzac


abonde en réflexions sur la « passion » de Gina pour Fabrice. Il reste que
cet écart (Gina sauverait Fabrice pour aller jusqu’au bout de sa vengeance)
est évidemment très significatif, même si la fin de l’avant-dernière phrase,
qui en dit assez long, corrige un peu le dérapage (« si elle laissait Ranuce-
Ernest IV lui empoisonner Fabrice », je souligne) : Gina sauve son Fabrice.
Ce faux pas de Balzac montre au moins que faire prédominer le désir de
vengeance est acceptable pour un lecteur. Pour le dire simplement, alors que
Fabrice coule des jours heureux en prison (messages d’amour et petits
oiseaux), une tragédie, avec de grands enjeux et de grandes passions, se
joue en coulisses.

Connexions

Nous avons donc nos deux lectures, ou nos deux romans (je laisse pour
l’instant de côté le fait que le roman de Fabrice produit par ailleurs in fine,
comme un sous-ensemble, un roman sentimental). Comment ces deux
romans sont-ils connectés ? Ils le sont très simplement sur le plan narratif,
puisque l’un suit l’autre, que la Sanseverina réagit aux aventures de Fabrice.
Mais comment connecter les régimes si différents de ces deux textes ?
 
Un mot d’abord sur le crime de Gina, sommet de la première intrigue.
Pensons aux conditions dans lesquelles elle l’avoue à Mosca. Elle est
surprise entre deux actes d’une aimable comédie, et entre deux portes (et
quelles portes ! celles de la salle des gardes) :

J’ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais à la première


scène du second acte ; passons dans la salle des gardes (p. 524).

L’aveu sera vite fait  : on n’a pas le temps. Les derniers mots de la
duchesse : « Réfléchissez là-dessus et dites-moi votre avis après la pièce. »
C’est que la comédie n’attend pas («  On appelait la duchesse pour son
entrée en scène, elle s’enfuit »).
Maintenant un mot sur le « sacrifice ». Se donner au prince pour sauver
Fabrice, c’est évidemment perdre son honneur : «  le jour où j’aurai perdu
l’honneur  », «  une promesse fatale, et horrible à mes yeux, comme me
faisant encourir mon propre mépris » (p. 572). Cependant, quand le prince
lui propose, avec son amour, le mariage et la Couronne de Parme :

La duchesse n’hésita pas un instant  ; le prince l’ennuyait, et le comte lui


semblait parfaitement aimable ; il n’y avait au monde qu’un homme qu’on
pût lui préférer. D’ailleurs elle régnait sur le comte, et le prince, dominé par
les exigences de son rang, eût plus ou moins régné sur elle. Et puis, il
pouvait devenir inconstant et prendre des maîtresses  ; la différence d’âge
semblerait, dans peu d’années, lui en donner le droit.
Dès le premier instant, la perspective de s’ennuyer avait décidé de tout  ;
toutefois la duchesse, qui voulait être charmante, demanda la permission de
réfléchir (p. 571-572).
Et la pointe (quand le prince rappelle à la Sanseverina sa promesse) : « Vous
voulez donc me faire croire, Madame, que vous manquez d’honneur  ?  »
L’honneur de Gina consiste à perdre son honneur. C’est beau comme du
Corneille. Plus tard, dans sa lettre au comte, elle écrit  : «  Le sacrifice est
fait. Ne me demandez pas d’être gaie pendant un mois  » (p.  573) et elle
conclut sur la dégradation sociale qui les attend, s’ils se marient, par un
superbe « Tu l’as voulu, George Dandin ! » (ibid.). Voilà donc du Molière.
Pour finir, après leur mariage, le comte, de la part du prince, propose à Gina
de revenir à Parme, « ne fût-ce que pour un mois » :

« […] je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une
belle terre. »
C’est ce que la duchesse refusa avec une sorte d’horreur (p.  574, je
souligne).

Et l’on passe à autre chose. C’est bref, estompé. Pas de réplique au style
direct, qui risquerait de déraper vers quelque pathétique outré et d’être
excessivement dissonante par rapport au propos immoral et léger de Mosca.
Le roman de Gina, c’est en principe, sur fond de roman politique, de
roman de cour, une action dramatique tragique, mais traitée évidemment
dans une perspective moderne. Trois traits de cette manière sont à souligner.
Le premier, le plus évident, c’est que la cour de Parme n’est pas celle de
Versailles ni du Louvre et le prince n’est pas Louis  XIV, ni même le
Henri  II de La Princesse de Clèves. Si la cour est en général une société
dégradée, cette cour, mauvaise imitation, l’est doublement. Le deuxième
trait, c’est que la Sanseverina n’est pas la belle-mère de Fabrice  : elle est
simplement plus vieille, trop vieille. Mosca se regarde vieillir et s’inquiète,
la Sanseverina aussi. L’âge est une sorte de marque réaliste. La
Chartreuse ? une transposition réaliste des œuvres du Grand Siècle. À part
cela, le drame est «  terrible  », mais il est éventuellement traité avec
légèreté : je viens d’en donner deux exemples. Il y a dans tout le roman une
désinvolture, un détachement éclatants, qui sont pour une bonne part une
forme de cynisme réaliste. C’est le troisième caractère remarquable du
traitement du sujet : ce que l’on pourrait à bon droit nommer l’effet Mosca.
La ligne dramatique de la Sanseverina est certainement très forte, mais elle
s’inscrit dans le roman avec une élégance sans pareille.
Et si l’on ajoute que Fabrice, lui, de son côté, met du sérieux (affecté)
dans sa désinvolture et son élégance, une rencontre est possible. Il est
évidemment, et jusqu’au bout, un agent de désordre, y compris dans les
troubles ultimes qui affectent le roman sentimental. Reconnaissons qu’il
pousse l’étourderie un peu loin avec son fils Sandrino (il fallait feindre une
maladie, l’enfant en est mort). Je relèverai cependant que, quand il entre
dans la carrière ecclésiastique, Fabrice a le comportement qui convient,
évidemment cynique, et nous avons vu que son habit noir râpé fait
merveille. Bref, Mosca, qui deviendra à la fin « son ami intime » (p. 596),
l’admire. C’est tout dire.
Ainsi, contamination des deux romans, et parfois au point que les
dominantes peuvent s’inverser : la Sanseverina agit avec l’impulsivité d’un
Fabrice et ce dernier reprend, avec son aisance naturelle, le cynisme
politique et religieux d’un Mosca devenu son maître. Ultime surprise de La
Chartreuse de Parme.

L’ORDRE
Mais au-delà (ou en deçà) de l’évolution des personnages que l’on
décrira de telle ou telle façon, la question est celle de la dynamique dans
laquelle ils prennent place. Qu’en est-il de la mise en œuvre et de la
disposition de ce matériau  ? Je n’ai traité jusque-là que de fragments.
Essayons très simplement, très grossièrement et au fil du texte, de
distinguer, dans La Chartreuse, quelques très grandes masses textuelles.
Nous avons vu que l’épisode de la Fausta, à la fin du premier
« volume », marque une césure : il est le dernier épisode de « la chasse de
l’amour ». Le texte de Stendhal que je citais (« il faut que le héros ne soit
er
pas amoureux au 1  volume, et qu’il y ait 2 héroïnes ») le confirme. Dans
les termes de mon analyse, c’est le début d’une réorganisation du « roman
de Fabrice  ». Il me semble cependant aussi imprudent de suivre ici
l’interprétation de Stendhal que là celle de Balzac, et de fonder une
construction du roman sur quelque chose d’aussi flou que l’évolution du
héros. À l’évidence l’amour n’est pas le seul fil d’intrigue.
Pour en rester à une simple description, nous avons d’abord cette grande
ouverture, avec Grianta, Milan et la séquence Waterloo, mais aussi, si l’on
admet mon analyse, parallèlement, et pendant que Fabrice est en France, la
liaison de Gina et Mosca. C’est à ce moment que se place la première
mention, décisive, de la tour Farnèse (au chapitre  VI), un repère hautement
symbolique. Alors tout est en place  : la rencontre de Clélia vient d’avoir
lieu au chapitre  V, Gina est duchesse Sanseverina, elle est à Parme avec
Mosca. Fabrice est à l’académie ecclésiastique de Naples. Et le chapitre  VII
s’ouvre sur une ellipse de quatre années au terme desquelles Fabrice arrive
à Parme.
À partir de là, il n’est pas difficile de proposer une première esquisse du
corps du roman. Nous parcourons alors le grand massif  : Parme. Nous
avons successivement :
Marietta et le meurtre de Giletti ;
le premier séjour en prison, les intrigues pour faire sortir Fabrice, le
bonheur en prison, Clélia, l’évasion, la fuite ;
le second séjour en prison, les intrigues, la libération ;
la prédication et les retrouvailles,
et enfin l’épilogue : « Après ces trois années de bonheur divin […] ».
La césure qui sépare les deux grandes parties se situe après l’affaire
Giletti. C’est là, en effet, que l’intrigue amoureuse Fabrice  /  Clélia va
prendre le relais après la longue première série des mésaventures de Fabrice
(en bref Waterloo et Giletti). Mais c’est surtout à partir de là que la structure
dramatique va se resserrer.
 
Je ne reviens pas sur le détail de l’appareil par lequel s’élabore la
séquence Waterloo. Je veux d’abord souligner que ce morceau de bravoure
n’a en rien une fonction informative. Tout a été réglé avant. Mais il ne me
semble pas qu’on puisse pour autant le tenir tout simplement pour un
premier épisode. Nous avons des arguments pour considérer que l’ouverture
n’est pas terminée. Et cette séquence a par ailleurs une fonction de modèle :
imprudence de Fabrice, prison, sauvé par une femme, pour la première
sous-séquence ; imprudence, exil, sauvé par une femme, pour la séquence
considérée dans sa totalité. Ce statut ambigu de la séquence est peut-être
une des raisons profondes des réserves de Balzac. Il faut dire que nous
sommes très loin des expositions à la Balzac. Nous avons la longueur, mais
pas l’information. À mon sens, il s’agit d’abord, et ici exclusivement, de
donner le ton, ou de jouer une première fois la petite musique.
Quant à « Parme », c’est donc la substance même du roman. Appelons
« Parme 1 » le premier séjour en prison, ce qui y conduit Fabrice et ce qui
l’en fait sortir, et «  Parme  2  » le second séjour en prison. Toujours ce
phénomène de récurrence et cette utilisation de modules. Il me semble que
le plus élégant est de centrer sur Parme 1 et d’analyser Parme 2 comme une
sorte de reprise de Parme  1. Un premier argument à l’appui de cette
construction, qui promeut Parme 1 : la longueur de cette séquence, de loin
la plus importante. À quoi s’ajoute le fait que la séquence Marietta / Giletti
s’y intègre comme la cause directe de Parme  2. Enfin, et c’est plus
intéressant car moins évident, la prédication (qui vient pourtant après
Parme  2) est encore la conséquence de Parme  1  : la prédication, ou
comment revoir Clélia, est directement liée par le serment qu’elle fait après
l’évasion de Fabrice.
Cependant, de Parme  1 à Parme  2, nous n’avons pas affaire à une
simple réduplication. Le point est essentiel. La force dramatique du texte est
en effet accentuée par une série d’éléments nouveaux, qui sont autant de
variations  : Fabrice entre volontairement en prison, la menace
d’empoisonnement est là, Clélia se donne à lui, la Sanseverina se déshonore
pour lui. Parme 2 est ainsi produit par extrémisation de Parme 1. L’effet ?
D’abord, cette tension dramatique plus grande et une remarquable
accélération, ce second mouvement étant extrêmement bref.
Cette relation est encore fondée sur la ressemblance de Parme  1 et
Parme  2  : même chose, donc, mais en plus intense. Or, il ne faut pas
occulter la différence des deux séquences. Elle est un effet de contexte.
Fabrice entre volontairement en prison, ai-je souligné. Certes, on a affaire à
une sorte de passage à la limite, mais il faut bien voir que, dans le même
temps, le module est définitivement altéré. Ce n’est pas une imprudence ni
une étourderie quelconque qui conduit le héros en prison (et dans cette
prison en particulier), mais le fruit d’une réflexion, et d’une réflexion dont
la suite montrera la justesse. Je propose de voir là une vaste transition. Par
rapport à ce qui précède, nous lisons la dernière mésaventure de Fabrice,
mais extrémisée  ; par rapport à ce qui suit, nous sommes entrés dans le
roman sentimental, qui met en place l’intrigue amoureuse et trouvera son
autonomie à la fin du roman. Parme  2 apparaît alors comme le lieu de
passage d’un système à un autre. Cette transition est favorisée par une
inflexion très sensible du registre sentimental : Clélia se donne à un Fabrice
sur le point d’être empoisonné. Cette manière de prolonger le fil dramatique
Fabrice / Clélia est compatible avec la poursuite de l’autre drame, celui qui
se joue entre Gina, le prince et Mosca. Tout est prêt pour un changement de
régime dominant.
Le danger, quand on prétend décrire la disposition d’un texte, c’est
d’oublier que la situation change à mesure que nous progressons. Nous
lisons un début traité en discours historique. Nous voyons une fin traitée en
roman sentimental. Y a-t-il un moment de basculement, de changement de
programme  ? Au début, nous avons purement et simplement un coup de
force du narrateur quand il affirme  : mon héros, c’est Fabrice. Pourquoi
pas ? D’autant que suit la séquence Waterloo, où il n’y a pas de doute sur la
question. Mais le narrateur a bel et bien interrompu un processus qui
s’annonçait plus complexe (les hésitations des premières pages, à la suite de
l’Avertissement). Ensuite, nous l’avons vu, une séquence de rattrapage, qui,
d’une certaine manière, permet de reprendre le double programme initial,
suivie d’une longue phase de coexistence et d’interaction des deux
perspectives. Au cœur du roman, une intrigue sentimentale est mise en
place, par étapes, le premier séjour en prison offrant l’espace et le temps
favorables à son développement, le second, à mon sens, renonçant
discrètement à l’usage d’un module narratif qui a fait son temps et
redistribuant puissamment les données, comme on vient de le voir.
 
 
Dans ce roman, on ne cesse de rejouer les modules, les scènes et les
séquences : c’est le début accompagnant les va-et-vient de l’Histoire, c’est
le modèle de Waterloo avec le retour des microrécits, ou Parme  2 qui fait
écho à Parme 1, ou encore la Fausta et Bettina qui annoncent grossièrement
Clélia et Marietta  ; c’est aussi Giletti qui fait signe au comte  M***, et il
faut encore qu’un prince succède à l’autre… – sans compter que ces scènes
et ces séquences en rejouent elles-mêmes d’autres, venues d’autres textes,
romans de cour, histoires galantes, chroniques… Ces reprises rendent
possible le vrai travail : passer du semblable au semblable sur le mode de
l’intensification ou, au contraire, de l’atténuation, varier la vitesse, travailler
le détail, broder sur des canevas classiques. Il s’agit d’exploiter les
possibles, tous les possibles, de ne rien perdre de la diversité. A priori, il y a
deux manières de jouer la variété, la nouveauté, la surprise. On peut
construire (ou laisser aller) un récit aventureux, et nous avons vu que
Stendhal ne s’en prive pas : c’est l’effet d’improvisation. On peut aussi, et
sans doute plus difficilement, élaborer des formes qui rendent sensibles les
différences les plus subtiles, travailler à une composition d’un nouveau
genre : si vous la voyez de loin, elle vous ravit par la simplicité des lignes ;
de près, elle vous enchante par la finesse de son ornementation.
« La perspective de s’ennuyer avait décidé de tout », est-il dit quelque
part. Telle est la clé d’une composition «  à la Waterloo  ». Et c’est si bien
enlevé que Waterloo sonne alors comme une victoire.

1. La Chartreuse de Parme, « Avertissement », op. cit., p. 141.


2. « Études sur M. Beyle (Frédéric Stendalh [sic]) », op. cit., p. 622.
3. «  Stendhal. Projets de réponse à Balzac. Première version, autographe  »
(16  octobre 1840), dans Stendhal, Œuvres romanesques complètes, op. cit.,
p. 661.
4. Dès sa lecture de l’épisode dans Le Constitutionnel, Balzac a fait part à
l’auteur de «  l’accès de jalousie  » qui l’a saisi à «  cette superbe et vraie
description de bataille  » (lettre à Stendhal, fin mars  1839, dans Stendhal,
Œuvres romanesques complètes, op. cit., p. 617).
5. Voir dans les « Projets de réponse à Balzac », la « Deuxième version, copie
corrigée par Stendhal », op. cit., p. 663.
6. «  Projets de réponse à Balzac  », «  Deuxième version, copie corrigée par
Stendhal », op. cit., p. 664.
7. «  N’est-ce pas ainsi qu’en agissent messieurs les amants  ? se disait-il  »
(p. 348).
8. «  Stendhal. Projets de réponse à Balzac. Première version, autographe  »
(16 octobre 1840), op. cit., p. 661.
9. «  Projets de réponse à Balzac  » «  Deuxième version, copie corrigée par
Stendhal », op. cit., p. 663.
CHAPITRE IV

Cohérences

(Balzac)

«  La plupart des drames sont dans les idées que nous nous
formons des choses. Les événements qui nous paraissent
dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en
1
tragédie ou en comédie, au gré de notre caractère . »

La Maison du chat-qui-pelote, premier texte de La Comédie humaine, a,


entre autres mérites, celui de nous indiquer ce que nous devons en retenir. Il
comporte une leçon dont la formulation la plus ferme, sinon la plus claire,
est la dernière phrase de la nouvelle, celle que se dit à lui-même un
mystérieux passant, qui, « chaque année, au jour solennel du 2 novembre »,
vient se recueillir sur la tombe de l’héroïne :

Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être
[…] quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se
forment les orages, où le soleil est brûlant 2.
Le lecteur est alors en droit de considérer que le texte qu’il vient de lire est
l’histoire tragique d’une femme, Augustine Guillaume, morte d’avoir
approché de trop près un astre rayonnant, le peintre Théodore
de Sommervieux. L’histoire d’un Icare femelle, en quelque sorte.
Cette histoire nous donnera l’occasion de faire quelques expériences. Le
but n’est certainement pas de proposer une interprétation de plus d’un texte
fameux, mais de vérifier un certain nombre de nos hypothèses sur la
composition en nous interrogeant sur le ou les modèles balzaciens et
particulièrement sur la façon dont on peut penser l’unité d’un texte.

Le choix de la logique des actions

* M.  Guillaume était drapier. Il tenait boutique rue Saint-Denis, à


l’enseigne du Chat-qui-pelote. M. Guillaume avait deux filles. Virginie était
l’aînée, assez laide et sans grâce  ; elle épousa Joseph Lebas, le premier
commis de la maison. Augustine était la plus jeune, charmante et fine ; un
peintre, le baron Théodore de Sommervieux, tomba amoureux d’elle. Ils se
marièrent. Mais, alors que le premier couple s’installait paisiblement dans
la succession de M. Guillaume, le second commença bientôt à se déchirer.
Augustine se montra incapable de trouver sa place dans la société de son
époux. Celui-ci, déçu, la délaissa, la trompa. Elle en mourut.

Ce résumé, dans ses grandes lignes, sera, on l’espère, assez consensuel,


ressemblant à un grand nombre de résumés qu’on peut trouver çà et là. La
nouvelle y apparaît comme un système d’actions (l’histoire d’une famille de
commerçants), en forme de conte ou de fable  : fable par la structure, la
simplicité, les effets de symétrie et la mention assez claire d’une moralité –
  qui ne se ressemble pas ne doit pas s’assembler. Telle est en effet à peu
près la leçon qui ressort de ces lignes  ; c’est plus ou moins un pendant
prosaïque de l’allégorie icarienne présentée par l’auteur en conclusion de
son récit.

DEUX DIFFICULTÉS

Une fable sur le mariage

Voilà donc l’interprétation à laquelle doit se ranger le lecteur. Puisque


l’auteur la lui donne, pourquoi chercherait-il ailleurs ? Pourtant, malgré la
brièveté du texte, le lecteur aura probablement mis quelque temps à trouver
ce bon chemin : il n’était en effet pas très bien balisé.
Mais admettons. Le récit repose sur une opposition, apparemment
fondatrice  : d’un côté, la plus vieille des deux filles et la moins jolie, le
commis (bien nommé « Lebas »), et cela conduira à un mariage de raison ;
de l’autre, la plus jeune et la plus jolie (très jolie, même), le peintre (noble,
qui plus est), et cela conduira à un mariage d’amour. Bref, deux ensembles
parfaitement cohérents, deux récits parallèles.
Les deux ensembles sont si cohérents, justement, que l’on ne voit pas
dès l’abord venir la difficulté, et d’autant moins qu’Augustine est une jeune
fille «  romanesque  »  : elle a en effet goûté au poison de la lecture de
quelques romans  ; elle n’a pas ce prosaïsme que son artiste de prétendant
puis d’époux aurait trouvé vraiment insupportable. Bref, le lecteur peu au
fait des topiques balzaciennes, et néanmoins attentif, est en droit d’attendre
l’obstacle.
Or, aucun obstacle solide ne s’oppose aux volontés du beau couple. Le
père, contre toute attente, accepte le mariage d’amour. Certes, Lebas est
amoureux de la cadette, mais c’est la main de sa fille aînée que le père veut
lui donner. Aucune difficulté ne surgira de ce côté. Et puis M. Guillaume est
un brave homme. D’abord ébranlé par Lebas, et un moment prêt à revoir
son projet, il va bientôt être ébranlé par Augustine. D’abord effrayé par ses
amours avec un noble et un artiste, il se reprend, il soutient très vite sa fille
romanesque contre son épouse même et la chose est réglée dans la journée.
L’intrigue n’aurait-elle pas merveilleusement fonctionné si M.  Guillaume
avait voulu donner Augustine à Lebas ? Il y a là, disons-le sans détour, une
faiblesse du montage dramatique. C’est notre première difficulté. Nous
lisons une fable qui exemplifie deux types de mariages (conformément au
projet de l’auteur des Scènes de la vie privée), mais le lien proprement
dramatique entre les deux manque cruellement. Balzac, à l’évidence, a fait
un sacrifice au schématisme didactique.
Ce n’est pas tout. Voici la donnée initiale, c’est-à-dire l’information du
lecteur au terme de ce qu’il perçoit légitimement comme un préambule  :
Virginie (l’aînée) aime Joseph Lebas (le premier commis), qui aime
Augustine (la cadette), qui aime Théodore de Sommervieux (le peintre) et
en est aimée. On reconnaît, une fois de plus, l’inévitable «  chaîne
pastorale  » (Andromaque en est une célèbre version tragique), dans une
version optimiste, voire comique, puisque, chez Balzac, cette chaîne se
termine sur une fin heureuse possible. Pour obtenir à partir de cette chaîne
initiale un programme dramatique il aurait fallu que Virginie, ou Lebas, ou
les deux fissent obstacle. Il n’en est rien : aussitôt fabriquée, la chaîne est
délaissée. Virginie souffre un peu de ce que Lebas aime ailleurs, mais pas
longtemps : M. Guillaume est un brave homme, Lebas est un brave garçon
et qui va épouser celle qu’on lui destinait. Autre défaut du montage
dramatique  ? Disons plus précisément que le lien établi entre les deux
couples par la chaîne des amours est largement inefficace. Ce qui devrait ou
pourrait compenser le premier défaut ne le compense qu’un moment  : ni
M.  Guillaume ni Lebas ne sont de vrais obstacles, ils sont deux obstacles
potentiels, très vite surmontés.
Et en effet, lorsqu’on arrive au cœur de la nouvelle, on voit Virginie
former avec Lebas un couple uni, et Augustine et Sommervieux goûter les
joies de l’amour, et même celles du bonheur conjugal. Les premiers, donc,
n’ont fait, ne font ni ne feront jamais obstacle aux seconds. Mais, à la
réflexion, est-on véritablement là au cœur de la nouvelle ? J’y reviendrai.
Anticipons. Le couple Virginie-Lebas  reste parfaitement solide quand
l’autre couple se défait  progressivement  : Augustine continue d’aimer
passionnément Théodore qui, lui, se détache de son épouse et courtise la
duchesse de Carigliano, laquelle, en vérité, regarde à son tour ailleurs (c’est,
vers la fin, la discrète apparition du nouvel amant de la duchesse, Victor
d’Aiglemont). Seconde chaîne, mais qui a peu à voir avec la première,
sinon qu’elle la prolonge curieusement. Et cette chaîne-là nous conduit à
une issue tragique  : Augustine, comme on sait, en meurt. Reste que ce
dernier schéma a un coût relativement élevé. Augustine aime Sommervieux
qui, donc, aime la duchesse qui aime d’Aiglemont. À première vue, on n’a
pas vraiment besoin de ce dernier amant. Le désintérêt du mari aurait suffi
et la tromperie n’exigeait pas que l’on esquissât une nouvelle intrigue. On
pouvait faire plus simple, puisque, de toute façon, Augustine est délaissée
par un mari qu’elle n’intéresse plus. La seconde chaîne amoureuse  est la
pseudo-inauguration d’une autre histoire (laquelle, notons-le, n’aboutit ni là
ni ailleurs dans La Comédie humaine, quoi qu’il en soit de ces personnages
pourtant reparaissants).
Il est certain que le schéma dramatique initial n’est pas exploité lors de
la mise en place de l’intrigue principale  –  ou disons plus prudemment  :
centrale –, il provoque un simple retard à la volonté qu’a le père de donner
sa fille aînée à Lebas et se règle très vite. Quant au second schéma, il est
exploité in fine, sans avoir d’autre effet, apparemment, que d’expliquer la
violence de Sommervieux et, en conséquence, de faire très nettement
apparaître Augustine comme une victime  : le peintre, fou de jalousie, est
incapable de prendre en considération la douleur de son épouse.
Osons avancer que le texte que nous lisons est peu fonctionnel et qu’il
n’est pas du tout économique. Balzac, on le sait, avait l’imagination fertile,
et écrivait vite. Ici, on a le choix de parler d’une simplicité excessive de la
fable ou d’une complication inutile de certains éléments narratifs.
 
Nous pouvons défendre notre auteur en soulignant que Virginie ou
Lebas, qui ne constituent en rien des obstacles, sont précisément deux
personnages marqués par le renoncement ou la résignation, toutes qualités
que n’ont ni Augustine ni Théodore. Très bel effet de contraste,
évidemment. Dans le même esprit, comme il vient d’être suggéré plus haut,
on accentuera l’intérêt dramatique possible du dernier épisode de la
nouvelle. Arguments faibles, bien sûr : le premier ne manifeste nul ressort
dramatique, le second indique une relance hétérogène du récit.
Mais on pourra surtout faire valoir que, si l’obstacle aux amours de la
jeune fille romanesque et de l’artiste avait été son négociant de père, le sens
de la fable en eût été totalement changé. Peut- être même la fable eût-elle
disparu. Du côté de l’aînée, il faut un mariage de raison, voulu de longue
date par le père. Ce dernier n’est donc plus tout à fait dans la meilleure
position pour être un obstacle au second mariage. Balzac a voulu mettre en
lumière l’impossibilité d’une union heureuse entre la fille d’un négociant et
un artiste, on le sait puisqu’il nous l’a dit. L’obstacle social est intériorisé, il
ne s’incarne pas en un personnage opposant. Il faut qu’Augustine perde
Théodore du fait de ce qu’elle est, il faut qu’elle soit elle-même l’obstacle.
Bref, la démonstration de la leçon passe bien par les refus repérés sur le
plan dramatique.
Donc, pas de défaut dans le montage de l’histoire  ? Sommes-nous
rassurés  ? Pas vraiment  : il reste en effet que la très forte focalisation, au
début, sur le père et sur le premier commis, doublée par une discrétion
certaine sur ce qu’est cette fille de négociant, fait attendre tout autre chose
et, vu la longueur de la mise en place, le lecteur peut légitimement penser
qu’il a été lancé sur une fausse piste.
La place du descriptif

On a affaire, dans le résumé proposé plus haut, à une pure logique des
actions. Ce résumé, comme beaucoup d’autres, ne dit rien de la
configuration générale de la nouvelle  : ainsi l’appareil descriptif,
considérable, comme toujours chez Balzac, mais tout particulièrement ici,
est-il escamoté.
Il paraît pourtant peu contestable que le côté «  Chat-qui-pelote  » est
remarquablement développé sous ses différents aspects. Il s’agit d’une
enseigne, d’une image, qui marque dès le titre que, de l’activité picturale au
système proprement descriptif, notre texte est profondément inscrit dans le
visible. Mais en donnant toute la place à la logique des actions, on montre
le peintre, non la peinture.
Or, à l’évidence, la description fournit pourtant autre chose qu’un décor
ou un cadre et l’on peut par exemple, tout en accordant toujours une place
d’honneur au récit, traiter ce texte comme une histoire de tableaux, et plus
particulièrement comme l’histoire ou les tribulations d’un tableau, le
portrait d’Augustine (genre Chapeau de paille d’Italie), en soutenant sans
paradoxe que le tableau importe au moins autant que le peintre. Cette
perspective n’est absolument pas nouvelle, elle a été dès longtemps
proposée et elle continue, bien sûr, d’être, sous une forme ou une autre, une
3
dominante dans les lectures les plus récentes . Voici une version du schéma
narratif qu’il serait possible d’esquisser alors et qui, dans le principe,
accorderait davantage, de proche en proche, aux masses descriptives  : le
modèle du tableau est saisi par le peintre dans la boutique (c’est Augustine
dans son milieu, si l’on peut dire, et là commence une histoire d’amour) ;
quant au tableau lui-même, il apparaît au Salon, se retrouve chez Augustine,
migre ensuite chez la maîtresse du peintre (à qui ce dernier l’a donné), et
revient chez Augustine, enfin, comme un «  talisman  » qui se révèle
inefficace, sa destruction par son auteur précédant la mort du modèle (là
finit l’histoire). Les va-et-vient de la toile permettent de donner une bonne
idée du texte, et l’on greffera sur ce schéma, à volonté, toutes sortes de
significations autour du problème de la «  représentation  ». On complétera
aisément avec l’histoire du second tableau, la «  scène d’intérieur  » qui
représente la famille Guillaume et les commis dans la salle à manger, sur le
«  plan noir  » de la boutique, un tableau de genre qui, lui, migre où il
convient  –  dans la nouvelle habitation des Guillaume, lorsqu’ils se sont
retirés du négoce  –, et y reste, survivant au modèle, comme le texte de
Balzac survit à son héroïne. Et bien sûr, pour faire bonne mesure, on
accrochera aussi dans la galerie l’enseigne même de la boutique, cette toile
si «  bizarre  ». La nouvelle de Balzac devient un jeu de représentations.
Mais, même si le choix critique est séduisant, même si toute une tradition a
insisté avec raison sur l’importance capitale du motif pictural dans ce récit,
le schéma que l’on vient de proposer sera sans doute perçu, sinon comme
un coup de force herméneutique, du moins comme la recherche d’un effet :
un résumé, encore une fois, semble devoir inévitablement aller au plus
simple de l’histoire racontée. Balzac n’est ni Crébillon ni Labiche  : ses
personnages sont principalement des humains, non des meubles, ni des
4
accessoires de mode, ni même des œuvres d’art .
Il reste que ces tableaux ont des modèles, très longuement décrits, que
ces tableaux sont eux-mêmes situés dans des «  cadres  ». La hiérarchie
récit  /  description n’est pas immuable et il est inévitable de la mettre en
question, de se demander quels sont les poids respectifs de ces instances.
On peut bien dire que la nouvelle raconte l’histoire de la famille Guillaume,
si l’on veut, mais ramassée sous le nom d’un objet et d’une image  : «  La
Maison du chat-qui-pelote ».
Tout lecteur constate en effet une inflation de l’exposition et, j’y
reviendrai, un fonctionnement très particulier des premiers éléments de
récit  : morcelés, épars, ils sont comme issus de la longue description
inaugurale où ils étaient enchâssés. Ce qui est posé, c’est d’abord un espace
descriptif d’où sortent, entre autres, des histoires, des scénarios, lesquels
d’ailleurs n’aboutissent pas nécessairement ; quant au récit « principal », il
est, lui, extrêmement court et rapide. Défaut du montage narratif  ?
Disproportion ? Comme on voudra.
 
Au terme de cette première étape, une remarque. On doit certainement
renoncer à écrire « du nouveau sur Balzac », dès lors que tout ou à peu près
a été dit. L’histoire d’une femme ? Absolument. D’une famille  ? Bien sûr.
D’une maison ? Aussi. L’histoire d’un tableau ? Sans aucun doute. Et bien
d’autres choses encore. Mais la longue immersion des débuts du récit dans
la description n’est pas sans conséquence et il conviendra de se demander
s’il n’y a pas comme un parasitage des premiers par la seconde. Ce qui
ferait perdre de leur pertinence à ces interrogations.
Il ne s’agit ni de faire une variation sur telle ou telle lecture dûment
attestée, ni de chercher quelque entrée originale, mais, une fois encore,
d’articuler les différents textes possibles que construisent les commentaires.
Et, pour l’instant, la première question sera justement, tout simplement,
5
cette question classique   : comment coexistent le régime narratif et le
régime descriptif ?

VERS LA PREMIÈRE FORMULATION D’UNE HYPOTHÈSE

Retour sur le premier défaut

Le premier défaut relevé tient à l’insuffisance du lien dramatique entre


les deux couples. C’est l’absence d’opposition des parents à Théodore (en
d’autres termes, l’absence d’une concrétisation dramatique de l’éducation
en particulier et de la différence sociale en général), et le soutien très vite
donné par le père, qui n’entrave pas les amours de sa fille cadette  ; c’est
aussi une chaîne amoureuse qui se révèle inutile – et peut-être pourrait-on
dire la même chose de la seconde chaîne amoureuse.
Or, nous devons premièrement prendre conscience que, jusqu’ici, nous
avons évalué notre texte à partir d’une norme choisie de façon parfaitement
arbitraire : il n’y a pas de raison de mesurer la nouvelle de Balzac à l’aune
du modèle du « récit fonctionnel », soit, en un mot, une dominante narrative
claire, une hiérarchisation des histoires, une fonctionnalité des éléments. Le
récit selon Balzac n’est pas économique, et c’est ainsi.
Seconde remarque  : on doit faire avec ce que l’on a, sans forcer la
cohérence. Du point de vue de l’organisation de l’histoire, une structure
d’ensemble qui en appelle au conte, ou à la fable, avec ses temps forts : les
deux filles et les deux mariages en parallèle, un cadre grotesque, les
« consultations » de la fin (Augustine, désemparée, consulte les Lebas, ses
parents et jusqu’à la maîtresse de son mari), etc. Mais la fable ne dit pas le
tout : la chaîne des amours, au début, permet, elle, de produire de grandes
scènes de comédie, dont celle où le père offre sa fille aînée à Lebas qui
convoite la cadette, avec un quiproquo à la Molière et cette superbe
réplique  : «  Joseph, reprit le négociant avec une dignité froide, je vous
parlais de Virginie  » (p.  63). Ajoutons que la seconde chaîne amoureuse
s’achève sur une tragédie. Ce n’est qu’un aperçu, mais déjà, même si l’on
s’en tient là, en mettant en question, sinon la cohérence, du moins
l’homogénéité du texte, on lui découvre une vertu. Dans cette perspective,
l’hypothèse minimaliste serait en effet que l’histoire ou les histoires
racontées permettent de mettre en place des régimes textuels diversifiés
(une structure de fable, une ou des scènes de comédie, une histoire tragique)
et de traverser des espaces fictionnels très différents.
Au cœur même du récit, cette diversification est manifeste : Augustine
est en dernier ressort la victime de son éducation, elle paie le prix d’une
sorte de lourdeur, mais elle est aussi une belle victime, éminemment
émouvante, suscitant la compassion et même l’admiration. Plutôt que
d’intégrer cette remarque dans un schéma classique (les contraintes d’un
sujet, comme on le ferait pour un Corneille, alors que chez Balzac le sujet
n’est pas « donné »), tout nous convie à voir là une tension parmi d’autres
et l’effet d’une volonté de jouer sur plusieurs registres. Balzac, dira-t-on,
voulait dénoncer les dangers d’une mésalliance et c’est pourquoi il a mis en
relief les deux mariages et les a traités en parallèle. C’est l’interprétation de
l’auteur, mais la répartition des masses dans la nouvelle ne va pas dans le
sens d’une vérification de la «  morale  » explicite proposée. On renoncera
donc en grande partie à l’idée d’une cohérence forte du texte pour
considérer que, sans aucun doute, un Balzac a voulu faire une fable, mais
qu’un autre a utilisé sans mesure les possibilités ouvertes par un récit
proliférant en tous sens.

Le second défaut

L’absence de lien dramatique solide a une conséquence assez évidente,


mais que risquent de nous cacher nos habitudes de lecture : on se trouve de
fait devant une juxtaposition de «  tableaux  ». C’est, si l’on veut, l’effet
galerie. Et là on commence à prendre ses distances avec la dominante récit.
Peut-être faut-il mettre en question la toute-puissance d’un modèle narratif,
selon lequel une logique des actions (linéarité, enchaînement causal) serait
l’essentiel. Au début, la boutique  ; à la fin, l’hôtel de la duchesse  ; mais
aussi, plus abstraitement, la juxtaposition des deux couples et leurs portraits
croisés, etc. Des éléments descriptifs mis côte à côte et un récit parfois
improbable pour les lier. Dans cette perspective, le mode descriptif est
dominant non seulement en termes quantitatifs, mais en termes qualitatifs :
d’une part, dans la structuration du texte et son architecture formelle
(élaboration par montage de «  tableaux  », effets de miroirs, fidèles ou
déformants, etc.), d’autre part, nous le verrons, dans une transformation du
modèle narratif lui-même.

Des cohérences et une lecture de crête


Ainsi avons-nous affaire à un texte composite. Quelle que soit l’histoire
de sa genèse, il est raisonnable de considérer que cette nouvelle conjoint et
conjugue des ensembles d’éléments de diverses natures. Peut-on dire pour
autant qu’aucun d’eux ne domine suffisamment pour assurer une cohérence
privilégiée  ? Apparemment non. Il y a bien une unité plausible, celle qui
permet d’identifier le texte. Le résumé que j’ai proposé au début de ces
réflexions fait clairement reconnaître le texte – mieux, à coup sûr, que si je
jouais, par exemple, à produire une version de la nouvelle en conte
fantastique et il n’y a sans doute pas lieu de jongler ici avec des formules
paradoxales. Encore faudrait-il se demander de quoi exactement un résumé
tient sa pertinence et sa valeur. Ainsi, si je ne donne aucun nom propre, si je
serre un peu le propos, cela devient immédiatement plus difficile et
commence à ressembler à une devinette :

*Un drapier avait deux filles  : l’aînée, assez laide, épousa le premier
commis de la boutique  ; la plus jeune, charmante, épousa par amour un
peintre, mais, incapable de retenir son époux, elle le perdit et en mourut.

Le résumé, même pour un lecteur relativement peu averti, garde encore


cependant, par les métiers nommés, un air balzacien. Je laisse au lecteur le
soin de les gommer à leur tour (pour fabriquer l’histoire d’un marchand et
d’un artiste – ou d’un aristocrate). Je me suis appuyé ici sur l’histoire. Or, si
c’est la règle pour un résumé et si c’est de cette manière, peut-être, que
nous lisons, ou que nous mémorisons, ou que nous identifions socialement
un texte, bref, s’il y a là un modèle très puissant à l’œuvre, il reste à prouver
qu’il dit quelque chose d’essentiel de la « vérité » du texte.
Ce dernier point est capital. En prenant un peu de recul, on constatera
assez facilement que la critique pratique volontiers une « lecture de crête ».
Supposons que les ingrédients du roman balzacien puissent être rangés dans
la grande séquence suivante  : 1)  description inaugurale (époques, lieux,
décors, situations sociales, etc. : ici, un drapier à l’ancienne dans les années
1810)  ; 2)  scènes et passages narratifs (dévolus à l’action)  ;
3)  commentaires du narrateur (ici, le mariage, les effets de l’éducation, le
monde artistique). On aura un Balzac conteur (élément  2)  ; un Balzac
observateur de son temps ou d’un temps antérieur (éléments  1 et 3)  ; un
Balzac politique et philosophe (élément  3). En d’autres termes, si vous
voulez dresser rapidement la figure d’un Balzac philosophe, laissez de côté
les descriptions  ; si vous voulez un Balzac conteur, inutile d’analyser de
trop près ses commentaires. Pour en rester à notre texte, une lecture socio-
idéologique traditionnelle insistera plutôt sur l’histoire d’Augustine et de
Théodore, séparée de celle de Virginie et de Lebas, et mise en contexte dans
le négoce de la rue Saint-Denis. Une lecture plus « moderne » s’intéressera
davantage à la réflexion sur le tableau, au statut de la représentation, etc., et
tendra en effet à traiter la nouvelle comme l’histoire d’un tableau,
« thématisant » et mettant en intrigue un discours métapoétique. On ne m’a
pas attendu pour mettre en concurrence des résumés. En voici un qui
focalise sur le couple « principal », seul nommé :

[…] rappelons les grandes lignes du récit : Augustine, fille d’un marchand
drapier, Guillaume, qui tient boutique à l’enseigne bizarre du «  Chat-qui-
pelote  », a inspiré une violente passion à un jeune peintre, Théodore
de  Sommervieux. Malgré les réticences ou les oppositions de sa famille,
elle finit par l’épouser. Mais le mariage n’est pas heureux : Théodore, déçu,
ne tarde pas à délaisser Augustine pour la duchesse de Carigliano.
Augustine désespérée reste fidèle à son époux et meurt quelques années
plus tard 6.

Un autre :
Le sujet, ce n’est pas la fille d’un drapier qui est amoureuse, c’est la
maison, la rue d’un drapier, dans laquelle se trouve, entre autres choses et
7
entre autres êtres, une jeune fille amoureuse .

Etc.
Hors de toute polémique, on dira que, apparemment, l’on ne peut
fabriquer de la cohérence que par des sélections drastiques. Il n’y a pas de
bon résumé.

Principes pour une autre lecture

Je me suis contenté jusqu’ici de relever des défauts dans la cohérence et


la fonctionnalité du texte. Des programmes secondaires sont esquissés, qui
ne s’achèvent pas vraiment au service d’un programme supposé principal. Il
s’agit d’abord de ne pas hésiter à relever ces incohérences ponctuelles, mais
il s’agit aussi d’essayer de mieux comprendre ce qu’elles permettent : pour
l’instant, donc, la multiplication des régimes du texte.
Afin d’aller plus loin, il convient maintenant d’analyser précisément, et
positivement, à quel type de montage nous avons affaire.

PREMIER PRINCIPE : LES RELIEFS DU TEXTE


On tiendra compte de l’agencement du texte en général et du récit en
particulier, sans se limiter à analyser l’enchaînement des actions. La logique
des actions, en effet, lie fortement des éléments qui peuvent par ailleurs,
d’une part, avoir des tailles variables, d’autre part, se trouver éclairés d’une
lumière plus ou moins forte. Or, ce jeu des masses textuelles et des mises en
relief ne peut absolument pas être considéré comme un phénomène
secondaire.
Il y a en effet des « points forts », des objets et des moments saillants
ou, si l’on préfère, mis en lumière. Ainsi peut-on construire une grande
séquence idéale  : description  /  récit  /  scène  /  commentaire, dont la scène
serait le temps fort. Les réalisations de cette séquence sont évidemment
multiples (elle peut être lacunaire, elle peut être en expansion dans tel de
ses éléments…), mais la scène, j’en ai parlé plus haut à propos de Stendhal,
est généralement comme le point d’aboutissement d’une «  préparation  »
(narrative, descriptive, le plus souvent les deux) et l’occasion d’une
redistribution des données (« exploitation » via un commentaire) ; bref, la
scène est le plus souvent le nœud de cette séquence.
Or, la prise en considération des masses, des volumes, qui,
inévitablement, ont par eux-mêmes des effets, peut, dans tel ou tel cas,
mettre en évidence, par exemple, un privilège du discours descriptif. Ce qui
serait en contradiction avec la valorisation de la scène (sur le plan
dramatique) que je viens de signaler. D’où deux lectures possibles, selon ce
que l’on met en relief (c’est la lecture de crête, mentionnée plus haut).
D’où, de toute façon, des effets de miroitement produits par la mobilité des
zones éclairées.
Dans le même esprit, des questions de vitesse sont à considérer. Le
point est délicat. La description ralentit le récit  : beaucoup de temps pour
peu ou pas d’action. Mais on pourrait dire la même chose de la scène,
justement, par rapport au temps resserré du «  sommaire  ». Sans doute
serait-il plus pertinent, de toute façon, de ne parler que de vitesses
relatives  –  d’accélération ou de décélération. Quoi qu’il en soit, il est
raisonnable de considérer que cette notion ne prend sens que par rapport au
récit.
Ces deux traits (distribution des masses, vitesse) relèvent
essentiellement d’une vision de loin.
DEUXIÈME PRINCIPE : LA DYNAMIQUE DU TEXTE
Pour la vision de près, on tiendra le plus grand compte de la progression
du texte, de sa dynamique. Nous avons affaire à un texte composite, qui
affiche la multiplicité de ses régimes. La suite éclaire ce qui précède et en
redistribue les éléments, elle fait oublier au lecteur ses tâtonnements, elle
peut imposer rétroactivement comme prévisible ce qui ne l’était nullement.
Il faudra plus que jamais éviter de préjuger de cette suite, ou plutôt se
méfier de toute anticipation (dans l’analyse, il va de soi)  ; essayer, autant
que possible, de saisir chaque élément du texte dans son présent ; bref, voir
venir ces changements de régime, abrupts ou préparés, visibles ou
dissimulés que sont les transitions.
Par exemple, au début, la maison comme objet (on pense au titre, à
l’importance de sa description) ou comme cadre (on attend ce qui va s’y
passer). L’enseigne de la boutique est-elle un décor ou le « sujet » même du
texte dont elle est l’éponyme  ? On voit bien que ce choix en commande
d’autres, décisifs. Ou encore, la chaîne des amours : quel est l’élément qui
va se poser en obstacle  ? Il n’est par ailleurs pas nécessaire qu’il y ait un
obstacle : l’effet tient à ce qu’on le pressent et notre imaginaire joue autant
sur les possibles que sur le texte qui s’actualise peu à peu.
Ces considérations invitent à suivre un ordre dans l’analyse  : élaborer
une configuration «  selon toute probabilité  », en imaginer les
prolongements, repérer les tris qui s’opèrent peu à peu, avec ou sans
résidus, les dysfonctionnements dans les zones de changement ou de
rupture. S’agissant de notre texte, une certaine confusion de la leçon est
assez évidente. Plutôt que de viser la synthèse, examiner la façon dont cette
leçon se construit. Sur quoi porte-t-elle ? le bonheur conjugal ? le caractère
indomptable de l’artiste  ? Augustine est-elle vraiment engluée dans son
hérédité inculte et mercantile  ? La première question est  : quand
apparaissent exactement  les traits qui vont dans ce sens  ? sont-ils
mentionnés plutôt ici ou plutôt là ? On notera le flou des articulations, les
hésitations sur les priorités. L’analyse conduira à construire à tel moment de
la lecture une autre configuration, que l’on mettra ensuite en relation avec la
première, etc.
Ce sont là des problèmes de diffusion de l’information : retards, fausses
pistes… Toute la question des possibles. Il s’agit une fois encore d’exploiter
au mieux la complexité du texte, sa prolifération. Mais ce processus a une
couleur particulière chez Balzac. On pense évidemment à l’ambition qu’il a
d’écrire une œuvre totale. C’est visible dans les petites unités aussi : Balzac
a du mal à faire des choix, de sorte que, on le verra, les bifurcations se
multiplient.
Quant au lecteur, il peut essayer de travailler dans la douceur et, au lieu
de faire des coupes sombres dans le texte et ne voir que ce qu’en fait il
promeut (c’est la lecture de crête, très facile chez Balzac), il peut, plus
convenablement, jouer des hiérarchies, les modifier, changer les éclairages.
C’est pourquoi, à l’analyse, l’examen des choix qui s’offrent au fil du texte
est crucial.

Une description du texte

Relisons la nouvelle à partir de ces principes.

L’AGENCEMENT GÉNÉRAL
Je distinguerai quatre temps. Avec cette distinction, qui apparaît assez
clairement par ailleurs, j’essaie d’utiliser au mieux les critères exposés ci-
dessus.
 
La lecture du texte commence par la traversée, parfois malaisée, d’un
grand espace dans lequel des fragments d’histoires antérieures et de
l’histoire présente sont offerts au lecteur, plus ou moins éparpillés dans ce
qui est essentiellement la longue description d’un lieu.
C’est la grande scène de la rue Saint-Denis, «  par une matinée
pluvieuse, au mois de mars  » (p.  39-58, soit vingt pages). Elle inclut une
présentation détaillée de la famille ou de la maison Guillaume (p. 46-52) et
un récit rétrospectif (l’histoire des deux tableaux, p. 52-58).
La mise en place de notre texte fait signe du côté du conte.
Résumons en ce sens :

*  Un riche marchand avait deux filles. L’aînée des filles était laide et
soumise, la cadette jolie et hardie. Vint à passer un prince…

Il n’est pas sûr qu’on reconnaisse la nouvelle. Et pourtant, on en est tout


près (j’ai simplement remplacé par un prince un baron, d’Empire il est
vrai). Voilà pour l’allure. Il faut compter avec deux ingrédients, mêlés dans
une heureuse synthèse  : la galanterie (la jeune fille à sa fenêtre et le
prétendant dans la rue), la farce (le tour joué au prétendant par les commis,
vrais valets de comédie).
Mais notons que l’énigme amoureuse et le fil sentimental sont intégrés
dans et soumis à la scène d’observation avant de prendre le pas sur elle au
prix d’un changement manifeste de hiérarchie. Il est remarquable que la
première énigme du texte ne touche pas l’intrigue, le montage dramatique,
mais bien le « décor », l’appareil descriptif : l’enseigne du Chat-qui-pelote
et la maison elle-même, à déchiffrer comme une inscription
hiéroglyphique  : «  Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir
été bariolés d’hiéroglyphes » (p. 39).
 
Au terme de ce que l’on est tenté de considérer comme un prélude, on
s’installe dans une histoire  : «  Le matin où, rentrant d’un bal, Théodore
de Sommervieux […] » (p. 58). Du moins le croit-on. En tout cas, le récit
est devenu un mode dominant. On a dans cette nouvelle grande séquence un
régime de texte fortement théâtralisé, construit sur un appareil narratif
solide, et qui apporte une sorte de confort au lecteur après les débuts
hésitants que l’on sait. Ce récit, donc, (p.  58-71, soit quatorze pages)
rapporte une histoire qui commence apparemment quinze jours après la
scène inaugurale. Il enchaîne (sur une journée) trois grandes scènes. Ce
sont, successivement, après l’inventaire (p.  59-60), l’entrevue
Guillaume  /  Lebas (p.  60-64) et le quiproquo (Lebas croit que le père
Guillaume lui offre la main d’Augustine), puis la scène à l’église (p. 64-66,
toute la famille Guillaume est là, Théodore aussi, caché derrière un pilier),
enfin la scène à la maison et l’arrangement, assez inattendu (p. 66-71).
À mesure que s’élabore le récit, le texte vire à la grande comédie
moliéresque  : le rôle du père, le quiproquo, le conseil de famille, et peut-
être même, avec l’inventaire, les comptes du Malade imaginaire :

Combien d’H-N-Z ? – Enlevé.  – Que reste-t-il de Q-X  ? –  Deux aunes. –


 Quel prix ? – Cinq-cinq-trois. – Portez à trois A tout J.-J, tout M-P, et le
reste de V-D-O (p. 59).

La comédie finit souvent par un mariage. Et en effet, très rapidement, on


nous conduit aux mariages des filles Guillaume, « quelques mois après ce
mémorable dimanche  » (p.  71). C’est une ponctuation forte, que
j’analyserai plus loin. Cette pseudo-fin marque comme un nouveau départ,
mais est-ce à dire que ce qui précède n’était au fond que préambule  ? ou
bien a-t-on affaire au « nœud » ?
 
Quoi qu’il en soit, suit une reprise du récit. En fait, c’est la première
fois que nous avons dans la nouvelle ce régime narratif : un texte totalement
narrativisé, dépourvu de scènes, pauvre en éléments descriptifs et, par
conséquent, extrêmement rapide. Accélération, donc, avec ce résumé, ce
sommaire (p. 72-78, soit sept pages), qui porte sur la première année, puis
nous conduit deux ans et demi plus tard (p. 74), et enfin trois ans après le
mariage (p. 76).
L’effet de rapidité donné par cette séquence narrative tient largement au
contraste qu’elle entretient avec ce qui précède, à une accélération très
sensible. À quoi s’ajoute le fait remarquable que le personnel mis en place
dans les quarante-deux premières pages s’est absenté  : on ne connaît plus
que Théodore et Augustine – moins de monde, pas d’encombrement, on va
plus vite. Enfin, phénomène discret, mais, à mon sens, notable  : cette
séquence sans scènes comporte des leurres. Ainsi  : «  Sommervieux sentit
un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes  » (p.  73)  ;
ou encore : « Un soir, la triste Augustine […] » (p. 76). Contre toute attente,
ni ce matin-là ni ce soir-là n’inaugurent une scène et avec elle quelque
ralentissement de l’allure. De toute façon, beaucoup de flou dans le
déroulement de ces années : malgré la rapidité, un effet de ressassement dû
à la rareté des détails. La vitesse, trait formel s’il en est, se montre, dans ce
troisième mouvement, l’élément décisif.
Il est somme toute logique que le passage par la grande comédie ait
permis de s’écarter du conte. C’est dans cette troisième séquence que se met
en place, avec la reprise narrative (les contextes sociaux et ce qui s’ensuit),
quelque chose comme une nouvelle réaliste.
 
Cette séquence, très rapide, très  synthétisée, est suivie, au prix d’une
forte décélération, par un retour au système de la succession des scènes,
tout à fait semblable à ce que j’ai désigné comme le deuxième mouvement
du texte. Ce sont les demandes de conseils et le dénouement (soit dix-sept
pages). D’abord, donc, les trois consultations d’Augustine  : la visite aux
Lebas (p.  78-79), la visite aux parents (p.  79-84), la visite à la duchesse
(p.  84-91). On prend son temps, et l’on nous offre la somptueuse
description finale. Puis, en trois scènes, le dénouement  : la préparation
d’Augustine (p. 91-92), la violente explication entre les époux (p. 92-93) et
la courte scène avec Mme  Guillaume, la mort d’Augustine faisant l’objet
d’une ellipse à la fin du texte (p. 93-94).
 
