Vous êtes sur la page 1sur 6

1

L’ADIEU DE FRIDOLIN NKE À JACQUES FAME NDONGO


OU
LE SERMON D’UN LIBRE ESPRIT
À UN CORPS CONSTITUÉ
« Banquet des Belles-lettres1 »

Après des précisions portant sur mon style,


Je parle au corps (I),
parce que je n’ai point vu d’esprit (II).
Je m’en remets aux beaux mots (III),
avec l’espoir que l’homonculus se change en homme (IV).
Jacques,
Lorsqu’on survit à de grands périls, on a l’âge de toutes les anciennetés. Puisque tu
affectionnes les mots superficiels qui enchantent les gueux, je te conseille de lire Les Diaboliques de
Barbey d’Aureville. Tu comprendras pourquoi un jeune guerrier mérite plus de respect qu’un
vieillard fat et résigné qui se vautre dans l’insouciance et les salissures. Le premier a « pour lui le
respect d’un homme qui a pesé la vie dans tous les trébuchets du mépris et qui trouvait que rien
n’est plus beau, après tout, que la force humaine écrasée par la stupidité du destin ».
ENTRÉE : PRÉCISIONS PORTANT SUR LE STYLE
Jacques,
Ne te fie donc pas à mon jeune âge : je suis ton père ! Je peux par conséquent te tutoyer.
Car j’ai vieilli à ton insu, pendant ton sommeil, après que j’ai visité les enfers de la vie. Tu as manqué
ma douloureuse Passion : j’ai subi la Grande épreuve et je suis ressuscité, ayant goûté à la gloire sacrée
qui nous préserve à jamais de vieillir. J’ai exploré avec plaisir les mondes non-humains qui te
tourmentent à mort dans tes cauchemars et qui te poussent chaque jour à emprunter le sentier
ignoble de l’avilissement. J’ai compris que la vieillesse est comme la sagesse : elle ne s’évalue pas en
fonction du nombre d’années qu’on passe sur terre pour se gorger de bons vins et se rouler sur
d’époustouflants partenaires, mais plutôt à la qualité des sacrifices que l’on consent, à l’expérience
et à la culture que l’on acquiert dans la pénétration des secrets de la vie. On est vieux quand notre
âme retrouve sa vue et sa clarté. Être vieux, c’est mûrir et s’assimiler en peu de temps. Car :
« L’Homme sera toujours un nageur
Dans les ondes du temps qui se mesure et passe » (Vigny, Les Destinées).
Je peux donc te parler avec autant d’autorité que ma maturité dans les épreuves de la vie
m’en donne droit. Ce d’autant plus que la maîtrise des compétences rhétoriques offre un pouvoir
totalement dérisoire devant les tragédies humaines. J’ai d’abord pensé suivre le mot de Vigny : « Seul
le silence est grand, tout le reste est faiblesse ». Mais je me suis résolu à te confier ma pensée
puisqu’il m’est apparu que le dialogue vaut mieux que les vaines querelles de la barre et des
audiences. Nul universitaire ne peut confondre une conversation avec une offense, ni la curiosité
intellectuelle avec le manque de réserve, encore moins assimiler une apostrophe sans complaisance
à un outrage. Je sais que je peux encore te convertir à la seule religion qui vaille, l’amour accordée
avec la vérité.
Avec ta permission, venons-en aux faits, à l’objet de ce sermon. Le 16 novembre 2016, dans
une officine d’État, à Yaoundé, un bureaucrate signa une lettre officielle qui m’était destinée et me
la fit parvenir à Douala où je m’étais réfugié avec nos petits désaccords que tu n’as pas certainement
oubliés. Dans sa lettre, l’expéditeur parlait de nous deux. Je lus le nom du signataire de la

