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Rhétorique de la lecture
Seuil, coll. « Poétique », 1977
L’Arbre et la Source
Seuil, coll. « Poétique », 1985
Introduction à l’étude des textes
Seuil, coll. « Poétique », 1995
DANS LA MÊME COLLECTION
ARISTOTE
La Poétique
RAPHAËL BARONI
La Tension narrative
L’Œuvre du temps
MICHEL BEAUJOUR
Miroirs d’encre
LEO BERSANI
Baudelaire et Freud
JEAN-PIERRE BERTRAND
Inventer en littérature
MICHEL BRAUD
Prénoms de personne
BRUNO CLÉMENT
L’Œuvre sans qualités
Le Récit de la méthode
DORRIT COHN
La Transparence intérieure
Le Propre de la fiction
COLLECTIF
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Littérature et Réalité
Pensée de Rousseau
Recherche de Proust
Sémantique de la poésie
Théorie des genres
Travail de Flaubert
Esthétique et poétique
DANIEL COUÉGNAS
Introduction à la paralittérature
MAURICE COUTURIER
Nabokov ou la tyrannie de l’auteur
La Figure de l’auteur
LUCIEN DÄLLENBACH
Le Récit spéculaire
Mosaïques
ARTHUR DANTO
La Transfiguration du banal
L’Assujettissement philosophique de l’art
Après la fin de l’art
L’Art contemporain et la Clôture de l’histoire
La Madone du futur
RAYMONDE DEBRAY-GENETTE
Métamorphoses du récit
ANDREA DEL LUNGO
L’Incipit romanesque
La Fenêtre
CLAIRE DE OBALDIA
L’Esprit de l’essai
UGO DIONNE
La Voie aux chapitres
PHILIPPE DUFOUR
La Pensée romanesque du langage
Le roman est un songe
DANIEL FERRER
Logiques du brouillon
NORTHROP FRYE
Le Grand Code
La Parole souveraine
MASSIMO FUSILLO
Naissance du roman
PHILIPPE GASPARINI
Est-il Je ?
Autofiction
La Tentation autobiographique
GÉRARD GENETTE
Figures III
Mimologiques
Introduction à l’architexte
Palimpsestes
Nouveau discours du récit
Seuils
Fiction et diction
L’Œuvre de l’art :
* Immanence et transcendance
** La Relation esthétique
Figures IV
Figures V
Métalepse
GUSTAVO GUERRERO
Poétique et poésie lyrique
KÄTE HAMBURGER
Logique des genres littéraires
ROMAN JAKOBSON
Questions de poétique
Russie folie poésie
JEAN-LOUIS JEANNELLE
Films sans images
ANDRÉ JOLLES
Formes simples
ABDELFATTAH KILITO
L’Auteur et ses doubles
PH. LACOUE-LABARTHE ET J.-L. NANCY
L’Absolu littéraire
MICHEL LAFON
Borges ou la réécriture
FRANÇOISE LAVOCAT
Fait et fiction
JEAN-JACQUES LECERCLE ET RONALD SHUSTERMAN
L’Emprise des signes
GÉRARD LECLERC
Le Sceau de l’œuvre
PHILIPPE LEJEUNE
Le Pacte autobiographique
Je est un autre
Moi aussi
Les Brouillons de soi
Autogenèses, les brouillons de soi 2
MATTHIEU LETOURNEUX
Fictions à la chaîne
THOMAS PAVEL
Univers de la fiction
GUILLAUME PEUREUX
La Fabrique du vers
VLADIMIR PROPP
Morphologie du conte
« Points Essais »
JEAN RICARDOU
Nouveaux Problèmes du roman
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Proust et le monde sensible
Microlectures
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MICHAEL RIFFATERRE
La Production du texte
Sémiotique de la poésie
NICOLAS RUWET
Langage, musique, poésie
RICHARD SAINT-GELAIS
Fictions transfuges
JEAN-PIERRE SARRAZAC
Poétique du drame moderne
JEAN-MARIE SCHAEFFER
L’Image précaire
Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?
Pourquoi la fiction ?
BERNARD SÈVE
L’Altération musicale
MARIE-ÈVE THÉRENTY
La Littérature au quotidien
TZVETAN TODOROV
Introduction à la littérature fantastique
Poétique de la prose
Théorie du symbole
Symbolisme et Interprétation
Les Genres du discours
Mikaïl Bakhtine, le principe dialogique
Critique de la critique
HARALD WEINRICH
Le Temps
RENÉ WELLEK ET AUSTIN WARREN
La Théorie littéraire
PAUL ZUMTHOR
ISBN 978-2-02-133212-4
www.seuil.com
Titre
Du même auteur
Copyright
Avertissement
Le réseau textuel
Les possibles
Sur la composition
Sur la forme
La collection
Le côté jardin
Le nœud
Composants
Dominantes
Une architecture modulaire
La Chartreuse de Balzac
« Par exemple »
Grandes scènes
Sur la disposition du roman
Une description du texte
Questions
Le premier filtre : la bibliothèque de Barthes
Une fiction critique
1. LE RÉCIT ET L’EXPOSÉ
Les régimes du texte
La forme du sens
Post-scriptum
Le corpus
Séquences
Configurations
La bonne distance
Avertissement
Il faut vous laisser le plaisir de lire les admirables détails de cette trame
continue où l’auteur mène de front cent personnages sans être plus
embarrassé qu’un habile cocher ne l’est des rênes d’un attelage de dix
chevaux.
Voilà comment, quand on est Balzac, on peut caractériser telle scène, par
1
ailleurs très « politique », de La Chartreuse de Parme . Nous verrons cela
au moment voulu, mais il faut bien avouer qu’au seuil d’un livre sur la
composition, cette puissante évocation d’un attelage de dix chevaux sonne
comme un défi. Force de l’image. Elle est capable de suggérer confusément
la traversée de grands espaces romanesques, une cavalcade, une
chevauchée, un attelage fantastique, une foule étrangement emportée dans
son galop. Faudrait-il donc intervenir sur cette admirable « trame
continue », décomposer le mouvement au risque de briser l’élan ?
Allons modestement notre pas, mais faisons un pari optimiste. Après
tout, l’allure de l’attelage n’est-elle pas l’effet de l’habileté du cocher et de
son savoir-faire ? Essayons donc de comprendre le mouvement en pariant
qu’au terme de l’étude une meilleure connaissance accroîtra le plaisir de la
course.
Dans le langage courant, la composition d’une œuvre désigne à la fois
son élaboration, les parties qui la constituent et leur distribution. Aussi,
pour qui voudrait en traiter, la question de la composition a-t-elle l’avantage
ou l’inconvénient de lier plusieurs aspects d’une interrogation aussi triviale
qu’essentielle : « Comment c’est fait ? » L’avantage, parce que, dans son
sens étendu, elle se place d’emblée au cœur du dispositif et qu’elle peut
constituer le tout de l’analyse des textes ; l’inconvénient, parce qu’il y a
évidemment là trop de sujets à la fois. Cette prolifération ou cette
confusion, comme on voudra, ne doit pas cacher pour autant que traiter de
la composition comme d’une question essentielle implique des choix. Un
des plus discrets à force d’évidence, mais peut-être le plus important, est
qu’on envisage alors l’œuvre comme un assemblage de parties ou de
séquences. Cela est banal, mais on voit bien qu’à l’horizon pointent une
série de questions délicates : le découpage de l’œuvre, la liaison des parties,
la cohérence. Et si, pour pimenter la chose avec une mise à l’épreuve un
peu forte, on privilégie, comme dans la seconde partie de ce livre, des textes
romanesques, ces questions deviennent plus délicates encore : on a affaire à
des objets qui peuvent être de grande ou très grande dimension, dont, le
plus souvent, le découpage n’est pas donné et qui ne sont pas soumis à des
contraintes plus ou moins admises que nous aurait exposées quelque
d’Aubignac du roman. En un mot, pour traiter d’un problème supposé
essentiel, nous voilà renvoyés à nos propres décisions. La responsabilité est
un peu lourde, mais la contrepartie est que nous pouvons en profiter pour
éviter la dispersion et centrer justement la réflexion sur la manière dont
nous prendrons ces décisions.
La première partie de ce livre présente le discours théorique qui justifie,
soutient et sous-tend les analyses de la seconde. En simplifiant
outrageusement, on pourrait dire que, dans la recherche, il y a ceux qui
avancent et ceux qui creusent. Je m’aperçois sur le tard que je suis plutôt
des seconds. Et vu l’objet de ce livre, qui reste très massif, il ne faut pas
s’attendre que tout soit neuf, mais au moins deux choses. Je reviens ici,
pour les affiner, sur des hypothèses déjà anciennes : l’opposition description
vs interprétation, les possibles, la dynamique de la lecture par quoi tout
commence si l’on veut traverser ces grands espaces ; et surtout, grâce à
quelques hypothèses nouvelles sur et autour de la composition, j’essaie de
mettre au point une combinatoire qui puisse permettre de lier plus
étroitement le tout. Quant à la manière, je dois reconnaître que j’ai souvent
préféré prendre, pour la clarté, le risque de l’excès, plutôt que, pour la
nuance, celui du flou.
Second composant : les exemples. On verra que ni l’un ni l’autre de nos
deux composants n’est pur. Le rapport des exemples au discours théorique
n’est jamais simple, mais je crains qu’il ne le soit encore moins ici
qu’ailleurs. Il m’a semblé en effet impossible d’« illustrer » ou plutôt
d’éprouver nombre de propositions sans recourir à des exemples
longuement développés. Or, je ne peux espérer conduire l’analyse d’un
texte long et complexe avec les seuls instruments que j’aurais mis au point
et disposés d’avance. Je dois pouvoir faire face à l’imprévu et « bricoler »
une partie de ce dont j’ai besoin – un peu comme un romancier qui introduit
tardivement un personnage qu’il n’a pas présenté. Mais bien sûr, ce que
j’aurai ainsi bricolé devra être remodelé et intégré dans le propos théorique.
Je n’ai pas gommé toutes les traces de ces itinéraires un peu compliqués.
D’ailleurs, si la théorie peut et doit, autant que possible, fournir des jeux
d’hypothèses bien ordonnés et des typologies bien construites, elle n’a sans
doute pas à se priver de suggérer aussi, « dans la foulée », quelques
hypothèses plus aventureuses.
2
Mais ne perdons pas de temps .
RÉFLEXIONS
SUR L’ANALYSE
Ce livre propose une réflexion sur l’analyse des textes – et nous verrons
plus loin pourquoi l’étude de la composition en est la pièce maîtresse. Il
s’agit d’éclairer les protocoles de lecture, de contribuer à la construction
d’un cadre méthodologique, à l’élaboration et à la maîtrise de ce que l’on
pourra appeler un art de lire.
Il faut de temps à autre revenir à l’essentiel du travail littéraire :
l’analyse. Peut-être ce « retour » est-il proposé quelque peu à contre-
courant à un moment où l’étude de la littérature, en crise, dit-on avec
quelques arguments, a tendance à chercher un second souffle en se
rangeant, ou en se repliant, dans le vaste domaine des études culturelles. Il
n’est pas question de mettre en cause l’intérêt historique, social, moral,
philosophique des textes littéraires, mais, tout simplement, de rappeler que
les lire de plus près, avec plus de précision et de rigueur, n’empêche
certainement pas quiconque d’en faire ensuite ce qu’il veut – dans la limite,
justement, de ce que permet l’analyse.
Cela dit, force est de reconnaître que la réflexion sur la littérature peut
conduire paradoxalement à marginaliser cette dernière. Car le relativisme
guette au tournant du chemin. En effet, ne pas se cacher le rôle de l’École,
de la tradition critique, être conscient du poids des idéologies, mesurer
l’efficacité de la lecture ou la responsabilité du lecteur et, en conséquence,
relativiser très fortement l’objet est indispensable ; c’est à quoi mènent et
l’enquête historique et le travail théorique. Faudrait-il pour autant passer
ensuite à autre chose ? Relativiser, c’est bien, mais après ? que faisons-
nous ? Je ne vais pas, contre l’évidence, refuser de relativiser mon objet,
mais je ne vais pas non plus, exercice assez vain, tenir un discours sur
l’impossibilité de tenir un discours, ni adopter un double langage,
vaguement schizophrène, selon les lieux et les publics. Que faire ? Il y a,
pour la plupart, les exigences de l’enseignement (dirons-nous
tranquillement : le texte n’existe pas, mais nous allons l’« expliquer » ?) ; il
y a sans doute pour tous, du moins je l’espère, le souci de pérenniser l’étude
de la littérature ; il y a même, enfin, tout simplement, le plaisir du
commentaire. Certes, la spéculation théorique a des attraits sans pareils :
construire des hypothèses, les tester, se demander si…, ou bien si…, mettre
en ordre, essayer de nommer, rêver sur des petits mondes, etc. Mais le
commentaire n’est pas en reste : apprendre à observer, essayer des points de
vue inattendus, tenir ensemble le plus d’éléments possible, trouver une
bonne « entrée »… Tension, donc. D’où le désir de produire (contradiction
dans les termes ?) une rhétorique du commentaire : distance imposée par le
point de vue théorique, d’un côté, immersion inévitable du lecteur, voire du
microlecteur, de l’autre. Ainsi, peut-être, un double plaisir. Encore faut-il
que la démarche de l’analyste soit compatible avec une vision critique de la
littérature. C’est le point vif.
Rappellerai-je des évidences ? L’analyse est à la fois le substrat de tout
discours théorique et un espace où il peut en principe s’exercer pleinement.
Et la théorie le lui rend bien : on voit mal comment se construirait
solidement une réflexion sur l’analyse si elle n’était pas soutenue par une
théorie du texte. En tout cas, le souci méthodologique ne doit certainement
pas être l’affaire de quelques-uns : quelle que soit la voie qu’il a choisie, le
« littéraire » est, d’une manière ou d’une autre, un « spécialiste » de la
lecture. Il n’est pas question, en amont, de se contenter des savoirs
historiques et philologiques qui permettent de déchiffrer un texte, ni, en
aval, de se satisfaire de sa traduction ou transposition dans le langage d’un
appareil herméneutique quelconque, mais bien plutôt de se donner des
règles pour cette appréhension du texte qui, d’un côté, succède au
déchiffrement littéral et, de l’autre, précède l’interprétation, donc de
réfléchir à ce qui se passe dans cet entre-deux, un espace qui demande à être
décrit avant d’être interprété.
Certes, des instruments efficaces ont été fabriqués il y a fort longtemps
et n’ont cessé d’être perfectionnés, qui permettent d’explorer certaines
régions de cet espace. Il reste cependant à en mener une exploration
systématique. Le débat sur les principes de la lecture risque d’ailleurs
toujours de s’essouffler, voire de s’exténuer : il n’a ni l’attrait des grands
conflits herméneutiques ni le côté rassurant des discussions philologiques.
Enfin, et c’est sans doute l’essentiel, un discours théorique général tendra
inévitablement à faire de l’analyse un parent pauvre (il a besoin
d’échantillons, traités en exemples) et l’analyse élaborée d’un texte tendra
tout aussi inévitablement à laisser de côté le discours théorique (qui la
simplifierait). On retrouve là, sous un angle particulier, un effet du clivage
que j’ai cru pouvoir naguère définir historiquement et théoriquement en
1
esquissant deux grandes perspectives : la rhétorique et le commentaire . Il
va falloir s’accommoder d’une curieuse dialectique.
Lecture et herméneutique
Le réseau textuel
On considère très généralement comme acquis que plusieurs lectures
d’un même texte sont possibles. Et c’est en effet, d’une certaine manière,
l’évidence. Il n’est pas besoin de procéder à de longues enquêtes pour le
vérifier : un regard sur l’histoire des textes et de leur réception, un peu
d’attention aux débats critiques suffisent. La pluralité des lectures est
fortement attestée en synchronie comme en diachronie. La question se pose
cependant de cette « évidence », si l’on veut bien mettre en cause qu’il
s’agisse du même texte : plusieurs lectures sans aucun doute, mais de quoi ?
Le même texte peut être en vérité tout autre, car tout dépend, comme on
sait, du regard : de qui le regarde, de quand et d’où on le regarde, de la
manière dont on le regarde. Je peux donc m’intéresser à ce que voit tel ou
tel lecteur. C’est le bon sens même. Et peut-être deviendra-t-il alors plus
économique et plus efficace de mettre en question l’identité du texte.
Sans entrer dans le débat classique sur « le mode d’existence de l’œuvre
1
littéraire », je me contenterai de la leçon de l’Histoire et d’un exemple.
*
DEUX TEXTES EN UN : IPHIGÉNIE ET SON DOUBLE
A-t-on (bien) lu l’Iphigénie de Racine ? Erreur de la lecture commune et
de ses agents, qui vont criant partout que le doux Racine a épargné
Iphigénie, qu’il n’a pas voulu ensanglanter la scène, qu’il a inventé Ériphile
pour s’arranger avec l’histoire. Absurde. Ne veut-on pas voir que le cruel
Racine n’a pas hésité à donner une version sanglante de la fameuse
histoire ? A-t-on bien noté que son héroïne, la vraie Iphigénie, dite Ériphile,
connaît confusément, dès le début de la pièce, sa terrible destinée ? et ne
tombe-t-elle pas à la fin en se frappant du couteau qu’elle a elle-même saisi
sur l’autel ? Ainsi, Racine a osé sacrifier Iphigénie, alors même que
s’offraient à lui d’autres formules que toute une tradition, d’Euripide à
Ovide, n’avait pas dédaignées. C’était incontestablement audacieux pour
l’époque. Modernité de Racine. Certes, afin de produire une attente et
d’étoffer sa tragédie, il a créé un quiproquo (il y a dans sa pièce une autre
Iphigénie) qui lui a permis de développer en arrière-fond une thématique
héroïque et galante (les deux Iphigénie sont rivales en amour). C’est là un
sacrifice à l’air du temps, mais il ne suffit certainement pas à compenser
l’audace de la pièce et le vrai sacrifice : le sang innocent versé sur la scène.
Aussi la plupart des critiques ont-ils voulu lire la pièce différemment,
considérant que la véritable Iphigénie est celle qui ne meurt pas, que l’autre
est fausse ; que l’héroïne est celle qui est sauvée, que l’autre n’est qu’un
personnage secondaire. D’ailleurs, soulignent-ils, ne connaît-on pas d’abord
cette dernière sous le nom d’Ériphile ? On peut toujours débattre. Il
n’empêche que la fille d’Hélène et de Thésée vaut largement en dignité la
fille d’Agamemnon et de Clytemnestre et que le dieu, lui, ne s’y est pas
trompé : le sacrifice de la première l’a satisfait. Allons-nous mettre en
question son jugement ? Aucune substitution dans cette affaire.
Cette lecture d’Iphigénie est possible, comme on voit. Il suffit pour
l’élaborer, d’une part, de prendre au sérieux le fait qu’il y a en effet sur la
scène deux Iphigénie, c’est-à-dire que la victime du sacrifice est bel et bien
(une) Iphigénie (« Du nom d’Iphigénie, elle fut appelée ») et, d’autre part,
d’inverser la hiérarchie des éléments composant la pièce, ce que l’on
considère traditionnellement comme l’intrigue principale et ce que l’on
appelle l’épisode : la mal nommée Ériphile devient « l’héroïne » ; une
thématique héroïque et galante, avec Achille et la fille d’Agamemnon, ne se
déploie alors en effet qu’« en arrière-fond ». Il ne s’agit pas d’un simple jeu
sur les noms : il est possible de réorganiser radicalement les régimes de la
pièce. Et nul besoin, pour ce bouleversement, de modifier la lettre du texte.
On peut tout garder, la chose se passe en douceur. Certes, si une partie de
l’opération relève du bon sens même et ne fait évidemment pas difficulté (il
suffit de prendre conscience qu’Iphigénie est sacrifiée), une autre heurte et
le savoir du lecteur et le commentaire de Racine, qui, dans sa préface,
explique ce qu’il a voulu faire. Il a voulu sauver (en jouant sur les noms)
l’Iphigénie fille d’Agamemnon :
Quelle apparence que j’eusse souillé la scène par le meurtre horrible d’une
personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter
Iphigénie ?
*
Dès lors que la question est abordée dans un souci de méthode, les
conditions de possibilité de ces choix critiques posent un problème crucial.
Qu’est-ce qui rend possible la pluralité des lectures ? quelle conception du
texte pouvons-nous avancer dans cette perspective ? Et si je porte mon
attention sur un texte idéal, identique à lui-même (quel que soit le nom
qu’on lui donne), un texte que tout le monde reconnaît, c’est pour me faire
une idée d’un fonctionnement qui rende compte des multiples textes qu’il
est permis de construire avec ou dans ledit texte idéal. Je dois donc
m’interroger non seulement sur son statut, mais sur sa configuration, ce qui
revient sans doute à dire que j’ai besoin d’un objet intermédiaire entre le
texte idéal et les textes possibles construits par les lecteurs.
Nous voici de nouveau confrontés à un entre-deux. On peut considérer
qu’il s’agit du même objet que celui dont il était question plus haut et qui se
situait entre le produit du travail philologique et celui des opérations
herméneutiques. Les textes construits par la lecture sont ce que peut
produire l’activité herméneutique. Le texte idéal, c’est par exemple une
tragédie de Racine, nommée Iphigénie, connue des historiens, et dont on
peut vérifier scrupuleusement l’identité littérale à travers d’innombrables
éditions ; c’est un objet philologique. Mais qu’en est-il donc de
l’objet intermédiaire ?
Nous évoluons dans un ensemble de textes possibles. J’ai posé qu’il n’y
a pas plusieurs lectures d’un texte, mais, virtuellement, plusieurs textes dans
le « texte », ce dernier étant un agencement ou une combinaison de textes
virtuels et chaque lecture étant la sélection, la mise au jour, l’actualisation
d’un de ces textes. La formule est juste, selon laquelle, dans la polémique,
on en arrive à se demander si l’on a bien lu le même texte ; ce poncif du
débat critique pose la bonne question. On ne va pas nier pour autant que
tous ces textes construits par les interprètes appartiennent à un même
ensemble. Cet ensemble peut être décrit comme un réseau : l’ensemble de
ce que l’on appelle les lectures d’un texte sera défini comme un ensemble
de textes possibles appartenant à un même réseau. Plus précisément, si l’on
considère tout texte comme une collection d’énoncés, le réseau en question
sera un réseau d’énoncés, une multitude de textes pourront être construits
en reliant ces énoncés de façons différentes et les lectures renverront de l’un
à l’autre, les connectant de proche en proche au prix de multiples
transformations et variations. Le texte, ou ce qu’on nomme communément
le « texte », sera donc ultimement un réseau textuel qui se monnaie en détail
pour donner une multitude de textes possibles qu’actualisent (ou non) les
lecteurs.
Y a-t-il un « vrai texte » d’où seraient issus tous les textes possibles ?
Le « vrai texte » n’est que l’ensemble des possibles – ce qui, on le verra,
apparaît assez clairement lorsqu’on aborde la question par le biais d’un
processus de lecture dynamique. Dire que le « vrai » texte est l’ensemble
des possibles revient évidemment à lui donner un statut strictement virtuel.
C’est en ce sens qu’il n’« existe » pas. Il est le réseau des possibles. Mais je
n’ai pas pour autant perdu le droit de parler de l’Iphigénie de Racine en
général, si l’on peut dire, d’une œuvre nommée Iphigénie et que tout lecteur
reconnaît. C’est un objet idéal, en attente, et qui, dès qu’on le considère,
qu’on le lit, qu’on l’analyse, se constitue en réseau. Faut-il préciser en
passant que ces hypothèses ne nous projettent pas dans quelque monde,
dans quelque éther où rien n’a consistance ni poids ? Il ne faut pas
confondre la pratique ordinaire de la lecture et l’analyse de ce même
processus. Le lecteur actualise son texte, lui donne consistance et poids et, à
juste titre, ne se soucie pas du reste.
En principe, on pourrait tout aussi bien désigner ce réseau ou ce foyer
par le terme de texte et parler de versions pour les textes possibles : un texte
aurait des versions différentes selon les lecteurs. Mais cette présentation « à
deux étages » ferait difficulté sur deux points. D’une part, garder, dans
l’exposé des principes, le terme de texte serait trompeur (même si je veux
bien reconnaître que, dans la pratique, c’est assez futile), puisque,
précisément, il n’y a pas de texte originaire, de pivot, de matrice, de
référence, mais, à l’origine, un objet pluriel. D’autre part, ces versions ne
sont pas concrètement attestées, elles n’ont pas la même lisibilité que ce que
nous appelons des textes : je ne peux les écrire, je peux tout au plus les
décrire ; elles demeurent inscrites en creux dans les interprétations ou les
commentaires présents ou passés, et l’on doit encore prendre en compte les
lectures à venir ; bref, ces versions sont virtuelles, ou possibles. L’ensemble
des lectures (effectives) d’un texte ne peut d’ailleurs jamais être tenu pour
clos : il est peu probable et pas du tout souhaitable que je sois le dernier
lecteur de tel texte ; du moins dois-je me comporter comme si je ne l’étais
pas. Par contre, on posera a priori que le réseau textuel, comme ensemble
virtuel de tous les textes possibles, est (théoriquement) clos.
Au terme de ces premières réflexions, nous avons donc trois objets :
d’abord, le texte « idéal », ensemble de signes, de mots, absolument
identifiable hors de toute compréhension et de toute interprétation ; puis le
réseau textuel, combinaison des énoncés et des textes possibles ; enfin, tel
texte possible.
Nous n’avons aucune raison de cantonner le réseau dans un espace de
dimensions moyennes, ni de penser qu’il est et ne peut être que l’ensemble
des textes que l’on construit à partir de ce qu’il est convenu d’appeler une
œuvre.
Chacun des textes possibles inscrits dans le réseau est lui-même, à la
lecture, susceptible d’être traité comme un réseau, pour la simple raison que
tout texte, toute séquence textuelle, brève ou longue, fonctionne, dans la
dynamique de la lecture, comme un réseau, comme un ensemble d’énoncés
aux connexions multiples. De la même manière qu’il n’y a pas de « vrai »
texte en amont, il n’y en a pas en aval.
J’ajoute, pour faire bonne mesure, que l’on peut aussi remonter plus
loin en amont et considérer que l’ensemble des textes d’une bibliothèque
4
constitue un réseau (j’ai proposé de l’appeler un Grand Texte ) dès lors
qu’un lecteur évoluant dans cette bibliothèque établit des connexions de
livre à livre, de texte à texte, d’énoncé à énoncé – que ces connexions soient
celles mêmes que les objets textuels en question indiquent explicitement ou
implicitement, ou que le lecteur les constitue librement dans sa bibliothèque
imaginaire, une bibliothèque qui fonctionne, au choix, selon un modèle très
ancien (les bibliothèques de la mémoire) ou selon un modèle très récent et
qui retrouve les traits de l’ancien (les bibliothèques que l’on peut construire
aujourd’hui grâce à l’internet), loin des « œuvres » verrouillées, enchaînées
et rangées par l’histoire littéraire. On peut donc parler de bibliothèques
possibles, ce qui implique (mais n’est-ce pas une évidence ?) que la
typologie des textes (l’organisation en genres) et l’histoire de la littérature
(l’organisation en périodes) sont elles-mêmes des constructions (par choix,
combinaisons, hiérarchisations). L’ensemble des références, citations,
allusions que fait par exemple Montaigne dans ses Essais constitue un
Grand Texte. Sa bibliothèque (sa « librairie ») réelle, qui fonctionne elle-
même comme un réseau quand il s’y promène, en est par ailleurs un
élément : elle est à la fois, selon le point de vue, un réseau et une partie d’un
réseau plus vaste.
C’est pourquoi, dans une analyse donnée, on pourra sans dommage se
situer à un niveau, poser qu’on a affaire à un réseau de textes possibles et,
en quelque sorte, stabiliser le processus. En d’autres termes, lorsque, à
quelque niveau que ce soit, j’essaie d’analyser un objet textuel, je le regarde
comme un réseau et je traite ses éléments comme des fragments de textes
possibles.
Poussons plus loin, au prix d’un peu d’abstraction. Faut-il ne voir dans
le réseau qu’un ensemble de fragments proprement textuels, quelque chose
comme l’appareil citationnel d’un Montaigne ? Nous savons par expérience
que, dans l’analyse des textes, ce que nous connectons, ce sont des
« motifs », des « thèmes » que nous reconnaissons ou croyons reconnaître
dans des lexiques divers, mais aussi des microstructures, voire des
agencements rythmiques et prosodiques, bref, des formes. Là encore nous
mettons en relation des objets et là encore plusieurs connexions sont à
chaque moment possibles. Nous rencontrons cependant une difficulté : ces
objets ne sont ni citables ni lisibles ; ils sont des formes, des structures ou
des conglomérats thématiques, et il nous apparaît tout à fait clairement que
l’on ne peut pas « citer » une forme, on ne peut que la décrire, alors que
nous avons l’intuition que l’on peut citer un énoncé. Il y aurait donc une
grande différence entre ces deux objets. Il n’en est rien. On peut fort bien
comparer des formes, les faire dériver les unes des autres, etc. D’ailleurs,
cette opération est tout à fait semblable à celle que nous pourrions pratiquer
dans un réseau composé de fragments textuels : les énoncés que nous
mettons en relation sont nécessairement tronqués, modifiés, réaménagés, ne
fût-ce que par les connexions que nous établissons, de sorte que les objets
que nous manipulons sont construits par le moyen de ces relations mêmes,
obtenus par abstraction et formalisation. Dans tous les cas, nous travaillons
sur des similitudes, non sur des identités. En ce sens, dans tous les cas, nous
avons affaire à des formes. Même dans le cas le plus simple, où une
occurrence d’un mot est mise en relation avec une autre du même mot,
l’identité est évidemment trompeuse : on ne retient qu’une ressemblance, en
effet, puisque les contextes donnent inévitablement des couleurs différentes
à ces deux occurrences. On pourrait donc dire, en toute rigueur, que le
réseau textuel est un ensemble d’unités, lisibles et citables (fragments
textuels, énoncés divers, éléments lexicaux…) ou simplement descriptibles
(thèmes, figures, structures…), sans préjuger par ailleurs jusqu’où est valide
cette distinction.
[…] l’espoir de l’impie est comme le duvet que le vent emporte, comme le
givre léger que disperse l’ouragan, comme la fumée qu’un souffle dissipe,
comme le souvenir de l’hôte d’un jour qui s’évanouit. Mais les justes vivent
éternellement […] 10.
On peut alors préférer aux neiges ce duvet, ce givre, cette fumée, et aller
vers d’autres horizons. Mais, de ces neiges, la construction du texte, elle,
s’interdit de faire l’économie. D’où les débats auxquels je faisais allusion.
Il est possible qu’on soit porté à superposer le thème et le texte, comme
identiques. C’est une imprudence : ils ne sont pas construits de la même
manière. Mais s’il s’agit bien de deux réseaux, rien n’interdit de les
connecter. On aura alors affaire à un seul et unique réseau que l’on
parcourra de différentes manières selon les buts que l’on se donnera.
*
Quelle que soit la dimension de l’objet considéré, la question, pour
l’analyse, serait dès lors : quel est le meilleur texte ? et non : quelle est la
meilleure lecture ? On pourra légitimement se demander où est le gain de
l’opération ou même, plus radicalement, s’il y en a un. Si l’on considère en
effet que le texte est de toute façon construit par le commentateur ou
l’herméneute, la question du « meilleur texte » reste assez anodine et,
avouons-le, semble se démarquer assez mal de celle de la « meilleure
lecture ». De fait, le but de l’opération et la raison de l’hypothèse sont
ailleurs. L’analyse gagnera considérablement à se préoccuper de cet objet
étrange qu’est le réseau textuel. S’intéresser à l’ensemble des textes qu’il
est possible de construire, c’est en effet s’intéresser aussi, et peut-être
surtout, à leur articulation, à la manière dont les énoncés qui les constituent
sont reliés dans le réseau ; c’est étudier l’architecture même de ce réseau,
ses nœuds, ses bifurcations, ses connexions, ses équilibres provisoires ;
c’est analyser les modes de coexistence des textes possibles, leurs
superpositions ; mais aussi, dès lors qu’on prend en compte le parcours
comme tel, le déplacement, le mouvement, et sa durée, c’est étudier les
transitions, les mécanismes de substitution, les effets de mémoire et d’oubli,
les procédures rétroactives. En un mot, c’est rendre possible une analyse du
réseau fondée en raison, appuyée sur un travail théorique, et aussi donner
un accès à cet entre-deux dont je parlais plus haut.
Les possibles
Nous voici avec un matériau, des connexions, des itinéraires multiples.
Qu’allons-nous en faire ? Ici commence le travail proprement
méthodologique.
L’idée même du réseau implique que la totalité de l’environnement du
critique comme du lecteur ordinaire est constituée de possibles et que cet
espace peut être parcouru en tous sens, qu’on lise quelques lignes d’un texte
ou qu’on travaille à construire de vastes bibliothèques savantes. C’est,
notons-le au passage, outre son extension, un trait essentiel qui distingue
notre réseau du traditionnel « tissu » du texte : le parcours, le trajet, la
dynamique.
Ces textes possibles, qui ne s’opposent à aucun texte réel, comment
s’élaborent-ils ?
Pour dessiner un cadre provisoire, on admettra a priori qu’un texte
diffère d’un autre soit parce qu’il n’est pas constitué des mêmes éléments,
des mêmes énoncés, soit parce que ces éléments ne sont pas organisés de la
même manière. De fait, dès lors que les textes possibles sont issus du même
réseau, que l’identité de ce réseau est vérifiable, c’est le second trait qui
sera déterminant : en principe, tous les lecteurs vont puiser les énoncés dans
le même ensemble, ils ne vont rien ajouter (cela semble aller de soi), ils ne
vont rien retrancher (c’est moins évident, et j’y reviendrai). Sans forcer le
paradoxe, on pourrait soutenir que la diversité des textes est invisible, que
leurs différences sont occultées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on
parle habituellement de plusieurs lectures d’un texte. Le point mérite qu’on
s’y attarde. Il faut ici revenir à la distinction de la lecture courante et de la
lecture savante. Tout un chacun, lorsqu’il est dans la position de lire pour
son propre agrément, pour s’instruire à sa façon, passer le temps ou tromper
l’ennui, n’a évidemment aucun compte à rendre à personne et a bien le
droit, entre autres, de pratiquer à son gré une lecture fragmentaire. Le
lecteur « professionnel », ou disons, pour faire vite, le critique, pratiquera
inévitablement lui aussi sans doute une lecture fragmentaire, mais en aucun
cas il ne pourra l’assumer comme telle, sauf désinvolture déplacée. Il a, au
moins virtuellement, des comptes à rendre. Le débat critique portera donc
inévitablement sur « la façon de lire » : l’argument selon lequel tel énoncé
n’aurait tout simplement pas été lu ne peut être sereinement reçu. Tout
critique confirmé prétendra avoir lu la totalité du texte, parcouru tout son
espace. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’acceptera pas de bon gré
l’idée qu’il a construit son texte et trouvera peut-être farfelue l’hypothèse
même des textes possibles. Pour prendre un exemple extrême, lorsque
Bakhtine lit Rabelais à travers sa grille carnavalesque, il rejette l’épisode de
Thélème : « Sous ce rapport, Thélème s’exclut du système des images et du
11
style rabelaisiens . » Cela est fâcheux, cela a tout de l’omission, mais cela
n’est pas une omission. D’abord, tout simplement, le critique mentionne
l’épisode (on ne lui reprochera pas de ne pas l’avoir lu). Ensuite et surtout :
cet épisode « exprime plutôt certains courants nobles de la Renaissance »,
prend-il la précaution d’écrire, même si, dans cette étude, on n’a pas grand-
chose à faire de ces idées-là. N’est-on pas d’accord, alors on dira que tel
énoncé a été mal lu, sous-estimé – ou, dans d’autres cas, surestimé (laissant
à la polémique discourtoise la vérité des faits : Mais quel texte avez-vous
donc lu ?). Par conséquent, si la première étape de l’opération
herméneutique par laquelle on fabrique du texte est bel et bien un choix,
une sélection (il y a ce qu’on retient et ce qu’on rejette du texte), si cette
procédure brutale ne s’interdit pas l’omission, elle ne peut absolument pas
l’assumer. Reconnaissons que, de toute façon, puisque l’idée même de
totalisation des éléments composant un texte est absurde (voilà une virgule
dont vous n’avez pas rendu compte !), celle d’omission en devient
fortement relativisée. Quoi qu’il en soit, le choix du texte ne peut en
principe se faire par élimination d’éléments. Reste : le réseau textuel a été
éclairé de telle ou telle manière, il y a eu une opération de mise en relief,
d’emphase, d’accentuation au terme de laquelle j’ai obtenu un texte, à la
lettre identique, mais différent de celui de tel autre critique qui conteste ma
lecture. Le réseau a été parcouru différemment. En d’autres termes, il est
fait des mêmes éléments, mais j’en ai modifié l’organisation.
Les procédures essentielles sont donc de hiérarchisation et de
reconfiguration. Hiérarchisation, soit une sélection en douceur : des filtres
conduisent à privilégier tel énoncé, tel mot, tel trait sémantique, telle
connexion, etc. Le texte a une profondeur et tout ne se situe pas sur le
même plan. La dimension comique de la Recherche est incontestable, mais
elle passe le plus souvent, dans le discours critique, au second plan : on est
« moins profond » qu’avec les énoncés philosophiques, par exemple.
Reconfiguration : ainsi, très banalement, une reconstitution de la
chronologie (le souvenir que j’ai d’un roman peut très bien passer par une
redistribution des actions qui omette toutes les infractions à la
chronologie) ; ainsi encore, la modification du découpage d’un texte, avec,
pour conséquence, une refonte des liens sémantiques entre les séquences
qui le composent. Nous en verrons plus loin des exemples sur des textes
longs.
La réponse à la question de la « bonne lecture » devient dès lors assez
simple. Il faut tourner ou du moins essayer de tourner son attention vers le
réseau même. L’étude des conditions de possibilité est décisive. La lecture
naïve apparaît comme toute lecture par laquelle on construit son texte sans
le savoir ou du moins sans en avoir une conscience nette. Nul mépris de la
lecture courante, faut-il le préciser ? Elle est en effet la procédure même
qu’il faut tenter d’élucider, son fonctionnement est à l’horizon de toute cette
réflexion. Il ne s’agit pas de la promouvoir au point de l’ériger en
« méthode », mais il s’agit bien, et plus difficilement, de la prendre au
sérieux et d’en comprendre les ressorts. À être posée en modèle, la lecture
courante perdrait d’ailleurs elle-même ce qui fait tout son intérêt : sa liberté.
Le lecteur, en effet, ne demande pas au critique, au théoricien, au
professeur, à quelque autorité que ce soit comment il doit lire. Il passe avec
le texte qu’il pratique le contrat qu’il veut, décidant à sa guise de son statut.
Nul ne l’empêchera de lire un roman historique comme un document, un
poème lyrique comme un cri du cœur, mais aussi bien, s’il a de l’audace, un
livre d’Histoire comme un roman, voire, s’il est téméraire, une tragédie
comme le récit d’une cure analytique. C’est là l’opération herméneutique la
plus massive, qui éclaire la totalité du texte d’une autre lumière et qui,
accessoirement, modifie le texte sans y toucher. Après tout, le lecteur range
sa bibliothèque selon sa fantaisie ou ses préjugés. Sur les rayons des
bibliothèques les plus sérieuses, les ouvrages ne sont-ils pas « classés »
selon les formats ? C’est pourtant les contraindre à de curieuses
fréquentations. Certes, il existe des normes : le recours à l’intention de
l’auteur, à l’Histoire, à des interprétations sanctionnées par la tradition, à
toutes sortes de formes diffuses ou savantes de l’autorité. Mais ces normes
peuvent être ignorées, le lecteur n’en sera sans doute pas moins affecté par
son livre.
Ce n’est pas pour autant que nous n’ayons rien à apprendre de ce côté
aussi, je veux dire du côté de la liberté et peut-être même de l’ignorance.
Les normes et autres garde-fous peuvent être délibérément rejetés au nom
même d’une exigence intellectuelle. On voit bien en effet que le refus d’une
lecture plus ou moins consensuelle, reconnue à un moment donné, sera
parfois l’effet d’un geste calculé, d’une décision parfaitement réfléchie,
d’une réflexion élaborée et non la conséquence d’une quelconque folie
herméneutique, tant il est vrai que la modification du statut d’un texte est
souvent le moyen le plus simple d’en provoquer une relecture et d’en
révéler des ressources insoupçonnées. Ces coups de force ne relèvent pas
d’une tératologie, mais bien d’expériences de lecture ou d’expériences
critiques fondamentales. On peut utiliser ces opérations herméneutiques
comme des tests, ce qui revient à avoir recours à un jeu de textes possibles
ou, tout simplement, à explorer le réseau. Il ne faut pas sous-estimer leur
valeur : toute la question est de préciser dans quelle perspective cela est fait.
Et c’est ainsi que, par la lecture, nous produisons des textes. Si tous ont
le même statut d’objets construits, tous ne se manifestent cependant pas de
la même manière et tous n’ont pas la même fonction. Je distingue trois
aspects du possible.
Le premier aspect, c’est le texte qui a été, est, sera peut-être fixé in fine
dans une interprétation achevée, le texte du critique, si l’on veut : tout
discours critique fabrique, dans cette mouvance, un texte possible. C’est de
cet aspect que jusqu’ici j’ai surtout parlé. Il est le plus facile à saisir.
Le deuxième aspect, c’est l’élaboration à laquelle peut délibérément
travailler le critique d’une formule qu’en tel ou tel point le texte a rejetée,
l’exploration de la voie qui n’a pas été prise. La tradition classique en
donne de beaux exemples : il eût été préférable que…, on peut regretter
que…, le héros est un peu trop…, ah ! quel plaisir aurions-nous eu avec un
dénouement différent, etc. C’est là aussi la pratique de toute critique
normative. Mais, plus profondément, on a affaire typiquement aux textes du
rhétoricien (au pluriel, cette fois), qui a cette manie de comparer les textes,
réels ou concevables, et d’en inventer à plaisir pour les évaluer. D’autres
textes se profilent ainsi, que l’on va comparer au texte que l’on a sous les
yeux. Il s’agit en fait de la prise de conscience que le texte que lit le critique
relève de choix qui auraient pu être différents et, du même coup, que le
geste critique peut être efficace en suggérant d’autres choix possibles. La
structure du réseau se complique par son interaction avec d’autres réseaux.
Le troisième aspect, c’est la saisie de ce qui est mouvant dans le
processus de lecture ; il s’agit là de rester au plus près de la dynamique
d’appréhension du texte : anticipation (confirmée ou infirmée) de la suite,
prévisibilité ou imprévisibilité des enchaînements, bribes de textes ou
énoncés fantômes, constructions fragiles promises à un avenir plus ou
moins lointain, rectifications. J’invente un texte au fil de ma lecture, avec
les risques et les plaisirs que cela comporte. De nouveau, je n’ai pas affaire
ici à un texte possible, mais à des textes possibles qui se succèdent, se
mêlent, s’annulent (plus ou moins) à mesure que je progresse. Ici encore, la
structure du réseau se complique : chaque configuration, c’est-à-dire chaque
texte possible est lui-même, en chacun des éléments qui le composent,
entouré d’un halo de possibles, les suites esquissées par le lecteur, mais non
confirmées. Le phénomène se manifeste le plus fortement à la première
lecture, les lectures suivantes ne pouvant plus faire naturellement
l’expérience de l’imprévisible (du moins aussi fortement). Encore peut-on,
au prix d’un entraînement (c’est l’apprentissage de la lecture), se mettre
dans un état d’ignorance particulièrement fécond (où l’on retrouve, soit dit
en passant, des vertus de la lecture courante). On pourrait parler ici des
textes du premier lecteur, de ce lecteur qui est immergé d’emblée dans la
confusion d’une pluralité d’objets.
Avec le premier aspect du possible, on s’intéressera à la grille
herméneutique du critique, en se demandant quel type de regard lui a
permis de construire son texte. La problématique est connue.
Les deuxième et troisième aspects du possible relèvent de la même
opération de lecture, fondatrice. La prise de conscience d’un choix est
évidemment liée à la conscience d’une fragilité du texte et se fonde
inévitablement sur l’examen d’une attente, d’une prévisibilité, sur l’idée
qu’une autre cohérence est concevable, et l’on est renvoyé aux énoncés qui,
dans le réseau, ont été accentués, à ceux qui sont restés dans l’ombre, à
ceux qui ont été déplacés, bref, à ce qui a rendu possible, justement,
l’élaboration de tel texte. Le lecteur ordinaire fait, sous une forme pure
(sans souci d’une norme), l’expérience première du rhétoricien ou, à
l’inverse, ce dernier donne à l’expérience du lecteur ordinaire une forme
élaborée, savante (et, dans l’histoire, souvent normée). C’est en effet dans la
mouvance de la réception active que s’esquissent avec le plus de force les
textes possibles, et c’est cette mouvance qu’il convient en premier lieu
d’essayer de décrire. Le réseau n’est perceptible que dans une
dynamique de la lecture (le troisième aspect du possible) et nous
travaillerons à donner un modèle de cette dynamique. Nous devrons nous
tourner vers la construction des textes possibles et les parcours dans le
réseau textuel plutôt que vers l’exploration des appareils ou systèmes
herméneutiques. Il y a là, à mon sens, une inflexion nouvelle à donner à
l’analyse.
Soulignons que ces possibles laissent des traces. La première lecture est
sans doute, de ce point de vue, la plus riche, mais faut-il préciser que, dès
que nous avons plaisir à lire, nous sommes premiers lecteurs ? Et c’est dans
cette expérience, paradoxalement renouvelable, que nous éprouvons
l’impact, le poids, la force des possibles : ils marquent notre lecture,
continuent de la hanter. Il s’agit de ce qu’on appellera des textes
12
fantômes . Du plus modeste (celui qu’engendre la moindre figure de
rhétorique : ce qu’il y a du fauve dans un héros courageux et fort comme un
lion) au plus puissant (si je choisis l’Iphigénie sauvée du fer, l’autre
continuera de rôder et ne manquera pas de porter sur elle son ombre
effrayante), le fantôme ne cesse de troubler le texte. Un possible n’est
jamais sans effet. Il ne s’anéantit jamais complètement devant je ne sais
quel texte réel.
La très longue ouverture de Modeste Mignon est centrée sur ces mots qu’un
notaire du Havre adresse à son fils, une demande énigmatique qui laisse le
jeune Exupère et le lecteur dans le même état d’hébétude. Cette énigme est
posée dès la première page et domine le texte sur une bonne trentaine de
pages. Elle s’accompagne du défilé de sept personnages, huit si Mlle
Mignon et Mlle Modeste font deux (nous l’ignorons), ce qui n’est pas pour
nous réconforter. L’extrême complication de la situation s’ajoute à la
profonde obscurité de l’énigme.
Voici la longue séquence d’ouverture, scandaleusement résumée.
Modeste Mignon est une jeune fille dont le père, parti refaire sa fortune, a
confié la garde à son épouse, à son ami le plus proche et à différentes
personnes qui lui sont toutes dévouées. Les précautions du père
s’expliquent entre autres par le fait que la sœur de Modeste a été la
malheureuse victime d’un séducteur et en est morte. Or, quand commence
le roman, les proches de Modeste ont des raisons de penser qu’elle est
amoureuse à son tour et, en conséquence, qu’elle court un danger, qu’un
homme rôde autour d’elle. Craignant le pire, ils veulent en avoir le cœur net
et tendent à Modeste le piège dont nous avons lu, sinon compris, le récit : à
l’occasion d’une visite chez Modeste, sa mère et quelques proches, donc,
Exupère sort et revient une heure plus tard en disant qu’un homme tourne
autour de la maison. On fait mine de s’inquiéter, on menace d’aller avec une
arme tuer le mystérieux jeune homme. Modeste se montre imperturbable.
Le piège a échoué. La suite nous dira pourquoi. Ce n’est pas mon sujet.
Telle est la description surplombante que l’on peut faire de cette
ouverture, voilà ce que l’on peut dire quand on a fini de lire toute la
séquence. Ce scénario est une variante de ce que Balzac appelle une
« souricière », méthode policière destinée à piéger les femmes adultères :
[…] le notaire et Dumay son ami voulaient tendre [à la jeune fille] un de ces
pièges appelés souricières dans la Physiologie du mariage (p. 471).
Quelque intéressante que cette situation puisse paraître, elle le sera bien
davantage en expliquant la position de Dumay relativement à Modeste. Si la
concision de ce récit le rend sec, on pardonnera cette sécheresse en faveur
du désir d’achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconter
l’argument qui domine tous les drames (p. 483).
Le notaire est « vêtu de noir comme un coléoptère, monté sur ses deux
jambes comme sur deux épingles » (p. 472), sa femme est laide et ridicule
au moral comme au physique, son fils Exupère, stupide, et le premier clerc,
surnommé le clerc obscur, fait un bien curieux page. Faute de mieux, je
bâtis sur une situation vaguement clichée mon (premier) scénario : Modeste
est une (sans doute) charmante jeune fille (sans doute) amoureuse et
(certainement) étouffée par son entourage (assurément) grotesque.
Mais voilà qu’avec la description des lieux, le discours se leste de
considérations socio-économiques qui n’ont (presque) rien de comique. On
m’expose le contraste entre Le Havre, ville basse, évidemment, et
Ingouville, banlieue haute et chic. Comme je ne connais pas plus Le Havre
que La Physiologie du mariage, je suis docilement le programme sans trop
savoir si tout cela est essentiel. Là-dessus, description du « Chalet », la
maison où habitent Modeste et sa mère. Cette maison a une histoire
compliquée : elle appartenait à « M. Mignon, autrefois le plus riche
négociant du Havre », il y a logé son caissier, Dumay (celui qui a monté le
piège avec le notaire), puis l’a vendue, mais le nouveau propriétaire a dû
garder le locataire. D’où querelle de voisinage. Pas de grandes passions,
mais du sérieux : j’ai du mal à mémoriser le détail de la question
immobilière, mais je comprends au moins qu’on n’est plus dans la
bouffonnerie. Modification, donc, même si c’est en douceur, de la tonalité
du texte. Après tout, qu’est-ce qui me dit que Modeste est une charmante
jeune fille ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une sombre histoire d’argent ? Peut-
être un projet de mariage mal engagé ? Je quitte le vaudeville et je repeins
mon scénario en comédie bourgeoise.
Quand j’aborde la fin de la séquence, je reçois, pour élaborer mon
interprétation, un autre instrument : un autre contexte en l’occurrence,
dramatique, voire tragique. Et là j’imagine le pire. Le roman antérieur est
très sombre : une faillite, la mort d’une jeune fille, un père parti au-delà des
mers. Quant au roman qui précède ce roman, j’en découvre de nouveaux
chapitres par les biographies de Mignon (le père) et de Dumay (l’ange
gardien) : deux amis, qui ont servi dans l’armée impériale, ont connu de
terribles épreuves, qui sont allés jusqu’en Russie, etc.
Où se fait ce changement de régime ? J’ai parcouru deux galeries de
portraits : les visiteurs de Modeste (le notaire, sa femme, son fils et le clerc)
et ceux qui les reçoivent (Modeste, sa mère, et le couple Dumay). Entre les
deux, une pause. C’est d’abord la description de l’espace romanesque. Puis
ce propos :
La plupart des drames sont dans les idées que nous nous formons des
choses. Les événements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les
sujets que notre âme convertit en tragédie ou en comédie, au gré de notre
caractère (p. 480).
Cette inscription est pour la jeune fille ce qu’une épitaphe est pour
beaucoup de morts, la table des matières d’un livre inconnu. Ce livre, le
voici dans son abrégé terrible qui peut expliquer le serment échangé dans
les adieux du colonel et du lieutenant (p. 491).
Un livre de plus ? Le serment avait été donné plus haut, sans que j’y aie
prêté une attention particulière :
Le lendemain, [Dumay] avait accompagné au petit jour son patron sur le
navire Le Modeste, partant pour Constantinople. Là, sur l’arrière du
bâtiment, le Breton avait dit au Provençal : – Quels sont vos derniers ordres
mon colonel ? – Qu’aucun homme n’approche du Chalet ! dit le père en
retenant mal une larme. Dumay ! garde-moi mon dernier enfant, comme me
le garderait un bouledogue. La mort à quiconque tenterait de débaucher ma
seconde fille ! Ne crains rien, pas même l’échafaud, je t’y rejoindrais. –
Mon colonel, faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous
retrouverez Mlle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort !
Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des Pyrénées. On
n’arrivera pas à votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases (p. 489) !
Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu’une de ces sirènes inventées
par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre,
comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu
comprise en France, où nous l’appelons sensiblerie, mais qui, chez les
Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l’être et
s’épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les
filles spirituelles (ibid.).
Père français, mère allemande, allure anglaise, grâce d’une fille spirituelle,
mais qu’on pourrait croire sotte. Tout cela donne un caractère
remarquablement complexe. De même : « Les yeux d’un bleu tirant sur le
gris, limpides comme des yeux d’enfants, en montraient alors toute la
malice et toute l’innocence » (ibid.). De même encore, chasteté et
sensualité – on pouvait penser qu’elle était « le théâtre d’un combat ». C’est
au point que, lorsqu’on lira plus loin que Modeste, au milieu des
conspirateurs tendus et silencieux et qui ne commencent pas leur habituelle
partie de whist, s’écrie « de l’air le plus naturel : – Eh ! bien, vous ne jouez
pas ? » (p. 482), on pourra se demander ce qu’il faut entendre par « air
naturel ».
Je suis entré dans le roman. Il reste beaucoup d’indétermination, mais
une chose est certaine : les questions herméneutiques sont en place. Il n’est
pas sûr que j’aie tout compris, je veux dire rangé toutes les informations, il
n’est pas sûr non plus que j’aie pu faire quelque chose de cohérent des
variations de régime qui ont perturbé ma lecture, mais il y a de bonnes
chances qu’au-delà de l’énigme triviale de la souricière, je sois à la fois
perturbé par la complexité du texte et profondément engagé dans le réseau
d’histoires qui a été déployé.
J’ai le choix : soit je lisse le texte, soit j’oublie le commencement ;
c’est-à-dire : soit je m’arrange en faisant une sorte de moyenne entre la
bouffonnerie du début et la gravité de la suite, soit j’oublie purement et
simplement la bouffonnerie, ou du moins je la relègue au rang de vague
souvenir. La lecture prendra un chemin ou l’autre selon l’humeur et le
moment. Mais un meilleur programme s’offre à l’analyse : identifier
fortement les deux grands régimes rencontrés, accentuer les différences. Et
la difficulté sera alors dans l’articulation, et non dans la synthèse. On se
souvient de la phrase citée plus haut : « Les événements qui nous paraissent
dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en tragédie ou en
comédie, au gré de notre caractère. » Au moment de crise, on nous dit de
même : « Le notaire savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en
cour d’assises » (p. 479). Passage possible (et peut-être annoncé) de la
comédie à la tragédie, ou d’un fait divers grotesque à un fait divers tragique.
