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Traduction
par Philippe-Alain Michaud
Sommaire
4 Avis au lecteur
Ernst Kitzinger
Le Culte des images avant l’iconoclasme
7 Introduction
12 I Les commencements du culte
chrétien des images
19 II L’intensification du culte après
le règne de Justinien
40 III Racines et causes
55 IV Opposition
61 V Défense
77 VI Conclusions
80 Notes
Annexes
4
Cette étude, parue pour la première fois en anglais dans
les Dumbarton Oaks Papers 8 (1954), pp. 85-150 sous le titre
« The Cult of Images in the Age before Icononclasm »
est reproduite dans Ernst Kitzinger, The Art of Byzantium
and the Medieval West: Selected Studies, W. E. Kleinbauer
(éd.), Bloomington, Indiana University Press, 1976.
Quelques écarts de sens peuvent apparaître entre
l’original et la traduction de Philippe-Alain Michaud.
Ils ont été voulus par Ernst Kitzinger qui a lu et corrigé
le manuscrit français. Une mise à jour de l’appareil de
notes, demandée par l’auteur, a été effectuée par Stephen
Gero, professeur à l’Université de Tübingen. Ses inter-
ventions sont signalées par des parenthèses crochets.
L’étude de Ernst Kitzinger a été complétée par
un florilège de 43 textes grecs ou latins de la période
byzantine, pour la plupart non traduits ou peu acces-
sibles, illustrant les propos de l’auteur et mentionnés
par lui (infra, pp. 156-229).
5
Ernst Kitzinger
Le Culte des images avant l’iconoclasme
6
Introduction
7
tend à relier plus étroitement l’iconoclasme byzantin à la phase
aniconique du christianisme primitif2. En fait, toute l’histoire
de l’Église durant les siècles intermédiaires est traversée par
le courant souterrain d’un iconoclasme au moins virtuel. Plutôt
que supposer une simple alternance de phases anti-iconiques
et pro-iconiques, il est nécessaire de se représenter, dans une
perspective plus continue, un conflit prolongé qui finit par
se résoudre dans une explosion volcanique dont l’importance
se mesure presque à l’échelle de l’histoire du monde.
On discernera plus nettement la « courbe sismique »
de ce conflit tel qu’il se développe à travers les siècles si l’on opère
une distinction entre trois éléments qui contribuèrent à sa forma-
tion de manière essentielle : la pratique ou l’usage des images,
l’opposition que cette pratique rencontrait et la théorie apologé-
tique. Durant les siècles où l’art chrétien se développa, ce fut
la pratique qui joua le rôle dominant. L’exhibition des images
et aussi l’accroissement des gestes de dévotion et des actes pro-
pitiatoires dont elles devenaient les instruments ou les objets
engendrèrent inévitablement des phénomènes de rejet qui, à leur
tour, provoquèrent des réactions de défense adoptant la forme
d’énoncés théoriques. Cela ne signifie pas que l’opposition
et la théorie n’ont pas contribué, pour leur part, à promouvoir
la pratique. Indubitablement, il y eut des cas où les partisans des
images furent incités par l’action de leurs adversaires à intensifier
leur dévotion. Quelquefois, ce furent également des considéra-
tions théoriques qui contribuèrent à promouvoir la création
et la vénération des images et à lever les réticences qui obéraient
ces pratiques3. Mais les énoncés explicites portant sur la nature
et la fonction des images se présentent presque toujours comme
des rationalisations ex post facto de développements d’ores et
déjà acquis4. D’ordinaire, ces énoncés doivent leur existence à
la pression de l’opposition qu’ils rencontrent et, bien souvent,
ne s’accordent pas complètement avec les réalités de leur époque.
9
ne manquent pas de se faire entendre dès cette époque. Mais
une opposition proportionnée à ce grand mouvement d’expansion
des pratiques dévotionnelles de nature idolâtre ne devait pas
prendre corps avant le deuxième quart du VIIIe siècle. C’est le
mouvement iconoclaste en tant que tel qui constitue la réaction
cohérente aux développements qui ont marqué l’ère post-
justinienne. Et de fait, la violence de ce mouvement ne devient
compréhensible qu’à prendre en compte l’intensification spec-
taculaire du culte des images durant les cinq générations qui l’ont
précédé. Le sursaut iconoclaste, à son tour, conduit à l’élaboration
théorique d’une défense des images chrétiennes bien plus systé-
matique et profonde que toutes celles qui avaient pu être formu-
lées auparavant. Ainsi, d’un point de vue très général, la période
qui s’étend du VIe au IXe siècle présente la même configuration
que celle qui s’étend du IIIe au IVe siècle : une séquence régulière où
s’entrelacent pratique et phénomènes d’opposition et de défense.
Cette étude traitera de l’expansion du culte des images
pendant la période qui s’étend du règne de Justinien à l’icono-
clasme. Le rôle décisif de cette période, particulièrement du
VIe siècle, dans le développement des croyances et des pratiques
idolâtres parmi les chrétiens, a été reconnu depuis longtemps9.
Les pages qui suivent se proposent de soumettre ce développement
à un éclairage plus précis et d’attirer l’attention sur son impor-
tance capitale. Elles se donnent pour objectifs principaux de
rassembler le plus grand nombre possible de témoignages litté-
raires qui démontrent l’intensification des pratiques cultuelles
à cette époque et d’explorer les forces qui sont à l’origine de ce
développement. Bien entendu, afin de mettre en relief ces faits,
sans précédents à leur époque, les témoignages concernant le
culte des images durant les siècles antérieurs devront être pris
en compte. Néanmoins, c’est sur la période qui s’étend de Justinien
à l’iconoclasme que cette étude se concentrera.
Ce travail est l’œuvre d’un historien de l’art ayant acquis
la conviction que la compréhension des changements d’attitudes
11
I. Les commencements du culte chrétien des images
13
(ou prosternation) devant le signe de la Passion était considérée
comme un geste parfaitement naturel de la part d’un chrétien13.
Le culte des reliques s’est probablement répandu plus largement
et plus rapidement encore. Selon Cyrille de Jérusalem (circa 350),
des fragments de la Vraie Croix, dont on situait la redécouverte
durant le règne de Constantin, furent rapidement recherchés
avec ferveur par les croyants à travers l’ensemble du monde
chrétien14. Julien l’Apostat, alors qu’il n’était apparemment pas
encore prêt à retourner l’accusation d’idolâtrie contre les chré-
tiens, concentrait ses attaques sur le culte des tombeaux et
la prosternation devant le bois de la Croix tels que les fidèles
les pratiquaient15. À la même époque, un passage extatique de
Grégoire de Nysse – que l’on citera plus loin dans cette étude –
célèbre le culte des reliques des martyrs16.
Ainsi, le culte de la Croix et des reliques était en pleine
expansion à l’époque des grands Cappadociens. Cependant, ceux-
ci ne mentionnent pas l’adoration des images, fût-ce de manière
négative. Ou du moins, ils ne traitent pas de l’adoration des
images religieuses. Il est bon de se souvenir, en étudiant le dévelop-
pement des pratiques idolâtres parmi les chrétiens, que les Pères
du IVe siècle admettaient les marques d’honneur et de respect
traditionnellement rendus à l’image de l’empereur. D’après
Malalas, Constantin institua une pratique selon laquelle, au jour
anniversaire de la fondation de sa capitale, son image devait être
transportée en procession solennelle, et l’empereur régnant venir
s’incliner devant elle. Quelle que soit l’authenticité de ce témoi-
gnage, on peut certainement croire le chroniqueur du VIe siècle
lorsqu’il dit que cette coutume était bien établie à son époque17.
L’adoration traditionnelle du portrait de l’empereur
ne connut pas d’interruption notable avec le triomphe du
christianisme ; sur ce point, les preuves ne manquent pas18. De
nombreuses sources du IVe siècle montrent qu’avec l’avènement
des empereurs chrétiens, la plupart des autorités ecclésiastiques
cessèrent de refuser cette pratique. La célèbre citation du Traité
15
En réalité, dès cette époque, la pratique des images
excédait les simples démonstrations d’euphorie, au moins dans
certains cas. C’est de saint Augustin (354-430) que nous entendons
pour la première fois, en des termes sans ambiguïté, que des
chrétiens adoraient les images. Parmi ceux qui ont introduit
des pratiques superstitieuses dans l’Église, il mentionne les sepul-
crorum et picturarum adoratores (les adorateurs de sépultures
et de peintures), liant ainsi le culte des images au culte des tom-
beaux25. Ce que certaines autorités doctrinales avaient redouté
durant les premières années du siècle26 était dorénavant réalisé.
Comme l’a montré Holl il y a déjà longtemps27, cette succession
d’événements apporte un fondement logique aux écrits et aux
positions d’un contemporain d’Augustin, Épiphane de Salamine,
à Chypre, qui semble avoir été le premier clerc à voir dans la
question des images religieuses chrétiennes un enjeu majeur.
Pour discerner le but exact de la démarche d’Épiphane, il faut
s’interroger sur l’authenticité de certains des écrits que lui attri-
buent les iconoclastes du VIIIe siècle : il est fait spécifiquement
référence à des cas d’adoration réelle d’images par des chrétiens
dans différents passages dont certains spécialistes contestent
l’authenticité28. Cependant, même les plus sceptiques admettent
l’opposition d’Épiphane à l’imagerie religieuse29 : à tout le moins,
une des raisons de son hostilité s’exprime clairement dans
un passage d’un texte qui lui est incontestablement attribué :
« Lorsqu’ils ont exposé les images, ils célèbrent aussi les autres
coutumes des païens30. » Cette remarque reflète certainement
l’expérience de son époque.
Il est possible que la fin du IVe siècle ait également vu
apparaître les premiers symptômes et les premières expressions
de croyance dans les pouvoirs magiques des images chrétiennes.
Ce type de croyance se manifeste avec une étonnante candeur
dans la très libre traduction par Rufinus du témoignage d’Eusèbe
sur le groupe de bronze de Panéas. Eusèbe décrit de manière
assez ambiguë une plante étrange, douée d’un grand pouvoir
17
et dispersées. À quel point ces pratiques étaient réellement
répandues durant le Ve siècle et la première moitié du VIe siècle,
il est impossible d’en décider. Mais, quoi qu’il en soit, il est indu-
bitable que dans la seconde moitié du VIe siècle, le culte des images
se développa massivement et s’intensifia, d’abord à l’Est, et qu’il
se maintint, avec cette vigueur nouvelle, durant tout le VIIe siècle
et jusqu’au déclenchement de l’iconoclasme.
19
théologique est assez évidente. Mais certaines de ces légendes
sont très certainement des expressions spontanées de croyances
populaires. Même une histoire écrite à des fins défensives peut
être tissée autour d’un noyau de réalité, ou bien, lorsqu’il est
indubitable que son déroulement est purement fictif, à tout
le moins, on peut penser qu’elle reflète, dans son détail circons-
tanciel, les conditions même de la réalité.
L’intérêt majeur de ces récits, à ce point de notre enquête,
réside précisément dans les informations qu’ils véhiculent,
presque accidentellement, et qui concernent les pratiques quoti-
diennes et les croyances concernant les images. Ces détails devaient
être plausibles, sous peine de voir le récit dans son ensemble
rejeté comme une divagation inutile et dès lors son but – si but
il y avait – aurait été manqué. Nous n’avons nulle raison de rejeter
ce type d’informations qui ne sert qu’à compléter le tableau com-
posé par les récits des pèlerins et des historiens sans en changer
les données matérielles. Dans la mesure où ils sont employés
judicieusement et soumis à critique, les récits sur les images qui
fleurissent dans les hagiographies et la littérature légendaire à la fin
du VIe et au VIIe siècle peuvent être d’un grand secours pour rendre
plus vivante, pour donner une sorte de « tri-dimensionnalité »
à notre connaissance du grand mouvement d’intensification
que connut, à cette époque, l’adoration des images.
Les informations sur la montée du culte des images
que nous donnent pèlerins, historiens et auteurs de légendes
peuvent se regrouper sous quatre rubriques :
1. Les pratiques dévotionnelles ;
2. La croyance aux propriétés magiques des images
et leur exploitation ;
3. L’usage officiel des images : apotropaia et palladia ;
4. La croyance aux images d’origine miraculeuse.
21
habitant d’Antioche qui, guéri d’une maladie par Syméon, plaça
une image de son bienfaiteur au-dessus de la porte de sa boutique,
située en un lieu de la ville public et fréquenté, et l’orna de rideaux
et de luminaires pour lui rendre un honneur plus complet41.
Dans la dernière version de l’invention de l’image miraculeuse
de Camuliana (un texte que l’on attribue à Grégoire de Nysse
mais qui fut écrit, selon Dobschütz, au cours du VIIe siècle), il est
fait mention d’une lampe suspendue et d’un encensoir placé
devant l’image42. L’auteur attribue à l’image du Christ des acces-
soires qui, comme nous l’avons vu, étaient accordés aux images
impériales dès le Ve siècle43.
Il faut souligner que certaines des peintures qui appa-
raissent dans les récits que nous avons cités sont situées hors des
églises. Au moins l’une d’entre elles, l’image acquise par l’ermite
de Jean Moschus, est un objet de dévotion strictement privée.
Les images religieuses étaient présentes dans les demeures des
particuliers avant cette époque44, mais il est frappant de voir avec
quelle fréquence ces objets sont mentionnés dans la littérature
hagiographique de la fin du VIe et du VIIe siècle45. On retire de
ces textes l’impression qu’à ce moment, la présence des images
du Christ, de la Vierge et des saints dans l’espace domestique
est devenue une chose ordinaire ; une fois admises dans cette
sphère, leur usage et ses déviances échappaient à tout contrôle.
Nous savons qu’on n’a cessé de prier les images depuis
le temps d’Augustin et d’Épiphane. Ces prières pouvaient être
des actes de vénération, comme ceux qu’Antonin de Piacenza
semble décrire, ou le moyen d’obtenir des faveurs particulières.
Des prières relevant de ce dernier genre apparaissent fréquem-
ment dans les histoires miraculeuses46. Quels gestes et quelles
actions entraînaient de telles prières, le point est souvent laissé
dans le vague, mais les génuflexions et la proskynesis, attestées
dès le commencement du VIe siècle, comme on l’a vu, sont
mentionnées avec insistance par les auteurs du VIIe siècle47. On
ne peut malheureusement pas dater avec précision une histoire
23
l’empereur52. Le parallélisme n’échappait pas aux contemporains.
Notre auteur syriaque, après avoir dit que la procession était
organisée aux fins très pratiques de collecter des fonds, appa-
remment peu satisfait de cette justification trop matérialiste,
entreprend d’interpréter la procession comme un symbole
de la seconde venue du Seigneur et Roi, qu’il pense imminente53.
L’auteur lui-même – et peut-être le clergé (si l’on admet que
l’événement décrit est authentique) – était parfaitement conscient
du caractère proprement royal ou impérial de la cérémonie.
Nous reviendrons sur ce point par la suite.
Peut-être est-il possible de faire un pas supplémentaire
et de percevoir, dans les remarques de l’auteur, les échos d’une
croyance en une hypothétique efficacité magique de la cérémonie
qu’il décrit. Dobschütz a déjà mis ce passage en rapport avec
la rubrique du Chronicon Paschale pour l’année 562 – la dernière
année du premier cycle pascal. Ce document semble montrer
que l’attente d’une seconde venue imminente était une attitude
répandue au moment où la procession est censée avoir eu lieu54.
Ces actes cérémoniels, dans la conscience des contemporains,
se bornaient-ils à symboliser l’événement à venir, ou bien
pouvaient-ils aussi hâter son accomplissement ? Si de telles
résonances sont à l’œuvre dans notre texte, elles incitent à se
pencher sur les croyances et les pratiques magiques.
Magie
25
Georges placée sur une colonne à Lydda, en Palestine, colonne
à laquelle, disait-on, le saint avait été attaché pendant qu’on le
fouettait61. Dans d’autres cas, l’image montre son invulnérabilité
face aux attaques, à travers différents actes miraculeux62. Elle
fait des promesses63 ; elle exige aussi qu’on tienne celles qu’on
lui fait, comme dans une seconde histoire que raconte Arculf
à propos de l’image de saint Georges à Lydda64. Cependant,
le type de miracle de loin le plus répandu reste celui dans lequel
l’image dispense un bénéfice matériel quelconque à ceux qui
se dévouent à elle.
Dans cette catégorie, la célèbre histoire de l’image
du Christ d’Édesse, censée avoir joué un rôle pendant le siège
de la ville par les Perses, en 544, occupe une place de premier
plan. Que cette histoire naisse réellement à cette époque ou
seulement au cours des décennies suivantes, il s’agit de l’une
des premières mentions précises, dans la littérature chrétienne,
d’un effet miraculeux bénéfique attribué à une image. L’Histoire
ecclésiastique d’Évagre, écrite à la fin du VIe siècle, est le premier
texte qui en parle65. Dans le compte rendu du siège rédigé par
Procope peu après les événements et sur lequel on admet que
le texte d’Évagre est fondé, il n’est pas fait mention de l’image,
encore moins d’un miracle. Dobschütz66, et après lui Runciman67,
ont suggéré que, en dépit du silence de Procope, la légende avait
un fondement historique. Selon leur point de vue, une icône
du Christ joua un rôle dans la défense de la ville, fut considérée
par certains groupes de la population comme le véritable insti-
gateur de la victoire, et devint ainsi cette image miraculeuse
qui devait rester célèbre.
Quoi qu’il en soit, il est certain que l’histoire se répandit
dans les cinquante années qui suivirent la victoire. Elle souligne
la montée de la croyance en la puissance magique des images
mieux que n’importe quelle autre légende. Dobschütz a montré
que l’intercession miraculeuse de l’image n’est rien d’autre
que la démonstration, sous une forme matérielle, de l’ancienne
27
logique si, dans le compte rendu qu’il donne du siège, Évagre
ne se contente pas de mentionner la présence de l’image dans
la ville, mais décrit le rôle actif qu’elle joue dans sa défense, au
moment le plus critique. La façon parfaitement appropriée dont
est décrite la forme visuelle de l’image décourage l’hypothèse
selon laquelle il s’agirait d’une pure métaphore. La barrière qui
sépare l’image et son sujet se trouve abattue. Le Christ est présent
de manière tangible dans son image et remplit sa promesse
à travers elle.
La manière dont l’intervention de l’image est traitée
vaut également d’être mentionnée.
Selon Évagre, l’image servit à allumer un incendie qui
consuma une colline artificielle construite par les Perses en guise
de tour d’assaut. Pour parvenir à cet effet, le visage divin fut
aspergé d’eau avant d’être employé pour allumer les flammes71.
Ce phénomène, apparemment paradoxal, et de ce fait plus
miraculeux encore, de l’eau qui vient attiser le feu, est décrit
par Procope qui, dans son exposé, en donne une explication
parfaitement rationnelle72. Mais il replace également l’histoire
d’Édesse dans une série de récits miraculeux dans lesquels des
images – au même titre que les saints73 et les reliques74 – exercent
leurs effets bénéfiques à travers certaines substances intermédiaires.
Avant d’en venir à ces histoires, il faut évoquer un texte
de la même période qui appartient à la classe des comptes rendus
factuels plutôt qu’à celle des fictions édifiantes et qui suggère
que les récits comme celui qu’Évagre consacre au siège d’Édesse,
quel que soit leur fondement historique, reflétaient – ou peut-être
stimulaient – les pratiques magiques effectives faisant appel
aux images. Dans la description de son voyage en Terre Sainte,
Antonin de Piacenza parle d’une image du Christ qui était visible
sur la colonne de la Flagellation dans l’église de Sion75. En réalité,
selon Antonin, il ne s’agissait pas d’une image complète, mais
simplement d’une empreinte de la poitrine et des mains du Christ,
miraculeusement déposée sur la pierre lorsqu’il était lié à la
29
fidèlement l’Anastasis de Jérusalem, ils se contentaient d’inclure
de manière sélective quelques-unes des mesures principales
de cet édifice dans une structure qui pouvait être de forme très
dissemblable81. La pratique des pèlerins du VIe siècle dans l’église
de Sion et dans le prétoire de Pilate telle que la décrit Antonin
permet d’expliquer ce phénomène. Le transfert des mesures
était suffisant pour assurer le transfert des pouvoirs divins censés
résider dans l’édifice original. L’existence de tels transferts dans
la sphère architecturale montre par analogie que les mensurae
d’Antonin doivent bien être entendues en un sens littéral82. Pour
le pèlerin, les mesures servaient d’intermédiaires entre l’image
et l’objet visé, exactement comme l’eau, selon Évagre, servait
de médiateur pour les défenseurs d’Édesse.
Dans un certain nombre d’histoires relatant des guérisons
miraculeuses, on rencontre d’autres véhicules servant aux procé-
dures de transfert. Déjà, dans sa version de l’histoire de Panéas,
Rufinus envisageait un intermédiaire particulier : une herbe
d’une espèce véritable poussant au pied du groupe de bronze tire
ses pouvoirs curatifs de son contact avec la figure du Christ83.
Au VIIe siècle, la Vie de saint Théodore de Sykéon rapporte un cas
de guérison attribuée à des gouttes de rosée tombant d’une
icône du Christ sur un patient étendu devant l’autel84 ; au cours
d’une autre guérison, dans la bouche de l’orant se répand une
sensation de douceur mystérieuse, plus suave que le miel, au
moment où il prie devant l’image du Christ85. Dans l’une des
cures miraculeuses que Sophronius mentionne dans l’Encomium
des saints Cyr et Jean, c’est l’huile prélevée d’une lampe brûlant
devant une image du Christ dans le Tetrapylon d’Alexandrie
qui joue le rôle d’intermédiaire. L’image est la source du pouvoir
bénéfique de l’huile, au moins implicitement86. Un exemple
similaire figure dans un épisode de l’encomium copte de saint
Ménas, un texte que l’on ne peut malheureusement pas dater
avec précision87.
31
adressé une prière à une image de la Vierge placée dans l’atrium92.
Les Miracles de saint Anastase le Perse nous apprennent qu’une
femme, frappée d’une maladie qui lui avait été infligée à cause
de son refus d’adorer les reliques du saint lors de leur transfert
à Césarée, fut guérie lorsqu’elle se prosterna devant le monument
funéraire nouvellement érigé qui contenait une image du saint
ainsi que ses reliques93. La translatio de ces reliques eut lieu
en 631, mais on ne peut affirmer avec certitude que notre texte,
lu au concile de 78794, date de la période antérieure à l’icono-
clasme95. De plus, dans ce récit, le pouvoir thérapeutique semble
émaner des reliques plutôt que du tableau. Ce dernier – et c’est
un motif récurrent dans les textes hagiographiques – permet
surtout à la patiente d’identifier le saint qui, auparavant, lui est
apparu dans un rêve.
Nous devons conclure notre survol des guérisons et
des bienfaits d’origine magique avec deux histoires que l’on peut
attribuer avec une certitude raisonnable à des auteurs de la pé-
riode pré-iconoclaste, histoires qui ne laissent aucun doute sur
la puissance magique reconnue aux images. Dans les deux cas,
l’auteur fait un effort particulier pour montrer que la seule pré-
sence de l’image suffit à produire l’effet désiré. Le premier texte
est tiré de la Vie de Jean le Jeûneur, patriarche de Constantinople,
rédigée peu après sa mort, en 595, par son disciple Photinus.
Ce texte est particulièrement intéressant dans la mesure où,
à l’évidence, il n’a pas été composé dans un but apologétique.
La démonstration du pouvoir de l’icône dérive simplement de celle
de l’humilité du patriarche que l’histoire se propose d’illustrer.
Photinus avait intercédé auprès de Jean pour une femme dont
le mari avait été frappé par un esprit malfaisant : cette femme
tenait d’un ermite que son mari serait guéri à condition qu’elle
aille chercher, à Constantinople, une image de la Vierge bénie
par le patriarche. Jean s’était indigné de cette suggestion : lui,
pécheur mortel, ne pouvait être l’instrument d’un tel miracle.
Photinus raconte alors la ruse pieuse grâce à laquelle il parvint
Palladia
33
bien entendu, d’une ancienne pratique païenne. Sa renaissance
a depuis longtemps été reconnue comme une particularité de
l’ère post-justinienne99.
Le rôle joué par l’image d’Édesse durant le siège de 544
tel que le décrit Évagre n’est pas exactement celui d’un palladium.
Comme nous l’avons vu, le compte rendu de l’historiographe
ressemble aux histoires miraculeuses ordinaires de la période.
Il en diffère seulement par le fait que c’est une ville entière,
et non un individu, qui bénéficie de l’intervention miraculeuse.
L’opération par laquelle le pouvoir de l’image est capté pour
déclencher le feu se déroule en secret, dans un souterrain. Un
palladium, au contraire, est un objet de culte public reconnu
par la communauté tout entière. Il doit être capable d’inspirer
le courage à ceux qui le possèdent et la peur à leurs adversaires.
En outre, dans les situations critiques, on peut attendre de lui
qu’il accomplisse des actes bien précis. L’image d’Édesse ne joue
pas ce rôle au VIe siècle. Mais il n’est pas sans intérêt de noter
qu’elle se rapproche progressivement de la forme du palladium
dans les comptes rendus ultérieurs du siège. La lettre adressée
en 836 à l’empereur Théophile par les patriarches d’Alexandrie,
d’Antioche et de Jérusalem, décrit les Perses entourant la ville
d’une ceinture de feu et l’évêque portant l’image sacrée en pro-
cession autour des murs (à cette époque, il s’agissait déjà d’une
pratique usuelle que l’on voit mentionnée pour d’autres images
dans des situations identiques). En conséquence, le vent se leva
et retourna les flammes contre l’ennemi100. Au siècle suivant,
on retrouve cet usage public de l’image combiné à la version éva-
grienne du miracle accompli en secret : l’ensemble de l’histoire
est précédé par la découverte de l’image en un lieu approprié
pour un apotropaion, à savoir au-dessus de la porte de la ville,
où il occupe la place dévolue à la promesse verbale faite par le
Christ au roi Abgar, promesse qui, selon Procope, avait bien été
inscrite à cet endroit101.
35
ses troupes107. Moins d’une génération plus tard, Héraclius place
sous protection divine sa campagne navale destinée à chasser
Phocas en opposant à « cette tête de Gorgone, ce corrupteur
des vierges, l’image qui inspire la crainte de la Vierge Pure108 ».
Au cours de la décennie suivante, Héraclius, à la tête de l’Empire,
utilisa l’image miraculeuse du Christ – là encore il doit s’agir
de l’image de Camuliana – comme un palladium dans sa campagne
contre les Perses109. Mais la mention la plus mémorable concerne
le rôle joué par les images dans la défense de Constantinople au
cours du siège de la ville par les Avares, en 626. Nous possédons
un compte rendu des événements par un témoin direct110, que
Vasilievsky identifie comme étant Théodore le Syncelle111 : il
nous apprend que le patriarche avait fait peindre des images de
la Vierge et de l’enfant sur toutes les portes du côté occidental
de la ville « d’où les ténèbres proviennent112 » et que, par la suite,
lorsque la cité fut menacée par le feu, il transporta l’image
miraculeuse du Christ le long des murs en implorant l’aide du
Seigneur113. Il s’agit là d’un document historique évoquant des
images placées au-dessus des portes et promenées le long des murs
durant un siège, exactement comme dans les versions tardives de
l’histoire d’Édesse. La procession du patriarche portant la miracu-
leuse image du Christ le long des murs est également mentionnée
par Georges Pisidès, un autre contemporain114. Au moment du
siège de Constantinople par les Arabes, il est encore une fois fait
mention d’une image, cette fois représentant la Vierge, transpor-
tée le long des murs avec les reliques de la Vraie Croix115. Dans
tous ces exemples, on attend des images qu’elles produisent un
effet psychologique et peut-être apotropaïque, mais elles n’inter-
viennent pas pour changer le cours de la bataille par une action
magique directe. L’usage officiel des images emprunte le chemin
ouvert par la pratique privée, mais – à l’exception du siège d’Édesse
tel qu’Évagre le décrit (ou l’imagine) – il ne prend pas les formes
extrêmes que les pèlerins et les hagiographes de la même période
décrivent dans la sphère de la dévotion populaire116.
37
à la colonne : il démontre, de la façon la plus concrète possible,
que le corps du Christ a été réellement en contact avec la pierre.
À cet égard, l’impression du visage n’est pas véritablement
requise. Effectivement, une génération plus tard, Antonin de
Piacenza affirme qu’il a simplement vu sur la colonne l’empreinte
de la poitrine et des mains du Christ120.
Ici, c’est la relique plus que l’image qui est le principal
objet d’intérêt. Mais des acheiropoietai complets du Christ
apparaissent également à cette époque. À Memphis, Antonin
vit un pallium lineum in quo est effigies Salvatoris (« un manteau
de lin sur lequel se trouve l’effigie du Sauveur ») : on lui dit que
cette image avait été produite par le Christ en personne qui avait
pressé le morceau d’étoffe contre son visage121. Il s’agit d’un
parallèle rigoureux à la légende rapportant l’origine miraculeuse
de l’image d’Édesse, apparemment élaborée à la même époque.