1Je considère mon texte, du point de vue du combat des idées, comme un dialogue imaginaire entre un philosophe
avec un sémioticien.
2

correspondance : Dr DION NGUTE Joseph. Je ne connaissais pas celui-là. Je me renseignai alors


et l’on me confia que c’était un Grand administrateur de la Présidence de la République. Que diable
un administrateur, qui a appris à commander, à manipuler l’argent et à le dépenser bêtement venait
chercher dans les affaires concernant les hommes des arts, des lettres et de pensée ? D’instinct, je
ne pus accepter l’augure de cette sollicitude. Une infaillible disposition intérieure m’a conditionné
l’esprit au point où je m’imagine que où ces gens mettent le pied, ils sèment TOUJOURS la pagaille.
Jacques, connais-tu des exceptions dans cette loi implacable de l’administration publique ?
Lorsqu’un administrateur commence à se mêler des choses de l’esprit, l’art et la littérature sont en
péril.
Aspirer à la compréhension des Belles-lettres lorsqu’on est exercé à entretenir les intrigues
et à manipuler la boue et les poux, comme je crois qu’ils sont condamnés de naissance à le faire,
quelle prétention saugrenue ! Je ne fus d’ailleurs pas surpris des soins que le bonhomme mis pour
me faire parvenir la lettre à Douala. Le facteur me confia qu’il avait spécialement recommandé
qu’elle me soit remise en mains propres. Un autre moyen subtil pour fructifier encore le cynisme
dont ces gens sont accoutumés, ai-je ruminé avec un rictus de dégoût (j’oppose un doute cartésien
à tout ce qu’ils prétendent faire de bonne foi). Ce qui m’a définitivement convaincu de la justesse
de mes prémonitions, c’est que les mois qui suivirent, il fut nommé Premier Ministre. Oui, celui-là
a vraiment gagné le Championnat de la bêtise administrative, avais-je alors conclu, serein.
I/ JE M’ADRESSE À TON CORPS
Jacques,
Ce que je craignais s’est matérialisé : ta correspondance du 31 mars 2020, et que j’ai reçu le
09 avril dernier, a sonné le glas de l’ultime espoir de te voir réintégrer la cité des Belles-lettres. Ce
qui y est écrit est indigne qu’on l’expose en détails et en public, au regard des bribes d’estime et de
respect que nos enfants et nos étudiants persistent à nourrir à notre égard, davantage par dépit que
par assentiment naturel ou par conviction saine. La volonté de nuire, l’amalgame, l’amnésie,
