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Le patrimoine chrétien de la
Cappadoce
p. 6-13
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1 « En vérité, s’il est possible de reconnaître la présence de Dieu d’après ce qu’on voit, on
serait tenté de penser que Dieu habite dans la nation des Cappadociens, plutôt que dans
des lieux étrangers. Combien y a-t-il ici de sanctuaires grâce auxquels le nom de Dieu est
glorifié ? On ne peut compter davantage de sanctuaires, ou presque, dans le monde
entier ! » (Grégoire de Nysse, Lettre 2,9)
2 Comme toute la Turquie, la Cappadoce est riche en vestiges des civilisations successives
qui ont fleuri sur son sol. Sa spécificité réside surtout dans son patrimoine chrétien. On
évalue à plus de six cents les églises et monastères d’époque byzantine conservés dans les
villages ou la campagne cappadocienne, monuments pour la plupart rupestres qui
s’échelonnent entre l’époque paléochrétienne et le XIIIe siècle. Ce patrimoine, à la fois
archéologique et spirituel, nous introduit dans l’univers des communautés villageoises et
monastiques qui vécurent au Moyen Age dans cette région.
3 Le nom de Cappadoce est apparu pour la première fois sous la forme Katpatuka pour
nommer l’une des satrapies de l’Empire perse et a été ensuite appliqué jusqu’à la fin de la
période byzantine à des réalités géographiques et administratives très variables. La région
qui nous intéresse, celle où se trouvent la plupart des monuments byzantins, est située au
centre-est du haut plateau anatolien, entre le fleuve Kizil Irmak (l’Halys des Byzantins),
au nord, Niğde au sud, Aksaray à l’ouest et Kayseri à l’est, les établissements rupestres
étant surtout concentrés aux environs d’Ürgüp et au sud-est d’Aksaray.
4 Des récits des premiers voyageurs aux « tours » organisés d’aujourd’hui, la Cappadoce n’a
cessé d’étonner explorateurs et visiteurs, séduits par l’alliance des paysages saisissants et
des monuments. Les descriptions du premier voyageur européen, Paul Lucas, chargé par
le roi de France d’un voyage d’étude en Anatolie au début du XVIIIe siècle, se heurtèrent
d’abord à l’incrédulité des contemporains, et les sites et les monuments qu’elles avaient
fait connaître retombèrent vite dans l’oubli. L’exploration de la Cappadoce ne devait
reprendre qu’un siècle plus tard, avec les voyages de Charles Texier, de William John
Hamilton, de William Francis Ainsworth, d’Anastasios M. Lévidis, pour ne citer que les
plus importants, ou encore, au début du XXe siècle, de Hans Rott. Mais ce sont les
campagnes menées entre 1907 et 1912 par le père jésuite Guillaume de Jerphanion et le
monumental ouvrage qui en résulta sur les églises rupestres et leur décor qui marquent le
début de l’étude scientifique de la Cappadoce. Depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, l’exploration s’est poursuivie, les découvertes des trois dernières décennies
ayant plus que doublé le matériel archéologique connu à l’époque de Jerphanion. Si ce
patrimoine s’accroît chaque année, invitant à compléter ou à nuancer ce que l’on pensait
acquis, il s’effrite dans le même temps, sous l’effet de l’érosion bien sûr, mais aussi sous
celui du développement du tourisme…
Le mont Argée
L’un des deux grands massifs volcaniques, qui dominent la Cappadoce, le mont Argée
(Erciyes Daği), au sud de Kayseri (Césarée), photographié ici depuis le haut plateau entre
Ṣahinefendi et Güzelöz.
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1 Alors que des témoignages archéologiques, principalement funéraires, des époques
hellénistique et romaine nous sont parvenus, qui n’ont d’ailleurs pas encore reçu toute
l’attention qu’ils méritent, aucun monument chrétien ne semble conservé en Cappadoce
avant le Ve-VIe siècle. Pourtant, les sources attestent la continuité du peuplement entre
l’Antiquité et l’époque byzantine, la diffusion précoce du christianisme et une activité de
construction importante dès le IVe siècle. Certes divisé, en raison de la prolifération des
sectes et des hérésies, le christianisme est alors bien implanté en Cappadoce – la
littérature patristique en témoigne – même si, ici ou là, se manifestent encore des
survivances du paganisme. C’est le cas, vers 370, à Venasa (l’actuel Avanos), qui avait été
dans l’Antiquité la seconde ville sacrée de Cappadoce et le centre du culte de Zeus
Ouranios : un diacre tenta d’y rétablir les antiques panégyries, dévoyant la jeunesse de la
ville et organisant cortèges et danses, au grand scandale de Grégoire de Nazianze et de la
communauté chrétienne. Déjà grand centre de formation théologique au IIIe siècle,
Césarée, la métropole régionale, acquiert dans la seconde moitié du IVe siècle, grâce aux
Pères de l’Église cappadociens Basile de Césarée, Grégoire de Nysse et Grégoire de
Nazianze, un extraordinaire rayonnement spirituel. De nombreux chorévêques sillonnent
les campagnes, le seul évêché de Césarée n’en comptant pas loin d’une cinquantaine, et
Basile se plaint qu’ils aient ordonné prêtre n’importe qui. Une province prospère et
populeuse, une communauté chrétienne bien implantée, un clergé villageois relativement
nombreux et de condition modeste, qui se recrutait parmi les gens du cru : tout cela
suppose l’existence de lieux de culte, déjà nombreux si l’on en croit la lettre (citée en
exergue de notre introduction) dans laquelle Grégoire de Nysse essaie de dissuader les
moines d’entreprendre le pèlerinage en Terre Sainte en invoquant le grand nombre de
sanctuaires existant en Cappadoce. Si elle comptait des églises publiques, des oratoires
privés, des ermitages et des couvents, dont le nombre est bien difficile à évaluer, la
Cappadoce était aussi au IVe siècle riche en martyria. Plusieurs s’élevaient dans les
faubourgs de Césarée, comme ceux du berger cappadocien Mamas, de saint Eupsychios,
de saint Gordios, de sainte Julitte ou encore des Quarante Martyrs de Sébaste ; le
martyrium de saint Mercure, qui n’est mentionné qu’à partir du VIe siècle, remontait sans
doute aussi à une haute époque. Dans une lettre adressée à l’évêque d’Iconium (Konya)
pour lui demander des ouvriers, Grégoire de Nysse décrit, bien qu’il n’existe pas encore,
un martyrium – dont on ignore le titulaire – qu’il projetait de construire à Nysse ;
l’évêque participe activement à l’entreprise : c’est lui qui recrute les ouvriers, lui aussi qui
finance le chantier et choisit les matériaux en fonction de ses possibilités, lui enfin qui
précise les termes du contrat à proposer aux ouvriers. Le culte des martyrs était donc
florissant, et la célébration de leurs fêtes, qui attirait en grand nombre les habitants des
environs, était l’occasion de marchés et de foires.
Hagios Stéphanos
Église funéraire du monastère de l’Archangélos, près de Cemil : vue vers l’abside. Au
plafond de la nef, des tapis d’ornements, avec, dans la partie orientale, une croix ; sur les
parois, des panneaux votifs, partiellement repeints (VIIe -IXe s. ?).
2 De tous ces sanctuaires, il ne reste rien, non plus que de la fameuse Basiliade fondée par
Basile près de Césarée, vaste complexe d’hôtelleries pour les voyageurs et d’hospices pour
les pauvres et les malades. De même, c’est seulement par les sources littéraires que l’on
connaît l’existence de riches villas suburbaines, telles celle située à Macellum, près de
Césarée, lieu d’exil de l’empereur Julien, ou celle de Ouanôta (Avanos), appartenant à un
certain Adelphios, ami de Grégoire de Nysse. La description enthousiaste qu’en a laissée
ce dernier nous apprend qu’elle était pourvue de tours (probablement défensives) et
qu’elle présentait une cour intérieure bordée sur trois côtés d’un portique à colonnes, avec
au centre un bassin peuplé de poissons ; une spacieuse salle de réception, richement
décorée, s’ouvrait sur cette cour. À cette demeure était associée, un peu à l’écart, une
chapelle privée.
3 La Cappadoce protobyzantine avait aussi ses icônes vénérées : dès le VIe siècle, celles-ci,
appelées à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie publique et dans la dévotion
privée, se multiplient à Byzance et les légendes concernant les images miraculeuses
prolifèrent. Il existait en Cappadoce, à l’époque de Justinien, au moins deux portraits
acheiropoietes (qui ne sont pas faits de la main de l’homme) du Christ. Le récit le plus
ancien (v. 560 apr. J.-C), connu à travers une traduction syriaque, rapporte comment une
femme païenne aperçut un jour dans le bassin de son jardin à Kamuliana, près de
Césarée, une image du Seigneur peinte sur un linge. L’ayant sortie de l’eau, elle constata
qu’elle n’était pas mouillée, la mit dans son voile pour la montrer à l’homme qui
l’instruisait, et en obtint ainsi une réplique exacte, le portrait s’étant imprimé sur son
voile. L’une de ces deux images fut transportée à Césarée, l’autre, d’abord conservée à
Kamuliana, où une église fut construite en son honneur, fut transférée à Constantinople
en 574 ; devenue l’un des « défenseurs spirituels » de la capitale, elle fut utilisée comme
palladium dans les guerres contre les Perses. Intermédiaires efficaces entre les hommes et
Dieu, les icônes sont dotées de pouvoirs miraculeux, liés à la croyance en la présence du
saint représenté dans l’image ; une valeur protectrice, prophylactique, mais aussi
curative, leur est attachée et l’on s’adresse à elles pour être préservé de tout mal ou guéri
de ses maladies. Icônes cultuelles ou peintures plus didactiques décorant les églises, les
images -intermédiaires privilégiés qui élèvent l’homme à la connaissance du monde
suprasensible – jouaient sans doute dans la vie religieuse de la Cappadoce
paléochrétienne un rôle plus important que ne le laissent soupçonner les vestiges
conservés.
Zelve, église n° 2
Extrémité sud-ouest de la nef, montrant une partie du décor sculpté (corps de moulures
longeant les arcades, frise de zigzag en haut du mur nord, croix dans un cercle sur le mur
ouest).