Dobschütz a montré que c’est probablement quelque temps après
le siège de 544, lorsqu’on prétendit que le portrait que le Christ
avait envoyé à Abgar existait encore122, que prit forme la tradition
selon laquelle le portrait avait été produit non par un peintre
ordinaire, mais par le Christ lui-même pressant son visage contre
le morceau d’étoffe123. Évagre, le premier à parler – au moins
par allusion – de l’image d’Édesse comme d’une image toujours
existante, se réfère probablement à cette légende lorsqu’il l’appelle
« l’image faite par Dieu, que des mains humaines n’avaient pas
peinte »124.
Enfin, l’image de Camuliana est apparue également à la
même époque. Elle fut transportée de Camuliana à Constantinople
durant le règne de Justin II, en 574125. Son histoire avait déjà été
consignée quelques années auparavant, dans la Chronique syriaque
de 569, où l’on apprend qu’une femme, désirant voir le Christ
face à face, trouva son image dans le bassin de son jardin126. Ce
portrait appartient donc à la catégorie des images issues d’une
production céleste plutôt qu’à celle des images formées par
impression directe. Mais rapidement, le portrait se reproduisit
39
III. Racines et causes
41
faites de main d’homme, se trouvaient associées physiquement
à des reliques sacrées138 ; soit enfin des images qui tiennent leur
origine d’un saint toujours vivant qui peut-être les a bénies : un
stylite, par exemple139. Holl a soutenu que ces derniers ont joué
un rôle particulièrement important dans le développement
du culte des images140, et il est vrai que les premiers exemples
que nous possédions d’images chrétiennes utilisées à des fins
apotropaïques sont les portraits d’un stylite141. Il est également
frappant de constater que les palladia transportés dans les batailles
sont très fréquemment acheiropoietai. Mais par ailleurs, André
Grabar a aussi souligné qu’il serait erroné de chercher, pour
chaque manifestation du culte des images, une correspondance
dans le culte des reliques142. Il a mis l’accent sur le pouvoir de
suggestion inné que l’image possède en tant que telle (même
lorsqu’elle ne prétend être rien d’autre qu’un artefact ordinaire,
fabriqué de main d’homme et sans relations avec une personne
ou un objet sacré), pouvoir auquel les Grecs et les sémites hellé-
nisés de la Méditerranée orientale étaient particulièrement
réceptifs. Pour le peuple, l’idée selon laquelle des forces divines
sont présentes dans les images religieuses s’enracine dans les
profondeurs du passé païen. Le néoplatonisme avait seulement
donné un fondement philosophique à des croyances remontant
à des temps bien plus anciens. Cette tendance animiste très
profonde se trouva naturellement réactivée face aux images
religieuses chrétiennes, sans égard pour les relations particulières
que ces images pouvaient entretenir avec une relique et bien
avant qu’à leur tour, elles ne deviennent l’objet d’une intense
spéculation philosophique.
Nombre de nos exemples appartenant à la phase ascen-
dante du culte des images montrent que la relation avec un
personnage saint ou un objet sacré est, dans le meilleur des cas,
très discrète. Par exemple, la statue du Christ à Panéas, même
si l’on considérait qu’elle avait été réalisée du vivant du Sauveur,
n’entretenait pas de relation directe avec lui. On disait que
43
du pouvoir de produire des effets miraculeux à travers une subs-
tance intermédiaire, pouvoir traditionnellement reconnu aux
reliques dans leur contexte cultuel149. En d’autres termes, l’image
assume un statut analogue à celui de la relique. Le parallélisme
est particulièrement évident lorsque c’est l’huile qui assure le rôle
d’intermédiaire150. L’huile a très tôt été considérée par les croyants
comme un lien les rattachant aux lieux saints ou aux reliques,
ce dont témoignent les ampoules des pèlerins qui sont parvenues
jusqu’à nous. L’histoire d’un miracle accompli par les saints Cyr
et Jean, que nous avons déjà évoqué en note, traite explicitement
l’huile prélevée des lampes qui brûlent devant les reliques des
martyrs et celle d’une lampe brûlant devant une image du Christ
comme des agents doués d’un pouvoir équivalent151.
Si nous nous souvenons des paroles de Grégoire de Nysse,
la transformation du culte des images en forme de dévotion
toujours plus autonome est assez peu surprenante. Mais il est
plus difficile d’expliquer pourquoi le culte des images a connu
une impulsion massive précisément à cette époque.
Évaluer les causes d’un mouvement si profondément
enraciné dans des croyances et des pratiques anciennes et si
évidemment soutenu par la masse du petit peuple est une entre-
prise délicate. Sans aucun doute, la tendance à adorer et à faire
un usage magique des images religieuses se fit jour dès que l’on
commença à produire de telles images152 et depuis ce moment,
elle ne cessa de se propager. L’élan semble s’être accéléré dans
la seconde moitié du VIe siècle, mais les causes de cette accéléra-
tion sont à peu près impossibles à identifier. Nous avons évoqué
la recherche de plus en plus pressante de la présence palpable
et de l’intervention de la divinité153. Cette disposition était peut-
être due à un sentiment croissant d’insécurité touchant de larges
ensembles de la population des pays de la Méditerranée orientale
en ces temps de péril. Mais l’identification précise des forces
qui auraient provoqué cette « poussée par le bas » ne saurait être
que conjecturale. On peut néanmoins suggérer que la résistance
45
dans le sermon du Pseudo-Grégoire consacré à cette image
qui, selon Dobschütz, remonte également au VIIe siècle, son
apparition et ses effets miraculeux sont décrits et interprétés
avec force comme une répétition de l’Incarnation du Christ162.
Mais l’exemple le plus frappant de la promotion active dont les
images sont l’objet dans un contexte doctrinal reste le 82e canon
formulé par le concile quinisexte qui se tint à Constantinople
en 692. Le canon concerne un type particulier de représentations,
les reproductions symboliques du Christ sous les traits d’un agneau,
et prescrit qu’elles doivent être remplacées par des représenta-
tions du Christ sous la forme humaine « afin que nous percevions
à travers elles la profondeur de l’humiliation du Verbe divin et
que nous nous remémorions son existence et sa chair, sa Passion
et sa mort et la grandeur du pardon qu’il a apporté au monde. »
On voit ici la fabrication des images – en particulier celle
des images anthropomorphiques – prescrite par les plus hautes
autorités. Le but est clairement énoncé : l’image doit rendre
tangible l’Incarnation du Logos dans le Christ. Elle est utilisée
comme un défi, une provocation à l’intention de ceux dont les
opinions christologiques ne répondaient pas au dogme ortho-
doxe. Bien que rien n’y soit dit de l’adoration qui leur était due,
aucun autre texte de la période pré-iconoclaste ne montre avec
une telle clarté les détenteurs de l’autorité prendre une initiative
personnelle dans le domaine des images163.
Ainsi, dans certains cas, les considérations théoriques,
tout particulièrement théologiques et doctrinales, ne servaient
pas seulement à défendre les images et leur culte, mais aussi
à les promouvoir. Il faut cependant considérer que la théologie
fut simplement une cause parmi d’autres de l’expansion du
culte des images. Si son importance avait été déterminante, on
s’attendrait à voir cette expansion se produire durant le Ve et au
commencement du VIe siècle, au moment où la lutte contre le
monophysisme atteignait son point culminant et où la nécessité
de démontrer la réalité de l’Incarnation était particulièrement
47
Un rôle constitutionnel et légal avait été imparti à l’image
impériale à l’époque romaine, rôle que la montée du christianisme
ne remit pas en question. Les empereurs chrétiens, comme leurs
prédécesseurs païens, utilisent leurs portraits pour représenter
leur personne dans les lieux où ils ne peuvent être présents. Ces
portraits sont envoyés dans les provinces éloignées, gouvernées
par des alliés ou des sujets, afin de recevoir allégeance à la place
du nouveau souverain : les accepter ou les repousser, c’est accepter
ou repousser le souverain lui-même168. Dans les tribunaux, sur
les marchés, dans les lieux publics et les théâtres, elles servent
à représenter la personne sacrée de l’empereur en son absence169
et à confirmer les décisions des magistrats170. Elles occupent
une fonction précise parmi les insignes de l’armée171 et dans
l’étiquette complexe des offices impériaux et de l’administration
en général172. Mais la plus étonnante des fonctions qu’on leur
reconnaît est peut-être celle de protecteurs légaux des citoyens
particuliers. Ad statuas confugere, se réfugier près des statues :
c’était là un droit traditionnellement imparti à toute personne
recherchant la protection de la loi impériale173, un droit qui fut
manifestement restreint, mais non supprimé, par les codes
de Théodose174, puis de Justinien175. L’Église ne rejeta pas cette
pratique légale ; en témoigne un passage attribué à saint Jean
Chrysostome et cité ultérieurement par d’autres auteurs176.
Il est donc clair qu’existait une tradition très ancienne
et jamais véritablement remise en question accordant au portrait
impérial une importance et un pouvoir de substitution qui
pouvaient difficilement être attribués à l’image chrétienne sans
soulever des réticences et des oppositions. Il est vrai que ce
pouvoir découlait d’un principe qui ne s’appliquait pas à la sphère
religieuse : à la différence de la divinité, le souverain n’est pas
doué d’omniprésence : il est pour ainsi dire nécessaire qu’il ne soit
pas présent en personne pour que soit reconnu tant de pouvoir
et accordé tant d’honneurs à son portrait177. Cela rend en tout
cas très confuse la ligne de démarcation séparant l’image du
49
de la seconde venue du Christ180. Il semble même, à un endroit,
se référer à l’image du Christ comme à un λαυράτον, un terme
technique servant à désigner le portrait du souverain180’. Peu
après, des auteurs commencent à défendre l’adoration des images
du Christ et de la Vierge – et à dénoncer le manque de respect
envers ces images – en arguant a fortiori des lois et des coutumes
régissant l’adoration du portrait de l’empereur181. L’argument
devait être repris plus d’une fois au cours de la querelle icono-
claste182 et se voir renforcé par un ensemble de thèses supposant
ou définissant des relations entre les cultes respectifs des images
religieuses et des images impériales183. Un énoncé de ce genre,
parmi les plus intéressants, se trouve dans un sermon d’un prédi-
cateur copte déjà cité mais que, malheureusement, on ne peut dater
précisément. Pour fonder son argumentation a fortiori, le prédi-
cateur se concentre sur le pouvoir protecteur de l’image impériale :
51
faisant peindre une image du Sauveur en majesté dans l’abside
du Chrysotriclinium, la grande salle d’audience du palais191.
Tibère II fut également le premier empereur à renoncer à se faire
représenter « en majesté » sur les monnaies – un type de repré-
sentations dont ses prédécesseurs avaient largement usé – et
depuis ce temps, cette figure d’« empereur trônant » devait connaître
une éclipse à peu près complète jusqu’à ce que les Iconoclastes
la remettent en vigueur192. Mais la preuve la plus frappante
de la naissance d’une mentalité nouvelle se manifeste à la fin
du VIIe siècle, lorsque Justinien II bouleverse la numismatique
byzantine en plaçant une image du Christ sur ses monnaies.
À l’évidence, à travers la légende du Rex Regnantium, (le Roi des
Rois), n’est plus simplement attribuée au Christ une souveraineté
d’ordre général, mais il est, spécifiquement, le souverain de ceux
qui règnent sur la terre. Justinien II rend cette position plus
explicite encore en faisant circuler des monnaies sur lesquelles
figure, au revers, son propre portrait en pied accompagnée
de l’inscription Servus Christi. En se faisant représenter debout
devant le Souverain suprême, l’empereur manifeste aux yeux
du monde la position inférieure qu’il occupe face au Christ193.
Un nouveau mode de pensée, une nouvelle disposition
d’esprit semblent avoir touché les souverains de la fin du VIe
et du VIIe siècle, certains d’entre eux du moins. Un climat
de piétisme, que l’on perçoit dans la biographie d’un monarque
comme Justin II194, vient abruptement contraster avec la pose
autocratique et pleine d’assurance de Justinien le Grand. C’est
à partir de telles prémisses que les empereurs semblent avoir
mené une politique visant à activer consciemment le culte
officiel des images religieuses, au détriment du monopole qui
avait été auparavant le leur195.
Lorsque l’on tente de prendre la mesure de ce changement
de mentalité au sein de l’Empire, on est réduit, pour l’essentiel,
à de simples conjectures. Nous avons déjà mentionné l’attente
eschatologique qui paraît bien avoir accompagné la fin du premier
53
le déclenchement de l’iconoclasme fut, dans son essence, une
réaffirmation du pouvoir impérial et une affirmation de sa
suprématie absolue vis à vis de l’Église198. Cette explication
de l’ iconoclasme byzantin a peut-être rencontré une faveur
particulière auprès des chercheurs qui ont subi le contre-coup
des événements qui affectèrent les pays européens dans les
années précédant immédiatement la Seconde Guerre mondiale,
tout comme les interprétations antérieures de ce mouvement
très complexe et protéiforme traduisaient déjà l’influence du
contexte historique dont elles étaient les contemporaines199.
Mais elle a eu le mérite certain de placer sous un éclairage violent
un aspect essentiel de l’iconoclasme. Bien que les empereurs
de cette période n’aient jamais cessé de se considérer comme
les mandataires du Christ et qu’ils aient infléchi leur politique
en ce sens, ils soulignaient pourtant avec une vigueur nouvelle
le pouvoir absolu du monarque sur la terre, ce dont témoignent
la multiplicité et la variété des manifestations de l’absolutisme dans
l’iconographie impériale de cette époque200. La thèse que nous
avons soutenue dans les pages précédentes apporte un complé-
ment logique à celle du professeur Grabar, mais elle constitue
aussi son présupposé nécessaire. Si la réaffirmation du caractère
absolu de la monarchie sur la terre constituait bien un enjeu
majeur de l’iconoclasme, il ne pouvait en être ainsi que parce
que les empereurs de la phase précédente avaient encouragé
l’adoration des images religieuses : elle constituait pour eux
un moyen de souligner leur propre subordination à un pouvoir
transcendant. Même si des considérations de cette nature n’ont
pas été, en la matière, les premiers moteurs, elles ont pu encou-
rager l’empereur, au VIe comme au VIIe siècle, à canaliser et à
orienter de puissants courants déjà formés201.
55
de cette dernière catégorie constitue un phénomène entièrement
nouveau, qu’aucune source antérieure à la seconde moitié
du VIe siècle ne mentionne. Nous avons déjà signalé les histoires
miraculeuses de l’ère post-justinienne qui décrivent les attentats
et les actes de profanation que les infidèles, en particulier les
Sarrasins ou, plus fréquemment, les juifs, perpétraient contre
les images202. Or, c’est précisément à cette époque que la défense
de l’adoration des images commence à jouer un rôle dans les
écrits polémiques dirigés contre les juifs203. Il est probable que
les actes de violence physique recensés dans les histoires
miraculeuses ne sont pas complètement légendaires, quoique
les termes de « juif » ou d’« infidèle » aient pu être employés par
les auteurs orthodoxes de ces légendes édifiantes sans véritable
fondement et d’une manière assez arbitraire. L’agression phy-
sique pourrait bien avoir été une contrepartie des polémiques
littéraires que les juifs, de toute évidence, inaugurèrent à cette
époque204. Par ailleurs, nous possédons des renseignements
sur des attaques contre des images chrétiennes menées par
des samaritains à travers une lettre passionnée, et apparemment
authentique, de saint Syméon le Jeune adressée à l’empereur
Justin II205. Il existe également quelques preuves, dans la litté-
rature de la période, indiquant que les derniers survivants du
paganisme gréco-romain pouvaient être encore suffisamment
vivaces pour prendre conscience – et suffisamment puissants
pour l’exploiter – de la contradiction apparente dans laquelle
se trouvait l’Église chrétienne du fait de sa nouvelle orientation,
une orientation qui se trouvait ouvertement en porte-à-faux
avec la dénonciation des images et de leur adoration dans
le christianisme primitif206.
Il est difficile de croire que les Sarrasins et les Samaritains,
les juifs et les païens se manifestaient pour sauver les chrétiens
de leurs excès idolâtres. Dans bien des cas probablement, les
attaques contre les images servaient simplement de moyens
dramatisés pour ébranler les chrétiens dans ce qui, à l’évidence,
57
Des preuves directes d’une montée de l’opposition au sein de
l’Église résultant de l’expansion du culte des images nous sont
parvenues de deux lieux très éloignés l’un de l’autre, situés
à la périphérie du monde byzantin212. À la fin du siècle, la vague
d’adoration idolâtre avait gagné l’Occident avec une force suffi-
sante pour pousser l’évêque de Marseille, Serenus, à détruire
ou à expulser les images qu’il voyait adorer dans ses églises.
Son geste lui attira les réprimandes du pape Grégoire qui, dès
ce moment, perçut clairement la nécessité d’expliciter une
fois pour toutes la position de l’Église romaine : les deux lettres
qu’il adressa à l’évêque de Marseille213 devinrent de ce fait les
références traditionnelles où s’exprime la position de l’Occident
sur la question des images religieuses : elles s’opposent à la fois
à l’élimination complète de ces images et à leur adoration.
Il est frappant qu’exactement à la même époque, des
troubles iconoclastes se soient manifestés à l’autre extrémité
de l’Empire byzantin. Dans la dernière décennie du VIe siècle,
en Arménie, une poignée de prêtres rebelles commencèrent
à prêcher la destruction des images. Selon les témoignages de
leurs opposants que nous avons conservés, ils rencontrèrent une
large audience. Des conflits politiques et religieux complexes en
résultèrent, qui divisèrent l’Arménie de l’époque. Ils embrasèrent
à nouveau l’Albania, dans le Caucase, au cours des années 80 du
VIIe siècle214. Le Paulicianisme, qui fait également son apparition
en Arménie à cette époque, était lui aussi opposé aux images215.
Ainsi, entre les années 300 et 700, il n’y a pas un siècle
pour lequel nous ne possédions des témoignages d’opposition
aux images, y compris au sein de l’Église. Le fait que cette
opposition ait été à l’œuvre, au moins d’une manière latente,
tout au long de cette période est, pour l’historien d’art, du plus
grand intérêt. Ce n’est pas seulement dans les phases les plus
primitives de l’art chrétien, mais aussi au temps où il connaît
une expansion apparemment sans restriction que les artistes
et leurs commanditaires doivent faire face à une hostilité
59
la grande montée de l’adoration des icônes à la fin du VIe siècle,
ces éléments hostiles n’aient pas cristallisé plus rapidement et
que la réaction ne se soit véritablement structurée qu’un siècle
et demi plus tard. Nous avons déjà évoqué le rôle que la politique
impériale a pu jouer dans la promotion et la défense du culte.
Que ce soit une décision impériale qui, en définitive, ait renversé
le courant, le fait est établi. Il se pourrait fort bien que, sans une
telle décision, l’opposition n’ait jamais bénéficié de la puissance
et de l’impulsion nécessaire pour se diffuser sur une large échelle.
Que le renversement des positions impériales ait eu lieu à ce
moment précis de l’histoire, la question dépasse les limites de cette
étude. Nous avons mentionné plus haut un des facteurs qui pourrait
avoir eu une certaine importance : il s’agit de la tendance à réaf-
firmer la nature absolue de l’autorité séculière de l’empereur219.
Quoiqu’il en soit, il paraît douteux que l’on puisse expliquer
de manière adéquate l’adoption de l’iconoclasme par la politique
officielle byzantine sans recourir à des facteurs extérieurs. En
ce sens, le célèbre édit de Yazid mérite certainement un examen
attentif. Tel que Jean le Moine le décrit au concile de 787, cet
édit ne semble pas avoir constitué une brutale démonstration
d’hostilité envers les chrétiens, mais plutôt un instrument de
discorde, subtilement pensé, qui combinait le caractère radical
des attaques physiques menées jusque-là contre les images par
les non-chrétiens et les effets de leurs embarrassantes polémiques
littéraires. En effet, selon Jean, il s’agissait d’une mesure d’ordre
général dirigée contre toutes les représentations de sujets animés,
y compris celles qui relevaient d’un contexte purement séculier,
et de ce fait, l’édit ne pouvait être purement et simplement rejeté
comme un acte d’hostilité envers la religion chrétienne220. Il est
donc fort possible que le décret de Yazid se soit montré parti-
culièrement efficace et qu’il ait réussi à exaspérer l’opposition
latente au sein même de la communauté chrétienne, chose que
les attaques frontales menées jusqu’alors par des non-chrétiens
n’avaient pas réussi à faire.
61
du moins pour souligner la leçon qu’il enseigne. Ces textes
forment une partie importante et structurée du corpus d’écrits
théoriques de cette époque consacrés aux images. Mais à côté des
énoncés abstraits, la trame de certaines histoires donne une illus-
tration admirable et poignante de la façon dont s’est formé un
ensemble stable de notions théoriques. Il faut au moins souligner
ce parallèle, même dans les cas où l’on ne peut décider s’il s’agit
d’histoires fictives et rédigées dans une intention apologétique
ou de l’expression spontanée d’une intensification des croyances.
Dans notre analyse du « cas » de la défense, nous négli-
gerons les arguments fondés sur des précédents bibliques ou
historiques. Comparés aux développements où se révèlent la
pensée d’un auteur et ses positions personnelles, ils ne présentent
qu’un intérêt mineur. Nous nous proposons principalement de
rechercher dans quelle mesure la défense littéraire des images
au cours de la période qui s’étend de Justinien Ier à l’iconoclasme
reflète les changements profonds intervenus dans la fonction
de l’imagerie religieuse de ce temps. Même si une iconosophie
systématique ne devait se constituer qu’ultérieurement, on peut
s’attendre à découvrir, dans la production écrite de cette période,
des signes indicateurs de ces changements et des tentatives
pour leur apporter une assise théorique.
Il n’est peut-être pas inutile d’énoncer, de manière anti-
cipée, l’une des conclusions générales à laquelle cette enquête
nous conduira : les nouvelles fonctions imparties aux images
religieuses trouvent une contrepartie théorique dans un certain
nombre de tentatives pour justifier ces images, non pas à partir
de leur utilité ou de la signification qu’elles revêtaient pour leur
public, mais à partir des relations internes qu’elles entretiennent
avec leur prototype. En un sens, ce résultat semble paradoxal.
On a vu que la période envisagée a été le théâtre d’un vigoureux
accroissement de l’usage quotidien des icônes. Le contact de
l’image et de son spectateur devient alors plus étroit et intime
qu’il ne l’avait été jusqu’alors dans toute l’histoire du christianisme.
63
raisonnement, dans lequel l’image devient un moyen de visualiser
l’invisible ou de lui adresser des témoignages d’amour ou de
vénération, avait été élaboré, sous des formes multiples, par les
apologètes de l’adoration de l’image païenne232. Il s’agissait, on
l’a vu, d’un concept usuel pour définir le rôle imparti au portrait
du souverain et c’est dans ce contexte qu’il fut adopté par les
auteurs chrétiens, dès le IVe siècle233. Dans la première moitié
du Ve siècle, Philostorgius l’appliqua aux images religieuses. Nous
avons déjà évoqué le développement qu’il consacre à la statue
du Christ à Panéas, dans lequel il décrit ce qu’il considère comme
le comportement approprié face à une image religieuse234. La
nature apologétique de ses remarques est évidente. L’auteur vise
aussi bien les critiques étrangères que celles qui s’élèvent du sein
de l’Église lorsqu’il fustige toute velléité d’adoration ou de prosky-
nesis, « puisqu’il n’est pas permis de se prosterner devant le bronze
ou toute autre matière. » Néanmoins, il voit dans l’approche
euphorique et la contemplation de l’image une façon de démon-
trer son amour pour l’archétype235. Il s’agit d’une formule assez
terne, énoncée à une époque où la pratique excédait déjà large-
ment les limites que Philostorgius croyait pouvoir lui assigner.
L’idée selon laquelle le croyant peut employer l’image
comme un instrument de communication avec la divinité reçoit
une puissante impulsion, vers la fin du Ve siècle, des concepts
anagogiques (ascendants) introduits dans la pensée chrétienne
par le Pseudo-Denys. Ces concepts forment une partie de la grande
interprétation que le mysticisme néoplatonicien donne de la
superposition hiérarchique des mondes physique et intelligible.
65
imparfaites une faculté innée de s’élever aux enseignements
sacrés et de s’instruire par la vue, ne serait-ce qu’en manière
d’initiation, et parce que la vue est corrélative de la faculté de
s’élever238. » Indéniablement, il s’agit de la pensée, et même du
langage du Pseudo-Denys239, un langage que l’évêque applique au
problème concret de l’admissibilité des images dans les églises240.
Écrite une génération à peine après l’apparition de l’Aréopagite,
la lettre d’Hypatios montre à quel point les concepts et la termi-
nologie du Pseudo-Denys furent rapidement assimilés par les
défenseurs des images chrétiennes241. La fonction anagogique
des images est également soulignée dans une épigramme sur
le tableau d’un archange composée par Agathias (mort en 582)
et dans une autre, très semblable, par Nil le Scolastique. Le ton
défensif très marqué de ces vers est peut-être dû au fait que la
représentation des anges était longtemps restée une cible privi-
légiée pour les adversaires des images chrétiennes242.
Les déclarations apologétiques que nous avons rencon-
trées jusqu’ici ont toutes à faire avec les effets des images sur
le spectateur et l’utilité qu’elles peuvent revêtir pour lui. Nombre
de ces arguments resurgissent dans les apologies de l’ère post-
justinienne (après 565). En particulier, on retrouve maintes fois
l’assertion selon laquelle les images servent à véhiculer la véné-
ration que nous rendons à la divinité ou à nous mener du visible
à l’invisible243. Mais les apologètes de la fin du VIe et du VIIe siècle
vont plus loin et commencent à utiliser un éventail d’arguments
dans lesquels le spectateur cesse de figurer et qui se préoccupent
uniquement d’établir une relation intemporelle et cosmique entre
l’image et son prototype. Le rôle du sujet regardant se trouvait
ainsi réduit. On cherche le moyen de justifier l’icône en tant que
telle et de trouver sa véritable signification dans son existence
objective, sans se préoccuper de l’expérience personnelle et pas-
sagère. L’image se dégage de la sphère pragmatique des instru-
ments et des ustensiles (qui restent néanmoins sacrés) pour se
voir attribuer un statut propre dans l’ordre divin de l’univers.
67
différents contextes, entre le IIIe et le VIe siècle, nous entraînerait
trop loin247. On se bornera à signaler que c’est dans un texte de
la fin du VIe siècle que l’on voit, pour la première fois, la ressem-
blance divine de l’homme convoquée dans la défense des images
religieuses chrétiennes. On se mit à utiliser Genèse 1, 27 dans un
sens exactement opposé à celui qu’y avaient trouvé les premiers
Pères. Rien ne pourrait souligner de manière plus impressionnante
le changement d’attitude que l’Église, tout au long des siècles, a
entretenu envers l’art. Dans son sermon contre les juifs, Léonce
de Néapolis (à Chypre) défend les images chrétiennes avec un
éventail d’arguments conventionnels (comprenant les antécédents
bibliques et les honneurs rendus aux souverains) puis conclut :
« L’Homme est l’image de Dieu, lui qui est fait à l’image de Dieu,
et particulièrement cet homme qui a reçu en demeure le Saint-
Esprit. C’est pourquoi il est juste que j’honore et que je me pros-
terne devant l’image des serviteurs de Dieu et que je glorifie la
demeure du Saint-Esprit248. » Les « serviteurs de Dieu » sont les
saints. Ce sont eux qui ont reçu « en demeure le Saint-Esprit » :
ils sont donc, plus particulièrement, les « images de Dieu »249.
En adorant leur image, le croyant glorifie la « demeure du Saint-
Esprit ». Une fois acquis que l’artiste ne dépeint qu’une enveloppe,
une « demeure », cette enveloppe est sanctifiée et transfigurée
par le Saint-Esprit, du moins lorsqu’il s’agit d’un saint. La demeure
reflète son habitant divin. C’est en ce sens que Léonce reven-
dique la dignité de la forme humaine et soutient ses prétentions
à la vénération. Dans la descente de Dieu vers le saint et du saint
vers son portrait, la continuité n’est jamais entièrement brisée.
Ce qui garantit cette continuité est « l’image » qui, à titre d’élément,
est présente à toutes les étapes. Au fondement de l’usage que
Léonce fait de Genèse 1,27, réside cette croyance, essentielle au
néoplatonisme, selon laquelle la divinité se manifeste à travers
une série de reflets décroissants250. Au moins par implication,
l’œuvre de l’artiste devient alors une extension de l’acte divin
de création, conception très éloignée de celles du christianisme
primitif qui imputait à l’artiste une activité mensongère251.
69
associée à la promotion d’un autre type. Cela signifie que certaines
formes de présentations picturales véhiculent plus de significa-
tion que d’autres. Même si les auteurs du canon, en promouvant
l’image anthropomorphique du Christ au détriment de sa figura-
tion symbolique, paraissent clairement guidés par le désir
d’instruire et d’impressionner le spectateur, à tout le moins recon-
naissent-ils silencieusement une vertu inhérente et un pouvoir
à la forme visuelle : ce pouvoir tient au fait que l’image est un
reflet direct de son prototype et qu’elle ne renvoie pas à lui sous
la forme d’une allusion.