l’irrésolution, l’oubli, l’excès de pouvoir, l’abjection, l’inculture, la roublardise, la malchance, bref
tout y respire l’imposture et la bêtise. On y étale l’incompétence crasse et le mensonge éhonté,
comme si c’était une maîtresse lubrique qui inspirait ces lettres.
Jacques,
Au départ, j’ai cru feuilleter Soleil Satan, de Bernanos : « Chaque mensonge était un nouveau
délice dont sa gorge était resserrée comme une caresse ; elle eût menti cette nuit sous les injures,
sous les coups, au péril même de sa vie ; elle eût menti pour mentir ». En lisant ta lettre donc –
mais je crois qu’elle ne peut être de toi, – je réalise avec stupéfaction que tu as pris la température
glaciale de l’intérieur fade et miné des gens d’Étoudi... Je savais, d’expérience, qu’ils n’ont que faire
des réverbérations des esprits, fussent-ils de Grands esprits, comme nous. Nous sommes comme
le personnage Koyaga, d’En attendant le vote des bêtes sauvages d’Hamadou Kourouma. Nous, les Muses
de l’avenir, appartenons à la « race des bien nés que l’épervier pond et que le corbeau couve »,
« ceux qui fendent la grande brousse le matin, de ceux qui sont toujours trempés par la rosée ».
Nous sommes nés pour chasser les fauves avec la sagaie, comme nos braves ancêtres, les
troglodytes. Eux, en revanche, ils ont la fantaisie de réserver à notre corps, lorsque nous mourrons,
nous les Hommes de lettres et d’esprit, une sollicitude matérielle et financière dont l’enjeu est
d’accompagner le rayonnement de leur opulence sacrilège. La ruse macabre de ces mécréants, qui
consiste à donner des ordres à nos corps en les attachant avec le ruban des louanges et des médailles
posthumes, est une infamie. Ce faisant, ils oublient que la mort engloutit l’homme, elle n’engloutit pas son
nom et sa réputation. La boulimie divine est sélective, élective…
Je regrette donc que tu aies changé de camp, que tu parles maintenant le même langage que
ce DION NGUTE Joseph qui avait osé s’immiscer dans nos sujets délicats de poésie, de goût et
de pensée. Tu m’as trahi en prenant leur parti. Jacques, tu ne sens plus le bouc, comme un vrai
Bantou et tu as les manières espiègles des Blancs ou des bourgeois nègres : tu prends peur devant
des mouches intrépides et tu te rends devant les assauts de l’indignité ! Mais retiens que si tu ne
peux pas appliquer les sentences de la Justice et obéir aux instructions de ta hiérarchie, qui sont les
3