14 Dans l’abside sont creusées trois niches, présentant chacune une croix en son centre,
l’ensemble évoquant sans doute les trois croix du Golgotha. Celle du centre, plus profonde
et plus large, semble avoir été destinée à l’encastrement d’une croix de bois ou de métal
contenant peut-être un fragment du Saint Bois, dispositif attesté ailleurs, dans l’ermitage
de Saint-Néophyte de Paphos (Chypre), par exemple. Au niveau du pied de la croix, à
gauche et à droite, des rainures permettaient l’encastrement d’une tablette limitant en
dessous un renfoncement rectangulaire pouvant recevoir un petit coffre à reliques. De
nouvelles peintures – figuratives cette fois-ci –, réalisées vers le début du Xe siècle dans le
porche d’entrée de l’église, témoignent de la persistance au-delà de l’époque des raids
arabes du culte de la croix. Elles montrent en effet la croix, au sommet de la voûte, portée
triomphalement par les archanges Michel et Gabriel, en atlantes, tandis que saint
Constantin, premier empereur chrétien, et sa mère Hélène, qui découvrit la Vraie Croix,
encadrent la Théotokos peinte au-dessus de l’entrée. Seule église de Zelve à avoir été
redécorée après l’iconoclasme, la basilique n° 4 a dû jouer un rôle important – lié à la
présence d’une relique de la croix – dans ce centre religieux.
15 Qui étaient les occupants de ce site ? L’éboulement d’énormes blocs rocheux a mis en
évidence, en les faisant apparaître comme en coupe, la densité des habitations
troglodytes, creusées sur différents niveaux – et à des périodes différentes – dans les
contreforts verticaux de tuf qui séparent les vallées convergeant pour créer le cirque de
Zelve. Le plus souvent, il s’agit de pièces grossièrement rectangulaires, à plafond, reliées
par un réseau complexe d’escaliers et de passages, dont certains pouvaient être obturés
par des meules de pierre. La fonction des salles est difficile à préciser, de même que leur
date, mais il est clair que le centre de Zelve n’était pas purement religieux : à une
communauté villageoise, avec ses églises, devaient être associés un ou plusieurs
monastères. L’activité semble s’être réduite après l’époque des raids arabes : les seuls
témoignages post-iconoclastes sont les peintures du vestibule de Zelve n° 4 et celles qui
décorent un petit oratoire attenant, ainsi qu’un intéressant libelle d’affranchissement des
esclaves, qu’un prêtre, Anthime, fit inscrire dans la seconde moitié du Xe siècle au-dessus
de son tombeau (au lieu appelé erronément Yazili kilise, « l’église écrite »).
Zelve, église n° 4
En haut. Vue vers le nord-est ; on aperçoit au plafond l’extrémité de la croix sculptée ; au
fond les trois absides ; à gauche, le parecclèsion nord.
En bas. Détail des trois niches au fond de l’abside centrale, avec au centre l’excavation
destinée à l’encastrement d’une croix.
16 Le site fut réoccupé après la conquête turque : une mosquée mi-rupestre, mi-construite
en témoigne. Les musulmans cohabitaient peut-être avec des chrétiens : en tout cas, ils ne
se sont pas acharnés sur les images de la croix, conservées en grand nombre dans les
églises du site. À l’époque moderne et jusqu’aux années cinquante de ce siècle, Zelve
abritait encore un village troglodyte, qui fut abandonné en raison des risques
d’éboulements. Aujourd’hui, la plupart des monuments du cirque sont menacés par
l’érosion et ce patrimoine monumental est en voie de disparition.
La Vision d’Eustathe
Une représentation précoce (VIIIe s. ?) de la Vision d’Eustathe, comme image du salut
apporté par le Christ, dans une église funéraire ruinée de la vallée de Kurt dere (près de
Karacaören). Le cerf est à droite, près du sommet de l’arc absidal, retourné vers son
poursuivant.
21 Si, par certains aspects, la vie religieuse et l’archéologie de la Cappadoce protobyzantine
témoignent des relations étroites avec la Syrie et la Palestine, la province possédait aussi
ses propres traditions, artistiques et religieuses, qui lui donnent, au sein de la koinè
byzantine, une physionomie originale. L’époque de la conquête arabe resserra ses liens
avec les provinces orientales – principalement la Syrie, d’où affluèrent probablement
nombre de réfugiés, dont des moines. Passée cette période, les relations commerciales et
religieuses – en particulier les pèlerinages – ne cesseront jamais complètement, mais c’est
vers Constantinople que regardera désormais la Cappadoce.
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1 La guerre perse (604-628) et surtout l’expansion arabe, à partir des années 640, vont
faire de la Cappadoce, jusqu’alors région prospère au cœur d’un empire vaste et puissant,
une province frontière, bastion de l’Empire menacé. Les invasions arabes ont été à
l’origine de profondes modifications de la structure économique, sociale et
démographique. Quel fut leur impact sur la région des établissements rupestres de
Cappadoce ? Comment s’est organisée la défense ? Que devinrent les habitants pendant
ces temps troublés ? Les vestiges matériels, associés aux données des textes, permettent
d’apporter à ces questions des réponses, encore approximatives, incomplètes, mais
néanmoins précieuses, les siècles obscurs de Byzance (VIIe-VIIIe siècles) n’ayant laissé par
ailleurs que peu de traces archéologiques et artistiques.
Derinkuyu
Plan d’une partie de l’établissement souterrain, avec indication de quatre niveaux (d’après
R, Bixio, in : La Citta sotterranee della Cappadocia, ρ, 27, fig. 5).
6 Kaymakli, située à environ 10 km au nord, présente un véritable dédale de couloirs et de
salles, maintes fois remanié au cours des siècles, qui s’enfonce horizontalement dans une
colline de tuf. Certaines pièces, pourtant, conservent leurs aménagements utilitaires
d’origine : niches, alvéoles, silos creusés dans le sol ou encastrés dans les parois. On
reconnaît également puits, étables, pressoirs, meules de pierre roulées pour obturer les
couloirs, ainsi qu’une église à deux absides.
Les forteresses
7 De façon significative, la région qui possède les souterrains-refuges les plus nombreux et
les plus étendus est pauvre en forteresses : les uns et les autres remplissaient la même
fonction, les installations souterraines suppléant à l’insuffisance d’un réseau de kastra
relativement lâche pour une région située en première ligne des attaques ennemies.
Quant aux forteresses, érigées en des lieux élevés et peu accessibles, donc faciles à
défendre, aux confins de la région des établissements rupestres, comme al-Agrab au sud
du Hasan Dagi, Arianzos, près de Güzelyurt ou encore Kyzistra, près de Yesilhisar, leur
situation et leur structure indiquent aussi que, dans la plupart des cas, elles ne furent pas
conçues pour une occupation permanente. Elles sont cependant suffisamment vastes pour
abriter les habitants des plaines, qui y trouvaient momentanément refuge.
Hagios Basilios
Vue de la nef principale de l’église située dans les environs de Mustafapaşaköy, montrant
la grande croix latine imitant une croix d’orfèvrerie peinte au plafond, ainsi qu’une partie
de l’inscription qui l’accompagne.
14 Le répertoire ornemental, la typologie des croix, le style des peintures de Hagios Basilios,
qui s’accordent avec une datation au IXe siècle, et le caractère essentiellement aniconique
du décor rendent plausible une influence des théories iconoclastes, ce qui ne signifie pas
que la date de 843 constitue nécessairement un terminus ante quem, des décorations de
ce type ont pu encore être peintes dans la seconde moitié du IXe siècle. En Cappadoce,
comme ailleurs, le retour aux images fut un processus lent.
Détail des peintures de l’abside de Hagios Basilios
En bas, au centre, la croix « signe de saint Constantin » entre deux croix latines ;
au-dessus les trois croix en médaillons reliés par un entrelacs, accompagnées des noms
des trois patriarches Isaac, Abraham et Jacob.
15 Les témoignages archéologiques rendent compte de la situation de la Cappadoce du VIIe
au IXe siècles : souterrains et forteresses permettent d’imaginer le climat d’insécurité créé
par les incursions répétées des Arabes, auxquelles il faut sans doute attribuer aussi la
rareté des fondations et décorations d’églises. L’incertitude de bien des datations invite
cependant à la prudence dans l’interprétation des vestiges archéologiques. L’iconoclasme
trouva certainement un terrain favorable dans une partie de la population, puisque nous
avions observé une tendance à l’aniconisme dès le VIe siècle, mais l’hostilité aux images
n’a pas entraîné, autant qu’on en puisse juger, d’interdiction, ni de destruction
systématiques des peintures figurées. Si la reprise socio-économique s’est probablement
manifestée dès le règne de Théophile (829-842), il faut attendre en Cappadoce la fin du
e e
IX siècle, sinon le début du X siècle, pour voir se multiplier les fondations pieuses, dont
le décor témoigne alors d’un retour en force des images, les programmes décoratifs
constituant de véritables proclamations iconodoules.
Le renouveau de l’époque
macédonienne
p. 42-57
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1 Après la victoire sur l’émir de Malatya, Umar, en 863, les Arabes pénètrent encore en
Cappadoce, s’emparant de Salanda (aujourd’hui Gümüşkent, à 27 km au nord-ouest de
Nevsehir) en 891, de la forteresse de Koron en 897, et l’année suivante ils arrivent de
nouveau jusqu’à Salanda. En plein Xe siècle, encore – dès 938, mais surtout à partir de
952 et jusqu’à sa mort en 967 –, Sayf ad-Dawla lance de puissantes expéditions
saisonnières contre les territoires de l’Empire, tentant de résister à la reconquête
byzantine : la Cappadoce et Charsianon sont les premières régions touchées. Pourtant,
dans les vallées volcaniques autour d’Ürgüp, les fondations se multiplient dans la
première moitié du Xe siècle, preuve qu’y règne un climat de sécurité suffisant. La lutte
s’est déplacée vers l’est ou vers le sud, dans les défilés du Taurus, et la région des
établissements rupestres paraît à l’abri. Deux nouveaux évêchés – Hagios Prokopios
(l’actuel Ürgüp) et Sobèsos (Sahinefendi) – y sont créés au début du Xe siècle, attestés il
est vrai dans une seule notice épiscopale ; ils disparaissent vers le milieu du siècle. La
Cappadoce se repeuple, même si l’immigration de Syriens jacobites et l’installation
d’Arméniens ne semblent pas avoir atteint la région à l’ouest de Césarée.
Archaïsme ou contemporanéité ?