Tout le plaisir de la lecture est dans cette traversée d’émotions diverses. Il
ne faut rien en perdre.
Touchant la complexité de la séquence, je risquerai une hypothèse.
L’histoire ancienne donne une nouvelle lumière à la scène actuelle. Le
roman en amont nourrit le roman que je lis. À mesure que le narrateur
prolixe me nourrit d’informations, les couleurs se modifient. Le discours
des causes joue un rôle capital dans les changements de régime. Or, à
chaque pas peut surgir une cause, c’est-à-dire une histoire, voire un roman.
Telle est la poétique balzacienne. S’il y a une œuvre qui se construit
délibérément en réseau, c’est bien celle de Balzac. Elle le fait de façon très
particulière : d’une part, La Comédie humaine constitue le réseau que l’on
sait grâce notamment aux personnages reparaissants, mais le discours des
causes, qui est un des tics du narrateur balzacien, déploie autour de
l’histoire « principale » des histoires « accessoires » en amont, et d’autres
en amont de ces dernières, etc. Une sorte de miroitement finit par entourer
d’un halo l’histoire que nous lisons et c’est là que s’origine le travail
interprétatif.
Resterait à évaluer la mémoire de notre premier lecteur. Si elle est sans
failles, reconnaissons qu’il s’expose à quelques déboires : des énoncés
parasites perturberont la lecture de qui est incapable de « lisser » le texte.
On connaît les mésaventures du Funes de Borges. Attention trop
scrupuleuse ou mémoire excessive, et le texte devient vite illisible. En
vérité, l’idée est peut-être saugrenue, qui fait passer pour une expérience de
lecture courante une lecture « savante » (attentive, capable de mémoriser
des détails, pour la simple raison qu’on lit et relit) : on peut douter que le
lecteur ordinaire se pose autant de questions. Des dysfonctionnements
objectifs sont sans doute communément couverts par une activité de
correction plus ou moins inconsciente. Est en œuvre une très subtile
dialectique entre la première lecture du lecteur ordinaire et les pratiques du
lecteur savant qui lit et relit, et donc mémorise les détails. C’est le jeu
complexe des contextes et de la mémoire au terme duquel se produit le
lissage du texte dont je parlais. Dans la lecture courante, nous pratiquons
inévitablement ce lissage ; quand nous analysons, essayons de l’éviter. Ce
sont des usages différents du ou des contextes.
*
On le sait, un énoncé varie selon ses contextes, et l’on entend dire tous
les jours qu’on ne doit jamais citer hors contexte – sans qu’on se demande,
d’ailleurs, si citer en contexte est concevable. Quoi qu’il en soit, le contexte
indigène de tel ou tel énoncé, son contexte propre, varie constamment. Or,
c’est là que s’élabore le sens. Ce qui permet de rendre compte d’un élément
textuel quelconque est sa mise en contexte.
Ce sera évidemment d’abord le contexte de l’œuvre particulière à
laquelle il appartient, le contexte des œuvres de l’auteur et, plus largement,
les contextes générique, historique, esthétique. Mais il faut préciser et
distinguer deux temps dans ce type de contextualisation d’un énoncé.
D’une part, à mesure que l’on progresse dans sa lecture, en fonction du
contexte immédiat, les centres d’intérêt se déplacent insensiblement, des
éléments différents sont mis en relief, la hiérarchie des énoncés se modifie.
D’autre part, le contexte gagne en quantité et en qualité : de plus en plus
vaste, de plus en plus complexe, il exerce évidemment alors des contraintes
différentes. Sommé de négocier avec des données de plus en plus
nombreuses, je suis poussé au compromis. Des lignes de force sont
apparues, qui m’aident à choisir une voie moyenne. Et la mémoire du
lecteur, évidemment, ne mobilise pas de la même façon un énoncé proche et
un énoncé lointain. On parlera, pour le premier phénomène, de
contextualisation analytique ; pour le second, de contextualisation
synthétique.
Si l’on veut bien se souvenir des distinguos précédents, cette
distinction-là précise le troisième aspect du possible : l’expérience du
premier lecteur, qui est justement un lecteur en quête de contexte. La
contextualisation synthétique semble appelée à corriger les effets
perturbateurs de la contextualisation analytique. Peut-être pensera- t-on, en
effet, que la contextualisation synthétique est la bonne, qu’elle permet au
lecteur d’avoir une approche de plus en plus pertinente en rendant caduques
les opérations précédentes, qui ne sont que de hasardeux réajustements
locaux, ou plutôt en en faisant précisément la synthèse. Plus le contexte pris
en compte serait vaste, mieux serait « situé » l’énoncé qui m’intéresse, plus
pertinente serait ma lecture. Ce n’est heureusement pas si simple : la
contextualisation analytique, très fortement perturbatrice (on vient de le
voir), est le propre d’une lecture « arrêtée », elle autonomise inévitablement
les énoncés, leur donne une identité forte, les éclaire violemment, les
confronte sans cesse à leur environnement proche, met en relief
discordances et incohérences, mais elle est aussi à l’origine de puissants
effets qu’il ne peut être question de négliger. Elle permet de distinguer les
différents régimes du texte, de mettre en évidence ses dysfonctionnements
quand on passe de l’un à l’autre et d’une microcohérence à une autre,
d’éclairer des transitions très complexes.
La contextualisation analytique manifeste la variabilité des contrats de
lecture. Il ne s’agit pas de ces changements massifs de statut produits par
des jeux sur l’appartenance générique des textes, mais d’un processus
beaucoup moins visible, discret au point d’échapper à tous, y compris
d’ailleurs, le plus souvent, à celui qui le met en œuvre (ou le subit), un
processus qui est pourtant continûment actif à chaque étape de la lecture, un
processus légitime, enfin, puisque inévitable. Il est constitué des opérations
qui se passent au fil de toute lecture et, de la façon la plus frappante, au fil
de toute première lecture, cette lecture aventureuse et délicieusement
inquiète de celui qui ignore encore où il va. Le premier parcours d’un texte,
nous l’avons vu, exige en effet des choix, qui sont appelés à être corrigés
ou, plus radicalement, remplacés par d’autres. On y expérimente toutes
sortes de possibilités.
Mais viendra un moment où le lecteur effectuera un lissage : les
difficultés et autres dysfonctionnements qui ont surgi au cours de sa lecture
seront aplanis, réglés d’une manière ou d’une autre et finiront le plus
souvent par se résorber sous l’effet d’une régulation contextuelle globale (la
contextualisation synthétique), mais aussi, à coup sûr, de l’autorité de la
chose écrite (un texte, cela doit bien fonctionner). En d’autres termes, ce
qui, à la lecture, dans l’enchaînement des petites unités du texte suscite des
questions et provoque des erreurs, cela même va plus ou moins disparaître
dans la considération des grandes unités et surtout dans celle de la plus
grande, qu’on appelle « l’œuvre ». Ce lissage, qui consiste à gommer les
aspérités du texte, à trouver une formule moyenne et finalement à inventer
un contexte supposé capable d’accorder tous les autres, est la première et la
plus simple des opérations herméneutiques. En effet, si l’interprétation
commence véritablement au moment où le lecteur s’approprie le texte, le
préalable est que le lecteur en réduise les multiples cohérences.
Le texte ainsi construit va s’en trouver inévitablement appauvri :
quelque chose se perd du côté du texte (son grain, ses aspérités). Mais on
peut soutenir qu’il y a une compensation : si le lecteur va construire son
parcours dans le réseau textuel, aplanir les difficultés de la contextualisation
immédiate, identifier des énoncés, les sélectionner, les relier de façon à
définir un programme, il va aussi convoquer massivement sa mémoire
intertextuelle et celle de son vécu, deux autres façons de contextualiser le
texte : la première, avec son propre contexte culturel, sa bibliothèque
personnelle ou celle de ses contemporains, la seconde avec la somme de ses
expériences. Ces deux mémoires sont par excellence celles qui permettent
d’inscrire effectivement le texte dans le monde du lecteur : elles sont
proprement des opérateurs herméneutiques. Dès lors qu’il n’y a en effet
d’interprétation que si le lecteur réinscrit d’une manière ou d’une autre le
texte dans son monde, on dira que l’interprétation est, dans l’agencement
textuel donné, la sélection d’un texte virtuel qu’il est possible d’inscrire,
d’une manière ou d’une autre, dans un contexte qui soit (aussi), d’une
manière ou d’une autre, celui du lecteur. Soulignons encore qu’il n’y a pas
de contextualisation pure de toute opération herméneutique : on ne peut pas,
par exemple, opposer à cette pratique la lecture « historique » ; inscrire dans
l’Histoire, c’est (aussi) inscrire dans l’idée que je me fais de l’Histoire.
Je résume. Le lecteur pratique le plus souvent une lecture linéaire. On
va le supposer sage et lui faire pratiquer une lecture en continu d’un texte
qu’il n’a jamais lu (tout arrive), soit, j’y reviens, un texte considéré comme
une collection d’énoncés.
Mon lecteur va comprendre, interpréter le premier énoncé à l’aide d’un
schéma culturel et personnel : ne sachant rien de ce texte en particulier, il
mobilise éventuellement des connaissances générales (l’auteur, le genre,
l’époque) et sa propre expérience, ses goûts, etc. (reconnaissance d’un lieu,
d’un détail, premiers jugements de valeur : c’est vulgaire, c’est obscur, c’est
léger, etc.). De fait il transforme, grâce à ces premiers opérateurs, ce
premier énoncé en un autre, qui est l’énoncé interprété (ce qui a été lu,
compris, retenu).
Un deuxième énoncé va être compris, interprété selon un schéma plus
complexe. Il est interprété comme le premier, mais intervient un deuxième
opérateur : l’énoncé précédent. C’est son contexte proche et il est supposé
l’éclairer.
La troisième opération s’effectue de la même manière, sinon que les
deux premiers énoncés ont été non seulement interprétés, mais fusionnés
(par le lissage de l’interprétation).
Ainsi tiendra-t-on ensemble, sous une même rubrique, ce qui relève de
la dynamique effective du texte, son enchaînement, et ce qui relève de la
dynamique herméneutique. On considérera que la suite du texte est une
interprétation comme une autre, et que l’interprétation d’un texte est une
suite comme une autre. Certes, tout lecteur, je suppose, privilégiera la suite,
ou du moins le prétendra : son interprétation d’un énoncé est évidemment
corrigée par elle. Mais ce qui m’importe ici, c’est de considérer la suite
comme une interprétation : elle donne sens à l’énoncé qui précède en
sélectionnant et hiérarchisant les éléments qui le composent. Par ailleurs,
l’énoncé précédent est lui aussi un filtre pour la lecture de celui qui suit : je
lis la suite à la lumière de ce que j’ai déjà lu. Enfin, le même énoncé qui me
sert à un moment d’opérateur herméneutique sera à un autre l’objet d’une
interprétation.
Voici, pour illustrer ce processus, un exemple aussi simple qu’érudit.
Le Lion et l’Ours
Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l’avait fait maître.
Il manda donc par députés
Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L’écrit portait
Qu’un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l’ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre ! un vrai charnier, dont l’odeur se porta
D’abord au nez des gens. L’Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Il s’agit d’une fable sans moralité ou, comme on dit parfois, pour éviter
une fâcheuse ambiguïté, à moralité implicite. Il en est de célèbres : ainsi
« Le Chêne et le Roseau » ; et de moins célèbres : ainsi « Le Loup et la
Cigogne », qui d’ailleurs ressemble un peu à la nôtre. Cette moralité n’en
est pas moins claire : l’ours est un étourdi, qui ne sait pas se contrôler et
oublie ou ignore en quel lieu il se trouve ; il ne dit rien, mais il bouche sa
narine. C’est une réaction spontanée. Or, un bon courtisan doit être maître
de soi, contrôler ses gestes et son visage. Aussi, sur sa « mine », l’ours est
condamné par le roi, et avec lui, d’une certaine manière, le fabuliste (qui
s’est exclamé, vous l’avez noté : « un vrai charnier ! » en parlant de ce
Louvre, ou du Louvre). Lui aussi risque de se retrouver chez Pluton. Le
monarque n’accepte que la flatterie et le mensonge. On relèvera dans le
même sens le bouclage très subtil de la fable : aux vers
Il y a deux façons d’étaler sa puissance et, si le luxe n’y peut aller, c’est la
violence qui ira. J’ajoute un écho discret : la reprise de la deuxième rime à
la fin de la fable (députés / côtés et irrité / dégoûté) et la reprise du même
verbe (envoyant / envoya).
Le second document que j’ai mentionné jette un étrange éclairage sur
cette fable. Le titre est différent : « Le Lion, l’Ours et le Singe ». Quant au
texte, il commence par reprendre exactement celui que je viens de citer,
mais La Fontaine a donné une suite. La voici :
Tout laisse à penser que la suture a été faite à la hâte et qu’il s’agit là
d’un brouillon. Une étude génétique le montre clairement, le poète a voulu
compléter (avec raison) sa fable, mais la suture est approximative : on
enchaîne avec une troisième rime en -té (irrité / dégoûté / sévérité) et une
rime est manquante (colère est sans répondant). L’analyse conduit pourtant
à considérer que la première fable était purement et simplement inachevée.
Le bouclage discret de la version définitive le montre bien : Fagotin, cité
dans la première fable, prépare évidemment l’entrée en scène du singe dans
l’ajout. Mieux, les tours du premier amusent jusqu’au moment où les tours
et détours du second vont blesser le monarque. Enfin, nous avons cette fois
une clôture incontestablement plus forte avec les deux derniers vers, qui
nous ramènent au monde des humains :
Ce Monseigneur du Lion-là,
Fut parent de Caligula.
Quoi qu’il en soit, ces textes illustrent parfaitement mon propos : je dois
rectifier mon interprétation de la fin de la première fable à la lumière de
l’énoncé qui, dans la seconde, la prolonge. Le singe, maître en faux-
semblants, en tours, détours et grimaces, a vu la piètre performance de
l’ours. Il approuve le monarque et se lance dans un éloge paradoxal. Au
simple geste de l’ours s’oppose le grand discours du singe. Mais la flatterie
« excessive » ne passe malheureusement pas mieux. Remarquons que les
deux sujets du monarque se rejoignent subtilement : la « grimace »
spontanée (et simiesque) de l’ours ne fait pas mieux que les savants tours du
singe.
Mais soyons sérieux. Tout le monde connaît une troisième version de
cette fable, celle qui fut publiée. Il existe en effet une fable, que je tiens
pour une troisième version, même si certains savants, prétendus érudits
parisiens, affirment encore qu’elle est la seule authentique, au mépris des
recherches conduites à Dormans. Le titre en est « La Cour du Lion ». Même
texte que la fable précédente, mais suivi des vers :
On pense bien sûr au fameux « long cou » du héron. Mais mon « bien sûr »
est aussitôt à nuancer. On y pense « bien sûr », si l’on a pensé d’abord à la
fable et l’on dit alors que Balzac retient ici un détail de la fable, qui se
trouve être celui que tout le monde connaît. Dans la foulée, on s’intéressera
peut-être aussi à cette notation : « sa figure […] et son front […] semblables
à la surface limpide d’un lac » (p. 121) ; voire à celle-ci : « un jeune homme
en proie à ses dédains » (ibid., je souligne).
C’est de moins en moins évident, je le reconnais, mais le filtre
La Fontaine m’a conduit à mettre en relief de tels éléments. De fait, je relis
et reconfigure grâce à ce filtre un certain nombre d’énoncés et de formes,
qui seraient, sans lui, des détails à peu près insignifiants. Je vois un texte en
croiser un autre, et pas n’importe lequel (« Le Héron », associé à « La
Fille ») ; il en retient quelque chose que la tradition a déjà sélectionné, il le
reconfigure dans sa perspective particulière (je veux dire « balzacienne » :
avec tout un appareil social et économique, resitué dans un contexte
historique précis), et il le met en interaction avec d’autres textes, créant une
combinaison propre et élaborant un réseau commun qui s’agrandit peu à
peu. Ainsi, Émilie est une coquette (p. 121), elle a un talent de caricaturiste
et joue au jeu des portraits (p. 128). Arrive donc, juste avant la mention du
long cou, le nom de Célimène (p. 120) – et avec lui une allusion assez claire
au Misanthrope. On voit aussi passer Mascarille (p. 116). Après
La Fontaine, ses fables et ses contes, Molière et ses comédies.
Qu’y a-t-il de vrai dans ce rapide commentaire ? À mon sens, la
question ne se pose pas dans ces termes. Ce qu’il faut se demander, c’est
s’il est efficace, je veux dire s’il permet d’intégrer des énoncés qui ne
s’intégreraient pas autrement. Et je précise : il s’agit d’intégrer des énoncés
non dans je ne sais quelle cohérence de la nouvelle de Balzac, mais dans un
réseau constitué ad hoc et posé d’emblée comme un ensemble parmi
d’autres. Le point vif, c’est de mettre en place, aussitôt la fable reconnue et
sans hésitation, un texte de régime lafontainien, de voir jusqu’où on peut
aller et d’examiner ses connexions possibles avec notre texte de régime
proprement balzacien, très marqué, et cela, comme d’habitude, dès
l’ouverture descriptive de l’histoire.
Soit la fable, pour commencer le parcours. En principe, il n’est guère
utile de se demander par où commencer : d’une part, nous avons de toute
façon intérêt, dans un premier temps, à multiplier les parcours possibles ;
d’autre part, nous aurons de toute façon des résidus, des éléments qui ne
trouveront pas leur place dans le fonctionnement proposé. La recomposition
sera ensuite une question d’économie, ou d’élégance. Donc, la fable. Nous
retrouverons chez Balzac le schématisme de l’intrigue, la moralité, une
esthétique du trait, le sens de la caricature (la fille, le défilé des prétendants,
jusqu’au « malotru » que la fille finira par épouser). Nous n’aurons pas de
difficulté à passer dans l’espace du conte, tant il y a d’éléments communs
aux deux genres (trois fils, trois filles et même trois bals, le tout traité avec
désinvolture et un souci assez léger de la vraisemblance). Nous laisserons
dériver et nous rencontrerons un troisième genre de discours : la comédie.
Ce sont les allusions mentionnées (à Célimène, à Mascarille), mais aussi la
structure en une succession de scènes, et… le mariage. La question du
mariage n’est-elle pas après tout un ressort essentiel du genre ?
Le résidu est considérable. C’est tout le discours historique, politique,
social : la « peinture » de la Restauration, comme on dit, une période
complexe, confuse, avec, dans le cas particulier, la situation de l’héroïne, sa
famille, son milieu, la question du mariage sous ce régime particulier. Tout
cela semble incompatible avec le monde épuré de la fable.
Nous n’allons pas pour autant réduire la fable à la portion congrue, pas
avant, du moins, de nous être posé la question des connexions possibles.
Comment, par où pourrions-nous passer de la fable au discours historique ?
Première connexion possible : la comédie. La comédie peut en effet être
considérée sans difficulté comme un moyen d’étoffer, de développer la
fable ou le conte (lequel est d’ailleurs tout à fait apte à fonctionner ici
comme un relais de la fable à la comédie) ; elle autorise du même coup une
complexité qui permettra de diversifier les situations, de donner de
l’épaisseur aux personnages. Nous ne sommes plus dès lors dans une
esthétique du trait ou de l’esquisse. Bref, nous passons sans heurt de la fable
au conte et du conte à la comédie. Deuxième type de connexions : le roi
Louis XVIII, qui est ès qualités au centre de l’appareil historique balzacien,
semble lui-même un personnage de comédie, un « malicieux monarque »
(p. 112) qui n’existe que par ses bons mots. Dans le même sens, le bal est
aussi bien un rite social qu’un espace de conte. Ou encore, lorsque M.
de Fontaine, le père d’Émilie, comprend que le nouveau régime ne saura
pas le récompenser de son attitude pendant la Révolution et de sa
courageuse participation à la guerre de Vendée, voici ce que note le
narrateur : « Il s’aperçut un peu tard qu’il avait fait la guerre à ses dépens. »
Fantôme de la fable du Corbeau et du Renard. Le discours de l’Histoire est
traduit en comédie ou en fable. Il faudrait enfin ajouter que, comme il arrive
chez Balzac, le commentaire historique est très largement porté par le
narrateur, et tout aussi largement renvoyé à des espaces spécifiques,
particulièrement à l’ouverture de la nouvelle. Ce qui décharge ou libère
d’autant le récit proprement dit.
Ainsi, nous avons là de quoi tenir ensemble les différents régimes du
texte, de quoi connecter les différents réseaux. Mais un objet reste
potentiellement conflictuel : le passage du temps (la fille vieillit du début à
la fin de la nouvelle de Balzac), qui interdit de transiter vers une vraie
comédie, laquelle ne s’inscrit pas dans un temps long. Or, renvoyer à
La Fontaine, c’est renvoyer à une fable double : « Le Héron », brève
comédie et « La Fille », inscrite dans un temps long. Ce qui résout
exemplairement la difficulté. Si « Le Héron » est à « La Fille » ce que la
comédie est à la nouvelle, les connexions sont parfaitement possibles de ce
point de vue aussi. Constaterons-nous que, chez Balzac, à l’allégresse
schématique du début, où fable et conte définissent un régime dominant,
succède un récit plus lent, plus complexe, qui fait se succéder de grandes
scènes ? Nous dirons que la comédie capte la lumière et prend le pas sur les
autres régimes. Si nous avons alors deux grands programmes du texte
balzacien, il faudrait encore parler de la transition de l’un à l’autre : retrait
du discours historique comme tel (discrétion du narrateur, prise en charge
par les personnages), retrait des structures du conte, étoffement de la
comédie, qui joue du travestissement, de la surprise, du quiproquo. Mais la
fable continue son travail en profondeur. Le dénouement, c’est bien sûr le
mariage d’Émilie. Elle épouse celui qu’on n’épouse pas dans les comédies,
en l’occurrence, un vieux marin, son vieil oncle. Que disait la fable ?
Chez Mme de Sévigné, ces deux demi-vers sont, à première vue, une
cheville pour terminer la lettre à sa fille, le fragment de la fable étant tout
entier replié sur son contexte immédiat : « Je ne sais point de nouvelles. »
On est en effet passé du discours de la tendresse au discours de
l’information et, ce dernier s’épuisant, le recours aux deux hémistiches est
tout à fait pertinent dans la situation. Mme de Sévigné a lu plus ou moins
attentivement cette fable publiée peu avant les lettres citées 18, et on a le
droit de penser qu’elle en a retenu pour les besoins de sa cause un fragment,
un trait aisément mémorisable et donc propre à la citation (simplicité de la
formule, répétition de « guère »). Elle a sélectionné et fait sien le bon
fragment. Façon piquante de doubler son « je ne sais point de nouvelles ».
Est-ce si simple ? Là encore, suivons la piste. Les deux « vers », chez
Mme de Sévigné, ont en effet deux contextes. Dans la première lettre citée,
immédiatement avant notre passage, nous lisons tout un discours de la
tendresse et du regret : « Je dois à votre absence le plaisir de sentir la durée
de ma vie et toute sa longueur. » On est passé d’un sujet à un autre, comme
je l’ai signalé, mais cela n’est pas anecdotique. La fable, considérée dans sa
totalité, permet bien, elle aussi, d’inscrire cette double thématique : le
langage de la tendresse (douleur de l’absence, souffrance de la séparation)
et celui de l’information, des nouvelles, du reportage. Revenant à
Mme de Sévigné, nous pouvons donc dire que le franchissement de ce
même seuil, justement, est stylistiquement marqué par la citation de
La Fontaine : l’« amour tendre » de la fable hante la lettre et, dans le même
sens, les vers, en tant que marque formelle (signe de poésie), sont la
« pointe » du discours de l’épanchement ; par contre, en tant qu’ils ont cet
investissement thématique particulier (rien à raconter), ils ouvrent sur un
discours affectivement anodin. Pour simplifier, formellement c’est la
tendresse, sémantiquement c’est la chronique. Cela s’appelle une transition,
et avec quelle économie ! La Fontaine fournit en effet une très puissante
formule à Mme de Sévigné. La raison en est que cette dernière sait retenir
presque tout de la fable : d’abord, et c’est le plus visible chez elle, ce qui
est, chez La Fontaine, un détail, la question de la correspondance et des
nouvelles ; mais aussi l’affection et le chagrin de l’éloignement, résidus non
cités mais tout à fait actifs de la fable. Mme de Sévigné filtre le texte à
partir de l’expérience qu’elle vit. Et ce vécu fonctionne comme un
opérateur herméneutique.
On trouve encore un grand nombre de mentions de Mme de Grignan et
de son frère en pigeons de La Fontaine :
Voilà toute la pauvre causerie que peut faire une personne qui ne vous
répond point, et qui ne voit guère, comme le pigeon de La Fontaine. Mais,
ma chère Comtesse, je pense beaucoup à vous […], je suis bien sensible à
ce qui vous touche, je suis toujours autour de vous à Grignan (29 janvier
1690 ; t. III, p. 824).
Plus de vers, mais une brève mention, avec une allusion claire à la fable et
le nom de l’auteur. En voici d’autres, plus économiques. Elles sont réduites
à un mot, ou plutôt deux. Voir « tendresse » et « tendre », échos au premier
vers de la fable (« Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre ») :
– Une fois près de sa fille, elle n’avait probablement rien à lui dire, répondit
Mme de Villeparisis.
– Certainement si ; fût-ce de ce qu’elle appelait « choses si légères qu’il n’y
a que vous et moi qui les remarquions » (ibid., p. 121-122).
[Mon fils] me parle fort de son cher pigeon, et vous aime beaucoup mieux
[…] que toutes ses maîtresses (13 décembre 1679, t. II, p. 769).
É
8. Cf. Leo Spitzer, « Étude ahistorique d’un texte : Ballade des dames du temps
jadis », Modern Language Quarterly, 1940, t. I, p. 7-22. L’article de Spitzer a
été vivement critiqué par Jacques T. E. Thomas, Lecture du Testament Villon,
huitains I à XLV et LXXVIII à LXXXIV, Genève, Droz, 1992.
9. Paul Verhuyck, « Villon et les neiges d’antan », dans Villon hier et
aujourd’hui. Actes du Colloque pour le cinq centième anniversaire de
l’impression du Testament de Villon, éd. Jean Dérens, Jean Dufournet et
Michael Freeman, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1993,
p. 177-189.
10. Livre de la Sagesse, 5, 14, trad. Augustin Crampon.
11. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au
Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 142.
12. Voir mon Introduction à l’étude des textes, p. 176 s.
13. Balzac, Modeste Mignon, dans La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges
Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, t. I,
p. 469-470. Toutes les références à des œuvres de Balzac seront à cette
édition.
14. Physiologie du mariage, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 1094.
15. Le Bal de Sceaux, dans La Comédie humaine, op. cit., t. I, p. 109 s.
16. Voir Pierre-Georges Castex, dans son édition de La Maison du chat-qui-
pelote, Le Bal de Sceaux, La Vendetta, Paris, Garnier, 1963, p. 106-107.
17. Mme de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1986, t. II, p. 677, 15 septembre 1679. Toutes
les références seront à cette édition.
18. La fable figure dans le deuxième recueil et a été publiée en 1679.
19. Voir encore les lettres du 13 décembre 1679 (t. II, p. 769) et du 12 janvier
1680 (ibid., p. 794).
20. À la recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1977-1978, « À l’ombre des jeunes filles en
fleurs », t. II, p. 121. Toutes les références à la Recherche renverront à cette
édition.
CHAPITRE II
Analyse et formalisme
Sur la composition
La lecture ordinaire, qui, en effet, se moque bien des protocoles, ne se
soucie pas davantage de l’espace dans lequel elle évolue. Elle n’a rien à
faire d’un réseau d’énoncés ou de textes possibles. La lecture ordinaire
ignore le virtuel. Le lecteur qui la pratique (nous tous, à nos heures) évolue
dans le réel d’un texte qu’il identifie sans la moindre difficulté. Beaucoup
de questions et de malentendus tiennent à la confusion entre cette pratique
(ou ces pratiques) et l’analyse de ce même processus. Poser par méthode
que « l’œuvre actuelle » est un leurre ne signifie certainement pas que dans
la lecture nous n’actualisons pas notre objet.
Il n’est donc pas question d’opposer la lecture ordinaire à l’analyse
comme une mauvaise pratique à une bonne. La lecture ordinaire, sage ou
déréglée, respectueuse ou insolente, sérieuse ou ludique, naïve ou distante,
renvoie à de multiples postures et, de fait, à de multiples pratiques. En ce
sens, elle n’est pas une pratique parmi d’autres. L’analyse, elle, se donne
pour but d’explorer les conditions de possibilité de cette lecture ou de ces
lectures ordinaires. Ainsi faut-il distinguer non deux pratiques de lecture,
mais deux points de vue : celui du lecteur qui, dans la lecture courante, n’a
évidemment pas conscience qu’il s’approprie le texte pour le meilleur ou
pour le pire, celui du théoricien qui, dans une lecture réflexive, essaie
d’examiner le fonctionnement de la lecture courante et les mécanismes
d’appropriation qu’elle produit nécessairement.
Nous allons maintenant faire une incursion dans ce monde du lecteur
ordinaire en essayant, à chaque étape, de distinguer clairement ce qui relève
d’une stratégie d’analyse et ce qui relève de notre perception usuelle du
texte. J’aborderai la question du côté de la « communication littéraire ».
Dans la lecture ordinaire, nous avons affaire à un objet (un texte, une
œuvre, et finalement un monde), qui existe bel et bien et a une identité
forte. Pas de bovarysme ici (le bovarysme n’est qu’une posture possible),
mais tout simplement l’assurance que tel texte nous raconte bien une
histoire, nous décrit bien un monde ou des sentiments, que je ne mets pas en
question que ce texte me donne cette émotion. On pourrait sans doute
objecter que le texte n’existe pas plus dans la lecture ordinaire que dans ce
mode de lecture quelque peu sophistiqué qui a été décrit plus haut. Il
n’existe pas non plus, en effet, pour le lecteur ordinaire, car si ce dernier
s’immerge dans quelque chose, c’est assurément dans un monde et non pas
dans un texte. Il n’empêche que, de quelque façon qu’on nomme l’objet, le
lecteur le reçoit, le perçoit, l’éprouve comme réel et singulier.
D’où tient-il son identité ?
Il faut partir de ce par quoi un texte nous échappe. Ce qu’on appelle un
texte est un objet de langage spécifique par bien des traits sans doute, mais
en particulier par celui-ci, le seul qui nous intéressera dans les pages qui
suivent : il est un discours non dialogué et non « dialogable » ou plutôt,
même si la formule est au premier abord étrange, peut-être dialogué (de
fait), mais certainement pas dialogable (en droit). Je peux interrompre la
lecture de tel texte, je peux m’interroger sur lui, je peux le commenter ou le
critiquer pour moi-même ou pour un autre, ce texte n’en sera pas pour
autant altéré dans son essence, il continuera d’exister sans modification,
comme un tout, hors de moi et de mes humeurs. Si j’ai la liberté, en effet,
de modifier à mon gré sa manifestation (interrompre ma lecture, « sauter
des pages », « lire en diagonale », voire à rebours), je n’empêcherai pas
qu’il existe aussi indépendamment de moi avec tous les éléments qui le
constituent disposés dans un certain ordre. Si par exemple, je me précipite
sur les dernières pages d’un roman pour savoir « comment ça finit » et que
je revienne, soulagé, à une lecture « dans l’ordre », il est évident que j’ai,
par ce geste irrépressible, fabriqué un autre texte, et qui n’existe que dans
mon esprit. Il reste que je suis persuadé que c’est le même texte que lit tel
autre lecteur, plus sage ou moins pressé. C’est du moins ce que je crois à
partir de mon idée du texte. Et, dans la pratique de la lecture courante, c’est
cette croyance qui importe.
Il n’est pas question ici de la seule tragédie ; il s’agit d’une réflexion sur
l’idée de totalité (« Un tout, c’est… ») et qui concerne toutes les
productions (« Ainsi les histoires… »). Je note en passant que le « milieu »
d’Aristote n’est pas le milieu au sens strict, mais quoi que ce soit qui est
entre le début et la fin. S’agissant de la lecture d’un ouvrage quelconque
(pour prendre un terme neutre), on posera que le sentiment de totalité est
fondé sur l’idée qu’il n’y a pas d’avant (au sens d’un élément
indispensable) ni d’après (dans le même sens). En d’autres termes, il n’y a
de « tout » que séparé, isolé. On pourra se demander si cette séparation est
donnée ou construite. Quoi qu’il en soit, elle est reçue comme donnée. Mais
il faut encore compléter ce propos par les réflexions sur l’étendue qui le
suivent :
En outre, pour qu’un être soit beau, qu’il s’agisse d’un être vivant ou de
n’importe quelle chose composée, il faut non seulement que les éléments en
soient disposés dans un certain ordre, mais aussi que son étendue ne soit pas
laissée au hasard. Car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordonnance ;
c’est pourquoi un être vivant ne saurait être beau s’il est très petit (car le
regard s’abîme dans la confusion, lorsque sa durée confine à
l’imperceptible) ni s’il est très grand (car le regard ne peut l’embrasser d’un
seul coup, en sorte que l’unité de l’ensemble échappe au spectateur) […].
Ainsi de même que les corps et les êtres vivants doivent avoir une certaine
étendue, mais que le regard puisse embrasser aisément, de même les
histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que la mémoire puisse
retenir aisément 2.
Des considérations esthétiques interviennent dans les deux propos (« les
histoires bien constituées », « la beauté »). L’exigence esthétique portait,
plus haut, sur l’exclusion du hasard, elle porte, ici, sur la facilité que l’on
doit avoir à saisir l’objet (« aisément ») ; ou, en d’autres termes, sur
l’ordonnancement des parties, d’une part, sur la longueur du texte ou la
durée de la performance, de l’autre. Quant à ce second point, la clarté de la
composition facilitera évidemment le travail de la mémoire : il ne s’agit pas
d’une œuvre suffisamment brève pour qu’on puisse en contempler le tout,
mais d’une œuvre suffisamment construite pour qu’on puisse en retenir le
tout. Il ressort ainsi de ce chapitre de La Poétique que l’objet est pris
comme un tout d’une part en tant qu’il a une clôture, d’autre part en tant
que le regard ou la mémoire peuvent l’appréhender ou le tenir dans son
entier. Avec les exemples des êtres vivants très petits ou très grands, on
comprend qu’il ne suffit pas de faire un tout, encore faut-il que ce tout soit
saisissable comme tel.
*
Revenons à notre ouvrage et à sa lecture. Sur le premier point, je dirais
que, dans notre perspective, le sentiment qu’il a une fin suffit : je sais, dans
le cours de ma lecture, que le texte a une fin que je ne changerai pas, qu’il y
a une clôture du processus sur laquelle je ne peux rien. Toutes sortes
d’émotions sont d’ailleurs suscitées par cette certitude, qu’on attende la fin
ou qu’on la redoute – ou les deux. Quant au second point, toujours dans le
cours de ma lecture, il ne semble pas pertinent au premier abord. On ne voit
pas, en effet, que le lecteur ait une sorte de regard surplombant, qu’il puisse
appréhender la totalité de l’œuvre dans le cours de sa lecture. Je crois
pourtant qu’il se passe quelque chose de tel. En effet, dès lors que je ne
peux agir sur l’existence, ni la nature de sa fin, le texte a hors de moi une
unité et une identité. Certes, je ne suis pas capable de les définir, mais mon
activité de lecture me contraint à en avoir une intuition. Et d’ailleurs, je suis
bien obligé, pour progresser dans le texte, de construire des cohérences
locales, c’est la condition même de la lisibilité du texte. Or, chacune de ces
cohérences est inévitablement supposée être à la fois une partie et une
image de la cohérence du tout. Je suis entré dans un monde (thèmes et
formes) dont je postule l’unité, et cette unité, bon gré mal gré, je la
« reconnais » à chaque moment de ma lecture. À chaque instant, lisant un
texte, je travaille à le « tenir », à construire comme une totalité les
fragments que j’en connais. C’est par où il faut passer pour lui assurer une
identité. Ou plutôt, c’est parce que je suis contraint de lui supposer une
identité que je fais cet effort de totalisation. Cet effort est ce que j’appelais
plus haut le lissage de l’interprétation. En même temps que sa cohérence, il
assure au texte sa lisibilité.
Ainsi donc, durant tout le temps de la lecture, j’attends la fin, ou je
m’attends à une fin, et cela est suffisant. Encore une fois, je suis
entièrement libre de ne pas recevoir intégralement un texte et de toute
façon, nous y reviendrons, je ne le reçois que déformé par l’appropriation
que j’en fais. J’admets volontiers que c’est une manière de mettre son
identité en question. Mais lorsque je lis, je ne pense pas que je m’approprie
le texte (si j’avais une conscience claire de l’opération, je ne pourrais plus
me l’approprier) et, quoi qu’il en soit, l’idée que ce discours particulier
existe quelque part reste décisive. Tous les textes actualisés dans la
réception renvoient ultimement à un même objet, un objet dont les
différents lecteurs peuvent vérifier très concrètement l’existence et
l’identité.
Mais le réseau des textes possibles ? Sans doute faut-il encore insister :
nous sommes entrés ici, avec la question de la composition, dans une
réflexion où nous avons besoin de l’idée de texte comme « ensemble de
signes, de mots, absolument identifiable hors de toute compréhension et de
toute interprétation », cet objet que j’appelais plus haut « le texte idéal (Cf.
supra.) ». Il ne s’agit pas d’une régression. La raison en est que, dans la
pratique ordinaire de la lecture, nous n’avons évidemment aucun doute
existentiel sur ce que nous lisons. Or, le but n’est pas pour l’instant de
forger l’instrument d’analyse, mais de décrire ou, plus modestement,
d’approcher le fonctionnement de la lecture courante.
Remarquons d’ailleurs sans attendre que, dans la perspective de ce qui a
été dit plus haut, il y aurait une difficulté majeure à vouloir tenir ensemble
ces deux propriétés du texte : son statut de réseau et cette forme d’identité
(j’attends la fin, ou je m’attends à une fin). Tout d’abord, parler de début et
de fin n’est pas compatible avec l’idée d’un réseau. Ces termes renvoient en
effet à une expérience de la lecture linéaire, forme évidemment plus que
simplifiée de ce que peut être un parcours dans un réseau. Mais surtout, si le
réseau est l’ensemble des textes possibles, plus rien n’est contraignant. Or,
la contrainte, ici, joue un rôle essentiel. Et qu’elle soit imaginaire n’y
change rien : à tort ou à raison, je crois ne pas pouvoir intervenir dans ou
sur le texte.
La croyance en l’identité du texte, illusoire et indispensable, s’autorise
de cette propriété qui, elle, est à mon sens indiscutable : son caractère non
dialogable. C’est sur quoi nous pouvons nous appuyer, le socle de toute
lecture courante. Et il y a bel et bien là, sinon une fin, du moins une clôture.
Par ailleurs, dans la pratique de lecture la plus triviale comme dans
l’approche la plus élaborée, on peut garder l’idée d’une tension entre un
« déjà lu » et un « encore à lire » que l’on ne connaît pas. Si l’idée d’un
réseau de textes possibles, d’une part, et la croyance en un objet (et un
monde) clos, de l’autre, différencient radicalement deux perspectives sur le
texte, elles partagent cette propriété : quelle que soit la lecture qu’on en fait,
un texte se scinde toujours en ce « déjà lu » ou « déjà connu » et cet
« encore à lire » ou « encore à connaître ». Et cette distinction, non
pertinente dans le cas de la parole vive, toujours pertinente dans celui de la
lecture, est le second élément sur lequel nous pouvons nous appuyer. Il faut
bien voir que c’est le pendant de la propriété précédente. En d’autres
termes, je veux dire dans une formulation compatible, cette fois, avec les
propositions qu’on a lues, que la notion aristotélicienne de l’identité
devient : sans pouvoir dire quoi, je sais que quelque chose dans un texte
résistera à toute intervention de ma part. Voilà, très concrètement, ce par
quoi un texte nous échappe.
LA MANIÈRE DE COMMUNIQUER
Proust, on le sait, a dénoncé de manière décisive l’erreur selon laquelle
la lecture serait une conversation. Cette erreur est celle de Ruskin :
Pour nous, qui ne voulons que discuter en elle-même, et sans nous occuper
de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer
assez exactement par ces mots de Descartes, que « la lecture de tous les
bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des
3
siècles passés qui en ont été les auteurs » .
Le résumé est « assez » exact. Ruskin pensait à peu près cela, qui est à peu
près une phrase de Descartes. Côté Ruskin, en effet :
Ruskin n’a peut-être pas connu cette pensée d’ailleurs un peu sèche du
philosophe français, mais c’est elle en réalité qu’on retrouve partout dans sa
conférence (ibid.).
[…] la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les
plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une
conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures
4
de leurs pensées .
Tout cela est donc approximatif. Et il faut encore et surtout rappeler que
le contexte, chez Descartes, montre clairement que cet éloge de la lecture
est proprement une concession. Certes, il vient de dire son estime pour les
exercices qu’on fait dans les écoles et pour l’apprentissage des langues
« nécessaires pour l’intelligence des livres anciens », son intérêt pour les
fables et l’histoire. Mais voici la suite :
Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi
à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires et à leurs fables. Car c’est
quasi le même de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager. Il
est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger
des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est
contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu’ont coutume de
faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop de temps à
voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsqu’on est trop
curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure
ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci 5.
Et c’est là […] un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et
qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture
peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient
s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations » (p. 176).
Vient l’exemple du Capitaine Fracasse. Et Proust de raconter
merveilleusement, comme d’habitude, une expérience de lecture. Et aussi,
comme d’habitude, l’expérience d’une lecture qui n’en est pas une : d’une
non-lecture d’enfance. Il en ressort que Proust lecteur a un préjugé
immensément favorable sur les écrivains et que sa lecture est fondée sur ce
qu’il faut bien appeler une illusion. La description des scènes de lecture, des
émotions qui y naissent, des décors dans lesquelles elles se passent, des
rêveries du lecteur (on devrait dire de l’enfant lecteur), tout cela est si
puissant, si juste aussi, renvoyant à des expériences partagées, qu’on en
oublierait, qu’on en oublie qu’il s’agit en effet de non-lectures. Proust cite
une phrase du Capitaine Fracasse :
Et il commente :
*
Revenons à la différence entre ces deux « manières de communiquer »
que sont la lecture et la conversation, mais en nous intéressant maintenant
aux deux pôles de ces communications. Dans la conversation, les rôles
s’inversent. Il n’y a pas un émetteur et un récepteur, sauf à supposer,
comme Descartes, Ruskin et Proust réunis, que la conversation est une sorte
d’écoute d’un maître, voire, plus modestement, d’interview d’un grand
homme. Tous trois comparent en effet une situation dans laquelle un auteur
me parle et une situation dans laquelle je lis ses écrits. Or, dans la
conversation, échange en principe foncièrement égalitaire, celui qui a la
parole n’est jamais garanti contre l’interruption, ni, plus généralement,
contre les phénomènes de déformation ou de choc en retour dus à la
réception. Son discours n’est donc pas prévisible.
On objectera peut-être que, mentalement, le sujet parlant peut fort bien
posséder une sorte de version intégrale de ce qu’il a à dire, et que cette
version intégrale joue, d’une certaine manière, le même rôle qu’un texte. En
effet, et cela nous conduit à formuler autrement la distinction qui nous
occupe : dans un cas (le cours ordinaire du discours), l’inscription est, au
mieux, purement mentale et il est surtout fort peu probable qu’elle accède à
un autre mode d’existence ; dans l’autre (le texte, le discours artificiel), elle
est matérielle ou peut se matérialiser, et elle est vérifiable par quiconque.
Du point de vue du récepteur, donc, le sentiment que ce qu’il lit a une
clôture et une identité, j’y reviens, peut être considéré comme le propre de
ce qu’on appellera par commodité le discours artificiel (et dont on admettra
que le texte littéraire est, quelle que soit l’idée qu’on s’en fait, une espèce).
C’est à partir de là qu’il est possible d’explorer les différences entre le cours
ordinaire de la parole et le discours artificiel ou le texte (le discours)
élaboré.
Le cours ordinaire de la parole est un cours rompu. Le récepteur dévie
ou, à tout le moins, scande le propos aussi bien que l’émetteur ; la
segmentation est l’effet d’une demande que je fais à celui qui me parle,
d’une intervention quelconque, d’une collaboration amicale ou polémique.
Pour le dire autrement, dans la pratique ordinaire du langage, celui qui parle
n’est jamais certain de pouvoir placer un discours « composé », ou, s’il y a,
bien sûr, une « composition » de la conversation, elle est d’un autre ordre,
elle a plusieurs auteurs, elle est justement le fruit d’une collaboration. Il
faudrait dire, plus précisément, qu’elle est le fruit imprévisible d’une
collaboration : au moment où j’interviens dans la conversation, je ne peux
en tenir compte comme d’un élément qui serait déjà là. Du moins, si le
locuteur place ou plutôt impose un discours composé, ce discours-là
basculera-t-il du côté du discours artificiel (c’est tout le champ de ce que
l’on pourrait appeler l’oratoire institutionnalisé : éloquences judiciaire,
politique, religieuse…). Je peux évidemment, dans la conversation, laisser
parler mon interlocuteur autant qu’il le désire, mais cette liberté n’est
jamais que celle que je lui donne (il parle autant que je le désire, justement,
ou le supporte). On opposera ainsi le discours rompu de l’échange, de la
conversation, bref, de la parole ordinaire, au discours continu et composé de
la parole artificielle.
Deux précisions sont ici nécessaires. D’abord, il n’y a pas de solution de
continuité entre le cours rompu de la parole ordinaire et le discours
composé de l’objet de langage artificiel. On peut aisément imaginer des
formes mixtes (du côté de l’oratoire institutionnalisé ou du côté de la
pseudo-conversation) et dès lors il serait sans doute préférable de parler de
deux pôles et de décrire ces objets en termes de dominantes. Notons ensuite
que, dans cette perspective, le texte jugé « discontinu » ou fragmenté, voire
fragmentaire, ne fait nullement exception. Il suffit, encore une fois, que
j’aie le sentiment qu’il existe comme un tout. Or, qu’un ensemble de
fragments existe dans mon esprit comme une totalité est parfaitement
admissible.
Le fondement de cette hypothèse ne devrait pas heurter l’expérience
commune. Chacun sait que ce sont bien là ses pratiques. Si je lis ou écoute
un discours artificiel, son existence est double : j’ai reçu une partie de ce
discours ou de ce texte ; une autre partie est prête à venir ; je la pressens, la
devine, l’imagine ; il arrive que j’en aie une représentation à peu près
correcte, il arrive que j’en aie une représentation absolument erronée ; bref,
la suite et la fin à venir sont de l’ordre du possible (et, dans le cas du texte
discontinu, la suite et la fin, même si elles sont éventuellement très peu
prévisibles, jouent le même rôle et ont le même statut). Un discours existe
dans sa version intégrale : il est « fait ». Par contre, si je suis dans une
situation de parole ordinaire, je ne peux tout simplement pas imaginer la
clôture. La raison en est que, en vérité, cette clôture n’existe nulle part.
Il reste que, même si ce propos ne bouscule pas vraiment les intuitions,
le refus (provisoire) de l’idée de dialogue dans le discours artificiel en
général et littéraire en particulier heurtera une pensée devenue commune
sur l’expérience littéraire, qui est l’idée moderne de cette expérience. Les
modernes ont chassé l’auteur (il semble aujourd’hui revenir), mais ils ont
gardé le dialogue. Il paraît en effet à peu près acquis que l’expérience
littéraire doit être celle d’un échange ; que le lecteur collabore ; en un mot,
qu’il y a dialogue – et l’on sait le succès du dialogisme sous toutes ses
formes, et l’on sait les connotations morales qui s’y attachent.
En vérité, il ne s’agit pas ici de refuser l’idée dans tous ses aspects, mais
de préciser les modalités de cet échange et de le déplacer. À affirmer trop
brutalement que le lecteur dialogue avec le texte, on risque de passer à côté
de l’essentiel : le caractère très particulier de ce pseudo-dialogue. Bref, on
dira qu’il y a bien du dialogue « quand même », mais encore faut-il en
souligner fortement le statut pour le moins paradoxal. Le dialogue avec
l’objet langagier ordinaire, en effet, le modifie sans cesse dans son identité.
Le dialogue avec l’objet littéraire – comme objet artificiel – ne semble
nullement pouvoir altérer sa substance. On est, dans ce dernier cas, renvoyé
à une dynamique, et nous arrivons au point essentiel : une tension entre,
d’une part, l’attente et le pressentiment du tout (voir Aristote) et, d’autre
part, la découverte et l’exploration progressives de ce tout. Donc
dialectique, négociation, jeu sur les possibles. Pour moi qui découvre dans
ma lecture un texte, ce texte n’est pas « fait », il est en train de se faire. Or,
comme je sais (ou crois savoir) que, par ailleurs, il est bel et bien « fait »,
qu’il existe indépendamment de moi, je me trouve pris dans une sorte
d’opération d’« ajustement », qui est caractéristique – et peut-être la
caractéristique – de toute lecture.
Le lecteur qui pratique cet ajustement jouit d’une liberté très
particulière : certes, face au livre, il garde disponible l’intégralité de ses
facultés de réflexion, comme l’écrivait Proust, mais c’est sur le fond d’une
soumission à un régime de pseudo-échange. Aucun des deux
« interlocuteurs » ne peut véritablement interrompre l’autre.
Ainsi l’idée de dialogue est-elle profondément modifiée. D’un côté, une
liberté limitée (pas de modification concevable du discours de « l’autre ») ;
de l’autre côté, une liberté inégalée (dans le cas du texte, de l’écrit,
personne n’est là pour la restreindre). On a affaire à un dialogue entre deux
instances non seulement différentes, mais opposées : je ne peux modifier le
texte dans sa lettre (il est intouchable, sinon sacré), mais je peux me
l’approprier totalement. Cela s’appelle l’interprétation. L’enjeu est ici la
place faite à l’interprétation et l’on comprend mieux maintenant que
l’herméneutique déréglée de l’enfant lisant Le Capitaine Fracasse est la
conséquence logique d’un sentiment de perte qui existe bel et bien dans la
lecture telle que la conçoit Proust.
Quoi qu’il en soit, la composition non seulement revêt une importance
considérable dans le discours artificiel, mais on pourrait légitimement
estimer qu’elle en est le critère même. Le discours élaboré est celui dont il
est en principe possible de postuler l’existence et de prendre, a posteriori,
une vue d’ensemble (toujours Aristote), autrement dit de le recevoir comme
un objet « composé ». Dans le cas du discours littéraire, sans qu’il y ait lieu
de vouloir à toute force définir ce curieux objet dont on sait qu’il se
construit et se défait dans la longue histoire de sa réception, en avançant
d’un tout petit pas, on suggérera cependant qu’il exacerbe en quelque sorte
les traits du discours artificiel : un surcroît d’autorité d’un côté, une
stratégie de séduction plus puissante de l’autre, par laquelle le lecteur reçoit
une liberté plus grande. Double illusion, peut-être, mais la question n’est
pas de savoir ce qu’il est, tout au plus comment il fonctionne. En un mot, en
tant que lecteur, je le pense encore plus « fait », plus composé que tout
autre.
Ainsi, dans nos pratiques de lecture ordinaires, tout se passe comme si
nous avions besoin de poser une identité forte du texte. La remarque est
triviale. Où la question devient intéressante, c’est quand nous comprenons
que de cette identité la composition est à la fois le signe et le fondement.
Avec la composition considérée dans cette perspective, nous retrouvons
6
l’idée selon laquelle l’autorité est un trait définitoire du texte : le texte ne
peut être tenu pour composé que s’il est posé comme existant hors de moi et
comme ayant une unité. Retrouvons-nous du même coup la question des
préjugés critiques ? Oui, mais sous un autre angle, et cet autre regard porté
sur l’autorité me semble avoir un intérêt particulier. D’une part, nous
l’avons vu, la composition est directement liée à cette propriété indiscutable
du texte qu’est son caractère non dialogable ; le socle de la réflexion est
beaucoup plus solide. D’autre part, la composition est un objet dont
l’analyse textuelle nous permet de traiter directement, sans détour ; cette
question est une question « traitable » : si l’autorité du texte est fondée sur
sa composition, j’ai une chance de saisir à l’examen quelque chose de
relativement précis, de moins massif… ou de plus léger. Je dirais en
simplifiant que l’on passe d’un objet historique à un objet théorique. Enfin,
au lieu de mettre en concurrence diverses herméneutiques, on met en
concurrence diverses configurations. J’y reviendrai.
La première forme de respect que je manifesterais alors à l’égard du
texte, c’est que je n’irais pas l’altérer dans sa configuration, pour la simple
raison que je ne pourrais pas l’altérer. La capacité d’intervention du lecteur
s’en trouverait alors, a priori, extrêmement limitée. Sauf à considérer
qu’elle pourrait se transformer de façon à être compatible avec cette idée du
texte. Or, ce type d’intervention est parfaitement concevable. En effet, de
même que l’autorité du texte est compensée, dans l’ordre du littéraire, par la
liberté de l’interprète (il a le choix de l’appareil herméneutique en face d’un
texte qui dit tout et résiste à tout), l’intangibilité de la forme est toute
relative : il est évident que l’attention plus ou moins grande que je porte à
tel passage du texte, la mémoire plus ou moins fidèle que je garde de tel ou
tel de ses fragments ou aspects, est déjà une altération, et profonde, de sa
configuration. L’idée du texte non dialogable ne conduit pas nécessairement
à celle du texte intangible.
Dans la lecture courante, je n’ai pas conscience de ces opérations et je
ne dois pas en avoir conscience. Là encore, l’interprétation, avec
l’appropriation du texte par le lecteur, qui en est le principe, reste une
intervention possible. Il s’agit, en quelque sorte, d’une compensation, qui a,
entre autres mérites, celui d’établir un équilibre. Mais qu’arrive-t-il si je
mets en question cette identité du texte ? si je porte sur sa composition un
regard critique ? Quel type de relation est instauré avec lui ? Que devient le
difficile équilibre que je viens de décrire ? J’écrivais, au début de ces
réflexions, qu’il fallait prendre soin de distinguer les points de vue de la
lecture courante et de l’analyse. L’analyse telle que j’en ai esquissé le
programme ruine-t-elle cet équilibre ? Certes, elle semble se donner les
moyens d’intervenir, mais à un prix fort : faudra-t-il réduire le texte en
miettes ? comment pouvons-nous dès lors traiter de la composition ?