À l’époque où ce canon était énoncé, la pensée apologé-
tique avait en fait déjà commencé à situer la relation du Christ
et de son image sur un plan transcendant. L’image était pensée
non plus tout à fait comme un simple rappel de l’Incarnation,
mais déjà comme une partie organique, une extension, ou même
un renouvellement de celle-ci. Lentement, l’évolution des idées
allait faire de l’image religieuse byzantine un moyen pour démon-
trer, non pas simplement la réalité historique de l’Incarnation,
mais sa présence vivante et permanente. Le rôle de l’image cessait
d’être purement didactique et se trouvait investie d’une dimen-
sion sacramentelle, au même titre que le sacrifice de la messe.
Il n’existe pas de texte de la période pré-iconoclaste
qui marque cette relation sacramentelle et transcendante entre
le Dieu incarné et son image de manière entièrement explicite.
Mais l’on voit alors cette idée germiner et se propager en plu-
sieurs directions.
Elle apparaît, peut-être pour la première fois, sous
une forme mythologique, dans les légendes des acheiropoietai.
Sans aucun doute, le culte de ces images miraculeuses bénéficia
d’un soutien et d’un encouragement officiels, en raison de la
facilité relative avec laquelle on pouvait les défendre contre les
accusations d’idolâtrie. Elles étaient inaccessibles, en tout cas,
à l’objection – que des juifs, mais aussi des chrétiens scrupuleux
pouvaient soulever – selon laquelle l’Église admettait l’adoration
71
dans la nature d’une image, son image, en retour, partage la nature
de l’Incarnation. Cet argument reste dans une certaine mesure
parallèle à celui qui fait des images fabriquées de main d’homme
une extension de la création de l’homme par Dieu et « à son
image », et, il se fonde lui aussi sur l’autorité des Écritures. Saint
Paul ne parlait-il pas du Christ comme de « l’image de Dieu »
(2 Corinthiens 4, 4) ? Le Pseudo-Grégoire cite les paroles de Paul
au tout début de son sermon sur l’image de Camuliana. L’auteur
de l’apologie adressée aux Arméniens iconoclastes introduit
dans sa défense deux citations des Pères qui évoquent le Christ
comme une image (ou du moins étaient interprétées comme
telles). Ces passages, qui à l’évidence ont été choisis parce qu’ils
glorifient le Christ, « l’image », comme un objet d’adoration
furent employés – était-ce vraiment sincère ? – pour légitimer
également l’adoration des images dérivées et faites de main
d’homme260. De nouveau, c’est l’idée d’une relation entre proto-
type et image comme principe étendu à l’ensemble de l’univers
qui donne à l’essor du culte des images sa justification.
Sans doute, ces textes ne sont pas très explicites. Un pas-
sage de la Vie de saint Syméon le Jeune contient l’énoncé peut-
être le plus net de toute la littérature pré-iconoclaste : il suggère
l’existence d’un lien permanent entre l’Incarnation et les images
faites de main d’homme. L’auteur rapporte qu’une image de saint
Syméon, exposée par une femme qui voulait montrer sa grati-
tude envers le saint qui l’avait délivrée des assauts d’un démon,
accomplissait des miracles « parce que l’Esprit saint qui habitait
Syméon la couvrait de son ombre [i. e. l’image] »261. Comme Léonce
de Néapolis (dont il était peut-être le contemporain, mais légè-
rement plus jeune), l’auteur distingue deux étapes : la première
mène de Dieu au saint ; la seconde, du saint à son image. Mais
plus clairement que Léonce, il décrit ces deux étapes comme des
émanations de l’Esprit saint se manifestant dans une séquence
dégressive. Dans la première phase, l’auteur, comme Léonce, voit
une « installation ». Il décrit la seconde comme une « adombration »,
73
mesure où des histoires de ce type, si fréquentes dans les textes
de l’époque, étaient composées et mises en circulation à des fins
apologétiques, elles manifestent une adhésion très large à des
idées animistes naïves. Mais d’ordinaire, cette adhésion reste impli-
cite. Le lecteur ne sait pas comment ni pourquoi l’icône a acquis
sa puissance. Il existe pourtant des témoignages littéraires qui
montrent une certaine sensibilité à ce problème. Certains auteurs
parlent du pouvoir surnaturel de l’image en des termes expli-
cites, suivant ainsi un chemin balisé bien des siècles auparavant
par certains apologètes du culte païen des images263. Alors que
certains auteurs pensent en termes de substance divine, de force
ou d’énergie s’écoulant du prototype dans l’image, d’autres vont
plus loin et affirment que celui-ci demeure en acte dans celle-là.
Nous avons déjà cité les énoncés, appartenant à la
première catégorie, qui s’en tiennent au cadre délimité par les
« précédents » scripturaires et reconnaissent, dans la force qui
s’écoule du prototype vers l’image, l’opération du Saint-Esprit.
On attendait évidemment de tels énoncés qu’ils apportent une
justification théologique aux croyances et aux pratiques populaires
de l’époque. Il semble qu’ils aient été suscités par un désir de
sublimer les idées naïves et animistes des masses, de les élever
à un niveau où elles devenaient théologiquement acceptables
en substituant, à la primitivité magique, l’idée du miraculeux
comme acte divin pré-ordonné dans l’Écriture264. En ce sens, il n’est
pas inutile de noter que Léonce de Néapolis, qui admet au moins
la descente du Saint-Esprit dans l’image, fut, autant qu’on le sache,
le premier auteur à faire état, dans une apologie des images
chrétiennes, de la certitude qu’elles accomplissent des miracles265.
Dans la Vie de saint Syméon le Jeune, le lien causal entre pra-
tique populaire et formule théologique est absolument évident.
L’auteur introduit une allusion à l’Incarnation pour expliquer
un miracle opéré par une image (et non l’inverse, qui consisterait
à introduire un miracle afin de défendre l’Incarnation)266. Il est
vrai que le clergé avait pu soutenir, épisodiquement et à des fins
75
aucun effort, par leurs prières ou par leurs actes, pour s’assurer
de l’assistance divine à travers l’icône, mais qu’ils ne sont même
pas conscients de la présence de cette icône, du moins lorsqu’elle
commence à opérer à côté d’eux. L’histoire met en scène le pouvoir
objectif d’une icône dont l’efficacité, selon l’auteur, ne dépend pas
de la conscience du croyant. Le thème qui donne la clef de ce récit
est ainsi la présence réelle des saints dans l’image. La femme
malade voit d’abord les deux saints médecins dans un rêve au cours
duquel ils l’assurent qu’ils sont auprès d’elle. On comprend que ces
paroles proviennent de l’icône lorsqu’au cours d’un second rêve,
après que celle-ci ait été découverte, les saints prennent à nou-
veau la parole : « Ne t’avions-nous pas dit que nous étions ici avec
toi ? » C’est là le point essentiel de l’histoire. Dans sa conclusion,
l’auteur insiste à nouveau sur la présence réelle des saints et la
distingue de la simple manifestation de leur pouvoir272. Il est
néanmoins possible qu’il ait été conduit à adopter cette position
extrême sous l’effet de la furieuse poussée de l’iconoclasme au
VIIIe siècle. Il n’existe pas de preuve définitive que ces miracles
aient été écrits avant le déclenchement de la controverse273.
Notre survol des textes concernant la nature et la fonction
des images religieuses qui sont parvenus jusqu’à nous depuis les
temps pré-iconoclastes touche à son terme. En vérité ces textes
se réduisent à une simple collection d’aphorismes. Du point de vue
de l’élaboration, de la profondeur et de la lucidité, ils ne peuvent
se comparer aux grandes apologies systématiques édifiées ulté-
rieurement sous la pression d’une opposition structurée. Mais
les contours généraux des théories futures y apparaissent déjà274.
Du point de vue de leur intensité, en tout cas, les conceptions
de l’image du VIe siècle tardif et du VIIe siècle ne sont pas très
éloignées de celles que devaient élaborer ultérieurement les
penseurs orthodoxes et vont parfois au-delà de ces dernières.
Cela donne la mesure de l’importance qu’acquièrent les icônes,
en théorie aussi bien qu’en pratique, au cours des générations
qui suivirent le règne de Justinien.
77
nier a dû ressentir les effets de ce développement. Pour la pre-
mière fois, l’apologète exempte l’artiste chrétien de la nécessité
de justifier son œuvre par la valeur pédagogique ou éducative
qu’elle devait revêtir aux yeux du spectateur comme il l’exempte
de s’adresser directement à ses émotions. L’image n’a pas besoin
de raconter ou même de véhiculer un message, pas plus que
l’artiste ne doit se proposer, comme premier objectif, d’éveiller
parmi le public un état d’esprit particulier : peur ou déférence,
piété ou compassion. En revanche, l’artiste doit créer une image
intemporelle et déliée, relevant du ciel plus que de l’humanité,
capable de refléter, comme par réfraction directe, son prototype
divin ou sanctifié et de servir de véhicule aux puissances divines,
de réceptacle à la substance transcendante. Auto-suffisante
face au spectateur, l’image doit en même temps être « ouverte »
en direction du ciel. Ce que l’artiste est requis de créer est une
coquille, fragile et dénuée, en elle-même, de signification, prête
à recevoir d’en haut la puissance et la vie : l’Esprit saint qui viendra
la couvrir de son ombre, des personnages divins qui viendront
élire demeure en elle.
Ces idées étaient clairement destinées à affecter l’œuvre
des artistes. Il n’est cependant pas nécessaire de supposer que
les peintres et les sculpteurs aient été réellement au fait de la
littérature apologétique de leur temps. Comme on l’a vu, il existe,
à cette époque, une conjonction intime entre énoncés théoriques
et pratiques quotidiennes. Les premiers ne sont par essence que
les réflexions et les sublimations de croyances qui s’expriment
avec une vigoureuse spontanéité dans les secondes. Les artistes
pouvaient bien ne pas être familiers des discussions littéraires
consacrées aux images, ils savaient l’usage auquel leur œuvre
serait affectée, la fonction qu’on attendait qu’elle remplisse.
Il faudrait donc qu’à cette étude fasse suite un examen
des monuments de la période qui s’étend de Justinien à l’icono-
clasme, et que cet examen soit mené à la lumière des résultats
que nous avons dégagé. Nous rencontrons ici une opportunité
79
Notes
80
1 S. Der Nersessian, « Une apologie des images du septième
siècle », Byzantion, XVII (1944-1945), pp. 58 sq. N. H. Baynes, « The
Icons before Iconoclasm », The Harvard Theological Review, XLIV
(1951), pp. 93 sq. [À l’appui de la thèse selon laquelle les racines de
la querelle iconoclaste doivent être recherchées au sein même de
la chrétienté, Ernst Kitzinger mentionne (in The Art of Byzantium
and the Medieval West, op. cit., p. 390) l’article fécond de P. Brown,
« A dark Age Crisis: Aspects of the Iconoclastic Controversy »,
The English Historical Review 88 (1973). Traduit et augmenté in La
Société et le Sacré dans l’Antiquité tardive, Paris,
Le Seuil, 1985 ; voir aussi les commentaires prudents que S. Gero
consacre à cet article in « Notes on the Byzantine Iconoclasm
in the Eighth Century », Byzantion 44(1974), pp. 38 sq. et l’étude
magistrale de P. Lemerle, Le Premier Humanisme byzantin, Paris, PUF,
1971. Lemerle adopte, sans restriction, le point de vue soutenu ici
selon lequel le culte des images se serait intensifié de manière
extraordinaire entre le règne de Justinien et le VIIIe siècle.]
81
5 Les références à des représentations chrétiennes d’ordre
religieux dans la littérature de cette période se limitent à quelques
remarques de Tertullien à propos des images du Bon Pasteur
sur les calices (H. Koch, Die altchristliche Bilderfrage nach den lite-
rarischen Quellen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1917, p. 9
et W. Elliger, Die Stellung der alten Christen zu den Bildern in der
ersten vier Jahrhunderten, Leipzig, 1930, p. 28) et à la liste dressée
par Clément d’Alexandrie des sujets symboliques susceptibles
d’être représentés sur les sceaux. Ce passage est en légère contra-
diction avec l’attitude hostile de Clément envers l’imagerie
religieuse en général (cf. Koch, pp. 14 sq. ; Elliger, pp. 38 sq.) et
illustre la dichotomie qui commençait à se manifester, au début
du IIIe siècle, entre théorie et pratique. [Sur Tertullien et Clément,
voir aussi P. Prigent, « Du bon usage de l’image dans l’Église
ancienne », Revue d’histoire et de philosophie religieuse 71 (1991),
pp. 61 sq. et, plus généralement, M. Restle, « Zur Entstehung der
Bilder in der Alten Kirche », Orthodoxes Forum 1 (1987), pp. 181 sq.
Sur Tertullien et l’image du Bon Pasteur en particulier, voir
V. Buchheit, « Tertullian und die Anfänge der Christlichen Kunst »,
Römische Quartalschrift 69 (1974), pp. 133 sq. Sur l’attitude nuancée
adoptée par Clément relativement aux représentations qu’il
convient aux chrétiens d’adopter, en particulier pour les sceaux
privés, voir L. Eizenhöfer, « Die Siegelbildvorschläge des Clemens
von Alexandrien und die älteste christliche Literatur », Jahrbuch
für Antike und Christentum 3 (1960), pp. 51 sq. et les remarques
subsidiaires du même auteur dans « Zum Satz des Clemens
von Alexandrien über das Siegelbild des Fischers », Jahrbuch für
Antike und Christentum 6 (1963), pp. 173-174 ; voir également
H.-D. Altendorf, « Die Siegelbildvorschläge des Clemens von
Alexandrien », Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft 58
(1967), pp. 129 sq. et la contribution de P. C. Finney aux Mélanges
offerts au Professeur Kitzinger (« Images on Finger Rings in Early
Christian Art », Dumbarton Oaks Papers 41 (1987), pp. 181 sq.).]
83
10 Je veux remercier, pour l’aide qu’ils m’ont apportée
dans ce travail, mes collègues de Dumbarton Oaks, en particulier
A. M. Friend Jr., S. Der Nersessian et C. A. Mango qui ont lu
cette étude à l’état de manuscrit et y ont apporté de nombreuses
suggestions et additions. Le Professeur Friend m’a également
opposé certaines critiques de fond qui m’ont incité à introduire
quelques changements majeurs dans le texte et m’ont aidé à
clarifier mon propre point de vue. Tout en reconnaissant avec
gratitude les bienfaits d’une critique constructive, je ne puis
pour autant décliner ma responsabilité sur les points litigieux
que cette étude est susceptible de soulever. Le manuscrit a été
achevé au mois d’août 1953 [et révisé par Stephen Gero et par
l’auteur au printemps 1992].
85
20 Ambroise, Hexaemeron, VI, 9 (J.-P. Migne, Patrologia Latina
[dorénavant PL] 14, col. 281 D) ; citations dans Jean Damascène,
De Imaginibus oratio III, attribuées à St. Jean Chrysostome et
Severianus de Gabala (PG 94, cols. 1408 C, 1409 A ; cf. H. Kruse,
Studien zur offiziellen Geltung…, op. cit., pp. 35 note 2 et 36 note 1 ;
voir aussi infra, note 260). On trouve même une référence à
l’image impériale dans la période antérieure au triomphe du
christianisme : dans son Traité sur la Résurrection, dirigé contre
Origène, Methodius d’Olympos (mort en 311 ap. J.-C.) illustre sa
croyance en la résurrection corporelle de l’homme d’une réfé-
rence aux « images des rois (...) qui sont honorées de tous, sans
considération de la matière dont elles sont faites. Elles doivent
toutes être honorées ici en raison de la forme qui se trouve en
elles » (G. N. Bonwetsch, Methodius, in Die Griechischen christlichen
Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte, XXVII, Leipzig, 1917, p. 379).
87
p. 360, no 19). Le problème de l’authenticité des textes d’Épiphane
est trop complexe et trop technique pour être traité par des non-
spécialistes. Après avoir été attribués à Épiphane (à l’exception
du Testament) par Holl (Ostrogorsky, pp. 67 sq. ; Holl, p. 363), ils
ont été rejetés par Ostrogorsky (pp. 61 sq.), mais ses arguments
n’ont pourtant pas emporté la conviction d’autres grands
byzantinologues (cf. F. Dölger, in Göttingische Gelehrte Anzeigen
(1929), pp. 353 sq. ; H. Grégoire, Byzantion, IV (1929), pp. 769 sq. ;
V. Grumel, in Échos d’Orient, XXIX (1930), pp. 95 sq. Cf. aussi, pour
la lettre à Jean de Jérusalem, P. Maas, in Byzantinische Zeitschrift,
XXX (1929-1930), pp. 279 sq., partic. p. 286).
Il semble que la question ne soit pas définitivement
close. Mais il faut souligner que cette attitude d’hostilité vigou-
reuse et démonstrative à l’égard des images, qu’il est nécessaire
d’accepter si l’on admet l’authenticité de tous les passages
controversés ou de la plupart d’entre eux, apparaît comme un
phénomène parfaitement logique à la fin du IVe siècle. De plus,
l’argument qui forme le cœur véritable de la thèse d’Ostrogorsky
est très peu convaincant. Il est troublé par le fait que certains
arguments, en particulier son no 16 (Holl no 13), prennent en
compte, et tentent de réfuter, une défense des images fondée
sur l’affirmation que le Christ peut être dépeint parce qu’il est
devenu homme. Ce type de raisonnement, selon Ostrogorsky,
est caractéristique des défenseurs des images de la période
iconoclaste. Il avance que si les écrivains du IVe siècle avaient
réellement utilisé l’argument christologique, ils auraient certai-
nement été cités par le concile de 787. Aussi, le traité dans lequel
cet argument se trouve réfuté ne peut-il être d’Épiphane.
Mais le fait, pour la défense des images, de s’appuyer
sur l’Incarnation est, après tout, une chose évidente et qui
se trouve déjà anticipée dans la lettre d’Eusèbe à l’impératrice
Constantia, dans laquelle il refuse d’accéder à sa demande et de
lui envoyer une image du Christ (PG 20, cols. 1545 sq. J. D. Mansi,
Sacrorum Conciliorum nova et amplissima collectio [dorénavant Mansi],
89
à Constantia, dont Sœur Murray a contesté l’authenticité (« Art
and the Early Church », art. cit., pp. 326 sq.), est certainement
authentique ; voir S. Gero « The True Image of Christ: Eusebius’
Letter to Constantia Reconsidered », The Journal of Theological
Studies, n. s. 32 (1981), pp. 460 sq. et H. G. Thümmel « Eusebios’
Brief an Kaiserin Konstantia », Klio 66 (1984), pp. 210 sq. Sœur
Murray reconnaît à présent, semble-t-il, la pertinence des argu-
ments en faveur de l’authenticité (voir ses commentaires dans
« Artistic Idiom and Doctrinal Development », in R. Williams
(éd.), The Making of Orthodoxy. Essays in Honour of Henry Chadwick,
Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 296 et dans
« Le problème de l’iconophobie et les premiers siècles chrétiens »,
Nicée II, pp. 44-46. Elle s’efforce néanmoins, sans emporter la
conviction, de minimiser l’importance des positions d’Eusèbe
en les réduisant à de prétendues affinités ariennes ; sur ce dernier
point, voir l’analyse précoce de H. von Campenhausen, « The
Theological Problem of Images in the Early Church » dans son
livre The Tradition and Life in the Church, Londres, Collins, 1968,
p. 177. La reprise de l’ancienne hypothèse selon laquelle l’auteur
serait l’évêque arien Eusèbe de Nicomédie, un homonyme
contemporain de l’historien de l’Église (K. Schäferdiek, « Zur
Verfasserschaft und Situation der epistula ad Constantiam de
imagine Christi », Zeitschrift für Kirchengeschichte 91 (1980), pp. 177
sq.), peut être révoquée sans hésitation. Pour le contexte de la
théologie d’Eusèbe qui permet une interprétation plus détaillée
de la lettre, voir à présent C. Schönborn, Die Christus-Ikone,
Schaffhouse, Novalis, 1984, pp. 67 sq., trad. fr. L’Icône du Christ,
Paris, Le Cerf, 1986, pp. 55 sq.]
91
l’on adore dans les sanctuaires les images tracées sur le bois
ou la pierre, mais nous n’acceptons pas la présence des images
sculptées, excepté sur les portes »] (Diekamp, p. 127). Le Profes-
seur Alexander (p. 179, note 16) a clarifié la signification de cet
énoncé en montrant qu’il trace une distinction entre peinture
et sculpture et que Julien s’oppose seulement à ces dernières,
à l’exception de celles qui se trouvent sur les portes (sur ce point,
voir supra, p. 57).
Je voudrais néanmoins corriger légèrement la version
du Professeur Alexander pour la première partie de l’énoncé.
Au lieu de dire : « Nous laissons adorer les peintures dans les
sanctuaires... », je propose de traduire : « Nous laissons dans les
sanctuaires les peintures qui sont adorées... », ou même : « Toutes
adorées qu’elles soient, nous laissons les peintures dans les
sanctuaires... ». Julien envisage pour le clergé trois attitudes
possibles envers les images : tolérer leur adoration ; admettre
leur existence ; les détruire. Pour les peintures, il adopte les deux
premières (en insistant sur la seconde) et, pour la sculpture,
il est enclin à soutenir la troisième, ce qui fait précisément l’objet
de la question qu’il adresse à l’évêque d’Éphèse (cf. le premier
paragraphe de la lettre d’Hypatios). La concession majeure (eômen
einai) que fait Julien porte sur l’existence des peintures. Le einai
n’apparaît pas dans la traduction du Professeur Alexander et
le oude touto dans la seconde partie de l’énoncé est interprété
comme s’il se référait à ta tès gluphès, ce qui est grammaticalement
impossible. Il doit se référer à l’antécédent einai et signifie ainsi
que, en ce qui concerne les sculptures, Julien ne veut « pas même »
admettre leur existence. Dès lors, l’affirmation selon laquelle
l’attitude de Julien traduit une approbation officielle de l’adoration
des peintures me semble exagérée. On peut simplement dire
que Julien est conscient qu’elles reçoivent effectivement la pros-
kynesis, mais qu’il consent à les admettre puisque les Écritures
se contentent de prohiber spécifiquement la sculpture. Pour
l’importance de la réponse d’Hypatios, voir supra, p. 65.
93
XXXVIII (1938), pp. 351 sq., partic. p. 353. E. Mioni, « Il Pratum
Spirituale di Giovanni Mosco », Orientalia Christiana Periodica,
XVII (1951), pp. 61 sq., partic. p. 81. [Sur quelques problèmes posés
par le texte du Pré spirituel de Jean Moschus, voir Ph. Pattenden,
« the Text of the Pratum Spirituale », The Journal of Theological
Studies, n. s. 26 (1975), pp. 38 sq. Une édition critique de ce texte
manque encore.]
95
New York, Macmillan, 1923, p. 329 ; pour les dates des deux derniers
textes mentionnés, voir infra, note 59.
97
54 E. von Dobschütz, Christusbilder, op. cit., p. 8**.
99
(Mansi XIII, col. 29 AB) et le motif symétrique dans la légende
copte afférente (Worrell, The Coptic Manuscripts…, op. cit., p. 372).
101
Edessa, the Blessed City, Oxford, Clarendon Press, 1970, pp. 77 sq.
et Averil Cameron, « The History of the Image of Edessa: the
Telling of a Story », Harvard Ukrainian Studies 7 (1983), pp. 80 sq.]
68 Procope, Histoire des guerres, II, 12, 26 (Loeb éd., I, pp. 368
sq.) [Voir infra, p. 207, texte 31 du florilège].
69 Ibid., II, 12, pp. 6 sq., partic. 30 (pp. 364 sq., 370).
72 Procope, Histoire des guerres, op. cit., II, 27, 14 (Loeb éd., I,
p. 506).
103
de lui, là où se trouvait la croix, l’icône était accrochée... », mais
ils ne sont pas satisfaits de leur propre traduction (ibid., p. 187).
L’interprétation de Holl selon laquelle ce passage révèle l’exis-
tence d’une icône au-dessus de la balustrade du chancel est sans
fondement dans le texte grec (« Die Entstehung der Bilderwand
in der griechischen Kirche », repris in Gesammelte Aufsätze zur
Kirchengeschichte, II, pp. 225 sq., partic. 230).
[Du terme problématique de staurodochos (un hapax
legomenon ?), le Patristic Greek Lexicon de Lampe donne une
définition assez crédible : « Socket supporting a cross » (p. 1252).
Festugière (Vie de Théodore, vol. II, p. 10), opte pour une interpré-
tation similaire (« l’endroit où est plantée la croix »), quoique,
de manière assez inconséquente, il traduise staurodochos dans
l’index s. v. par « iconostase ».]
105
années de l’iconoclasme. Le texte est cité également au concile
de 787 (Mansi XIII, cols. 57D – 60B). Pour l’importance de la compo-
sition décrite dans le rêve et pour la relation qu’elle entretient
avec l’iconographie de la « Déesis », voir E. H. Kantorowicz, Laudes
Regiae, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1946,
p. 50, note 129 (avec des références plus complètes).
107
93 [Voir infra, p. 195, texte 24 du florilège.] H. Usener,
Acta Martyris Anastasii Persae, Bonn, 1894, p. 22. [B. Flusin,
Saint Anastase le Perse I, Paris, CNRS, 1992, pp. 131-132.]
109
107 T. Simokkata, Historiae, II, 3, 4 sq., de Boor (éd.), Leipzig,
1887, p. 73 [voir infra, p. 204, texte 27 du florilège] ; cf. E. von
Dobschütz, Christusbilder, op. cit., p. 51 et p. 127*.
114 Georges Pisidès, Bellum avaricum, pp. 370 sq. (éd. Bonn,
p. 61). Cf. Frolow, « La dédicace de Constantinople… », op. cit., p. 95.
Ce passage est omis par Dobschütz, Christusbilder, op. cit., pp. 131* sq.
111
Particular Attention to the Oriental Sources, Louvain, Peeters, 1973,
pp. 181 sq. Pour la réédition de l’un de ces textes, auparavant édité
par S. Lampros, voir C. Hatzidimitriou, « Synaxarium Constan-
tinopolitanum (August 16th) and the Arab Siege of Constantinople
in 717 A. D. », Byzantina 12 (1983), pp. 183 sq. J. Darrouzès a édité,
à partir du Mosquensis Mus. hist. 265 un nouveau texte assez
court, extrait d’un sermon attribué au patriarche Germain, sur
le siège par les Arabes ; le texte souligne, de façon remarquable,
le rôle direct joué par une icône de la Vierge placée sur la porte
de la ville, qui repousse le chef des Arabes monté sur un cheval
(« Deux textes inédits du patriarche Germain », Revue des études
byzantines 45 (1987), pp. 10-13.]
118 Pour les références, voir supra, note 25 ; [Voir aussi infra,
p. 208, texte 32 du florilège].
121 Pour les références, voir supra, note 36 ; voir aussi E. von
Dobschütz, Christusbilder, op. cit., pp. 61 sq.
122 Voir supra, pp. 26 sq. [Voir aussi infra, p. 205, texte 30
du florilège.]
113
125 Georgius Cedrenus, Hist. Comp., éd. Bonn, I, p. 685.
128 E. von Dobschütz, Christusbilder, op. cit., pp. 9** sq., partic.
p. 16**. [Voir infra, pp. 164 et 211, textes 6 et 33 du florilège.]
134 [Voir infra, p. 217, texte 34 du florilège] PG 46, col. 740 AB.
115
l’évidence de substitut aux reliques ; elle est délibérément mise
en contact avec elles, à la manière d’un brandeum, afin de capter
leur puissance magique. Cependant, avec une légère incohérence,
l’auteur nous dit alors que le commandant laissa l’image sur les
restes du saint pour en prendre une autre « identique à la première »
(Drescher, Apa Mena, pp. 140 sq.). L’histoire est reprise – sans
modifications – dans la version éthiopienne de la Passion de
saint Ménas (C. M. Kaufmann, Ikonographie der Menas-Ampullen,
Le Caire, 1910, p. 42 ; E. A. W. Budge, Texts relating to Saint Mena
of Egypt and Canons of Nicaea in a Nubian Dialect, Londres, 1909,
pp. 54 sq.). La légende pourrait être un produit de la période au
cours de laquelle les images commencèrent à acquérir un statut
égal à celui des reliques et se trouvaient toujours plus souvent
utilisées comme palladia militaires. Mais les seules limites
chronologiques certaines sont « après 640 » et « avant 892/3 »
(Drescher, p. 127).
139 Voir supra, note 88 (l’abbé Théodore) et, pour les stylites,
p. 43 et infra, notes 143 sq.
145 K. Holl, « Der Anteil der Styliten… », op. cit., pp. 108 sq.
117
militaires cités dans les notes 108, 112 et 115 concernent aussi des
images ordinaires.
149 Voir supra, pp. 28 sq. Pour le rôle des substances et des
objets intermédiaires dans le culte des reliques, voir F. Cabrol et
H. Leclercq, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, II, 1,
cols. 1132 sq., s. v. « Brandeum » ; XIV, 2, cols. 2313 sq., s. v. « Reliques
et Reliquaires » ; voir également supra, p. 41 (la poussière
comme substance intermédiaire).
166 Voir supra, pp. 13 sq. ainsi que la note 17 et le texte cité
par H. Kruse, Studien zur offiziellen Geltung…, op. cit., p. 35, note 2
119
(attribué à saint Jean Chrysostome) et p. 36, note 1 (probablement
de Severianus de Gabala : cf. S. Der Nersessian, « Une apologie
des images du septième siècle », op. cit., p. 61) ; Setton, Christian
Attitude towards the Emperor…, op. cit., p. 200.