10 Ces programmes iconographiques qualifiés d’ » archaïques » – ils ne le sont guère plus
que la peinture constantinopolitaine de la Renaissance macédonienne – reflètent certains
thèmes d’actualité. Le développement du cycle de l’Enfance, comme l’apparition des
scènes de la Descente de croix et de la Mise au tombeau, inconnues dans l’art
pré-iconoclaste, qui démontraient la réelle humanité du Sauveur, témoignent des
préoccupations liées à la propagande en faveur des images. C’est également dans ce
contexte que s’explique la mise en valeur des théophanies, qu’il s’agisse de la glorification
du Seigneur dans l’abside, de la Transfiguration ou de l’Ascension, qui font partie de ces
visions divines en vogue dans l’iconographie post-iconoclaste. D’une manière générale,
l’homogénéité des programmes iconographiques est frappante ; elle contraste avec la
variété des décors antérieurs et témoigne d’une certaine uniformisation de la peinture
religieuse après la fin de l’iconoclasme.
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1 Deux monuments exceptionnels décorés vers le milieu du Xe siècle peuvent être liés à une
grande famille byzantine, issue de l’aristocratie militaire et foncière de Cappadoce et qui,
depuis 944, en faveur auprès de l’empereur Constantin VII, joua un rôle politique
important en Orient : les Phocas. Bardas, le père, était chef de l’armée d’Asie (domestique
des Scholes) ; l’aîné des fils, Nicéphore, stratège des Anatoliques, succéda à son père en
954. Léon, le deuxième fils de Bardas, était stratège de Cappadoce et le troisième,
Constantin, stratège de Séleucie. Nicéphore, après avoir repris la Crète aux Arabes qui
l’occupaient depuis près d’un siècle et demi, poursuivit le combat en Asie, où son
offensive fut couronnée de succès. En 963, l’empereur Romain II étant mort
prématurément, il fut proclamé empereur par ses troupes à Césarée, puis couronné à
Constantinople ; il épousa peu après l’impératrice veuve, la belle Théophano, s’alliant
ainsi à la dynastie légitime des Macédoniens. Il conféra à son père et à son frère les titres
de césar et de curopalate et attribua à un éminent général, Jean Tzimiskès, promu
domestique des Scholes, le commandement suprême de l’Orient. Empereur, Nicéphore
poursuivit ses conquêtes, franchissant le Taurus et menant une guerre très dure dans les
montagnes de Cilicie, assiégeant Tarse et Mopsueste, qui tombèrent l’été 965. L’annexion
de la Cilicie fut suivie par celle de la Syrie au terme d’une longue campagne (966-969).
Grâce aux hauts-faits de Nicéphore Phocas et de son successeur, Jean Tzimiskès
(969-976), cette époque fut certainement l’une des plus glorieuses, au point de vue
militaire, que connut l’État byzantin médiéval.
L’église de Çavuşin
Vue de l’angle nord-est ; au-dessus de l’absidiole, sur le mur est, l’apparition de Michel à
Josué ; dans la haute niche orientale du mur nord, l’archange Michel ; sur la paroi
adjacente Jean Tzimiskès et Mélias à cheval (sous la Crucifixion) précédant les martyrs de
Sébaste.
9 Dans l’absidiole sud, faisant pendant à la famille impériale, l’image de la Vierge trônant
avec l’Enfant rappelle que l’on demandait en premier l’intercession de Marie pour obtenir
la victoire. Les saints représentés dans la nef – soldats, moines à l’entrée de l’abside,
martyrs – le sont également à titre d’intercesseurs, les saints guerriers, que l’on invoquait
dans les combats comme les protecteurs des soldats de l’Empire, constituant l’essentiel du
répertoire hagiographique. Ils sont ici figurés vêtus non de la chlamyde, encore
traditionnelle au Xe siècle pour cette catégorie de saints, mais du costume militaire. Ils
appartiennent, pour la plupart, à la série des Quarante Martyrs de Sébaste, dont le culte
était très développé dans l’armée byzantine. L’épée levée, ils semblent faire escorte à deux
cavaliers qui les précèdent sur le mur nord de la nef, s’avançant comme à la parade ; des
inscriptions permettent d’identifier les deux illustres chefs de l’armée d’Asie : Jean
Tzimiskès et l’Arménien Mélias. Les deux généraux sont, à l’instar des saints guerriers,
représentés nimbés, ce qui ne surprend guère quand on sait que Nicéphore aurait voulu
que l’on honorât comme martyrs ses soldats morts au combat. Ainsi l’iconographie nous
éclaire-t-elle sur les circonstances de cette fondation, liée au désir de glorifier les héros de
la guerre contre les Arabes. Les inscriptions, qui accompagnent ces portraits, ont été
repeintes après l’avènement de Jean Tzimiskès (969-976), amant de Théophano et
complice du meurtre de Nicéphore : « À Jean, basileus, nombreuses années », « Seigneur,
secours ton serviteur Mélias magistros ». Figures historiques nimbées et personnages
sacrés partagent donc le même espace, les combattants de l’Empire étant assimilés aux
saints militaires, dont ils invoquaient la protection dans les combats.
10 La mise en valeur dans le narthex et à l’extrémité orientale de la nef, encadrant le
sanctuaire, de grandes figures d’archanges, associée à la représentation de l’apparition de
Michel à Josué, fait penser que l’église était dédiée aux Incorporels, les archanges, ou au
seul archange Michel, l’archistratège des armées célestes. Peint dans la haute arcature
aveugle creusée à l’extrémité est du mur, il semble d’ailleurs introduire auprès de
l’empereur les guerriers à cheval. Aux pieds de l’archange, sont représentés, à petite
échelle, les donateurs du sanctuaire, aujourd’hui anonymes. Leurs portraits sont presque
effacés et leur identification impossible.
11 Hormis la constellation d’images que l’on peut regrouper autour des portraits impériaux,
le programme iconographique de l’église, consacré à la glorification du Christ, dont
Nicéphore Phocas n’est que l’humble lieutenant, reste, dans ses grandes lignes conforme
aux traditions « archaïques », avec une vision du Christ en gloire dans l’abside centrale et
un cycle détaillé de la vie du Christ présenté en registres dans la nef. Quelques traits
nouveaux ou originaux apparaissent cependant, comme la mise en valeur de l’Ascension
et de la Bénédiction des apôtres dans la partie orientale de la voûte de la nef (comme à
Tokali kilise) ou encore la présence d’une scène rare précédant la Crucifixion et
permettant d’exalter la figure de saint Pierre : conformément à certains écrits apocryphes,
l’apôtre, pardonné, est présent au pied de la croix, à la droite du Christ. La mise en valeur,
sur le mur est de la nef, symétriquement à l’image de Josué, du martyr local Hiéron, dont
la relique était peut-être conservée dans la toute proche basilique de Çavuşin, et la
représentation, dans le narthex, de saint Eustathe à cheval poursuivant le cerf,
témoignent aussi du caractère cappadocien de l’hagiographie.
12 L’ampleur de l’église, d’une élévation inhabituelle (10 m environ) par rapport aux
sanctuaires contemporains, plus modestes – exception faite de Tokali kilise –, et
l’inspiration en partie militaire du décor conduisent à s’interroger sur la fonction du
monument. La présence de plusieurs salles excavées à proximité a fait penser qu’il
s’agissait d’un établissement monastique ; peut-être celui-ci bénéficia-t-il d’une donation
impériale, Nicéphore étant lui-même très pieux, porté à l’ascétisme et vivement intéressé
par la vie monastique. En outre, les prières des moines étaient particulièrement
recherchées pour la protection de l’empereur (et de sa famille) et pour le succès des
expéditions militaires. Les traités militaires contemporains – l’un d’eux est justement
attribué à Nicéphore Phocas –révèlent aussi l’importance des cérémonies religieuses
destinées à l’armée. Deux fois par jour, matin et soir, les soldats se livrent à la prière en
commun, dans le camp, « et l’ensemble de l’armée doit répéter le Kyrie eleison jusqu’à
cent fois, dans le recueillement, la crainte de Dieu et les larmes. Personne n’aura l’audace,
au moment de la prière, de se livrer à quelque occupation que ce soit ». Avant de livrer
bataille, les pratiques religieuses redoublent d’intensité : bénédiction des étendards,
prêche devant les troupes, destiné à exciter leur bravoure en proclamant « que les
victoires accomplissent la prophétie et la prédiction des saints », purification physique et
morale, participation à la communion eucharistique de l’ensemble de l’armée sont
nécessaires pour mériter la victoire. Munis des sacrements, animés par la foi et la
confiance en Dieu, les soldats pourront alors marcher contre leurs ennemis en continuant
d’invoquer Dieu, la Vierge et les saints. La religion préside à la vie militaire : les soldats
byzantins ne sont pas seulement les défenseurs de l’Empire, ils sont les soldats de Dieu,
les champions de l’Église, qui protège l’organisation militaire et trouve en elle son
soutien. Monument exceptionnel, l’église de Çavuşin nous révèle cet esprit religieux qui
animait les soldats de l’Empire ; elle témoigne également du véritable culte dont
Nicéphore paraît avoir fait l’objet, de son vivant déjà, dans sa province d’origine, le décor
exaltant surtout, comme les panégyriques contemporains, les qualités militaires du
souverain.
Jean Tzimiskès et l’Arménien Mélias
Les deux généraux sur le mur nord de la nef de l’église de Çavuşin sont accompagnés
d’Invocations qui ont été repeintes après l’accession de Jean Tzimiskès au trône impérial
Ermitages et monastères
p. 68-87
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1 Tous les sanctuaires qui parsèment les campagnes cappadociennes n’étaient pas
monastiques ; églises villageoises, oratoires privés, funéraires ou commémoratifs,
voisinent avec ermitages et couvents, et la distinction n’est pas toujours aisée. Une église
a pu changer de fonction au cours des siècles et, bien souvent, l’érosion naturelle et les
réaménagements successifs ont modifié l’aspect primitif des établissements. En outre, à
côté de monastères relativement bien structurés ( surtout du XIe siècle), on trouve des
ensembles moins organisés, l’hétérogénéité des structures matérielles reflétant l’aspect
multiforme, souple et mouvant des genres de vie, qui caractérise, en Cappadoce comme
partout dans l’Empire, le renouveau du monachisme dans les deux siècles qui suivirent le
triomphe de l’Orthodoxie (843). Le monachisme rural cappadocien semble, en effet, avoir
été caractérisé par une absence de cloisonnement et de fréquents échanges entre
différents modes de vie, solitaire ou communautaire, étroitement liés et probablement
complémentaires : ermites, groupes d’ascètes et moines cénobitiques se côtoyaient. Si le
monastère cénobitique impliquait une certaine organisation des lieux, aux ermitages et
groupes anachorétiques, qui étaient probablement les plus nombreux, correspondaient
des réalités matérielles plus floues et plus variables. À l’époque médiévale, se répand
d’ailleurs un système hybride, qui combine des éléments tirés des traditions cénobitique
et lavriote : les moines reconnaissent l’autorité de l’higoumène, mais vivent dans des
cellules individuelles dispersées et ne se réunissent qu’une fois par semaine pour la
liturgie dans l’église du koinobion et le repas en commun au réfectoire. Le succès des
différents modes de vie monastique, qui a touché toutes les couches de la société, explique
enfin la variété des établissements : de modestes fondations, dues peut-être à deux ou
trois paysans pieux désireux de se consacrer à la vie monastique, voisinent avec des
couvents plus importants fondés par des membres de l’aristocratie locale.
