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Il n’y a personne qui ne convienne que tous les hommes sont capables de connaître
la vérité ; et les philosophes, même les moins éclairés, demeurent d’accord que les hommes
participent à une certaine Raison qu’ils ne déterminent pas. (…) Je vois par exemple que 2
fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu’il n’y a pas
d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. (…) Il est donc nécessaire qu’il
y ait une Raison universelle qui m’éclaire, et tout ce qu’il y a d’intelligences. Car si la raison
que je consulte n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais
pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi,
la Raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une Raison
universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison
que suit un homme passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son
cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a
horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont
pas conformes à la souveraine Raison, ou la Raison universelle que tous les hommes
consultent. »
Malebranche
Introduction :
Cet extrait du 10ème éclaircissement sur la Recherche de la Vérité de Malebranche traite
de la nature du rapport qui unie humanité et Raison. Il cherche à déterminer si ce lien est
contingent et accidentel ou bien s’il s’agit au contraire d’un lien de nécessité établissant une
stricte équivalence entre le fait d’être humain et le fait d’être raisonnable (doué de raison).
Mais ce qui se joue dans cet extrait c’est la question de la possibilité pour l’esprit
humain d’accéder à la vérité dans son exigence d’universalité et d’objectivité. Les hommes
sont-ils capables d’une connaissance vraie ou bien sont-ils condamnés à ne pouvoir énoncer
que des opinions subjectives et particulières ?
Malebranche défend la thèse dite « rationaliste » qui consiste à dire que tous les
hommes sans exception participent d’une même Raison universelle qui permet l’accord entre
les esprits, la compréhension et la communication. L’existence de cette Raison commune étant
la condition de la connaissance objective et universelle, Malebranche conclut à la capacité de
l’esprit humain à accéder à la vérité. Malebranche entend s’opposer ainsi au courant sceptique.
Etre homme c’est participer à la Raison universelle donc être capable de vérité.
Malebranche part dans un premier temps (du début à « …aussi bien que moi. ») du
constat d’un accord entre les esprits : il y a de fait des vérités sur lesquelles tout le monde
s’accordent. De ce constat, Malebranche conclut ensuite (de « Il est donc nécessaire… » à « …
une Raison universelle. ») à l’existence d’une Raison universelle qui relie tous les hommes et
qui rend possible l’accord entre les esprits. Enfin (de « Lorsqu’un homme… » jusqu’à la fin)
Malebranche concède la possibilité d’exception tout en montrant en quoi cette possibilité
n’altère en rien sa thèse.
Développement :
Malebranche cherche à démontrer ici l’égale participation de tous les hommes à ce qu’il
appelle la « Raison universelle ». Pour ce faire, Malebranche part d’un double constat que l’on
pourrait appeler empirique, c’est-à-dire fondé sur l’expérience qu’il a des hommes.
Il commence par souligner que tout homme reconnaît la capacité de tout autre homme à
faire bon usage de sa faculté de juger. En effet, nous faisons tous d’emblée confiance à la
faculté de raisonner de tout autre homme, et c’est d’ailleurs ce qui fonde notre reconnaissance
de l’humanité d’un être vivant. Autrement dit, ce qui nous fait juger en faveur de l’existence
d’une nature humaine universelle, c’est la reconnaissance en chaque homme, à la différence de
l’animal,de la raison comprise comme faculté de juger. Lorsque nous croisons un homme, nous
savons déjà qu’il est possible de discuter, de communiquer avec lui, et même qu’il sera
d’accord avec nous sur un certain nombre de vérités générales. A l’inverse, il ne viendrait à
l’esprit d’aucun homme sensé de tenter de discuter avec un animal.
Ce premier constat invite donc à établir une première différence ontologique, c’est-à-dire
de nature, entre l’animal (être sensible ou corporel) et l’homme (être corporel et spirituel, ou
encore sensible et rationnel). Voilà ce que Malebranche sous-entend lorsqu’il écrit : « l’homme
participe à une certaine Raison qu’il ne détermine pas », mettant ainsi l’accent sur le caractère
objectif et universel de la Raison par opposition au caractère relatif, subjectif et particulier de la
simple opinion ou du sentiment. On reconnaît dans ce premier constat l’influence du
rationalisme de Descartes, qui fait de la raison le principe de reconnaissance de l’humanité de
l’homme : « la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement
ce qu’on nomme le bon sens, ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes », écrit-il
dans la première partie du Discours de la méthode.
A ce premier constat (chaque homme est doué de raison) s’ajoute un second, consécutif
du premier : tous les hommes sont d’accord sur un certain nombre de vérités générales. Pour le
montrer, Malebranche s’appuie sur deux types d’exemple de vérité. Il commence par un
exemple de vérité mathématique (« 2 fois 2 font 4) pour illustrer l’accord des esprits sur les
vérités dites « formelles », c’est-à-dire indépendantes de tout contenu empirique (de
l’expérience sensible). Mais il ajoute aussitôt un exemple de vérité dite « matérielle »
(« préférer son ami à son chien ») pour illustrer l’accord des esprits sur des questions plus
concrètes, ici morales.
De ce double constat empirique, Malebranche ne tire cependant encore aucune conclusion
théorique. Il ne fait ici que décrire un état de fait : nous jugeons tous d’emblée qu’être homme
c’est être capable de se mettre d’accord sur un certain nombre de vérités générales. Mais que
faut-il en conclure ?
Conclusion :