167 Voir supra, pp. 14 sq., ainsi que la note 23. Pour les illus-
trations picturales de cette pratique, voir l’édition de la Notitia
Dignitatum de H. Omont (Paris, Ms lat. 9661, publié par la Biblio-
thèque Nationale, Département des Manuscrits, Paris, s. d.),
pls. 17, 62 (H. Kruse, Studien zur offiziellen Geltung…, op. cit., p. 100).
168 H. Kruse, Studien zur offiziellen Geltung…, op. cit., pp. 23 sq.
171 H. Kruse, Studien zur offiziellen Geltung…, op. cit., pp. 64 sq.
172 Ibid., pp. 89 sq. Voir aussi le résumé donné par A. Grabar,
L’Empereur dans l’art byzantin, Paris, Les Belles Lettres, 1936, pp. 4 sq.
121
du mot fait partie de la racine ou s’il s’agit d’une préposition.
Puisque le mot est coordonné à son antécédent immédiat, qui
est sans préposition, Moss conclut que le lamed doit faire partie
de la racine et par suite, est favorable à la lecture de Brooks.
Je suis très reconnaissant à C. Moss de m’avoir fait bénéficier
de son regard d’expert en la matière. Pour lauraton comme terme
servant à désigner l’image du souverain, voir H. Kruse, Studien
zur offiziellen Geltung…, op. cit., pp. 47 sq.
[L’édition du texte syriaque désormais généralement citée
(voir supra, le commentaire à la note 51) évoque « l’image et le l’wrt’
du roi et maître de ce qui est là-haut et ici-bas » (Pseudo-Zacharias,
éd. Brooks, p. 200, lignes 1-2). Le mot l’wrt’’est en fait, très proba-
blement, une transcription de lauraton ; la présente occurrence
constitue apparemment un hapax legomenon en syriaque.]
188 H. Kruse, Studien zur offiziellen Geltung…, op. cit., pp. 64 sq.
123
192 A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin, op. cit., pp. 24 sq.
197 A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin, pp. 163 sq. Pour
un excellent résumé de la signification générale de la période,
qui inaugure ce que l’on peut appeler la phase médiévale de
l’histoire byzantine, voir G. Ostrogorsky, Geschichte des byzantini-
schen Staates, Munich, 1952 (2e éd.), pp. 65 sq. [Trad. fr. J. Gouillard,
Histoire de l’État byzantin, Paris, 1983, pp. 117 sq.]
198 A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin, op. cit., pp. 169
sq. P Lucas Koch, « Christusbild-Kaiserbild », op. cit. G. B. Ladner,
« Origin and Significance of the Byzantine Iconoclastic Contro-
versy », Mediaeval Studies (publié par l’Institut pontifical d’Études
médiévales de Toronto) II, (1940), pp. 127 sq., partic. pp. 133 sq.
200 A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin, op. cit., pp. 166 sq.
125
Ladner, voir M. V. Anastos, « Church and State during the First
Iconoclastic Controversy » Ricerche di Storia Religiosa 1 (1954-1957),
pp. 279 sq. En insistant sur la légitimité de l’absolutisme byzantin,
le professeur Anastos n’écarte pas en fait la possibilité d’un
changement d’accent provisoire dans la conception de l’Empereur
comme mandataire du Christ, conception que nous avons exposée
plus haut. En rédigeant ce chapitre, je reçois un mot du profes-
seur Grabar à qui j’avais soumis, dans une lettre, certaines des
conclusions de la présente étude. Il m’apprend qu’il travaille à
présent dans une direction exactement parallèle et qu’il prépare
une monographie sur l’iconoclasme [L’Iconoclasme byzantin. Dossier
archéologique, Paris, Collège de France, 1957 (rééd. Flammarion,
1998)]. Bien qu’il maintienne l’idée que le culte des images dérive
du culte des reliques, idée qu’il avait déjà exposée dans Martyrium,
il attache à présent lui aussi une grande importance au précédent
créé par la tolérance de l’Église à l’égard du culte du portrait du
souverain et à la politique délibérée des successeurs de Justinien,
qui favorisèrent activement l’adoration des images du Christ
et des Saints.
202 Voir supra, pp. 25 sq. Dans le texte cité dans les notes
60 et 61, les attaquants sont décrits comme étant des infidèles.
L’histoire d’Anastase le Sinaïte (note 59) traite de l’attentat contre
127
communautés juives. Cette réaction fut-elle causée par le spec-
tacle de la diffusion massive de l’adoration des images parmi
les chrétiens, diffusion que les juifs pouvaient espérer exploiter
plus efficacement à des fins polémiques si toutefois ils pouvaient
eux-mêmes se targuer d’une stricte observance de la loi biblique ?
[Sur l’évolution de la position des juifs face aux images
durant la période considérée, voir par exemple J. M. Baumgarten,
« Art in the Synagogue. Some Talmudic Views », Judaism 19 (1970),
pp. 196 sq. et G. Blidstein, « Nullification of Idolatry in Rabbinic
Law », Proceedings of the American Academy for Jewish Research 41-42
(1973-1974), pp. 1 sq.]
205 PG 86 bis, col. 3215 sq. Mansi XIII, cols. 160D – 161E. Voir
H. Delehaye, Les Saints Stylites, op. cit., p. LXXV.
211 Voir supra, p. 17 et note 33 [voir aussi infra, p. 221, texte
39 du florilège]. Pourquoi Julien fait-il une exception pour les
sculptures placées sur les portes ? Il est difficile de répondre à cette
question. Entendait-il par là la porte principale de l’église située
sur la rue où l’on pouvait déceler immédiatement toute forme
d’abus ? En tous cas, la distinction que Julien trace entre les
peintures et la sculpture est d’un grand intérêt au regard de la
position dominante que la peinture occupa en fait tout au long
de l’histoire du christianisme primitif et de l’art byzantin.
La sculpture – et particulièrement la sculpture en ronde-bosse –
représentait l’idole par excellence contre laquelle, depuis le
commencement, l’opposition chrétienne – et pré-chrétienne –
était dirigée : cf. en particulier les références à l’ignominie
des matériaux de la sculpture qui constituent un lieu commun
polémique contre l’idolâtrie païenne pour les premiers chrétiens,
mais aussi pour les juifs et les païens (pour les références, voir
J. Geffcken, Zwei griechische Apologeten, Leipzig/Berlin, Teubner,
1907, p. XXI, note 1 et p. XXVI ; ibid. pp. 102, 146, 188 note 3, 223,
pour l’usage, par les apologètes, de l’histoire rapportée par Hérodote
de la bassine d’Amasis. Cf. également J. Geffcken, « Der Bilders-
treit des heidnischen Altertums » Archiv für Religionswissenschaft,
XIX (1916-1919), pp. 286 sq., partic. 288 sq.). Pour les écrits rabbini-
ques refusant spécifiquement les images en ronde-bosse,
voir E. Bevan, Holy Images, op. cit., pp. 53 sq. Par ailleurs, lorsque
l’opposition à l’art chrétien prit, pour la première fois, une forme
129
articulée, elle se concentra exclusivement sur la peinture : cf.
concile d’Elvire (supra, note 6) ; la lettre d’Eusèbe à l’Impératrice
Constantia (supra, notes 6 et 28 ; voir en partic. PG 20, col. 1545 C) ;
Augustin (supra, note 25). Les fragments attribués à Épiphane
montrent également une préoccupation constante et bien struc-
turée pour la peinture : cf. G. Ostrogorsky, Studien zur Geschichte
des byzantinischen Bilderstreites, op. cit., pp. 67 sq., no 3, 5, 6, 14, 15,
17, 22-25, 27, 31 ou K. Holl, Gesammelte Aufsätze…, op. cit., pp. 356 sq.,
no 1, 5, 12, 14, 21-26, 29, 30, 34. Si Épiphane se concentre sur la
peinture, ce n’est certainement pas qu’il considérait la sculpture
comme une chose plus acceptable, mais qu’elle était au contraire
exclue d’emblée (cf. Holl, p. 377 et note 5 ; E. Bevan, Holy images,
op. cit., pp. 51 sq., avec des citations d’Épiphane). Julien, en limi-
tant son opposition à la sculpture, faisait décidément preuve
de modération, et, en un sens, ses attaques constituaient une
défense efficace des images peintes. Dans la seconde moitié
du VIe siècle, des opposants plus radicaux aux images religieuses
devaient reprendre les attaques contre la peinture. Ils devaient
même adapter l’ancien argument dirigé contre la bassesse du
matériau du sculpteur pour l’adapter aux pigments dont se sert
le peintre : cf. S. Der Nersessian, « Une apologie des images du
septième siècle », op. cit., pp. 68, 76.
212 Ch. Diehl semble avoir été le premier à ajouter aux deux
exemples d’iconoclasme attestés au VIe siècle que nous allons
citer une « véritable rébellion » contre les images qui eut lieu à
Antioche (Manuel d’art byzantin, Paris, Picard, 1910, p. 335 ; même
remarque dans la seconde édition, I (1925), p. 361). Cette rébellion
est mentionnée depuis comme un événement authentique dans
toute la littérature usuelle. Ne pourrait-il s’agir d’une référence
emphatique à un raid perpétré par un groupe d’infidèles contre
une image de saint Syméon le Jeune qui, selon la Vie du saint,
se trouvait à Antioche (supra, note 60) ? [Voir infra, p. 163, texte 5
du florilège.]
131
« Islam, Iconoclasm and the Declaration of Doctrine », Bulletin
of the School of Oriental and African Studies 48 (1985), pp. 267 sq.
Sur le contexte musulman, voir à présent D. van Reenen, « The
Bilderverbot, a New Survey », Der Islam, 67 (1990), pp. 27 sq.].
222 Voir supra, p. 17 et note 33 ; p. 57 et note 211 et p. 65.
223 Entre autres, par Léonce de Néapolis (voir supra, pp. 68 sq.) ;
cf. S. Der Nersessian, « Une apologie des images du septième
siècle », op. cit., pp. 79 sq. et N. H. Baynes, « The Icons before
Iconoclasm », op. cit., pp. 97 sq. ; Ibid. p. 103, la suggestion selon
laquelle certaines de ces apologies étaient réellement conçues
pour le bénéfice des chrétiens. [Pour une réaffirmation convain-
cante de l’authenticité de cette œuvre attribuée à Léontios et
assignée au VIIe siècle, voir V. Déroche, « L’authenticité de L’Apo-
logie contre les Juifs de Léontios de Néapolis », Bulletin de
correspondance hellénique 110 (1986), pp. 655 sq. L’auteur dispose
des arguments mis en évidence par P. Speck, dans un appendice
à sa discussion du texte d’Hypatios (cf. supra, le commentaire
sur la note 33)].
228 W. Elliger, Die Stellung der alten Christen…, op. cit., pp. 85
sq. (Paulin de Nole).
231 Oratio de deitate filii et spiritus sancti (PG 46, col. 572 C)
[voir infra, p. 227, texte 42 du florilège].
232 Ch. Clerc, Les Théories relatives au culte des images, op. cit.,
pp. 95 (Platon), 206 sq. (Dion Chrysostome), 225 (Olympiodore) ;
J. Geffcken, « Der Bilderstreit des heidnischen Altertums », op. cit.,
p. 306 (Porphyre).
133
233 Voir supra, p. 14.
237 Voir supra, p. 17, note 33 et p. 57, note 211. [Sur les
apologètes païens des images, voir V. Fazzo, La giustificazione
delle immagini religiose dalla tarda antichità al cristianesimo, I.
La tarda antichità, Naples, Ed. Scientifiche italiana, 1977.]
238 ... kosmon ulikon eômen epi tôn ierôn... ôs ekastèn tôn pistôn
taxin oikeiôs eautè cheiragôgeisthai kai pros to theion anagesthai
sugchorouvtes, ôs tinôn kai apo toutôn epi tèn voètèn euprepeian
cheiragôgoumenôn kai apo tou kata ta iera pollou phôtos epi to noèton
kai aulon phôs (F. Diekamp, « Analecta Patristica », op. cit., p. 128)
[voir infra, p. 221, texte 39 du florilège].
242 Anthologie grecque, I, 33, 34 ; éd. Loeb, I (1916), pp. 20 sq.
Les dates de Nil ne sont pas connues. Le ton défensif est égale-
ment marqué dans une autre épigramme d’Agathias (I, 36).
Je suis très reconnaissant au professeur Der Nersessian d’avoir
attiré mon attention sur ces textes. [Sur les épigrammes de
Nil et d’Agathias sur les icônes des anges, voir H. G. Thümmel,
Bilderlehre und Bilderstreit, Würzburg, Augustinus Verlag, 1991,
pp. 158 sq.] Pour l’opposition aux représentations des anges,
voir certains fragments attribués à Épiphane : G. Ostrogorsky,
Studien zur Geschichte des byzantinischen Bilderstreites, op. cit.,
pp. 69 sq. no 8, 9, 13 ou K. Holl, Gesammelte Aufsätze…, op. cit.,
pp. 357 sq., no 4, 7, 11. Voir également supra, p. 57 et note 209
(Philoxène).
135
relation de l’image visible à son sujet invisible, l’idée d’une pré-
sence, au moins métaphorique, de la divinité dans l’icône ; sur
ce point, voir supra, p. 74. [Sur l’authenticité des écrits attribués
à Syméon, voir P. Van den Ven, « Les écrits de S. Syméon Stylite
le Jeune, avec trois sermons inédits », Le Muséon 70 (1957), pp. 1 sq.].
248 eikôn tou theou estiv o’ kat’eikona tou theou gegonôs anthropos,
kai malista ek pneumatos agiou enoikèsin dexamenos. Dikaiôs oun tèn
eikona tôn tou theou doulôn timô kai proskunô, kai ton oikon tou agiou
Pneumatos doxazô (PG 93, col. 1604 CD).
137
op. cit., pp. 80 sq., 86 sq. La réévaluation de l’œuvre de l’artiste
comme extension de l’acte de création divine devait plus tard
jouer un rôle dans la défense des images, par Théodore Stoudite,
face aux Iconoclastes ; cf. G. B. Ladner, « Der Bilderstreit und die
Kunstlehren der byzantinischen und abendländischen Theologie »,
Zeitschrift für Kirchengeschichte, IIIe série, vol. I (1931), p. 10 ; G. B.
Ladner, « Origin and Significance of the Byzantine Iconoclastic
Controversy », op. cit., p. 144 et note 103. On trouve peut-être
une survivance du Christianisme primitif dans le culte des
acheiropoïètes qui n’impliquent pas de réévaluation du travail
de l’homme et de la facture ; voir infra, note 257 et, pour une
éventuelle anticipation aux temps du paganisme, E. Bevan, Holy
images, op. cit., pp. 78 sq.
259 E. von Dobschütz, Christusbilder, op. cit., pp. 12** sq. ; pour
la date, p. 27** [; voir infra, p. 164, texte 6 du florilège]. Voir égale-
ment L. Koch, « Zur Theologie der Christusikone », Benediktinische
Monatsschrift (1937-1938) ; partic. 1938, pp. 437 sq. Une autre légende
met en scène la notion d’icône comme « ré-Incarnation » du Christ :
il s’agit de l’image de Beyrouth qui doit réitérer non seulement
les miracles du Christ, mais sa Passion entière. Cependant, on
ne peut affirmer de manière définitive que ce texte soit antérieur
à la période iconoclaste. Voir supra, notes 59, 62, 87.
139
Byzantine Iconoclasm during the Reign of Constantine V, with Particular
Attention to the Oriental Sources, Louvain, Peeters, 1977, p. 98,
note 147 et A. Kazhdan et H. Maguire, « Byzantine Hagiographical
Texts as Sources on Art », Dumbarton Oaks Papers 45 (1991), p. 11.]
L’auteur arménien cite également Severianus de Gabala
qui – rhétoriquement de nouveau – avait parlé de la Croix comme
de « l’image du Roi immortel athanton basileos eikôn » pour lui
opposer les images des souverains terrestres et leur adoration
(S. Der Nersessian, « Une apologie des images du septième
siècle », op. cit., p. 61). Les mêmes passages devaient être utilisés
à nouveau par les défenseurs de l’orthodoxie pendant l’icono-
clasme : Severianus est cité par Jean Damascène (PG 94, col. 1408
sq.) et Grégoire par Nicéphore (J. B. Pitra, Spicilegium Solesmense,
vol. I, Paris, Didot, 1852, p. 501). À cette époque, cependant, ils
furent éclipsés par les textes célèbres de Basile (voir supra, note
19) et d’Athanase (Oratio III contra Arianos, 5 ; PG 26, col. 331 AB),
qui décrivaient les relations entre le Fils et le Père par analogie
avec l’adoration rendue au souverain à travers son image. Bien
que ces textes n’aient pas été conçus pour rendre compte des
images réelles du Christ, pas plus que ceux de Grégoire l’Illumi-
nateur et de Severianus de Gabala, ils servaient plus adéquate-
ment les fins des apologètes en ce qu’ils ne se rapportaient pas
simplement aux images du Christ et à leur adoration, mais qu’ils
appliquaient spécifiquement le concept d’image à la relation
Père-Fils et liaient ainsi plus solidement le culte des images
faites de main d’homme à la doctrine de l’Incarnation. Cf. G. B.
Ladner, in Dumbarton Oaks Papers, VII, p. 8.
263 Ch. Clerc, Les Théories relatives au culte des images, op. cit.,
pp. 182 (Plutarque), 252 (Plotin). J. Geffcken, « Der Bilderstreit
des heidnischen Altertums », op. cit., pp. 309 (Jamblique), 312
(Julien), 313 (Olympius). Cf également E. R. Dodds, « Theurgy
and its Relationship to Neoplatonism », Journal of Roman Studies,
XXXVII (1947), pp. 55 sq., partic. pp. 62 sq. (surtout pour les textes
du classicisme tardif concernant les statues que des actions
humaines spécifiques sont capables d’animer).
265 PG 93, col. 1601 CD. Cf. N. H. Baynes, « The Icons before
Iconoclasm », op. cit., p. 101.
141
268 Cf. le sermon de saint Syméon le Jeune (supra, note 243) :
Lorsque nous voyons l’Invisible à travers une peinture visible,
nous l’honorons comme s’il était présent (opôntes ton aoparton
dia tès orômenès graphès, ôs paronta doxazomen). Agathias, dans
une épigramme sur une image d’archange déjà citée, dit du
spectateur que « imprimant l’image en lui-même, il le craint [i. e.
l’archange] comme s’il était présent (en eautô ton tupon eggrapsas
ôs pareonta tremei) » ; Anthologie grecque, I, 34, cf. supra, note 242.
Anastase le Sinaïte, dans un passage cité par Jean Damascène dans
son troisième Traité, dit que l’image du Christ produit l’illusion
que celui-ci nous regarde réellement depuis le ciel (PG 94,
col. 1416 C). Arculf mentionne un homme parlant à une image
de saint Georges quasi ad presentem Georgium (Arculfi relatio De
locis sanctis, III, 4 ; T. Tobler, Itinera et descriptiones, op. cit., p. 197).
270 Mansi XIII, col. 85 C ; pour le miracle, voir supra, pp. 31 sq.
272 L. Deubner, Kosmas und Damian, op. cit., pp. 132 sq. ;
cf. supra, notes 89, 98 [et voir infra, p. 189, texte 21 du florilège].
143
Postface
144
Dans son étude publiée pour la première fois en 1954 dans les
Dumbarton Oaks Papers et qui reste aujourd’hui une référence
incontournable dans le champ des études byzantines et de la
théorie de l’art, Ernst Kitzinger expose la manière dont l’inflation
de l’adoration des images qui s’observe tout autour du bassin
méditerranéen entre le IVe et le VIIe siècle allait produire au
VIIIe siècle la réaction iconoclaste qui à son tour générerait, par
contrecoup, l’institution d’une adoration des images de type
tempérée. De la pratique dévotionnelle des images à la résistance
à cette pratique jusqu’à la constitution d’une apologétique
aux VIIIe et IXe siècles, à travers notamment les textes de Jean
Damascène, de Nicéphore le patriarche et de Théodore Stoudite,
l’étude de Kitzinger se développe selon un schéma rigoureuse-
ment dialectique, schéma d’inspiration moins hégélienne que
marxiste au demeurant, puisque la pratique des images précède
et conditionne la justification théorique de leur culte. Par ailleurs,
à la faveur de ce schéma dialectique, le phénomène observé
par Kitzinger dans les siècles qui précèdent la crise iconoclaste
apparaît comme un phénomène endogène, l’adoption, le rejet
et la justification des images de culte correspondant aux différentes
phases d’un développement interne à la culture chrétienne dont
la linéarité ne doit pas masquer que des courants iconoclastes
endémiques, d’inspiration judéo-chrétienne, se manifestent
sporadiquement dans l’Empire byzantin bien avant la grande crise
des VIIIe et IXe siècles. De l’étude de Kitzinger, il ressort enfin
que les positions iconoclastes correspondaient moins au refus
de toute image ou du fait figuratif en tant que tel, comme les
historiens de l’iconoclasme l’avaient trop souvent considéré
jusqu’alors, qu’au rejet de leur adoration – ce dont témoigne la tolé-
rance pour les programmes iconographiques profanes dont feront
preuve les empereurs iconoclastes, Léon III puis Constantin V,
ce dernier étant accusé par exemple par les défenseurs du culte
des images d’avoir transformé les églises en écuries et en volières1,
ce qui signifiait simplement qu’il avait fait remplacer les pro-
145
grammes iconographiques sacrés par des scènes d’inspiration
profane. Ainsi se dessine, en filigrane de l’analyse historique
de Kitzinger, une opposition entre une conception substantielle
de l’image soutenue par les iconophiles qui associe la figure à
son modèle jusqu’à l’identifier à celle-ci, à une conception icono-
claste qui définit l’image par un faisceau de relations l’articulant
de façon non substantielle à son modèle, mais aussi au lieu où
elle s’expose, à la matière dont elle est faite, au sujet qui la produit
et à celui qui la regarde. Au terme de la crise iconoclaste, si le
culte des icônes s’institutionalise au sein de l’Empire d’Orient,
c’est en Occident que les positions iconoclastes, transmises à tra-
vers les livres carolins rédigés au commencement du IXe siècle
par les théologiens de l’entourage de Charlemagne, ont parado-
xalement essaimé : au prix d’un malentendu sur la compréhension
du terme d’adoration dans la réception des actes du concile de
Nicée II qui, en 787, marquait le triomphe définitif de l’orthodoxie
et le rétablissement du culte des images, les théologiens caro-
lins interprétèrent le concept d’adoration relative (doulia) que les
théologiens d’Orient réservaient aux images sacrées comme s’il
s’agissait d’adoration absolue (latreia) et rejetèrent les conclusions
du concile, considéré comme idolâtre2. Même si ce point de
traduction n’est probablement qu’un symptôme d’une divergence
plus profonde, la crise iconoclaste apparaît néanmoins, à la
lumière de l’étude de Kitzinger, au-delà du schisme qui devait
définitivement séparer les Églises d’Orient et d’Occident, comme
le ferment d’une nouvelle intelligibilité des images dont à terme
allait naître la définition de l’œuvre d’art au sens que la modernité
lui a donné3. C’est ainsi que Kitzinger, au demeurant peu enclin
à l’emphase, décrit l’iconoclasme dans sa préface comme « une
2 Ann Freeman (éd.), Opus Caroli regis contra synodum (Libri Carolini),
in Monumenta Germaniæ Historica (MGH) Concilia, II, suppl. I, Hanovre, 1998.
3 Hans Belting, Image et Culte. Une histoire de l’image avant l’époque
de l’art, Paris, Cerf, 1998.
146 Postface
explosion volcanique dont l’importance se mesure presque à
l’échelle de l’histoire du monde ».
Le christianisme n’a pas inventé le culte des images,
mais un type singulier de relation entre adoration et bidimen-
sionnalité reposant sur une équivalence entre corps et surface.
Si les chrétiens, à partir du IIIe siècle, adoptent les images taillées
(« peut-être l’événement le plus décisif de toute l’histoire de l’art
européen », écrit Kitzinger en préambule de son étude), la grande
montée de l’adoration des images qui touche l’ensemble du monde
chrétien entre le IVe et le VIIe siècles, portée par une critique
de l’idolâtrie païenne, se concentre sur les images bidimension-
nelles – icônes, peintures murales ou mosaïques. On les retrouve
partout, dans les églises, mais aussi dans les espaces publics et
les demeures privées : au commencement du Ve siècle, Théodoret,
évêque de Cyr en Syrie du Nord, évoque ainsi les portraits de
Syméon stylite accrochés partout dans Rome à l’entrée des
boutiques par les commerçants soucieux de s’assurer fortune et
protection4. Si l’effigie tridimensionnelle vénérée par les païens
est le substitut ou le réceptacle du dieu auquel elle reste associée
par une sorte d’analogie corporelle, l’image de surface entre-
tient avec son référent une relation plus complexe. En celle-ci,
le processus d’apparition est intrinsèquement lié à la disparition
d’un corps : la figure est figure de décorporation. La dématéria-
lisation du visible, qui fait le pivot de la figurabilité chrétienne
n’est pas, bien au contraire, incompatible avec l’adoration des
images : dessinant l’économie de la transformation du corps en
figure, elle ne fait que prolonger, en les renversant, les préjugés
substantialistes de l’animisme païen.
La conceptualisation chrétienne de l’image suppose en
celle-ci un moment de réification intime dont elle tient sa stabi-
lité en même temps que sa puissance. Dans la littérature épique
et la tragédie grecque, on trouve d’innombrables exemples de
147
corps abandonnés aux oiseaux et aux chiens qui ne trouvent pas
le repos tant qu’ils n’ont pas été ensevelis. Les païens voyaient
dans l’exposition du corps une forme de malédiction, elle devient
pour les chrétiens une occasion d’adoration5. La suspension
de l’ensevelissement transforme le corps en figure et la présence
en visibilité. L’image se construit sur un reste dont elle tient
sa stabilité en même temps que son efficace : en cela, son statut
s’apparente à celui des reliques dont Kitzinger montre que leur
culte a précédé et conditionné celui des images plates. La trans-
formation du corps en surface est la forme idéalisée d’un contact,
la transformation en métaphore d’une métonymie originelle
qui reconduit, en dernière instance, à la déposition du défunt.
Dans la relation que le croyant entretient avec la relique, la rela-
tion tactile est première : de même, avant de solliciter le regard,
les images de culte sont offertes à l’imploration, aux gestes
invocatoires ou aux procédures rituelles – prosternation, baisers,
voire ingestion : en 787, les Pères du concile de Nicée II citent,
au titre de la justification des représentations sacrées, l’exemple
d’une femme qui, pour guérir de ses douleurs, avait absorbé
des particules d’une fresque représentant Côme et Damien, les
saints guérisseurs qu’elle avait fait peindre sur les murs de sa
maison : « … Elle se redressa, gratta quelque peu de l’enduit, jeta
cette raclure dans de l’eau et but le mélange. Aussitôt, elle fut
guérie, les douleurs qui étaient en elle prirent fin par la visitation
des saints6. » L’aspect visible de la chose est la dérivation de
son aspect tangible, et l’appréhension optique des images doit
se comprendre comme l’élaboration d’un transfert de propriétés
entre l’ordre réel et celui de la représentation. L’image de culte
n’entretient pas un lien de ressemblance avec son modèle mais,
comme la relique, un lien de similitude avec son origine. Les
148 Postface
figures dans les images sont d’obscurs équivalents des corps
ou des fragments de corps conservés dans les sanctuaires dont
la présence compte davantage que la visibilité : l’icône est la
dérivation d’un indice. La figure s’inscrit sur le subjectile de bois,
le parchemin, le métal ou la cire comme le corps est déposé
dans le tombeau et les procédures d’activation de la puissance
des reliques (par fermentation, par distillation, par impressions
démultipliées…) conditionnent la circulation des icônes et leur
efficace. C’est ainsi qu’au VIIe siècle, sur le modèle du commerce
des reliques, les images des stylites ne sont plus simplement
exposées, mais commencent à circuler dans tout l’Orient chrétien
sous forme d’eulogies, ces plaques de cire et de terre où se trouve
imprimée l’effigie du saint à laquelle parfois quelques poils ou
des cheveux sont amalgamés : si la reproductibilité de ces objets
ne diminue en rien leur valeur prophylactique ou propitiatoire,
c’est parce qu’ils recueillent une substance plus qu’ils ne trans-
mettent une apparence. Ce qui fait la puissance de l’image, c’est
sa dimension documentaire, soit l’ensemble des traces d’exis-
tence qui se sont accumulées en elle et que la reproductibilité
ne dissout pas, mais au contraire répand.
Au commencement du VIIIe siècle, à l’aube de la première
crise iconoclaste, dans les trois traités qu’il consacre à la défense
des images saintes, Jean Damascène donne une légitimation
christologique à l’adoration des images : avant l’incarnation,
le dieu était sans apparence. Après qu’il s’est fait homme, il est
devenu représentable sous des traits humains. La rupture de
l’interdit figuratif n’implique pas que soit brisé le lien entre
l’Ancienne et la Nouvelle Alliance : elle garantit au contraire le
passage de l’une à l’autre en même temps que la notion d’image
vient s’inscrire au cœur de l’anthropologie chrétienne sous la
forme d’un récit de négativité7. Car du battement entre surgisse-
149
ment de la figure et disparition du corps dont procède la définition
spécifiquement chrétienne de la figurabilité, la représentation
du Christ est la manifestation dramatisée : elle se constitue en
mythe figuratif qui domine l’histoire du culte des images jusque
dans ses avatars profanes et ses altérations lointaines, jusqu’à
contaminer de manière diffuse le régime des images contempo-
raines et l’économie de la reproductibilité.