Le monastère de l’Archangélos, près de Cemil
Le rocher visible au tout premier plan, au centre, abrite l’hagiasma; derrière, à la base du
cône, l’entrée rectangulaire de l’église principale. Le réfectoire est à droite, masqué par les
peupliers.
Le monastère de l’Archangélos
On voit à gauche la façade décorée du XIe siècle située à l’est du complexe de
l’Archangélos, derrière l’église funéraire ; à droite, l’entrée d’une cellule.
Le cadre matériel
5 Creusés dans le rocher, les monastères cappadociens sont tributaires des conditions
géologiques et épousent la configuration naturelle des lieux : installés dans une falaise, un
cirque rocheux ou un enclos naturel de cônes, ils dominent la campagne environnante et
sont situés à proximité d’un point d’eau, d’un petit bassin fertile ou d’un vallon bien
arrosé. Le calme et l’isolement sont de rigueur, bien que la plupart des couvents restent
facilement accessibles. Ils sont généralement précédés d’une cour, espace ouvert plus ou
moins profond et régulier, souvent aménagé sur une terrasse. Église et salles sont
excavées, souvent sur deux niveaux, sur un ou plusieurs côtés (trois le plus souvent) de la
cour, le monastère apparaissant ainsi plus ou moins fermé. Peu de pièces révèlent
aujourd’hui leur fonction initiale : réfectoires (quand le mobilier est rupestre), cuisines (à
voûte conique ou pyramidale pourvue d’un trou d’aération), salles de réunion ou d’étude,
pourvues tout autour de niches-sièges, écuries ou étables parfois, situées un peu à l’écart
et identifiables aux mangeoires qui longent les murs. On repère encore, dans quelques
cas, l’entrée primitive, accessible par un couloir coudé situé dans un angle de la cour. Si
certains couvents sont isolés du monde extérieur par la configuration du relief ou
l’organisation des pièces autour d’une cour fermée, d’autres, dont le statut était peut-être
différent, semblent ouverts sur la campagne et bien intégrés au paysage rural. Moines,
ascètes et paysans devaient vivre en étroite symbiose, les hommes de Dieu, qui se
recrutaient en grande partie parmi les paysans du voisinage, jouant un rôle social sans
doute important, comme animateurs spirituels, guérisseurs, « prophètes » ou arbitres ;
intermédiaires nécessaires entre les laïcs et Dieu, leurs prières étaient recherchées par les
paysans pour leurs récoltes et leur bétail, par les soldats pour leurs campagnes militaires,
par tous pour les guérisons et le salut de l’âme.
Le cône de Saint-Syméon
Il se trouve à droite de la route menant à Zelve, au milieu des vignes et des arbres
fruitiers. L’habitat de l’ascète est excavé au-dessus d’une petite chapelle peinte ; on y
accède par une cheminée verticale, dont le départ se trouve sur le flanc ouest du cône
(d’après Arts de Cappadoce…, p. 78, fig. 27).
L’intérieur de la cellule creusée dans le cône de Saint-Syméon
À gauche de l’entrée, se trouvent – invisibles ici – deux banquettes ; des tables, dont l’une
recreusée pour le foyer, et des niches-placards complètent le mobilier rupestre. L’une des
tables, à l’est, surmontée de croix, était probablement un autel.
e e
L’essor du monachisme aux X et XI siècles
17 Bien que quelques complexes monastiques paléochrétiens subsistent encore en
Cappadoce – tels celui d’Özkonak ou, dans son premier état, celui de l’Archangélos, près
de Cemil – la plupart se rattachent à la période d’expansion qui fait suite à la fin des raids
arabes, les monastères les mieux structurés étant surtout caractéristiques de la première
moitié du XIe siècle. Cette multiplication des couvents reflète un phénomène plus général,
qui conduisit les empereurs à légiférer pour tenter d’en limiter les effets négatifs pour la
société. Nicéphore Phocas interdit en 964 la construction de nouveaux monastères et
défend à ceux existant d’acquérir de nouveaux biens ; ermitages et groupements
d’anachorètes aux possessions modestes – sans doute les plus nombreux en Cappadoce –
n’étaient cependant pas visés par cette mesure radicale. Quelques années plus tard, Basile
II tentera à son tour de réagir contre la multiplication des monastères : la novelle de 996
constate que nombre d’églises, édifiées sur des propriétés privées, passent sous le contrôle
du métropolite ou de l’évêque, qui les déclare monastères et les donne à des gens qui
dilapident leurs biens ; ces oratoires devront être rendus à leurs propriétaires, tandis que
les monastères, c’est-à-dire les établissements réunissant au moins huit ou dix religieux,
avec des revenus suffisants pour vivre, ne pourront acquérir de nouvelles propriétés.
18 Comme dans le reste du monde byzantin à cette époque, les monastères de Cappadoce
sont surtout des fondations privées : dédicaces et portraits de donateurs le confirment
dans un certain nombre de cas, surtout au XIe siècle. Nous avons vu plus haut que
l’intervention d’« étrangers » de passage ne peut être exclue, mais que la plupart des
fondateurs étaient sans doute d’origine locale : la densité des excavations, qui ne
correspondent pas toutes, il s’en faut, à des établissements religieux, même si elle peut
être trompeuse (toutes n’étaient sûrement pas occupées au même moment), suggère un
peuplement relativement important. D’ailleurs, si Césarée demeure vers l’an mil un centre
de pèlerinage, où par exemple Lazare le Galèsiote, rentrant de Palestine à Magnésie du
Méandre, se rend pour visiter l’église Saint-Basile, rien n’indique que les campagnes des
environs d’Ürgüp, à l’écart des grandes voies de communication, aient attiré des pèlerins
lointains.
19 La Cappadoce semble, en revanche, être demeurée au Moyen Age une pépinière
d’hommes de Dieu, fournissant en moines les « provinces saintes ». La Palestine étant
tombée aux mains des Arabes, c’est vers Constantinople et la Bithynie qu’ils se dirigent,
tel Etienne, le futur évêque de Sougdaia (Crimée), qui avait quitté sa patrie, la Cappadoce,
pour se faire moine à Constantinople, ou Manuel – le futur saint Michel – Maléïnos, qui
s’installe au mont Kyminas, entre Bithynie et Paphlagonie. Les reconquêtes de Nicéphore
Phocas et Jean Tzimiskès en Cilicie, Syrie et Palestine permirent de reprendre, mais sur
une moindre échelle, la route des Lieux Saints. Les fréquentes mentions d’hommes ou de
femmes originaires de Cappadoce, particulièrement de moines et de moniales, dans
diverses régions du monde byzantin donnent de la région l’image d’une terre de départ
plus que d’une terre d’élection. Même si la renommée des sanctuaires et des saints locaux
a pu, occasionnellement, attirer des pèlerins du voisinage, la Cappadoce n’est pas au
Moyen Âge – exception faite de Césarée, réputée pour le grand nombre de ses martyrs –
un grand centre d’attraction. Elle n’est pas non plus considérée, à Constantinople, comme
un grand centre monastique : aucun texte n’atteste que les prières des moines de
Cappadoce aient été demandées pour les campagnes militaires des empereurs, même si ce
fut probablement le cas pour Nicéphore Phocas, comme nous l’avons vu plus haut. Ce
silence des sources tient sans doute au fait qu’il s’agissait surtout de petits couvents
ruraux, où les moines vivaient en contact étroit avec la population locale, sans jouir d’une
réputation susceptible d’éveiller particulièrement l’intérêt des « puissants », et en cela la
Cappadoce témoigne sans doute d’une situation qui devait être celle de la plupart des
campagnes byzantines.
Eski Gümüs
28 Un autre monastère organisé autour d’une cour prouve l’homogénéité – relative – des
structures monastiques au XIe siècle : celui d’Eski Gümüs. Loin de la région d’Ürgüp, situé
au sud de la Cappadoce, à 7 km environ au nord-est de Niğde, il est aménagé, non plus sur
trois mais sur quatre côtés d’un espace ouvert, de 14 m de côté à peu près, creusé comme
un puits dans le rocher, l’entrée s’effectuant par un tunnel du côté sud. En face, le mur
nord de la cour offre une façade richement décorée. Sur le côté est, une vaste salle
oblongue était probablement le réfectoire ; les pièces domestiques se répartissent au
rez-de-chaussée, mais la cuisine est aménagée à l’étage, sur le côté sud, situation
surprenante sans doute due au souci de faciliter l’excavation de la cheminée d’évacuation
des fumées. À l’étage se trouvaient aussi probablement salles de réunion, dortoir, trésor et
bibliothèque ; dans l’une de ces pièces, des peintures d’un style naïf, fort mal conservées
et de date incertaine, illustraient des fables d’Ésope (l’homme mordu par le serpent
ingrat, l’agneau qui se moque du loup, l’aigle blessé par une flèche), rare exemple de
décoration profane – à visée moralisatrice -conservée dans un monastère.