messagers des dieux, tu ne peux aspirer ni au beau ni au vrai. De même tu ne peux en aucun cas
cultiver l’équité et la charité parmi tes semblables. Quelques ravissement que puisse produire le
parfum de tes mots fluets et sans poids à la télévision, ils ne pourront guère redonner une odeur
humaine à ta silhouette débridée. Maintenant tu es trop confiné dans tes balourdises politico-
administratives pour prétendre aspirer à l’ordre très sélect des esprits, qui, toujours, tendent vers le
soleil des idées. Je t’ai envié un temps, mais je me suis ravisé. Car je me suis convaincu qu’il est
moralement infâme de se servir dans la forteresse prospère des vampires.
Pauvre Jacques,
As-tu oublié que l’art oratoire, lorsqu’il est adossé à l’éthique, enracine dans l’histoire les
divines vertus des sacrifices des hommes valeureux. Ne t’es-tu pas souvenu que, malgré tout, tu
portes encore, comme des stigmates indélébiles sur une carapace de monstre, des traces génériques
d’humanité ; que la Providence, qui te laisse respirer malgré ton désir insensé de priver tes
semblables de l’oxygène qu’elle fit pour eux, veut t’affranchir du poids de ton cœur noir afin que
puisses faire resplendir en ton être chétif le calice de la raison naturelle, en répandant dans le peuple
dont tu as la charge le vin de la lucidité qui sommeille en son fond ?
Songe à t’élever au firmament de cette dignité singulière qu’offre la fréquentation des Belles-
lettres ! Ébroue tes enracinement vénéneux dans la désobligeance et réapprends à chanter l’ode la
sincérité à quoi t’avait accoutumé le génie des grands auteurs classiques ! Décide-toi, à aspirer à une
saine grandeur et non aux illusoires élévations ésotériques ! Ces grimaces crépusculaires te
détruisent l’âme et tuent ton goût. La valeur n’est jamais dans la saleté…
Tu as confié récemment que tu es le spécialiste du français et des Odonates, plus
exactement, l’expert du zézaiement de la libellule. Le français, cette langue du glaive et de la gloire,
est constitué d’une sagesse raffinée, d’humour et de finesse. Montaigne, l’un des grands esprits qui
doit vous inspirer au quotidien disait : « Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.
Toute les autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules pour le
plus ». Le français, en principe, est donc la langue de l’honneur. Pour vivre à propos, comme le
Français que tu singes, acquitte-toi de ce qui est dû… Autrement, comment pourras-tu prétendre
être bon et heureux, sans la nostalgie de la souffrance, sans consoler les autres ?
Jacques,
La « libellule » qui t’obsède tant et que tu jalouses à trépasser a ceci de particulier qu’elle a
l’intelligence de la vie : elle ne se pose pas sur l’eau en oubliant qu’elle pourrait se noyer, comme
toi. Elle est pleine de subtilité, de stratégie et de grâce. Je me suis aussi intéressé à cette bestiole
sacrée. La force de ses appartenance colorées, ses grands yeux de bienheureux qui percent le
mystère de ton anéantissement programmé, la transparente bienveillance de ses ailes diasporiques
et le paraphe envoûtant de ses envolées légères et rythmées comprennent jusqu’au hululement
sordide de tes moindres nervures cérébrales et te comprimeront jusqu’à ce que tu crèves comme
une puce. Prend garde : nous sommes en période de grippe et de fièvre. La vertu de la fièvre
pandémique est de nous débarrasser des puces... On t’avait certainement prévenu et demandé de
demeurer en ton milieu naturel, de te contenter d’instruire ton monde. Tu comprends maintenant
que tu n’as pas le potentiel exigible pour commander aux hommes et aucune chance de diriger les
Grands esprits que nous sommes restés. Je ne peux donc être tenu comptable des convoitises
innommables qui te torturent à présent, n’ayant de surcroît jamais voulu rentrer dans les guerres
des faux Grands.
II/ PARCE QUE JE N’AI POINT VU D’ESPRIT
Jacques,
Mets-toi sous le régime de la rectitude morale et sous les auspices du renoncement
sacrificiel. Nous, les artistes, ne sommes pas destinés au Ciel du rayonnement personnel. La
porcherie des Blancs où nous avons fait nos pas décisifs d’hommes nous a constitués, comme
Amkoullel, l’Enfant peul d’Amadou Hampâté Bâ, en de petits fagots destinés à alimenter les feux de l’enfer.
Nous sommes des stimuli de la lucidité, et il n’y a point de clairvoyance sans une salutaire angoisse
existentielle.
4