La diffusion des images acheiropoïètes (les images non
faites de main d’homme), qui se répandent au VIe siècle dans tout
l’Orient chrétien avant de gagner l’Occident, permet de com-
prendre comment le basculement des pratiques cultuelles vers
les représentations de surface a pu trouver dans la christologie
sa légitimité. Le portrait du Christ envoyé au roi Abgar d’Édesse,
en Mésopotamie, reste l’archétype de ces images dont, au IXe siècle,
l’empereur Constantin Porphyrogénète donne le récit d’invention
le plus circonstancié8 : les traits du Christ, décalqués et fixés sur
un linge, guérissent le roi de la lèpre, maladie de la défiguration
qui, effaçant son visage, l’arrachait progressivement à l’ordre de
la ressemblance. Abgar fait alors enlever une idole qui se trouvait
au-dessus de l’une des portes de la ville pour y placer la sainte
image, signant ainsi de manière symbolique la substitution aux
images tridimensionnelles des images bidimensionnelles dans
l’économie du culte. La suite de la légende n’est pas moins édifiante :
lorsque trois générations plus tard, l’arrière-petit-fils d’Abgar,
revenu au paganisme, voulut détruire l’image sacrée, l’évêque
de la ville la fit murer après avoir placé devant elle, à l’intérieur
de la niche, une lampe allumée. Avec le temps, la cachette fut
oubliée, puis redécouverte en 544, au moment où le roi des Perses,
Chosroès, assiégeait la ville. La lampe était toujours allumée
devant l’image. Non seulement celle-ci était intacte, mais elle
s’était imprimée sur la face interne de la tuile qui la masquait.
En mémoire de ce transfert, il existe deux types de sainte Face :
150 Postface
l’une où le visage du Seigneur est représenté sur un linge (le
mandylion), l’autre, sans linge, où le visage est représenté tel qu’il
s’était imprimé sur la tuile (le keramion). La première image,
réalisée par impression directe, donne un modèle non mimétique
de la production des figures ; la seconde, par report indirect, ouvre
la possibilité de sa reproduction sérielle indéfinie. Qu’elle soit
réalisée par impression ou par émanation, l’image acheiropoïète
relève d’une puissance non mimétique. Simultanément issue
d’un passé reculé et produite en un instant, elle est douée d’une
force magique. Son aspect compte moins que son origine, ou que
la matière dont elle est faite. Elle est parfois entièrement recou-
verte, gardée dans le secret d’un sanctuaire ou dans la partie
privée d’une habitation, enfermée dans un coffre ou dans un étui
dont il n’est pas nécessaire de la tirer pour qu’elle agisse ou se
manifeste. En revanche, le récit de son invention ou de sa produc-
tion est nécessaire à son action. Et cette action doit être pensée
comme une réponse à des pratiques rituelles qui sollicitent ses
pouvoirs. L’image non faite de main d’homme retient les traits
du Christ par l’effet d’une production spontanée, directe ou
indirecte, mais toujours sans agent : c’est donc qu’il existe un
parallèle entre la production des acheiropoïètes et le mouvement
de l’incarnation. En se donnant une enveloppe corporelle, le Christ
est devenu image : modélisant cette opération, l’acheiropoïète
montre qu’il y a quelque chose de divin dans toute production
iconique. Et c’est autour de ce noyau christologique érigé en mythe
figuratif que l’anthropologie chrétienne, un instant compromise
par l’entreprise iconoclaste, a construit sa spécificité.
151
premiers temps du christianisme un texte d’actualité. Car l’accé-
lération technologique qui a marqué, au seuil du XXIe siècle,
la fin de l’ère analogique, s’est accompagnée, par un chiasme
épistémologique dont il reste à mesurer précisément les enjeux,
d’un mouvement de retour vers une conception pré-moderne
des artefacts visuels. Nous vivons au milieu des nouvelles images
comme les Byzantins vivaient au milieu des leurs : elles se dupli-
quent à l’infini, migrent d’un support à un autre ou s’en éman-
cipent, au point d’introduire une confusion entre les corps et les
figures. Tactiles, flexibles, capables de répondre aux injonctions
de la vue ou du toucher, interconnectées, les images sont proté-
ennes : elles se fragmentent et se démultiplient, occupent tous les
supports à toutes les échelles, envahissent les espaces publics
et privés, menaçant la distinction usuelle entre intérieur et exté-
rieur, réel et virtuel, mental et matériel. Elles ne témoignent plus
que « quelque chose a eu lieu », comme Roland Barthes le notait
à propos de la photographie analogique ; elles deviennent des
systèmes à la fois clos et ouverts, mais toujours autosuffisants.
Il n’y a plus d’impression ni d’inscription, mais un signal qui
ne cesse, comme une émanation, de balayer les écrans d’un flux
de données visuelles. Sans origine et sans limites, les images sont
désormais aussi sans objet. Les écrans ne sont plus des fenêtres
transparentes ouvrant sur une profondeur fictive comme ils
l’étaient lorsqu’ils étaient gouvernés par une économie du plan,
mais des surfaces opaques sans épaisseur, imbriquées ou feuille-
tées partout dans un monde dont nous faisons toujours davantage
une expérience indirecte. Par un renversement ontologique dont
nous n’avons sans doute pas fini de mesurer les conséquences,
le visible n’est plus, comme il l’était encore du temps de l’analo-
gique, indexé sur le réel, c’est le réel qui s’indexe sur le visible.
Avec l’avènement du numérique, les catégories spatio-temporelles
qui avaient jusqu’ici conditionné notre présence au monde sont
modifiées : nous circulons dans des espaces instables, juxtaposés
et connectés. La production, la communication et la transmission
152 Postface
des images ne sont plus soumises à la linéarité du temps. Toute
différence entre image en mouvement et image fixe est abolie,
remplacée par une différenciation purement algébrique qui ne
suppose aucune relation analogique avec les propriétés physiques
de l’objet. La cohésion entre les composantes de l’image disparaît :
l’idée de la vision comme événement est remplacée par l’idée
de la vision comme construction. Les nouvelles images sont
des hétérotopies, pour reprendre le concept élaboré par Michel
Foucault, des contre-lieux où l’espace réel n’est plus représenté
mais transformé9. L’hétérotopie ouvre le monde dans lequel nous
vivons à des situations qui excèdent la normalité quotidienne :
les nouvelles images ont le pouvoir de juxtaposer et de fusionner
plusieurs espaces apparemment incompatibles et de les organiser
en réseaux, produisant le concept d’une expérience détachée
de la réalité, ou d’une expérience devenue elle-même irréelle10.
C’est donc pour comprendre ce monde d’images non
fixées (littéralement, des icônes) et d’écrans virtuels et flottants
dans lequel nous vivons qu’il faut revenir à la manière dont les
Byzantins concevaient et manipulaient leurs propres images.
Comme pour nous les écrans, les icônes pour les Byzantins sont
des lieux de transformation du corps en figure et inversement
des figures en corps ; dans l’Empire byzantin comme aujourd’hui,
les images agissent et sont partout : elles occupent les murs, le
mobilier et les vêtements, sont reproduites sur tous les supports.
Elles sont exposées au-dessus des portes des boutiques et circulent
sous forme de talismans portés par les croyants sur différentes
parties de leurs corps à titre prophylactique ou propitiatoire.
Le corps supporte les images, mais aussi s’en enveloppe : Asterius
d’Amasée, au commencement du Ve siècle, s’élevant contre
153
l’usage d’étoffes de soie teintes en pourpre et décorées de formes
animales, de figures humaines ou de représentations végétales
ridiculise ainsi les païens, mais aussi les chrétiens, qui se trans-
forment en subjectiles vivants : « [Les idolâtres] ont inventé
un genre de tissage vain et étrange qui [...] imite la qualité de la
peinture et représente, sur les vêtements, l’apparence de tous
les êtres vivants : ainsi ils conçoivent pour eux-mêmes, pour leurs
femmes et leurs enfants, des vêtements aux couleurs gaies
décorés de milliers de figures... Lorsqu’ils sortent en public vêtus
de cette façon, ils apparaissent comme des murs peints à ceux
qui les croisent. Ils sont entourés d’enfants qui rient entre eux
et montrent du doigt la peinture sur leurs vêtements11. » L’image
n’est pas conçue comme purement décorative, mais devient une
signature anthropologique. Dans les temps byzantins comme
aujourd’hui, de même que la frontière entre corps et image est
brouillée, images fixes et images mobiles ne sont pas clairement
différenciées. Les figures peuvent brusquement prendre vie
et s’animer, ou sortir de leur cadre et s’émanciper de la surface
sur laquelle elles sont peintes, imprimées ou gravées. Elles
peuvent s’adresser à leurs regardeurs, leur répondre, négocier
et interagir avec eux. Elles ne sont pas soumises à une saisie
strictement optique, mais répondent aux sollicitations du toucher.
Les images produites par émanation, comme les données numé-
riques stockées dans les nuages, sont simultanément partout et
nulle part – c’est-à-dire sans origine. Sur le modèle de l’acheiro-
poïète, les images sont indéfiniment reproductibles et peuvent se
dupliquer sans perte de définition ou de puissance. Enfin, l’icône
n’est pas seulement une image mobile, ou même une image vivante,
c’est une image intemporelle, qui échappe au cycle de la génération
et de la corruption. Elle ne se dégrade pas, elle est anhistorique,
c’est-à-dire sans patine : sur un mode binaire qui détermine
encore le régime de l’image numérique, elle est, ou elle n’est pas.
154 Postface
C’est ainsi que la question des images telle qu’elle s’élabore
dans la sphère du christianisme byzantin s’éclaire de la théorie
moderne des media, et que celle-ci à son tour gagnera une
nouvelle intelligibilité en s’ouvrant à la byzantinologie.
155
Florilège de textes
156
160 1. L’image du Christ dans le prétoire de Pilate
Antonin de Piacenza, Itinerarium
160 2. L’image du Christ à Memphis
Antonin de Piacenza, Itinerarium
161 3. Le linge tissé par la Vierge
Arculf, Relatio de locis sanctis
162 4. Le cierge devant l’image
Jean Moschus, Pratum spirituale
163 5. L’image de saint Syméon dans une boutique
La vie ancienne de saint Syméon Stylite le jeune
164 6. Le Christ de Camuliana
167 7. La procession d’une icône
Chronique de Zacharias de Mytilène
169 8. Le Christ de Narbonne
Grégoire de Tours, De gloria martyrum
170 9. L’image portant des vêtements de mendiant
Jean Moschus, Pratum spirituale
171 10. L’image transpercée par un juif
Grégoire de Tours, De gloria martyrum
172 11. L’image transpercée par un Sarrasin
Anastase le Sinaïte (attribué à)
173 12. L’empreinte de saint Georges sur la colonne
Arculf, Relatio de locis sanctis
175 13. Une image miraculeuse dans l’église de Sion
Antonin de Piacenza, Itinerarium
175 14. La statue du Christ de Panéas
Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique
177 15. L’image exsudant de la rosée
Vie de saint Théodore de Sykéon
177 16. L’image qui dispensait un goût de miel
Vie de saint Théodore de Sykéon
178 17. L’huile miraculeuse (1)
Sophronius de Jérusalem, SS. Cyri et Joannis miracula
157
186 18. L’huile miraculeuse (2)
Encomium de saint Menas
187 19. L’image descendue dans le puits
Jean Moschus, Pratum spirituale
188 20. Le sceau miraculeux
Miracles de saint Artemius
189 21. L’image guérissant une malade à son insu
Miraculae SS. Cosmae et Damiani
191 22. L’ingestion d’une image
Miraculae SS. Cosmae et Damiani
193 23. Marie l’Égyptienne écartée de l’église par
la puissance d’une image
Vita S. Mariae Egyptiae
195 24. La femme incrédule à Césarée
Saint Anastase le Perse
197 25. Une image chasse les démons d’une maison
Photinus, Vie de Jean le Jeûneur
202 26. La guérison d’une hémorroïsse
La vie ancienne de saint Syméon stylite le Jeune
204 27. Le siège d’Arzamon sous Philippicus
Théophylakte Simokkata, Histoires
204 28. L’expédition de 622 contre les Perses (1)
Georges Pisidès, De expeditione Persica
205 29. L’expédition de 622 contre les Perses (2)
Théophane, Chronographie
205 30. Le siège d’Édesse par Chosroès
Évagre, Histoire ecclésiastique
207 31. La lettre du Christ sur la porte d’Édesse
Procope de Césarée, Histoire des guerres
208 32. L’apparition miraculeuse d’un velum
De miraculis S. Stephanis protomartyris
211 33. L’image d’Édesse
Constantin Porphyrogénète, Narratio de imagine edessena
158 Florilège
217 34. Adoration d’une relique
Grégoire de Nysse, Encomium de saint Théodore
217 35. Les statues des empereurs
Jean Chrysostome
218 36. Le miracle de la statue de Constantin en l’an 496
Chronique de Josué le Stylite
219 37. Image triomphale de l’empereur
Eusèbe, Histoire ecclésiastique
220 38. Résistances monophysites aux représentations
anthropomorphes
Jean Diakrinomenos, Histoire ecclésiastique
221 39. Défense orthodoxe des images
Lettre d’Hypatios d’Éphèse à Julien d’Atramytion
225 40. Lettre de Grégoire à Serenus, évêque de Marseille (XIII)
227 41. Lettre de Grégoire à Serenus, évêque de Marseille (CV)
227 42. Une représentation du sacrifice d’Isaac
Grégoire de Nysse, Oratio de Deitate Filii et Spiritus Sancti
228 43. Justification christologique de l’image
Jean de Thessalonique
159
1. L’image du Christ dans le prétoire de Pilate
160 Florilège
Il y avait à Memphis un temple, qui aujourd’hui est une église.
La porte principale de ce temple se ferma devant notre Seigneur,
quand il était dans cette ville avec la Vierge Marie, et depuis lors,
on ne peut plus l’ouvrir. On peut voir en ce lieu une pièce de tissu
(pallium) à l’effigie du Christ ; manteau dans lequel, paraît-il, le
Christ, à l’époque, s’essuya le visage, et son image s’y imprima ;
cette image est devenue objet d’adoration pour l’éternité. Nous
l’avons aussi adorée, mais son éclat était tel que nous n’avons pas
pu la regarder : en fait, à mesure qu’on la regardait, elle changeait
d’aspect sous nos yeux.
Arculf, Relatio de locis sanctis, [circa 680], c. 12, in Ernst von Dobschütz,
Christusbilder. Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchrist-
lichen Literatur, Leipzig, Hinrichs, 1899, p. 109* (voir supra, p. 21).
161
4. Le cierge devant l’image
162 Florilège
Quand il avait fait le voyage projeté, il revenait, tantôt après un
mois, tantôt après deux ou trois, parfois même après cinq ou six ;
et il trouvait le cierge allumé et dans l’état où il l’avait laissé en
partant en voyage ; et jamais il ne le vit s’éteignant de lui-même,
ni quand il se levait après son sommeil, ni quand il revenait de
voyage, ni quand il allait du désert dans sa grotte.
163
trouvaient parmi eux. Comme donc ils ne pouvaient supporter
une pareille folie, ils enjoignirent à un des soldats présents de
monter à l’échelle et de jeter à bas l’image. L’homme monta, et
comme il étendait les mains pour exécuter l’ordre, il fut aussitôt
précipité de haut en bas sur le sol. Et il y eut un grand tumulte
dans la foule, et, s’y reprenant, dans leur excitation ils firent
monter un deuxième homme, qui lui aussi étendit les mains pour
tirer à bas l’image et qui, pareillement, fut précipité à terre. Devant
ce fait, tous, pris de crainte, commencèrent à se marquer du signe
de la croix. Mais, rendus encore plus furieux, les incroyants dont
il a été parlé recommencèrent et firent monter un troisième
homme dans le même dessein, et quand il étendit les mains, lui
aussi, pour jeter bas l’image, il fut, lui aussi, précipité à terre. Alors
une grande crainte saisit tous les fidèles présents. Effrayés de
l’endurcissement et de l’audace de ces hommes incrédules et sacri-
lèges, ils se prosternèrent, en priant, devant l’image et s’en allèrent.
6. Le Christ de Camuliana
164 Florilège
vers la connaissance parfaite qui est en lui. [...] En vérité c’est
un miracle étrange et admirable que le créateur nous donne à voir
ses traits immatériels, à nous qui sommes d’argile. Engendré
d’une vierge il est apparu comme un homme nouveau ; sous cette
forme il a consenti à être vénéré dans son image matérielle.
Ô miracle plus étrange encore que les miracles ; encore une fois
la condescendance du maître bienveillant envers ses serviteurs
s’est manifestée.
Venez donc, frères et pères, écoutez : à vous tous qui
craignez le Seigneur je vais raconter ce qui s’est passé dans
la nouvelle Bethléem de Camuliana, et moi, l’humble Grégoire,
je vous exposerai l’histoire de la vénérable image et de la bien-
heureuse Vassa, nommée plus tard Akylina, et comment l’Esprit
saint les a fait apparaître à mon indignité. La bienheureuse était
grecque [i. e. païenne]. Son mari aussi était païen, il se nommait
Camulos. Il était toparque d’une province et persécutait les
chrétiens, suivant l’ordonnance de Dioclétien4. Illuminée par
la grâce divine, elle cherchait à s’écarter de son époux et de sa
religion. Elle cherchait à confier son esprit et sa pensée au seul
Seigneur de vie et Roi, mais elle gardait cela secret à cause de la
peur qu’elle avait de cet homme injuste. Elle suppliait sans cesse
le Seigneur de lui accorder le baptême, elle passait ses nuits
en prières et jeûnait chaque jour, conservant la pureté de son âme
et de son corps : pour cela, elle fut jugée digne de la révélation
du Saint-Esprit.
Alors qu’elle priait notre Seigneur Jésus-Christ en pleurant
et le cœur plongé dans l’humilité, Dieu, qui exauce les vœux de
ceux qui le craignent, écouta sa prière après avoir mesuré sa foi
et dit : « Comme je suis descendu dans le monde pour le salut des
hommes par l’intermédiaire de l’Esprit saint et de Marie la Vierge,
maintenant aussi je viens à toi parce que j’ai pitié de tes larmes,
165
prépare donc [une table] propre et pose sur elle un voile blanc
et un vase intact et transparent rempli d’eau. Installe cela dans
une pièce décorée. Jette-toi au sol à l’extérieur de la pièce et
ma main droite te couvrira et je t’apparaîtrai selon ma volonté.
La bienheureuse Akylina se jeta donc au sol, ainsi que le lui avait
ordonné la voix divine. Et le Seigneur Christ descendit vers elle,
Ô étrange et terrible mystère, lui qui est présent toujours et
partout, qui n’abandonne jamais ceux qui placent leur espoir
en lui, l’invoquent à haute voix et le désirent. Ô condescendance
et bienveillance indicible, car il jugea ses esclaves dignes d’une
telle gratification ! Et avec lui vinrent toutes les puissances du ciel
autour de la cinquième heure de la nuit en chantant ces paroles :
« Saint, saint, saint, le Seigneur Sabbaoth ! » Et celui qui avait lavé
les pieds de ses disciples et les avait essuyés avec le linge qu’il
portait autour de la taille, prit de l’eau dans ses mains et lava son
visage et, Ô miracle, après s’être lavé, il essuya dans le voile propre
son visage sans tache et insaisissable. Aussitôt apparut l’empreinte
(tupos) à la fois divine et humaine de son visage (charakter) saint
et véritable, tel qu’à nous tous elle apparaît aujourd’hui. Et de
même qu’autrefois dans sa bienveillance et sa condescendance
il a opéré sa propre incarnation, de même à présent, il montre
cette incarnation à la bienheureuse et vénérable Akylina.
Après que tout cela fut accompli, la femme remercia
le Seigneur et ne se rassasiait pas de remerciements. Elle scella
la sainte empreinte à l’intérieur d’un pilier ( ?) de sa maison car
elle craignait son époux et lui rendait tous les honneurs.
Lorsqu’elle pressentit qu’elle allait mourir, elle s’occupa
avec sollicitude de la sainte image acheiropoïète et non peinte,
et après avoir écrit ce qui s’était passé, elle déposa l’image et le
texte dans un endroit sûr. Après sa mort, l’image se révéla à moi,
l’humble Grégoire, à Camuliana, dans sa maison, par l’interven-
tion du Saint-Esprit. Après être allé à l’endroit qui m’avait été
indiqué, je creusai le mur et trouvai un étui dans lequel était la
sainte empreinte de la lumière du Père. J’allumai la chandelle que
166 Florilège
la bienheureuse femme avait suspendu il y a bien longtemps et
Ô miracle ! un petit encensoir qui répandait le parfum de l’encens.
Ce fut le premier et le plus grand des miracles que je vis de mes
yeux, moi qui ne suis qu’un humble évêque. Je le révélai à tous
et décidai en même temps d’exposer [l’acheiropoïète] dans l’église
métropolite de Césarée. Elle accomplit un grand nombre de
guérisons, comme du temps de l’Incarnation : des aveugles, des
boiteux, des possédés, des paralytiques furent guéris aussitôt,
afin que l’accomplissement de la grâce et la générosité du Saint-
Esprit deviennent manifestes. Car le Logos incarné du Père éternel
vit, exerce sa puissance, règne et demeure pour les siècles et les
siècles des siècles.
Cela se passait à Camuliana. L’image très pure et achei-
ropoïète fut inventée et cachée sous le règne de Dioclétien. Elle
fut retrouvée et effectua des miracles sous le règne de Théodose
le Grand5.
167
dans le jardin, elle vit un portrait de Jésus notre Seigneur, peint
sur une pièce de lin et qui se trouvait dans l’eau. En la sortant,
elle fut surprise de trouver qu’elle n’était pas humide. Et pour
montrer sa vénération pour cet objet, elle le cacha sous le voile
qui recouvrait sa tête (phaskolion), l’emporta et le montra à l’homme
qui l’instruisait ; et sur le voile s’était imprimée une copie exacte
du portrait qui avait été sorti de l’eau.
Une autre image parvint à Césarée quelque temps après
la Passion de notre Seigneur et l’autre image fut conservée dans
le village de Camuliana, et un temple fut construit en son honneur
par Hypatia, qui devint chrétienne. Mais quelque temps après, une
autre femme, originaire du village de Dibudin que nous avons déjà
mentionné6, dans la juridiction d’Amasia, lorsqu’elle apprit ces faits,
fut transportée d’enthousiasme et, d’une manière ou d’une autre,
fit transférer une copie de l’image de Camuliana dans son propre
village : et dans ce pays, les habitants l’appellent « acheiropoietos »,
c’est à dire non fait de main d’homme et surtout, elle construisit
également un temple en son honneur. C’est assez sur ce point.
Dans la vingt-septième année du règne de Justinien,
durant la troisième indiction [554-555], une bande de barbares en
maraude s’empara du village de Dibudin, le brûla avec le temple
et emmena la population en captivité. Quelques hommes scru-
puleux, natifs de ce lieu, informèrent le Roi sérénissime de ces
événements, et le supplièrent de verser une contribution afin
que le temple et le village puissent être restaurés et la rançon
de la population payée. Et il donna ce qu’on lui demandait. Mais
un personnage du palais, de la suite du Roi, avisa celui-ci qu’il
fallait faire transporter l’image de notre Seigneur en cercle autour
de la ville par les prêtres et qu’il fallait collecter une somme
suffisante pour reconstruire le temple et le village. Et voyez ! De
la troisième jusqu’à la neuvième année [561], ils se sont consacrés
à cette tâche. Et je crois que ces faits se sont déroulés sous la
168 Florilège
direction de la providence, parce qu’il y a deux venues du Christ
selon l’enseignement des Écritures, l’une d’humilité, qui advint
cinq cent soixante-deux ans avant cette neuvième année, qui
est aussi la trente troisième du règne de Justinien, et une venue
future et glorieuse que nous attendons. Et c’est aussi le type
[i. e. l’image] de la procession circulaire du mystère, du portrait
et de l’image couronnée du Roi et Seigneur qui règne là haut
et ici-bas, qui sera bientôt révélé. C’est pourquoi je m’admoneste,
moi comme mes frères, puisque nous craignons l’instant où
nous tomberons entre les mains de Dieu, que chaque homme
se consacre à l’affliction et à la pénitence, car il sera exaucé dans
ses souhaits ; car la venue de notre Dieu, le juge rigoureux est
pour bientôt ; gloire à lui, à son Père et au Saint-Esprit. Amen.
8. Le Christ de Narbonne
169
mourir subitement. » Et l’autre, bouleversé et plein de crainte,
raconta cela à l’évêque, qui ordonna aussitôt que l’on tende un
voile sur la peinture et c’est ainsi recouverte qu’on la voit main-
tenant. On soulève le voile pour contempler la peinture, puis
on le laisse aussitôt retomber afin de la cacher.
170 Florilège
descendre de l’image et venir vers lui en le blâmant au sujet des
quatre vêtements que le pauvre avait reçus. Comme l’autre restait
silencieux lui aussi, ouvrant la tunique qu’il portait, le Christ
lui montre les vêtements qu’il porte dessous et les compte :
« En voilà un, en voilà deux, en voilà trois, en voilà quatre. N’aie
pas peur de donner ; sois sûr que, dès lors que tu les as donnés au
pauvre, ils sont devenus des vêtements pour moi. » En recon-
naissant ce vêtement, l’autre se jeta aux pieds du Christ en disant :
« Pardonne ma pusillanimité, Seigneur, j’ai raisonné comme
un homme. » En se réveillant, il remercia Dieu de lui avoir donné
cette assurance et désormais, il donna avec générosité et joie à
tous ceux qui lui demandaient.
171
aperçu. Mais lorsqu’à travers les ténèbres de la nuit obscure il fut
rentré dans sa maison, il apporta de la lumière et vit qu’il était
tout couvert de sang. Craignant que son crime ne soit découvert,
rejetant le tableau loin de lui, il le cacha dans l’obscurité, n’osant
pas toucher plus longtemps ce qu’il avait osé voler sans scrupules.
Lorsqu’au matin les chrétiens pénètrent dans la maison
de Dieu, ils ne trouvent pas l’icône, ils s’étonnent, se demandent
ce qui s’est passé et découvrent les traces de sang. En les sui-
vant, ils parviennent à la maison du juif. Après l’avoir interrogé
sur le tableau, ils ne savent rien de certain. Ils le cherchent
alors partout et le trouvent au fond de la maison du juif, dans
un coin d’une petite pièce. Après l’avoir rapportée dans l’église,
ils lapidèrent le voleur.
172 Florilège
habitants du temple, en quelques jours, périrent toutes d’une
mort misérable. Car aucun ne périt dans son propre pays, hormis
ceux qui avaient vécu dans le temple. Et l’image transpercée
subsiste encore, portant la blessure de la flèche et la trace de sang.
Nombreux ceux qui ont assisté au prodige, lorsqu’il se produisit,
et qui sont encore vivants. Moi-même, j’ai pu contempler cette
image et après l’avoir vue, j’ai écrit ce que j’ai vu.
173
molle, et réussit à perforer la surface de la colonne de pierre ; le fer
de la lance resta fiché à l’intérieur, et jamais, par aucun moyen,
on ne put l’en retirer. Quant à la hampe du javelot, elle se brisa
sous le choc en venant heurter la surface de la forme du Saint
confesseur. Le cheval qui servait de monture à ce misérable, au
même moment, tomba sous son maître et mourut sur le pave-
ment de la maison. Enfin, l’homme, tombant à terre en même
temps, lança sa main contre la colonne, et ses doigts, y entrant
comme dans de la farine ou du limon, vinrent adhérer à la colonne
et s’y imprimer. À cette vue, le malheureux, qui ne pouvait
plus récupérer les dix doigts de ses deux mains – ils étaient liés
ensemble et insérés dans le marbre, adhérant à l’inscription du
Saint confesseur – invoque le nom de Dieu éternel et du confes-
seur, fait acte de repentir, et afin d’être libéré de ses liens, verse
des larmes et se répand en prières. Voyant son repentir et ses
pleurs, le Seigneur miséricordieux, qui ne veut pas la mort du
pécheur, mais souhaite qu’il vive et se convertisse, non seulement
le délivra de ce lien visible qui le retenait au marbre, mais, dans
sa miséricorde, le libéra aussi des liens invisibles du péché, en
venant le sauver par la foi.
Cet épisode montre clairement quelle était l’estime dans
laquelle Dieu tenait Georges, qui conserva sa foi sous la torture,
et combien cette estime était grande ; son buste, façonné dans
une matière qui par nature est impénétrable (impenetrabilis), le
repentir l’a rendu pénétrable (penetrabilis), la lance de l’adversaire,
tout aussi impuissante à pénétrer (impenetrabilis), il l’a rendue
miraculeusement pénétrante (penetrabilis), et les doigts infirmes
de ce méchant homme, de même nature impuissante à pénétrer,
il les a, eux aussi, rendus pénétrants. Ces doigts étaient enchaînés
au marbre, et l’homme, dans sa dureté, n’avait pu d’abord les
retirer. Mais, bientôt, empli de crainte, il commença à s’adoucir,
s’est repenti, et, Dieu le prenant en pitié, il put les retirer.