Sur la forme
Nous avons maintenant besoin d’une hypothèse formaliste. Elle est sans
doute la plus délicate à proposer. On sait bien que le formalisme n’a pas
bonne presse. Aussi desséché que démodé, il serait en vérité le responsable
de tous nos maux. Mon hypothèse sera formaliste, mais il ne s’agit
justement pas d’un parti pris : je suis proprement conduit à une hypothèse
formaliste par les considérations que j’ai tenues sur la composition. Nous
avons vu que la composition pouvait légitimement être considérée comme
le critère de l’artificialité du discours. Or, nécessairement, la perception de
la composition d’un texte est d’abord la perception d’une forme ; la
composition est la forme même que prend l’ensemble du matériau, des plus
petites aux plus grandes unités. Et l’on dira que tout trait formel est un trait
de composition comme on dira que tout trait de composition est un trait
formel. Le choix de la composition et ce qu’on peut appeler littéralement la
mise en forme sont une seule et même opération. Ce n’est que par la
possibilité que l’on se donne de mettre entre parenthèses l’investissement
sémantique que l’on peut parler, par exemple, de l’architecture d’une œuvre
ou, plus modestement, d’une correspondance entre les parties, d’un effet de
symétrie, etc. Sans doute la segmentation d’un texte se fonde-t-elle, entre
autres, sur le sémantisme, il reste que la saisie du texte ainsi segmenté est
celle d’une forme. Encore faut-il savoir, bien sûr, ce que l’on peut faire
d’une remarque aussi triviale. J’y reviendrai.
DISPOSITIO / COMPOSITIO
Pour commencer, je m’appuierai sur de très anciennes spéculations. La
tradition rhétorique distingue la disposition et la composition, dispositio et
compositio. La dispositio est une des cinq grandes parties de la rhétorique :
elle suit l’invention et elle est, écrit Quintilien, « une distribution des choses
7
et des parties, qui assigne à chacune le rang qui lui convient » ; par contre,
« l’art de la composition consiste à bien combiner l’arrangement des
mots 8 » et cet art a trois parties : l’ordre, la liaison et le nombre. Les choses
et les parties d’un côté, les mots de l’autre ; en conséquence, de grandes
unités d’un côté, de petites unités de l’autre. Cela semble assez simple. On
voit bien toutefois que c’est plus subtil et complexe : par exemple, que les
éléments d’un côté et de l’autre ne sont pas de même nature, que la
coexistence des uns selon la disposition n’est pas du même ordre que celle
des autres selon la composition, que le tout composé des grandes unités est
moins serré que celui que composent les petites unités, qu’il est soumis à
moins de contraintes et surtout que les contraintes ne sont pas du même
ordre.
Pour éclairer la distinction, allons vers une autre de ses formulations,
bien différente, celle que propose Hugues de Saint-Victor, quelque dix
siècles plus tard (la rhétorique est une affaire de temps long). Elle s’inscrit,
elle, dans une réflexion sur la composition architecturale. Dans cette
transposition, elle infléchit, ou plutôt déplace très efficacement les
définitions classiques pour aboutir à une autre problématique. Edgar De
Bruyne la résume ainsi :
*
On posera donc, retrouvant un lieu commun de la réflexion critique et
théorique, mais par une voie différente et dans la logique de ce qui précède,
que le discours artificiel en général et le discours littéraire en particulier se
caractérisent par la perceptibilité de leur forme ou, plus justement (et la
justification viendra plus loin), qu’ils se caractérisent par une forme
sensible (la firmitas, dont il vient d’être question). Il n’y a là nul jugement
de valeur, mais, encore une fois, une simple conséquence de l’hypothèse
avancée plus haut sur la composition.
Comment va-t-on trouver une forme ? ou bien mettre en forme le texte ?
ou bien encore : qu’est-ce qui rend la forme sensible ?
On va construire une forme en s’appuyant sur des éléments de toute
nature et donc, entre autres, sur l’organisation du sémantique : tout
formaliste que soit le principe que l’on peut tirer de notre hypothèse sur la
composition, il ne s’agit pas de nier cette évidence que le sémantisme est un
instrument très puissant d’élaboration de la composition, et peut-être le plus
puissant, que l’analyse sémantique est indispensable. Mais voilà que le bon
sens nous conduit à une étrange idée : le « fond » est alors, dans cette
perspective, au service de la forme. Le sens travaille à la forme, il la rend
sensible, ou plutôt la forme est l’agencement du sens et c’est d’ailleurs
pourquoi, du fait de cette intervention du sens en amont, un formalisme
bien tempéré n’est ni « desséché » ni « desséchant ». L’organisation la
mieux perceptible, en effet, au moins dans la prose et particulièrement dans
la prose fictionnelle, est l’organisation sémantique. C’est ce que nous
verrons dans les chapitres suivants. Tous les exemples développés seront de
prose fictionnelle parce que c’est là qu’éclatera le paradoxe, là aussi que
l’élaboration de la composition présentera le plus de difficultés. Quand on a
affaire à des genres très codifiés, par contre, comme la poésie strophique ou
la tragédie classique, le texte est balisé : des unités prédéterminées sont
rendues le plus souvent visibles par des éléments proprement matériels
(découpages donnés, agencements stéréotypés, blancs, typographie,
indications diverses…), mais, même dans ce cas, le sémantique contribue
de façon décisive au repérage d’une architecture : si je sais qu’ici
l’« exposition » est terminée, que là on passe de la souffrance à la joie,
qu’ailleurs encore un aveu change les données de la question, c’est bien le
sémantique qui indique et sert la composition. Rien d’original dans ces
remarques : il s’agit seulement de souligner que, dans le flux d’un texte, le
passage d’une séquence à une autre est marqué par des critères de toutes
sortes et que, parmi ces multiples critères, il y a toujours inévitablement des
critères sémantiques. En somme, on examine le sens pour élaborer la forme,
on s’exerce à faire abstraction du sens pour la percevoir et la décrire. C’est
un exercice particulier de réduction.
Le plus efficace sera sans doute de recourir à l’idée de régimes du texte,
un régime se caractérisant soit par une configuration lexicale (sémantique),
soit par l’adoption d’une certaine disposition (syntagmatique), soit, le plus
souvent, par les deux. Il me semble que, dans le contexte d’une étude de la
composition et dans la perspective qui est ici la nôtre, nous avons intérêt à
ne pas définir plus précisément la notion de régime textuel. Elle sera
d’autant plus opératoire qu’elle restera plus souple. Ce qui importe en effet,
ce n’est pas définir strictement et nommer les régimes, mais repérer leurs
différences pour décrire les relais, superpositions, variations… et l’on
s’intéressera plus au passage qu’à l’état stable de tel ou tel régime textuel.
Le changement de régime, sous toutes sortes de formes (pause et reprise,
silence, modification des temps, des types de discours, accélération,
décélération, thématique nouvelle, etc.), indique au lecteur qu’il passe à
autre chose et rend sensible ce passage. En tant que tel, il est la marque par
excellence de la configuration du texte.
Vous jugez bien, ma bonne, que ce ne peut être que par la force de mon
imagination que cette mort me puisse faire mal ; car du reste, rien ne
troublera moins le repos de ma vie.
On mangea à deux tables dans le même lieu ; cela fait une assez grande
mangerie : il y a quatorze couverts à chaque table ; Monsieur en tient une,
Madame l’autre. La bonne chère est excessive ; on reporte les plats de rôti
comme si on n’y avait pas touché. Mais pour les pyramides du fruit, il faut
faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de
machines, puisque même ils n’imaginaient pas qu’il fallût qu’une porte fût
plus haute qu’eux.
Toujours notre régime d’information (des faits, des phrases courtes), mais,
pour la satire, nous ne sommes plus dans la nuance : la dame de cour, la
Parisienne, affiche sa condescendance et ne se prive pas de se moquer. Non
sans mauvaise foi, d’ailleurs : l’excès n’est pas le propre de la province.
Quant à la mention des « pères », elle n’est pas véritablement en accord
avec le ton condescendant. Elle est de toute façon ambiguë : moquerie
appuyée, d’un côté, référence plus ou moins nostalgique, de l’autre, qui fait
penser à la chanson d’Alceste (« Le méchant goût du siècle en cela me fait
peur. / Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur […] »). La
suite verse dans la caricature, avec une bonne dose d’agressivité :
Une pyramide veut entrer, ces pyramides qui font qu’on est obligé de
s’écrire d’un côté de la table à l’autre, mais ce n’est pas ici qu’on en a du
chagrin ; au contraire on est fort aise de ne plus voir ce qu’elles cachent.
Cette pyramide, avec vingt porcelaines, fut si parfaitement renversée à la
porte que le bruit en fit taire les violons, les hautbois, les trompettes.
On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir
danser Locmaria. Les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur
au prix de ceux-là. C’est quelque chose d’extraordinaire ; ils font cent pas
différents, mais toujours cette cadence courte et juste.
*
Les différents régimes interviennent sur le fond d’une dynamique du
texte. Ce formalisme n’est donc plutôt pas un structuralisme, sauf à avancer
l’idée de structures souples. Mais il sera sans doute plus simple, ici, de
parler de composition dynamique.
Le jeu des multiples régimes du texte met en question l’idée d’une
cohérence stylistique et sémantique. Il s’agira en effet de marquer les
différences, de leur donner du relief, de mettre en lumière les changements
de tempo, d’objet, de rhétorique, et donc d’affaiblir délibérément la
cohérence ou plutôt la cohésion du texte étudié ; autrement dit, de trouver
ou retrouver la « disposition » sous la « composition ». On parlera de mises
en relief et de dominantes et, pour passer d’un régime à l’autre, des
opérateurs auront une fonction essentielle. La différenciation des énoncés,
le repérage des changements de régime, la multiplication des traits
génériques sont des éléments décisifs. En effet, le choix d’un possible est
d’abord, dans cette perspective, la valorisation d’un régime du texte, qui
conduit à établir une hiérarchie, à sélectionner un trait générique dominant,
une couleur rhétorique qui s’imposerait aux autres. Or, cette valorisation ne
peut être perçue et comprise à l’analyse que si l’on a au préalable pluralisé
le texte. Et elle s’aperçoit d’autant mieux qu’il se produit un changement,
une altération. Là intervient avantageusement cette notion de régime
textuel : concept flou regroupant différents traits ou critères sémantiques,
grammaticaux, génériques, stylistiques, il permet de parcourir le réseau en
connectant des éléments qui ont la même couleur, le même tempo et
d’examiner divers parcours, de faire intervenir diverses hiérarchies, quand
les critères ou les traits divergent.
On ne s’est sans doute pas pour autant débarrassé de l’objection
classique. La voici qui revient : ce serait là une conception désincarnée de
la littérature et, circonstance aggravante en période de crise des études
littéraires, prôner un formalisme serait tuer ce qui reste de vivant dans
l’objet : en posant que l’organisation du sens s’achève en une forme,
n’oublie-t-on pas ce par quoi la littérature nous touche ?
Voyons de plus près. Il y a peut-être une réponse à cette inquiétude.
On admettra que, dans la lecture, la participation du lecteur est plus ou
moins intense, plus ou moins active, que l’emprise du texte est variable, que
l’immersion est plus ou moins effective. La question n’est pas ici de savoir
quels textes agissent le plus fortement sur lui, mais ce qui, dans un texte
donné, agit le plus fortement. Le lecteur peut « se prendre pour » tel
personnage de roman ou de théâtre, il peut « se mettre à la place » du Je
lyrique d’un poème d’amour, mais, sauf pathologie, une distance persiste, et
c’est sans doute bien ainsi. Le lecteur peut « se transporter » dans une
époque ou dans un lieu, mais, sauf pathologie, il se trouve là où il se trouve
réellement, et c’est sans doute très bien ainsi. Le lecteur ne se situe pas dans
le même espace et n’a pas le même calendrier que les personnages de la
fiction. Bref, il n’évolue pas réellement dans le monde ouvert par le texte :
on ne lui demande pas du tout d’y être et même pas tout à fait d’y croire.
Mais ce lecteur, qui n’a pourtant pas perdu la raison, évolue réellement
dans le schéma ou les schémas offerts par le texte, dans la succession des
divers régimes et programmes sémantiques ; il s’inscrit réellement dans la
configuration dynamique de ce qu’il lit : il passe avec le texte d’une
émotion à une autre ; il n’habite pas les espaces dessinés par le texte, mais il
change bel et bien d’espace avec le texte ; il partage avec lui une
organisation, un mode de succession des affects, une structure temporelle,
un aménagement de la durée. Cet aménagement est le fait du texte même :
découpage, scansion, vitesse, ruptures temporelles ou thématiques, mais
aussi retours et reconnaissances. C’est par cette forme que la relation au
texte est la plus intime, car cette configuration n’est pas vécue seulement
sur le mode imaginaire et intelligible, mais bien sur le mode sensible, et elle
a ses effets propres. Cette organisation des émotions, des paysages, des
objets, ce jeu des tensions, des détentes, des suspensions, des surprises, ce
temps vécu sont une forme. On y trouve ce qui est effectivement vécu,
ressenti au plus profond. En ce sens, la forme est bien ce par quoi le texte
est rendu sensible.
Le lecteur n’est pas contraint de « suivre » ces agencements.
Simplement, s’il y a un suivi, c’est là qu’on trouve la prise ou l’emprise la
plus puissante que l’on puisse imaginer du texte sur le lecteur. « Du texte »,
encore une fois, car il faut redire que ces agencements ne peuvent
certainement pas être complètement maîtrisés par l’auteur. En ce sens la
littérature est largement un art intuitif. Plus radicalement, qu’en est-il si,
dans la logique de ce qui précède, on considère que c’est le lecteur qui
élabore la composition, que là aussi, inévitablement, tout (ou presque) est
construit, que l’intangibilité de la forme est imaginaire ? Cela ne change
rien à la question qui nous préoccupe. Le lecteur module la composition et
donc, au-delà, configure un parcours dans le réseau textuel en lui donnant la
forme à laquelle il est sensible et, peut-être, où la déperdition est pour lui la
moindre. Il me semble cependant que la marge de manœuvre est ici
relativement étroite à cause de la « fermeté », de la « solidité » de la forme
(cette firmitas dont il était question plus haut) ou, pour le dire plus
simplement, parce qu’elle semble donner moins de prise au travail
herméneutique. Mais je n’ai pas besoin de cette hypothèse hasardeuse. Quoi
qu’il en soit, en effet, il en est de l’appréhension de la forme comme du
reste : si le regard que nous portons sur elle la change, nous chercherons,
dans une analyse plus élaborée et mieux contrôlée, à construire des modèles
capables de rendre compte des diverses compositions possibles, ou, si j’ose
dire, des diverses formes de la forme. Alors que la relation au monde que
déploie l’œuvre est propre à chacun et que son étude risque de s’épuiser
dans une collection d’interprétations, au moins le vécu tel que je viens d’en
parler est-il le vécu d’une forme ou d’un jeu de formes, et cette forme ou ce
jeu de formes, nous pouvons raisonnablement espérer être en mesure de les
décrire.
L’ÉPREUVE DES TEXTES
CHAPITRE I
Au fil du texte
(Mme de Lafayette)
Le côté cour
Je ne sais s’il vous sera arrivé la même chose qu’à moi. Mais en lisant cette
longue description de la Cour, qui est au commencement, je crus que j’allais
lire l’histoire de France, et j’oubliai la Princesse de Clèves, dont je n’avais
jamais vu le nom qu’au titre du livre. Peut-être que cela a été ainsi disposé
adroitement, pour surprendre le lecteur : car je vous avoue que lorsque au
bout de 36 pages je retrouvai cette princesse, dont je ne me souvenais plus,
je sentis la même surprise que le Prince de Clèves, lorsqu’il la rencontra
chez le joaillier italien.
Pour moi, j’aurais autant aimé parler d’abord de mon héroïne. Je sais bien
qu’il fallait donner une idée de la Cour de ce temps-là, et de toutes les
personnes de marque qui la composaient. Mais il était si naturel d’en faire
instruire Mademoiselle de Chartres par sa mère qui la menait à la Cour : et,
à parler franchement, je crois que cela eût été plus à propos que le discours
que Madame de Chartres fait à sa fille longtemps après l’avoir mariée au
Duc de Clèves, et dans lequel elle lui conte toute l’histoire de la vieille Cour
3
dont elle n’avait guère affaire, ou qu’elle devait avoir sue plus tôt .
On ne se lasse pas de cette liberté de ton, mais il ne s’agit pas pour autant
de se laisser séduire ni de manifester à Valincour le respect que, par
principe et comme à lui, on refusera à Mme de Lafayette.
Reprenons donc. Premier point : Valincour traite les trente-six premières
4
pages du livre (neuf dans l’édition que j’utiliserai ), soit la fameuse
description de la cour, comme une ouverture, une exposition, un morceau
autonome en tout cas, prélude au début du récit et au non moins célèbre « Il
parut alors une beauté à la Cour […] » (p. 53). Deuxième point : ainsi qu’au
théâtre, cette exposition aurait dû, selon lui, se passer de narrateur et faire
l’objet d’un discours de Mme de Chartres à sa fille (à défaut du héros et de
son confident, on aurait entendu l’héroïne et sa mère). Troisième point :
l’histoire de « la vieille Cour », que Mme de Chartres, justement, racontera
à sa fille après le mariage et les mésaventures qui le précèdent, est tenue
pour une digression sans grand intérêt, posée en outre comme différente de
la description inaugurale et non comme sa suite. Bref, Valincour voit dans
la première description de la cour l’exposition plutôt longue et maladroite
du roman. Longue, il le dit explicitement ; maladroite, il le suggère, et
d’ailleurs cette maladresse est double : d’une part, on vient de le voir,
l’auteur n’a pas choisi la bonne présentation ; d’autre part, cette exposition
ne semble pas véritablement fonctionnelle (« l’histoire de France », « une
idée de la Cour de ce temps-là, et de toutes les personnes de marque qui la
composaient »).
Valincour a pour lui le bon sens, c’est-à-dire, en l’occurrence, la
maîtrise d’un modèle de lecture reçu : un roman nécessite une exposition et
cette exposition, dans le cas qui nous intéresse, se termine avec l’arrivée de
l’héroïne éponyme : « Il parut alors une beauté à la Cour » (notons au
passage que notre critique a une merveilleuse intuition qui lui permet de
reconnaître l’héroïne en celle qui ne s’appelle pourtant pas encore Mme de
Clèves). Cette première description de la cour fournit une somme
impressionnante d’informations ; la séquence est difficile à maîtriser et à
mémoriser, surtout pour un lecteur moderne. Avouons que nous en
oublierons une bonne partie, sans d’ailleurs que notre lecture y perde
vraiment. Nous pourrons toujours dire, en nous gardant toutefois d’aller
jusqu’à parler étourdiment d’effet de réel, que Mme de Lafayette a voulu
faire vrai, faire sérieux, ancrer le roman dans l’Histoire, etc. Valincour trace
ainsi une frontière raisonnable, isole un segment de texte et l’interprète
selon un modèle qui, lui, a ses règles : le texte dramatique. Le lecteur fera
aujourd’hui le plus souvent la même chose, insolence en moins : il attendra
sagement cette princesse de Clèves qu’on lui a promise, il s’ennuiera
poliment en l’attendant et prêtera une attention distraite au tableau de la
cour, retenant vaguement qu’il y a beaucoup de monde, que tous ces gens
sont très beaux et ont un grand mérite, même si l’harmonie laisse à désirer.
Il serait aussi facile que fastidieux de montrer que la description
inaugurale de la cour, si l’on veut bien la lire de près, si l’on veut bien,
surtout, la relire après avoir lu le roman, n’est pas un pur ornement, que bon
nombre d’informations précises seront exploitées plus tard (touchant en
particulier les difficultés de Mme de Chartres à marier sa fille ou celles du
vidame à mettre de l’ordre dans ses amours) ; il serait facile aussi, et sans
doute moins fastidieux, de développer le rapport symbolique qui unit la
cour, magnifique et perverse, à l’intrigue amoureuse et conjugale et à ses
ressorts psychologiques – ce qui peut toujours servir, au passage, à
escamoter la difficile question de l’excès d’informations donné dans cette
« exposition », car il y a excès d’informations. Tout cela a été dit et bien dit.
Mais, de toute façon, il ne s’agit pas de « sauver » Mme de Lafayette. Elle
ne nous en demande pas tant. Il s’agit simplement, dans le premier temps
d’une réflexion sur la composition du roman, d’examiner si la segmentation
de ce début est satisfaisante et même si la notion d’exposition, qui semble
naturellement s’imposer, convient à cette fameuse description.
Si l’on met en situation cette « longue description de la cour », on a la
succession de séquences suivantes : la description de la cour, donc (p. 45-
53) ; l’arrivée de Mlle de Chartres et sa rencontre avec M. de Clèves (p. 53-
59) ; les difficultés des projets matrimoniaux de Mme de Chartres pour sa
fille, et le mariage (p. 60-70) ; l’arrivée de Nemours (p. 70). On connaît
alors les trois personnages principaux et il est aisé d’imaginer quelques
intrigues possibles à partir de ce trio : une femme, un mari qui n’est pas
aimé, un brillant séducteur, tout peut arriver.
Voilà une division du matériau narratif qui paraîtra sans doute à peu
près acceptable. On y reconnaît une manière d’exposition, en effet, suivie
de trois séquences bien enchaînées par un fil dramatique. Mais le roman ne
se réduit pas au récit et, s’agissant de la composition du texte et non de
l’intrigue, on ne peut ici omettre deux faits : la rencontre avec M. de Clèves
est suivie, à propos des inquiétudes de Mme de Chartres, d’un
développement sur les cabales de la cour (p. 59-60) ; le récit des difficultés
du mariage est interrompu par l’histoire de la reine d’Écosse racontée par sa
fille la dauphine (p. 63-65). Il y a là de quoi mettre en question le principe
d’une segmentation dramatique du texte. Objectera-t-on qu’alors on n’en
finit plus, qu’il n’y a pas de raison d’entrer dans ces détails ? Sans
m’engager ici dans la problématique du résumé, je répondrai que tout
changement de régime est en principe à relever : si l’on peut, par exemple,
traiter dans une même séquence les projets matrimoniaux et la réalisation
du mariage, on séparera, en principe et au moins provisoirement, le récit
d’une rencontre, un propos suivi sur la cour et un récit enchâssé qui
mobilise son propre personnel. Certes cette réponse n’évacue pas
complètement la question de savoir où l’on s’arrête, mais le point vif est la
possibilité de distinguer, grâce aux changements de régime, des masses
textuelles. Le lecteur identifie des séquences, s’habitue à tel régime textuel,
étiqueté au moins mentalement et parfois littéralement (il lit un tableau de
la cour, il lit le récit de l’arrivée de l’héroïne, etc.), et c’est à la nécessité
dans laquelle il se trouve de réajuster ou de modifier à tel moment son
comportement de lecture que nous devons nous intéresser.
Or, quand le narrateur, après le récit de la rencontre avec M. de Clèves,
peint « l’ambition et la galanterie » qui sont « l’âme de cette Cour », il
poursuit purement et simplement la description initiale, même si cette
description a été fortement ponctuée par l’arrivée de Mlle de Chartres. Nous
pouvons faire l’hypothèse d’un régime dominant. Notre texte se pose en
chronique de cour : la présentation d’un personnel nombreux, le récit de
multiples histoires présentes et passées, et jusqu’aux projets de mariage, qui
s’intègrent parfaitement dans ce réseau. Il n’y a pas de raison a priori de ne
voir dans la description initiale qu’un cadre. Il est d’ailleurs curieux de
considérer, comme on le fait souvent, que cette première description de la
cour est un cadrage historique, et telle autre (par exemple, plus loin,
l’histoire de Diane de Poitiers et la description de la « vieille Cour ») une
digression. Il semble logique de lier ces descriptions et de voir dans les
suivantes une continuation, tout en s’attachant évidemment à marquer les
différences. Ainsi aura-t-on successivement :
1) la description d’une cour brillante, magnifique ;
2) une version assombrie (p. 59 s.) : « L’ambition et la galanterie étaient
l’âme de cette Cour », une cour « très agréable, mais aussi très dangereuse »
(p. 60) ;
3) le récit de la « malheureuse destinée » de la reine d’Écosse (p. 63 s.) ;
enfin, pour continuer dans cette bonne voie, un peu plus tard,
4) l’histoire de Diane (p. 75 s.), et là, il y aura haines furieuses,
condamnation à mort, affaire d’empoisonnement. Soit quelque chose
comme une gradation : des apparences splendides aux sombres vérités
cachées et au passé violent qui les explique. Les composants s’enchaînent et
s’inscrivent dans un processus de dramatisation. Des effets rétroactifs vont
inévitablement se produire : on mettra en relief dans la première description
des éléments qui se révèlent importants dans les suivantes et la cour en
acquerra d’autant plus de profondeur. La cour est de loin l’objet le plus
complexe, le plus riche de cette grande masse textuelle. Si déclarer que La
Princesse de Clèves est une chronique de cour reste sans doute d’une
banalité affligeante, la question du poids, de la place, du rôle de cette
chronique dans la composition du roman ne me semble nullement triviale.
Dans le même sens, on notera qu’il n’est pas si évident d’isoler une
exposition ou une ouverture du roman. Les frontières sont poreuses. Non
seulement, donc, le tableau inaugural de la cour va être complété, mais
Nemours arrive en retard à la cour et dans le texte, tout occupé qu’il était à
de grands projets anglais. Dès lors, son entrée en scène (de fait, la seconde,
puisque son portrait figure dans la description inaugurale) fait pendant à
celle de Mlle de Chartres. Remarquable double entrée. Mais sans doute
convient-il de renoncer purement et simplement à segmenter le texte de
façon définitive. La lecture nous fait traverser des frontières qui risquent de
se déplacer à mesure que nous avançons. Quand paraît Mlle de Chartres, il
y a évidemment une césure forte et un bel effet de rupture. Rien de tel pour
M. de Clèves. Par contre, lorsque paraît Nemours, nouvelle césure, nouvelle
rupture, c’est là que tout va commencer, et l’on peut déplacer la première
frontière. Or, ce possible déplacement modifie l’idée que se fait le lecteur
de la construction dramatique du texte.
Posons donc par hypothèse que nous prolongeons l’« exposition »
jusqu’à l’arrivée à Paris de Nemours. Ce dernier est directement issu de
cette série de séquences qui traite de la cour, de ses agitations et de ses
intrigues. On trouve encore, dans la même série, le long prélude au mariage
de Mlle de Chartres, qui s’est enlisé dans les cabales, les rivalités
amoureuses, les luttes de pouvoir. Les deux héros émergent difficilement de
ces tourbillons. On sait que, pour Mme de Clèves, le salut sera la séparation
d’avec cette cour : « vous êtes sur le bord du précipice […], retirez-vous de
la Cour », lui dira Mme de Chartres (p. 91). Or, la cour s’est déjà incarnée
en un individu : Nemours. Le duc de Nemours, c’est-à-dire la cour dans ce
qu’elle a de mieux ou plutôt, pour éviter le jugement de valeur, l’essence de
la cour. Dans cette perspective, la césure entre la première description de la
cour et ce qui suit s’estompe complètement : on n’a pas un drame conjugal
et amoureux sur fond de vie de cour, mais véritablement, en effet, une
chronique de cour. Et si l’on veut bien se débarrasser de tout préjugé,
posons aussi, au moins pour voir où cela nous conduit, que les fameuses
« digressions » (histoires de Mme de Valentinois, de Mme de Tournon,
d’Anne Boleyn, du vidame) et, avec elles, quelques brèves histoires
« secondaires » sont, au même titre que l’histoire de Mme de Clèves, des
éléments de cette chronique. Et voilà un texte qui prolifère au lieu de se
scinder sagement selon la distinction de l’histoire et du cadre.
Nous sommes peu à peu conduits à comprendre qu’accentuer le trait
générique « chronique de cour », c’est promouvoir Nemours pour des
raisons structurelles.
Il semble aller de soi que le roman se construit sur une intrigue à trois
personnages principaux : les deux époux, dont l’union est d’emblée
fortement fragilisée, et le séducteur, dont l’attrait est d’emblée fortement
marqué. Voilà qui est assez bourgeois et peut rapidement tomber dans le
trivial, voire le comique : niaiserie de la princesse, jalousie ridicule du mari,
vantardise de Nemours… La réception du roman ne s’est d’ailleurs pas
privée d’explorer aussi ces petits chemins.
La question n’est pas de décider si c’est en soi pertinent ou non, mais
bien de s’interroger sur l’efficacité d’une telle description de la matrice
dramatique : qu’y gagne-t-on ? qu’y perd-on ? Dans la logique des analyses
précédentes, je choisirais volontiers une autre matrice. Le roman se
construirait sur une intrigue à deux personnages principaux :
Mme de Clèves et Nemours, ce qui signifie, entre autres, que le roman est la
rencontre de Mme de Clèves et de la cour. C’est en effet par Nemours que
peuvent s’intégrer à la chronique de cour l’histoire amoureuse et l’histoire
conjugale qui lui est subordonnée, par lui que sont connectés ces deux
réseaux.
L’argument le plus fort en faveur de cette hypothèse est que la relation à
deux permet de rendre compte de la dynamique du texte pris dans sa
totalité. Elle lui donne sa scansion. Je vais y revenir. Mais sans attendre,
j’avancerai, à l’appui de cette hypothèse, quelques arguments simples.
Tout d’abord, alors que M. de Clèves a l’infortune (ou l’élégance) de
mourir avant la fin du roman, M. de Nemours a le bonheur (ou le malheur)
de rester en scène jusqu’aux dernières lignes :
On n’est pas si loin du « repos » conquis par Mme de Clèves et cette
similitude de destins réunit les amants.
Ensuite, M. de Clèves est laissé complètement en dehors d’un épisode
qui se révélera décisif et pour la description de la cour sous ses visages les
plus sombres et pour l’expérience amoureuse dans sa dimension la plus
exaltante et la plus douloureuse : l’épisode de la lettre perdue par le vidame,
supposée perdue par Nemours.
On sait enfin que le fameux aveu au mari est en même temps un aveu
indirect à Nemours. Mieux, cet aveu indirect et dérobé peut être considéré
comme une étape vers l’aveu complet qu’offre Mme de Clèves à Nemours
dans la dernière scène du roman. Par ailleurs, fait capital, cet événement
s’inscrit dans un processus, s’intègre dans une dynamique qui touche
directement Nemours. L’aveu, en tant qu’aveu au mari, joue un rôle
déterminant dans la relation entre Mme de Clèves et Nemours puisque cet
acte extraordinaire fera l’objet d’une indiscrétion, faute majeure de l’amant.
Quand on prend le texte à la lettre et, si l’on peut dire, sans états d’âme, il
apparaît que le caractère extraordinaire de l’aveu a un intérêt dramatique
considérable qui a peu à voir avec l’héroïsme. Il interdit absolument qu’il
puisse s’agir, avec la scène qu’on va rapporter à la cour, d’une autre histoire
que de celle de Mme de Clèves : « il n’y a pas dans le monde une autre
aventure pareille à la mienne », dira-t-elle à son mari (p. 180). L’histoire
que répand la rumeur ne peut donc être que la sienne. De fait
Mme de Clèves doit avouer à son mari qu’elle aime ailleurs pour que
puissent être exploitées dans le roman l’indiscrétion et ses conséquences
tragiques. On notera encore que Nemours aggrave délibérément son
indiscrétion en jetant le trouble dans l’esprit de Mme de Clèves. Cette
dernière, en présence de la dauphine et de Nemours, met évidemment en
doute la véracité de l’histoire ; d’ailleurs, si elle était vraie, qui l’aurait
divulguée ?
Monsieur de Nemours, qui vit les soupçons de madame de Clèves sur son
mari, fut bien aise de les confirmer […].
« La jalousie, répondit-il, et la curiosité d’en savoir peut-être davantage que
l’on ne lui en a dit, peuvent faire faire bien des imprudences au mari »
(ibid.).
Les soupçons que répand Nemours sont d’autant plus insupportables que
l’aveu appelait un comportement hors du commun pour les deux
personnages concernés. Et c’est ainsi que l’extraordinaire aveu au mari est
dérobé par un amant indigne.
Une hypothèse étant aussi un choix, il faut se demander ce qu’on risque
de perdre avec celle du duo, soit ce qu’apporte spécifiquement le trio de la
femme, du mari et de l’amant. Il ne me semble pas qu’on puisse trouver une
véritable scansion du texte, une série d’accents plus ou moins réglée, qui
soit due aux interventions de M. de Clèves. C’est sans aucun doute un rôle
idéologique et thématique très important, mais c’est un rôle structurant
discret. Si l’on esquisse la place de M. de Clèves dans la forme du roman,
on voit un personnage qui, après la rencontre et les affaires du mariage, se
tient avec persévérance au second plan : certes M. de Clèves raconte la
grande histoire de Mme de Tournon, mais il n’en est que le narrateur et le
témoin ; il est marginalisé dans l’histoire de la lettre perdue ; volé de tout
(on pense à son portrait de Mme de Clèves), M. de Clèves est aussi volé de
l’aveu. Son plus grand rôle sera celui du jaloux. Mais, encore une fois, la
question n’est pas strictement l’importance du rôle que joue M. de Clèves :
elle est qu’il ne s’agit pas essentiellement de ce que j’appellerais un rôle
structurant. Du moins peut-on en faire le plus souvent l’économie dans la
mesure où il double, accompagne, nuance la structure esquissée par la série
des entrevues Mme de Clèves-Nemours. En termes excessivement triviaux,
je dirais que, vivant, il est un obstacle, mais insuffisant, et que, mort, il est
un obstacle plus puissant (comme un fameux Guise, Clèves est plus grand
mort que vivant), mais toujours insuffisant, nous venons de le voir. Décrire
la composition du texte ou le construire à partir d’un duo, ce n’est
évidemment pas expulser M. de Clèves : il joue son rôle, mais via
Mme de Clèves, l’aveu ayant évidemment une signification explicitement
plus forte pour elle que pour lui. Disons que sa constance dans la plainte
enrichit le texte d’un écho douloureux, mais ne le fait pas avancer.
Tout cela nous permet de reprendre rapidement la question de
l’ouverture du roman pour confirmer ce que l’examen des descriptions de la
cour suggérait. Je disais plus haut que, si le portrait de Nemours a bien été
fait dans la première description de la cour, son arrivée retardée (« Il arriva
la veille des fiançailles ») permet de lui donner un traitement parallèle à
celui de Mlle de Chartres. Mon hypothèse touchant la matrice dramatique et
le poids de la chronique de cour va bien dans le même sens : la mise en
place s’achèverait à un moment où la cour a été considérablement noircie et
aussi au moment où s’amorce la série des grands mariages politiques, le
premier étant celui du duc de Lorraine et de Claude de France. Au bal
donné pour leurs fiançailles, le duc de Nemours inaugure la grande
chronique de la cour d’Henri II.
La collection
Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci […], vous serez souvent
trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité (p. 75).
Madame de Clèves avait d’abord été fâchée que monsieur de Nemours eût
eu lieu de croire que c’était lui qui l’avait empêchée d’aller chez le
maréchal de Saint-André ; mais ensuite elle sentit quelque espèce de
chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l’opinion (p. 87).
Et par la suite, pour les autres cas, le lecteur lui-même, désormais averti, se
trouve dans la position de l’observateur plus ou moins malveillant, qui
guette les réponses ou les réactions de Mme de Clèves. Il collabore ainsi à
la complication du texte.
Revenons à la question de la mise en forme et en ordre de ce long
espace de texte qui nous conduit du bal du maréchal de Saint-André au vol
du portrait et à la chute de Nemours. J’avancerais volontiers le terme de
collection.
Nous avons pourtant toutes les raisons d’attendre un phénomène de
gradation, donc de le chercher et sans doute de le trouver. Il se peut en effet
que nous préférions la gradation à l’énumération anarchique, laquelle
pourrait fâcheusement apparaître comme le signe de notre propre
incompréhension. Et puis interviennent des habitudes de lecture : l’idée
d’une collection de cas ou de « questions d’amour » est incongrue pour le
lecteur d’aujourd’hui. Enfin, nous courons un risque : être conduits à
pointer un défaut du roman.
Plus sérieusement, il est possible que quelque chose comme une
gradation soit effectivement perçu par le lecteur. Ce pourrait être que
l’accumulation vaut sinon gradation, du moins intensification. Cette illusion
de gradation serait alors confortée par le fait que ce deuxième mouvement
(les variations sur laisser / ne pas laisser paraître) est lui-même inscrit dans
un processus clairement balisé (de la prise de conscience à l’aveu). Le
narrateur a suffisamment marqué, dans son commentaire, les grandes étapes
pour, dans cet élan, en créer aussi d’illusoires au niveau inférieur. Par ces
marques, il ferait de la visite d’une collection un itinéraire. Ultime procédé
susceptible d’imposer l’idée d’une gradation : la dernière séquence qui
appartienne pleinement à cette phase, la séquence du portrait dérobé, est
travaillée comme un sommet et une clôture. On se souvient que Nemours
piège délibérément la princesse et ne lui laisse aucune issue :
« Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser
croire que vous l’ignorez ; je n’ose vous en demander davantage. » Et il se
retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse (p. 122).
Un vrai coup de force. S’il n’ose pas dire, en effet, il a bien osé faire et de
toute façon il ose dire qu’il n’ose pas dire. Mme de Clèves, qui a vu
Nemours voler le portrait, est embarrassée et fait comme si elle n’avait rien
vu. C’est le comportement de l’honnêteté. Nemours, « qui remarqu[e] son
embarras, et qui en devin[e] quasi la cause », lui adresse les paroles que je
viens de citer. On peut être « quasi » certain qu’il sait qu’elle a vu et qu’il
interprète son silence comme la confirmation qu’elle a vu. On peut être
« quasi » certain aussi que Mme de Clèves sait que Nemours sait qu’elle a
vu. Au fond, elle a donné le portrait. Et le mari, à qui le portrait appartient,
que croyez-vous qu’il fait ?
[…] il dit à sa femme, mais d’une manière qui faisait voir qu’il ne le pensait
pas, qu’elle avait sans doute quelque amant caché à qui elle avait donné ce
portrait, ou qui l’avait dérobé, et qu’un autre qu’un amant ne se serait pas
contenté de la peinture sans la boîte (p. 123).
Je crus que si quelque chose pouvait rallumer les sentiments que vous aviez
eus pour moi, c’était de vous faire voir que les miens étaient changés ; mais
de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, et comme si je n’eusse
pas eu la force de vous l’avouer (p. 131).
Un voyageur qui n’est pas fort pressé, et qui ne va voir une ville que pour se
divertir, ou pour satisfaire sa curiosité, s’arrête avec plaisir à considérer les
paysages, les belles maisons, et les autres objets agréables qui se trouvent
sur sa route […] 6.
Posons donc avec lui que ce roman nous fait visiter la cour. Valincour
parlait de donner « une idée de la cour ». Il disait alors deux choses à la
fois : que toute la séquence inaugurale n’était qu’esquisse et que cette
description n’était guère fonctionnelle (« une idée de… »). Valincour et
Charnes sont au fond d’accord sur la caractérisation du texte ; le reste n’est
que jugement de valeur.
Avec l’épuisement de ce réservoir d’histoires qu’est la série des
digressions, la cour s’éloigne. Or, dans la tradition critique, il est beaucoup
plus souvent question de l’éloignement progressif de Mme de Clèves (les
séjours à Coulommiers, la retraite) que du retrait de la cour elle-même, qui
pourtant se met à l’écart, et doublement : on en parle de moins en moins et
elle se met à voyager. Côté voyages, le roi va quelques jours à Compiègne
(p. 158) ; après sa mort, le sacre du jeune roi conduira la cour à Reims
(p. 195) ; et cette cour ira passer « le reste de l’été » à Chambord (p. 201),
avec apparemment un séjour à Blois (p. 212) ; enfin, il faudra accompagner
la jeune épouse du roi d’Espagne jusqu’en Poitou (p. 235). Pour sa part,
Mme de Clèves fait deux séjours à Coulommiers, avec son mari d’abord,
puis seule (Nemours y sera chaque fois présent clandestinement) et elle
finira dans une retraite pyrénéenne, alternativement sur ses terres et dans
une maison religieuse. Héroïne nomade et cour nomade : on se sépare et on
se retrouve. Du moins au début. Puis on se sépare de plus en plus et on se
retrouve de moins en moins. Le brouhaha de la cour s’éteint
progressivement. Ce retrait progressif de la cour, cette lumière et ce bruit
qui s’affaiblissent me semblent être un des grands charmes de l’œuvre.
La cour, au début du roman, apparaissait dans tout son éclat, très
fortement idéalisée. Tous les commentateurs ont souligné avec raison le
régime superlatif de la première description. Cette cour est enromancée
dans les deux sens du terme : mise en roman et romancée.
L’assombrissement de l’objet, on l’a vu, commence tôt, mais se fait avec
une lenteur remarquable, on pourrait dire majestueuse, à la Bérénice. Dans
le second « côté » du roman, la cour, avant de s’éteindre, va perdre très
subtilement cette dimension superlative. Retour du politique, de l’historique
dans sa version la plus sévère. Il faut, dans cet esprit, voir de plus près la
description des bouleversements qui suivent la mort du roi (p. 191-195) :
toute-puissance des Guise, mise à l’écart de Montmorency, de Condé, du roi
de Navarre, exil de Diane. Le frappant, c’est l’exclusivité du discours
politique : l’ingrédient amoureux, même dans ses versions poussées au noir,
est absent. Bref, la cour telle que nous la connaissions est déjà morte.
Destin tragique, si l’on veut, puisque lié à la mort du roi lui-même, à cette
mort qui lui a été prédite et qui le frappe dans l’éclat de la fête la plus
somptueuse qu’on ait vue – « le plus magnifique spectacle qui eût jamais
paru en France » (p. 188).
Cet aboutissement tragique de la chronique de cour sera curieusement
suivi d’une autre fin, qui n’en finira pas. Il est remarquable que ce texte bref
soit aussi un texte sans clôture : M. de Clèves meurt, mais avant la fin. Et
Nemours ? « Attendez ce que le temps pourra faire », lui dit Mme de Clèves
(p. 232). Même chose, paradoxalement, à l’égard de la cour, qui a déserté le
récit, mais reste à l’état de fantôme dans le discours de la princesse :
Elle se retira sur le prétexte de changer d’air dans une maison religieuse,
sans faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la Cour (p. 237).
Mme de Clèves n’a donc pas eu de dessein arrêté – ou ne l’a pas « fait
paraître ». Reste un fait : elle meurt sans avoir revu Nemours ni la cour. Le
dénouement, si dénouement il y a, est cet adieu qui n’en est pas un.
Ainsi, après le tourbillon des histoires de cour, après l’éclat et le fracas
du tournoi, le silence ne sera-t-il que plus sensible. La cour fait de plus en
plus de bruit, a de plus en plus d’éclat, avant de s’éteindre peu à peu et de se
taire. Et ce silence environnant est apparemment nécessaire aux aveux,
évidemment ruineux pour le langage de cour. Le premier aveu (au mari)
étant, comme on sait, parasité par la présence en coulisses de Nemours, il
sera rejoué (pour l’amant) et en deux temps : l’aveu dérobé (lors du second
séjour à Coulommiers) et l’aveu offert (à Paris). Je verrais volontiers dans
cette succession des aveux une nécessité formelle : le montage dramatique
du texte doit conduire à un aveu parfait et j’aime à considérer que les deux
vrais aveux, aussi différents soient-ils, sont dans un rapport de gradation.
De l’un à l’autre, le second séjour à Coulommiers fait une remarquable
transition : l’événement se passe à Coulommiers comme l’aveu au mari,
mais il touche le seul amant, comme l’aveu qui aura lieu à Paris (soit la
succession : le mari / Coulommiers, Coulommiers / l’amant,
l’amant / Paris).
La cour, donc, s’en va, en même temps que l’on s’en va de la cour.
Qu’est-ce qui va la remplacer ? A priori, si la dernière étape du processus
dramatique est mise sous le signe de l’aveu, le bruit et la multitude des
assistants doivent faire place au silence et à la solitude. Et nous nous
trouvons dans la même situation que lorsque nous devions décider de la
fonction à attribuer aux descriptions de la cour : quel poids donner aux
nouveaux espaces du roman ? sont-ils un décor adéquat pour des
conversations intimes ? ou bien, tout comme nous pouvions prendre au
sérieux l’idée d’une chronique de cour, pourrions-nous faire l’hypothèse de
la mise en place de ce que j’appellerai par commodité un récit
romanesque ?
Et en effet le premier séjour à Coulommiers (p. 158-168), celui où se
passe ce qu’il est convenu d’appeler simplement l’aveu, fait entrer en force
dans le texte un romanesque qui avait été jusque-là assez discret, quoi qu’on
ait pu en dire. Valincour ne saurait se tromper sur la couleur de ce passage :
[…] quel embarras n’est-ce point que d’avoir à faire venir de la Cour
Monsieur de Clèves, faire égarer le Duc de Nemours, le faire cacher dans
un pavillon, y amener Madame de Clèves et son mari, et tout cela pour
entendre une conversation d’un demi-quart d’heure, que l’on lui eût fort
bien fait entendre partout ailleurs. Je ne sais si je me trompe, mais il me
semble que ces manières d’incidents si extraordinaires sentent trop
l’histoire à dix volumes […] 7.
Quand elle eut fait quelque réflexion, elle pensa qu’elle s’était trompée et
que c’était un effet de son imagination d’avoir cru voir monsieur
de Nemours (p. 205).
C’est qu’elle en a l’esprit rempli, comme dit à peu près le texte. La nuit, il y
a des fantômes. La scène a été remarquablement muette. Elle serait mal
passée au théâtre, celle-là. Après la description de ce spectacle, Nemours
rentre et va monologuer « sous des saules le long d’un petit ruisseau »
(p. 206).
Nous sommes maintenant à Paris, chez l’homme qui fait des ouvrages
de soie. La chambre fermée, le personnage mystérieux, qui regarde par une
fenêtre donnant sur le jardin de Mme de Clèves. Un peu plus tard :
[…] ne pouvant demeurer avec elle-même, elle sortit et alla prendre l’air
dans un jardin hors des faubourgs, où elle pensait être seule (p. 219).
Et alors :
Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut au bout d’une allée, dans
l’endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous
côtés, où elle adressa ses pas (ibid.).
Et c’est là qu’elle voit « un homme couché sur des bancs, qui paraissait
enseveli dans une rêverie profonde ». C’est Nemours. Les gens de
Mme de Clèves font du bruit. Nemours, tiré de sa rêverie, part sans lui
prêter attention. Il faut avouer que, vraiment, ces deux-là étaient faits pour
se reconnaître. Je remarque au passage qu’une fois de plus Valincour vise
juste :
[…] il me semble que, dans cette rencontre, Monsieur de Nemours n’a pas
mal sa revanche de la seconde aventure du pavillon, et Madame de Clèves
n’a rien à lui reprocher. Il vous souvient, Madame, de la manière cruelle
dont elle évita sa vue, lorsqu’elle le reconnut, et avec quelle précipitation
elle se retira dans le cabinet où étaient ses femmes. Ne trouvez-vous pas
qu’il lui rend bien la pareille en cet endroit ? À ne vous en point mentir, il
serait plaisant que l’auteur n’eût fait cette aventure que pour venger son
héros ; elle est si inutile à tout le reste, qu’il ne s’en faut rien que je ne croie
8
que ç’a été son dessein .
« […] inutile à tout le reste ». Valincour fait bien de nous le signaler. J’avais
en effet oublié de noter un trait de ce nouveau régime d’écriture : la
fantaisie, qui ne se soucie plus guère de la fonctionnalité du récit et ne se
refuse pas l’ornement.
Toutes ces séquences nous emmènent loin de la cour, loin de la
chronique de cour et loin de la nouvelle historique. Nous sommes dans le
romanesque, voire le fabuleux, et voici que surgissent des phrases de conte :
Il arriva dans la forêt et se laissa conduire au hasard par des routes faites
avec soin, qu’il jugea bien qui conduisaient vers le château (p. 159).
Après qu’on les lui eut montrés [les ouvrages de soie], elle vit la porte
d’une chambre où elle crut qu’il y en avait encore ; elle dit qu’on la lui
ouvrît. Le maître répondit qu’il n’en avait pas la clef […] (p. 218).
Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez
un Italien qui en trafiquait par tout le monde (p. 55),
Il était bien juste qu’après avoir été chez un joaillier pour Monsieur
de Clèves, elle allât chez un marchand de soie pour Monsieur de Nemours 9.
Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut au bout d’une allée […] une
manière de cabinet ouvert de tous côtés […] (p. 219),
Il arriva dans la forêt […] Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont
le dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un était
ouvert sur un jardin de fleurs, qui n’était séparé de la forêt que par des
palissades ; et le second donnait sur une grande allée du parc (p. 159).
[…] elle prit un flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis
du tableau du siège de Metz, où était le portrait de monsieur de Nemours ;
elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie
que la passion seule peut donner (p. 204).
Le nœud
[…] il faut m’en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître
mon voyage ; et si monsieur de Clèves s’opiniâtre à l’empêcher ou à en
vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi,
de les lui apprendre (p. 158).
Si l’agencement dramatique du texte signale l’épisode de la lettre perdue
comme la cause du séjour à Coulommiers, il vaut la peine de supposer que
c’est dans cette séquence que se joue l’entrée du romanesque.
L’épisode de la lettre perdue fait partie d’une masse textuelle
extrêmement complexe et dense, véritable nœud formel et thématique. Dans
cette masse, soit, selon la division éditoriale, à la charnière de la deuxième
et de la troisième partie, soit encore, de fait, au milieu du roman, se
produisent plusieurs phénomènes. De l’annonce du tournoi à la retraite à
Coulommiers, des événements sont racontés, qui ont, séparément et
collectivement, un rôle déterminant dans la dynamique du texte. Ils sont à
première vue très divers et pourtant ils se trouvent étroitement liés les uns
aux autres en une grande suite. En voici brièvement la succession :
– les préparatifs du tournoi donné à l’occasion des deux mariages
princiers (la fille et la sœur du roi avec, respectivement, le roi d’Espagne et
le duc de Savoie) (p. 124 s.) ;
– une partie de paume (avec le roi, Nemours, le chevalier de Guise, le
vidame) ; « une lettre de galanterie » est trouvée (p. 126) ;
– la chute de Nemours lors d’un exercice de cheval (ibid.) ; trouble
visible de Mme de Clèves ; le chevalier de Guise comprend ce signe ;
– l’histoire de la lettre perdue (p. 129 s.).
C’est alors le départ à Coulommiers. Il faut encore préciser que cet
ensemble sera suivi de l’aveu et qu’après l’aveu aura lieu le tournoi, avec la
mort du roi.
Trois éléments sont liés contre toute attente : le tournoi, la chute de
Nemours, l’histoire de la lettre. Contre toute attente, car aucun de ces
éléments n’a besoin des autres : dans cette configuration, on n’a pas besoin
de préparer le tournoi pour faire chuter Nemours (pour le dire autrement, on
aurait pu profiter des préparatifs du tournoi pour le faire chuter) ; on n’a pas
besoin d’insérer cette chute dans l’histoire de la lettre perdue. Et pourtant le
récit de la chute de Nemours est enchâssé dans l’épisode de la lettre, qui se
trouvera lui-même enchâssé dans le récit du tournoi. Je note enfin, aux deux
extrémités, ceci : à la fin du tournoi, le roi veut rompre encore une lance et
le comte de Montgomery le tue par accident (p. 189) ; avant le tournoi,
Nemours et le roi montent des chevaux qui n’ont pas encore été dressés :
Le roi et monsieur de Nemours se trouvèrent sur les plus fougueux ; ces
chevaux se voulurent jeter l’un à l’autre. Monsieur de Nemours, par la
crainte de blesser le roi, recula brusquement, et porta son cheval contre un
pilier du manège, avec tant de violence que la secousse le fit chanceler
(p. 126).
Un soir que le roi et toutes les dames s’étaient allés promener à cheval dans
la forêt, où elle n’avait pas voulu aller parce qu’elle s’était trouvée un peu
mal, je demeurai auprès d’elle ; elle descendit au bord de l’étang, et quitta
la main de ses écuyers pour marcher avec plus de liberté (p. 137-138).
Si la reine voit cette lettre, elle connaîtra que je l’ai trompée et que, presque
dans le temps que je la trompais pour madame de Thémines, je trompais
madame de Thémines pour une autre ; jugez quelle idée cela lui peut donner
de moi et si elle peut jamais se fier à mes paroles (p. 144-145).
Donc, trois, c’est assez pour donner une mauvaise opinion de soi. Mais au-
delà ? Pourquoi faut-il que le vidame tombe amoureux de
Mme de Martigues ? Et l’amour supposé pour la dauphine ? Eh bien,
prenons un autre chemin. La reine et la dauphine, c’est la chronique de cour
dans toutes ses dimensions, y compris politiques (pas de politique sans ces
royales rivales) ; Mme de Thémines et l’autre femme (moins sévère), ce
sont les deux faces du commerce de galanterie ; Mme de Martigues, enfin,
qui est la maîtresse actuelle, est par excellence la maîtresse en trop ; or, elle
va devenir un personnage important et une amie de Mme de Clèves. Elle ira
à Coulommiers, justement, et en admirera les beautés :
Mélanges
(Prévost)
Nous pouvons […] dire que notre texte offre un échantillon de style
intermédiaire, dans lequel le réalisme s’unit au sérieux, le roman ayant
même une fin tragique. Ce mélange de réalisme et de gravité tragique est
extrêmement plaisant, mais les deux éléments qui le constituent sont d’une
superficialité assez frivole. Les tableaux réalistes […] sont colorés, variés,
vivants ; le roman ne recule pas devant la représentation des vices les plus
vulgaires. Mais l’expression demeure toujours aimable, élégante […]
(p. 400-401).
Composants
Auerbach distingue trois parties dans la séquence du « souper
interrompu » :
La première suggère la tension muette des deux amants qui se font face à la
même table, à la lumière d’une chandelle, et qui se regardent furtivement
sans manger […].
Les larmes de Manon mettent fin à la tension muette, et une deuxième
scène commence qui, elle, est très animée. Des Grieux ne peut supporter de
voir pleurer sa maîtresse, et lorsqu’elle ne répond que par des soupirs à ses
pressantes questions mêlées de reproches amoureux, il ne se contient plus.
Il se lève en tremblant, et tandis qu’il la conjure et veut sécher ses larmes, il
se met lui-même à pleurer […].
Suit la troisième scène. On entend des gens qui montent l’escalier, on
frappe à la porte. Manon embrasse une dernière fois le chevalier (des
années après il n’a pas oublié ce baiser) ; après quoi elle s’échappe de ses
bras et disparaît dans le cabinet. Le chevalier ne soupçonne toujours rien ;
elle est un peu en désordre […] ; rien de plus naturel, par conséquent, que
son désir de se soustraire à la vue d’un visiteur (p. 396-398).
[…] les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir
quelque argent (ibid.).