Il est temps de diluer tes obsessions délirantes dans l’élixir de l’empathie et du dévouement
désintéressé. Quelle cuirasse comptes-tu porter pour pousser le peuple des étudiants et des
universitaires authentiques dans le désespoir ? Armée de ta faucille administrative, tu fauches
jusqu’à leurs espérances les plus dissimulées. Comprends-tu que l’arôme crétinisant de tes
littératures partisanes ne parvient plus à discipliner la récalcitrante animosité qui a pris possession
de nous ? Qu’est-ce qui peut nous rendre tendre alors que nous manquons de pain et de paix ?
Jacques
« Devant le portique de l’abattoir, deux porcs se firent leurs adieux ». Cette sagesse
ancestrale de notre commune culture bantoue que les vieux me contèrent dans ma prime jeunesse
m’apparaît aujourd’hui dans une intelligence neuve. Alors, j’ai pensé à toi. Le Corona est menaçant.
Faisons nos comptes avant l’arrivée de l’épouvantable Invisible. Tu as un ranch, avec piscine, hôtel
trois étoiles et un verger luxuriant, des exploitations à n’en plus finir, en plus des actions dans les
entreprises, des gros placements à l’étranger et d’autres domaines encore connus de moi. Tu risques
donc gros avec la malédiction que tu accumules autour de ton cou. Ces mille-pattes que tu
dissimules dans ton groin ne sont pas à toi. Crache-les si tu aspires à vivre en paix ! Au moment où
nous sommes pressés par notre obsolescence constitutive, et quoique tu dédaigne faire l’aumône,
empresse-toi au moins de commettre l’ultime charité : débarrasse-toi d’une partie de prébendes et
acquitte-toi de tes dettes. Je t’offre désormais mon unique trésor, le silence. Ta pourriture intérieure
et antérieure se supprimera devant ce présent réformateur.
Tu te prends déjà pour le Balzac camerounais. Je comprends que l’enseignement du cynisme
de Vautrin, dans Le Père Goriot, t’aie fasciné. Devant les lustres du Palais d’Étoudi et pressé de faire
fortune, tu t’es certainement pris pour Eugène devant la haute noblesse de Paris, qui dû éconduire
ses scrupules puérils de campagne pour conquérir la respectabilité carnassière des parvenus du
Nouveau monde. En enjambant les grilles de cette ruche extraordinaire qui a la forme d’un
Tabouret, tu songeais au premier défi d’Eugène à la société parisienne : dîner au château de Madame
de Nucingen. Mais après ce prodigue imaginaire, retiens que ton jeu dans ce carnaval monstrueux
est plus proche de celui d’un « Cœur simple », Félicité de Flaubert, que de l’héroïsme forcené
d’Eugène. Comprends également ceci, mon cher : advenant que tu t’obstines à ne pas rendre ce
que tu as pris au peuple exsangue, l’avenir dira de toi ce que Faguet avait retenu de Balzac : « Il a
des intuitions de génie, et des réflexions d’imbécile. C’est un chaos et un problème ». Après vous,
on croira en effet que vous fûtes un délire des ténèbres.
III/ JE M’EN REMETS AUX BEAUX MOTS
Jacques,
J’interpelle ce que tu revendiques en public comme ta plus précieuse richesse : la science et
l’art, quoique je n’oublie pas que ta fortune personnelle soit en réalité ton seul bien identifiable.
Mais, selon le mot de Rousseau, la science ne fait-elle point de nous des dieux avant même que
nous ne méritions d’être des hommes ? Tu comprends pourquoi l’unique chose que j’admire en
toi, au-dessus de tout, c’est ton éloquence, qualité dont vous êtes accoutumé à nous vanter les
vertus politiques et tribalistes. Mais l’éloquence ne naît-elle pas de l’ambition, de la haine, de la
flatterie et du mensonge ? Tu es un sémiologue, c’est-à-dire le didacticien des processus de
signification qui sous-tendent la pensée. Quant à moi, je suis le professeur de la vérité, c’est-à-dire
le clinicien de toutes sortes d’énoncés véhiculant un sens. Et l’on ne pratique jamais la vérité pour
plaire à quelqu’un, quel qu’en soit le statut. Cependant que le langage est la lanterne de la pensée :
« Poésie ! Ô trésor ! perle de la pensée !
Les tumultes du cœur, comme ceux de la mer,
Ne sauraient empêcher ta robe nuancée
D’amasser les couleurs qui doivent se former » (Les Destinées)