C’est là une chose incroyable à dire : jusqu’à ce jour, les
traces de ces dix doigts enfoncés profondément dans la colonne
174 Florilège
de marbre sont encore apparentes. Saint Arculf est venu dans
ce même lieu insérer ses dix doigts, et eux aussi s’y enfoncèrent
jusqu’à la racine. Quant au cheval de l’homme, qui fit une chute
mortelle sur le sol et se brisa la croupe en deux parties, personne
ne put laver ou effacer son sang ; il fit une tache indélébile qui,
de nos jours encore, demeure sur le sol de la maison.
175
qui seront après nous11. En effet, l’hémorroïsse qui, les saints
Évangiles sacrés nous l’ont appris, trouva auprès du Seigneur
la guérison de ses souffrances12, était, dit-on, originaire de là :
on montre sa maison dans la ville, et il subsiste d’admirables
monuments de la bienfaisance du Sauveur à son égard.
En effet, sur une pierre élevée, devant les portes de sa
maison, se dresse une statue féminine en airain : elle fléchit le
genou et, les mains tendues en avant, elle ressemble à une sup-
pliante. En face d’elle est une autre image de la même matière,
la représentation d’un homme debout, drapé d’un manteau
et tendant la main à la femme ; à ses pieds, sur la stèle même,
semble pousser une plante étrange qui s’élève jusqu’à la frange
du manteau d’airain ; c’est l’antidote de maladies de toutes sortes.
On disait que cette statue reproduisait les traits de Jésus ; elle a
subsisté encore jusqu’à nous, de sorte que nous l’avons vue nous-
même, lorsque nous sommes allés dans cette ville. Et il n’y a
rien d’étonnant à ce que des païens d’autrefois, qui avaient reçu
des bienfaits de la part de notre Sauveur, aient fait cela, alors
que nous avons appris que les images des apôtres Pierre et Paul
et du Christ lui-même ont été conservées, par le moyen des cou-
leurs, dans des tableaux : c’était naturel, car les anciens avaient
coutume de les honorer de cette manière sans arrière-pensée,
comme des sauveurs, selon l’usage païen qui existait chez eux.
176 Florilège
15. L’image exsudant de la rosée
177
la faveur de Dieu, goûta cette douce saveur et remercia le Christ,
et de cette heure apprit aisément et facilement par cœur le
psautier qu’il retint tout entier en peu de jours. Et ainsi, il se mit
à parcourir à la ronde toutes les églises, « célébrant et louant
le Seigneur en psaumes, hymnes et chants spirituels. » (Col. 3, 16)
178 Florilège
la matrice et la naissance, la vigueur qu’ils auront par la suite,
ce mal annonça lui aussi sa grandeur dès son apparition, si bien
que de vilaines fistules se diffusaient sur les pieds et les mains,
du fait de la violence des douleurs et de l’humeur qui s’écoulait
comme un flux incessant.
En effet, sans avoir encore atteint leur croissance complète,
ses doigts avaient pris la difformité des pierres. Les extrémités
de ses pieds ressemblaient à des mottes de terre. Peut-être ses
pieds et, avec eux, ses mains, auraient-ils pris cet aspect, renié
leur forme propre et changé complètement d’apparence, si
Théodôros, pour combattre la maladie, n’avait trouvé Cyr ainsi
que son compagnon, le martyr Jean. En effet, il se confia d’abord
aux médecins, mais, comme il vit que la maladie était plus forte
qu’eux et dépassait manifestement leur art, avant qu’elle ne le
défît aussi lui-même, il s’en remit aux saints, convaincu qu’eux
seuls après Dieu pouvaient, s’ils le voulaient, apaiser le mal,
en lui tendant un frein divin et non réalisé par un art humain.
Une fois donc parvenu à leur temple, il leur adressait
des suppliques pour obtenir les mêmes soins que tout le monde,
mais les compatissants martyrs, qui l’approchèrent à plusieurs
reprises pendant son sommeil, lui ordonnaient de communier
avec l’Église catholique. Ils lui juraient qui s’il obéissait aux conseils
d’orthodoxie qu’ils lui donnaient, ils lui accorderaient aussi la
santé, lui procureraient des présents utiles à la vie d’ici-bas et
l’estimeraient digne des ordres cléricaux, car il était de l’hérésie
de Julien d’Halicarnasse14.
179
Mais après qu’il eut entendu tout ce qu’ils lui juraient,
il n’en demeura pas moins défiant et ne changea pas. Comme
ils ne le persuadaient pas avec des paroles, les martyrs essayaient
en conséquence les fouets de la maladie. Même ainsi, ils ne
persuadèrent pas notre homme. Ils décident alors de lui faire
voir la grandeur de son infirmité, afin que, de la sorte, craignant
pour l’avenir, il se rende traitable. Ils se manifestèrent tous deux
dans un songe, [où] ils lui prescrivirent de monter avec eux sur
le toit du temple. Debout au sommet du toit, ils lui montraient
la mer sereine et lui demandaient s’il pouvait en compter les
vagues. Lui de répondre qu’il les compterait, et très aisément.
Les martyrs lui disaient de compter. Il commença son
dénombrement, indiquant sans difficulté les nombres correspon-
dant aux vagues, mais comme elles devenaient peu à peu plus
serrées, puis déferlaient sans arrêt sur le rivage, nombreuses
et en rangs continus, elles l’emportaient invinciblement sur
Théodôros qui avait dit qu’il pouvait les compter, et le contrai-
gnaient à admettra la défaite. Vaincu par le grand nombre
des vagues, il se prosterna sur le visage. Tout en avouant son
incapacité, il demandait pardon aux saints.
Ils le relevèrent, et lui disent : « Vois-tu ces vagues
incessantes et sans nombre ? » Lui de répondre : « Oui, très glorieux
martyrs. » Les saints reprennent la parole : « De même que
personne ne peut dénombrer ces vagues ni les maîtriser, excepté
Dieu leur Créateur, de même pour les humeurs liées à ton infir-
mité. Si tu te rangeais donc à ce que nous n’arrêtons pas de
te recommander et adoptais nos opinions sur la foi, nous aussi
nous t’écouterions et prierions pour toi le Christ, notre Dieu
et Sauveur. Nous sommes sûrs qu’il ne manquerait pas de te
donner la guérison. En effet, comment intercéderons-nous pour
toi auprès de lui, si tu continues à ne pas nous obéir ? » Notre
homme écouta cela, et bien d’autres choses, mais ne changea
nullement d’idée, mais comme il repoussa aussi cette exhortation
qu’ils lui adressaient, ils se manifestent, non plus pour admonester
180 Florilège
avec bienveillance, mais pour menacer avec sévérité. En effet,
quelques jours après ladite vision, il voyait encore les martyrs
en rêve. Ils ne l’exhortaient plus avec des mots d’encouragement,
mais lui donnaient des ordres assortis d’effrayantes menaces,
car, dit-on, ils siégeaient sur des chaires. À leurs côtés, pendant
qu’ils siégeaient, se tenaient les troupes et les fonctionnaires
civils. Certains d’entre eux, comme dépêchés par ordre des martyrs,
se saisirent de Théodôros (c’est ce qu’il se figurait en rêve),
lui ramenèrent les mains derrière le dos, le forcèrent à pencher
la nuque vers le sol, selon la posture que les exécuteurs font
prendre aux criminels […].
[… ] Revenu à lui après le songe, encore tremblant de peur,
il réfléchissait à ce qu’il avait vu en rêve. Il n’était pas encore
convaincu, mais avait atteint le point où il avait l’âme indécise
et l’esprit oscillant d’une position à l’autre. Pendant qu’il réflé-
chissait à cela, avant qu’il n’eût apprécié son intérêt et arrêté
fermement le parti à prendre, il se rendormit. Il revoit les martyrs
sous l’aspect et l’habit du diacre Joulianos, qui, à cette époque,
avait été chargé de surveiller le temple. Ils étaient auprès de lui
et lui disaient : « Eh ! Allons prier au tombeau des saints. »
Ils lui tenaient ces propos pour vérifier s’il était converti
et leur était devenu docile après une telle vision. De fait, ils se
rendent à leur précieux cercueil, accompagnés de Théodôros.
Quand ils se furent trouvés en face du phôtistèrion, où sont
déposés les vivifiants mystères du Christ, ils l’invitent à entrer
et communier, lui disant : « Entre avec nous et participe aussi
aux saints mystères du Christ. »
Lui de répondre : « Non ! Je n’entre pas, car je suis d’une
autre opinion que la doctrine de l’Église. J’attends aujourd’hui
ma mère qui doit m’apporter les offrandes de la communion.
Mais laisse-moi à présent, dit-il à notre diacre, afin que, pendant
que les grilles du tombeau sont ouvertes, j’entre y prendre
l’huile de la lampe », car beaucoup de ceux qui sont hors de notre
communion agissent ainsi, prenant de l’huile qui brûle dans
181
la lampe des saints à la place du saint corps et du sang du Christ,
notre Dieu et Sauveur commun. À mon avis, ils ne savent pas
ce qu’ils font, et ignorent qu’ils ont grand tort.
En effet (je le confesse aussi), l’huile de la lampe des martyrs
a été sanctifiée, mais qu’est-ce que cela en regard de celui qui
a sanctifié les saints eux-mêmes ? Nous admettons aussi que cette
huile a du pouvoir contre les maladies, mais qu’est-ce que cela
en regard du Christ, Sagesse et Puissance de Dieu, qui attribue
aussi aux martyrs eux-mêmes les charismes des pouvoirs ? Elle
est digne d’honneur (je l’avoue aussi) en tant qu’elle brûle au-
dessus du tombeau, mais qu’est-ce que cela en regard de celui
qui trône sur les chérubins ? Et pourquoi mettons-nous en avant
l’huile de la lampe des saints plutôt que les saints eux-mêmes,
qui sanctifient l’huile de la lampe ?
[...] Mais reprenons la suite de notre histoire.
Ayant donc entendu qu’il voulait prendre de l’huile
de leur lampe, les martyrs, qui avaient adopté auprès du malade
l’apparence du diacre Joulianos, se dressent sur le seuil qui précède
les grilles du tombeau. Debout face à lui, ils lui en interdisaient
l’entrée. Quand il s’y dirigeait, ils couraient à sa rencontre en
changeant de direction, tantôt à gauche, tantôt à droite, et lui
barraient l’entrée avec leur corps. Comme, après bien des va-et-
vient, ils ne l’avaient pas convaincu de se rendre à leur phôtis-
tèrion pour y participer aux mystères du Christ, ils le laissèrent
emprunter l’accès à leur châsse.
Quand Théodôros l’eut traversé et fut entré dans le
vestibule, avant qu’il ne fût arrivé aux grilles et n’eût pris l’huile,
ils saisirent son habit par derrière et le firent se retourner vers
eux. Ils l’exhortaient de nouveau à les écouter et les suivre, plutôt
que les chefs de file de son hérésie. Comme ils voyaient que même
ainsi il ne leur obéissait pas, ils le laissèrent aller à leur tombe.
Théodôros se retourna et voit fermées les grilles du tombeau.
Ne sachant plus comment prendre l’huile de la lampe, il s’en alla
triste et chagriné, mais les compatissants martyrs ne se décou-
182 Florilège
ragèrent pas. Ils attendirent devant le phôtistèrion. Alors qu’il
sortait du tombeau, ils l’invitaient et l’exhortaient de nouveau
par des instructions et de nombreux conseils.
Le voyant si opiniâtre et désobéissant, ils [le] renvoyèrent
sur ce discours assorti d’un serment terrifiant : « Par le Christ,
Fils de Dieu le Père, Seigneur et Dieu de l’univers qui règne sur
l’armée des martyrs et nous donne la grâce des guérisons, si tu
ne nous écoutes pas et ne t’associes pas d’un cœur pur et sans
tache à son Église catholique, qui est la seule, et aux mystères qui
s’y célèbrent, tu quitteras cet endroit malade comme tu es venu,
sans avoir rien gagné de nous. » Cela fut dit et intervint en songe,
mais au matin, il allait prier au tombeau des saints, lorsqu’il voit
devant le tombeau un nommé Paschasios, dérangé par un esprit
malin. À la vue de Théodôros, il lui déclara ce qui suit, d’une voix
stridente, en lui lançant des regards effrayants et en grinçant des
dents, comme s’il parlait au nom des saints : « Va vite éclairer ton
âme, sinon, par la puissance qui habite ces lieux, de même que
tu es venu ici sous l’emprise d’une goutte furieuse, de même tu
te retireras sans obtenir la guérison. Ce sont les saints martyrs
qui m’ordonnent de te le dire. » Après qu’il eut entendu les mots
du possédé, Théodôros fut saisi de crainte. Ce qu’il avait vu en rêve
lui revint aussi à l’esprit, du fait de l’analogie des menaces profé-
rées. Il s’en alla tout de suite au phôtistèrion participer aux mys-
tères du Christ et, en participant aux mystères, illumina son âme.
Sous l’influence du démon, il tomba après sa communion
dans un profond abattement, se mit affligé au lit et s’endormit sans
tarder du fait de sa tristesse. Il voit les martyrs, qui avaient repris
l’apparence du diacre Joulianos, s’enquérir auprès de lui de la
cause de son inquiétude. Il dit : « C’est parce que les saints m’ont
forcé à communier. » Il [le diacre] répond : « Cela doit-il absolu-
ment t’affliger ou te chagriner ? Tu devrais plutôt être content
et te réjouir, vu l’avantage qui en résulte pour ton âme et l’espoir
de voir guérir ta maladie, et, bien évidemment, parce que cela,
c’est la volonté de Dieu, sans laquelle les saints n’opèrent rien. »
183
Après qu’ils l’eurent réconforté par ces paroles, les
martyrs se retirèrent. Théodôros repris ses sens. Il s’inquiétait
de l’arrivée de sa mère, surtout parce qu’elle devait apporter des
restes de sa propre secte. Elle arriva de bonne heure, sans rien
apporter de ce qui l’avait incitée à accomplir sa visite. Elle avait
eu un accès d’oubli, par un plan manifeste des martyrs. Quand
Théodôros s’en fut aperçu, il commença par se réjouir puis
raconta à sa mère tout ce que les martyrs avaient fait à son sujet
et comment ils l’avaient forcé à rejoindre l’Église. Voici donc
comment il rejoignit l’Église.
Parlons enfin aussi, en peu de mots, de sa santé corporelle.
Quelques jours plus tard, il dormait encore, lorsqu’il voit à ses
côtés les martyrs qui lui ordonnaient de les accompagner. Il les
suivit, dit-il, avec grand empressement, car il savait que suivre les
saints ne lui serait pas sans profit. « Nous arrivâmes donc à un
temple parfait, d’apparence formidable et éclatante. Il était si
haut qu’il touchait aux cieux eux-mêmes. Quand nous y eûmes
pénétré, nous voyions une très grande et merveilleuse icône.
Au centre, elle représentait en couleurs le Seigneur Christ.
À la gauche du Christ, il y avait Notre Dame Marie Mère de Dieu,
toujours Vierge, et, à sa droite, Jean, Baptiste et Précurseur du
Sauveur lui-même, lui qui dans la matrice l’a annoncé par ses
tressaillements (en effet, même s’il avait parlé, comme il y était
enfermé, on ne l’aurait pas entendu). Il y avait aussi une partie
du chœur glorieux des apôtres, des prophètes et de la troupe des
martyrs. Parmi eux se trouvaient les martyrs Cyr et Jean eux-
mêmes. Ces derniers, se tenant devant l’icône, se prosternaient
aux pieds du Seigneur, genoux fléchis et la tête posée sur le sol,
intercédant pour que le jeune homme fût guéri.
L’intercession était en ces termes : « Seigneur bienveillant,
veux-tu que nous donnions aussi la guérison à cet homme ? »
Ils se prosternèrent maintes fois et lui adressèrent à maintes
reprises leurs paroles de supplication, mais, comme le Seigneur
Christ n’acquiesçait pas, ils cessèrent d’intercéder. Tristes et
184 Florilège
affligés, dit-il, ils s’approchent de moi qui me tenait près de l’icône.
Lorsqu’ils furent à mes côtés, ils disent : « Comme tu le vois,
le Seigneur refuse de t’accorder la guérison, mais ne t’inquiète
nullement, car il est évident qu’il sera bon avec toi, comme il l’est
avec tous. » Ils s’absentèrent pendant environ une demi-heure,
revinrent supplier et s’en retournèrent de nouveau sans résultat,
attristés comme auparavant, car le Seigneur refusait. Revenus
près de moi, ils me redirent la même chose.
À leur troisième déplacement, ils me disent : « Courage,
car cette fois, nous sommes sûrs d’obtenir la grâce, mais viens
aussi avec nous supplier le Seigneur, comme tu nous le vois faire. »
Ils s’approchèrent de l’icône pour la troisième fois, usant des
mêmes attitudes et paroles que les précédentes. Après qu’ils eurent
supplié un bon moment, en se prosternant et criant sans cesse :
« Veux-tu, Seigneur ? », le Christ, touché jusqu’au fond du cœur,
fit un signe de miséricorde et prononça depuis l’icône : « Donnez-
la lui. » Les martyrs se relevèrent. Ils remerciaient d’abord le Christ,
notre Dieu, d’avoir agréé leur requête, puis me disent, remplis
de joie et d’allégresse : « Voici que Dieu a accordé la grâce. Va donc
à Alexandrie ; dors à jeun dans le grand Tétrapyle et prends dans
une fiole un peu d’huile de la lampe suspendue devant l’icône
du Sauveur, puis, toujours sans avoir mangé, reviens ici et, quand
tu t’en seras enduit les pieds, tu seras gratifié de la santé. »
Après le songe, Théodôros se rend à Alexandrie. Il dormait
au Tétrapyle, quand il voit un énorme serpent sortir en rampant
de ses pieds, puis, après sa sortie, retourner vers lui. Mais les saints
apparurent subitement et l’empêchèrent de rentrer. Avec un
bâton, ils écrasèrent la tête du serpent et signifièrent à Théodôros
de se rassurer et de ne plus craindre la maladie qui lui affectait
les deux pieds et les deux mains. Il se leva après son somme.
Il prend l’huile de la lampe et se rend au sanctuaire des saints.
Une fois arrivé, comme on le lui avait ordonné, il s’oignit les
mains et les pieds, se défit sur le champ de la maladie et recouvra
la santé.
185
Après cette très belle et plaisante guérison, il fut aussi jugé
digne des récompenses qu’ils lui avaient promises s’il obéissait.
Plein de reconnaissance pour tout cela, il sert avec zèle les martyrs.
186 Florilège
grande crainte l’assaillit. Cependant, il advint que lorsque l’office
des mystères fut achevé, alors que le peuple se retirait, elle dit
à Eudoxius son mari ce qu’elle avait entendu et il fut rempli
d’une grande joie par le Saint-Esprit et il dit à sa femme : « Ayons
confiance en Dieu, il en sera comme tu l’as entendu, car Amen
signifie ‹ Ainsi soit-il ›. »Et la nuit même, Eudoxius eut commerce
avec sa femme, elle conçut, une grande joie descendit sur la mai-
son. Et Eudoxia, en femme très chaste et très prudente, lorsqu’elle
sut qu’elle avait conçu, prit garde de se conserver pure, elle et son
mari avec elle, jusqu’à ce qu’elle puisse mettre au monde l’enfant.
Et le jour venu, elle le mit au monde, remplie par la grâce et faisant
allégeance au Seigneur. Alors ils souhaitèrent lui donner le nom
de son grand-père, Ploudanios, mais sa mère refusa, se souvenant
du mot qu’elle avait entendu : ‹ Amen ›. Et elle lui donna pour
nom Mena, disant : « Si l’on place le a devant, on a Amen ; si on
le place après, on obtient le nom de Mena. »
Les mêmes Pères nous racontèrent ceci. Ils nous dirent qu’en ces
temps-là une femme qui aimait le Christ creusa un puits dans
la région d’Apamée. Après avoir beaucoup dépensé et être arrivée
à une grande profondeur, elle ne trouva pas d’eau. Elle était dans
un grand découragement, à cause de sa peine et de sa dépense.
Or un jour, la femme voit quelqu’un qui lui dit : « Envoie chercher
l’image (omoioma) de l’abbé Théodose à Scopélos, et par lui
Dieu te donnera de l’eau. » La femme ayant aussitôt envoyé deux
hommes prit l’image du saint et la fit descendre dans le puits.
Et sur-le-champ l’eau jaillit, au point de remplir la moitié de
la cavité. Ceux qui tirèrent l’image de l’eau nous en apportèrent ;
nous en avons bu et tous, nous avons glorifié Dieu.
187
20. Le sceau miraculeux
16 À Constantinople.
17 Le komès tôn horriôn. Ce texte, qui date de la seconde moitié du
VIIe siècle, constitue une des dernières références à cette fonction (voir
J. Haldon, « Comes Horrorum-Komes tes Lamias », Byzantine and Modern Greek
Studies 10 (1986), pp. 203-209).
18 Voir texte 21.
188 Florilège
revint à lui, s’aperçut du miracle accompli pour lui et comprit
que celui qui lui était apparu était saint Artémius. Sur-le-champ
il amollit le sceau, en oignit ses organes génitaux et aussitôt
que la cire amollie du sceau entra en contact avec lui, il guérit
et glorifia Dieu et le saint martyr.
189
tes douleurs et auraient guéri ta maladie. » La femme, qui était
croyante, prise d’admiration pour la rapidité des guérisons
que procurent les saints, pria d’être jugée digne, après leur retour,
de porter son adoration (proskunesis) dans leur glorieuse et illustre
maison, car rien qu’à entendre parler d’eux, elle avait été pénétrée
du désir de les approcher. La voilà apaisée. La nuit suivante,
tandis qu’elle était profondément endormie, elle voit ces grands
et merveilleux médecins serviteurs du Christ Côme et Damien
se tenir près de son lit sous l’aspect sous lequel on les représente :
ils lui disent : « Qu’as-tu ? Pourquoi cette agitation ? Pourquoi
causer des tourments à ton mari ? Nous sommes ici avec vous,
ne t’inquiète de rien. » Ceci dit, ils s’en allèrent. Une fois réveillée,
elle interroge son mari, voulant apprendre quelle est la figure
des glorieux saints Côme et Damien, comment on les représente,
dans quel état ils viennent visiter les malades. Alors que son mari
lui décrivait la figure des saints et lui exposait leurs charismes,
elle s’accordait avec lui en ce qui regarde les figures, et se mit
à lui raconter ce qui, du reste, lui avait été dit par les saints dans
sa vision. Alors le mari, du fait de ce récit, se rappela qu’il avait
dans un portefeuille sous l’aisselle la représentation des saints
sur une image. Il tire aussitôt le portefeuille et le montre à la
femme. Celle-ci, à cette vue, baisa l’image, et elle reconnut que
les saints habitaient réellement avec eux, comme ils le lui avaient
dit. La nuit suivante, les même serviteurs du Christ lui apparurent
sous le même aspect et lui disent : « Ne t’avions-nous pas dit
que nous sommes ici avec vous ? De quoi souffres-tu ? » Quand
elle leur eut indiqué, comme si, de vrai, ils l’avaient ignoré, les
souffrances de sa mâchoire, elle entendit cette réponse : « Tu n’as
20 Mélange de cire et d’huile. Le miracle 16 (op. cit., pp. 131 sq.), évoque
la kèrotè de la lampe (luknou) du candélabre et il est dit que l’aliment usuel
de la lampe est de l’huile. Dans ce miracle, la kèrotè est bue, mêlée à de l’eau.
Or, une femme, ayant refusé de la boire, les saints lui font avaler la stoupta,
l’étoupe qui sert de mèche à la lampe. L’usage de boire de l’huile de la lampe
des saints est d’ailleurs bien connue (cf. supra, texte 17 et 20 ainsi que note 89).
190 Florilège
rien de grave. Ouvre seulement la bouche. » Alors l’un d’eux
lui enfonça le doigt dans la bouche et, par le secours de Dieu
et la grâce des saints Côme et Damien, il sortit de la joue un flot
énorme de sang corrompu. D’un mot, ayant évacué par la bouche
tout le liquide malodorant, elle fut remise en santé, en sorte
que, le matin venu, son mari en se levant, la trouva toute joyeuse,
débarrassée de tout mal. Cependant, après sa guérison, les saints
voulurent non seulement lui mettre sous les yeux la foi de son
mari, mais encore confirmer cette foi, et la nuit suivante, ils lui
dirent : « Tu as sous ton oreiller une portion de keroté, fais t’en
une onction chaque soir au moment de dormir, et tu ne seras plus
troublée en rien par tes douleurs. »
Vous avez vu, amis du Christ, comment, se conformant
à la foi de ceux qui les invoquent, ces très sages saints se trouvent
partout, non seulement par leurs activités, mais aussi par leur
présence même. Dès lors, quand la femme, avec son mari, fut
arrivée à cette ville-ci amie du Christ et toute bienheureuse, elle
vint en grande reconnaissance à cette demeure guérisseuse des
glorieux saints, louant notre Seigneur Jésus-Christ, qui manifeste
en abondance au genre humain les traits de sa miséricorde
par l’entremise de ses admirables serviteurs Côme et Damien.
191
graves par l’entremise des illustres saints Côme et Damien. Elle
ne cessait de se rappeler la reconnaissance qu’elle leur devait,
se rendant souvent à leur admirable demeure et s’acquittant
de sa dette de vénération à leur égard. D’un mot, chaque jour,
elle gardait en pensée le souvenir des grands et admirables
saints Côme et Damien et n’en était jamais rassasiée. Bien plus,
elle les avait fait peindre sur tout le mur de sa maison et ne se
rassasiait point de leur vue : c’est pour cela que, dans son amour
extrême, elle les avait fait peindre. [...]
Il arriva que cette femme, atteinte dans ses organes
internes, fut prise chez elle de douleurs sans rémission. Elle se
roulait sur son grabat, sa souffrance n’avait pas de cesse, il n’y
avait en elle nulle suspension de ses peines. Dans ces circons-
tances, il advint qu’elle eut été pour un moment laissée seule.
Comme elle se voyait en danger, elle se traîna hors de son lit,
gagna le lieu où étaient peints sur le mur ces très sages saints,
et, se servant de sa foi comme de bâton, elle se redressa, gratta
de ses ongles quelque peu de l’enduit, jeta cette raclure dans
de l’eau et but le mélange. Aussitôt elle fut guérie, les douleurs
qui étaient en elle prirent fin par la visitation des saints. Après
sa guérison, elle vint dans cet auguste temple, remerciant notre
maître le Christ qui a donné de si grands charismes à ses saints,
et elle raconta à tous la guérison qui lui était advenue, par l’entre-
mise des saints, au cours du geste qu’elle avait fait.
Tu vois comme la pieuse femme trouva rapidement
les fruits de son espérance. Vous avez reconnu, amis du Christ,
comme la foi prête secours aux œuvres et comme à l’aide des
œuvres la foi atteint sa perfection (Jac. 2, 22). Et que nul ne se figure
qu’il y ait eu dans ce prodige une innovation de la part des saints,
ou que la malade ait simplement obtenu la guérison parce qu’elle
avait bu cette potion. Car c’est une parole du Seigneur à tous
ses saints apôtres qui dit : « Les œuvres que je fais, vous les ferez
21 Rom. 5,5.
192 Florilège
vous aussi, et de plus grandes encore. » (Jo., 14, 12). D’où vient
que, alors que l’ombre du Maître lui-même n’a jamais produit
de miracles, l’ombre du prince des apôtres Pierre a brisé la mort
et chassé les maladies. Eh bien, ces miracles aussi, notre Seigneur
les accomplit par l’entremise de ses saints.
193
Après avoir essayé et subi cela trois ou quatre fois, acca-
blée de fatigue et n’ayant plus le courage de pousser et d’être
repoussée, (mon corps était meurtri par la violence de l’effort),
je renonçai enfin et me retirai, et je restais dans un coin de la
cour de l’église. Or, peu à peu, je parvins à comprendre la cause
qui m’empêchait de voir le bois vivifiant. Une pensée salutaire
m’ouvrit les yeux de l’âme et me montra que c’était la bassesse
de mes actes qui me fermait l’entrée. Je me mis à pleurer, à gémir
et à me frapper la poitrine et je poussais des soupirs du plus
profond de mon cœur. Pendant que je pleure, je vois au-dessus
de l’endroit où je me tenais une image de la Théotokos toute
sainte et je m’adresse à elle en la regardant fixement : « Ô Vierge
maîtresse qui a enfanté selon la chair le Dieu-Verbe, je sais, oui
je sais qu’il n’est pas convenable ni raisonnable qu’une femme
aussi souillée que je le suis ose lever les yeux sur ton image de
Vierge éternelle, toi l’intègre, toi dont l’âme et le corps sont purs
et sans tache. Il est juste que ta pureté me rejette et maudisse
la prodigue. Cependant, puisque c’est à cette fin que le Dieu que
tu as engendré s’est fait homme, comme je l’ai entendu, pour
qu’il appelle les pécheurs au repentir, aide celle qui est seule et
qui n’a personne pour la secourir. Ordonne qu’on me permette
d’entrer moi aussi dans l’église ; ne me prive pas de la vue du bois
où le Dieu que tu as engendré, cloué selon la chair a donné en
gage son sang pour moi. Ordonne, maîtresse, qu’on m’ouvre les
portes de la sainte vénération de la croix divine, et je jure, en
prenant pour garant le Dieu que tu as enfanté, que plus jamais
je ne déshonorerai ce corps en le livrant à une quelconque union
honteuse. Mais lorsque je contemplerai le bois de la croix de ton
fils je renoncerai immédiatement au monde et à tout ce qui est
dans le monde, et je partirai à l’heure même à l’endroit que toi,
le garant de mon salut, tu m’indiqueras et où tu me conduiras. »
Sur ces mots, ayant trouvé une certaine consolation
dans l’ardeur de ma foi, pleine de confiance en la miséricorde
de la Théotokos, je m’écarte de ce lieu où, debout, j’avais fait
194 Florilège
ma prière. Je m’avance une nouvelle fois et me mêle à ceux qui
se rendaient à l’église, et personne ne me repousse plus ni ne se
trouve repoussé par moi et personne ne m’empêche d’approcher
des portes par lesquelles on entrait dans l’église. Alors, je fus prise
de terreur et de stupeur et, tout ébranlée et tremblante, ayant
atteint la porte qui jusqu’alors m’était fermée, comme si toute
cette force qui auparavant me repoussait, à présent me facilitait
l’entrée, j’entrais sans difficulté. Je parvins à l’intérieur du sanc-
tuaire et je pus jouir de la vision vivifiante de la croix. Je vis
les mystères de Dieu qui est toujours prêt à accepter le repentir.