Pour l’arrivée des laquais, nous avons vu plus haut ce qu’il en est :
Il n’y a donc pas que l’argent qui compte et que l’on compte dans ce roman.
Voilà un beau mélange : la comédie est triste. En vérité, elle l’est pour le
dupé. Apparemment pas pour tel spectateur, et le lecteur lui-même
parviendra à supporter l’émotion du héros.
Mais je sais bien ce que j’ai à faire pour me venger. Mon père voulut savoir
quel était mon dessein. J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison
de B…, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emportement fit
rire mon père et ne servit qu’à me faire garder plus étroitement dans ma
prison (p. 171).
J’ai lu ce 6 avril 1734 Manon Lescaut, roman composé par le Père Prévost.
Je ne suis pas étonné que ce roman dont le héros est un fripon et l’héroïne
une catin qui est menée à la Salpêtrière plaise, parce que toutes les
mauvaises actions du héros le chevalier des Grieux ont pour motif l’amour,
qui est toujours un motif noble quoique la conduite soit basse. Manon aime
aussi, ce qui lui fait pardonner le reste de son caractère 3.
Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire
car j’ignore encore aujourd’hui par quelle espèce de sentiments je fus alors
agité. Ce fut une de ces situations uniques auxquelles on n’a rien éprouvé
qui soit semblable. On ne saurait les expliquer aux autres, parce qu’ils n’en
ont pas l’idée ; et l’on a peine à se les bien démêler à soi-même, parce
qu’étant seules de leur espèce, cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne
peut même être rapproché d’aucun sentiment connu. Cependant, de quelque
nature que fussent les miens, il est certain qu’il devait y entrer de la douleur,
du dépit, de la jalousie et de la honte. Heureux s’il n’y fût pas entré encore
plus d’amour (p. 200) !
Si, au niveau des grandes unités du texte, Prévost, pour une fois, disent les
spécialistes, a su faire bref, au niveau des petites, c’est moins évident. Voilà
en effet beaucoup de mots pour dire et répéter qu’on ne saurait dire. Plus
sérieusement, il y a là une rhétorique capable de gommer bien des aspérités,
d’atténuer l’hétérogénéité du mélange et de recouvrir d’un vernis le tout de
l’œuvre. On ne dit décidément pas les choses, ou très allusivement.
Il n’y a pas de raison de s’arrêter en chemin. Voyons rapidement la
bigarrure de l’ensemble du roman. Au moins deux autres ingrédients sont
utilisés.
C’est d’abord un abondant discours philosophique ou théologique : les
reliefs du mouvement dramatique (la succession des tromperies et duperies
diverses) prennent la forme de grandes scènes, narrativisées ou non et, si le
personnel du roman est réduit, chacun des acteurs est prolixe et aucun ne
manque de faire part de ses réflexions. À ces réflexions, il faut ajouter
celles de des Grieux narrateur. Tout cet appareil est sans doute encore
l’espace par excellence de ce qu’Auerbach appelle l’expression aimable.
Par ailleurs, si l’on prend en compte la conduite générale du récit, nul
besoin de longues analyses pour montrer que nous lisons, comme l’écrit
Renoncour dans son avis, « les aventures du chevalier des Grieux », un
roman d’aventures, si l’on veut, voire, en s’en tenant à une référence
historique, un récit picaresque : heurs et malheurs d’un jeune homme qui se
marginalise peu à peu et multiplie, dans des lieux et des milieux divers, des
expériences extravagantes.
Dominantes
Avouons que notre liste est étrange, qui met sur le même plan des
éléments génériques (tragédie, comédie, roman picaresque, réflexions), des
éléments thématiques (réalisme), des éléments stylistiques (expression
aimable). Il vaut pourtant la peine de la garder un moment en l’état, malgré
son côté bric-à-brac – et contre tout principe de bonne méthode. En effet,
dans un premier temps au moins, cette désinvolture ne fait peut-être pas un
si grand obstacle à l’analyse. Mieux, elle balise assez efficacement le terrain
et permet d’observer des effets de lecture : au fil de ma lecture, je passe
d’un régime à l’autre, je change de vitesse, de décor, de discours. Je
m’installe devant un spectacle comique, j’exerce ma compassion (ou ma
patience) à l’écoute des réflexions du chevalier, j’entre dans un débat sur le
bonheur et la vertu, et puis j’accélère avec le récit des évasions, etc. Compte
moins la nature des faits de discours que nous traversons que la sensation de
leurs différences, et ces différences peuvent être de toutes sortes.
Essayons cependant de mettre un peu d’ordre. La tragédie, dans notre
texte, touche plutôt la succession des grandes séquences, jusqu’à l’issue
fatale : l’étape M. de B…, l’étape du vieux M. de G… M… et les premières
vraies prisons, l’étape de son fils et de nouvelles prisons, avec les suites que
l’on sait. La comédie, elle, caractérise certaines séquences bien délimitées :
le tour joué au vieux G…, où des Grieux se fait passer pour le jeune frère de
Manon, le tour joué au fils, qui, s’il avait réussi, devait permettre à
des Grieux de lui reprendre sa maîtresse et de coucher dans son propre lit.
Le picaresque, s’il permet lui aussi de décrire, sous un certain angle,
l’ensemble du dispositif narratif, est plus visible à certains moments du récit
(ainsi les diverses évasions préparées par des Grieux). L’élégance un peu
alambiquée de l’expression est surtout perceptible dans les commentaires,
ceux du narrateur ou ceux des personnages (en particulier Tiberge).
Mais il n’est pas possible de poursuivre sur ce terrain et d’essayer de
structurer la liste sans poser la question des caractères dominants. Quelque
hétérogène que soit le mélange, il « tient » par un jeu complexe d’équilibres
et de compatibilités, de neutralisations et de hiérarchies. Ainsi est-il peu
probable que, sauf à vouloir se distinguer par l’originalité de sa lecture, on
considère le comique comme un trait saillant du roman : la dispersion et la
stricte localisation des séquences comiques n’apparaîtront pas comparables
à une organisation dramatique diffuse et apparemment dominante qui, de
malheur en malheur, conduit les héros à la mort pour l’un, au désespoir pour
l’autre. De même, les péripéties d’un récit riche en aventures et incidents
disparaîtront-elles dans un résumé de l’intrigue, et ce au profit d’une
énumération de grandes séquences simplifiées par et dans la mémoire. Je
veux dire : plus le résumé sera précis, plus le picaresque sera visible ; plus
le résumé sera schématique, mieux le fil tragique apparaîtra. La vitesse
d’une lecture façonne l’objet ; sa précision, de même. En d’autres termes,
de près et de loin, l’image ou la couleur du texte sera différente.
Peut-on par ailleurs qualifier tel ou tel mélange en termes de stabilité ou
d’homogénéité du résultat ? Si en effet l’analyse peut toujours retrouver ce
dont il est composé, il paraît clair que le produit, à la fin, garde plus ou
moins de traces, et plus ou moins visibles, de ses composants. Et qui dit
mélange dit coexistence des ingrédients, qui restent en principe séparables,
de sorte que l’on aura à se demander si, s’agissant d’une œuvre reçue
comme une, d’un ouvrage perçu comme une totalité, il y a un « effet corps
pur ». S’il y a un tel effet, comment penser le mélange ?
Dans cette petite expérience de chimie romanesque, une première
question est fondamentale : c’est celle de la miscibilité des ingrédients, ou,
en d’autres termes, des conditions de possibilité du mélange. Ici, par
exemple, de quel fonds viennent les éléments comiques ? Il y a au moins
deux façons de formuler le sujet ou l’argument du roman. La première, qui
est un poncif critique, est la fameuse « descente aux enfers » d’un jeune
homme follement amoureux d’une courtisane : une succession de
tromperies et d’éphémères réconciliations dégrade de plus en plus
profondément le jeune homme. On pourra parler de mélodrame, à moins
qu’on ne préfère donner de la dignité à l’objet en parlant d’une tragédie
dont on énumérera éventuellement les « actes » (on en trouvera cinq en
l’occurrence, en comptant l’ouverture et la séquence américaine). On
insistera plus ou moins sur la ou les conversions finales. La seconde
formulation du sujet, ce sont les mésaventures d’un naïf, voire une variation
à peine édulcorée sur le thème « cocu, battu, content ». Sans aller jusque-là,
on parlera de comédie (en trois actes, ce sera suffisant : les séquences liées
aux trois rivaux successifs du chevalier). Car il y a bien, dans l’argument
même, un ressort comique. Le chevalier est régulièrement trompé, il se
retrouve à chaque fois dans la même situation. Mieux, il monte un certain
nombre de « tours » et, de ces tours, il est constamment la victime.
Des Grieux est alors une figure remarquable de trompeur trompé. Les
aventures du chevalier des Grieux, c’est d’abord l’histoire de ses déboires.
Cette description sommaire ne vise pas à dire qu’on a le choix et que
tout est bien ainsi, avant de passer à autre chose. Il s’agit simplement de
comprendre que le sujet que s’est donné Prévost est foncièrement ambigu,
qu’à partir de lui, on peut faire une comédie ou une tragédie et que sa mise
en intrigue par la répétition même peut conforter l’une ou l’autre – et peut-
être plus la comédie que la tragédie (pensons à L’Étourdi de Molière). Le
point vif est que les embardées comiques du roman sont permises par son
sujet même.
On a le plus souvent lu le roman en tragédie, rien n’empêche de le lire
4
en comédie, « une comédie qui tourne mal », comme on l’a dit . Mais, à
l’analyse, que faut-il pour que le texte bascule d’un côté ou de l’autre ? On
peut supposer qu’il faut que s’affirment des dominantes.
Avant de poursuivre, convenons cependant qu’après tout on peut
s’accommoder de l’hétéroclite, et d’autant mieux que, dans l’analyse, nous
l’exagérons nécessairement. Un caractère du récit atténue au contraire un
certain nombre de difficultés : son allure. Le récit de des Grieux est conduit
à vive allure et n’invite pas le lecteur ordinaire à s’attarder. Voyons cela
dans une séquence de taille moyenne.
Nous sommes au cœur de la deuxième grande séquence (p. 199 s.).
Lescaut a inspiré à sa sœur « une horrible résolution » : se mettre « à la
solde » d’« un vieux voluptueux », M. de G… M… À moins que Manon
n’en ait eu l’idée elle-même. On ne saura pas qui ment. Avis aux exégètes.
En tout cas, des Grieux, en se levant, trouve une lettre de Manon : « Je
travaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux » (p. 200). Réflexions
et monologue du héros. Deuxième temps : arrivée de Lescaut, colère de
des Grieux (p. 201). Pas de quoi se fâcher. Justifications de Lescaut.
D’ailleurs, ce qui est fait est fait. Mise au point d’un stratagème pour que le
chevalier puisse s’installer chez le vieux voluptueux. Troisième temps : une
scène avec Manon. Le début de l’échange est narrativisé, puis on passe au
discours direct. Reproches de des Grieux, arguments de Manon (« J’avais
espéré que vous consentiriez au projet que j’avais fait pour rétablir un peu
notre fortune, et c’était pour ménager votre délicatesse que j’avais
commencé à l’exécuter sans votre participation » – p. 205). Négociation.
Accord. Et l’on arrive à la grande scène de comédie jouée au vieil
incontinent (p. 207).
Je m’arrête là. Deux traits me semblent remarquables. D’une part, les
« réflexions », les argumentations, les plaintes, les reproches occupent une
place considérable. D’autre part, les enchaînements sont rapides. Cette
rapidité relative du récit a plusieurs causes. Le narrateur d’un récit à la
première personne a en principe un champ de connaissance limité et
des Grieux, de toute façon, est bien loin d’étaler son savoir : les notations
descriptives sont précises, mais très brèves, il n’y a pas de portraits. Il est
aussi très rare que le chevalier remonte les chaînes causales. On se passe le
plus souvent d’explications détaillées. Quand on en dit plus, on reste dans
une généralité de bon aloi. Par exemple, plus loin dans le roman :
Mais il me semble que c’est moins l’explication de la cause qui importe ici
que la suspension même et cette façon d’arrêter le récit à un moment crucial
(nous sommes juste avant la catastrophe de l’ultime arrestation, qui
conduira où l’on sait).
Les réflexions diverses, enfin, qu’il s’agisse de conseils, de
délibérations, de débats, occupent une place considérable, mais ou bien
elles sont intégrées au récit (dans les dialogues), ou bien elles sont
fortement en prise sur lui. On ne parlera pas de pauses réflexives comme on
parle pour d’autres textes de pauses descriptives. Des Grieux ne raconte pas
sa vie, quoi qu’il dise, mais un « épisode » de sa vie et les cas de conscience
qui vont avec, et cet épisode ne fait intervenir qu’un petit nombre de
personnages : peu d’acteurs, trois ou quatre bons et mauvais conseillers, et à
peu près rien autour (sinon les ombres fugitives d’un cocher, d’un
aubergiste, de quelques femmes indistinctes).
Les conditions pour produire un récit économique sont réunies. Or, cette
intrigue simple dans son principe et redondante dans sa mise en œuvre fait
intervenir un malfrat et un saint homme, se passe à Paris et au Nouvel
Orléans, aligne épisodes cocasses et situations graveleuses, grandes
lamentations lyriques et savants débats théologiques. Comment recevons-
nous ce matériau ? Quand nous lisons ce récit riche en rebondissements et
en bifurcations, mais pauvre en digressions et en pauses, la simplicité de
l’ossature dramatique en permet une lecture facile : une collection
d’éléments hétérogènes défile rapidement et il n’est pas du tout certain que
sa disparité nous gêne ou nous inquiète. Ce n’est pas pour autant que nous
devons renoncer à comprendre « comment ça marche ». D’ailleurs, à cette
question sur le fonctionnement du roman, son allure donne déjà un premier
élément de réponse. Pour le reste, il faut revenir à la question des
dominantes.
Plusieurs éléments sont à prendre en compte. Il n’a échappé à personne
que, si le récit peut être considéré comme globalement analeptique par le
montage d’une double narration (Renoncour, des Grieux), il reste que
Renoncour suit strictement l’ordre chronologique. Il rencontre Manon et
des Grieux à Pacy. Près de deux ans plus tard, il rencontre de nouveau
des Grieux, cette fois à Calais, et c’est là que ce dernier lui raconte
« l’histoire de sa vie ». Aucune manipulation de la chronologie. Au niveau
des petites unités non plus. Le hasard a fait que Renoncour a d’abord vu
l’arrivée du convoi des femmes et a remarqué Manon parmi elles. C’est un
archer qui lui signale ensuite la présence de des Grieux : « Voilà un jeune
homme […] qui pourrait vous instruire mieux que moi […] » (p. 147).
Hasard, donc, mais le hasard, dit-on, fait bien les choses.
Si le roman commençait par sa fin, il devrait commencer par la
rencontre, à Calais, de Renoncour et de des Grieux. Reconnaissons que
c’eût été sans doute moins frappant. Il aurait fallu inventer quelque signe
qui permît de remarquer des Grieux entre tous, de motiver l’entretien, etc.
Cette possibilité, telle que je viens de la formuler, semble a posteriori
particulièrement peu intéressante. Celle que Prévost a retenue est
évidemment meilleure. Mais ne savons-nous pas que, dans notre vision
commune des textes, ce qui est est toujours préférable à ce qui aurait pu
être ? Il est en vérité parfaitement pensable que Prévost aurait su trouver
une solution élégante. Et d’ailleurs la double entrée du roman n’est pas sans
faiblesse et pose un sérieux problème de vraisemblance : un jour, à Pacy,
j’ai rencontré un homme ; il était sur le point de partir en Amérique ; un
autre jour, à Calais, je l’ai de nouveau rencontré ; il venait juste d’arriver
d’Amérique. Quelle merveilleuse coïncidence !
Il faut reconnaître que le coût de la formule à double entrée qu’a retenue
Prévost est élevé, mais la procédure cumule les avantages.
Commencer par la seule première rencontre (Manon dans le convoi des
femmes) est évidemment heureux. Cette première scène est très frappante,
va peser sur tout le récit et, j’y reviens, lui donner une couleur dominante.
Elle offre aussi un spectacle extraordinaire et étrange, elle propose une
énigme capable de motiver puissamment le récit et de lui donner d’emblée
une cohérence. Comment une aussi délicate jeune femme en est-elle arrivée
là ? Cette énigme est d’ailleurs renforcée de deux façons. D’abord, elle est
en quelque sorte « objectivée ». Renoncour n’est pas le premier à trouver le
spectacle insupportable et incompréhensible. Il allait en effet passer son
chemin s’il n’avait été arrêté « par les exclamations d’une vieille femme qui
sortait de l’hôtellerie en joignant les mains, et criant que c’était une chose
barbare, une chose qui faisait horreur et compassion ».
[…] par un tour naturel du génie qui m’est particulier, je fus touché de
l’ingénuité de son récit et de cette manière bonne et ouverte avec laquelle
elle me racontait jusqu’aux circonstances dont j’étais le plus offensé. Elle
pèche sans malice, disais-je en moi-même (p. 277-278).
L’hésitation, dès l’origine, sur le titre du roman dit bien cette double
postulation : lisons-nous les aventures du chevalier des Grieux ou l’histoire
de Manon Lescaut ? La double ouverture permet de répondre : « les deux ».
Mais retenons que l’on commence par l’histoire de Manon, et l’image de
Manon prisonnière, de l’innocente aux fers pèsera sur tout le roman.
Et en effet, quel est le début de l’histoire telle que la raconte
des Grieux ? Une rencontre, qui ressemble beaucoup à la première scène du
roman : deux hommes de passage dans une ville (Renoncour à Pacy,
des Grieux à Amiens) assistent à l’arrivée d’un convoi (Renoncour) ou d’un
coche (des Grieux), remarquent, parmi des filles (Renoncour) ou quelques
femmes (des Grieux), l’une d’elles, qui détonne par sa distinction
(Renoncour) ou par son charme (des Grieux). C’est Manon que l’on conduit
en Amérique, ou c’est Manon que l’on conduit au couvent. Il s’agit, dans
les deux cas, de la punir (de ce qu’elle a fait ou de ce qu’elle pourrait faire :
« pour arrêter sans doute son penchant au plaisir »), et notons au passage
que le couvent où elle est conduite est une « prison », la première de la
série. Les deux narrateurs se rejoignent, vivent la même expérience. C’est
bien le cas de dire que Renoncour a « donné le ton » : des Grieux suit.
Ainsi la mise en scène du récit de des Grieux verrouille-t-elle la lecture
en plusieurs sens. Elle isole, met en relief et motive le récit. Surtout, avec le
supplément qu’est l’image de Manon dans le convoi, elle donne le ton,
trouvant un écho immédiat dans le début du récit.
La scène inaugurale du récit de Renoncour et la scène inaugurale de
celui de des Grieux seront enfin très fortement relayées tout au long du
roman par le simple fait que le chevalier ne cesse d’annoncer les malheurs
qui vont arriver. Non seulement le destin funeste de Manon est connu et
proprement illustré d’avance, mais il est rappelé à chaque temps fort du
récit, doublé par le lamento du chevalier.
La première grande séquence (le fermier général) déploie en quelque
sorte les possibles. Elle corrige ou compense très efficacement la
perspective strictement pathétique qui domine dans les préludes (récit de
Renoncour, début du récit de des Grieux) en proposant une autre lecture des
événements que l’on qualifiera de comique (la version du père du
chevalier). Encore faut-il souligner que nous ne savions pas ce qui avait
conduit Manon là où Renoncour l’avait trouvée :
Nous l’avons tirée de l’Hôpital, me dit-il [le chef des gardes], par ordre de
M. le Lieutenant général de Police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût
été renfermée pour ses bonnes actions (p. 147).
Le chevalier en chemise :
Nous étions prêts à nous mettre au lit. Il ouvre la porte, et il nous glace le
sang par sa vue. Ô Dieu ! c’est le vieux G… M…, dis-je à Manon. Je saute
sur mon épée ; elle était malheureusement embarrassée dans mon ceinturon.
Les archers, qui virent mon mouvement, s’approchèrent aussitôt pour me la
saisir : un homme en chemise est sans résistance (p. 282).
Nous sommes ici dans la farce ou, (un peu) avant l’heure, le vaudeville.
Dans un registre plus relevé, citons telles répliques, finement cocasses.
Quand des Grieux lit la lettre où Manon lui dit qu’elle est partie avec le
vieil incontinent, il monologue, tel un héros tragique et remarque :
Plus piquant, lorsque Lescaut, le (vrai) frère de Manon, vient lui expliquer
qu’il aura la chance de pouvoir jouer le petit frère dans les conditions que
l’on sait :
Quel est l’infâme personnage qu’on vient ici me proposer ? Quoi ! j’irai
partager… Mais y a-t-il à balancer, si c’est Manon qui l’a réglé, et si je la
perds sans cette complaisance ? Monsieur Lescaut, m’écriai-je en fermant
les yeux, comme pour écarter de si chagrinantes réflexions, si vous avez eu
dessein de me servir, je vous rends grâces. Vous auriez pu prendre une voie
plus honnête ; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas ? Ne pensons donc
plus qu’à profiter de vos soins et à remplir votre projet (p. 203).
Il fut […] réglé que nous nous trouverions tous à souper avec M. de G…
M…, et cela pour deux raisons : l’une pour nous donner le plaisir d’une
scène agréable en me faisant passer pour un écolier, frère de Manon ; l’autre
pour empêcher ce vieux libertin de s’émanciper trop avec ma maîtresse, par
le droit qu’il croirait s’être acquis en payant si libéralement d’avance
(p. 206).
Nous ne trouvâmes point d’autre moyen, que de prendre devant lui un air
simple et provincial, et de lui faire croire que j’étais dans le dessein d’entrer
dans l’état ecclésiastique, et que j’allais pour cela tous les jours au collège.
Nous résolûmes aussi que je me mettrais fort mal, la première fois que je
serais admis à l’honneur de le saluer (p. 204).
Excusez, monsieur, lui dit Lescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien
éloigné, comme vous le voyez, d’avoir les airs de Paris ; mais nous
espérons qu’un peu d’usage le façonnera. Vous aurez l’honneur de voir ici
souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi ; faites bien votre
profit d’un si bon modèle (p. 207).
[Le vieil amant] me donna deux ou trois petits coups sur la joue, en me
disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallait être sur mes gardes à
Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche (ibid.).
Et l’on passe aux choses sérieuses. Le vieux G…, fin observateur, voit une
ressemblance entre le frère et la sœur. Réponse de l’écolier :
Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche […].
Une architecture modulaire
On a souvent souligné, et avec raison, que le roman se composait d’une
série de grandes séquences bien délimitées, aisément repérables et
remarquablement ressemblantes. La séquence « M. de B… », la séquence
« M. de G… M… » (« G…. le vieux »), la séquence « G… M… », son fils
(« G… le jeune »). Chaque fois, un riche séducteur (suborneur ?
prédateur ?) provoque la séparation des amants ; entre les séquences, séjour
de l’un des deux ou des deux dans une prison métaphorique ou réelle
(des Grieux séquestré par son père, puis séminariste à Saint-Sulpice,
des Grieux et Manon à Saint-Lazare et à l’Hôpital, des Grieux et Manon au
Châtelet et à l’Hôpital avant le départ en Amérique). Ces trois grandes
séquences qui constituent le corps du roman exhibent leurs similitudes : des
hommes riches, des enlèvements, des prisons, des réconciliations ou plutôt,
dans l’ordre, une tromperie aux conséquences fâcheuses, une réconciliation,
un recommencement. Chaque fois, donc, l’homme riche survient quand (ou
parce que) des Grieux est dans une situation difficile. Chaque fois, un ou
des enlèvements : des Grieux, enlevé par son père, Manon et des Grieux
faits prisonniers sur l’ordre de G… le vieux, les mêmes de nouveau détenus
sur l’ordre du même – mais aussi, dans le troisième épisode, G… le jeune
séquestré sur ordre des amants. Chaque fois, une réconciliation solidement
fondée sur les arguments imparables de Manon : j’ai fait cela pour toi, je te
suis restée fidèle. Chaque fois, des plans et des récits d’évasions.
Dans ces cas-là, on parlera de variations et, comme il faut bien que le
récit mène quelque part, on dira que l’on recommence avec une intensité
plus grande. Ce que l’on pourra montrer sans difficulté excessive, s’agissant
des trois séquences principales.
Mais prenons un peu de recul. Nous avons affaire à la reproduction d’un
module, lequel étoffe un scénario récurrent. Le scénario élémentaire qui,
par des combinaisons diverses, informe l’ensemble du roman doit en
principe répondre à deux exigences. Il s’agit d’abord d’une tromperie dans
une relation amoureuse : Manon trompe des Grieux. Or, il n’y a pas de
raison a priori pour que cela provoque la déchéance sociale du chevalier ni
celle de Manon. Aussi le scénario répond-il à une seconde exigence. Si l’on
veut en effet que cette tromperie provoque une dégradation des héros, en
l’occurrence les conduise en prison, il faut que l’un ou l’autre ou les deux
(de fait l’une avec la complicité de l’autre) trompent un tiers : le séducteur.
Il est nécessaire que Manon et des Grieux collaborent. Une question
délicate reste à résoudre : pour achever le scénario, il faut lier les deux
exigences. Voici le lien : Manon affirme avec une belle constance que,
lorsqu’elle trompe des Grieux, elle le fait pour son bien, la véritable dupe
étant le séducteur. Cette seconde duperie échouant, son issue malheureuse
s’ajoute au malheur du cocufiage au lieu de le compenser.
Dans les trois cas (les trois grandes séquences), le scénario est complet
et comporte ces deux tromperies. Si évolution il y a, c’est que des Grieux
passe d’une complicité passive (première grande séquence : tu as donc fait
ça pour moi !) à une complicité active (dernière grande séquence :
vengeons-nous ensemble des G… père et fils).
Peut-on ajouter à la liste la brève séquence du prince italien ? Elle est
sans effets, c’est un épisode pour rire : cette fois, le séducteur est bel et bien
berné par les amants. Le cas est unique. De même, la séquence américaine
(avec Synnelet) peut être traitée à part : c’est un coup de force assez
différent des autres, lesquels demandaient plus ou moins la complicité de
Manon. Ces deux épisodes du prince italien et de Synnelet sont difficiles à
traiter. Pour le dernier, on peut s’en sortir parce que, justement, il est le
dernier : Manon est enlevée de force et le chevalier a un comportement
digne de son rang (un vrai duel, par opposition aux multiples velléités de
combat qui précédaient, et un duel dont il sort vainqueur malgré son
inexpérience). On passera donc pour l’instant sur le côté assez cocasse de la
séquence (Synnelet est cru mort, mais il survivra, sinon pas de retour de
des Grieux et, le pire, pas de récit) et tout s’intégrera assez bien dans l’idée
d’une rédemption. Quant à la séquence du prince italien, Prévost, je veux
dire Renoncour, est supposé nous donner une clé, quand il parle, dans
l’Avis, des « quelques additions qui ont paru nécessaires pour la plénitude
d’un des principaux caractères » (p. 144). Si l’addition est supposée
compléter le « caractère » de Manon, reste à savoir précisément en quoi et,
accessoirement, pourquoi elle est placée là où elle est, soit avant la dernière
grande séquence (G… le jeune). La réponse la plus simple : là où elle est,
cette séquence en précède immédiatement une autre (G… le jeune) qui a
cette particularité de commencer d’emblée par un tour que veulent jouer les
amants :
Mais tu sais assez, toi, friponne, ajoutai-je en riant, comment te défaire d’un
amant désagréable ou incommode (p. 259).
En effet. On l’a vu avec le prince. Et l’on verra que la seule séquence qui
commence par une pure comédie est celle qui se terminera par la mort.
Mais revenons à la question des variations et reprenons dans l’ordre.
La séquence « M. de B… », nous l’avons vu, juxtapose deux versions
de l’histoire : celle, « sérieuse », de des Grieux, et celle, comique, du père.
Nous avons vu aussi qu’en cela elle complique d’emblée les données
initiales, fournies essentiellement par le récit de Renoncour et toutes
imprégnées d’un sombre pathétique. Mais cette séquence est sensiblement
plus brève que les suivantes et surtout beaucoup plus simple : des indices de
tromperie, le souper, l’enlèvement. Par contre, elle est suivie d’une longue
pause : séjour chez le père, études au séminaire de Saint-Sulpice. Cette
pause s’achèvera avec la scène, stendhalienne avant la lettre, où Manon
vient écouter clandestinement le jeune et brillant séminariste dont tout le
monde parle. La longueur de l’intermède ne fait que renforcer la brièveté de
la séquence « M. de B… ». Je propose de la considérer comme une
matrice : tous les éléments sont là mais rapidement posés et très fortement
atténués. C’est ainsi que les difficultés financières de des Grieux sont
mentionnées comme en passant :
Je m’aperçus, peu après, que notre table était mieux servie, et qu’elle s’était
donné quelques ajustements d’un prix considérable. Comme je n’ignorais
pas qu’il devait nous rester à peine douze ou quinze pistoles, je lui marquai
mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence
(p. 160).
Ce sont là des coups qu’on ne porte point à un amant quand on n’a pas
résolu sa mort. Voici la troisième fois, Manon, je les ai bien comptées ; il est
impossible que cela s’oublie (p. 271).
Si c’est la troisième fois pour des Grieux, nous dirons sans protester que
c’est la troisième fois aussi pour nous lecteurs, tant il est vrai que
l’événement central est la tromperie. Voilà qui donnerait le bon relief au
texte. D’autant que cette séquence est annoncée comme extraordinaire.
Certes, mais peut-être cette tromperie est-elle extraordinaire par ses
conséquences, les plus graves assurément, plus que par son caractère
propre… Et surtout cette « troisième » séquence, qui fait intervenir le fils
du séducteur de la deuxième, peut parfaitement être considérée comme sa
suite directe, une excroissance plus qu’un passage autonome. Cette analyse
a, me semble-t-il, de bons arguments. Le père est, dans cette séquence, le
personnage important : c’est bien lui qui, pour une part, est volé (on vole
son héritier et, en particulier, on lui vole pour la deuxième fois les bijoux
qu’il avait offerts à Manon), c’est lui qui punit, lui qui, avec le père de
des Grieux, décide des suites à donner (relâcher le jeune homme, déporter
la fille), enfin et surtout, c’est de lui que les amants voulaient se venger à
travers son fils.
Et cette construction donne d’ailleurs au passage une scène plutôt
scabreuse qui mérite qu’on s’y arrête. L’idée vient de M. de T…, qui est de
bon conseil. On va retenir hors de chez lui le séducteur (le jeune G…). Ce
sera l’occasion d’une belle vengeance :
Elle ne trouvait rien de si joli que ce projet. Vous aurez son couvert à
souper, me répétait-elle, vous coucherez dans ses draps, et, demain, de
grand matin vous enlèverez sa maîtresse et son argent. Vous serez bien
vengé du père et du fils (ibid.).
Il s’approcha de Manon, qui était assise sur le lit en pleurant ; il lui dit
quelques galanteries ironiques sur l’empire qu’elle avait sur le père et sur le
fils, et sur le bon usage qu’elle en faisait. Ce vieux monstre d’incontinence
voulut prendre quelques familiarités avec elle. Garde-toi de la toucher !
m’écriai-je, il n’y aurait rien de sacré qui te pût sauver de mes mains
(p. 283).
En un mot, ils sont quatre. Il est vrai que tout cela est dit légèrement et en
passant. « Aimable, élégant » libertinage.
Nous avons le choix de la perspective. Ou bien, la séquence G… le
jeune redouble la séquence G… le vieux, ou bien elle la prolonge. Question
assurément futile à bien des égards, sauf, évidemment, si l’on s’intéresse à
la composition de ce roman. Voici un argument de plus à l’appui de
l’hypothèse de la greffe. Dans la séquence précédente, des Grieux a été mis
devant le fait accompli et le tour joué au vieil incontinent est un aimable
supplément (le souper inutile). Cette fois, on part d’emblée sur un
stratagème, comme pour compenser ou compléter le tour précédent.
La résolution fut prise de faire une dupe de G… M…, et par un tour bizarre
de mon sort, il arriva que je devins la sienne (p. 259).
Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six à six par le milieu du corps,
il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa
condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du
premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits
l’enlaidissaient si peu que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle
tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre,
pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait
pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de
modestie (p. 146-147).
Ainsi Lescaut, qui a assumé le pire, disparaît-il dans la rue. Et puis plus
rien.
Mais quand le récit de des Grieux rejoindra le moment où, pour
Renoncour, l’histoire a commencé, c’est la même vision qui reviendra :
Ah ! les expressions ne rendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur !
Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps,
assise sur quelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur
un côté de la voiture, le visage pâle et mouillé d’un ruisseau de larmes qui
se faisaient un passage au travers de ses paupières, quoiqu’elle eût
continuellement les yeux fermés. Elle n’avait pas même eu la curiosité de
les ouvrir lorsqu’elle avait entendu le bruit de ses gardes, qui craignaient
d’être attaqués. Son linge était sale et dérangé, ses mains délicates exposées
à l’injure de l’air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de
ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement
inexprimables (p. 307).
Il s’agit en effet de retrouver l’image du début. Mais dire que cette image
revient ouvre une étrange perspective. Il n’y a certes rien de surprenant à ce
que le portrait de Manon aux fers qu’a vu Renoncour coïncide avec celui
qu’a vu des Grieux. Il reste que, d’une certaine manière, la différence
Renoncour / des Grieux est alors neutralisée : les deux disent la même
chose. Rappelons-nous : des Grieux avait déjà commencé son récit comme
Renoncour avait commencé le sien. Des Grieux finit comme Renoncour a
commencé. Le bouclage formel est parfait. Le récit proliférant du chevalier
est achevé, il se résout en une image.
Pour en arriver là, il a fallu simplifier le récit, le dépouiller au
maximum. Nous avons vu que les séquences ne cessent de se compliquer
jusqu’à la fuite qui ferme la troisième (ou la deuxième, selon la perspective
choisie). Complexification jusqu’au départ pour l’Amérique, donc, puis
simplification drastique une fois la boucle bouclée. Il fallait retrouver une
forme d’univocité qui caractérisait le début et cela passait évidemment par
un exercice de dépouillement. À partir du moment où des Grieux va
demander au gouverneur l’autorisation d’épouser Manon (donc avant la
séquence Synnelet), tout s’accélère et la suite du récit va être pratiquement
sacrifiée :
De loin / de près
(Stendhal)
La Chartreuse de Balzac
Balzac aurait-il aimé être l’auteur de La Chartreuse de Parme ? On peut
en douter. Du moins a-t-il écrit sa Chartreuse en commentant celle de
Stendhal. Et l’une va nous aider à lire l’autre.
Commençons en effet par essayer de passer La Chartreuse de Parme au
filtre d’une grille de lecture et nous examinerons ensuite ce qui n’est pas
passé. En d’autres termes, nous obtiendrons avec la première opération un
texte plus ou moins cohérent et lisible et il nous restera vraisemblablement
de quoi en fabriquer un autre, si nous avons beaucoup de chance, ou
quelques autres, si nous en avons moins. Nous recommencerons alors
l’opération. Le plus difficile viendra à la fin, quand il faudra réunir, relier,
organiser de la façon la plus élégante possible le réseau constitué des
différents textes ainsi obtenus. Il est assez évident que le premier geste est
plus ou moins pertinent, plus ou moins efficace et laissera de côté un plus
ou moins grand nombre d’éléments. Aussi vaut-il mieux commencer avec
une bonne grille. S’agissant de La Chartreuse de Parme, une lecture célèbre
en a été proposée par Balzac. On peut penser que, toute balzacienne qu’est
inévitablement cette lecture, elle n’en est pas moins le fruit d’un regard que
l’on considérera a priori comme averti (« Moi, qui crois m’y connaître un
2
peu », écrit-il), donc un regard capable de nous faire gagner du temps.
Ainsi le but n’est-il pas d’analyser ici pour lui-même le texte de Balzac,
mais de s’en servir pour commencer à explorer le réseau qu’on devine
complexe de La Chartreuse de Parme.
Balzac fait du roman un texte fondamentalement politique :
M. Beyle, parti pour peindre une petite cour d’Italie et un diplomate, a fini
par le type du PRINCE et par le type des Premiers ministres (p. 627).
Balzac admire Beyle pour avoir su créer un monde, le monde où son sujet
(politique) prendra toute sa force, pour avoir écrit une histoire exemplaire et
maîtrisée qui brasse un matériau éminemment complexe. Cela peut-être
nous échappe, à nous qui sommes prompts à dénoncer une lecture
réductrice. Et pourtant, à propos des relations entre Mosca et Rassi :
Ces remarques, donc, pour souligner qu’il n’y a pas lieu de s’indigner que
Balzac, avec sa lecture balzacienne historico-politique, réduise le roman à
un tableau sinon à clés, du moins allégorique, où seraient décrits les rouages
d’une politique dans un état absolutiste. Roman politique, sans doute, mais
au sens où les tragédies de Corneille sont politiques : de grands intérêts, de
grands personnages de pouvoir. Plus généralement, Balzac semble apprécier
dans La Chartreuse ce qu’on peut appeler un grand sujet, son traitement
étant bien entendu, dans l’ensemble, à la hauteur. Et la politique est depuis
toujours l’ingrédient indispensable d’un grand sujet.
Mosca est un « sublime », un « immense caractère » (p. 626). Sa
supériorité fait de ce livre « un livre aussi profond de page en page que les
maximes de La Rochefoucauld » (p. 634). Il ne s’agit certainement pas d’un
plaidoyer politique, mais d’une construction puissante, et il faut aussi
rendre hommage à Ferrante Palla, personnage secondaire aux « proportions
colossales » (p. 642), à la « hauteur » des passages où il intervient (p. 643).
Ainsi, après son entrevue avec la duchesse : « N’est-ce pas beau comme
Corneille de tels dialogues ? » (p. 645). C’est encore à son propos que
Balzac parle de « grands obstacles » (p. 643). On retrouve le vocabulaire
des dramaturges classiques. Et que dire de l’héroïne, la Sanseverina, cette
« grande femme » (p. 633), cette « statue sublime » (p. 631) ? La scène où
elle adresse un ultimatum au prince est extraordinairement grande,
dramatique, terrible (p. 638). Et quand elle est en proie aux passions, elle
est Phèdre – en mieux.
Ainsi Balzac ne dégrade-t-il en rien le roman quand il le fait passer par
sa grille. Par contre, on peut soutenir, et c’est son propos même, qu’il
choisit, parmi les sujets possibles de La Chartreuse, un sujet. Balzac décrit
longuement les intrigues de la cour de Parme, il se délecte de leur
complexité, alors qu’il passe très rapidement sur Waterloo ou sur l’évasion
de Fabrice. Quand il en vient à des remarques critiques, l’une d’elles touche
l’unité dans la composition, un des « vrais principes de l’art », « la loi
dominatrice », et c’est pour déplorer que le roman ne se termine pas plus
tôt :
La grande comédie de la Cour est finie. Elle est si bien finie et l’auteur l’a si
bien senti que c’est en cet endroit qu’il place sa MORALITÉ, comme
faisaient autrefois nos devanciers au bout de leurs fabulations.
« On en peut tirer cette morale, dit-il : L’homme qui approche de la Cour
compromet son bonheur, s’il est heureux ; et, dans tous les cas fait dépendre
son avenir des intrigues d’une femme de chambre. D’un autre côté, en
Amérique, dans la République, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une
cour sérieuse aux boutiquiers de la rue et devenir aussi bête qu’eux ; et là,
pas d’Opéra » (ibid.).
Balzac triche un peu. La frontière qu’il établit ici est floue. Cette
« moralité » se situe à la fin du chapitre XXIV. Or, la Sanseverina rentre à
Parme au chapitre XXIII ; Fabrice est nommé « coadjuteur avec future
succession de l’archevêque » au chapitre XXV (l’archevêque Landriani ne
mourra d’ailleurs qu’au chapitre XXVIII, qui est le dernier) ; enfin, si la
duchesse décide d’épouser Mosca au chapitre XXIII, elle ne devient
comtesse Mosca qu’au chapitre XXVII. Balzac fabrique une fin en cousant
ensemble des éléments dispersés. Mais l’important n’est pas là. S’il
considère ce passage comme la morale de l’histoire, c’est évidemment
parce qu’il en a l’allure, la tenue, et vraisemblablement aussi parce que,
dans le roman, il suit immédiatement cette phrase :
Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non
moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette
morale que l’homme qui approche de la cour […] (p. 537).
Si, sous la pourpre romaine et la tête sous la mitre, Fabrice aime Clélia
devenue marquise de Crescenzi, et que vous nous le racontiez, vous voulez
alors faire, de la vie de ce jeune homme, le sujet de votre livre. Mais, si
vous vouliez peindre toute la vie de Fabrice, vous deviez, vous homme si
sagace, appeler votre livre Fabrice ou l’Italien au XIXe siècle. Pour se lancer
dans une pareille entreprise, Fabrice aurait dû ne pas se trouver primé par
des figures aussi typiques, aussi poétiques que le sont les princes, la
Sanseverina, Mosca, Palla Ferrante. Fabrice aurait dû représenter le jeune
Italien de ce temps-ci. En faisant de ce jeune homme la principale figure du
drame, l’auteur eût été obligé de lui donner une grande pensée, de le douer
d’un sentiment qui le rendît supérieur aux gens de génie qui l’entouraient et
qui lui manque (p. 654).
Nous voilà au cœur du débat. Balzac esquisse ici un roman possible, qui est
un autre roman que La Chartreuse, ou plutôt qui est un des romans de La
Chartreuse. C’est Fabrice, ou le roman de Fabrice, une figure apparemment
moins « poétique » que les autres, en tout cas trop médiocre pour tenir le
premier rôle d’un roman politique (et donc aussi poétique). Ainsi ce roman-
là existe-t-il bel et bien, y compris pour Balzac, et si même on supprimait la
fin du roman actuel il en resterait des traces tout à fait visibles.
Balzac choisit donc la Sanseverina, Mosca, Ferrante Palla et les princes,
grands acteurs d’une intrigue de cour et d’un roman politique. C’est
indiscutablement une cohérence, mais cette préférence ne le rend
absolument pas aveugle aux jeux de l’amour, de la passion, de la jalousie.
En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que La Chartreuse reprend
l’inévitable chaîne que l’on connaît : A aime B qui aime C qui aime D. Ou
Mosca aime Gina qui aime Fabrice qui aime Clélia. À partir de là, on peut
éclairer soit un premier jeu de rapports amoureux : Mosca aime Gina qui
aime Fabrice ; soit un second : Gina aime Fabrice qui aime Clélia. C’est le
type de structure où l’on a nécessairement du principal et de l’accessoire.
Le choix de Balzac le conduit logiquement à considérer que, sur ce plan,
l’histoire est essentiellement celle d’une femme entre deux hommes, la
Sanseverina entre Mosca et Fabrice, alors que, quoi qu’il fasse, Stendhal la
pose comme celle d’un homme entre ou face à deux femmes, Fabrice entre
ou face à la Sanseverina et Clélia. Deux textes sont possibles, sans que nous
rencontrions de difficulté particulière, ce qui ne fait que souligner la
richesse du réseau. Côté Balzac (qui donne ici une version délibérément
édulcorée de sa lecture) :
Et côté Stendhal :
Je m’étais dit : pour être un peu original en 1880 après des milliers de
er
romans, il faut que le héros ne soit pas amoureux au 1 volume, et qu’il y
ait 2 héroïnes 3.
[…] dans un drame, une des ressources les plus ingénieuses de l’artiste est
(dans le cas où nous supposons M. Beyle) de rendre supérieur par le
Sentiment un héros qui ne peut lutter par le Génie avec les personnages qui
l’entourent. Sous ce rapport, le rôle de Fabrice exigerait une refonte. Le
Génie du catholicisme devrait le pousser de sa main divine vers la
Chartreuse de Parme, et ce Génie devrait de temps en temps l’accabler par
les sommations de la Grâce (p. 654-655).
Il est bien vrai que l’auteur n’est pas allé dans ce sens, n’a pas tiré le
« Sentiment » de ce côté, n’a pas grandi le roman sentimental inscrit dans
La Chartreuse en lui insufflant du religieux.
La question n’est plus : y a-t-il (au moins) deux programmes dans ce
roman (les aventures de la duchesse Sanseverina et l’histoire de Fabrice) ?
Il y a assurément (au moins) deux programmes. Voir, sous la plume de
Stendhal, le premier :
et le deuxième :
[…] nous avons commencé l’histoire de notre héros une année avant sa
naissance (p. 150-151).
En effet, je n’y suis pas encore : ce n’est qu’un « exemple ». À Robert (qui,
comme Gros, a peut-être d’ailleurs réellement existé) peut se substituer
n’importe quel officier français. L’Avertissement m’a donné un nom
(« Sanseverina ») qui n’est pas « del Dongo ». De toute façon, cette
del Dongo est marquise, et ma Sanseverina est duchesse. La personne dont
j’ai entendu parler ne semble pas devoir faire ici son entrée. Et puis Parme ?
Où donc est Parme ? Mais voilà que ledit Robert a un échange avec le
narrateur : « De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenant
Robert […] » (p. 146). Très curieux, pour un « exemple ». Et voilà surtout
que le récit du dénommé Robert prend de l’ampleur. Lecteur averti et
sagace, j’y vois un signe. Je suis prêt à corriger ma première impression, à
donner de l’importance à ce Robert. Mais toujours pas de Sanseverina :
Je suis travaillé par le doute : j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une
petite histoire pour donner le ton, puis j’ai pu penser (adresse au narrateur,
longueur du récit) que j’entrais (même si c’était de biais) dans l’intrigue
principale. Je dois maintenant en revenir. Le « qui fut depuis », en
annonçant une suite plus ou moins lointaine, exclut tout à fait que Gina ait
eu encore un autre nom que del Dongo et Pietranera. Deux, c’est banal ;
trois, ce serait trop ; y a-t-il des romanciers sérieux qui donneraient trois
noms à une héroïne ? En tout cas, si Gina del Dongo, future comtesse,
devait devenir la duchesse Sanseverina, c’est assurément là qu’on me
l’aurait dit (j’ai mes lettres). La jeune fille est donc connue (aujourd’hui
encore, j’ai tout lieu de le supposer) sous le nom de Pietranera. Et
l’anecdote, si anecdote il y a, se clôt en effet de la façon suivante, si du
moins clôture il y a :
L’histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Français ; au
lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on
les aima (p. 148, je souligne).
La comtesse, qui se promenait dans son salon, s’arrêta devant une glace,
puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le cœur de
Mme Pietranera était attaqué d’une façon sérieuse et par un singulier
personnage (p. 225).
Le comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une belle époque de sa vie, et
elle eut une influence décisive sur les destinées de Fabrice. Celui-ci était
toujours à Romagnan, près de Novare […] (p. 247).
Qu’on passe d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre (« et pendant
ce temps Fabrice », « revenons à la cour », etc.), rien n’est plus banal. Ce
qui l’est moins c’est que, d’une part, nos deux personnages (Gina et
Fabrice) sont le plus souvent séparés, dans des situations et des lieux
différents, et que, d’autre part, le récit a des régimes largement identifiables
et différents selon les situations et les lieux (mésaventures vs intrigues de
cour).
Y a-t-il eu une bataille à Waterloo ?
Waterloo, c’est le côté de chez Fabrice, mais aussi l’ouverture du roman
(selon la lecture linéaire) ou l’une de ses deux ouvertures (selon la structure
que je viens d’esquisser). En tout cas, l’épisode s’inscrit évidemment dans
le prolongement de l’épopée napoléonienne qui illumine tout son début.
Si une ouverture a pour fonctions d’apporter l’information nécessaire
(fonction d’« exposition ») et de mettre en place un régime dominant (on
pourrait parler de fonction d’« orientation »), on considérera que La
Chartreuse va relever très largement du récit historique : un cadre politique,
une information sur les partis en présence, une remarquable discrétion des
personnages de fiction, dont on attend assez longtemps l’arrivée. Et
d’ailleurs, sur les del Dongo, l’information est d’abord fragmentée,
éparpillée et strictement soumise au récit historique. On n’est pas dans la
rhétorique de l’historien classique (pas ou peu de scènes, pas de discours,
réduction drastique des tableaux et des portraits), mais bien dans l’Histoire,
une Histoire traitée sur un mode presque exclusivement narratif, avec des
anecdotes brillantes, des pointes, des échappées vers une poétique de
l’éclat. Mosca, qui est un expert, lâche ce mot à l’archevêque qui vient de
faire un portrait vif et brillant : « – Tudieu, monseigneur, […] vous peignez
comme Tacite » (p. 404). Il n’est pas sûr que l’archevêque mérite le
compliment, mais cette identification d’un style a du sens. Plus près de
nous : « on renversa leurs statues, et tout à coup l’on se trouva inondé de
lumière » (p. 144). Non, ce n’est pas du Rimbaud, mais du discours
politique façon Stendhal : il s’agit des Lombards qui se libèrent de la
continuation du despotisme de Charles Quint et Philippe II. Régime
historique, donc, mais, vu la manière et quoi qu’il en soit, ce régime
historique du texte est a priori tout à fait compatible avec un certain type de
régime romanesque. Cette compatibilité est formelle, c’est-à-dire que
l’agencement du récit historique exhibe une forme que pourra réutiliser sans
difficulté particulière un récit romanesque. L’ouverture de La Chartreuse
met ainsi en scène la succession des sentiments contraires des Milanais :
heurs et malheurs des Milanais, si l’on veut. Le récit qu’on nous en fait ne
vise pas la synthèse, il se plaît au contraire à l’alternance. Je vois là une
forme simple de dramatisation (renversement de fortune). Cette structure
conviendra fort bien à un récit romanesque qui raconterait les heurs et
malheurs, les aventures et mésaventures de son héros.
Quand Fabrice entre en scène, le discours historique en général et
politique en particulier s’assourdit fortement. On a affaire à une poussée du
romanesque et à une nouvelle hiérarchie, le discours historique passant au
second plan. Rien d’étonnant : la scène romanesque se peuple, des intrigues
possibles s’esquissent. Par ailleurs la fragmentation du discours va
s’accentuant. Mais la continuité formelle reste remarquable : le discours
historique se dispersait déjà en anecdotes, le discours romanesque, qui
relève manifestement d’une esthétique du trait, poursuit en s’appuyant sur
la série, le défilé, une écriture du détail.
Ces séries méritent qu’on s’y intéresse. J’ai noté plus haut les
soubresauts de l’Histoire, les heurs et malheurs des Milanais et des
del Dongo, et proposé de considérer cette alternance comme une matrice, de
fait un pis-aller. Mais, si matrice il y a, maintenant que nous sommes entrés
dans le roman, il faut voir de plus près, quitte à revenir sur une première
impression.
Je distinguerai plusieurs séries.
– La première en effet est nourrie par les va-et-vient des Français : ils
arrivent, ils repartent, ils reviennent, et c’est la chute et la dernière aventure
de Napoléon.
– Une deuxième série serait celle du marquis del Dongo : il est parti dès
l’arrivée des Français, il revient quand il comprend que le danger n’est pas
celui qu’il pensait (p. 147), mais « contrarié de voir tant de gaieté », il
repart à Grianta (p. 148) ; après la défaite des Français, il est de retour à
Milan ; après Marengo, il s’enfuit de nouveau à Grianta (p. 151) ; à la chute
de Napoléon, il revient à Milan (p. 158), mais, « injustice atroce », il n’est
pas récompensé comme il le mérite de ses loyaux services. Où l’on voit que
le marquis s’agite plus vite que les troupes françaises ne se déplacent.
– Troisième série : Gina. Au début on va la chercher dans son couvent
et on la conduit à Milan. Elle y reste, se marie, suit son époux et part avec
les troupes françaises. Retour des Français : Gina brille à la cour du prince
Eugène (p. 152). Après la chute de Napoléon, mort de son mari,
retournement de fortune, Gina reste à Milan, dans la gêne, jusqu’à ce
qu’elle accepte d’aller chez son frère à Grianta. Tout cela va moins vite.
– Il faut enfin ajouter que, à mesure qu’on avance, l’intrigue
romanesque prend de plus en plus de place : d’abord, de courtes séquences
informatives sur les del Dongo, elles s’allongent avec le récit de Robert,
puis c’est l’entrée en scène de Fabrice (à Grianta, à Milan, et de nouveau à
Grianta) et le début d’un récit plus complexe tourné vers les del Dongo, ce
qui n’empêche pas la suite du jeu des autres séries. De ce point de vue, pas
de va-et-vient, mais une progression.
Voilà qui donne un récit un peu confus au premier abord, mais très
rapide, plein de surprises et, somme toute, très structuré dans son désordre :
la clé est dans cette superposition de lignes narratives, en interaction les
unes avec les autres et sur lesquelles on progresse à des vitesses différentes.
Cette curieuse technique de composition a mis en place le régime
proprement romanesque. Nous allons la retrouver. Notons sans attendre
qu’elle est discrètement investie d’une thématique que nous retrouverons
aussi ; Grianta, c’est certes un « magnifique château » (p. 148), mais qui
avait été une place forte imprenable, derrière ses hauts murs ; c’est un
« palais formidable » (p. 153) où la vie est triste. Bref, pour Fabrice et Gina,
ce château est une prison (avec une vue magnifique, évidemment). Et
lorsque le jeune Fabrice, en chef de bande, va ouvrir, la nuit, les cadenas qui
attachent les bateaux au bord du lac, cela ressemble tout à fait à une
évasion.
Une composition sur ce thème, voilà en effet qui donne excellemment le
ton du roman.
Avec le retour de l’épopée napoléonienne, aurons-nous un retour du
discours historique ? De fait, la séquence Waterloo voit s’épuiser le
commentaire, qu’il soit historique, politique ou moral. Et non seulement ce
commentaire est rare, mais, quand il se manifeste, il n’est plus pris en
charge par la voix autorisée du narrateur. C’est Fabrice qui, à l’occasion,
commente. Ainsi, lors de la déroute, alors qu’une poignée de soldats fuient
avec leur caporal et qu’ils ne veulent pas entendre qu’ils sont « comme des
moutons qui se sauvent » :
Voilà qui est fort ! pensa notre héros ; j’ai déjà remarqué cela chez le vice-
roi à Milan ; ils ne fuient pas, non ! Avec ces Français il n’est pas permis de
dire la vérité quand elle choque leur vanité (p. 192).
« je veux me battre et suis résolu d’aller là-bas vers cette fumée blanche »
(p. 175) ;
« Mais je veux me battre » (ibid.) ;
« Au contraire, je veux me battre tout de suite » (« Tu te battras demain,
mon petit », vient de lui dire la cantinière, comme on parle à un enfant qui
fait un caprice – p. 176) ;
« Il faut que je me batte » (p. 188) ;
« Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi » (p. 189, je
souligne).
