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Chateaubriand – Le vague des passions (Génie du christianisme, chapitre IX) – 1802

Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le
développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées
que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des
passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la
multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé
(dezamăgit) sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante
et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide et sans
avoir usé de rien on est désabusé de tout. L'amertume (amărăciune) que cet état de l'âme répand sur la vie est
incroyable ; le cœur se retourne et se replie en cent manières pour employer des forces qu'il sent lui être inutiles. Les
anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur (acreală) des passions étouffées (înăbușite) qui
fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du Champ de Mars, les affaires
du Forum et de la place publique remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du cœur.
[…]

Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie.
L'invasion des barbares y mit le comble (culmea/maximum), et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse
très profonde et une teinte de misanthropie qui ne s'est jamais bien effacée. De toutes parts s'élevèrent des couvents
(mănăstire), où se retirèrent des malheureux trompés par le monde et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains
sentiments de la vie que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Mais de nos jours, quand les monastères ou la
vertu qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes.
Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde :
alors elles sont devenues la proie (pradă) de mille chimères (himeră/iluzie); alors on a vu naître cette coupable
mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes
dans un cœur solitaire.

J. W. Goethe – Les souffrances du jeune Werther (1774)

Lettre 13 mai

Tu me demandes si tu dois m’envoyer mes livres ?… Mon ami, au nom du ciel, ne m’embarrasse pas de ce fardeau.
Je ne veux plus être guidé, excité, animé : ce cœur fermente assez de lui-même (fierbe destul de la sine). Ce qu’il
me faut, c’est un chant qui me berce( a legăna), et je l’ai trouvé abondamment (abundent) dans mon Homère.
Combien de fois j’apaise (a potoli, a liniști), à ses chants, mon sang qui bouillonne (a da în clocot) ! Car tu n’as rien
vu d’aussi inégal, d’aussi changeant que mon cœur. Mon ami, ai-je besoin de te le dire, à toi qui as souffert si
souvent, à me voir passer de la tristesse au dérèglement, (neregulă) et d’une douce mélancolie à une passion
dévorante (sfâșiată) ? Aussi, je traite mon pauvre cœur comme un enfant malade : je lui accorde tout ce qu’il
demande. Ne le dis à personne : il y a des gens qui m’en feraient un crime.

Lettre 22 mai
La vie de l’homme n’est qu’un songe (vis, iluzie), on l’a dit souvent, et ce sentiment m’accompagne aussi sans cesse.
Quand je considère les étroites (îngust) limites dans lesquelles les facultés actives et la pénétration de l’homme sont
renfermées (închise în sine); quand je vois que l’objet de tous nos efforts est de pourvoir à des besoins qui n’ont eux-
mêmes d’autre but que de prolonger notre misérable existence, et qu’ensuite toute notre tranquillité, sur certains
points de nos recherches, n’est qu’une résignation rêveuse, que l’on goûte à peindre ( a picta) de figures bigarrées
(tărcat, bălțat) et de brillantes perspectives les murs entre lesquels on se trouve prisonnier : tout cela, Wilhelm, me
réduit au silence. Je rentre en moi-même, et j’y trouve un monde, mais de pressentiments et de vagues désirs, plutôt
que de réalités et de forces vivantes. Alors tout flotte devant mes yeux, et je poursuis en souriant mon rêve à travers
le monde.

Que les enfants ne sachent pas pourquoi ils veulent, c’est un point sur lequel tous les doctes instituteurs (profesori
învățați) et gouverneurs sont d’accord ; mais que les hommes faits, comme les enfants, s’avancent eux-mêmes sur
cette terre d’une marche chancelante (care se clatină), et, comme eux, ne sachant pas d’où ils viennent, où ils vont,
agissent tout aussi peu dans un but véritable, et soient tout aussi bien menés avec des biscuits, des gâteaux et des
verges (vărgi), c’est ce que personne ne veut croire, et moi, je trouve que la chose est palpable.