Où nous mène cette description ?
D’une part, à un constat très simple : les deux premiers ensembles, ce
sont trente-quatre pages, soit plus de la moitié du texte (cinquante- cinq
pages) et le premier, à lui seul, c’est plus du tiers du texte. La prégnance du
modèle narratif (en général) nous fait plus ou moins négliger ce fait, si bien
que l’on parle volontiers d’exposition pour le premier ensemble ou pour les
deux premiers (c’est-à-dire qu’on attend que « ça commence »), ou bien que
l’on assimile confusément la durée du récit et celle de l’histoire. Or, la
longue durée de l’histoire est peut-être le cœur ou le corps de la nouvelle,
mais elle est rendue par un récit extrêmement bref.
La description du texte nous permet, d’autre part, d’en mettre au jour ce
qu’on pourrait appeler la ou les scansions (accents, reliefs). Résumons la
succession des différents régimes du texte :
tout commence avec cette fameuse et longue mise en place à dominante
descriptive qui nous fait passer de l’énigme qu’est la maison elle-même
aux secrets des personnages qui l’habitent ou la regardent ;
puis scansion régulière, avec un enchaînement de grandes scènes ;
accélération, sur le mode du sommaire ;
décélération, enfin, jusqu’à la scène chez la duchesse de Carigliano.
Quelque chose de majestueux précède et prépare ainsi le dénouement,
avec cet impressionnant ralentissement et le retour d’un grand appareil
descriptif consacré aux magnificences de l’hôtel.
Cette scansion est fortement soulignée par les investissements
thématiques de chaque séquence : pour s’en tenir au plus visible, de la farce
à la comédie jusqu’au mariage, puis relais de la nouvelle réaliste.
Au risque de simplifier, pratiquons un exercice de réduction. Trois
formes principales, donc  : le mixte de récit et de description (plus
précisément, des phénomènes d’enchâssement de l’un dans l’autre), avec
dominante descriptive dans la première séquence et dominante narrative
dans la dernière (inversion des enchâssements)  ; le sommaire, lieu par
excellence des variations de vitesse  ; l’enchaînement de scènes (qu’on
pourrait nommer récit théâtralisé). Et une structure  : le régime descriptif
très affirmé du début et de la fin  –  dans les deux cas, environné de récit
théâtralisé, et, au milieu, un régime narratif pur. Il faut souligner fortement
qu’à ce niveau de l’analyse, on trouve une architecture puissante et
sophistiquée.

VARIANTES DE L’INTRIGUE PRINCIPALE


Si l’on peut parler d’une structure puissante de l’ensemble du texte
observé dans sa dimension macroscopique (l’équilibre des masses, le
réglage de leur défilement), le récit pris en lui-même est au contraire
brouillé.
Commençons par le plus évident. Ce sont les variations de ce que le
texte présente explicitement comme son intrigue  : l’histoire d’Augustine.
Partons des leçons possibles (et plus ou moins fortement actualisées). Elles
sont (au moins) au nombre de trois :
Augustine a gardé de son milieu quelque chose de « mesquin » (le mot
est dans le texte) qui voue à l’échec son mariage avec un aristocrate ;
(variante) Augustine a gardé de son milieu quelque chose de mesquin
qui voue à l’échec son mariage avec un artiste ;
Augustine est victime de son innocence et de sa pureté. Après les deux
formes de *elle est un ange, mais elle est mesquine, nous voici avec
*elle est mesquine, mais elle est un ange.
Balzac veut évidemment tenir les trois leçons. Cette boulimie est sa
marque. Ce n’est pas sans risque  : la troisième leçon implique une
discrétion certaine sur la supposée mesquinerie d’Augustine ; la deuxième
implique que l’on ménage l’artiste en question ; la première donne aisément
dans la satire sociale. Balzac court ainsi plusieurs lièvres à la fois. Il
propose une réflexion sur l’artiste, être à part, socialement atypique de
façon radicale  ; une réflexion sur le mariage entre classes sociales
différentes ; il brosse le portrait d’une victime.
À différents moments du texte, tel ou tel aspect sera plus perceptible
que tel autre. Ainsi pourrait-on dessiner, à propos de l’étroitesse
d’Augustine, une courbe  : peu marquée au début (les deux filles ont des
parures et des gestes mesquins, mais Augustine se différencie des autres
Guillaume), sa mesquinerie est accentuée à partir du mariage (ce sont les
mesquineries de son éducation qui reviennent), et gommée à la fin : par une
magnifique inversion, elle se dégoûte du monde, « qui lui [semble] mesquin
et petit devant les événements des passions » (p. 84, je souligne).

LA PREMIÈRE SCÈNE AU FIL DU TEXTE


Mais il est un autre phénomène, plus discret, plus difficile à saisir et à
analyser, par lequel le récit est subtilement rompu, dévié. Il faut revenir au
discours descriptif d’où le récit émerge. Une description sera sans
inconvénient majeur morcelée, multipliée, différée  : c’est un ensemble
ouvert que seuls des impératifs esthétiques peuvent organiser et clore. Par
contre, tout récit souffre du morcellement et, s’agissant de la trame
8
narrative, la netteté est indispensable . Nous savons enfin que l’abandon
d’une piste laisse toujours des résidus qui, évidemment, nourrissent
l’imaginaire du lecteur. Il reste moins de traces d’un détail de l’appareil
descriptif (qui en est riche) que d’un détail de l’appareil narratif et
dramatique (supposé fonctionnel). Or, dans notre texte, tout se passe comme
si le récit se réglait sur la description dans laquelle il est initialement
immergé.
Le phénomène des leurres et le principe de l’hésitation du ou des
discours narratifs sont particulièrement sensibles dans l’organisation du
début de notre texte  : un récit se dégage difficilement de ce que l’on
pourrait appeler le milieu descriptif, il se met peu à peu en place, mais il
n’émerge que par fragments plus ou moins isolés et ces fragments sont
entièrement pris dans un appareil descriptif statique. Rompu, éclaté, ce récit
favorise évidemment d’autant plus fortement les spéculations du lecteur sur
la suite. On a affaire à des esquisses narratives multiples, dont on ne sait
pas, pendant un temps assez long, laquelle sera la bonne. De ce point de
vue, récit ouvert, si l’on veut, comme est ouverte par nature la description
qui le modélise.
 
La première scène de la nouvelle (dans la rue, au matin, sur le seuil de
la maison, p.  39-58) est, d’une certaine manière, le lieu de toutes les
hésitations et du triomphe de l’ambiguïté. À ce titre, elle est exemplaire.
 
1) La maison fait l’objet d’une première description : les murs à pans de
bois, le toit triangulaire, la lucarne du grenier.
 
2) Un jeune homme l’examine « avec un enthousiasme d’archéologue ».
Cette présence et cette caractérisation ne font que renforcer l’intérêt propre
de la maison et l’on peut douter que ce jeune homme soit appelé à jouer un
9
rôle proprement dramatique . L’inconnu est en effet plus ou moins dans la
position du narrateur  /  descripteur («  observateur  », dit le texte) de la
nouvelle. C’est le premier signe d’une concurrence entre ce personnage et
le narrateur.
Ce qu’il voit fait l’objet d’une deuxième description.
– À la vue du premier étage, on comprend que la maison est celle d’un
marchand d’étoffes. Dédain du jeune homme. Même chose pour le
deuxième étage.
– Par contre, l’inconnu examine de près les croisées du troisième étage.
Or, il se trouve qu’elles ont bel et bien un intérêt historique  : leur bois
« aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers ». Puis ce
sont les « mystères » d’un appartement. Il est remarquable que la position
d’observateur soit confortée (l’intérêt réel des boiseries) au moment même
où la possibilité d’un rôle dramatique va être suggérée (les profondeurs
d’un appartement mystérieux). La coïncidence entretient l’ambiguïté.
–  Le jeune homme sourit en voyant la boutique. Description de
l’enseigne (le chat qui pelote).
On se tourne alors vers l’inconnu  : «  Cependant l’inconnu ne restait
certes pas là pour admirer ce chat […]. Ce jeune homme avait aussi ses
singularités. »
– Son portrait. Il est cette fois tout à fait évident qu’un rôle se prépare.
On s’engage sur une bonne piste.
– Les « joyeuses figures » de trois commis surgissent à la lucarne. Ces
personnages facétieux aspergent le jeune homme avec un instrument à
clystère.
–  Une main blanche (enfin  !) paraît à une fenêtre du troisième étage
(justement). C’est la main délicate d’une jeune fille que l’on va comparer à
un Raphaël. « Le passant fut alors récompensé de sa longue attente. » Nous
aussi  : nous pouvons considérer qu’une histoire commence et qu’une
intrigue se noue.
C’est là le premier élément du montage dramatique (histoire galante  :
un jeune homme sous la fenêtre, etc.).
 
3) L’ouverture de la boutique (p. 43).
– M.  Guillaume apparaît sur le seuil. Échange de regards, duel muet.
Remarquer la méprise de M.  Guillaume, qui croit que l’inconnu est un
voleur. C’est le second intermède comique, après l’aspersion de l’inconnu.
Avec cet homme, le lecteur a quelques bonnes raisons de deviner qu’il y a
un obstacle de taille.
–  Et l’on revient aux commis. L’accent est mis sur le plus âgé, qui
s’intéresse ostensiblement à Augustine (nommée ici pour la première fois).
On parle de « l’amoureux commis ».
– Départ de l’inconnu.
 
4) Bref échange entre M.  Guillaume et un commis (p.  46). Mise au
point sur la famille et les commis. Quelques histoires sont rapidement
esquissées (ainsi, la plus jeune des filles sourit aux plaisanteries du plus
espiègle des jeunes hommes).
Mais voici qu’une difficulté survient (p. 48) : Joseph Lebas, le premier
commis, est promis à Virginie alors qu’il est amoureux d’Augustine. On a
certainement là un deuxième obstacle.
C’est le deuxième élément du montage dramatique  –  tout à fait
compatible avec le premier. Joseph Lebas est l’obstacle, mais problème  :
promis à Virginie, il perd de sa force potentielle. De plus, une menace pèse
sur le père qui risque de perdre une partie du poids dramatique que nous lui
prêtions.
Toujours est-il que l’on semble bien engagé, cette fois, dans l’histoire.
On est d’ailleurs aussitôt conforté par l’annonce d’un récit rétrospectif  :
«  Afin de justifier cette passion, qui avait grandi secrètement [il s’agit de
l’amour que Lebas porte à Augustine], il est nécessaire de pénétrer plus
avant […] » (p. 48). Lecteurs avertis, nous connaissons bien ces chemins-
là : le signal de fin d’exposition nous est familier.
 
Profitons donc de ce que le narrateur se prépare à son analepse pour
faire le point.
L’histoire a lentement émergé de la description. Balzac «  peint  » des
situations d’où émergent des fragments d’histoire  ; la cohérence est dans
l’architecture des situations autant (ou plus ?) que dans le récit qui les lie.
Mais quelle est l’histoire  ? À ce point du texte, nous avons toutes les
raisons de penser que nous sommes au cœur de l’intrigue. C’est le premier
récit possible. Le négoce y jouera le rôle principal  : le prouvent tout
l’appareil descriptif, le fait qu’Augustine a été présentée via Lebas, etc.
Cette dominante va être très sensible jusqu’à la grande scène de quiproquo
comprise, dans laquelle les rôles sont réservés au maître et à son commis.
Souvenons-nous ici de la question des mises en relief qui nous préoccupait
plus haut. La seconde scène de la nouvelle (ou la première après le
«  préambule  ») est justement cette scène de quiproquo. Donc, forte
accentuation. Nous saurons plus tard qu’il y a là un leurre : cette première
mise en lumière n’éclaire qu’un élément secondaire.
Pour l’instant, passons. L’intrigue est apparemment au point. Il est
« vraisemblable » que les amours d’Augustine et du jeune inconnu vont être
contrariées par le père, allié objectif de Lebas, puisque, sans que
M.  Guillaume le sache, Augustine aime ailleurs (cela, le lecteur l’a
compris). Bref, Augustine trouvera sur la route de son amour un double
obstacle  : son père et Lebas. Mais cette alliance est complexe  : le père et
Lebas ne veulent pas la même chose. Excellent montage dramatique.
On relèvera cependant une hésitation générique. Si l’appareil descriptif
ancre profondément l’intrigue dans une «  réalité  » historique, sociale,
topographique…, l’histoire dans laquelle nous nous engageons tient
quelque peu, en tant qu’elle-même, du conte ou de la fable : les deux sœurs,
les trois commis, la jolie jeune fille et le mystérieux jeune homme, les
variations grotesques (les trois figures joyeuses, le chat qui pelote). La
nouvelle réaliste regarde du côté du conte et peut-être du conte de fées,
même si le chat n’est pas botté. La roturière va-t-elle épouser son beau
prince ? Rien que de vague, sans doute, mais c’est peut-être à suivre.
Quoi qu’il en soit, à la fin de l’explication annoncée, qui nous donne
une information détaillée sur la maison Guillaume, retour logique à Lebas,
décidément important (p. 52).
La chaîne Virginie, Lebas, Augustine est maintenant bien dessinée. Le
lecteur peut espérer qu’Augustine trouvera une alliée objective en Virginie
(toujours Andromaque !).
« Tel était l’état des choses » (p. 52). C’est fini, l’exposition est faite.
Eh bien, non ! Quatre lignes plus bas : « il est nécessaire de remonter à
quelques mois avant la scène. » Ce Balzac est incorrigible !
Pire, nous sommes devant un cas typique de rétention d’information, et
un dysfonctionnement majeur  : le récit qui précède (le développement sur
les Guillaume) a omis une information essentielle touchant l’inconnu et
Augustine. Tel n’était donc pas « l’état des choses ».
 
5)  Relance de l’exposition  : on se situe quelques mois plus tôt. Le
propos s’infléchit  : cette fois, on se déporte nettement sur l’amour
(interdit ?) d’Augustine pour le peintre.
–  Un soir, «  à la nuit tombante  », un jeune homme est arrêté par un
« tableau ». Ce qu’il voit (description, fortement esthétisée, de la famille à
table) et qui il est (mais noter qu’on ne donne pas encore son nom).
– Il rentre chez lui et peint le tableau :

Le lendemain, il entra dans son atelier pour n’en sortir qu’après avoir
déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l’avait en
quelque sorte fanatisé (p. 53).

– Il souhaite faire le portrait d’Augustine, passe plusieurs fois devant la


boutique, y entre.

Sa félicité fut incomplète tant qu’il ne posséda pas un fidèle portrait de son
idole (ibid.).

Il disparaît pendant huit mois (ibid.) : il a fait le portrait.


– Les deux toiles sont exposées au Salon et obtiennent un grand succès.
Mme  Roguin, la cousine, en parle à Augustine (p.  55). Visite du Salon.
Augustine, un moment séparée de Mme Roguin, reconnaît son portrait. Elle
croise le peintre. « Vous voyez ce que l’amour m’a inspiré », a eu le temps
de souffler le peintre à la jeune fille. Cette déclaration a en effet son
importance pour comprendre la scène d’ouverture. Bousculées par la foule,
Mme Roguin et Augustine voient le « second tableau » (ibid.).
–  Page  56, au retour, il est question du seul tableau représentant la
boutique.
– Le lendemain les parents vont au Salon « pour y voir [la] maison ».
Les tableaux ont été retirés.
– On revient alors à la scène initiale :

Le matin où, rentrant d’un bal, Théodore de Sommervieux, tel était le nom
que la renommée avait apporté dans le cœur d’Augustine, fut aspergé par
les commis du Chat-qui-pelote pendant qu’il attendait l’apparition de sa
naïve amie […] (p. 58).

Et c’est ici, donc, que Théodore de  Sommervieux est enfin nommé. Le
point est bien décisif : ces vingt pages sont, par ce geste, désignées comme
une exposition, un préambule. La description a (enfin) accouché d’une
histoire, ou plutôt de la «  bonne  » histoire. Elle a en vérité accouché de
deux histoires, mais nous savons maintenant quelle est la bonne. L’artiste a
extrait du négoce un parfait amour. Notons en passant, et pour le plaisir, que
la phrase que je viens de citer souligne deux caractères de cette longue
séquence d’ouverture  : l’histoire galante et la farce («  le matin où [il] fut
aspergé […] pendant qu’il attendait l’apparition de sa nouvelle amie »).
Voilà le troisième élément du montage dramatique. Plusieurs
possibilités seront désormais offertes (le lecteur, même celui qui n’est pas
en situation de relecture, sait en effet que des résurgences sont possibles).
Quoi qu’il en soit, à l’arrivée, deux mondes (deux « tableaux ») fortement
contrastés, et c’est cela le point vif – avec, on le verra in fine, un troisième
tableau.
 
Tout est en place. L’information manquante est prestement donnée : la
scène initiale est la quatrième rencontre d’Augustine et de Théodore.
Beaucoup de temps a été perdu et l’on accélère  : mention de lettres
échangées pendant la quinzaine qui suit la scène initiale (p. 58) ; un rendez-
vous a été fixé pour le dimanche, à la messe (« à une certaine heure du jour
et le dimanche ») ; enfin, depuis quinze jours, c’est l’inventaire (précision
importante, car le fait explique que les émotions d’Augustine passent
inaperçues).
Et nous voici samedi soir (p.  60). C’est la clôture de l’inventaire. Et
nous voici dimanche matin (ibid.). Le temps perdu a été rattrapé. On va
pouvoir souffler et prendre de nouveau son temps.

TEXTES FANTÔMES
Dans la complexité de l’appareil balzacien, des textes surgissent, se
croisent, se superposent, disparaissent. Nous avons vu deux intrigues
s’esquisser et se concurrencer dans la scène d’exposition et, plus haut, trois
leçons impliquer autant de variantes de l’intrigue conjugale. Nous allons
nous intéresser à quelques autres textes résiduels ou cachés. Je vais donner
trois exemples de textes fantômes, curieux objets présents-absents. Le
premier est une brève esquisse, à effet local, qui enrichit subtilement la
gamme des régimes textuels  ; le deuxième est une sorte de texte en
pointillé, aux éléments dispersés, qui accompagne l’histoire de M. et
Mme Guillaume comme un doublage descriptif ; le troisième, enfin, a une
efficacité considérable sur la totalité du texte et construit peu à peu une
interprétation surprenante.

Esquisse
À la fin de la nouvelle, en un jeu remarquable, différents espaces
fictionnels s’interpénètrent ou se substituent les uns aux autres.
Parlons du « petit colonel ». Son apparition sera notre premier exemple
de texte fantôme. C’est rapide, léger, élégamment fabriqué. Quand
Augustine vient voir la maîtresse de son mari, elle croise un homme. La
duchesse a un nouvel amant. Un drame mondain ouvre un espace fictionnel
supplémentaire et a pour conséquence de séparer très brutalement Théodore
d’Augustine. On passe de deux femmes et un homme (Augustine, la
duchesse, Théodore) à deux hommes et une femme (Théodore, le colonel,
la duchesse) et, entre ces deux situations, fugitivement  : la duchesse,
Augustine, le colonel, qui se croisent. En d’autres termes, notre seconde
chaîne amoureuse (Augustine aime Théodore qui aime la duchesse qui aime
le colonel  –  le verbe «  aimer  » est employé par pure commodité) est
fragmentée et soumise à des éclairages divers, le résultat en étant, pour cette
grande scène, toute une série de combinaisons autour de la duchesse,
constamment présente.
C’est d’abord un je-ne-sais-quoi de pervers dans le jeu des regards entre
la duchesse et le colonel à l’égard d’Augustine :

Ce regard [de la duchesse] semblait dire à une personne que la femme du


peintre n’aperçut pas d’abord  : «  Restez, vous allez voir une jolie femme
[…] » (p. 86).

Puis : « La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène »
(ibid.), et va suivre un portrait flatteur du colonel : jeune, élégant, bien fait.
La duchesse l’invite à sortir sur un signe d’Augustine (« un coup d’œil dont
toutes les prières furent comprises » – p. 87). Sortie du jeune officier sous le
«  regard menaçant  » de la duchesse, manifestement jalouse («  un regard
menaçant que l’officier méritait peut-être pour l’admiration qu’il témoignait
en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avec l’orgueilleuse
duchesse »).
Pour finir, Théodore, quelques pages plus loin, fera un beau raccourci :
«  Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu’il monte bien à
cheval… » (p. 92).
Voilà une fine esquisse de pièce galante, avec son côté ludique, et
l’amertume, la légèreté, la discrétion (Marivaux  ?). En vérité, on lui
trouvera des fonctions sans difficulté (puisqu’elle existe)  : provoquer la
colère du peintre, ou encore replacer fugitivement au centre des regards et
du texte la beauté admirable et modeste d’Augustine (« modeste fleur » est
le terme même qu’utilisera le passant anonyme devant sa tombe)…

Un impossible texte possible

Notre deuxième texte fantôme apparaît d’abord comme une fausse


piste : une configuration déraisonnable, un texte impossible.
La scène inaugurale se passe à l’aube, à l’heure magique où Paris est
encore désert :

[…] à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s’entend dans
le lointain comme la grande voix de la mer (p. 41-42).

La comparaison est anodine. Mais voilà que, deux pages plus loin, on
aperçoit dans la boutique

des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs
quand ils traversent l’Océan (p. 44).

Et quelques lignes après :


M. Guillaume regarda la rue Saint-Denis, les boutiques voisines et le temps,
comme un homme qui débarque au Havre et revoit la France après un long
voyage.

Cela commence à faire système. Faut-il penser que notre texte ne se


contente pas d’être comédie moliéresque, nouvelle réaliste et conte ? qu’il
est aussi récit d’une aventure maritime ? Il est certain que le jeu analogique
est un peu approximatif, mais que dire s’il se prolonge ?

[M.  Guillaume] aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté,


contemplait le patriarche de la draperie, comme Humboldt dut examiner le
premier gymnote électrique qu’il vit en Amérique (ibid.).

Nous ne sommes pas sommés de faire quelque chose de tout cela. Ce


dernier exemple n’est d’ailleurs guère convaincant  : la comparaison a un
intérêt purement local.
Mais, dans les pages  59-60, une série d’occurrences nous oblige à
trancher :

[…] le vaisseau si tranquille qui naviguait sur la mer orageuse de la place


de Paris, sous le pavillon du Chat-qui-pelote, était la proie d’une de ces
tempêtes qu’on pourrait nommer équinoxiales à cause de leur retour
périodique. Depuis quinze jours, les cinq hommes de l’équipage,
Mme Guillaume et Mlle Virginie s’adonnaient à ce travail excessif désigné
sous le nom d’inventaire.
[…] M. Guillaume ressemblait à un capitaine commandant la manœuvre. Sa
voix aiguë, passant par un judas pour interroger la profondeur des écoutilles
du magasin d’en bas, faisait entendre ces barbares locutions du commerce
qui ne s’exprime que par énigmes.
À peine chacun des hommes de l’équipage achevait-il son petit verre d’une
liqueur de ménage, on entendit le roulement d’une voiture.

Il devient difficile, en effet, d’ignorer le phénomène. Ces trois occurrences,


certes, n’en valent peut-être qu’une, faisant système à partir d’une analogie
entre le travail d’un équipage et l’inventaire, mais leur poids, justement, qui
souligne fortement cette analogie, nous invite à y être attentifs. C’est un cas
typique de mise en relief.
Et ce n’est pas fini :

[…] jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et sans
boussole, il [Guillaume] flotta irrésolu devant un événement si original, se
disait-il (p. 63).
Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l’homme, que la
prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat- qui-pelote succomba sous
l’agressive volubilité de Mme Roguin (p. 69-70).
[…] M. et Mme Lebas retournèrent dans leur remise à la vieille maison de
la rue Saint-Denis pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote […] (p. 72).

Enfin, à propos des Guillaume :

Depuis quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des navigateurs sans
but et sans boussole (p. 80).

Et :

[…] ces deux êtres qui semblaient échoués sur un rocher d’or loin du
monde et des idées qui font vivre […] (p. 81).
On laissera de côté la double mention de la duchesse en sirène  : «  Si
j’avais été élevée comme cette sirène […]  » (pense Augustine, p.  85)  ;
« Ces mots furent prononcés par la sirène […] » (p. 87). On verra plus loin
que la duchesse en sirène est crédible, mais c’est en tant que la sirène
appartient à la séduction et à la magie, non en tant qu’elle s’inscrit dans le
registre maritime qui vient d’être exploré. D’ailleurs, trait remarquable,
c’est toujours le couple Guillaume qui est pris dans le filet métaphorique.
Nous avons là une doublure fantasmatique du texte. On se rappelle le
«  grotesque  » de l’enseigne (p.  40), qui, en principe, permet tout dans
l’ordre de l’incongru. On peut dire aussi, de toute façon, que c’est
«  du  Balzac  »  ; loups de mer et retours d’Amérique ne sont pas rares  : le
« vieux marin » du Bal de Sceaux, le capitaine de vaisseau de La Bourse,
les aventures maritimes de La Femme de trente ans et de Modeste Mignon –
 lesquelles sont d’ailleurs liées au négoce et à l’enrichissement. Mais rien de
cela ne nous permet d’attribuer aisément une fonction à cette série. Une
thématique «  maritime  » est mise en place qui double à plusieurs reprises
l’histoire du négoce. Si elle n’est pas vraiment surprenante, il est
remarquable qu’elle ait une présence si forte. L’appareil qui vient d’être
repéré élabore un doublage strictement sémantique ; ne proposant pas une
autre structure, il ne propose pas une autre cohérence. Le Chat-qui-pelote
est un vaisseau, M. Guillaume en est le capitaine, et l’on file la métaphore.
Un point cependant : dans la perspective esquissée plus haut, selon laquelle
Balzac joue d’un miroitement des régimes les plus divers, on posera qu’il y
a là un doublage de l’activité du négoce par un roman d’aventures. Et l’on
terminera en relevant que ce doublage peut être héroï-comique (l’aventure
maritime dans la sombre boutique) ou sérieux (le négoce est bel et bien une
aventure). Comme on voudra.

« Un conte à dormir debout 10 »


Avec la visite d’Augustine à la duchesse et ce qui s’ensuit, c’est une
tout autre affaire. Ces séquences vont redresser, ou peut-être déformer,
tordre l’histoire qu’on est supposé lire. C’est mon troisième exemple de
texte fantôme.
Quelque chose qui était dès longtemps préparé se manifeste très
fortement à la fin. Prenons par là.
Deux séquences se succèdent. C’est d’abord la visite d’Augustine à la
duchesse, puis ce que l’on considérera comme le dénouement, soit, au
retour, une série de trois scènes  : l’attente d’Augustine, la scène avec
Théodore, la visite de la mère.
Augustine va chez la duchesse «  armée d’un courage surnaturel  »
(p.  85). Elle entre dans l’hôtel du faubourg Saint-Germain, traverse des
pièces jusqu’aux petits appartements et au boudoir. Elle y trouve la
duchesse, qu’elle compare à une sirène : « Si j’avais été élevée comme cette
sirène  […]  ». La duchesse apparaît, remarquablement mise en scène,
« posée comme une statue antique », ou un « tableau » (p. 86). Le narrateur,
qui accompagne le regard d’Augustine, parle de « l’enchanteresse » (ibid.).
Dans le même registre, mais de façon explicitement négative, relevons
« cette artificieuse duchesse » (p. 87). L’itinéraire d’Augustine se poursuit :
« le dédale [du] petit palais », l’escalier dérobé, le secret de la porte (p. 90).
Enfin, le portrait d’Augustine, que Théodore a donné à sa maîtresse, lui est
rendu, offert comme un talisman capable de la sauver :

Si, armée de ce talisman, vous n’êtes pas maîtresse de votre mari pendant
cent ans, vous n’êtes pas une femme, et vous mériterez votre sort ! (p. 91).

Ce n’est pas forcer le texte que voir là une structure et une thématique de
conte : traversée d’espaces successifs jusqu’à arriver en un lieu secret et y
trouver une magicienne ou une fée, bonne ou mauvaise, qui va donner un
talisman pour cent ans.
 
De retour chez elle, Augustine se prépare  : «  elle se haranguait elle-
même et se traçait d’admirables plans de conduite  » (ibid.). Elle est
« comme les moutons de la fable, pleine de courage en l’absence du loup »
(ibid.). Retour de Théodore. Colère : il parle ou crie, d’abord avec une voix
«  profondément sourde  », puis «  avec un son de voix qui ressemblait
presque à un rugissement  » (p.  92), alors qu’est mentionnée «  la mélodie
enchanteresse  » de la voix d’Augustine (reprendrait-elle le rôle de la
duchesse  ?). Le portrait d’Augustine (le talisman) est déchiré. Le
lendemain, parlant de Théodore, «  un véritable monstre  », dira la mère
(p.  93), à qui la femme de chambre «  a conté de belles choses  » (ibid.).
C’est La Belle et la Bête inversé, une version tragique de Psyché. Derrière
le beau jeune homme, une bête fauve.
Ce scénario avait été préparé de loin, ou du moins la mise en relief des
éléments cités donne lieu à une relecture possible d’un énoncé antérieur, qui
prend ainsi après coup une résonance toute particulière. On venait de dire
que Théodore rentrait tard. La mère supposait qu’il jouait :

– Il doit te faire passer de cruelles nuits à l’attendre, reprit Mme Guillaume.


Mais, non, tu te couches, n’est-ce pas ? Et quand il a perdu, le monstre te
réveille.
–  Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très gai. Assez souvent
même, quand il fait beau, il me propose de me lever pour aller dans les bois.
– Dans les bois, à ces heures-là ? Tu as donc un bien petit appartement qu’il
n’a pas assez de sa chambre, de ses salons, et qu’il lui faille ainsi courir
pour… Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là.
Il veut se débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme établi, qui a un
commerce tranquille, galopant ainsi comme un loup-garou ? (p. 82).

Le commentaire va de soi.
Je dirai pour conclure qu’un texte souterrain a fait surface ou qu’un
texte fantôme est (re)venu au jour. L’aspect conte joue à plein et l’on fait
rétrospectivement une autre lecture de ce qui précède, comme une variation
sur Psyché. En vérité, on n’avait pas vu venir cette forte concrétisation d’un
propos du père, au début : « […] les artistes sont en général des meure-de-
faim  » (p.  67). Le conte, qui jouait alors de registres comiques plus ou
moins élevés, s’est métamorphosé.
Après l’inventaire, la famille allait voir Cendrillon, un conte de fées qui
finit bien :

À peine chacun des hommes de l’équipage achevait-il son petit verre d’une
liqueur de ménage, on entendit le roulement d’une voiture. La famille alla
voir Cendrillon aux Variétés (p. 60).

Une version inversée de Psyché est mieux adaptée au discours réaliste. On


la présente dans le discours peu crédible de la mère pour l’actualiser in fine.
Car c’est ainsi que les choses se passent « en vrai ». Cela n’est pas un conte.
Ce texte fantôme «  actif  » l’est largement parce qu’il se construit
facilement selon un schéma narratif. D’une part, de ces lambeaux, je peux
faire une histoire et, d’autre part, cette histoire se calque facilement sur
l’autre et l’explicite. Enfin, la structure, suffisamment semblable pour qu’on
l’identifie, est suffisamment différente pour provoquer un effet décisif,
jusqu’à l’extrême violence de l’issue fatale.

Sur le système romanesque balzacien

RACONTER UNE HISTOIRE / DÉCRIRE UN MONDE


On fera l’hypothèse d’une concurrence entre deux modalités du texte :
raconter une histoire (dominante narrative) vs décrire un monde (dominante
descriptive). Au niveau des grandes unités, l’alternance de ces deux
modalités permet en effet de décrire la succession et la distribution des
masses textuelles. La hiérarchie récit  /  description avec ses variations est
dès lors décisive dans la structuration du texte.
Décrire un monde. On ne décrit pas un monde comme on décrit une
boutique ou un visage : d’une part, la description d’un monde autorise toute
la diversité imaginable ; d’autre part, la description d’un monde implique le
récit des histoires qui s’y passent. Le plus simple serait peut-être de parler
de « tableau », terme qui, dans la pratique usuelle, n’exclut nullement l’idée
de récit, mais soumet ledit récit ou plutôt lesdits récits à une volonté de
description d’un monde, d’une société, d’une époque…, c’est-à-dire, et
c’est essentiel, d’un ensemble aux contours flous et toujours susceptible
d’être étendu à des ensembles périphériques ou intégré à un ensemble plus
vaste.
On dira alors que Balzac est un conteur en tant qu’il est d’abord un
inventeur et donc un descripteur de mondes.
On avancera d’un pas pour s’interroger sur la finalité, dans notre texte
au moins, de chacune de ces deux modalités. On proposera un jeu entre un
«  faire intéressant  » (le mode narratif et tout montage dramatique, qui
appellent une suite, jouent sur des attentes et des surprises) et un «  faire
vrai  » (le mode descriptif, qui mobilise un savoir, le vérifie ou l’accroît,
joue de la reconnaissance et de la découverte). Mais le vrai quelquefois peut
être intéressant, comme devrait dire le poète, et il faut donc immédiatement
lever un malentendu. Le «  faire vrai  » ne s’oppose pas au «  faire
intéressant  ». Le premier peut intégrer le second de sorte que l’on parlera
plutôt de deux sources d’intérêt.
Selon la logique du récit, le ressort principal de l’intérêt, du point de
vue de la composition (laissons de côté l’aspect sémantique), c’est la
suspension : on attend l’information manquante et la suite des événements.
On a affaire à une incomplétude ciblée.
Dans l’ordre du vrai, le ressort principal a lui aussi à voir avec
l’incomplétude, mais en un autre sens. On pourrait dire que la marque du
réel, c’est l’incomplétude : on n’épuise pas le réel ; même selon l’illusion
réaliste, toute fiction est évidemment un infime prélèvement ; on ne fait pas
du réel une histoire, le réel n’ayant ni début ni fin (voir Aristote). Mais
Balzac est typiquement un auteur qui considère que le lecteur veut tout
savoir. Plus le texte de fiction semble lutter contre sa propre incomplétude,
montre qu’il essaie de la réduire, plus il « fait vrai » et plus il est, du même
coup, « intéressant ». Or, l’idée que le lecteur veut tout savoir est au moins
paradoxale, quand il s’agit de fiction. «  Tout savoir  » n’a alors
rigoureusement aucun sens. Le moins qu’on puisse faire est de donner un
but à cet étrange désir de savoir. Par une merveilleuse coïncidence, l’objet
de la description est, dans notre texte, une énigme.
Concurrence, donc, de deux grands régimes de texte  : raconter une
histoire («  faire intéressant  »  /  talent de conteur), décrire et expliquer un
monde (« faire vrai » / talent d’observateur). Le monde que présente Balzac
est énigmatique, l’observateur est un déchiffreur. Dans tout le début,
concurrence entre l’activité de déchiffrement du descripteur et le travail du
narrateur, long à se mettre en branle.
Quoi qu’il en soit, non seulement le poids du descriptif est considérable
dans l’ouverture de la nouvelle, non seulement le récit sort de la
description, comme on l’a souvent dit, mais un ressort essentiel du récit est
en quelque sorte reporté sur la description, et le récit s’en trouve
profondément modifié. Première dans l’ordre effectif du texte, la
description est aussi première logiquement. C’est en ce sens que l’insertion
inaugurale de la narration dans une grande description peut être considérée
comme la clé de notre texte, et de beaucoup d’autres. Il ne s’agit pas d’une
histoire que l’on place dans un cadre, mais d’un « tableau » du monde, donc
aussi des histoires qui s’y cachent, et surtout ces histoires seront racontées
selon une modalité particulière. La dominante descriptive donne au récit
son allure fragmentée, c’est elle aussi qui permet la multiplication des
récits, elle enfin et surtout qui offre le meilleur modèle d’un objet
indéfiniment lacunaire et d’un travail par juxtaposition : « À chaque étage,
une singularité », est-il dit exemplairement (p. 39). La description propose
un modèle d’agencement particulier : ouvert, non prévisible.
La fabrique du récit trouve ainsi sa légitimité et ses formes dans le désir
de décrire le monde. C’est en ce sens que le récit sort de la description. À
chaque étage sa singularité, à chaque élément du monde sa singularité, à
chaque élément du monde la possibilité d’une histoire. On pourrait dire que
le récit est toujours en quête d’une complétude, indéfiniment différée. C’est
un aspect essentiel du procédé dit des personnages reparaissants. Ainsi,
Birotteau fréquente les Guillaume. Il y a là un texte dans un autre :

Quand le grand salon situé au second étage devait recevoir Mme  Roguin,
une demoiselle Chevrel, de quinze ans moins âgée que sa cousine et qui
portait des diamants  ; le jeune Rabourdin, sous-chef aux Finances  ;
M.  César Birotteau, riche parfumeur, et sa femme appelée Mme  César  ;
M. Camusot, le plus riche négociant en soieries de la rue des Bourdonnais
et son beau-père M. Cardot ; deux ou trois vieux banquiers, et des femmes
irréprochables  ; les apprêts nécessités par la manière dont l’argenterie, les
porcelaines de Saxe, les bougies, les cristaux étaient empaquetés faisaient
une diversion à la vie monotone de ces trois femmes qui allaient et
venaient, en se donnant autant de mouvement que des religieuses pour la
réception d’un évêque (p. 50).

Rabourdin, Birotteau et sa femme, Camusot, Cardot ne sont mentionnés


qu’une fois dans notre nouvelle. Et ce texte est le premier de La Comédie
humaine. Je n’ai aucune raison de penser que je vais revoir ces
personnages. Aucune raison non plus de penser que je reverrai
Sommervieux. Mais le principe, vite compris, est qu’ils peuvent revenir,
que l’on n’en finit pas. Ils reviendront peut-être dans d’autres mondes du
même monde (d’autres éléments de La Comédie humaine). Ils seront alors
«  déjà là  », privant du coup telle ou telle histoire de vrai début. De toute
façon, autant d’histoires possibles, aussi nombreuses qu’inachevées ou
inachevables. L’ensemble du système romanesque balzacien est le meilleur
exemple d’un appareil narratif ancré dans un appareil descriptif au sens où
il en était question plus haut.
J’ai affaire à un récit dont la linéarité est brouillée  : je suis mené en
avant, en arrière, à côté… Si je veux résumer l’histoire avec précision, je
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dois aller en chercher les morceaux pour la reconstituer . L’effet
d’énumération ou de liste de la description contamine le récit. Pire, la
description inaugurale risque de me faire relâcher mon attention et alors
c’est l’histoire que je perds.
Pour finir sur ce point, deux précisions. D’une part, évidemment, il n’y
a pas de forme pure. On peut par exemple se demander si la scène, telle
qu’elle est ici traitée, n’est pas, justement, un compromis : relevant du récit,
intégrant puissamment le dramatique, mais « prenant son temps », comme
la description, et, comme la description, exhibant de multiples savoirs,
quitte à évacuer, parfois, certains éléments proprement dramatiques. D’autre
part, et plus radicalement, il faut souligner que rien n’est donné. La
dominante n’est pas définitivement installée, de sorte que les lecteurs
successifs n’auraient qu’à la reconnaître. On se trouve chaque fois devant
diverses possibilités d’accentuation. Et, de quelque façon, on choisit son
texte.

RÉGIMES ET MODÈLES : UN TEXTE COMPOSITE


Un texte composite, donc. Il est soumis à plusieurs régimes, qui parfois
se succèdent, parfois se superposent, toujours interfèrent. En arrière-fond,
on l’a vu, le jeu d’un certain nombre de modèles : la fable, le conte (avec sa
version fantastique), la comédie, voire l’essai socio-historique… La
nouvelle ne s’installe pas dans un régime dominant  ; les équilibres restent
fragiles, instables.
La lecture n’en est pas pour autant perturbée. L’idée d’un parcours
accidenté est en effet imposée d’emblée. Ainsi, dans la grande scène
d’ouverture de la nouvelle, tout se passe comme si le narrateur devait mener
deux tâches à la fois  : décrire un monde, raconter une histoire, l’une
brouillant l’autre. Pour dire les choses trivialement, il n’aura pas le temps
de tout faire. Cette urgence est perçue comme une pression du divers : à la
source de la fragmentation des récits inauguraux, de la lenteur de la mise en
place de l’intrigue, l’abondance du matériau, sa richesse, sa diversité. Et,
évidemment, le lecteur l’accepte comme un trait constitutif du texte.
Quoi qu’il en soit, les coutures et transitions qui permettent de tenir
ensemble le tout font partie du programme.
Reconnaissons que certains changements de régime sont peu discrets.
Ainsi Balzac négocie-t-il curieusement un tournant décisif de l’ouverture.
L’inconnu observe l’enseigne de la boutique (« cette toile causait la gaieté
du jeune homme ») et l’on enchaîne :

Cependant l’inconnu ne restait certes pas là pour admirer ce chat, qu’un


moment d’attention suffisait à graver dans sa mémoire. Ce jeune homme
avait aussi ses singularités (p. 41).

Enchaînement désinvolte, s’il en est. Le passage de relais entre l’inconnu et


le narrateur est plutôt heurté : on croit comprendre un instant que l’inconnu,
en position d’observateur, reste là pour examiner aussi ses propres
singularités («  à chaque étage, une singularité  », vient-on de lire  !) Mais
non. On pourrait alors à peu près comprendre, au prix d’une audacieuse
métalepse  : *l’inconnu restait là pour que je le décrive, ce qui est
évidemment pire. Quoi qu’il en soit, le narrateur reprend ici la main et, de
fait, c’est dire que ce qui précède n’est qu’une préparation (descriptive) et
que le véritable intérêt (dramatique) est dans ce qui suit.
Mais le changement de point de vue, toujours commode pour
accompagner la mise en place d’un nouveau régime, sera généralement
motivé. À un moment où la compassion du lecteur pour Augustine est
engagée sans retour, la peinture « mesquine » de l’artiste ne pourra être faite
que par la mère Guillaume, dans la grande scène de la consultation des
parents (Théodore en loup-garou). C’est là, on l’a vu plus haut, que l’on
commence à se diriger vers le conte fantastique. Plaisamment d’abord  :
l’intervention de la mère est proprement comique, montrant sa bêtise (le
père, d’ailleurs, se tait), mais cette caricature objectivement ridicule va se
révéler juste (cet artiste est bien une bête monstrueuse). La fin de ce
premier propos dans le registre fantastique, c’est le retour au régime
réaliste  : «  Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer, est-ce qu’on
peint la mer ? Il te fait des contes à dormir debout » (p. 82).
Le plus souvent, le passage d’un régime à l’autre se fait en douceur : de
discrets déplacements se succèdent, l’éclairage varie progressivement. Pour
en rester au conte, nous avons vu Balzac noircir très fortement le modèle.
Le conte, qui sous-tendait le texte depuis le début, lui fournissant structures
et thématiques, revient en force, dans sa version fantastique et tragique. La
description du décor somptueux de l’hôtel de la duchesse tel que le voit
Augustine appelle les idées de féerie et de magie et donc, avec elles, le
régime du conte de fées. Cette longue description ouvre à ce régime textuel,
mis en place dès le début de la nouvelle, une perspective inattendue, mais,
in fine, une ellipse sera opérée sur la scène la plus violente, celle pendant
laquelle le peintre détruit le portrait. Ce qui permet et de laisser la place au
fantasme (on peut tout imaginer) et de revenir sans heurt au réalisme
tragique (on n’a rien vu).
Autre exemple de transition progressive  : le début de la nouvelle
juxtapose, on s’en souvient, l’histoire galante (un beau jeune homme, une
belle jeune fille, les rendez-vous, l’amant sous la fenêtre, ou caché à
l’église, et la correspondance secrète) et la farce (l’enseigne, la méprise de
M.  Guillaume, les bons tours). C’est l’enseigne même qui a convoqué la
farce dans notre texte  : cette peinture grotesque ne sort-elle pas de
l’imagination de « nos espiègles ancêtres » (p. 41) ? Pour tenir les deux, le
galant et le farcesque, il est logique de passer par la «  grande comédie  ».
Laquelle va être à son tour infléchie par un discours socio-idéologique qui
prend le relais dans la scène même (le plaidoyer de Guillaume pour le
mariage de raison), s’installe au moment du mariage et reste en position de
force dans le récit de la dégradation du couple.
Mais l’élégance est, comme on sait, dans l’invisibilité de la transition.
Je ne reviendrai pas sur la manière dont est donné le nom de Théodore
(p. 58). On pouvait fort bien nommer le jeune homme plus tôt, quand on l’a
présenté, quand on a dit qu’il était peintre, revenait de Rome, etc. (p. 53).
Le nom a été réservé pour un effet de ponctuation.
Il y a mieux. Quand s’amorce la fin de la nouvelle, deux lectures de la
composition sont possibles, car deux structures sont totalement
superposées.
Dans son désarroi, Augustine consulte trois fois  : elle va chercher des
conseils chez les Lebas, puis chez ses parents, et enfin chez la duchesse.
Trois consultations, donc, avec un principe de gradation, et cela convient
parfaitement au mode narratif et plus particulièrement au modèle du conte –
 qui, justement, va revenir en force.
Mais on dira tout aussi justement qu’il y a deux séquences : la famille
(les Lebas et les parents) vs la duchesse. Cette structure est parfaitement
perceptible. Voir la manière dont est préparée la première consultation  :
« bientôt une fatale pensée lui suggéra d’aller chercher des consolations et
des conseils au sein de sa famille » (p. 78). « Sa famille », c’est dire que,
potentiellement, la visite aux parents est déjà annoncée. Et d’ailleurs
l’enchaînement entre les deux consultations sera fluide :

Augustine remercia ses deux amis, et revint chez elle encore plus indécise
qu’elle ne l’était avant de les avoir consultés. Elle hasarda de se rendre alors
à l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses
malheurs à son père et à sa mère […] (p. 79).

Par contre, la visite à la duchesse est précédée d’une brève description du


malheur d’Augustine. Du temps passe, et voici comment est présentée la
dernière consultation :

Enfin, sa vie était manquée. Un soir, elle fut frappée d’une pensée qui vint
illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne
pouvait sourire qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était le sien.
Elle résolut d’aller chez la duchesse de Carigliano […] (p. 84).

Deux séquences, donc  ? On ne contestera pas que, en faveur de cette


formule, on peut trouver de bons arguments. De toute façon, la visite à la
duchesse revêt un caractère extraordinaire qui, en effet, la différencie
radicalement des deux visites aux parents (une version balzacienne de
l’aveu de Mme  de  Clèves à son mari). Quand on arrive à la troisième
consultation, on voit que l’on passe à autre chose. Un seuil est franchi. On
va ainsi bel et bien de trois à deux. Ici, Balzac change de pas.
Il reste que la gradation joue sur les trois consultations : la première ne
donne lieu qu’à une réplique de Lebas, la deuxième à un long dialogue, la
troisième à une grande scène décisive. Mais deux séquences, c’est le
contraste entre deux visions du monde, l’ouverture du discours social et du
discours idéologique  ; c’est aussi l’opposition de deux tableaux, la
confrontation de deux lieux et de deux mondes. Avons-nous une succession
de trois consultations, selon le mode narratif (modèle du conte) ? On serait
alors dans l’ordre du «  faire intéressant  »  : que va-t-on conseiller à
Augustine et, au-delà, que va-t-elle faire ? Ou bien avons-nous d’abord un
tableau de genre en forme de diptyque (les Lebas, les parents), puis un autre
tableau avec la duchesse ? Dans ce cas, confrontation de deux mondes. On
serait dans l’ordre du « faire vrai ».
Le texte joue en même temps de deux régimes, qui sont parfaitement
séparables à l’analyse. On peut se demander ce qui se passe quand le texte
est lu rapidement, comme il est normal. À mon avis, une opération très
complexe, mais sans traces.

LES RÉGIMES ET LA QUESTION DU RÉALISME


Qu’on lise un texte miroitant, dans le meilleur des cas, ou rompu, dans
des moments moins heureux, les régimes qui le constituent sont multiples et
essentiellement instables.
« Je l’adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine
ne se voit que dans les romans », dit Mme  Roguin à la famille assemblée
(p. 69). Dieu merci, Balzac n’est pas auteur à faire du roman. Et Théodore
ne se conduira pas longtemps comme dans les romans. La duchesse
de Carigliano, elle, est plus une courtisane cynique qu’une bonne fée et son
talisman ne vaut rien. La voix enchanteresse d’Augustine n’est pas
entendue. Quant à la comédie à la Molière, elle ne se termine pas par un
mariage, elle commence par un mariage. Voilà ce qu’est la réalité. Non
seulement ni le conte ni la comédie n’empêchent le discours réaliste
d’irriguer le texte (qu’il s’agisse du négoce, de la société mondaine ou des
artistes), mais les régimes textuels identifiés comme modèles littéraires font
l’objet d’une critique explicite ou implicite qui pose le texte balzacien
comme « réaliste ». On a la duchesse qu’on mérite :

Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers


qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été
rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une
vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre
mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat
qui pelotait (p. 40).

Il ne faut évidemment pas en rester à cette vue naïve. La comédie n’est


ni plus ni moins fictive que l’histoire tragique et, si le peintre de Balzac ne
se comporte pas comme dans un roman, il a un petit ou grand air
romantique qui fait assez littéraire. Bref, comme toujours, c’est dans cette
façon de s’adosser à ce qui est perçu comme littéraire que l’auteur réaliste
trouve la bonne posture. On a typiquement affaire à ce que j’appelais plus
haut la mise en œuvre d’un appareil différentiel (Voir supra.).
On comprend que l’écriture réaliste donne lieu à des formes ouvertes :
elle a besoin d’autres écritures qu’elle critiquera comme littéraires. Et il ne
faut pas oublier cette évidence  : ces autres écritures, l’écriture réaliste les
élabore elle-même.
Dans notre texte, enfin, ces procédures prennent une couleur
particulière : ce sont bien sûr les tableaux dans le tableau, et l’empilement
des niveaux de représentation.
«  Est-ce bien amusant de voir en peinture ce qu’on rencontre tous les
jours  ?  » demande M.  Guillaume. La question se pose aussi pour le
narrateur. Ce dernier nous dit quelle réalité le peintre a transfigurée. Mais
lui-même n’est-il pas un artiste  ? En vérité, il ne donne pas une réalité
brute, il démonte une transfiguration qui, en dernier ressort, est son œuvre.
Le texte met en concurrence deux types de descriptions. C’est d’abord
celle que fait le narrateur, avec la complicité toute relative du peintre  : la
description de la boutique, son enseigne, ses étages, ses personnages. On
sait que le narrateur et le peintre ne s’intéressent pas aux mêmes éléments,
mais ils sont ici condamnés à collaborer. Et puis il y a la description que fait
le narrateur de ce que le peintre a choisi comme modèles :

Le magasin, n’étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel
se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce
jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l’école hollandaise
(p. 52).

Et :

Augustine paraissait pensive et ne mangeait point ; par une disposition de la


lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste
semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les
contours de sa tête et l’illuminait d’une manière quasi surnaturelle. L’artiste
la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel (p. 53).

Ces modèles, le narrateur les voit avec le peintre, mais, contrairement au


peintre, il ne s’en satisfera pas  : selon le processus auquel nous nous
sommes intéressés plus haut, ces «  tableaux naturels  », ou plutôt ces
modèles, vont être mis en situation, complexifiés  ; on comprendra qu’ils
sont issus d’un monde, justement, et ne sont pas des apparitions venues de
nulle part. On peut pousser l’analyse et soutenir que la description des
modèles du peintre, en tant qu’objets esthétisés, est une description
fortement structurée, fermée, bien différente de celle que, en tant que
matrice textuelle, nous avons rencontrée en chemin. Il suffira de souligner,
d’une part, que le tableau que propose Balzac a besoin de celui du peintre,
qu’il en explique, ou critique, non seulement la genèse, mais la forme
même  ; d’autre part, que le tableau du peintre, c’est Balzac qui l’a fait  –
 autodérision du projet réaliste.

SYNTHÈSES
L’étrange est que la complexité de cet appareil narratif qui s’autorise de
la volonté de décrire un monde ne donne pas clairement lieu à un ensemble
ouvert où le lecteur circulerait à sa guise. Ou plutôt, si le lecteur circule à sa
guise, c’est parfois – et nous sommes, avec notre nouvelle, dans ce cas de
figure – contre le narrateur lui-même.
Au-delà des multiples opérations destinées à assurer la cohésion du tout,
des multiples transitions et autres connexions, ce sur quoi Balzac peut en
effet compter avec raison, c’est le coup de force de son propre discours : il
nous dit non seulement ce que nous devons penser, mais, dans le même
geste, ce que nous avons lu. Tout se passe comme si la structure de fable (le
parallèle des deux unions et la moralité) était la dominante. Et apparemment
on nous a bien fait lire ceci  : qui ne se ressemble pas ne doit pas
s’assembler, comme je l’ai dit en commençant.
Cela étant, sans génie herméneutique particulier, on pourra conclure
presque aussi bien, en considérant toujours le texte comme une fable  :
prenez garde à l’amour ; ou encore : méfiez-vous des artistes, cette dernière
moralité étant sans doute la plus pertinente, mais de loin la plus complexe…
et donc, a priori, la moins bien adaptée à la simplicité d’une fable. Même
dans son ultime formulation explicite, la morale reste floue. On se rappelle
la dernière phrase du texte, qui, sur le modèle de la fable, donne une
moralité autonome.

Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être
[…] quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se
forment les orages, où le soleil est brûlant (p. 93-94).