Si l’on voulait déterminer quel est le point de plus grande tension dans cette
série, il pourrait être le moment où l’on vole à Fabrice son bon cheval
(p. 185). D’abord, du fait de l’identité de celui qui le lui vole : Robert, et
donc du fait de sa proximité avec les pseudo-sommets dramatiques
romanesque (Robert) et historique (Napoléon). Mais aussi, à cause d’un
remarquable soulignement. Se sentant trahi par « ces hussards qu’il
regardait comme des frères » (en vérité par leur chef qu’il eût peut-être pu
reconnaître comme son père, si ce que murmure la critique est vrai), Fabrice
perd ses illusions :
On constate que ces séries, comme d’autres que nous avons vues plus
haut, se superposent très largement. Chacune exploite une microstructure on
ne peut plus simple, et toutes sont actives simultanément. C’est le principe
de composition de la grande séquence Waterloo. La série du canon en
appelle à la bataille telle qu’en elle-même, elle en constitue
l’environnement sonore, elle sous-tend les autres, et justement elle est
décrite comme une basse continue. Quant au cheval et aux armes, ces séries
sont une gesticulation cocasse, fondée sur la répétition. On attendrait que la
série cantinière constituât un fil narratif plus fort, capable de nous conduire
quelque part ; sa similitude avec les autres la disqualifie.
Ici, plutôt que chercher vainement un ordre, intéressons-nous
résolument au désordre de la séquence, ce qui est sans doute plus difficile,
mais assurément plus fructueux. La rhétorique de la séquence est fondée sur
la superposition des séries. Non maîtrisée dans le détail, cette superposition
engendre un texte très perturbé. Elle produit en effet proprement du
désordre. Ainsi, considère-t-on les pages 169-190, on obtient quelque chose
comme :
* Fabrice achète deux chevaux il les perd sur le fond de la basse continue
du canon il va avec un sabre sous le bras il achète un mauvais cheval il
rencontre une cantinière mieux vaut un fusil qu’un sabre il achète un bon
cheval il rencontre une autre cantinière son cheval est volé il retrouve sa
cantinière il prend un fusil à un mort on lui jette son sabre il perd son
fusil…
Nous sommes sur les confins du roman, dans un espace sur lequel règne
le personnage de Fabrice. Il a été acquitté et nommé coadjuteur. La
Sanseverina s’est sacrifiée pour le sauver (« le sacrifice est fait »), elle a
épousé Mosca et définitivement quitté Parme pour Naples. De loin, elle
veille sur son neveu, et elle lui écrit pour lui donner un excellent conseil, où
l’on reconnaît et l’acuité de son intelligence, et son expérience de la cour et
du despotisme :
Le prince a pour toi une vénération telle […] qu’il faut t’attendre bientôt à
une disgrâce ; il te prodiguera les marques d’inattention, et les mépris
atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes, si honnêtes
qu’ils soient, sont changeants comme la mode et par la même raison :
l’ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que
dans la prédication (p. 577).
Avant de nous engager dans la séquence, un mot sur ce programme. Il est
pour le moins concis. Que la prédication soit le seul art que puisse
s’autoriser Fabrice, nous le comprenons. De là à penser que notre héros
trouvera dans cette pratique de quoi éviter au prince l’ennui, c’est moins
clair et d’ailleurs le piquant est qu’on ne nous dira jamais que le prince a
écouté Fabrice en chaire. Mais reprenons.
Fabrice, amoureux de Clélia et tout à son amour, considère ce
programme comme une corvée. Il va pourtant l’adopter, mais pour d’autres
raisons. C’est une première altération du scénario de Gina :
[Il] se dit que son crédit sur le peuple, s’il en acquérait, pourrait un jour être
utile à sa tante et au comte, pour lequel sa vénération augmentait tous les
jours, à mesure que les affaires lui apprenaient à connaître la méchanceté
des hommes (ibid.).
Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l’idée, qui changea tout dans son
âme, que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi pourrait
bien un jour venir assister à l’un de ses sermons (ibid.).
« Enfin » est le mot juste : le narrateur y avait pensé, nous aussi (sans même
avoir souvenir de Manon Lescaut), et nous attendions ensemble : Fabrice en
prédicateur, comme une tentation. En effet, Clélia est mariée au marquis
Crescenzi et elle a juré de ne plus jamais le voir :
Quand Fabrice était obligé de dire des choses longues et ennuyeuses pour
lui-même, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tête dont la
jeunesse lui plaisait (p. 581).
S’est-il lassé d’attendre Clélia dans son église ? On ne saura jamais ce qu’il
en est exactement des regards qu’il pose sur le joli visage d’Anetta Marini.
Mais bien sûr cela intrigue, et plus loin :
[…] ce que le public avait remarqué aussi, c’est que non rarement les yeux
si parlants du jeune prédicateur s’arrêtaient avec complaisance sur la jeune
héritière, cette beauté si piquante ; et apparemment avec quelque attention,
car, dès qu’il avait les yeux fixés sur elle, son sermon devenait savant ; les
citations y abondaient, l’on n’y trouvait plus de ces mouvements qui partent
du cœur ; et les dames, pour qui l’intérêt cessait presque aussitôt, se
mettaient à regarder la Marini et à en médire (p. 588).
Comment comprendre ces comportements ? Le public prendrait-il l’effet
pour la cause ? Fabrice regarde Anetta quand il s’ennuie, mais le public
croit peut-être ( ?) que, quand « le jeune prédicateur » regarde « la jeune
héritière », il ne s’intéresse plus à son sermon. Quoi que nous en pensions,
nous sommes bien obligés de suivre le narrateur. En tout cas, ce
comportement se remarque et la rumeur se répand qu’Anetta est amoureuse
de Fabrice ; elle finit d’ailleurs par l’avouer et renoncer pour cette raison à
son mariage, qui était prévu. À la cour, tout le monde le sait, y compris,
évidemment, les Crescenzi. Clélia, intéressée comme on peut le penser,
essaie d’en savoir un peu plus, elle s’informe, elle va à une messe à la
paroisse d’Anetta pour la voir, elle la voit. C’est alors qu’on raconte
(p. 582) qu’Anetta a fait faire un portrait de Fabrice.
Ici, une pause dans ce récit :
Il était temps. Le retard est très fâcheux pour quelqu’un qui voulait nous
raconter les intrigues de la cour de Parme. Il a oublié le roman de cour – son
sujet, en quelque sorte. Mais où est donc le tableau de la cour ? Il faut dire
5
qu’il était si long, le « préambule » de La Princesse de Clèves ! En tout
cas, il y a peut-être là le signe qu’un régime du texte commence à s’épuiser.
Mais encore un effort, et nous voilà enfin embarqués avec le narrateur dans
le monde des courtisans. Effet assuré de digression, même si l’on comprend
qu’on part à la recherche d’une information manquante. Parmi les
courtisans, un personnage cocasse de parasite aussi rusé que vulgaire :
Gonzo. C’est lui qui conforte la jalousie de Clélia et l’emmène assister à un
sermon de Fabrice.
Si l’on considère une petite unité de la séquence, on y trouve la même
complication que dans les grandes, et l’on est renvoyé aux mêmes questions
que sur l’ensemble. Voyons donc cette sous- séquence Gonzo. Ce
personnage n’apparaît que dans ce passage du roman, un passage
particulièrement remarquable par son absence d’économie. Le voici
résumé.
Le Gonzo, parasite et bouffon, a des traits remarquables : « un
magnifique chapeau à trois cornes, garni d’une plume noire un peu
délabrée » (p. 584), un goût pour les fauteuils du salon Crescenzi (c’est
important) et surtout le bonheur que lui procurent ces mots qu’on lui
adresse de temps à autre : « Taisez-vous, Gonzo, vous n’êtes qu’un sot »
(p. 583), et je donne une variante, car tout cela est « notable » : « Tais-toi,
Gonzo, tu n’es qu’une bête » (p. 585). Avec ce personnage, nous sommes
d’emblée dans le bric-à-brac. À noter qu’un autre personnage est nommé
ici, pour la première et la dernière fois. Son portrait est esquissé. Il s’agit du
chevalier Foscarini, « parfaitement honnête homme ». Le lecteur ordinaire
ne saura jamais ce que Foscarini, « le principal personnage, sans contredit,
du salon Crescenzi » (p. 584), est venu faire dans notre séquence.
Le Gonzo, donc, tient le devant de la scène. Il remarque que Clélia
s’intéresse à Anetta, la croit jalouse de la beauté de cette supposée rivale et
il lui dit un jour publiquement, dans son salon, qu’il a vu le fameux portrait
de Fabrice. Clélia, touchée, sort. On reproche à Gonzo d’avoir fait un
impair : il sait bien que Fabrice est un mauvais homme ; et d’ailleurs ce
colonel de Napoléon ne s’est-il pas évadé de la prison dont le père de Clélia
a la charge ? Retour de Clélia, qui aimerait voir le portrait. Invité à dîner, le
Gonzo déclare que Fabrice est amoureux d’Anetta. Le marquis Crescenzi
(le mari de Clélia) veut en savoir plus, mais Gonzo réserve ses confidences
à la marquise. Bref, tout cela est assez compliqué.
Mon résumé n’est pas fini : il faut encore raconter que Clélia a trouvé
un moyen d’amoindrir sa culpabilité : « si la première femme qui viendra ce
soir a été entendre prêcher Monsignor del Dongo, j’irai aussi ; si elle n’y est
point allée, je m’abstiendrai » (p. 588). Il se trouve que cette femme est la
Rassi et qu’elle est allée écouter Fabrice. Ironie du sort, une fois de plus :
c’est la Rassi qui réunit les amants. Fin du passage.
Ce résumé fastidieux est assurément trop long, surtout si l’on pense
qu’il ne résume que quelques pages. C’est la première conclusion qu’il faut
en tirer, et la plus importante. Le texte, en vérité, n’est pas raisonnablement
résumable, non parce que l’opération lui ferait perdre son grain, son
élégance ou je ne sais quelle qualité – la perte est plus qu’évidente, mais on
peut dire qu’il n’est pas résumable pour des raisons beaucoup moins
triviales : un résumé fait selon les usages déformerait radicalement
l’information qu’il apporte. Cette courte séquence est composée d’une
multitude d’éléments très brefs, mais nécessaires à la compréhension des
enchaînements de sorte qu’en omettre un, c’est modifier profondément ce
qu’on peut supposer être la signification du tout.
Puis-je omettre, par exemple, que Clélia fait ultimement dépendre d’un
signe sa décision d’aller écouter Fabrice : « si la première femme qui
viendra ce soir… » ? Certainement pas : tout le monde connaît l’importance
des présages chez Stendhal, et de plus je perds la belle idée d’une causalité
paradoxale. Si l’on regarde la séquence de loin, Gina, comme je l’ai dit,
réunit les amants. Si l’on regarde d’un peu plus près, c’est Gonzo qui est
l’agent des retrouvailles, un agent du destin pour le moins inattendu. De
plus près encore, c’est la Rassi. Dira-t-on, dans un esprit œcuménique, que
ce sont les trois ? Voilà, à mon avis, une manière grossière d’éluder la
difficulté. La vérité est que le texte se modifie à mesure que je m’approche
de son détail. Mais ne nous laissons pas dérouter. Puis-je omettre, dans mon
résumé, la petite histoire du portrait de Fabrice ? La Marini l’a commandé,
on en parle, le Gonzo l’a vu, Anetta voudrait le voir. À quoi sert-il ? Je ne
sais pas, mais je le garde, en bonne méthode, parce qu’il est un motif
récurrent. Je suis obligé de me rabattre sur le chevalier Foscarini. Mais il
n’a échappé à personne que je ne l’ai cité que pour cela. Bref, le passage
fourmille de détails, mais ces détails ne sont peut-être pas des détails.
Décidément, le détail est une notion inutilisable ici comme ailleurs, à mon
avis ici plus qu’ailleurs.
La fonction du passage est d’expliquer comment Clélia a été conduite à
rompre son vœu de ne pas revoir Fabrice. En un mot : mue par la jalousie.
Or, la situation est vite connue de tous. Et d’ailleurs Clélia va, très vite
aussi, voir Anetta. Fallait-il le Gonzo ? Ce n’est pas sûr. Reconnaissons
pourtant qu’il fait ce que nul ne pourrait faire à sa place. Parasite du palais
Crescenzi, il a une passion pour les grands fauteuils du salon et, lorsque
Clélia lui demande enfin de préparer sa venue à l’église, il y fait porter un
de ces fauteuils. Événement considérable qui, évidemment, gêne
affreusement Clélia, au point que, lorsqu’elle verra Fabrice, elle lui dira :
« ne va pas croire que c’est moi qui ai eu la sottise de faire porter un
fauteuil dans la maison de Dieu » (p. 592). C’est là une des trois phrases qui
sont rapportées. Il faut croire qu’on a affaire à un détail lourd de sens. Peut-
être Clélia traîne-t-elle, avec ce fauteuil ridicule, les acheminements
vulgaires, grotesques, honteux qui lui ont finalement permis d’écouter et de
voir Fabrice. Ou bien, pour cette âme délicate, ce fauteuil à l’église, c’est la
vanité dans la maison de Dieu. Voilà en tout cas encore un élément qu’on ne
devrait pas supprimer lorsqu’on résume le passage. Et pourtant…
Suite d’erreurs, de malentendus, de fausses nouvelles, de projets sans
suite, séries causales complexes, accumulation de scénarios possibles.
Stendhal multiplie embranchements et bifurcations, reprises et légères
variations, broderies sur des canevas par ailleurs faciles à identifier,
anecdotes et traits comiques. Après coup, nous trouverons toujours du
fonctionnel, mais, au fil du texte, nous ne savons pas où nous allons, et c’est
peut-être tout le charme de ces pages.
Il est des genres où la fonctionnalité des éléments composant un texte
est plus forte que dans d’autres. Ainsi, cas extrême, la tragédie classique,
dans une exposition « entière et courte », ramasse-t-elle les informations
principales. Certes, il paraît impossible, dans le roman, d’avoir quelque
chose d’équivalent : sa longueur et sa complexité contraignent, entre autres,
à une dissémination des entrées en scène, le romancier est sans doute
contraint de convoquer ou d’inventer un certain nombre de personnages au
moment où il en a besoin. Il reste que le surgissement in extremis du
personnage nécessaire est perçu comme un défaut :
On m’a dit qu’il faut faire connaître les personnages, et que la Chart[reuse]
ressemble à des Mémoires, les personnages paraissent à mesure qu’on en a
besoin. Le défaut dans lequel je suis tombé me semble fort excusable, n’est-
ce pas la vie de Fabrice qu’on écrit 6 ?
C’est une fois de plus le projet d’un roman Vie de Fabrice qui justifie la
désinvolture. Laquelle est d’ailleurs toute relative. Ce pourrait être plus
grave, en vérité, si l’on convoquait in extremis un personnage dont on n’a
pas (vraiment) besoin. En tout cas, raconter une « vie » autorise bien des
libertés.
Par ailleurs, tout récit procède d’une simplification des séries causales.
Il n’exhibe en principe que la série qui aboutit, ce qui a une nécessité, une
fonctionnalité en vertu d’une fin. Cela ne veut pas dire qu’un texte narratif
ne peut être que fonctionnel, mais que ce qu’il y a de récit au sens strict
dans un texte dit narratif, un roman par exemple, a besoin d’afficher une
fonctionnalité forte. Cette fonctionnalité peut être délibérément réduite pour
que soit ménagée une complexité indispensable, et l’on soutiendra même
que la crédibilité du récit implique que l’on mobilise plus qu’il n’est
strictement nécessaire. Il reste qu’elle doit dans tous les cas peser
suffisamment pour que le récit ait une ligne de force perceptible (la
possibilité de résumer est justement un bon test), en d’autres termes pour
qu’il existe comme fil d’intrigue. Ce que nous avons vu de la séquence
Waterloo, ce que nous avons commencé à voir ici, avec la multiplication
des scénarios, ou avec une séquence narrative non résumable, conduit à
poser l’hypothèse, pour La Chartreuse, d’un récit rapide, vif, mais aussi
prolixe, prodigue et en conséquence perturbé et perturbant, sauf à rétablir
(je veux dire reconstruire), comme fait Balzac, une intrigue solide.
Ce récit est fonctionnel comme peut être fonctionnel un récit
proliférant, donc fonctionnel d’une fonctionnalité multiple qui finit par être
le contraire d’une véritable fonctionnalité. Au fond, il n’y a que si nous
nous en tenons à une macrolecture que nous pouvons identifier aisément les
fonctions, et cela d’autant mieux que nous identifions aussi les modèles :
Fabrice et Clélia vont se rencontrer clandestinement au théâtre, ou bien à
l’église ; les amoureux recourent à des signaux ; le monde du pouvoir
interagit avec le monde des amours ; la jalousie va faire se découvrir
l’aimée, etc. Nous avons vu tout cela ailleurs, et des modèles viennent
façonner le texte que nous lisons. Le roman de cour, au sens large,
fonctionne parfaitement si nous avons en tête, par exemple, les situations de
La Princesse de Clèves. Il ne nous reste plus, si nous sommes savants, qu’à
mesurer les différences : dégradation du monde du pouvoir (cynique), de
celui même des courtisans (ridicules), thématiques nouvelles (l’âge des
acteurs), etc. Par contre, si nous regardons de plus près, le texte éclate en
esquisses de scénarios, courtes scènes, et surprises diverses. L’imprévu
s’accommode évidemment mal du tout fonctionnel.
Ainsi, dans notre séquence, le récit est-il très peu économique. La ligne
de force est dans l’ensemble assez claire : Clélia, malgré son vœu, viendra
écouter (et voir) Fabrice en chaire. Un but : les retrouvailles ; un obstacle :
le vœu de Clélia ; un moyen : la prédication. Un interdit sépare les amants,
un stratagème est trouvé, tout se passant dans la rumeur et sous les regards
des autres. Voir plusieurs épisodes de La Princesse de Clèves, justement. De
quoi Stendhal a-t-il besoin pour faire se retrouver Fabrice et Clélia malgré
l’interdit ? La jalousie autorise le franchissement de bien des barrières.
D’où la Marini, objet de la jalousie de Clélia. Alors il faut un informateur :
c’est Gonzo, agent de la rumeur. L’occasion et le lieu ? L’église, bien sûr.
Tout est en place. Mais, avec notre séquence, le modèle est bouleversé,
peut-être par excès de complexité. Des projets multiples à leurs réalisations
accidentelles et partielles, la lisibilité dramatique est altérée. La rencontre
aléatoire de différentes chaînes causales produit un effet d’imprévisibilité.
Si je considère la séquence dans sa totalité, c’est-à-dire dans son
achèvement, apparaît un écart considérable entre ce dont le narrateur a
besoin (qui est peu) et ce qu’il utilise effectivement (qui est beaucoup). La
fin ne justifie pas la complexité de l’acheminement. Il est clair que l’analyse
régressive n’est pas satisfaisante, capable tout au plus de donner un résumé
simplifiant au point d’être faux.
Voyons donc brièvement ce que pourrait donner une analyse
progressive. Fabrice décide de prêcher pour les (multiples) raisons que nous
savons. Il sera donc un prédicateur. Prédicateur mondain, il plaira aux
femmes. On pourra lui en faire rencontrer. À partir de ce moment-là, que
faire ? où aller ? L’église sera évidemment le lieu de son spectacle, son
théâtre. Et à propos de théâtre, n’est-ce pas là un autre lieu d’échanges
mondains et amoureux ? Donc église ou théâtre ? Les deux. À chaque
embranchement, beaucoup de possibles, on ne va pas refuser les belles
occasions. À l’église, on va trouver la Marini. Nouvelle ligne narrative,
nouvelle intrigue amoureuse, et je n’exclurais pas que tout pût encore
arriver avec cette jolie jeune fille (songeons à Marietta). La mondanité, la
rumeur, le secret et la confidence, c’est la cour. On va y aller. On va y faire
venir un nouveau personnage, Gonzo, qui a d’ailleurs bien d’autres soucis
et intérêts que celui d’informer Clélia, etc. Parlons-en donc. Ainsi Anetta, le
Gonzo arrivent-ils sans avoir été « préparés ». Quoi de plus normal dans un
roman ? Et d’ailleurs le fait qu’on se sert du Gonzo comme informateur
cache le fait qu’on n’en avait pas entendu parler plus tôt (pas plus que de
« la race comique des courtisans », ce qui est proprement extraordinaire), et
mieux, ou pire, dissimule le fait que l’on n’avait pas vraiment besoin de lui
ici : Clélia ne l’a attendu ni pour aller voir Anetta pendant la messe, ni pour
apprendre que la jolie jeune fille a commandé un portrait de Fabrice. Nous
avons affaire à une forme discrète de digressivité. Il ne s’agit pas de ces
longs développements dont nous attendons qu’ils finissent pour reprendre le
fil. Il s’agit d’une irisation du texte, d’un papillonnement, parfois léger,
plaisant, parfois grave et sentencieux, toujours brillant. Finalement, une
esthétique du trait. Dans ce roman, le plus aventureux n’est pas ce qui est
raconté, mais le récit lui-même, dans sa forme.
Stendhal s’appuie dans La Chartreuse sur un mode particulier de
composition. Il n’y aurait pas de sens à conclure que nous aurions affaire à
un mode de composition aléatoire. Stendhal n’est pas plus que quiconque
capable de fabriquer du hasard. Tout au plus fabrique-t-il de la complexité,
dont la concurrence des multiples scénarios et l’entrelacement des chaînes
causales sont les principaux agents. Le schéma narratif d’ensemble étant
relativement trivial, la lisibilité reste assurée, et les petites unités peuvent
être travaillées à loisir. La séquence que nous venons de lire est une
séquence Fabrice, et l’on pourra y retrouver une précipitation, une nervosité
brouillonne, une fébrilité propres à « notre héros ».
7
Est-ce ainsi que les amants font ? (la Fausta)
Avant de poursuivre, je note que la séquence de la prédication en
rappelle une autre, qui la précède, et qui lui ressemble comme une
caricature ressemble au modèle : celle de la Fausta (p. 338-355). La critique
s’est beaucoup interrogée sur ces pages, qui suivent d’assez près une source
italienne, ont une unité très forte, donc une certaine autonomie, et l’on
arrive inévitablement à la question de leur fonction dans le roman. Bref, on
trouve là tous les signes du hors-d’œuvre et d’ailleurs Balzac, dans sa
sagesse, n’en dit pas un mot.
Nous y reconnaissons une relation triangulaire classique : Fabrice fait
une cour assidue à la Fausta, chanteuse, capricieuse et maîtresse attitrée du
comte M***. Celui-ci humiliera son rival en l’exhibant de nuit dans les rues
de Parme en un cortège grotesque. Et Fabrice se vengera par un duel, cette
fois sans conséquence notable. Il faut encore dire qu’une femme de
chambre de la Fausta, Bettina, va jouer un rôle de messagère et que Fabrice
s’en croira amoureux au moment même où il fait la cour à la Fausta.
Apparemment, Stendhal, sur un canevas emprunté et passablement
transformé, s’en donne à cœur joie et produit un épisode bouffon. Fabrice
traverse cette vingtaine de pages sous de multiples identités et
déguisements : Joseph Bossi, étudiant en théologie, quand à Bologne il se
protège des poursuites ; affublé de belles moustaches et d’énormes favoris
(le comte son rival en porte aussi) quand il revient à Parme ; déguisé en
valet de chambre anglais couronné d’une perruque rouge pour aller voir la
Fausta à la messe ; en livrée de chasseur pour l’entendre chanter chez la
Sanseverina ; pris pour le prince héréditaire par le comte M*** et quelques
autres ; prêtre dans une église (tout arrive) ; gentilhomme de Turin pour
Bettina ; « Bombace » quand il se bat en duel, sans parler des déguisements
qu’on ne décrit pas. Accessoirement, Bettina se fera passer pour un homme
et le comte M*** se déguisera en élève en théologie.
Ce dernier cas mérite qu’on s’y attarde un instant. Le jour de la San
Stefano, le comte M*** est averti que la Fausta va certainement rencontrer
à la messe, à l’église de Saint-Jean, son soupirant (qu’on croit être le prince
héréditaire). Le comte y sera, déguisé donc en étudiant en théologie ;
Fabrice s’y trouve aussi, déguisé en prêtre. Il est caché derrière la statue
d’un cardinal en prière. La Fausta ne cesse de le regarder amoureusement
(je parle de Fabrice en prêtre, et non du cardinal). Le comte, qui ne voit pas
Fabrice, croit que les regards de sa maîtresse s’adressent à lui-même et
pense s’être trompé. Arrêtons-nous là. Trois hommes en prière : le cardinal
(je veux dire sa statue), Fabrice en prêtre (ce qu’il est à peu près), le comte
en étudiant en théologie (je rappelle que c’est le statut supposé de Fabrice
en tant que Joseph Bossi). Le comte ressemble donc à Fabrice, comme
Fabrice a pu ressembler au comte (les favoris). Pour ajouter à la confusion,
le lecteur peut parfaitement croire, comme le comte, que c’est bien au
comte que sont adressés les regards de la Fausta :
À chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les
parties de l’église, finissait par arrêter des regards, chargés d’amour et de
bonheur, sur le coin obscur où M*** s’était caché (p. 344).
Quant au comte :
La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau
toujours environné de flatteurs (p. 343).
Alors, deux ou un ? L’opposition du comte et de Fabrice est évidemment ce
sans quoi le texte n’est plus lisible. La confusion ne dure qu’un moment,
mais tout se passe comme s’il fallait en arriver là. Il y a la série des
déguisements de Fabrice et celle de ses identités (qui n’est pas exactement
la même) ; il y a le déguisement du comte ; il y a le lieu et la statue. Vous
les combinez et arrive un moment où l’on n’y comprend plus rien. C’est
une autre version d’une composition « à la Waterloo ».
Cette séquence n’est pas sans ressembler à celle de la prédication de
Fabrice. Fabrice est confronté à deux femmes : la Fausta et Bettina, ici,
Clélia et Anetta, plus loin. Mais surtout le climat est le même : rencontre à
l’église, déguisement, l’habit noir râpé de Fabrice, une chanteuse ou un
chanteur, des regards mal interprétés et même un fauteuil (ici, à un concert
de la Fausta, celui du prince héritier, que le comte croit son rival, p. 342).
Tout se passe comme si l’on avait affaire à une version dégradée, grotesque
de la séquence de la prédication. Les mêmes ingrédients, mais tout est
caricaturé.
Un exemple pour préciser cet effet de caricature. Dans la séquence de la
prédication, la thématique du déguisement est tout à fait discrète. Un seul
cas : Fabrice en valet pour aller au théâtre. Ce n’est pas pour autant que
nous n’avons pas affaire à un jeu d’identités. Il vaudrait mieux dire « jeu de
rôles ». En effet, dans la séquence de la prédication, Fabrice est un
amoureux, un prédicateur à la mode, un ancien officier de Napoléon
(croient certains), un ami du prince, un évadé de la tour et un ennemi
public. Clélia, plus discrète, est une dévote, elle est la fille de Fabio Conti
(et à ce titre elle est liée par un serment), elle est mariée, elle est amoureuse.
Chaque Fabrice s’inscrit sur une ligne de force du texte : prédicateur
(mondain) pour les femmes, rebelle pour Gonzo, amoureux pour Clélia.
Pour chaque rôle, un scénario possible. Cette formule est la version
classique, ou sérieuse, ou acceptable, du déguisement : Rodrigue est le fils
de don Diègue, l’amant de Chimène, le vainqueur des Maures et il parle en
tant que… ou en tant que…, nous avons là un trait constant de la
caractérisation classique des personnages, chacun possédant plusieurs
langages, selon sa fonction et son interlocuteur. Remplacer le jeu de rôles
par des déguisements, c’est tout simplement introduire la comédie, sinon la
farce dans l’œuvre sérieuse. L’épisode de la Fausta exacerbe les traits de la
séquence de la prédication et nous aide à en comprendre la composition.
Dire comme je l’ai fait jusque-là que la séquence Fausta est une
caricature de la séquence prédication suppose évidemment qu’on ait lu les
deux. Au fil du roman, par contre, nous ne pouvons voir dans la première
qu’une bouffonnerie, non une caricature, puisque nous n’avons pas encore
le modèle. L’épisode de la Fausta est l’achèvement grotesque d’une série de
mésaventures du héros. Par ailleurs, toujours selon cette même lecture
linéaire, il est l’annonce de la séquence de la prédication et peut-être cette
dernière s’en trouve-t-elle mise à distance, sinon baignée par un éclairage
comique. On considérera en tout cas que, dans l’ordre du texte, la séquence
de la Fausta traite sur le mode « mésaventures de Fabrice » une intrigue
amoureuse que nous retrouverons sous un autre éclairage quand le roman
aura pris un autre cours.
Dans la fiction, l’épisode a deux fonctions. Tout d’abord, il y a là un
nouveau module, le second du roman de Fabrice, et que nous retrouverons
en effet comme modèle de la séquence de la prédication, sans doute un
élément qui prépare la mise en place du roman de Fabrice tel qu’il se
développera via les séjours en prison et aboutira quand Mosca et Gina
auront quitté la scène pour laisser le champ libre à un « morceau » du
roman sentimental. Par ailleurs, l’épisode de la Fausta est annoncé avec la
même brutalité, produit le même effet de rupture que, au début du roman, la
promotion de Fabrice en héros de l’histoire : « C’est avec regret que nous
allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de Fabrice » (p. 338).
Pourquoi est-elle donc placée exactement ici ? Nous venons de lire un long
récit des pensées de Fabrice, qui se termine par cette phrase :
Dans le fait je n’ai connu un peu cette préoccupation tendre qu’on appelle,
je crois, l’amour, que pour cette jeune Aniken de l’auberge de Zonders, près
de la frontière de Belgique (p. 337-338).
Je m’étais dit : pour être un peu original en 1880 après des milliers de
er
romans, il faut que le héros ne soit pas amoureux au 1 volume, et qu’il y
ait 2 héroïnes 8.
Grandes scènes
Le prince tient enfin dans ses serres la Sanseverina ! Ah ! c’est alors que la
duchesse devient belle, que la cour de Parme est agitée, que le drame
s’illumine et prend des proportions gigantesques. Une des plus belles scènes
du roman moderne est, certes, celle où la Sanseverina vient faire ses adieux
au souverain, et lui pose un ultimatum. La scène d’Élisabeth, d’Amy, de
Leicester, dans Kenilworth, n’est pas plus grande, ni plus dramatique, ni
plus terrible. Le tigre est bravé dans son antre ; le serpent est pris, il a beau
se rouler et demander grâce, la Femme l’écrase. La Gina veut, elle ordonne,
elle obtient un rescrit du prince qui anéantit la procédure. Elle ne veut pas
de grâce, le prince mettra que la procédure est injuste et ne peut avoir de
suite ; ce qui est absurde chez un souverain absolu. Cet absurde, elle
l’exige, elle l’obtient. Mosca est magnifique dans cette scène, où les deux
amants sont tour à tour sauvés, perdus, en péril pour un geste, pour un mot,
pour un regard ! (« Études sur M. Beyle », p. 638).
Avant la scène, Gina n’a apparemment pas d’autre projet que de partir
pour Florence – en attendant d’ailleurs que le vent tourne et que Fabrice,
qui doit être condamné par contumace, puisse faire un retour glorieux.
Pressée par le prince, elle finira par dire à quelles conditions elle accepte de
rester à Parme. Par contre, le prince, lui, a un plan : maître de la situation, il
attend une Gina éplorée se jetant à ses genoux pour lui demander la grâce
de Fabrice. Une bonne partie du plaisir de la scène est là : le lecteur jubile
de voir le prince faire attendre Gina pour « préparer le passage aux larmes
touchantes », pour jouir du plaisir de régner (p. 361), puis se décomposer
quand il voit Gina en habit de voyage, enfin n’avoir alors rien d’autre à dire
que « Comment ! comment ! » (ibid.), etc. Le scénario du prince est
grossièrement démenti par le récit. Mais il faut encore souligner que Gina
sort elle aussi perdante, et par la faute du grand stratège, Mosca. Il écrit le
billet exigé du prince en omettant une phrase essentielle : « cette procédure
injuste n’aura aucune suite à l’avenir » (p. 367). Cette omission perdra
Fabrice. Gina, si elle n’avait pas de projet tout prêt, avait adopté une bonne
stratégie. En vain. Ainsi, faites en sorte que la préparation d’une scène soit
constituée des scénarios imaginés par ses acteurs, d’emblée vous sous-
tendez cette scène d’un réseau complexe de possibles, et vous ménagez des
surprises. En soi le procédé n’est pas neuf ; ce qui l’est peut-être, c’est une
perfection telle dans les scénarios qu’il arrive qu’on finisse par ne plus voir
leur échec.
Mais qu’est-ce qu’un bon scénario ? Balzac cite longuement un
magnifique propos que tient Mosca à Gina au moment où ils élaborent des
projets de vie commune (p. 236 s.). Il s’agit de la convaincre qu’un mariage
avec le duc Sanseverina-Taxis est la formule la plus judicieuse. En gros, le
vieux duc sera heureux (il obtiendra « un certain grand cordon » qu’il désire
par-dessus tout, p. 236), Gina aura une immense fortune, elle sera
débarrassée du duc immédiatement (car il partira occuper une ambassade),
elle échappera aux rumeurs qui ne manqueraient pas de l’atteindre si elle
restait dans son état de veuve, Mosca restera à Parme avec tout ce que cela
comporte d’avantages, ils vivront heureux. En voilà un qui ne se laisse pas
aller au gré des événements. Pour l’amour de Gina et le bonheur de leur
union sont superbement déployées une intelligence exceptionnelle et une
capacité d’analyse hors du commun ; ajoutons une bonne dose de cynisme
ou, pour le dire autrement, une vision réaliste et pessimiste de l’humanité.
Le raisonnement est remarquable, Mosca pense à tout. Sa prévision sera
juste pour une part, à ceci près que d’autres rumeurs courront sur Gina et
que, de toute façon, des revers inattendus bouleverseront leur quiétude. Un
admirable scénario est démenti par les faits ; même un Mosca ne peut tout
calculer. Mais comme les faits qui le démentent arrivent beaucoup plus tard,
il n’est pas sûr que le lecteur voie l’échec. Du moins, il ne le reliera pas à la
formulation du scénario, mais l’inscrira dans une série causale où le
scénario originel ne figurera plus. On a là une image extrêmement
simplifiée du fonctionnement du récit dans La Chartreuse : perfection des
programmes narratifs, anarchie du détail.
L’admirable, dans la grande intrigue politique, ce sont donc les
« plans » des personnages. Balzac en fait l’éloge à plusieurs reprises, qu’il
s’agisse de ceux de Mosca ou de ceux de Gina :
Enfin le diplomate, après avoir reconnu combien cette femme est essentielle
à son bonheur, et après trois mois de combats, arrive avec trois plans
différents, inventés pour son bonheur, et la fait consentir au plus sage
(« Études sur M. Beyle », p. 628).
La duchesse adopte donc le plan du comte. Chez cette grande femme, il y a,
comme chez les grands politiques, un moment d’incertitude, d’hésitation
devant un plan ; mais elle ne revient jamais sur ses résolutions (ibid.,
p. 633).
Profonde est sa dissimulation, hardis sont ses plans (à propos de Gina –
ibid., p. 640).
Le ministre et le fiscal conviennent d’un plan qui leur permet de garder
leurs positions respectives. Il faut vous laisser le plaisir de lire les
admirables détails de cette trame continue […] (ibid., p. 642).
Il est assez étrange que Balzac fasse l’éloge du plan chez un auteur qui
déclarait : « faire un plan me glace 9 ». Or, il ne s’agit pas seulement pour
Balzac des plans des personnages, mais aussi de ceux de l’auteur, qui a si
bien débrouillé les intrigues de cour :
Figurez-vous que les plans les plus savamment compliqués de Walter Scott
n’arrivent pas à l’admirable simplicité qui règne dans le récit de ces
événements si nombreux, si feuillus, pour employer la célèbre expression de
Diderot (ibid., p. 626).
Il est sage en effet de n’en dire rien. Soyons donc imprudents, et osons
mettre cette grande scène à l’épreuve d’une microlecture.
Nous sommes entre les deux séjours de Fabrice en prison. Ranuce-
Ernest IV a été assassiné, son jeune fils règne, et la cour, où brille Gina, la
grande maîtresse, la confidente de la princesse douairière, a repris sa vie
ordinaire. Je cite encore Balzac :
C’est là que nous apprenons que l’enquête sur la mort du prince a avancé,
que Rassi menace, qu’il y a un risque imminent pour Gina. Mosca l’avertit
pendant l’entracte d’une comédie. Désinvolte, la duchesse avoue à son
amant médusé qu’elle a en effet commandité l’assassinat. Il s’agira dès lors
de détruire les dossiers compromettants : Gina y parvient au terme de cette
fameuse grande scène dans laquelle elle affronte et le jeune prince et la
princesse douairière sa mère.
Or, plus on regarde de près, plus il est difficile de comprendre comment
la duchesse a obtenu son éclatante victoire. Tout se passe en effet sur
plusieurs plans.
Mosca a donné à Gina un conseil aussi simple qu’efficace : « Je vous
dirai tout de suite qu’il faut inspirer de l’amour au prince » (p. 525). Cela
demande peu d’efforts : la duchesse joue excellemment de sa séduction, non
seulement à l’égard du prince, mais aussi à l’égard de sa mère. Pour « faire
un essai », elle s’absente de la cour pendant huit jours : dépression du fils,
retraite de la mère dans un couvent. Heureux préalable. Faut-il encore
préciser que le désir du prince se manifeste sans retenue excessive quand il
joue la comédie avec Gina ?
Second point : lorsque le prince confie à Gina que Rassi lui a donné des
documents qui accablent Ferrante Palla, « ce grand poète [qu’il] admire
tant » (p. 528), et lui demande un conseil, elle lui fait comprendre que le
jour où il fera pendre un libéral, il ne pourra plus « annoncer une
promenade deux heures à l’avance » (ibid.). Voilà un argument politique
clairement formulé.
Et c’est à peu près tout. Cela devrait suffire : faites comme si vous ne
saviez rien (et détruisez donc les documents) pour l’amour de moi
(implicite) et parce que vous voulez régner paisiblement (explicite). Tout ne
sera évidemment pas si simple.
Les complications commencent par un détail étrange. Alors que Gina
répète une comédie avec le prince, qui joue ardemment son amoureux :
Ce qui arrive : « Le prince joua fort mal en effet » (et nous parvenons alors
au début de la scène telle que définie par Balzac). Gina le tire d’affaire pour
la fin de la représentation. Aussitôt le prince la met au courant de l’enquête
de Rassi et lui demande un conseil. C’est à ce moment que Gina lui dit très
clairement que faire pendre un libéral n’est pas la bonne idée. Et elle
ajoute :
[…] comme d’après mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la
princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire à sa mère les
mêmes choses qui lui sont échappées avec moi (p. 528).
Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne
sortirent pas des rôles que nous venons d’indiquer (p. 529, je souligne).
(Tel est le début de cette « scène terrible », « sans pareille dans l’art
littéraire ». Jusque-là, on le voit, le narrateur n’a pas vraiment la même
opinion que Balzac, et l’on espère que Stendhal pense ici comme Balzac et
non comme son narrateur.) Gina est enfin sommée par le prince de donner
son avis. Elle répète alors ce qu’elle lui avait déjà dit en tête à tête :
Tant que [Votre Altesse] n’aura pas fait pendre quelque libéral, […] bien
certainement personne ne songera à lui préparer du poison (p. 530).
On doit sans doute comprendre que le prince veut qu’elle parle devant sa
mère. Comme il connaît son avis, il souhaite donc étouffer l’affaire.
Pourquoi ? Accord sur l’argument politique ? ou quoi d’autre ? La princesse
reproche alors à Gina de ne pas vouloir punir les assassins de son mari (on
peut douter de la sincérité de ce reproche : Gina parlera plus tard
d’« affectations de veuve inconsolable »). Le prince presse de nouveau Gina
de donner son avis (le lecteur naïf croit qu’elle l’a déjà donné, et deux fois).
Gina va biaiser et faire lire au prince une fable de La Fontaine : « Le
Jardinier et son Seigneur » (p. 530). La fable est incomplètement citée (on
me permettra de simplifier), mais je comprends que cette lecture vaut pour
une réponse (« Petits princes, videz vos débats entre vous », soit quelque
chose comme : n’allez pas vous en remettre à un Rassi). Or, (apparemment)
non. À la fin de la lecture, en effet : « Eh bien ! madame, dit la princesse,
daignerez-vous parler ? » (ibid.). Nous comprenons mal la question. En tout
cas, refus de Gina. Et l’on continue :
[…] enfin la princesse songea au rôle que joua jadis Marie de Médicis,
mère de Louis XIII : tous les jours précédents, la grande maîtresse avait fait
lire par la lectrice l’excellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. La
princesse, quoique fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort bien
quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien
imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse
eût donné tout au monde pour humilier sa grande maîtresse ; mais elle ne
pouvait : elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré, prendre la
main de la duchesse et lui dire :
« Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.
– Eh bien ! deux mots sans plus : brûler, dans la cheminée que voilà, tous
les papiers réunis par cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer qu’on les
a brûlés. »
Elle ajouta tout bas, et d’un air familier, à l’oreille de la princesse :
« Rassi peut être Richelieu ! » (p. 532).
– Mon prince, […] voilà ce qu’il en coûte d’employer des scélérats de basse
naissance. Plût à Dieu que vous puissiez perdre un million, et ne jamais
prêter créance aux bas coquins qui ont empêché votre père de dormir
pendant les six dernières années de son règne (p. 532).
Il faut bien avouer que le brûlement des dossiers en deux temps est
étrange. Doit-on penser que le feu de cheminée est inventé pour mettre en
scène l’homme blessé, le tailleur, et avec lui le brillant discours de Mosca ?
Et si même on a besoin d’un homme blessé (ce qui n’est pas évident),
pourquoi le feu de cheminée avant le brûlement du second dossier ? La
réponse la plus simple, on ne peut plus triviale, en fait : maintenir une
tension (brûlera ? brûlera pas ?). En effet, il se passe du temps entre les
deux opérations (l’émoi général, la sortie du prince) et Gina s’était bien
demandé en voyant le second dossier (oublié dans l’agitation générale) si
l’affaire était terminée :
[…] elle vit le second portefeuille intact. Non, mon procès n’est gagné qu’à
moitié ! Elle dit à la princesse, d’un air assez froid :
« Madame m’ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers ?
– Et où les brûlerez-vous ? dit la princesse avec humeur.
– Dans la cheminée du salon ; en les y jetant l’un après l’autre, il n’y a pas
de danger » (p. 533).
Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deux portefeuilles,
un prince ne doit rien porter (p. 529).
[…] je suis excédée de fatigue, j’ai joué une heure la comédie sur le théâtre,
et cinq heures dans le cabinet (ibid.).
LES DEUX ROMANS
Fabrice
Il est clair que La Chartreuse se pose, selon l’ordre du récit, comme le
roman de Fabrice. L’ouverture du roman (soit, si l’on accepte mon analyse,
la première entrée) est très fortement et longuement marquée par les
aventures ou mésaventures de Fabrice, au point que cette dimension et cette
intensité la font tenir pour la seule entrée du roman, les amours de Gina et
de Mosca apparaissant comme un rattrapage. À la fin du roman, en dépit de
la dernière phrase, Fabrice tient le devant de la scène. Non seulement
l’auteur nous encourage à lire ainsi, en promouvant explicitement Fabrice
comme il le fait, mais l’histoire de « son héros » est évidemment décisive. Il
est impossible de résumer La Chartreuse autrement que comme
essentiellement l’histoire de Fabrice. Gina aide Fabrice à échapper à la
police, elle intervient auprès du prince pour sauver Fabrice, etc., mais cela
constitue-t-il une trame ? Fabrice est celui qui génère les événements, donc,
d’une certaine manière, produit le récit. Nous avons vu que nous pouvons
aisément repérer un module narratif : Fabrice se met dans des situations
difficiles, Mosca et surtout Gina (mais aussi quelques autres femmes, dans
des sous-séquences), chacun à leur manière, intriguent pour l’en sortir. Il ne
peut être question de marginaliser « notre héros ».
Mais, ainsi définie, l’intrigue selon Fabrice semblera faible d’un point
de vue strictement dramatique. En effet, largement répétitive, elle est, elle
n’est qu’un enchaînement de mésaventures dont le lecteur un peu aguerri
pressentira les issues précisément grâce à leur récurrence. Dira-t-on que ces
mésaventures sont de plus en plus graves ? que le danger est de plus en plus
grand ? Ainsi, quand il revient à la citadelle, Fabrice est « exposé au poison
plus que jamais » (p. 537, je souligne). Il risque bel et bien sa vie et
échappe de peu au poison lors de ce second séjour en prison. L’argument de
la gradation me semble cependant peu convaincant. Dans les deux cas,
Fabrice risque sa vie et, de ce point de vue, la répétition est sensible :
« Grand Dieu ! chère amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et
vous allez encore m’en vouloir », dit très prosaïquement le comte quand il
apprend que Fabrice s’est rendu à la prison de la citadelle (p. 538). On frise
le comique de répétition.
Gina
Connexions
Nous avons donc nos deux lectures, ou nos deux romans (je laisse pour
l’instant de côté le fait que le roman de Fabrice produit par ailleurs in fine,
comme un sous-ensemble, un roman sentimental). Comment ces deux
romans sont-ils connectés ? Ils le sont très simplement sur le plan narratif,
puisque l’un suit l’autre, que la Sanseverina réagit aux aventures de Fabrice.
Mais comment connecter les régimes si différents de ces deux textes ?
Un mot d’abord sur le crime de Gina, sommet de la première intrigue.
Pensons aux conditions dans lesquelles elle l’avoue à Mosca. Elle est
surprise entre deux actes d’une aimable comédie, et entre deux portes (et
quelles portes ! celles de la salle des gardes) :
L’aveu sera vite fait : on n’a pas le temps. Les derniers mots de la
duchesse : « Réfléchissez là-dessus et dites-moi votre avis après la pièce. »
C’est que la comédie n’attend pas (« On appelait la duchesse pour son
entrée en scène, elle s’enfuit »).
Maintenant un mot sur le « sacrifice ». Se donner au prince pour sauver
Fabrice, c’est évidemment perdre son honneur : « le jour où j’aurai perdu
l’honneur », « une promesse fatale, et horrible à mes yeux, comme me
faisant encourir mon propre mépris » (p. 572). Cependant, quand le prince
lui propose, avec son amour, le mariage et la Couronne de Parme :
« […] je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une
belle terre. »
C’est ce que la duchesse refusa avec une sorte d’horreur (p. 574, je
souligne).
Et l’on passe à autre chose. C’est bref, estompé. Pas de réplique au style
direct, qui risquerait de déraper vers quelque pathétique outré et d’être
excessivement dissonante par rapport au propos immoral et léger de Mosca.
Le roman de Gina, c’est en principe, sur fond de roman politique, de
roman de cour, une action dramatique tragique, mais traitée évidemment
dans une perspective moderne. Trois traits de cette manière sont à souligner.
Le premier, le plus évident, c’est que la cour de Parme n’est pas celle de
Versailles ni du Louvre et le prince n’est pas Louis XIV, ni même le
Henri II de La Princesse de Clèves. Si la cour est en général une société
dégradée, cette cour, mauvaise imitation, l’est doublement. Le deuxième
trait, c’est que la Sanseverina n’est pas la belle-mère de Fabrice : elle est
simplement plus vieille, trop vieille. Mosca se regarde vieillir et s’inquiète,
la Sanseverina aussi. L’âge est une sorte de marque réaliste. La
Chartreuse ? une transposition réaliste des œuvres du Grand Siècle. À part
cela, le drame est « terrible », mais il est éventuellement traité avec
légèreté : je viens d’en donner deux exemples. Il y a dans tout le roman une
désinvolture, un détachement éclatants, qui sont pour une bonne part une
forme de cynisme réaliste. C’est le troisième caractère remarquable du
traitement du sujet : ce que l’on pourrait à bon droit nommer l’effet Mosca.
La ligne dramatique de la Sanseverina est certainement très forte, mais elle
s’inscrit dans le roman avec une élégance sans pareille.
Et si l’on ajoute que Fabrice, lui, de son côté, met du sérieux (affecté)
dans sa désinvolture et son élégance, une rencontre est possible. Il est
évidemment, et jusqu’au bout, un agent de désordre, y compris dans les
troubles ultimes qui affectent le roman sentimental. Reconnaissons qu’il
pousse l’étourderie un peu loin avec son fils Sandrino (il fallait feindre une
maladie, l’enfant en est mort). Je relèverai cependant que, quand il entre
dans la carrière ecclésiastique, Fabrice a le comportement qui convient,
évidemment cynique, et nous avons vu que son habit noir râpé fait
merveille. Bref, Mosca, qui deviendra à la fin « son ami intime » (p. 596),
l’admire. C’est tout dire.
Ainsi, contamination des deux romans, et parfois au point que les
dominantes peuvent s’inverser : la Sanseverina agit avec l’impulsivité d’un
Fabrice et ce dernier reprend, avec son aisance naturelle, le cynisme
politique et religieux d’un Mosca devenu son maître. Ultime surprise de La
Chartreuse de Parme.
L’ORDRE
Mais au-delà (ou en deçà) de l’évolution des personnages que l’on
décrira de telle ou telle façon, la question est celle de la dynamique dans
laquelle ils prennent place. Qu’en est-il de la mise en œuvre et de la
disposition de ce matériau ? Je n’ai traité jusque-là que de fragments.
Essayons très simplement, très grossièrement et au fil du texte, de
distinguer, dans La Chartreuse, quelques très grandes masses textuelles.
Nous avons vu que l’épisode de la Fausta, à la fin du premier
« volume », marque une césure : il est le dernier épisode de « la chasse de
l’amour ». Le texte de Stendhal que je citais (« il faut que le héros ne soit
er
pas amoureux au 1 volume, et qu’il y ait 2 héroïnes ») le confirme. Dans
les termes de mon analyse, c’est le début d’une réorganisation du « roman
de Fabrice ». Il me semble cependant aussi imprudent de suivre ici
l’interprétation de Stendhal que là celle de Balzac, et de fonder une
construction du roman sur quelque chose d’aussi flou que l’évolution du
héros. À l’évidence l’amour n’est pas le seul fil d’intrigue.
Pour en rester à une simple description, nous avons d’abord cette grande
ouverture, avec Grianta, Milan et la séquence Waterloo, mais aussi, si l’on
admet mon analyse, parallèlement, et pendant que Fabrice est en France, la
liaison de Gina et Mosca. C’est à ce moment que se place la première
mention, décisive, de la tour Farnèse (au chapitre VI), un repère hautement
symbolique. Alors tout est en place : la rencontre de Clélia vient d’avoir
lieu au chapitre V, Gina est duchesse Sanseverina, elle est à Parme avec
Mosca. Fabrice est à l’académie ecclésiastique de Naples. Et le chapitre VII
s’ouvre sur une ellipse de quatre années au terme desquelles Fabrice arrive
à Parme.
À partir de là, il n’est pas difficile de proposer une première esquisse du
corps du roman. Nous parcourons alors le grand massif : Parme. Nous
avons successivement :
Marietta et le meurtre de Giletti ;
le premier séjour en prison, les intrigues pour faire sortir Fabrice, le
bonheur en prison, Clélia, l’évasion, la fuite ;
le second séjour en prison, les intrigues, la libération ;
la prédication et les retrouvailles,
et enfin l’épilogue : « Après ces trois années de bonheur divin […] ».
La césure qui sépare les deux grandes parties se situe après l’affaire
Giletti. C’est là, en effet, que l’intrigue amoureuse Fabrice / Clélia va
prendre le relais après la longue première série des mésaventures de Fabrice
(en bref Waterloo et Giletti). Mais c’est surtout à partir de là que la structure
dramatique va se resserrer.
Je ne reviens pas sur le détail de l’appareil par lequel s’élabore la
séquence Waterloo. Je veux d’abord souligner que ce morceau de bravoure
n’a en rien une fonction informative. Tout a été réglé avant. Mais il ne me
semble pas qu’on puisse pour autant le tenir tout simplement pour un
premier épisode. Nous avons des arguments pour considérer que l’ouverture
n’est pas terminée. Et cette séquence a par ailleurs une fonction de modèle :
imprudence de Fabrice, prison, sauvé par une femme, pour la première
sous-séquence ; imprudence, exil, sauvé par une femme, pour la séquence
considérée dans sa totalité. Ce statut ambigu de la séquence est peut-être
une des raisons profondes des réserves de Balzac. Il faut dire que nous
sommes très loin des expositions à la Balzac. Nous avons la longueur, mais
pas l’information. À mon sens, il s’agit d’abord, et ici exclusivement, de
donner le ton, ou de jouer une première fois la petite musique.
Quant à « Parme », c’est donc la substance même du roman. Appelons
« Parme 1 » le premier séjour en prison, ce qui y conduit Fabrice et ce qui
l’en fait sortir, et « Parme 2 » le second séjour en prison. Toujours ce
phénomène de récurrence et cette utilisation de modules. Il me semble que
le plus élégant est de centrer sur Parme 1 et d’analyser Parme 2 comme une
sorte de reprise de Parme 1. Un premier argument à l’appui de cette
construction, qui promeut Parme 1 : la longueur de cette séquence, de loin
la plus importante. À quoi s’ajoute le fait que la séquence Marietta / Giletti
s’y intègre comme la cause directe de Parme 2. Enfin, et c’est plus
intéressant car moins évident, la prédication (qui vient pourtant après
Parme 2) est encore la conséquence de Parme 1 : la prédication, ou
comment revoir Clélia, est directement liée par le serment qu’elle fait après
l’évasion de Fabrice.
Cependant, de Parme 1 à Parme 2, nous n’avons pas affaire à une
simple réduplication. Le point est essentiel. La force dramatique du texte est
en effet accentuée par une série d’éléments nouveaux, qui sont autant de
variations : Fabrice entre volontairement en prison, la menace
d’empoisonnement est là, Clélia se donne à lui, la Sanseverina se déshonore
pour lui. Parme 2 est ainsi produit par extrémisation de Parme 1. L’effet ?
D’abord, cette tension dramatique plus grande et une remarquable
accélération, ce second mouvement étant extrêmement bref.
Cette relation est encore fondée sur la ressemblance de Parme 1 et
Parme 2 : même chose, donc, mais en plus intense. Or, il ne faut pas
occulter la différence des deux séquences. Elle est un effet de contexte.