Je t’accorderai volontiers (cu plăcere)(car je sais ce que tu pourrais me répondre) que ceux-là sont les plus heureux,
qui vivent au jour le jour comme les enfants, promènent leur poupée (păpușă), l’habillent et la déshabillent, tournent
(a învârti), avec un grand respect, autour de l’armoire où la maman a serré (a strânge) les bonbons, et, s’ils finissent
par attraper la friandise convoitée (a prinde râvnitul răsfăț), la croquent (a ronțăi) à belles dents, et crient :
« Encore’…. » Ce sont là d’heureuses créatures. Ils sont .heureux aussi, ceux qui donnent à leurs occupations
frivoles, ou même à leurs passions, des noms magnifiques, et les portent en compte au genre humain, comme des
œuvres de géants, entreprises pour son salut et son bonheur…. Heureux qui peut vivre de la sorte (așa) ! Mais celui
qui reconnaît, dans son humilité, où toutes ces choses aboutissent (a ajunge) ; celui qui voit comme tout bourgeois à
son aise (satisfacție) sait façonner (a forma) son petit jardin en un paradis ; avec quelle ardeur aussi le malheureux
poursuit sa route, haletant ( a gâfâi) sous le fardeau, et comme tous aspirent également à voir, une minute de plus, la
lumière du soleil : celui-là est tranquille, et se fait aussi un monde, qu’il tire ( trage) de lui-même, et il est heureux
aussi, parce qu’il est homme. Et, si étroite que soit sa sphère, il porte toujours dans le cœur le doux sentiment de la
liberté, et il sait qu’il pourra quitter cette prison quand il voudra.

Lettre 12 août

Cela peut être, lui dis-je ; on m’a déjà souvent reproché que mes raisonnements touchent quelquefois au radotage
(flecăreală) …. Voyons donc si nous pouvons nous représenter d’une autre manière ce que doit éprouver l’homme
qui se résout à rejeter (a se hotărî să respingă) le fardeau, d’ailleurs agréable, de la vie, car nous n’avons bonne
grâce à parler d’une chose qu’autant qu’elle nous inspire de la sympathie.

« La nature humaine, poursuivis-je, a ses limites : elle peut supporter, jusqu’à un certain degré, la joie, la souffrance,
la douleur ; elle succombe (a ceda/muri), quand il est dépassé. Il ne s’agit donc pas ici de savoir si un homme est
faible ou fort, mais s’il peut supporter la mesure de sa souffrance, qu’elle soit morale ou physique ; et je trouve aussi
bizarre de dire qu’un homme est lâche parce qu’il se tue, qu’il serait absurde de nommer lâche celui qui meurt d’une
fièvre maligne. […]. Tu m’accorderas que nous appelons maladie mortelle, celle qui attaque la nature de telle sorte
que ses forces sont en partie détruites, en partie paralysées, au point qu’elle est incapable de se relever, de rétablir
par une révolution favorable le cours ordinaire de la vie…. Eh bien, mon cher ami, appliquons cela à l’esprit.
Considère l’homme dans son étroite sphère, comme certaines impressions agissent sur lui, comme certaines idées
s’emparent (a pune stăpânire pe) de lui, jusqu’à ce qu’une passion croissante finisse par lui ravir ( a răpi, a încânta)
tout sang-froid, toute force de volonté.et l’entraîne à sa perte (a duce la pierdere). C’est en vain que l’homme
tranquille, raisonnable, regarde en pitié (milă) la situation d’un malheureux ; c’est en vain qu’il l’exhorte ( a îndemna) :
tout comme une personne bien portante (o persoană sănătoasă) , qui est au chevet (căpătâi) d’un malade, ne lui
peut infuser la moindre partie de ses forces. »
Note de l’éditeur

