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Monsieur Gilbert Dagron

André Grabar et les images


In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 149e année, N. 3, 2005. pp.
1125-1128.

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Dagron Gilbert. André Grabar et les images. In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
149e année, N. 3, 2005. pp. 1125-1128.

doi : 10.3406/crai.2005.22926

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_2005_num_149_3_22926
ANDRE GRABAR ET LES IMAGES

PAR

M. GILBERT DAGRON

MEMBRE DE L'ACADÉMIE

On dit et on écrit parfois qu'André Grabar, né à Kiev, avait par


ses origines une compréhension plus particulière du sens religieux
des icônes. Sans doute, mais il prit toujours grand soin d'inclure ce
qu'il appelait plus volontiers des images dans la vaste problémat
ique de la représentation ou du portrait, et de les étudier dans un
premier temps hors du contexte confessionnel qui risque de
conduire trop vite aux spécificités de l'Orthodoxie. Décloisonner
fut chez lui un souci constant : pour mettre l'art chrétien en rapport
avec l'art impérial, l'Orient avec l'Occident, l'Orthodoxie byzantine
ou post-byzantine avec le Moyen Âge latin, le judaïsme et l'islam.

Il le fallait, bien évidemment, pour appréhender à son origine


une iconographie qui, avant d'arriver à maturité après plusieurs
siècles d'expérimentations, dut emprunter à l'art païen et à ses
images d'autorité leurs formules picturales et, comme dit André
Grabar, « importer » des images traditionnelles pour les charger
d'un message nouveau. Saisir les images au plus près de leur
apparition, les mettre en rapport avec le langage iconographique
de l'époque, qui leur donnait une fonction, étudier leurs remplois
et leurs mutations en vue d'une signification rénovée et progres
sivement affinée, c'est une direction qu'André Grabar n'a cessé
de suivre et d'enseigner, au meilleur niveau d'une théorisation
utile, c'est-à-dire au plus près de la documentation visuelle. Bien
des articles en témoignent, et un beau livre opère la synthèse,
Christian Iconography, traduit en 1979 sous le titre Les voies de
la création dans l'iconographie chrétienne.
Trente ou trente-cinq ans plus tôt, cette recherche des origines
avait été préparée par quelques articles restés justement célèbres,
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qui expliquaient comment l'art chrétien, dans un Orient qui ne


connaissait pas les mêmes ruptures que l'Occident, avait réussi à
exprimer en images une doctrine et des idées. Je pense notam
mentà l'article si éclairant sur « Plotin et les origines de l'esthé
tiquemédiévale », publié en 1945 dans le premier numéro des
Cahiers archéologiques, et à la communication prononcée au
VIe Congrès international des Études byzantines, en 1948, sur
« La représentation de l'intelligible dans l'art byzantin du Moyen
Âge ». Plotin était, en effet, un maillon important de la chaîne :
un philosophe païen qui, plus explicitement que Platon et
d'autres platoniciens, affirmait que la représentation artistique
était plus apte que la nature elle-même à figurer la vérité des
êtres et des choses, à traduire une vision intellectuelle et à capter
la beauté par l'œil de l'âme. Cette théorie, dont Jean Pépin a
repris l'analyse à travers les Ennéades, est mise en rapport par
André Grabar avec quelques caractéristiques de l'art chrétien
médiéval. Je le cite :
« La pratique ne tarda guère à fixer un certain nombre de procédés
pour cette représentation de l'intelligible, aussi stéréotypés, sinon
davantage, que les procédés utilisés pour les images réalistes habit
uelles... [Cette doctrine] ne pouvait manquer de favoriser un art
d'expression qui augmentait l'écart entre la nature et l'image. »

Ces procédés, André Grabar les énumère : le plan unique et


l'absence de relief, les personnages se déployant dans une surface
idéale parallèle au plan du tableau, le halo de lumière, les visages
traités comme des motifs ornementaux. Tous éléments, ajouterai-
je, qui permettraient peut-être d'esquisser un parallèle ou de
trouver le fil d'une continuité entre l'art « iconique » et la pein
ture non figurative. L'artiste médiéval suggère l'intelligibilité par
certains signes conventionnels, ceux notamment qui sont associés
à la notion d'œternitas, et par un style qui allège le poids et
diminue le volume.
Cette approche est particulièrement féconde pour l'étude du
portrait, genre défini comme la représentation d'une personne
pour elle-même, hors de toute action et de tout décor reliant trop
étroitement cette personne à un environnement. André Grabar
est sans doute le premier à avoir établi avec une netteté suffisante
la différence de fonction représentative et de technique picturale
entre deux catégories de portraits : les portraits visant à figurer
un individu, mort ou vivant, en reproduisant ses traits de façon
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assez réaliste pour provoquer souvenir et reconnaissance (on