Fabrice entre volontairement en prison, ai-je souligné. Certes, on a affaire à
une sorte de passage à la limite, mais il faut bien voir que, dans le même
temps, le module est définitivement altéré. Ce n’est pas une imprudence ni
une étourderie quelconque qui conduit le héros en prison (et dans cette
prison en particulier), mais le fruit d’une réflexion, et d’une réflexion dont
la suite montrera la justesse. Je propose de voir là une vaste transition. Par
rapport à ce qui précède, nous lisons la dernière mésaventure de Fabrice,
mais extrémisée ; par rapport à ce qui suit, nous sommes entrés dans le
roman sentimental, qui met en place l’intrigue amoureuse et trouvera son
autonomie à la fin du roman. Parme 2 apparaît alors comme le lieu de
passage d’un système à un autre. Cette transition est favorisée par une
inflexion très sensible du registre sentimental : Clélia se donne à un Fabrice
sur le point d’être empoisonné. Cette manière de prolonger le fil dramatique
Fabrice / Clélia est compatible avec la poursuite de l’autre drame, celui qui
se joue entre Gina, le prince et Mosca. Tout est prêt pour un changement de
régime dominant.
Le danger, quand on prétend décrire la disposition d’un texte, c’est
d’oublier que la situation change à mesure que nous progressons. Nous
lisons un début traité en discours historique. Nous voyons une fin traitée en
roman sentimental. Y a-t-il un moment de basculement, de changement de
programme ? Au début, nous avons purement et simplement un coup de
force du narrateur quand il affirme : mon héros, c’est Fabrice. Pourquoi
pas ? D’autant que suit la séquence Waterloo, où il n’y a pas de doute sur la
question. Mais le narrateur a bel et bien interrompu un processus qui
s’annonçait plus complexe (les hésitations des premières pages, à la suite de
l’Avertissement). Ensuite, nous l’avons vu, une séquence de rattrapage, qui,
d’une certaine manière, permet de reprendre le double programme initial,
suivie d’une longue phase de coexistence et d’interaction des deux
perspectives. Au cœur du roman, une intrigue sentimentale est mise en
place, par étapes, le premier séjour en prison offrant l’espace et le temps
favorables à son développement, le second, à mon sens, renonçant
discrètement à l’usage d’un module narratif qui a fait son temps et
redistribuant puissamment les données, comme on vient de le voir.
Dans ce roman, on ne cesse de rejouer les modules, les scènes et les
séquences : c’est le début accompagnant les va-et-vient de l’Histoire, c’est
le modèle de Waterloo avec le retour des microrécits, ou Parme 2 qui fait
écho à Parme 1, ou encore la Fausta et Bettina qui annoncent grossièrement
Clélia et Marietta ; c’est aussi Giletti qui fait signe au comte M***, et il
faut encore qu’un prince succède à l’autre… – sans compter que ces scènes
et ces séquences en rejouent elles-mêmes d’autres, venues d’autres textes,
romans de cour, histoires galantes, chroniques… Ces reprises rendent
possible le vrai travail : passer du semblable au semblable sur le mode de
l’intensification ou, au contraire, de l’atténuation, varier la vitesse, travailler
le détail, broder sur des canevas classiques. Il s’agit d’exploiter les
possibles, tous les possibles, de ne rien perdre de la diversité. A priori, il y a
deux manières de jouer la variété, la nouveauté, la surprise. On peut
construire (ou laisser aller) un récit aventureux, et nous avons vu que
Stendhal ne s’en prive pas : c’est l’effet d’improvisation. On peut aussi, et
sans doute plus difficilement, élaborer des formes qui rendent sensibles les
différences les plus subtiles, travailler à une composition d’un nouveau
genre : si vous la voyez de loin, elle vous ravit par la simplicité des lignes ;
de près, elle vous enchante par la finesse de son ornementation.
« La perspective de s’ennuyer avait décidé de tout », est-il dit quelque
part. Telle est la clé d’une composition « à la Waterloo ». Et c’est si bien
enlevé que Waterloo sonne alors comme une victoire.
Cohérences
(Balzac)
« La plupart des drames sont dans les idées que nous nous
formons des choses. Les événements qui nous paraissent
dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en
1
tragédie ou en comédie, au gré de notre caractère . »
Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être
[…] quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se
forment les orages, où le soleil est brûlant 2.
Le lecteur est alors en droit de considérer que le texte qu’il vient de lire est
l’histoire tragique d’une femme, Augustine Guillaume, morte d’avoir
approché de trop près un astre rayonnant, le peintre Théodore
de Sommervieux. L’histoire d’un Icare femelle, en quelque sorte.
Cette histoire nous donnera l’occasion de faire quelques expériences. Le
but n’est certainement pas de proposer une interprétation de plus d’un texte
fameux, mais de vérifier un certain nombre de nos hypothèses sur la
composition en nous interrogeant sur le ou les modèles balzaciens et
particulièrement sur la façon dont on peut penser l’unité d’un texte.
DEUX DIFFICULTÉS
Une fable sur le mariage
On a affaire, dans le résumé proposé plus haut, à une pure logique des
actions. Ce résumé, comme beaucoup d’autres, ne dit rien de la
configuration générale de la nouvelle : ainsi l’appareil descriptif,
considérable, comme toujours chez Balzac, mais tout particulièrement ici,
est-il escamoté.
Il paraît pourtant peu contestable que le côté « Chat-qui-pelote » est
remarquablement développé sous ses différents aspects. Il s’agit d’une
enseigne, d’une image, qui marque dès le titre que, de l’activité picturale au
système proprement descriptif, notre texte est profondément inscrit dans le
visible. Mais en donnant toute la place à la logique des actions, on montre
le peintre, non la peinture.
Or, à l’évidence, la description fournit pourtant autre chose qu’un décor
ou un cadre et l’on peut par exemple, tout en accordant toujours une place
d’honneur au récit, traiter ce texte comme une histoire de tableaux, et plus
particulièrement comme l’histoire ou les tribulations d’un tableau, le
portrait d’Augustine (genre Chapeau de paille d’Italie), en soutenant sans
paradoxe que le tableau importe au moins autant que le peintre. Cette
perspective n’est absolument pas nouvelle, elle a été dès longtemps
proposée et elle continue, bien sûr, d’être, sous une forme ou une autre, une
3
dominante dans les lectures les plus récentes . Voici une version du schéma
narratif qu’il serait possible d’esquisser alors et qui, dans le principe,
accorderait davantage, de proche en proche, aux masses descriptives : le
modèle du tableau est saisi par le peintre dans la boutique (c’est Augustine
dans son milieu, si l’on peut dire, et là commence une histoire d’amour) ;
quant au tableau lui-même, il apparaît au Salon, se retrouve chez Augustine,
migre ensuite chez la maîtresse du peintre (à qui ce dernier l’a donné), et
revient chez Augustine, enfin, comme un « talisman » qui se révèle
inefficace, sa destruction par son auteur précédant la mort du modèle (là
finit l’histoire). Les va-et-vient de la toile permettent de donner une bonne
idée du texte, et l’on greffera sur ce schéma, à volonté, toutes sortes de
significations autour du problème de la « représentation ». On complétera
aisément avec l’histoire du second tableau, la « scène d’intérieur » qui
représente la famille Guillaume et les commis dans la salle à manger, sur le
« plan noir » de la boutique, un tableau de genre qui, lui, migre où il
convient – dans la nouvelle habitation des Guillaume, lorsqu’ils se sont
retirés du négoce –, et y reste, survivant au modèle, comme le texte de
Balzac survit à son héroïne. Et bien sûr, pour faire bonne mesure, on
accrochera aussi dans la galerie l’enseigne même de la boutique, cette toile
si « bizarre ». La nouvelle de Balzac devient un jeu de représentations.
Mais, même si le choix critique est séduisant, même si toute une tradition a
insisté avec raison sur l’importance capitale du motif pictural dans ce récit,
le schéma que l’on vient de proposer sera sans doute perçu, sinon comme
un coup de force herméneutique, du moins comme la recherche d’un effet :
un résumé, encore une fois, semble devoir inévitablement aller au plus
simple de l’histoire racontée. Balzac n’est ni Crébillon ni Labiche : ses
personnages sont principalement des humains, non des meubles, ni des
4
accessoires de mode, ni même des œuvres d’art .
Il reste que ces tableaux ont des modèles, très longuement décrits, que
ces tableaux sont eux-mêmes situés dans des « cadres ». La hiérarchie
récit / description n’est pas immuable et il est inévitable de la mettre en
question, de se demander quels sont les poids respectifs de ces instances.
On peut bien dire que la nouvelle raconte l’histoire de la famille Guillaume,
si l’on veut, mais ramassée sous le nom d’un objet et d’une image : « La
Maison du chat-qui-pelote ».
Tout lecteur constate en effet une inflation de l’exposition et, j’y
reviendrai, un fonctionnement très particulier des premiers éléments de
récit : morcelés, épars, ils sont comme issus de la longue description
inaugurale où ils étaient enchâssés. Ce qui est posé, c’est d’abord un espace
descriptif d’où sortent, entre autres, des histoires, des scénarios, lesquels
d’ailleurs n’aboutissent pas nécessairement ; quant au récit « principal », il
est, lui, extrêmement court et rapide. Défaut du montage narratif ?
Disproportion ? Comme on voudra.
Au terme de cette première étape, une remarque. On doit certainement
renoncer à écrire « du nouveau sur Balzac », dès lors que tout ou à peu près
a été dit. L’histoire d’une femme ? Absolument. D’une famille ? Bien sûr.
D’une maison ? Aussi. L’histoire d’un tableau ? Sans aucun doute. Et bien
d’autres choses encore. Mais la longue immersion des débuts du récit dans
la description n’est pas sans conséquence et il conviendra de se demander
s’il n’y a pas comme un parasitage des premiers par la seconde. Ce qui
ferait perdre de leur pertinence à ces interrogations.
Il ne s’agit ni de faire une variation sur telle ou telle lecture dûment
attestée, ni de chercher quelque entrée originale, mais, une fois encore,
d’articuler les différents textes possibles que construisent les commentaires.
Et, pour l’instant, la première question sera justement, tout simplement,
5
cette question classique : comment coexistent le régime narratif et le
régime descriptif ?
Le second défaut
*Un drapier avait deux filles : l’aînée, assez laide, épousa le premier
commis de la boutique ; la plus jeune, charmante, épousa par amour un
peintre, mais, incapable de retenir son époux, elle le perdit et en mourut.
[…] rappelons les grandes lignes du récit : Augustine, fille d’un marchand
drapier, Guillaume, qui tient boutique à l’enseigne bizarre du « Chat-qui-
pelote », a inspiré une violente passion à un jeune peintre, Théodore
de Sommervieux. Malgré les réticences ou les oppositions de sa famille,
elle finit par l’épouser. Mais le mariage n’est pas heureux : Théodore, déçu,
ne tarde pas à délaisser Augustine pour la duchesse de Carigliano.
Augustine désespérée reste fidèle à son époux et meurt quelques années
plus tard 6.
Un autre :
Le sujet, ce n’est pas la fille d’un drapier qui est amoureuse, c’est la
maison, la rue d’un drapier, dans laquelle se trouve, entre autres choses et
7
entre autres êtres, une jeune fille amoureuse .
Etc.
Hors de toute polémique, on dira que, apparemment, l’on ne peut
fabriquer de la cohérence que par des sélections drastiques. Il n’y a pas de
bon résumé.
Une description du texte
L’AGENCEMENT GÉNÉRAL
Je distinguerai quatre temps. Avec cette distinction, qui apparaît assez
clairement par ailleurs, j’essaie d’utiliser au mieux les critères exposés ci-
dessus.
La lecture du texte commence par la traversée, parfois malaisée, d’un
grand espace dans lequel des fragments d’histoires antérieures et de
l’histoire présente sont offerts au lecteur, plus ou moins éparpillés dans ce
qui est essentiellement la longue description d’un lieu.
C’est la grande scène de la rue Saint-Denis, « par une matinée
pluvieuse, au mois de mars » (p. 39-58, soit vingt pages). Elle inclut une
présentation détaillée de la famille ou de la maison Guillaume (p. 46-52) et
un récit rétrospectif (l’histoire des deux tableaux, p. 52-58).
La mise en place de notre texte fait signe du côté du conte.
Résumons en ce sens :
* Un riche marchand avait deux filles. L’aînée des filles était laide et
soumise, la cadette jolie et hardie. Vint à passer un prince…
Le lendemain, il entra dans son atelier pour n’en sortir qu’après avoir
déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l’avait en
quelque sorte fanatisé (p. 53).
Sa félicité fut incomplète tant qu’il ne posséda pas un fidèle portrait de son
idole (ibid.).
Le matin où, rentrant d’un bal, Théodore de Sommervieux, tel était le nom
que la renommée avait apporté dans le cœur d’Augustine, fut aspergé par
les commis du Chat-qui-pelote pendant qu’il attendait l’apparition de sa
naïve amie […] (p. 58).
Et c’est ici, donc, que Théodore de Sommervieux est enfin nommé. Le
point est bien décisif : ces vingt pages sont, par ce geste, désignées comme
une exposition, un préambule. La description a (enfin) accouché d’une
histoire, ou plutôt de la « bonne » histoire. Elle a en vérité accouché de
deux histoires, mais nous savons maintenant quelle est la bonne. L’artiste a
extrait du négoce un parfait amour. Notons en passant, et pour le plaisir, que
la phrase que je viens de citer souligne deux caractères de cette longue
séquence d’ouverture : l’histoire galante et la farce (« le matin où [il] fut
aspergé […] pendant qu’il attendait l’apparition de sa nouvelle amie »).
Voilà le troisième élément du montage dramatique. Plusieurs
possibilités seront désormais offertes (le lecteur, même celui qui n’est pas
en situation de relecture, sait en effet que des résurgences sont possibles).
Quoi qu’il en soit, à l’arrivée, deux mondes (deux « tableaux ») fortement
contrastés, et c’est cela le point vif – avec, on le verra in fine, un troisième
tableau.
Tout est en place. L’information manquante est prestement donnée : la
scène initiale est la quatrième rencontre d’Augustine et de Théodore.
Beaucoup de temps a été perdu et l’on accélère : mention de lettres
échangées pendant la quinzaine qui suit la scène initiale (p. 58) ; un rendez-
vous a été fixé pour le dimanche, à la messe (« à une certaine heure du jour
et le dimanche ») ; enfin, depuis quinze jours, c’est l’inventaire (précision
importante, car le fait explique que les émotions d’Augustine passent
inaperçues).
Et nous voici samedi soir (p. 60). C’est la clôture de l’inventaire. Et
nous voici dimanche matin (ibid.). Le temps perdu a été rattrapé. On va
pouvoir souffler et prendre de nouveau son temps.
TEXTES FANTÔMES
Dans la complexité de l’appareil balzacien, des textes surgissent, se
croisent, se superposent, disparaissent. Nous avons vu deux intrigues
s’esquisser et se concurrencer dans la scène d’exposition et, plus haut, trois
leçons impliquer autant de variantes de l’intrigue conjugale. Nous allons
nous intéresser à quelques autres textes résiduels ou cachés. Je vais donner
trois exemples de textes fantômes, curieux objets présents-absents. Le
premier est une brève esquisse, à effet local, qui enrichit subtilement la
gamme des régimes textuels ; le deuxième est une sorte de texte en
pointillé, aux éléments dispersés, qui accompagne l’histoire de M. et
Mme Guillaume comme un doublage descriptif ; le troisième, enfin, a une
efficacité considérable sur la totalité du texte et construit peu à peu une
interprétation surprenante.
Esquisse
À la fin de la nouvelle, en un jeu remarquable, différents espaces
fictionnels s’interpénètrent ou se substituent les uns aux autres.
Parlons du « petit colonel ». Son apparition sera notre premier exemple
de texte fantôme. C’est rapide, léger, élégamment fabriqué. Quand
Augustine vient voir la maîtresse de son mari, elle croise un homme. La
duchesse a un nouvel amant. Un drame mondain ouvre un espace fictionnel
supplémentaire et a pour conséquence de séparer très brutalement Théodore
d’Augustine. On passe de deux femmes et un homme (Augustine, la
duchesse, Théodore) à deux hommes et une femme (Théodore, le colonel,
la duchesse) et, entre ces deux situations, fugitivement : la duchesse,
Augustine, le colonel, qui se croisent. En d’autres termes, notre seconde
chaîne amoureuse (Augustine aime Théodore qui aime la duchesse qui aime
le colonel – le verbe « aimer » est employé par pure commodité) est
fragmentée et soumise à des éclairages divers, le résultat en étant, pour cette
grande scène, toute une série de combinaisons autour de la duchesse,
constamment présente.
C’est d’abord un je-ne-sais-quoi de pervers dans le jeu des regards entre
la duchesse et le colonel à l’égard d’Augustine :
Puis : « La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène »
(ibid.), et va suivre un portrait flatteur du colonel : jeune, élégant, bien fait.
La duchesse l’invite à sortir sur un signe d’Augustine (« un coup d’œil dont
toutes les prières furent comprises » – p. 87). Sortie du jeune officier sous le
« regard menaçant » de la duchesse, manifestement jalouse (« un regard
menaçant que l’officier méritait peut-être pour l’admiration qu’il témoignait
en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avec l’orgueilleuse
duchesse »).
Pour finir, Théodore, quelques pages plus loin, fera un beau raccourci :
« Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu’il monte bien à
cheval… » (p. 92).
Voilà une fine esquisse de pièce galante, avec son côté ludique, et
l’amertume, la légèreté, la discrétion (Marivaux ?). En vérité, on lui
trouvera des fonctions sans difficulté (puisqu’elle existe) : provoquer la
colère du peintre, ou encore replacer fugitivement au centre des regards et
du texte la beauté admirable et modeste d’Augustine (« modeste fleur » est
le terme même qu’utilisera le passant anonyme devant sa tombe)…
[…] à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s’entend dans
le lointain comme la grande voix de la mer (p. 41-42).
La comparaison est anodine. Mais voilà que, deux pages plus loin, on
aperçoit dans la boutique
des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs
quand ils traversent l’Océan (p. 44).
[…] jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et sans
boussole, il [Guillaume] flotta irrésolu devant un événement si original, se
disait-il (p. 63).
Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l’homme, que la
prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat- qui-pelote succomba sous
l’agressive volubilité de Mme Roguin (p. 69-70).
[…] M. et Mme Lebas retournèrent dans leur remise à la vieille maison de
la rue Saint-Denis pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote […] (p. 72).
Depuis quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des navigateurs sans
but et sans boussole (p. 80).
Et :
[…] ces deux êtres qui semblaient échoués sur un rocher d’or loin du
monde et des idées qui font vivre […] (p. 81).
On laissera de côté la double mention de la duchesse en sirène : « Si
j’avais été élevée comme cette sirène […] » (pense Augustine, p. 85) ;
« Ces mots furent prononcés par la sirène […] » (p. 87). On verra plus loin
que la duchesse en sirène est crédible, mais c’est en tant que la sirène
appartient à la séduction et à la magie, non en tant qu’elle s’inscrit dans le
registre maritime qui vient d’être exploré. D’ailleurs, trait remarquable,
c’est toujours le couple Guillaume qui est pris dans le filet métaphorique.
Nous avons là une doublure fantasmatique du texte. On se rappelle le
« grotesque » de l’enseigne (p. 40), qui, en principe, permet tout dans
l’ordre de l’incongru. On peut dire aussi, de toute façon, que c’est
« du Balzac » ; loups de mer et retours d’Amérique ne sont pas rares : le
« vieux marin » du Bal de Sceaux, le capitaine de vaisseau de La Bourse,
les aventures maritimes de La Femme de trente ans et de Modeste Mignon –
lesquelles sont d’ailleurs liées au négoce et à l’enrichissement. Mais rien de
cela ne nous permet d’attribuer aisément une fonction à cette série. Une
thématique « maritime » est mise en place qui double à plusieurs reprises
l’histoire du négoce. Si elle n’est pas vraiment surprenante, il est
remarquable qu’elle ait une présence si forte. L’appareil qui vient d’être
repéré élabore un doublage strictement sémantique ; ne proposant pas une
autre structure, il ne propose pas une autre cohérence. Le Chat-qui-pelote
est un vaisseau, M. Guillaume en est le capitaine, et l’on file la métaphore.
Un point cependant : dans la perspective esquissée plus haut, selon laquelle
Balzac joue d’un miroitement des régimes les plus divers, on posera qu’il y
a là un doublage de l’activité du négoce par un roman d’aventures. Et l’on
terminera en relevant que ce doublage peut être héroï-comique (l’aventure
maritime dans la sombre boutique) ou sérieux (le négoce est bel et bien une
aventure). Comme on voudra.
Si, armée de ce talisman, vous n’êtes pas maîtresse de votre mari pendant
cent ans, vous n’êtes pas une femme, et vous mériterez votre sort ! (p. 91).
Ce n’est pas forcer le texte que voir là une structure et une thématique de
conte : traversée d’espaces successifs jusqu’à arriver en un lieu secret et y
trouver une magicienne ou une fée, bonne ou mauvaise, qui va donner un
talisman pour cent ans.
De retour chez elle, Augustine se prépare : « elle se haranguait elle-
même et se traçait d’admirables plans de conduite » (ibid.). Elle est
« comme les moutons de la fable, pleine de courage en l’absence du loup »
(ibid.). Retour de Théodore. Colère : il parle ou crie, d’abord avec une voix
« profondément sourde », puis « avec un son de voix qui ressemblait
presque à un rugissement » (p. 92), alors qu’est mentionnée « la mélodie
enchanteresse » de la voix d’Augustine (reprendrait-elle le rôle de la
duchesse ?). Le portrait d’Augustine (le talisman) est déchiré. Le
lendemain, parlant de Théodore, « un véritable monstre », dira la mère
(p. 93), à qui la femme de chambre « a conté de belles choses » (ibid.).
C’est La Belle et la Bête inversé, une version tragique de Psyché. Derrière
le beau jeune homme, une bête fauve.
Ce scénario avait été préparé de loin, ou du moins la mise en relief des
éléments cités donne lieu à une relecture possible d’un énoncé antérieur, qui
prend ainsi après coup une résonance toute particulière. On venait de dire
que Théodore rentrait tard. La mère supposait qu’il jouait :
Le commentaire va de soi.
Je dirai pour conclure qu’un texte souterrain a fait surface ou qu’un
texte fantôme est (re)venu au jour. L’aspect conte joue à plein et l’on fait
rétrospectivement une autre lecture de ce qui précède, comme une variation
sur Psyché. En vérité, on n’avait pas vu venir cette forte concrétisation d’un
propos du père, au début : « […] les artistes sont en général des meure-de-
faim » (p. 67). Le conte, qui jouait alors de registres comiques plus ou
moins élevés, s’est métamorphosé.
Après l’inventaire, la famille allait voir Cendrillon, un conte de fées qui
finit bien :
À peine chacun des hommes de l’équipage achevait-il son petit verre d’une
liqueur de ménage, on entendit le roulement d’une voiture. La famille alla
voir Cendrillon aux Variétés (p. 60).
Quand le grand salon situé au second étage devait recevoir Mme Roguin,
une demoiselle Chevrel, de quinze ans moins âgée que sa cousine et qui
portait des diamants ; le jeune Rabourdin, sous-chef aux Finances ;
M. César Birotteau, riche parfumeur, et sa femme appelée Mme César ;
M. Camusot, le plus riche négociant en soieries de la rue des Bourdonnais
et son beau-père M. Cardot ; deux ou trois vieux banquiers, et des femmes
irréprochables ; les apprêts nécessités par la manière dont l’argenterie, les
porcelaines de Saxe, les bougies, les cristaux étaient empaquetés faisaient
une diversion à la vie monotone de ces trois femmes qui allaient et
venaient, en se donnant autant de mouvement que des religieuses pour la
réception d’un évêque (p. 50).
Augustine remercia ses deux amis, et revint chez elle encore plus indécise
qu’elle ne l’était avant de les avoir consultés. Elle hasarda de se rendre alors
à l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses
malheurs à son père et à sa mère […] (p. 79).
Enfin, sa vie était manquée. Un soir, elle fut frappée d’une pensée qui vint
illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne
pouvait sourire qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était le sien.
Elle résolut d’aller chez la duchesse de Carigliano […] (p. 84).
Le magasin, n’étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel
se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce
jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l’école hollandaise
(p. 52).
Et :
SYNTHÈSES
L’étrange est que la complexité de cet appareil narratif qui s’autorise de
la volonté de décrire un monde ne donne pas clairement lieu à un ensemble
ouvert où le lecteur circulerait à sa guise. Ou plutôt, si le lecteur circule à sa
guise, c’est parfois – et nous sommes, avec notre nouvelle, dans ce cas de
figure – contre le narrateur lui-même.
Au-delà des multiples opérations destinées à assurer la cohésion du tout,
des multiples transitions et autres connexions, ce sur quoi Balzac peut en
effet compter avec raison, c’est le coup de force de son propre discours : il
nous dit non seulement ce que nous devons penser, mais, dans le même
geste, ce que nous avons lu. Tout se passe comme si la structure de fable (le
parallèle des deux unions et la moralité) était la dominante. Et apparemment
on nous a bien fait lire ceci : qui ne se ressemble pas ne doit pas
s’assembler, comme je l’ai dit en commençant.
Cela étant, sans génie herméneutique particulier, on pourra conclure
presque aussi bien, en considérant toujours le texte comme une fable :
prenez garde à l’amour ; ou encore : méfiez-vous des artistes, cette dernière
moralité étant sans doute la plus pertinente, mais de loin la plus complexe…
et donc, a priori, la moins bien adaptée à la simplicité d’une fable. Même
dans son ultime formulation explicite, la morale reste floue. On se rappelle
la dernière phrase du texte, qui, sur le modèle de la fable, donne une
moralité autonome.
Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être
[…] quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se
forment les orages, où le soleil est brûlant (p. 93-94).
Sans aller chercher plus loin, sans recourir aux variantes de l’intrigue que
nous avons vues, même ici, donc, dans le contexte immédiat, la moralité
fait difficulté. Elle ne laisse rien comprendre d’une ambiguïté fondamentale
qui pèse sur Augustine : cette dernière est d’abord supposée avoir trouvé
« cette patiente résignation qui […] surpasse, dans ses effets, l’énergie
humaine […] » (p. 93) et, immédiatement après, elle est une « timide
créature », une femme qui n’était pas assez forte « pour les puissantes
étreintes du génie » (ibid.). Bref, la leçon que propose Balzac est typique
d’une lecture de crête.
Il ne sert évidemment à rien de la compliquer ou de s’ingénier à en
trouver une autre. Sans doute est-il raisonnable d’en rester à ceci : d’un
côté, jeu sur les possibles et multiplication des leçons ; de l’autre,
verrouillage de l’interprétation et simplification didactique. Reste d’ailleurs
que la leçon explicite proposée pèse considérablement et, encore une fois,
fait peut-être oublier au lecteur une partie de ce qu’il a lu.
Nous entrons là dans la zone indistincte des effets de lecture non
maîtrisés. Il est difficile de mesurer ce qui sera finalement retenu. Dans le
même sens, quel est l’effet de la configuration générale du texte ? de cette
architecture, de cette distribution des masses et aussi de ces « allures » dont
il était question plus haut ? Nous avons, avec cette configuration, un second
type d’appréhension globale ou de synthèse du texte. Si la première
appréhension (par le biais de la moralité explicite) peut toujours être un
coup de force, un seul énoncé ayant la prétention de reprendre le tout du
texte et de s’y substituer, la seconde (par le biais de la composition) est plus
fiable, ne pouvant se manifester que dans ce tout dont elle exploite la
configuration même. Le problème est que la composition, littéralement, ne
dit rien. Frustration de l’analyste. Nous avons pourtant pu en tirer quelques
idées, et en particulier celle-ci : le conte ne tient sa légitimité que de son
insertion dans un monde complexe, bruissant de beaucoup d’histoires sans
débuts ni fins.
Le sens du détail
(Flaubert)
« Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus
1
il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble . »
On sait que cette phrase d’Un cœur simple 2 est l’un des deux exemples par
3
lesquels Barthes ouvre son fameux article sur « L’effet de réel ». Il est sans
doute inutile de résumer le détail d’une analyse aussi célèbre. Rappelons
simplement que, selon Barthes, Flaubert produit là une notation que
l’analyse structurale laisse pour compte, une notation « scandaleuse »,
qu’aucune fonction ne justifie :
[…] le baromètre de Flaubert […] ne [dit] finalement rien d’autre que ceci :
[je suis] le réel ; c’est la catégorie du « réel » (et non ses contenus
contingents) qui est alors signifiée […] (p. 484).
Questions
On ne saurait mieux dire. En principe, je dois m’assurer que tel élément est
bien résiduel, hors système, ce qui suppose évidemment que j’aie établi,
justement, un système du texte, que j’en aie fait une analyse exhaustive ;
pire, le détail retenu ne doit pas être non plus « incongru », ce qui veut dire,
j’imagine, qu’il ne doit pas attirer mon attention, qu’il ne doit pas faire
l’objet d’une quelconque mise en relief, ne doit pas être « voyant »,
provocant, bref, qu’il ne doit pas pouvoir s’inscrire dans une esthétique de
l’hétéroclite. S’il en faut un exemple, sans même sortir de notre petit
énoncé flaubertien, je dirai que les boîtes qui accompagnent les cartons
répondraient assez bien à la définition. Si même, en effet, j’admets avec
Barthes que les cartons ont un sens, le redoublement, chez Flaubert, des
cartons en boîtes et cartons n’est ni nécessaire ni incongru. Bon exemple,
donc, et la meilleure preuve en est que ce non-notable-là (les boîtes),
Barthes, justement, ne l’a pas noté. En le notant, j’accepte (provisoirement,
bien entendu) le principe de l’analyse proposée et j’admets qu’une fois
expulsés comme significatifs le piano et les cartons, il me reste le baromètre
et les boîtes, soit : du non-notable noté par Barthes et du non-notable absolu
(mis à part le fait que je viens de le noter).
Avant de poursuivre avec Barthes, Flaubert et quelques autres, il faut
rappeler que la problématique du détail (l’article parle constamment de
détail : superflu, inutile, concret…) a eu, chez Barthes même, une autre
formulation et qui l’a, en un autre temps, conduit vers d’autres horizons.
C’est par exemple, dans La Chambre claire, l’analyse d’une photographie
de James Van der Zee qui traverse tout le livre :
Voici une famille noire américaine. […] Ce qui me point, chose curieuse à
dire, c’est la large ceinture de la sœur (ou de la fille) – ô négresse
nourricière – ses bras croisés derrière le dos, à la façon d’une écolière, et
surtout ses souliers à brides (pourquoi un démodé aussi daté me touche-t-
il ? Je veux dire : à quelle date me renvoie-t-il ?). Ce punctum-là remue en
moi une grande bienveillance, presque un attendrissement (t. III, p. 1137-
1138).
Trois détails, donc, sont relevés dans cette photographie, qui est un portrait
de famille : la ceinture, les bras croisés « et surtout » les souliers à brides
d’une jeune fille ou jeune femme. Seul le dernier ne trouve pas de signifié :
pour les deux autres, il s’agirait d’indices de « bienveillance » ou
d’« attendrissement » – la large ceinture de la négresse nourricière, les bras
croisés de l’écolière.
Une deuxième mention de la photo passe par une remémoration plus ou
moins proustienne :
[…] cette photo a travaillé en moi, et plus tard j’ai compris que le vrai
punctum était le collier qu’elle portait au ras du cou ; car (sans doute) c’était
ce même collier (mince cordon d’or tressé) que j’avais toujours vu porté par
une personne de ma famille, et qui, elle une fois disparue, est resté enfermé
dans une boîte familiale d’anciens bijoux (cette sœur de mon père ne s’était
jamais mariée, avait vécu en vieille fille près de sa mère, et j’en avais
toujours eu de la peine, pensant à la tristesse de sa vie provinciale) (ibid.,
p. 1144).
Voilà donc un quatrième détail, qui n’avait été nullement mentionné, un
détail, en d’autres termes, qui n’avait pas été noté. Était-il donc non
notable ? Il y a une raison à cette absence, elle est donnée juste avant la
remémoration, et elle est un élément essentiel de ces analyses :
Cette problématique est a priori rendue possible par le fait que, de toute
façon, la photographie « note », en principe, tout ; du moins, que le choix
des détails n’y est certainement pas aussi facile que dans l’écrit, fictionnel
ou non. Lorsque Barthes décrit la photo, rien ne l’oblige à dire que la jeune
fille a un collier, mais la photo montre de toute façon le collier (et bien
d’autres choses encore qui pourraient échapper à une description). Quoi
qu’il en soit, à la fin du livre, les deux détails atypiques (les souliers à
brides de la première vision, le collier de la seconde) seront réunis pour
« nommer » la photographie : « la négresse au mince collier, aux souliers à
brides » (ibid., p. 1190). Un seul détail est donc resté non motivé pour
l’analyste : les souliers à brides. De fait, ils prennent ultimement leur sens
de leur association avec le mince collier. Et ces souliers à brides ont
justement ceci de particulier que leur « démodé » s’inscrit parfaitement
dans la sphère « vieille fille de province ». Souvenons-nous d’ailleurs des
termes de la question qu’ils suscitaient : « à quelle date [ce démodé] me
renvoie-t-il ? ».
De « L’effet de réel » (1968) à La Chambre claire (1980), la différence
de traitement du détail est éclatante. Dans le premier cas, le « non-notable »
renverrait à un fait du texte : l’esthétique réaliste (Flaubert a noté du non-
notable pour faire vrai) ; dans le second, l’« innommable » renverrait à un
fait de la réception : le « trouble » du commentateur (Barthes n’a pas su
nommer parce qu’il était troublé). Quant au fond, les problématiques sont
différentes, voire opposées : dans un cas, résistance à l’analyse d’un
élément textuel pour lequel on invente un statut spécial, dans l’autre,
intégration dans la sphère du privé d’un élément perçu d’abord comme
incongru ; ou encore, dans un cas, traitement rhétorique du détail – au sens
où il y a prise de distance par rapport à lui –, dans l’autre, traitement
herméneutique – au sens, justement, où l’objet de l’analyse conduit, au prix
d’une transformation, à un « vécu » du récepteur. Ce qui résiste à l’analyse
« indique » peut-être le réel (voir le baromètre), mais, par cette résistance
même, c’est apparemment un lieu d’investissements personnels
extrêmement puissants (voir les souliers à brides).
Nous sommes alors en mesure de poser une deuxième question :
pourquoi Barthes ne soumet-il pas le baromètre au même régime
herméneutique que les souliers à brides ? Ou :
Pourquoi le « détail insignifiant » du texte fictionnel est-il traité comme
tel ?
Dès lors que l’article sur « L’effet de réel » présente le baromètre d’Un
cœur simple comme une sorte de résidu de l’analyse structurale, nous
pourrions évidemment penser que la rencontre de cet objet a été un incident
de parcours, ce qui a effectivement résisté à une lecture fonctionnelle du
récit de Flaubert. Il n’en est rien et ce n’est que dans le microcontexte de la
phrase citée que le baromètre crée une difficulté particulière. Dans ce
lambeau de description, trois objets, selon Barthes : le piano, les cartons, le
baromètre. Le piano et les cartons peuvent « à la rigueur » signifier un passé
bourgeois qui n’est plus. Barthes ne fait ici que reprendre ce que dit
Flaubert du piano dans son Dictionnaire des idées reçues : « Indispensable
dans un salon. » Le baromètre, par contre, ne signifie littéralement rien.
Nous avons cependant déjà remarqué, selon une autre perspective, que,
dans la phrase de Flaubert, quatre objets sont donnés et non trois : le piano,
le baromètre, les boîtes et les cartons, alors que Barthes, même si ce n’est
apparemment pas sans quelque raison, assimile boîtes et cartons pour ne
parler que de cartons.
Quoi qu’il en soit, à l’appui de la remarque sur le piano (détail non
insignifiant), il faut bien entendu rappeler ce que Barthes oublie ou semble
oublier : le piano joue un rôle important dans le conte de Flaubert.
Mentionné deux fois, il est un souvenir de Virginie. D’abord :
Et plus loin :
D’une part, donc, on ne peut pas dire que le piano est « à la rigueur »
récupérable : il a une fonction tout à fait claire. D’autre part, Barthes a bel
et bien oublié les boîtes. Nos questions continuent ainsi à s’enchaîner.
D’une liste de quatre éléments, Barthes en retient trois, qu’il organise en
deux ensembles : d’un côté, le baromètre, de l’autre, le piano et les cartons.
D’où une troisième question :
Pourquoi Barthes note-t-il le seul baromètre alors qu’il devrait s’interroger
sur le baromètre, les cartons et les boîtes, qui sont les trois objets non
fonctionnels ?
En restant dans la logique de Barthes, nous devons incontestablement faire
sortir le piano de cette réflexion sur l’effet de réel. Par ailleurs, lorsque
Barthes voit dans les cartons un « signe de désordre et comme de
déshérence », il donne (à tort) à ce détail un sens du même type que celui
qu’il donne au piano : lié au jeu des connotations, et non à une fonction
dans le récit. En d’autres termes, Barthes lie arbitrairement le piano et les
cartons, oubliant, du coup, les boîtes au profit du seul baromètre.
Il n’y a cependant pas de raison de refuser complètement
l’interprétation que donne Barthes des cartons. Voir plus bas, dans la
description :
en un autre :
Or, j’ai parlé plus haut de traitement rhétorique de cet exemple, par
opposition, justement, au traitement herméneutique de l’exemple
photographique. Il y avait là une sorte d’impertinence, puisque,
précisément, Barthes oppose la rhétorique (classique) du vraisemblable à
l’effet de réel de l’esthétique réaliste (moderne). Pourtant, si l’on peut
soutenir que le détail qui produit l’effet de réel relève en droit de la
catégorie de l’ininterprétable, on peut tout aussi bien traiter cette analyse
comme rhétorique (voir justement le mot « effet », qui devrait, en principe,
appeler à considérer l’objet en fonction de sa réception). Il faudra revenir
plus loin sur le type de solution que propose Barthes, il suffira pour l’instant
de dire que, dans un premier temps au moins, ce qui est relevé est bien ce
qui résiste à ce qu’on appelle communément l’interprétation et que Barthes
cherche bien à le maintenir dans cet état.
Cependant, quoi qu’il en soit, par ailleurs, de la relation de Barthes
critique au texte de Flaubert, dès lors que nous nous interrogeons non sur le
pourquoi du choix de Flaubert, mais sur le pourquoi du choix de Barthes,
nous entrons dans un processus herméneutique. Autrement dit, Barthes ne
sait pas comment interpréter le baromètre et le considère comme
ininterprétable – avant d’aller ensuite sur une autre voie –, mais, lorsque
nous nous posons la question de savoir pourquoi Barthes a sélectionné ce
détail, nous nous engageons effectivement dans une question
d’interprétation.
Car il y a bien une sélection dont le protocole n’est pas donné. Si l’on
considère le seul début du récit (p. 43-44), on aurait pu en effet tout autant
se demander
pourquoi Mme Aubain habite une maison « placée derrière les
halles » ;
pourquoi cette maison « [a] intérieurement des différences de niveaux
qui [font] trébucher » ;
pourquoi le lambris de la salle est « peint en blanc » ;
pourquoi « huit chaises », et « d’acajou », etc.
Nous sommes donc interprètes d’un geste critique. Or, ce geste, nous le
considérons comme un geste herméneutique, même si Barthes, lui, ne l’a
pas voulu tel. Autrement dit, alors que Barthes refuse délibérément et
clairement un comportement herméneutique face au détail flaubertien,
lorsque nous nous posons la question « pourquoi a-t-il noté le non-
notable ? », nous considérons a priori sa démarche comme une démarche
herméneutique, et nous sommes bien alors dans l’interprétation d’une
interprétation.
Cela nous place dans une perspective tout à fait exceptionnelle. Il faut
voir en effet que, « interprètes » au second degré (situation en général
banale), nous sommes ici, avec ce cas particulier, dans une situation
extrêmement favorable, et peut-être même unique. Le premier « interprète »
déclare au fond qu’il n’est pas possible d’interpréter tel « détail ». Du coup
le second est assuré (en principe !) de ne pas être pris en faute dans sa
réflexion sur ce qui a pu attirer l’attention du premier.
Cette absence de sanction possible ne doit pas pour autant nous exalter
outre mesure. Sans insister sur le fait que l’on ne saurait trop conseiller à
l’interprète de garder en toute situation son sang-froid, ne nous cachons pas
que la tâche est délicate. Nous avons l’occasion ou jamais de réfléchir sur
ce qu’est un protocole herméneutique et nous allons procéder à une sorte
d’expérience de laboratoire : plutôt que d’essayer de décrire en général le
fonctionnement d’une interprétation, plutôt que de se référer à de grands
exemples où l’on s’entend raconter des expériences de lecture (toujours
suspectes, évidemment, d’être reconstruites), nous allons illustrer
l’opération herméneutique avec cette lecture de Flaubert par Barthes.
Barthes sera ici un prétexte. Il a donné dans la théorie ; il a beaucoup écrit
et sur ses lectures et sur son vécu ; il s’est souvent essayé à saisir les
manifestations de l’idéologie contemporaine et les a parfois cristallisées ; et
surtout, dans le cas qui nous occupe, il pose un objet comme ininterprétable.
Le champ est donc libre pour, disons-le une bonne fois, décrire un
processus herméneutique vraisemblable.
S’interroger sur le baromètre chez Flaubert est, somme toute, trivial (ce
qui n’implique nullement que la réponse apportée par Barthes le soit).
S’interroger sur le baromètre chez Barthes le serait si ce dernier n’y voyait
pas l’exemple même de l’ininterprétable, mais, dès lors que ce malheureux
baromètre échappe, selon son propre inventeur, à toute herméneutique, le
cas est, encore une fois, exceptionnel. Nous ne pouvons trouver une
situation pareille que chez un critique ou, du moins, que dans un discours
critique assumé comme tel par son auteur. Il faut que l’on nous dise
expressément : cet objet ne peut pas être interprété, il ne le peut pas
statutairement. La question qui fonde toutes celles énumérées plus haut est
ainsi :
Le repérage d’un objet qui échappe à l’interprétation peut-il ne pas relever
lui-même d’une interprétation ?
Déclarer en effet que tel élément se situe hors du champ herméneutique
suppose deux choses : 1) que l’on ait accepté de s’y situer soi-même ;
2) mais que cet élément n’ait rien à faire dans le champ examiné (ou
simplement envisagé). Ici, par exemple, il faut peut-être comprendre que le
baromètre n’a rien à faire dans le texte de Flaubert tel que le lit Barthes,
mais, comme il est, a priori, selon notre analyse, dans un champ
herméneutique, il convient de postuler que ce champ est autre. Le
baromètre ne parle pas à Barthes en tant que baromètre de Flaubert, il lui
parle vraisemblablement autrement – ou ailleurs. Nous allons donc
multiplier les réseaux dans lesquels ce baromètre pourrait trouver place, le
confronter à différents contextes, le soumettre à une panoplie de filtres.
[…] c’est le moins présent des trois tout de même, parce que la présence de
Sade est dure à supporter dans la vie quotidienne […] (ibid.).
Est-ce à dire que je vous propose une conférence « sur » Proust ? Oui et
non. Ce sera, si vous voulez bien, Proust et moi. […] en disposant sur une
même ligne Proust et moi-même, je ne signifie nullement que je me
compare à ce grand écrivain, mais, d’une manière tout à fait différente, que
je m’identifie à lui. […] dans certains cas marginaux, dès lors que le lecteur
est un sujet qui veut lui-même écrire une œuvre, ce sujet ne s’identifie plus
seulement à tel ou tel personnage fictif, mais aussi et surtout à l’auteur
même du livre lu, en tant qu’il a voulu écrire ce livre et y a réussi ; or,
Proust est le lieu privilégié de cette identification particulière, dans la
mesure où La Recherche est le récit d’un désir d’écrire […] (t. III, p. 827).
Ou encore :
[…] plusieurs tirèrent leur montre, une dame enleva son chapeau. Un
perroquet le surmontait. Deux jeunes gens s’en étonnèrent, auraient voulu
savoir s’il avait été placé là comme souvenir ou peut-être par goût
excentrique (p. 13).
M. de Chateaubriand est le premier qui ait ainsi fait entrer dans un cadre
étudié des détails ajoutés après coup et sur la vérité desquels il ne se
montrait pas difficile (p. 21).
[…] mon Histoire d’un cœur simple, où vous reconnaîtrez votre influence
immédiate […] Je crois que la tendance morale, ou plutôt le dessous
7
humain de cette petite œuvre vous sera agréable .
Ou encore une lettre de Flaubert écrite juste après la mort de George Sand :
L’Histoire d’un cœur simple est tout bonnement le récit d’une vie obscure,
celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans
exaltation et tendre comme du pain frais. […] Cela n’est nullement
ironique, comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très
triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles – en étant une moi-
même. – Hélas oui ! – l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai
éclaté en sanglots, en embrassant la petite Aurore, puis en voyant le cercueil
8
de ma vieille amie .
Il s’agit d’un Flaubert revu par Sand, ou du moins d’un Flaubert lu,
interprété par la mère du narrateur, comme elle savait si bien lire, interpréter
Sand pour son enfant, en « amortissant » toutes les crudités du texte, en
adoucissant toutes ses aspérités (« Du côté de chez Swann », t. I, p. 42).
Quant à notre conte en particulier, l’entité Proust-Flaubert passe donc
aussi par Sand. Et sur Flaubert et Sand, voyons encore ce passage du Contre
Sainte-Beuve :
Et on peut dire que ce sont les meilleurs, les plus intelligents qui sont ainsi,
vite redescendus de la sphère où ils écrivent Les Fleurs du mal, Le Rouge et
le Noir, L’Éducation sentimentale – et dont nous pouvons nous rendre
compte, nous qui ne connaissons que les livres, c’est-à-dire les génies, et
que la fausse image de l’homme ne vient pas troubler, à quelle hauteur elle
est au-dessus de celle où furent écrits les Lundis, Carmen et Indiana –, pour
accepter avec déférence, par calcul, par élégance de caractère ou par amitié
la fausse supériorité d’un Sainte-Beuve, d’un Mérimée, d’une George Sand
(p. 248).
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston […].
Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’allée étalait par terre
ses ferrailles (p. 47),
Une fois c’était une exposition d’estampes japonaises […]. J’avais plus de
plaisir les soirs où […]. Parfois l’océan emplissait presque toute ma fenêtre
[…]. Un autre jour, la mer n’était peinte que dans la partie basse de la
fenêtre […]. Et parfois […] Et tout à la fin […] (« À l’ombre des jeunes
filles en fleurs », t. II, p. 162-164),
Les jours qu’il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre.
L’éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les
lames des jalousies (p. 53).
[…] je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés (« À
l’ombre des jeunes filles en fleurs », t. II, p. 79).
[…] çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses
branches (p. 52).
L’opérateur proustien fait « noter » ici ce détail du conte : c’est que, comme
on sait, les arbres d’Hudimesnil sont l’objet d’un travail d’analyse
extrêmement élaboré chez Proust, de sorte qu’une lecture proustienne du
conte mettra immédiatement en évidence le détail flaubertien, quelle que
soit sa fonctionnalité.
Qu’est-ce que cela prouve ? Si l’on donne un sens un peu précis à
« prouver », rien, sans doute. Mais tout de même : nous avons constitué ici
une petite bibliothèque. Proust et Flaubert (et Sand via l’un et l’autre)
nouent une complicité fort étroite et spécialement à propos de descriptions.
Il y a une entité Proust-Flaubert. Et il y a par ailleurs, plus particulièrement,
pour Barthes, un ensemble Proust-Flaubert. Deux réseaux, donc, car ils sont
différents, ils n’ont pas la même configuration. Mais nos deux ensembles
Proust-Flaubert ne sont évidemment pas sans communiquer (troisième
réseau) : voir Barthes citant Proust critique de Flaubert, ou faisant l’éloge
du pastiche de Flaubert par Proust (« La crise de la vérité », entretien de
1976, t. III, p. 436), ou enfin, et de façon plus intéressante, esquissant un
parallèle entre les deux auteurs ; c’est le « Corneille et Racine » de Barthes :
Il est assez clair, finalement, que cette entité Proust-Flaubert peut se lire de
multiples manières : Proust a lu et récrit Flaubert ; Proust et Flaubert, plus
largement, sont perçus comme deux auteurs typiquement « modernes » ;
Barthes connaît fort bien différents visages de l’entité Proust-Flaubert ;
Barthes lit Flaubert à travers Proust…
Non seulement Proust peut récrire Flaubert, mais nous lisons Flaubert à
travers Proust, et, dans la circonstance présente, peut-être les deux à travers
Barthes. Disons cela par Genette, c’est une jolie façon :
Flaubert lu par Proust, Flaubert écrit par Proust (sans compter un troisième,
peut-être le plus important : Flaubert lu par nous, à travers Proust, en
passant ou en prenant par Proust, comme on va à Guermantes, en prenant
par Méséglise : « c’est la plus jolie façon ») 10.
Mais, bien sûr, nous n’avons rien inventé. Ces reconfigurations aberrantes
de l’histoire littéraire nous renvoient à la question, fondamentale, des
conditions de possibilité de ces opérations. Voir Proust, toujours, et
justement dans l’article sur Flaubert :
Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une
anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple : « Les vices
d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la
colère ; elle le rendait cruel » (CSB, p. 587).
S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une autre affaire
d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue et l’on voulait
être sûr du temps qu’il ferait. Quand on semblait entrer dans une série de
beaux jours […] ; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes
réponses favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner :
« Demain, s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes »
(ibid., t. I, p. 163).
On se rappelle Flaubert : « Quand le temps était clair… » et « Les jours
qu’il faisait trop chaud… ». Il est seulement regrettable que Mme Aubain
ne regarde apparemment jamais son baromètre. Flaubert avait beau être
perfectionniste, il ne pouvait penser à tout. Mais nous savons bien que, si,
justement, elle l’avait regardé, ni Barthes ni nous ne nous serions jamais
interrogés sur lui : il n’aurait pas été insignifiant…
Nous avons construit peu à peu un Grand Texte, un réseau dont les
éléments sont coprésents. Après tout, les Goncourt parlent bien de Proust
dans leur récit de l’affaire Lemoine :
[…] une douairière prit un air offensé, défendit à ses filles de rien accepter
« de quelqu’un qu’elles ne connaissaient pas » […] (CSB, p. 13).
[…] ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné
Françoise, car, à Combray, une personne « qu’on ne connaissait point » était
un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie […] (« Du côté de
chez Swann », t. I, p. 56).
Aberration dans la gestion du temps, aberration dans l’attribution d’auteur,
reconfigurations incessantes de l’histoire littéraire, qu’il faut décidément
réviser : Proust chez les Goncourt, comme on a Proust chez Flaubert, ou
Flaubert chez Montesquieu. À ces reconfigurations aberrantes de l’histoire
répondent des aberrations dans la conduite de la fiction. Le peintre Tissot a
bien fait le portrait de Swann :
Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore
si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez
considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses
romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si
dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale,
où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle
tant de vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vous dans le
personnage de Swann (« La prisonnière », t. III, p. 705).
Ceci n’est pas plus étrange que cela et renvoie, fort heureusement, à une
expérience tout à fait commune.
Mais on se rappelle aussi que cette justification ne peut être retenue telle
quelle. Le piano n’est pas notable « à la rigueur », on l’a vu : le motif (ou
l’objet) revient dans le récit de Flaubert et il a une signification possible. Ce
qui est notable ici, par contre, c’est une dissonance dans le discours de
Barthes.
Le dernier texte qu’ait achevé Barthes et qu’il ait publié (en mars-
avril 1980) est « Piano-souvenir ». En voici le début :
Je sais, j’imagine tous les discours importants qu’on a tenus, qu’on peut et
qu’on doit tenir au sujet du piano, car il y a peu d’objets de civilisation
aussi riches de fonctions, d’images, de sens ; mais je veux seulement faire
entendre ici la note ténue du souvenir : dire ce qui fait ou a fait du piano,
dans ma vie, une sorte de substance sélective, une nourriture chérie de ma
mémoire éparse (t. III, p. 1206).
Il y a donc deux discours sur le piano. Dans le texte critique sur Flaubert
(« un indice du standing bourgeois de sa propriétaire »), nous avons le
premier, ou un propos qui s’alimente au premier (c’est l’« objet de
civilisation » de l’article « Piano-souvenir »). Mais que lisons-nous dans ce
second discours (« la note ténue du souvenir ») ?
Le piano fut, dans mon adolescence, un son continu et lointain ; j’avais une
tante qui l’enseignait, en province, à B. : de ma chambre, ou mieux, rentrant
à la maison à travers le jardin, j’entendais des gammes, des bribes de
morceaux classiques […] ; on aurait dit que le piano se préparait à devenir
souvenir ; car chaque fois que j’entends de loin un piano qu’on travaille,
c’est toute mon enfance, notre maison de B. et jusqu’à la lumière du Sud-
Ouest qui font irruption dans ma sensibilité ; pour cette remontée dans le
temps, cette plongée dans l’affect, je n’ai pas besoin d’une « petite phrase »,
comme celle de Vinteuil : une gamme y suffit (ibid.).
« Comme celle de Vinteuil » : voilà que le filtre proustien est congédié dans
le même temps que, à l’évidence, il modélise l’expérience. Quoi qu’il en
soit, ce qui est affirmé ici est le caractère irréductible du vécu. Or, plus
loin :
Le piano, c’était aussi pour moi une littérature. Dans le « petit salon », il y
avait un grand casier où étaient rangés des cartons de morceaux séparés et
des partitions reliées. Sur certaines pages s’était inscrit le patient travail
pianistique […]. Par la partition, il y a […] une dimension visuelle de
l’univers du piano : Beethoven, Schumann, ce ne sont pas seulement des
airs, des thèmes, c’est aussi un texte, sur lequel s’écrit et se dépose, dans
une famille, le mouvement des générations (ibid., je souligne).
On pouvait dire que ces quatre objets s’inscrivaient dans trois ensembles :
le piano, d’abord ; le baromètre, ensuite ; les boîtes et les cartons, enfin.
Mieux, on pouvait dire que l’on avait d’un côté le piano (comme
« support ») et de l’autre le baromètre, les boîtes et les cartons. Ce que
confirme d’ailleurs le statut particulier (fonctionnel) du piano. Or, Barthes
range, si j’ose dire, les boîtes sous les cartons et traite lesdits cartons avec le
piano (il s’agit, dans le vécu, de « cartons de morceaux séparés »), réservant
un sort spécial au baromètre. À partir de là, je propose comme hypothèse
que le piano et les cartons (le piano associé aux cartons) relèvent, dans
l’analyse de Barthes, d’un appareil herméneutique différent de celui du
baromètre : le baromètre serait, avant d’être un effet de réel, l’effet d’une
lecture proustienne de ce récit de Flaubert, alors que le piano et les cartons
renverraient à une mémoire du vécu, à l’expérience, qui n’est jamais,
encore une fois, qu’un filtre comme un autre – et qui est d’ailleurs, on l’a
vu, discrètement modélisée, elle aussi, par le filtre proustien. Ainsi le piano
et le baromètre s’inscrivent-ils, pour Barthes, dans deux réseaux différents.