Le découragement et la tristesse avaient jeté dans l’urne de Werther des racines toujours plus profondes ; elles
s’étaient entrelacées (a împleti) plus fortement et s’étaient emparées (a pune stăpânire) par degrés de tout son être.
L’harmonie de son esprit était complètement détruite ; une ardeur et une violence secrètes, qui agitaient
confusément toutes ses facultés, produisirent les plus fâcheux (supărător) effets,, et ne lui laissèrent à la fin qu’un
abattement (descurajare) auquel il ne s’arrachait (a se smulge) plus qu’avec des angoisses plus pénibles (dure) que
tous les maux (afecțiuni) contre lesquels il avait lutté jusqu’alors. L’angoisse de son cœur consuma les dernières
forces de son esprit, sa vivacité, sa pénétration (pătrundere) ; il devenait morose, toujours plus malheureux, et, à
proportion, toujours plus injuste. C’est là du moins ce que disent les amis d’Albert ; ils soutiennent que Werther, qui
consumait, pour ainsi dire, chaque jour tout son bien, pour éprouver (a încerca/îndurera), le soir, la souffrance et la
disette (foamete/sărăcie), n’avait pu apprécier ni cet homme pur et paisible (pașnic), qui était parvenu à jouir d’un
bonheur longtemps désiré, ni sa conduite pour s’assurer ce bonheur dans l’avenir. Albert, disent-ils, n’avait point
changé en si peu de temps ; c’était toujours l’homme que Werther avait connu dès (chiar de la) l’origine, qu’il avait
tant estimé et honoré. Il aimait Charlotte par-dessus (de mai sus) tout ; il mettait en elle son orgueil, et il souhaitait
que chacun la reconnût pour la plus parfaite des créatures. Pouvait-on le blâmer, par conséquent, s’il désirait écarter
(a se îndepărta) loin d’elle toute apparence de soupçon (a bănui) ? s’il n’était alors disposé à partager avec
personne, même de la manière la plus innocente, un si précieux trésor ? Ils avouent (a mărturisi) qu’Albert quittait
souvent la chambre de sa femme quand Werther était chez elle, mais ce n’était ni par haine, ni par éloignement pour
son ami ; c’était seulement parce qu’il avait senti que Werther était gêné par sa présence.

Le père de Charlotte fut pris d’une indisposition qui l’obligea de garder la chambre ; il envoya sa voiture à sa fille, qui
se rendit chez lui. C’était un beau jour d’hiver ; la première neige était tombée en abondance (din belșug), et couvrait
tout le pays. Werther la rejoignit ( a ajunge din urmă) le lendemain, pour la ramener ( readuce) chez elle, si Albert ne
venait pas la chercher. La sérénité du ciel produisit peu d’effet sur son humeur sombre ; une morne (abătută)
tristesse pesait ( a apăsa) sur son cœur ; de lugubres images s’étaient emparées de lui, et son esprit ne savait plus
que passer d’une idée douloureuse à une autre. Comme il vivait dans un mécontentement perpétuel de lui-même, la
situation des autres lui semblait aussi plus critique et plus troublée ; il croyait avoir détruit la bonne intelligence entre
Albert et sa femme ; il s’en faisait des reproches, auxquels se mêlait un dépit (ciudă) secret contre le mari. En
chemin, ses pensées tombèrent aussi sur ce sujet. « Oui, oui, se disait-il, avec une sourde colère, voilà cette union
intime, affectueuse, tendre et toujours sympathique ! cette paisible et constante fidélité ! Ce n’est que satiété
(saturație) et indifférence. L’affaire la plus misérable ne l’occupe-t-elle pas plus que cette chère et précieuse
femme ? Sait-il apprécier son bonheur ? Sait-il estimer Charlotte comme elle le mérite ? Elle est à lui ! fort bien, elle
est à lui !… Je sais cela, comme je sais autre chose. Je crois être accoutumé à cette pensée : elle me rendra furieux,
elle me tuera…. Et son amitié pour moi, a-t-elle persisté ? Déjà ne voit-il pas, dans mon attachement à Charlotte, une
atteinte (încălcare) à ses droits ; dans mes attentions pour elle, un secret reproche ? Je le sais bien, je le sens, il me
voit de mauvais œil, il désire que je m’éloigne : ma présence lui pèse. »

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