Vous êtes sur la page 1sur 5

26.

Le Moi

Vous qui scrutez avec une patience mystique l’arcane de la


nuit mystérieuse, vous qui avez compris l’énigme qui se
cache dans chaque cœur, la résonance d’un véhicule au loin,
d’un vague écho, d’un son léger dans le lointain, écoutez-
moi : dans les moments de profond silence, lorsque
surgissent du fond de la mémoire les choses oubliées, les
temps passés, lorsque viendra l’heure des morts, l’heure du
repos, vous saurez étudier ce chapitre du cinquième
évangile, non seulement avec le mental, mais aussi avec le
cœur.

Comme dans une coupe d’or, je déverse dans ces lignes mes
douleurs des lointains souvenirs et des malheurs funestes,
les tristes nostalgies de mon âme enivrée de fleurs, chagrin
de mon cœur triste de tant de fêtes.

Mais qu’est-ce que je veux dire par là ? Mon âme, voilà que tu
te lamentes de tout ce passé par des plaintes vaines ?

Tu peux même marier la rose odorante et le lis, et il y a des


myrtes pour ta douloureuse tête grise.

L’âme, rassasiée de vains souvenirs, immole cruellement ce


qui réjouit l’ego, comme Zinga, reine de l’Angola, noire
lubrique.

Tu t’es réjoui d’horribles bacchanales, de plaisirs idiots dans


l’agitation mondaine, et à présent, pauvre de toi !, écoute
l’imprécation terrible de l’Ecclésiaste !

128
Malheur à toi, pauvre ego ! Le moment de passion
t’ensorcelle, mais vois comme le Mercredi des cendres
approche. « Memento, homo. »

C’est pour cette raison que les âmes choisies se dirigent vers
la montagne de l’initiation, et qu’Anacréon et Omar Khayyam
s’y expliquent.

Le temps passé ronge tout, inclément, et il se dépêche à le


faire ; sachez le vaincre, ô Cynthia, Chloé et Cydalise !

En l’absence du moi et au-delà du temps, j’expérimentai ce


qu’est le réel, cet élément qui transforme radicalement.

Vivre le réel au-delà du mental ! Expérimenter de façon


directe ce qui ne relève pas du temps, voilà une chose
certainement impossible à décrire en paroles.

J’étais dans cet état connu dans le monde oriental sous le


nom de Nirvikalpa-Samadhi. Tout en étant un individu,
j’avais dépassé toute individualité ; je sentis pour un instant
que la goutte se perdait dans l’océan qui n’a pas de rivage ;
mer d’une lumière indescriptible, abîme sans fond, vide
bouddhique rempli de gloire et de félicité.

Comment définir le vide Illuminateur ? Comment décrire ce


qui est au-delà du temps ?

Le Samadhi devint extrêmement profond ; l’absence absolue


du moi, la perte de l’individualité, l’impersonnalisation qui
devenait de plus en plus radicale, me causèrent de la peur.

Oui, peur ! J’eus peur de perdre ce que je suis, ma propre


particularité, mes affections humaines ! Comme elle est
terrible, l’annihilation bouddhique !

129
Rempli de terreur, voire de frayeur, je perdis l’extase ; de
retour dans le temps, je revins dans la bouteille du moi, je
tombai dans le mental.

C’est alors, pauvre de moi !, c’est alors que je compris la


lourde plaisanterie de l’ego : c’est lui qui souffrait, lui qui
craignait pour sa propre vie, lui qui criait. Satan, le moi-
même, mon cher ego, m’avait fait perdre le Samadhi. Quelle
horreur !, si je l’avais su avant…

Et dire que les gens adorent tant l’ego, qu’ils le qualifient de


divin, de sublime. Qu’est-ce qu’ils peuvent se tromper, c’est
sûr ! Pauvre humanité !

Au moment où j’ai vécu cette expérience mystique, j’étais


encore très jeune, et elle (la nuit, le firmament) se nommait
Uranie.

Ah !, folle jeunesse qui joue avec les choses de ce monde et


qui voit en chaque femme une nymphe grecque même si elle
n’est qu’une chaude courtisane !

Que ce temps est loin déjà ! Mais j’en vois encore les fleurs
dans les verts orangers imprégnés d’arômes ou dans les
vieilles frégates qui arrivent des océans lointains, ou encore
dans l’icaquier ou dans les palétuviers touffus. Ô toi, visage
adoré à cette époque !, tu m’apparais comme les premiers
chagrins et les premiers amours.

Et je compris que je devais dissoudre l’ego, le réduire en


poussière, pour avoir droit à l’extase.

Mais alors, mon Dieu !, je me retrouvai devant tant et tant


d’hiers ! En vérité, le moi est un livre à plusieurs tomes.

130
Comme la dissolution du moi me fut difficile, mais j’y
parvins. Souvent je ne fuyais le mal que pour rentrer dans le
mal, et je pleurais.

À quoi bon les viles envies et la luxure avec leurs reptiles qui
se tortillent comme de pâles furies ? À quoi bon les haines
funestes des ingrats ? À quoi bon les gestes livides des
Pilate ?

Dans le tréfonds des hommes les plus chastes vit l’Adam


biblique, ivre de passion charnelle, savourant avec délice le
fruit interdit ; on retrouve même une Phryné dénudée
jusque dans l’œuvre de Phidias.

Et je criai fort vers le ciel : « Donnez la science à ce fauve qui


se trouve en moi, donnez-lui cette sagesse qui fait frémir les
ailes de l’ange ! Permettez-moi, par la prière et par la
pénitence, de mettre en fuite les mauvaises diablesses ;
donnez-moi, Seigneur, d’autres yeux que ceux-ci qui ne
jouissent qu’à regarder les rondeurs de neige et les lèvres
rouges ; donnez-moi une autre bouche, où se trouvent
imprimés à jamais les charbons ardents de l’ascète, plutôt
que cette bouche d’Adam où les vins et les baisers fous
augmentent et multiplient à l’infini mes appétits de bête ;
donnez-moi des mains de pénitent discipliné qui me laissent
le dos en sang, plutôt que ces mains lubriques d’amant qui
caressent les pommes du péché ; donnez-moi du sang
christique innocent, plutôt que celui-ci qui me fait brûler les
veines, vibrer les nerfs et grincer les os. Je veux me libérer
du mal et de la tromperie, mourir en moi-même et sentir une
main affectueuse me pousser vers la grotte qui accueille
toujours l’ermite. »

Et à force de travailler intensément, mes frères, je parvins au


royaume de la mort par le chemin de l’amour.

131
Ah !, si tous ceux qui recherchent l’illumination
comprenaient vraiment que l’âme est prisonnière du moi.

Ah !, si ceux-là détruisaient le moi, s’ils réduisaient le cher


ego en poussière cosmique, l’âme deviendrait alors
réellement libre, en extase, en Samadhi continu ; ils
expérimenteraient ainsi ce qu’est la vérité.

Quiconque veut vivre l’expérience du réel doit éliminer les


éléments subjectifs des perceptions.

Il est urgent de savoir que ces éléments constituent les


diverses entités qui forment le moi.

À l’intérieur de chacun de ces éléments, l’âme dort


profondément. Quel malheur !

132

Vous aimerez peut-être aussi