29 L’église en croix grecque inscrite, à coupole centrale, est assez vaste (5 m de côté) et
comporte une importante chambre funéraire, vraisemblablement destinée au fondateur
du monastère, ainsi que des peintures de bonne qualité, diversement datées entre le
troisième quart du XIe et le XIIe, voire le XIIIe siècle. La composition absidale associe les
deux intercesseurs de la Déisis (la Vierge et saint Jean-Baptiste) au Christ entouré par les
quatre symboles des évangélistes et par les archanges Michel et Gabriel, selon une
iconographie bien attestée dans l’est de l’Asie Mineure – à Trébizonde et dans le Pont – et
en Transcaucasie (Géorgie). Les apôtres en buste, la Vierge orante entre les évêques
frontaux et saint Georges, décorent les registres inférieurs. La Vierge et saint
Jean-Baptiste occupent les absidioles latérales et quelques scènes du cycle de l’Enfance le
mur nord de la nef (Annonciation, Nativité, Présentation au temple), tandis que saint
Etienne et saint Jean-Baptiste sont peints à l’intrados de l’arc ouvrant sur la chambre
funéraire.
Açik Saray
Détail de la façade de l’un des complexes rupestres, organisé comme les monastères sur
les trois côtés d’une petite cour, mais sans église.
Açik Saray
30 Sous le nom de « Palais ouvert » est conservé près de Gülşehir un complexe rupestre très
développé, qui se compose, sur une superficie d’environ 1 km2, de sept ou huit
groupements de salles, généralement disposées, comme les monastères, sur les trois côtés
d’une cour. On y trouve aussi des façades décorées selon les mêmes principes, une salle
oblongue servant de vestibule et donnant accès aux principales pièces, parmi lesquelles se
distingue une grande salle principale. Parfois une cuisine est encore identifiable, avec son
trou d’aération. Pourtant, l’absence d’églises dans plusieurs de ces groupements fait
douter de leur fonction monastique. La présence, un peu à l’écart des pièces principales,
de vastes salles où sont creusées le long des parois des niches profondes et basses,
probablement des mangeoires destinées à des animaux, et la situation de cet
établissement rupestre à proximité du fleuve Kizil Irmak, dont la vallée constituait une
voie de communication importante, suggèrent d’identifier l’ensemble à un complexe de
résidences ou d’hôtelleries et de relais de chevaux (équivalents byzantins des hans ou
caravansérails turcs), servant d’étape pour les voyageurs, pèlerins, marchands ou soldats.
De petits monastères y étaient sans doute associés. Si ce centre semble avoir atteint son
apogée au XIe siècle, certaines salles sont vraisemblalement plus anciennes.
31 Malgré les limites de cette documentation et les difficultés d’interprétation qui subsistent,
les monuments rupestres conservés en Cappadoce – dont nous n’avons présenté qu’un
échantillonnage – constituent une source importante pour mieux cerner la vie
monastique de la province. Sans doute sont-ils aussi représentatifs d’une situation
répandue dans les campagnes byzantines d’autres régions, le phénomène rupestre ayant
« gelé » en Cappadoce un mode de vie dont les témoignages archéologiques construits ont
ailleurs disparu.
Le centre de Göreme
p. 88-103
Full text
1 Connu sous le nom de Korama par la Passion paléochrétienne de saint Hiéron, le centre
de Göreme, qui s’est surtout développé aux Xe et XIe siècles, offre la plus importante
concentration d’églises et de réfectoires conservés en Cappadoce. Il comprend deux
parties : en amont, un cirque naturel de rochers – l’actuel « Musée de Göreme » –, et, en
aval, une vallée qui mène à Avcilar, l’ancienne Matiane, récemment rebaptisé Göreme.
Dans la vallée sont excavées des églises d’époques différentes – dont la célèbre Tokah
kilise –, avec parfois à proximité un réfectoire ou des salles. Dans le cirque, les
monuments – églises, réfectoires, salles – apparaissent et se multiplient seulement au XIe
siècle. Pourvus souvent d’une façade sculptée – le rocher régularisé est décoré de
pilastres, corniches, niches et arcatures aveugles –, les établissements de Göreme
associent pour la plupart une église et un réfectoire (pouvant accueillir de trente à
quarante personnes), auxquels s’ajoutent quelques autres pièces, assez petites, à plafond
plat et sans décor, parfois difficiles à distinguer des aménagements turcs. Deux ensembles
se remarquent cependant par leur degré d’organisation et leur disposition autour d’une
cour : ceux de Karanlik et, dans une moindre mesure, de Çarikli kilise ; peut-être
n’avaient-ils pas le même statut que les établissements environnants.
Karanlik kilise
Vue intérieure de l’église vers l’est. L’abside centrale, jadis fermée par une clôture haute
(templon), contient l’image de la Délsis, avec deux donateurs, au-dessus des évêques.
Dans la coupole du bras oriental : Jean-Baptiste entre Joachim et Anne, sous le Christ
bénissant. Dans les arcades : Jonas et Moïse.
4 Karanlik kilise, l’église du principal monastère de Göreme, est la plus richement décorée :
la qualité des peintures et l’utilisation d’un coûteux pigment bleu font penser que c’est
pour elle que l’on fit appel à un atelier, qui décora aussi les deux autres églises du même
groupe ; les peintres ne sont pas les mêmes, mais les répertoires figurés et ornementaux
sont communs et, malgré certaines maladresses ou négligences, les trois décors se
rattachent à l’art de tradition constantinopolitaine. Le style dérive de formules savantes
apparues dans la capitale byzantine dès la fin du Xe siècle, mais qui ont été interprétées de
façon inégale : les proportions sont élancées, les attitudes souples, dynamiques quand le
sujet s’y prête (apôtres de l’Ascension par exemple), peuvent devenir exagérément
contournées, voire maniérées, ce qui a conduit certains chercheurs à les dater non au XIe
siècle, mais à la fin du XIIe, voire au début du XIIIe siècle. Les draperies classicisantes,
parfois « mouillées », accusent le volume du corps ; les visages aux traits fins présentent
un modelé lisse et une expression sereine et douce : les yeux en amande, le nez fin et
légèrement busqué correspondent à un type en faveur aux XIe et XIIe siècles. Bref, un style
un peu académique et non exempt de préciosité, qu’on a pu qualifier d’« aristocratique ».
Les motifs ornementaux, largement répandus sur les vêtements des personnages, sur les
objets ou pour rehausser l’architecture, présentent par rapport aux décors plus anciens
une multitude de formes nouvelles : des rinceaux légers, d’un dessin grêle, sont d’un
usage fréquent, à côté de larges feuillages imités de l’acanthe et de demi-fleurons
godronnés de couleurs alternées.
Les donateurs
5 Dans deux des « églises à colonnes » sont conservés des portraits de donateurs, seul
indice qui puisse nous renseigner sur l’origine de ces fondations. À Karanlik kilise, ces
portraits étaient au nombre de huit, répartis aux quatre points cardinaux de l’édifice. Les
personnages sans doute les plus importants figurent dans l’abside, aux pieds du Christ de
la Déisis, entre la Vierge et le Prodrome, qui intercèdent en leur faveur : à gauche (à la
droite du Seigneur) un prêtre nommé Nicéphore, à droite, un laïc, Bassianos ou Basile –
la lecture du nom n’est pas sûre. Sur le mur sud de la nef, au centre, près d’une grande
figure de l’archange Michel sont représentés deux petits personnages debout, imberbes,
richement vêtus et tenant à la main une bougie ; malheureusement, les invocations très
abîmées tracées à côté n’ont pas conservé leurs noms. L’archange est désigné comme
Michel de Chônai, allusion au célèbre sanctuaire de Phrygie déjà évoqué qui attirait des
pèlerins de régions éloignées et notamment de Cappadoce : Lazare le Galèsiote, le futur
saint, cheminant vers Chônai, à la fin du Xe siècle fit route avec des Cappadociens qui se
rendaient eux aussi au sanctuaire de l’archange ; il secourut alors une jeune fille en
pleurs, qui avait été dépouillée de ses biens. L’anecdote témoigne de la vénération dont
faisait l’objet l’église de Chônai auprès des habitants de Cappadoce, qui n’hésitaient pas à
traverser une bonne partie de l’Asie Mineure pour venir s’y recueillir. Peut-être les
donateurs de Kiranlik firent-ils, comme beaucoup d’autres, le voyage et en recueillirent
quelque bienfait, puisque c’est sous la protection de l’archange que se placent deux
d’entre eux. En face, l’archange Gabriel était lui aussi encadré par deux petits donateurs,
dont un seul, un enfant, est partiellement conservé. Enfin, dans le narthex, deux figures
sont intégrées, prosternées aux pieds du Christ, à la scène de la Bénédiction des Apôtres :
à gauche, Jean « entalmatikos », dont le costume – robe de brocard et bonnet rouge –
correspond à celui que portent des dignitaires de la cour byzantine au XIe siècle, et à
droite, plus simplement vêtu, un certain Genethlios. Qui étaient ces personnages
apparemment de haut rang ? Le terme « entalmatikos », bien qu’il ne soit pas attesté par
ailleurs, faisait sans doute référence à la fonction du personnage, l’« entalma » désignant
certaines lettres de l’autorité patriarcale. L’hypothèse d’un chargé de mission du
patriarche est renforcée par l’intégration du portrait à la scène de la bénédiction des
Apôtres, auxquels le Christ confie leur mission avant de les quitter. Mais bien des
questions restent ouvertes. Quels liens unissaient entre eux les différents personnages
représentés dans l’église ? À qui était destinée la chambre funéraire, contenant deux
tombes d’adulte, creusée dans le narthex ? Au prêtre Nicéphore et à Basile (ou Bassianos),
représentés dans la Déisis absidale ? L’église a-t-elle été fondée en leur honneur par le
dignitaire Jean « entalmatikos », les autres figures peintes dans l’église faisant partie de la
même famille ? On l’ignore. Il est possible aussi d’envisager des liens autres que de
parenté entre les différents personnages représentés dans l’église, d’autant qu’aucune
femme n’était apparemment figurée. Peut-être s’agissait-il de membres d’une association
pieuse de laïcs et de religieux, comme on en connaît en Grèce à cette époque. Une
inscription peinte dans le narthex, au-dessus de l’entrée dans le naos, aurait pu nous
éclairer sur les responsables de la fondation et de la décoration de l’église, mais elle a été
si soigneusement martelée qu’aucune lettre n’en subsiste intacte…
Çarikli kilise
À gauche : décor du mur sud de la travée orientale. Sous la scène de l’Anastasis, un
cavalier nimbé, à cheveux blancs, chemine vers la droite, portant « la précieuse croix ».
À droite : au fond du bras ouest de l’église, sous la Nativité du Christ, sont représentés
trois donateurs en prière près du même personnage à cheveux blancs, qui présente « la
précieuse croix ».