Sans aller chercher plus loin, sans recourir aux variantes de l’intrigue que
nous avons vues, même ici, donc, dans le contexte immédiat, la moralité
fait difficulté. Elle ne laisse rien comprendre d’une ambiguïté fondamentale
qui pèse sur Augustine  : cette dernière est d’abord supposée avoir trouvé
«  cette patiente résignation qui […] surpasse, dans ses effets, l’énergie
humaine […]  » (p.  93) et, immédiatement après, elle est une «  timide
créature  », une femme qui n’était pas assez forte «  pour les puissantes
étreintes du génie  » (ibid.). Bref, la leçon que propose Balzac est typique
d’une lecture de crête.
Il ne sert évidemment à rien de la compliquer ou de s’ingénier à en
trouver une autre. Sans doute est-il raisonnable d’en rester à ceci  : d’un
côté, jeu sur les possibles et multiplication des leçons  ; de l’autre,
verrouillage de l’interprétation et simplification didactique. Reste d’ailleurs
que la leçon explicite proposée pèse considérablement et, encore une fois,
fait peut-être oublier au lecteur une partie de ce qu’il a lu.
 
 
Nous entrons là dans la zone indistincte des effets de lecture non
maîtrisés. Il est difficile de mesurer ce qui sera finalement retenu. Dans le
même sens, quel est l’effet de la configuration générale du texte ? de cette
architecture, de cette distribution des masses et aussi de ces « allures » dont
il était question plus haut ? Nous avons, avec cette configuration, un second
type d’appréhension globale ou de synthèse du texte. Si la première
appréhension (par le biais de la moralité explicite) peut toujours être un
coup de force, un seul énoncé ayant la prétention de reprendre le tout du
texte et de s’y substituer, la seconde (par le biais de la composition) est plus
fiable, ne pouvant se manifester que dans ce tout dont elle exploite la
configuration même. Le problème est que la composition, littéralement, ne
dit rien. Frustration de l’analyste. Nous avons pourtant pu en tirer quelques
idées, et en particulier celle-ci  : le conte ne tient sa légitimité que de son
insertion dans un monde complexe, bruissant de beaucoup d’histoires sans
débuts ni fins.

1. Modeste Mignon, op. cit., p. 480.


2. La Maison du chat-qui-pelote, dans La Comédie humaine, op. cit., t. I, p. 93-
94. L’édition originale est de 1830 (sous le titre Gloire et Malheur), soit neuf
ans avant La Chartreuse, mais ce n’est qu’en 1842 que ce texte trouve son
titre définitif et prend la première place dans La Comédie humaine.
3. «  La nouvelle de Balzac est […] l’histoire d’un tableau  », Willi Jung,
« L’effet des tableaux. Lecture picturale de La Maison du chat-qui-pelote »,
o
L’Année balzacienne, 2004 / 1, n  5, p. 214. On citera Gaëtan Picon, Préface
à La Maison du chat-qui-pelote, dans L’Œuvre de Balzac, éd. Albert Béguin
et Jean A. Ducourneau, rééd. Paris, Club français du livre, t. I, 1966 ; Olivier
Bonard, La Peinture dans la création balzacienne. Invention et vision
picturales de La Maison du chat-qui-pelote au Père Goriot, Genève, Droz,
1969  ; Roland Le  Huenen et Paul Perron, «  Balzac et la représentation  »,
o
Poétique, n   61, février  1985, p.  75  s.  ; Franc Schuerewegen, «  La toile
déchirée  : texte, tableau et récit dans trois nouvelles de Balzac  », Poétique,
o
n  65, février 1986, p. 19-27.
4. Même si l’on peut citer, par exemple, Le Chef-d’œuvre inconnu ou La Peau
de chagrin.
5. La plupart des études s’intéressant particulièrement à la question de la
représentation ont évidemment abordé cette question (voir les travaux cités
note 1, p. 267, particulièrement les articles de R. Le Huenen et P. Perron et de
F. Schuerewegen).
6. Résumé provisoire des « structures de surface » proposé par Max Andreoli,
«  Une nouvelle de Balzac  : La Maison du chat-qui-pelote. Ébauche d’une
lecture totale », L’Année balzacienne, 1972, p. 49-50.
7. Pierre Barbéris, cité par Max Andreoli, ibid., p. 77.
8. Voir dans Philippe Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, coll. « Recherches
littéraires  », 1993, p.  39-48, le développement intitulé «  Compétence
descriptive / compétence narrative ».
9. Le début d’Une double famille, qui, par bien des traits, ressemble à celui de
notre nouvelle, fait aussi défiler des « observateurs » devant une maison.
10. «  Il te fait des contes à dormir debout  », dit Mme  Guillaume à sa fille à
propos de Théodore (p. 82).
11. Lucien Dällenbach, dans «  Du fragment au cosmos  » (Poétique, no  40,
o
novembre  1979, p.  420  s.) et «  Le tout en morceaux  » (Poétique, n   42,
avril 1980, p. 156 s.), parle pertinemment d’un Balzac « narrateur-bricoleur ».
Au rayon bricolage, on trouvera aussi, inévitablement, le lecteur.
CHAPITRE V

Le sens du détail

(Flaubert)

« Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus
1
il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble . »

Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et


de cartons.

On sait que cette phrase d’Un cœur simple 2 est l’un des deux exemples par
3
lesquels Barthes ouvre son fameux article sur « L’effet de réel  ». Il est sans
doute inutile de résumer le détail d’une analyse aussi célèbre. Rappelons
simplement que, selon Barthes, Flaubert produit là une notation que
l’analyse structurale laisse pour compte, une notation «  scandaleuse  »,
qu’aucune fonction ne justifie :

[…] si, dans la description de Flaubert, il est à la rigueur possible de voir


dans la notation du piano un indice du standing bourgeois de sa propriétaire
et dans celle des cartons un signe de désordre et comme de déshérence,
propres à connoter l’atmosphère de la maison Aubain, aucune finalité ne
semble justifier la référence au baromètre, objet qui n’est ni incongru ni
significatif et ne participe donc pas, à première vue, de l’ordre du notable
[…] (p. 479).

À la fin, après une belle analyse du «  caractère énigmatique de toute


description », Barthes conclut :

[…] le baromètre de Flaubert […] ne [dit] finalement rien d’autre que ceci :
[je suis] le réel  ; c’est la catégorie du «  réel  » (et non ses contenus
contingents) qui est alors signifiée […] (p. 484).

Questions

L’analyse est a priori convaincante. Il reste qu’une question


apparemment anecdotique et triviale se pose, et d’autant plus facilement
que nous sommes déjà, de toute façon, dans une logique paradoxale. C’est
la suivante :
 
Si le baromètre n’est pas « notable », pourquoi Barthes l’a-t-il noté ?
 
Barthes se demande en effet pourquoi Flaubert a noté le non- notable (un
élément qui n’est ni significatif ni incongru) et tente de répondre à cette
question. Par jeu, je me demanderai à mon tour pourquoi Barthes, lui aussi,
l’a noté, assurant, somme toute, un brillant avenir à cet insignifiant
baromètre. Il y a plusieurs façons de donner suite à cet article. On peut
s’intéresser à l’«  effet de réel  » en général et, au-delà, prolonger une
réflexion sur le réalisme. On peut s’essayer à interpréter le baromètre, à lui
donner un sens. Je choisis une troisième voie. Il faut bien voir en effet que
la recherche dans tel ou tel texte d’un détail qui ne soit pas « significatif »,
d’un « effet de réel », donc, n’est certainement pas chose facile, et cela n’a
pas échappé à Barthes, qui déclare en note :

Dans ce bref aperçu, on ne donnera pas d’exemples de notations


« insignifiantes », car l’insignifiant ne peut se dénoncer qu’au niveau d’une
structure très vaste : citée, une notation n’est ni signifiante ni insignifiante ;
il lui faut un contexte déjà analysé (p. 480).

On ne saurait mieux dire. En principe, je dois m’assurer que tel élément est
bien résiduel, hors système, ce qui suppose évidemment que j’aie établi,
justement, un système du texte, que j’en aie fait une analyse exhaustive  ;
pire, le détail retenu ne doit pas être non plus « incongru », ce qui veut dire,
j’imagine, qu’il ne doit pas attirer mon attention, qu’il ne doit pas faire
l’objet d’une quelconque mise en relief, ne doit pas être «  voyant  »,
provocant, bref, qu’il ne doit pas pouvoir s’inscrire dans une esthétique de
l’hétéroclite. S’il en faut un exemple, sans même sortir de notre petit
énoncé flaubertien, je dirai que les boîtes qui accompagnent les cartons
répondraient assez bien à la définition. Si même, en effet, j’admets avec
Barthes que les cartons ont un sens, le redoublement, chez Flaubert, des
cartons en boîtes et cartons n’est ni nécessaire ni incongru. Bon exemple,
donc, et la meilleure preuve en est que ce non-notable-là (les boîtes),
Barthes, justement, ne l’a pas noté. En le notant, j’accepte (provisoirement,
bien entendu) le principe de l’analyse proposée et j’admets qu’une fois
expulsés comme significatifs le piano et les cartons, il me reste le baromètre
et les boîtes, soit : du non-notable noté par Barthes et du non-notable absolu
(mis à part le fait que je viens de le noter).
 
Avant de poursuivre avec Barthes, Flaubert et quelques autres, il faut
rappeler que la problématique du détail (l’article parle constamment de
détail  : superflu, inutile, concret…) a eu, chez Barthes même, une autre
formulation et qui l’a, en un autre temps, conduit vers d’autres horizons.
C’est par exemple, dans La Chambre claire, l’analyse d’une photographie
de James Van der Zee qui traverse tout le livre :

Voici une famille noire américaine. […] Ce qui me point, chose curieuse à
dire, c’est la large ceinture de la sœur (ou de la fille)  –  ô négresse
nourricière  –  ses bras croisés derrière le dos, à la façon d’une écolière, et
surtout ses souliers à brides (pourquoi un démodé aussi daté me touche-t-
il ? Je veux dire : à quelle date me renvoie-t-il ?). Ce punctum-là remue en
moi une grande bienveillance, presque un attendrissement (t.  III, p.  1137-
1138).

Trois détails, donc, sont relevés dans cette photographie, qui est un portrait
de famille : la ceinture, les bras croisés « et surtout » les souliers à brides
d’une jeune fille ou jeune femme. Seul le dernier ne trouve pas de signifié :
pour les deux autres, il s’agirait d’indices de «  bienveillance  » ou
d’« attendrissement » – la large ceinture de la négresse nourricière, les bras
croisés de l’écolière.
Une deuxième mention de la photo passe par une remémoration plus ou
moins proustienne :

[…] cette photo a travaillé en moi, et plus tard j’ai compris que le vrai
punctum était le collier qu’elle portait au ras du cou ; car (sans doute) c’était
ce même collier (mince cordon d’or tressé) que j’avais toujours vu porté par
une personne de ma famille, et qui, elle une fois disparue, est resté enfermé
dans une boîte familiale d’anciens bijoux (cette sœur de mon père ne s’était
jamais mariée, avait vécu en vieille fille près de sa mère, et j’en avais
toujours eu de la peine, pensant à la tristesse de sa vie provinciale) (ibid.,
p. 1144).
Voilà donc un quatrième détail, qui n’avait été nullement mentionné, un
détail, en d’autres termes, qui n’avait pas été noté. Était-il donc non
notable  ? Il y a une raison à cette absence, elle est donnée juste avant la
remémoration, et elle est un élément essentiel de ces analyses :

Ce que je peux nommer ne peut réellement me poindre. L’impuissance à


nommer est un bon symptôme de trouble (ibid.).

Cette problématique est a priori rendue possible par le fait que, de toute
façon, la photographie « note », en principe, tout ; du moins, que le choix
des détails n’y est certainement pas aussi facile que dans l’écrit, fictionnel
ou non. Lorsque Barthes décrit la photo, rien ne l’oblige à dire que la jeune
fille a un collier, mais la photo montre de toute façon le collier (et bien
d’autres choses encore qui pourraient échapper à une description). Quoi
qu’il en soit, à la fin du livre, les deux détails atypiques (les souliers à
brides de la première vision, le collier de la seconde) seront réunis pour
« nommer » la photographie : « la négresse au mince collier, aux souliers à
brides  » (ibid., p.  1190). Un seul détail est donc resté non motivé pour
l’analyste : les souliers à brides. De fait, ils prennent ultimement leur sens
de leur association avec le mince collier. Et ces souliers à brides ont
justement ceci de particulier que leur «  démodé  » s’inscrit parfaitement
dans la sphère « vieille fille de province ». Souvenons-nous d’ailleurs des
termes de la question qu’ils suscitaient  : «  à quelle date [ce démodé] me
renvoie-t-il ? ».
De « L’effet de réel » (1968) à La Chambre claire (1980), la différence
de traitement du détail est éclatante. Dans le premier cas, le « non-notable »
renverrait à un fait du texte : l’esthétique réaliste (Flaubert a noté du non-
notable pour faire vrai) ; dans le second, l’« innommable » renverrait à un
fait de la réception  : le «  trouble  » du commentateur (Barthes n’a pas su
nommer parce qu’il était troublé). Quant au fond, les problématiques sont
différentes, voire opposées  : dans un cas, résistance à l’analyse d’un
élément textuel pour lequel on invente un statut spécial, dans l’autre,
intégration dans la sphère du privé d’un élément perçu d’abord comme
incongru ; ou encore, dans un cas, traitement rhétorique du détail – au sens
où il y a prise de distance par rapport à lui  –, dans l’autre, traitement
herméneutique – au sens, justement, où l’objet de l’analyse conduit, au prix
d’une transformation, à un « vécu » du récepteur. Ce qui résiste à l’analyse
« indique » peut-être le réel (voir le baromètre), mais, par cette résistance
même, c’est apparemment un lieu d’investissements personnels
extrêmement puissants (voir les souliers à brides).
 
Nous sommes alors en mesure de poser une deuxième question  :
pourquoi Barthes ne soumet-il pas le baromètre au même régime
herméneutique que les souliers à brides ? Ou :
 
Pourquoi le «  détail insignifiant  » du texte fictionnel est-il traité comme
tel ?
 
Dès lors que l’article sur «  L’effet de réel  » présente le baromètre d’Un
cœur simple comme une sorte de résidu de l’analyse structurale, nous
pourrions évidemment penser que la rencontre de cet objet a été un incident
de parcours, ce qui a effectivement résisté à une lecture fonctionnelle du
récit de Flaubert. Il n’en est rien et ce n’est que dans le microcontexte de la
phrase citée que le baromètre crée une difficulté particulière. Dans ce
lambeau de description, trois objets, selon Barthes : le piano, les cartons, le
baromètre. Le piano et les cartons peuvent « à la rigueur » signifier un passé
bourgeois qui n’est plus. Barthes ne fait ici que reprendre ce que dit
Flaubert du piano dans son Dictionnaire des idées reçues : « Indispensable
dans un salon.  » Le baromètre, par contre, ne signifie littéralement rien.
Nous avons cependant déjà remarqué, selon une autre perspective, que,
dans la phrase de Flaubert, quatre objets sont donnés et non trois : le piano,
le baromètre, les boîtes et les cartons, alors que Barthes, même si ce n’est
apparemment pas sans quelque raison, assimile boîtes et cartons pour ne
parler que de cartons.
Quoi qu’il en soit, à l’appui de la remarque sur le piano (détail non
insignifiant), il faut bien entendu rappeler ce que Barthes oublie ou semble
oublier  : le piano joue un rôle important dans le conte de Flaubert.
Mentionné deux fois, il est un souvenir de Virginie. D’abord :

Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie ; et, comme


Guyot ne pouvait lui montrer ni l’anglais ni la musique, elle résolut de la
mettre en pension chez les Ursulines d’Honfleur (p. 56).

Et plus loin :

Les bonnes sœurs trouvaient qu’elle était affectueuse, mais délicate. La


moindre émotion l’énervait. Il fallut abandonner le piano (p. 59).

D’une part, donc, on ne peut pas dire que le piano est «  à la rigueur  »
récupérable : il a une fonction tout à fait claire. D’autre part, Barthes a bel
et bien oublié les boîtes. Nos questions continuent ainsi à s’enchaîner.
D’une liste de quatre éléments, Barthes en retient trois, qu’il organise en
deux ensembles : d’un côté, le baromètre, de l’autre, le piano et les cartons.
D’où une troisième question :
 
Pourquoi Barthes note-t-il le seul baromètre alors qu’il devrait s’interroger
sur le baromètre, les cartons et les boîtes, qui sont les trois objets non
fonctionnels ?
 
En restant dans la logique de Barthes, nous devons incontestablement faire
sortir le piano de cette réflexion sur l’effet de réel. Par ailleurs, lorsque
Barthes voit dans les cartons un «  signe de désordre et comme de
déshérence », il donne (à tort) à ce détail un sens du même type que celui
qu’il donne au piano  : lié au jeu des connotations, et non à une fonction
dans le récit. En d’autres termes, Barthes lie arbitrairement le piano et les
cartons, oubliant, du coup, les boîtes au profit du seul baromètre.
Il n’y a cependant pas de raison de refuser complètement
l’interprétation que donne Barthes des cartons. Voir plus bas, dans la
description :

Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume,


des paysages à la gouache et des gravures d’Audran, souvenirs d’un temps
meilleur et d’un luxe évanoui (p. 44).

Il est bien vrai que, dans l’économie générale de cette description


inaugurale, le (« vieux ») piano et les cartons connotent ensemble quelque
chose comme un luxe évanoui. Reste qu’il y a dans l’analyse ces légères
distorsions que nous avons repérées : d’une part, l’oubli des boîtes, d’autre
part, l’omission de la fonction précise du piano et, en conséquence, la mise
au même rang du piano et des cartons. Nous arrivons ainsi à une quatrième
question :
 
Pourquoi Barthes unit-il ainsi le piano et les cartons ?
 
Résumons. Au long de ce premier parcours, nous avons monté un jeu de
quatre questions :
 
1) si le baromètre n’est pas « notable », pourquoi Barthes l’a-t-il noté ?
2) pourquoi le « détail insignifiant » du texte fictionnel est-il traité comme
tel ?
3)  pourquoi Barthes note-t-il le seul baromètre alors qu’il devrait
s’interroger sur le baromètre, les cartons et les boîtes, qui sont les trois
objets non fonctionnels ?
4) pourquoi Barthes unit-il ainsi le piano et les cartons ?
 
La succession des questions  1 et 2 semble absurde  : si Barthes a noté le
non-notable, ce n’est évidemment pas pour le soumettre à une interprétation
«  classique  ». De fait, ces deux questions renvoient à la différence de
démarche que nous avons relevée entre « L’effet de réel » et La Chambre
claire. Cette différence peut tenir à celle des objets (texte fictionnel vs
photographie), ou à une évolution de Barthes, ou encore, évidemment, aux
deux – à moins qu’il ne s’agisse enfin d’une question de point de vue. En
tout cas, il paraît logique de traiter à part la question 2, qui s’inscrit dans un
champ plus vaste.
Les questions  1, 3 et 4 sont, par contre, clairement liées. Barthes est
devant une liste de quatre objets  : le piano, le baromètre, les boîtes et les
cartons. Il y a de bonnes raisons de traiter le piano à part (comme objet
clairement fonctionnel dans le récit)  ; quant au reste, il y en a qui ne
semblent pas trop mauvaises de traiter fort banalement les boîtes comme un
double insignifiant des cartons. Or, Barthes sélectionne trois objets,
organisés en deux catégories  : le baromètre, d’une part, le piano et les
cartons, d’autre part. J’essaierai donc maintenant de rendre compte et de
cette sélection et de cette classification.
 
On estimera peut-être qu’il s’agit là, de toute façon, d’un travail assez
futile, qui consiste à interpréter une interprétation. Encore s’agit-il de
préciser où se situent ces opérations et même, plus fondamentalement,
quelles elles sont.
Lorsque Barthes voit dans le baromètre un «  effet de réel  », il
sélectionne un fragment du texte et lui donne un sens (« c’est la catégorie
du “réel” […] qui est alors signifiée  »)  : on peut dès lors considérer cette
opération comme une interprétation. À partir d’un appareil doctrinal
explicite (ici quelque chose comme une idéologie esthétique), Barthes
transforme le texte donné :

* dans cette pièce, il y avait un baromètre,

en un autre :

* dans ce texte, un baromètre signifie le réel.

Or, j’ai parlé plus haut de traitement rhétorique de cet exemple, par
opposition, justement, au traitement herméneutique de l’exemple
photographique. Il y avait là une sorte d’impertinence, puisque,
précisément, Barthes oppose la rhétorique (classique) du vraisemblable à
l’effet de réel de l’esthétique réaliste (moderne). Pourtant, si l’on peut
soutenir que le détail qui produit l’effet de réel relève en droit de la
catégorie de l’ininterprétable, on peut tout aussi bien traiter cette analyse
comme rhétorique (voir justement le mot « effet », qui devrait, en principe,
appeler à considérer l’objet en fonction de sa réception). Il faudra revenir
plus loin sur le type de solution que propose Barthes, il suffira pour l’instant
de dire que, dans un premier temps au moins, ce qui est relevé est bien ce
qui résiste à ce qu’on appelle communément l’interprétation et que Barthes
cherche bien à le maintenir dans cet état.
Cependant, quoi qu’il en soit, par ailleurs, de la relation de Barthes
critique au texte de Flaubert, dès lors que nous nous interrogeons non sur le
pourquoi du choix de Flaubert, mais sur le pourquoi du choix de Barthes,
nous entrons dans un processus herméneutique. Autrement dit, Barthes ne
sait pas comment interpréter le baromètre et le considère comme
ininterprétable  –  avant d’aller ensuite sur une autre voie  –, mais, lorsque
nous nous posons la question de savoir pourquoi Barthes a sélectionné ce
détail, nous nous engageons effectivement dans une question
d’interprétation.
Car il y a bien une sélection dont le protocole n’est pas donné. Si l’on
considère le seul début du récit (p. 43-44), on aurait pu en effet tout autant
se demander
pourquoi Mme  Aubain habite une maison «  placée derrière les
halles » ;
pourquoi cette maison «  [a] intérieurement des différences de niveaux
qui [font] trébucher » ;
pourquoi le lambris de la salle est « peint en blanc » ;
pourquoi « huit chaises », et « d’acajou », etc.
Nous sommes donc interprètes d’un geste critique. Or, ce geste, nous le
considérons comme un geste herméneutique, même si Barthes, lui, ne l’a
pas voulu tel. Autrement dit, alors que Barthes refuse délibérément et
clairement un comportement herméneutique face au détail flaubertien,
lorsque nous nous posons la question «  pourquoi a-t-il noté le non-
notable  ? », nous considérons a priori sa démarche comme une démarche
herméneutique, et nous sommes bien alors dans l’interprétation d’une
interprétation.
Cela nous place dans une perspective tout à fait exceptionnelle. Il faut
voir en effet que, «  interprètes  » au second degré (situation en général
banale), nous sommes ici, avec ce cas particulier, dans une situation
extrêmement favorable, et peut-être même unique. Le premier « interprète »
déclare au fond qu’il n’est pas possible d’interpréter tel « détail ». Du coup
le second est assuré (en principe  !) de ne pas être pris en faute dans sa
réflexion sur ce qui a pu attirer l’attention du premier.
Cette absence de sanction possible ne doit pas pour autant nous exalter
outre mesure. Sans insister sur le fait que l’on ne saurait trop conseiller à
l’interprète de garder en toute situation son sang-froid, ne nous cachons pas
que la tâche est délicate. Nous avons l’occasion ou jamais de réfléchir sur
ce qu’est un protocole herméneutique et nous allons procéder à une sorte
d’expérience de laboratoire  : plutôt que d’essayer de décrire en général le
fonctionnement d’une interprétation, plutôt que de se référer à de grands
exemples où l’on s’entend raconter des expériences de lecture (toujours
suspectes, évidemment, d’être reconstruites), nous allons illustrer
l’opération herméneutique avec cette lecture de Flaubert par Barthes.
Barthes sera ici un prétexte. Il a donné dans la théorie ; il a beaucoup écrit
et sur ses lectures et sur son vécu  ; il s’est souvent essayé à saisir les
manifestations de l’idéologie contemporaine et les a parfois cristallisées ; et
surtout, dans le cas qui nous occupe, il pose un objet comme ininterprétable.
Le champ est donc libre pour, disons-le une bonne fois, décrire un
processus herméneutique vraisemblable.
S’interroger sur le baromètre chez Flaubert est, somme toute, trivial (ce
qui n’implique nullement que la réponse apportée par Barthes le soit).
S’interroger sur le baromètre chez Barthes le serait si ce dernier n’y voyait
pas l’exemple même de l’ininterprétable, mais, dès lors que ce malheureux
baromètre échappe, selon son propre inventeur, à toute herméneutique, le
cas est, encore une fois, exceptionnel. Nous ne pouvons trouver une
situation pareille que chez un critique ou, du moins, que dans un discours
critique assumé comme tel par son auteur. Il faut que l’on nous dise
expressément  : cet objet ne peut pas être interprété, il ne le peut pas
statutairement. La question qui fonde toutes celles énumérées plus haut est
ainsi :
 
Le repérage d’un objet qui échappe à l’interprétation peut-il ne pas relever
lui-même d’une interprétation ?
 
Déclarer en effet que tel élément se situe hors du champ herméneutique
suppose deux choses  : 1)  que l’on ait accepté de s’y situer soi-même  ;
2)  mais que cet élément n’ait rien à faire dans le champ examiné (ou
simplement envisagé). Ici, par exemple, il faut peut-être comprendre que le
baromètre n’a rien à faire dans le texte de Flaubert tel que le lit Barthes,
mais, comme il est, a priori, selon notre analyse, dans un champ
herméneutique, il convient de postuler que ce champ est autre. Le
baromètre ne parle pas à Barthes en tant que baromètre de Flaubert, il lui
parle vraisemblablement autrement  –  ou ailleurs. Nous allons donc
multiplier les réseaux dans lesquels ce baromètre pourrait trouver place, le
confronter à différents contextes, le soumettre à une panoplie de filtres.

Le premier filtre : la bibliothèque de Barthes

Commençons par jeter un coup d’œil sur la bibliothèque personnelle de


Barthes :

[…] mes auteurs «  préférés  » sont notamment Sade, Flaubert et Proust


(« Réponses », entretien de 1971, t. II, p. 1315).
[…] il y a trois écrivains […] qui comptent beaucoup dans ma vie, je peux
dire presque quotidienne […] Il y a Sade évidemment, il y a Flaubert et il y
a Proust (« Pour la libération d’une pensée pluraliste », entretien de 1973,
t. II, p. 1705).

Et un peu plus loin, à propos de Sade :

[…] c’est le moins présent des trois tout de même, parce que la présence de
Sade est dure à supporter dans la vie quotidienne […] (ibid.).

Comme on comprend  ! Donc  : premiers, Flaubert et Proust  ; troisième,


Sade. On peut sans doute affiner le palmarès et insister sur le rôle très
particulier de Proust. Voir, entre bien d’autres exemples, « Longtemps je me
suis couché de bonne heure  », où l’on passe de l’analyse de Proust à un
projet d’écriture personnelle :

Est-ce à dire que je vous propose une conférence «  sur  » Proust  ? Oui et
non. Ce sera, si vous voulez bien, Proust et moi. […] en disposant sur une
même ligne Proust et moi-même, je ne signifie nullement que je me
compare à ce grand écrivain, mais, d’une manière tout à fait différente, que
je m’identifie à lui. […] dans certains cas marginaux, dès lors que le lecteur
est un sujet qui veut lui-même écrire une œuvre, ce sujet ne s’identifie plus
seulement à tel ou tel personnage fictif, mais aussi et surtout à l’auteur
même du livre lu, en tant qu’il a voulu écrire ce livre et y a réussi  ; or,
Proust est le lieu privilégié de cette identification particulière, dans la
mesure où La Recherche est le récit d’un désir d’écrire […] (t. III, p. 827).

Donc : premier, Proust (« lieu privilégié ») ; deuxième, Flaubert ; troisième,


Sade (une présence «  dure à supporter  »). Remarquons cependant que, si
Proust est bien un filtre privilégié, c’est, semble-t-il ici, en tant qu’il est
quelque chose comme un modèle d’écriture. Or, il n’y a, a priori, nulle
raison de voir un « désir d’écrire » particulier dans l’article qui sert de point
de départ ou de prétexte à ces analyses. Mais l’argument peut se retourner :
dès lors que l’on refuse d’en rester à l’analyse affichée par Barthes (critique
plutôt rhétoricien) et que l’on fait l’hypothèse d’un retour de
l’herméneutique, il est piquant que Proust vienne, avec un double privilège,
et à titre d’auteur (à lire) et à titre de modèle (d’écriture).
Assez curieusement (dans le contexte de ces analyses, j’entends) Proust
est à Barthes ce que Mme  de  Sévigné est, sinon à Proust, du moins au
narrateur de la Recherche, ou à sa grand-mère :

Je comprends que l’œuvre de Proust est, du moins pour moi, l’œuvre de


référence, la mathésis générale, le mandala de toute la cosmogonie
littéraire – comme l’étaient les Lettres de Mme de Sévigné pour la grand-
mère du narrateur […] (Le Plaisir du texte, t. II, p. 1512).

Ou encore :

Proust, c’est un système complet de lecture du monde. […] je puis à tout


instant rappeler Proust, comme le faisait la grand-mère du narrateur avec
Mme de Sévigné (« Roland Barthes contre les idées reçues », 1974, t. III,
p. 74).

Proust est pour Barthes un opérateur extrêmement puissant. Ce qui signifie


au moins deux choses  : d’une part, dans le cas qui nous intéresse, qu’il
convient peut-être de lire Flaubert à la mesure de Proust ; d’autre part, plus
généralement, que Proust ne fonctionne plus alors tout à fait comme un
texte, qu’il est moins un objet à déchiffrer qu’un élément de mise en forme
des expériences (on n’est pas loin d’un « Proust, c’est moi »).

Le deuxième filtre : Proust-Flaubert


Proust et Flaubert existent par ailleurs (je veux dire  : aussi hors du
discours de Barthes) comme une entité bifrons. Il y a là un deuxième filtre :
non plus la bibliothèque personnelle de Barthes, mais la bibliothèque du
lecteur contemporain. Le point est important  : Barthes n’est certainement
pas un lecteur naïf et si, comme on va le voir, Flaubert est lu à travers une
grille proustienne, ce ne peut être simplement parce que Barthes lit tout à
travers une grille proustienne. On dira qu’il lit à travers une grille
proustienne tout ce qui peut être lu ainsi. Or, l’affinité Proust-Flaubert
n’existe évidemment pas dans le seul palmarès de Barthes.
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« Flaubert, que je n’aime pas beaucoup   », écrit Proust. Et pourtant…
Entre le réseau Proust et le réseau Flaubert les connexions ne manquent pas.
En voici quelques-unes.
 
1)  C’est d’abord le célèbre texte critique de Proust sur Flaubert (ou  :
Flaubert lu par Proust). Texte «  À propos du style de Flaubert  », où le
critique (Proust) expose magistralement la «  beauté grammaticale  » de
Flaubert et note, entre autres, le rythme, l’imparfait, l’usage de « et », une
pratique aberrante des pronoms…
 
2)  C’est ensuite le pastiche de Flaubert par Proust (ou  : Flaubert écrit
par Proust), commenté, d’ailleurs, dans l’article que je viens de citer (CSB,
p.  594). Voir «  L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert  », suivi de
« Critique du roman de M. Gustave Flaubert sur “L’Affaire Lemoine” par
Sainte-Beuve dans son feuilleton du Constitutionnel  » (CSB, p.  12  s.). Le
premier texte a pour cadre un procès. Pendant une suspension d’audience,
des intimités s’ébauchent : on voit un nègre offrir des quartiers d’orange à
ses voisins, ce qui ne manque pas de produire diverses réactions. Chacun
cherche une contenance :

[…] plusieurs tirèrent leur montre, une dame enleva son chapeau. Un
perroquet le surmontait. Deux jeunes gens s’en étonnèrent, auraient voulu
savoir s’il avait été placé là comme souvenir ou peut-être par goût
excentrique (p. 13).

« Sainte-Beuve » ne manque pas de critiquer la scène :

« En tirant une orange de sa poche, un nègre… » Voyageur ! vous n’avez à


la bouche que les mots de vérité, d’«  objectivité  », vous en faites
profession, vous en faites parade  ; mais, sous cette prétendue
impersonnalité, comme on vous reconnaît vite, ne serait-ce qu’à ce nègre, à
cette orange, tout à l’heure à ce perroquet, fraîchement débarqués avec
vous, à tous ces accessoires rapportés que vous vous dépêchez bien vite de
venir plaquer sur votre esquisse, la plus bigarrée, je le déclare, la moins
véridique, la moins ressemblante où se soit jamais évertué votre pinceau
(p. 18).

« Sainte-Beuve » voit donc là une esquisse bigarrée, qui n’est ni véridique,


ni vraisemblable. Disons que pour lui les détails cités sont « insignifiants »
et « incongrus ». « Sainte-Beuve » est un excellent critique.
Ce perroquet est évidemment celui d’Un cœur simple (apporté dans la
maison Aubain par le nègre de Mme de Larsonnière). Rien d’étonnant qu’il
soit «  noté  » par Proust pastichant Flaubert  : on a affaire à un objet
éminemment saillant, en tant que ce perroquet est un des personnages
principaux du récit de Flaubert, mais aussi, de manière plus générale, en
tant qu’il est un élément incongru  : le perroquet de Pont-l’Évêque. Il faut
bien dire que l’animal en question est, quoi qu’il en eût été du récit, plus
rare en Normandie que le baromètre.
La critique de «  Sainte-Beuve  » se clôt par une réflexion très
intéressante sur le détail, justement (à propos d’une comparaison de
« Flaubert » où intervient d’ailleurs un autre oiseau : le pétrel) :

M.  de  Chateaubriand est le premier qui ait ainsi fait entrer dans un cadre
étudié des détails ajoutés après coup et sur la vérité desquels il ne se
montrait pas difficile (p. 21).

Bref, le Sainte-Beuve de Proust reproche décidément au Flaubert du même


de donner dans l’incongru et l’hétéroclite. Ce n’est pas sans intérêt pour
notre réflexion et nous devrons y revenir.
 
3)  Il faut encore ajouter un certain nombre de mentions, dans la
Recherche, qui évoquent ou peuvent évoquer Flaubert.
Ainsi, une référence possible, qui a provoqué une discussion entre
5
Riffaterre et Genette (il s’agit d’une rêverie du côté de Guermantes) :

Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant de


petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Je
m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir
sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais tant
connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés.
Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d’eau
bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspects dans ma pensée,
s’identifia […] (« Du côté de chez Swann », t. I, p. 170).

Si l’on se reporte aux lectures dans le jardin de tante Léonie, on y retrouve


un paysage plus ou moins identique, avec ces grappes de fleurs violettes et
rougeâtres (t. I, p. 85), lequel nous renvoie vraisemblablement au pastiche
de Flaubert (CSB, p. 15) et, ultimement, aux bords de Seine, à Nogent, dans
L’Éducation sentimentale. Genette voit, dans cet «  écrivain préféré  », un
mixte de Ruskin et de Flaubert. Mais il ne s’agit pas d’une «  hypothèse
péremptoire  » et Genette note qu’on a là des «  lectures d’ailleurs peu
plausibles pour un jeune garçon qui en est plutôt à François le Champi » 6.
 
Or, c’est justement ici, dans cette indécision ou à cette bifurcation, que
nous retrouvons une piste, avec une deuxième mention, indirecte, grâce à
laquelle on passe de Flaubert à Proust par Sand, justement.
Il est bien vrai que ce que l’on retient surtout des lectures du héros de la
Recherche, c’est François le Champi et, plus généralement, George Sand.
Ainsi la grand-mère lui offre-t-elle les quatre romans champêtres de cet
auteur : La Mare au Diable, François le Champi, La Petite Fadette et Les
Maîtres Sonneurs (« Du côté de chez Swann », t. I, p. 39). On se souvient
peut-être qu’elle lui avait d’abord acheté du Musset et du Rousseau, mais le
père l’avait alors traitée de folle. Et puis on a bien sûr la lecture de François
le Champi par la mère, et enfin, et surtout, le livre reconnu dans « Le temps
retrouvé ».
Et voilà que nous reprenons précisément notre fil  : il y a quelques
raisons de penser que George Sand a joué un rôle important dans la
conception d’Un cœur simple. Ainsi :

[…] mon Histoire d’un cœur simple, où vous reconnaîtrez votre influence
immédiate […] Je crois que la tendance morale, ou plutôt le dessous
7
humain de cette petite œuvre vous sera agréable .

Ou encore une lettre de Flaubert écrite juste après la mort de George Sand :

L’Histoire d’un cœur simple est tout bonnement le récit d’une vie obscure,
celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans
exaltation et tendre comme du pain frais. […] Cela n’est nullement
ironique, comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très
triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles – en étant une moi-
même. – Hélas oui ! – l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai
éclaté en sanglots, en embrassant la petite Aurore, puis en voyant le cercueil
8
de ma vieille amie .

La grand-mère du narrateur, admiratrice de George Sand, fait « consister la


vertu dans la noblesse du cœur » (« La prisonnière », t. III, p. 524) et deux
grandes figures se rejoignent ici, celle de Félicité et celle de Françoise. La
première n’a certes pas la finesse de la seconde (elle est une « bête »), mais
la seconde garde de la première, sous une forme mineure et comme
attendrie, une simplicité animale :
[…] devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de
ces lèvres, devant tous ces témoignages, absents de tant d’êtres cultivés
chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement
d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et
bon d’un chien […] (« À l’ombre des jeunes filles en fleurs », t. II, p. 10-
11).

Il s’agit d’un Flaubert revu par Sand, ou du moins d’un Flaubert lu,
interprété par la mère du narrateur, comme elle savait si bien lire, interpréter
Sand pour son enfant, en «  amortissant  » toutes les crudités du texte, en
adoucissant toutes ses aspérités (« Du côté de chez Swann », t. I, p. 42).
Quant à notre conte en particulier, l’entité Proust-Flaubert passe donc
aussi par Sand. Et sur Flaubert et Sand, voyons encore ce passage du Contre
Sainte-Beuve :

Et on peut dire que ce sont les meilleurs, les plus intelligents qui sont ainsi,
vite redescendus de la sphère où ils écrivent Les Fleurs du mal, Le Rouge et
le Noir, L’Éducation sentimentale  –  et dont nous pouvons nous rendre
compte, nous qui ne connaissons que les livres, c’est-à-dire les génies, et
que la fausse image de l’homme ne vient pas troubler, à quelle hauteur elle
est au-dessus de celle où furent écrits les Lundis, Carmen et Indiana –, pour
accepter avec déférence, par calcul, par élégance de caractère ou par amitié
la fausse supériorité d’un Sainte-Beuve, d’un Mérimée, d’une George Sand
(p. 248).

Le jeune héros de la Recherche fait lui-même partie de ceux qui acceptent


ce que Proust appelle donc la fausse supériorité de Sand – comme Flaubert,
finalement.
 
Une troisième mention, explicite cette fois, est à relever dans la
Recherche. Elle se trouve dans le pastiche des Goncourt, fragment du
Journal intégré au roman («  Le temps retrouvé  », t.  IV, p.  287-295, – ce
n’est pas celui de «  L’affaire Lemoine  »). Ces pages portent sur le salon
Verdurin. Mme  Verdurin parle de la mer et, plus précisément, de la
Normandie :

(« Mais non, rien de la mer que vous connaissez », proteste frénétiquement


ma voisine, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés, mon frère
et moi, à Trouville, « rien, absolument rien, il faudra venir avec moi, sans
cela vous ne saurez jamais ») (t. IV, p. 291).

Ce qui nous inciterait, si besoin était, à lier plus étroitement un certain


Proust et un certain Flaubert, qui trouvent leur « lieu commun » du côté de
Balbec ou de Trouville.
 
4) Plus particulièrement, en effet, notre conte et les «  Jeunes filles  »
partagent un cadre. Non seulement la Normandie en tant que site
géographique, mais les images changeantes de la mer.
À ce propos, on ne s’étonnera pas qu’il y ait un baromètre dans une
maison normande. Du moins on ne s’en étonnerait pas si l’on se contentait
d’un «  réalisme  » un peu rapide et, plus précisément, si l’on acceptait le
baromètre comme vraisemblable. Barthes remarque, on s’en souvient, qu’il
n’est pas incongru. Pourquoi ne renvoie-t-il pas, tout simplement, à la
vraisemblance ? C’est peut-être une lecture « facile ». Par ailleurs, de toute
façon, il veut justement opposer le vraisemblable classique au réalisme
moderne. Enfin et surtout, dans la perspective que nous avons ouverte, il y
aurait là comme une incohérence. À ma connaissance, il n’y a pas de
baromètre à Balbec et si l’on suppose que la Normandie de Flaubert est lue
à travers un filtre proustien, alors le baromètre est, pour le critique,
«  notable  »  –  tout en ne l’étant pas, puisque aussi bien il relève du
vraisemblable, et c’est là tout le paradoxe qui nous a servi de point de
départ.
La Normandie, c’est donc aussi, chez Proust comme chez Flaubert, des
paysages, certaines habitudes, des emplois du temps et des descriptions
synthétiques de promenades, voire des itinéraires particuliers, comme ceux
que le narrateur fait avec sa grand-mère dans la voiture de
Mme  de  Villeparisis («  À l’ombre des jeunes filles en fleurs  », t.  II,
p. 64 s.).
Et, comme il arrive, c’est du côté des formes, plus que de leurs
investissements thématiques, que nous avons quelque chance de serrer les
ressemblances. Nous trouvons ainsi dans l’un et l’autre texte des structures
analogues, à l’efficacité plus subtile.
Il faut retourner au conte. La vie de la famille Aubain est rythmée par
les jours et le calendrier :

Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston […].
Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’allée étalait par terre
ses ferrailles (p. 47),

avec quelque désinvolture, cependant  : «  À des époques indéterminées,


Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville » (p. 48).
La vie est aussi rythmée par la météorologie  : «  Quand le temps était
clair, on s’en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses » (p. 49).
Mais c’est surtout lorsqu’on emmène Virginie à Trouville (M. Poupart,
le docteur, lui a conseillé les bains de mer – p. 50) que l’itératif commande
les descriptions :

L’après-midi, on s’en allait avec l’âne au-delà des Roches-Noires, du côté


d’Hennequeville. […]
Presque toujours, on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche,
Le Havre à droite et en face la pleine mer. […]
D’autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des
coquilles. […]
Les jours qu’il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre
(p. 52-53).

On pense à la fameuse mise en place de la structure des deux côtés de la


Recherche :

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades […]. Au


commencement de la saison, où le jour finit tôt […]. Dans l’été, au
contraire, quand nous rentrions […]. Mais, certains jours fort rares […]
(« Du côté de chez Swann », t. I, p. 131),

avec variations climatiques et variations de lumière. Même chose à Balbec :

Une fois c’était une exposition d’estampes japonaises […]. J’avais plus de
plaisir les soirs où […]. Parfois l’océan emplissait presque toute ma fenêtre
[…]. Un autre jour, la mer n’était peinte que dans la partie basse de la
fenêtre […]. Et parfois […] Et tout à la fin […] («  À l’ombre des jeunes
filles en fleurs », t. II, p. 162-164),

structure elle-même inscrite dans une autre, plus vaste :

Au fur et à mesure que la saison s’avança […] D’abord […]


Bientôt […] Quelques semaines plus tard […]
9
Et tout à la fin […] (ibid., p. 160-164) ,
et jusqu’à cette lumière qui pénètre l’espace intérieur. Voici maintenant
chez Flaubert :

Les jours qu’il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre.
L’éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les
lames des jalousies (p. 53).

Enfin un «  détail  » assez frappant. On se souvient que c’est lors des


promenades en voiture avec la grand-mère et Mme  de  Villeparisis que le
héros fait l’expérience des arbres d’Hudimesnil :

[…] je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés («  À
l’ombre des jeunes filles en fleurs », t. II, p. 79).

Lisons chez Flaubert :

[…] çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses
branches (p. 52).

L’opérateur proustien fait « noter » ici ce détail du conte : c’est que, comme
on sait, les arbres d’Hudimesnil sont l’objet d’un travail d’analyse
extrêmement élaboré chez Proust, de sorte qu’une lecture proustienne du
conte mettra immédiatement en évidence le détail flaubertien, quelle que
soit sa fonctionnalité.
 
Qu’est-ce que cela prouve  ? Si l’on donne un sens un peu précis à
« prouver », rien, sans doute. Mais tout de même : nous avons constitué ici
une petite bibliothèque. Proust et Flaubert (et Sand via l’un et l’autre)
nouent une complicité fort étroite et spécialement à propos de descriptions.
Il y a une entité Proust-Flaubert. Et il y a par ailleurs, plus particulièrement,
pour Barthes, un ensemble Proust-Flaubert. Deux réseaux, donc, car ils sont
différents, ils n’ont pas la même configuration. Mais nos deux ensembles
Proust-Flaubert ne sont évidemment pas sans communiquer (troisième
réseau)  : voir Barthes citant Proust critique de Flaubert, ou faisant l’éloge
du pastiche de Flaubert par Proust («  La crise de la vérité  », entretien de
1976, t.  III, p.  436), ou enfin, et de façon plus intéressante, esquissant un
parallèle entre les deux auteurs ; c’est le « Corneille et Racine » de Barthes :

[…] la séquestration de Flaubert se fait uniquement au profit du style, tandis


que celle de Proust, également célèbre, a pour objet une récupération totale
de l’œuvre […] (« Flaubert et la phrase », 1967, t. II, p. 1377).

Il est assez clair, finalement, que cette entité Proust-Flaubert peut se lire de
multiples manières : Proust a lu et récrit Flaubert ; Proust et Flaubert, plus
largement, sont perçus comme deux auteurs typiquement «  modernes  »  ;
Barthes connaît fort bien différents visages de l’entité Proust-Flaubert  ;
Barthes lit Flaubert à travers Proust…
Non seulement Proust peut récrire Flaubert, mais nous lisons Flaubert à
travers Proust, et, dans la circonstance présente, peut-être les deux à travers
Barthes. Disons cela par Genette, c’est une jolie façon :

Flaubert lu par Proust, Flaubert écrit par Proust (sans compter un troisième,
peut-être le plus important  : Flaubert lu par nous, à travers Proust, en
passant ou en prenant par Proust, comme on va à Guermantes, en prenant
par Méséglise : « c’est la plus jolie façon ») 10.

Mais, bien sûr, nous n’avons rien inventé. Ces reconfigurations aberrantes
de l’histoire littéraire nous renvoient à la question, fondamentale, des
conditions de possibilité de ces opérations. Voir Proust, toujours, et
justement dans l’article sur Flaubert :
Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une
anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple  : «  Les vices
d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus  ; il était terrible dans la
colère ; elle le rendait cruel » (CSB, p. 587).

Nous pouvons dès lors nous attendre à un renversement très borgésien. Il


viendra dans la Recherche. C’est la superbe déclaration :

Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de


Flaubert dans Montesquieu (« Sodome et Gomorrhe », t. III, p. 211).

Eh bien, nous y sommes enfin ! Il y a un objet de Proust chez Flaubert :


le baromètre. Le lecteur proustien de l’énoncé flaubertien a un léger trouble
devant cette rencontre incongrue avec un objet qui ne l’est nullement.
Proust, donc :

Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la


météorologie (« Du côté de chez Swann », t. I, p. 11).

C’est la première mention du baromètre dans la Recherche. En voici une


autre, plus intéressante, directement en prise sur ces structures descriptives
que nous avons repérées :

S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une autre affaire
d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue et l’on voulait
être sûr du temps qu’il ferait. Quand on semblait entrer dans une série de
beaux jours […]  ; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes
réponses favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner :
«  Demain, s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes  »
(ibid., t. I, p. 163).
On se rappelle Flaubert  : «  Quand le temps était clair…  » et «  Les jours
qu’il faisait trop chaud…  ». Il est seulement regrettable que Mme  Aubain
ne regarde apparemment jamais son baromètre. Flaubert avait beau être
perfectionniste, il ne pouvait penser à tout. Mais nous savons bien que, si,
justement, elle l’avait regardé, ni Barthes ni nous ne nous serions jamais
interrogés sur lui : il n’aurait pas été insignifiant…
 
Nous avons construit peu à peu un Grand Texte, un réseau dont les
éléments sont coprésents. Après tout, les Goncourt parlent bien de Proust
dans leur récit de l’affaire Lemoine :

Comme bouquet, on apporte à Lucien la nouvelle, me donnant le


dénouement de la pièce déjà ébauchée, que leur ami Marcel Proust se serait
tué, à la suite de la baisse des valeurs diamantifères, baisse anéantissant une
partie de sa fortune. Un curieux être, assure Lucien, que ce Marcel Proust
[…] (CSB, p. 24).

Plus discrètement, Proust, dans son pastiche de Flaubert, attribue à l’auteur


pastiché un trait que le lecteur peut reconnaître comme un trait de l’auteur
pastichant. Le Flaubert de Proust écrit :

[…] une douairière prit un air offensé, défendit à ses filles de rien accepter
« de quelqu’un qu’elles ne connaissaient pas » […] (CSB, p. 13).

Or, il y a, dans la Recherche, une variation fameuse sur ce même motif :

[…] ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné
Françoise, car, à Combray, une personne « qu’on ne connaissait point » était
un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie […] (« Du côté de
chez Swann », t. I, p. 56).
Aberration dans la gestion du temps, aberration dans l’attribution d’auteur,
reconfigurations incessantes de l’histoire littéraire, qu’il faut décidément
réviser  : Proust chez les Goncourt, comme on a Proust chez Flaubert, ou
Flaubert chez Montesquieu. À ces reconfigurations aberrantes de l’histoire
répondent des aberrations dans la conduite de la fiction. Le peintre Tissot a
bien fait le portrait de Swann :

Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore
si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez
considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses
romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si
dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale,
où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle
tant de vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vous dans le
personnage de Swann (« La prisonnière », t. III, p. 705).

Même effet, ici, avec un résidu de texte référentiel (autobiographique). On a


d’ailleurs quelque chose de semblable, dans le conte de Flaubert ; c’est un
présent exceptionnel, remarquable (et bien sûr remarqué par la critique) :

Quand le temps était clair, on s’en allait de bonne heure à la ferme de


Geffosses.
La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît
comme une tache grise (p. 49, je souligne).

Et pour conclure sur ce point, on soulignera qu’il n’y a rien de provocateur


à dire que pour Barthes le baromètre de Flaubert est notable en ce qu’il est
celui de Proust :
Lisant un texte de Stendhal (mais qui n’est pas de lui), j’y retrouve Proust
par un détail minuscule. […] Ailleurs, mais de la même façon, dans
Flaubert, ce sont les pommiers normands en fleurs que je lis à partir de
Proust (Le Plaisir du texte, t. II, p. 1512).

Ceci n’est pas plus étrange que cela et renvoie, fort heureusement, à une
expérience tout à fait commune.

Le troisième filtre : l’autre piano


Il manque encore un élément. À la question  : pourquoi le baromètre ?
(c’est-à-dire, au cas où l’on n’aurait pas bien suivi : pourquoi Barthes a-t-il
noté le baromètre flaubertien ?), nous avons une réponse plausible : parce
que Barthes lit Flaubert à travers le filtre Proust. Mais cette réponse ne fait
que renvoyer à une autre question  : pourquoi ce passage a-t-il été
sélectionné par le critique ? Il me semble en effet que le baromètre n’est pas
un critère suffisant, car, encore une fois, sa présence est vraisemblable. Ce
malheureux instrument est certes repéré comme élément hétérogène (en
l’occurrence en tant qu’il a un statut particulier) dans le contexte où il est
cité, il n’empêche que je n’ai rien dit de la sélection de cet énoncé.
J’utiliserai ici un autre filtre personnel, qui n’est pas celui des lectures, mais
celui des expériences, du vécu.
Pourquoi donc le choix de ce passage  ? Première réponse  : parce que
c’est du Flaubert  – comme on dirait de l’autre exemple traité par Barthes
dans son article  : parce que c’est du Michelet. Et peut-être, pour notre
exemple, parce que c’est le début du conte, voire le début d’un texte bref.
En d’autres termes, Barthes aurait cherché dans ce qu’il avait le plus
aisément sous la main. On reconnaîtra, je pense, que l’argument, s’il n’est
peut-être pas faux, est à coup sûr terriblement trivial.
Il faut revenir au piano et aux cartons, les deux autres éléments retenus
par Barthes (pourquoi unit-il le piano et les cartons  ?). On se rappelle la
justification du piano :

[…] il est à la rigueur possible de voir dans la notation du piano un indice


du standing bourgeois de sa propriétaire.

Mais on se rappelle aussi que cette justification ne peut être retenue telle
quelle. Le piano n’est pas notable « à la rigueur », on l’a vu : le motif (ou
l’objet) revient dans le récit de Flaubert et il a une signification possible. Ce
qui est notable ici, par contre, c’est une dissonance dans le discours de
Barthes.
Le dernier texte qu’ait achevé Barthes et qu’il ait publié (en mars-
avril 1980) est « Piano-souvenir ». En voici le début :

Je sais, j’imagine tous les discours importants qu’on a tenus, qu’on peut et
qu’on doit tenir au sujet du piano, car il y a peu d’objets de civilisation
aussi riches de fonctions, d’images, de sens ; mais je veux seulement faire
entendre ici la note ténue du souvenir : dire ce qui fait ou a fait du piano,
dans ma vie, une sorte de substance sélective, une nourriture chérie de ma
mémoire éparse (t. III, p. 1206).

Il y a donc deux discours sur le piano. Dans le texte critique sur Flaubert
(«  un indice du standing bourgeois de sa propriétaire  »), nous avons le
premier, ou un propos qui s’alimente au premier (c’est l’«  objet de
civilisation » de l’article « Piano-souvenir »). Mais que lisons-nous dans ce
second discours (« la note ténue du souvenir ») ?

Le piano fut, dans mon adolescence, un son continu et lointain ; j’avais une
tante qui l’enseignait, en province, à B. : de ma chambre, ou mieux, rentrant
à la maison à travers le jardin, j’entendais des gammes, des bribes de
morceaux classiques […] ; on aurait dit que le piano se préparait à devenir
souvenir  ; car chaque fois que j’entends de loin un piano qu’on travaille,
c’est toute mon enfance, notre maison de B. et jusqu’à la lumière du Sud-
Ouest qui font irruption dans ma sensibilité  ; pour cette remontée dans le
temps, cette plongée dans l’affect, je n’ai pas besoin d’une « petite phrase »,
comme celle de Vinteuil : une gamme y suffit (ibid.).

