Le Martyre du Silence
Les Béatitudes que nous venons d’entendre nous décrivent la
personne méme du Christ et nous font entrer dans sa joie
paradoxale. Cette «joie» que [Orient chrétien nomme «doulou-
reuse», cette «affliction» qwil dit «bienheureuse» et qui résonne
dans notre maniére de célébrer ot Massignon entendait le «chant
des larmes».
Notre Dieu, le Dieu incarné et crucifig, est le padvre, celui qui ne
s‘impose pas. I] pleure devant lhorreur du monde comme il a pleuré
devant la tombe de son ami Lazare. Il a faim et soif de justice et
siidentifie aux affamés, aux sans logis, aux malades et aux
prisonniers. Il est venu parmi nous souffrir persécution pour la
justice. De la violence de nos passions, il a fait une immense
com-passion. Et ses mains transpercées permettent a la douceur du
Pére de maintenir la terre et de préparer sa transfiguration.
Lumiére étrange, véritable «monde a l’envers», dira-t-on. C'est
pourtant dans cette lumiére qu'il faut parler des chrétiens d’Orient,
plus précisément des chrétiens qui vivent dans le monde arabe ct
qui, pour la plupart, sont des Arabes.
LEglise d’Antioche, cn particulier, s’est développée, tout en
utilisant aussi le grec comme langue universelle, dans une ambiance
culturelle araméenne puis arabe. Les chrétiens de la région ont joué
un rdle considérable aussi bien dans I’épanouissement de la grande
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a
civilisation arabe, au temps des Ommeyades que dans la renaissance
moderne de l'arabité. Evoquer les chrétiens de cet Orient exclut
toute archéologie et tout folklore, car il s'agit d’Eglises bien vivantes
et capables de ressourcements créateurs. L’Orient de Jérusaiem,
dAlexandrie ct d’Antioche détient, dans l'ensemble du monde
chrétien, un véritable droit d’ainesse. Sa tichesse spirituelle,
doctrinale et liturgique a servi de «rampe de lancements au
christianisme tout entier et constitue toujours pour lui une garantie
et une verification. Les disciples de Jésus ont pour la premiére fois
été appelés «chréticns» 4 Antioche. Et c’est aussi 2 Antioche, lors
dun affrontement célébre entre Picrre et Paul, affontcment
tanché par le «concile des apétres», que la Bonne Nouvelle s'est
arrachée a toute limitation ethnique et quwelic a pris sa portée
universclle pour étre décisivement annoncée a tous les peuples.
Tne s’agit donc ni d’exotisme ni de pass¢isme, mais d'hommes et
de femmes qui, de siécle en siécle, a travers les vicissitudes souvent
tragiques de histoire, ont été les témoins du Christ en toute
Paticnce et fidélité. «Bienheureux les doux, car ils hériteront la
terre». Le mot gree qui veut dire «doux» veut dire aussi chumble»,
et humble vient d'humus, la terre vivante, nourricigre, Celui qui se
fait humble permet a la vie de germer ct de fructifier malgré les
violences et les déceptions de T' istoire, comme le lierre brise la
dalle la plus dure. C'est bien la voie, me scmble-t-il, qu’ont choisie
la plupart des chrétiens d'Orient, la voie de la patience ct de la
douceur évangéliques, le témoignage de Ja présence aimante, un
visage qui refléte discrétement celui du Christ. Ces chrétiens n'ont
pas partagé V’esprit de croisade, mais lesprit de la Croix, Et c'est
Vesprit de 1a Croix qui est le Saint Esprit. Comme leurs moines dans
les grottes des montagnes, comme leurs pius humbles fidéles par la
saveur sacramentelle du quotidien, ils se sont enfouis dans le
mystére du Serviteur souffrant, ils ont Ppartagé la «Kénosen,
humiliation volontaire de leur Dieu, lui qui «s’anéantit lui-méme»,
dit saint Paul, «prenant la condition de l'esclave» et qui, «s*étant
comporté comme un homme, s’humilia plus encore, obéissant
jusqu’a la mort, et jusqu’a la mort sur une croix», Ces chrétiens
n’ont pas fait du christianisme une identité close, séparée, mais la
présence humble et rayonnante de la Croix vivifiante, par laquelle
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chacun devient, 4 sa mesure, «un enfant de jumiére» capable
Waccueiltir tout homme comme un frére. Ms ont été sotidaires de
leur milieu, sans naiveté mais sans haine, sans compromis mais sans
peur. Ils ont ainsi connu, périodiquement, dans les époques od ce
milieu se sentait menacé et doutait de lui-méme, une forme trés
pure du martyre car elle ne provenait pas d'un combat mais d’une
attestation non-violente. «Bienheureux ceux qui pleurent car ils
Seront consolés», Dieu n’est pas seulement transcendant, il n'est pas
seulement, comme disent nos fréres musulmans, «plus proche de
nous que la veine de notre cous, il est plus proche de nous que
toutes les formes du désespoir, de la mort, de l'enfer, car cest un
Dieu souffrant, qui nous rejoint au plus profond de labime pour
wessuyer toute larme de nos yeux» et nous consoler par linfinie
tendresse de I’Esprit, te Consolateur...