195
disait : « Moi, je n’adore pas une relique qui vient de Perse. » Pauvre
âme ignorante ! N’avait-elle pas entendu, cette malheureuse, le
psalmiste sacré, David, s’en prendre aux déréglés audacieux en
disant : « Que ta langue cesse de dire le mal, tes lèvres de prononcer
des paroles de ruse » ? Que fait donc à son propos le Dieu qui glori-
fie ceux qui le glorifient ? C’est ce que je vais dire tout de suite.
Comme la sainte relique était entrée dans la ville,
les citoyens de cette même ville, après commune délibération,
entreprirent de construire au saint un oratoire près du Tétrapyle
qui est au milieu de la ville, et ils y mirent aussi son icône. Alors
qu’on construisait encore le sanctuaire, le martyr, apparaissant
à cette malheureuse en rêve sous l’apparence d’un moine, lui
dit : « Tu as mal aux reins ? » Elle lui répondit : « Non, Seigneur,
je n’ai aucun mal. Je suis en bonne santé. » En disant cela, elle
se réveilla, ressentit un violent accès de douleur, et se mit à crier,
à gémir, à être immobilisée de telle sorte qu’elle ne pouvait plus
du tout lever la tête à cause de la douleur insupportable qu’elle
éprouvait : c’était afin que, se recueillant, elle réfléchit et cherchât
en elle-même quel était ce mal soudain et quelle en était la cause.
Et cet état persista quatre jours.
À l’aube du cinquième jour, elle voit le saint lui apparaître
derechef et lui dire : « Descends au Tétrapyle, invoque saint
Anastase, et tu seras guérie. » Elle se leva donc, se remémorant
les paroles malsonnantes qu’elle avait prononcées à son propre
détriment, appela ses serviteurs et leur dit : « Emmenez-moi,
emmenez-moi ! Allons au Tétrapyle de saint Anastase ! Je sais
maintenant en effet, pour l’avoir appris, qu’il faut adorer et
honorer une relique même quand elle vient de Perse, et non
pas profaner ce que Dieu a purifié. »
Les serviteurs donc, la portant sur une litière, quittèrent
la maison. Comme ils approchaient de l’endroit, de loin, levant
les yeux et voyant l’icône du saint22, elle se mit à crier à haute
22 L’icône de saint Anastase était sans doute sur la façade du sanc-
tuaire.
196 Florilège
voix en versant des larmes : « C’est vraiment lui que j’ai vu en
rêve me prédire les maux qui m’accablent. » Et, après qu’elle se fut
jetée sur le sol, qu’elle eut pleuré d’abondance et imploré le saint,
elle se releva guérie. Et celle qui, il y a peu, avait été transportée
par d’autres et avait couru les pires dangers, s’en alla chez elle
debout sur ses propres jambes ; et, en chœur, avec les autres,
elle chantait et glorifiait Dieu, et magnifiait le martyr.
197
Je vis alors de loin une femme très belle, non seulement
dans ses vêtements, mais aussi dans son physique et dans son
âme, qui était fort riche mais n’en avait pas l’apparence, à cause
du malheur qui l’habitait ; elle se confondait dans la foule de
nos pauvres frères. Refoulée par ceux qui sont désignés à cette
tâche, elle ne s’y résignait pas, mais, bien que sa nature pudique
l’incita à pleurer, la nécessité la poussait à déranger les autres
sans pudeur.
Voyant cela, je quittai la place que l’on m’avait assignée,
je m’approchai de la femme et lui demandai ce qu’elle voulait.
Elle répondit : « mon mari est possédé par un démon depuis
trois ans ; après l’avoir emmené, le malheureux, à dix mille lieux
saints et hommes pieux pour ainsi dire, je n’ai rien obtenu.
Je viens ici en dernier recours après m’être rendue au désert.
Parmi les saints qui s’y trouvent, celui qui accomplit des miracles
dont témoignent presque tous les faiseurs de miracles de ce lieu,
après avoir, lui aussi, renoncé à le guérir, m’a dit : ‹ va vers Jean
le grand patriarche et obtiens une icône de la Vierge Mère de Dieu
bénie par l’archiprêtre de Dieu Pantocrator. Tu l’emporteras
et tu l’emmèneras dans la maison que tu habites dans ton pays,
tu y enverras tout de suite ton mari et tu l’installeras dans ta
demeure ; et il ne verra point la grande ville du basileus26 et ne
s’y rendra pas maintenant. Tu lèveras et suspendras l’image
(omoioma) et la sainteté se fera dans ta maison. Et il sera de telle
sorte que toute personne y séjournant soit bénie ; le [mauvais]
esprit se retirera en fuyant et se détachera [de ton mari] et
il n’approchera plus, car le Seigneur sera proche et sa gloire
[demeurera] dans le siècle, amen › ».
Suite à ce qu’elle me dit, j’emmenai [la femme] le jour
suivant au patriarche, au moment où celui-ci faisait son entrée
habituelle du vendredi dans l’église toute proche de la Théotokos.
Je lui rapportai alors les péripéties de l’affaire, tantôt avec beau-
26 Constantinople.
198 Florilège
coup d’emportement et d’ornements, tantôt avec douceur et en
gémissant. Et je me réjouissais, croyant que j’allais le convaincre
et espérant en même temps être félicité de m’occuper de ques-
tions pieuses. En plus, je me permettais de lui donner des leçons
en disant : « C’est inspiré par Dieu, maître, que l’ermite a dit :
‹ tu vas chasser le malin › ». Il interrompit alors mes paroles et
bouillonnant de colère : « ‹ Oui, maître, oui, seigneur ›... L’ermite
a levé la voix et a crié pour que moi, le maître, fasse sortir le démon ; pour
que je dise ‹ je parle à toi, l’impur, sors de cette créature, pars d’ici et va
dans les ténèbres ›. Tu demandes de telles choses pour que je bavarde
à tort et à travers en homme impur et en pécheur. Si tu fais des
miracles, fais donc sortir mon esprit [mauvais] ; tu as besoin de
beaucoup de prières, frère Photinus, mais de prières de saints ».
Ainsi humilié contre toute attente, je partis rouge de
confusion et m’étant lentement éloigné, j’errai ici et là, bousculant
ceux que je rencontrais comme si j’étais ivre. Avec peine j’atteignis
une extrémité du sanctuaire ; j’étais animé par la colère – car la plus
grande partie de ma détresse s’était alors changée en colère – pour
ne pas avoir trouvé grâce auprès du grand archiprêtre de Dieu ;
en mon fort intérieur, je me reprochais bien des choses : il n’était
plus possible à aucun de mes agneaux d’espérer, puisque leur
berger même s’était changé et avait pris l’allure d’un loup.
Pendant que je méditais ces choses, j’eus une impulsion ;
envoyant quelqu’un de ma suite à la maison, je fis apporter
une des nombreuses icônes qui y étaient suspendues, une très
belle icône de notre Maîtresse. Je combinai bien la chose de sorte
qu’il soit possible de voir et de croire que j’avais reçu l’icône
de l’illustre Père, qui aurait cédé [à mes prières]. En remettant
l’icône à la femme, je lui recommandai de s’en aller joyeuse,
de prier pour moi et de rendre beaucoup de grâces au Patriarche.
La femme partit sous peu, contente et sans savoir ce qui
s’était [véritablement] passé. Nous semblions partager la même
joie. Mais moi, tout en paraissant content, je ne me réjouissais
pas ; tandis qu’elle, paraissait contente et elle l’était [effectivement].
199
Cependant, la fin de cette histoire ne s’était pas encore
révélée. Car, au moment où je croyais avoir apaisé le malaise qui
m’avait saisi, un autre vint m’accabler : je reconsidérais la chose
et me demandais qui, quand, où, pour quelle raison, comment
et par quel moyen j’avais été trompé pour induire en erreur une
pauvre femme, malheureuse et pitoyable, qui m’avait confié ses
plus chers espoirs. Et je me tourmentais d’autant plus que [je
savais] la femme dépouillée de la protection des plus vertueux,
et des services, dont elle avait besoin, d’un autre Père versé dans
ces choses. En plus, je songeais que, à cause de cette tromperie,
le [mauvais] esprit allait crier, parler et lutter, et que, contre [ma
volonté], j’allais assurer et confirmer la possession de l’homme
par le démon. J’allais devenir pour lui matière et prétexte à
de justes accusations, dirigées non seulement contre moi, mais
contre tous les autres chrétiens à commencer par les prêtres.
On dirait que le prêtre en mentant avait nuit à la femme par
une seconde tromperie, un autre démon, ce qui revient à vouloir
faire sortir les démons au nom du Belzébul.
Ces choses et d’autres semblables, me venaient inlassa-
blement à l’esprit, bouleversaient mon âme, la troublaient et
la brouillaient, et laissaient présager de grands maux pour les
hommes et pour Dieu même. Toutefois, je trouvais un prétexte
à me consoler en pensant que c’est à Dieu de pourvoir à l’avenir.
En attendant, peut-être la pauvre femme mourrait-elle, ou bien
son mari ou quelqu’un d’autre encore ; je mourrai éventuellement
moi-même, et la détresse cesserait. Alors, me croyant délivré
des choses désagréables au sujet de la pauvre femme, je me pensais
libéré de l’embarras.
Trois ans plus tard – je crois –, je m’avançais vers les
mêmes portes sacrées de la Grande Église. Et voilà une femme
qui, me voyant, leva les sourcils, et parlant et respirant avec force
et tension, demanda à sa voisine : « Est-ce donc lui ? » L’autre
répondit : « Oui, c’est bien lui. » Alors elle s’avança en courant
et se jeta à genoux à mes pieds ; en se précipitant vers le sol,
200 Florilège
elle heurta mes chevilles et, gisant à terre, les embrassa et les
couvrit de baisers. Pendant tout ce temps, moi, je me réjouissais
et regardais de part et d’autre dans la foule en prenant des airs,
laissant l’assistance la voir gisante et montrant par là que moi-
même j’étais de ceux qui ont un grand pouvoir.
[La femme], outre les paroles habituelles de sollicitation
dit à plusieurs reprises ; « Je vénère le maître » – car il était là.
Puis, m’enlaçant très fort, elle me fit tomber sur son dos ; tombé,
je gisais par terre, sous le grand rire de l’assistance qui se trou-
vait là. Me levant, rouge de confusion, je la giflai, j’appelai les
gardes et demandai que l’on conduise cette impie en prison.
Mais quand je la regardai en face, je commençai à réaliser
qu’elle était [la femme] d’autrefois, ce que confirmèrent [ses
paroles] : « Que Dieu te rende, seigneur, le bienfait de ma maison. »
Alors je reconsidérai tout et, rempli en même temps de joie
et d’angoisse, je demandais seulement ceci : « Es-tu guérie » et
« comment es-tu guérie ». Me prenant à part, elle me raconta son
arrivée dans son pays et l’installation de l’icône dans sa maison ;
[comment] celle-ci fut suspendue en hauteur et posée sur le mur
de la pièce avec révérence et décence ; [comment] le [mauvais]
esprit devant l’icône, ayant pendant un certain temps lutté, dansé
et troublé un peu l’homme, finit par s’en aller. Et, dit-elle, « Notre
profonde souffrance d’autrefois est devenue pour nous source
de guérison, car le lieu, ou plutôt l’image (tupos) de la Vierge Mère
guérit tous ceux qui souffrent de choses semblables ». Voilà donc
la fin de cette histoire.
201
26. La guérison d’une hémorroïsse
202 Florilège
foule réunie. Après avoir exécuté la tache commandée, il cria très
fort, disant : « Je sors ! » Et voyant un éclair de feu qui se dirigeait
sur lui, il courut en rond, dans la femme, autour de la colonne
du saint, en proie à un grand et douloureux tourment, et ainsi
il sortit aussitôt et la femme revint à son état normal, et Syméon
la renvoya guérie, en lui disant : « Va-t’en dans ta maison, femme,
et habite avec ton mari, car voici que Dieu a disposé son cœur
de manière à ce qu’il te reçoive avec une grande joie. »Il en fut
ainsi, elle retourna chez elle et aussitôt le cœur de son mari fut
disposé à l’aimer, il eut commerce avec elle et, sur-le-champ,
elle conçut.
L’année écoulée, ils conduisirent l’enfant au serviteur
de Dieu, louant et glorifiant Dieu. Après avoir achevé leur prière
et être revenus chez eux, la femme, poussée par sa foi, éleva
l’image du saint à l’intérieur de sa maison, et cette image faisait
des miracles, parce que l’Esprit saint qui habitait Syméon la cou-
vrait de son ombre, et les démoniaques étaient purifiés en ce lieu,
et les malades atteints d’affections variées étaient guéris. Parmi
eux, il y avait aussi une femme qui perdait sans arrêt du sang
depuis quinze ans. Elle s’en vint avec confiance voir l’image, et
aussitôt le flux de sang s’arrêta, car elle s’était dit en elle-même :
« Si seulement je vois son image (omoiosis), je serai sauvée. »
Constatant que la source de sang était tarie, elle courut aussitôt
auprès du serviteur de Dieu et se prosterna devant lui, célébrant
et glorifiant Dieu, et proclamant le merveilleux miracle qui
s’était produit en elle.
203
27. Le siège d’Arzamon sous Philippicus
204 Florilège
comme il a été enfanté, on le sait, sans fécondation. Car il devait,
comme jadis sans fécondation, se manifester de nouveau sans
inscription, afin que par l’une et l’autre manifestation du Logos
figuré, la foi en l’Incarnation demeure, cette foi qui réfute l’erreur
des phantasiastes27. Encouragé par ce signe divin, il le plaça
en tête de l’armée comme une chose sacrée : car il convenait que
le Logos protecteur apparaisse aux yeux de tous, alors que la
justice se mettait en mouvement.
205
de la terre dans le milieu, et ainsi il s’avançait de front vers la ville.
De la sorte, tandis qu’il continuait de faire construction sur
construction au moyen des poutres et de la terre et qu’il s’appro-
chait de la ville, il éleva le remblai à une telle hauteur et dépassa
à ce point les remparts que, d’une position dominante, les soldats
lançaient leurs traits contre ceux qui se risquaient sur le mur
pour la défense de la ville.
Comme donc les assiégés voyaient l’amoncellement
de terre progresser vers eux comme une montagne en marche
et qu’il y avait toute apparence que l’ennemi dut entrer dans
la ville à pied, à l’aube ils imaginent en face du remblai – lequel
est appelé agesta par les Romains –, de creuser une tranchée
souterraine et d’envoyer par là du feu, en sorte que, les poutres
étant consumées par la flamme, tout le remblai s’écroulât. Ils
réussirent bien à creuser la tranchée, mais après avoir allumé
des matières combustibles, ils échouèrent dans leur entreprise,
parce que le feu n’avait pas d’issue par où, parvenu à l’air, il pût
se communiquer au bois.
Comme donc ils en étaient réduits à une totale impuis-
sance, ils apportent l’image faite par Dieu, que des mains humaines
n’avaient pas peinte, mais que le Christ Dieu avait envoyée à
Abgar parce qu’il désirait le voir. Cette très sainte image donc,
ils l’apportèrent à l’entrée de la tranchée qu’ils avaient creusée
et, l’ayant aspergée d’eau, ils envoyèrent à partir d’elle le feu
contre les matières combustibles. Et sur-le-champ, la puissance
divine étant descendue au secours de la foi de ceux qui avaient
agi ainsi, ce qui était impossible l’instant d’avant s’accomplit :
aussitôt, en effet, les poutres prirent feu, et, comme elles avaient
été réduites en charbon plus vite qu’on ne peut le dire, elles
transmirent la flamme aux parties les plus hautes, le feu enve-
loppant toute la construction.
Dès que ceux qui subissaient les rigueurs du siège eurent
vu que la fumée jaillissait, ils imaginèrent le stratagème que
voici. Ils apportèrent de toutes petites bouteilles, les remplirent
206 Florilège
de soufre, d’étoupe et d’autres matières combustibles et les
lancèrent avec des frondes contre le remblai qu’on nomme agesta.
Ces petites bouteilles dégageaient de la fumée, car le feu s’y était
allumé par suite de la force du lancement, et empêchaient qu’on
s’aperçut de la fumée jaillie du remblai : si bien que tous ceux
qui n’étaient pas au courant supposaient que la fumée venait
des petites bouteilles et non d’une autre cause. Mais le troisième
jour après celui-là, on vit, jaillissant de la terre, de petites langues
de feu, et les Perses qui combattaient sur le remblai comprirent
le degré de malheur où ils étaient parvenus. Chosroès, comme
si la puissance divine elle-même s’opposait à lui, fit détourner
contre le bûcher l’eau des aqueducs situés devant la ville, essayant
ainsi de l’éteindre. Mais ce bûcher réagit à cette eau plutôt comme
à de l’huile ou du soufre ou quelque autre matière inflammable
et fit jaillir plus haut encore sa flamme jusqu’à ce qu’il eût fait
s’écrouler tout le remblai et eût complètement réduit en cendres
l’agesta. Alors, Chosroès abandonna tous ses espoirs et reconnut
par les faits qu’il s’était exposé à un grand déshonneur en conjec-
turant qu’il l’emporterait sur le Dieu que nous honorons et il se
retira sans gloire dans son pays28.
Procope de Césarée, Histoire des guerres, II, XII, 20-27, éd. Loeb, I,
pp. 366-370 (voir supra, p. 36).
Quelque temps plus tard, alors qu’Abgar était très avancé en âge,
il fut pris d’une insupportable attaque de goutte. Accablé par la
douleur et dans l’incapacité de se déplacer à cause de la maladie,
il confia son cas aux médecins et du pays tout entier il faisait
venir tous ceux qui avaient des lumières en ces matières. Mais
peu après, il révoqua ces gens (ils n’avaient pas été capables de
207
découvrir un remède à son mal), et, se trouvant sans secours, il
déplora le destin qui s’acharnait sur lui.
En ce temps-là, Jésus le fils de Dieu, s’étant incarné, vivait
parmi le peuple de Palestine ; en ne commettant jamais le péché,
et surtout en accomplissant au vu de tous des choses impossibles,
il manifestait qu’il était véritablement le fils de Dieu. Il rappelait
les morts et les faisait lever comme s’ils s’éveillaient ; il ouvrait
les yeux de ceux qui étaient nés aveugles, purifiait le corps de ceux
qui étaient couverts de lèpre, délivrait les pieds de leur para-
lysie et guérissait toutes les autres maladies que les médecins
consi-dèrent comme incurables. Lorsque ces événements furent
rapportés à Abgar par les voyageurs qui venaient à Édesse de
Palestine, le roi reprit courage et écrivit une lettre à Jésus, le sup-
pliant de quitter la Judée et sa population d’ingrats pour venir
dorénavant vivre auprès de lui. Lorsque le Christ vit ce message,
il répondit à Abgar en lui signifiant clairement qu’il ne viendrait
pas, mais il lui promettait la guérison dans sa lettre. Et l’on dit qu’il
ajouta que jamais sa ville ne pourrait être prise par les barbares.
La dernière partie de cette lettre est restée complè-
tement ignorée de ceux qui ont écrit l’histoire de la période ;
ils n’en font mention nulle part. Mais les gens d’Édesse disent
que cette prédiction se trouvait dans la lettre, et que par suite,
ils avaient fait inscrire la lettre sous cette forme sur les portes
d’Édesse afin qu’elle assure, à elle seule, la défense de la ville29.
208 Florilège
brusquement troublée par une noire et ténébreuse rafale ora-
geuse. On aperçut alors, venant d’en haut, plein de flammes
et d’une taille démesurée, un dragon, la tête sortant des nuages.
Ce phénomène ne doit pas sembler si nouveau, ni insolite,
non seulement parce qu’il est connu du peuple, mais en raison
de l’autorité des Saintes Écritures qui, à propos des dragons,
rappellent ceci : « louez l’Éternel du bas de la terre, monstres
marins, et vous tous, abîmes... »30
Donc, envoyé, pour ainsi dire, par la providence divine,
et sortant des nuages, le dragon plein de flammes s’avance comme
s’il surgissait de l’abîme supérieur. Son mouvement déplaçait
les masses d’air, d’un côté et de l’autre, dans un ample tourbillon,
et tous ceux qui se trouvaient là, à attendre, frappés de stupeur
par la crainte, comprirent que d’un moment à l’autre il pouvait
s’abattre en plein milieu de la cité. La foule se mit alors à fuir
le lieu où elle était rassemblée et à courir de tous côtés ; chacun
allait comme il pouvait là où la terreur le menait. Finalement, le
marché fut totalement bouleversé et désagrégé. Tout commerce
terrestre avait été abandonné, les hommes n’ayant d’autre pré-
occupation que leur salut. Qui, en effet, dans un si grand péril,
chercherait à faire des bénéfices, au risque de perdre la vie ? Qui
penserait à se nourrir, lorsqu’il craint que soit venu le dernier
moment de sa vie ? Quel homme aurait encore envie d’un vête-
ment, quand la crainte de la mort lui fait perdre l’esprit ?
Alors, les gens se ruent en masse dans le giron de l’église
leur mère, se réfugient dans la miséricorde de Dieu leur père.
Tournés vers l’image sacrée de l’ami de Dieu, face contre terre,
tous se prosternaient, hommes et femmes de tous les âges. Enfin,
comme ils avaient, juste à temps, fait fuser leur prière vers le
Christ du maître Étienne, au milieu des pleurs, la clémence de Dieu
se manifesta : l’horrible dragon commença progressivement
à se soustraire à la vue des hommes et à se dissimuler dans la
209
barrière de nuages. Les vents qui s’étaient engouffrés par là furent
aussi repoussés et chassés au loin, laissant de nouveau la place
à un ciel serein. Ainsi, les esprits furent ramenés à la vie, et d’une
grande tristesse passèrent à la joie ; on rendit de nombreuses
actions de grâce à Dieu et à son ami, en versant beaucoup de
larmes, tant ce signe de bienveillance était inespéré.
À ce miracle, s’ajouta quelque chose de plus étonnant
encore, pour que tout homme, dans sa faiblesse, n’ignore rien
des signes et des bienfaits divins, et qu’après avoir été enseigné
avec plus d’évidence et de clarté, il en demeure reconnaissant.
Car c’était un événement véritablement digne de mémoire.
Voici qu’un autre jour, selon l’injonction divine, un
commerçant, que l’on n’avait jamais vu dans notre région, au
lieu-dit Memblotutanum, se rendit de lui-même chez notre
sous-diacre, nommé Sennodus, le fit venir et lui demanda avec
insistance qui il était et d’où il venait. Puis, comme Sennodus
lui disait qu’il était sous-diacre de l’église d’Uzalis, il répondit
aussitôt que lui-même était un homme inconnu. Était-ce seule-
ment un homme ? Il semble plus crédible qu’il fût à la fois ange
et homme ; fait qui d’ailleurs n’a rien d’inouï ni d’absolument
inédit : dans la religion chrétienne ou dans l’histoire humaine,
de saints anges se sont souvent manifestés aux hommes en pre-
nant une apparence terrestre et des dehors visibles. Ce personnage
donc donna au sous-diacre dont j’ai parlé une toile (velum) peinte
de diverses couleurs. Voici comment se présentait cette peinture :
sur la partie droite de la toile, on voyait saint Étienne debout,
et portant la glorieuse croix qui reposait sur ses épaules ; et, avec
l’extrémité de cette croix, il semblait pousser violemment la porte
de la cité, dont on voyait sortir un effrayant dragon, mis mani-
festement en fuite par l’ami de Dieu. Mais la fuite ne suffisait pas
à protéger ce serpent nuisible, que l’on voyait écrasé et broyé sous
le pied triomphal du martyr.
Une telle peinture n’était donc pas totalement étrangère
au mystère de Dieu, lorsqu’elle fut apportée au sous-diacre, puis
210 Florilège
suspendue. Devant le souvenir (memoria) d’un si grand patron,
hommes et femmes de tous âges se mirent à regarder le spectacle
et à admirer sa beauté ; ils virent quel était l’auteur de la mise
à mort du dragon, le libérateur qui avait permis de vaincre
l’ennemi. Dans tous les esprits, cette confirmation renforçait la
foi dans les événements qui s’étaient déroulés le jour précédent.
Car plus on regardait avec attention ce qu’il y avait sur la toile,
plus on croyait à la réalité de ce qui s’était passé. La peinture
contribuait par la grâce à l’action divine qui, la veille, avait assuré
à tous le salut, et celui-ci était d’autant mieux assuré qu’il avait
été ensuite commémoré sur l’image de la toile.
Récit établi sur diverses enquêtes, relatant l’envoi à Abgar de cette divine
icône du Christ notre Dieu, qui ne fut pas l’œuvre de main d’homme.
Au temps où notre Seigneur et Dieu, Jésus Christ notre
Sauveur, se fut rendu auprès de nous pour la rédemption du genre
humain, il régnait sur terre une « abondance de paix », aux dires
du prophète, et la pluralité des pouvoirs était abolie, car tout lieu
habité était enserré dans cette ceinture unique du commande-
ment romain et relevait ainsi d’un seul chef. C’est pour cette raison
que se faisaient sans crainte toutes sortes de commerces de tous
avec tous, et que les hommes paraissaient habiter la terre sans
se l’être répartie, mais comme si elle n’était la propriété que d’un
seul maître, de même qu’elle est tout entière la création d’un
démiurge unique : et, tandis qu’auparavant ils baissaient la nuque
comme des esclaves, les hommes s’étaient fait la paix entre eux.
Ainsi donc, le gouverneur d’Édesse, Abgar, était ami du
prince d’Égypte et bien connu de lui, et d’ailleurs leurs ministres
respectifs se fréquentaient également les uns les autres. C’est
211
pourquoi à cette époque, où notre Seigneur et Dieu, accomplissant
le dessein paternel, exposait aux hommes sa doctrine salutaire, et
les convertissait à la foi en lui par le moyen de miracles étranges
et surnaturels, il s’est trouvé qu’un des ministres d’Abgar, un
homme dénommé Ananias, s’en allait vers l’Égypte en traversant
la Palestine. Allant son chemin, il fit par hasard la rencontre du
Christ, dont les discours arrachaient les peuples aux égarements
de l’errance, et qui accomplissait de merveilleux miracles.
Après quoi Ananias acheva son trajet jusqu’en Égypte, où il traita
les affaires qui lui étaient échues, et prit la voie du retour vers
son seigneur.
Ananias savait qu’Abgar était accablé d’une maladie
chronique des articulations, et qu’une lèpre noire l’épuisait ;
son maître souffrait d’un mal double, ou même d’une maladie
au multiples facettes, puisqu’elle l’oppressait de douleurs aux
articulations, et qu’elle l’exténuait des maux de la lèpre. À cela
s’ajoutait la honte de la déformation qui l’affligeait, à cause de
laquelle il osait à peine se présenter aux autres hommes. Ainsi,
non seulement il restait le plus clair de son temps alité, mais
se dissimulait même de honte aux amis qui lui rendaient visite.
Quand donc Ananias se trouva sur le chemin du retour,
il se préoccupa d’apprendre précisément les actions [du Christ],
pour être capable d’en informer son maître avec certitude, et
que celui-ci pût peut-être guérir par les vertus de sa médecine.
Il rencontra donc à nouveau le Seigneur dans des circonstances
comparables aux précédentes, ressuscitant les morts, donnant
la vue aux aveugles, redressant les boiteux, rendant enfin la santé
à tous, quels que fussent leur maux.