6 À Çarikli kilise, les donateurs sont regroupés sur un seul panneau, mais celui-ci revêt une
importance particulière : il occupe toute la largeur du bras ouest de l’église et les
personnages sont représentés à la même échelle que les figures sacrées environnantes. Il
s’agit de trois hommes, debout, légèrement inclinés vers une figure nimbée vue de face –
un homme à cheveux blancs – qui tient une longue croix, désignée comme « la précieuse
croix » par une inscription. Les donateurs sont dans une attitude de prière, les mains
tendues vers le personnage qui tient la croix ou, plus exactement, vers la croix qu’il tient.
À gauche – c’est-à-dire à la droite de la figure centrale, emplacement honorifique – se
trouve le plus important, vêtu d’une longue robe rouge et coiffé d’un ample turban blanc ;
l’invocation peinte à côté – « Prière du serviteur de Dieu Théognostos » – nous apprend
son nom. Les deux autres, prénommés Léon et Michel, paraissent plus jeunes. On peut
supposer que les trois hommes appartenaient à la même famille, fortunée à en juger par
leur mise et par l’importance de leur fondation. En l’absence de patronyme, comme de
titres, les prénoms, qui se transmettaient normalement de grand-père à petit-fils, restant
relativement fixes pendant plusieurs générations, peuvent aider à identifier cette lignée.
Théognostos, Léon et Michel sont attestés dans une des grandes familles aristocratiques
de l’époque liées à l’Orient, celle des Mélissènoi, qui furent surtout des commandants
militaires. Le premier Mélissènos connu, Michel était patrice et gouverneur des
Anatoliques sous Constantin V (740-775), et le même prénom se retrouve sur des sceaux
du XIe siècle : dans la collection de Dumbarton Oaks est ainsi conservé celui, daté de
1060-80, d’un Michel Mélissènos, illustrios et stratège. Léon Mélissènos, domestique des
Scholes à la fin du Xe siècle, fut l’un des principaux généraux de son époque. Son frère se
prénommait Théognostos, de même semble-t-il qu’un catépan de Mésopotamie à l’époque
de l’impératrice Théodora (1055-1056). Matthieu d’Édesse décrit ce dernier, qui serait
contemporain de notre église, en ces termes : « homme de bien et d’une haute réputation,
compatissant aux veuves et aux captifs, bienfaiteur des populations et recommandable
par les plus belles et les plus nobles qualités ». La croix, à laquelle nos donateurs
semblent porter une dévotion particulière, est représentée sur un sceau inédit (collection
de Dumbarton Oaks) du Théognostos Mélissènos de la fin du Xe siècle, qui était peut-être
le grand-père du catépan de Mésopotamie. Il est donc tentant d’attribuer la fondation de
Çarikli kilise à ces Mélissènoi, qui furent de fermes soutiens des Phocas et dont une
branche de la famille pouvait être établie en Cappadoce, mais on ne peut exclure la
possibilité qu’une autre famille de l’aristocratie locale, inconnue des sources, ait utilisé les
mêmes prénoms. Les donateurs sont encadrés par des saints militaires, Georges et
Théodore à gauche, Procope à droite, modèles de référence de ces grandes familles, ayant
pour idéal le héros militaire.
Karanlik kilise
Décor du mur sud (travée centrale). Sous la représentation de la Crucifixion, l’archange
Michel le Chôniate, en costume guerrier, encadré par deux donateurs.
7 L’église était certainement consacrée à la Précieuse Croix, à laquelle les fondateurs
adressent leurs prières, ce qui d’ailleurs correspond encore à sa dédicace à la fin du siècle
dernier. Mais qui est l’homme à cheveux blancs, anonyme et nimbé, qui leur présente la
croix ? Il ne peut s’agir du Christ, car son auréole n’est pas crucifère et parce que les
donateurs ne seraient pas représentés à la même échelle que lui. Simon de Cyrène, dont
ce n’est pas le type iconographique habituel, doit être également exclu, car notre
mystérieux personnage est représenté une seconde fois dans l’église, sur le mur sud, près
de l’absidiole, et il est ici à cheval, se dirigeant vers la droite, c’est-à-dire vers le panneau
des donateurs ; à la main, il tient la même longue croix, semblablement désignée comme
« la Précieuse Croix ». Comme précédemment, il n’est pas nommé et apparaît surtout
comme le faire-valoir de la croix, garant peut-être de son authenticité. La peinture
faisait-elle allusion aux circonstances, qui nous échappent aujourd’hui, dans lesquelles
une relique de la croix, conservée au monastère, fut acquise par les donateurs ? Plutôt
qu’un personnage historique important, qui aurait sans doute été nommé, le cavalier
pourrait être quelque saint homme, pèlerin anonyme, qui aurait apporté en Cappadoce
une croix ou une relique du Saint Bois, à moins que l’origine de la croix n’ait été rattachée
à une intervention providentielle, comme l’était souvent l’acquisition de fragments de la
Vraie Croix. Bref, le décor pourrait être en rapport avec une tradition locale, aujourd’hui
oubliée, concernant l’origine d’une relique de la croix conservée au monastère, à moins
qu’il n’ait fait allusion à une cérémonie religieuse exaltant la croix et sa signification pour
des militaires. Si l’on en est réduit aux hypothèses, il est sûr en revanche que cette croix
fut l’objet d’une dévotion importante : les deux images où elle apparaît ont reçu
d’innombrables graffiti de fidèles, certains pèlerins venant de loin, tel ce Michel de
Kotyaion (Kütahya), qui, sur l’image du mur ouest, invoque le secours de la croix. La
renommée de Çarikli kilise, la plus visitée des « églises à colonnes », s’explique
vraisemblablement ainsi et non par les prétendues empreintes du Christ – deux
dépressions creusées dans le sol sous l’image de l’Ascension – auxquelles elle doit son
appellation actuelle d’« église à la sandale ».
Karanlik kilise
Détail de la Bénédiction des apôtres peinte dans le narthex, avec deux donateurs
prosternés aux pieds du Christ : Jean « entalmatikos » à gauche et Généthlios à droite.
8 L’importance des deux panneaux est en outre soulignée par leur intégration au sein d’un
programme iconographique cohérent, qui propose, autour du thème de la croix, une
lecture dynamique des sujets. Le cavalier cheminant sur le mur sud, vers la droite, nous
entraîne vers le panneau des donateurs du mur ouest, sur lequel s’arrête le regard. Entre
les deux s’intercalent d’abord une image de la Vierge de tendresse entre deux archanges,
puis la traditionnelle représentation de Constantin et Hélène tenant entre eux la croix,
enfin deux saints guerriers. La mise en valeur de la Théotokos, bien en vue et bien
éclairée, puisque peinte face à l’entrée, traduit peut-être une dévotion particulière des
donateurs, et l’on remarque qu’elle est du type dexiokratousa (tenant l’enfant sur le bras
droit), tout comme la Vierge à l’Enfant figurée à l’avers du sceau de Théognostos
Mélissènos, catépan de Mésopotamie au XIe siècle. L’image de Constantin et Hélène, qui
réaffirme la dévotion portée à la relique du saint Bois, est liée au panneau des donateurs
par son contenu comme par son emplacement : les deux compositions sont visibles
conjointement pour le spectateur placé dans la partie orientale de l’église, au niveau du
cavalier portant la croix. Enfin, près des donateurs se tiennent les saints guerriers,
Théodore et Georges, modèles par excellence des militaires, auxquels répond en face un
troisième soldat, saint Procope : les donateurs, peints au même niveau et à la même
échelle que les figures saintes sont parfaitement intégrés à l’espace sacré, que celles-ci
définissent. En face, dans la conque de l’abside, la composition traditionnelle de la Déisis,
avec inscrit sur le codex du Christ le verset de Jean VIII, 12 – « Je suis la lumière du
monde, qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie » –
traduit l’espoir de salut des bienfaiteurs du sanctuaire. D’autres relations, qui ne
paraissent pas fortuites, peuvent être établies entre les images peintes dans l’église. Ainsi,
juste au-dessus du cavalier à la croix est peinte l’Anastasis : le Christ, triomphant de la
Mort et entraînant d’un geste résolu Adam vers son salut, tient à la main une fine croix à
longue hampe, qui ressemble fort à celle que porte le cavalier. L’évocation de la
Résurrection du Christ et de la Rédemption de l’humanité grâce au sacrifice de la croix
rappelait ainsi la signification salvatrice du trophée de la victoire sur la mort, et
garantissant l’efficacité de la croix présentée dans l’image sous-jacente. Face à l’Anastasis,
sur le mur nord, le Baptême du Christ est une autre évocation de la rémission des péchés
et de l’accès à la vie éternelle, tandis que dans le bras oriental figurent deux thèmes
relatifs à la résurrection et à la croix : la Résurrection de Lazare et la Montée au Calvaire,
montrant Symon de Cyrène portant la croix. L’importance du thème de la croix apparaît
encore dans l’emplacement inhabituel choisi pour la représentation de la Crucifixion,
peinte dans le tympan surmontant la porte d’entrée de l’église. Cette lecture du décor, en
révélant le souci d’intégrer les portraits des donateurs, partie prenante de l’espace sacré,
dans un réseau d’images significatives, permet d’entrevoir le rôle que pouvaient jouer les
fondateurs – ou leurs conseillers -dans l’élaboration du programme iconographique d’une
fondation privée.
Yilanli kilise
Détail du décor peint dans la voûte de la nef d’Yilanli kilise à Göreme : Hélène et
Constantin tenant entre eux la croix.
Sainte-Barbe de Göreme
Sur le mur nord, face à l’entrée, au-dessus de l’Image traditionnelle de Théodore et
Georges terrassant le dragon, se trouve une composition énigmatique, qui a été
interprétée comme une scène de désenvoûtement.
10 Ces monuments sont surtout intéressants comme témoignages sur les premiers temps de
la conquête turque, marqués par l’appauvrissement des communautés rurales et la
difficulté à trouver des artistes qualifiés. Ils reflètent les croyances religieuses de la
population locale : les peintures n’expriment guère de préoccupations théologiques ou
liturgiques, ce sont des icônes murales de saints très vénérés, dont l’intercession était
considérée comme particulièrement efficace et auxquels s’adressaient les prières des
fidèles. La préférence manifestée pour les saints guerriers, en pied ou à cheval, est
significative du climat de l’époque, tandis que l’image récurrente de saint Basile atteste la
permanence du culte du grand prélat de Césarée et que celle de Constantin et Hélène,
tenant entre eux le saint Bois, montre que le culte de la croix, vivace depuis l’époque
paléochrétienne, perdurait.