« Comme celle de Vinteuil » : voilà que le filtre proustien est congédié dans
le même temps que, à l’évidence, il modélise l’expérience. Quoi qu’il en
soit, ce qui est affirmé ici est le caractère irréductible du vécu. Or, plus
loin :

Le piano, c’était aussi pour moi une littérature. Dans le « petit salon », il y
avait un grand casier où étaient rangés des cartons de morceaux séparés et
des partitions reliées. Sur certaines pages s’était inscrit le patient travail
pianistique […]. Par la partition, il y a […] une dimension visuelle de
l’univers du piano  : Beethoven, Schumann, ce ne sont pas seulement des
airs, des thèmes, c’est aussi un texte, sur lequel s’écrit et se dépose, dans
une famille, le mouvement des générations (ibid., je souligne).

Voilà donc un piano et des cartons. Nous y sommes. Souvenons- nous.


Le texte de Flaubert proposait quatre objets :

Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et


de cartons.

On pouvait dire que ces quatre objets s’inscrivaient dans trois ensembles :
le piano, d’abord  ; le baromètre, ensuite  ; les boîtes et les cartons, enfin.
Mieux, on pouvait dire que l’on avait d’un côté le piano (comme
«  support  ») et de l’autre le baromètre, les boîtes et les cartons. Ce que
confirme d’ailleurs le statut particulier (fonctionnel) du piano. Or, Barthes
range, si j’ose dire, les boîtes sous les cartons et traite lesdits cartons avec le
piano (il s’agit, dans le vécu, de « cartons de morceaux séparés »), réservant
un sort spécial au baromètre. À partir de là, je propose comme hypothèse
que le piano et les cartons (le piano associé aux cartons) relèvent, dans
l’analyse de Barthes, d’un appareil herméneutique différent de celui du
baromètre  : le baromètre serait, avant d’être un effet de réel, l’effet d’une
lecture proustienne de ce récit de Flaubert, alors que le piano et les cartons
renverraient à une mémoire du vécu, à l’expérience, qui n’est jamais,
encore une fois, qu’un filtre comme un autre – et qui est d’ailleurs, on l’a
vu, discrètement modélisée, elle aussi, par le filtre proustien. Ainsi le piano
et le baromètre s’inscrivent-ils, pour Barthes, dans deux réseaux différents.
Ils sont connectés dans le texte de Flaubert, mais la lecture de Barthes les
sépare.
Deux points, enfin, à souligner : d’une part, la superbe dénégation qui
touche la réflexion sur le piano : « je n’ai pas besoin d’une “petite phrase”,
comme celle de Vinteuil » ; d’autre part, bien sûr, le fait que la mémoire du
vécu est justement reprise non seulement dans un texte, mais comme un
texte, comme quelque chose qui est déjà de la littérature. On se souvient de
la formule «  un texte, sur lequel s’écrit et se dépose, dans une famille, le
mouvement des générations ».
 
Admettons que nous avons répondu aux questions 1 et 4 :
(1) Barthes a noté le baromètre parce qu’il lit le texte de Flaubert à
travers un filtre proustien ;
(4) Barthes unit le piano et les cartons parce qu’ils relèvent d’un
appareil herméneutique spécifique.
(En écho, pour le plaisir du jeu, notons que ces deux appareils
herméneutiques pourraient tout aussi bien  –  et c’est heureux  –  rendre
compte, par une autre conjonction, de l’étonnant propos que tient Barthes
quelque part sur «  le chat jaune de l’abbé Séguin  », le confesseur de
Chateaubriand  : «  peut-être ce chat jaune est-il toute la littérature  »
[«  Chateaubriand  : Vie de Rancé  », t.  II, p.  1365]. C’est tout de même
beaucoup… Or, ledit confesseur et donc aussi son chat habitaient rue
Servandoni. Comme Barthes, justement. Quant à ce jaune extraordinaire et
décisif, il évoque un autre fameux jaune, celui d’un petit pan de mur, à peu
près aussi célèbre, d’ailleurs, que le long cou du héron de La Fontaine – et
que, à cause de Proust qui n’était pas loin d’y voir tout l’art, d’aucuns
cherchent encore désespérément à identifier, si l’on peut dire, sur le tableau
de Vermeer. Et je profite de cette récréation pour remarquer que, dans
«  L’effet de réel  », le second exemple que donne Barthes est celui d’une
« petite porte » que l’on trouve dans une page de Michelet où elle n’aurait
rien à faire. Nous en connaissons au moins une, qui ouvre sur le côté de
Guermantes…)
 
Mais qu’en est-il de la question  3  ? Pourquoi Barthes note-t-il le seul
baromètre alors qu’il devrait s’interroger sur le baromètre, les cartons et
les boîtes, qui sont les trois objets non fonctionnels ? Elle est évidemment
liée aux deux autres  : on dira que si le texte a été sélectionné à partir de
l’appareil herméneutique le plus fort (celui qui met en évidence le piano et
les cartons), alors, évidemment, il est facile de se débarrasser des boîtes
(littéralement non perçues) et il est assez clair que le baromètre n’a pas
grand-chose à faire dans le contexte où prend sens le piano avec les
cartons : non seulement le baromètre de Proust est chez Flaubert, mais il est
sur le piano de la tante de Bayonne. Après tout, pour un objet qui vient de
chez tante Léonie, ce n’est pas un mauvais destin…

Le quatrième filtre : le conte


Reste que je n’ai pas répondu à la question  2, dont le traitement avait
été différé : pourquoi le « détail insignifiant » du texte fictionnel est-il traité
comme tel ? Il faut se rappeler que cette question se posait dans le contexte
d’une comparaison entre le traitement rhétorique du détail dans le conte
flaubertien et le traitement herméneutique du détail de la photographie
commentée dans La Chambre claire.
 
On pourrait commencer par parler d’une évolution de Barthes,
abandonnant plus ou moins ce qu’on appellerait communément une attitude
formaliste et se laissant prendre aux charmes de l’herméneutique. Il faut
alors remarquer ici que l’article sur « L’effet de réel » est déjà, de son aveu
même, le résultat d’une première évolution :

[…] ces auteurs […] produisent des notations que l’analyse structurale […],
d’ordinaire et jusqu’à présent, laisse pour compte, soit que l’on rejette de
l’inventaire […] tous les détails «  superflus  » (par rapport à la structure),
soit que l’on traite ces mêmes détails (l’auteur de ces lignes l’a lui-même
tenté) comme des «  remplissages  » (catalyses), affectés d’une valeur
fonctionnelle indirecte, dans la mesure où, en s’additionnant, ils constituent
quelque indice de caractère ou d’atmosphère, et peuvent être ainsi
finalement récupérés par la structure (t. II, p. 479, je souligne).

La remarque soulignée renvoie à l’« Introduction à l’analyse structurale des


récits  » (t.  II, p.  74-103), où Barthes en effet, à propos des «  catalyses  »
(fonctions complétives ou de remplissage), pose déjà la question du notable
et du noté :

[…] si, dans Un cœur simple, Flaubert nous apprend à un certain moment,
apparemment sans y insister, que les filles du sous-préfet de Pont-l’Évêque
possédaient un perroquet, c’est parce que ce perroquet va avoir ensuite une
grande importance dans la vie de Félicité  : l’énoncé de ce détail […]
constitue donc une fonction, ou unité narrative.
Tout, dans un récit, est-il fonctionnel ? Tout, jusqu’au plus petit détail, a-t-il
un sens  ? Le récit peut-il être intégralement découpé en unités
fonctionnelles ? […] il y a sans doute plusieurs types de fonctions, car il y a
plusieurs types de corrélations. Il n’en reste pas moins qu’un récit n’est
jamais fait que de fonctions : tout, à des degrés divers, y signifie. […] dans
l’ordre du discours, ce qui est noté est, par définition, notable (p.  80, je
souligne).

Ou bien encore :

une notation […] a toujours une fonction discursive […]  : le noté


apparaissant toujours comme du notable, la catalyse réveille sans cesse la
tension sémantique du discours, dit sans cesse : il y a eu, il va y avoir du
sens (p. 84, je souligne).

Barthes serait donc passé d’un « tout a un sens » à un autre, via « il y a
du noté non notable » et « L’effet de réel » ne serait qu’une parenthèse. En
vérité, c’est plus subtil. On va plutôt, me semble-t-il, d’un «  tout
fonctionnel  » à une réflexion proprement herméneutique sur le détail, en
passant par une phase de transition, celle de « L’effet de réel » ; là, le détail
fait l’objet d’un traitement spécifique : non notable, mais noté ; insignifiant,
mais disant quelque chose.
Cette évolution serait d’autant plus probable qu’elle s’accompagnerait
d’une tentation de l’écriture de plus en plus forte ou, du moins, mieux
revendiquée. Et, dans ce sens, on soulignera, de l’article au dernier livre, la
différence des formes de l’exposition. Si l’on peut suivre Barthes lorsqu’il
décrit le baromètre comme un détail a priori non notable, il est évidemment
légitime de voir dans le jeu de la succession des détails de la photographie
un calcul de l’analyste, qui réserve et retarde à dessein la clé de l’énigme :
démarche vaguement proustienne, encore une fois, par laquelle on omet
d’abord un élément (ou bien l’on feint de se tromper sur lui) pour découvrir
ensuite, dans quelque illumination simulée, sa véritable signification. Il y a
dans ce second cas une stratégie d’écriture.
 
Mais, bien sûr, tout cela ne doit pas nous faire oublier une différence
essentielle  : le statut des matériaux utilisés. D’une part, comme on l’a
remarqué, la différence entre le notable et le non-notable s’estompe
fortement dans le cas de la photographie, qui note toujours plus, si l’on peut
dire, que le notable (a priori, tout n’a pu y faire l’objet d’un choix). D’autre
part, il est clair que, pour la photographie, on doit penser : c’était comme ça
(le personnage qui a posé pour le photographe portait bel et bien et ces
souliers et ce collier) ; alors que, dans la fiction, on ne peut de toute manière
que dire : tout se passe comme si c’était comme ça. Nul ne s’indignera que
l’on refuse, par méthode, qu’il y ait eu quelque part un modèle de la maison
Aubain où un baromètre se serait réellement trouvé sur un piano et que ce
fût la raison d’être de ce baromètre. Et l’on ne s’étonnera pas non plus que
l’analyste ne se demande pas pourquoi, sur la photographie, le personnage
portait ces souliers ou ce collier. C’est ainsi. La spécificité de la
photographie (ou du cinéma) a d’ailleurs toujours été soulignée par Barthes,
lorsqu’il s’agissait de traiter la question du détail. Dans l’«  Introduction à
l’analyse structurale des récits », après avoir dit de l’art : « c’est un système
pur, il n’y a pas, il n’y a jamais d’unité perdue », il ajoute une note :

Du moins en littérature, où la liberté de notation (par suite du caractère


abstrait du langage articulé) entraîne une responsabilité bien plus forte que
dans les arts « analogiques », tel le cinéma (t. II, p. 81, note 2).

Et dans « L’effet de réel » :


L’histoire […] est en fait le modèle de ces récits qui admettent de remplir
les interstices de leurs fonctions par des notations structuralement
superflues, et il est logique que le réalisme littéraire ait été, à quelques
décennies près, contemporain du règne de l’histoire « objective », à quoi il
faut ajouter le développement actuel des techniques, des œuvres et des
institutions fondées sur le besoin incessant d’authentifier le «  réel  »  : la
photographie […], le reportage, les expositions d’objets anciens […], le
tourisme des monuments et des milieux historiques. Tout cela dit que le
« réel » est réputé se suffire à lui-même, qu’il est assez fort pour démentir
toute idée de «  fonction  », que son énonciation n’a nul besoin d’être
intégrée dans une structure et que l’avoir-été-là des choses est un principe
suffisant de la parole (ibid., p. 483).

Spécificité, donc, de la littérature par rapport aux arts « analogiques »,


spécificité soulignée deux fois, mais, dans l’article sur « L’effet de réel »,
c’est plutôt pour gommer la différence  : la littérature fonctionne alors
comme la photographie. Mieux, dans La Chambre claire, c’est la
photographie qui se met plus ou moins à fonctionner comme la littérature,
puisque, dans notre exemple, le notable élargit considérablement son
champ. Paradoxe, si l’on veut, mais ce va-et-vient est en tout cas instructif.
Le détail n’est pas un fait du texte. Nous devons en effet constater, au terme
de ce brouillage, que le détail le plus banal, le moins incongru ou le plus
insignifiant peut, ici, se voir refuser un accès au sens, là, se voir investi
d’une signification tout à fait précise pour le récepteur. En conséquence, il
n’y a pas de raison de refuser au baromètre flaubertien le bénéfice d’une
grille de lecture qui, pour tel lecteur, lui donnera tel sens, fût-ce, comme ici,
à son insu.
 
 
Et nous devons reprendre à nouveaux frais notre dernière question  :
pourquoi le «  détail insignifiant  » du texte fictionnel est-il traité comme
tel ? Peut-être vaudrait-il mieux s’interroger, si le détail insignifiant (le noté
non notable) est le résidu d’une analyse en termes de fonctions, sur ce qui,
dans un texte, peut focaliser ou disperser l’attention et rendre possibles des
effets de désorientation. Cela passe par le recours à un quatrième filtre, qui
est le contexte de l’œuvre. Faut-il rappeler que, de tous, c’est le seul qui, a
priori, ne réinscrive pas le texte dans le monde du lecteur  ? Sauf à
considérer, bien sûr, que le texte de Flaubert tel qu’il va alors être convoqué
pour servir d’opérateur est purement et simplement le produit de mon
interprétation, et là nous n’en finissons plus. Aussi, intéressons-nous enfin à
la composition de ce texte, essayons prudemment de voir ce qui, dans le
réseau du conte flaubertien, autorise, voire favorise une lecture comme celle
de Barthes. Le détail risque de changer radicalement de statut.
Supposons que le récit de Flaubert ait deux faces : d’un côté, l’histoire
de Félicité a une facture «  classique  » et, quelle qu’en soit la leçon, elle
enchaîne un certain nombre de faits dont les uns rendent compte des autres
et qui se situent dans un cadre approprié  : par exemple, le piano et les
cartons (avec ou sans partitions) disent bien quelque chose comme un
«  luxe évanoui  »  ; mais, d’un autre côté, peut-être faut-il admettre que le
conte comporte, fonctionnellement, un certain nombre de listes hétéroclites.
Ainsi :

Cet endroit [sa chambre], où elle admettait peu de monde, avait l’air tout à
la fois d’une chapelle et d’un bazar, tant il contenait d’objets religieux et de
choses hétéroclites.
[…] On voyait contre les murs  : des chapelets, des médailles, plusieurs
bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode […] la boîte
en coquillages que lui avait donnée Victor  ; puis un arrosoir et un ballon,
des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines ; et
au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche
(p. 72) !
On lira la suite, avec  : les vieilles redingotes de Monsieur, des fleurs
artificielles, le portrait du comte d’Artois. Ou encore :

Des guirlandes vertes pendaient sur l’autel, orné d’un falbala en point
d’Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques,
deux orangers dans les angles […] et des choses rares tiraient les yeux. Un
sucrier de vermeil, […] deux écrans chinois […]. Loulou […] (p. 77-78).

Certes l’ouverture du conte, avec son baromètre, propose une liste


«  vraisemblable  ». Même si ce baromètre trônant sur une pyramide peut
déjà attirer l’attention, ce désordre-là est acceptable, par opposition à ces
listes incongrues, dont le récit rend bien compte par ailleurs, puisqu’il est
justement construit pour en rendre compte. Il reste en effet que l’incongru
semble être une catégorie d’écriture essentielle dans ce texte (pour ne pas
parler des autres) et que cela même pourrait apparaître comme la condition
de possibilité de ces questions que nous nous posons sur le détail
flaubertien. En un mot, notre quatrième filtre ne peut certainement pas nous
donner le « sens » du baromètre, ni même sa fonction propre (puisque nous
n’avons qu’une occurrence), mais il nous permettra peut-être d’élucider ce
qui rend possibles un certain nombre d’opérations critiques sur le texte de
Flaubert.
Voyons quelques traits de ce texte rompu.
 
1)  C’est tout d’abord, donc, l’existence même de ces listes, de ces
catalogues qui rassemblent des objets hétéroclites. Ils sont le plus souvent
en prise sur l’incongruité première, fondatrice : si le perroquet est le Saint-
Esprit, si le Saint-Esprit s’appelle Loulou, on ne saurait s’étonner du côté
mi-chapelle mi-bazar de la chambre de Félicité. Dans la lettre sur la mort de
Sand citée plus haut, Flaubert résume ainsi l’histoire de Félicité :
Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu,
un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet, – et quand le perroquet est
mort, elle le fait empailler, – et en mourant à son tour, elle confond le
11
perroquet avec le Saint-Esprit .

Toute la vie de Félicité est mi-chapelle mi-bazar et nous avons là,


fondamentalement, un vécu de bric et de broc et une histoire en bric-à-brac.
 
2) C’est ensuite un récit quelque peu erratique.
La gestion de l’information y est fréquemment perturbée.
–  Après la mort de Mme  Aubain, ses héritiers (Paul et sa femme)
accourent de Besançon (p.  74)  ; on ne nous a jamais dit qu’ils habitaient
cette ville.
– La femme de Paul n’a pas de nom  ; elle est pourtant portraiturée et
citée deux fois dans le récit.
–  Lesdits héritiers emportent tout, et particulièrement «  les deux
couchettes, avec leurs matelas  » (p.  74)  ; or, au début du récit, dans la
chambre des enfants, « on [voit] deux couchettes d’enfants, sans matelas »
(p. 44). Problème…
Pour le dire sobrement, le récit souffre lui-même de troubles de la
fonctionnalité.
 
Dans le même sens, les enchaînements ne sont pas d’une précision
absolue.
Au niveau des petites unités, d’abord.
–  Le nom des personnages est très souvent donné avec un retard qui
provoque, à la lecture, un léger malaise (il arrive qu’on se demande si l’on a
bien lu). Félicité rencontre un jeune homme «  à l’assemblée de
Colleville » :
Il lui paya du cidre, du café […]. Au bord d’un champ d’avoine, il la
renversa brutalement. […]
Un autre soir […] elle reconnut Théodore (p. 45, je souligne).

Félicité elle-même n’a pas de nom, jusqu’à ce qu’elle rencontre, par hasard
évidemment, sa sœur, « Nastasie Barette, femme Leroux » (p. 53).
– Même retard dans l’identification d’éléments de décor (c’est l’étape à
la ferme de Toucques) :

[La mère Liébard] servit un déjeuner où il y avait un aloyau, des tripes, du


boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux […]. Pas un arbre des
trois cours qui n’eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une
touffe de gui. Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le
milieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes (p. 51-52).

On pouvait s’attendre à ce qu’il y eût des pommiers : non seulement on est


dans une ferme normande, mais la mère Liébard a, bien sûr, servi du cidre.
Alors pourquoi ces arbres indéterminés dont on ne sait (assez tard) que ce
sont des pommiers que parce qu’ils croulent sous les pommes  ? Se
manifestent, avec ces pommiers, comme avec Théodore (et bien d’autres),
une sorte d’autonomie des énoncés et une fragmentation du texte qui vont
dans le sens d’un discours énigmatique.
Au niveau des grandes unités, c’est l’élément décisif de la conduite du
récit, la causalité, qui est perturbé.
–  Causalités excessives, avec ce taureau qui effraie un soir toute la
famille  : c’est l’occasion d’un acte héroïque notoire de Félicité  ; c’est le
début de la maladie de Virginie («  elle eut, à la suite de son effroi, une
affection nerveuse  »  –  p.  50) et donc la cause lointaine de sa mort  ; c’est
l’origine du séjour à Trouville (et donc la rencontre du neveu)… Ou encore
la fuite du perroquet ; c’est la cause, là aussi lointaine, de la mort de Félicité
(« [elle] ne s’en remit jamais » – p. 69) ; c’est, plus directement, la cause,
chez elle, de différents troubles et, particulièrement, d’un « mal d’oreilles »
et c’est finalement une des raisons principales pour lesquelles l’oiseau va se
métamorphoser en Saint-Esprit (sa voix est le seul son qu’entende Félicité).
On dira, si l’on veut, que tout se tient merveilleusement. Certes, mais le
remarquable est que le petit fait, l’anecdote, peut avoir des conséquences
démesurées, de sorte que ce récit tourne là encore à l’énigme, à l’allégorie,
à je ne sais quelle procédure qui défie l’interprétation en proposant au
lecteur des enchaînements bizarres.
– Causalités aberrantes : ainsi, immédiatement après la mort de Victor et
sans transition, ce propos : « Virginie s’affaiblissait » (p. 62), comme si la
mort de l’un entraînait la mort de l’autre.
Les dysfonctionnements de l’enchaînement narratif, enfin, provoquent
des mises en relief défectueuses. Là encore, j’irai des petites aux grandes
unités.
– Dès le début :

Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à


Mme Aubain sa servante Félicité.
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait
[…] et resta fidèle à sa maîtresse, – qui cependant n’était pas une personne
agréable.
Elle […] (p. 43, je souligne).

Une question à qui lirait ce texte pour la première fois : ce dernier « Elle »
désigne-t-il Mme  Aubain ou Félicité  ? Si «  Elle  » renvoie au personnage
mis en relief, ce devrait être Félicité. Voyons donc :

Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de


1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes.
Alors elle vendit ses immeubles […]

Peut-être faut-il en effet attendre jusque-là pour être tout à fait certain qu’il
s’agit de Mme Aubain. Quoi qu’il en soit, « elle » joue la proximité contre
la mise en relief. On a un enchaînement par stricte contiguïté.
– Les promenades de la famille Aubain à Trouville sont décrites comme
on l’a vu  : «  L’après-midi, on s’en allait […]. Presque toujours on se
reposait […]. D’autres fois […] ». Puis, une nouvelle catégorie : « Les jours
qu’il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre  »  ; et encore
une autre : « Le principal divertissement était le retour des barques » (p. 52-
53). Or, c’est à cette dernière occasion que Félicité va rencontrer sa sœur et
son neveu. Le discours descriptif, parti de très loin, s’est rapproché peu à
peu de la scène du retour des barques. Cette scène est présentée au prix
d’une rupture («  Le principal divertissement était  »). Et l’élément mis en
relief s’avère in extremis ne pas être le bon.
–  Certaines zones du récit sont très fortement perturbées,
exemplairement, en quelque sorte. Ainsi celle qui précède immédiatement
la mort de Virginie (p.  62  s.). Félicité, revenant d’une course, voit le
cabriolet du médecin devant la maison. Mme Aubain a reçu des nouvelles
alarmantes  : elle part à Honfleur. Félicité va allumer un cierge à l’église.
Puis elle court après le cabriolet. Elle le rejoint, «  [saute] légèrement par-
derrière, [se tient] aux torsades  ». Elle se souvient que la cour n’est pas
fermée. Elle descend.

Le lendemain, dès l’aube, elle se présenta chez le docteur. Il était rentré, et


reparti à la campagne. Puis elle resta à l’auberge, croyant que des inconnus
apporteraient une lettre. Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux
(p. 63).
Tout cela est bien compliqué et, pour finir, on doit sans doute comprendre
que «  la diligence de Lisieux  » est celle qui assure le trajet de Lisieux à
Honfleur par Pont-l’Évêque. «  Il faut connaître  », il faut même y croire,
croire que «  ça s’est passé comme ça  ». En matière d’effets de réel, le
lecteur est servi. L’intérêt proprement dramatique du passage est, bien
entendu, évident, mais il reste que nous avons là une succession de gestes et
de comportements plus ou moins incompréhensibles, et sur le fond d’une
action elle-même assez opaque. Le récit suit son cours dans les grandes
lignes ; Félicité, elle, s’agite et manque l’événement. Le coût est très élevé :
il faut des torsades au cabriolet, une auberge, un courrier attendu, et la
diligence de Lisieux… Cette dépense d’un récit qui n’est pas moins
«  énigmatique  » que le discours descriptif est un autre aspect de la
perturbation profonde de la fonctionnalité. Ces troubles, ces turbulences, ce
brouillage des enchaînements par excès ou par défaut, ce morcellement
mettent en question la lisibilité narrative et fragmentent le récit en une
collection d’événements. De fait, le récit n’est vraiment lisible qu’au prix
d’un lissage du texte qui nous dit «  en gros  » ce qu’il faut comprendre.
Comme il arrive, de loin tout va bien.
 
3) Le récit singulatif passe irrésistiblement à l’itératif et à la description.
Il y a d’abord la très forte emprise du modèle descriptif que nous avons
vue : la liste, la collection, la série d’éléments coprésents.
Sur le fond de cette dominante, c’est la remarquable fréquence du récit
itératif, comme régime intermédiaire entre le récit singulatif et la
description, et le fait qu’il devient parfois très difficile de situer les
événements : ainsi, entre autres, je n’insiste pas, la rencontre de Félicité et
de sa sœur Nastasie dans ce paragraphe où ce qui est mis en relief est
l’habitude (le spectacle du retour des barques).
Tout événement est finalement absorbé par l’itératif. L’épisode de
Théodore trouve sa résolution dans la vie réglée de la maison Aubain. Le
troisième chapitre est le plus riche en événements singuliers, qui raconte les
morts de Victor et de Virginie, mais il y a de ces reprises : « Félicité tous les
jours [se] rendait [au cimetière] » (p. 64). Même et surtout le perroquet, qui
joue l’essentiel de son rôle comme un objet : empaillé. On dira évidemment
que tout cela fait sens et montre ultimement comment le malheur est
surmonté et dépassé dans une habitude, voire un rite. Mais c’est aussi une
façon de fondre la singularité dans la répétition et le narratif dans le
descriptif ; c’est faire que l’ensemble tourne à la liste, à la collection. À la
limite, loin que la description serve le récit (lui donnant un cadre, une
atmosphère), le récit délivre des indices pour déchiffrer la description. Et
encore, pas toujours. Si tel chapeau de peluche a une histoire, si la boîte de
coquillages en a une aussi, il arrive souvent qu’on ne puisse pas compter sur
l’aide du récit : les jeux de Virginie, l’arrosoir, les reliques de M. Aubain, le
bénitier en noix de coco n’apparaissent qu’une fois, et dans des
descriptions.
 
4) Enfin un élément, si constamment exhibé qu’on risque de ne plus le
voir, accentue très fortement les traits que je viens de relever  : c’est la
disposition du conte telle que la manifeste son découpage.
Le texte est organisé en courts paragraphes, eux-mêmes regroupés en
cinq parties.
Quant aux parties, il ne me semble pas possible, sauf coup de force
(toujours tentant, toujours à craindre), de les faire coïncider avec la
construction du récit. Pourtant, les démarcations (clausule d’une partie
et  /  ou attaque de la suivante) sont très nettement soulignées et indiquent
des points forts. Ainsi :
début de II : « Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour »
(p. 45) ;
fin de II : « Mais une occupation vint la distraire ; à partir de Noël, elle
mena tous les jours la petite fille au catéchisme » (p. 54) ;
début de IV : « Il s’appelait Loulou » (p. 67) ;
fin de IV : « Bien qu’il [le perroquet] ne fût pas un cadavre, les vers le
dévoraient ; une de ses ailes était cassée, l’étoupe lui sortait du ventre.
Mais, aveugle à présent, elle le baisa au front, et le gardait contre sa
joue. La Simonne le reprit pour le mettre sur le reposoir » (p. 76).
Des temps forts bien marqués correspondent aux articulations entre des
parties repérables (l’histoire d’amour, la religion, Loulou, l’ascension du
perroquet). Et, même si, encore une fois, elles ne s’enchaînent pas selon une
logique narrative limpide, ces parties ont ainsi une identité nettement
affirmée. Par ailleurs, il apparaît clairement à l’analyse que le conte se
déploie en une architecture simple et rigoureuse : les parties I et V sont très
brèves et de longueur semblable  ; les parties  II et  IV, environ quatre fois
plus longues, sont de même ampleur  ; enfin la partie  III, centrale, est très
nettement plus longue que les autres. Une très belle symétrie, donc. Nous
sommes bien sûr tentés de chercher quel est le milieu de cette architecture
régulière. Nous y trouvons la mort de Victor. Nous pouvons échafauder sur
cette base une lecture : la mort de Victor n’est-elle pas la première de celles
qui vont affecter Félicité ? En vérité, si nous avions trouvé en cet endroit la
mort de Virginie ou, mieux encore, celle du perroquet, la construction
critique n’en eût été que meilleure. Je me bornerai donc à retenir que le
texte a une autre structure que narrative. Si nous voulons esquisser le
schéma narratif du conte, nous devons en effet nous appuyer sur les faits
suivants : l’histoire d’amour n’occupe pas toute la deuxième partie, Victor
et Virginie meurent vers le milieu de la troisième, le perroquet au cours de
la quatrième. Plutôt que d’essayer à toute force de faire coïncider
l’architecture régulière que nous avons repérée avec une subtile
organisation narrative du conte, il me semble préférable, et plus fécond, de
constater que le texte exhibe une forme qui est autre et qui doit nous
intéresser à ce titre. Le conte a plusieurs entrées. Et sa disposition en cinq
parties, son architecture symétrique, il est fort peu probable que nous la
percevions à la lecture. Une telle organisation en appelle en principe au
visuel : la symétrie exige que l’on saisisse simultanément tous les éléments
du conte. Nous avons bien affaire à deux ordres différents.
Quant aux paragraphes, très courts, leur brièveté interdit, elle aussi,
toute coïncidence avec l’organisation narrative, qui joue sur des séquences
beaucoup plus longues. La logique du récit s’en trouve donc perturbée. Le
découpage en paragraphes produit par ailleurs un effet de morcellement,
voire de brouillage. La fréquence des alinéas introduit dans le conte de
nombreux « blancs », semblables à ceux que nous trouvons en poésie ; elle
multiplie les mises en relief et les clausules, et avec elles les occasions
d’ouvertures plus ou moins énigmatiques, de formules suggestives et floues.
Ainsi, les promenades de l’après-midi (« L’après-midi on s’en allait […] »)
sont racontées en trois paragraphes. Le mouvement général  : le départ, le
sentier, la vue, le repos dans un pré, la mer, les activités des personnages. Et
cela donne, à la fin de l’ensemble que constituent les deux premiers
paragraphes, cette belle clausule :

Mme  Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture  ; Virginie près


d’elle tressait des joncs  ; Félicité sarclait des fleurs de lavande  ; Paul, qui
s’ennuyait, voulait partir (p. 52).

Mais aussi, à la fin de l’ensemble des trois paragraphes, cette autre :

Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à
chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait
s’épanouir dans un désordre gai (p. 53).

Tout cela est parfait. La fin de ce dernier paragraphe, c’est un heureux


élargissement de la vue et une note qui convient à la promenade. Quant au
précédent, où Paul est traité à part, c’est peut-être une annonce discrète du
personnage qu’il deviendra. Par contre, le premier paragraphe se terminait
ainsi :

[…] çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses
branches (p. 52).

L’effet est saisissant. Mise en valeur par sa position finale, l’image est prête
à toutes les migrations. Nous avons vu qu’elle pourrait par exemple
suggérer à un critique d’aller vers certains arbres proustiens ou, plus
simplement, de noter ce détail pourtant non notable. D’une manière
générale, une telle organisation permet de multiplier les effets en
« surponctuant » le texte.
Le conte de Flaubert est énigmatique. Tout lecteur se demande ce que
veut dire cette histoire. Le récit pose et développe ce motif. Il tisse peu à
peu des liens entre différents objets, il joue de l’analogie, il dramatise les
ressemblances jusqu’à aboutir au perroquet Saint-Esprit. Et le fait que ce
récit soit segmenté, rompu, accroît son caractère énigmatique  : les
« blancs » donnent à penser, les collections aussi, qui associent étrangement
les objets les plus divers. L’existence d’une structure spécifique, qui
organise rigoureusement les grandes masses, va dans le même sens, en
invitant à traiter le conte comme une sorte de poème.
 
Le conte de Flaubert a bien deux faces. Il fonctionne simultanément sur
deux régimes. D’une part, une histoire qui est racontée nous rassure, même
si (et peut-être surtout si) nous pouvons nous interroger sur sa portée
symbolique : elle nous rassure parce qu’elle « fonctionne » selon un jeu de
motivations et de déterminations à peu près repérables. D’autre part, un
appareil qui nous est littéralement « montré » nous inquiète, car il lui arrive
de proliférer de façon incongrue et de conduire à de multiples dérives par
lesquelles tout devient excessivement possible. Mais l’histoire racontée ne
serait-elle pas elle-même un trompe-l’œil  ? Il suffit de penser au résumé
qu’en fait Flaubert, et que chacun en ferait d’ailleurs, pour comprendre
qu’elle ne nous rassure finalement guère. Ce double régime du texte, avec
ses interférences, a pour résultat que le lecteur attentif peut s’inquiéter à
tout instant de savoir où il en est. Il peut se demander, par exemple, si, dans
telle phrase, somme toute bizarre, tel baromètre n’est pas un peu incongru :
un métronome (évidemment «  pyramidal  ») serait tellement plus
vraisemblable à cette place ! Il peut se demander si ce maudit baromètre est
plutôt comme le piano, ou comme le chapeau de peluche, ou encore comme
les gravures d’Audran, qui, une fois disparues, laisseront sur les murs des
carrés jaunes. Il faut bien un texte comme celui-là pour qu’un objet aussi
innocent qu’un baromètre dans une maison normande soit capable de
susciter autant de questions…

Une fiction critique

Il est grand temps de conclure.


Du baromètre je ne voudrais rien dire de plus. Je ne l’aurais sans doute
pas noté si Barthes ne l’avait pas trouvé pour lui notable. Et s’il fallait
absolument en dire encore quelque chose, je me contenterais de répéter que
ce texte de Flaubert suscite ce type de questions en confrontant des listes
(plus ou moins) « vraisemblables », articulées sur un récit fonctionnel à des
listes (ostensiblement) hétéroclites ouvrant sur un autre type d’écriture.
C’est donc, comme il arrive souvent, sur la possibilité de la question qu’il
faut s’interroger, plutôt que sur la réponse à apporter. Et cette condition de
possibilité, nous ne pouvons la saisir qu’en définissant strictement les
régimes du texte  –  c’est-à-dire, finalement, en utilisant notre quatrième
filtre.
Quant à l’effet de réel en général, il est typiquement un lieu
d’investissements affectifs forts. Dans un premier temps, on ne s’éloigne
pas tant de Barthes qu’il y paraît en disant cela. Son effet de réel n’avait-il
pas pour fonction de « faire croire » ? Cependant, du même coup, l’« effet
de réel » devait être maîtrisé et comme « tenu » dans un statut rhétorique, et
là nous sommes plus loin de Barthes : car on ne peut désigner globalement
un résidu du texte ; il faut reprendre l’analyse systématique et construire des
modèles plus souples et plus complexes. Y a-t-il des détails dans un texte ?
Certainement pas pour l’herméneute, qui fait ses délices du détail en
«  montrant  » qu’il n’y a pas de hasard. Barthes prend une autre voie,
donnant un coup d’arrêt à cette idéologie du plein. Il accepte le détail et je
verrais volontiers là un beau geste d’ascèse intellectuelle. Mais les choix
que font du détail et l’auteur et le lecteur restent bien là, quels que soient les
sens qu’on leur donne. Sans doute vaut-il mieux alors multiplier les
protocoles de lecture et ne pas inventer une catégorie générale, voire
générique (le réalisme) qui risque de bloquer trop tôt le travail d’analyse.
Disons-le sans détour  : le détail est ce que l’analyste, en fonction d’une
stratégie de lecture explicite, a décidé de laisser au second plan. Les résidus
doivent être mis en relation et inscrits dans un système second, et les
résidus des résidus de même… Barthes avait raison, au fond, d’écrire qu’on
ne pouvait donner d’exemples de notations insignifiantes, et il aurait sans
doute dû s’y tenir. Je ne peux jamais dire  : ceci est un détail, ni pour
affirmer ensuite qu’il est (« hautement ») significatif, ni pour le replier sur
une catégorie générale. De fait, je ne sais pas s’il y a des détails dans un
texte, et je crois qu’il vaut mieux se passer de la notion, qui est proprement
impraticable.
Mais la vraie leçon de l’histoire, si leçon il y a, c’est que, en toute
rigueur, on ne peut rien dire des opérations précises de l’interprétation,
puisqu’il s’agit là de l’appareil unique par lequel un individu s’approprie un
texte. Ce n’est pourtant pas désespéré. D’une part, on peut en effet
examiner les conditions de possibilité de ces opérations  : c’était ici
l’utilisation du quatrième filtre, qui permet, sinon de prévoir les lectures du
texte, du moins de baliser le champ où se posent les questions critiques.
D’autre part, on peut essayer de décrire le principe du processus
herméneutique. L’effet de réel était un bon prétexte. L’objet qu’a construit
Barthes s’offrait comme un terrain d’expérience privilégié nous permettant
peut-être d’aller plus avant dans la réflexion sur la lecture, et surtout son
propos était une occasion d’exemplifier des hypothèses sur les opérations
herméneutiques. Il n’est pas possible de dire que la reconstruction à laquelle
nous avons procédé est vraie, il n’est pas possible non plus, dans ce cas très
particulier, de dire qu’elle est fausse. Je dirais que cette reconstruction est
vraisemblable, mais que ce qu’elle implique du fonctionnement de la
lecture est sans doute vrai.
Il est possible de parler (magistralement) de l’interprétation en général,
de s’offrir (voluptueusement) soi-même comme terrain d’investigation, de
recourir (respectueusement) à quelques grands exemples, de faire
(modestement) des enquêtes. Mais, pour une fois qu’un commentateur nous
dit de tel énoncé qu’il est ininterprétable, et de droit en quelque sorte, il eût
été dommage de manquer l’occasion et de renoncer au plaisir, au fond assez
sérieux, de bâtir là-dessus une fiction critique.

1. Flaubert, lettre au docteur Jules Cloquet du 15  janvier 1850, dans


Correspondance, éd. J.  Bruneau, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque de la
Pléiade », 1973-2007, t. I, p. 563.
2. Un cœur simple, dans Trois contes, Paris, Flammarion, coll. «  GF  », 2009,
p. 44. Toutes les références à ce texte renverront à cette édition.
3. Roland Barthes, «  L’effet de réel  », dans Œuvres complètes, op.  cit., t.  II,
p. 479-484.
4. « À propos du style de Flaubert », dans Contre Sainte-Beuve (noté désormais
CSB), op. cit., p. 595.
5. Gérard Genette, «  “Un de mes écrivains préférés”  », Poétique, no  84,
novembre 1990, p. 509 s.
6. Ibid., p. 515.
7. Lettre à George Sand du 29  mai 1876, dans Correspondance, op.  cit., t.  V,
p. 42.
8. Lettre à Mme Roger des Genettes, 19 juin 1876, ibid., p. 56-57.
9. J’ai étudié ces structures complexes et les dysfonctionnements qui les
affectent dans mon Introduction à l’étude des textes, op. cit., p. 148 s.
10. Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 112.
11. Lettre du 19 juin 1876, citée note 2, p. 325.
CHAPITRE VI

La forme du sens

(Proust)

1. LE RÉCIT ET L’EXPOSÉ
«  […] on ne profite d’aucune leçon parce qu’on ne sait pas
1
descendre jusqu’au général . »

Le dîner chez les Guermantes, dans «  Le côté de Guermantes 2  », est


l’une des cinq très grandes scènes de la Recherche. Sa longueur s’explique
par les multiples digressions, parenthèses, commentaires, exemples,
anecdotes qui occupent environ la moitié de la séquence.
Le héros fait ses débuts dans le monde. Il est allé à une soirée chez
Mme  de  Villeparisis  ; il y a rencontré la duchesse de  Guermantes, qui l’a
invité à dîner (p. 670). La veille, Saint-Loup lui a transmis un message de
Charlus, qui lui demande de passer chez lui (p.  705). Il devra s’y rendre
après le dîner.
Ce texte ne comporte pas d’obscurités particulières, il n’a rien d’un
piège herméneutique, il ne s’offre pas à des interprétations extraordinaires ;
bref, il n’est pas spécialement favorable à la recherche des fondements des
interprétations. Disons qu’il est un terrain «  ordinaire  » où sera posée
concrètement, le plus simplement possible et avec un minimum
d’instruments d’analyse, la question de la composition dans ses rapports
avec l’idée de réseau et surtout, dans le cas particulier, avec l’hypothèse
formaliste avancée au début de ce livre.

Des textes dans le texte

Le récit de ce dîner, dans son foisonnement, est un épisode de la vie du


héros, une analyse serrée de l’esprit Guermantes, une satire féroce des
mœurs aristocratiques, une jolie collection de mots, de traits, d’anecdotes,
une réflexion sur l’écart entre le nom et la personne, une expérience
esthétique et sans doute bien d’autres choses encore. On considérera en tout
cas que ce récit est le support, voire le prétexte de réflexions de toutes
sortes, esthétiques, morales, sociales, psychologiques. Ou encore que le
récit est le fil directeur d’un texte en expansion.
Des marqueurs permettent de repérer aisément une trame narrative. Un
parcours est clairement balisé : c’est d’abord, dans le vestibule, l’accueil par
le duc en personne ; des pièces sont ensuite traversées pour aller au cabinet
des Elstir où le héros passe trois quarts d’heure « en tête à tête » avec eux ;
les présentations suivent, qui se font au salon ; le dîner est alors servi dans
la salle à manger – et l’on peut reconstituer sans mal l’essentiel du menu :
soupe, poulet financier, asperges à la sauce mousseline  ; la conversation
accompagne le dîner et surtout se prolonge après lui, avec l’arrivée de
nouveaux visiteurs, les invités du soir. Sur le fond de cette succession de
temps et de lieux se construit ce qu’il est convenu d’appeler la scène du
dîner chez les Guermantes.
Ces cent trente pages ne peuvent évidemment être lues sans que le
lecteur y introduise des pauses. Une segmentation du texte est
indispensable. Elle n’est pas «  donnée  »  : l’objet, en l’occurrence, ne
comporte aucune forme de segmentation supérieure à celle des paragraphes.
On peut sans doute retenir de cette masse que tel passage est plutôt consacré
à Elstir, tel autre à Hugo, tel autre à Charlus, ou à la comparaison des
Guermantes et des Courvoisier, etc. Mais on se trouve vite dans une
impasse  : par exemple, il est question d’Elstir en plusieurs endroits du
texte  ; même chose pour Hugo et pour Charlus, etc. Une première
appréhension du texte a besoin de repères plus nets. Lesquels ? Ces pages
me racontent un dîner et je m’installe dans l’écoute des premiers
événements qui en font la substance. Je prends conscience qu’à un moment
donné, sans avoir bien perçu ce qui s’est passé ni exactement quand, je me
retrouve à suivre le propos d’un narrateur qui m’explique posément les
règles régissant les comportements sociaux et privés du faubourg Saint-
Germain. Mais je ne peux rester confortablement installé jusqu’à la fin dans
cette situation : je comprends bientôt, en effet, que je suis immergé dans le
flux d’une conversation mondaine. Sans doute pourrait-on soutenir sans
trop d’arbitraire que cette perception de trois temps forts (un récit, une sorte
de commentaire, une conversation) est un des tout premiers repères, intuitif,
fragile et provisoire du lecteur.
En termes de régimes, cette grande scène s’organise grossièrement de la
façon suivante : une première masse textuelle (une vingtaine de pages) nous
conduit au moment où est donné l’ordre de servir ; puis, c’est une analyse
longue et structurée (une cinquantaine de pages) des mœurs aristocratiques
(les Guermantes, les Courvoisier et quelques autres) ; enfin la conversation
pendant et après le dîner (une soixantaine de pages), à laquelle se mêle
progressivement un bilan où l’on conclut à peu près que les personnages ne
ressemblent pas à leurs noms. Donc, un récit, suivi d’une sorte de discours
didactique et s’achevant par une longue conversation.
Nous avons ainsi affaire à deux types principaux de discours, qui,
apparemment, coexistent sans difficulté : un discours narratif (on parlera de
récit), un discours didactique (on parlera d’exposé). Chacun d’eux domine
dans une partie du texte : le récit au début et jusqu’à ce que l’on annonce
que le dîner est servi, puis dans le dernier tiers du texte, lorsqu’on raconte et
rapporte la conversation  ; l’exposé domine dans la partie centrale, où le
narrateur fait une longue et minutieuse description des pratiques mondaines
en général et de celles des Guermantes en particulier  –  à quoi il convient
d’ajouter l’énoncé de la leçon tirée de la scène. Il faut bien voir que l’accent
mis sur l’un ou l’autre de ces types de discours est un premier pas décisif
vers une interprétation  : récit de vie ou discours dogmatique, vocation
d’écrivain ou comédie sociale, roman ou texte philosophique ?
 
Mais restons au plus près du texte. La présence centrale de l’exposé ne
semble pas devoir nous contraindre pour autant à refuser au récit une
position dominante sur l’ensemble de la scène. Lorsque ce récit, à la fin des
présentations, est interrompu pour laisser la place au long exposé du
narrateur sur les lois mondaines et l’esprit Guermantes, dès lors que la
reprise, après l’exposé, se fait au moment où l’on en était resté, on peut
parfaitement décrire ce fonctionnement comme digressif. Certes, en toute
rigueur, on se met à table deux fois  : page  727 le récit s’interrompt avec
l’entrée de «  la soupe fumante  » et page  773 on se met (encore) à table,
mais, si l’incident donne l’occasion d’un petit plaisir critique, le fait reste
dérisoire. On pourrait alors continuer à considérer par commodité que le
récit est, tout au long du texte, le support de multiples discours explicatifs
(parfois très développés) et de microrécits secondaires, éventuellement
intégrés à l’exposé (anecdotes illustrant le propos sur les Guermantes et
quelques autres) : le balisage très clair du texte nous y inviterait.
Il est cependant remarquable que l’essentiel de l’esprit des Guermantes
soit exposé dans un discours circonstancié et construit par le narrateur avant
la conversation. Une bonne part de l’intérêt du récit risque de s’en trouver
ruinée  : l’intervention prématurée d’un narrateur qui sait tout affaiblit
considérablement la curiosité que l’on pouvait avoir de découvrir le monde
des Guermantes en compagnie du héros. Par ailleurs, la totalité du récit qui
suit l’exposé bascule au rang d’exemple de ce que l’on vient de lire  : la
conversation illustre sans surprise le propos général qu’a tenu le narrateur.
On est dans la répétition, comme si Proust avait une collection d’exemples,
mots et historiettes à placer en les disséminant dans le récit. Bref,
l’importance et la place de l’exposé font passer au second rang le récit de la
conversation qui suit et l’on peut dès lors se demander, à partir du constat
de la coexistence des deux types de discours que nous avons repérés, s’il ne
vaudrait pas mieux changer d’hypothèse et poser que non seulement la
dominante n’est pas, dans un bon tiers du texte, le discours narratif, mais
que le discours didactique domine dans la quasi-totalité de la scène.
Plusieurs raisons peuvent conforter cette lecture et nous inciter à mettre
au premier rang le discours didactique. Le dîner Guermantes serait ainsi
essentiellement un exposé sévère et drôle sur les mœurs aristocratiques.
Un argument en ce sens sera la cohérence de l’exposé, très visible.
Après une brève introduction, un premier développement est consacré au
portrait physique des Guermantes (p.  731-732)  ; vient ensuite un portrait
intellectuel et moral (p. 732 s.) dans lequel on va s’attacher longuement au
« génie de la famille » : primauté donnée à l’intelligence (p. 732) et mise en
place du parallèle Guermantes vs Courvoisier (p. 733) ; notons au passage
que l’histoire d’Oriane est habilement reliée au génie de la famille  ; pour
finir, une étude serrée de l’esprit Guermantes (p. 749 s.). Nous avons là une
impeccable rhétorique du portrait, doublée d’un impeccable parallèle,
appareil aussi efficace que classique et capable d’englober la totalité de
l’information, y compris, je l’ai noté, la biographie de la duchesse. Voilà un
bloc solide.
Par contraste, si l’exposé est très structuré, le récit l’est beaucoup moins
et, de toute façon, on y verrait difficilement un progrès quelconque. La
principale raison en est sans doute qu’il ne comporte pas de ressort
dramatique aisément perceptible.
Le premier aspect de cette discrétion du ressort dramatique, et le plus
frappant, est que ce dîner n’est même pas vraiment l’occasion d’une
découverte (apprentissage du milieu mondain, déception devant la réalité
des Guermantes). À cela, deux raisons. Tout d’abord, à l’occasion d’une
visite chez Mme  de  Villeparisis et d’une description de son salon
(p. 481 s.), le narrateur a déjà consacré des développements substantiels à
Mme  de  Guermantes et le motif de la déception a été très explicitement
exploité. Ainsi, au moment même de l’invitation :

J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les
particularités que j’avais extraites de ce nom […] (p. 670).

Il y a certes une sorte de dénouement de notre scène, où est mesurée et


analysée la déception du héros, mais ce n’est pas le récit qui prépare ce
dénouement. Nous savons depuis longtemps, et le héros l’a répété avec
force, qu’au moment du dîner il n’est plus amoureux de la duchesse. En
toute rigueur, nous avons bien plutôt affaire à la conclusion de l’« exposé »
placé dans la scène et disséminé dans les textes précédents qu’à un
dénouement du récit. Nous voilà donc en partie privés de ce fameux schéma
illusion / déception, supposé être un moteur du récit proustien.
Second aspect de la neutralisation du récit, le traitement du motif de
l’homosexualité. Ce ressort dramatique possible et qui s’avérera de la plus
grande importance reste fort peu exploité : le héros doit se rendre, après le
dîner, chez Charlus, qui, on le sait, a des comportements pour le moins
étranges. Le héros ignore la raison de ce rendez-vous ou plutôt de cette
convocation fixée par un personnage inquiétant. Sans doute est-il à
plusieurs reprises question de Charlus au cours du dîner. C’est par exemple
le mot de la duchesse sur «  Taquin le Superbe  »  ; ou bien encore telle
rougeur du duc parlant de son frère (p. 796) ; ou, mieux, quand la princesse
de Parme déclare :
[…] il n’y a pas de maîtresse qui puisse rêver d’être pleurée comme l’a été
cette pauvre Mme de Charlus (ibid.),

et que la duchesse remarque :

[…] j’avoue franchement […] que la manière dont je souhaiterais d’être


pleurée par un homme que j’aimerais, n’est pas celle de mon beau-frère
(p. 797),

le narrateur fait son possible pour neutraliser le récit :

La figure du duc se rembrunit. Il n’aimait pas que sa femme portât des


jugements à tort et à travers, surtout sur M. de Charlus (ibid.).

Sans doute quelques gestes esquissés, et qui restent parfaitement obscurs


pour le héros, sont-ils mentionnés. Ainsi, à propos du valet de pied :

[…] je remarquai qu’en passant les plats à M.  de  Châtellerault, il


s’acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fâcha
nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en
riant de son œil bleu clair (p. 783).

Et aussi ce mot du prince Von au héros, à propos d’une supposée jalousie de


Rachel à son égard, en tant que l’ami préféré de Saint- Loup :

La maîtresse du prince de Foix serait peut-être jalouse s’il vous préférait à


elle. Vous ne comprenez pas ? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout
cela (p. 799).
Citons enfin le jugement de « l’imbécile ambassadrice de Turquie », qui ne
manque jamais une occasion de se tromper. À propos du duc de
Guermantes  : «  c’est un homme à qui on pourrait confier sans danger sa
fille, mais non son fils  » (p. 828) ; et, deux bêtises valant mieux qu’une :
« Son frère Mémé […] a un vrai chagrin des mœurs du duc » (p. 829).
Mais ces éléments restent discrets, ils apparaissent comme en pointillé
et voilà en effet un appareil dramatique peu efficace. On soulignera
cependant que l’enchâssement de la scène du dîner dans l’intrigue nouée
autour de Charlus accentue en quelque sorte l’unité de la scène en en
renforçant la clôture.
On n’a pas affaire à un fragment de la vie du héros – peu présent, peu
loquace, cédant souvent la place à un narrateur omniscient. Le récit
s’exténue. Disons que, dans cette perspective, Proust préfère énoncer des
lois plutôt que de raconter des histoires.
 
Mais doit-on trancher ? On peut fort bien, après tout, ne pas percevoir
ce discrédit du récit, pour la simple raison que, même ténu, un fil narratif
reste toujours extrêmement fort. Dès lors qu’il est là, visible, il indique en
effet la manière la plus simple d’enchaîner les énoncés qui se succèdent. En
comparaison, la discrète subordination de toute une partie du récit au
discours didactique risque d’être de peu de poids. La lisibilité du schéma
narratif est meilleure.
Et l’on peut, en habile lecteur, aller jusqu’à tirer parti de la fragilité
même de l’appareil narratif pour le sauver. Tant il est vrai que rien ne résiste
à un lecteur aguerri.
D’une part, quelques éléments intéressants et singuliers figurent dans la
scène, qui font partie de son actualité et qui ne pourraient donc pas, à ce
titre, figurer aussi dans l’exposé.
C’est par exemple la demande de Saint-Loup à sa tante, transmise par la
princesse de  Parme, de ne pas retourner au Maroc (p.  799-801), une
demande que le couple uni des Guermantes ne veut d’aucune façon
entendre. Elle avait été formulée par Saint-Loup juste avant notre scène
(p.  706) et nous avons bien là un élément dramatique, ténu, mais réel.
Froideur et insensibilité des Guermantes. C’est surtout l’histoire de
Poullein, le valet de pied, qui a un rôle notable dès le début du « Côté de
Guermantes » : il est doté d’un nom, un échange qu’il a avec Françoise est
rapporté au style direct (p.  333-335) et l’on trouve surtout des allusions
récurrentes à ses amours avec sa fiancée, contrariées systématiquement par
la duchesse avec la complicité du concierge. Or, au cours de ce dîner va se
produire un véritable drame, premier sommet de la série : un congé qui lui
avait été octroyé lui est refusé in extremis et spectaculairement par la
duchesse (p. 774). C’est peu, mais Saint-Loup et Poullein, dans notre scène,
ce sont deux traits remarquables de l’insensibilité d’Oriane de Guermantes.
Le second trait a été dès longtemps préparé et l’on pourrait soutenir que la
focalisation sur ce fait apparemment mineur est hautement symbolique :

Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d’ailleurs en un


sens l’intégrité de la noblesse à la fois grâce à l’étroitesse de leur esprit et à
la méchanceté de leur cœur (p. 734).