On ne parle pas pour distraire, mais pour instruire, pour impulser une argumentation.
Autrement on passe pour un pataphysicien démodé, ces singuliers savants des solutions
imaginaires… Quant au langage, j’en prescris les usages et j’analyse le comportement des locuteurs
5

ainsi que les symboles auxquels ils recourent et les intentions qui les animent. En ce sens, la
philosophie est l’énoncé des principes constitutifs du discours : elle en fixe le cadre et les conditions
de production à travers la logique et encadre les fonctionnalités et les effets à travers l’éthique
pragmatique. Dans ses élaborations conceptuelles et ses prescriptions normatives, elle se présente
comme la poussière reconstituée des symboles qui provoquent le jugement, garantissent la pensée
ou qui la déterminent après-coup. Philosopher, c’est aussi reconstituer la trame et les ressorts de
l’ineffable. Car la parole ou l’écrit, très souvent, aveugle. La philosophie doit en fixer la clarté ; elle
est l’épaisseur de l’expression.
Mais toute l’école n’est rien si ses matières ne se transforment en autant de leçons de vie
pour le pédagogue et pour l’apprenant. L’école n’est pas seulement une institution, comme « Les
Bambins », le Lycée, le Collège ou l’université. Elle est le fondement de l’humanité : l’école est le
processus de formation de l’être humain. Nul ne peut prétendre diriger l’école-institution, les
universités à l’occurrence, s’il n’a achevé sa formation d’être humain, s’il n’a élevé son intelligence
et son esprit à la dignité supérieure à laquelle accède celui qui comprend la vie, celui qui instruit et
commande aux hommes parce qu’il a su leur obéir. C’est de là que vient l’imposture universitaire
rampante. Elle est le fait des cœurs-durs qui ambitionnent de régenter l’avenir de tous par la force
de leur espièglerie malsaine et qui sont incapables de discipliner leur panse. Le comble avec ces
âmes rassies est que, précisément, l’avenir ne retient d’eux que l’oubli qu’elles inspirent. À
l’immense soulagement de leurs contemporains et de leurs traîtres descendants, l’histoire de leur
passage saugrenu sur terre n’est faite que du riche trésor des déshonneurs qu’elles furent en réalité.
IV/ AVEC L’ESPOIR QUE L’HOMONCULUS SE CHANGE VÉRITABLEMENT
EN HOMME !
Jacques,
Je t’ai parlé dur parce que ce n’est que par la violence (du discours dans notre cas) qu’on
établit la liberté. Je me désole qu’à cause des courtisans sans inspiration et sous le prétexte de
l’Autre, qui n’est pas des nôtres, tu sois devenu ce que tu es maintenant : une pauvre chose ! Regarde
tes yeux éteints par des envies démesurées ! J’observe que de tous les poisons qui affectent ton âme
insipide et languissante, la vanité et la luxure en sont les plus rebutants. Jacques, sous les tropiques
la politique n’est pas la science de la liberté ; c’est l’art de la vanité. Considère encore le degré de
pourriture où nous sommes plongés à présent, nous les universitaires en transit dans la politique.
Zola, le phénoménologue de la bêtise, a annoncé notre triste avènement : nous sommes un charnier,
un tas d’humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Il faut lire son roman Nana,
Jacques. Tu comprendras que le virus de l’immoralité au moyen duquel nous avons contaminé le
peuple s’est replié sur notre visage bourru pour le maculer de la virale purulence dont souffrent les
citoyens chez nous depuis un demi-siècle. Oui, la contrefaçon de l’être humain existe ! Et la
réciproque est également vrai : « un génie ne s’agresse pas, ne se vole pas… Le génie se soigne, se
respecte ». Mais une chose est certaine : quoiqu’un peu illuminé, tu n’es ni un martyr ni un moine.
Tu ne peux donc t’offrir le luxe de te mépriser toi-même au prétexte de la politique et de la guerre
tribale. Tu te condamnerais à une solitude aux effets psychotiques et phtisiques incontrôlables. Or,
justement : « Tout notre mal vient de pouvoir être seul : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin,
les femmes, l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et d Dieu » (Jean de La bruyère,
Les Caractères).
Aussi n’est-il n’est pas besoin de faire partie de notre élite d’hommes de lettres pour écouter
le détraquement étouffé de ta foi trébuchante et comprendre que la cadence des vibrations
endiablées de tes péchés répand des malheurs qui te comblent d’aise. J’entrevois distinctement
l’émiettement de tes furtives illusions qui, après la lecture de ce texte, sont laminées par le caillou
de la réalité… Or, lorsqu’en un seul individu la faiblesse consume la force, que l’aveuglément
révoque la lucidité ; quand la mélancolie calcine le bonheur, que le misérable surpasse le minable et
qu’enfin la petitesse parvient à incendier la grandeur, l’on n’est plus en présence d’un
homme véritablement. On assiste au spectacle d’un singulier homonculus se vautrant dans de lugubres
et rentables turpitudes.
6