11 À ces images religieuses, qui témoignent de la ferveur populaire, s’ajoutent parfois des
motifs d’interprétation difficile qui pouvaient avoir une valeur magique et apotropaïque.
Le décor de l’église Sainte-Barbe comporte ainsi, outre quelques images de saints – dont
les très populaires Georges et Théodore terrassant le dragon –, un grand nombre de croix
(qui l’a fait souvent attribuer à tort à l’époque iconoclaste), de curieux motifs en fers de
lances, parfois interprétés comme des étendards, et, face à la porte, une énigmatique
composition : on y voit un coq et plus bas, dressé vers lui, un animal étrange –
maléfique ? – entre deux croix, près duquel on lit l’inscription : « Descends, mon père,
que j’attrape ton âme ». On peut penser que la scène faisait allusion aux tentations
diaboliques auxquelles étaient soumis les moines – ou plus précisément l’un d’eux – et
qu’elle était destinée à neutraliser cette action néfaste. Ainsi affleurent, dans un même
monument, différents aspects de la piété populaire : le culte de la croix, le culte des
images et des formulations magiques apotropaïques.
12 L’intérêt du centre de Göreme réside dans la diversité des monuments du XIe siècle,
expression d’un éventail assez large de donateurs. Par rapport aux époques précédentes,
les divergences paraissent plus marquées entre les chapelles populaires au décor pauvre
et les fondations plus ambitieuses. Elles supposent la présence, en Cappadoce, d’ateliers
variés : à côté de peintres locaux, plus ou moins habiles, qui pouvaient être les moines
eux-mêmes, travaillaient sans doute des artistes itinérants, venus de centres plus
importants. Pourtant, malgré leur variété et leur inégale qualité, les décors du XIe siècle
sont dans l’ensemble conformes aux grands courants de l’art byzantin connu à travers les
monuments contemporains du reste de l’Empire, preuve de la réelle uniformisation de la
peinture à cette époque. En matière d’iconographie, cependant, plusieurs traits originaux
persistent, qui montrent les limites de l’hégémonie constantinopolitaine et nous
renseignent sur la société et la piété locales.
Chrétiens en Cappadoce
turque
p. 104-115
Texte intégral
1 Profitant des difficultés intérieures de l’Empire byzantin, affaibli par la désagrégation de
la petite propriété et la dégradation du système défensif de l’Anatolie, les Turcomans
-Turcs musulmans nomades – lancent dès la seconde moitié du XIe siècle des raids de plus
en plus profonds en Asie Mineure. Après avoir traversé l’Arménie et ravagé la Cilicie, ils
dévastent la Cappadoce : en 1067, Césarée est incendiée et son célèbre sanctuaire de
Saint-Basile mis à sac. Après l’échec de l’expédition lancée par l’empereur byzantin
Romain Diogène et le désastre de Mantzikert, près du lac de Van, en 1071, pillages et
destructions se multiplient. Césarée tombe définitivement aux mains des Turcs en 1082 et
n’est pas encore relevée de ses ruines quand les premiers croisés traversent la région à la
fin du siècle. Malgré les tentatives de reconquête des empereurs Comnènes, les thèmes de
Lykandos, de Cappadoce, de Charsianon et des Anatoliques passent sous le contrôle de
l’État turc seldjoukide, qui se met en place à la fin du XIe siècle.
2 Cette période de la conquête turque – de la fin du XIe au milieu du XIIe siècle – fut
certainement destructrice et entraîna de grands bouleversements. Une partie des élites
grecques et du clergé quittèrent la région et des famines contribuèrent au déclin
démographique, même si la désolation des campagnes ne fut sans doute pas aussi totale
que le laissent penser les chroniqueurs de la première Croisade. Quel fut le sort des
couvents de Cappadoce ? Sans doute des églises et des monastères furent-ils pillés,
détruits ou désaffectés, des peintures badigeonnées ou mutilées, mais il est bien difficile
de déterminer avec précision le degré de la ruine ou au contraire du maintien de l’activité.
L’archéologie permet seulement de constater que la vie de certains monastères, comme
Hallaç Manastir, semble s’interrompre au moment de la conquête turque, et qu’aucun
monument chrétien d’importance, aucun décor peint n’a pu – malgré les hypothèses
avancées en ce sens – être daté avec certitude de cette époque. En revanche, quelques
graffiti témoignent encore de la fréquentation des sanctuaires rupestres au XIIe siècle et le
nombre important d’églises antérieures qui ont survécu prouve, s’il le fallait, qu’il n’y a
pas eu de destructions systématiques. Tous les prélats n’avaient pas non plus pris la fuite :
un procès fut intenté en 1143 devant la cour patriarcale de Constantinople à deux d’entre
eux, Léon, évêque de Balbissa, et Clément, évêque de Sasima, accusés par le métropolite
de Tyane de diverses pratiques hérétiques, le relatif isolement de la Cappadoce ayant sans
doute favorisé la résurgence de vieilles hérésies. Dès le XIIe siècle, la région, troublée
peut-être par les rivalités entre les princes turcs, mais à l’écart des zones de combat les
plus dures, connaît une paix relative.
e
Le renouveau du XIII siècle
3 Celle-ci se confirme dans la seconde moitié du XIIe siècle, période de consolidation et de
stabilité qui atteint son apogée au XIIIe siècle : l’unité seldjoukide est rétablie et la paix
revenue s’accompagne d’un essor culturel et d’une prospérité économique certaine,
marquée par le renouveau des villes – Kayseri est après Konya et Sivas l’une des plus
importantes -, le développement de l’agriculture, de l’artisanat et du commerce. De 1205 à
1243, le sultanat seldjoukide de Rûm est à son apogée et cet épanouissement se prolonge
pendant la première génération du protectorat mongol. L’Anatolie se couvre de beaux
monuments turcs : mosquées, madrasa, turbe, fontaines, ponts, caravansérails. Les Grecs,
dont certains se sont intégrés à la classe dirigeante turque, restent nombreux, surtout
dans les campagnes – selon le voyageur Guillaume de Rubrouk, qui exagère peut-être, il y
avait au XIIIe siècle, en Anatolie, un seul musulman pour dix habitants – et ils tirent profit
du retour à l’ordre et du développement économique : c’est du moins ce que permettent
de supposer la reprise des fondations religieuses et la rénovation d’anciens sanctuaires.
Pourtant, en comparaison des édifices seldjoukides, ces établissements chrétiens
paraissent souvent modestes : à Taskmpasakoy (Damsa/Tamisos), par exemple, siège
d’un évêché byzantin et centre religieux musulman, se dressent au centre du village une
mosquée, deux türbe et un édifice dont ne subsiste que la porte sculptée (caravansérail ?),
tandis que la seule église aujourd’hui conservée est rupestre et décorée de peintures
archaïsantes de qualité médiocre.
Karşi kilise
6 Le premier décor qui témoigne de la reprise du début du XIIIe siècle a été restauré en
1996. Il émane de donateurs privés, qui ont fait rénover un sanctuaire rupestre plus
ancien, appelé aujourd’hui Karsi kilise (« l’église d’en face »), situé à l’entrée de Gülsehir,
important nœud routier et commercial ; un petit complexe monastique lui était peut-être
associé. La dédicace, peinte dans l’abside, mentionne le donateur, dont le nom a disparu,
qui fit embellir l’église pour son salut et celui de son descendant, sous le règne de
l’empereur byzantin de Nicée Théodore Laskaris – Constantinople est en effet depuis
1204 aux mains des Latins – et elle donne la date de l’achèvement des peintures, le 25
avril 1212 ; bien qu’elle soit lacunaire, il semble qu’elle ne comportait pas la mention du
sultan seldjoukide, anomalie peut-être en rapport avec la mort de Kaykhusraw, tué en
1211 dans des circonstances obscures à Antioche du Méandre. Le riche costume porté par
une donatrice, peinte entre ses deux enfants ( ?), dans une niche du mur ouest de la nef,
atteste le rang social élévé des commanditaires du décor. La sélection en partie
inhabituelle des scènes représentées (Annonciation, Cène, Trahison de Judas, Descente
de croix, Myrophores au sépulcre, Anastasis, Baptême, Jeunes Hébreux dans la fournaise,
Dormition de la Vierge, Psychostasie, Enfer et Paradis) tient sans doute moins à la
méconnaissance des programmes byzantins traditionnels qu’à des choix délibérés, liés à
la fonction de l’église, aux intentions particulières des donateurs et sans doute au contexte
politico-religieux contemporain. L’accent est mis surtout sur deux thèmes principaux :
celui de la mort, de la résurrection et du salut éternel – l’église était peut-être destinée à
abriter des offices commémoratifs pour les donateurs – et celui de la trahison, allusion
possible aux réalités de l’époque, que les traîtres stigmatisés fussent les croisés qui
s’étaient emparés de Constantinople, les prélats qui avaient quitté la Cappadoce ou ceux
qui s’écartaient de l’orthodoxie. Le clergé paraît en tout cas particulièrement visé : le sort
fait à ses représentants dans la composition de l’Enfer, sans être exceptionnel, apparaît ici
très suggestif, tout autant que l’image originale de trois évêques, dont un démon tire la
barbe, dans le giron d’une grande figure de Judas ; celui-ci, corde au cou, est tiré par le
Prince des Ténèbres, qui chevauche « le dragon des profondeurs », monstre hybride
inspiré du bestiaire décoratif turc, et qui tient sur ses genoux une âme damnée, sans
doute celle de Judas. L’élaboration de l’iconographie, riche et imaginative, contraste avec
la relative pauvreté de l’exécution : il s’agit d’un art provincial, très éloigné des meilleures
réalisations byzantines contemporaines ; pourtant certains visages, marqués par une
simplification poussée des formes et du modelé, ne sont pas sans beauté.
Karşi kilise
Détail de la Trahison de Judas, avec les inscriptions suivantes : « les Juifs », à droite
(désignant le groupe de soldats venus arrêter le Christ), « celui à qui je donnerai un
baiser, c’est lui ; arrêtez-le », à droite du Christ, « salut, Rabbi, et il lui donna un baiser »,
à gauche de Judas.