Ils sont connectés dans le texte de Flaubert, mais la lecture de Barthes les
sépare.
Deux points, enfin, à souligner : d’une part, la superbe dénégation qui
touche la réflexion sur le piano : « je n’ai pas besoin d’une “petite phrase”,
comme celle de Vinteuil » ; d’autre part, bien sûr, le fait que la mémoire du
vécu est justement reprise non seulement dans un texte, mais comme un
texte, comme quelque chose qui est déjà de la littérature. On se souvient de
la formule « un texte, sur lequel s’écrit et se dépose, dans une famille, le
mouvement des générations ».
Admettons que nous avons répondu aux questions 1 et 4 :
(1) Barthes a noté le baromètre parce qu’il lit le texte de Flaubert à
travers un filtre proustien ;
(4) Barthes unit le piano et les cartons parce qu’ils relèvent d’un
appareil herméneutique spécifique.
(En écho, pour le plaisir du jeu, notons que ces deux appareils
herméneutiques pourraient tout aussi bien – et c’est heureux – rendre
compte, par une autre conjonction, de l’étonnant propos que tient Barthes
quelque part sur « le chat jaune de l’abbé Séguin », le confesseur de
Chateaubriand : « peut-être ce chat jaune est-il toute la littérature »
[« Chateaubriand : Vie de Rancé », t. II, p. 1365]. C’est tout de même
beaucoup… Or, ledit confesseur et donc aussi son chat habitaient rue
Servandoni. Comme Barthes, justement. Quant à ce jaune extraordinaire et
décisif, il évoque un autre fameux jaune, celui d’un petit pan de mur, à peu
près aussi célèbre, d’ailleurs, que le long cou du héron de La Fontaine – et
que, à cause de Proust qui n’était pas loin d’y voir tout l’art, d’aucuns
cherchent encore désespérément à identifier, si l’on peut dire, sur le tableau
de Vermeer. Et je profite de cette récréation pour remarquer que, dans
« L’effet de réel », le second exemple que donne Barthes est celui d’une
« petite porte » que l’on trouve dans une page de Michelet où elle n’aurait
rien à faire. Nous en connaissons au moins une, qui ouvre sur le côté de
Guermantes…)
Mais qu’en est-il de la question 3 ? Pourquoi Barthes note-t-il le seul
baromètre alors qu’il devrait s’interroger sur le baromètre, les cartons et
les boîtes, qui sont les trois objets non fonctionnels ? Elle est évidemment
liée aux deux autres : on dira que si le texte a été sélectionné à partir de
l’appareil herméneutique le plus fort (celui qui met en évidence le piano et
les cartons), alors, évidemment, il est facile de se débarrasser des boîtes
(littéralement non perçues) et il est assez clair que le baromètre n’a pas
grand-chose à faire dans le contexte où prend sens le piano avec les
cartons : non seulement le baromètre de Proust est chez Flaubert, mais il est
sur le piano de la tante de Bayonne. Après tout, pour un objet qui vient de
chez tante Léonie, ce n’est pas un mauvais destin…
[…] ces auteurs […] produisent des notations que l’analyse structurale […],
d’ordinaire et jusqu’à présent, laisse pour compte, soit que l’on rejette de
l’inventaire […] tous les détails « superflus » (par rapport à la structure),
soit que l’on traite ces mêmes détails (l’auteur de ces lignes l’a lui-même
tenté) comme des « remplissages » (catalyses), affectés d’une valeur
fonctionnelle indirecte, dans la mesure où, en s’additionnant, ils constituent
quelque indice de caractère ou d’atmosphère, et peuvent être ainsi
finalement récupérés par la structure (t. II, p. 479, je souligne).
[…] si, dans Un cœur simple, Flaubert nous apprend à un certain moment,
apparemment sans y insister, que les filles du sous-préfet de Pont-l’Évêque
possédaient un perroquet, c’est parce que ce perroquet va avoir ensuite une
grande importance dans la vie de Félicité : l’énoncé de ce détail […]
constitue donc une fonction, ou unité narrative.
Tout, dans un récit, est-il fonctionnel ? Tout, jusqu’au plus petit détail, a-t-il
un sens ? Le récit peut-il être intégralement découpé en unités
fonctionnelles ? […] il y a sans doute plusieurs types de fonctions, car il y a
plusieurs types de corrélations. Il n’en reste pas moins qu’un récit n’est
jamais fait que de fonctions : tout, à des degrés divers, y signifie. […] dans
l’ordre du discours, ce qui est noté est, par définition, notable (p. 80, je
souligne).
Ou bien encore :
Barthes serait donc passé d’un « tout a un sens » à un autre, via « il y a
du noté non notable » et « L’effet de réel » ne serait qu’une parenthèse. En
vérité, c’est plus subtil. On va plutôt, me semble-t-il, d’un « tout
fonctionnel » à une réflexion proprement herméneutique sur le détail, en
passant par une phase de transition, celle de « L’effet de réel » ; là, le détail
fait l’objet d’un traitement spécifique : non notable, mais noté ; insignifiant,
mais disant quelque chose.
Cette évolution serait d’autant plus probable qu’elle s’accompagnerait
d’une tentation de l’écriture de plus en plus forte ou, du moins, mieux
revendiquée. Et, dans ce sens, on soulignera, de l’article au dernier livre, la
différence des formes de l’exposition. Si l’on peut suivre Barthes lorsqu’il
décrit le baromètre comme un détail a priori non notable, il est évidemment
légitime de voir dans le jeu de la succession des détails de la photographie
un calcul de l’analyste, qui réserve et retarde à dessein la clé de l’énigme :
démarche vaguement proustienne, encore une fois, par laquelle on omet
d’abord un élément (ou bien l’on feint de se tromper sur lui) pour découvrir
ensuite, dans quelque illumination simulée, sa véritable signification. Il y a
dans ce second cas une stratégie d’écriture.
Mais, bien sûr, tout cela ne doit pas nous faire oublier une différence
essentielle : le statut des matériaux utilisés. D’une part, comme on l’a
remarqué, la différence entre le notable et le non-notable s’estompe
fortement dans le cas de la photographie, qui note toujours plus, si l’on peut
dire, que le notable (a priori, tout n’a pu y faire l’objet d’un choix). D’autre
part, il est clair que, pour la photographie, on doit penser : c’était comme ça
(le personnage qui a posé pour le photographe portait bel et bien et ces
souliers et ce collier) ; alors que, dans la fiction, on ne peut de toute manière
que dire : tout se passe comme si c’était comme ça. Nul ne s’indignera que
l’on refuse, par méthode, qu’il y ait eu quelque part un modèle de la maison
Aubain où un baromètre se serait réellement trouvé sur un piano et que ce
fût la raison d’être de ce baromètre. Et l’on ne s’étonnera pas non plus que
l’analyste ne se demande pas pourquoi, sur la photographie, le personnage
portait ces souliers ou ce collier. C’est ainsi. La spécificité de la
photographie (ou du cinéma) a d’ailleurs toujours été soulignée par Barthes,
lorsqu’il s’agissait de traiter la question du détail. Dans l’« Introduction à
l’analyse structurale des récits », après avoir dit de l’art : « c’est un système
pur, il n’y a pas, il n’y a jamais d’unité perdue », il ajoute une note :
Cet endroit [sa chambre], où elle admettait peu de monde, avait l’air tout à
la fois d’une chapelle et d’un bazar, tant il contenait d’objets religieux et de
choses hétéroclites.
[…] On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles, plusieurs
bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode […] la boîte
en coquillages que lui avait donnée Victor ; puis un arrosoir et un ballon,
des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines ; et
au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche
(p. 72) !
On lira la suite, avec : les vieilles redingotes de Monsieur, des fleurs
artificielles, le portrait du comte d’Artois. Ou encore :
Des guirlandes vertes pendaient sur l’autel, orné d’un falbala en point
d’Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques,
deux orangers dans les angles […] et des choses rares tiraient les yeux. Un
sucrier de vermeil, […] deux écrans chinois […]. Loulou […] (p. 77-78).
Félicité elle-même n’a pas de nom, jusqu’à ce qu’elle rencontre, par hasard
évidemment, sa sœur, « Nastasie Barette, femme Leroux » (p. 53).
– Même retard dans l’identification d’éléments de décor (c’est l’étape à
la ferme de Toucques) :
Une question à qui lirait ce texte pour la première fois : ce dernier « Elle »
désigne-t-il Mme Aubain ou Félicité ? Si « Elle » renvoie au personnage
mis en relief, ce devrait être Félicité. Voyons donc :
Peut-être faut-il en effet attendre jusque-là pour être tout à fait certain qu’il
s’agit de Mme Aubain. Quoi qu’il en soit, « elle » joue la proximité contre
la mise en relief. On a un enchaînement par stricte contiguïté.
– Les promenades de la famille Aubain à Trouville sont décrites comme
on l’a vu : « L’après-midi, on s’en allait […]. Presque toujours on se
reposait […]. D’autres fois […] ». Puis, une nouvelle catégorie : « Les jours
qu’il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre » ; et encore
une autre : « Le principal divertissement était le retour des barques » (p. 52-
53). Or, c’est à cette dernière occasion que Félicité va rencontrer sa sœur et
son neveu. Le discours descriptif, parti de très loin, s’est rapproché peu à
peu de la scène du retour des barques. Cette scène est présentée au prix
d’une rupture (« Le principal divertissement était »). Et l’élément mis en
relief s’avère in extremis ne pas être le bon.
– Certaines zones du récit sont très fortement perturbées,
exemplairement, en quelque sorte. Ainsi celle qui précède immédiatement
la mort de Virginie (p. 62 s.). Félicité, revenant d’une course, voit le
cabriolet du médecin devant la maison. Mme Aubain a reçu des nouvelles
alarmantes : elle part à Honfleur. Félicité va allumer un cierge à l’église.
Puis elle court après le cabriolet. Elle le rejoint, « [saute] légèrement par-
derrière, [se tient] aux torsades ». Elle se souvient que la cour n’est pas
fermée. Elle descend.
Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à
chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait
s’épanouir dans un désordre gai (p. 53).
[…] çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses
branches (p. 52).
L’effet est saisissant. Mise en valeur par sa position finale, l’image est prête
à toutes les migrations. Nous avons vu qu’elle pourrait par exemple
suggérer à un critique d’aller vers certains arbres proustiens ou, plus
simplement, de noter ce détail pourtant non notable. D’une manière
générale, une telle organisation permet de multiplier les effets en
« surponctuant » le texte.
Le conte de Flaubert est énigmatique. Tout lecteur se demande ce que
veut dire cette histoire. Le récit pose et développe ce motif. Il tisse peu à
peu des liens entre différents objets, il joue de l’analogie, il dramatise les
ressemblances jusqu’à aboutir au perroquet Saint-Esprit. Et le fait que ce
récit soit segmenté, rompu, accroît son caractère énigmatique : les
« blancs » donnent à penser, les collections aussi, qui associent étrangement
les objets les plus divers. L’existence d’une structure spécifique, qui
organise rigoureusement les grandes masses, va dans le même sens, en
invitant à traiter le conte comme une sorte de poème.
Le conte de Flaubert a bien deux faces. Il fonctionne simultanément sur
deux régimes. D’une part, une histoire qui est racontée nous rassure, même
si (et peut-être surtout si) nous pouvons nous interroger sur sa portée
symbolique : elle nous rassure parce qu’elle « fonctionne » selon un jeu de
motivations et de déterminations à peu près repérables. D’autre part, un
appareil qui nous est littéralement « montré » nous inquiète, car il lui arrive
de proliférer de façon incongrue et de conduire à de multiples dérives par
lesquelles tout devient excessivement possible. Mais l’histoire racontée ne
serait-elle pas elle-même un trompe-l’œil ? Il suffit de penser au résumé
qu’en fait Flaubert, et que chacun en ferait d’ailleurs, pour comprendre
qu’elle ne nous rassure finalement guère. Ce double régime du texte, avec
ses interférences, a pour résultat que le lecteur attentif peut s’inquiéter à
tout instant de savoir où il en est. Il peut se demander, par exemple, si, dans
telle phrase, somme toute bizarre, tel baromètre n’est pas un peu incongru :
un métronome (évidemment « pyramidal ») serait tellement plus
vraisemblable à cette place ! Il peut se demander si ce maudit baromètre est
plutôt comme le piano, ou comme le chapeau de peluche, ou encore comme
les gravures d’Audran, qui, une fois disparues, laisseront sur les murs des
carrés jaunes. Il faut bien un texte comme celui-là pour qu’un objet aussi
innocent qu’un baromètre dans une maison normande soit capable de
susciter autant de questions…
Une fiction critique
La forme du sens
(Proust)
1. LE RÉCIT ET L’EXPOSÉ
« […] on ne profite d’aucune leçon parce qu’on ne sait pas
1
descendre jusqu’au général . »
J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les
particularités que j’avais extraites de ce nom […] (p. 670).
Les régimes du texte
Deuxième temps :
Rappelle-toi que si Dieu t’a fait naître sur les marches d’un trône, tu ne dois
pas en profiter pour mépriser ceux à qui la divine Providence a voulu
(qu’elle en soit louée !) que tu fusses supérieure par la naissance et par les
richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits […].
Je ne peux malheureusement pas citer tout le passage, qui est une pièce
d’anthologie. Quoi qu’il en soit, cette première raison est un commentaire
du narrateur greffé sur le récit des présentations. Maintenant, la seconde
raison de l’amabilité de la princesse ? Le narrateur (ou le héros ?) la diffère
aussitôt : « cette seconde raison, je n’eus pas le loisir de l’approfondir à ce
moment-là » (p. 721). Le propos est difficile. Cette confidence n’est en effet
acceptable que si nous voyons le héros découvrir peu à peu les lois du
monde des Guermantes, que s’il n’y a pas un narrateur qui sache déjà. Or,
l’économie générale du texte l’infirme : l’exposé sur les Guermantes n’est
manifestement pas le fruit des moments de réflexion du héros dans la scène
même. Ici comme ailleurs, le texte « tient » comme il peut, et assez mal.
Une pseudo-dominante récit est affirmée contre toute attente (je dois
poursuivre mon récit, l’histoire continue de courir pendant que je fais des
commentaires…) ; surtout la remarque vient perturber un propos qui n’était
nullement une réflexion du héros, mais bel et bien un exposé du narrateur
(j’expose les raisons de l’amabilité de la princesse). Nous nous trouvons
visiblement à un moment du texte où l’on ne peut se permettre de prolonger
excessivement la réflexion et où il convient de sauver les apparences
narratives.
À juste titre. C’est précisément quand, plus loin, l’exposé commence
qu’est donnée cette seconde raison de l’amabilité de la princesse de Parme :
L’autre raison de l’amabilité que me montra la princesse de Parme était plus
particulière. C’est qu’elle était persuadée d’avance que tout ce qu’elle
voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d’une qualité
supérieure à tout ce qu’elle avait chez elle (p. 729).
Avec « à ce titre », allusion est faite à la raison qui a permis l’entrée dans
l’exposé et, du même coup, à la situation présente. Prépare-t-on la sortie par
ce très discret retour au fil narratif ? Il n’y aura pas de suite à court terme.
Faux signal.
La remarquable fluidité de ces transitions, qui se font très
progressivement, par paliers, et sont en conséquence très peu sensibles,
n’empêche évidemment pas que les différents régimes à l’œuvre soient
efficacement caractérisés. Outre le fait que nul lecteur ne reçoit de la même
façon un fragment de récit, les morceaux d’une conversation rapportée, un
discours rhétoriquement bien organisé, on relèvera que notre scène, par
ailleurs, autonomise ses séquences en leur attribuant des principes
d’amplification qui leur sont propres : la prolifération du texte n’y est
nullement anarchique.
En hommage à la princesse de Parme, et avant de la quitter, voici un
exemple d’autonomie des séquences. La princesse est évidemment la
première à qui l’on présente le héros :
[…] le fait qu’il y ait dans une réunion quelqu’un d’inconnu à une Altesse
royale, est intolérable et ne peut se prolonger une seconde (p. 719).
Plus tard, les Courvoisier qui, comme on sait, ne respirent pas à la même
hauteur, un peu justes qu’ils sont en matière d’instruction, vont « répétant
qu’Oriane avait appelé l’oncle Palamède “Tarquin le Superbe”, ce qui le
peignait selon eux assez bien » (p. 758).
Or, on va en parler plus tard au héros, justement au cours de notre
dîner : la princesse de Parme ayant fait allusion à ce « délicieux »
calembour, le mot d’Oriane est expliqué au héros, mais sans que le
narrateur nous répète l’histoire (« M. de Guermantes m’expliqua le mot » –
p. 776). Rien de surprenant à cela, peut-on penser. En effet – et d’ailleurs,
dans l’ensemble du texte, il n’y a rien de surprenant. L’intérêt de cet usage
du mot est ailleurs. Il suffit de remarquer qu’en la circonstance le texte
renonce à un possible : donner la signification du mot d’Oriane au moment
où il y est fait allusion devant le héros. Et si Proust avait voulu jouer d’un
effet de répétition, noté par ailleurs, il aurait pu faire raconter de nouveau le
calembour :
L’effet aurait sans doute été un peu appuyé si on l’avait mis à la sauce
mousseline des asperges servies ce soir-là, mais enfin, en bon auteur
comique, Proust ne craint pas la charge. Non, le jeu est ailleurs : le mot
d’Oriane est rattaché au discours sur les Guermantes, et non au récit du
dîner, inséré dans l’espace rhétorique de l’exposé, et non dans le tissu
narratif. Il est d’abord pleinement un exemple, et non un événement du
récit. Une façon, peut-être, de faire d’une pierre deux coups : ne rien céder
de la magnifique mise en scène des époux Guermantes dans leur sketch
« Taquin le Superbe », mais jouer en même temps d’une relative discrétion
du motif « Charlus » dans le récit.
Notre scène, donc, se déploie successivement et simultanément selon
différents régimes. Il serait évidemment erroné de penser que les
changements pussent se laisser décrire comme des évolutions dans un
ensemble où l’on aurait de simples relations d’un objet à un autre.
Un exemple. Dès la première séquence, le texte oscille curieusement
entre plusieurs régimes. Une digression réflexive greffée sur le récit peut
fort bien avoir un effet sur la suite dudit récit. En d’autres termes, il arrive
que, là même où il domine, le récit enchaîne sur le discours, comme si,
contre toute attente, il en dépendait. Ainsi le passage où le narrateur fait une
digression sur les noms et l’habitude qu’ont les Guermantes de donner des
surnoms. De multiples exemples viennent d’illustrer le propos. Et voici
l’enchaînement :
Le développement sur les noms et les surnoms s’était construit comme une
greffe sur le récit des présentations (le héros avait été présenté au prince
de Faffenheim, appelé « prince Von » – ibid.). Or, ici, inversion : le récit
illustre le discours. Si l’on passe d’un régime de texte à un autre et que l’on
revienne au premier, c’est le principe de la simple digression. Mais, dans le
cas présent, la connexion manifeste que la dominante a changé. Loin que
cette réflexion sur le monde bizarre du faubourg Saint-Germain soit une
pure digression greffée sur le récit du dîner, nous sommes conduits à
considérer que, puisque le récit exemplifie le discours, la hiérarchie a été
ponctuellement renversée. Or, c’est cette hiérarchie qui nous importe. Du
point de vue du lecteur, cette suite n’était pas prévisible : si je vois qu’on
me ramène au récit, je n’ai aucune raison de penser que j’aurai
immédiatement un exemple de l’habitude analysée dans la digression.
J’interprète donc cela soit comme un artifice de l’auteur (pressé d’illustrer
sa théorie), soit comme une charge (on a affaire à un véritable tic des
Guermantes).
Disons que le passage a un régime mixte. Il s’agit typiquement d’une
connexion entre deux objets textuels d’ordres différents. Mais il faut bien
voir par ailleurs qu’un subterfuge est nécessaire pour obtenir cet énoncé. On
n’imagine pas que le duc puisse dire « Gri-gri » dans la présentation au
prince d’Agrigente ; il faut encore que le héros demande à être présenté
pour que le duc, en aparté, puisse parler du prince de façon aussi familière.
Si bien que cette connexion est plus complexe qu’il ne paraissait : s’y
rencontrent une présentation (vue du côté récit et vue du côté exposé), un
exemple du discours pseudo-familier que le duc affectionne à l’égard des
« petits », une charge du même personnage, qui en fait décidément trop.
Selon que l’on associe la réplique du duc à tel ou tel de ces éléments, on
établit une série de connexions qui mène à favoriser telle ou telle ligne de
lecture.
La forme du sens
Où en sommes-nous ? Des textes se construisent à partir des énoncés
inscrits dans le réseau « dîner Guermantes » ; fragments de récit et éléments
de discours s’interpénètrent ; leur hiérarchie est mouvante, leurs connexions
sont multiples ; leur entrelacement provoque quelques accidents, leur
superposition, de beaux effets de profondeur.
Ces textes, nous en avons esquissé l’élaboration à partir d’analyses
simples et en prenant appui sur la distinction de différents régimes, vus
comme des agencements complexes de fonctionnements, lesquels se
définissent à leur tour et d’un point de vue formel (ainsi récit vs discours) et
d’un point de vue sémantique (ainsi savoir du narrateur vs expérience du
héros). En effet, les deux modes principaux (le récit, l’exposé) déterminent
évidemment plus de deux formes. D’une part, ils sont, en contexte,
interprétés : il n’y a pas, de fait, le récit vs le discours, mais aussi le discours
du narrateur et celui du héros, le récit du point de vue du narrateur et le récit
du point de vue du héros ; à partir de là, les savoirs véhiculés par chacun
des énoncés sont différents : savoir du narrateur, savoir acquis du héros,
savoir issu de l’expérience en cours du héros ; enfin, les énoncés ont des
objets différents et reçoivent des investissements thématiques différents.
D’autre part, il n’y a de toute façon pas de forme pure et toutes les
combinaisons, avec différents dosages, sont concevables : nous avons vu,
par exemple, que, dans le flux du texte, les hiérarchies étaient instables et
les dominantes plus ou moins nettes. Bref, les combinaisons, multiples,
produisent toute une gamme d’énoncés et, au-delà, toute une série de textes
possibles.
Il faut bien comprendre, encore une fois, que chacun de ces énoncés est
connecté à d’autres, que ce sont des chaînes d’énoncés que nous
sélectionnons, ou plutôt que nous mettons en relief au détriment d’autres.
Lorsque nous disons que dans ce texte le héros fait ses débuts dans le
monde (comme je l’ai écrit trop vite au début de ce chapitre), ou bien que
nous avons là le récit d’un dîner chez les Guermantes, ou bien encore une
satire des Guermantes, ou (en plus élaboré, mais trivial) un épisode
fondateur de la vocation d’écrivain (au héros, à la fin, il ne restera que les
noms, p. 831), ou bien (en un peu plus sophistiqué) que le héros apprend les
codes ou que le narrateur déchiffre un monde, ou énonce des lois, tout cela
est vrai, toutes ces propositions peuvent d’ailleurs être tenues dans un
même discours critique, mais il n’en reste pas moins que chaque fois une
forme est brusquement placée sous la lumière, un thème est subitement
promu, ou bien encore que, dans un discours œcuménique, des éclairages
multiples seront juxtaposés pour saisir le tout. Or, le tout ne se saisit pas par
la voie d’une addition. Si, par principe de méthode, on considère le texte
comme une collection, le but de l’analyse n’est pas de mimer ce chaos, mais
bien de proposer un modèle et, par exemple, pour la question qui nous
préoccupe ici, un modèle de composition.
Quoi qu’il en soit, s’agissant des textes qui interagissent dans la scène,
il n’était pas question d’aller plus loin qu’une esquisse. Il s’agissait de
donner un aperçu de l’architecture de l’ensemble du réseau. Mais il reste,
maintenant, à la saisir dans le temps de la lecture.
Reprenons donc, dans une perspective dynamique, la composition de
l’ensemble. Posons la succession de trois masses à peu près équilibrées, les
transitions étant assurées par des interactions et des modifications des
hiérarchies.
1) Après un préambule principalement narratif, se met en place un
discours (l’exposé), qui a un thème clairement défini et une structure
puissante (ordre et clôture). Ce discours est en interaction avec le récit,
voire perturbé par lui, et le récit commence quand le discours finit. Dans
cette séquence, nous en avons vu quelques cas, les éléments narratifs, même
quand il s’agit du récit du dîner Guermantes, actuel et singulier, sont
subordonnés à l’exposé.
2) Le récit prend le pas sur le discours. Après un début difficile, s’ouvre
une séquence traitée plus ou moins en temps réel : il s’agit en l’occurrence
d’une conversation, ou de fragments d’une conversation. Le cas de la
représentation d’une conversation est particulier : régime plus mimétique
que narratif. Et la séquence est en effet, a priori, peu narrativisée. C’est en
vérité une forme mixte. D’une certaine façon, tout se passe comme s’il y
avait un effet de stratification : après l’exposé, on ne peut pas revenir à une
forme « pure » du récit, mais au récit d’une conversation et à sa
représentation partielle.
3) C’est enfin la reprise du discours, par paliers successifs. Il s’agit alors
surtout des réflexions du héros. Là encore, on peut faire l’hypothèse que
l’on garde quelque chose du mouvement précédent, en l’occurrence une
discrétion certaine du narrateur.
Et venons-en enfin à l’essentiel en essayant, par une opération
d’abstraction et de réduction, de repérer une forme. Dans ce que nous avons
vu jusqu’ici, trois points sont capitaux. Tout d’abord, l’ensemble du texte
est construit sur une alternance : un discours se met en place (récit initial),
cède à un autre le devant de la scène (l’exposé), puis revient sous une forme
chaotique (la conversation) avant de disparaître avec la séquence elle-
même. Ensuite, durant cette scène, les deux régimes principaux restent
toujours présents : le récit, au second plan dans l’exposé, la réflexion, au
second plan dans le récit. Troisième point, enfin : les transitions d’un
régime principal à un autre se font très progressivement : un premier signal,
puis la reprise du régime où nous étions, un deuxième signal, plus clair, une
nouvelle reprise, etc., jusqu’à l’exténuation d’un mode de fonctionnement
et à la mise en place d’un autre – nouveau régime qui gardera cependant de
toute façon quelque chose du précédent.
Ce dernier processus est particulièrement sensible à la fin du dîner et de
la conversation, quand on en arrive à cette sorte de bilan réflexif qui clôt
l’ensemble. J’ai brièvement signalé plus haut les étapes de cette transition.
Voyons maintenant de plus près.
– Première étape (on vient d’apprendre que le général de Monserfeuil
s’est consolé de ses déboires électoraux en faisant un nouvel enfant à sa
femme) :
Suit une série de remarques sur la « Cène sociale », ses rites, la promotion
mondaine du héros, le comportement des invités des Guermantes.
– Puis retour au dîner (« Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus présenté
après dîner […] » – p. 804) et reprise de la conversation.
– Dix pages plus loin, le narrateur nous fait brusquement entrer dans la
pensée du duc (la duchesse vient de parler des Hals de Haarlem) :
– Nous n’y sommes pas encore : « J’en aurais pu vous montrer un très
beau, me dit aimablement Mme de Guermantes en me parlant de Hals
[…] » (p. 815).
– Mais le héros va de nouveau décrocher : « J’écoutais à peine ces
histoires » (p. 817). Sa vie intérieure ne se réveille pas dans les heures
mondaines, dit-il à peu près.
– Assez cependant pour que le bavardage mondain reprenne quelques
lignes plus bas.
– C’est paradoxalement à un moment où l’on parle généalogie,
qu’intervient la rupture décisive :
« Il dit, ce qui serait plus important, qu’il descend de Saintrailles, et comme
nous en descendons en ligne directe… »
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n’avais jamais
repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de l’Oiseau
(p. 820, les points de suspension sont dans le texte).
Dérive du texte et rêverie sur les noms. Ouverture d’un autre espace.
Saintrailles et Guermantes sont historiquement associés à Combray, où l’on
voit les armes des deux familles dans un vitrail de l’église :
[…] dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j’étais en proie à
cette seconde sorte d’exaltation, bien différente de celle qui nous est donnée
par une impression personnelle, comme celle que j’avais eue dans d’autres
voitures : une fois à Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d’où j’avais
vu se peindre sur le couchant les clochers de Martinville ; un jour, à Balbec,
dans la calèche de Mme de Villeparisis, en cherchant à démêler la
réminiscence que m’offrait une allée d’arbres (p. 836).
Si les investissements affectifs et les interprétations diffèrent profondément,
quelque chose reste semblable, par quoi notre scène, au-delà de ses
ambivalences, sera finalement sauvée. Il n’est pas nécessaire de rappeler les
deux événements cités. Pour ce qui nous regarde ici, simplement cette
formule sur les clochers de Martinville et de Vieuxvicq : le héros note « la
forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de
5
leur surface ». Quant aux arbres d’Hudimesnil : d’abord, ils « formaient un
6
dessin que je ne voyais pas pour la première fois ». Certes, on peut penser
que « quelque chose d’analogue à une jolie phrase » est caché « derrière »
7
les clochers de Martinville , certes, il y a « derrière » les trois arbres
d’Hudimesnil un « objet » 8 qu’il faudrait saisir, mais il nous suffit que la
combinaison d’un dessin, d’un mouvement et d’une lumière puisse être
considérée en elle-même comme un événement extraordinaire ; qu’à une
forme mouvante, qui apparaît et disparaît, puisse être associée une sensation
décisive dans l’économie du livre – surtout, évidemment, si cette forme
n’est pas sans rapport avec celle à laquelle nous sommes arrivés.
Il y a, dans la Recherche, une sensation des formes, et un bonheur des
formes, et peut-être même le pressentiment d’une forme unique qui
donnerait ce bonheur-là. Ces formes ou cette forme émergent
laborieusement de ces énormes masses textuelles qui composent le livre, de
ce fouillis d’anecdotes, de portraits, de conversations, de descriptions, dont
notre scène est un bon échantillon. Il y a cette grande architecture, visible si
l’on parvient à avoir une position de surplomb (la cathédrale, peut-être),
mais il y a aussi ce rythme qui configure en profondeur les séquences et
leur agencement.
Pour préciser, je propose un détour par Balbec. Le héros essaie de
comprendre le plaisir qu’il ressent à voir la petite bande en promenade sur
la digue et il dit la beauté de cet « objet ». Il va alors nous offrir une fable
qu’on pourrait intituler « Le steamer et le papillon ». La voici :
[je me rendais] bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu’il n’était
pas possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces
jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot
de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie,
ornement d’un jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de
l’océan parcouru par quelque steamer, si lent à glisser sur le trait horizontal
et bleu qui va d’une tige à l’autre, qu’un papillon paresseux, attardé au fond
de la corolle que la coque du navire a depuis longtemps dépassée, peut pour
s’envoler en étant sûr d’arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu’une
seule parcelle azurée sépare encore la proue de celui-ci du premier pétale de
9
la fleur vers laquelle il navigue .
Voilà une phrase qui n’en finit pas : les fleurs… la ligne du flot…
comme un bosquet de roses… le trajet de l’océan… au loin le steamer…
tout près le papillon. Ce qui frappe d’abord, c’est cette façon de s’étirer
encore et encore. Et puis cette étrange comparaison par laquelle des jeunes
filles qui sont des fleurs (et non comme des fleurs) sont comparées à des
fleurs (les roses de Pennsylvanie), ou encore cette métaphore qui fait
naviguer le papillon vers une fleur. Enfin et c’est ce sur quoi je veux
m’attarder quelques instants, cette course entre un steamer et un papillon,
superbe version proustienne de la fable du lièvre et de la tortue. Le papillon
paresseux, en retard sur le steamer, va bien sûr le rattraper et le doubler in
extremis : il volera (ou naviguera) plus vite que le vaisseau ne navigue (ou
ne vole) et ce dernier arrivera second au premier pétale de la fleur. Rien
d’étrange, en principe : on comprend sans difficulté ce qui se passe. Le
steamer est loin, le papillon est près et c’est parce que nous pouvons les voir
comme s’ils étaient sur le même plan que cette course est possible. Le
narrateur avait prévenu, en quelque sorte. Un peu plus haut, en effet :
[…] si la promenade de la petite bande avait pour elle de n’être qu’un
extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle m’avait toujours
troublé, cette fuite était ici ramenée à un mouvement tellement lent qu’il se
10
rapprochait de l’immobilité .
Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse
[…]. Le prince d’Agrigente lui-même, dès que j’eus entendu que sa mère
était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d’un
compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux n’étaient
que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante (p. 831).
[…] j’avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi
que je l’avais cru, mais au terme du monde enchanté des noms (ibid.).
Les personnages et leurs noms se sont en effet dissociés, et l’on dira que
c’est le sens et la leçon de la scène. À partir d’une deuxième lecture, on
pourrait considérer qu’il y a là une sorte d’allégorie du travail de l’écrivain
puisque, précisément, de la traversée de l’espace Guermantes il restera cette
réflexion sur les noms annoncée dès avant le dîner :
J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les
particularités que j’avais extraites de ce nom, le fait qu’il m’avait été
interdit d’y pénétrer, en m’obligeant à lui donner le même genre d’existence
qu’aux salons dont nous avons lu la description dans un roman ou vu
l’image dans un rêve, me le faisait, même quand j’étais certain qu’il était
pareil à tous les autres, imaginer tout différent ; entre moi et lui il y avait la
barrière où finit le réel (p. 670).
Et, pour une troisième lecture, on combinera sans peine les deux premières,
puisqu’il est question d’allégorie. Mais prenons le problème par un autre
biais. Le passage cité offre une sorte de compensation. Or, la mise au jour
de la forme que j’ai proposée a d’une certaine manière la même fonction
pour nous qui lisons cette scène : le matériau Guermantes, discrédité,
moqué, est emporté dans un mouvement, pris dans une forme, baigné dans
un éclairage qui le transfigurent ou, plus précisément, grâce auxquels nous
percevons ce qui peut en être sauvé. L’exposé sur les Guermantes, par
exemple, prend, de ce mouvement, de cette forme et de cet éclairage, une
autre « couleur », il s’infléchit sous l’effet de la perception de la
composition, seule à même, me semble-t-il, de nous faire appréhender ce
passage autrement que ce qu’il est principalement du point de vue
sémantique : une satire, et cela au moment même où nous le lisons, sans
délai réflexif.
Se pose alors une question délicate. On est en droit, en effet, de se
demander si le parcours dans le réseau tel qu’il a été proposé est autre chose
qu’une lecture qui construit son texte comme toute lecture et qui,
finalement, se retrouve dans une proximité rassurante avec l’interprétation
que le narrateur (et peut-être Proust lui-même) semble donner de cette
grande scène. En effet, tout se passe comme si le narrateur, in fine,
identifiait cette forme et projetait sur elle un sens qui s’inscrirait dans une
interprétation extrêmement puissante, valant plus ou moins, avec des
investissements différents et bien des ambiguïtés, pour la quasi-totalité du
roman : les épisodes des clochers ou des arbres, la vision de la petite bande
et l’ouverture du livre, entre autres événements, le manifesteraient assez
clairement.
Il n’en est pas ainsi. Tout d’abord, nous n’avons pas eu besoin de
l’interprétation du narrateur pour arriver à la forme esquissée. Il y aurait
tout au plus une heureuse coïncidence. Ensuite, nous ne devons pas charger
de sens cette forme, ce qui, dans tous les cas, réduirait ses usages possibles,
et nous devons considérer que l’interprétation du narrateur est une
interprétation, à prendre comme telle, même si elle a un intérêt particulier.
De toute façon, faut-il souligner que le narrateur ne réagit évidemment pas à
la composition du passage ? D’où, dirons-nous, sa « mélancolie ». Son
interprétation se situe dans la fiction – où l’effet de composition n’a aucune
pertinence (on ne voit pas qu’il puisse prendre en considération l’effet de
l’exposé) ; elle est l’interprétation d’un événement. Bref, au moment où le
narrateur essaie de donner un sens particulier à ce qu’il paraît considérer
comme une forme, nous ne devons pas perdre de vue que ce que nous
cherchons, nous, à saisir, c’est la forme du sens. Enfin et surtout, pour nous,
qui lisons un texte, cette intervention, qui donc y est inscrite, est un énoncé
qui interagit avec les autres. En l’occurrence, c’est une voix différente qui
se superpose peu à peu aux voix des personnages du dîner et finit par les
couvrir. Cette voix opère un déplacement décisif, remplaçant une
conversation sur la généalogie par une rêverie sur les noms, et achevant
ainsi, pour nous, la séquence sur un tout autre plan : elle provoque un
bouleversement des régimes du texte que nous avions appris à connaître. Le
discours des autres est brusquement transposé. Changement radical de
niveau et de régime. Le narrateur nous dit en substance que nous avons été,
avec cette scène, comme dans un roman. Or, la scène telle qu’elle a été
découpée nous installait dans un régime de croyance qui allait de soi.
Quand, à la fin, la question est brusquement problématisée, cela signifie
simplement, pour nous, que quelque chose est bien achevé. Évidemment, si
l’analyse devait porter sur un ensemble plus vaste, on y verrait la mise en
place d’un nouveau régime textuel ; nous constaterions aussi, peut-être,
qu’il avait discrètement été préparé dans notre texte même, et de toute
façon, on le sait, très puissamment organisé avant et après. Mais c’est une
autre histoire.
L’intérêt porté aux possibles nous a conduits à accorder une attention
particulière aux moments de changements, qu’il s’agisse de changements
réels ou de changements possibles – lorsque nous voyons à tort dans un
indice que quelque chose va changer. Il y a là autant de connexions. Le
lecteur est dans un processus d’aménagement et de négociation. Confort et
inconfort de la lecture. Nous sommes au cœur d’un travail constant
d’ajustement. Or, si des attentes sont déçues, le texte fonctionne de façon
que le lecteur pense que rien n’est jamais perdu : ça peut toujours revenir.
C’est la formule même du texte.
Que l’on puisse réinvestir d’un sens la forme mise au jour n’est pas
douteux. Mais doit-on le faire ? La question n’est guère pertinente. On le
fera de toute façon et ce sera bien ainsi. Il n’empêche qu’une activité
théorique est légitime qui s’intéresse à cette forme pour elle-même,
s’attache à en analyser la construction et en reste là. Ce n’est pas le tout des
études littéraires, mais c’en est certainement une part indispensable. Si du
moins l’on considère qu’il n’y a pas de raison sérieuse de ne pas
« descendre jusqu’au général » – curieuse formule qui laisse entendre que
l’abstrait est au plus profond.
2. « C’ÉTAIT COMME
AU COMMENCEMENT DU MONDE »
13
« Personne n’y comprit rien . »
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à
causer avec les autres au jardin s’il faisait beau, dans le petit salon où tout le
monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand-mère
[…] (p. 10).
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une
préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers,
ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma
chambre (p. 23).
Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la
sonnette (p. 23).
Cette sonnette, nous l’avons déjà entendue, mais en régime itératif :
Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la
table de fer, nous entendions […] le double tintement timide, ovale et doré
de la clochette pour les étrangers […] (p. 13-14).
17
« Cette harmonie factice »
Je peux essayer de corriger ma myopie et d’élaborer une lecture moins
accidentée, de construire un texte plus lisse. Voyons comment. Il faut
appréhender le texte à partir d’unités plus grandes et chercher à en avoir une
vue d’ensemble.
Si le début est ambigu, cultivant une certaine douceur, dès la première
mention de Combray surgit l’angoisse : « Tiens, j’ai fini par m’endormir
quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir » (p. 6). Les différents
temps du texte seront dès lors comme scandés par cette inquiétude, qui met
en jeu, dans une configuration complexe, une fragilité de l’enfant, les
relations avec sa mère, une gestion du temps et de l’espace, un rapport à
l’habitude… Je verrai là un « thème » et guetterai ses apparitions tout au
long du texte. Position du « thème », donc, dans le fragment qui vient d’être
cité. Reprise, plus forte, avec : « longtemps avant le moment où il faudrait
me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère » (p. 9). Reprise
avec une variation : c’est la lanterne magique, qui ne fait qu’accroître la
tristesse de l’enfant (ibid.), puis retour du thème dans sa forme initiale, avec
l’attente de la mère : « Ma seule consolation, quand je montais me coucher,
était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit »
(p. 13). Dans les grandes articulations du texte, l’accent est ainsi mis sur la
souffrance de l’enfant. Voilà pour l’armature. Quant aux intervalles, ils sont
remplis par un discours sur la famille, croquis, anecdotes, conversations, ce
discours composite prenant de plus en plus de consistance.
Swann, de son côté, va intervenir dans un appareil digressif qui se
greffe peu à peu sur ces soirées malheureuses (je veux dire régulièrement
marquées par le retour du thème) :
C’est là que se met en place son portrait, avec la série des récits illustratifs.
On parlera d’un second thème (le double visage de Swann : côté famille du
narrateur, côté vie mondaine), thème secondaire par ailleurs, et qui
commence par jouer en alternance avec le premier. Les membres de la
famille du narrateur vont désormais trouver des rôles dans les microrécits
du portrait. Le dernier de ces récits est longuement préparé et convoque,
nous l’avons vu, tout le personnel : le grand-père, les sœurs de la grand-
mère, la mère. Tous ces personnages ont prévu une intervention. À ce
moment précis revient en force le héros, qui aura donc lui aussi son rôle
dans le récit de cette soirée particulière. J’ai déjà cité le passage dans une
autre perspective :
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une
préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers,
ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma
chambre (p. 23).
Il y avait bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre
et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver
[…] (p. 44).
toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les
nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis
et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et
solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé (p. 47, je souligne).
Non plus une menace, mais une promesse. Du point de vue des régimes
narratifs aussi, la séquence suit le chemin inverse de la précédente ;
l’événement, singulier entre tous, est évidemment traité au singulatif, tandis
que le retour des images passées l’est à l’itératif et restera solidement
arrimé à ce régime :
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce
jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire
bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé
dans son infusion de thé ou de tilleul (p. 46).
L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-
là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout
autre chose (p. 41).
[…] elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes,
donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la
mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers
celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des
syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes,
dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte
de vie sentimentale et continue (p. 42).
« Non-lecture » est excessif. Lecture, si l’on veut, mais avec, entre l’enfant
et le texte, cet écran des choix et de la diction maternels – de cette diction
surtout, douce et fluide. Retenons que, dans cette expérience cruciale,
l’enfant n’aura pas accès au texte. Mais c’est stratégiquement que le
procédé montre toute sa force. Il ménage de remarquables effets de
surprise : après la tension extrême du passage qui précède, au moment où
tout est perdu, brusque détente : les parents cèdent. Et de quelle façon ! La
mère va rester toute la nuit. Mais retournement : cette belle nuit est bien la
22
pire – remords de l’enfant , début d’une vie marquée par le manque de
volonté. Le procédé permet enfin d’aménager une phase de latence avant la
relance. Cette nuit est une pause, un moment de paix, proprement un
« charme 23 », marqué en profondeur par un puissant changement de régime.
C’est à ce titre qu’elle est véritablement le moment et le lieu du
renversement. Retrouver son calme (« ne restons pas à nous énerver », dit la
mère – p. 38), s’accommoder d’une angoisse légère, ressentir un bonheur
fragile et, en vérité, illusoire. Ainsi cette nuit de lecture fait-elle, dans sa
subtile duplicité, la transition de l’effrayante soirée qui l’a précédée à ces
dimanches matin que ressuscitera la petite madeleine. N’assurerait-elle
d’ailleurs que le passage d’un soir exceptionnel au rituel des dimanches, ne
rétablirait-elle que des habitudes (les beaux imparfaits pour décrire la
diction de la mère), elle serait déjà profondément apaisante.
[…] c’était une plume que sans le vouloir j’avais électrisée comme
s’amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de
Combray, et que je n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient
légèrement d’eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec
aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs 25.
Nous sommes bien loin du « pan lumineux » découpé sur fond de ténèbres,
même si la nuit qui suivit le drame de ce soir-là fut douce. Nous avons dans
ce rappel la preuve éclatante que rien n’empêchait de « faire sortir » tout
Combray de la première séquence, et un Combray léger, charmant,
frémissant. En vérité, le gain est ailleurs : la double entrée fait que,
d’emblée, nous ne lisons pas, nous relisons la Recherche. Seul moyen d’en
percevoir la complexité et surtout de nous lier puissamment. Lorsque le
héros entend pour la première fois « la partie de la Sonate de Vinteuil où se
trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée », il ne distingue rien,
car
Si c’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées
de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief, c’est
qu’à ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des
pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant,
ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui
m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je
les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin
dans le passé 27.
Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée
sous ce titre : Une vocation. Elle ne l’aurait pas pu en ce sens que la
littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l’aurait pu en ce que
cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve
pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans lequel
celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on
ignore encore que l’embryon d’une plante se développe, lequel est pourtant
le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs 28.
Ce texte parcouru plus ou moins (« aurait pu », « n’aurait pas pu ») par
l’idée que le héros veut et va écrire un livre, c’est avant tout un « trésor »,
une « réserve », un « coffre-fort » 29 dont il faudra exploiter les richesses en
écrivant le livre. On objectera que les passages où ce que nous venons de
lire est expressément décrit comme un vrai livre ne manquent pas :
30
« Marcel » désigné comme « auteur », l’histoire vraie des Larivière
rapportée dans « ce livre 31 », telle adresse au « lecteur » 32. Mais il faut bien
voir que la position est intenable : le lecteur, quand il lit, finit par oublier la
consigne, oublie qu’il ne lit pas un livre ! Cela étant, ne pourrait-on pas tout
aussi bien dire : quand on lit un livre, on peut parfaitement oublier qu’on
lit ? En tout cas, le narrateur devra réaffirmer l’étrange chose aux endroits
stratégiques. C’est un travail de marquage, qui permet de mettre en place ce
programme inédit. En ce sens, si le faux début a ceci de particulier qu’il a
un lien possible, sinon probable, avec la vocation d’écrivain (le manque de
volonté comme obstacle majeur à l’écriture), la petite madeleine, elle,
inaugure un espace indéfini de ce point de vue, où l’on veut faire oublier
que cela s’écrit.
Le vertige n’en est que plus grand. Voilà donc que le livre que je viens
de lire n’était pas un livre et que le vrai livre n’est pas encore écrit. Double
absence. En effet, la sonnette est toujours là : « ce tintement y était
33
toujours ». C’est ce qu’on appellerait en termes vaguement pascaliens une
présence qui porte absence.
Pour finir, reprenons la question en termes plus concrets. Nous avons vu
que le narrateur ne s’engageait pas dans un récit en régime singulatif et que,
quand celui-ci surgissait, il essayait une nouvelle voie : raison esthétique,
choix de régime (le descriptif préféré au narratif)… ? Ce qui ne va pas, c’est
peut-être le chemin narratif – ou l’histoire singulière ou encore, finalement,
le choix d’un genre. On se souvient qu’on avait, avec la première séquence,
un début tout à fait acceptable pour un roman. Mais est-ce un roman,
justement ? Le drame du coucher, en bloquant un certain type de
remémoration, bloque pour longtemps la possibilité d’une écriture
narrative, ou d’un certain type d’écriture narrative – disons, pour aller vite,
quelque chose comme un récit de vie.
Tout repose peut-être sur un préjugé. Le lecteur attend du récit. Le
discours narratif apparaît en effet comme le seul qui soit capable de lier, de
« tenir » un texte dont on sait seulement qu’il est long. Or, quand le récit
survient, c’est comme inopinément et, de toute façon, il va être récusé. A
priori commence alors non une histoire arrivée à Combray, mais un défilé,
une série de souvenirs, de brassées mémorielles. Ce sera le vrai début. Plus
tard, des voies bifurqueront sans doute, mais nous ne serons plus en ce lieu
éminemment stratégique qu’est le commencement.
C’est ainsi que la Recherche nous installe pour longtemps « au seuil des
temps et des formes » (p. 6).
1. À la recherche du temps perdu, « Le côté de Guermantes », op. cit., t. II,
p. 713.
2. Ibid., p. 709-836.
3. « Un salon historique. Le salon de S.A.I. la princesse Mathilde », dans CSB,
op. cit., p. 445-455.
4. « Du côté de chez Swann », op. cit., t. I, p. 23, p. 43 et p. 47.
5. « Du côté de chez Swann », op. cit., t. I, p. 178.
6. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. II, p. 77.
7. « Du côté de chez Swann », t. I, op. cit., p. 179.
8. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. II, p. 78.
9. Ibid., p. 156.
10. Ibid., t. II, p. 154.
11. Ibid., p. 147.
12. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 521-522.
13. « Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien »,
« Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 618.
14. Op. cit., t. I, p. 3-47.
15. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 521-522.
16. « “Le Rapport” de Jacques Madeleine », éd. Henri Bonnet, Le Figaro
littéraire, 8 décembre 1966 (cité dans Jacques Bersani, Les Critiques de notre
temps et Proust, Paris, Garnier, 1971, p. 16).
17. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. II, p. 216.
18. Voir l’Introduction de Pierre-Louis Rey et Jo Yoshida à « Du côté de chez
Swann », et leur description des extraits destinés à La Nouvelle Revue
française avant la publication du roman, op. cit., p. 1045.
19. C’est la même configuration textuelle que nous avons vue dans la scène du
dîner chez les Guermantes.
20. « Du côté de chez Swann », op. cit., t. I, p. 205.
21. Ibid., p. 206.
Et c’est à une écoute de la sonate de Vinteuil que renvoie le titre de ces
pages : « D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné
de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin.
C’était comme au commencement du monde […] » (« Du côté de chez
Swann », ibid., p. 346).
22. « […] il me semblait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans
son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc »
(« Du côté de chez Swann », t. I, op. cit., p. 38).
23. « tout le charme de cette nuit-là » (« Le temps retrouvé », op. cit., t. IV,
p. 463).
24. Ibid., p. 478.
25. Ibid., p. 463.
26. « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », op. cit., t. I, p. 520.
27. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 623.
28. Ibid., p. 478.
29. « L’accident cérébral n’était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles
pour moi par un certain vide dans la tête et par un oubli de toutes choses que
je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires
on en trouve une qu’on avait oubliée qu’on avait même à chercher, faisaient
de moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à
mesure les richesses. Quelque temps il exista un moi qui déplora de perdre
ces richesses et s’opposait à elle, à la mémoire, et bientôt je sentis que la
mémoire en se retirant emportait aussi ce moi » (ibid., p. 614-615).
30. « […] en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre
[…] » (« La prisonnière », op. cit., t. III, p. 583).
31. « Dans ce livre où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif […] » (« Le temps
retrouvé », op. cit., t. IV, p. 424).
32. « Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de
complaisance de cette dame » (« Sodome et Gomorrhe », op. cit., t. III,
p. 51).
33. « Le temps retrouvé », op. cit., t. IV, p. 624.
Post-scriptum
Le corpus
Les textes analysés sont des textes très connus. J’ai absolument manqué
à ce que d’aucuns considèrent comme un devoir : faire découvrir des textes
inconnus ou mal connus, et l’on est en droit d’estimer que le plus urgent
n’est pas d’ajouter au discours critique sur La Chartreuse de Parme ou La
Princesse de Clèves. Ce n’est pas à moi de dire si mon propos apporte, sur
le plan critique, du nouveau. Je veux simplement donner de mes choix deux
justifications. La première est d’ordre technique : il est difficile de
demander à un lecteur de suivre l’analyse détaillée d’un texte qu’il ne
connaîtrait pas ou connaîtrait mal. Or, vu l’enjeu de ce livre, le passage par
des analyses de ce type est inévitable. La seconde justification est qu’il
m’intéressait d’étudier des textes qui ont été soumis à une longue et riche
tradition critique, qui ont été recouverts d’une épaisse couche de sédiments
et, même si l’objet n’est certainement pas d’analyser des réceptions réelles,
il est important qu’en quelque sorte elles flottent autour ou au-dessus des
textes. Il ne semble pas impossible d’aborder un texte en simulant
l’ignorance, l’ignorance de ce qu’il est (je ne l’ai jamais lu) et l’ignorance
de ce qu’on en a dit. L’ignorance feinte est une technique comme une autre.
Elle n’est pas facile à manier, mais elle a fait ses preuves. Je l’ai
abondamment pratiquée. Elle a cependant ses limites et le plus sûr est
encore de contrôler au mieux ce qui relève d’un savoir préalable plus ou
moins diffus, d’en mesurer l’impact et de le mettre à l’épreuve : je peux
faire semblant de ne jamais avoir lu La Princesse de Clèves, mais je ne vais
pas faire semblant d’ignorer ce qu’est une exposition ou une description ni
non plus m’étonner outre mesure de l’aveu, ce qui ne m’empêchera pas
d’essayer d’observer procédures et épisodes avec le moins de présupposés
possible. (Je n’avancerai pas de troisième raison d’avoir choisi ces textes,
puisque je n’en ai annoncé que deux : ce serait qu’ils me plaisent, qu’ils me
semblent plaire à beaucoup et que l’on peut ainsi joindre l’assurément
agréable au peut-être utile.)
Les textes analysés sont largement cités. Il fallait bien sûr être le plus
clair possible. Mais, le temps passant et le travail avançant, j’y ai vu
confusément un autre intérêt. Les analyses proposées se veulent des
descriptions. Cependant, réserver, retarder l’interprétation ne renvoie pas à
je ne sais quelle neutralité contemplative. L’intervention, le bricolage, la
manipulation, l’expérimentation sont au contraire le fondement même de ce
type de travail, qui veut s’inscrire dans une tradition rhétorique, une
tradition dont on sait qu’elle pratique par principe l’irrespect et que, à ce
titre, elle se donne le droit de mettre en question l’autorité du texte.
Idéalement, il s’agit de donner à un texte la meilleure configuration
possible, qui rende compte le plus économiquement possible des lectures
qu’on en peut faire. La marge de manœuvre est réduite : ne pas refuser
l’intrusion, d’un côté, ne pas traduire le texte à l’aide d’un dictionnaire
herméneutique quelconque, de l’autre. Il m’est apparu peu à peu que le
« commentaire rhétorique » idéal pourrait essayer de se passer de
commenter, tenter de se réduire à n’être plus qu’une sorte de copie du texte
étudié, présentée dans une disposition différente, agrémentée de discrets
soulignements, de signes divers indiquant les décrochages, déviations,
doublages, inflexions, accentuations, accélérations, etc., qui en feraient une
sorte de partition. Je n’ai pas eu l’audace de me lancer dans un
« commentaire » dont l’instrument principal fût la typographie, mais il est
permis de rêver.