Toute supériorité des Courvoisier est décidément douteuse, l’histoire de


Poullein le montre. Une confirmation de sa valeur symbolique : un second
sommet dramatique parfaitement identique (congé accordé à Poullein, puis
refusé par la maîtresse, qui ne peut supporter le bonheur du domestique)
interviendra justement dans la dernière scène du «  Côté de Guermantes »,
cette scène où, à une place remarquable, on assiste, avec l’épisode des
souliers rouges de la duchesse, à une grande démonstration de la
« méchanceté » des Guermantes à l’égard de Swann mourant. Swann et le
valet de pied en victimes ; l’insensibilité des Guermantes, fil rouge du livre.
D’autre part, une conséquence particulièrement subtile, retorse, sinon
perverse, pourrait être tirée de la faiblesse dramatique du récit et de sa
discrétion même. S’agissant de Charlus et de l’homosexualité, le récit,
discrédité, participerait paradoxalement de la puissance dramatique de ce
motif précisément en ce qu’il n’en exhibe pas les éléments actifs. Nous
avons vu les signes dissimulés dans le texte. Il n’est évidemment pas
difficile de tirer parti de cette dissimulation pour l’interprétation  : le récit
travaillerait en sourdine.
 
Et nous arrivons donc à une première question, qui nous fait retrouver
une problématique familière, celle des possibles  : lisons-nous un récit
parasité par des digressions et des réflexions diverses ou bien un exposé, un
discours structuré, avec des fragments de récit qui, d’une part, assurent une
dynamique et une motivation et, d’autre part, jouent le rôle d’exemples et
d’illustrations  ? En vérité, nous lisons ce que nous voulons. Et de toute
façon, pourrait-on dire, il y a les deux, tout simplement, et puis ne
cherchons pas plus loin, cela suffit… Je prendrai cependant le temps de voir
de plus près. À l’analyse, en effet, la mise en relief de tel ou tel trait du
réseau textuel nous permet de construire telle ou telle configuration, tel ou
tel texte possible. Il ne suffit pas de constater la coexistence de ces textes.
Chacun de nos deux discours principaux se diversifie en un grand nombre
de discours particuliers : ce sont toutes les anecdotes racontées en marge ou
au cours du dîner, et tous les petits événements qui se passent pendant le
dîner même  ; ce sont tous les propos sur la peinture ou la littérature, les
comportements moraux et les comportements sociaux, les développements
de la fin sur les noms, etc. Les rapports qu’entretiennent tous ces énoncés
dépendent évidemment de la relation instable des deux discours principaux,
et aussi des différentes façons de la décrire.
Sur ce point, nous sommes conduits, pour «  tenir  » les possibles, à
l’hypothèse (prévisible) d’une double cohérence du texte : en tant que récit
du dîner, en tant qu’exposé didactique. Deux lignes de force principales, si
l’on veut, et nous retrouverons parfois les mêmes composantes dans le récit
et dans le discours didactique. Nous pourrons compliquer cette première
configuration en jouant sur une duplicité du récit  : d’une part, soumis au
discours didactique  ; d’autre part, lourd d’une charge dramatique
délibérément retenue. Nous avons bien ici une ébauche de l’architecture
d’un réseau.
Peut-être s’interrogera-t-on sur la configuration des textes possibles
inscrits dans ce réseau et sur les enjeux de ces quelques remarques. Peut-
être considérera-t-on que décrire le texte comme un récit ou le décrire
comme un exposé didactique, tenir donc les anecdotes pour les exemples
d’un discours ou les tenir pour les événements d’un récit est un choix assez
futile et que le raisonnable est de ne pas introduire dans cette affaire une
tension quelconque. C’est l’occasion de dire d’abord qu’il y a là l’amorce
de lectures qui deviendraient très différentes si l’on poussait leurs logiques
jusqu’au bout. Sans anticiper sur ce qui suit, on soulignera que, si, dans un
cas, le dîner considéré comme une collection d’anecdotes fournit des
exemples à l’exposé et que, dans l’autre, il fournit des temps forts au récit,
la différence est de taille. Si l’on ajoute que certains éléments du récit
peuvent être lus dans toute leur force singulière, il faut bien admettre que,
selon les lectures, l’éclairage du texte varie considérablement. Mais
l’essentiel est ailleurs  : ce qui importe n’est pas de mettre au jour des
interprétations contrastées et excitantes, mais d’explorer et de préciser
l’architecture complexe d’un réseau, et ce que nous venons de voir devrait
nous y aider.

Les régimes du texte

Nous n’avons fait jusqu’ici que parcourir rapidement un réseau, en


effet. Les textes possibles seront très grossièrement des collections
d’énoncés relevant de deux régimes principaux : le récit d’un dîner (épisode
d’une vie, fragment romanesque…), un discours didactique sur
l’aristocratie (recherche des lois, déchiffrement du monde…). Les
problèmes de composition proprement dits n’ont été qu’esquissés (la
succession des séquences narratives, l’ordre de l’exposé). Reste à examiner
de plus près la distribution de ces éléments et leurs différentes connexions.
Ce que l’on perçoit le mieux, c’est moins tel ou tel régime, que le
passage d’un régime à un autre. Mais ce changement lui-même n’est pas
toujours très visible. Il y a d’abord le fait qu’à aucun moment le texte ne
fonctionne de façon univoque  : encore une fois, c’est une question de
dominante et il est difficile de juger si l’on a un résidu ou, au contraire, une
annonce, ou même, en tel point du texte, quelle est la hiérarchie. Par
ailleurs, les transitions d’un régime à un autre peuvent se faire avec plus ou
moins de fluidité et, dans certains cas, le lecteur s’aperçoit que le texte a
changé d’allure bien après que ce changement est intervenu.
 
Il y a, a priori, dans notre scène, trois lieux stratégiques  : il s’agit des
moments où l’on abandonne un régime, tandis qu’un autre se met en place,
soit à la fin du récit introductif, à la fin de l’exposé, à la fin de la
conversation (et de la scène).
C’est d’abord la mise en place de l’exposé (p. 729 s.). Je ne fais ici que
la mentionner, j’y reviendrai plus longuement dans un instant.
C’est ensuite le retour au récit (p. 770 s.). Il se fait en plusieurs temps.
Premier temps (il était question des maîtresses du duc – en général) :

[…] souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus


récente, laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d’Arpajon […] (p. 770).

Deuxième temps :

Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d’Arpajon touchait à sa


fin. Une autre maîtresse pointait (p. 772).
Enfin, troisième temps, page  773. Après ces deux brefs surgissements,
reprise nette du singulatif (je souligne dès maintenant que la princesse
de Parme est un remarquable opérateur) :

Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela qu’elle


voulait inviter à l’Opéra Mme d’Heudicourt […] (p. 773).

Quant à la fin de la conversation et de la scène, elle s’amorce trente-


cinq pages avant qu’elle ne se produise effectivement : « Je ne devais plus
cesser par la suite d’être continuellement invité […]  » (p.  802), premier
décrochement et effet de fin d’autant plus fort que ce propos survient
brutalement, sans lien avec ce qui précède. Ce signal sera suivi d’autres,
jusqu’à ce que la conversation et la scène s’achèvent avec le départ du
héros. J’y reviendrai. Il suffit pour l’instant de noter qu’une série de
tentatives de fin, par vagues successives, nous conduit progressivement au
moment où le narrateur prend le relais pour faire un bilan et clore la scène.
 
Mais voyons la première transition, que je n’ai que mentionnée. On la
doit en vérité à l’amabilité de la princesse de Parme. Cette princesse joue un
rôle de tout premier plan dans notre texte : elle est une Altesse royale, un
personnage qui parle beaucoup, dont on parle beaucoup et qui, en outre,
assure excellemment une charge technique très précieuse pour le bon
fonctionnement du réseau.
Nous sommes donc sur le point d’entrer dans la deuxième séquence du
texte (l’exposé)  : après les présentations, nous allons perdre, et pour
longtemps, le singulatif. Notre princesse de Parme, à son insu, va nous
conduire au mode itératif et au régime de l’exposé.
Elle se montre d’emblée extraordinairement aimable avec le héros, qui
s’en étonne et croit d’abord, sans savoir qui elle est, qu’elle le connaît. Le
narrateur, dont on a toutes les raisons de penser qu’il en sait un peu plus,
commence à expliquer que «  son amabilité tenait à deux causes  ». La
première est ce qu’il appelle joliment un «  snobisme évangélique  »,
inculqué à la princesse par sa mère (p. 720) :

Rappelle-toi que si Dieu t’a fait naître sur les marches d’un trône, tu ne dois
pas en profiter pour mépriser ceux à qui la divine Providence a voulu
(qu’elle en soit louée !) que tu fusses supérieure par la naissance et par les
richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits […].

Je ne peux malheureusement pas citer tout le passage, qui est une pièce
d’anthologie. Quoi qu’il en soit, cette première raison est un commentaire
du narrateur greffé sur le récit des présentations. Maintenant, la seconde
raison de l’amabilité de la princesse ? Le narrateur (ou le héros ?) la diffère
aussitôt : « cette seconde raison, je n’eus pas le loisir de l’approfondir à ce
moment-là » (p. 721). Le propos est difficile. Cette confidence n’est en effet
acceptable que si nous voyons le héros découvrir peu à peu les lois du
monde des Guermantes, que s’il n’y a pas un narrateur qui sache déjà. Or,
l’économie générale du texte l’infirme : l’exposé sur les Guermantes n’est
manifestement pas le fruit des moments de réflexion du héros dans la scène
même. Ici comme ailleurs, le texte «  tient  » comme il peut, et assez mal.
Une pseudo-dominante récit est affirmée contre toute attente (je dois
poursuivre mon récit, l’histoire continue de courir pendant que je fais des
commentaires…) ; surtout la remarque vient perturber un propos qui n’était
nullement une réflexion du héros, mais bel et bien un exposé du narrateur
(j’expose les raisons de l’amabilité de la princesse). Nous nous trouvons
visiblement à un moment du texte où l’on ne peut se permettre de prolonger
excessivement la réflexion et où il convient de sauver les apparences
narratives.
À juste titre. C’est précisément quand, plus loin, l’exposé commence
qu’est donnée cette seconde raison de l’amabilité de la princesse de Parme :
L’autre raison de l’amabilité que me montra la princesse de Parme était plus
particulière. C’est qu’elle était persuadée d’avance que tout ce qu’elle
voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d’une qualité
supérieure à tout ce qu’elle avait chez elle (p. 729).

Et de là, par le biais, dans un premier temps, du regard de la princesse


de  Parme («  tout ce qu’elle voyait […]  »), on va glisser à un exposé en
forme sur les Guermantes. Pour la deuxième mention des raisons de
l’amabilité de la princesse, il est dit en substance au lecteur : j’ai maintenant
le temps d’approfondir la question. De fait, nous sommes immergés dans
l’exposé. Dans cette très longue séquence, aucun marqueur narratif pour
nous ramener au dîner. Tout est conduit sur le mode descriptif ou, s’il s’agit
de fragments narratifs, à l’itératif, contre toute vraisemblance d’ailleurs
(l’esprit Guermantes a beau être largement fondé sur la répétition,
l’imparfait massivement utilisé pour raconter les exploits mondains du
couple est assez cocasse). Les deux mentions de la seconde raison de
l’amabilité de la princesse établissent ainsi une remarquable connexion
entre deux séries d’énoncés et deux régimes textuels : la première mention
(celle qui diffère l’explication) relève d’un récit qui est sur le point de
s’épuiser (et l’on fait ce qu’on peut pour le sauver), la seconde (celle qui
donne l’explication) s’installe dans un exposé dont le lecteur n’a pas
nécessairement vu qu’il commençait. Peut-être est-on entré dans une
digression ? On s’apercevra (trop tard) que la digression en question couvre
une cinquantaine de pages et modifie irrémédiablement les données du
problème.
Dans l’exposé lui-même cette seconde raison va être mentionnée une
seconde fois (ce sera la troisième fois dans la scène) en ces termes :

[…] quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme  de Guermantes,


elle était sûre d’avance que tout serait bien, délicieux […]. À ce titre, ma
présence excitait son attention et sa cupidité […] (p. 748).

Avec « à ce titre », allusion est faite à la raison qui a permis l’entrée dans
l’exposé et, du même coup, à la situation présente. Prépare-t-on la sortie par
ce très discret retour au fil narratif ? Il n’y aura pas de suite à court terme.
Faux signal.
 
La remarquable fluidité de ces transitions, qui se font très
progressivement, par paliers, et sont en conséquence très peu sensibles,
n’empêche évidemment pas que les différents régimes à l’œuvre soient
efficacement caractérisés. Outre le fait que nul lecteur ne reçoit de la même
façon un fragment de récit, les morceaux d’une conversation rapportée, un
discours rhétoriquement bien organisé, on relèvera que notre scène, par
ailleurs, autonomise ses séquences en leur attribuant des principes
d’amplification qui leur sont propres  : la prolifération du texte n’y est
nullement anarchique.
En hommage à la princesse de  Parme, et avant de la quitter, voici un
exemple d’autonomie des séquences. La princesse est évidemment la
première à qui l’on présente le héros :

[…] le fait qu’il y ait dans une réunion quelqu’un d’inconnu à une Altesse
royale, est intolérable et ne peut se prolonger une seconde (p. 719).

De fait, dans les pages d’ouverture, elle occupe ostensiblement le devant de


la scène. On ne peut en aucun cas oublier l’Altesse. Or, elle va figurer aussi
dans l’exposé du narrateur et la manière dont elle y surgit est remarquable –
 dans l’ordre des événements minuscules, il va de soi. Quand le narrateur en
vient à citer la princesse de  Parme, il le fait dans ces termes  : «  Par
exemple, chez la princesse de Parme  […]  » (p.  744, je souligne). Suit un
développement substantiel sur son salon. L’« exemple » est donné comme
au hasard, sans que se manifeste une quelconque volonté de repasser par le
récit, alors que la princesse est déjà sur la scène. D’une certaine manière,
tout se passe comme si on ne l’avait jamais vue, cette princesse  : elle est
devenue un personnage à part entière d’un exposé autonome. Par ailleurs,
lorsque, dans le même mouvement, son salon va être décrit (p. 745 s.), on
pourra y reconnaître des reprises d’un texte antérieur de Proust : l’article du
3
Figaro sur le salon de la princesse Mathilde . Le passage est en effet bel et
bien autonome et à tous points de vue. On montrerait d’ailleurs aisément
que la princesse dans ce passage (la description de son salon) et la princesse
dans le reste du dîner Guermantes n’ont pas tout à fait les mêmes traits, le
ridicule étant la marque de la-princesse-chez-les-Guermantes. Comme il y a
un parallèle Guermantes / Courvoisier, il y en a un Mme de Guermantes / la
princesse de Parme, et cette expansion-là trouve sa place dans la rhétorique
de l’exposé, non dans le récit. Quoi qu’il en soit des raisons, on peut de
toute façon constater un développement relativement autonome de cette
séquence.
Au-delà du cas particulier, cette expérience de l’autonomie des énoncés
est décisive. Elle autorise une mémorisation partielle du texte  ; plus
généralement, elle est à la source de phénomènes d’éclipse ou de
reconnaissance ; elle est enfin la condition de possibilité des migrations de
certains énoncés, qui peuvent se retrouver là ou ailleurs, voire là et ailleurs.
L’autonomie relative des différents discours est superbement manifestée
par une anecdote célèbre. C’est le mot de la duchesse sur Charlus : « Taquin
le Superbe  ». On apprend ce mot au détour d’un long développement sur
l’esprit des Guermantes, pièce maîtresse de l’exposé. Après s’être quelque
peu fait prier et avec la complicité de sa brillante partenaire, le duc fait son
numéro et explique comment Charlus a offert le magnifique château de
Brézé à Mme de Marsantes… qui n’en voulait pas. C’était en vérité pour la
taquiner (dans le Faubourg, on plaisante avec ce que l’on a) :
Aussi en entendant ce mot de «  taquin  » appliqué à Charlus parce qu’il
donnait un si beau château, Oriane n’a pu s’empêcher de s’écrier,
involontairement, je dois le confesser, elle n’y a pas mis de méchanceté, car
c’est venu vite comme l’éclair : « Taquin… taquin… Alors c’est Taquin le
Superbe ! » (p. 756).

Plus tard, les Courvoisier qui, comme on sait, ne respirent pas à la même
hauteur, un peu justes qu’ils sont en matière d’instruction, vont « répétant
qu’Oriane avait appelé l’oncle Palamède “Tarquin le Superbe”, ce qui le
peignait selon eux assez bien » (p. 758).
Or, on va en parler plus tard au héros, justement au cours de notre
dîner  : la princesse de  Parme ayant fait allusion à ce «  délicieux  »
calembour, le mot d’Oriane est expliqué au héros, mais sans que le
narrateur nous répète l’histoire (« M. de Guermantes m’expliqua le mot » –
p. 776). Rien de surprenant à cela, peut-on penser. En effet – et d’ailleurs,
dans l’ensemble du texte, il n’y a rien de surprenant. L’intérêt de cet usage
du mot est ailleurs. Il suffit de remarquer qu’en la circonstance le texte
renonce à un possible : donner la signification du mot d’Oriane au moment
où il y est fait allusion devant le héros. Et si Proust avait voulu jouer d’un
effet de répétition, noté par ailleurs, il aurait pu faire raconter de nouveau le
calembour :

[…] le «  mot  » se mangeait encore froid le lendemain à déjeuner, entre


intimes qu’on invitait pour cela, et reparaissait sous diverses sauces pendant
la semaine (p. 757).

L’effet aurait sans doute été un peu appuyé si on l’avait mis à la sauce
mousseline des asperges servies ce soir-là, mais enfin, en bon auteur
comique, Proust ne craint pas la charge. Non, le jeu est ailleurs  : le mot
d’Oriane est rattaché au discours sur les Guermantes, et non au récit du
dîner, inséré dans l’espace rhétorique de l’exposé, et non dans le tissu
narratif. Il est d’abord pleinement un exemple, et non un événement du
récit. Une façon, peut-être, de faire d’une pierre deux coups : ne rien céder
de la magnifique mise en scène des époux Guermantes dans leur sketch
« Taquin le Superbe », mais jouer en même temps d’une relative discrétion
du motif « Charlus » dans le récit.
 
Notre scène, donc, se déploie successivement et simultanément selon
différents régimes. Il serait évidemment erroné de penser que les
changements pussent se laisser décrire comme des évolutions dans un
ensemble où l’on aurait de simples relations d’un objet à un autre.
Un exemple. Dès la première séquence, le texte oscille curieusement
entre plusieurs régimes. Une digression réflexive greffée sur le récit peut
fort bien avoir un effet sur la suite dudit récit. En d’autres termes, il arrive
que, là même où il domine, le récit enchaîne sur le discours, comme si,
contre toute attente, il en dépendait. Ainsi le passage où le narrateur fait une
digression sur les noms et l’habitude qu’ont les Guermantes de donner des
surnoms. De multiples exemples viennent d’illustrer le propos. Et voici
l’enchaînement :

[…] mais ce sont là seulement simples échantillons de règles innombrables


dont nous pourrons toujours, si l’occasion s’en présente, expliquer
quelques-unes.
Ensuite je demandai au duc de me présenter au prince d’Agrigente.
«  Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri  », s’écria
M. de Guermantes (p. 725).

Le développement sur les noms et les surnoms s’était construit comme une
greffe sur le récit des présentations (le héros avait été présenté au prince
de  Faffenheim, appelé «  prince Von  » – ibid.). Or, ici, inversion  : le récit
illustre le discours. Si l’on passe d’un régime de texte à un autre et que l’on
revienne au premier, c’est le principe de la simple digression. Mais, dans le
cas présent, la connexion manifeste que la dominante a changé. Loin que
cette réflexion sur le monde bizarre du faubourg Saint-Germain soit une
pure digression greffée sur le récit du dîner, nous sommes conduits à
considérer que, puisque le récit exemplifie le discours, la hiérarchie a été
ponctuellement renversée. Or, c’est cette hiérarchie qui nous importe. Du
point de vue du lecteur, cette suite n’était pas prévisible : si je vois qu’on
me ramène au récit, je n’ai aucune raison de penser que j’aurai
immédiatement un exemple de l’habitude analysée dans la digression.
J’interprète donc cela soit comme un artifice de l’auteur (pressé d’illustrer
sa théorie), soit comme une charge (on a affaire à un véritable tic des
Guermantes).
Disons que le passage a un régime mixte. Il s’agit typiquement d’une
connexion entre deux objets textuels d’ordres différents. Mais il faut bien
voir par ailleurs qu’un subterfuge est nécessaire pour obtenir cet énoncé. On
n’imagine pas que le duc puisse dire «  Gri-gri  » dans la présentation au
prince d’Agrigente  ; il faut encore que le héros demande à être présenté
pour que le duc, en aparté, puisse parler du prince de façon aussi familière.
Si bien que cette connexion est plus complexe qu’il ne paraissait  : s’y
rencontrent une présentation (vue du côté récit et vue du côté exposé), un
exemple du discours pseudo-familier que le duc affectionne à l’égard des
«  petits  », une charge du même personnage, qui en fait décidément trop.
Selon que l’on associe la réplique du duc à tel ou tel de ces éléments, on
établit une série de connexions qui mène à favoriser telle ou telle ligne de
lecture.

La forme du sens
Où en sommes-nous  ? Des textes se construisent à partir des énoncés
inscrits dans le réseau « dîner Guermantes » ; fragments de récit et éléments
de discours s’interpénètrent ; leur hiérarchie est mouvante, leurs connexions
sont multiples  ; leur entrelacement provoque quelques accidents, leur
superposition, de beaux effets de profondeur.
Ces textes, nous en avons esquissé l’élaboration à partir d’analyses
simples et en prenant appui sur la distinction de différents régimes, vus
comme des agencements complexes de fonctionnements, lesquels se
définissent à leur tour et d’un point de vue formel (ainsi récit vs discours) et
d’un point de vue sémantique (ainsi savoir du narrateur vs expérience du
héros). En effet, les deux modes principaux (le récit, l’exposé) déterminent
évidemment plus de deux formes. D’une part, ils sont, en contexte,
interprétés : il n’y a pas, de fait, le récit vs le discours, mais aussi le discours
du narrateur et celui du héros, le récit du point de vue du narrateur et le récit
du point de vue du héros  ; à partir de là, les savoirs véhiculés par chacun
des énoncés sont différents  : savoir du narrateur, savoir acquis du héros,
savoir issu de l’expérience en cours du héros  ; enfin, les énoncés ont des
objets différents et reçoivent des investissements thématiques différents.
D’autre part, il n’y a de toute façon pas de forme pure et toutes les
combinaisons, avec différents dosages, sont concevables  : nous avons vu,
par exemple, que, dans le flux du texte, les hiérarchies étaient instables et
les dominantes plus ou moins nettes. Bref, les combinaisons, multiples,
produisent toute une gamme d’énoncés et, au-delà, toute une série de textes
possibles.
Il faut bien comprendre, encore une fois, que chacun de ces énoncés est
connecté à d’autres, que ce sont des chaînes d’énoncés que nous
sélectionnons, ou plutôt que nous mettons en relief au détriment d’autres.
Lorsque nous disons que dans ce texte le héros fait ses débuts dans le
monde (comme je l’ai écrit trop vite au début de ce chapitre), ou bien que
nous avons là le récit d’un dîner chez les Guermantes, ou bien encore une
satire des Guermantes, ou (en plus élaboré, mais trivial) un épisode
fondateur de la vocation d’écrivain (au héros, à la fin, il ne restera que les
noms, p. 831), ou bien (en un peu plus sophistiqué) que le héros apprend les
codes ou que le narrateur déchiffre un monde, ou énonce des lois, tout cela
est vrai, toutes ces propositions peuvent d’ailleurs être tenues dans un
même discours critique, mais il n’en reste pas moins que chaque fois une
forme est brusquement placée sous la lumière, un thème est subitement
promu, ou bien encore que, dans un discours œcuménique, des éclairages
multiples seront juxtaposés pour saisir le tout. Or, le tout ne se saisit pas par
la voie d’une addition. Si, par principe de méthode, on considère le texte
comme une collection, le but de l’analyse n’est pas de mimer ce chaos, mais
bien de proposer un modèle et, par exemple, pour la question qui nous
préoccupe ici, un modèle de composition.
Quoi qu’il en soit, s’agissant des textes qui interagissent dans la scène,
il n’était pas question d’aller plus loin qu’une esquisse. Il s’agissait de
donner un aperçu de l’architecture de l’ensemble du réseau. Mais il reste,
maintenant, à la saisir dans le temps de la lecture.
Reprenons donc, dans une perspective dynamique, la composition de
l’ensemble. Posons la succession de trois masses à peu près équilibrées, les
transitions étant assurées par des interactions et des modifications des
hiérarchies.
1)  Après un préambule principalement narratif, se met en place un
discours (l’exposé), qui a un thème clairement défini et une structure
puissante (ordre et clôture). Ce discours est en interaction avec le récit,
voire perturbé par lui, et le récit commence quand le discours finit. Dans
cette séquence, nous en avons vu quelques cas, les éléments narratifs, même
quand il s’agit du récit du dîner Guermantes, actuel et singulier, sont
subordonnés à l’exposé.
2) Le récit prend le pas sur le discours. Après un début difficile, s’ouvre
une séquence traitée plus ou moins en temps réel : il s’agit en l’occurrence
d’une conversation, ou de fragments d’une conversation. Le cas de la
représentation d’une conversation est particulier  : régime plus mimétique
que narratif. Et la séquence est en effet, a priori, peu narrativisée. C’est en
vérité une forme mixte. D’une certaine façon, tout se passe comme s’il y
avait un effet de stratification : après l’exposé, on ne peut pas revenir à une
forme «  pure  » du récit, mais au récit d’une conversation et à sa
représentation partielle.
3) C’est enfin la reprise du discours, par paliers successifs. Il s’agit alors
surtout des réflexions du héros. Là encore, on peut faire l’hypothèse que
l’on garde quelque chose du mouvement précédent, en l’occurrence une
discrétion certaine du narrateur.
Et venons-en enfin à l’essentiel en essayant, par une opération
d’abstraction et de réduction, de repérer une forme. Dans ce que nous avons
vu jusqu’ici, trois points sont capitaux. Tout d’abord, l’ensemble du texte
est construit sur une alternance : un discours se met en place (récit initial),
cède à un autre le devant de la scène (l’exposé), puis revient sous une forme
chaotique (la conversation) avant de disparaître avec la séquence elle-
même. Ensuite, durant cette scène, les deux régimes principaux restent
toujours présents  : le récit, au second plan dans l’exposé, la réflexion, au
second plan dans le récit. Troisième point, enfin  : les transitions d’un
régime principal à un autre se font très progressivement : un premier signal,
puis la reprise du régime où nous étions, un deuxième signal, plus clair, une
nouvelle reprise, etc., jusqu’à l’exténuation d’un mode de fonctionnement
et à la mise en place d’un autre – nouveau régime qui gardera cependant de
toute façon quelque chose du précédent.
Ce dernier processus est particulièrement sensible à la fin du dîner et de
la conversation, quand on en arrive à cette sorte de bilan réflexif qui clôt
l’ensemble. J’ai brièvement signalé plus haut les étapes de cette transition.
Voyons maintenant de plus près.
–  Première étape (on vient d’apprendre que le général de  Monserfeuil
s’est consolé de ses déboires électoraux en faisant un nouvel enfant à sa
femme) :

« Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s’écria


la princesse.
– Mais parfaitement, répondit la duchesse, c’est le seul arrondissement où
le pauvre général n’a jamais échoué. »
Je ne devais plus cesser par la suite d’être continuellement invité, fût-ce
avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m’étais autrefois
figuré les convives comme les Apôtres de la Sainte-Chapelle (p. 802).

Suit une série de remarques sur la « Cène sociale », ses rites, la promotion
mondaine du héros, le comportement des invités des Guermantes.
– Puis retour au dîner (« Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus présenté
après dîner […] » – p. 804) et reprise de la conversation.
– Dix pages plus loin, le narrateur nous fait brusquement entrer dans la
pensée du duc (la duchesse vient de parler des Hals de Haarlem) :

M. de Guermantes, heureux qu’elle me parlât avec une telle compétence des


sujets qui m’intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa femme,
écoutait ce qu’elle disait de Frans Hals et pensait : « Elle est ferrée à glace
sur tout […].  » Tels je les voyais tous deux, retirés de ce nom de
Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable
vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes […]
(p. 813-814).

– Nous n’y sommes pas encore : « J’en aurais pu vous montrer un très
beau, me dit aimablement Mme  de  Guermantes en me parlant de Hals
[…] » (p. 815).
–  Mais le héros va de nouveau décrocher  : «  J’écoutais à peine ces
histoires  » (p.  817). Sa vie intérieure ne se réveille pas dans les heures
mondaines, dit-il à peu près.
–  Assez cependant pour que le bavardage mondain reprenne quelques
lignes plus bas.
–  C’est paradoxalement à un moment où l’on parle généalogie,
qu’intervient la rupture décisive :

« Il dit, ce qui serait plus important, qu’il descend de Saintrailles, et comme
nous en descendons en ligne directe… »
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n’avais jamais
repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de l’Oiseau
(p. 820, les points de suspension sont dans le texte).

Dérive du texte et rêverie sur les noms. Ouverture d’un autre espace.
Saintrailles et Guermantes sont historiquement associés à Combray, où l’on
voit les armes des deux familles dans un vitrail de l’église :

Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu’une modulation ramenait


ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je l’entendais jadis, si différent
de celui où il signifiait les hôtes aimables chez qui je dînais ce soir (ibid.).

«  La vie intérieure  » s’est réveillée et la rupture est consommée. On lira


bien à la fin du même paragraphe  : « Mme  de Guermantes me tira de ma
rêverie », des fragments de cette fin de soirée seront bien racontés encore,
mais, quant au héros, il reste littéralement absent au monde, ou plutôt à ce
monde ; la conversation, déréalisée, n’est plus rapportée, elle est résumée,
synthétisée (« Il arriva même, au cours de la conversation […] » – p. 829).
Et les personnages de la scène ou de la cène mondaine vont eux-mêmes se
désincarner (p. 831), avant, sans doute, de « se constituer enfin en comité
secret  » (p.  832) pour célébrer, en l’absence du profane qu’est le héros,
leurs mystères. En un mot, ce que nous croyons avoir vu n’était qu’un
grossier simulacre. C’est fini.
On pourrait continuer à gloser cette fin. Ce qui m’intéresse ici c’est
l’extrême précision dans l’aménagement de cette transition, travaillée par
un modèle musical («  une modulation ramenait ce nom […] dans le ton
oublié […] »). La sensation de fin est là, avec une tonalité très particulière :
épuisement très lent, très progressif d’un motif et d’une forme.
 
Si l’on veut maintenant achever le travail de réduction et serrer la
description de la forme ou de la «  figure  » du texte qui s’est peu à peu
élaborée, on parlera de concurrence entre deux types d’agencement  : tout
commence donc par un régime narratif  ; les éléments discrets de régime
discursif qu’il comporte prennent le pas (c’est l’exposé)  ; retour d’un
régime narratif, mais sous une forme mixte (la conversation) ; épuisement,
enfin, de ce régime (il vient d’être commenté). Pas de substitutions brutales,
mais un entrelacement. La perception de l’autre régime dans ou sous le
régime dominant produit des effets d’approfondissement et de
transparence  ; son éloignement, des effets de déréalisation («  J’écoutais à
peine ces histoires »). Le retour d’un régime dans l’espace bien délimité de
la scène du dîner, c’est aussi la mise en branle du jeu de la mémoire – et des
phénomènes de reconnaissance (le retour dans un ton oublié).
Aux divers agencements constitutifs de la scène, s’ajoutera le fil
dramatique. Nous l’avons rencontré ici sous deux aspects  : la question
générale de la déception du héros, celle, plus particulière, de la découverte
de l’homosexualité. La déception, contre toute attente, est un motif très
discret dans notre scène. D’une certaine manière, nous l’avons vu, le
problème est réglé d’avance et l’idée de déception est surtout sensible à la
fin de la scène, dans le bilan que dresse le narrateur. Quant à la
problématique de l’homosexualité, elle se manifeste à quelques signes
épars, le plus souvent dissimulés et de toute façon suffisamment espacés
pour que l’on n’ait pas l’effet d’un ensemble. Je fais l’hypothèse que les
différents grands régimes de la scène fonctionnent certes simultanément,
certes selon une hiérarchie évolutive, mais aussi à des échelles et des
vitesses différentes. Il y a une grande alternance récit  / discours. Le motif
dramatique de l’homosexualité travaille le texte en profondeur et de façon
extrêmement lente. Le motif de la déception, qui joue sur de très grandes
unités en même temps qu’il scintille tout au long du texte, est somme toute
peu visible dans une scène donnée. Il y a là un phénomène capital et qui
n’est pas le propre de ce texte, même si nous avons tout lieu de penser que
Proust excelle dans le maniement d’un tel procédé. Nous devons en tirer
une leçon de prudence : lorsque nous examinons une séquence, quelle que
soit sa longueur, nous devons veiller à en découvrir et à en préserver les
diverses « allures ».
Notons encore, pour mémoire, que le même phénomène se repère sur
des unités plus petites (chaque élément du réseau est lui-même un réseau).
Ainsi, dans le régime narratif, la conversation générale morcelée en
conversations particulières rapportées simultanément  ; d’où des méprises
(on ne sait pas toujours très bien qui parle, ni de quoi)  ; d’où, de toute
façon, un morcellement du propos, et la requête de Saint-Loup, par exemple
(p. 798), portée par la princesse de Parme, est un sujet récurrent qui vient,
disparaît, revient  : chaque fois que le nom de Saint-Loup est cité, la
princesse s’y accroche, les Guermantes éludent, etc. Et l’on pourrait
multiplier les exemples. Autant de variations sur la forme décrite.
 
Ce fonctionnement du texte nous conduit enfin à l’élaboration de la
forme que nous avons vue. Obtenue par un travail de généralisation et
d’abstraction, elle permet de tenir ensemble différentes manifestations du
processus, de donner une idée de l’architecture du réseau et de projeter son
exploration dans le temps de la lecture.
Tout se passe comme s’il y avait véritablement là une matrice.
Songeons au double commencement de la Recherche. En quelques mots, et
avant d’en traiter longuement plus loin, le premier début, à l’itératif ; puis le
surgissement difficile du singulatif («  Nous étions tous au jardin quand
retentirent les deux coups hésitants de la clochette  »)  ; les événements
dramatiques que l’on sait ; l’échec et la disparition du monde décrit (« Tout
cela était en réalité mort pour moi ») ; alors, l’autre début et, de nouveau, le
recours au singulatif ; un maniement cette fois plus prudent ; et enfin le vrai
commencement, à l’itératif, qui renoue avec la première page : « Combray,
de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions,
4
la dernière semaine avant Pâques  […]  » . Une expérience exceptionnelle
pour le lecteur : il connaît lieux et personnages dès le début. Car tel est, en
cette ouverture du livre, l’investissement sémantique de la forme que nous
essayons de repérer. Dans notre scène, plutôt un effet d’éclipse.
On pensera peut-être qu’il y a beaucoup d’arbitraire dans ces
rapprochements et, bien sûr, un des dangers est de pousser l’abstraction
d’un modèle à un point tel qu’il peut rendre compte de tout. Mais, d’une
part, nous ne sommes pas dans une abstraction si grande, d’autre part, à la
fin de notre scène, une référence est clairement faite au jeu des formes dans
les expériences capitales de Martinville et d’Hudimesnil. Le narrateur a
distingué deux sortes d’exaltation  : l’une, provoquée par une force qui
«  s’élève de nous  », est euphorique, l’autre, provoquée par une force qui
« vient du dehors », conduit à la mélancolie. Suit la comparaison :

[…] dans la voiture qui me menait chez M.  de  Charlus, j’étais en proie à
cette seconde sorte d’exaltation, bien différente de celle qui nous est donnée
par une impression personnelle, comme celle que j’avais eue dans d’autres
voitures : une fois à Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d’où j’avais
vu se peindre sur le couchant les clochers de Martinville ; un jour, à Balbec,
dans la calèche de Mme  de  Villeparisis, en cherchant à démêler la
réminiscence que m’offrait une allée d’arbres (p. 836).
Si les investissements affectifs et les interprétations diffèrent profondément,
quelque chose reste semblable, par quoi notre scène, au-delà de ses
ambivalences, sera finalement sauvée. Il n’est pas nécessaire de rappeler les
deux événements cités. Pour ce qui nous regarde ici, simplement cette
formule sur les clochers de Martinville et de Vieuxvicq : le héros note « la
forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de
5
leur surface  ». Quant aux arbres d’Hudimesnil : d’abord, ils « formaient un
6
dessin que je ne voyais pas pour la première fois  ». Certes, on peut penser
que « quelque chose d’analogue à une jolie phrase » est caché « derrière »
7
les clochers de Martinville , certes, il y a «  derrière  » les trois arbres
d’Hudimesnil un « objet » 8 qu’il faudrait saisir, mais il nous suffit que la
combinaison d’un dessin, d’un mouvement et d’une lumière puisse être
considérée en elle-même comme un événement extraordinaire  ; qu’à une
forme mouvante, qui apparaît et disparaît, puisse être associée une sensation
décisive dans l’économie du livre  –  surtout, évidemment, si cette forme
n’est pas sans rapport avec celle à laquelle nous sommes arrivés.
 
Il y a, dans la Recherche, une sensation des formes, et un bonheur des
formes, et peut-être même le pressentiment d’une forme unique qui
donnerait ce bonheur-là. Ces formes ou cette forme émergent
laborieusement de ces énormes masses textuelles qui composent le livre, de
ce fouillis d’anecdotes, de portraits, de conversations, de descriptions, dont
notre scène est un bon échantillon. Il y a cette grande architecture, visible si
l’on parvient à avoir une position de surplomb (la cathédrale, peut-être),
mais il y a aussi ce rythme qui configure en profondeur les séquences et
leur agencement.
Pour préciser, je propose un détour par Balbec. Le héros essaie de
comprendre le plaisir qu’il ressent à voir la petite bande en promenade sur
la digue et il dit la beauté de cet « objet ». Il va alors nous offrir une fable
qu’on pourrait intituler « Le steamer et le papillon ». La voici :
[je me rendais] bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu’il n’était
pas possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces
jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot
de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie,
ornement d’un jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de
l’océan parcouru par quelque steamer, si lent à glisser sur le trait horizontal
et bleu qui va d’une tige à l’autre, qu’un papillon paresseux, attardé au fond
de la corolle que la coque du navire a depuis longtemps dépassée, peut pour
s’envoler en étant sûr d’arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu’une
seule parcelle azurée sépare encore la proue de celui-ci du premier pétale de
9
la fleur vers laquelle il navigue .

Voilà une phrase qui n’en finit pas  : les fleurs… la ligne du flot…
comme un bosquet de roses… le trajet de l’océan… au loin le steamer…
tout près le papillon. Ce qui frappe d’abord, c’est cette façon de s’étirer
encore et encore. Et puis cette étrange comparaison par laquelle des jeunes
filles qui sont des fleurs (et non comme des fleurs) sont comparées à des
fleurs (les roses de Pennsylvanie), ou encore cette métaphore qui fait
naviguer le papillon vers une fleur. Enfin et c’est ce sur quoi je veux
m’attarder quelques instants, cette course entre un steamer et un papillon,
superbe version proustienne de la fable du lièvre et de la tortue. Le papillon
paresseux, en retard sur le steamer, va bien sûr le rattraper et le doubler in
extremis : il volera (ou naviguera) plus vite que le vaisseau ne navigue (ou
ne vole) et ce dernier arrivera second au premier pétale de la fleur. Rien
d’étrange, en principe  : on comprend sans difficulté ce qui se passe. Le
steamer est loin, le papillon est près et c’est parce que nous pouvons les voir
comme s’ils étaient sur le même plan que cette course est possible. Le
narrateur avait prévenu, en quelque sorte. Un peu plus haut, en effet :
[…] si la promenade de la petite bande avait pour elle de n’être qu’un
extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle m’avait toujours
troublé, cette fuite était ici ramenée à un mouvement tellement lent qu’il se
10
rapprochait de l’immobilité .

Reste une sensation très particulière dans le spectacle de la course du


steamer et du papillon. Elle tient à l’absence de profondeur, à la mise à plat,
à l’écrasement de la perspective. Trois plans en un seul : la haie des jeunes
filles, le jardin sur la falaise, le steamer sur l’océan. Cette fable a une valeur
pédagogique, donnant la sensation étrange d’un espace sans profondeur.
Plus de distinction entre le loin et le près. Mais c’est plus subtil et il ne faut
pas s’arrêter là. Cette absence de profondeur est d’autant plus frappante, en
effet, elle aiguise d’autant plus mes sensations qu’elle s’inscrit dans
l’espace ouvert par excellence qu’est la mer. Lisant la séquence Balbec, je
me place d’emblée dans un lieu ouvert, qu’on me le décrive en détail ou
non : c’est la plage, la digue, l’horizon lointain de la mer. À quoi s’ajoutent
les mouvements désordonnés de la foule des passants (« Tous ces gens qui
longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le pont d’un
11
bateau  »). Aussi le brusque ralentissement du mouvement et l’écrasement
de la perspective produisent-ils comme une pulsation de l’espace. Et c’est
cette pulsation qui fait tout le prix de la séquence. Nous la retrouverons.
Si nous ne savons pas nous y prendre, nous risquons de ne pas percevoir
la forme. C’est pourquoi toutes sortes de techniques nous sont offertes pour
pallier la cécité ou la surdité qui nous menacent. Ici, c’est le jeu
proximité / éloignement, là le jeu disparition / retour, qui en est évidemment
une variante. Un autre exercice est proposé avec tel passage du «  Temps
retrouvé  », dans lequel le narrateur décrit les effets dévastateurs de la
vieillesse :
Certains hommes, certaines femmes ne semblaient pas avoir vieilli, leur
tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler
on se mettait tout près de la figure lisse de peau et fine de contours, alors
elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une
goutte d’eau, de sang, si on la place sous le microscope. Alors je distinguais
de multiples taches graisseuses sur la peau que j’avais crue lisse, et dont
12
elles me donnaient le dégoût .

De loin, c’est jadis, ou plutôt hors du temps ; de près, c’est aujourd’hui, et


dans le temps. Les deux coexistent. L’espace a retrouvé sa profondeur. Et
toujours ce jeu des figures qui s’éloignent, reviennent, se superposent.
 
Je reviens au dîner chez les Guermantes. Il est remarquable qu’au
moment où la scène s’achève soient retenues des formes vides. Nous avons
vu que la conversation n’était plus qu’une sorte de bruit de fond, un
murmure, qu’elle s’exténuait peu à peu. Or, le dernier sujet abordé, celui-là
même qui alimente ce murmure, est la généalogie :

Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse
[…]. Le prince d’Agrigente lui-même, dès que j’eus entendu que sa mère
était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d’un
compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux n’étaient
que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante (p. 831).

Plusieurs lectures de ce passage sont possibles, on ne s’en étonnera pas.


Une première lecture serait d’y voir une clé de la scène :

[…] j’avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi
que je l’avais cru, mais au terme du monde enchanté des noms (ibid.).
Les personnages et leurs noms se sont en effet dissociés, et l’on dira que
c’est le sens et la leçon de la scène. À partir d’une deuxième lecture, on
pourrait considérer qu’il y a là une sorte d’allégorie du travail de l’écrivain
puisque, précisément, de la traversée de l’espace Guermantes il restera cette
réflexion sur les noms annoncée dès avant le dîner :

J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les
particularités que j’avais extraites de ce nom, le fait qu’il m’avait été
interdit d’y pénétrer, en m’obligeant à lui donner le même genre d’existence
qu’aux salons dont nous avons lu la description dans un roman ou vu
l’image dans un rêve, me le faisait, même quand j’étais certain qu’il était
pareil à tous les autres, imaginer tout différent ; entre moi et lui il y avait la
barrière où finit le réel (p. 670).

Et, pour une troisième lecture, on combinera sans peine les deux premières,
puisqu’il est question d’allégorie. Mais prenons le problème par un autre
biais. Le passage cité offre une sorte de compensation. Or, la mise au jour
de la forme que j’ai proposée a d’une certaine manière la même fonction
pour nous qui lisons cette scène  : le matériau Guermantes, discrédité,
moqué, est emporté dans un mouvement, pris dans une forme, baigné dans
un éclairage qui le transfigurent ou, plus précisément, grâce auxquels nous
percevons ce qui peut en être sauvé. L’exposé sur les Guermantes, par
exemple, prend, de ce mouvement, de cette forme et de cet éclairage, une
autre «  couleur  », il s’infléchit sous l’effet de la perception de la
composition, seule à même, me semble-t-il, de nous faire appréhender ce
passage autrement que ce qu’il est principalement du point de vue
sémantique  : une satire, et cela au moment même où nous le lisons, sans
délai réflexif.
 
Se pose alors une question délicate. On est en droit, en effet, de se
demander si le parcours dans le réseau tel qu’il a été proposé est autre chose
qu’une lecture qui construit son texte comme toute lecture et qui,
finalement, se retrouve dans une proximité rassurante avec l’interprétation
que le narrateur (et peut-être Proust lui-même) semble donner de cette
grande scène. En effet, tout se passe comme si le narrateur, in fine,
identifiait cette forme et projetait sur elle un sens qui s’inscrirait dans une
interprétation extrêmement puissante, valant plus ou moins, avec des
investissements différents et bien des ambiguïtés, pour la quasi-totalité du
roman : les épisodes des clochers ou des arbres, la vision de la petite bande
et l’ouverture du livre, entre autres événements, le manifesteraient assez
clairement.
Il n’en est pas ainsi. Tout d’abord, nous n’avons pas eu besoin de
l’interprétation du narrateur pour arriver à la forme esquissée. Il y aurait
tout au plus une heureuse coïncidence. Ensuite, nous ne devons pas charger
de sens cette forme, ce qui, dans tous les cas, réduirait ses usages possibles,
et nous devons considérer que l’interprétation du narrateur est une
interprétation, à prendre comme telle, même si elle a un intérêt particulier.
De toute façon, faut-il souligner que le narrateur ne réagit évidemment pas à
la composition du passage  ? D’où, dirons-nous, sa «  mélancolie  ». Son
interprétation se situe dans la fiction – où l’effet de composition n’a aucune
pertinence (on ne voit pas qu’il puisse prendre en considération l’effet de
l’exposé) ; elle est l’interprétation d’un événement. Bref, au moment où le
narrateur essaie de donner un sens particulier à ce qu’il paraît considérer
comme une forme, nous ne devons pas perdre de vue que ce que nous
cherchons, nous, à saisir, c’est la forme du sens. Enfin et surtout, pour nous,
qui lisons un texte, cette intervention, qui donc y est inscrite, est un énoncé
qui interagit avec les autres. En l’occurrence, c’est une voix différente qui
se superpose peu à peu aux voix des personnages du dîner et finit par les
couvrir. Cette voix opère un déplacement décisif, remplaçant une
conversation sur la généalogie par une rêverie sur les noms, et achevant
ainsi, pour nous, la séquence sur un tout autre plan  : elle provoque un
bouleversement des régimes du texte que nous avions appris à connaître. Le
discours des autres est brusquement transposé. Changement radical de
niveau et de régime. Le narrateur nous dit en substance que nous avons été,
avec cette scène, comme dans un roman. Or, la scène telle qu’elle a été
découpée nous installait dans un régime de croyance qui allait de soi.
Quand, à la fin, la question est brusquement problématisée, cela signifie
simplement, pour nous, que quelque chose est bien achevé. Évidemment, si
l’analyse devait porter sur un ensemble plus vaste, on y verrait la mise en
place d’un nouveau régime textuel  ; nous constaterions aussi, peut-être,
qu’il avait discrètement été préparé dans notre texte même, et de toute
façon, on le sait, très puissamment organisé avant et après. Mais c’est une
autre histoire.
L’intérêt porté aux possibles nous a conduits à accorder une attention
particulière aux moments de changements, qu’il s’agisse de changements
réels ou de changements possibles  –  lorsque nous voyons à tort dans un
indice que quelque chose va changer. Il y a là autant de connexions. Le
lecteur est dans un processus d’aménagement et de négociation. Confort et
inconfort de la lecture. Nous sommes au cœur d’un travail constant
d’ajustement. Or, si des attentes sont déçues, le texte fonctionne de façon
que le lecteur pense que rien n’est jamais perdu : ça peut toujours revenir.
C’est la formule même du texte.
 
 
Que l’on puisse réinvestir d’un sens la forme mise au jour n’est pas
douteux. Mais doit-on le faire  ? La question n’est guère pertinente. On le
fera de toute façon et ce sera bien ainsi. Il n’empêche qu’une activité
théorique est légitime qui s’intéresse à cette forme pour elle-même,
s’attache à en analyser la construction et en reste là. Ce n’est pas le tout des
études littéraires, mais c’en est certainement une part indispensable. Si du
moins l’on considère qu’il n’y a pas de raison sérieuse de ne pas
« descendre jusqu’au général » – curieuse formule qui laisse entendre que
l’abstrait est au plus profond.

2. « C’ÉTAIT COMME
AU COMMENCEMENT DU MONDE »
13
« Personne n’y comprit rien . »

Compensons l’inévitable austérité de nos questions par le plaisir


extrême de l’exemple  : un texte célèbre entre tous, l’ouverture d’À la
recherche du temps perdu (donnons pour une fois le titre en entier). On
désignera comme ouverture ce qu’on peut appeler «  Combray  I  », soit le
premier chapitre de « Combray », lui-même première partie de « Du côté de
14
chez Swann » . Son intérêt, ici, est double. D’une part, même si ses limites
sont données, ce long texte est a priori difficile à modéliser. On verra
pourquoi. D’autre part, il est par excellence le lieu de tous les leurres et de
toutes les erreurs, la réception de 1913 le montre avec éclat. À la suite de
Proust, la tradition critique a insisté sur le fait que le lecteur de 1913, ne
disposant que de la première partie de l’œuvre, ne pouvait pas la
comprendre. On devrait ajouter qu’il avait aussi la chance de pouvoir
véritablement découvrir le texte dans son ordre. Ce que nous ne pouvons
plus faire, parce que, tout simplement, nous projetons la fin sur ce qui la
précède si bien que, d’une certaine manière, sauf travail archéologique
particulier, le texte premier est perdu. C’est tout à fait banal, mais ici, où
nous avons affaire à une stratégie du commencement hautement élaborée,
cette perte est particulièrement désastreuse. Voyons donc si un travail
archéologique est possible.
Cette ouverture se compose de deux séquences de longueurs très
inégales  : ce qu’on peut appeler le drame du coucher (soit le défilé des
chambres, les soirées à Combray, les visites de Swann, la souffrance du
héros, le fameux soir où les parents ont cédé, la lecture de François le
Champi) et la séquence dite de la petite madeleine. La première séquence
est suivie d’un propos conclusif (« Je savais qu’une telle nuit ne pourrait se
renouveler ») et d’un blanc typographique qui précède la transition, le bilan
et la relance du texte (« C’est ainsi que, pendant longtemps »). Telle est la
figure par laquelle se manifeste ici un changement de régime capital. Si une
coupure est nécessaire, c’est que la première séquence a conduit à un
échec  : il n’y a pas eu de résurrection de Combray. Combray, constate le
narrateur, s’est figé en une image mortifère, une sorte de tombeau :

C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me


ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan
lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que
l’embrasement d’un feu de Bengale ou quelque projection électrique
éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent
plongées dans la nuit […] (p. 43).