Plus quotidiennement, les chrétiens d’Orient ont connu ce qu’il
faut appeler le martyre du silence. Ainsi ont-ils vécu, loin de la gloire
de la premiére, de la seconde ou de la troisitme Rome, une
radicalisation de la foi, de ’espérance et de l'amour: n‘osant exister
que par la fidélité de Dieu, dans une eschatologie sans cesse
anticipée, et pour l'accueil ct l'amour de l'autre, qui pour nous est
essentiellement fe musulman.
En Occident vous avez pu chercher, spéculer, exaiter la raison,
parler a perte de vue, vous élancer a la découverte du monde, Nous
avons besoin de votre quéte, de votre immense effort d’élucidation.
Mais nous, chrétiens d’Orient, nous avons vécu dans le silence de la
prigre et de la fidélité, sachant bien, comme i’a dit saint Isaac le
Syrien, que «le silence est le mystére du monde a venir», nous avons
témoigné que le Nom propre de Dieu se révéle dans la désappro-
priation totale de la Croix.
Aujourd’hui, héritiers de vieilles divisions dont ta vanité nous
apparait chaque jour davantage, nous nous rapprochons, nous
découvrons nos racines communes, nous qui devons étre les témoins
des racines, nous sentons toute I’actualité du patrimoine et de
Vinspiration d’Antioche et d’Alexandrie, qui furent comme les deux
bras de I’Eglise-Mére, celle de Jérusalem. Antioche méditait sur
Vhumanité du Christ, Alexandrie sur sa divinité. Dans 1a plénitude
de la divino-humanité se retrouvent aujourd’hui, jusqu’a une
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imminente intégration mutuelle, les orthodoxes dit «chalcédoniens»
et ceux qui n’avaient pu accepter le concile de Chalcédoine mais
comprennent maintement son vrai sens. Car évidente est 'unité de
foi, et aussi d’ecclésiologie, & travers deux systémes de conceptualité
que nous pouvons aujourd’hui sereinement ré-interpréter. Dans la
méme ré-émergence de V'Eglise indivise, que l'on sent dans le
irenouveau ecclésial d’Antioche comme dans la nouvelle floraison
monastique d’Egypte, se précise aussi le rapprochement des
orthodoxes et des catholiques de la région: dont témoigne la récente
adhésion de ces derniers au Conseil des Eglises du Moyen-Orient.
Ces multiples convergences ne Proviennent pas d'une angoisse
commune, mais d’un approfondissement de la foi, de la volonté
d’tre toujours plus fidéle a l'Esprit. Et leur but n’est pas, pour les
chrétiens d’Orient, de se défendre, mais de demander ensemble la
Justice et la paix pour tous, pour les chrétiens et ceux qui ne le sont
pas.