Ne m’attaque plus ! Je n’attaque pas tes honneurs qui sont sans nuages. Je ne m’en prends
même pas à ce qui te manque plus que tout pour un responsable administratif et politique de ton
rang, à savoir la parole d’honneur, qui est la fondation de la respectabilité. L’honneur, qui te manque
aussi, est pourtant le premier devoir d’une personnalité publique ; c’est la trame de tout engament
pris au nom de l’intérêt général. Mon ambition est de te créer un peu d’humanité parce que je sais
que l’insensibilité fait les monstres. C’est pourquoi je donnerais tout le confort de ma science du
discernement afin que les muscles raidis de ta conscience languissante prennent un peu d’aplomb
et de couleur vive. J’aurais tellement voulu te contredire plus durement encore, te faire chanter
même pour obtenir mon dû, mais je trouve que tu es déjà fort faible et malheureux comme ça. Je
sais par ailleurs que tu ne veux rien lâcher. En cela, tu donnes raison à Paul de Gondi, Cardinal de
Retz, qui soutenait que « les gens faibles ne plient jamais quand ils doivent ». Et une sagesse
millénaire ajoute que le propre des malheureux, c’est d’être ingrat.
Pauvre Jacques,
En pensant à toi, je ne peux m’empêcher de ruminer ces vers de Corneille :
« Mais quoi ? toujours du sang, et toujours des supplices !
Ma cruauté se lasse, et ne peut s’arrêter ;
Je veux me faire craindre, et ne fais qu’irriter » (Cinna).
À défaut d’incarner cette grandeur qui impose le silence, tends vers l’honneur qui en est le
substitut. Par ton insensibilité, tu te condamnes à être un destin, au lieu de représenter une issue, un
chemin… Fais-tu équipe avec ces malfaisants génies dont Alain dit qu’ils ne peuvent supporter que
l’on soit tranquille ? Quoi qu’il en soit, je te conseille de renoncer à te venger de moi ! Cesse de
nourrir tes injustes colères et conjure ta débilité comportementale. Prends surtout de la consistance,
car tu en as grand besoin. À défaut d’opposer ton pardon à mon impertinence, parce que ton cœur
est trop noir pour s’accommoder de clémence, laisse-le au moins accueillir l’oubli de ma personne
comme la plus précieuse garantie de ta repentance. Réapprends à redevenir quelqu’un ! Cela
demande, de ta part, un immense effort dont je ne suis plus certain que tu sois capable. Débarrasse-
toi de ton amertume et de ton acrimonie, fort de l’évidence que l’ancien crime est lavé par les martyrs
nouveaux. Détrône enfin les sentiments tyranniques qui te rongent et qui te barrent l’accès aux
délices champêtres à quoi te disposait récemment encore la lecture des chefs-d’œuvre de littérature,
dont le génie des auteurs te fascinait si fort au point de te faire larmoyer de plaisir comme une
absinthe inaltérable. Reconquiers ton goût ! Que n’écrirais-tu pas une « Oraison de l’affligée »,
comme le sage grec Appolinaire ?
J’ai bu mon vin mêlé des larmes que je verse,
Sous Ton courroux amer, Seigneur, et Ta disgrâce.
Elevé par Tes mains, je gis à la renverse :
Les jours de notre vie ainsi que l’ombre passent »

Ces vers IVe siècle pourraient efficacement tempérer tes tourments. Il faut impérativement
que tu dilues l’écume des voluptés juvéniles qui te hantent sans cesse et que tu t’élèves à la hauteur
comportementale qui fait de chacun de nous une histoire universelle miniaturisée. Fais coucher les
étoiles polaires de ton ensevelissement entretenu et allume le feu du grand Retour. C’est où gît la
gloire des Immortels. Ils savent échapper aux maux inguérissables. Aussi se tiennent-ils éloignés
des sottises, des basses clowneries, des vaines lâchetés et d’obscènes vulgarités. Réapprends donc
à lire les Classiques, comme André Malraux : tout homme ressemble à sa douleur et la souffrance même
ne peut avoir de sens que quand elle ne mène pas à la mort. Telle est la condition générique de toute
l’engeance des mortels.
Jacques, la probité, l’empathie et l’honnêteté ne sont pas des chimères ; ce sont les
ingrédients véritables du bonheur individuel et du progrès social.
Fridolin NKE,
Expert du discernement.

Vous aimerez peut-être aussi