La « mémoire volontaire » aurait pu reconstituer le tout de Combray, mais


ce tout serait resté mort :

À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray


comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce
que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire
volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements
qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu
envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était mort pour moi (ibid.).
On sait qu’ici intervient, par un heureux hasard, l’expérience miraculeuse
de la petite madeleine, capable, elle, de lancer la première grande phase du
roman, de mettre au jour ce qui était resté « plongé dans la nuit ».
Ce découpage en deux séquences est donné, ce qu’on peut en faire, par
contre, ne l’est pas. Là est justement la difficulté.
On conclura aisément que rien n’est étonnant dans cet enchaînement,
que rien n’accroche ni ne grince. Certes il faut rendre compte de cette
rupture et de cette réorientation (pourquoi échec d’un côté et réussite de
l’autre ?), mais il n’y a apparemment pas lieu de s’étonner de son existence
même. On pourra en effet traiter la première séquence de l’ouverture et la
relance en les décrivant de la façon suivante  : *  je n’avais jamais pu
retrouver vraiment qu’une image de Combray jusqu’au jour où, par
hasard…
Cela se tient, cela est plausible. Cette conclusion est caractéristique de
ce qu’opère une rationalisation du texte après coup  : elle est l’effet d’un
lissage, l’issue heureuse de la lecture des deux séquences, qui sont
comparées, évaluées en fonction de leurs différences, et elle s’autorise d’un
savoir qui porte sur l’ensemble de l’œuvre et donne la clé de cette
opposition. Cette conclusion est légitime, mais il a fallu, pour parvenir à ce
parfait fonctionnement du texte, gommer un certain nombre de ses
difficultés ou aspérités. Ces difficultés sont triviales, si triviales qu’elles
semblent définitivement attachées à une lecture naïve et qu’on croit pouvoir
ou devoir passer outre. Elles méritent pourtant notre intérêt.
Tout d’abord, nous n’avons pas une formule du type  : *  je n’avais
jamais pu retrouver vraiment qu’une image de Combray jusqu’au jour où,
par hasard…, mais bien plutôt quelque chose comme  : *  Combray m’est
apparu, et Swann, et tout un monde…, mais, non, ce n’est pas ce que j’ai
envie de raconter. Nous avons assisté, en effet, à un déploiement de
Combray qui ne laisse aucunement prévoir son effondrement. La première
séquence ménage sur la ville et ses habitants diverses échappées qui sont
plus qu’esquissées  : ce Combray, si j’en fais le bilan, ne se réduit pas
objectivement pour moi, lecteur, à un pan lumineux, ni ne se résume à un
tombeau ; au moins sur le moment j’ai pu y apercevoir un monde peuplé,
complexe et bien vivant. D’ailleurs, ce monde, je ne l’imagine qu’à partir
du texte que je viens de lire, ce qui devrait suffire à récuser l’idée de sa
limitation à une image unique. Je n’ai aucune difficulté à voir là le germe
possible d’un grand récit.
La considération de la qualité dramatique du passage va dans le même
sens. Cette première séquence est mise très puissamment en relief, son
intensité est forte, des personnages, sur le devant d’une scène, s’affrontent
ou se séduisent. Il ne s’agit pas d’un discours conduit au second plan, d’une
image peinte sur une toile de fond. Nous lisons une scène fondatrice, en
quelque sorte, sinon originaire, et nous pouvons nous étonner qu’elle soit
ainsi renvoyée à son obscurité comme un pur empêchement et, finalement,
une sorte de curieuse erreur du narrateur. Lecteur naïf, je me sentais bien
engagé dans le livre. Je m’étais accommodé de la longueur de la mise en
place de ce roman, si du moins c’en est un. Il s’intitule « Du côté de chez
Swann  » et je voyais en effet émerger (laborieusement) la figure d’un
Swann et se nouer (tout aussi laborieusement) une histoire où ledit Swann
semble jouer un rôle important (les conversations tournent autour de lui).
C’était lent, mais tout allait plutôt bien.
Je suis enfin en droit de me demander ce qui s’est passé exactement.
Combray est fixé, figé en une image. Laquelle précisément  ? Une image
tirée d’une scène exceptionnelle (ce soir-là)  ? ou d’un type de scène (les
couchers à Combray)  ? Nous verrons que ce n’est pas sans importance.
Surtout, si c’est telle scène singulière, pourquoi avoir choisi de la raconter ?
Je peux m’étonner après coup de l’existence même de la première
séquence  : il est assez curieux qu’un écrivain nous laisse pendant aussi
longtemps sur une fausse piste. À moins que cette scène traumatisante, qui
a fini par occuper tout l’espace, ne se soit comme imposée à son insu ? Ce
qui n’est pas moins étonnant. Si ce début a été voulu, on a du mal à
comprendre pourquoi, mais que signifierait donc qu’il n’eût pas été voulu ?
Quand tout s’effondre, je découvre que ce n’est pas de là qu’il fallait partir
et que sans doute ce n’était pas cela qu’il fallait raconter, si même il fallait
raconter quelque chose : « Tout cela était en réalité mort pour moi » (p. 43).
Ou bien notre romancier est particulièrement pervers, ou bien il est d’une
maladresse insigne, ne sachant pas lui-même où il va (à moins que, par un
malencontreux effet de réel, il ne soit tout simplement mal réveillé).
Les conséquences irritantes de cette erreur initiale risquent, a priori, de
persister obstinément  : le lecteur ne sait plus où on l’emmène. C’est
fréquent, sinon constant, au début d’un roman, mais d’habitude cela se
passe discrètement. Le comble est ce faux début en tant que tel, ce
comportement du narrateur qui déclare tout bonnement qu’il s’est trompé
de porte. Voilà un épisode à première vue essentiel par son ampleur, sa
puissance dramatique, qu’il faut brusquement interpréter comme accessoire,
et sans doute inutile.
Au terme de sa lecture de la première séquence, le lecteur, qui n’a pas
vu clairement en quoi il y avait échec, n’a plus qu’à prendre le parti de
croire sur parole le narrateur et de le suivre  : c’est la formule la plus
confortable. Et, à vrai dire, il n’en a pas d’autre. En prenant ce parti, il
anticipe sur le savoir que délivrera peu à peu, et pour l’essentiel beaucoup
plus tard, le texte (les mémoires, l’intelligence, les impressions…)  : je ne
suivrai pas cette voie, déclare le narrateur, parce qu’elle m’obligerait à
recourir à la mémoire volontaire, et je n’en ai pas envie. Le lecteur pourra-t-
il d’ailleurs éviter au passage le contresens auquel il est poussé  ? La
séquence ne relève assurément pas de la mémoire volontaire, comme on
risquerait de le comprendre : c’est tout ce que Combray contient d’autre et à
d’autres heures que la mémoire volontaire pourrait éventuellement évoquer,
il ne s’agit pas du drame du coucher lui-même. Il faut passer outre une
difficile formulation. Faire confiance, donc, mais, en faisant confiance au
narrateur, non seulement le lecteur accepte un présupposé cognitif dont il ne
mesure pas ou pas encore la valeur, il accepte d’un fait capital une
interprétation parmi d’autres, il en accepte même une description
réductrice ; surtout, plus radicalement, il accepte de fermer les yeux sur un
accident majeur qui a eu pour effet de renverser l’organisation du texte et de
bouleverser ses hiérarchies. Tout finira bien, cependant  : au terme, notre
lecteur sera si heureux, lui aussi, de «  trouver  » la petite madeleine qu’il
n’aura pas de mal à oublier l’incident. Assurément, ce qu’on n’oublie pas
dans ce texte, c’est la petite madeleine.
Reste que l’appareil herméneutique plus ou moins offert (le
traumatisme, le jeu des mémoires) masque une difficulté essentielle : l’arrêt
sur image. Il suffisait pourtant de ne pas commencer par là, ou d’effacer
cette première séquence comme on efface un brouillon. Ce pour quoi je n’ai
pas d’explication, ce pour quoi les contextes ne m’aident en rien, c’est la
raison d’être et l’existence même de ce commencement raté.
Reprenons.

« Tout près de la figure […] elle apparaissait


15
tout autre  »
À regarder le texte de plus près, à se laisser conduire par son détail et
non par sa leçon sur les mémoires et l’intelligence, je fais d’abord une
expérience de l’errance. Parmi les rêveries éveillées que l’on sait, figure très
tôt une première esquisse de la chambre de Combray, avec sa veilleuse en
verre de Bohême (p.  6)  ; puis c’est Tansonville et d’autres lieux, non
nommés  –  chambres d’hiver, chambres d’été  ; puis encore Combray,
chambre préférée (pour l’histoire que l’on attend), chambre élue  ; mais
non  : voici aussi les chambres de Balbec, Paris, Doncières, Venise (p.  9).
Enfin, soulagement, on y revient : « À Combray, tous les jours dès la fin de
l’après-midi […] ». Je n’entre pas pour autant dans une histoire (le texte se
répète à loisir), je dois attendre que cessent tourbillons et tournoiements,
mais j’ai bon espoir d’en être tout près, de cette histoire qui fera le roman,
car je comprends peu à peu que « du côté de chez Swann » (Swann n’est
pas encore nommé) était sans doute une façon de dire «  du côté de
Combray » ; et d’ailleurs à Combray, justement, va bientôt surgir Swann.
L’errance d’une chambre à l’autre cesse enfin, mais l’inconfort reste
sensible. En toile de fond (l’itératif ne peut qu’avoir cette fonction dans un
roman bien composé), autour de l’inquiétude de l’enfant, les rites de
Combray  : «  en attendant l’heure du dîner  », la lanterne magique (p.  9)  ;
« après le dîner », la séparation d’avec maman.

Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à
causer avec les autres au jardin s’il faisait beau, dans le petit salon où tout le
monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand-mère
[…] (p. 10).

Nous commençons à comprendre que le narrateur ne nous épargnera rien et


envisagera tous les cas possibles («  s’il faisait beau  », «  s’il faisait
mauvais »). Nous voilà vraisemblablement engagés dans un long préambule
descriptif – disons « à la Balzac », car il faut bien s’accrocher à ce qu’on
connaît. Et, en effet, après des propos amusants sur la grand-mère, retour
aux soirées de Combray : ce sont ces quelques fois où l’enfant veut rappeler
sa mère après le baiser du soir (p. 13), preuve, s’il en est encore besoin, que
nous lisons un texte en quête d’exhaustivité.
Il faudra donc distinguer les soirées ordinaires et celles « où il y avait du
monde à dîner  », le monde se bornant habituellement à Swann. Dans ce
dernier cas, il y aura les soirs « où il vient pour dîner en voisin » et les soirs
où il vient «  après dîner, à l’improviste  ». Là, longue description de ces
arrivées tardives de Swann (signalées par la devenue fameuse clochette) et
long portrait de Swann (p.  14  s.). Portrait physique d’abord, puis portrait
moral ou plutôt social. On entre alors, en effet, dans une série d’anecdotes
qui vont essentiellement illustrer le personnage social :
« Un jour qu’il était venu nous voir à Paris […] » (p. 18) – Swann dîne
chez des princesses ;
« […] un jour que ma grand-mère était allée demander un service à une
dame […] » (p. 20) – Swann connaît Mme de Villeparisis et sa famille ;
«  […] une fois, mon grand-père lut dans un journal […]  » (ibid.) –
Swann connaît le duc de X…, dont la famille a donné à la monarchie de
Juillet de grands politiques.
Ces petits récits, avec leurs conversations et leurs apartés cocasses,
s’inscrivent dans cet ensemble qu’est le portrait de Swann. Le moment est
décisif  : les angoisses de l’enfant ne semblent plus être au centre du
discours, et nous sommes sans doute autorisés à les oublier. Nous lisons
« Du côté de chez Swann », nous avons un Swann, on nous fait son portrait.
Le système du portrait prend la forme d’autant de récits, structurés, on le
comprend peu à peu, autour d’une énigme (l’être social de Swann, inconnu
de la famille du héros), ces récits commandant eux-mêmes des bribes de
conversations et des commentaires. Nous voilà installés dans des
préliminaires somme toute plus ou moins attendus : au fond, nous faisons la
connaissance du personnage principal. Aucune raison de nous inquiéter.
Aucune raison non plus de penser que l’un de ces microrécits  –
  subordonnés au «  portrait  »  –  peut se développer de façon autonome.
Certes, la troisième anecdote (« Mais une fois mon grand-père lut dans un
journal que M.  Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du
dimanche chez le duc de  X […]  ») prend une ampleur considérable  : le
grand-père a l’intention, lors de sa prochaine visite, d’interroger Swann sur
ses amis  ; et les deux sœurs de la grand-mère veulent le remercier d’une
caisse de vin d’Asti qu’il leur a envoyée ; et la mère veut lui dire des mots
aimables sur sa fille. On se presse autour de Swann, mais on reste bien dans
la logique des anecdotes destinées à illustrer son portrait : il n’y a pas lieu
de mettre en question la hiérarchie. C’est l’effet de série : une anecdote, une
deuxième, une troisième… Et dans cette logique, sans surprise, quand nous
lirons  : «  le soir prochain où il devait venir dîner  » (p.  21), ces mots
annonceront d’abord des anecdotes supplémentaires.
Or, curieusement, c’est le moment que choisit le narrateur pour nous
ramener aux angoisses du coucher :

Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une
préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers,
ou seulement M.  Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma
chambre (p. 23).

Nous sommes conduits à corriger notre perception du texte, à modifier


notre programme de lecture et les hiérarchies qu’il implique. Le système du
portrait se déstabilise. La soirée semble en effet devoir être traitée
désormais selon deux perspectives  : d’une part, la suite du portrait de
Swann à coups d’anecdotes ; d’autre part, la reprise d’un motif dramatique
propre à un récit de vie  –  au récit de la vie du monsieur qui dit «  je  ».
Quand ce monsieur déclare  : «  la venue de Swann devint l’objet d’une
préoccupation douloureuse », se manifestent alors, de son côté, un premier
effet de narrativisation et la possibilité d’un récit singulatif. Jusque-là, les
propos sur les souffrances de l’enfant étaient tenus en régime itératif. Une
fois le moment de confusion passé, nous voyons pointer contre toute attente
(nous étions dans le portrait de Swann) le grand récit de vie que pourrait
être ce roman : Combray, Swann, celui qui dit « je », un nœud dramatique.
Et le texte commence à fonctionner dans un nouveau régime.

Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la
sonnette (p. 23).
Cette sonnette, nous l’avons déjà entendue, mais en régime itératif :

Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la
table de fer, nous entendions […] le double tintement timide, ovale et doré
de la clochette pour les étrangers […] (p. 13-14).

La reprise est remarquable : tout se passe comme si, à ce point du texte, on


avait subrepticement dérivé de l’itératif vers le singulatif  : on répète en
changeant de régime. Le texte semble bien avoir basculé. Et c’est une
première surprise.
Il est évidemment on ne peut plus traditionnel de faire précéder d’un
préambule descriptif, qui utilise largement l’itératif, le récit principal
destiné à structurer le roman, et le passage de l’un à l’autre peut assurément
se faire de mille manières, plus ou moins en douceur, plus ou moins
abruptement. Mais ici quelque chose de remarquable se passe  : la
souffrance (récurrente) du coucher est associée à un événement singulier ;
cette souffrance de l’enfant causée par la venue de Swann est rappelée au
moment précis où intervient le récit singulatif d’une anecdote touchant
Swann, laquelle n’était nullement destinée à devenir le récit principal. En
d’autres termes, le télescopage du portrait de Swann et de la souffrance du
coucher a donné à la seconde la possibilité d’être puissamment dramatisée
et mise en scène. Le récit a récupéré les souffrances du coucher et s’est
émancipé du portrait de Swann.
De ce télescopage, dans un premier temps, nous ne savons que faire  :
sommes-nous encore dans le portrait de Swann  ? ou bien Swann va-t-il
passer au second plan et laisser définitivement la place au drame du coucher
ou plutôt à un drame du coucher ?
Au cours de ce dîner-là s’enchaînent des bribes de conversations, des
anecdotes comiques, jusqu’au moment où l’on va revenir à celui qui dit
« je » et que l’on avait de nouveau quelque peu oublié :
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table,
on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du dîner et que
pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l’embrasser à
plusieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait été dans ma chambre
(p. 27).

À partir de là, ce motif sera dominant, voire exclusif. Quand, en effet, au


moment du départ de Swann, l’enfant, qui s’est mis à la fenêtre, entend la
conversation de sa famille (p.  33), les anecdotes sont clairement
subordonnées au récit de son coucher. Les derniers mots des parents et les
derniers commentaires du narrateur au sujet de Swann, qui vient de partir,
sont solidement encadrés, tenus par des réflexions sur la souffrance de
l’enfant privé de sa mère. Un déplacement (en l’occurrence une inversion
de la hiérarchie) a définitivement affecté le texte. La séquence court
désormais à sa perte.
C’est ainsi que nous sommes entrés dans le roman par une petite porte,
une porte dérobée, pourrait-on dire : elle a surgi à un détour de nos va-et-
vient et elle donne sur un abîme.
Nous avons été leurrés. Le texte semble en effet construit de façon que
le lecteur attende ce soir-là parce qu’il cristallise toute la comédie familiale.
Nous avons vu que le dernier récit supposé faire partie du portrait de Swann
énumère la volonté qu’ont le grand-père, les sœurs de la grand-mère, la
mère d’en profiter pour parler à Swann de telle ou telle question. Or, ce que
nous devrions ou aurions dû attendre, c’est ce qui va se passer du côté de la
mère et de l’enfant. L’essentiel se joue à notre insu. De la même façon,
lorsque nous voyons plus loin le père céder et inviter la mère à dormir
auprès de l’enfant, lorsque nous lisons :

Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le


reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des
choses ont été détruites […] (p. 36),

nous pouvons légitimement penser que l’ouverture est finie et qu’on va


enfin enchaîner sur le récit attendu. Grossière erreur, comme on sait.
Jacques Madeleine n’avait pas tort de noter «  Quant à savoir où l’on va,
c’est une autre affaire 16 ! ».
 
Mais d’ailleurs sommes-nous absolument certains d’être entrés dans le
livre ? À la première lecture, oui. Sinon, nous savons qu’à la fin, bien des
années plus tard, on nous dira que tout (et donc aussi le roman) reste à faire.
Mais, dans tous les cas, une menace pèse, que nous le sachions ou non.
Le lecteur est évidemment désorienté. Et nous pouvons sans doute en
rester là : voilà un début qui nous trouble, nous surprend, et qui d’ailleurs,
quand le texte n’était pas encore sacralisé, a déçu. Il faut noter que, de cette
déception, il ressort quelque chose : c’est l’argument selon lequel on n’est
en mesure d’apprécier que si l’on a tout lu. Nous pouvons donc en rester là,
mais il vaut sans doute la peine de creuser une hypothèse évoquée plus haut
et que nous avons maintenant sous la main. Tout se passe comme si, en
effet, une scène s’était imposée au narrateur, qui serait alors le premier à
avoir été leurré. Dans le cours de ma lecture, je vois que quelque chose
d’inattendu s’est produit et, à l’analyse, je vois où cette chose a commencé
à travailler le texte, comment elle s’est peu à peu affermie et manifestée,
jusqu’à provoquer l’effondrement de la séquence et jusqu’au refus du
narrateur de donner une suite, ce qui constituera une deuxième surprise et
plaidera pour l’idée d’« accident ». L’hypothèse, donc : le narrateur n’a pas
vu venir ; tout s’est passé comme s’il n’avait pas eu l’intention de raconter
cet événement. La catastrophe a surgi inopinément.
Cette hypothèse est la conséquence logique de l’analyse de la séquence
en microcontextes  : à la faveur du portrait de Swann, le récit d’un
événement singulier, redoutable par ses effets, s’est glissé dans la
description des rituels de Combray. Elle est aisément confirmée par la fin de
la scène  : le narrateur ne veut pas poursuivre parce que son projet a été
faussé et, disons-le, trahi. Mais l’hypothèse ne laisse pas d’être
particulièrement lourde. Nous n’avons pas affaire à un brouillon, ni à la
production d’un auteur porté à l’improvisation et il est assez curieux de
poser à l’origine du texte un narrateur ou un auteur qui ferait inopinément
un faux départ. Cette hypothèse est de loin la moins vraisemblable, mais
elle me semble de loin la plus efficace, et c’est peut-être ce qui compte : le
texte gagne en force d’être lu selon cette dynamique et nous verrons que la
suite de l’analyse confirmera largement ce gain.

17
« Cette harmonie factice  »
Je peux essayer de corriger ma myopie et d’élaborer une lecture moins
accidentée, de construire un texte plus lisse. Voyons comment. Il faut
appréhender le texte à partir d’unités plus grandes et chercher à en avoir une
vue d’ensemble.
Si le début est ambigu, cultivant une certaine douceur, dès la première
mention de Combray surgit l’angoisse  : «  Tiens, j’ai fini par m’endormir
quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir  » (p. 6). Les différents
temps du texte seront dès lors comme scandés par cette inquiétude, qui met
en jeu, dans une configuration complexe, une fragilité de l’enfant, les
relations avec sa mère, une gestion du temps et de l’espace, un rapport à
l’habitude… Je verrai là un «  thème  » et guetterai ses apparitions tout au
long du texte. Position du « thème », donc, dans le fragment qui vient d’être
cité. Reprise, plus forte, avec : « longtemps avant le moment où il faudrait
me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère  » (p.  9). Reprise
avec une variation  : c’est la lanterne magique, qui ne fait qu’accroître la
tristesse de l’enfant (ibid.), puis retour du thème dans sa forme initiale, avec
l’attente de la mère : « Ma seule consolation, quand je montais me coucher,
était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit  »
(p. 13). Dans les grandes articulations du texte, l’accent est ainsi mis sur la
souffrance de l’enfant. Voilà pour l’armature. Quant aux intervalles, ils sont
remplis par un discours sur la famille, croquis, anecdotes, conversations, ce
discours composite prenant de plus en plus de consistance.
Swann, de son côté, va intervenir dans un appareil digressif qui se
greffe peu à peu sur ces soirées malheureuses (je veux dire régulièrement
marquées par le retour du thème) :

Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma


chambre, étaient doux en comparaison de ceux où il y avait du monde à
dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde
se bornait habituellement à M. Swann […] (p. 13).

C’est là que se met en place son portrait, avec la série des récits illustratifs.
On parlera d’un second thème (le double visage de Swann : côté famille du
narrateur, côté vie mondaine), thème secondaire par ailleurs, et qui
commence par jouer en alternance avec le premier. Les membres de la
famille du narrateur vont désormais trouver des rôles dans les microrécits
du portrait. Le dernier de ces récits est longuement préparé et convoque,
nous l’avons vu, tout le personnel  : le grand-père, les sœurs de la grand-
mère, la mère. Tous ces personnages ont prévu une intervention. À ce
moment précis revient en force le héros, qui aura donc lui aussi son rôle
dans le récit de cette soirée particulière. J’ai déjà cité le passage dans une
autre perspective :

Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une
préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers,
ou seulement M.  Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma
chambre (p. 23).

Je le mentionne de nouveau pour faire remarquer qu’il répète l’information


donnée dans la citation précédente, donc dix pages plus haut, et presque
dans les mêmes termes. Une redite importante : elle est le signal d’une sorte
de bilan, de point sur la situation et marque fortement que ce récit va réunir
tous les acteurs du drame et tous les fils de la tresse.
Je résume. Si je considère une grande unité, je vois que deux thèmes se
développent simultanément : la souffrance de l’enfant, les visites de Swann,
et se rejoignent dans le récit final  : soirée attendue par toute la famille
(synthèse des récits illustrant le portrait de Swann) et par l’enfant (tout
occupé à son angoisse, longuement décrite).
On formulera donc cette autre hypothèse : tout est réglé pour converger
sur la scène qui va faire s’effondrer ce portique par où l’on croyait entrer
dans l’œuvre. C’est ce à quoi conduit une analyse fonctionnelle. La scène
est parfaitement maîtrisée : tout y mène.
Il ne s’agit pas de conclure qu’au fond, on fait dire à un texte ce qu’on
veut. Je ne l’exclus pas, mais ce n’est pas mon propos. Je m’en tiendrai à
ceci  : à la lecture, on pratique toujours un montage, en découpant le
matériau textuel et en agençant (au mieux) les énoncés ainsi obtenus ; et à
chaque montage on obtient un texte différent.
Ces montages se valent-ils tous ? Il me semble que non. Du moins peut-
on essayer de comprendre comment ils s’élaborent et à quel prix. Celui qui
vient d’être esquissé repose sur une analyse fonctionnelle. Elle a un coût
relativement élevé. Manquent en effet l’errance et la surprise.
 
L’expérience de la lecture au plus près était celle d’un lecteur perdu et
menacé sans le savoir. Ces phénomènes reposaient entièrement sur la
succession et la dynamique. L’analyse fonctionnelle, d’une certaine
manière, a fini par rendre les éléments coprésents. Il y a un risque
d’aseptiser le texte et, ici, d’affaiblir la perception que nous pouvons avoir
de l’effondrement final.
Pire, si tout est ramené sur le même plan, on perd quelque chose qui
fonctionne comme une matrice du texte. J’entends par là une forme sensible
qui est capable de générer et commander l’ensemble des deux séquences de
l’ouverture. Or, avec elle, pour la première fois, nous tenons de quoi
justifier l’existence même du faux début.
Notons d’abord que tout se passe comme si, avec la première séquence,
on lisait un avis de pseudo-éditeur (l’attention y est d’ailleurs attirée moins
sur l’objet du livre que sur son « invention »), un texte au statut ambigu, un
début qui n’en est pas un. Ou bien plutôt un premier récit hors cadre,
chronologiquement décalé :

Il y avait bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre
et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver
[…] (p. 44).

Disons qu’on aurait une variante subtile d’un début à la manière du


Constant d’Adolphe ou encore… du Proust de Jean Santeuil  –  la difficulté
restant cependant celle de la relation précise qu’entretiennent les deux
débuts, ici floue pour le lecteur qui découvre le texte et, de toute façon,
désavouée par l’auteur. Mais, si ce quasi- prologue ou ce pseudo-avis ou,
tout simplement, ce prélude qu’est la première séquence avait eu un statut
particulier, avait été présenté hors texte, en marge ou au seuil, la rupture
entre les séquences aurait été moins sensible, et donc moins perturbatrice.
Or, on enchaîne malgré l’étrangeté du procédé, on fait se succéder sans
solution de continuité (un malheureux petit blanc typographique ne peut
suffire), avec le même statut, les deux séquences. Et c’est par quoi l’on
obtient une figure remarquable.
Je propose en effet de considérer qu’une forme est (délibérément,
intuitivement, inconsciemment, peu importe) recherchée. Cette forme, c’est
l’effet d’une succession de mouvements : après un premier déploiement, le
rétrécissement ou repliement dont il a été abondamment question, suivi du
redéploiement que permet l’expérience de la petite madeleine. Dans la
première séquence, en même temps, donc, que se déploie peu à peu un
monde, un élément menaçant naît, travaille sourdement, insiste, émerge,
croît et occupe tout l’espace jusqu’à l’effondrement et à la nuit. Dans la
seconde séquence, on part de rien, et un monde (le même, mais plus vaste,
plus heureux aussi, plus clair) recommence à se déplier ou déployer
doucement. Le fait qu’il y ait eu une première séquence, le fait qu’elle ait
conduit à un échec, le fait, par conséquent, que peut mourir le monde
entraperçu dans la seconde séquence donnent une extraordinaire fragilité à
l’opération. Force émotive d’une structure, d’une forme. Pour simplifier, un
repliement jusqu’à l’effondrement, puis, le stade final de ce premier
mouvement devenant le stade initial du second, un redéploiement  ; une
figure symétrique, si l’on veut, et que l’on peut compliquer, faire varier à
loisir.
Toute la puissance du texte tient à la dramatisation de cette forme  :
rétrécissement  /  élargissement  ; repliement  /  déploiement  ;
effondrement  /  montée  ; perdu  /  retrouvé  ; ou, en sens inverse, illusion  /
déception. Les mouvements se font au ralenti  : «  je ne sais ce que c’est,
mais cela monte lentement » (p. 45) ; c’est vrai de la menace, dont on a vu
qu’elle travaillait lentement et souterrainement le texte de la première
séquence, et c’est vrai de la promesse, fragile encore une fois, que l’on
verra peu à peu apparaître dans la seconde séquence. On part de « l’ordre
des années et des mondes » que tient en cercle l’homme qui dort (p. 5), du
voyage de chambre en chambre, des images projetées par la lanterne
magique, et puis c’est un premier rétrécissement au monde de Combray.
Mais lui-même va se déployer. Le danger pointe pourtant. D’abord dans une
version comique : la clochette tinte et « Nous restions tous suspendus aux
nouvelles que ma grand-mère allait nous apporter de l’ennemi  » (p.  14)  ;
«  l’ennemi  », c’est Swann, aussi courtois, bienveillant, amical qu’il est
possible. On verra plus tard qu’il deviendra en effet, très involontairement,
un véritable ennemi. C’était donc le mot juste. Puis, par la grâce de
l’itératif, une autre version, vaguement inquiétante : « l’obscur et incertain
personnage qui se détachait, suivi de ma grand-mère, sur un fond de
ténèbres  » (p.  18). Quand on lira «  Nous étions tous au jardin quand
retentirent les deux coups hésitants de la sonnette », on hésitera, justement,
sur la couleur à donner à ce fragment. Plus loin, des comparaisons
hyperboliques pour dire la peur et la souffrance : un pont sur l’abîme, une
opération sans anesthésie (p.  24), sans doute comiques dans leur excès,
mais le lit de l’enfant comme un tombeau, sa chemise de nuit comme un
suaire (p. 28), et le départ de Swann (« j’entendis le pas de mes parents qui
accompagnaient Swann  »  – p.  33), et, avec lui, la disparition des
conversations, donc aussi de tout un monde familier, amusant, rassurant  ?
Resserrement drastique, et nous arrivons à la fameuse image fixe où tout se
perd («  Je vis dans la cage d’escalier la lumière projetée par la bougie de
maman » – p. 35) ; à la mère qui dit « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton
père ne t’ait pas vu ainsi attendant comme un fou  !  »  ; enfin  : «  Sans le
vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : “Je suis perdu !” »
(ibid.).
Avec la petite madeleine, le chemin inverse. De nouveau, comme au
début de la première séquence, le tournoiement (mais dans un régime
singulatif), puis les premiers frémissements (toujours au singulatif) et enfin
tout Combray :

toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M.  Swann, et les
nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis
et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et
solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé (p. 47, je souligne).

Non plus une menace, mais une promesse. Du point de vue des régimes
narratifs aussi, la séquence suit le chemin inverse de la précédente  ;
l’événement, singulier entre tous, est évidemment traité au singulatif, tandis
que le retour des images passées l’est à l’itératif et restera solidement
arrimé à ce régime :

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce
jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire
bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé
dans son infusion de thé ou de tilleul (p. 46).

Le texte continuera très longuement dans cette répétition rassurante  :


description de rituels traités à l’itératif, avec d’ailleurs un luxe de détails qui
ira très souvent contre toute vraisemblance, mais on n’est jamais trop
prudent. Le désastre qui a frappé la première séquence, c’est l’apparition
discrète d’une histoire singulière, l’histoire d’une vie manquée, qui n’avait
rien à y faire. On se félicitera enfin que par chance tante Léonie prenne son
tilleul le matin. Une chance, en effet, que contrairement à une habitude
répandue elle ne le prît pas le soir : cette pratique aurait été désastreuse pour
toute la Recherche.
Aucun argument solide ne peut expliquer pourquoi la première
séquence est incapable de « lancer » le roman. D’ailleurs, dans l’histoire de
la Recherche elle n’a pas toujours été en position de « hors-d’œuvre » : le
drame du coucher n’a apparemment pas toujours été situé avant l’épisode
de la madeleine 18, et les deux séquences n’ont pas nécessairement vocation
à s’exclure l’une l’autre. Les comparer, c’est inévitablement se mettre en
quête d’une opposition sémantique, psychologique, idéologique, que l’on
trouvera (et forcera) sans peine, mais qui ne parviendra pas à légitimer
vraiment l’existence et le rejet de la première séquence. Pourquoi la
Recherche, qui commence de fait par la séquence du coucher, ne pourrait-
elle en droit commencer par elle ? À mon sens, il convient plutôt d’observer
la figure de leur succession  : cette figure, cette forme, commande
l’organisation du texte. Elle légitime cette succession d’une manière qui
reste assurément modeste, mais qui a du moins le mérite, pour l’instant,
d’ouvrir une piste et peut-être aussi (j’y reviens) de déboucher sur une autre
sorte de légitimation. Alors que la comparaison traite les deux séquences
dans leur coprésence, l’analyse en termes de succession fait apparaître dans
le temps la forme que j’ai essayé de décrire. Et cette forme va
19
profondément modéliser le texte, le doter d’une pulsation, d’un rythme .
S’il fallait donner un nom générique à ces procédures, on pourrait tout
simplement parler de transitions. L’art de la transition chez Proust a deux
aspects. C’est un art du montage, de l’agencement des énoncés ou des
chaînes d’énoncés. Ici, par exemple, c’est évidemment, pour les éléments
les plus grands, la mise en place des deux séquences, mais aussi, nous
allons le voir, au niveau inférieur, le traitement de la nuit passée à lire
François le Champi, et enfin, pour les plus petites unités, l’insertion des
histoires touchant la vie mondaine de Swann dans le discours sur la
souffrance de l’enfant et, plus généralement, la pratique de l’exemple et de
l’illustration. Dans tous les cas il s’agit de placer (et de déplacer) au mieux
des énoncés. L’art de la transition peut aussi être entendu dans un sens plus
large  : art des enchaînements, avec ici une attention très particulière aux
figures qu’ils permettent  –  j’ai cru pouvoir repérer l’une d’elles  ; art de
travailler les énoncés pour les faire s’interpénétrer. Et il faudrait parler de
l’art d’Elstir, de l’effacement des démarcations dans ses marines (ses
fameuses « métaphores ») et surtout de celui de Vinteuil. Ainsi :
Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du
violon, mince, résistante, dense et directrice, [Swann] avait vu tout d’un
coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de
20
piano […] .

Ou encore, un peu plus loin, les impressions de « liquidité » et de « fondu »,


les motifs qui «  émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
21
disparaître » . De fait, l’art de la transition conduit là aux mêmes schèmes :
transformation progressive, fluidité des passages, imperceptibilité des
changements jusqu’au moment où tout bascule.
 
Comment traiter ce moment même ? Il fonctionne comme un sas où se
redistribuent les énoncés. Dans notre texte, le terrible constat de la mort de
Combray («  je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux  ») est
étrangement précédé d’une plage de calme : c’est la lecture de François le
Champi que fait, cette nuit-là, la mère à son enfant.
Une logique du comble s’est installée. Tous les soirs  –  les pires
soirées – avec le baiser de la mère – sans le baiser… et l’on ira jusqu’à ce
paradoxe : la pire des soirées est précisément celle que l’on nous a racontée,
celle où la mère est montée dans la chambre de l’enfant et y a passé la nuit ;
le pire, c’est quand l’enfant a obtenu ce qu’il voulait  –  et plus qu’il ne
voulait. «  C’est-il pas malheureux pour des parents d’avoir un enfant
pareil ! », semble dire Françoise dans sa grande sagesse (p. 29).
Proust se permet un traitement virtuose de la dernière variation. Le
procédé est particulièrement élégant, je veux dire économique. Il est
efficace sur plusieurs plans. Le passage sur la lecture poursuit le portrait
drôle et charmant de la grand-mère (c’est elle qui a acheté le livre),
approfondit celui de la mère (lectrice délicate, tendre et infidèle) et, au-delà,
complète la peinture de la famille, et même de Swann, qui joue ici un petit
rôle, et lointain, celui d’un aimable figurant (conseiller de la grand-mère en
matière d’art). Il va de soi que nous avons par ailleurs une leçon de
lecture – ou de non-lecture ? La mère censure, l’enfant est distrait :

L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-
là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout
autre chose (p. 41).

Ce livre ne sera jamais vraiment lu. Il se fond dans la diction de la mère :

[…] elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes,
donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la
mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers
celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des
syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes,
dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte
de vie sentimentale et continue (p. 42).

« Non-lecture » est excessif. Lecture, si l’on veut, mais avec, entre l’enfant
et le texte, cet écran des choix et de la diction maternels – de cette diction
surtout, douce et fluide. Retenons que, dans cette expérience cruciale,
l’enfant n’aura pas accès au texte. Mais c’est stratégiquement que le
procédé montre toute sa force. Il ménage de remarquables effets de
surprise : après la tension extrême du passage qui précède, au moment où
tout est perdu, brusque détente : les parents cèdent. Et de quelle façon ! La
mère va rester toute la nuit. Mais retournement : cette belle nuit est bien la
22
pire  –  remords de l’enfant , début d’une vie marquée par le manque de
volonté. Le procédé permet enfin d’aménager une phase de latence avant la
relance. Cette nuit est une pause, un moment de paix, proprement un
« charme 23 », marqué en profondeur par un puissant changement de régime.
C’est à ce titre qu’elle est véritablement le moment et le lieu du
renversement. Retrouver son calme (« ne restons pas à nous énerver », dit la
mère – p.  38), s’accommoder d’une angoisse légère, ressentir un bonheur
fragile et, en vérité, illusoire. Ainsi cette nuit de lecture fait-elle, dans sa
subtile duplicité, la transition de l’effrayante soirée qui l’a précédée à ces
dimanches matin que ressuscitera la petite madeleine. N’assurerait-elle
d’ailleurs que le passage d’un soir exceptionnel au rituel des dimanches, ne
rétablirait-elle que des habitudes (les beaux imparfaits pour décrire la
diction de la mère), elle serait déjà profondément apaisante.

« La littérature n’avait joué aucun rôle dans


24
ma vie  »
Il est paradoxal que nous ayons eu une difficulté avec ce que j’ai appelé
au début de ce livre la contextualisation synthétique, celle qui mobilise
aussi les énoncés lointains. Nous avons affaire à une œuvre dont on nous dit
et redit que nous ne pouvons la comprendre qu’en en prenant une vue
d’ensemble, que la fin nous donnera la clé du début, que tout repose sur un
système d’attentes et de reprises. Bref, s’il y a un texte pour lequel prendre
en considération les unités les plus vastes nous fait approcher de la lecture
la plus juste, c’est bien celui-ci. Il reste que valoriser à l’extrême une lecture
fonctionnelle, saturer le texte, exacerber sa cohérence, le soumettre à un
modèle architectural (donc fixe, solide), même si ce modèle est quasiment
imposé dans les commentaires du narrateur, c’est aussi prendre un risque :
toute lecture fonctionnelle aura des résidus, qu’elle rejettera. Nous voilà
donc engagés à chercher un compromis. Il ne s’agit certainement pas pour
autant de faire la somme des difficultés afin d’établir une sorte de moyenne,
ni de lisser le texte, de lui faire perdre son grain. Par contre, il vaut la peine
d’essayer d’utiliser les acquis d’une lecture au plus près pour retoucher,
réviser la perspective qu’on peut avoir sur le tout. La leçon de la lecture au
près, ralentie, est-elle récupérable au niveau des grandes unités  ? Le refus
de raconter une histoire singulière, le refus du récit de vie, voire le refus de
l’écrit (on ne peut attribuer un texte à un auteur s’il ne sait pas ce qui s’y
écrit) a-t-il une pertinence au-delà de l’ouverture ?
 
Une des questions à résoudre était celle du commencement. Il y a en
effet, inévitablement, un arbitraire du début. Qu’y a-t-il avant le début du
livre ? Question impertinente : avant que l’on commence, il s’est passé du
temps et aucun récit ne peut prétendre à s’originer dans un commencement
absolu. Or, le suprême pouvoir de l’écriture est de faire advenir un monde.
Par ailleurs, dans la logique proustienne du perdu  /  retrouvé, le nouveau
n’est certainement pas un bon objet : la mémoire ne saurait convoquer que
ce qui a été connu ou éprouvé. D’où une curieuse difficulté. Pour un bon
fonctionnement du texte, il faut que ce qui le précède nous soit déjà connu,
mais pour que ce texte soit parfait, inaugure véritablement un monde, il faut
qu’il n’y ait rien avant. La double entrée offre une solution  : la première
séquence pose au commencement un chaos originel et en fait surgir un
monde ; la seconde séquence fait revenir ce monde et sa population. Si le
moyen est trouvé de supprimer le premier début, si donc le vrai début est la
seconde séquence, le problème est résolu. C’est ce qui s’est passé  : notre
texte est parvenu à supprimer son début.
Côté chaos originel, on peut repérer dans cet esprit tout un registre
fantastique pour décrire l’état de confusion première ; puis on passe de ce
chaos à des figures différenciées, mais la description réaliste du demi-
sommeil reste doublée par un autre texte : « un âge à jamais révolu de ma
vie primitive » (p. 4), « le sentiment de l’existence comme il peut frémir au
fond d’un animal » (p. 5), « j’étais plus dénué que l’homme des cavernes »
(ibid.). Enfin des figures se dessinent  : le tournoiement des chambres, la
lanterne magique, le surgissement des personnages, et Swann, qui arrive sur
fond de ténèbres. C’est la première genèse. Elle ne résout pas la question
pour moi, lecteur, qui ne sais d’où vient ce monde.
Côté retour, quand ça commence, ça recommence. L’effet le plus
évident de la double ouverture est qu’elle donne au lecteur le plaisir de
retrouver des lieux et des personnages qu’il connaît déjà. Il est d’emblée
dans la reconnaissance. Quant aux lieux, dans la première séquence, nous
avons, en nous limitant aux espaces de «  Du côté de chez Swann  »,
Combray, Tansonville, Balbec. Le décor, quoi qu’on nous dise, ne se réduit
pas au «  théâtre  » du coucher, et même s’il faut s’en tenir à Combray,
puisque c’est cet espace qui s’effondre et qu’il faudra retrouver, voici le
jardin de tante Léonie (sous des climats divers), la vue sur Roussainville (et
de jour, notons-le : « cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au
donjon de Roussainville-le-Pin  »  – p.  12), le parc de Swann (p.  15), son
jardin et ses fruits (p. 18), les parfums naturels du « premier Swann » lui-
même («  l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d’un
brin d’estragon » – p. 19). Quant aux personnages, à Combray et avec les
aperçus sur Paris, la mère, la grand-mère, le père, le grand-père, la grand-
tante, Swann, sa femme, sa fille, son père, Françoise, Mme de Villeparisis,
Charlus, Jupien et sa fille ou sa nièce, Flora et Céline (les deux sœurs de la
grand-mère), Vinteuil. C’est beaucoup pour un monde disparu. D’ailleurs,
lorsque, dans «  Le temps retrouvé  », le héros découvrira, dans la
bibliothèque du prince de  Guermantes, un exemplaire de François le
Champi, les souvenirs de Combray reviendront, légèrement suspendus à la
« plume » de George Sand :

[…] c’était une plume que sans le vouloir j’avais électrisée comme
s’amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de
Combray, et que je n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient
légèrement d’eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec
aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs 25.
Nous sommes bien loin du « pan lumineux » découpé sur fond de ténèbres,
même si la nuit qui suivit le drame de ce soir-là fut douce. Nous avons dans
ce rappel la preuve éclatante que rien n’empêchait de «  faire sortir  » tout
Combray de la première séquence, et un Combray léger, charmant,
frémissant. En vérité, le gain est ailleurs  : la double entrée fait que,
d’emblée, nous ne lisons pas, nous relisons la Recherche. Seul moyen d’en
percevoir la complexité et surtout de nous lier puissamment. Lorsque le
héros entend pour la première fois « la partie de la Sonate de Vinteuil où se
trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée  », il ne distingue rien,
car

ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la


mémoire 26.

Et cette question de la lecture et de la relecture nous en rappelle une


autre, fameuse, cruciale et irritante : je découvre à la fin que le narrateur va
écrire le livre que je viens de lire. C’est du moins ce que je crois plus ou
moins comprendre, ou plutôt devoir comprendre. Là commence une
sensation de vertige.
Partons du plus simple. Au prix d’une lecture savante, donc, entre
autres, d’une « vraie » relecture, c’est-à-dire d’une lecture qui s’appuie sur
le contexte de l’œuvre prise dans sa totalité, nous découvrons que les deux
séquences d’ouverture sont bien deux entrées et que ces entrées de la
Recherche ont chacune leur fonction propre. Dès lors que le drame du
coucher revient à la fin du «  Temps retrouvé  », la première séquence est
comprise a posteriori comme un élément de l’encadrement de l’œuvre prise
dans sa totalité (d’où le défilé des chambres de Combray, de Doncières et
d’ailleurs), alors que la seconde entrée (la petite madeleine) est le début du
seul premier ensemble («  Du côté de chez Swann  »). Cette analyse est
satisfaisante, solidement fondée sur des faits, mais insuffisante. Elle laisse
une question ouverte  : comment le roman peut-il commencer ou
recommencer en boucle si sa fin, c’est précisément ce qui s’est révélé être
un début impossible ? Or :

Si c’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées
de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief, c’est
qu’à ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des
pas de mes parents reconduisant M.  Swann, ce tintement rebondissant,
ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui
m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je
les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin
dans le passé 27.

Il faudrait citer tout le passage. On y retrouve en effet quelque chose de


l’épouvante (un « sentiment de fatigue et d’effroi », dit un peu plus loin le
narrateur) qui marquait le drame du coucher. Le désir d’écrire est ainsi
paradoxalement lié à la scène qui, au début de la Recherche, a marqué la
défaite de la volonté. Certes, il est toujours possible de trouver une issue, au
prix d’un peu de dialectique et de beaucoup de mauvaise foi : on soutiendra
que justement, la scène va être rejouée, qu’il s’agit d’un défi que le
narrateur relève, etc. Malheureusement le paradoxe est bien là  : ce qui a
bloqué le récit au début vient de nouveau le verrouiller à la fin. Un texte qui
n’en finit pas de recommencer  ? Apparemment, il rencontre surtout des
obstacles pour commencer.
Que dire alors de la fameuse circularité  ? Je déplacerais volontiers la
question et, au lieu de se demander à quoi ressemblerait exactement le livre
annoncé, je propose qu’on se demande ce qu’il advient in fine de ce qu’on a
lu. En termes simples, le projet d’écrire un livre disqualifie ce qui précède
comme livre. Non : * et vous allez lire… ce que vous venez de lire, mais :
*  ce que vous venez de lire n’est pas (vraiment) un livre  –  donc, d’une
certaine manière  : *  vous ne l’avez pas (vraiment) lu, ou plutôt  : *  vous
n’avez pas vraiment lu, vous n’avez pas fait une expérience de lecture.
Nous avons eu affaire, nous sommes supposés in fine avoir eu affaire à des
matériaux non (encore) écrits. On répète que ce livre est l’histoire d’une
vocation  ; on dit moins que, dans le même temps, il n’est pas l’histoire
d’une vocation :

Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée
sous ce titre  : Une vocation. Elle ne l’aurait pas pu en ce sens que la
littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l’aurait pu en ce que
cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve
pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans lequel
celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on
ignore encore que l’embryon d’une plante se développe, lequel est pourtant
le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs 28.

Ce texte parcouru plus ou moins («  aurait pu  », «  n’aurait pas pu  ») par
l’idée que le héros veut et va écrire un livre, c’est avant tout un « trésor »,
une « réserve », un « coffre-fort » 29 dont il faudra exploiter les richesses en
écrivant le livre. On objectera que les passages où ce que nous venons de
lire est expressément décrit comme un vrai livre ne manquent pas  :
30
«  Marcel  » désigné comme «  auteur   », l’histoire vraie des Larivière
rapportée dans « ce livre 31 », telle adresse au « lecteur » 32. Mais il faut bien
voir que la position est intenable : le lecteur, quand il lit, finit par oublier la
consigne, oublie qu’il ne lit pas un livre ! Cela étant, ne pourrait-on pas tout
aussi bien dire  : quand on lit un livre, on peut parfaitement oublier qu’on
lit ? En tout cas, le narrateur devra réaffirmer l’étrange chose aux endroits
stratégiques. C’est un travail de marquage, qui permet de mettre en place ce
programme inédit. En ce sens, si le faux début a ceci de particulier qu’il a
un lien possible, sinon probable, avec la vocation d’écrivain (le manque de
volonté comme obstacle majeur à l’écriture), la petite madeleine, elle,
inaugure un espace indéfini de ce point de vue, où l’on veut faire oublier
que cela s’écrit.
Le vertige n’en est que plus grand. Voilà donc que le livre que je viens
de lire n’était pas un livre et que le vrai livre n’est pas encore écrit. Double
absence. En effet, la sonnette est toujours là  : «  ce tintement y était
33
toujours  ». C’est ce qu’on appellerait en termes vaguement pascaliens une
présence qui porte absence.
Pour finir, reprenons la question en termes plus concrets. Nous avons vu
que le narrateur ne s’engageait pas dans un récit en régime singulatif et que,
quand celui-ci surgissait, il essayait une nouvelle voie  : raison esthétique,
choix de régime (le descriptif préféré au narratif)… ? Ce qui ne va pas, c’est
peut-être le chemin narratif – ou l’histoire singulière ou encore, finalement,
le choix d’un genre. On se souvient qu’on avait, avec la première séquence,
un début tout à fait acceptable pour un roman. Mais est-ce un roman,
justement  ? Le drame du coucher, en bloquant un certain type de
remémoration, bloque pour longtemps la possibilité d’une écriture
narrative, ou d’un certain type d’écriture narrative – disons, pour aller vite,
quelque chose comme un récit de vie.
Tout repose peut-être sur un préjugé. Le lecteur attend du récit. Le
discours narratif apparaît en effet comme le seul qui soit capable de lier, de
«  tenir  » un texte dont on sait seulement qu’il est long. Or, quand le récit
survient, c’est comme inopinément et, de toute façon, il va être récusé. A
priori commence alors non une histoire arrivée à Combray, mais un défilé,
une série de souvenirs, de brassées mémorielles. Ce sera le vrai début. Plus
tard, des voies bifurqueront sans doute, mais nous ne serons plus en ce lieu
éminemment stratégique qu’est le commencement.
C’est ainsi que la Recherche nous installe pour longtemps « au seuil des
temps et des formes » (p. 6).
1. À la recherche du temps perdu, «  Le côté de Guermantes  », op. cit., t.  II,
p. 713.
2. Ibid., p. 709-836.
3. « Un salon historique. Le salon de S.A.I. la princesse Mathilde », dans CSB,
op. cit., p. 445-455.
4. « Du côté de chez Swann », op. cit., t. I, p. 23, p. 43 et p. 47.
5. « Du côté de chez Swann », op. cit., t. I, p. 178.
6. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. II, p. 77.
7. « Du côté de chez Swann », t. I, op. cit., p. 179.
8. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. II, p. 78.
9. Ibid., p. 156.
10. Ibid., t. II, p. 154.
11. Ibid., p. 147.
12. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 521-522.
13. «  Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien  »,
« Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 618.
14. Op. cit., t. I, p. 3-47.
15. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 521-522.
16. «  “Le Rapport” de Jacques Madeleine  », éd. Henri Bonnet, Le Figaro
littéraire, 8 décembre 1966 (cité dans Jacques Bersani, Les Critiques de notre
temps et Proust, Paris, Garnier, 1971, p. 16).
17. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. II, p. 216.
18. Voir l’Introduction de Pierre-Louis  Rey et Jo Yoshida à «  Du côté de chez
Swann  », et leur description des extraits destinés à La Nouvelle Revue
française avant la publication du roman, op. cit., p. 1045.
19. C’est la même configuration textuelle que nous avons vue dans la scène du
dîner chez les Guermantes.
20. « Du côté de chez Swann », op. cit., t. I, p. 205.
21. Ibid., p. 206.
Et c’est à une écoute de la sonate de Vinteuil que renvoie le titre de ces
pages : « D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné
de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin.
C’était comme au commencement du monde […]  » («  Du côté de chez
Swann », ibid., p. 346).
22. « […] il me semblait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans
son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc »
(« Du côté de chez Swann », t. I, op. cit., p. 38).
23. «  tout le charme de cette nuit-là  » («  Le temps retrouvé  », op. cit., t.  IV,
p.  463).
24. Ibid., p. 478.
25. Ibid., p. 463.
26. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. I, p. 520.
27. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 623.
28. Ibid., p. 478.
29. « L’accident cérébral n’était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles
pour moi par un certain vide dans la tête et par un oubli de toutes choses que
je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires
on en trouve une qu’on avait oubliée qu’on avait même à chercher, faisaient
de moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à
mesure les richesses. Quelque temps il exista un moi qui déplora de perdre
ces richesses et s’opposait à elle, à la mémoire, et bientôt je sentis que la
mémoire en se retirant emportait aussi ce moi » (ibid., p. 614-615).
30. «  […] en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre
[…] » (« La prisonnière », op. cit., t. III, p. 583).
31. « Dans ce livre où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif […] » (« Le temps
retrouvé », op. cit., t. IV, p. 424).
32. «  Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de
complaisance de cette dame  » («  Sodome et Gomorrhe  », op. cit., t.  III,
p. 51).
33. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 624.
Post-scriptum

Le corpus

Les textes analysés sont des textes très connus. J’ai absolument manqué
à ce que d’aucuns considèrent comme un devoir : faire découvrir des textes
inconnus ou mal connus, et l’on est en droit d’estimer que le plus urgent
n’est pas d’ajouter au discours critique sur La Chartreuse de Parme ou La
Princesse de Clèves. Ce n’est pas à moi de dire si mon propos apporte, sur
le plan critique, du nouveau. Je veux simplement donner de mes choix deux
justifications. La première est d’ordre technique  : il est difficile de
demander à un lecteur de suivre l’analyse détaillée d’un texte qu’il ne
connaîtrait pas ou connaîtrait mal. Or, vu l’enjeu de ce livre, le passage par
des analyses de ce type est inévitable. La seconde justification est qu’il
m’intéressait d’étudier des textes qui ont été soumis à une longue et riche
tradition critique, qui ont été recouverts d’une épaisse couche de sédiments
et, même si l’objet n’est certainement pas d’analyser des réceptions réelles,
il est important qu’en quelque sorte elles flottent autour ou au-dessus des
textes. Il ne semble pas impossible d’aborder un texte en simulant
l’ignorance, l’ignorance de ce qu’il est (je ne l’ai jamais lu) et l’ignorance
de ce qu’on en a dit. L’ignorance feinte est une technique comme une autre.
Elle n’est pas facile à manier, mais elle a fait ses preuves. Je l’ai
abondamment pratiquée. Elle a cependant ses limites et le plus sûr est
encore de contrôler au mieux ce qui relève d’un savoir préalable plus ou
moins diffus, d’en mesurer l’impact et de le mettre à l’épreuve  : je peux
faire semblant de ne jamais avoir lu La Princesse de Clèves, mais je ne vais
pas faire semblant d’ignorer ce qu’est une exposition ou une description ni
non plus m’étonner outre mesure de l’aveu, ce qui ne m’empêchera pas
d’essayer d’observer procédures et épisodes avec le moins de présupposés
possible. (Je n’avancerai pas de troisième raison d’avoir choisi ces textes,
puisque je n’en ai annoncé que deux : ce serait qu’ils me plaisent, qu’ils me
semblent plaire à beaucoup et que l’on peut ainsi joindre l’assurément
agréable au peut-être utile.)
 
Les textes analysés sont largement cités. Il fallait bien sûr être le plus
clair possible. Mais, le temps passant et le travail avançant, j’y ai vu
confusément un autre intérêt. Les analyses proposées se veulent des
descriptions. Cependant, réserver, retarder l’interprétation ne renvoie pas à
je ne sais quelle neutralité contemplative. L’intervention, le bricolage, la
manipulation, l’expérimentation sont au contraire le fondement même de ce
type de travail, qui veut s’inscrire dans une tradition rhétorique, une
tradition dont on sait qu’elle pratique par principe l’irrespect et que, à ce
titre, elle se donne le droit de mettre en question l’autorité du texte.
Idéalement, il s’agit de donner à un texte la meilleure configuration
possible, qui rende compte le plus économiquement possible des lectures
qu’on en peut faire. La marge de manœuvre est réduite  : ne pas refuser
l’intrusion, d’un côté, ne pas traduire le texte à l’aide d’un dictionnaire
herméneutique quelconque, de l’autre. Il m’est apparu peu à peu que le
«  commentaire rhétorique  » idéal pourrait essayer de se passer de
commenter, tenter de se réduire à n’être plus qu’une sorte de copie du texte
étudié, présentée dans une disposition différente, agrémentée de discrets
soulignements, de signes divers indiquant les décrochages, déviations,
doublages, inflexions, accentuations, accélérations, etc., qui en feraient une
sorte de partition. Je n’ai pas eu l’audace de me lancer dans un
« commentaire » dont l’instrument principal fût la typographie, mais il est
permis de rêver.
 