Aucun des textes analysés dans la seconde partie de ce livre n’est un
texte réflexif, je veux dire essentiellement réflexif. Dans Manon Lescaut,
des Grieux se contente à peu près de dire que son récit l’a tué et Renoncour
qu’il a été fidèle à des Grieux (« jusques au feu exclusivement », comme
aurait dit Rabelais) et, sur ce plan, j’en suis resté là. Je n’ai pas été tenté de
faire dire à des textes quelque chose sur la littérature, ni même sur leur
propre poétique. Je voulais par exemple suivre Balzac dans sa pratique
romanesque, je ne me sentais pas obligé de le suivre dans ses idées sur cette
pratique. C’eût été une autre question. Et, même en traitant d’un texte aussi
« pensé » que la Recherche, je pouvais et devais distinguer l’interprétation
de l’auteur ou, en l’occurrence, du narrateur (le sens qu’il donnait à la
forme) et la description de ses opérations (la forme qu’il donnait au sens).
Ce qui m’intéressait dans ce travail, c’étaient des pratiques, non des
théories, c’était de porter un regard théorique sur des pratiques, non sur les
théories de ces pratiques. Il s’agissait ainsi d’avoir, dans l’analyse, le moins
de contraintes possible.
De toute façon, un texte réflexif n’est souvent que l’extension d’un
discours d’intention. Je ne reviens pas sur un débat usé jusqu’à la corde.
L’intention de l’auteur est éminemment intéressante ; elle doit être tenue
pour une interprétation du texte, et c’est évidemment tout à fait
considérable, mais elle n’est que cela. Pouvons-nous imaginer qu’un auteur
maîtrise tous les effets de ce qu’il écrit ? y compris, bien sûr, ceux qui
pourront éventuellement toucher les générations futures ? D’une part,
comme il y a chez un artisan une intelligence du geste, il y a chez un
écrivain une intelligence de l’écriture qui sans doute va plus loin que « les
vérités de l’intelligence ». En particulier, je ferais volontiers l’hypothèse
que des formes agissent en profondeur, sourdement, obscurément, qu’il est
probable qu’elles « travaillent » hors de toute maîtrise, certain que
l’analyste ne peut qu’en faire une description hypothétique, mais
raisonnable de penser qu’à cette condition sa description peut se donner
comme fin d’être sinon vraie, du moins efficace. D’autre part, les mots, les
schémas, les thèmes, les images, les personnages ne peuvent appartenir en
propre à l’écrivain, ils ont été nécessairement utilisés par d’autres avant lui,
ils portent sur eux leur histoire. De cette « charge », l’auteur interprète n’a
certainement pas tout voulu. Par contre, si nous nous intéressons à ce que
peut offrir son texte aux lecteurs que nous sommes, il serait étrange de nous
en priver. Le plus pertinent est encore de reprendre un cliché : quelque
chose parle à travers l’auteur. Nous avons connu dans l’histoire de multiples
identifications de ce « quelque chose », du dieu inspirateur à la libido.
Quand nous nous plaçons dans cette perspective, nous avons affaire à
diverses versions plus ou moins actualisées de la prophétie. Il me semble,
plus trivialement, que ce « quelque chose », c’est d’abord la masse énorme
des discours qu’un texte bon gré mal gré convoque. Et il ne s’agit pas
seulement d’une intertextualité plus ou moins savante, mais de tout ce qui
peut se dire ou s’écrire. Dans le langage, il n’est pas d’espaces vierges. Le
plus sophistiqué des textes littéraires puise son matériau dans le même
réservoir, dans le même trésor de mots et de formes que la pratique la plus
ordinaire du langage, et il ne peut pas s’en abstraire. Il a beau avoir un
commencement, un milieu et une fin, cela ne le préserve pas de la charge du
langage ordinaire. Tout est là. De sorte que l’intention de l’auteur ne
s’appréhendera éventuellement qu’au terme d’une démarche soustractive,
pour ne pas dire mutilante. Certes, il y a bien des manœuvres par lesquelles
un auteur cherche à garder l’« autorité » sur des lectures multiples et sans
doute, pour une bonne part, tout à fait imprévisibles pour lui : ce sont les
diverses mises en scène de l’œuvre ouverte. L’auteur trouvera souvent aide
et complicité (à distance) chez le critique contemporain, qui appréciera cette
posture. Mais il s’agit évidemment d’une forme vide : on déclare
simplement que le texte appartient à celui qui le lit. Il est passionnant
d’étudier les stratégies alors mises en œuvre, à condition toutefois de n’en
pas faire un mauvais usage. Cette posture me permet en effet d’asseoir ma
propre autorité : ce que je dis, l’auteur le cautionne a priori, et je risque de
verser dans le travers noté plus haut. Bref, s’il est légitime de déterminer la
part de l’auteur, il me semble qu’il ne l’est pas moins de s’intéresser à ce
qui lui échappe. L’intention de l’auteur, quand on la connaît, jette un
éclairage puissant sur son œuvre, ce n’est pas pour autant qu’il faut négliger
ce qui reste dans l’ombre et ne pas essayer de modifier l’éclairage.
Les textes analysés sont-ils plus riches, plus « résistants » que d’autres
pour pouvoir se prêter, comme on suppose qu’ils font, à des analyses
sophistiquées qui prétendent conduire à de merveilleuses figures ? Je n’ai
évidemment pas de réponse. Mais il n’y a pas lieu de s’étonner de la
complexité du fonctionnement d’un texte. Il est beaucoup plus étonnant
qu’on puisse admettre qu’un auteur maîtrise absolument sa production, je
n’y reviens pas. Quand nous analysons un texte, nous faisons surgir, en
quelque sorte, tout un environnement discursif ; mieux, non seulement nous
multiplions les relations possibles entre les éléments qui le composent, mais
nous multiplions ces éléments eux-mêmes, en montant jusqu’à des unités
qui le dépassent (genres ou thèmes) ou en rendant perceptibles des unités de
très petite dimension. Mais il faut bien en venir à la question cruciale : une
fois acceptée la complexité des opérations, qu’est-ce qui revient au texte et
qu’est-ce qui revient à l’analyse ? Nous n’avons sans doute pas à traiter
cette question dans notre domaine autrement que dans les autres. D’abord,
pour faire simple : on essaie de rendre compte d’un objet de la manière la
plus économique et si tel élément observable ne peut pas être pris en
compte, on change la théorie. Ce qui revient à dire que le texte qu’on avait
construit avait été excessivement appauvri. Par ailleurs, le critique, le
poéticien, l’analyste, etc., propose ses hypothèses : il a préalablement choisi
le texte (voir plus haut pour ce qui me concerne), mais il a aussi choisi les
« faits », ce qui lui paraît être « à expliquer ». Et c’est là que tout devient
délicat. Est-ce qu’on va expliquer ce qui est difficile ? Sans doute, mais
n’est-ce pas, dans ce qui est difficile, ce qui est digne d’être expliqué ? voire
ce qui semble digne d’être expliqué ? Sans doute, le plus souvent. Une
communauté de lecteurs a environné le texte d’un certain nombre de
questions qui, en quelque sorte, ont fini par faire partie de lui : le réseau
textuel intègre inévitablement sinon des énoncés critiques, du moins les
effets de gestes critiques, qui ont fléché certains itinéraires et surligné
certaines connexions. Pour pallier cet inconvénient, idéalement, on essaiera
d’établir, de construire la difficulté, on pourra même s’exercer à commencer
par des difficultés qui semblent a priori fort peu intéressantes. Se demander
par exemple si, dans La Princesse de Clèves, le tableau de la cour est ou
non une exposition, et si même il existe comme « morceau », est futile en ce
sens que la question est a priori tout à fait périphérique. Et pourtant le
décentrement n’est peut-être pas encore suffisant. Je dois en effet
reconnaître après coup que je n’ai pas été capable de m’abstraire d’une
tradition : la critique de ce tableau. S’il y a une originalité de ma question,
elle ne tient donc pas ici à l’objet sur lequel elle porte, mais seulement à la
façon de l’aborder. Peut mieux faire. Beaucoup de présupposés viennent
ainsi perturber la démarche. Il convient donc d’élaborer des stratégies qui
permettent de les soumettre à la critique. Mais il restera de toute façon un
point aveugle, qui nous ramène à la question de départ. C’est le choix du
texte. Qu’une fois le texte choisi, je le mette dans la meilleure lumière
possible, que je cherche à l’« exposer » sous le meilleur jour, cela ne me
semble pas faire problème : le meilleur jour est celui sous lequel il va
déployer toutes ses possibilités. Par contre, sauf quand, a priori, je veux
démontrer quelque chose de précis, le choix du texte est fondé sur un goût
et sur l’intuition, le sentiment qu’il a cette richesse. La communauté des
lecteurs joue ici nécessairement son rôle. Par son action, par la
sédimentation de ses interventions, elle a déjà déployé des possibilités de
l’œuvre et, même si je ne reprends pas ce « travail », ce dernier joue
confusément le rôle d’une caution. Il m’encourage en quelque sorte et me
met dans l’illusion que je pourrai déployer tous les possibles. Il n’est pas
nécessaire de souligner ce qu’il y a là d’utopie, peut-être même de folie. La
recherche a aussi besoin d’illusion.
Séquences
L’INFORME
Un premier ensemble de difficultés, quand on se tourne vers le roman,
tient à son absence quasi totale de régulation. Il mêle des matériaux
hétérogènes : des récits, bien souvent multiples et plus ou moins
hiérarchisés, des discours sur tous les sujets, des descriptions de toutes
sortes. Il n’a aucune limite de longueur ni d’amplitude. On a le sentiment
qu’il peut tout se permettre et n’offre aucune prise, le premier point
aggravant le second. En particulier, s’agissant de la composition, nous
n’avons apparemment pas cette merveilleuse concurrence de structures vite
repérables qui, par exemple, fait tout le plaisir de l’analyse du poème :
sémantiquement, c’est ainsi ; syntaxiquement, c’est autrement ;
prosodiquement, c’est encore autrement, et l’on manœuvre dans
l’enchevêtrement de structures relativement bien dessinées. A priori, rien de
tel pour le roman. Enfin, sa longueur même empêche qu’on en puisse avoir
aisément une vue surplombante et qu’on saisisse une configuration stable.
Nous sommes quasiment condamnés à appréhender la forme par le
moyen d’une lecture au fil du texte, ce qui n’est pas le plus simple – mais
c’est le prix de l’aventure. Si sa forme magnifiquement informe ouvre
largement le champ des possibles à l’écrivain, elle soulève aussi des
difficultés, et pour lui, mais c’est son affaire, et pour nous, et nous pouvons
en dire deux mots. Jean Paul (qui n’est pas si loin de Stendhal) écrivait :
OUVERTURES
Une opération particulièrement délicate est celle par laquelle on fait
entrer le lecteur dans le roman. Qu’on le veuille ou non, se dessine alors
pour lui, inévitablement, un programme.
Mais d’abord, comment, dans un texte donné, définir matériellement
l’ouverture ? Pour le dire très et trop simplement, l’ouverture est achevée
quand l’information préalable considérée comme nécessaire à l’histoire
principale est donnée. Le romancier peut évidemment vouloir s’en passer et
fournir l’information à mesure qu’il en a besoin – comme dans les
Mémoires, dit Stendhal. Nous avons vu que ce dernier opte justement pour
une forme mixte : une ouverture, mais nombre d’informations ajoutées
après coup selon les besoins. Il faut bien reconnaître par ailleurs que la
notion d’information nécessaire reste vague. Nécessaire à quoi d’ailleurs ?
À tout le roman ? C’est impensable : trop long, trop complexe. Nécessaire
au début du roman ? Mais où est le début ? À défaut d’une réponse précise,
il me semble que, pour s’en tenir aux formes les plus répandues, la moins
mauvaise est celle-ci : une négociation a lieu entre un énoncé perçu comme
secondaire (description, discours du narrateur) et un énoncé perçu comme
principal (une scène, par exemple), l’ordre étant indifférent (voir le début in
medias res). En bref, c’est une question de focalisation de l’attention
produite par un jeu sur une différence de régimes.
Le cas de la Recherche est extrême. Un morceau séparé, et donc
parfaitement repérable, met en place le roman, comme pourrait le faire,
selon une solide tradition, quelque avertissement de quelque pseudo-éditeur
(voici dans quelles circonstances le livre que vous allez lire a été écrit, ou
voici comment l’histoire que vous allez lire m’a été délivrée). Mais l’effet
visé est tout autre et inédit : il s’agit de donner un commencement absolu
tout en produisant un effet de reconnaissance. (À noter par ailleurs que le
mauvais début est un récit singulatif, et le bon un mixte de discours
descriptif et de récit itératif : le monde à l’envers – l’histoire avant son
cadre.) D’une manière moins surprenante, Balzac suppose de multiples
histoires avant celles qu’il raconte et se lance dans de multiples récits de
rattrapage. En principe, il n’y a aucune possibilité de sortir de cette course à
la totalité. La raison en est simple : chaque récit de rattrapage suggère en
amont d’autres histoires et demande donc qu’on les raconte. D’où
l’extraordinaire inflation de l’ouverture romanesque chez Balzac. Mais il
me semble qu’un beau jour il a trouvé une seconde voie vers la résolution
de cette difficulté majeure : le recours aux personnages reparaissants. À
partir de là, en quelque sorte, chaque roman de l’ensemble Comédie
humaine distribue l’information préalable nécessaire à tel autre.
Évidemment, dans la pratique, ce n’est pas si simple. Mais en principe,
c’est une solution magistrale. On dit très justement que cette invention
contribue de façon décisive au sentiment qu’a le lecteur d’un monde
balzacien. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a création d’un monde que s’il y a
effectivement « commencement du monde ». Il convient donc de régler
cette question. Balzac le fait par un coup de force.
Mais l’ouverture n’a pas pour seule fonction de gérer l’information.
Une seconde fonction, plus difficile à saisir, plus discrète, aux effets parfois
insidieux, c’est, nous l’avons vu, d’« orienter » la lecture, de « donner le
ton ». On pourrait distinguer des pratiques romanesques selon l’importance
accordée à cette fonction, plus grande, par exemple, chez un Stendhal que
chez un Balzac, tout à sa chasse à l’information. D’ailleurs, si la délivrance
de l’information fait nécessairement l’objet d’un calcul, la seconde fonction
de l’ouverture peut être abandonnée au lecteur. Qu’on le veuille ou non, en
effet, les premières pages d’un roman sont prises comme une indication sur
la suite, un programme de lecture, une invitation à le recevoir de telle ou
telle façon. Elles indiquent le type d’intérêt qu’on va y trouver, elles
annoncent le ton ou la couleur.
Le lecteur peut se tromper, voire être trompé, et l’on trouve à l’œuvre,
dans cette zone sensible qu’est le début, des manœuvres sinon perverses, du
moins retorses. Ainsi, l’ouverture de Manon Lescaut annonce clairement la
couleur, à moins qu’il ne s’agisse que d’une couleur. De subtils
déplacements auront lieu, en effet, et les jeux d’éclairage ne seront pas le
moindre attrait de ce roman. On pourrait dire que, dans un cas comme celui-
là, où le récit ne commence pas par le début de l’histoire, les deux fonctions
de l’ouverture ont été dissociées : le ton a été donné avant que l’information
nécessaire n’ait été délivrée. On a vu les conséquences. Pour le dire en
termes plus sérieux, ce roman exploite au mieux la dissociation et en fait un
ressort dramatique. Quoi qu’il en soit, en effet, les premières pages pèseront
toujours. Les personnages de La Princesse de Clèves sortent du tableau de
la cour, et le destin de cette cour dans l’Histoire et dans le roman va rester
déterminant. L’extraordinaire allégresse du début de La Chartreuse me
paraît donner un modèle définitif. Lecteur, j’aurai tendance à lire la
séquence Waterloo sur le même mode, si bien que, en dépit de l’Histoire,
une allure « à la Waterloo » se calque sur l’allure à l’italienne. Il est
remarquable, dans ce cas, qu’on nous donne le ton sans avoir indiqué quel
est le sujet, de sorte que nous avons la couleur sans avoir l’objet. À la
différence de ce qui se passe avec Manon Lescaut, pas de structure
analeptique et pas non plus d’usage retors du procédé : c’est un glacis qui
est étendu sur tout le roman.
UNITÉS
Dans les exemples analysés, les unités données, prédéterminées, quand
elles existent, ne sont guère exploitables. Il faut donc aller du côté des
catégories critiques. S’agissant de roman, la narratologie nous fournit un
arsenal de termes capables de désigner des parties : récit / discours,
scène / sommaire, récit / description… La dramaturgie, pour l’intrigue, a le
sien, qui peut se combiner assez aisément avec le précédent : exposition,
nœud, péripétie, épisode, dénouement… Cet arsenal indispensable est à
compléter si l’on veut traiter de la composition du texte romanesque, dont le
récit, en tant que discours particulier et en tant que mise en ordre d’une
histoire, n’est qu’une dimension. Dans tous les cas, faute d’unités données,
c’est à nous que revient la responsabilité de construire des séquences.
Modules
Configurations
RÉDUCTIONS
Il y a un moment où l’analyse exige que l’on passe du microcontexte au
macrocontexte. C’est ce que j’ai appelé (paradoxalement) le travail de
réduction. J’en ai développé longuement quelques exemples : l’architecture
complexe d’une lettre de Mme de Sévigné, la configuration de la nouvelle
de Balzac, les grandes figures de la séquence du dîner Guermantes et du
début de la Recherche, remarquablement actives des petites aux grandes
unités ; ou encore, dans La Princesse de Clèves, la complexité d’un
enchaînement narratif et d’une série d’analyses psychologiques qui se
réduisent en un dessin très net (le montage parfait de la succession des
aveux dans leurs diverses modalités : au mari / à l’amant, offert / dérobé, à
Paris / à Coulommiers (Voir supra.)).
La réduction ne consiste pas à focaliser l’attention sur une petite partie
du texte ou de la séquence examinés, mais à dépouiller progressivement,
prudemment le texte ou la séquence d’éléments sémantiques ou thématiques
qui en brouillent les lignes. Il est parfaitement stérile de prétendre viser la
forme hors de considérations sémantiques. S’agissant de prose, c’est bien,
pour une bonne part, le sémantisme qui, vu de près, nous permet de
déterminer des microséquences et de les mettre progressivement en relation
les unes avec les autres. Le but visé est alors de parvenir à une multitude de
figures relativement simples : gradation, contraste, symétrie, renversement,
etc. Cette première étape est tout à fait comparable à l’analyse rhétorique
qui, par un effort d’abstraction, isole des figures, et l’on peut d’ailleurs en
utiliser efficacement la terminologie. On est à l’étape d’un travail fin, dans
lequel on n’hésite pas à multiplier figures et schémas de façon à disposer
d’assez d’éléments pour élaborer une combinatoire. Deuxième temps : on
prend progressivement du recul, on se place « à distance » pour examiner
des contextes plus larges. On pourra ainsi peu à peu simplifier, mettre au
point des transitions de figure à figure, étudier l’efficacité de telle ou telle
combinaison afin de passer à une autre échelle au prix d’un deuxième effort
d’abstraction. On essaie enfin de construire une forme d’ensemble qui rende
perceptible la composition du texte.
La question se pose de la pertinence de la configuration ainsi obtenue. Il
n’est pas déraisonnable de penser qu’elle aura une pertinence au-delà de la
séquence ou du texte analysés. Nous en avons eu une confirmation avec
Proust, qui réutilise les mêmes « figures » d’un niveau à un autre (des
petites aux grandes unités du texte) et d’une grande séquence à une autre. Et
l’on peut rêver : dès lors que nous arrivons à des configurations simples,
nous sommes tentés de les manipuler, de les améliorer, de les modifier et de
nous demander à quelles conditions elles seraient réutilisables bien au-delà
des modestes corpus à partir desquels elles auraient été élaborées.
TRANSITIONS
Quant aux passages d’un régime, d’un équilibre, d’une configuration à
l’autre (puisque nous les saisissons dans le temps), je reviens sur un
mécanisme absolument essentiel en général et particulièrement dans le
genre protéiforme par excellence qu’est le roman : la transition. Elle ne peut
s’analyser que si l’on pluralise le texte en une collection d’énoncés. Pour
élaborer une hypothèse sur la ou les cohérences d’un texte, on n’a pas
besoin de la notion de transition : on cherche ce par quoi les différents
énoncés qui composent le texte tiennent ensemble. Par contre, dès qu’on
s’intéresse au processus de lecture, à sa dynamique, dès qu’on veut
comprendre ce qui se passe au fil du texte, la transition apparaît comme le
procédé fondamental. Il ne lui est pas demandé de tenir ensemble tous les
énoncés, mais ceux qui se succèdent immédiatement, encore qu’il puisse y
avoir aussi dans cette opération la disposition de pierres d’attente pour des
énoncés plus lointains.
Quoi qu’il en soit, il me semble que le mécanisme en général peut être
décrit de la manière suivante : le texte fonctionne selon un régime donné ;
est introduit un élément compatible avec le régime suivant, mais cet
élément reste au second plan ; la transition consiste, au prix d’une
modification de la hiérarchie, à faire passer cet élément au premier plan et à
l’intégrer dans le nouveau régime. L’idée de compatibilité permet de traiter
la question en termes de possibilité : compatible, c’est-à-dire ici
« susceptible de s’accorder avec », et non « qui s’accorde avec ». Ainsi,
dans La Chartreuse, le régime historique du début est formellement
compatible avec le régime romanesque de la suite (retournements de
situation, succession de sentiments contraires) (Voir supra.). La
compatibilité de régimes différents peut se manifester très progressivement.
Comment, dans La Princesse de Clèves, passe-t-on des événements qui
bouleversent la cour à l’avènement d’un nouveau régime romanesque ? La
très lente agonie de la cour et la très lente résurgence d’un nouveau
romanesque se superposent peu à peu : déplacements, mise en place de
nouveaux décors se font discrètement et voilà que nous nous trouvons dans
un autre espace.
Une transition efficace est perçue après coup. Quant à la modification
de la hiérarchie des énoncés, c’est un procédé qui dépasse largement la
question de la transition. On pourrait penser qu’il y a des cas où un
changement de régime n’est pas une modification de la hiérarchie, la
substitution d’une dominante à une autre, mais la substitution pure et simple
d’un régime à un autre. Or, il me semble que, quels que soient les contextes,
la mémoire du lecteur conserve quelque chose du régime précédent. Nous
en avons vu des exemples : dans nos pratiques ordinaires de la lecture, nous
sommes sans doute plutôt portés au compromis, à mixer les régimes en
quelque sorte (la question du « mélange » chez Prévost) ; dans l’analyse, il
convient de marquer les différences et donc de mesurer le nouveau à l’aune
du précédent, qui ne disparaît pas, plutôt que de parler de remplacement
d’un régime par un autre.
Est-ce à dire que la transition est le signe même du bon fonctionnement
du texte ? Grâce à elle, ne passe-t-on pas en douceur d’un ensemble
d’énoncés à un autre, d’un régime à un autre, d’un système à un autre ? En
fait, ces descriptions de l’opération ne sont pas équivalentes. Une fois de
plus, il faut distinguer analyse et lecture courante. Si l’on parle en termes de
systèmes, il y a nécessairement un moment de déséquilibre dans le passage
d’un système à l’autre (ce que j’ai appelé ailleurs un dysfonctionnement).
Par contre, dans la lecture courante, si la transition est « réussie », je peux
parfaitement me trouver dans un régime de texte que j’ai adopté sans me
rendre compte que j’ai renoncé au précédent (de remarquables cas chez
Proust). La raison m’en paraît assez simple : si je peux analyser une
transition, c’est que je vois cet élément compatible introduit dans un régime
donné, en attente, comme dans l’ombre, avant que les hiérarchies ne soient
changées et qu’il ne vienne sous la lumière avec son environnement, c’est-
à-dire avec le nouveau régime du texte. En d’autres termes, si je peux
analyser une transition, c’est que, d’une certaine façon, l’énoncé compatible
m’est apparu un instant comme un énoncé parasite.
C’est bien le travail sur les différents régimes d’un texte et sur
l’agencement de ses énoncés qui nous a permis de faire des hypothèses plus
générales sur sa forme. Si nous voulons analyser la découverte progressive
de la configuration générale d’un texte, nous irons inévitablement de
configurations locales en configurations locales, et il faudra rendre compte
des principes de ces changements. Dans la perspective définie, la première
condition pour comprendre le passage d’une configuration à une autre, c’est
que les deux soient suffisamment complexes : les questions de dominantes
et de compatibilités exigent que l’analyse ait défini, à ce niveau, des formes
« composées », dont tel élément est peu visible, tel autre sous la lumière.
Aussi pourrons-nous parler de la transition en termes de jeu de structures.
Par exemple, localement, des chevauchements de structures aménagent des
sortes de transitions métonymiques : c’est la translation par laquelle
Mme de Martigues passe de la chronique de cour au roman romanesque
(Voir supra.), ou, en sens inverse, le rôle de vecteur joué par Nemours dont
l’indiscrétion offre à la cour ce qui appartient au jardin (Voir supra.). Des
microlectures dégagent similitudes et différences, des visions de loin
cristallisent les données pour essayer de définir ultimement la configuration
générale d’un texte, soit les formes utilisées et le principe de leur
succession.
La bonne distance
HORACE
Quelle est la bonne distance ? L’« Art poétique » d’Horace,
inévitablement convoqué sur ce terrain, ne tranche pas :
Il en est d’une poésie comme d’une peinture : telle, vue de près, captive
davantage, telle autre vue de plus loin ; l’une veut le demi-jour, l’autre la
lumière, car elle ne redoute pas le regard perçant du critique ; l’une a plu
une fois, l’autre, si l’on y revient dix fois, plaira encore.
(Ut pictura poesis ; erit quae, si proprius stes,
te capiat magis, et quaedam, si longius abstes ;
haec amat obscurum, volet haec sub luce videri,
judicis argutum quae non formidat acumen ;
5
haec placuit semel, haec deciens repetita placebit .)
Il n’y a pas pour Horace deux (bonnes) façons de regarder une œuvre
littéraire ou une œuvre picturale, il n’y en a qu’une, celle qui convient au
cas particulier, qui est adaptée à tel objet singulier. Pour chaque œuvre il y a
une bonne distance. Donc, pas de norme universelle. Mais, apparemment,
une hiérarchie. Le contexte est troublant. Je suppose que l’œuvre qui veut la
pleine lumière et n’a rien à craindre de qui la juge est meilleure que celle
qui demande le demi-jour (la première résiste en effet au regard acéré du
critique), ou que l’œuvre qui plaira dix fois est meilleure que celle qui ne
plaît qu’une fois. Horace voit apparemment avec indulgence un certain
nombre de faiblesses, il accepte le divers, l’inégal. L’argument est qu’il
convient de supporter dans la poésie ce que l’on supporte dans la peinture –
comme si les jugements émis sur la peinture étaient moins sévères. Le
propos qui précède immédiatement développe clairement l’idée d’une
indulgence nécessaire :
Mais justement, pour la question précise qui nous intéresse (la distance), le
texte d’Horace ne donne aucun indice qui permette un jugement de valeur :
y a-t-il une différence de valeur entre l’œuvre qui demande à être vue de
près et celle qui demande à être vue de loin ? et d’ailleurs de quels types
d’œuvres s’agit-il exactement ? Il faut revenir ici au fondement de la
comparaison célèbre entre toutes de la poésie avec la peinture.
Si l’opposition entre « plaire une fois » et « plaire dix fois » ne semble
pas renvoyer très particulièrement à l’art pictural (sinon qu’il est sans doute
plus fréquent de passer dix fois devant une peinture, voire cent devant une
fresque, que de lire dix fois une œuvre), le rapport à l’éclairage, d’une part,
et le rapport à la distance du spectateur, de l’autre, sont évidemment très
caractéristiques et propres à la peinture. C’est à partir de là que le propos
devient difficile. La vision de près et la pénombre ne semblent pas aller
ensemble : a priori, une œuvre qui aurait quelque défaut appellerait
vraisemblablement le demi-jour et une vision de loin. Et pourtant, dans
l’ordre du texte d’Horace, on trouve d’un côté : de près, dans l’ombre, vue
une seule fois (trois manières supposées de dissimuler une imperfection) ;
de l’autre : de loin, en pleine lumière, vue dix fois. « De loin » et « en
pleine lumière » sont associés. Cette distribution nous conduirait à penser
contre toute attente que l’œuvre qui demande à être vue de loin est
meilleure (moins entachée de défauts) que celle qui demande à être vue de
près, c’est-à-dire, si l’on suppose une hiérarchie, qu’il y a des défauts qu’on
voit de loin et non de près. Il pourrait s’agir de la disposition, de l’équilibre
des masses, de l’architecture de l’œuvre. C’est acceptable en principe : la
première règle de l’art poétique n’est-elle pas l’arrangement harmonieux
des parties ? Mais cela reste difficile dans le contexte du passage
(l’organisation de la liste). Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’argument
vraiment décisif. Mieux, il ne me paraît pas impossible de justifier l’écart
par le fait que la construction grammaticale du cas qui nous intéresse (le
premier) diffère des deux suivants : « erit quae… et quaedam », pour le
premier (de près / de loin), puis « haec… haec… » et encore « haec…
haec… », pour les deux autres (pénombre / pleine lumière et vu une
fois / vu dix fois). Nous ne serions pas dans la symétrie supposée ; nous
pourrions modifier cet ordre dès lors non contraignant et nous aurions une
série peut-être plus satisfaisante : de loin / de près ; dans la pénombre / en
pleine lumière ; vu une fois / vu dix fois. Et d’ailleurs, Horace n’écrit-il pas
que telle œuvre, si on la voit de près, « captive davantage » ? Ce ne serait
donc pas un pis-aller. Pour résumer, cette œuvre, vue de près, « prend »,
séduit (capere) davantage et ne craint pas le regard acéré du critique.
Mais je peux de toute façon m’accommoder de l’ambiguïté de ce
passage, qui ne fait pas obstacle à ma rapide analyse. Il reste en effet ces
deux considérations sur l’œuvre picturale ou littéraire : elle peut être vue de
près ou de loin ; chaque œuvre demande (Horace dit « veut » et « aime »)
une distance particulière. Si nous transposons, cela revient à dire qu’il y
aurait d’un côté des écritures qui travailleraient plutôt le « détail », à voir de
près, de l’autre, des écritures qui travailleraient plutôt les grandes masses, à
voir de loin : ouvrages de décorateur, ouvrages d’architecte pour le dire vite
et exemplifier très grossièrement.
DIDEROT
Dans son Salon de 1763, Diderot fait un commentaire célèbre du Bocal
d’olives de Chardin. Là tout se complique :
[…] c’est celle où le peintre n’a rendu vivement et fortement que les détails
qu’il a aperçus dans les objets du point qu’il a choisi : au-delà de ce point,
on ne voit plus rien, c’est pis encore en deçà. Son tableau n’est point un
tableau ; depuis sa toile jusqu’à son point de vue, on ne sait ce que c’est. Il
ne faut pourtant pas blâmer ce genre de peinture, c’est celui du fameux
Rembrandt ; ce nom seul en fait suffisamment l’éloge (je souligne).
Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa
bouche est entrouverte, il halète ; sa palette est l’image du chaos. C’est
dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’œuvre de la création.
Et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint ; et les fleurs et leur
velouté ; et les arbres et leurs différentes verdures ; et l’azur du ciel et la
vapeur des eaux qui les ternit ; et les animaux et les longs poils et les taches
variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il
s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre. Il se rassied, et vous allez
voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la mousseline,
la toile, le gros linge, l’étoffe grossière ; vous verrez la poire jaune et mûre
11
tomber de l’arbre, et le raisin vert attaché au cep .
Le mystère que l’on retrouve ici tient en bonne partie à ce que les deux
visions sont encore une fois définies comme séparées (« Il se lève, il
s’éloigne, il jette un coup d’œil sur son œuvre. Il se rassied »). Mais le
passage est subtilement difficile. Deux « œuvres » semblent décrites :
d’abord la nature, animaux et plantes, effets de lumière, nuances et
chatoiements ; puis, sur la toile, éléments nouveaux, la chair et surtout la
diversité des étoffes (pierre de touche du coloriste, selon Diderot). Comme
si l’on devait distinguer l’œuvre de la création (ou de la Création) et
l’œuvre propre du peintre, et peut-être voir en certains traits de la première
un état intermédiaire entre la palette et la toile. Nous allons retrouver cela.
En tout cas, si Diderot revient en effet à sa dialectique (approchez-vous,
reculez), il faut cependant nuancer. Quand il écrit, « sa palette est l’image
du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’œuvre
de la création », il ouvre peut-être confusément une autre voie. Ce n’est
pas : de près le chaos (le matériau), de loin l’œuvre de la création (l’image
du modèle), mais la seconde est bel et bien « tirée » du premier par l’effet
d’une étrange métamorphose.
Et il lui arrive en effet d’échapper totalement à sa dialectique. Ainsi, à
un moment où il s’émerveille de la « vérité » de la peinture de Chardin,
voici en quels termes il en parle :
C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets. Ô Chardin,
ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette ; c’est la
substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe
de ton pinceau, et que tu attaches sur la toile 12.
Ce passage du Salon de 1763 précède de quelques lignes celui que je citais
au début (« On n’entend rien à cette magie […] »). Ce qui montre un réel
désarroi devant l’événement Chardin, source d’interrogations et de tensions.
Ici, en effet, Diderot franchit bien le pas et pose le peintre non en magicien,
mais en démiurge. Chardin travaille avec « la substance même des objets ».
Nous ne trouvons pas l’idée d’une transfiguration du matériau, puisque
l’objet représenté et le matériau sont une seule et même « substance ». De
sorte que, pour revenir à notre question, la vision de près n’est alors
déformante que parce qu’elle permet de voir un nouveau type d’objet :
« l’air et la lumière », écrit Diderot.
Le propos est évidemment énigmatique. Je me contenterai d’en retenir
ici (pour un usage différé) deux points. D’abord, la touche n’est pas alors un
détail du modèle, et cela nous le savions. Dans sa biographie de Chardin,
Cochin rapporte l’anecdote suivante :
Une des premières choses qu’il fit fut un lapin […]. Il n’avait point encore
tenté de traiter le poil. Il sentait bien qu’il ne fallait pas penser à le compter
ni à le rendre en détail […] « Il faut que je le pose à une distance telle que
je n’en voie plus les détails. Je dois m’occuper surtout d’en bien imiter et
avec la plus grande vérité les masses générales, ces tons de la couleur, la
rondeur, les effets de la lumière et des ombres » 13.
FLAUBERT
Flaubert, ce sera en passant et pour l’anecdote. J’ai en effet cité en
épigraphe du chapitre sur le détail un fragment d’une lettre. En voici un peu
plus (Flaubert écrit du Caire, où il vient d’arriver) :
Où l’on voit que le « goût du détail » n’est pas premier. En effet, avant
qu’on cherche le détail, c’est le détail qui vous cherche. Ce qui est premier,
c’est un spectacle qui se fragmente et se disperse. Alors, il n’est pas
possible de décrire. Étourdissement, éblouissement, parce qu’une vision de
près s’impose, et l’on n’y peut rien. Ne reste que l’énumération des détails :
Tandis que vous marchez le nez en l’air, à regarder les minarets couverts de
cigognes blanches, les terrasses des maisons où s’étirent au soleil les
esclaves fatigués, les pans de murs que traversent les branches des
sycomores, la clochette des dromadaires tinte à vos oreilles, et de grands
troupeaux de chèvres noires passent dans la rue, bêlant au milieu des
chevaux, des ânes et des marchands 15.
Voilà donc la liste attendue. L’idée d’un désordre primordial avant une
reconfiguration est bien celle qui est avancée : le tohu-bohu en attendant la
musique, les bruits des instruments avant l’harmonie de la symphonie, le
mélange en attendant le rétablissement de la perspective. C’est le même
constat que Diderot.
Aurions-nous là, dans le négligé d’une lettre, quelque chose que
l’écriture romanesque ne pourrait rendre ? À mon avis, non. Il s’agit
évidemment d’une pose. D’une part, l’arrivée au Caire date d’un mois et
demi, et Flaubert a déjà fait de nombreuses descriptions pour différents
correspondants. Ici, c’est la première fois qu’il s’adresse d’Égypte au
docteur Cloquet. Il rejoue ce qu’il avait joué dans la première lettre qu’il
avait envoyée à son frère Achille un mois plus tôt (15 décembre) :
Mais ce qui excite, par exemple, ce sont les chameaux […] traversant les
bazars ; ce sont les mosquées avec leurs fontaines, les rues pleines de
costumes de tous pays, les cafés qui regorgent de fumée de tabac et les
16
places publiques retentissantes de baladins et de farceurs .
D’autre part, la lettre au docteur Cloquet nous donne bel et bien une
description. Nous avons affaire à une description prétéritive : je ne saurais
décrire « les minarets couverts de cigognes blanches… », etc. Le désordre
qui suit n’est pas plus frappant que dans nombre de descriptions. D’ailleurs,
un œil un peu exercé et pas trop ébloui remarquerait que l’on va de haut en
bas, et que les bruits sont notés à la fin. Notons cette belle clausule : « et de
grands troupeaux de chèvres noires […] au milieu des chevaux, des ânes et
des marchands ». La structure est bien là.
Mais Flaubert pouvait-il marquer autrement la sensation du détail, ou de
la vision sans recul ? Supposons que l’écrivain et le peintre soient dans le
même rapport à la chose vue ; leurs « rendus » sont foncièrement différents.
L’accumulation de notations descriptives sur la page n’a rien à voir avec
l’entassement et le croisement des touches sur la toile : la lisibilité des
notations n’est pas moindre que celle d’une description « en forme ». Il n’y
aurait pas de « bonne distance » pour la description. Telle est en principe la
limite de l’analogie. À moins de tenir le désordre de la composition
littéraire pour l’équivalent de la visibilité de la touche en peinture. Mais
c’est sans doute un peu simple.
PROUST
Il nous reste une tentative à prendre en compte, même si, a priori, il est
peu probable que le fameux télescope de Proust, son merveilleux instrument
optique, puisse indiquer une autre voie :
Le passage est très célèbre et, à mon avis, aussi difficile que célèbre. Je
crois qu’il faut reconnaître que quelque chose ne va pas dans cette image.
Voyons de plus près, si j’ose dire. Les lecteurs des « esquisses », écrit le
narrateur, ont pensé que leur auteur (et Proust avec lui) avait découvert ses
vérités au microscope, en fouillant les détails. J’imagine bien, en effet, un
discours critique louant la « finesse » des analyses proustiennes, faites « au
microscope » (on dirait aujourd’hui, plus agressivement, mais fidèle à une
métaphore balzacienne, « au scalpel »), l’acuité de l’observation, etc., et
Proust (ou le narrateur), qui se considérait par ailleurs un mauvais
observateur, s’indignant de n’être pas compris et refusant qu’après l’avoir
félicité, on finisse par le traiter de « fouilleur de détails », formule
évidemment très péjorative. En tout cas, pour ces premiers lecteurs, il aurait
porté son intérêt sur des choses véritablement « très petites ». Erreur. Il n’en
était rien : ces choses n’apparaissaient petites que parce qu’elles étaient très
éloignées ; elles constituaient en vérité autant de mondes. Jusqu’ici, tout va
bien.
Par contre, l’opposition du télescope et du microscope, dans ce passage,
présente une vraie difficulté. Le premier n’est en effet pas si différent du
second. Certes, pour voir des choses, grandes ou petites, de (très) loin, il
faut un télescope, mais ce merveilleux appareil n’exclut pas en principe
l’accès aux détails. Du moins faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle un
détail. Le télescope permet (éventuellement, selon sa puissance) de voir des
détails de loin (c’est une question de lumière). Là est la différence, et la
seule. Je peux imaginer un télescope si puissant qu’il me fera voir des
objets très lointains aussi petits que ceux que je peux voir « ici-bas » à l’œil
nu. Restons d’ailleurs dans la technologie classique : lorsque, caché dans le
clocher de l’église, Fabrice prend « la grande lunette astronomique » de
17
l’abbé Blanès pour observer les hommes et les femmes dans la rue , il peut
certainement voir des « détails ». Quant au microscope, il donne bel et bien
à l’observateur la possibilité de découvrir des mondes. Et l’on n’a pas
attendu les progrès technologiques modernes pour rêver sur ces mondes de
l’infiniment petit. C’est le fameux ciron de Pascal, dont on fouille le corps
jusque dans ses parties les plus délicates :
Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau, je lui veux peindre non
seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la
nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité
18
d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre […] .
Que le duc, en se levant, « vacille sur des jambes flageolantes » n’est pas un
« détail » plus ou moins trivial. L’image des hommes sur les échasses
trouve là toute sa pertinence. Nous devons en effet les voir immenses, non,
en vérité, parce qu’ils sont « objectivement » grands, mais parce qu’ils sont
à la taille d’un autre monde, incommensurables avec nous. Il faut voir le
duc de Guermantes s’élever, immense et fragile, et comprendre qu’il est la
mesure du temps. En ce sens, il est un personnage fabuleux.
D’autre part et surtout, le recours à l’image du télescope est le moyen le
plus efficace de refuser radicalement la notion même de détail. Le
télescope, contrairement au microscope, n’est pas une machine à détailler.
La petite chose n’est pas ici un fragment anodin d’un objet que j’ai devant
moi (et que je connais), mais bien un objet essentiellement différent : je vois
un objet, et cet objet appartient à un monde que je ne connais pas. Et je suis
de nouveau invité à une conversion du regard. Où l’on retrouve la question
de la touche du peintre. Certes, je pourrais considérer que la touche du
peintre est un détail du tableau, au sens d’un élément qu’une technique
d’agrandissement me permet de découvrir. Mais, nous l’avons vu, je peux
aussi (et, peut-être, au contraire) considérer que la touche est proprement la
trace d’un mouvement, d’une lumière, d’un volume, la trace d’un
environnement, de quelque chose qui dépasse infiniment l’objet représenté.
Et l’on pourrait ici aller jusqu’à dire : sous le pseudo-détail, la loi. Le
passage cité me donne en effet un code de lecture : moi, lecteur, je dois
« comprendre » que ce que je lis est vu de très loin, n’est pas à mon échelle,
est autre, et tout doit s’en trouver radicalement changé. Chacune de ces
petites choses prend un nouveau sens et une nouvelle fonction. Le narrateur
n’a pu les décrire sans comprendre les grandes lois étranges qui les
régissent. Mieux, à ces petites choses, on peut substituer les grandes lois
elles- mêmes.
Mais une question plus que délicate, et peut-être incongrue, se pose
alors inévitablement : à quoi ces lois peuvent-elles bien ressembler ?
Grâce à son télescope, donc, le narrateur-auteur de la Recherche
découvre un autre monde, avec autant de « détails », peut-être, mais vus de
20
loin ; il découvre une planète qui est à la fois « tout comme chez nous » et
« pas comme chez nous ». Voyez la première rencontre avec Albertine :
Si nous ne comprenons pas, nous avons des excuses. Tous peuvent en effet
se tromper :
Il faut apprendre à voir la figure sous le figurant, c’est une première étape.
Le narrateur n’a pas vraiment utilisé un télescope. Que s’est-il passé ?
En regardant attentivement, et de près, il a simplement perçu autre chose
que l’objet, il a compris que l’objet n’était pas ce que l’on croyait. Ainsi, au
sortir de la lecture d’« un volume du journal inédit des Goncourt » :
Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais
c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se
manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui
faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait,
mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l’observation n’en
profitait pas (ibid., p. 296).
ou bien :
comme un chirurgien qui, sous le poli d’un ventre de femme, verrait le mal
interne qui le ronge,
ou encore :
J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que quand je
croyais les regarder je les radiographiais,
et enfin la clé :
MICROSCOPIES
Revenons un instant à la comparaison avec la peinture. Non seulement
le peintre peut montrer la touche, mais, le voudrait-il, quel que soit le fini de
son tableau, il ne peut pas la cacher absolument. L’écrivain semble ne pas
avoir l’équivalent : nous l’avons vu à propos de Flaubert, aucun désordre de
la composition littéraire ne sera l’équivalent de la visibilité de la touche en
peinture. L’écrivain garde cependant la possibilité de nous demander de lire
autrement. C’est comme si le peintre nous disait : « sachez voir la touche
sans vous approcher ». Tel est bien le coup de force.
Si je parle d’un monde pour l’observation duquel on a besoin d’un
télescope, je suis en pleine ambiguïté : s’agit-il du monde de la fiction que
je lis ou bien du monde qu’a observé l’auteur (ou le narrateur) pour
l’écrire ? « Le narrateur a besoin… », faudrait-il dire, ou « a eu besoin »,
car il s’est placé à de grandes distances de ces objets et de ces êtres que
nous croyons connaître. L’homme au télescope observe des mondes
lointains, régis par des lois qui leur sont évidemment propres. Mais le
produit de cette observation n’est jamais que le texte qu’il nous donne à
lire. Or, ce texte n’est pas d’emblée si étrange : dans le cas particulier de
Proust il est riche et de fines observations et de considérations générales sur
toutes sortes de sujets, disons riche et de détails et de lois, mais rien qui
puisse provoquer un bouleversement. À quoi nous sert donc, à nous
lecteurs, l’espèce d’avertissement qu’il nous donne ? Sans cet
avertissement, nous lisons chaque élément du texte comme une partie, un
fragment de l’ensemble et cet ensemble est la fiction où chaque partie,
chaque fragment trouve sa place. N’est-ce pas le bon sens même ? Ce
monde nous est certes a priori inconnu, mais cette méconnaissance est toute
relative et les descriptions qu’on nous en a faites le rendent parfaitement
vraisemblable. Ici c’est le monde selon Proust, là selon Zola. Le lecteur,
donc, a un texte sous les yeux, il ne se sert pas d’un télescope, je suppose ;
tout au plus, éventuellement, de petites lunettes. Que fait-il avec elles de la
distance ? Apparemment, tout autre chose. Redescendons sur terre.
Les grands espaces du roman, le lecteur ne les maîtrisera pas toujours
aisément, il lui sera parfois aussi difficile d’en prendre une vue d’ensemble
que de mémoriser le détail.
Difficile d’en prendre une vue d’ensemble, en effet, s’il n’a pas des
repères ou un code auxquels il puisse se référer en utilisant une compétence
littéraire minimale : reconnaissance d’un genre, reconnaissance d’un type
de scène (il s’agit d’une première rencontre, d’une scène de dépit, etc.),
reconnaissance d’une procédure (cette description est une description cadre,
ce discours est une manœuvre de séduction, je vois venir la fin, etc.). Ces
repères ou ce code donnent des indications approximatives qui se
préciseront peu à peu en allant des parties au tout et inversement. À défaut
de repère (comme il arrive pour une longue scène proustienne, par
exemple), le texte se disperse et il faut lire et relire si l’on veut dégager les
grandes articulations. Et plus les transitions seront fluides, plus l’opération
sera difficile. Cependant, s’il y a certainement là une difficulté pour le
critique, le plaisir du lecteur ne s’en trouvera pas nécessairement diminué. Il
n’est pas forcément désagréable de s’égarer dans la fiction, de ne pas savoir
où l’on est ni où l’on va, et l’attention flottante réserve de belles surprises.
Quant à la prolifération du détail, elle peut provoquer, elle aussi, de
sérieuses difficultés de lecture : que faut-il retenir ? comment mémoriser ne
fût-ce, parfois, que les noms ? et peut-on voir le détail de loin ? Cela n’a
aucun sens. De fait, dans les pratiques de lecture ordinaire, si les grands
schémas narratifs sont perceptibles, on est sauf, et l’on se réjouit ou non du
détail, c’est selon. Il me semble, par exemple, que les dysfonctionnements
d’un Stendhal passeront le plus souvent inaperçus, et qu’on en retiendra
plutôt une sensation de liberté et la mémoire d’une écriture brillante,
scintillante ; que les détails du conte de Flaubert s’inscriront assez vite dans
une esthétique de l’hétéroclite, avant, peut-être, que des effets de
construction et de continuité ne finissent par en effacer l’incongruité, etc.
En somme, comme l’écrivait à peu près Horace, il y a des cas où le lecteur
verra de loin et des cas où il verra de près. Il accommodera son regard aux
circonstances… ou à son humeur.
Mais si nous considérons maintenant l’activité critique ou théorique, il
en va tout autrement. Ni le critique ni le théoricien ne disposent de ces
arrangements.
S’agissant des grands espaces, comment les appréhenderaient-ils sans
préjugés ? En auraient-ils une vue surplombante sans avoir posé au
préalable des modèles reçus ? Certes, ils peuvent négocier avec ces préjugés
et ces modèles, s’en servir provisoirement, puis les mettre en question
quand ils rencontrent des difficultés. Nous avons vu et mis à l’essai ces
démarches. Mais, justement, la « crise » du modèle passe toujours par
l’épreuve d’une lecture de près. La détermination des grands équilibres
n’est pas concevable sans elle. Or, quant au détail, nous ne nous sommes
pas débarrassés, dans la réflexion qui précède, des difficultés inhérentes au
maniement de la notion. Ici comme ailleurs, le détail pour l’un n’est pas le
détail pour l’autre. Le « fouilleur de détails » qu’aurait été le narrateur
proustien selon ses premiers lecteurs était vu comme un collectionneur de
petites choses ; et pourtant il affirme qu’il voit des mondes de loin.
Laissons-le là. C’est une position d’auteur, et d’autorité. On pourra
reprocher à l’analyste de s’intéresser, lui aussi, à de petites choses, autant
dire à des broutilles, mais ce modeste personnage n’aura certainement pas
l’autorité nécessaire pour déclarer qu’il faut voir son travail autrement. Tout
au plus essaiera-t-il de définir le traitement de ces petites choses. Suivons-le
sur ce terrain.
L’hypothèse est la suivante : des objets que nous croyons connaître
doivent prendre sens dans un monde que nous ne connaissons pas. Tel
élément n’est pas d’emblée tenu pour partie de tel ensemble, parce que, tout
simplement, je ne connais pas l’ensemble. Cette ignorance, fondamentale, a
deux raisons : non seulement la lecture au fil du texte interdit évidemment
une vue surplombante, mais l’ensemble est toujours, nous l’avons vu, le
résultat d’un compromis, d’un lissage du texte.
Le point sensible, dans cette affaire, est sans doute cette mise entre
parenthèses des savoirs. Mais soyons raisonnables : il ne s’agit pas tout à
fait de feindre l’ignorance. Disons qu’il n’est pas question de s’adapter, de
« s’accommoder » ; il faut plutôt chercher le dépaysement, jouer de la
diversité des points de vue. Or, l’analyse au plus près du texte provoque
toujours un effet d’étrangeté, elle fait toujours surgir des difficultés, et c’est
son intérêt. Dans la lecture microscopique, n’interviennent pas les
régulations que l’on fait spontanément dans une lecture plus rapide et plus
totalisante. Pas de lissage. Il s’agit d’une lecture arrêtée, caractéristique
d’une lecture élaborée. De loin, on voit mieux ; de près, c’est comme chez
Chardin. On peut lire la prise de distance décrite par Diderot comme une
allégorie du lissage du texte, de la dialectique du microcontexte et du
macrocontexte. Plutôt, donc, que de parler d’ignorance feinte, il faudrait
parler d’ignorance choisie : on prend un objet par où il nous est inconnu. Et
le plus simple, si j’ose dire, est alors de l’observer de très près, avant que
des rectifications de toutes sortes ne soient intervenues. L’essentiel est là, ce
n’est au fond qu’une manière de réduire le préjugé. Et tant pis pour la
dialectique du tout et du détail, qui conduit à des solutions réductrices.
En d’autres termes (ceux de l’œuvre écrite), je postule que les énoncés
doivent prendre sens dans un contexte d’un autre ordre : un ensemble de
lois inédites qui déterminent leur configuration. Il faut donc d’abord que
nous préservions au mieux l’altérité des petites choses, que nous ne
gommions pas, par inadvertance, leur singularité. Nous commencerons par
les décrire, en prenant nos distances, en les regardant de loin. Bref, nous y
verrons des formes. L’étrangeté de l’objet observé ne permet pas, en effet,
de l’identifier ni d’en nommer les traits, et une appréhension prudente nous
conduira inévitablement à un repérage formel. Nous aurons ensuite à
intégrer ces formes dans un système, ou plutôt à construire un système où
elles puissent s’intégrer, puisque nous ignorons à quel monde elles
appartiennent. Éventuellement, nous les mettrons en attente d’un
rapprochement, nous les laisserons à leur étrangeté en attendant de définir
une loi qui les régisse. Et nous recommencerons patiemment, avec bon
espoir de leur trouver, à terme, de grands espaces, la lumière qui les éclaire
et le mouvement qui les anime. Pour résumer grossièrement, dans un cas,
un élément du texte est déterminé par le tout dont il fait partie, et ce tout,
nous l’appréhendons selon les catégories habituelles (une œuvre littéraire,
faite de mots, racontant une histoire, décrivant tel type de monde,
appartenant à tel genre, etc.) ; dans l’autre, ce sont les observations des
éléments qui permettent peu à peu d’accéder à un vaste contexte tout à fait
nouveau (la configuration que leur agencement nous permet d’esquisser).
Au début de ce livre, je proposais de considérer les constituants du texte
comme des systèmes instables (Voir supra.). Nous les retrouvons ici :
variations de l’objet avec les variations du regard. Et l’on peut préciser en
faisant un pas de plus : c’est de près que tout se complique, parce que c’est
là que la variation est la plus forte, là qu’à un moment se fait un saut
qualitatif. Encore une fois (la dernière), la touche du peintre n’est pas un
détail du tableau, elle est d’un autre ordre. Chez Chardin, la matière
picturale palpite et brouille les lignes et, si l’on allait du côté de chez
Vermeer, on verrait des grains de couleur et de lumière menacer et
enchanter le motif. À quels mondes appartiennent cette matière, ces grains
de lumière ? De même, quand le texte, chez Proust, se creuse, se resserre et
se dilate, quand, chez Stendhal, il risque de se vaporiser en dentelles
légères, à quels mondes appartiennent cette pulsation, ces dentelles ? Ce
que l’on observe dans la lecture de près est la manière dont se combinent
les énoncés, on y perçoit les traces d’un mouvement, d’un écart, d’un élan,
et l’on peut s’essayer à en dessiner la figure. C’est en quelque sorte le
substratum formel de l’œuvre lisible. Nous y sommes enfin. On l’avait
deviné, la lecture de près est une lecture au télescope.
*
Quand nous découvrons, en lisant La Princesse de Clèves, une forêt,
puis le bord d’un étang, c’est un décor concret, vraisemblable et charmant :
la cour est à Fontainebleau, lieu propice aux abandons et aux confidences
royales. Mais cette forêt, cet étang, ce décor, c’est aussi, c’est surtout
l’affleurement discret d’un massif énorme, les sédiments d’un romanesque
immense, très ancien et vivant, qui nourrit la brève nouvelle historique :
Un soir que le roi et toutes les dames s’étaient allés promener à cheval dans
la forêt, où elle n’avait pas voulu aller parce qu’elle s’était trouvée un peu
mal, je demeurai auprès d’elle ; elle descendit au bord de l’étang, et quitta
la main de ses écuyers pour marcher avec plus de liberté.