Quand [Ananias] fut instruit, étant certain que [tous
ces miracles] étaient manifestement accomplis par le Seigneur,
il retourna chez Abgar et lui en fit le récit, lui racontant tout ce
qu’il avait vu ou qu’il avait entendu de la bouche du plus grand
nombre. Ayant ainsi accompli bien plus qu’il ne lui avait été échu,
et annonçant à son maître des nouvelles heureuses et de bon
212 Florilège
augure, il fut jugé digne d’une réception convenable, et fut
reconnu comme un homme de valeur. Et comme la maladie fait
de la promesse une richesse (car le mythe et l’espoir flattent
l’homme), Abgar fut convaincu d’avoir à se lancer résolument
à la recherche de l’homme dont on lui parlait. Il se fit donc lever
pour écrire à cet homme qu’on disait capable de guérir de tous
les maux, et de le faire ainsi venir à lui. Et sur-le-champ il écrivit
cette lettre au Seigneur, qui a circulé partout, et qui contenait
ces propos :
213
rapportât, en sorte qu’il fût édifié comme d’une ombre, et qu’il
appréciât non seulement par l’ouïe, mais aussi par la vue, qui était
l’auteur de si grands exploits.
Lors donc que l’envoyé d’Abgar fut parvenu en Judée,
il trouva le Christ en rase campagne, entretenant le peuple qui
affluait, et accomplissant les plus fabuleux miracles. Nombreuse
était la foule, et innombrables les raisons qui faisaient affluer
le monde, si bien qu’Ananias fut dans l’incapacité d’approcher
Jésus. Il réussit à ne pas se placer trop loin du lieu où discourait
le Seigneur, et s’assit sur une pierre qui émergeait du sol. Ainsi
le Sauveur lui fut parfaitement visible, et bien distinct parmi la
foule, dont il dépassait la plupart de la taille. Il fixa donc les yeux
sur lui et, la main sur la feuille, il entreprit de peindre l’image
(omoiotheta) de l’homme qu’il voyait31.
Jésus savait tout cela spirituellement, et appela Thomas :
« Va, dit-il, à cet endroit ; un homme est assis sur une pierre,
qui dessine ma forme, et fais-le venir à moi. Donne-moi la lettre
qu’il a apportée de son pays, afin qu’il puisse remplir la mission
de celui qui l’envoie. » Thomas alla donc, et reconnaissant Ananias
au signe qu’avait évoqué Jésus, [à savoir] qu’il le trouverait en train
de faire son portrait, il le conduisit à Lui. Avant même d’en rece-
voir la lettre, le Christ lui révéla la cause de sa présence devant
lui, et le contenu de la lettre. Puis la prenant et la parcourant,
il répondit à Abgar par une autre lettre dont voici le texte :
214 Florilège
envoyé en ce monde, et une fois ma mission accomplie, que je
remonte vers le Père qui m’a envoyé. Comme donc je vais être
rappelé, je vais t’envoyer l’un de mes disciples, qui soignera
ton mal et pourra vous procurer, à toi et aux tiens, la paix et
une vie éternelles, qui enfin accomplira pour ta ville ce qui
est nécessaire pour qu’aucun ennemi ne puisse la prendre de
force.
215
Se demandant pourquoi cet interrogatoire étrange,
Ananias prit la peine d’expliquer où il se trouvait auparavant,
d’où il venait, et ce qu’il transportait, et déclara avoir déposé l’objet
qu’il détenait parmi les tuiles, d’où il semblait que s’élevaient
les flammes. Derechef eux, voulant s’assurer de la vérité de ses
paroles, examinèrent le lieu et découvrirent non seulement
l’étoffe qu’Ananias y avait déposée, mais également sur une des
tuiles qui la touchaient, une autre empreinte (ektupoma) de la
représentation (apeikonisma) qui provenait d’une reproduction
de la figure non peinte, elle-même exécutée sur le tesson d’une
manière étrange et qui dépasse la raison, copie sans copiage
de la forme [du dieu]. Devant ce spectacle, l’étonnement et la
stupeur les assaillirent, et pour ce qu’ils voyaient, et parce que
le feu se trouvait ne brûler de nulle part, mais plutôt la flamme
surgir de l’éclat qui émanait de la figure [du Christ].
Ainsi cette tuile qui aspirait en elle l’empreinte divine,
ils en prirent possession par devers eux, comme d’un bien sacré,
et d’un trésor d’inestimable valeur, conjecturant de ce qu’ils
voyaient qu’elle possédait une énergie divine. Craignant toutefois
d’en garder le prototype et de retenir l’émissaire, ils renvoyèrent
Ananias à Abgar.
Et de nos jours encore, la figure sur la tuile est conservée
et honorée par tous les habitants de cette petite ville, image non
peinte d’une figure non peinte, image non ouvrée d’une figure
qui ne fut pas ouvrée. Quant à Ananias, ayant fait le chemin
qu’il avait à faire, s’en vint faire le récit de ces événements à son
maître, à qui il remit également les symboles salutaires qu’il
avait apportés.
216 Florilège
34. Adoration d’une relique
217
d’airain, mais parce qu’elles sont l’image de l’empereur, de même,
ce sang-là [le sang de l’agneau], inanimé et dépourvu de sens, a
sauvé des hommes qui possédaient une âme. Non parce qu’il était
sang, mais parce qu’il était l’image (tupos) de ce sang [i. e. le sang
du Christ]. Ayant vu le sang enduit sur les portes, il n’osa pas les
violer. À plus forte raison maintenant, si le diable te voit, enduit
non pas du sang du corps [de l’agneau] qui est sur les portes, mais
enduit du sang de la vérité, le sang du temple [corporel] qui portait
le Christ sur la bouche des fidèles, il ne te détiendra pas. Car si
l’ange [exterminateur], en voyant la figure (tupos) fut saisi de crainte,
à plus forte raison le diable s’enfuira-t-il en voyant la vérité.
Le soldat a ouvert son flanc et il a percé le mur du temple
saint, et moi, j’ai trouvé le trésor et suis devenu riche. Ainsi
en a-t-il été de l’agneau. Les juifs ont égorgé l’animal et moi, j’ai
recueilli le sacrifice, le sang et l’eau qui sont sortis du flanc.
De même que la mère nourrit son fils de sang et de lait, de même,
ceux que le Christ a engendrés, il les nourrit de son sang éternel.
218 Florilège
37. Image triomphale de l’empereur
(...) lorsqu’il est entré à Rome avec des hymnes triomphales, tous
en masse avec les petits enfants et les femmes, les membres du
Sénat, les Perfectissimes33, ainsi que tout le peuple des Romains
le recevaient avec des yeux joyeux, de tout leur cœur, comme
un libérateur, un sauveur, un bienfaiteur, parmi les acclamations
et une joie insatiable.
Mais lui, qui possédait comme naturellement la piété
envers Dieu, sans se laisser le moins du monde ébranler par les
cris ni exalter par les louanges, a tout à fait conscience du secours
venu de Dieu. Aussitôt il ordonne de placer le trophée de la passion
salutaire dans la main de sa propre statue, et tandis que les arti-
sans la dressent, tenant dans sa main droite le signe sauveur,
à l’endroit le plus fréquenté par les Romains, il ordonna de graver
cette inscription en propres termes, dans la langue des Romains :
« Par ce signe salutaire, par cette véritable preuve de courage, j’ai
délivré votre ville que j’ai sauvée du joug du tyran ; et j’ai rétabli
de plus le Sénat et le peuple des Romains dans leur ancienne
illustration et splendeur, après les avoir libérés. »
219
38. Résistances monophysites aux représentations
anthropomorphes
220 Florilège
39. Défense orthodoxe des images.
Lettre d’Hypatios d’Éphèse à Julien d’Atramyton
221
attentivement sur vos âmes, puisque vous n’avez vu aucun
simulacre le jour où le Seigneur vous parla, à Horeb, dans la
montagne, au milieu du feu ; n’enfreignez point la loi, et ne vous
taillez point d’images idolâtres40 ». Il n’existe en effet aucun être
qui soit semblable, ou égal, ou identique à la Trinité bonne et
divine, qui est au-delà de tous les êtres, créateur et cause de tous
les êtres. « Qui donc est semblable à Toi ? », est-il dit41, et nous
entendons le Psaume divin42 : « Qui peut se rendre pareil à Toi ? »
Les choses étant ainsi, tu dis : toutes adorées qu’elles
soient, nous laissons dans les sanctuaires les images (graphas)
tracées sur le bois ou sur la pierre, mais nous n’admettons pas la
présence des images sculptées, même si elles sont exemptes du
péché, excepté sur les portes43.
Ô mais, esprit ami et saint ! Nous ne prétendons ni
n’écrivons que la substance divine, quelle qu’elle puisse être, soit
semblable, ou identique, ou similaire à quelque créature que
ce soit. Nous prescrivons que l’amour indicible et incompré-
hensible que Dieu nous porte ainsi que les exemples sacrés des
Saints soient célébrés dans les Écritures Saintes, car pour notre
part, nous ne prenons nul plaisir à la sculpture ou à la peinture.
Mais nous autorisons les gens simples, dans la mesure où ils sont
moins parfaits, à s’instruire et à s’initier à ces choses par la vue
qui est plus appropriée à leur développement naturel. Et nous
avons trouvé que les anciens et nouveaux écrits testamentaires,
souvent et en de nombreux endroits, s’abaissent au niveau des
créatures les plus faibles et de leur âme pour leur salut. Songe
bien que le hiérophante Moïse, qui établit ces lois sur l’injonction
de Dieu, déposa lui-même, dans le Saint des Saints, des images
ciselées en or qui représentent les chérubins44.
40 Deut., 4, 14-16.
41 Ps., 70, 19 (Septantes).
42 Ps., 82, 2 (Septantes).
43 Voir supra, p. 91, note 33.
44 Ex., 25, 18
222 Florilège
Et nous voyons qu’en beaucoup d’autres points, par
amour et pour le salut des hommes, la sagesse divine tempère
sa rigueur à l’égard des âmes qui ont besoin d’être guidées. C’est
en effet la raison pour laquelle il est dit que les Mages furent
conduits vers le Christ par une étoile céleste, lors de sa naissance
terrestre45. Si par ailleurs elle [l’Écriture] détourne Israël de
sacrifices idolâtres46, elle admet néanmoins qu’ils aient lieu pour
Dieu47. La parole divine évoque même une reine des cieux, bien
qu’il n’y ait d’autre roi que lui, qui règne sur les rois sur la terre
comme au ciel. Elle mentionne aussi les étoiles et utilise le langage
des grecs païens, lorsqu’elle nomme certaines d’entre elles
« Pléiade », « Arcturus », ou « Orion »48, bien qu’elle ne s’abaisse
jamais à reconnaître les mythes ou les histoires que les Grecs
rapportaient à propos des corps célestes ; elle reconnaît seulement
dans sa sagesse et célèbre celui qui « dénombre la foule des astres
et leur donne à tous un nom »49. Elle apprend à ceux qui ne peuvent
pas s’instruire par d’autres voix à connaître les astres à l’aide de
la nomenclature qu’ils connaissent et dont ils se servent.
C’est pourquoi, nous aussi, nous admettons les ornements
matériels dans les lieux saints, non parce que nous croyons que
Dieu considère que l’or, l’argent, les vêtements de soie et la vais-
selle incrustée de pierres soit vénérable ou sacrée, mais nous
permettons que chaque ordre de croyants adopte de lui-même
la conduite qui lui convient pour s’élever vers la divinité, parce
que nous pensons que certains peuvent ainsi être menés vers
la beauté intelligible, et passer de l’intense lumière qui baigne
les lieux saints à la lumière intelligible et immatérielle.
45 Mat., 2, 9.
46 Ex. 34, 13 et Lev. 1-7.
47 Ex., 22, 20.
48 Job 9, 9 ; 38, 31.
49 Ps. 146, 4 (Septantes).
223
En vérité, parmi ceux qui ont envisagé avec sagesse la vie
supérieure, certains ont pensé qu’on pouvait en tout lieu faire
à Dieu offrande de l’adoration en esprit, et que les âmes pures
sont les temples de Dieu50. Car on admet que les Écritures parlent
ainsi : « Je veux que les hommes prient en tout lieu, en élevant
des mains pures51. » Et encore : « Bénissez le Seigneur dans tous
les lieux de sa domination52. » Encore : « Le ciel, dit l’Écriture, est
mon trône, et la terre mon marchepied53. » Et puis, « Quelle maison
pourriez-vous me bâtir, dit le Seigneur54 ? » Et il ajoute : « N’est-ce
pas ma main qui a fait toutes ces choses55 ? » Et : « Le Très Haut
n’habite point dans des temples faits de main d’homme56. » Et
encore : « Sur qui porterai-je mes regards, sinon sur l’homme qui
est doux et placide, et qui craint mes paroles57 ? » Et encore : « Qui
m’aime gardera ma parole, et moi-même je l’aimerai en retour,
et nous viendrons, mon Père et moi, et nous ferons notre demeure
auprès de lui58. » Et Paul d’annoncer aux saints hommes : « Vous
êtes en effet le temple de Dieu, et l’esprit de Dieu habite en vous59. »
Ainsi, nous ne bouleversons pas les commandements
divins, pour ce qui est des lieux saints, mais nous tendons une
main plus indulgente aux hommes lorsqu’ils sont imparfaits. Ce
n’est pas que nous les laissions à l’ignorance de la connaissance
plus parfaite, mais nous voulons qu’eux aussi sachent que l’être
divin n’est en rien identique ou semblable ou similaire à une
chose existante quelle qu’elle soit.
224 Florilège
40. Lettre de Grégoire à Serenus, évêque de Marseille (XIII)
PL 77 col. 1027 sq. (voir supra, p. 63).
225
les brebis égarées vers leur maître, toi qui n’es même pas capable
de garder celles que tu as ? C’est pourquoi nous souhaitons
que tu veilles maintenant à être attentif, et que tu chasses de toi
toute présomption ; que tu apprennes à connaître les âmes
de ceux qui se sont séparés de ton unité, que tu réussisses à les
rappeler à toi par une douceur paternelle, en y consacrant tous
tes efforts, et tout ton zèle.
En effet, il faut rappeler les enfants dispersés de l’Église,
et leur montrer, à travers les témoignages de l’Écriture sacrée, qu’on
ne doit adorer aucun objet, puisqu’il est écrit : « Tu n’adoreras
que le Seigneur ton Dieu, et lui seul tu serviras. » (Luc IV.8). Et
il faut leur expliquer ensuite que les images ont été faites pour
l’édification du peuple ignorant – pour que ceux qui ignorent
les lettres et qui regardent cette histoire prennent connaissance
des événements du passé –, et que, lorsque tu as vu ces images
devenir objet d’adoration, tu as été bouleversé au point de les
prendre et de les briser. Et il faut leur dire : si c’est en vue de cette
instruction pour laquelle les images ont été faites, que vous voulez
en avoir dans votre église, je permets qu’il y en ait, de toutes
sortes. Signale aussi que ce qui t’a déplu, ce n’est pas la vision
elle-même de l’histoire qui était pendue sur la peinture-témoin,
mais cette adoration qui avait été exposée sur les images de façon
incompétente. Et, adoucissant par ces mots leurs esprits, rap-
pelle-les à ta concorde. Et si quelqu’un voulait faire des images,
ne l’en empêche pas ; interdis seulement que d’aucune manière,
les images soient adorées. Mais que mon frère fasse cet avertis-
sement : que de cette vision de l’histoire, ils tirent l’ardeur de la
compassion, et qu’ils se prosternent avec humilité dans la seule
adoration de la toute-puissance de la sainte Trinité.
226 Florilège
41. Lettre de Grégoire à Serenus, évêque de Marseille, (CV)
PL 77 col. 1128 sq. (voir supra, p. 63).
(...) Alors le père [Abraham] attacha d’abord son fils avec des liens.
J’ai souvent vu la représentation de cette épreuve sur des pein-
tures et je n’ai pas pu la considérer sans pleurer tellement l’art
restituait l’histoire au regard avec vivacité (enargôs). Isaac, devant
son père, près de l’autel du sacrifice, est agenouillé, les mains
liées derrière le dos ; son père qui se tient derrière lui, pose le
pied dans le pli de ses genoux et de la main gauche, tire vers lui
la chevelure de l’enfant ; il incline le visage vers lui et le regarde
avec commisération, tandis que de la main droite, il lève son
épée pour le sacrifice. Et déjà la pointe de l’épée touche le corps
de l’enfant lorsqu’une voix divine parvient jusqu’à lui et retient
son geste.
227
43. Justification christologique de l’image
(...) le païen dit : « Est-ce que vous ne peignez pas, dans les églises,
des images pour vos saints et ne les vénérez-vous pas ? Et non
seulement des saints, mais de votre Dieu même ? Ainsi donc,
tu dois estimer aussi que nous qui accueillons les simulacres
(bretè), ce n’est pas ceci que nous vénérons, mais les puissances
que nous honorons par leur intermédiaire. » Et le saint répondit :
« Mais nous, nous faisons des images d’hommes engendrés,
de saints serviteurs de Dieu dotés d’un corps pour nous souvenir
d’eux et les honorer et nous ne faisons rien de mal en les peignant
tels qu’ils furent. Et nous ne les imaginons pas comme vous et
nous ne montrons pas les incorporels (charaktera) dans des traits
corporels ; de même, les vénérant, ce ne sont pas les images,
comme tu le reconnais toi aussi, mais ceux qui sont désignés
par la peinture que nous glorifions. Et cela non pas comme des
Dieux (vraiment pas) mais comme des serviteurs zélés et des
amis de Dieu qui peuvent s’ouvrir à lui sans détour afin d’inter-
céder pour nous. Et nous faisons l’image de Dieu, j’entends notre
Seigneur et sauveur Jésus-Christ, tel qu’il a été vu sur la terre
et tel qu’il s’est mêlé aux hommes, celui-là nous le peignons et
non pas le Dieu tel qu’il est connu dans sa nature.
Car quelle est l’image (omoiosis) et quelle est la forme
du Verbe du Père incorporel et sans forme ? Dieu est Esprit,
comme il est écrit, c’est à dire de la nature de la Trinité sainte
et consubstantielle. Mais puisque de la bienveillance de Dieu
le Père est descendu du ciel le Fils unique et le Logos divin, qu’il
s’est incarné pour notre salut du Saint-Esprit et de la Vierge
pure, Marie la Théotokos, nous peignons son humanité, non
sa divinité incorporelle. Et le païen reprit : « Soit, vous peignez
le Logos divin en tant qu’il s’est incarné ; mais que direz-vous
228 Florilège
des anges, que vous peignez aussi comme des hommes et que
vous vénérez, bien qu’ils ne soient pas des hommes, mais que
vous dites exister sous une forme spirituelle et incorporelle ?
Ainsi donc, tu dois considérer que nous, qui honorons nos Dieux
au moyen des statues, nous ne faisons rien de moins légitime
que vous lorsque vous peignez des anges. » Et le saint dit : « Aux
anges et aux archanges et aux puissances incorporelles qui sont
au-dessus d’eux, j’ajouterai encore nos âmes d’hommes : l’église
universelle les reconnaît comme étant intelligibles, mais pas
entièrement incorporels et invisibles comme vous, païens, vous
le prétendez : car ce sont des corps subtiles, aériens et ignés, ainsi
qu’il est écrit : ‹ Celui qui a changé les anges en esprit et ses
ministres en feu brûlant... › Et nous trouvons beaucoup parmi nos
saints Pères qui pensent ainsi : Basile le grand et saint Athanase,
le grand Méthode et leur cercle. En vérité donc, seule la divinité
est incorporelle et incirconscriptible, mais les créatures intel-
ligibles ne sont pas complètement incorporelles et invisibles,
comme le divin. C’est pourquoi elles sont dans le lieu et sont
circonscriptibles. Si quelque part tu trouves les anges, les démons
ou les âmes désignés comme incorporels, ils sont appelés ainsi
parce qu’ils ne procèdent pas du mélange des quatre éléments
matériels et ne sont pas des corps denses et solides comme ceux
qui nous entourent. En réalité, ils sont invisibles pour nous,
mais ils ont souvent été vus d’une manière sensible par une foule
de gens sous leur aspect corporel ordinaire. Ils ont été vus par
ceux dont le Dieu ouvrit les yeux et ont été circonscrits dans
le lieu ; ils se sont montrés non tout à fait incorporels, comme
l’est la nature divine. Et nous, nous ne péchons pas en peignant
et en vénérant les anges, non pas comme des Dieux, mais comme
des créatures intelligibles et des serviteurs de Dieu ; non pas
comme s’ils étaient essentiellement incorporels. Et nous les
représentons sous une forme humaine parce qu’ils sont souvent
apparus ainsi à ceux à qui le Dieu unique les avait envoyés.
229
Ernst Kitzinger par Hans Belting1
230
Il est impossible de commémorer la soutenance de thèse de
Ernst Kitzinger en passant sous silence les circonstances dans
lesquelles elle se déroula. Pour un étudiant issu d’une famille juive,
pouvoir passer un doctorat en Allemagne, le 29 novembre 1934,
presque deux ans après l’arrivée au pouvoir d’Hitler constituait
un coup de chance. Comme il était déjà engagé dans ses études
et n’avait donc plus de problème d’inscription à l’université, tout
avait dépendu du bon vouloir des enseignants. Avec son directeur
de recherche, Wilhelm Pinder, il avait convenu d’un sujet ayant
trait à l’art romain, qu’il pouvait traiter relativement vite ; et, sur-
tout, il put rédiger sa thèse en Italie, dans un climat moins pesant
que celui qui régnait dans l’Allemagne nazie. Le texte imprimé
de cette thèse, Römische Malerei vom Beginn des 7. bis zur Mitte
des 8. Jahrhunderts [La peinture romaine du début du VIIe siècle
jusqu’au milieu du VIIIe siècle], qui ne compte pourtant que
quarante pages, allait rapidement assurer la renommée du jeune
historien d’art de vingt-deux ans.
Son maître, Wilhelm Pinder [1878-1947], qui était de ceux
que la République de Weimar avait déçus et chez lesquels elle
avait alimenté un sentiment d’insécurité, pensa qu’avec l’arrivée
au pouvoir des nazis, le moment était venu pour lui de proclamer
sa germanité, sur le plan scientifique : il publia une foule de tra-
vaux – toujours d’un niveau élevé du point de vue de l’analyse
des œuvres – qui avaient pour thème, outre la définition de la
sculpture, la spécificité de l’art allemand. Son histoire de l’art du
Saint-Empire2 fut cependant attaquée, dès 1935, dans le mensuel
231
Völkische Kultur. Wilhelm Pinder, qui avait grandi avec l’expres-
sionnisme, adopta également une position « inopportune » dans
la polémique sur le prétendu art dégénéré, qui était alors à ses
débuts à Munich.
À cette date, en 1935, Ernst Kitzinger avait déjà quitté
l’Allemagne. Ses recherches ne portaient ni sur l’art allemand
ni sur la sculpture, les domaines de prédilection de Pinder. Il n’en
avait pas moins un regard entraîné à discerner des valeurs es-
thétiques et était rompu, conformément à la tradition allemande
de l’histoire de l’art, à l’analyse détaillée des qualités formelles.
Était-il possible de défendre cette dernière sans se faire le chantre
des valeurs « allemandes » et des idéaux artistiques « allemands »
pour le soutien desquels elle avait été requise ? Telles devaient
être les questions qui préoccupaient Ernst Kitzinger au moment
où il s’engageait dans la profession d’historien de l’art. Mais avant
de nous tourner vers ses travaux scientifiques, suivons sa bio-
graphie. Ernst Kitzinger est né à Munich le 27 décembre 1912.
Son père était avocat ; sa mère resta engagée jusqu’en 1939 dans
les œuvres sociales juives pour la protection de l’enfance et de
la jeunesse. Après avoir fréquenté le lycée, il entreprend, en 1931,
des études d’histoire de l’art, d’archéologie et de philosophie à
l’université de Munich. Le doctorat obtenu, il émigre en Angleterre,
via l’Italie, alors que ses parents attendront jusqu’en 1939 pour
émigrer en Palestine. À cause de son jeune âge, Ernst Kitzinger
dut affronter des difficultés que ne rencontraient pas ses collè-
gues à la renommée déjà assurée. Il vécut de travaux occasionnels
pour le Department of British and Medieval Antiquities du British
Museum, travaux muséographiques qui furent aussi décisifs pour
son évolution scientifique que l’avaient été ses études. Son talent
pour décrire et classer les œuvres ne passa pas inaperçu dans ce
cercle de chercheurs habitués à travailler plutôt en archéologues.
C’est ainsi qu’en 1938, il se vit confier une introduction à l’art de la
période de transition entre l’Antiquité tardive et l’époque romane,
illustrée d’exemples tirés des collections du musée. Ce petit
233
paru en 1954, « The Cult of Images in the Age before Iconoclasm »
[Le culte des images avant l’iconoclasme], fondé entièrement
sur l’étude des sources littéraires – portent le sceau de ce nouvel
environnement, que lui-même ne tarda pas, en tant que directeur
scientifique, à marquer de son empreinte. Ces travaux sont éga-
lement l’expression d’une pluralité nouvelle des interrogations
face à l’œuvre d’art, sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir.
En 1967, Ernst Kitzinger quitta Dumbarton Oaks pour enseigner
à Harvard même, où il fut le premier titulaire de la chaire
A. Kingsley Porter. Aujourd’hui, professeur émérite, il vit
à Oxford, aussi actif qu’autrefois.
Abordant l’œuvre de Ernst Kitzinger, je ne puis résister
à la tentation de mettre en lumière les relations entre cette
dernière et la personnalité de l’auteur, cachées sous la surface
des thèmes et de l’argumentation purement scientifique. Ce n’était
pas un hasard que, dès sa thèse de doctorat, Ernst Kitzinger ait
choisi de traiter d’une période qui était apparue pendant long-
temps comme un vide entre l’Antiquité et le Moyen Âge. D’après
ses propres dires, il l’avait découvert lorsque, jeune étudiant,
il visitait Rome. Les peintures murales romaines du début du
Moyen Âge résistent à toute assimilation à l’une des époques
artistiques traditionnelles du canon culturel européen. Dans sa
thèse de doctorat, Ernst Kitzinger aborde pour la première fois
un millénaire qui n’offre ni formules idéalistes toutes faites ni
définitions générales de l’art, un millénaire situé entre l’Antiquité
classique et le Gothique, qui n’a vu naître ni les archétypes de la
tradition humaniste ni les cathédrales d’un Moyen Âge romantique.
À Rome, selon les analyses de Ernst Kitzinger, la tradition
locale – qui en partie était épuisée et en partie suivait des voies
nouvelles, non antiques – réagissait alors à un style d’importation,
originaire de l’Orient grec, « encore riche de tout le naturel
antique ». C’est ce conflit entre Byzance et Rome, et non « l’éveil »
de quelque caractère national, qui serait à l’origine de l’art médié-
val. Le seul passage de son étude qu’un artifice typographique
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pour reprendre une expression que Ernst Kitzinger emploiera
plus tard. Ce processus est également soumis à des facteurs
externes, pour autant qu’on puisse parler de facteurs externes
en matière de vision du monde. Les contraintes qui s’exercent
sur l’image, en particulier lorsqu’elle est l’objet d’un culte,
augmentent. Par ailleurs, les fonctions des images deviennent
antagoniques, étant donné l’aggravation des conflits. Les icônes,
les représentations picturales de récits bibliques et les thèmes
païens qu’on trouve notamment sur des tissus et sur des coupes
en argent sont liés à des traditions et à des idéaux religieux
incompatibles. Dans une même image, les portraits de personnes
vivantes doivent se distinguer de la représentation d’êtres
célestes. L’idéal d’un style homogène se brise, d’autant que le style
est plus que l’expression d’un fait d’art. La fissure qui traverse
la conception de la réalité se retrouve dans le domaine de l’art.
De nouvelles tâches attendent l’interprète qui, lorsque l’unité
des événements représentés devient indistincte, aimerait au
moins expliquer les rapports qui peuvent exister entre les élé-
ments de la représentation. Ernst Kitzinger introduit la notion
de « modalités stylistiques » – qui n’a pas le même sens que chez
Poussin – pour rendre compte du fait qu’on pouvait désormais
choisir entre diverses conventions formelles, en fonction du
sujet traité ou afin de définir des réalités différentes. Ce concept
ne permettait pas encore d’intégrer dans l’analyse des formes
l’antagonisme entre normes anciennes et normes nouvelles
propre à cette époque. Mais un terme était mis à l’asservissement
de la forme stylistique.
Vingt autres années devaient s’écouler avant que Ernst
Kitzinger ne reprenne, en 1977, le sujet pour l’élargir cette fois
aux siècles antérieurs à l’époque charnière entre l’Antiquité
et le Moyen Âge, qui, de ce fait, apparaît sous un jour nouveau.
Son regard se porte à présent sur la préhistoire et la naissance
de l’art byzantin. Byzantine Art in the Making [La genèse de l’art
byzantin] se veut, comme l’indique son sous-titre, une présentation
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À ses yeux, l’intégrité scientifique est une exigence morale ; elle
n’admet aucun dilettantisme. L’absence de dogmatisme et le doute
méthodique font partie de la discipline intellectuelle comme
en fait partie le respect des opinions différentes. Son destin
personnel et l’environnement anglo-saxon ont favorisé, chez
Ernst Kitzinger, une attitude qui le met à l’abri de la tentation
prophétique, tentation que l’université allemande ne cesse de faire
renaître. Lorsque j’ai fait la connaissance de Ernst Kitzinger ce
fut cette modestie, la disposition au dialogue non moins que son
dévouement à la tâche et sa sévérité envers lui-même que j’ai
admirés.
Crédit photographique
IV © De Agostini Picture Library/
Bridgeman Images, Paris
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