Aucun des textes analysés dans la seconde partie de ce livre n’est un
texte réflexif, je veux dire essentiellement réflexif. Dans Manon Lescaut,
des Grieux se contente à peu près de dire que son récit l’a tué et Renoncour
qu’il a été fidèle à des Grieux («  jusques au feu exclusivement  », comme
aurait dit Rabelais) et, sur ce plan, j’en suis resté là. Je n’ai pas été tenté de
faire dire à des textes quelque chose sur la littérature, ni même sur leur
propre poétique. Je voulais par exemple suivre Balzac dans sa pratique
romanesque, je ne me sentais pas obligé de le suivre dans ses idées sur cette
pratique. C’eût été une autre question. Et, même en traitant d’un texte aussi
« pensé » que la Recherche, je pouvais et devais distinguer l’interprétation
de l’auteur ou, en l’occurrence, du narrateur (le sens qu’il donnait à la
forme) et la description de ses opérations (la forme qu’il donnait au sens).
Ce qui m’intéressait dans ce travail, c’étaient des pratiques, non des
théories, c’était de porter un regard théorique sur des pratiques, non sur les
théories de ces pratiques. Il s’agissait ainsi d’avoir, dans l’analyse, le moins
de contraintes possible.
De toute façon, un texte réflexif n’est souvent que l’extension d’un
discours d’intention. Je ne reviens pas sur un débat usé jusqu’à la corde.
L’intention de l’auteur est éminemment intéressante  ; elle doit être tenue
pour une interprétation du texte, et c’est évidemment tout à fait
considérable, mais elle n’est que cela. Pouvons-nous imaginer qu’un auteur
maîtrise tous les effets de ce qu’il écrit  ? y compris, bien sûr, ceux qui
pourront éventuellement toucher les générations futures  ? D’une part,
comme il y a chez un artisan une intelligence du geste, il y a chez un
écrivain une intelligence de l’écriture qui sans doute va plus loin que « les
vérités de l’intelligence  ». En particulier, je ferais volontiers l’hypothèse
que des formes agissent en profondeur, sourdement, obscurément, qu’il est
probable qu’elles «  travaillent  » hors de toute maîtrise, certain que
l’analyste ne peut qu’en faire une description hypothétique, mais
raisonnable de penser qu’à cette condition sa description peut se donner
comme fin d’être sinon vraie, du moins efficace. D’autre part, les mots, les
schémas, les thèmes, les images, les personnages ne peuvent appartenir en
propre à l’écrivain, ils ont été nécessairement utilisés par d’autres avant lui,
ils portent sur eux leur histoire. De cette « charge », l’auteur interprète n’a
certainement pas tout voulu. Par contre, si nous nous intéressons à ce que
peut offrir son texte aux lecteurs que nous sommes, il serait étrange de nous
en priver. Le plus pertinent est encore de reprendre un cliché  : quelque
chose parle à travers l’auteur. Nous avons connu dans l’histoire de multiples
identifications de ce «  quelque chose  », du dieu inspirateur à la libido.
Quand nous nous plaçons dans cette perspective, nous avons affaire à
diverses versions plus ou moins actualisées de la prophétie. Il me semble,
plus trivialement, que ce « quelque chose », c’est d’abord la masse énorme
des discours qu’un texte bon gré mal gré convoque. Et il ne s’agit pas
seulement d’une intertextualité plus ou moins savante, mais de tout ce qui
peut se dire ou s’écrire. Dans le langage, il n’est pas d’espaces vierges. Le
plus sophistiqué des textes littéraires puise son matériau dans le même
réservoir, dans le même trésor de mots et de formes que la pratique la plus
ordinaire du langage, et il ne peut pas s’en abstraire. Il a beau avoir un
commencement, un milieu et une fin, cela ne le préserve pas de la charge du
langage ordinaire. Tout est là. De sorte que l’intention de l’auteur ne
s’appréhendera éventuellement qu’au terme d’une démarche soustractive,
pour ne pas dire mutilante. Certes, il y a bien des manœuvres par lesquelles
un auteur cherche à garder l’« autorité » sur des lectures multiples et sans
doute, pour une bonne part, tout à fait imprévisibles pour lui  : ce sont les
diverses mises en scène de l’œuvre ouverte. L’auteur trouvera souvent aide
et complicité (à distance) chez le critique contemporain, qui appréciera cette
posture. Mais il s’agit évidemment d’une forme vide  : on déclare
simplement que le texte appartient à celui qui le lit. Il est passionnant
d’étudier les stratégies alors mises en œuvre, à condition toutefois de n’en
pas faire un mauvais usage. Cette posture me permet en effet d’asseoir ma
propre autorité : ce que je dis, l’auteur le cautionne a priori, et je risque de
verser dans le travers noté plus haut. Bref, s’il est légitime de déterminer la
part de l’auteur, il me semble qu’il ne l’est pas moins de s’intéresser à ce
qui lui échappe. L’intention de l’auteur, quand on la connaît, jette un
éclairage puissant sur son œuvre, ce n’est pas pour autant qu’il faut négliger
ce qui reste dans l’ombre et ne pas essayer de modifier l’éclairage.
 
Les textes analysés sont-ils plus riches, plus « résistants » que d’autres
pour pouvoir se prêter, comme on suppose qu’ils font, à des analyses
sophistiquées qui prétendent conduire à de merveilleuses figures  ? Je n’ai
évidemment pas de réponse. Mais il n’y a pas lieu de s’étonner de la
complexité du fonctionnement d’un texte. Il est beaucoup plus étonnant
qu’on puisse admettre qu’un auteur maîtrise absolument sa production, je
n’y reviens pas. Quand nous analysons un texte, nous faisons surgir, en
quelque sorte, tout un environnement discursif ; mieux, non seulement nous
multiplions les relations possibles entre les éléments qui le composent, mais
nous multiplions ces éléments eux-mêmes, en montant jusqu’à des unités
qui le dépassent (genres ou thèmes) ou en rendant perceptibles des unités de
très petite dimension. Mais il faut bien en venir à la question cruciale : une
fois acceptée la complexité des opérations, qu’est-ce qui revient au texte et
qu’est-ce qui revient à l’analyse  ? Nous n’avons sans doute pas à traiter
cette question dans notre domaine autrement que dans les autres. D’abord,
pour faire simple : on essaie de rendre compte d’un objet de la manière la
plus économique et si tel élément observable ne peut pas être pris en
compte, on change la théorie. Ce qui revient à dire que le texte qu’on avait
construit avait été excessivement appauvri. Par ailleurs, le critique, le
poéticien, l’analyste, etc., propose ses hypothèses : il a préalablement choisi
le texte (voir plus haut pour ce qui me concerne), mais il a aussi choisi les
« faits », ce qui lui paraît être « à expliquer ». Et c’est là que tout devient
délicat. Est-ce qu’on va expliquer ce qui est difficile  ? Sans doute, mais
n’est-ce pas, dans ce qui est difficile, ce qui est digne d’être expliqué ? voire
ce qui semble digne d’être expliqué  ? Sans doute, le plus souvent. Une
communauté de lecteurs a environné le texte d’un certain nombre de
questions qui, en quelque sorte, ont fini par faire partie de lui  : le réseau
textuel intègre inévitablement sinon des énoncés critiques, du moins les
effets de gestes critiques, qui ont fléché certains itinéraires et surligné
certaines connexions. Pour pallier cet inconvénient, idéalement, on essaiera
d’établir, de construire la difficulté, on pourra même s’exercer à commencer
par des difficultés qui semblent a priori fort peu intéressantes. Se demander
par exemple si, dans La Princesse de Clèves, le tableau de la cour est ou
non une exposition, et si même il existe comme « morceau », est futile en ce
sens que la question est a priori tout à fait périphérique. Et pourtant le
décentrement n’est peut-être pas encore suffisant. Je dois en effet
reconnaître après coup que je n’ai pas été capable de m’abstraire d’une
tradition : la critique de ce tableau. S’il y a une originalité de ma question,
elle ne tient donc pas ici à l’objet sur lequel elle porte, mais seulement à la
façon de l’aborder. Peut mieux faire. Beaucoup de présupposés viennent
ainsi perturber la démarche. Il convient donc d’élaborer des stratégies qui
permettent de les soumettre à la critique. Mais il restera de toute façon un
point aveugle, qui nous ramène à la question de départ. C’est le choix du
texte. Qu’une fois le texte choisi, je le mette dans la meilleure lumière
possible, que je cherche à l’«  exposer  » sous le meilleur jour, cela ne me
semble pas faire problème  : le meilleur jour est celui sous lequel il va
déployer toutes ses possibilités. Par contre, sauf quand, a priori, je veux
démontrer quelque chose de précis, le choix du texte est fondé sur un goût
et sur l’intuition, le sentiment qu’il a cette richesse. La communauté des
lecteurs joue ici nécessairement son rôle. Par son action, par la
sédimentation de ses interventions, elle a déjà déployé des possibilités de
l’œuvre et, même si je ne reprends pas ce «  travail  », ce dernier joue
confusément le rôle d’une caution. Il m’encourage en quelque sorte et me
met dans l’illusion que je pourrai déployer tous les possibles. Il n’est pas
nécessaire de souligner ce qu’il y a là d’utopie, peut-être même de folie. La
recherche a aussi besoin d’illusion.

Séquences

L’INFORME
Un premier ensemble de difficultés, quand on se tourne vers le roman,
tient à son absence quasi totale de régulation. Il mêle des matériaux
hétérogènes  : des récits, bien souvent multiples et plus ou moins
hiérarchisés, des discours sur tous les sujets, des descriptions de toutes
sortes. Il n’a aucune limite de longueur ni d’amplitude. On a le sentiment
qu’il peut tout se permettre et n’offre aucune prise, le premier point
aggravant le second. En particulier, s’agissant de la composition, nous
n’avons apparemment pas cette merveilleuse concurrence de structures vite
repérables qui, par exemple, fait tout le plaisir de l’analyse du poème  :
sémantiquement, c’est ainsi  ; syntaxiquement, c’est autrement  ;
prosodiquement, c’est encore autrement, et l’on manœuvre dans
l’enchevêtrement de structures relativement bien dessinées. A priori, rien de
tel pour le roman. Enfin, sa longueur même empêche qu’on en puisse avoir
aisément une vue surplombante et qu’on saisisse une configuration stable.
Nous sommes quasiment condamnés à appréhender la forme par le
moyen d’une lecture au fil du texte, ce qui n’est pas le plus simple – mais
c’est le prix de l’aventure. Si sa forme magnifiquement informe ouvre
largement le champ des possibles à l’écrivain, elle soulève aussi des
difficultés, et pour lui, mais c’est son affaire, et pour nous, et nous pouvons
en dire deux mots. Jean Paul (qui n’est pas si loin de Stendhal) écrivait :

Le roman perd infiniment en pureté de constitution par une ampleur de


forme telle que presque toutes les formes peuvent venir s’y loger et y
jacasser. […] La liberté de la prose ne s’y répand pas non plus sans
dommages, car sa facilité dispense l’auteur d’une tension première, et
détourne le lecteur d’une étude attentive. […] combien un feu, un esprit,
une allure de l’ensemble et un héros ont peine à durer et traverser dix
volumes, et combien une œuvre de valeur demande pour se développer tout
l’air et la chaleur d’un véritable climat, et non le maigre effet de serre d’un
morceau de vitre, qui peut tout juste donner une ode, voilà ce dont les
critiques prennent mal la mesure, parce que les artistes eux-mêmes la
prennent mal, eux qui commencent bien, continuent tant bien que mal, et
finissent piteusement. On ne veut étudier que ce qui demande le moins
d’étude, le détail 1.

Ampleur de la forme, liberté de la prose, facilité. On se souvient de


Balzac écrivant que Stendhal sait raconter avec une « admirable simplicité »
les événements « feuillus » qui font la matière de La Chartreuse. C’est la
version aimable d’un mot de Diderot à propos de Rousseau, et que rapporte
ce dernier au livre IX des Confessions (il s’agit de La Nouvelle Héloïse)  :
« Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son
terme  ; c’est-à-dire chargé de paroles et redondant.  » Tout jugement de
valeur mis à part, cette épreuve de la complexité de l’appareil romanesque
est ordinaire, comme l’est la difficulté de la gestion de l’information. Nous
l’avons abondamment vu avec les simulations de première lecture  : que
retenir  ? dans quelle direction se préparer à aller  ? Une deuxième
expérience est celle du résumé  : comment séparer le principal de
l’accessoire ? La nouvelle de Balzac nous a donné l’occasion de pratiquer
cet exercice (Voir supra.). Enfin, troisième expérience, une question
critique peut être posée a posteriori  : de quoi, dans tel ou tel épisode
particulièrement serré, le romancier avait-il besoin  ? Elle a été posée au
sujet de la lettre perdue dans La Princesse de Clèves (Voir supra.), de la
mort de Manon (Voir supra.), de la séquence Gonzo dans La Chartreuse de
Parme (Voir supra.). L’extrême complexité du premier cas se résolvait. On
pouvait par exemple répondre à la question  : combien de femmes sont
nécessaires au bon fonctionnement de l’épisode ? Les deux autres cas nous
renvoyaient à de multiples solutions  : les fonctionnalités n’étaient pas les
mêmes selon que l’on examinait les passages de loin ou de près. Voilà trois
opérations par lesquelles nous pouvons mesurer la densité d’un appareil
romanesque : une dominante dramatique sera plus ou moins visible, un fil
d’intrigue plus ou moins perceptible, une organisation plus ou moins nette.
On trouvera évidemment quelques règles générales touchant à l’écriture
du roman et, pour ce qui nous intéresse particulièrement, sa composition.
Mais, s’agissant des textes que nous avons vus, presque rien sur quoi on ait
prise : découpage arbitraire en quatre de La Princesse de Clèves, découpage
accidentel en deux de Manon Lescaut (au bout d’une heure, des  Grieux
fatigue et doit se restaurer)  ; certes deux livres pour La Chartreuse de
Parme, mais aussi un long défilé de chapitres et de titres courants ; absence
de découpage chez Balzac et de repères dans la très longue scène
proustienne. Dans l’ensemble présenté, seul Flaubert propose un découpage
très concerté, simple dans son principe, complexe dans ses effets, mais
justement, il me semble qu’il tire son « conte », forme brève, vers d’autres
espaces génériques. Le romancier doit avoir du souffle et de la rigueur. On
se souvient que, à propos de La Chartreuse, Balzac rappelle un grand
principe  : «  la loi dominatrice de l’art est l’Unité dans la composition  »
(« Études sur M. Beyle », p. 654). Or, avec le roman, non seulement il faut
imaginer une grande architecture capable de tenir un tout parfois énorme et
souvent disparate, mais il faut encore, pour que cette architecture soit
perçue au fil de la lecture, un appareil de signalisation complexe, des relais
pour la mémorisation, des reprises de formes pour l’identification.

OUVERTURES
Une opération particulièrement délicate est celle par laquelle on fait
entrer le lecteur dans le roman. Qu’on le veuille ou non, se dessine alors
pour lui, inévitablement, un programme.
Mais d’abord, comment, dans un texte donné, définir matériellement
l’ouverture  ? Pour le dire très et trop simplement, l’ouverture est achevée
quand l’information préalable considérée comme nécessaire à l’histoire
principale est donnée. Le romancier peut évidemment vouloir s’en passer et
fournir l’information à mesure qu’il en a besoin  –  comme dans les
Mémoires, dit Stendhal. Nous avons vu que ce dernier opte justement pour
une forme mixte  : une ouverture, mais nombre d’informations ajoutées
après coup selon les besoins. Il faut bien reconnaître par ailleurs que la
notion d’information nécessaire reste vague. Nécessaire à quoi d’ailleurs ?
À tout le roman ? C’est impensable : trop long, trop complexe. Nécessaire
au début du roman ? Mais où est le début ? À défaut d’une réponse précise,
il me semble que, pour s’en tenir aux formes les plus répandues, la moins
mauvaise est celle-ci : une négociation a lieu entre un énoncé perçu comme
secondaire (description, discours du narrateur) et un énoncé perçu comme
principal (une scène, par exemple), l’ordre étant indifférent (voir le début in
medias res). En bref, c’est une question de focalisation de l’attention
produite par un jeu sur une différence de régimes.
Le cas de la Recherche est extrême. Un morceau séparé, et donc
parfaitement repérable, met en place le roman, comme pourrait le faire,
selon une solide tradition, quelque avertissement de quelque pseudo-éditeur
(voici dans quelles circonstances le livre que vous allez lire a été écrit, ou
voici comment l’histoire que vous allez lire m’a été délivrée). Mais l’effet
visé est tout autre et inédit : il s’agit de donner un commencement absolu
tout en produisant un effet de reconnaissance. (À noter par ailleurs que le
mauvais début est un récit singulatif, et le bon un mixte de discours
descriptif et de récit itératif  : le monde à l’envers  –  l’histoire avant son
cadre.) D’une manière moins surprenante, Balzac suppose de multiples
histoires avant celles qu’il raconte et se lance dans de multiples récits de
rattrapage. En principe, il n’y a aucune possibilité de sortir de cette course à
la totalité. La raison en est simple  : chaque récit de rattrapage suggère en
amont d’autres histoires et demande donc qu’on les raconte. D’où
l’extraordinaire inflation de l’ouverture romanesque chez Balzac. Mais il
me semble qu’un beau jour il a trouvé une seconde voie vers la résolution
de cette difficulté majeure  : le recours aux personnages reparaissants. À
partir de là, en quelque sorte, chaque roman de l’ensemble Comédie
humaine distribue l’information préalable nécessaire à tel autre.
Évidemment, dans la pratique, ce n’est pas si simple. Mais en principe,
c’est une solution magistrale. On dit très justement que cette invention
contribue de façon décisive au sentiment qu’a le lecteur d’un monde
balzacien. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a création d’un monde que s’il y a
effectivement «  commencement du monde  ». Il convient donc de régler
cette question. Balzac le fait par un coup de force.
Mais l’ouverture n’a pas pour seule fonction de gérer l’information.
Une seconde fonction, plus difficile à saisir, plus discrète, aux effets parfois
insidieux, c’est, nous l’avons vu, d’«  orienter  » la lecture, de «  donner le
ton ». On pourrait distinguer des pratiques romanesques selon l’importance
accordée à cette fonction, plus grande, par exemple, chez un Stendhal que
chez un Balzac, tout à sa chasse à l’information. D’ailleurs, si la délivrance
de l’information fait nécessairement l’objet d’un calcul, la seconde fonction
de l’ouverture peut être abandonnée au lecteur. Qu’on le veuille ou non, en
effet, les premières pages d’un roman sont prises comme une indication sur
la suite, un programme de lecture, une invitation à le recevoir de telle ou
telle façon. Elles indiquent le type d’intérêt qu’on va y trouver, elles
annoncent le ton ou la couleur.
Le lecteur peut se tromper, voire être trompé, et l’on trouve à l’œuvre,
dans cette zone sensible qu’est le début, des manœuvres sinon perverses, du
moins retorses. Ainsi, l’ouverture de Manon Lescaut annonce clairement la
couleur, à moins qu’il ne s’agisse que d’une couleur. De subtils
déplacements auront lieu, en effet, et les jeux d’éclairage ne seront pas le
moindre attrait de ce roman. On pourrait dire que, dans un cas comme celui-
là, où le récit ne commence pas par le début de l’histoire, les deux fonctions
de l’ouverture ont été dissociées : le ton a été donné avant que l’information
nécessaire n’ait été délivrée. On a vu les conséquences. Pour le dire en
termes plus sérieux, ce roman exploite au mieux la dissociation et en fait un
ressort dramatique. Quoi qu’il en soit, en effet, les premières pages pèseront
toujours. Les personnages de La Princesse de Clèves sortent du tableau de
la cour, et le destin de cette cour dans l’Histoire et dans le roman va rester
déterminant. L’extraordinaire allégresse du début de La Chartreuse me
paraît donner un modèle définitif. Lecteur, j’aurai tendance à lire la
séquence Waterloo sur le même mode, si bien que, en dépit de l’Histoire,
une allure «  à la Waterloo  » se calque sur l’allure à l’italienne. Il est
remarquable, dans ce cas, qu’on nous donne le ton sans avoir indiqué quel
est le sujet, de sorte que nous avons la couleur sans avoir l’objet. À la
différence de ce qui se passe avec Manon Lescaut, pas de structure
analeptique et pas non plus d’usage retors du procédé : c’est un glacis qui
est étendu sur tout le roman.

UNITÉS
Dans les exemples analysés, les unités données, prédéterminées, quand
elles existent, ne sont guère exploitables. Il faut donc aller du côté des
catégories critiques. S’agissant de roman, la narratologie nous fournit un
arsenal de termes capables de désigner des parties  : récit  /  discours,
scène / sommaire, récit / description… La dramaturgie, pour l’intrigue, a le
sien, qui peut se combiner assez aisément avec le précédent  : exposition,
nœud, péripétie, épisode, dénouement… Cet arsenal indispensable est à
compléter si l’on veut traiter de la composition du texte romanesque, dont le
récit, en tant que discours particulier et en tant que mise en ordre d’une
histoire, n’est qu’une dimension. Dans tous les cas, faute d’unités données,
c’est à nous que revient la responsabilité de construire des séquences.

Masses textuelles, scansion

Le roman, genre narratif par excellence, peut toujours se rabattre avec


plus ou moins de perte sur une forme simple de récit. Il est frappant,
d’ailleurs, qu’avec si peu d’exemples nous puissions trouver tant de
références possibles au conte. Le romancier est un conteur, il raconte ou fait
raconter une ou des histoires. Même Manon Lescaut donne à un récit
supposé véridique un petit air de conte, qui est son « il était une fois » : « Je
suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie où je
rencontrai pour la première fois le chevalier des Grieux. » Du conte, nous
l’avons vu, le roman hérite de structures, de formules, de cas. Le conte peut
innerver la totalité du récit (Balzac, Flaubert évidemment) ou fournir des
esquisses dont le trait sera plus ou moins appuyé (Mme  de  Lafayette et
encore Balzac). S’agissant de Balzac, je souligne en passant que nous avons
rencontré chaque fois, dans les deux nouvelles ou petits romans analysés
(Le Bal de Sceaux, La Maison du chat-qui-pelote), un même jeu sur des
formules génériques qui s’associent et s’enchaînent  : la fable et  /  ou le
conte, la comédie, le récit réaliste (Voir supra, ici et là.). Sans doute y a-t-il
là une piste à suivre. En tout cas, ce jeu est exemplaire de la manière dont
différents régimes textuels peuvent se relayer pour régler, à partir de la
forme simple par excellence qu’est le conte, l’allure et l’expansion du récit.
Il reste que, dans la réflexion sur les textes romanesques, nous avons
sans doute trop tendance à accorder au récit un privilège indiscutable et, si
nous considérons le récit, à privilégier la logique des actions. Or, nous
devons aussi prendre en compte tout ce qui permet de scander le texte,
d’observer et mesurer son «  allure  », qu’il s’agisse des changements de
régime ou de la répartition des masses textuelles. Avec le roman, nous
avons le plus souvent affaire à de vastes espaces textuels, de sorte que cette
régulation du flux narratif est essentielle  : la lisibilité est variable,
l’attention et la tension le sont aussi, la mémoire est plus ou moins
sollicitée, il y a de grandes plages et des lieux accidentés. Cette scansion du
roman détermine largement la vision que nous en avons de loin. Le cas
Balzac est frappant, avec son jeu sur les modes narratif et descriptif. La
scansion peut aussi être utilisée de façon particulièrement subtile quand
différentes lignes de force du texte se superposent en se déployant à des
vitesses différentes. On se souvient peut-être de ce phénomène tel qu’il
apparaît au début de La Chartreuse (Voir supra.). Autre exemple : dans telle
scène de la Recherche, nous l’avons vu, au-delà de l’observation de
comportements mondains, se met lentement en place le motif de
l’homosexualité de Charlus, et au-delà encore, et plus discrètement, celui de
la déception du héros (Voir supra.). Grandes masses narratives ou
descriptives, points forts, crises, détentes, longs oublis, soudaines
résurgences, le parcours du lecteur ne se réduit pas à suivre une piste
dramatique.
Ainsi la description : elle a donné lieu à de nombreux travaux et nous
commençons à bien connaître et ses procédés et ses fonctions, mais nous
pouvons encore approfondir la question des rapports qu’elle entretient avec
le récit et préciser son rôle ou ses rôles dans la composition romanesque. La
description ne sert pas seulement à cadrer ni à ancrer le récit. Chez un
Balzac, elle est largement l’exploration d’un réservoir d’histoires. Ce qui
implique une visée particulière du romancier (déchiffreur de mondes autant
ou plus que raconteur d’histoires, nous l’avons vu), mais aussi, en termes de
composition, une structure particulière du récit  : fragmenté, démultiplié.
Tout se passe alors comme si la description affichait une cohérence plus
efficacement que le récit. Par ailleurs, la description contribue toujours très
fortement à scander le roman. Le passage d’une séquence narrative à une
séquence descriptive est d’autant plus sensible qu’elles relèvent de logiques
foncièrement différentes. À quoi il faut enfin ajouter que souvent la
description fait masse, que souvent elle est lue avec une attention moins
soutenue, d’autant qu’elle a le goût des listes, de l’énumération, voire du
«  détail  ». Il y a là un instrument extrêmement puissant d’organisation
rythmique.
Quant au récit proprement dit, nous avons intérêt à ne pas porter
exclusivement l’attention sur la logique des actions. On peut raconter plus
ou moins vite une histoire, un sommaire peut être plus ou moins détaillé,
des commentaires intégrés au récit peuvent le ralentir considérablement, un
récit secondaire peut avoir pour fonction de retarder le récit principal (Voir
supra.). Là encore, l’auteur jouera des masses textuelles pour provoquer des
tensions et susciter des attentes.

Modules

S’agissant des unités intermédiaires, une gamme de modules est à


mettre au point.
Il y a ceux par lesquels on pourrait désigner un ensemble d’actions
récurrent : on se souvient de l’usage de schémas dramatiques élémentaires
dans La Chartreuse ou, de façon encore plus nette, du recours massif à un
scénario modulaire dans Manon Lescaut. Ce sont des modules narratifs : un
enchaînement d’actions liées à un investissement thématique particulier. Si
l’on s’est souvent attaché à étudier la migration de tel scénario d’une œuvre
à une autre (je pense aux travaux sur les morphologies du conte et sur les
topiques romanesques), il me semble que beaucoup reste à faire sur le
module narratif considéré comme matrice d’un texte, capable d’engendrer
du récit par répétitions et variations (avec effets de série, superposition,
entrelacement, passage d’un niveau à un autre, etc.). La difficulté est de
trouver le bon degré d’abstraction pour décrire le module : trop abstrait, il
embrassera des schémas narratifs trop différents les uns des autres  ;
insuffisamment abstrait, il aura un usage excessivement limité.
Il y a les modules que constituent des enchaînements relativement
stables d’unités formellement définies  : les modules romanesques. Un
module romanesque serait une unité compositionnelle tripartite  :
préparation, scène, commentaire. J’en ai parlé plus haut. La préparation est
constituée de discours divers : le plus souvent de récit (en fait, de sommaire
plus ou moins rapide) et / ou de description, les deux étant aptes à poser les
éléments d’une «  situation  »  ; le commentaire peut prendre différentes
formes et avoir différents objets  : du bilan, avec un propos sur la
redistribution des données, à l’exposé plus ou moins didactique sur tel ou
tel sujet. Les deux éléments sont soumis à la scène (narrativisée ou non),
l’un y conduisant, l’autre en étant issu. L’intérêt d’un tel module serait,
d’une part, de définir une unité proprement romanesque, de dimension par
ailleurs convenable pour l’analyse de ces textes et, d’autre part, de décrire
les différents usages qu’on peut en avoir et les différentes configurations
qu’on peut lui donner. Je vais y revenir.

Brèves remarques sur quelques formes


romanesques

Il serait naïf d’essayer de tirer d’un corpus aussi réduit des


considérations générales sur le roman ou quelque idée d’une évolution. Tout
au plus me risquerai-je à de rapides comparaisons. Ressemblances et
différences ne fourniront certainement pas de quoi remplir je ne sais quelle
triste «  boîte à outils  », mais suggéreront éventuellement quelques
hypothèses. Elles deviendront ce qu’elles méritent de devenir.
 
Le roman, genre narratif par excellence, peut toujours se rabattre avec
plus ou moins de perte sur une forme simple de récit. C’est évidemment très
réducteur. Je proposais de prendre en considération, dans nos textes, une
unité particulière  : le module romanesque, unité compositionnelle
tripartite  – préparation, scène, commentaire. On le considérera par
hypothèse comme une matrice formelle. Par rapport à une forme narrative
simple, le discours romanesque trouvera possibilité de développement et
autonomie selon trois modalités.
L’une doit être traitée à part  : c’est justement l’importance plus ou
moins grande accordée à la scène, qui est au centre de ce dispositif. Selon le
schéma proposé, des éléments y conduisent, d’autres en découlent. La scène
consiste soit en une séquence narrative en charge d’un événement
particulier, soit en un échange dialogué au discours direct ou indirect  –
  auquel cas, elle en appelle à un modèle théâtral. Quelle que soit la
définition qu’on en donne, elle correspond à un ralentissement du récit.
Phénomène d’insistance, par conséquent, qui force l’attention du lecteur. Si
l’on considère que le roman est un genre essentiellement narratif, son
expansion via la scène ne peut être a priori tenue pour un déplacement
générique. Notons enfin que la scène peut intégrer commentaires et
réflexions, cette expansion interne lui donnant alors une hégémonie quasi
absolue.
Avec les deux autres modalités, au contraire, le texte romanesque tend
vers des formules génériques différentes. Si la préparation est une série de
courts récits ayant pour fonction de résumer l’amont de la scène, il n’y a pas
non plus de dérive extragénérique. Par contre, si, comme il est presque
inévitable, la préparation est principalement ou fortement descriptive, le
roman a recours à une forme de discours qui est en quelque sorte un dehors
du récit. La description ne raconte pas, mais le récit ne peut raconter sans
2
décrire . Aussi trouve-t-il dans la description des possibilités d’expansion
sans limites. C’est ensuite le poids du commentaire, commentaire au sens
strict quand un discours tire la leçon d’une scène, ou commentaire dans un
sens plus large quand il prend prétexte de la scène pour développer un
propos moral, idéologique, historique, etc., qui la déborde  ; quoi qu’il en
soit, quand le commentaire n’est pas intégré à la scène, le roman en tant que
forme narrative est là encore altéré. Dans les deux cas, le roman frôle ainsi
d’autres formules génériques : le discours descriptif, l’exposé didactique.
L’insistance sur l’un ou l’autre de ces éléments et la configuration des
séquences qui le composent contribueraient à définir divers types d’écriture
romanesque. Plus ou moins de descriptions, plus ou moins de
commentaires, voire plus ou moins de scènes et plus ou moins de récit : La
Princesse de Clèves me semble être une forme exemplaire de «  roman
narratif », La Maison du chat-qui-pelote une forme exemplaire de « roman
descriptif ». Je veux dire que, dans le premier cas, la description est à la fois
discrète et soumise au récit, alors que, dans le second, non seulement elle
est prolixe, mais elle enfante et nourrit le récit.
 
Il me paraît raisonnable de considérer le «  petit roman  » de
Mme  de  Lafayette comme un modèle, soit une formule romanesque
achevée, cautionnée par l’Histoire et, pour ce qui nous concerne, un
système stabilisé, cette stabilisation impliquant évidemment une lecture
simplifiante du texte. Il s’autorise l’expansion la plus proche du récit en
utilisant massivement notre séquence romanesque  : la scène dialoguée est
prépondérante dans la plus grande partie du roman ; le commentaire va de
soi, prolongeant la scène ; le discours descriptif reste relativement discret,
comme je l’ai dit, malgré les magnifiques résurgences de la fin, il est en tout
cas directement lié à la scène, voire à son service, et son éclat dans le côté
jardin du roman va de pair avec un récit particulièrement riche en
rebondissements. Si la description ou le tableau de la cour fournit au roman
des histoires, nous restons bien loin d’un schéma balzacien. En effet,
comme l’écrivait Valincour, ce tableau donne « une idée de la cour », il n’a
pas de prétention à l’exhaustivité ; par ailleurs, la distinction entre l’histoire
principale et les histoires secondaires est claire  ; enfin, les débordements
éventuels (les développements narratifs qui prennent un tour digressif) sont
récupérés par les leçons plus ou moins explicites qu’on est supposé en tirer
et qui rejoignent le commentaire de l’action principale.
Mais ce roman me paraît fondamentalement, exemplairement
«  classique  » par un trait essentiel, quoique beaucoup plus discret  :
l’alliance d’une grande simplicité sémantique et d’une grande complexité
structurale. Le texte est densifié non par une difficulté relevant d’une
herméneutique, mais par une complexité relevant d’une élaboration
formelle. L’épisode du bal du maréchal de Saint-André ou, mieux, celui de
la lettre perdue sont d’une complexité extrême, mais des descriptions en
restent parfaitement possibles. S’il y a différentes lectures de la lettre, c’est
qu’il y a plusieurs versions de la lettre (je veux dire  : selon l’auteur, le
destinataire, le parcours supposés). Et tout cela fait l’objet de récits. Nous
avons affaire non à un objet énigmatique, mais à une histoire compliquée.
La Princesse de Clèves est d’abord le récit d’une histoire extraordinaire
et exemplaire. Une histoire extraordinaire où la question principale est bien,
tout simplement  : que va-t-il arriver  ? Une histoire exemplaire  : chaque
étape du récit est commentée et ce sont les comportements des personnages
qui sont à élucider. Cette histoire doit être aisément reconnaissable, lisible.
Dans cette perspective, quelques traits la caractérisent  : à première vue,
donc, une dominante narrative et dramatique claire, la hiérarchie des
histoires racontées, la fonctionnalité du récit.
Mais il faut corriger une image trop lisse. La Princesse de  Clèves
dépasse le modèle qu’elle peut représenter. D’abord, si l’on y regarde de
plus près, infraction à la fonctionnalité  : le roman ne s’interdit pas la
collection. Mais surtout, il recourt à une hétérogénéité esthétique forte. En
effet, il n’apparaît pas comme un renoncement au baroque  ; ce que j’ai
appelé le côté jardin du roman peut être lu comme une remarquable
adaptation du roman ancien aux canons modernes : La Princesse de Clèves,
petit roman baroque. C’est de ce côté aussi que l’on trouve et le discours
descriptif le plus fort et des scènes racontées et muettes, de sorte que la
description fait retour sur deux plans. Cette hétérogénéité est compensée,
voire partiellement occultée, par la qualité des transitions. Un art virtuose
de la transition assure en effet une très forte cohérence formelle.
 
Si à cette manière-là on compare celle de Balzac, le fait le plus
remarquable est, chez ce dernier, l’extraordinaire prolixité du discours de
savoir. Nous avons affaire à un narrateur qui sait tout, non parce qu’il a tout
appris (voir peut-être Flaubert), mais parce qu’il a toujours tout su. Et
puisqu’il sait tout et qu’il est généreux, il va tout nous expliquer.
Il n’est donc pas question de nous raconter l’histoire d’une femme, d’un
homme, d’un couple, d’un trio, que sais-je ?, mais celle (celles) de tout ce
que ce monde contient. Car le monde est une énigme qu’il convient de
déchiffrer. Au début, donc, est une image, un tableau, qui va faire l’objet
d’une longue description. Balzac, nous l’avons vu, est un descripteur. Après
lui, il y aura beaucoup de descripteurs- déchiffreurs. Flaubert en donne un
bel exemple dans son conte, qui tourne aussi autour d’une énigme. Ni chez
l’un ni chez l’autre, nous ne sommes dans le modèle classique, où la
complexité était structurale, où il n’était pas besoin d’imaginer une
profondeur du texte pour s’y perdre  : la circulation d’une lettre suffisait.
Nous évoluons avec eux dans des mondes remplis de symboles qui
deviennent illisibles : d’un chat qui pelote à un perroquet sanctifié.
Le récit n’est pas à expliquer, il explique. Est à expliquer, dans notre
petit roman de Balzac, un grand tableau inaugural. Une multitude
d’histoires vont en sortir. C’est au point qu’on peut avoir des difficultés à
les hiérarchiser et, quand on y parvient, on trouvera d’autres difficultés à
suivre les fils dramatiques. Le foisonnement des histoires est en effet
inévitablement affecté d’un déficit de fonctionnalité.
On peut sans doute parler d’un modèle balzacien. Les raisons
historiques en sont évidentes. Mais je proposerais volontiers un argument
théorique. Le roman tel qu’il s’élabore chez Balzac trouve un nouvel
équilibre. Une forme se fixe. Le module romanesque reste utilisé, mais avec
des variantes considérables : c’est le poids de la description comme source
de l’appareil narratif  ; c’est la multiplication des récits  ; c’est enfin
l’inflation du discours du narrateur. Le roman est un texte en expansion. Il
trouve sinon sa cohérence, du moins sa tenue grâce à deux procédures
communes : un art consommé de la transition, le verrouillage du texte par
une ou des moralités. Mais l’ambition de Balzac le conduit à utiliser toutes
les ressources possibles. D’où l’extrême hétérogénéité du matériau qu’il
utilise et la nécessité de mettre au point une formule plus efficace pour tout
tenir ensemble. C’est, troisième procédure, l’invention des personnages
reparaissants. D’un côté, elle favorise l’expansion du roman, de l’autre elle
la maîtrise. L’effet en est extrêmement complexe et de toute façon ambigu :
d’une part, le roman que je lis n’a ni début ni fin ; d’autre part, il s’inscrit
dans un ensemble si vaste que je suis conduit à croire que cet ensemble est
le tout où il prend sens. Aussi le lecteur est-il renvoyé à un objet d’une autre
échelle, la cohérence étant à chercher à un niveau supérieur.
 
En un certain sens, Flaubert extrémise le modèle balzacien. La modestie
de mon sondage contraint à la prudence, mais je pense pouvoir noter que,
alors que Balzac fait de son mieux, le discours descriptif, dans le conte de
Flaubert, tourne définitivement à l’hétéroclite et que l’énigme n’est en rien
résolue. Il n’est décidément pas étonnant qu’on se soit interrogé sur son
« détail ». L’hétéroclite du conte, son disparate affiché, ses turbulences ne
sont pas pour autant son dernier mot : ces éléments coexistent, d’une part,
avec une histoire « simple », parfaitement lisible (et, somme toute, aisément
résumable) et, d’autre part, avec une architecture très élaborée, mais plus
visible que lisible. Ainsi le régime descriptif n’est-il pas seulement à la
source du récit, il l’informe. Si, dans un premier temps, nous constatons des
effets de rupture, des décrochages et pensons avoir affaire à une écriture du
détail, c’est peut-être parce que nous nous attendons à un régime mixte
traditionnel. Essayons alors de convertir notre regard, de ne pas rester à
attendre la venue d’un régime narratif pur, d’accepter un rythme inédit, de
nous laisser aller à l’itératif et au descriptif, et emporter sur ce que Proust
appelait le grand trottoir roulant flaubertien : il est solidement contrôlé.
 
Comme dans La Princesse de Clèves, la forme dialoguée et le dialogue
narrativisé ont une place décisive dans la plus grande partie de Manon
Lescaut. La description y est discrète, plus discrète encore que dans La
Princesse de Clèves, mais précise, donnant lieu ici à des traits et non à des
séquences descriptives structurées. L’hétérogénéité est extrêmement forte, à
la limite de la rupture. Mais il faut tenir compte d’un phénomène décisif : il
s’agit d’un roman à la première personne. Pour ce qui nous intéresse, j’en
vois deux effets. Le plus visible est que, en l’absence d’une voix autorisée,
la masse des réflexions ouvre un débat et ce débat est d’autant plus prolixe
que le jeu des interprétations ne peut se clore par une leçon explicite. Le
second effet touche l’organisation du récit  : les éléments en sont triés,
choisis, mis en perspective par un narrateur «  intéressé  ». Conséquence
collatérale : dans le cas particulier de Manon Lescaut, l’appareil descriptif
sera inévitablement réduit au minimum et les réflexions occuperont un
espace maximum.
Il reste que le récit est fortement orienté sur la résolution d’une énigme
et que cette énigme prend la forme d’un tableau mystérieux (Manon aux
fers). Lu trivialement, le fameux passage est tout simplement la situation à
laquelle arrivera le récit. Selon une lecture un peu plus élaborée, c’est bel et
bien une image, à prendre comme telle, avec sa charge symbolique propre.
Je ne vois pas, dans Manon Lescaut, de changement considérable dans
l’usage commun de l’appareil descriptif (sinon par son investissement, je
veux dire une sensibilité évidente aux realia)  ; par contre, je verrais
volontiers une inflexion dans ce recours particulier à la description,
modification ténue, mais peut-être décisive. N’oublions d’ailleurs pas que la
mise en place du récit de des Grieux est écrite par Renoncour, que c’est ce
dernier qui grave l’image au seuil du livre, que c’est lui déjà qui, avant le
fameux portrait de Manon, a esquissé de façon saisissante les chevaux
« fumants de fatigue et de chaleur ». En tout cas, quel que soit le parti qu’on
peut tirer du talent de Renoncour, l’image inaugurale, très dense, très
chargée, me paraît infléchir le roman vers des pratiques qui domineront au
siècle suivant.
 
Stendhal, en dépit de l’éloge que fait Balzac de son roman, me semble
plus facile à saisir à partir du premier modèle qu’à partir du second. On sait
que La Princesse de Clèves hante La Chartreuse. Au-delà des ressorts du
roman de cour, de toute une thématique qui a été bien repérée (les langages
secrets, par exemple), de la caractérisation du héros (Nemours / Fabrice), de
la réflexion sur l’amour (Stendhal est d’ailleurs entré sans façons dans le
débat : « la princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, et se donner à
3
M.  de  Nemours   »), il ne me semble pas excessif de parler de la reprise
d’une forme.
Le roman de Stendhal est un texte équilibré. Certes, nous l’avons vu, le
module romanesque s’y trouve désorganisé, altéré  : préparation rapide et
concurrence décisive du « plan », scène perturbée dans ses microstructures,
commentaire réduit. Mais l’essentiel est sauf : la description ne prend pas le
pas sur le récit. Ce point est capital. Dans La Chartreuse, on nous raconte
une histoire ou des histoires. Il y a bien un monde à décrire et à expliquer :
l’Italie. Et ce monde a bien ses mystères, le narrateur le dit et le répète  :
c’est l’exotisme italien. Mais ce que nous devons comprendre de l’Italie
(toutes les réserves étant faites par ailleurs sur nos capacités en la matière)
n’est pas l’objet d’un grand discours didactique, mais d’une multitude de
courts récits, d’anecdotes, de croquis, de traits rapidement soulignés par le
narrateur, lequel ne nous dit apparemment pas tout ce qu’il sait. À quoi
s’ajoutent donc les multiples «  plans  » ou scénarios des personnages.
Souvenons-nous qu’on trouve aussi beaucoup de plans, plans d’évasions en
l’occurrence, dans Manon Lescaut. Peut-être un trait d’une certaine écriture
mémorialiste : on pense à Retz. En tout cas, chez Stendhal, non seulement,
ils doublent les scènes que nous allons lire d’autres scènes possibles, mais
ils offrent à une parole surplombante l’occasion de formuler des lois. C’est
encore une façon d’alléger le commentaire.
Il me semble que Stendhal, dans La Chartreuse, s’appuie sur un modèle
classique du roman, mais lui donne un maximum d’amplitude. Si le récit
domine, une fonctionnalité faible lui permet de s’égarer. Si la question de la
hiérarchie d’histoires multiples ne se pose pas vraiment, le récit fait des
tours et des détours et la scène éclate en microstructures concurrentes. Si
l’on retrouve les communications complexes du roman de cour et de la
dramaturgie classique, elles sont extrémisées, voire caricaturées à force de
ruses et de déguisements. Enfin, le roman joue ostensiblement de la
diversité de son matériau. Nous avons affaire à une variation sur une forme
classique.
 
Proust, dans sa pratique, partage avec Balzac des préoccupations
essentielles : le souci du commencement et de la fin, la visée architecturale.
Comme Balzac, il affirme une primauté du descriptif  : on se rappelle
l’échec de ce début mis sous le signe du narratif. La Recherche ne
commence pas par un récit ou, plus précisément, elle met en scène son refus
du récit. On aura, avec le «  bon  » début, un itératif qui n’en finit plus et
dérive constamment vers la description. Car il s’agit bien, là aussi,
d’expliquer un monde.
Certes le commentaire n’est pas comparable à celui de Balzac, ne fût-ce
que parce que nous sommes dans un roman à la première personne et que
cette première personne n’est pas un témoin, mais le sujet même. Par où la
particularité de ce discours nous intéresse ici, c’est d’abord tout simplement
par son volume et la mise en place de ses masses. Son importance est telle
que nous hésitons sur le statut même du texte que nous lisons, c’est bien
connu : roman ou essai philosophique. Et par ailleurs un jeu s’établit entre
le discours fictionnel et le discours didactique  : alternance, relais,
superposition, effets de rythme, tempo plus ou moins rapide.
On ne saurait comparer la Recherche à un roman de Balzac, mais plutôt
à La Comédie humaine. Il faut cet espace. Traversées de différents mondes,
variations de régime sont le lot de ces œuvres immenses, qui, plus encore
que d’autres, ont à résoudre la question du lien, de l’enchaînement. J’ai cru
pouvoir mettre en lumière, chez Proust, une forme récurrente, observable
des petites aux grandes unités. Elle tient le tout. À ne lire que quelques
séquences, on oublierait l’essentiel, je veux dire le système des pierres
d’attente, évidemment lié à cette figure : un objet, un geste, une sensation
sont toujours susceptibles de revenir, sans qu’il y ait nécessairement de
signalisation à la première occurrence. Le recours à cette procédure a les
enjeux considérables que l’on sait, c’est toute une philosophie, mais, plus
modestement, c’est aussi un art particulier de la transition. Le lien se fait à
distance. De même que, chez Balzac, un personnage peut revenir, de même,
chez Proust, tout élément, jusqu’au plus minuscule, jusqu’au moins
« intéressant », peut revenir.
Nous avons affaire à une refonte profonde du roman «  à la Balzac  ».
Tout se passe comme si, du point de vue de la composition, la Recherche
s’adossait au modèle balzacien pour mettre en œuvre ses propres
opérations  : un monde se découvre peu à peu, il se manifeste
progressivement dans la lecture, sa description et son déchiffrage se font
dans le temps.

Configurations
RÉDUCTIONS
Il y a un moment où l’analyse exige que l’on passe du microcontexte au
macrocontexte. C’est ce que j’ai appelé (paradoxalement) le travail de
réduction. J’en ai développé longuement quelques exemples : l’architecture
complexe d’une lettre de Mme de Sévigné, la configuration de la nouvelle
de Balzac, les grandes figures de la séquence du dîner Guermantes et du
début de la Recherche, remarquablement actives des petites aux grandes
unités  ; ou encore, dans La Princesse de  Clèves, la complexité d’un
enchaînement narratif et d’une série d’analyses psychologiques qui se
réduisent en un dessin très net (le montage parfait de la succession des
aveux dans leurs diverses modalités : au mari / à l’amant, offert / dérobé, à
Paris / à Coulommiers (Voir supra.)).
La réduction ne consiste pas à focaliser l’attention sur une petite partie
du texte ou de la séquence examinés, mais à dépouiller progressivement,
prudemment le texte ou la séquence d’éléments sémantiques ou thématiques
qui en brouillent les lignes. Il est parfaitement stérile de prétendre viser la
forme hors de considérations sémantiques. S’agissant de prose, c’est bien,
pour une bonne part, le sémantisme qui, vu de près, nous permet de
déterminer des microséquences et de les mettre progressivement en relation
les unes avec les autres. Le but visé est alors de parvenir à une multitude de
figures relativement simples : gradation, contraste, symétrie, renversement,
etc. Cette première étape est tout à fait comparable à l’analyse rhétorique
qui, par un effort d’abstraction, isole des figures, et l’on peut d’ailleurs en
utiliser efficacement la terminologie. On est à l’étape d’un travail fin, dans
lequel on n’hésite pas à multiplier figures et schémas de façon à disposer
d’assez d’éléments pour élaborer une combinatoire. Deuxième temps  : on
prend progressivement du recul, on se place «  à distance  » pour examiner
des contextes plus larges. On pourra ainsi peu à peu simplifier, mettre au
point des transitions de figure à figure, étudier l’efficacité de telle ou telle
combinaison afin de passer à une autre échelle au prix d’un deuxième effort
d’abstraction. On essaie enfin de construire une forme d’ensemble qui rende
perceptible la composition du texte.
La question se pose de la pertinence de la configuration ainsi obtenue. Il
n’est pas déraisonnable de penser qu’elle aura une pertinence au-delà de la
séquence ou du texte analysés. Nous en avons eu une confirmation avec
Proust, qui réutilise les mêmes «  figures  » d’un niveau à un autre (des
petites aux grandes unités du texte) et d’une grande séquence à une autre. Et
l’on peut rêver  : dès lors que nous arrivons à des configurations simples,
nous sommes tentés de les manipuler, de les améliorer, de les modifier et de
nous demander à quelles conditions elles seraient réutilisables bien au-delà
des modestes corpus à partir desquels elles auraient été élaborées.

TRANSITIONS
Quant aux passages d’un régime, d’un équilibre, d’une configuration à
l’autre (puisque nous les saisissons dans le temps), je reviens sur un
mécanisme absolument essentiel en général et particulièrement dans le
genre protéiforme par excellence qu’est le roman : la transition. Elle ne peut
s’analyser que si l’on pluralise le texte en une collection d’énoncés. Pour
élaborer une hypothèse sur la ou les cohérences d’un texte, on n’a pas
besoin de la notion de transition  : on cherche ce par quoi les différents
énoncés qui composent le texte tiennent ensemble. Par contre, dès qu’on
s’intéresse au processus de lecture, à sa dynamique, dès qu’on veut
comprendre ce qui se passe au fil du texte, la transition apparaît comme le
procédé fondamental. Il ne lui est pas demandé de tenir ensemble tous les
énoncés, mais ceux qui se succèdent immédiatement, encore qu’il puisse y
avoir aussi dans cette opération la disposition de pierres d’attente pour des
énoncés plus lointains.
Quoi qu’il en soit, il me semble que le mécanisme en général peut être
décrit de la manière suivante : le texte fonctionne selon un régime donné ;
est introduit un élément compatible avec le régime suivant, mais cet
élément reste au second plan  ; la transition consiste, au prix d’une
modification de la hiérarchie, à faire passer cet élément au premier plan et à
l’intégrer dans le nouveau régime. L’idée de compatibilité permet de traiter
la question en termes de possibilité  : compatible, c’est-à-dire ici
«  susceptible de s’accorder avec  », et non «  qui s’accorde avec  ». Ainsi,
dans La Chartreuse, le régime historique du début est formellement
compatible avec le régime romanesque de la suite (retournements de
situation, succession de sentiments contraires) (Voir supra.). La
compatibilité de régimes différents peut se manifester très progressivement.
Comment, dans La Princesse de  Clèves, passe-t-on des événements qui
bouleversent la cour à l’avènement d’un nouveau régime romanesque ? La
très lente agonie de la cour et la très lente résurgence d’un nouveau
romanesque se superposent peu à peu  : déplacements, mise en place de
nouveaux décors se font discrètement et voilà que nous nous trouvons dans
un autre espace.
 
Une transition efficace est perçue après coup. Quant à la modification
de la hiérarchie des énoncés, c’est un procédé qui dépasse largement la
question de la transition. On pourrait penser qu’il y a des cas où un
changement de régime n’est pas une modification de la hiérarchie, la
substitution d’une dominante à une autre, mais la substitution pure et simple
d’un régime à un autre. Or, il me semble que, quels que soient les contextes,
la mémoire du lecteur conserve quelque chose du régime précédent. Nous
en avons vu des exemples : dans nos pratiques ordinaires de la lecture, nous
sommes sans doute plutôt portés au compromis, à mixer les régimes en
quelque sorte (la question du « mélange » chez Prévost) ; dans l’analyse, il
convient de marquer les différences et donc de mesurer le nouveau à l’aune
du précédent, qui ne disparaît pas, plutôt que de parler de remplacement
d’un régime par un autre.
Est-ce à dire que la transition est le signe même du bon fonctionnement
du texte  ? Grâce à elle, ne passe-t-on pas en douceur d’un ensemble
d’énoncés à un autre, d’un régime à un autre, d’un système à un autre ? En
fait, ces descriptions de l’opération ne sont pas équivalentes. Une fois de
plus, il faut distinguer analyse et lecture courante. Si l’on parle en termes de
systèmes, il y a nécessairement un moment de déséquilibre dans le passage
d’un système à l’autre (ce que j’ai appelé ailleurs un dysfonctionnement).
Par contre, dans la lecture courante, si la transition est « réussie », je peux
parfaitement me trouver dans un régime de texte que j’ai adopté sans me
rendre compte que j’ai renoncé au précédent (de remarquables cas chez
Proust). La raison m’en paraît assez simple  : si je peux analyser une
transition, c’est que je vois cet élément compatible introduit dans un régime
donné, en attente, comme dans l’ombre, avant que les hiérarchies ne soient
changées et qu’il ne vienne sous la lumière avec son environnement, c’est-
à-dire avec le nouveau régime du texte. En d’autres termes, si je peux
analyser une transition, c’est que, d’une certaine façon, l’énoncé compatible
m’est apparu un instant comme un énoncé parasite.
 