Tatlarin
7 Une tendance analogue s’observe dans le décor, récemment restauré lui aussi et sans
doute à peu près contemporain, d’une église rupestre située près de Tatlarin, au sud-ouest
de Gülsehir. Greffé sur une vaste église double, entièrement décorée, mais dont les
peintures très noircies n’ont pas encore été nettoyées, le sanctuaire présente deux nefs
parallèles, communiquant entre elles par des arcades. Il s’agit aussi d’une fondation
privée – le portrait d’un jeune donateur, appelé Palatinos, est conservé sur un pilier – et
le décor, bien conservé seulement dans le vaisseau de gauche, est caractérisé par une
iconographie en partie atypique. Certes on trouve bien la Théotokos avec l’Enfant –
rappel traditionnel de l’Incarnation – dans l’abside, entre deux archanges en adoration ;
elle surmonte une seconde image de la Vierge, cette fois en buste et en orante, entourée
d’évêques, dont le choix inhabituel trahit probablement les préférences du ou des
fondateur(s) et indique que cette abside ne servait pas à la synaxe eucharistique courante.
Au lieu des effigies traditionnelles des auteurs des liturgies, Basile et Jean Chrysostome,
on y voit des saints rarement représentés, tel le patriarche de Jérusalem, Modeste, ou
encore André de Crète, dit aussi le Hiérosolymitain, évêque de Gortyne. D’une manière
générale, les saints représentés dans l’église composent un ensemble original, associant
des figures traditionnelles – comme celles des martyrs de Sébaste, de Constantin et
Hélène, ou encore de saint Georges, probable titulaire du sanctuaire, peint près de
l’entrée de l’abside – et un certain nombre de martyrs jamais rencontrés auparavant dans
les églises de la région, voire même inconnus des synaxaires, ou dont les noms ont été
déformés. Quant au cycle de scènes de la vie du Christ, il est très sélectif, mais peut-être
était-il complété dans l’autre nef, où l’on n’identifie plus que l’Adoration des Mages et le
Baptême. La Crucifixion occupe le fond de l’église, face à l’abside, tandis que l’Anastasis,
surmontant l’Entrée à Jérusalem, et la Transfiguration se suivent sur la voûte attenante.
Les épisodes de la vie du Christ sont d’une iconographie plutôt archaïsante, mais avec des
détails propres au XIIIe siècle. Le style surtout est particulier ; il s’éloigne de la tradition
constantinopolitaine contemporaine et, en général, du classicisme byzantin, rappelant un
peu par son hiératisme et la vigueur, voire la brutalité, de la stylisation linéaire certains
aspects de l’art du XIe siècle. Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans d’autres
décors provinciaux du XIIIe siècle, dans les régions de la Méditerranée orientale, à Chypre
et en Syrie, mais aussi dans certains décors de Grèce. Simplicité, symétrie, immobilité,
absence de profondeur caractérisent l’organisation des scènes et les relations des figures
au paysage, réduit au minimum. Les corps sont généralement courts, plats, mal
proportionnés et maladroitement articulés, avec comme emmanchée sur un cou tubulaire
une grosse tête ronde – du moins pour les visages féminins ou juvéniles – à la chevelure
dessinée comme une perruque au-dessus de l’arrondi du front. Les yeux présentent de
grosses pupilles rondes, au regard vif. Le nez fort, la bouche stylisée mais bien dessinée, le
modelé schématique contribuent à l’expression énergique des visages.
La Crucifixion de l’église de Tatlarin, peinte face à l’abside
On reconnaît à droite du crucifié le porte-éponge, saint Jean et le centurion, à gauche une
sainte femme, qui était debout derrière la Vierge. À droite, on aperçoit un fragment de
l’Anastasis (dans la voûte) et de l’Entrée à Jérusalem (sur la paroi).
Église de Tatlarin
Deux des saints martyrs peints dans la voûte de la nef : Philikas et Théodoritos.
Saint-Georges de Belisirma
L’émir Basile Giagoupès et son épouse, Thamar, fondateurs de l’église entre 1283 et 1295,
représentés de part et d’autre de saint Georges.
Tradition et innovations
8 Un autre décor de caractère provincial, mais d’un style moins original, fut peint, toujours
vers la même époque, dans une église consacrée aux Quarante Martyrs de Sébaste, près
de Şahinefendi (Suveş), la Sobèsos byzantine, village situé dans la même large vallée
fertile et verdoyante que Tamisos (Taşkinpaşaköy/ Damsa), au sud d’Ürgüp. La dédicace
aux célèbres martyrs de Sébaste est fournie par l’inscription dédicatoire, qui nous donne
aussi la date de l’exécution du décor – 1216/17 –, le nom du donateur, le hiéro-moine
Makaris, et peut-être celui du peintre, Aetios. Le programme décoratif de l’église – dont la
partie nord était probablement funéraire – reste assez traditionnel et l’iconographie
conventionnelle : Ascension dans l’abside sud, Déisis dans l’abside nord, Annonciation,
Nativité, Adoration des Mages, Présentation au temple et Dormition de la Vierge dans la
nef sud, Crucifixion dans la nef nord. Unique en Cappadoce est en revanche la
composition peinte dans la voûte du vaisseau nord : le supplice des Quarante Martyrs,
condamnés à mourir de froid sur un lac gelé, près des thermes de Sébaste (Sivas). Le culte
de ces quarante soldats est, nous l’avons vu, de tradition très ancienne en Cappadoce,
mais cette image du martyre proprement dit est la seule dans les églises de la région, et
conforme à la formule iconographique habituelle à Byzance : les soldats presque nus,
alignés sur deux rangs sur les deux versants de la voûte, sont exposés sur le lac gelé ; des
couronnes descendent du ciel pour récompenser les martyrs. Le tympan ouest est occupé
par la scène du soldat fuyant le martyre et trouvant refuge dans un bain chaud, tandis que
le geôlier prend sa place, au grand dépit du démon qui observe la scène.
9 L’église conserve aussi une image du berger cappadocien Mamas, dont on a déjà
mentionné le martyrium paléochrétien situé près de Césarée et dont une partie des
reliques se trouvaient au Moyen Age à Mamasun (district d’Aksaray), lieu de pèlerinage
pour les chrétiens comme pour les musulmans. Une autre représentation intéressante est
celle de saint Théodore terrassant le dragon : le saint transperce de sa lance un monstre à
buste humain, dont la double queue se termine par deux têtes de serpents, image
influencée, comme le dragon de Karşi kilise, par le bestiaire irano-turc. Un monstre
comparable, mi-homme, mi-bête, le corps couvert d’écailles, le visage aux cheveux
hérissés, était encore conservé il y a quelques années dans l’église construite de Saint-
Georges à Ortaköy.
Saint-Georges de Belisirma
Cette Image de saint Georges, peinte dans une niche extérieure, était jadis à droite de
l’entrée, mais l’église est aujourd’hui éventrée et l’on y pénètre par une large brèche. À
noter la queue nouée du cheval et l’utilisation décorative du dragon pour former la cadre
inférieur de l’image.
Yüksekli
Détail des peintures, aujourd’hui pratiquement détruites, qui décoraient l’abside d’une
seconde église à Yüksekli : Aaron balançant un encensoir ; il était, avec Melchisédech,
associé à la Déisis peinte dans la conque, au-dessus des évêques en pied.
Épilogue
16 Ils apparaissent aussi comme les derniers témoignages médiévaux connus sur les
communautés chrétiennes de Cappadoce. Dès la fin du XIIIe siècle, en effet, alors que les
luttes entre dynastes locaux, mongols et turcomans, créent à nouveau dans la région
anarchie et état de guerre, l’activité monumentale des Grecs semble cesser, du moins
n’a-t-on plus de vestiges archéologiques sûrement datés, bien que l’on sache que, malgré
les progrès de la turquisation et de l’islamisation, les populations grecques chrétiennes
n’ont pas disparu. Les registres ottomans de recensement des XVe et XVIe siècles montrent
qu’alors 70 à 75 % des agglomérations de Cappadoce comportaient encore un nombre
plus ou moins important de chrétiens. Certains villages, comme Mavrucan et Soganh,
étaient chrétiens – mais non entièrement grecs, car certains noms sont turcs -, d’autres
musulmans (Çavuşin, Ortahisar, Uçhisar, Eski Gümüş, etc.), mais beaucoup abritaient
une population mixte, les grands centres urbains ayant été en général plus islamisés que
les villages : à Césarée, en 1500, la population non musulmane n’excède pas 14 %.
17 Après une longue éclipse – quelques églises seulement subsistent des siècles suivants –
un renouveau se manifeste au XIXe siècle et au début du XXe, jusqu’au départ des Grecs
dans les années vingt : de grandes églises sont construites, rénovées ou creusées dans les
villages, tandis que se développe une architecture civile de qualité. Dans cette région
habitée par une population mixte de musulmans parlant turc, de chrétiens orthodoxes
parlant grec et d’Arméniens, de belles demeures sont construites pour les Grecs et les
Arméniens enrichis par le commerce constantinopolitain. Au tuf local, abondant, facile à
tailler, d’une couleur chaude variant de l’ocre au rose, est associé le bois, utilisé pour les
encorbellements, les portes, la charpente et le mobilier intérieur. Dans la plupart des
villages, à Ürgüp, Ortahisar, Uçhisar, Mustafapaşaköy, Avanos, etc., on remarque encore
aujourd’hui les belles façades sculptées de ces maisons, dont l’intérieur conserve parfois
des peintures, témoins de la prospérité économique de la Cappadoce à la fin du XIXe et au
début du XXe siècle.
Un patrimoine à préserver
p. 116-119
Full text
1 À l’action des facteurs climatiques, de l’érosion, naturelle et inéluctable, s’ajoute celle de
l’homme : la Cappadoce connaît depuis vingt ans un essor touristique sans précédent,
dont le paysage et les monuments portent les stigmates. On lui doit aussi, il est vrai, le
nettoyage et l’« aménagement » de quelques églises ensablées ou difficilement
accessibles ; on lui doit encore, à l’initiative des autorités turques, la fermeture de certains
monuments, que l’on espère ainsi protéger du vandalisme. Malgré ces actions ponctuelles,
menées généralement sans contrôle archéologique, malgré les résolutions officielles, qui
se heurtent dans leur application à des difficultés nombreuses, le patrimoine cappadocien
reste menacé.
2 Dès 1972 pourtant, un programme préliminaire pour