pensera aux portraits du Fayyum), et les portraits génériques per
mettant non de reconnaître mais de classer sans ambiguïté un
personnage en le faisant entrer dans une catégorie sociale, en lui
donnant une définition et en fixant sa place dans une hiérarchie
(on pensera aux effigies monétaires des empereurs, aux imagines
des fonctionnaires d'autorité, mais aussi aux images à peine di
fférenciées des prophètes, des apôtres et des saints). Par ce chemin
nous arrivons à l'icône proprement dite, ou plus généralement au
portrait typologique, dont André Grabar et Ernst Kitzinger ont
su caractériser le mode de construction, à partir d'un schéma
général précisé par quelques détails individualisants, et la récep
tionpar un sujet s'il s'agit d'images impériales ou par un fidèle en
prière s'il s'agit d'images cultuelles.
Nous voici rendus à l'iconoclasme, crise de l'image dont André
Grabar a fait l'« archéologie » pour en mesurer toutes les dimens
ions, dans un grand livre paru en 1957 et retravaillé pour une
nouvelle édition en 1984. Les philosophes du xvme siècle avaient
vu dans cette « querelle » le comble de la futilité et de la bigot-
terie byzantines. Certains historiens tendaient à ne lui accorder
qu'une importance symbolique dans un siècle marqué bien
davantage par un redressement militaire et une refondation de
l'Empire ; d'autres y cherchaient (pente dangereuse) une opposi
tion globale entre un Occident hellénique et un Orient sémi
tique ; d'autres enfin la réduisaient à un dévoiement de quelques
intellectuels sur la route droite et continue d'une iconographie
orthodoxe. André Grabar élargit le dossier du IVe au IXe siècle ; il
chercha dans les textes et dans les images, tout spécialement dans
les images-objets (les monnaies), les images-reliques et les
reliques-images (les achéoropoiètes ; les ampoules de Monza et
de Bobbio dont il préparait la publication), l'apparition et les
règles de figuration simultanée de personnages humains et divins,
et l'innovation majeure qu'est la représentation du Christ autr
ement qu'à travers des symboles, des allégories ou une humanité
dépersonnalisée. Je n'insisterai que sur deux points. André
Grabar accorda une attention particulière au « rétablissement de
l'Orthodoxie », conçu - écrit-il très justement - comme une vic
toire définitive sur toute hérésie, et immédiatement intégrée au
calendrier liturgique et au cérémonial. Son intuition lui permit de
découvrir que le protocole de la cérémonie, fixé au milieu du
Xe siècle, reproduisait jusque dans les détails l'événement de mars
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843. Il retrouvait dans le Livre des cérémonies de Constantin Por-


phyrogénète ce qu'il était en train d'analyser dans les ampoules
de Terre Sainte : l'aptitude de l'iconographie byzantine à super
poser dans un même texte ou dans une même image l'événement
et sa commémoration, les lieux ou les personnages historiques et
les architectures martyriales qui perpétuent ensuite leur sou
venir. Sur un autre point, le Dossier archéologique de l'icono-
clasme se distinguait des autres analyses. S'y trouvait résumés les
arguments théologiques un peu formels invoqués en faveur du
culte des images, mais une remarque les resituait dans une pers
pective plus profonde : l'Incarnation - note André Grabar -,
argument majeur pour une représentation du Christ, n'avait pas
seulement donné une visibilité à Dieu ; elle avait changé la nature
même de l'homme, le rendant à nouveau apte à voir l'invisible et
à figurer lui-même dans cette hiérarchie verticale qui va des
hommes aux saints, des saints aux anges et des anges à Dieu. Le
problème de l'image se trouvait ainsi relié à la théorie du Christ
« Nouvel Adam » et de la « déification de l'homme », c'est-à-dire
mis en rapport avec l'une des idées maîtresse de la spiritualité
orthodoxe depuis le Pseudo-Macaire et Maxime le Confesseur
jusqu'à Syméon le Nouveau Théologien.

Qu'on me permette de conclure ce très bref exposé par le sou


venir d'une rencontre. André Grabar avait, dans ses conférences
publiques, une voix un peu monocorde, mais au contraire frémis
santeet passionnée dans l'expression plus personnelle d'idées qui
lui tenaient à cœur. Un jour, il me reçut dans la salle du Collège
de France où se trouvait la bibliothèque Millet. Il me parla avec
une sorte d'emportement et d'illumination intérieurs d'un sujet
assez éloigné de mes préoccupations d'historien : l'importance
des motifs ornementaux dans l'analyse iconographique. J'admir
ais sans pouvoir répondre. C'était l'hiver. La nuit tombait. Elle
était depuis longtemps tombée sans que nous eussions pensé, ni
lui ni moi, à recourir à la lumière artificielle.

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