«Bienheureux les pacificateurs, car ils scront appelés fils de
Dieu». Les pacificateurs s'intégrent au Fils de Dieu qui a fait la paix
par le sang de sa Croix et détruit tous les murs de séparation. Les
pacificateurs manifestent le grand mystére de l’unité humaine
recomposée en Christ, de sorte que chaque personne porte en elle
lentigre humanité et sera jugée sur l'amour.
Etre «artisan de paix» (on peut traduire aussi de cette fagon) dans
cette arabité meurtrie et révoltée d’aujourd’hui oi tous risquent de
devenir les ennemis de tous, et d’abord d’eux-mémes, c’est renoncer
a répondre A la blessure par la blessure, A la mort par la mort. Non
par faiblesse ou par masochisme, mais pour briser enfin la chaine de
la destruction mutuelle, pour faire placce a la douceur créatrice du
Christ. Pour essayer d’entrainer l'autre, les autres, dans une
commune création de vie.
C'est pourquoi, aujourd’hui, nous, chrétiens d’Orient, deman-
dons justice pour les musulmans comme pour les chrétiens.
Demandons justice pour les Libanais et les Palestiniens, quelle que
soit leur appartenance religieuse. Afin que la convivialité libanaise
restaurée serve d’exemple et d’entrainement pour une paix israélo-
palestinienne. Afin que Jérusalem devienne enfin ce que signifie son
nom, la «ville de la paix». Afin que le Moyen-Orient, au lieu d’étreLe Martyre du Silence
te champ de baiaille des premiers cuntlits entre le Nord et le Sud de
la planéte, devienne le creuset providentiel of les trois traditions
abrahamiques s’entendent pour servir l'homme, car lhomme
moderne aussi doit s’enraciner a Ja fois dans la terre et dans le ciel.
«Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justices. La justice, chez,
Amos, Osée, Isaic, Jérémie, est d’abord le respect ct le service du
pauvre, elle condamne l'accumutation des richesses par quelques-
uns, dure parole que VOccident et certains de ses clients doivent
entendre. La «justice du Royaume de Dieu», dans 'Evangile, c'est
la résurrection communiquée, ce sont les personnes appelées 4 une
relation nouvelle, libérée de Vidolairie et du meuctre.
Certes les Béatitudes font sourire Ics réalistes. Mais les vrais
réalistes savent que «l’homme ne vit pas seulement de pain mais de
toute parole qui sort de la bouche de Dicu». Et il n'est pas un élre,
pas un visage, pas une chose qui ne puisse devenir pour nous parole
de Dieu. Les Béatitudes contestent la pesanteur du monde, elles
contestent [histoire comme perpétuel massacre des innocents, Mes
amis, cc n'est pas une dérision, ce n'est pas une utopic, c'est la
Croix; et la Croix provoque dans Phistoire une tension gui permet a
homme de rester debout. Si le Christ est ressuscité, le dernier mot
n’appartient pas a la mort, mais a l'amour.
21Ignace IV
Patriarche d’Antioche
et de toul l’Ortent
Jérusalem
et le Patriarcat d’Antioche
9
Le Martyre du Silence
Université Ye Balamant
1991Notice
L’Association des Amis des Emissions «Foi et
Traditions des Chrétiens Orientaux» a organisé, 4 Paris,
un symposium international sur la «Présence des
Chrétiens Orientaux», Un grand nombre de
personnalités et de spéctalistes, frangais et chrétiens
orientaux, y participérent du 15 novembre au 6 décembre
1990.
| S.B. le Patriarche Ignace [V présida la séance du 18
novembre dont le théme était: «Les Chrétiens du
Patriarcat d’Antioche de Rite Byzantin». H fit une
communication intitulée: «Jérusalem et Ie Patriarcat
d’Antioche>.
i Le Samedi 17 novembre, un Te Deum Orthodoxe
j faction de grace) était célébré a l’église Saint Louis des
| Invalides. $.B. le Patriarche Ignace IV prononga
: UHomélie: «Le Martyre du Silence.
Dans ce fascicule, (Université de Balamund
| présente les deux textes.
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