C’est bien le travail sur les différents régimes d’un texte et sur
l’agencement de ses énoncés qui nous a permis de faire des hypothèses plus
générales sur sa forme. Si nous voulons analyser la découverte progressive
de la configuration générale d’un texte, nous irons inévitablement de
configurations locales en configurations locales, et il faudra rendre compte
des principes de ces changements. Dans la perspective définie, la première
condition pour comprendre le passage d’une configuration à une autre, c’est
que les deux soient suffisamment complexes : les questions de dominantes
et de compatibilités exigent que l’analyse ait défini, à ce niveau, des formes
«  composées  », dont tel élément est peu visible, tel autre sous la lumière.
Aussi pourrons-nous parler de la transition en termes de jeu de structures.
Par exemple, localement, des chevauchements de structures aménagent des
sortes de transitions métonymiques  : c’est la translation par laquelle
Mme  de  Martigues passe de la chronique de cour au roman romanesque
(Voir supra.), ou, en sens inverse, le rôle de vecteur joué par Nemours dont
l’indiscrétion offre à la cour ce qui appartient au jardin (Voir supra.). Des
microlectures dégagent similitudes et différences, des visions de loin
cristallisent les données pour essayer de définir ultimement la configuration
générale d’un texte, soit les formes utilisées et le principe de leur
succession.

La bonne distance

La réflexion théorique demande une «  distance critique  »  ; on peut


recourir à une « vision de loin » ; les microlectures sont des lectures « de
près  »  ; une scène considérée dans sa propriété macroscopique diffère
profondément de la même considérée dans son détail  ; un chapitre de ce
livre s’intitule «  De loin  /  de près  »  ; dans un autre a été analysée une
dialectique disparition  /  retour  ; enfin, partout, j’ai essayé sur des textes
longs de varier les points de vue : de près pour ne pas manquer le travail de
la dynamique textuelle, pour analyser des combinaisons, de loin pour
cartographier le texte, observer les grands mouvements, ou les mouvements
plus lents, mesurer le chemin parcouru. Il est temps de s’interroger, pour
finir, sur cette notion de distance 4.
La question de la distance a deux aspects, a priori tout à fait différents.
C’est, d’une part, un des éléments de la réflexion sur le point de vue  : à
quelle distance de l’objet est celui qui nous en fait telle ou telle
description  ? C’est, d’autre part, une question que l’on peut considérer
comme impertinente quand on parle d’un texte  : à quelle distance dois-je
me tenir pour lire tel texte  ? Ce passage du visible au lisible n’a rien
d’évident. Il reste qu’une très ancienne tradition nous a habitués à l’usage
du modèle pictural et, d’une certaine manière, autorisés à recourir à cette
métaphore de la distance pour caractériser certaines lectures. De loin
voudrait dire, selon les cas : en considérant une grande portion de texte, en
prenant en compte un contexte large, ou bien en négligeant le « détail » – ce
qui promet quelques difficultés.
Se tenir « à la bonne distance », c’est se tenir à la distance qui convient
à un objet quelconque. Se tenir «  à bonne distance  », c’est se tenir plutôt
loin (ou pas trop près) de l’objet, à une distance « respectable », comme on
dit joliment. C’est en soi intéressant : signifie-t-on que la bonne distance est
une bonne distance ? veut-on dire qu’il faut être prudent et ne pas se tenir
trop près  ? Mais d’abord, pour un objet quelconque, y a-t-il une bonne
distance  ? et que se passe-t-il si l’on fait varier cette distance  ? Ces
questions, plus ou moins explicites, traversent un domaine de réflexion très
vaste, qui touche aussi bien la littérature que la peinture. Nous disposons,
pour faciliter l’approche de ce champ, d’une anthologie de textes bien
connus et régulièrement cités, venus de la poétique, de la philosophie, de
l’histoire de l’art. Ils constituent une école du regard, où Pascal croise
Proust, Horace et beaucoup d’autres. Je voudrais faire à mon tour une très
modeste et rapide intrusion dans ce vaste domaine pour essayer de disposer,
de la façon la plus simple, quelques repères.

HORACE
Quelle est la bonne distance  ? L’«  Art poétique  » d’Horace,
inévitablement convoqué sur ce terrain, ne tranche pas :

Il en est d’une poésie comme d’une peinture  : telle, vue de près, captive
davantage, telle autre vue de plus loin  ; l’une veut le demi-jour, l’autre la
lumière, car elle ne redoute pas le regard perçant du critique  ; l’une a plu
une fois, l’autre, si l’on y revient dix fois, plaira encore.
(Ut pictura poesis ; erit quae, si proprius stes,
te capiat magis, et quaedam, si longius abstes ;
haec amat obscurum, volet haec sub luce videri,
judicis argutum quae non formidat acumen ;
5
haec placuit semel, haec deciens repetita placebit .)

Il n’y a pas pour Horace deux (bonnes) façons de regarder une œuvre
littéraire ou une œuvre picturale, il n’y en a qu’une, celle qui convient au
cas particulier, qui est adaptée à tel objet singulier. Pour chaque œuvre il y a
une bonne distance. Donc, pas de norme universelle. Mais, apparemment,
une hiérarchie. Le contexte est troublant. Je suppose que l’œuvre qui veut la
pleine lumière et n’a rien à craindre de qui la juge est meilleure que celle
qui demande le demi-jour (la première résiste en effet au regard acéré du
critique), ou que l’œuvre qui plaira dix fois est meilleure que celle qui ne
plaît qu’une fois. Horace voit apparemment avec indulgence un certain
nombre de faiblesses, il accepte le divers, l’inégal. L’argument est qu’il
convient de supporter dans la poésie ce que l’on supporte dans la peinture –
  comme si les jugements émis sur la peinture étaient moins sévères. Le
propos qui précède immédiatement développe clairement l’idée d’une
indulgence nécessaire :

Il y a cependant des fautes qui doivent nous trouver portés à l’indulgence


[…]. Quand les beautés dominent dans un poème, je ne serai point choqué
de quelques taches que la négligence a laissé tomber çà et là ou dont la
nature humaine n’a pas su se garder 6.

Mais justement, pour la question précise qui nous intéresse (la distance), le
texte d’Horace ne donne aucun indice qui permette un jugement de valeur :
y a-t-il une différence de valeur entre l’œuvre qui demande à être vue de
près et celle qui demande à être vue de loin  ? et d’ailleurs de quels types
d’œuvres s’agit-il exactement  ? Il faut revenir ici au fondement de la
comparaison célèbre entre toutes de la poésie avec la peinture.
Si l’opposition entre « plaire une fois » et « plaire dix fois » ne semble
pas renvoyer très particulièrement à l’art pictural (sinon qu’il est sans doute
plus fréquent de passer dix fois devant une peinture, voire cent devant une
fresque, que de lire dix fois une œuvre), le rapport à l’éclairage, d’une part,
et le rapport à la distance du spectateur, de l’autre, sont évidemment très
caractéristiques et propres à la peinture. C’est à partir de là que le propos
devient difficile. La vision de près et la pénombre ne semblent pas aller
ensemble  : a priori, une œuvre qui aurait quelque défaut appellerait
vraisemblablement le demi-jour et une vision de loin. Et pourtant, dans
l’ordre du texte d’Horace, on trouve d’un côté : de près, dans l’ombre, vue
une seule fois (trois manières supposées de dissimuler une imperfection) ;
de l’autre  : de loin, en pleine lumière, vue dix fois. «  De loin  » et «  en
pleine lumière  » sont associés. Cette distribution nous conduirait à penser
contre toute attente que l’œuvre qui demande à être vue de loin est
meilleure (moins entachée de défauts) que celle qui demande à être vue de
près, c’est-à-dire, si l’on suppose une hiérarchie, qu’il y a des défauts qu’on
voit de loin et non de près. Il pourrait s’agir de la disposition, de l’équilibre
des masses, de l’architecture de l’œuvre. C’est acceptable en principe  : la
première règle de l’art poétique n’est-elle pas l’arrangement harmonieux
des parties  ? Mais cela reste difficile dans le contexte du passage
(l’organisation de la liste). Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’argument
vraiment décisif. Mieux, il ne me paraît pas impossible de justifier l’écart
par le fait que la construction grammaticale du cas qui nous intéresse (le
premier) diffère des deux suivants  : «  erit quae… et quaedam  », pour le
premier (de près  /  de loin), puis «  haec… haec…  » et encore «  haec…
haec…  », pour les deux autres (pénombre  /  pleine lumière et vu une
fois  /  vu dix fois). Nous ne serions pas dans la symétrie supposée  ; nous
pourrions modifier cet ordre dès lors non contraignant et nous aurions une
série peut-être plus satisfaisante : de loin / de près ; dans la pénombre / en
pleine lumière ; vu une fois / vu dix fois. Et d’ailleurs, Horace n’écrit-il pas
que telle œuvre, si on la voit de près, « captive davantage » ? Ce ne serait
donc pas un pis-aller. Pour résumer, cette œuvre, vue de près, «  prend  »,
séduit (capere) davantage et ne craint pas le regard acéré du critique.
Mais je peux de toute façon m’accommoder de l’ambiguïté de ce
passage, qui ne fait pas obstacle à ma rapide analyse. Il reste en effet ces
deux considérations sur l’œuvre picturale ou littéraire : elle peut être vue de
près ou de loin ; chaque œuvre demande (Horace dit « veut » et « aime »)
une distance particulière. Si nous transposons, cela revient à dire qu’il y
aurait d’un côté des écritures qui travailleraient plutôt le « détail », à voir de
près, de l’autre, des écritures qui travailleraient plutôt les grandes masses, à
voir de loin : ouvrages de décorateur, ouvrages d’architecte pour le dire vite
et exemplifier très grossièrement.

DIDEROT
Dans son Salon de 1763, Diderot fait un commentaire célèbre du Bocal
d’olives de Chardin. Là tout se complique :

On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur,


appliquées les unes sur les autres, et dont l’effet transpire de dessous en
dessus. D’autres fois on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la
toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze,
Loutherbourg vous expliqueraient ce faire bien mieux que moi  ; tous en
feront sentir l’effet à vos yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et
disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit 7.

Je vois deux façons d’interpréter ce passage et d’en tirer profit.


Quiconque découvre ces phrases est évidemment frappé par cette
manière de mettre en lumière le travail du peintre, la touche, le matériau
pictural, la pâte dans son épaisseur. Et sans doute le passage suggère-t-il
même un peu plus, avec cette transpiration, cette vapeur soufflée sur la toile
qui animent la matière, cette sorte de palpitation qui semble préluder à un
étrange enfantement. Il est tout à fait pertinent de souligner que Diderot
découvre ici une dimension de la peinture qui n’a peut-être de nouveau que
d’être si fortement exhibée par Chardin, mais qui en tout cas ne lui
paraissait pas, a priori, la plus importante, et cette découverte va changer
profondément son approche : il s’agit d’un « faire » que Chardin, le peintre
des petits sujets, porte à son plus haut degré. Cependant, toujours dans cette
perspective, ce faire est en principe appelé à disparaître dans la
contemplation du tableau à la bonne distance (ou à bonne distance, j’y
reviens) et dans l’accommodation du regard à la chose représentée. De
(trop) près, en effet, «  tout se brouille, s’aplatit et disparaît  ». Le
mouvement décrit est d’éloignement. Au fond, l’art du peintre transfigure le
matériau.
8
Cette lecture est confirmée, à mon sens, par un autre texte de Diderot .
Il y oppose deux sortes de peintures. La première, « la belle peinture », est
« la véritable imitation de la nature » : si l’on est proche du tableau et qu’on
le regarde de près, on voit tous les détails ; à mesure qu’on s’en éloigne, ces
détails disparaissent progressivement  –  comme dans la nature. Donc «  je
suis par rapport à ce tableau ce que je suis par rapport à la nature que le
peintre a prise pour modèle  ». La seconde sorte de peinture, elle, «  n’est
imitatrice que dans un point » :

[…] c’est celle où le peintre n’a rendu vivement et fortement que les détails
qu’il a aperçus dans les objets du point qu’il a choisi : au-delà de ce point,
on ne voit plus rien, c’est pis encore en deçà. Son tableau n’est point un
tableau ; depuis sa toile jusqu’à son point de vue, on ne sait ce que c’est. Il
ne faut pourtant pas blâmer ce genre de peinture, c’est celui du fameux
Rembrandt ; ce nom seul en fait suffisamment l’éloge (je souligne).

Ce texte éclaire le précédent en ce qu’il laisse entendre, sous l’éloge, une


réserve sur les tableaux qui ne supportent pas la vision de près, autrement
dit, pour lesquels il y a une « bonne distance ». Notons aussi : « c’est pis
encore en deçà ». La matière picturale, oui, mais jusqu’à un certain point.
On dira cela autrement. Dans le tableau qui imite véritablement la nature, ce
que l’on voit de près, ce sont bien des détails de l’ensemble  ; quant à la
position du peintre, elle est à cet égard indécelable (tout se passe comme
s’il avait approché chaque détail du modèle, tout en ayant une vision
d’ensemble). Dans l’autre tableau, ce que l’on voit de près, c’est la touche,
qui, évidemment, telle quelle, n’est pas un détail ; le peintre a rendu l’effet
visuel de son objet là d’où il l’observait ; et ce choix contraint le regard du
spectateur.
Mais bien sûr, on ne se privera pas d’aller plus loin, et une autre lecture
du propos de Diderot sur Chardin gommera sans doute et le côté éphémère
de la vision du matériau et sa relative dévalorisation, pour garder deux
images du tableau : en tant qu’il « représente » un sujet, en tant qu’il est un
entassement de couleurs, pure matière picturale. Cette lecture est tout à fait
possible, je veux dire acceptable. Elle garde la description, mais elle efface
sans doute un peu vite la hiérarchisation que cette description impliquait.
On allait avec la précédente d’une proximité excessive à la «  bonne
distance ». Cette seconde lecture, moins fidèle à mon sens, la complète en
imaginant un chemin inverse qui soit également valorisé. En gros, Diderot
était sur la bonne voie, il fallait le pousser à aller jusqu’au bout (ce qui
revient à dire  : l’inviter à s’approcher du tableau, à l’apprécier dans cette
proximité même, voire essayer d’unir, d’une manière ou d’une autre, les
deux visions).
Dans le prolongement de ces deux lectures pourraient même s’esquisser
grossièrement deux esthétiques : si la valeur du tableau est dans la qualité
de la représentation, dissimulons la main du peintre  ; si, par contre, la
valeur est dans le travail du matériau, ce travail peut être exhibé au point
d’altérer ou même de détruire sa qualité mimétique, devenue négligeable ;
j’expose soit le travail du peintre, soit le fruit de ce travail. Cette
formulation est assurément simpliste, mais il me semble que c’est bel et
bien ce qu’elle implique qui permet de comprendre pourquoi la peinture de
Chardin apparaît comme un miraculeux moment d’équilibre.
 
Sans entrer ici dans le vieux débat du dessin et de la couleur et la
querelle des rubénistes et des poussinistes, notons simplement que cette
expérience de la vision de près est assurément aussi celle de la couleur (de
près, en effet, pas de dessin qui soit perceptible). Chardin est un grand
coloriste : « Cet homme est le premier coloriste du Salon et peut-être un des
9
premiers coloristes de la peinture . » Or, la couleur est un mystère : elle est
une tache informe, mais elle s’adresse puissamment aux sens et elle est la
vie (« C’est le dessin qui donne forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur
10
donne la vie  »). Et telle est bien cette dualité qui est saisie dans l’étrange
va-et-vient que nous avons vu : de près, le chaos ; de loin, la vie. Ainsi :

Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa
bouche est entrouverte, il halète  ; sa palette est l’image du chaos. C’est
dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’œuvre de la création.
Et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint ; et les fleurs et leur
velouté  ; et les arbres et leurs différentes verdures  ; et l’azur du ciel et la
vapeur des eaux qui les ternit ; et les animaux et les longs poils et les taches
variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il
s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre. Il se rassied, et vous allez
voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la mousseline,
la toile, le gros linge, l’étoffe grossière ; vous verrez la poire jaune et mûre
11
tomber de l’arbre, et le raisin vert attaché au cep .

Le mystère que l’on retrouve ici tient en bonne partie à ce que les deux
visions sont encore une fois définies comme séparées («  Il se lève, il
s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre. Il se rassied  »). Mais le
passage est subtilement difficile. Deux «  œuvres  » semblent décrites  :
d’abord la nature, animaux et plantes, effets de lumière, nuances et
chatoiements  ; puis, sur la toile, éléments nouveaux, la chair et surtout la
diversité des étoffes (pierre de touche du coloriste, selon Diderot). Comme
si l’on devait distinguer l’œuvre de la création (ou de la Création) et
l’œuvre propre du peintre, et peut-être voir en certains traits de la première
un état intermédiaire entre la palette et la toile. Nous allons retrouver cela.
En tout cas, si Diderot revient en effet à sa dialectique (approchez-vous,
reculez), il faut cependant nuancer. Quand il écrit, « sa palette est l’image
du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’œuvre
de la création  », il ouvre peut-être confusément une autre voie. Ce n’est
pas : de près le chaos (le matériau), de loin l’œuvre de la création (l’image
du modèle), mais la seconde est bel et bien « tirée » du premier par l’effet
d’une étrange métamorphose.
Et il lui arrive en effet d’échapper totalement à sa dialectique. Ainsi, à
un moment où il s’émerveille de la «  vérité  » de la peinture de Chardin,
voici en quels termes il en parle :

C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets. Ô Chardin,
ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette ; c’est la
substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe
de ton pinceau, et que tu attaches sur la toile 12.
Ce passage du Salon de 1763 précède de quelques lignes celui que je citais
au début (« On n’entend rien à cette magie […] »). Ce qui montre un réel
désarroi devant l’événement Chardin, source d’interrogations et de tensions.
Ici, en effet, Diderot franchit bien le pas et pose le peintre non en magicien,
mais en démiurge. Chardin travaille avec « la substance même des objets ».
Nous ne trouvons pas l’idée d’une transfiguration du matériau, puisque
l’objet représenté et le matériau sont une seule et même « substance ». De
sorte que, pour revenir à notre question, la vision de près n’est alors
déformante que parce qu’elle permet de voir un nouveau type d’objet  :
« l’air et la lumière », écrit Diderot.
Le propos est évidemment énigmatique. Je me contenterai d’en retenir
ici (pour un usage différé) deux points. D’abord, la touche n’est pas alors un
détail du modèle, et cela nous le savions. Dans sa biographie de Chardin,
Cochin rapporte l’anecdote suivante :

Une des premières choses qu’il fit fut un lapin […]. Il n’avait point encore
tenté de traiter le poil. Il sentait bien qu’il ne fallait pas penser à le compter
ni à le rendre en détail […] « Il faut que je le pose à une distance telle que
je n’en voie plus les détails. Je dois m’occuper surtout d’en bien imiter et
avec la plus grande vérité les masses générales, ces tons de la couleur, la
rondeur, les effets de la lumière et des ombres » 13.

Une question naïve  : si le peintre ne voit pas les détails de l’objet ou du


moins ne veut pas les représenter, que voit donc exactement le spectateur
qui se risque à examiner le tableau de près pour en observer le détail ? Sans
s’engager sur une réponse précise, on peut au moins dire, et cela suffit à
mon propos, que si le lapin du tableau peut être considéré globalement
comme un objet représenté, le «  détail  » que voit le spectateur en la
circonstance ne peut pas être considéré, lui, comme un détail représenté.
Autrement dit, ce « détail »-là n’est pas une partie de l’objet représenté, il
est un effet de la représentation picturale de l’objet. On comprend que
l’expérience soit perturbante. La vision de près agresse l’œil, elle ne paraît
supportable que chez un peintre aux performances exceptionnelles.
Second point : la touche n’est pas non plus un pur fragment du matériau
pictural, et cela est tout à fait nouveau. La couleur n’est plus une tache ni un
tas informe sur la palette, mais l’air et la lumière pris à la pointe du pinceau
et l’on poursuivra sans peine en ajoutant que, sur la toile, la touche leur
imprime un mouvement. Il ne s’agit donc plus de couches de couleur
entassées. Ainsi décrite, la touche n’est certainement pas l’informe. Et voilà
qui pourrait nous conduire à une autre façon de poser la question  : pour
avancer dans la résolution du mystère des deux visions, nous pourrions en
effet nous demander ce qui rend possible la transformation dont nous
faisons l’expérience et essayer de saisir dans la vision de près non un objet,
mais le principe d’une dynamique, l’amorce d’un processus, une mise en
forme de l’informe.
 
Que retenir de cette trop rapide incursion dans le domaine de la peinture
selon Diderot  ? Quand on parle ici de distance, on n’est pas dans la
métaphore. Les deux acteurs de la scène picturale, le peintre et le spectateur,
sont mobiles, ils éprouvent réellement leurs distances par rapport au
tableau, et en outre, pour le premier, par rapport au modèle. Le peintre peut
s’approcher de son modèle ou s’en éloigner, travailler ou non le détail et,
s’il le travaille, il peut le faire systématiquement ou sélectivement. Surtout,
il évalue l’effet de son tableau en alternant vision de près et vision de loin.
Quant au spectateur, il se mettra à la place qu’on lui assigne ou prendra le
risque d’en essayer d’autres. Et il percevra différemment la toile selon qu’il
s’en approchera ou s’en éloignera. Si nous suivons Diderot, de ce jeu de
situations complexe nous retiendrons trois cas. Dans le premier, celui de la
« véritable imitation de la nature », le spectateur peut à sa guise s’approcher
ou s’éloigner du tableau  : il verra les détails plus ou moins bien, comme
dans la nature. Dans le second, une bonne distance et un bon point de vue
lui sont assignés. Mais cette distinction est transcendée dans le troisième
cas, quand un peintre et un coloriste de génie, comme Chardin, peint l’objet
avec sa substance même (volume, lumière, couleur) : alors, la question de la
distance ne peut plus se poser dans les mêmes termes. Ce qui ne signifie pas
que le spectateur verra la même chose de près et de loin, mais que la vision
de près donnera accès non à une chose informe, mais à un autre monde
surgi d’un « chaos » originel. S’il y a, pour la question qui nous occupe, une
leçon de la peinture, elle est dans ce saut qualitatif.

FLAUBERT
Flaubert, ce sera en passant et pour l’anecdote. J’ai en effet cité en
épigraphe du chapitre sur le détail un fragment d’une lettre. En voici un peu
plus (Flaubert écrit du Caire, où il vient d’arriver) :

Que voulez-vous que je vous en écrive ? Je ne fais que revenir à peine du


premier étourdissement. C’est comme si l’on vous jetait tout endormi au
beau milieu d’une symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent
l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent. Le détail vous
saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous
saisissez bien l’ensemble. Puis, peu à peu, cela s’harmonise et se place de
soi-même avec toutes les exigences de la perspective. Mais les premiers
jours, le diable m’emporte, c’est un tohu-bohu de couleurs étourdissant, si
bien que votre pauvre imagination, comme devant un feu d’artifice
d’images, en demeure tout éblouie 14.

Où l’on voit que le «  goût du détail  » n’est pas premier. En effet, avant
qu’on cherche le détail, c’est le détail qui vous cherche. Ce qui est premier,
c’est un spectacle qui se fragmente et se disperse. Alors, il n’est pas
possible de décrire. Étourdissement, éblouissement, parce qu’une vision de
près s’impose, et l’on n’y peut rien. Ne reste que l’énumération des détails :

Tandis que vous marchez le nez en l’air, à regarder les minarets couverts de
cigognes blanches, les terrasses des maisons où s’étirent au soleil les
esclaves fatigués, les pans de murs que traversent les branches des
sycomores, la clochette des dromadaires tinte à vos oreilles, et de grands
troupeaux de chèvres noires passent dans la rue, bêlant au milieu des
chevaux, des ânes et des marchands 15.

Voilà donc la liste attendue. L’idée d’un désordre primordial avant une
reconfiguration est bien celle qui est avancée : le tohu-bohu en attendant la
musique, les bruits des instruments avant l’harmonie de la symphonie, le
mélange en attendant le rétablissement de la perspective. C’est le même
constat que Diderot.
Aurions-nous là, dans le négligé d’une lettre, quelque chose que
l’écriture romanesque ne pourrait rendre  ? À mon avis, non. Il s’agit
évidemment d’une pose. D’une part, l’arrivée au  Caire date d’un mois et
demi, et Flaubert a déjà fait de nombreuses descriptions pour différents
correspondants. Ici, c’est la première fois qu’il s’adresse d’Égypte au
docteur Cloquet. Il rejoue ce qu’il avait joué dans la première lettre qu’il
avait envoyée à son frère Achille un mois plus tôt (15 décembre) :

Mais ce qui excite, par exemple, ce sont les chameaux […] traversant les
bazars  ; ce sont les mosquées avec leurs fontaines, les rues pleines de
costumes de tous pays, les cafés qui regorgent de fumée de tabac et les
16
places publiques retentissantes de baladins et de farceurs .

D’autre part, la lettre au docteur Cloquet nous donne bel et bien une
description. Nous avons affaire à une description prétéritive : je ne saurais
décrire « les minarets couverts de cigognes blanches… », etc. Le désordre
qui suit n’est pas plus frappant que dans nombre de descriptions. D’ailleurs,
un œil un peu exercé et pas trop ébloui remarquerait que l’on va de haut en
bas, et que les bruits sont notés à la fin. Notons cette belle clausule : « et de
grands troupeaux de chèvres noires […] au milieu des chevaux, des ânes et
des marchands ». La structure est bien là.
Mais Flaubert pouvait-il marquer autrement la sensation du détail, ou de
la vision sans recul ? Supposons que l’écrivain et le peintre soient dans le
même rapport à la chose vue ; leurs « rendus » sont foncièrement différents.
L’accumulation de notations descriptives sur la page n’a rien à voir avec
l’entassement et le croisement des touches sur la toile  : la lisibilité des
notations n’est pas moindre que celle d’une description « en forme ». Il n’y
aurait pas de « bonne distance » pour la description. Telle est en principe la
limite de l’analogie. À moins de tenir le désordre de la composition
littéraire pour l’équivalent de la visibilité de la touche en peinture. Mais
c’est sans doute un peu simple.

PROUST
Il nous reste une tentative à prendre en compte, même si, a priori, il est
peu probable que le fameux télescope de Proust, son merveilleux instrument
optique, puisse indiquer une autre voie :

Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien.


Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais
ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au
«  microscope  », quand je m’étais, au contraire, servi d’un télescope pour
apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient
situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je
cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails («  Le temps
retrouvé », t. IV, p. 618).

Le passage est très célèbre et, à mon avis, aussi difficile que célèbre. Je
crois qu’il faut reconnaître que quelque chose ne va pas dans cette image.
Voyons de plus près, si j’ose dire. Les lecteurs des «  esquisses  », écrit le
narrateur, ont pensé que leur auteur (et Proust avec lui) avait découvert ses
vérités au microscope, en fouillant les détails. J’imagine bien, en effet, un
discours critique louant la « finesse » des analyses proustiennes, faites « au
microscope » (on dirait aujourd’hui, plus agressivement, mais fidèle à une
métaphore balzacienne, «  au scalpel  »), l’acuité de l’observation, etc., et
Proust (ou le narrateur), qui se considérait par ailleurs un mauvais
observateur, s’indignant de n’être pas compris et refusant qu’après l’avoir
félicité, on finisse par le traiter de «  fouilleur de détails  », formule
évidemment très péjorative. En tout cas, pour ces premiers lecteurs, il aurait
porté son intérêt sur des choses véritablement « très petites ». Erreur. Il n’en
était rien : ces choses n’apparaissaient petites que parce qu’elles étaient très
éloignées ; elles constituaient en vérité autant de mondes. Jusqu’ici, tout va
bien.
Par contre, l’opposition du télescope et du microscope, dans ce passage,
présente une vraie difficulté. Le premier n’est en effet pas si différent du
second. Certes, pour voir des choses, grandes ou petites, de (très) loin, il
faut un télescope, mais ce merveilleux appareil n’exclut pas en principe
l’accès aux détails. Du moins faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle un
détail. Le télescope permet (éventuellement, selon sa puissance) de voir des
détails de loin (c’est une question de lumière). Là est la différence, et la
seule. Je peux imaginer un télescope si puissant qu’il me fera voir des
objets très lointains aussi petits que ceux que je peux voir « ici-bas » à l’œil
nu. Restons d’ailleurs dans la technologie classique : lorsque, caché dans le
clocher de l’église, Fabrice prend «  la grande lunette astronomique  » de
17
l’abbé Blanès pour observer les hommes et les femmes dans la rue , il peut
certainement voir des « détails ». Quant au microscope, il donne bel et bien
à l’observateur la possibilité de découvrir des mondes. Et l’on n’a pas
attendu les progrès technologiques modernes pour rêver sur ces mondes de
l’infiniment petit. C’est le fameux ciron de Pascal, dont on fouille le corps
jusque dans ses parties les plus délicates :

Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau, je lui veux peindre non
seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la
nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité
18
d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre […] .

On connaît la suite, vertigineuse. Ainsi, paradoxalement, dans le passage


qui nous intéresse, le narrateur n’aurait-il pas fort bien pu garder l’image du
microscope pour dire l’essentiel de ce qu’il avait à dire  ? Il pouvait
répondre  : *  J’ai fait des découvertes au microscope, oui, si vous voulez,
mais je ne suis pas pour autant un fouilleur de détails. Savez-vous bien
qu’on découvre des mondes grâce à cet instrument  ? Et d’ailleurs, à
l’occasion, Proust lui-même (l’auteur) ne s’interdit pas de se servir de l’un
ou de l’autre instrument :

[…] si on passe quarante ans de loisir à s’oublier soi-même et avec un


télescope ou un microscope à étudier des mondes, le résultat pourra n’être
pas vain 19.

Il y a pire. Lorsque le narrateur note que la vieillesse ne se voit chez


certaines personnes que de près  ; que, de même qu’un objet observé au
microscope, la figure apparaît alors tout autre ; qu’on y peut « distinguer »
les marques caricaturales de l’âge ; qu’il y a une bonne distance à partir de
laquelle on ne voit pas ces marques, ne dit-il pas l’essentiel ? Relisons donc
dans cette perspective ce texte, que j’ai partiellement cité dans le dernier
chapitre :

Certains hommes, certaines femmes ne semblaient pas avoir vieilli  ; leur


tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler
on se mettait tout près de la figure lisse de peau et fine de contours, alors
elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une
goutte d’eau, de sang, si on la place sous le microscope. Alors je distinguais
de multiples taches graisseuses sur la peau que j’avais crue lisse et dont
elles me donnaient le dégoût. Les lignes ne résistaient pas à cet
agrandissement. […] De sorte que, à l’égard de ces invités-là, ils étaient
jeunes vus de loin, leur âge augmentait avec le grossissement de la figure et
la possibilité d’en observer les différents plans  ; il restait dépendant du
spectateur, qui avait à se bien placer pour voir ces figures-là et à n’appliquer
sur elles que ces regards lointains qui diminuent l’objet comme le verre que
choisit l’opticien pour un presbyte  ; pour elles la vieillesse, comme la
présence des infusoires dans une goutte d’eau, était amenée par le progrès
moins des années que, dans la vision de l’observateur, du degré de l’échelle
(« Le temps retrouvé », t. IV, p. 521-522).

Il semble bien que tout y soit. Le microscope sert efficacement le propos.


Pourquoi donc, dans notre texte, le télescope  ? Ce télescope serait-il à
Proust ce que le baromètre était à Flaubert ?
 
Peut-être faut-il commencer par considérer le contexte. Il est polémique,
et le narrateur répond ici à une réaction aussi simple que sourdement
négative. On lui dit « microscope », il répond « télescope ».
Si on lui dit « microscope », c’est parce que, non sans raisons, on peut
voir chez lui une écriture du détail. Ses premiers lecteurs ont bien trouvé
dans ses esquisses ce que tout le monde appellerait spontanément des
détails. Et quel lecteur de la Recherche ne parlerait encore de finesse,
d’acuité, de précision, de capacité à noter le plus ténu ? Ce n’est d’ailleurs
pas parce que les lois cherchées sont « grandes » que les choses observées
ne sont pas «  petites  ». Précisons cependant. Le détail est pensé par ces
lecteurs comme un petit objet, partie d’un plus grand. À quoi peut s’ajouter,
et s’est ajoutée, l’idée péjorative que ce petit objet a, somme toute, peu
d’intérêt  : ce n’est qu’un détail (le tout étant, comme chacun sait, plus
important que les parties). Et voici le point décisif : le détail est un fragment
résiduel quelconque que je peux voir en grossissant l’objet que j’ai devant
les yeux et, dans cette perspective, le microscope n’est rien d’autre qu’un
instrument permettant de « détailler » cet objet.
Mais si les «  détails  » sont ceux d’un objet lointain observé au
télescope, qu’est-ce que cela change précisément  ? et cela change-t-il
d’ailleurs quoi que ce soit ? Ne devons-nous pas continuer à admettre que
les deux images du microscope et du télescope sont largement substituables
l’une à l’autre ? De fait, il me semble qu’elles ne le sont pas complètement
et que leur différence porte sur un point essentiel  : le télescope donne ici
une version radicale et sans ambiguïté de l’altérité de l’objet représenté. En
répondant « télescope », Proust souligne en effet ce point de deux manières.
D’une part, l’instrument donne accès à un monde lointain, qui est un
autre monde. L’image a une vertu proprement pédagogique  : pour le sens
commun, l’autre monde s’imagine assurément mieux sur le mode du
lointain. L’important, c’est la distance  : «  des choses, très petites en effet,
mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient
chacune un monde ». Cela se passe « sur une autre planète », comme on dit,
et le narrateur n’observe pas à la même échelle que nous («  Personne n’y
comprit rien »). Il est alors possible que ces détails ne soient pas des détails
parce qu’il s’agit, à notre échelle, de grands objets, et l’on pense à l’image
fantastique de la fin du livre, au duc de Guermantes juché « sur le sommet
peu praticable de quatre-vingt-trois années » :
[…] comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses,
grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par
leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils
tombent (ibid., p. 625).

Que le duc, en se levant, « vacille sur des jambes flageolantes » n’est pas un
«  détail  » plus ou moins trivial. L’image des hommes sur les échasses
trouve là toute sa pertinence. Nous devons en effet les voir immenses, non,
en vérité, parce qu’ils sont « objectivement » grands, mais parce qu’ils sont
à la taille d’un autre monde, incommensurables avec nous. Il faut voir le
duc de Guermantes s’élever, immense et fragile, et comprendre qu’il est la
mesure du temps. En ce sens, il est un personnage fabuleux.
D’autre part et surtout, le recours à l’image du télescope est le moyen le
plus efficace de refuser radicalement la notion même de détail. Le
télescope, contrairement au microscope, n’est pas une machine à détailler.
La petite chose n’est pas ici un fragment anodin d’un objet que j’ai devant
moi (et que je connais), mais bien un objet essentiellement différent : je vois
un objet, et cet objet appartient à un monde que je ne connais pas. Et je suis
de nouveau invité à une conversion du regard. Où l’on retrouve la question
de la touche du peintre. Certes, je pourrais considérer que la touche du
peintre est un détail du tableau, au sens d’un élément qu’une technique
d’agrandissement me permet de découvrir. Mais, nous l’avons vu, je peux
aussi (et, peut-être, au contraire) considérer que la touche est proprement la
trace d’un mouvement, d’une lumière, d’un volume, la trace d’un
environnement, de quelque chose qui dépasse infiniment l’objet représenté.
Et l’on pourrait ici aller jusqu’à dire  : sous le pseudo-détail, la loi. Le
passage cité me donne en effet un code de lecture  : moi, lecteur, je dois
« comprendre » que ce que je lis est vu de très loin, n’est pas à mon échelle,
est autre, et tout doit s’en trouver radicalement changé. Chacune de ces
petites choses prend un nouveau sens et une nouvelle fonction. Le narrateur
n’a pu les décrire sans comprendre les grandes lois étranges qui les
régissent. Mieux, à ces petites choses, on peut substituer les grandes lois
elles- mêmes.
Mais une question plus que délicate, et peut-être incongrue, se pose
alors inévitablement : à quoi ces lois peuvent-elles bien ressembler ?
Grâce à son télescope, donc, le narrateur-auteur de la Recherche
découvre un autre monde, avec autant de « détails », peut-être, mais vus de
20
loin ; il découvre une planète qui est à la fois « tout comme chez nous  » et
« pas comme chez nous ». Voyez la première rencontre avec Albertine :

Si elle m’avait vu, qu’avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers


me distinguait-elle  ? Il m’eût été aussi difficile de le dire que lorsque
certaines particularités nous apparaissent grâce au télescope, dans un astre
voisin, il est malaisé de conclure d’elles que des humains y habitent, qu’ils
nous voient, et quelles idées cette vue a pu éveiller en eux (« À l’ombre des
jeunes filles en fleurs », t. II, p. 152).

Si nous ne comprenons pas, nous avons des excuses. Tous peuvent en effet
se tromper :

«  Quel malheur que  –  alors que j’étais seulement préoccupé de retrouver


Gilberte ou Albertine  –  je n’aie pas fait plus attention à ce monsieur  ! Je
l’avais pris pour un raseur du monde, pour un simple figurant, c’était une
figure ! » (« Le temps retrouvé », t. IV, p. 298).

Il faut apprendre à voir la figure sous le figurant, c’est une première étape.
Le narrateur n’a pas vraiment utilisé un télescope. Que s’est-il passé ?
En regardant attentivement, et de près, il a simplement perçu autre chose
que l’objet, il a compris que l’objet n’était pas ce que l’on croyait. Ainsi, au
sortir de la lecture d’« un volume du journal inédit des Goncourt » :
Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais
c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se
manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui
faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait,
mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l’observation n’en
profitait pas (ibid., p. 296).

Suivent des comparaisons :

Comme un géomètre qui, dépouillant les choses de leurs qualités sensibles,


ne voit que leur substratum linéaire,

ou bien :

comme un chirurgien qui, sous le poli d’un ventre de femme, verrait le mal
interne qui le ronge,

ou encore :

J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que quand je
croyais les regarder je les radiographiais,

et enfin la clé :

Il en résultait qu’en réunissant toutes les remarques que j’avais pu faire


dans un dîner sur les convives, le dessin des lignes tracées par moi figurait
un ensemble de lois psychologiques où l’intérêt propre qu’avait eu dans ses
discours le convive ne tenait presque aucune place. Mais cela enlevait-il
tout mérite à mes portraits puisque je ne les donnais pas pour tels ? Si l’un,
dans le domaine de la peinture, met en évidence certaines vérités relatives
au volume, à la lumière, au mouvement, cela fait-il qu’il soit nécessairement
inférieur à tel portrait ne lui ressemblant aucunement de la même personne,
dans lequel mille détails qui sont omis dans le premier seront
minutieusement relatés – deuxième portrait d’où l’on pourra conclure que le
modèle était ravissant tandis qu’on l’eût cru laid dans le premier, ce qui
peut avoir une importance documentaire et même historique, mais n’est pas
nécessairement une vérité d’art (ibid., p. 297, je souligne).

La peinture, inévitablement, revient. Et aussi la figure : en deçà du modèle,


il y a un volume, une lumière, un mouvement, bref, un monde. Ce sont ce
volume, cette lumière, ce mouvement, ce monde qui ne se voient pas à l’œil
nu et pour lesquels le narrateur avait besoin d’un télescope, c’est-à-dire du
recours à une vision de loin. Le télescope ne montre pas les détails, les
parties grossies d’un objet connu, il montre des objets inconnus, ou plutôt,
puisque, de fait, nous reconnaissons ou croyons reconnaître des choses
familières, il montre leur en deçà, la configuration qui les sous-tend, et qui
est leur loi  : un volume, une lumière, un mouvement. Le tour de force a
consisté à modifier non la lettre des trop fameux «  détails  », mais leur
statut.
Tour de force ou coup de force  ? Nous pouvons légitimement nous
poser la question. En vérité, le narrateur (ou l’auteur) nous enjoint purement
et simplement de modifier radicalement le regard que nous portons sur son
texte.

MICROSCOPIES
Revenons un instant à la comparaison avec la peinture. Non seulement
le peintre peut montrer la touche, mais, le voudrait-il, quel que soit le fini de
son tableau, il ne peut pas la cacher absolument. L’écrivain semble ne pas
avoir l’équivalent : nous l’avons vu à propos de Flaubert, aucun désordre de
la composition littéraire ne sera l’équivalent de la visibilité de la touche en
peinture. L’écrivain garde cependant la possibilité de nous demander de lire
autrement. C’est comme si le peintre nous disait : « sachez voir la touche
sans vous approcher ». Tel est bien le coup de force.
Si je parle d’un monde pour l’observation duquel on a besoin d’un
télescope, je suis en pleine ambiguïté : s’agit-il du monde de la fiction que
je lis ou bien du monde qu’a observé l’auteur (ou le narrateur) pour
l’écrire ? « Le narrateur a besoin… », faudrait-il dire, ou « a eu besoin »,
car il s’est placé à de grandes distances de ces objets et de ces êtres que
nous croyons connaître. L’homme au télescope observe des mondes
lointains, régis par des lois qui leur sont évidemment propres. Mais le
produit de cette observation n’est jamais que le texte qu’il nous donne à
lire. Or, ce texte n’est pas d’emblée si étrange  : dans le cas particulier de
Proust il est riche et de fines observations et de considérations générales sur
toutes sortes de sujets, disons riche et de détails et de lois, mais rien qui
puisse provoquer un bouleversement. À quoi nous sert donc, à nous
lecteurs, l’espèce d’avertissement qu’il nous donne  ? Sans cet
avertissement, nous lisons chaque élément du texte comme une partie, un
fragment de l’ensemble et cet ensemble est la fiction où chaque partie,
chaque fragment trouve sa place. N’est-ce pas le bon sens même  ? Ce
monde nous est certes a priori inconnu, mais cette méconnaissance est toute
relative et les descriptions qu’on nous en a faites le rendent parfaitement
vraisemblable. Ici c’est le monde selon Proust, là selon Zola. Le lecteur,
donc, a un texte sous les yeux, il ne se sert pas d’un télescope, je suppose ;
tout au plus, éventuellement, de petites lunettes. Que fait-il avec elles de la
distance ? Apparemment, tout autre chose. Redescendons sur terre.
 
Les grands espaces du roman, le lecteur ne les maîtrisera pas toujours
aisément, il lui sera parfois aussi difficile d’en prendre une vue d’ensemble
que de mémoriser le détail.
Difficile d’en prendre une vue d’ensemble, en effet, s’il n’a pas des
repères ou un code auxquels il puisse se référer en utilisant une compétence
littéraire minimale  : reconnaissance d’un genre, reconnaissance d’un type
de scène (il s’agit d’une première rencontre, d’une scène de dépit, etc.),
reconnaissance d’une procédure (cette description est une description cadre,
ce discours est une manœuvre de séduction, je vois venir la fin, etc.). Ces
repères ou ce code donnent des indications approximatives qui se
préciseront peu à peu en allant des parties au tout et inversement. À défaut
de repère (comme il arrive pour une longue scène proustienne, par
exemple), le texte se disperse et il faut lire et relire si l’on veut dégager les
grandes articulations. Et plus les transitions seront fluides, plus l’opération
sera difficile. Cependant, s’il y a certainement là une difficulté pour le
critique, le plaisir du lecteur ne s’en trouvera pas nécessairement diminué. Il
n’est pas forcément désagréable de s’égarer dans la fiction, de ne pas savoir
où l’on est ni où l’on va, et l’attention flottante réserve de belles surprises.
Quant à la prolifération du détail, elle peut provoquer, elle aussi, de
sérieuses difficultés de lecture : que faut-il retenir ? comment mémoriser ne
fût-ce, parfois, que les noms  ? et peut-on voir le détail de loin  ? Cela n’a
aucun sens. De fait, dans les pratiques de lecture ordinaire, si les grands
schémas narratifs sont perceptibles, on est sauf, et l’on se réjouit ou non du
détail, c’est selon. Il me semble, par exemple, que les dysfonctionnements
d’un Stendhal passeront le plus souvent inaperçus, et qu’on en retiendra
plutôt une sensation de liberté et la mémoire d’une écriture brillante,
scintillante ; que les détails du conte de Flaubert s’inscriront assez vite dans
une esthétique de l’hétéroclite, avant, peut-être, que des effets de
construction et de continuité ne finissent par en effacer l’incongruité, etc.
En somme, comme l’écrivait à peu près Horace, il y a des cas où le lecteur
verra de loin et des cas où il verra de près. Il accommodera son regard aux
circonstances… ou à son humeur.
 
Mais si nous considérons maintenant l’activité critique ou théorique, il
en va tout autrement. Ni le critique ni le théoricien ne disposent de ces
arrangements.
S’agissant des grands espaces, comment les appréhenderaient-ils sans
préjugés  ? En auraient-ils une vue surplombante sans avoir posé au
préalable des modèles reçus ? Certes, ils peuvent négocier avec ces préjugés
et ces modèles, s’en servir provisoirement, puis les mettre en question
quand ils rencontrent des difficultés. Nous avons vu et mis à l’essai ces
démarches. Mais, justement, la «  crise  » du modèle passe toujours par
l’épreuve d’une lecture de près. La détermination des grands équilibres
n’est pas concevable sans elle. Or, quant au détail, nous ne nous sommes
pas débarrassés, dans la réflexion qui précède, des difficultés inhérentes au
maniement de la notion. Ici comme ailleurs, le détail pour l’un n’est pas le
détail pour l’autre. Le «  fouilleur de détails  » qu’aurait été le narrateur
proustien selon ses premiers lecteurs était vu comme un collectionneur de
petites choses  ; et pourtant il affirme qu’il voit des mondes de loin.
Laissons-le là. C’est une position d’auteur, et d’autorité. On pourra
reprocher à l’analyste de s’intéresser, lui aussi, à de petites choses, autant
dire à des broutilles, mais ce modeste personnage n’aura certainement pas
l’autorité nécessaire pour déclarer qu’il faut voir son travail autrement. Tout
au plus essaiera-t-il de définir le traitement de ces petites choses. Suivons-le
sur ce terrain.
L’hypothèse est la suivante  : des objets que nous croyons connaître
doivent prendre sens dans un monde que nous ne connaissons pas. Tel
élément n’est pas d’emblée tenu pour partie de tel ensemble, parce que, tout
simplement, je ne connais pas l’ensemble. Cette ignorance, fondamentale, a
deux raisons : non seulement la lecture au fil du texte interdit évidemment
une vue surplombante, mais l’ensemble est toujours, nous l’avons vu, le
résultat d’un compromis, d’un lissage du texte.
Le point sensible, dans cette affaire, est sans doute cette mise entre
parenthèses des savoirs. Mais soyons raisonnables  : il ne s’agit pas tout à
fait de feindre l’ignorance. Disons qu’il n’est pas question de s’adapter, de
«  s’accommoder  »  ; il faut plutôt chercher le dépaysement, jouer de la
diversité des points de vue. Or, l’analyse au plus près du texte provoque
toujours un effet d’étrangeté, elle fait toujours surgir des difficultés, et c’est
son intérêt. Dans la lecture microscopique, n’interviennent pas les
régulations que l’on fait spontanément dans une lecture plus rapide et plus
totalisante. Pas de lissage. Il s’agit d’une lecture arrêtée, caractéristique
d’une lecture élaborée. De loin, on voit mieux ; de près, c’est comme chez
Chardin. On peut lire la prise de distance décrite par Diderot comme une
allégorie du lissage du texte, de la dialectique du microcontexte et du
macrocontexte. Plutôt, donc, que de parler d’ignorance feinte, il faudrait
parler d’ignorance choisie : on prend un objet par où il nous est inconnu. Et
le plus simple, si j’ose dire, est alors de l’observer de très près, avant que
des rectifications de toutes sortes ne soient intervenues. L’essentiel est là, ce
n’est au fond qu’une manière de réduire le préjugé. Et tant pis pour la
dialectique du tout et du détail, qui conduit à des solutions réductrices.
En d’autres termes (ceux de l’œuvre écrite), je postule que les énoncés
doivent prendre sens dans un contexte d’un autre ordre  : un ensemble de
lois inédites qui déterminent leur configuration. Il faut donc d’abord que
nous préservions au mieux l’altérité des petites choses, que nous ne
gommions pas, par inadvertance, leur singularité. Nous commencerons par
les décrire, en prenant nos distances, en les regardant de loin. Bref, nous y
verrons des formes. L’étrangeté de l’objet observé ne permet pas, en effet,
de l’identifier ni d’en nommer les traits, et une appréhension prudente nous
conduira inévitablement à un repérage formel. Nous aurons ensuite à
intégrer ces formes dans un système, ou plutôt à construire un système où
elles puissent s’intégrer, puisque nous ignorons à quel monde elles
appartiennent. Éventuellement, nous les mettrons en attente d’un
rapprochement, nous les laisserons à leur étrangeté en attendant de définir
une loi qui les régisse. Et nous recommencerons patiemment, avec bon
espoir de leur trouver, à terme, de grands espaces, la lumière qui les éclaire
et le mouvement qui les anime. Pour résumer grossièrement, dans un cas,
un élément du texte est déterminé par le tout dont il fait partie, et ce tout,
nous l’appréhendons selon les catégories habituelles (une œuvre littéraire,
faite de mots, racontant une histoire, décrivant tel type de monde,
appartenant à tel genre, etc.)  ; dans l’autre, ce sont les observations des
éléments qui permettent peu à peu d’accéder à un vaste contexte tout à fait
nouveau (la configuration que leur agencement nous permet d’esquisser).
Au début de ce livre, je proposais de considérer les constituants du texte
comme des systèmes instables (Voir supra.). Nous les retrouvons ici  :
variations de l’objet avec les variations du regard. Et l’on peut préciser en
faisant un pas de plus : c’est de près que tout se complique, parce que c’est
là que la variation est la plus forte, là qu’à un moment se fait un saut
qualitatif. Encore une fois (la dernière), la touche du peintre n’est pas un
détail du tableau, elle est d’un autre ordre. Chez Chardin, la matière
picturale palpite et brouille les lignes et, si l’on allait du côté de chez
Vermeer, on verrait des grains de couleur et de lumière menacer et
enchanter le motif. À quels mondes appartiennent cette matière, ces grains
de lumière ? De même, quand le texte, chez Proust, se creuse, se resserre et
se dilate, quand, chez Stendhal, il risque de se vaporiser en dentelles
légères, à quels mondes appartiennent cette pulsation, ces dentelles  ? Ce
que l’on observe dans la lecture de près est la manière dont se combinent
les énoncés, on y perçoit les traces d’un mouvement, d’un écart, d’un élan,
et l’on peut s’essayer à en dessiner la figure. C’est en quelque sorte le
substratum formel de l’œuvre lisible. Nous y sommes enfin. On l’avait
deviné, la lecture de près est une lecture au télescope.

*
Quand nous découvrons, en lisant La Princesse de Clèves, une forêt,
puis le bord d’un étang, c’est un décor concret, vraisemblable et charmant :
la cour est à Fontainebleau, lieu propice aux abandons et aux confidences
royales. Mais cette forêt, cet étang, ce décor, c’est aussi, c’est surtout
l’affleurement discret d’un massif énorme, les sédiments d’un romanesque
immense, très ancien et vivant, qui nourrit la brève nouvelle historique :

Un soir que le roi et toutes les dames s’étaient allés promener à cheval dans
la forêt, où elle n’avait pas voulu aller parce qu’elle s’était trouvée un peu
mal, je demeurai auprès d’elle ; elle descendit au bord de l’étang, et quitta
la main de ses écuyers pour marcher avec plus de liberté.

1. Jean Paul (Frédéric Richter), Cours préparatoire d’esthétique, traduction et


annotation d’Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1979, p. 237.
2. Voir l’article fondateur de Gérard Genette, «  Frontières du récit  », dans
Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 49-69.
3. De l’amour, chap.  XXIX, «  Du courage des femmes  ». Et dans une note sur
Mme de Lafayette : « On sait assez que cette femme célèbre fit, probablement
en société avec M. de la Rochefoucauld, le roman de La Princesse de Clèves,
et que les deux auteurs passèrent ensemble dans une amitié parfaite les vingt
dernières années de leur vie. C’est exactement l’amour à l’italienne. »
4. La réflexion sur la distance a pris ces dernières années un autre tour avec la
question de la distant reading et les travaux de Franco Moretti (voir, autour et
à partir de ses propositions, Lire de près, de loin. Close vs distant Reading,
dir. Maria de Jesus Cabral, Maria Hermínia A.  Laurel et Franc
Schuerewegen, Paris, Classiques Garnier, 2014). On l’aura déjà remarqué, ma
lecture de loin reste une lecture de très près par rapport à la distant reading.
Quant à ma lecture de près, ne fût-ce que par son intérêt pour la composition,
elle essaie de s’aventurer dans une tout autre direction que ce que l’on entend
habituellement par close reading. Il y a là des problématiques tout
simplement différentes.
5. Horace, « Épître aux Pisons », ou « Art poétique », dans Épîtres, texte établi
et traduit par François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p.  221,
v. 361-365.
6. Ibid., v. 347-353.
7. Diderot, Salon de 1763, dans Œuvres, éd. Laurent Versini, Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 2000, t. IV, p. 265, je souligne.
8. Essais sur la peinture, dans ibid., p. 484.
9. Salon de 1765, dans ibid., t. IV, p. 348.
10. Essais sur la peinture, op. cit., p. 472.
11. Ibid., p. 473 (je souligne).
12. Salon de 1763, op. cit., t. IV, p. 265.
13. Charles-Nicolas Cochin, Essai sur la vie de Chardin, publié par Charles
de  Beaurepaire, extrait du Précis des travaux de l’Académie des Sciences,
Belles-Lettres et Arts de Rouen, 1875-76, p.  8-9 (consulté sur le site de
l’INHA) (je souligne).
14. Lettre au docteur Jules Cloquet du 15  janvier 1850, dans Correspondance,
op. cit., t. I, p. 563.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 555.
17. La Chartreuse de Parme, op. cit., p. 290.
18. Pascal, Pensées, éd. Philippe Sellier, Paris, Bordas, coll. «  Classiques
Garnier », 1991, p. 248.
19. Lettre à Henri Ghéon, janvier 1914, citée par Antoine Compagnon dans son
édition de «  Du côté de chez Swann  », Paris, Gallimard, coll. «  Folio
classique », 1988, p. 457 (je souligne).
20. J’emprunte l’expression à Auerbach, « Le monde que renferme la bouche de
Pantagruel », Mimésis, op. cit., p. 267 s. Il parle du « thème du “tout comme
chez nous”  ». Ce qui étonne Alcofrybas est que, dans la bouche de
Pantagruel, « tout se passe exactement comme chez lui en France ».
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